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Title: Corneille expliqué aux enfants
Author: Faguet, Émile, 1847-1916
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Corneille expliqué aux enfants" ***


Note de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée. Les mots en gras dans la version originale
sont représentés =comme ceci= dans cette version texte.



     NOUVELLE COLLECTION
     DES
     CLASSIQUES POPULAIRES

     PIERRE CORNEILLE



EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE


DANS LA MÊME COLLECTION:

LA FONTAINE, par M. =Emile Faguet=.--Un joli vol. in-12 orné d'un
portrait de La Fontaine, d'après Rigault, gravé par Edelinck, et de
plusieurs reproductions de Fessard (graveur du XVIIIe siècle).

     Prix, broché      =1 50=


EN PRÉPARATION:

   VICTOR HUGO, par M. =Ernest Dupuy=, ancien élève de l'Ecole normale
     supérieure, professeur de rhétorique au collège Rollin, à Paris.

   CHATEAUBRIAND, par le même.

   RACINE, par M. =Jules Lemaître=, ancien élève de l'Ecole normale
     supérieure, professeur à la faculté des Lettres de Grenoble.

   LAMARTINE, par le même.


[Illustration: LE GRAND CORNEILLE.

_Front._]



     COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES

     CORNEILLE

     EXPLIQUÉ

     AUX ENFANTS

     PAR

     ÉMILE FAGUET

     ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
     PROFESSEUR AGRÉGÉ DES LETTRES AU LYCÉE CHARLEMAGNE
     DOCTEUR ÈS LETTRES

     Ce volume est orné de deux portraits représentant le grand Corneille
     et Thomas Corneille, son frère (_Musée de Versailles_), et de
     plusieurs reproductions de Gravelot, graveur du XVIIIe siècle.

     PARIS
     LIBRAIRIE CLASSIQUE H. LECÈNE & H. OUDIN
     17, RUE BONAPARTE, 17

     1885



AVANT-PROPOS


En publiant cette nouvelle Collection des _Classiques populaires_, nous
avons eu la pensée de donner aux enfants et aux jeunes gens une première
idée des grands écrivains français, et, du même coup, les premiers
traits d'une grande morale, générale, large, profonde, vraiment humaine.

La première éducation morale de l'enfant se fait par les _entretiens du
foyer_. Mais qui de nous ne sait que ces premiers entretiens, quand nous
les tirons de notre fonds, manquent bien vite de matière?

Pour suppléer à notre insuffisance propre, nous devons inventer des
livres pleins d'histoires ou de contes édifiants, que nous mettons entre
les mains des enfants. Faible ressource! Ces contes sont souvent bien
puérils et d'une cruelle insignifiance. Pourquoi ne s'est-on pas avisé
qu'il faut du génie, et du plus grand, pour parler à l'enfance et à la
jeunesse? Mais les hommes de génie ont écrit pour des hommes; soit,
aussi pour les confier à l'enfant, faut-il les expliquer. Le fond de la
pensée de ces grands écrivains, c'est la vérité morale, qu'il suffit de
démêler des ornements, ou des vérités particulières, dont ils l'ont
entourée, pour donner aux jeunes gens la nourriture la plus forte, la
plus simple, la plus accommodée et la seule qui soit digne d'eux.

C'est ce que nous avons essayé de faire. Ce qu'ont pensé, au fond, LA
FONTAINE, CORNEILLE, BOSSUET, MOLIÈRE, FÉNELON, RACINE, CHATEAUBRIAND,
LAMARTINE, VICTOR HUGO, sur l'homme, sur la vie, sur le travail, sur la
douleur, sur la joie, sur le progrès, sur la nation, sur la patrie, tel
est l'enseignement que nous avons voulu dégager des œuvres de ces
écrivains pour le donner à l'enfant et au jeune homme. Cet enseignement,
on le trouvera ici, sous une forme simple et pure, tantôt en lisant
l'auteur lui-même, tantôt en suivant les résumés exacts et clairs que
nous ferons de cet auteur.

L'enfant, à ce régime, aura à la fois formé son bon sens et son cœur,
et il se trouvera, par surcroît, et sans y penser, être entré déjà dans
la familiarité de grands génies dont il pourra plus tard étudier plus
profondément les œuvres.

Quelle sera la méthode? Donnerons-nous d'abord une notice sur un grand
écrivain, puis des extraits de ses œuvres reliés par des analyses? Il
y aurait à craindre que la notice ne fût pas lue et que par suite les
extraits ne fussent pas compris dans leur ensemble.

Ramenons toujours les choses pédagogiques à la pratique naturelle,
c'est-à-dire à l'usage familial. Un père de famille cause avec ses
enfants. Il leur parle de respect filial et songe au _Cid_. Que
fera-t-il? Il dira qu'il y a eu un grand homme qui s'appelait Corneille,
qu'il vivait à une certaine époque, qu'il a fait des pièces de théâtre
nommées tragédies; qu'il y en a une, entre autres, très belle, qui
s'appelle le _Cid_, et il racontera le sujet. Puis il prendra le livre,
et, tout en indiquant la suite et la conduite de la pièce, il lira les
passages _les plus à la portée de l'enfance_.

Voilà précisément ce que nous nous proposons de faire. Un _entretien
continu_, où s'introduisent, chemin faisant, naturellement, et à leur
place, _analyses, extraits et explications_, tel est le plan que nous
suivrons pour chaque volume de notre collection.

Tous les grands Ecrivains sont-ils susceptibles de cette adaptation? La
plupart, assurément. Cependant nous avons pensé que nous devions
restreindre notre cadre, et le limiter aux XVIIe et XIXe siècles, sauf
à l'élargir plus tard. Les œuvres des écrivains appartenant à ces
deux siècles conviennent particulièrement à l'enfance parce qu'elles
sont empreintes, pour la plupart, d'un caractère de majestueuse
sérénité.

Nous avons fait appel au concours très précieux et à la collaboration de
plusieurs de nos collègues et camarades de l'Université, qui ont bien
voulu nous prêter l'appui de leur talent et nous aider à atteindre le
but que nous nous proposons:

CONFIER L'ÉDUCATION DE NOS ENFANTS AUX GRANDS ÉCRIVAINS POPULAIRES DONT
LA FRANCE EST FIÈRE, ET, SUR NOS FILS ET NOS FILLES, DÈS LEUR AGE
TENDRE, FAIRE TOMBER, SELON L'EXPRESSION DE VICTOR HUGO:

     «De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
     La bénédiction sereine des génies.»

     EMILE FAGUET



PIERRE CORNEILLE



CHAPITRE I.

LA FRANCE AU TEMPS DE LOUIS XIII.


Vous savez qu'il y a eu en France, à deux cents ans de nous environ, un
beau temps, très glorieux, qui a eu ses misères, comme tous les temps,
où les rois et les princes ont commis de grandes fautes, mais où la
nation a rendu très grand le nom de notre pays, un temps où nous avons
pris sur l'étranger, au midi le Roussillon, au nord l'Artois et une
partie de la Flandre, à l'est la Lorraine et l'Alsace. Cette époque doit
être chère à tous les cœurs français. C'est le XVIIme siècle;
c'est le temps où, après le grand et bon roi Henri IV, la France a été
gouvernée par Louis XIII, ou plutôt par le premier ministre de Louis
XIII, Richelieu, et puis par Louis XIV, avec ses ministres, très
intelligents aussi, très laborieux et très dévoués à leur patrie,
Colbert, de Lionne, Louvois.

Mais c'est surtout le temps où les Français, qu'on accuse, vous le
savez, d'être légers, frivoles, inconstants, ont été peut-être le plus
sérieux, appliqués à leurs devoirs, énergiques et l'esprit tourné vers
les grandes choses. Ils aimaient leur pays, quoique leur pays, alors,
fût très pauvre, les temps très durs, les impôts lourds, la disette bien
souvent à la porte, et quelquefois dans la maison. Eh bien, tout comme
plus tard, mal vêtus et mal nourris, quand on leur mettait un fusil dans
la main, quand le tambour battait à l'approche de l'ennemi, ils jetaient
le pain qu'on venait de leur distribuer, pour courir plus vite au
combat.

Pourquoi étaient-ils ainsi? D'abord parce que les Français ont toujours
été braves, et de bon cœur à leur devoir, et qu'il est plus difficile
de les corrompre que de les mener au bien. Ensuite parce qu'ils avaient
de bons maîtres pour leur enseigner l'amour de la vertu, du courage, de
la patience, et, ce qui contient tout, _l'amour de la patrie_.

Ces maîtres, c'étaient les auteurs, les écrivains qui composaient de
beaux livres pour les enfants et pour les hommes, les historiens, les
orateurs et les poètes. Ils lisaient beaucoup Plutarque, un ancien Grec
traduit en très bon français par un auteur du siècle précédent, le bon
Amyot. Ce livre renfermait toutes les plus belles histoires des plus
honnêtes et des plus courageux personnages de l'antiquité, et il était
si bon, si entraînant à bien faire que le roi Henri IV, qui se
connaissait en courage, disait, à ce qu'on assure, que c'était pour lui
comme une autre conscience.

Ils lisaient encore Tite Live, un Romain, celui-là, qui a raconté
comment les citoyens de Rome ont mille fois mis en danger leurs biens et
leur vie pour que leur patrie fût libre, grande et respectée du monde
entier. Tout cela leur donnait une idée forte et élevée de ce que doit
être un homme, pour mériter d'être appelé de ce nom, et un patriote,
comme nous disons. Ce mot n'existait pas encore, mais la chose était
commune, si bien que c'est précisément vers la fin de l'époque dont je
vous parle que le mot a été inventé.

Que lisaient-ils encore?

Faut-il vous le dire? Ils lisaient des romans. Mais c'étaient de beaux
romans que ceux de ce temps-là. C'étaient des livres où l'on racontait
des histoires d'hommes héroïques, extraordinaires, grands guerriers,
grands batailleurs, toujours prêts à faire de grandes entreprises et à
donner, pour l'honneur et pour la gloire, de grands coups d'épée. Vous
comprenez combien toutes ces lectures enflammaient les courages et
donnaient des idées de glorieuses entreprises ou de vaillantes défenses.

Et voilà que, juste à cette époque-là, il est né un homme de beaucoup
d'esprit et de beaucoup de cœur, ce qu'on appelle un homme de génie,
qui a rendu tous ces beaux sentiments, mais plus beaux encore et plus
purs, en très beaux vers, et qui a fait dire ces vers dans les théâtres,
par la bouche de très bons acteurs. Jamais on n'avait encore entendu de
si excellentes paroles, et qui fissent battre le cœur comme
celles-là. C'étaient l'idée et le sentiment de tout le monde, que cet
homme mettait en vers sublimes, c'est-à-dire en phrases sonores,
harmonieuses, et si faciles à retenir que chacun s'en allait les
répétant toute sa vie, rien que pour les avoir entendues une fois.

Cet homme, c'était un poète; ce qu'il faisait ainsi, c'était ce qu'on
nomme des pièces de théâtre, des _tragédies_ ou des _comédies_, et il
s'appelait Pierre Corneille. Je vais vous expliquer ce qu'il a été et ce
qu'il a fait, et vous comprendrez comment il a été cause, pour sa part,
d'une partie des bonnes et belles actions qui ont été accomplies en son
temps.



CHAPITRE II.

JEUNESSE DE CORNEILLE.


Corneille était né à Rouen, en Normandie, l'année 1606, dans une famille
qui n'était pas riche, mais très honorable, et qui avait donné à sa
province bon nombre de magistrats éclairés et justes. Il était très
appliqué dans son enfance, et fit de très bonnes études dans le collège
de sa ville. Quand il fut grand, on en voulut faire un avocat, pour
qu'il devînt magistrat plus tard, comme beaucoup de ses parents. Mais il
parlait mal et était timide de son naturel. Beaucoup de grands hommes
sont ainsi dans leur jeunesse, et quelquefois toute leur vie. C'est pour
cela qu'il ne faut pas tourner en ridicule la timidité d'un enfant ou
quelque défaut dans sa manière de se faire entendre. Bien souvent ce ne
sont pas les plus hardis et les plus assurés en paroles qui sont les
meilleurs.

Pierre Corneille reconnut très vite qu'il ne réussirait pas au palais,
et il se tourna d'un autre côté. Il fit d'abord, comme distraction et
passe-temps, des comédies. Les comédies sont des pièces de théâtre pour
faire rire. On y montre des hommes et des femmes qui ont des défauts,
qui sont avares, ou perfides, ou menteurs, ou joueurs, ou gourmands, ou
glorieux, et à qui il arrive des désagréments et des mésaventures
risibles à cause de ces défauts. Quand un poète a de la bonne humeur et
de la gaîté, ces pièces peuvent amuser honnêtement les honnêtes gens, et
même les faire réfléchir sur les mauvaises inclinations qu'ils peuvent
avoir, quand elles ne sont pas trop fortes et trop enracinées déjà dans
le cœur.

Pierre Corneille, qui était jeune et gai, parce qu'il avait un cœur
pur et une bonne conscience, fit donc quelques comédies. Elles n'étaient
pas très bonnes, mais elles étaient assez amusantes; et elles
réussirent, parce qu'on n'avait pas alors, comme on eut plus tard, quand
Molière arriva, beaucoup de bonnes pièces comiques. Corneille sentit
qu'il pouvait continuer sans crainte dans la carrière où il s'était
hasardé, et il vint à Paris, où on le connaissait déjà comme un jeune
écrivain, destiné à devenir un célèbre poète.


CORNEILLE ET RICHELIEU.

Il y avait alors un grand ministre, que j'ai nommé plus haut, et qui,
tout en s'occupant de toutes ses forces à rendre la France plus riche,
plus forte et plus grande, s'inquiétait du sort des écrivains, et
voulait qu'il y en eût beaucoup de bons en France, et qu'ils y fussent
honorés et respectés. Il faisait précisément des pièces de théâtre
lui-même, et, comme il n'avait pas le temps de les faire tout seul, il
se faisait aider par un certain nombre de poètes qui s'y entendaient.
C'était le cardinal Richelieu. Richelieu connaissait Pierre Corneille et
l'estimait fort. Il l'appela auprès de lui, et le fit entrer dans cette
compagnie d'écrivains qui travaillaient avec lui. Pierre Corneille y fit
la connaissance d'un bon poète, qui était un homme de grand cœur,
Jean Rotrou, qu'il aima tout de suite et dont il resta l'ami jusqu'à ce
qu'il lui fût enlevé par la mort.

Corneille aimait fort aussi et honorait comme il devait le cardinal
Richelieu. Mais celui-ci était peu accommodant, et habitué à se faire
obéir ponctuellement, il n'aimait pas qu'on eût d'autres idées que les
siennes. Il donnait à ses écrivains familiers des plans de travail, et
il fallait écrire sur ces plans, sans y rien changer. Pierre Corneille
qui, tout en respectant le grand génie de Richelieu dans les choses de
la politique, se sentait plus de génie que lui pour les pièces de
théâtre, changeait quelquefois. Richelieu s'en plaignit, puis se piqua,
et enfin Corneille crut devoir se retirer d'auprès de lui.

Il eut raison; car il n'est pas bon à un homme de génie d'écrire sous la
direction d'un autre. On est doué pour les choses de l'esprit, et alors
il faut se livrer à ses inspirations et ne demander conseil qu'après
avoir écrit, à des amis éclairés et sincères; ou bien l'on n'est pas
capable de faire de belles œuvres, et alors il ne faut pas écrire du
tout, une œuvre médiocre ne valant pas la peine d'être mise sur le
papier.

Corneille se retira donc. Richelieu lui en voulut, et quand Corneille,
un peu plus tard, fit paraître une très belle tragédie, dont je vais
vous parler, et qui s'appelait _Le Cid_, il se joignit aux jaloux qui
déclaraient la pièce mauvaise, et la fit critiquer aussi sévèrement
qu'il put par l'_Académie française_, qu'il venait de fonder. Cela n'est
pas très honorable pour Richelieu.

Cependant il faut dire qu'il n'en rendit pas moins de grands services à
Pierre Corneille dans diverses circonstances, notamment dans l'affaire
de son mariage. Le père de la jeune fille que Corneille désirait épouser
hésitait à consentir, ne trouvant pas Corneille d'assez bonne famille.
Richelieu fit conférer des titres de noblesse aux parents de Corneille,
et conseilla au père de la jeune fille de ne pas s'opposer à l'union. Un
conseil de Richelieu était plus qu'un conseil, et le père, si difficile
au choix d'un gendre, dut céder, comme vous pensez bien. C'est une
petite comédie en action que fit là Richelieu, et vous pouvez croire que
c'est la meilleure qu'il ait faite.

Jaloux d'un côté, bienfaisant de l'autre, voilà ce qu'a été Richelieu
pour Corneille, et il faut bien que ce soit la vérité, pour que
Corneille, homme incapable de dire rien qui ne fût vrai, écrivît, à la
mort du cardinal, une petite pièce de vers qui se terminait ainsi:

     «Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
      Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.»



CHAPITRE III.

CORNEILLE GRAND HOMME.


Quoi qu'il en soit, le plus grand bienfaiteur de Corneille, sans
jalousie et sans rancune celui-là, ce fut le public. Il avait accueilli
avec faveur ses premières pièces, comédies ou fantaisies sans
prétention, très gaies du reste, et où l'on sentait tout l'entrain de la
jeunesse; il accueillit avec des transports ses grandes tragédies, que
Corneille donna de l'âge de trente ans à celui de quarante, en pleine
force de santé, d'énergie morale et de génie.

Il y en eut huit surtout qui plurent infiniment et qu'on a encore
beaucoup de plaisir à voir reparaître sur le théâtre ou à relire. C'est
_le Cid_, _Horace_, _Cinna_, _Polyeucte_, _Nicomède_, _Don Sanche
d'Aragon_, _Pompée_ et _Sertorius_. Savez-vous pourquoi?

C'est que, dans chacun de ces beaux ouvrages, Corneille mettait en
lumière un des meilleurs sentiments de notre cœur, une forme
particulière de ce qui est le plus cher aux Français, le courage. Dans
_le Cid_, par exemple, il montrait le courage d'un jeune homme qui
défend l'honneur de son père; dans _Horace_, le courage d'un père qui
sacrifie ses enfants pour le salut de sa patrie; dans _Polyeucte_, le
courage d'un homme qui sacrifie ses biens, son avenir et enfin sa vie
pour ses convictions religieuses; dans _Cinna_, le courage d'un homme,
cruel et vindicatif de son naturel, qui sait triompher de ses mauvais
penchants, et pardonner à ses ennemis quand il pourrait les accabler;
dans _Nicomède_, quelque chose que vos parents et vos maîtres auront à
vous recommander bien souvent, le courage du plus faible contre le plus
fort, la fierté du vaincu devant le vainqueur insolent, l'espoir
invincible des revanches de la justice sur la force.

Voyez quelles grandes leçons ce poète donnait à ses contemporains, et
comme on comprend bien que les illustres guerriers de cette époque,
entre autres le prince de Condé, pleuraient à entendre ces belles choses
au théâtre, et comme Voltaire a eu raison de dire: «Le grand Condé
pleurant aux vers du grand Corneille, c'est une époque bien importante
dans l'histoire de l'esprit humain!»



CHAPITRE IV.

LE CID.


C'est une belle histoire que celle du _Cid_. Elle se passe en Espagne,
du temps que les Espagnols faisaient la guerre contre les Maures. Il y
avait dans ce temps, à la cour d'un roi espagnol, un vieux général, qui
s'appelait Don Diègue; il avait un fils nommé Rodrigue. A la suite d'une
discussion, Don Diègue fut insulté et frappé d'un soufflet par un
officier plus jeune que lui, nommé Don Gormas. Il voulut venger cet
affront, et mit l'épée à la main; mais Don Gormas le désarma. Le
vieillard allait rester déshonoré, si son fils n'eût pas été là. Vous
pensez bien que ce jeune homme, Rodrigue, ne voulait pas laisser son
vieux père sous le coup d'une pareille honte. Mais Don Gormas était bien
redoutable; c'était le plus vaillant guerrier de toute l'Espagne. Eh
bien, ce n'était rien encore: ce Gormas avec qui il fallait se battre,
c'était le père d'une jeune fille nommée Chimène, à qui Rodrigue était
fiancé. Se battre avec Gormas, ce n'était donc pas seulement risquer sa
vie, c'était tout perdre à coup sûr; car Rodrigue vainqueur ne pouvait
pas épouser Chimène.

[Illustration: Le père de Chimène donne un soufflet à Don Diègue, père
de Rodrigue.

     (_Le Cid_.)

P. 14-15.]

Aussi, dans sa douleur, nous le voyons s'écrier:

         Percé jusques au fond du cœur
     D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
     Misérable vengeur d'une juste querelle,
     Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
     Je demeure immobile, et mon âme abattue
             Cède au coup qui me tue.
         Si près de voir mon feu récompensé,
             O Dieu, l'étrange peine!
         En cet affront mon père est l'offensé,
         Et l'offenseur le père de Chimène!

           Que je sens de rudes combats!
     Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse:
     Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.
     L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
     Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
             Ou de vivre en infâme,
         Des deux côtés mon mal est infini.
             O Dieu, l'étrange peine!
         Faut-il laisser un affront impuni?
         Faut-il punir le père de Chimène?

           Père, maîtresse, honneur, amour,
     Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
     Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
     L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
     Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
               Mais ensemble amoureuse,
         Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
               Fer qui causes ma peine,
         M'es-tu donné pour venger mon honneur?
         M'es-tu donné pour perdre ma Chimène?

             Il vaut mieux courir au trépas.
     Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père;
     J'attire en me vengeant sa haine et sa colère;
     J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
     A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
             Et l'autre indigne d'elle.
         Mon mal augmente à le vouloir guérir;
             Tout redouble ma peine.
         Allons, mon âme; et puisqu'il faut mourir,
         Mourons du moins sans offenser Chimène.

           Mourir sans tirer ma raison[1]!
     Rechercher un trépas si mortel à ma gloire!
     Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
     D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison!
     Respecter un amour dont mon âme égarée
             Voit la perte assurée!
         N'écoutons plus ce penser suborneur,
             Qui ne sert qu'à ma peine.
         Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
         Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.

             Oui, mon esprit s'était déçu.
     Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse;
     Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
     Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
     Je m'accuse déjà de trop de négligence;
             Courons à la vengeance;
         Et, tout honteux d'avoir tant balancé,
             Ne soyons plus en peine,
         Puisque aujourd'hui mon père est l'offensé,
         Si l'offenseur est père de Chimène.

  [1] _Sans tirer ma raison_, c'est-à-dire sans demander raison de
  l'outrage reçu.

Et voilà Rodrigue qui vient provoquer Gormas. Celui-ci regrettait bien
sa mauvaise action, surtout en voyant le courage de ce jeune homme à qui
il avait projeté d'unir sa fille. Mais il était trop tard. Il ne peut
qu'admirer la vertu de Rodrigue et lui dire cette belle parole, qu'il
faut retenir:

     _Viens, tu fais ton devoir; et le fils dégénère
     Qui survit un moment à l'honneur de son père._

Et là-dessus, ils vont se battre. Rodrigue tue Gormas. Il est vengé,
mais combien malheureux! Comment revoir Chimène maintenant, et que lui
dire? Il la revoit pourtant, et lui adresse des paroles bien vraies et
bien nobles. Il ne s'excuse pas, puisqu'il a fait ce qu'il devait. Il
lui dit avec une profonde douleur:

     _J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
     Je le ferais encor si j'avais à le faire._

«Mais, ajoute-t-il, je voudrais bien mourir, à présent que je suis
quitte de mon devoir:

     Car enfin n'attends pas de mon affection
     Un lâche repentir d'une bonne action.
     L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte
     Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
     Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur;
     J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur;
     Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père;
     Je le ferais encor, si j'avais à le faire.
     Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moi
     Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi;
     Juge de son pouvoir: dans une telle offense
     J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.
     Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
     J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt,
     Je me suis accusé de trop de violence;
     Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,
     A moins que d'opposer à tes plus forts appas
     Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas;
     Que malgré cette part que j'avais en ton âme,
     Qui m'aima généreux me haïrait infâme;
     Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix,
     C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.
     Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire,
     Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire;
     Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter
     Pour effacer ma honte, et pour te mériter;
     Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père,
     C'est maintenant à toi que je viens satisfaire:
     C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.
     J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
     Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime;
     Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime:
     Immole avec courage au sang qu'il a perdu
     Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.

Chimène, de son côté, est bien malheureuse. Elle aussi a le cœur
noble; elle comprend que Rodrigue a agi en homme de bien, et elle ne
l'en estime que davantage. Mais pourtant elle a perdu son père, et il
faut bien qu'elle demande qu'on punisse le meurtrier; car elle serait
une fille dénaturée si elle ne le faisait pas. Elle va donc, la mort
dans l'âme, comme vous pensez, demander au roi qu'il punisse Rodrigue,
tout en craignant de l'obtenir, et en se disant que si l'on met Rodrigue
à mort, sa vie, à elle aussi, est brisée.

     Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang
     Couler à gros bouillons de son généreux flanc;
     Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
     Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
     Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
     De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
     Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
     Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
     J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur;
     Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
     Sire, la voix me manque à ce récit funeste;
     Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

     LE ROI.

     Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui
     Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

     CHIMÈNE.

     Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.
     Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie;
     Son flanc était ouvert; et, pour mieux m'émouvoir,
     Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;
     Ou plutôt sa valeur, en cet état réduite,
     Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite;
     Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
     Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
     Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,
     Règne devant vos yeux une telle licence;
     Que les plus valeureux, avec impunité,
     Soient exposés aux coups de la témérité;
     Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
     Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
     Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir
     Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.
     Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,
     Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance[2].
     Vous perdez en la mort d'un homme de son rang;
     Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.

  [2] _Allégeance_, soulagement.

Quelle affreuse aventure, et comme, de tout côté, on ne voit pour ces
braves jeunes gens que des sujets de désespoir!

Mais en ce même temps les Espagnols sont en guerre avec les Maures.
Pendant que le roi examine l'affaire de Rodrigue, les Maures attaquent
la frontière, au milieu de la nuit. Rodrigue l'apprend, réunit ses
compagnons, ses amis, des inconnus même qu'il trouve sur sa route,
marche à l'ennemi, se bat toute la nuit, est vainqueur, et sauve
l'Espagne.

Voici comment lui-même, au retour, raconte l'affaire à son roi:

     Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,
     Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
     Une troupe d'amis chez mon père assemblée
     Sollicita mon âme encor toute troublée....
     Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
     Si j'osai l'employer sans votre autorité;
     Le péril approchait; leur brigade était prête;
     Me montrant à la cour, je hasardais ma tête:
     Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux
     De sortir de la vie en combattant pour vous.

     LE ROI.

     J'excuse ta chaleur à venger ton offense;
     Et l'État défendu me parle en ta défense:
     Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
     Je ne l'écoute plus que pour la consoler.
     Mais poursuis.

     DON RODRIGUE.

                    Sous moi donc cette troupe s'avance,
     Et porte sur le front une mâle assurance.
     Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,
     Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
     Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
     Les plus épouvantés reprenaient de courage!
     J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
     Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés:
     Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
     Brûlant d'impatience autour de moi demeure,
     Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,
     Passe une bonne part d'une si belle nuit.
     Par mon commandement la garde en fait de même,
     Et se tenant cachée, aide à mon stratagème;
     Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
     L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
     Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
     Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
     L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
     Les Maures et la mer montent jusques au port.
     On les laisse passer; tout leur paraît tranquille;
     Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
     Notre profond silence abusant leurs esprits,
     Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;
     Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
     Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
     Nous nous levons alors, et tous en même temps
     Poussons jusques au ciel mille cris éclatants:
     Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent;
     Ils paraissent armés, les Maures se confondent,
     L'épouvante les prend à demi descendus;
     Avant que de combattre ils s'estiment perdus.
     Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;
     Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
     Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
     Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.
     Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,
     Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:
     La honte de mourir sans avoir combattu
     Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
     Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges[3],
     De notre sang au leur font d'horribles mélanges;
     Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
     Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
     O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
     Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
     Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,
     Ne pouvait discerner où le sort inclinait!
     J'allais de tous côtés encourager les nôtres,
     Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
     Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
     Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.
     Mais enfin sa clarté montre notre avantage;
     Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage:
     Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
     L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
     Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
     Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
     Font retraite en tumulte, et sans considérer
     Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
     Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte;
     Le flux les apporta, le reflux les remporte;
     Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
     Et quelque peu des leurs, tout percés de nos coups,
     Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
     A se rendre moi-même en vain je les convie;
     Le cimeterre au poing, ils ne m'écoutent pas:
     Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
     Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
     Ils demandent le chef; je me nomme, ils se rendent.
     Je vous les envoyai tous deux en même temps;
     Et le combat cessa faute de combattants.

  [3] _Alfange._--Mot espagnol et portugais signifiant _cimeterre_
  ou sabre très recourbé. Au temps de Corneille, la langue
  espagnole était très en usage en France, et ce mot, sans doute,
  assez usité, ou, tout au moins, compris de tout le monde. Aucun
  autre auteur que Corneille ne l'a employé.

Rodrigue n'est plus le jeune homme obscur de la veille, il est le
sauveur du pays; il n'est plus même Rodrigue, il est _le Chef_, le
_Cid_. Il ne peut donc plus être question de le punir. Le roi
l'embrasse, et Chimène, qui n'a jamais cessé de l'estimer, et qui
maintenant l'admire, Chimène attendra en silence que sa douleur se soit
adoucie, et épousera plus tard le héros qui est si digne d'elle.

Voilà l'histoire du _Cid_. Elle nous apprend que les fils qui savent
défendre leurs pères sont les plus hardis ensuite et les plus heureux à
protéger, contre ceux qui la méprisent ou qui l'insultent, la mère
commune, qui est la patrie.



CHAPITRE V.

HORACE.


_Horace_ est une histoire aussi noble et aussi généreuse, mais plus
triste. C'est pour cela qu'il faut la lire et la bien comprendre, pour
apprendre que le devoir accompli n'a pas toujours une récompense aussi
douce que tout à l'heure, et qu'il faut néanmoins le remplir, parce que
la vraie récompense du bien que l'on fait, c'est la conscience qu'on a
d'avoir bien agi.

Horace était un Romain des temps anciens, du temps que Rome était en
guerre avec la ville d'Albe, sa voisine. Il avait trois fils, et, avant
la guerre, il en avait marié un avec une jeune fille d'Albe, nommée
Sabine, qui était de la famille des Curiaces. D'un autre côté, un jeune
homme de la famille des Curiaces devait épouser une fille d'Horace,
nommée Camille. Vous comprenez combien ces deux familles, unies par tant
de liens, désiraient la fin de la guerre qui les séparait sans que
pourtant elles pussent arriver à se haïr.

Précisément un sujet de joie, ou du moins d'espoir, se présente. Une
trêve a été conclue, et l'on a décidé, pour en finir, que trois Romains
combattraient pour tous contre trois Albains, et que la patrie des
vaincus se soumettrait à celle des vainqueurs.

Mais voilà que ce sont justement les trois fils d'Horace qui sont
choisis, et pour combattre contre qui? contre le Curiace, fiancé de
Camille, et ses deux frères. On pleure dans la maison d'Horace. Sabine
et Camille sont au désespoir. N'importe; la patrie ordonne, il faut
marcher sans plainte où elle veut qu'on aille. Le jeune Horace dit au
Curiace qui est son beau-frère:

     «Albe vous a nommé; je ne vous connais plus.»

et Horace, le père, les envoie au combat en les bénissant, avec ces
paroles sublimes:

     Ah! n'attendrissez point ici mes sentiments;
     Pour vous encourager ma voix manque de termes;
     Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
     Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
     Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux!

Ils font leur devoir.

Au premier choc, deux Horaces sont tués, les trois Curiaces blessés. On
vient apprendre cette nouvelle au vieil Horace, et on ajoute que le seul
survivant de ses trois fils a pris la fuite. Il refuse d'y croire. Un
Horace fuir! ce n'est pas possible:

     O d'un triste combat effet vraiment funeste!
     Rome est sujette d'Albe, et pour l'en garantir
     Il n'a pas employé jusqu'au dernier soupir!
     Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie;
     Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie:
     Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

Que vouliez-vous qu'il fît contre trois? lui demande-t-on.--«_Qu'il
mourût!_» répond d'un ton sublime ce père, déjà privé de deux enfants,
mais qui ne songe qu'à l'honneur du pays.

                                   Qu'il mourût!
     Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
     N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
     Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
     Il eût avec honneur[4] laissé mes cheveux gris,
     Et c'était de sa vie un assez digne prix.
     Il est de tout son sang comptable à sa patrie;
     Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;
     Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
     Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.
     J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,
     Contre un indigne fils usant des droits d'un père,
     Saura bien faire voir, dans sa punition,
     L'éclatant désaveu d'une telle action.

  [4] Il eût laissé honorés mes cheveux gris.

Cependant d'autres nouvelles arrivent. Le jeune Horace n'était pas un
lâche. Sa fuite n'était qu'une ruse. Il comptait que les trois Curiaces
blessés le poursuivraient, qu'en le poursuivant, étant blessés plus
grièvement les uns que les autres, ils se sépareraient, et que lui,
revenant sur eux, n'aurait affaire qu'à un seul à la fois, et pourrait
les frapper l'un après l'autre.

       Resté seul contre trois, mais, en cette aventure,
     Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
     Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
     Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux;
     Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
     Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
     Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
     Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé;
     Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite;
     Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
     Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,
     Se retourne, et déjà les croit demi domptés:
     Il attend le premier, et c'était votre gendre[5].
     L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
     En vain en l'attaquant fait paraître un grand cœur;
     Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.
     Albe à son tour commence à craindre un sort contraire;
     Elle crie au second qu'il secoure son frère:
     Il se hâte et s'épuise en efforts superflus;
     Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.
     Encor tout hors d'haleine, il prend pourtant sa place,
     Et redouble bientôt la victoire d'Horace:
     Son courage sans force est un débile appui;
     Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
     L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie;
     Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.
     Comme notre héros se voit près d'achever,
     C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver:
     «J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères;
     Rome aura le dernier de mes trois adversaires:
     C'est à ses intérêts que je vais l'immoler»,
     Dit-il; et tout d'un temps on le voit y voler.
     La victoire entre eux deux n'était pas incertaine;
     L'Albain percé de coups ne se traînait qu'à peine,
     Et, comme une victime aux marches de l'autel,
     Il semblait présenter sa gorge au coup mortel:
     Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,
     Et son trépas de Rome établit la puissance.

  [5] Ce récit s'adresse au vieil Horace.

Rome est victorieuse, Albe est sujette. Le vieil Horace éclate en
transports de joie et d'orgueil.

     O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours!
     O d'un Etat penchant l'inespéré secours!
     Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace!
     Appui de ton pays, et gloire de ta race!
     Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
     L'erreur dont j'ai formé de si faux sentiments?
     Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
     Ton front victorieux de larmes d'allégresse?

Hélas! il n'est pas au bout de ses peines.

Camille, sa fille, a perdu son fiancé, tué par son frère. Quand celui-ci
revient vainqueur, elle pleure devant lui cette victoire funeste, et peu
à peu en vient à l'insulter. Le jeune Horace, tout chaud encore de la
bataille et du triomphe, s'emporte, perd l'esprit, et frappe
mortellement sa sœur.

[Illustration: Horace tire son épée pour en frapper sa sœur Camille.

     (_Horace._)

P. 28-29.]

Voilà le vieil Horace, en un seul jour, privé de trois de ses enfants
par suite de la guerre qu'a faite sa patrie. Eh bien, il ne la maudit
pas pour cela, il ne s'en plaint pas, il sait qu'on lui doit tout; il
l'aime encore.

Son dernier fils passe en jugement pour avoir tué sa sœur; il le
défend devant le roi et les Romains.

Savez-vous comme il le défend? Il ne supplie pas le roi de lui conserver
ce dernier enfant, ce soutien de sa vieillesse. Il le conjure de le
conserver _à Rome_, qui peut avoir encore besoin de ce bras et de ce
sang. Il dit au roi:

     Un premier mouvement ne fut jamais un crime;
     Et la louange est due, au lieu du châtiment,
     Quand la vertu produit ce premier mouvement.
     Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
     De rage en leur trépas maudire la patrie,
     Souhaiter à l'Etat un malheur infini,
     C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
     Le seul amour de Rome a sa main animée;
     Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.
     Qu'ai-je dit, Sire? il l'est, et ce bras paternel
     L'aurait déjà puni s'il était criminel;
     J'aurais su mieux user de l'entière puissance
     Que me donnent sur lui les droits de la naissance;
     J'aime trop l'honneur, Sire, et ne suis point de rang
     A souffrir ni d'affront ni de crime en mon sang.
     C'est dont je ne veux point de témoin que Valère[6];
     Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
     Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat,
     Je croyais que sa fuite avait trahi l'Etat.
     Qui le fait se charger des soins de ma famille?
     Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille?
     Et par quelle raison, dans son juste trépas,
     Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas?
     On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres!
     Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres.
     Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,
     Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.

  [6] Celui qui accuse le jeune Horace, parce qu'il aimait Camille
  qu'Horace a tué.

Et puis le crime ne disparaît-il pas dans la grandeur du service rendu à
la Patrie? La Patrie peut-elle permettre qu'on la prive ainsi de ses
défenseurs?

     Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme
     Sans qui Rome aujourd'hui cesserait d'être Rome,
     Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom
     D'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom?
     Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse,
     Où tu penses choisir un lieu pour son supplice:
     Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
     Font résonner encor du bruit de ses exploits?
     Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
     Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces,
     Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur
     Témoin de sa vaillance et de notre bonheur?
     Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire;
     Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
     Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,
     Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
     Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
     Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
       Vous les préviendrez, Sire: et par un juste arrêt
     Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
     Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire;
     Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
     Sire, ne donnez rien à mes débiles ans;
     Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants;
     Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle:
     Il m'en reste encore un, conservez-le pour elle:
     N'ôtez pas à ses murs un si puissant appui;
     Et souffrez, pour finir, que je m'adresse à lui.
       Horace, ne crois pas que le peuple stupide
     Soit le maître absolu d'un renom bien solide.
     Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit
     Mais un moment l'élève, un moment le détruit;
     Et ce qu'il contribue à notre renommée
     Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
     C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
     A voir la vertu pleine en ses moindres effets;
     C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire;
     Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
     Vis toujours en Horace[7], et toujours auprès d'eux
     Ton nom demeurera grand, illustre, fameux;
     Bien que l'occasion, ou moins haute, moins brillante,
     D'un vulgaire ignorant trompe l'injuste attente.
     Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
     Et pour servir encor ton pays et ton roi.
     Sire, j'en ai trop dit: mais l'affaire vous touche;
     Et Rome tout entière a parlé par ma bouche.

  [7] Tel qu'un Horace doit vivre.

Voilà le vrai patriotisme, celui qui donne sans compter, qui perd sans
se plaindre, qui ne veut conserver que pour donner encore. Ce père
méritait bien qu'on lui laissât son fils. On le lui rend en effet, et il
rentre dans sa maison désolée, triste, mais la tête haute, et le cœur
calme; car on est inébranlable aux coups du sort, quand on s'est attaché
moins aux êtres les plus chéris, qui peuvent mourir, qu'à la patrie, qui
ne meurt pas.



CHAPITRE VI.

CINNA.


_Cinna_ est l'histoire d'un beau mouvement de courage de l'empereur
Auguste. Le courage ne consiste pas toujours à braver l'ennemi, à
attaquer, parce que l'honneur le veut, un homme qui tient votre bonheur
en sa main, à sacrifier ses enfants aux intérêts de son pays. Il
consiste souvent à briser, à vaincre les mauvais sentiments qu'on a dans
son cœur. C'est un courage intérieur, en quelque sorte, et obscur,
qui n'a rien d'éclatant et de frappant, qui ne fait pas que les gens se
retournent et vous applaudissent, mais qui n'en demande peut-être que
plus d'effort et de fermeté.

Cet Auguste s'était emparé du pouvoir à Rome, grâce à beaucoup de
perfidies et de violences. Il s'était montré affreusement cruel envers
ses ennemis et envers ceux qu'il avait vaincus. C'était un homme habitué
à la haine, à la rancune et à la vengeance. Des villes entières avaient
été noyées dans le sang pour s'être opposées à ses desseins. Enfin il
était devenu le maître, et il gouvernait sans obstacle.

Il était heureux, me direz-vous peut-être.

Non, il s'ennuyait. On n'est heureux que par le bonheur qu'on donne aux
autres, et, ne s'étant occupé que du sien, il n'avait acquis que la
puissance, et non la satisfaction, ce qui n'est pas du tout la même
chose. Il était si dégoûté de sa fausse prospérité qu'il songeait à
quitter ce haut rang qui lui avait tant coûté d'efforts, et qu'il le
disait en ces termes à Cinna et à Maxime, qu'il croyait ses amis:

     Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde,
     Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,
     Cette grandeur sans borne et cet illustre rang
     Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang,
     Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune
     D'un courtisan flatteur la présence importune,
     N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,
     Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
     L'ambition déplaît quand elle est assouvie,
     D'une contraire ardeur son ardeur est suivie;
     Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir,
     Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
     Il se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre[8],
     Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.
     J'ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu;
     Mais, en le souhaitant, je ne l'ai pas connu:
     Dans sa possession j'ai trouvé pour tous charmes
     D'effroyables soucis, d'éternelles alarmes,
     Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
     Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
     Sylla[9] m'a précédé dans ce pouvoir suprême:
     Le grand César[10] mon père en a joui de même;
     D'un œil si différent tous deux l'ont regardé,
     Que l'un s'en est démis et l'autre l'a gardé:
     Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
     Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville;
     L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
     A vu trancher ses jours par un assassinat.
     Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire,
     Si par l'exemple seul on se devait conduire:
     L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur.
     Mais l'exemple souvent est un miroir trompeur;
     Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées
     N'est pas toujours écrit dans les choses passées:
     Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
     Et par où l'un périt un autre est conservé.
       Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
     Vous, qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène[11],
     Pour résoudre ce point avec eux débattu,
     Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu;
     Ne considérez point cette grandeur suprême,
     Odieuse aux Romains et pesante à moi-même;
     Traitez-moi comme ami, non comme souverain;
     Rome, Auguste, l'État, tout est en votre main:
     Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique,
     Sous les lois d'un monarque, ou d'une république;
     Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
     Je veux être empereur ou simple citoyen.

  [8] _N'ayant plus où se prendre._--Ne sachant plus à quoi
  s'attacher.

  [9] _Sylla._--Célèbre général romain qui s'était fait maître dans
  Rome avec beaucoup de cruautés et de sang répandu. Vous le
  retrouverez dans la tragédie de Corneille intitulée: _Sertorius_.
  (Voir plus loin, p. 125)

  [10] César.--Le fondateur de l'_Empire_ à Rome. Auguste
  l'appelle: _mon père_, parce que César l'avait adopté.

  [11] _Agrippe._ Agrippa, lieutenant d'Auguste et son principal
  ministre dans les commencements de son gouvernement.--_Mécène._
  Ami et ministre aussi d'Auguste.

Tout à coup Auguste apprend que Cinna, un jeune Romain qu'il aurait pu
frapper autrefois, car il était parent de ses ennemis, mais qu'au
contraire il avait protégé et comblé de faveurs, forme un complot contre
lui. Cet homme ardent, violent, si enclin à la vengeance, ne songe
d'abord qu'à châtier l'ingrat. Il en avait le droit; car Cinna, ayant
accepté ses bienfaits, était peut-être le seul à Rome à qui il fût
interdit, en conscience, de se révolter contre Auguste. Il s'écrie:

     Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie[12]
     Les secrets de mon âme et le soin de ma vie?
     Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis,
     Si donnant des sujets il ôte les amis,
     Si tel est le destin des grandeurs souveraines
     Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines,
     Et si votre rigueur les condamne à chérir
     Ceux que vous animez à les faire périr.
     Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout doit tout craindre.
       Rentre en toi-même, Octave[13], et cesse de te plaindre.
     Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!
     Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
     De combien ont rougi les champs de Macédoine,
     Combien en a versé la défaite d'Antoine[14],
     Combien celle de Sexte[15], et revois tout d'un temps
     Pérouse[16] au sien noyée, et tous ses habitants;
     Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
     De tes proscriptions les sanglantes images,
     Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
     Au sein de ton tuteur enfonças le couteau:
     Et puis, ose accuser le destin d'injustice,
     Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
     Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
     Ils violent des droits que tu n'as pas gardés!
     Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise:
     Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
     Rends un sang infidèle à l'infidélité,
     Et souffre des ingrats après l'avoir été.
       Mais que mon jugement au besoin m'abandonne!
     Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne?
     Toi, dont la trahison me force à retenir
     Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
     Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
     Relève pour l'abattre un trône illégitime,
     Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
     S'oppose pour me perdre au bonheur de l'État!
     Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!
     Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!
     Non, non, je me trahis moi-même d'y penser:
     Qui pardonne aisément invite à l'offenser;
     Punissons l'assassin, proscrivons les complices.

  [12] Confie.

  [13] Avant d'être empereur, Auguste s'appelait _Octave_.

  [14] _Antoine._ Le rival principal d'Octave avant que celui-ci
  fût resté seul maître.

  [15] _Sextus Pompée_, autre rival d'Octave.

  [16] _Pérouse._ Ville de l'Italie Centrale, qu'Octave avait fait
  dévaster pendant les guerres civiles.

Mais, à l'idée de relever encore la hache du bourreau, Auguste se
trouble: «Ah! se dit-il, toujours du sang!»

       Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!
     Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;
     Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.
     Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile;[17]
     Une tête coupée en fait renaître mille,
     Et le sang répandu de mille conjurés
     Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
     Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute[18];
     Meurs et dérobe-lui la gloire de ta chute:
     Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
     Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
     Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
     Pour te faire périr tour à tour s'intéresse;
     Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir;
     Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre ou mourir.
     La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
     Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste;
     Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat,
     Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat,
     A toi-même en mourant immole ce perfide;
     Contentant ses désirs, punis son parricide;
     Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
     En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas.

  [17] L'_hydre_ était un serpent fabuleux, à sept têtes; à chaque
  tête coupée, une autre tête renaissait.--Le mot _hydre_ est pris
  ici au sens figuré.

  [18] _Brute._ Brutus, un des meurtriers de César, le père adoptif
  d'Auguste.

Auguste est bien incertain encore et indécis. Il compte sur
l'inspiration du moment, et fait appeler Cinna. Il le menace, lui montre
l'horreur de sa conduite, s'échauffe et s'irrite à lui reprocher son
crime.

     Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiens
     Furent les ennemis de mon père et les miens:
     Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;
     Et lorsque après leur mort tu vins en ma puissance,
     Leur haine enracinée au milieu de ton sein
     T'avait mis contre moi les armes à la main.
     Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
     Et tu le fus encor quand tu me pus connaître,
     Et l'inclination jamais n'a démenti
     Ce sang qui t'avait fait du contraire parti:
     Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie.
     Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie
     Je te fis prisonnier pour te combler de biens;
     Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens;
     Je te restituai d'abord ton patrimoine;
     Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine,
     Et tu sais que depuis, à chaque occasion,
     Je suis tombé pour toi dans la profusion;
     Toutes les dignités que tu m'as demandées,
     Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées;
     Je t'ai préféré même à ceux dont les parents
     Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,
     A ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire,
     Et qui m'ont conservé le jour que je respire;
     De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,
     Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
     Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
     Après tant de faveur montrer un peu de haine,
     Je te donnai sa place en ce triste accident,
     Et te fis après lui mon plus cher confident;
     Aujourd'hui même encor mon âme irrésolue
     Me pressant de quitter ma puissance absolue,
     De Maxime[19] et de toi j'ai pris les seuls avis,
     Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis;
     Bien plus, ce même jour je te donne Emilie[20],
     Le digne objet des vœux de toute l'Italie,
     Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
     Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins.
     Tu t'en souviens, Cinna, tant d'heur et tant de gloire
     Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire;
     Mais ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,
     Cinna, tu t'en souviens et veux m'assassiner!

  [19] _Maxime_, ami de Cinna, et conjuré comme lui. C'est à lui et
  à Cinna qu'Auguste avait confié son dessein de quitter le
  pouvoir, ainsi que nous l'avons dit plus haut.

  [20] Fille du tuteur d'Auguste et dont Cinna est amoureux.

Cinna se trouble, et répond en balbutiant qu'il est incapable d'une
telle noirceur. Auguste l'arrête d'un geste méprisant, et lui dit d'un
ton froid et dur:

                           Tu tiens mal ta promesse:
     Sieds-toi, je n'ai pas dit encor ce que je veux;
     Tu te justifieras après, si tu le peux.
     Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
       Tu veux m'assassiner demain, au Capitole,
     Pendant le sacrifice, et ta main pour signal
     Me doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal;
     La moitié de tes gens doit occuper la porte,
     L'autre moitié te suivre et te prêter main-forte.
     Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons?
     De tous ces meurtriers, te dirai-je les noms?
     Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,
     Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,
     Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé:
     Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé;
     Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
     Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
     Et qui, désespérant de les plus éviter,
     Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.

Cinna reste interdit et muet. Auguste triomphe de sa confusion et lui
dit rudement:

       Tu te tais maintenant, et gardes le silence,
     Plus par confusion que par obéissance.
     Quel était ton dessein, et que prétendais-tu
     Après m'avoir au temple à tes pieds abattu?
     Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique!
     Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
     Son salut désormais dépend d'un souverain
     Qui pour tout conserver tienne tout en sa main;
     Et si sa liberté te faisait entreprendre,
     Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre;
     Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'État,
     Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
     Quel était donc ton but? d'y régner en ma place?
     D'un étrange malheur son destin le menace,
     Si pour monter au trône et lui donner la loi
     Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi,
     Si jusques à ce point son sort est déplorable
     Que tu sois après moi le plus considérable,
     Et que ce grand fardeau de l'empire romain
     Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.
       Apprends à te connaître, et descends en toi-même:
     On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime,
     Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux.
     Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux:
     Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
     Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
     Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
     Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
     Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
     Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.
     Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient;
     Elle seule t'élève, et seule te soutient;
     C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne;
     Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne;
     Et pour te faire choir je n'aurais aujourd'hui
     Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.
     J'aime mieux toutefois céder à ton envie:
     Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie;
     Mais oses-tu penser que les Serviliens,
     Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
     Et tant d'autres enfin de qui les grands courages
     Des héros de leur sang sont les vives images,
     Quittent le noble orgueil d'un sang si généreux
     Jusqu'à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux?
     Parle, parle, il est temps.

On croit qu'Auguste va laisser éclater cette fureur sanguinaire devant
laquelle Rome entière a jadis tremblé. Non! D'un vigoureux effort de
volonté, il se maîtrise, étouffe la cruauté qui gronde encore en lui,
fait appel à son orgueil même pour triompher de son ressentiment et
s'écrie:

     Je suis maître de moi comme de l'univers;
     Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!
     Conservez à jamais ma dernière victoire!
     Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
     De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.

Puis, se retournant vers Cinna, étonné de cette grandeur d'âme, il lui
tend la main:

       Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie:
     Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
     Et malgré la fureur de ton lâche dessein,
     Je te la donne encor comme à mon assassin.
     Commençons un combat qui montre par l'issue
     Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
     Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
     Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler!

[Illustration: Auguste pardonne à Cinna.

     (_Cinna._)

P. 44-45.]

Et dès lors, savez-vous ce qui arrive? Cette tranquillité d'esprit qui
fuyait Auguste au commencement, il l'a retrouvée. Cette satisfaction que
la victoire et la puissance ne lui avaient pas donnée, le courage et la
générosité la lui ont rendue; et il gardera le pouvoir, maintenant, sans
accablement, sinon sans soucis, parce que, pour la première fois, il
y a trouvé la seule chose qui peut faire qu'on y tienne, l'occasion de
montrer un grand cœur; parce que, pour la première fois, il peut
dire: «Je suis maître de moi comme de l'univers!»

Etre maître de soi, maître de ses mauvais instincts pour les étouffer,
maître de ses bons sentiments pour les soutenir et leur faire produire
tout leur effet; savoir dire _je veux_ à soi-même: voilà le but qu'on
doit poursuivre dès l'enfance pour s'habituer à marcher droit dans la
vie, pour avoir la fermeté d'éviter les fautes, ou le courage de les
réparer.



CHAPITRE VII.

POLYEUCTE.


Vous voyez comme Corneille nous montre bien, les unes après les autres,
toutes les choses qu'il faut aimer. Il faut aimer son honneur, l'honneur
de sa famille; il faut aimer son pays; il faut aimer à se vaincre
soi-même quand on se sent sur la pente du mal. Il y a une chose encore
qu'il faut savoir aimer de tout notre cœur, ce sont nos convictions,
nos croyances, ce que, après mûres réflexions et examen attentif, nous
croyons juste et vrai. Nous pouvons nous tromper, et alors donner nos
soins, nos peines, notre vie même pour la défense d'une erreur. C'est
pour cela qu'il faut apprendre à réfléchir, se faire le jugement sain et
l'esprit droit par de bonnes et fortes études. Mais quand nous sommes
arrivés à l'âge d'homme, quand nous avons bien cultivé notre raison,
qu'elle a mûri, il faut nous attacher fermement à nos opinions, ne pas
les abandonner par ambition, ni les taire par crainte, ni les modifier
par mollesse ou condescendance.

Ce n'est pas tant encore par respect pour ses croyances qu'il faut agir
ainsi, c'est par respect de soi-même. Quand nous fléchissons sur ce que
nous croyons bon et juste, ce n'est pas tant nos idées que nous
altérons, que notre caractère. Nous nous habituons à être lâche, et
l'homme qui trahit ses idées, c'est-à-dire ses devoirs envers lui-même,
finira par trahir son devoir envers sa famille, ses concitoyens, sa
patrie. C'est ce que Corneille nous apprend dans sa belle tragédie de
_Polyeucte_.

Cette tragédie se passe à l'époque où les chrétiens n'étaient encore
qu'une secte très faible et très méprisée, où ils adoraient le Christ en
secret, dans l'ombre des souterrains ou dans quelque retraite écartée,
et où ils étaient égorgés ou mis sur la croix dès qu'ils professaient
ouvertement leur croyance. Il y avait dans ce temps un seigneur
d'Arménie, nommé Polyeucte, qui venait d'épouser la fille du gouverneur
d'Arménie. Depuis longtemps il avait étudié la religion nouvelle, et
enfin, la trouvant juste et noble, il s'était fait baptiser chrétien. Sa
femme, Pauline, l'ignorait, ainsi que son beau-père Félix.

Tout à coup Polyeucte apprend qu'un grand sacrifice est offert aux faux
dieux par son beau-père et les magistrats de la province, en l'honneur
des victoires remportées par l'empereur. Son cœur s'irrite à cette
idée. Il lui semble honteux d'adorer le Christ en silence et comme en
cachette, tandis que sa famille adore publiquement les faux dieux.
Toute la ville peut croire, et croit en effet, qu'il les adore aussi. En
pareil cas, le silence est un mensonge.

Emporté par ce sentiment, il rencontre un chrétien de ses amis, à qui il
doit le baptême, et cette conversation s'engage entre eux:

     NÉARQUE.

     Où pensez-vous aller?

     POLYEUCTE.

                           Au temple, où l'on m'appelle.

     NÉARQUE.

     Quoi! vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle!
     Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien?

     POLYEUCTE.

     Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien?

     NÉARQUE.

     J'abhorre les faux dieux.

     POLYEUCTE.

                               Et moi, je les déteste.

     NÉARQUE.

     Je tiens leur culte impie.

     POLYEUCTE.

                                Et je le tiens funeste.

     NÉARQUE.

     Fuyez donc leurs autels.

     POLYEUCTE.

                              Je les veux renverser,
     Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
     Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
     Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes:
     C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir;
     Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.
     Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître
     De cette occasion qu'il a sitôt fait naître,
     Où déjà sa bonté, prête à me couronner,
     Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.

     NÉARQUE.

     Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.

     POLYEUCTE.

     On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.

     NÉARQUE.

     Vous trouverez la mort.

     POLYEUCTE.

                             Je la cherche pour lui.

     NÉARQUE.

     Et si ce cœur s'ébranle?

     POLYEUCTE.

                                 Il sera mon appui.

     NÉARQUE.

     Il ne commande point que l'on s'y précipite.

     POLYEUCTE.

     Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.

     NÉARQUE.

     Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

     POLYEUCTE.

     On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.

     NÉARQUE.

     Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

     POLYEUCTE.

     Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

     NÉARQUE.

     Par une sainte vie il faut la mériter.

     POLYEUCTE.

     Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.
     Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure?
     Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure?
     Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait;
     La foi que j'ai reçue aspire à son effet.
     Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte.

     NÉARQUE.

     Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe;
     Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

     POLYEUCTE.

     L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.

     NÉARQUE.

     Vous voulez donc mourir?

     POLYEUCTE.

                              Vous aimez donc à vivre?

     NÉARQUE.

     Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre.
     Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.

     POLYEUCTE.

     Qui marche assurément n'a point peur de tomber:
     Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.
     Qui craint de le nier, dans son âme le nie,
     Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

     NÉARQUE.

     Qui n'appréhende rien présume trop de soi.

     POLYEUCTE.

     J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.
     Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse!
     D'où vient cette froideur?

     NÉARQUE.

                                Dieu même a craint la mort.

     POLYEUCTE.

     Il s'est offert pourtant; suivons ce saint effort;
     Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles.
     Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
     Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
     Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
     Hélas! qu'avez-vous fait de cette amour parfaite
     Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite?
     S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux
     Qu'à grand'peine chrétien j'en montre plus que vous?

     NÉARQUE.

     Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime,
     C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime;
     Comme encor tout entière, elle agit pleinement,
     Et tout semble possible à son feu véhément:
     Mais cette même grâce en moi diminuée,
     Et par mille péchés sans cesse exténuée,
     Agit aux grands effets avec tant de langueur,
     Que tout semble impossible à son peu de vigueur:
     Cette indigne mollesse et ces lâches défenses
     Sont des punitions qu'attirent mes offenses;
     Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,
     Me donne votre exemple à me fortifier.
     Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
     Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes;
     Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
     Comme vous me donnez celui de vous offrir!

     POLYEUCTE.

     A cet heureux transport que le ciel vous envoie,
     Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie.
     Ne perdons plus de temps; le sacrifice est prêt;
     Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt;
     Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
     Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule;
     Allons en éclairer l'aveuglement fatal;
     Allons briser ces dieux de pierre et de métal:
     Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste;
     Faisons triompher Dieu: qu'il dispose du reste.

     NÉARQUE.

     Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous,
     Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.

Les deux amis se rendent en effet au temple, font un grand scandale
parmi les païens, troublent la cérémonie, brisent les idoles. Voici
comment un païen, spectateur de cette scène, raconte ce qu'ils ont fait:

     Le prêtre avait à peine obtenu du silence,
     Et devers[21] l'orient assuré son aspect,
     Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.
     A chaque occasion de la cérémonie,
     A l'envi l'un et l'autre étalait sa manie,
     Des mystères sacrés hautement se moquait,
     Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait.
     Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense;
     Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence:
     «Quoi! lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
     Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois?»
     Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
     Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter[22] mêmes.
     «Oyez,[23] dit-il ensuite, oyez, peuple; oyez, tous:
     Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
     De la terre et du ciel est l'absolu monarque.
     Seul être indépendant, seul maître du destin,
     Seul principe éternel, et souveraine fin.
     C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie
     Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie;
     Lui seul tient en sa main le succès des combats;
     Il le veut élever, il le peut mettre à bas;
     Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense;
     C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense:
     Vous adorez en vain des monstres impuissants.»
     Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
     Après en avoir mis les saints vases par terre,
     Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
     D'une fureur pareille ils courent à l'autel.
     Cieux! a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel?
     Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
     Par une main impie à leurs pieds abattue,
     Les mystères troublés, le temple profané,
     La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné,
     Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.

  [21] Dans le paganisme, la statue du dieu était toujours tournée
  vers l'occident, d'où il suit que le prêtre, pour l'adorer,
  assurait son aspect (son regard) vers l'orient.

  [22] Jupiter était le roi des dieux dans la religion des païens.

  [23] _Oyez_ est l'impératif du verbe ouïr, qui signifie entendre,
  écouter.

On arrête Polyeucte, on le mène en prison; on traîne au supplice son
ami.

Lui pourrait se sauver encore; car il est le gendre du gouverneur. On
cacherait cet éclat à l'empereur. On ne lui demande que de se taire et
de se tenir tranquille. Cette hypocrisie le révolte. Il préfère mourir.
Il s'enivre à l'idée du sacrifice et des récompenses divines qui
l'attendent. Saisi par l'enthousiasme religieux, il s'écrie:

     Source délicieuse, en misères féconde,
     Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés?
     Honteux attachements de la chair et du monde,
     Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés?
     Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre:
             Toute votre félicité,
             Sujette à l'instabilité,
             En moins de rien tombe par terre;
             Et, comme elle a l'éclat du verre,
             Elle en a la fragilité.

     Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire.
     Vous étalez en vain vos charmes impuissants;
     Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire
     Les ennemis de Dieu pompeux et florissants.
     Il étale à son tour des revers équitables
             Par qui les grands sont confondus;
             Et les glaives qu'il tient pendus
             Sur les plus fortunés coupables
             Sont d'autant plus inévitables
             Que leurs coups sont moins attendus.

     Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,
     Ce Dieu t'a trop longtemps abandonné les siens:
     De ton heureux destin vois la suite effroyable;
     Le Scythe[24] va venger la Perse et les chrétiens.
     Encore un peu plus outre, et ton heure est venue;
             Rien ne t'en saurait garantir;
             Et la foudre qui va partir,
             Toute prête à crever la nue,
             Ne peut plus être retenue
             Par l'attente du repentir.

     Que cependant Félix m'immole à ta colère;
     Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux;
     Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père,
     Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux:
     Je consens, ou plutôt j'aspire à ma ruine,
             Monde, pour moi tu n'as plus rien:
             Je porte en un cœur tout chrétien
             Une flamme toute divine;
             Et je ne regarde Pauline
             Que comme un obstacle à mon bien.

     Saintes douceurs du ciel, adorables idées,
     Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir:
     De vos sacrés attraits les âmes possédées
     Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
     Vous promettez beaucoup et donnez davantage:
             Vos biens ne sont point inconstants;
             Et l'heureux trépas que j'attends
             Ne vous sert que d'un doux passage
             Pour nous introduire au partage
             Qui nous rend à jamais contents.

     C'est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre,
     Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.
     Je la vois: mais mon cœur, d'un saint zèle enflammé,
     N'en goûte plus l'appas dont il était charmé;
     Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,
     Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.

  [24] Peuple d'Orient qui habitait le pays formant maintenant la
  Russie méridionale, et qui était à cette époque en guerre avec
  les Romains.

    Son beau-père, sa femme, que Polyeucte aime de toute son âme, le
    supplient de feindre seulement quelque temps. Sa femme lui dit:

     Vous n'avez point ici d'ennemi que vous-même;
     Seul vous vous haïssez, lorsque que chacun vous aime;
     Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé:
     Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
     A quelque extrémité que votre crime passe,
     Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
     Daignez considérer le sang dont vous sortez,
     Vos grandes actions, vos rares qualités;
     Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
     Gendre du gouverneur de toute la province;
     Je ne vous compte à rien le nom de mon époux,
     C'est un bonheur pour moi qui n'est pas grand pour vous.
     Mais après vos exploits, après votre naissance,
     Après votre pouvoir, voyez notre espérance;
     Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau
     Ce qu'à nos justes vœux promet un sort si beau.

Polyeucte lui répond:

     Je considère plus; je sais mes avantages,
     Et l'espoir que sur eux forment les grands courages.
     Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers,
     Que troublent les soucis, que suivent les dangers;
     La mort nous les ravit, la fortune s'en joue;
     Aujourd'hui dans le trône, et demain dans la boue;
     Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents,
     Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
       J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle:
     Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle,
     Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
     Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.
     Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie
     Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie;
     Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,
     Et ne peut m'assurer de celui qui le suit?

     PAULINE.

     Voilà de vos chrétiens les ridicules songes;
     Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges;
     Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux!
     Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous?
     Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage;
     Le jour qui vous la donne en même temps l'engage.
     Vous la devez au prince, au public, à l'État.

     POLYEUCTE.

     Je la voudrais pour eux perdre dans un combat;
     Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.
     Des aïeux de Décie on vante la mémoire;
     Et ce nom précieux encore à vos Romains,
     Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains.
     Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne;
     Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne:
     Si mourir pour son prince est un illustre sort,
     Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort!

     PAULINE.

     Quel Dieu?

     POLYEUCTE.

                Tout beau, Pauline: il entend vos paroles,
     Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
     Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
     De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez:
     C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre:
     Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.

     PAULINE.

     Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.

     POLYEUCTE.

     Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien!

     PAULINE.

     Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère[25],
     Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.

     POLYEUCTE.

     Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir:
     Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,
     Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,
     Sa faveur me couronne entrant dans la carrière;
     Du premier coup de vent il me conduit au port,
     Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.
     Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie,
     Et de quelles douceurs cette mort est suivie!....
     Mais que sert de parler de ces trésors cachés
     A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés?

  [25] Favori de l'empereur Décie qui se trouve en Arménie en ce
  moment. C'est surtout lui que Félix redoute; c'est parce qu'il le
  craint qu'il se décide à frapper son gendre Polyeucte.

Pauline s'est contenue jusque-là. Elle a allégué la raison, et l'intérêt
de Polyeucte. Mais enfin, devant son obstination, elle s'irrite.
Elle-même ne compte donc pas aux yeux de Polyeucte! Il ne la regrette
donc point! Il n'a donc pour elle aucun attachement, qu'il la quitte si
facilement, si froidement!

Elle s'écrie:

     Cruel! (car il est temps que ma douleur éclate,
     Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate)
     Est-ce là ce beau feu? sont-ce là tes serments?
     Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments?
     Je ne te parlais point de l'état déplorable
     Où ta mort va laisser ta femme inconsolable;
     Je croyais que l'amour t'en parlerait assez,
     Et je ne voulais pas de sentiments forcés:
     Mais cette amour si ferme et si bien méritée
     Que tu m'avais promise, et que je t'ai portée,
     Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
     Te peut-elle arracher une larme, un soupir?
     Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie;
     Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie;
     Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
     Se figure un bonheur où je ne serai pas!
     C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée?
     Je te suis odieuse après m'être donnée!

     POLYEUCTE.

     Hélas!

     PAULINE.

            Que cet hélas a de peine à sortir!
     Encor s'il commençait un heureux repentir,
     Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes!
     Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.

Polyeucte pleure en effet; car il aime Pauline, mais il aime son Dieu
plus encore: «Oui, je verse des larmes, dit-il.

     J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser
     Ce cœur trop endurci se pût enfin percer!
     Le déplorable état où je vous abandonne
     Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne;
     Et si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,
     J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs:
     Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
     Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
     S'il y daigne écouter un conjugal amour,
     Sur votre aveuglement il répandra le jour.
       Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne;
     Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne:
     Avec trop de mérite il vous plut la former,
     Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
     Pour vivre des enfers esclave infortunée,
     Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.

     PAULINE.

     Que dis-tu, malheureux? qu'oses-tu souhaiter?

     POLYEUCTE.

     Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.

     PAULINE.

     Que plutôt....

     POLYEUCTE.

                    C'est en vain qu'on se met en défense:
     Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
     Ce bienheureux moment n'est pas encor venu;
     Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.

     PAULINE.

     Quittez cette chimère, et m'aimez.

     POLYEUCTE.

                                        Je vous aime,
     Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

     PAULINE.

     Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.

     POLYEUCTE.

     Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

     PAULINE.

     C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire?

     POLYEUCTE.

     C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.

     PAULINE.

     Imaginations!

     POLYEUCTE.

                   Célestes vérités!

     PAULINE.

     Étrange aveuglement!

     POLYEUCTE.

                          Éternelles clartés!

     PAULINE.

     Tu préfères la mort à l'amour de Pauline!

     POLYEUCTE.

     Vous préférez le monde à la bonté divine!

     PAULINE.

     Va, cruel, va mourir; tu ne m'aimas jamais.

     POLYEUCTE.

     Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix!

Polyeucte reste inflexible. Il est ému pourtant, il pleure; mais mentir,
trahir ses amis, renier son compagnon qui est mort pour lui, surtout se
trahir soi-même, il ne peut. Il mourra. Il le déclare à Félix et à
Pauline.

     Que tout cet artifice est de mauvaise grâce!
     Après avoir deux fois essayé la menace,
     Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,
     Après avoir tenté l'amour et son effort,
     Après m'avoir montré cette soif du baptême,
     Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même,
     Vous vous joignez ensemble! Ah! ruses de l'enfer!
     Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher!
     Vos résolutions usent trop de remise;
     Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.
       Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,
     Sous qui tremblent le ciel, la terre et les enfers;
     Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,
     Voulut mourir pour nous avec ignominie,
     Et qui, par un effort de cet excès d'amour,
     Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
     Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.
     Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre:
     Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux;
     Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     J'ai profané leur temple et brisé leurs autels;
     Je le ferais encor, si j'avais à le faire,
     Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,
     Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.

[Illustration: Polyeucte demande qu'on le mène à la mort.

     (_Polyeucte._)

P. 66-67.]

C'en est trop: on le mène au supplice, et, tout à coup, émue par tant de
courage et de constance, sa femme elle-même se fait chrétienne.
Brusquement, elle demande à son père le supplice:

     Père barbare, achève, achève ton ouvrage;
     Cette seconde hostie est digne de ta rage:
     Joins ta fille à ton gendre; ose: que tardes-tu?
     Tu vois le même crime, ou la même vertu:
     Ta barbarie en elle a les mêmes matières.
     Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;
     Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
     M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir.
     _Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée_:
     De ce bienheureux sang tu me vois baptisée:
     Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit?
     Conserve en me perdant ton rang et ton crédit;
     Redoute l'empereur, appréhende Sévère:
     Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire;
     Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas;
     Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
     Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste;
     Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste.
     On m'y verra braver tout ce que vous craignez,
     Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez,
     Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,
     Une fois envers toi manquer d'obéissance.
     Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir;
     C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.
     Le faut-il dire encor, Félix? je suis chrétienne;
     Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;
     Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,
     Puisqu'il t'assure en[26] terre en m'élevant aux cieux.

  [26] _Sur la terre._

Devant tant de grandeur, le père lui-même se sent touché, et embrasse la
religion qui inspire de tels dévouements et un tel esprit de sacrifice:

     Je cède à des transports que je ne connais pas;
     Et, par un mouvement que je ne puis entendre,
     De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
     C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent
     Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant;
     Son amour épandu sur toute la famille
     Tire après lui le père aussi bien que la fille.
     J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien:
     J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
     C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce:
     Heureuse cruauté dont la suite est si douce!
     Donne la main, Pauline. Apportez des liens:
     Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
     Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.

Corneille a voulu nous montrer par là combien sont puissants sur des
cœurs, bons du reste et pitoyables, l'exemple du courage et la vertu
du sacrifice.

Il nous a montré surtout, dans tout le cours de la pièce, ce que c'est
qu'être attaché à sa foi, ce que c'est qu'avoir l'horreur des
hypocrisies, des lâchetés, des défaillances de conscience. Nous n'aurons
pas sans doute l'occasion de proclamer nos convictions au risque de
notre vie, ni avec de grands éclats, comme Polyeucte. Mais nous aurons
mille occasions de pratiquer le respect de nous-mêmes; nous aurons à
triompher de cette fausse honte, ridicule et basse, qui nous porte à
dissimuler une bonne pensée quand nous la voyons dédaignée ou raillée
autour de nous. C'est alors qu'il faut nous rappeler Polyeucte, et, en
bravant les petits martyres de la vie commune, qui sont les moqueries
des méchants et les mépris des sots, montrer un peu de son courage et de
son élévation de caractère.



CHAPITRE VIII.

NICOMÈDE.


Il faudrait que tous les Français lussent _Nicomède_ et en apprissent
par cœur les plus beaux passages. C'est celle des tragédies de
Corneille qui est la plus capable d'élever notre âme, et de nous
enseigner une chose difficile à bien savoir, l'attitude qui convient à
des vaincus.

Partout ailleurs Corneille nous montre l'amour de la patrie. Mais aimer
son pays puissant et glorieux n'est pas une chose difficile; un peu de
fierté y suffit; c'est aimer son pays abaissé et vaincu qui est la vraie
marque d'un bon cœur et d'un pur patriotisme.

C'est ce sentiment-là, si rare et si précieux, que la tragédie de
_Nicomède_ fait éclater à nos regards.

Figurez-vous que les Romains, ce peuple si puissant dont vous venez de
voir que Corneille aime à nous rapporter les grandes actions, étaient
maîtres de presque tout le bassin de la mer Méditerranée et d'une partie
de l'Asie-Mineure. Or, en Asie-Mineure précisément, il y avait encore
quelques rois indépendants, mais si effrayés de la puissance romaine
qu'ils en étaient «comme stupides», pour me servir de l'expression
énergique d'un écrivain du XVIIIe siècle, Montesquieu. C'étaient «des
rois en peinture», comme dit Corneille lui-même.

L'un d'eux, Prusias, roi de Bithynie, se trouvait dans l'état que voici:
sa femme, Arsinoé, était dévouée aux Romains et leur instrument en
Bithynie; son fils, Attale, avait été élevé à Rome, comme otage, pour
devenir plus tard une espèce de lieutenant des Romains en Bithynie sous
le nom de roi; Prusias lui-même avait été forcé de livrer aux Romains
leur vieil ennemi Annibal, qui s'était réfugié auprès de lui.

Voilà sans doute de mauvais modèles à nous proposer. Mais heureusement
Prusias, d'un précédent mariage, a un autre fils, le vaillant Nicomède,
qui est tout le contraire de son père et de sa belle-mère Arsinoé. Il y
a aussi à la cour de Prusias sa pupille, Laodice, reine d'Arménie, qui a
le caractère aussi haut et aussi généreux que Nicomède.

Ces deux jeunes gens sont les ennemis des Romains et savent parler d'une
façon hautaine à leur ambassadeur Flaminius. Arsinoé, de concert avec
Flaminius, cherche à faire tomber Nicomède dans un piège. Elle forme un
complot contre lui, l'accuse de trahison auprès de Prusias, qui l'écoute
trop; et Nicomède, malgré toutes les victoires qu'il a remportées,
accusé par Arsinoé, chargé par Flaminius, vu avec défiance par son père,
est comme traqué de toutes parts.

C'est plaisir de voir comme il tient tête de tous les côtés. A Arsinoé,
sa belle-mère, il répond avec une fierté magnifique. Lui, traître et
fourbe! Allons donc!

     Vous ne savez que trop qu'un homme de ma sorte,
     Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte;
     Qu'il lui faut un grand crime à tenter son devoir...
     Soulever votre peuple, et jeter votre armée
     Dedans les intérêts d'une reine opprimée...
     C'est ce que pourrait faire un homme tel que moi
     S'il pouvait se résoudre à vous manquer de foi.
     La fourbe[27] n'est le jeu que des petites âmes,
     Et c'est là proprement le partage des femmes.

  [27] La _fourberie_.

Quand, feignant pour Nicomède une amitié calculée, Arsinoé demande sa
grâce à Prusias: «Grâce?» dit Nicomède...

             De quoi, madame? est-ce d'avoir conquis
     Trois sceptres, que ma perte expose à votre fils?
     D'avoir porté si loin vos armes dans l'Asie,
     Que même votre Rome en a pris jalousie?
     D'avoir trop soutenu la majesté des rois?
     Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits?
     Trop du grand Annibal[28] pratiqué les maximes?
     S'il faut grâce pour moi, choisissez de mes crimes.
     Les voilà tous, madame, et si vous y joignez
     D'avoir cru des méchants par quelque autre gagnés,
     D'avoir une âme ouverte, une franchise entière,
     Qui, dans leur artifice, a manqué de lumière,
     C'est gloire et non pas crime à qui ne voit le jour
     Qu'au milieu d'une armée, et loin de votre cour,
     Qui n'a que la vertu de son intelligence,
     Et vivant sans remords, marche sans défiance.

  [28] _Annibal._--Célèbre général Carthaginois qui conquit
  l'Italie, fut sur le point de prendre Rome, et tint les Romains
  dans les plus grands dangers pendant vingt ans.

A Flaminius, l'ambassadeur romain, Nicomède montre un visage intrépide,
au moment même où son père l'abandonne et le livre à ces Romains si
puissants et si terribles: «De quoi se mêle Rome?» s'écrie-t-il, «où
prend-elle le droit d'imposer ses volontés au roi de Bithynie?»--«Ce
sont là les leçons d'Annibal», réplique Flaminius; Nicomède répond
froidement:

     Annibal m'a surtout laissé ferme en ce point
     D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.
     On me croit son disciple, et je le tiens à gloire,
     Et quand Flaminius attaque sa mémoire,
     Il doit savoir qu'un jour il me fera raison
     D'avoir réduit mon maître au secours du poison[29],
     Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme
     Commença par son père[30] à triompher de Rome.

     FLAMINIUS.

     Ah! c'est trop m'outrager!

     NICOMÈDE.

                                N'outragez plus les morts.

     PRUSIAS.

     Et vous, ne cherchez point à former de discords[31];
     Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.

     NICOMÈDE.

     Eh bien! s'il est besoin de répondre autre chose,
     Attale doit régner, Rome l'a résolu,
     Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu,
     C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.
       Attale a le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande,
     Et toutes les grandeurs dont se fait un grand roi;
     Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.
     Par quelque grand effet voyons s'il en est digne,
     S'il a cette vertu, cette valeur insigne:
     Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups;
     Qu'il en fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous;
     Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,
     Et que de sa victoire il couronne sa tête.
     Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,
     S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.
     L'exemple des Romains m'autorise à le faire:
     Le fameux Scipion[32] le fut bien de son frère,
     Et lorsqu'Antiochus fut par eux détrôné,
     Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.
     Les bords de l'Hellespont, ceux de la mer Egée,
     Les restes de l'Asie à nos côtés rangée,
     Offrent une matière à son ambition...

  [29] Annibal, traqué par les Romains, s'était empoisonné pour
  n'être pas livré à eux.

  [30] Par le père de Flaminius.

  [31] _Discordes._

  [32] _Scipion l'Africain_, général Romain, qui fut le vainqueur
  d'Annibal, s'était résigné à n'être que le lieutenant de son
  frère, général obscur, dans une guerre en Asie.

[Illustration: Nicomède, en présence de Prusias, son père, brave
Flaminius, ambassadeur de Rome.

     (_Nicomède._)

P. 76-77.]

Flaminius le prend de haut à son tour. Rome est puissante, et pourrait
bien ne pas permettre au jeune prince de lâcher ainsi la bride à ses
projets aventureux--Nicomède ne répond qu'avec plus de fermeté:

     J'ignore, sur ce point, les volontés du roi:
     Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi,
     Et nous verrons alors l'effet de ces menaces.
       Vous pouvez cependant faire munir ces places,

     NICOMÈDE.

     Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
     Disposer de bonne heure un secours de Romains,
     Et si Flaminius en est le capitaine,
     Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène[33].

     PRUSIAS.

     Prince, vous abusez trop tôt de ma bonté:
     Le rang d'ambassadeur doit être respecté,
     Et l'honneur souverain qu'ici je vous défère...

     NICOMÈDE.

     Ou laissez-moi parler, Sire, ou faites-moi taire.
     Je ne sais point répondre autrement pour un roi
     A qui dessus son trône on veut faire la loi.

     PRUSIAS.

     Vous m'offensez moi-même, en parlant de la sorte,
     Et vous devez dompter l'ardeur qui vous emporte.

     NICOMÈDE.

     Quoi! je verrai, seigneur, qu'on borne vos Etats,
     Qu'au milieu de ma course on m'arrête le bras,
     Que de vous menacer on a même l'audace,
     Et je ne rendrai point menace pour menace!
     Et je remercîrai qui me dit hautement
     Qu'il ne m'est plus permis de vaincre impunément!

  [33] C'est près du lac de Trasimène, dans l'Italie
  septentrionale, qu'Annibal avait vaincu le père de Flaminius.

Attale, qui vient d'arriver de Rome, ne connaît pas son frère Nicomède;
il le rencontre avec Laodice, et l'entendant parler sans ménagement des
Romains, lui dit: «Prenez garde! Rome peut tirer vengeance de vos propos
sur elle.»

     NICOMÈDE.

     Rome, seigneur!

     ATTALE.

                     Oui, Rome; en êtes-vous en doute?

     NICOMÈDE.

     Seigneur, je crains pour vous qu'un Romain vous écoute;
     Et si Rome savait de quels feux vous brûlez,
     Bien loin de vous prêter l'appui dont vous parlez,
     Elle s'indignerait de voir sa créature
     A l'éclat de son nom faire une telle injure,
     Et vous dégraderait peut-être dès demain
     Du titre glorieux de citoyen romain.
     Vous l'a-t-elle donné pour mériter sa haine,
     En le déshonorant par l'amour d'une reine?
     Et ne savez-vous plus qu'il n'est princes ni rois
     Qu'elle daigne égaler à ses moindres bourgeois?
     Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,
     Vous en avez bientôt oublié les maximes.
     Reprenez un orgueil digne d'elle et de vous;
     Remplissez mieux un nom sous qui nous tremblons tous.
     Et sans plus l'abaisser à cette ignominie
     D'idolâtrer en vain la reine d'Arménie,
     Songez qu'il faut du moins, pour toucher votre cœur,
     La fille d'un tribun ou celle d'un préteur;
     Que Rome vous permet cette haute alliance,
     Dont vous aurait exclu le défaut de naissance,
     Si l'honneur souverain de son adoption
     Ne vous autorisait à tant d'ambition.
     Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes;
     Aux rois qu'elle méprise abandonnez les reines,
     Et concevez enfin des vœux plus élevés,
     Pour mériter les biens qui vous sont réservés.

     ATTALE.

     Si cet homme est à vous, imposez-lui silence,
     Madame[34], et retenez une telle insolence.
     Pour voir jusqu'à quel point elle pourrait aller,
     J'ai forcé ma colère à le laisser parler;
     Mais je crains qu'elle échappe, et que, s'il continue,
     Je ne m'obstine plus à tant de retenue.

     NICOMÈDE.

     Seigneur, si j'ai raison, qu'importe à qui je sois?
     Perd-elle de son prix pour emprunter ma voix?
     Vous-même, amour à part, je vous en fais arbitre.
       Ce grand nom de Romain est un précieux titre,
     Et la reine et le roi l'ont assez acheté
     Pour ne se plaire pas à le voir rejeté,
     Puisqu'ils se sont privés, pour ce nom d'importance,
     Des charmantes douceurs d'élever votre enfance.
     Dès l'âge de quatre ans ils vous ont éloigné;
     Jugez si c'est pour voir ce titre dédaigné,
     Pour vous voir renoncer, par l'hymen d'une reine,
     A la part qu'ils avaient à la grandeur romaine.

  [34] Attale s'adresse à Laodice, reine d'Arménie.

Prusias enfin, excellent homme, mais très faible, cherche à ramener son
fils à des sentiments de douceur et de résignation. Sans perdre un
instant le respect qu'il lui doit, Nicomède lui fait sentir la grandeur
du rôle qu'il oublie, et les hauts devoirs que le titre de roi lui
impose.

     PRUSIAS.

     Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
     Quoi qu'on t'ose imputer, je ne te crois point lâche.
     Mais donnons quelque chose à Rome qui se plaint
     Et tâchons d'assurer la reine qui te craint.
     J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle,
     Et je ne veux pas voir cette haine éternelle,
     Ni que des sentiments que j'aime à voir durer
     Ne règnent dans mon cœur que pour le déchirer.
     J'y veux mettre d'accord l'amour et la nature:
     Être père et mari dans cette conjoncture...

     NICOMÈDE.

     Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi?
     Ne soyez l'un ni l'autre.

     PRUSIAS.

                               Et que dois-je être?

     NICOMÈDE.

                                                    ROI!
     Reprenez hautement ce noble caractère.
     Un véritable roi n'est ni mari ni père;
     Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez;
     Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.
     Malgré cette puissance et si vaste et si grande,
     Vous pouvez déjà voir comme elle m'appréhende[35],
     Combien en me perdant elle espère gagner,
     Parce qu'elle prévoit que je saurai régner.

  [35] Me redoute.

Cependant Arsinoé vient à bout de ses mauvais desseins. Nicomède est
arrêté, enchaîné. Flaminius va le jeter sur un vaisseau qui est tout
prêt, et l'emmener à Rome.

Mais le peuple, qui adore Nicomède, qui ne veut pas d'Attale pour «roi
en peinture» et des Romains pour maîtres, le peuple se révolte, cerne le
palais. Prusias, Arsinoé sont pâles de terreur. Laodice, qui est, elle
aussi, aimée du peuple à cause de sa haine pour Rome, les prend
généreusement sous sa protection. Mais Nicomède, qu'est-il devenu? Il a
été sauvé. Au moment où on l'entraînait vers le vaisseau de Flaminius,
un inconnu, suivi de quelques amis, s'est élancé, a poignardé le chef
des gardes qui l'emmenaient, a mis en fuite les autres, a calmé la
sédition en montrant au peuple Nicomède sauvé. Quel est cet inconnu?

C'est Attale, le faible et insignifiant Attale, à qui nous n'avons guère
pris garde jusqu'à présent, qui a même été traité de très haut par
Nicomède, mais qui, à écouter les mâles paroles de son grand frère, a
senti peu à peu le noble désir de rivaliser de vaillance avec lui et
même de le vaincre en générosité. Il se découvre comme sauveur de
Nicomède, et celui-ci le remercie avec la chaleur généreuse qui lui est
habituelle:

     NICOMÈDE.

     Ah! laissez-moi toujours à cette digne marque
     Reconnaître en mon sang un vrai sang de monarque.
     Ce n'est plus des Romains l'esclave ambitieux,
     C'est le libérateur d'un sang si précieux.
     Mon frère, avec mes fers vous en briserez bien d'autres,
     Ceux du roi, de la reine, et les siens et les vôtres.
     Mais pourquoi vous cacher en sauvant tout l'Etat?

     ATTALE.

     Pour voir votre vertu dans son plus haut éclat;
     Pour la voir seule agir contre notre injustice,
     Sans la préoccuper par ce faible service,
     Et me venger enfin ou sur vous ou sur moi,
     Si j'eusse mal jugé de tout ce que je voi.

Et remarquez ce que peut la fermeté de cœur, et l'autorité que donne
à un vaincu, presque à un captif, la dignité, la noblesse d'une
courageuse attitude. Ce Nicomède est à la fin de la pièce comme le chef
et le maître. Attale s'est fait son élève et son partisan. Arsinoé
s'humilie devant lui; Prusias proclame «qu'avoir un fils si grand est sa
plus grande gloire»; Flaminius lui-même lui parle avec respect. C'est
qu'il n'y a rien qui impose comme le courage, comme l'âme énergique et
obstinée qui espère contre toute espérance, et pour tout dire d'un mot,
comme la _volonté_. C'est un homme du temps de Corneille, et qui
l'admirait fort, qui a dit: «Rien n'est impossible: il y a des voies qui
conduisent à toutes choses; et si nous avions assez de volonté, nous
aurions toujours assez de moyens»[36].

  [36] La Rochefoucauld. Il a écrit au XVIIe siècle des _Maximes_
  ou _sentences morales_, un peu tristes et amères, mais souvent
  d'une grande vérité et d'un style net et concis.



CHAPITRE IX.

POMPÉE.


La noblesse de cœur chez les hommes est chose admirable; elle est
plus touchante encore et plus vénérable chez les femmes. Vous l'avez
déjà vu par cette fière et courageuse Chimène. Cela éclate encore mieux
par la simple histoire de Cornélie, qui est contenue dans la tragédie de
_Pompée_. Cette tragédie devrait avoir pour titre «_La Veuve de
Pompée_». Remarquez un instant comment Corneille a compris, d'ordinaire,
la grandeur de la femme. Les hommes sont grands par leur dévouement à
une grande idée ou à un grand sentiment. Tels Rodrigue, Horace, Auguste,
Polyeucte, Nicomède. Les femmes sont grandes par le dévouement à la
famille, par leur culte religieux de la maison où elles sont nées, ou de
celle où elles sont entrées. La grandeur de Chimène est dans le
dévouement à la mémoire de son père. La grandeur de Cornélie, veuve de
Pompée, est dans son culte pour le souvenir de son époux.

Corneille, au moins dans ces deux pièces, et dans le rôle de Pauline
aussi, a bien compris que les pensées de la fille ou de la femme
doivent toujours se ramener au foyer, dont la femme est la gardienne,
l'ornement et l'honneur, que hors de là, et s'attachant à un autre
objet, la grandeur chez elles aurait quelque chose de forcé et peut-être
de faux. Ce rôle de Cornélie est donc une chose très belle et très
imposante. Et voyez comme les convenances y sont bien observées. Il ne
convient pas qu'une femme ait un rôle bruyant et éclatant; il ne
convient pas, pour dire la chose comme elle est, qu'elle parle beaucoup.

A ce compte, il ne faudrait pas de rôle de femmes dans les comédies.
Faites attention pourtant. Une jeune fille dans sa famille, une femme à
côté de son mari doit parler peu. Mais qu'une jeune fille dont le père
est mort agisse et parle pour défendre et venger sa mémoire; cela est
bien, et c'est le rôle de Chimène. Qu'une jeune femme dont le mari a
commis une noble imprudence agisse et parle pour le sauver, et quand il
est mort, pour l'honorer en l'imitant; cela est beau, et c'est le rôle
de Pauline. Qu'une veuve agisse et parle pour défendre, faire respecter
et faire craindre la mémoire de son mari; cela est touchant, et c'est le
rôle de Cornélie. L'âme du Comte est passée dans celle de Chimène, celle
de Polyeucte dans celle de Pauline, et celle de Pompée dans celle de
Cornélie; et ce sont ces grandes ombres qui parlent par la bouche de
ces nobles femmes. La noblesse de la femme est de s'appuyer sur le chef
de famille, ou sur sa mémoire, et de porter dignement son nom, ou son
souvenir.

Ce Pompée était un grand général romain, du temps des guerres civiles
qui ont désolé la république romaine. Il avait été vaincu par son rival
César, et avait cherché un asile en Egypte. Le roi de ce pays, qui était
un scélérat, l'avait fait mettre à mort, pour flatter le ressentiment de
César. Mais César avait des sentiments élevés. Quand il arrive,
Ptolomée, le roi d'Egypte, se prosterne à ses pieds et lui apprend que,
par ses soins, Pompée n'existe plus. César s'irrite et, avec le plus
accablant mépris, montre au roi toute sa lâcheté.

     PTOLOMÉE.

     Seigneur, montez au trône, et commandez ici.

     CÉSAR.

     Connaissez-vous César de lui parler ainsi?
     Que m'offrirait de pis la fortune ennemie,
     A moi qui tient le trône égal à l'infamie!
     Certes Rome à ce coup pourrait bien se vanter
     D'avoir eu juste lieu de me persécuter;
     Elle qui d'un même œil les donne et les dédaigne,
     Qui ne voit rien aux rois[37] qu'elle aime ou qu'elle craigne,
     Et qui verse en nos cœurs, avec l'âme et le sang,
     Et la haine du nom, et le mépris du rang.
     C'est ce que de Pompée il vous fallait apprendre;
     S'il en eût aimé l'offre, il eût su s'en défendre:
     Et le trône et le roi se seraient ennoblis
     A soutenir la main qui les a rétablis.
     Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire;
     Votre chute eût valu la plus haute victoire:
     Et si votre destin n'eût pu vous en sauver,
     César eût pris plaisir à vous en relever.
     Vous n'avez pu former une si noble envie.
     Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie?
     Que vous devait son sang pour y tremper vos mains,
     Vous qui devez respect au moindre des Romains?
     Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale?
     Et par une victoire aux vaincus trop fatale,
     Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
     La puissance absolue et de vie et de mort?
     Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
     La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
     Et que de mon bonheur vous ayez abusé
     Jusqu'à plus attenter que je n'aurais osé?
     De quel nom après tout pensez-vous que je nomme
     Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
     Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
     Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont[38]?
     Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
     Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
     Et que, s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant
     Lui faisait de ma tête un semblable présent?
     Grâces à ma victoire, on me rend des hommages
     Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
     Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur.
     Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
     Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
     Que règle la fortune, et qui tourne avec elle!
     Mais parlez; c'est trop être interdit et confus.

  [37] Chez les rois.

  [38] Mithridate, roi de Pont (Asie-Mineure), tint longtemps en
  péril la fortune romaine; il avait fait massacrer cent mille
  Romains en Asie-Mineure.

Ptolomée s'excuse sur son dévouement à César. Mais ce n'est pas là le
genre de dévouement que César exige de ses vrais amis. Il reprend avec
plus d'éloquence encore:

     Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses,
     De mauvaises couleurs et de froides excuses,
     Votre zèle était faux, si seul il redoutait
     Ce que le monde entier à pleins vœux souhaitait!
     Et s'il vous a donné ces craintes trop subtiles,
     Qui m'ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
     Où l'honneur seul m'engage, et que pour terminer
     Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
     Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
     Sitôt qu'ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères;
     Et mon ambition ne va qu'à les forcer,
     Ayant dompté leur haine, à vivre et m'embrasser.
       O combien d'allégresse une si triste guerre
     Aurait-elle laissé dessus toute la terre,
     Si Rome avait pu voir marcher en même char,
     Vainqueur de leur discorde, et Pompée et César!
     Voilà ces grands malheurs que craignait votre zèle.
     O crainte ridicule autant que criminelle!
     Vous craignez ma clémence! ah! n'ayez plus ce soin;
     Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
     Si je n'avais égard qu'aux lois de la justice,
     Je m'apaiserais Rome avec votre supplice,
     Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
     Ni votre dignité, vous pussent garantir;
     Votre trône lui-même en serait le théâtre:
     Mais voulant épargner le sang de Cléopâtre[39],
     J'impute à vos flatteurs toute la trahison,
     Et je veux voir comment vous m'en ferez raison;
     Suivant les sentiments dont vous serez capable,
     Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
     Cependant à Pompée élevez des autels;
     Rendez-lui les honneurs qu'on rend aux immortels;
     Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes;
     Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
     Allez-y donner ordre, et me laissez ici
     Entretenir les miens sur quelque autre souci.

  [39] Sœur de Ptolomée.

Voilà un généreux, n'est-ce pas? Je le crois comme vous. Cependant
remarquez que César est à l'aise pour étaler ces beaux sentiments
maintenant qu'il n'a plus rien à redouter de son rival. Il y a une
générosité plus certaine et plus éclatante, c'est celle qui, ayant tout
à craindre et n'ayant rien à gagner, se montre cependant et jaillit du
cœur. C'est celle-là que Cornélie va nous montrer. Elle rencontre
César, et, loin de trembler devant lui, elle le brave en un magnifique
langage.

     CORNÉLIE.

     César, car le destin, que dans tes fers je brave,
     Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave,
     Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
     Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur;
     De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
     Veuve du jeune Crasse[40], et veuve de Pompée,
     Fille de Scipion, et, pour dire encor plus,
     Romaine, mon courage est encor au-dessus;
     Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
     Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
     J'ai vu mourir Pompée, et ne l'ai pas suivi;
     Et bien que le moyen m'en ait été ravi,
     Qu'une pitié cruelle à mes douleurs profondes
     M'ait ôté le secours et du fer et des ondes,
     Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
     De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur.
     Ma mort était ma gloire, et le destin m'en prive,
     Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
     Je dois bien toutefois rendre grâces aux dieux
     De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
     Que César y commande, et non pas Ptolomée.
     Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée,
     Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis
     Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
     Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
     Qui doit à mon époux son trône et sa province?
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine;
     Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine:
     Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien,
     De peur de s'oublier, ne te demande rien.
     Ordonne; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
     Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

  [40] _Crasse._--Crassus (Licinius) avait été _triumvir_ (un des
  trois chefs de Rome) avec César et Pompée. Il mourut dans une
  grande bataille contre les Parthes (Asie), où périrent trente
  mille Romains. Cornélie avait épousé Pompée un an après la mort
  de Crassus.

César répond avec beaucoup de grandeur d'âme et de noblesse à ces nobles
et fières paroles. On sent bien que cet homme parle déjà en maître du
monde, en chef illustre de ces Romains auxquels Corneille aime toujours
à prêter un cœur héroïque et un langage digne de leur cœur.

     O d'un illustre époux noble et digne moitié,
     Dont le courage étonne et le sort fait pitié!
     Certes, vos sentiments font assez reconnaître
     Qui vous donna la main, et qui vous donna l'être;
     Et l'on juge aisément, au cœur que vous portez,
     Où vous êtes entrée et de qui vous sortez.
     L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
     L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
     Le sang des Scipions protecteur de nos dieux,
     Parlent par votre bouche, et brillent dans vos yeux;
     Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
     Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
     Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes dieux,
     Qu'Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,
     Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
     N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
     Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
     Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi;
     Qu'il eût voulu souffrir qu'un bonheur de mes armes
     Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes;
     Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
     Il m'eût donné moyen de me justifier!
     Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
     Je l'eusse conjuré de se donner la vie,
     D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival,
     Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal.
     J'eusse alors regagné son âme satisfaite,
     Jusqu'à lui faire aux dieux pardonner sa défaite;
     Il eût fait à son tour, en me rendant son cœur,
     Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
     Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
     Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
     César s'efforcera de s'acquitter vers vous
     De ce qu'il voudrait rendre à cet illustre époux.
     Prenez donc en ces lieux liberté tout entière:
     Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
     Afin d'être témoin comme, après nos débats,
     Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
     Et de pouvoir apprendre à toute l'Italie
     De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie[41].
     Je vous laisse à vous-même, et vous quitte un moment.
     Choisissez-lui, Lépide[42], un digne appartement;
     Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
     C'est-à-dire un peu plus qu'on n'honore la reine.
     Commandez, et chacun aura soin d'obéir.

     CORNÉLIE.

     O ciel! que de vertus vous me faites haïr!

  [41] C'est-à-dire la victoire de Pharsale. Pharsale était en
  Thessalie.

  [42] Lieutenant de César.

Mais voici la vraie et sublime grandeur d'âme. Un danger grave menace
César, qui l'en avertit? Cornélie! Cornélie qui est bien l'ennemie de
César, mais qui veut le combattre, le front haut, face à face,
loyalement, non en profitant de ruses et de pièges ténébreux. Elle court
à César brusquement, elle lui crie:

     CORNÉLIE.

                                 César, prends garde à toi!
     Ta mort est résolue, on la jure, on l'apprête;
     A celle de Pompée on veut joindre ta tête.
     Prends-y garde, César; ou ton sang répandu
     Bientôt parmi le sien se verra confondu.
     Mes esclaves en sont: apprends de leurs indices
     L'auteur de l'attentat, et l'ordre et les complices.
     Je te les abandonne.

     CÉSAR.

                          O cœur vraiment romain,
     Et digne du héros qui vous donna la main!
     Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage
     Je préparais la mienne à venger son outrage,
     Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd'hui
     Par la moitié[43] qu'en terre il nous laisse de lui.
     Il vit, il vit encore en l'objet de sa flamme,
     Il parle par sa bouche, il agit dans son âme,
     Il la pousse, et l'oppose à cette indignité,
     Pour me vaincre par elle en générosité.

     CORNÉLIE.

     Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
     Que la haine ait fait place à la reconnaissance.
     Ne le présume plus; le sang de mon époux
     A rompu pour jamais tout commerce entre nous:
     J'attends la liberté qu'ici tu m'as offerte,
     Afin de l'employer tout entière à ta perte;
     Et je te chercherai partout des ennemis,
     Si tu m'oses tenir ce que tu m'as promis.
     Mais, avec cette soif que j'ai de ta ruine,
     Je me jette au-devant du coup qui t'assassine,
     Et forme des désirs avec trop de raison
     Pour en aimer l'effet par une trahison:
     Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.
     Si je veux ton trépas, c'est en juste ennemie:
     Mon époux a des fils, il aura des neveux:
     Quand ils te combattront, c'est là que je le veux;
     Et qu'une digne main, par moi-même animée,
     Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
     T'immole noblement, et par un digne effort,
     Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
     Tous mes soins, tous mes vœux, hâtent cette vengeance;
     Ta perte la recule, et ton salut l'avance.
     Quelque espoir qui d'ailleurs me l'ose ou puisse offrir,
     Ma juste impatience aurait trop à souffrir:
     La vengeance éloignée est à demi perdue;
     Et quand il faut l'attendre, elle est trop cher vendue.
     Je n'irai point chercher sur les bords africains
     Le foudre souhaité que je vois en tes mains[44];
     La tête qu'il menace en doit être frappée.
     J'ai pu donner la tienne au lieu d'elle à Pompée:
     Ma haine avait le choix; mais cette haine enfin
     Sépare son vainqueur d'avec son assassin,
     Et ne croit avoir droit de punir ta victoire
     Qu'après le châtiment d'une action si noire.
     Rome le veut ainsi: son adorable front
     Aurait de quoi rougir d'un trop honteux affront,
     De voir en même jour, après tant de conquêtes,
     Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.
     Son grand cœur, qu'à tes lois en vain tu crois soumis,
     En veut aux criminels plus qu'à ses ennemis,
     Et tiendrait à malheur le bien de se voir libre,
     Si l'attentat du Nil affranchissait le Tibre.
     Comme autre qu'un Romain n'a pu l'assujettir,
     Autre aussi qu'un Romain ne l'en doit garantir.
     Tu tomberais ici sans être sa victime;
     Au lieu d'un châtiment ta mort serait un crime;
     Et, sans que tes pareils en conçussent d'effroi,
     L'exemple que tu dois périrait avec toi.
     Venge-la de l'Egypte à son appui fatale;
     Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale[45].
     Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu: tu peux
     Te vanter qu'une fois j'ai fait pour toi des vœux.

  [43] C'est-à-dire par sa veuve, que Corneille appelle sa
  _moitié_.

  [44] Le mot _foudre_ est employé au masculin et au féminin en
  poésie. Il signifie ici: la catastrophe, la destruction.

  [45] C'est à Pharsale (Thessalie) que César avait vaincu Pompée.

Cependant Philippe, un vieux serviteur fidèle de Pompée, a retrouvé son
corps. Il lui a rendu les honneurs funèbres, comme on faisait alors,
c'est-à-dire en le brûlant sur un bûcher et en enfermant les cendres
dans une urne. Il apporte cette urne à Cornélie. La douleur de la veuve
éclate en accents merveilleux de regret, de ressentiment, d'amertume:

     CORNÉLIE.

     Mes yeux, puis-je vous croire? et n'est-ce point un songe
     Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge?
     Te revois-je, Philippe? et cet époux si cher
     A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
     Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre?
     O vous, à ma douleur objet terrible et tendre,
     Eternel entretien de haine et de pitié,
     Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié.
     N'attendez point de moi de regrets ni de larmes;
     Un grand cœur à ses maux applique d'autres charmes.
     Les faibles déplaisirs s'amusent à parler,
     Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
     Moi, je jure des dieux la puissance suprême,
     Et, pour dire encor plus, je jure par vous-même;
     Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
     Que le respect des dieux qui l'ont mal protégé:
     Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
     Ma divinité seule après ce coup funeste,
     Par vous, qui seul ici pouvez me soulager,
     De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
     Ptolomée à César, par un lâche artifice,
     Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
     Et je n'entrerai point dans tes murs désolés,
     Que le prêtre et le dieu ne lui soient immolés.
     Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
     O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine;
     Et pour m'aider un jour à perdre son vainqueur,
     Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
       Toi qui l'as honoré sur cette infâme rive
     D'une flamme pieuse autant comme chétive,
     Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
     De rendre à ce héros ce funèbre devoir?

[Illustration: Cornélie tient entre ses mains l'urne qui contient les
cendres de son époux, le grand Pompée.

     (_Pompée._)

P. 98-99.]

Philippe raconte comment il a trouvé le corps de Pompée, son récit est
très touchant et très beau. Ce Pompée n'est plus, et cependant c'est son
souvenir illustre qui remplit toute la pièce; et voilà bien pourquoi la
pièce porte son nom.

     Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
     Après avoir cent fois maudit le diadème,
     Madame, j'ai porté mes pas et mes sanglots
     Du côté que le vent poussait encor les flots.
     Je cours longtemps en vain: mais enfin d'une roche
     J'en découvre le tronc vers un sable assez proche,
     Où la vague en courroux semblait prendre plaisir
     A feindre de le rendre et puis s'en ressaisir.
     Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au rivage;
     Et, ramassant sous lui le débris d'un naufrage,
     Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,
     Tel que je pus sur l'heure et qu'il plut au hasard.
     A peine brûlait-il que le ciel plus propice
     M'envoie un compagnon en ce pieux office:
     Cordus, un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
     Retournant de la ville, y détourne les yeux;
     Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée,
     A cette triste marque il reconnaît Pompée.
     Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu sois,
     A qui le ciel permet de si dignes emplois,
     Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses:
     Tu crains des châtiments, attends des récompenses;
     César est en Egypte, et venge hautement
     Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
     Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit prendre,
     Tu peux même à sa veuve en rapporter la cendre.
     Son vainqueur l'a reçue avec tout le respect
     Qu'un dieu pourrait ici trouver à son aspect.
     Achève, je reviens.» Il part et m'abandonne,
     Et rapporte aussitôt ce vase, qu'il me donne,
     Où sa main et la mienne enfin ont renfermé
     Ces restes d'un héros par le feu consumé.

     CORNÉLIE.

     Oh! que sa piété mérite de louanges!

     PHILIPPE.

     En entrant j'ai trouvé des désordres étranges:
     J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port,
     Où le roi, disait-on, s'était fait le plus fort.
     Les Romains poursuivaient; et César, dans la place
     Ruisselante du sang de cette populace,
     Montrait de sa justice un exemple assez beau,
     Faisant passer Photin[46] par les mains d'un bourreau.
     Aussitôt qu'il me voit, il daigne me connaître;
     Et prenant de ma main les cendres de mon maître:
     «Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis
     Egaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis,
     De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes:
     Attendant des autels, recevez ces victimes;
     Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
     Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
     Porte à ses déplaisirs cette faible allégeance,
     Et dis-lui que je cours achever sa vengeance.»
     Ce grand homme, à ces mots, me quitte en soupirant
     Et baise avec respect ce vase, qu'il me rend.

  [46] Ministre et conseiller de Ptolomée.--Achillas, dont nous
  verrons le nom plus loin, était lieutenant général des armées de
  Ptolomée.

Cornélie ne croit pas, ou croit peu à la sincérité des regrets de César.
Elle garde l'urne de Pompée, et, songeant que César l'a touchée avant
elle, elle s'écrie:

     O soupirs! ô respect! ô qu'il est doux de plaindre
     Le sort d'un ennemi, quand il n'est plus à craindre!
     Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger,
     Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger,
     Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire
     Fait notre sûreté, comme il croît[47] notre gloire!
     César est généreux, j'en veux être d'accord;
     Mais le roi le veut perdre, et son rival est mort.
     Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie
     De ce qu'elle ferait s'il le voyait en vie:
     Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
     Cette ombre qui la couvre en affaiblit l'éclat:
     L'amour même s'y mêle, et le force à combattre;
     Quand il venge Pompée, il défend Cléopâtre.
     Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
     Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous,
     Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
     Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre,
     Et croire que nous seuls armons ce combattant,
     Parce qu'au point qu'il est j'en voudrais faire autant.

  [47] Accroît, augmente.

Enfin César a triomphé du danger qu'il a couru. Le roi d'Egypte a été
tué dans une rencontre, pris au piège même qu'il a tendu. César règne
sans rivalité en Egypte comme à Rome. Il est tout-puissant. Cornélie ne
désarme pas devant le succès. Elle a pu prémunir César contre un lâche
complot; mais elle se réserve de le combattre ouvertement sur les champs
de bataille. Les restes du parti de Pompée tiennent encore en Afrique.
Elle ira les rejoindre. Elle continuera la guerre. Elle le dit en face à
César, qui est digne, du reste, d'entendre un tel langage:

     César, tiens-moi parole, et me rends mes galères:
     Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
     Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci,
     Et Pompée est vengé ce qu'il peut[48] l'être ici.
     Je n'y saurais plus voir qu'un funeste rivage,
     Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,
     Ta nouvelle victoire et le bruit éclatant
     Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant.
     Et parmi ces objets ce qui le plus m'afflige,
     C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
     Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,
     Et souffre que ma haine agisse en liberté.
     A cet empressement j'ajoute une requête:
     Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
     Ne me la retiens plus; c'est l'unique faveur
     Dont je te puis encor prier avec honneur.

     CÉSAR.

     Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
     Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre:
     Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
     A ses mânes errants nous rendions le repos;
     Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre
     Le venge pleinement de la honte de l'autre;
     Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui;
     Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
     Après la flamme éteinte et les pompes finies,
     Renferme avec éclat ses cendres réunies.
     De cette même main dont il fut combattu
     Il verra des autels dressés à sa vertu:
     Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
     Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes.
     Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;
     Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
     Faites un peu de force à votre impatience;
     Vous êtes libre après; partez en diligence;
     Portez à notre Rome un si digne trésor;
     Portez...

  [48] Autant qu'il peut...

Ceci n'est pas le compte de Cornélie. Ce n'est pas à Rome qu'elle veut
porter les cendres de Pompée, c'est au milieu des légions restées
fidèles au souvenir du grand général, pour continuer la guerre et
balancer encore les destins.

     CORNÉLIE.

                   Non pas, César, non pas à Rome encore:
     Il faut que ta défaite et que tes funérailles
     A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
     Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
     Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
     Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère
     Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
     Secondés par l'effort d'un roi plus généreux,
     Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
     C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
     Le débris de Pharsale armer un autre monde;
     Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
     Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
     Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
     Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
     Et que ce triste objet porte en leur souvenir
     Les soins de le venger, et ceux de te punir.
     Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême;
     L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même:
     Tu m'en veux pour témoin; j'obéis au vainqueur:
     Mais ne présume pas toucher par là mon cœur:
     La perte que j'ai faite est trop irréparable;
     La source de ma haine est trop inépuisable;
     A l'égal de mes jours je la ferai durer;
     Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
     Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
     Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
     Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
     L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir;
     Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
     Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée:
     Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir,
     Me force de priser ce que je dois haïr;
     Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie,
     La veuve de Pompée y force Cornélie.
     J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,
     Soulever contre toi les hommes et les dieux;
     Ces dieux qui t'ont flatté, ces dieux qui m'ont trompée,
     Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
     Qui, la foudre à la main, l'ont pu voir égorger;
     Ils connaîtront leur faute, et le voudront venger.
     Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
     Te saura bien sans eux arracher la victoire;
     Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
     Cléopâtre fera ce que je n'aurai pu.
     Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
     Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
     Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
     Rome n'a point de lois que tu n'oses briser:
     Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
     Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,
     Et que de cet hymen tes amis indignés
     Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
     J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
     Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.

Et les deux grands adversaires se séparent, après avoir donné tous deux
aux peuples lâches et perfides de l'Orient un exemple et une leçon de
haute générosité et de noblesse de cœur; et l'on voit Cornélie
s'éloigner à pas lents, l'urne de Pompée dans ses bras, «étonnant encore
son ennemi victorieux de ses tristes et intrépides regards».



CHAPITRE X.

DON SANCHE D'ARAGON.


Vous avez lu des contes de fées, peut-être quelques histoires des _Mille
et une nuits_. Ce sont des merveilles inventées pour amuser les petits
enfants. Il y a toujours dans ces imaginations un peu monotones de beaux
princes qui sont changés en vilaines bêtes, ou de pauvres gens qui se
trouvent brusquement être les plus grands rois du monde, par le secours
d'une fée bienfaisante. Cela fait des changements imprévus, de brusques
métamorphoses, où l'on se récrie d'étonnement, et, parce que cela
surprend, cela amuse. N'est-il pas vrai que cela n'amuse qu'un temps, et
que ce temps n'est pas très long? On en est assez vite fatigué.
Savez-vous pourquoi? parce qu'il n'y a rien dans ces récits qui fasse
battre le cœur, rien qui nous donne ce plaisir particulier qu'on
trouve à aimer les braves gens. On dit: «Oh! _Peau-d'âne_ qui est
princesse! Le _Marchand de dattes_ qui est un sultan!» Mais on ne dit
guère: «Quel bon cœur que la princesse! quel homme courageux que le
marchand de dattes!»

Eh bien, pourquoi ne ferait-on pas des contes de fées où le sentiment de
l'admiration pour les beaux caractères serait éveillé en même temps que
cette agréable surprise qu'excitent les rapides changements de fortune?
Ce que je demande là, on dirait que le bon Corneille y a songé. Il a
écrit un beau conte de fées pour les petits et les grands enfants; mais
un conte de fées où les personnages sont touchants et dignes
d'admiration et de respect, où le changement de fortune, qui fait d'un
soldat un roi, _est mérité_, et n'est que le digne prix d'une vie de
dévouement et d'héroïsme. Il y a encore là une baguette de fée, ou
quelque chose d'approchant, pour achever l'œuvre. Mais cette
œuvre, c'est le courage personnel qui l'avait commencée, et la
première baguette magique de Don Carlos, c'est son épée.

Ce Don Carlos était ce qu'on appelle un soldat de fortune. Fils d'un
pêcheur, ou se croyant tel, il était monté de grade en grade, il était
devenu général, avait défendu l'Aragon, la Castille, contre les Maures,
qui étaient les grands ennemis des Espagnols au moyen âge, et, sans
titre, et sans nom, était devenu, par les services rendus, le premier
personnage des deux royaumes. La reine de Castille, Dona Isabelle, sans
se l'avouer à elle-même, sentait bien qu'elle ne pouvait plus sagement
faire que de le prendre pour époux. Mais une reine de Castille n'épouse
pas un fils de pêcheur, même dans les contes de fées. Elle se résignait
donc à épouser le comte Lope, ou Don Manrique, ou le marquis Alvar, tout
en regrettant de ne pouvoir choisir selon ses sympathies. C'est
justement de cette affaire du mariage de la reine qu'on délibère,
lorsqu'un incident se produit. Don Carlos, qui est présent, au moment où
la reine et les grands d'Espagne s'asseyent, voit un siège vide; il va
le prendre. On l'arrête. Pour s'asseoir devant la reine il faut être
comte ou marquis.--«Etes-vous noble, Carlos?»--Carlos répond fièrement:

     Se pare qui voudra du nom de ses aïeux;
     Moi je ne veux porter que moi-même en tous lieux;
     Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
     Et suis assez connu, sans les faire connaître.
     Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
     Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits;
     Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.
     Je dirai qui je suis, madame, en peu de mots.
     On m'appelle soldat: je fais gloire de l'être;
     Au feu roi par trois fois je le fis bien paraître.
     L'étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
     Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé:
     Cette seule action rétablit la bataille,
     Fit rechasser le Maure au pied de sa muraille,
     Et rendant le courage aux plus timides cœurs,
     Rappela les vaincus et défit les vainqueurs.
     Ce même roi me vit dedans l'Andalousie
     Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
     Quand tout percé de coups, sur un monceau de morts,
     Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps,
     Qu'enfin autour de lui ses troupes ralliées,
     Celles qui l'enfermaient furent sacrifiées;
     Et le même escadron qui vint le secourir
     Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
     Je montai le premier sur les murs de Séville,
     Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
     Je ne vous parle point d'assez d'autres exploits,
     Qui n'ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois.
     Tel me voit et m'entend, et me méprise encore,
     Qui gémirait sans moi dans les prisons du Maure.

«Donc, répliquent les seigneurs, restez debout.»

     DON LOPE.

     Vous le voyez, madame, et la preuve en est claire,
     Sans doute il n'est pas noble.

     DONA ISABELLE.

                                    Hé bien! je l'anoblis,
     Quelle que soit sa race et de qui qu'il soit fils.
     Qu'on ne conteste plus.

     DON MANRIQUE.

                             Encore un mot, de grâce.

     DONA ISABELLE.

     Don Manrique, à la fin c'est prendre trop d'audace.
     Ne puis-je l'anoblir si vous n'y consentez?

     DON MANRIQUE.

     Oui, mais ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités:
     Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.

     DONA ISABELLE, _à Carlos_.

     Hé bien! seyez vous donc, marquis de Santillane,
     Comte de Penafiel, gouverneur de Burgos.
     Don Manrique, est-ce assez pour faire seoir Carlos?

Et voilà le coup de baguette. Carlos est marquis, et comte, et
gouverneur, et peut s'asseoir. Ce n'est pas tout. La reine, qui n'a de
sympathie pour aucun des trois seigneurs qui aspirent à sa main, charge
Carlos de choisir pour elle.

_Marquis, prenez ma bague_, dit-elle à Carlos, et donnez-la au plus
digne. Carlos a été maltraité et insulté par les seigneurs. Il saisit
avec empressement cette occasion--De les humilier?--Point du tout. De se
battre avec eux. A peine la reine sortie, les seigneurs l'entourent, et
voici le rapide entretien qui s'échange entre eux:

     DON LOPE.

     Hé bien! seigneur marquis, nous direz-vous, de grâce,
     Ce que pour vous gagner il est besoin qu'on fasse?
     Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.

     CARLOS.

     Vous y pourriez peut-être assez mal réussir:
     Quittez ces contre-temps de froide raillerie.

     DON MANRIQUE.

     Il n'en est pas saison quand il faut qu'on vous prie.

     CARLOS.

     Ne raillons ni prions, et demeurons amis.
     Je sais ce que la reine en mes mains a remis;
     J'en userai fort bien: vous n'avez rien à craindre;
     Et pas un de vous trois n'aura lieu de se plaindre.
     Je n'entreprendrai point de juger entre vous
     Qui mérite le mieux le nom de son époux;
     Je serais téméraire et m'en sens incapable;
     Et peut-être quelqu'un m'en tiendrait récusable.
     Je m'en récuse donc, afin de vous donner
     Un juge que sans honte on ne peut soupçonner:
     Ce sera votre épée et votre bras lui-même.
     Comtes, de cet anneau dépend le diadème;
     Il vaut bien un combat; vous avez tous du cœur:
     Et je le garde...

     DON LOPE.

                       A qui Carlos?

     CARLOS.

                                     A MON VAINQUEUR!
     Qui pourra me l'ôter l'ira rendre à la reine;
     Ce sera du plus digne une preuve certaine.
     Prenez entre vous l'ordre et du temps et du lieu;
     Je m'y rendrai sur l'heure, et vais l'attendre. Adieu.

[Illustration: La reine de Castille confie à Carlos sa bague pour la
remettre au plus digne des trois rivaux qui se disputent sa main.

     (_D. Sanche d'Aragon._)

P. 110-111.]

Quand la reine apprend ce coup de la tête chaude de Carlos, elle craint
pour lui, et le supplie de retarder de quelques jours le combat qu'il a
cherché. Pendant ce délai, elle trouvera un arrangement. C'est là un
sacrifice que Carlos a beaucoup de peine à s'imposer. Il réfléchit,
resté seul, sur son singulier destin, et il regrette son obscurité
première, où de pareilles difficultés d'honneur et de conscience lui
étaient au moins épargnées.

     Consens-tu qu'on diffère, honneur? le consens-tu?
     Cet ordre n'a-t-il rien qui souille ma vertu?
     N'ai-je point à rougir de cette déférence?
     . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Tu murmures, ce semble? Achève; explique-toi.
     La reine a-t-elle droit de te faire la loi?
     Tu n'es point son sujet, l'Aragon m'a vu naître.
     O ciel! je m'en souviens, et j'ose encor paraître;
     Et je puis, sous les noms de comte et de marquis,
     D'un malheureux pêcheur reconnaître le fils!
       Honteuse obscurité, qui seule me fais craindre!
     Injurieux destin qui seul me rends à plaindre!
     Plus on m'en fait sortir, plus je crains d'y rentrer:
     Et crois ne t'avoir fui que pour te rencontrer.
     Ton cruel souvenir sans fin me persécute;
     Du rang où l'on m'élève il me montre la chute.
     Lasse-toi désormais de me faire trembler;
     Je parle à mon honneur, ne viens point le troubler.
     Laisse-le sans remords m'approcher des couronnes,
     Et ne viens point m'ôter plus que tu ne me donnes.
     Je n'ai plus rien à toi: la guerre a consumé
     Tout cet indigne sang dont tu m'avais formé;
     J'ai quitté jusqu'au nom que je tiens de ta haine....

Ainsi Corneille place Don Carlos tour à tour dans toutes les situations
où il montrera un nouveau côté de son âme, et une nouvelle forme de sa
générosité. Nous l'avons vu tout à l'heure fier de son titre de soldat,
puis hautain et superbe à venger l'injure qu'on lui fait; nous le voyons
maintenant se plaindre du pénible état d'esprit où le jette sa double
destinée d'homme obscur par le sang et important par sa gloire. Va-t-il
en arriver à maudire sa naissance, comme il semble qu'il en prend le
chemin?--Oh! non pas! Un bruit se répand par le royaume que Don Carlos
n'est pas Don Carlos, fils de pêcheur anobli par la reine; il est Sanche
d'Aragon, fils de roi, que les nécessités de la politique ont forcé de
cacher, dès sa naissance, chez un pêcheur. Les grands seigneurs
commencent à le féliciter. Il répond avec une hauteur triste:

     Comtes, ces faux respects, dont je me vois surpris,
     Sont plus injurieux encor que vos mépris.
     Je pense avoir rendu mon nom assez illustre
     Pour n'avoir pas besoin qu'on lui donne un faux lustre:
     Reprenez vos honneurs où je n'ai point de part.
     J'imputais ce faux bruit aux fureurs du hasard,
     Et doutais qu'il pût être une âme assez hardie
     Pour ériger Carlos en roi de comédie:
     Mais puisque c'est un jeu de votre belle humeur,
     Sachez que les vaillants honorent la valeur;
     Et que tous vos pareils auraient quelque scrupule
     A faire de la mienne un éclat ridicule.
     Si c'est votre dessein d'en réjouir ces lieux,
     Quand vous m'aurez vaincu vous me raillerez mieux:
     La raillerie est belle après une victoire;
     On la fait avec grâce aussi bien qu'avec gloire.
     Mais vous précipitez un peu trop ce dessein:
     La bague de la reine est encore en ma main;
     Et l'inconnu Carlos, sans nommer sa famille,
     Vous sert encor d'obstacle au trône de Castille;
     Ce bras, qui vous sauva de la captivité,
     Peut s'opposer encore à votre avidité.

La reine souhaiterait fort que Don Carlos fût le prince Sanche. Elle
pourrait l'épouser. Elle se flatte, et le flatte aussi de cet espoir qui
commence à poindre. Carlos repousse les suggestions de l'orgueil qui se
font sentir en son cœur. A la fois mélancolique, et fier, et modeste,
avouant qu'il serait heureux que le bruit qui court fût vrai, il se
reproche de se laisser trop complaisamment aller à y croire; voyez comme
il est beau et touchant, quand il dit à la reine d'Aragon:

     Plût à Dieu qu'en mon sort je ne connusse rien!
     Si j'étais quelque enfant épargné des tempêtes,
     Livré dans un désert à la merci des bêtes,
     Exposé par la crainte ou par l'inimitié,
     Rencontré par hasard et nourri par pitié;
     Mon orgueil à ce bruit prendrait quelque espérance
     Sur votre incertitude et sur mon ignorance;
     Je me figurerais ces destins merveilleux
     Qui tiraient du néant les héros fabuleux;
     Et me revêtirais des brillantes chimères
     Qu'osa former pour eux le loisir de nos pères:
     Car enfin je suis vain, et mon ambition
     Ne peut s'examiner sans indignation;
     Je ne puis regarder sceptre ni diadème,
     Qu'ils n'emportent mon âme au delà d'elle-même;
     Inutiles élans d'un vol impétueux
     Que pousse vers le ciel un cœur présomptueux,
     Que soutiennent en l'air quelques exploits de guerre,
     Et qu'un coup d'œil sur moi rabat soudain à terre!
       Je ne suis point don Sanche, et connais mes parents;
     Ce bruit me donne en vain un nom que je vous rends.
     Gardez-le pour ce prince: une heure, ou deux, peut-être,
     Avec vos députés vous le feront connaître.
     Laissez-moi cependant à cette obscurité
     Qui ne fait que justice à ma témérité.

Cependant le bruit s'accrédite. Personne ne doute plus que Carlos ne
soit un prince déguisé longtemps, même à ses propres yeux. Tout à
coup... Encore un coup de baguette: le vieux pêcheur, père de Carlos,
arrive à la cour. Tout s'écroule. Une confidente de la reine de Castille
lui raconte ainsi cet événement:

     BLANCHE.

     Ah! madame!

     DONA ISABELLE (reine de Castille).

                 Qu'as-tu?

     BLANCHE.

                           La funeste journée!
     Votre Carlos...

     DONA ISABELLE.

                     Hé bien?

     BLANCHE.

                              Son père est en ces lieux,
     Et n'est...

     DONA ISABELLE.

                 Quoi?

     BLANCHE.

                       Qu'un pêcheur.

     DONA ISABELLE.

                                      Qui te l'a dit?

     BLANCHE.

                                                      Mes yeux.

     DONA ISABELLE.

     Tes yeux?

     BLANCHE.

               Mes propres yeux.

     DONA ISABELLE.

                                 Que j'ai peine à les croire!

     DONA LÉONOR (reine d'Aragon).

     Voudriez-vous, madame, en apprendre l'histoire?

     DONA ELVIRE (princesse d'Aragon).

     Que le ciel est injuste!

     DONA ISABELLE.

                              Il l'est, et nous fait voir
     Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
     Qui du sang le plus vil tire une âme si belle,
     Et forme une vertu qui n'a lustre que d'elle.
     Parle, Blanche, et dis-nous comme il voit ce malheur.

     BLANCHE.

     Avec beaucoup de honte, et plus encor de cœur.
     Du haut de l'escalier je le voyais descendre;
     En vain de ce faux bruit il se voulait défendre;
     Votre cour, obstinée à lui changer de nom,
     Murmurait tout autour: «Don Sanche d'Aragon!»
     Quand un chétif vieillard le saisit et l'embrasse.
     Lui, qui le reconnaît, frémit de sa disgrâce;
     Puis, laissant la nature à ses pleins mouvements,
     Répond avec tendresse à ses embrassements.
     Ses pleurs mêlent aux siens une fierté sincère;
     On n'entend que soupirs: «--Ah! mon fils!--Ah! mon père!
     --O jour trois fois heureux! moment trop attendu!
     Tu m'as rendu la vie!--et:--vous m'avez perdu!»
       Chose étrange! à ces cris de douleur et de joie,
     Un grand[49] peuple accouru ne veut pas qu'on les croie;
     Il s'aveugle soi-même: et ce pauvre pêcheur,
     En dépit de Carlos, passe pour imposteur.
     Dans les bras de ce fils on lui fait mille hontes:
     C'est un fourbe, un méchant suborné par les comtes.
     Eux-mêmes (admirez leur générosité)
     S'efforcent d'affermir cette incrédulité:
     Non qu'ils prennent sur eux de si lâches pratiques;
     Mais ils en font auteur un de leurs domestiques,
     Qui, pensant bien leur plaire, a si mal à propos
     Instruit ce malheureux pour affronter Carlos.
     Avec avidité cette histoire est reçue;
     Chacun la tient trop vraie aussitôt qu'elle est sue:
     Et pour plus de croyance à cette trahison,
     Les comtes font traîner ce bonhomme en prison.
     Carlos rend témoignage en vain contre soi-même;
     Les vérités qu'il dit cèdent au stratagème:
     Et dans le déshonneur qui l'accable aujourd'hui,
     Ses plus grands envieux l'en sauvent malgré lui.
     Il tempête, il menace, et, bouillant de colère,
     Il crie à pleine voix qu'on lui rende son père:
     On tremble devant lui, sans croire son courroux;
     Et rien... Mais le voici qui vient s'en plaindre à vous.

  [49] _En grande quantité._

Comment Carlos a-t-il reçu ce coup de foudre? Avec la sérénité d'un
cœur noble, et la hauteur aussi d'un homme qui sait que la vraie
noblesse s'acquiert, mieux encore qu'elle ne se transmet. Il ne rougit
que d'avoir un instant laissé séduire son cœur aux flatteurs appas de
l'ambition. Il fait en quelques traits l'histoire de sa vie; il montre
que, s'il n'est pas fils de roi, personne mieux que lui ne mériterait de
l'être.

     Hé bien, madame, enfin on connaît ma naissance:
     Voilà le digne fruit de mon obéissance.
     J'ai prévu ce malheur, et l'aurais évité
     Si vos commandements ne m'eussent arrêté.
     Ils m'ont livré, madame, à ce moment funeste;
     Et l'on m'arrache encor le seul bien qui me reste!
     On me vole mon père, on le fait criminel!
     On attache à son nom un opprobre éternel!
       Je suis fils d'un pêcheur, mais non pas d'un infâme;
     _La bassesse du sang ne va point jusqu'à l'âme_:
     Et je renonce aux noms de comte et de marquis
     Avec bien plus d'honneur qu'aux sentiments de fils;
     Rien n'en peut effacer le sacré caractère.
     De grâce, commandez qu'on me rende mon père:
     Ce doit leur être assez de savoir qui je suis,
     Sans m'accabler encor par de nouveaux ennuis.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Je suis bien malheureux si je vous fais pitié:
     Reprenez votre orgueil et votre inimitié.
     Après que ma fortune a soûlé votre envie,
     Vous plaignez aisément mon entrée à la vie,
     Et, me croyant par elle à jamais abattu,
     Vous exercez sans peine une haute vertu.
     Peut-être elle ne fait qu'une embûche à la mienne.
     La gloire de mon nom vaut bien qu'on la retienne;
     Mais son plus bel éclat serait trop acheté
     Si je le retenais par une lâcheté;
     Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache,
     Puisque vous la savez, je veux bien qu'on la sache.
     Sanche, fils d'un pêcheur, et non d'un imposteur,
     De deux comtes jadis fut le libérateur;
     Sanche, fils d'un pêcheur, mettait naguère en peine
     Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine;
     Sanche, fils d'un pêcheur, tient encore en sa main
     De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain;
     Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
     Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince.
     Voilà ce qu'a pu faire et qu'a fait à vos yeux
     Un cœur, que ravalait le nom de ses aïeux.
     La gloire qui m'en reste après cette disgrâce
     Eclate encore assez pour honorer ma race,
     Et paraîtra plus grande à qui comprendra bien
     Qu'à l'exemple du Ciel j'ai fait beaucoup de rien.

La reine porte sur Carlos et son caractère le vrai jugement qu'on en
doit faire, en lui disant avec une bonté douce et une gravité pleine de
respect:

     Et vous, que par mon ordre ici j'ai retenu,
     Sanche, puisqu'à ce nom vous êtes reconnu,
     Miraculeux héros dont la gloire refuse
     L'avantageuse erreur d'un peuple qui s'abuse,
     Parmi les déplaisirs que vous en recevez,
     Puis-je vous consoler d'un sort que vous bravez?
     Puis-je vous demander ce que je vous vois faire?
     Je vous tiens malheureux d'être né d'un tel père;
     _Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point
     D'être né d'un tel père et de n'en rougir point_;
     Et de ce qu'un grand cœur, mis dans l'autre balance,
     Emporte encor si haut une telle naissance.

Mais Carlos est-il donc réellement un fils de pêcheur? Ce bruit qui
avait couru de sa grande naissance était donc faux? Vous connaissez
assez les contes de fées, mes enfants, pour prévoir que tout finira bien
par s'arranger au mieux du bonheur de tous. On retrouve, au dernier
moment, un billet du feu roi d'Aragon qui explique que Carlos est bien
Sanche, prince d'Aragon, confié tout enfant à la femme d'un pêcheur pour
le dérober aux ennemis, et que le pêcheur même l'a toujours pris pour
son fils. Carlos est roi d'Aragon et peut épouser la reine de Castille.
C'est le dernier coup de baguette, et tout le monde se retire content.
Nous surtout, qui, sous l'apparence et la forme d'une aventure
romanesque, avons eu le plaisir de voir se révéler peu à peu sous nos
yeux une grande et belle âme, tendre, fière, honnête, bonne et
généreuse, et qui ne sommes point fâchés, même par le moyen d'événements
un peu invraisemblables, que ceux qui méritent le bonheur finissent par
l'obtenir, et que ceux qui sont princes par le cœur le deviennent
aussi par le sceptre.



CHAPITRE XI.

SERTORIUS.


Avez-vous remarqué que beaucoup des histoires de Corneille finissent
bien? Il aime assez que l'homme généreux, après mille traverses, ait une
récompense dans le bonheur et la tranquillité.

Rodrigue finira par épouser Chimène, Auguste et Cinna seront réconciliés
et heureux. Les Horaces ont eu bien des malheurs; mais le dernier qu'on
craint pour eux leur est épargné. Polyeucte a la récompense céleste qui
a été sa seule ambition. Don Sanche, Nicomède sont triomphants à la fin
de la pièce.

C'est le goût naturel de Corneille, qui aime profondément les hommes de
bien qu'il met en scène et qui désire leur bonheur même ici-bas. Il
aurait été mauvais cependant que son théâtre tout entier fût entendu
ainsi. Il faut consoler les honnêtes gens; mais il ne faut pas leur
donner d'illusion, et c'est une illusion que de croire qu'en ce monde le
bonheur est toujours réservé, en fin de compte, à la vertu. Cela n'est
vrai que quelquefois, et l'homme de cœur n'y doit pas compter.

Sur quoi faut-il donc qu'il compte? Sur sa conscience, sur l'approbation
de son propre cœur, sur ces bonnes paroles qui ne font pas de bruit,
mais que nous entendons bien distinctement pourtant s'élever du fond de
nous-mêmes, quand nous avons fait quelque chose de bien.

Il peut compter aussi sur quelque chose qui est moins important, mais
flatteur encore, et touchant, sur l'admiration des gens de bien. L'homme
sent une grande douceur à être aimé de ceux qui sont bons. Il est permis
de faire le bien dans l'espoir et dans le désir que les braves gens
auront un bon souvenir de nous.

Eh bien, Corneille nous montre quelquefois des généreux qui sont
malheureux, qui succombent à leur noble tâche, qui meurent lâchement
frappés par les méchants. Il nous fait voir cela, parce que cela est
vrai, et qu'il ne faut point cacher la vérité aux hommes. Mais quand il
lui arrive de nous présenter ces tristes spectacles, il ne manque jamais
de nous montrer ces grands hommes de bien qui sont malheureux, tellement
admirés, aimés, regrettés et pleurés des personnes les plus remplies
d'honneur, qu'en vérité nous ne les trouvons plus à plaindre, mais à
envier plutôt, et bien consolés au moins dans leur infortune.

Il y met comme une délicatesse charmante qui consiste à ne faire aimer
les hommes de cœur que par des personnes bonnes et courageuses
elles-mêmes. L'affection est toujours, dans ses écrits, mêlée
d'admiration. Elle n'est presque pas autre chose que l'admiration pour
la vertu.

C'est une idée bien consolante; c'est aussi une idée vraie. Les méchants
croient aimer quelquefois, et souvent font croire qu'ils aiment. Ils
trompent, ou ils se trompent. Ne croyez ni chez vous, ni chez les
autres, à l'affection qui n'est point fondée sur l'estime. La vraie
sympathie est toujours une admiration et une estime de ce qu'on aime.
Nos semblants d'affection pour les gens indignes ne sont qu'illusion de
notre faiblesse; les sympathies apparentes des gens indignes pour nous
ne sont que piège, ou, quelquefois, effort illusoire de leurs repentirs.

Corneille a aimé la vérité. Il a peint des hommes de cœur malheureux,
parce que cela arrive. Il les a montrés aimés, et aimés par les gens de
bien qui les admirent, parce que c'est là le seul genre d'affection
véritable, et qu'à tout prendre, il n'y a ici-bas que la vertu qui soit
vraiment et profondément chérie.

C'est l'histoire de Sertorius, général romain.

Ce Sertorius était un partisan de la République, à l'époque où la
République romaine n'existait plus que de nom. Deux hommes, Sylla et
Pompée, Sylla chef suprême de Rome, Pompée alors son lieutenant,
tenaient les Romains asservis sous leur puissance. Sertorius, ne pouvant
pas défendre l'indépendance de ses concitoyens à Rome, s'était retiré en
Espagne avec ses partisans, et luttait contre Sylla et Pompée. Il
disait, pour bien marquer lui-même cette défense du pays sur une terre
étrangère:

     «Rome n'est plus dans Rome; elle est toute où je suis!»

La reine d'Espagne, Viriate, aimait Sertorius, et eût désiré l'épouser.

De quelle affection l'aimait-elle? De celle que je vous disais plus
haut, d'une sympathie profonde fondée sur l'admiration de ses vertus.
Voici comment elle-même dépeignait à Thamire, sa dame d'honneur, ce
qu'elle sentait pour le grand Romain:

                               ... Tu le connais, Thamire;
     Car d'où pourrait mon trône attendre un ferme appui?
     Et pour qui mépriser tous nos rois que pour lui?
     Sertorius, lui seul digne de Viriate,
     Mérite que pour lui tout mon amour éclate.
     Fais-lui, fais-lui savoir le glorieux dessein
     De m'affermir au trône en lui donnant la main.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Ce ne sont pas les sens que mon amour consulte;
     Il hait des passions l'impétueux tumulte;
     Et son feu que j'attache aux soins de ma grandeur
     Dédaigne tout mélange avec leur folle ardeur.
     J'aime en Sertorius ce grand art de la guerre
     Qui soutient un banni contre toute la terre;
     J'aime en lui ces cheveux tout couverts de lauriers,
     Ce front qui fait trembler les plus braves guerriers,
     Ce bras qui semble avoir la victoire en partage.
     L'amour de la vertu n'a jamais d'yeux pour l'âge;
     Le mérite a toujours des charmes éclatants.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Depuis que son courage à nos destins préside,
     Un bonheur si constant de nos armes décide.
     Que deux lustres de guerre[50] assurent nos climats
     Contre ces souverains de tant de potentats,
     Et leur laissent à peine, au bout de dix années,
     Pour se couvrir de nous, l'ombre des Pyrénées.
     Nos rois, sans ce héros, l'un de l'autre jaloux,
     Du plus heureux sans cesse auraient rompu les coups;
     Jamais ils n'auraient pu choisir entre eux un maître.

  [50] On appelait _lustre_ un espace de cinq ans; _deux lustres de
  guerre_, ce sont dix ans de guerre.

C'est de ce ton qu'elle parle à sa confidente des desseins de son
cœur.

C'est du même ton qu'elle en parle à Sertorius lui-même. Car les
honnêtes gens qui ont un sentiment noble, dédaignent les misérables
finesses, et n'ont rien à cacher de leur âme. Ils la montrent sans
déguisement et sans scrupule. C'est leur gloire et c'est leur bonheur
qu'ils n'ont point à dissimuler, parce qu'ils n'ont point à rougir.

Qui voulez-vous que j'épouse en Espagne? dit-elle à Sertorius...

                 Parlons net sur ce choix d'un époux.
     Êtes-vous trop pour moi? suis-je trop peu pour vous?
     C'est m'offrir, et ce mot peut blesser les oreilles:
     Mais un pareil amour sied bien à mes pareilles;
     Et je veux bien, seigneur, qu'on sache désormais
     Que j'ai d'assez bons yeux pour voir ce que je fais.
     Je le dis donc tout haut, afin que l'on m'entende:
     Je veux bien un Romain; mais je veux qu'il commande;
     Et ne trouverais pas vos rois à dédaigner,
     N'était[51] qu'ils savent mieux obéir que régner.
     Mais si de leur puissance ils vous laissent l'arbitre,
     Leur faiblesse du moins en conserve le titre.
     Ainsi ce noble orgueil qui vous préfère à tous,
     En préfère le moindre à tout autre qu'à vous.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Je vous avouerai plus: à qui que je me donne,
     Je voudrai hautement soutenir ma couronne;
     Et c'est ce qui me force à vous considérer,
     De peur de perdre tout, s'il nous faut séparer:
     Je ne vois que vous seul qui, des mers aux montagnes,
     Sous un même étendard puisse unir nos Espagnes.
     Mais ce que je propose en est le seul moyen:
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Quand nous sommes aux bords d'une pleine victoire,
     Quel besoin avons-nous d'en partager la gloire?
     Encore une campagne, et nos seuls escadrons
     Aux aigles de Sylla font repasser les monts:
     Et ces derniers venus auront droit de nous dire
     Qu'ils auront en ces lieux établi notre empire!
     Soyons d'un tel honneur l'un et l'autre jaloux;
     Et, quand nous pouvons tout, ne devons rien qu'à nous.

  [51] Si ce n'était que...

Voilà comme Sertorius est aimé: par une reine, en homme qui est digne
d'être roi.

Il montre en effet qu'il est digne de ces grandes affections où la
confiance, l'estime, l'admiration et la gratitude se mêlent également,
par la manière courageuse et magnanime dont il résiste aux séductions de
son ennemi, Pompée.

Pompée commande, en Espagne, l'année opposée à Sertorius. Une trêve a
été conclue entre les deux camps, et Pompée, dans une entrevue, apporte
à Sertorius des propositions d'accommodement. Pompée, à l'époque où se
passe la tragédie, est un jeune homme, général distingué, parleur habile
et artificieux. Il cherche d'abord à séduire Sertorius en le flattant,
en admirant ses grandes vertus guerrières et ses éclatants succès:

     L'inimitié qui règne entre les deux partis
     N'y rend pas de l'honneur tous les droits amortis:
     Comme le vrai mérite a ses prérogatives,
     Qui prennent le dessus des haines les plus vives,
     L'estime et le respect sont de justes tributs
     Qu'aux plus fiers ennemis arrachent les vertus;
     Et c'est ce que vient rendre à la haute vaillance,
     Dont je ne fais ici que trop d'expérience,
     L'ardeur de voir de près un si fameux héros,
     Sans lui voir en la main piques ni javelots,
     Et le front désarmé de ce regard terrible
     Qui dans nos escadrons guide un bras invincible.
     Je suis jeune, et guerrier, et tant de fois vainqueur
     Que mon trop de fortune a pu m'enfler le cœur;
     Mais, et ce franc aveu sied bien aux grands courages,
     J'apprends plus contre vous par mes désavantages,
     Que les plus beaux succès qu'ailleurs j'aie emportés
     Ne m'ont encore appris par mes prospérités.
     Je vois ce qu'il faut faire, à voir ce que vous faites.
     Les sièges, les assauts, les savantes retraites,
     Bien camper, bien choisir à chacun son emploi;
     Votre exemple est partout une étude pour moi.
     Ah! si je vous pouvais rendre à la république,
     Que je croirais lui faire un présent magnifique!
     Et que j'irais, seigneur, à Rome avec plaisir,
     Puisque la trêve enfin m'en donne le loisir,
     Si j'y pouvais porter quelque faible espérance
     D'y conclure un accord d'une telle importance!
     Près de l'heureux Sylla ne puis-je rien pour vous?
     Et près de vous, seigneur, ne puis-je rien pour tous?

Sertorius répond de très haut, sans habiletés d'avocat et sans
précautions d'homme d'affaires. C'est bien l'homme tout à son sentiment,
qu'il connaît juste et grand, et tout au dessein qu'il a entrepris.

     Vous me pourriez sans doute épargner quelque peine,
     Si vous vouliez avoir l'âme toute romaine.
     Mais, avant que d'entrer en ces difficultés,
     Souffrez que je réponde à vos civilités.
     Vous ne me donnez rien par cette haute estime
     Que vous n'ayez déjà dans le degré sublime:
     La victoire attachée à vos premiers exploits,
     Un triomphe avant l'âge où le souffrent nos lois,
     Avant la dignité qui permet d'y prétendre,
     Font trop voir quels respects l'univers vous doit rendre.
     Si dans l'occasion je ménage un peu mieux
     L'assiette du pays, et la faveur des lieux,
     Si mon expérience en prend quelque avantage,
     Le grand art de la guerre attend quelquefois l'âge;
     Le temps y fait beaucoup; et, de mes actions;
     S'il vous a plu tirer quelques instructions,
     Mes exemples un jour ayant fait place aux vôtres,
     Ce que je vous apprends, vous l'apprendrez à d'autres;
     Et ceux qu'aura ma mort saisis de mon emploi
     S'instruiront contre vous, comme vous contre moi.
     Quant à l'heureux Sylla, je n'ai rien à vous dire:
     Je vous ai montré l'art d'affaiblir son empire;
     Et si je puis jamais y joindre des leçons
     Dignes de vous apprendre à repasser les monts,
     Je suivrai d'assez près votre illustre retraite
     Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète;
     Et sur les bords du Tibre, une pique à la main,
     Lui demander raison pour le peuple romain.

Pompée, réservé, prudent, à la fois désireux d'adoucir Sertorius, et
tout plein de la pensée de son rôle futur dans l'Etat, répond plutôt en
parlant de l'avenir que du présent. Ce qu'il veut, dit-il, c'est ménager
le pouvoir, pour se le réserver à lui-même plus tard, et, alors, n'en
user que pour le bien du peuple et le rétablissement de la liberté
romaine:

     Tous mes souhaits, seigneur, sont pour la liberté;
     Et c'est ce qui me force à garder une place
     Qu'usurperaient sans moi l'injustice et l'audace,
     Afin que, Sylla mort, ce dangereux pouvoir
     Ne tombe qu'en des mains qui sachent leur devoir.
     Enfin je sais mon but, et vous savez le vôtre.

Voilà un singulier moyen de servir la liberté, répond Sertorius. Vous
voulez affranchir votre pays d'un pouvoir despotique...

     Mais cependant, seigneur, vous servez comme un autre;
     Et nous, qui jugeons tout sur la foi de nos yeux,
     Et laissons le dedans à pénétrer aux dieux,
     Nous craignons votre exemple, et doutons si dans Rome
     Il n'instruit point le peuple à prendre loi d'un homme;
     Et si votre valeur, sous le pouvoir d'autrui,
     Ne sème point pour vous lorsqu'elle agit pour lui.
     Comme je vous estime, il m'est aisé de croire
     Que de la liberté vous feriez votre gloire,
     Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux;
     Mais si je m'en rapporte aux esprits soupçonneux,
     Vous aidez aux Romains à faire essai d'un maître,
     Sous ce flatteur espoir qu'un jour vous pourrez l'être.
     La main qui les opprime, et que vous soutenez,
     Les accoutume au joug que vous leur destinez:
     Et, doutant s'ils voudront se faire à l'esclavage,
     Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.

Pompée est un peu étonné de cette franche et directe attaque, et, en
avocat habile, il a recours à un détour ingénieux. On l'accuse d'être
tyran après l'avoir accusé d'être esclave, ou plutôt on l'accuse d'être
tyran en sous-ordre, et de commander à titre de serviteur. Mais
Sertorius lui-même ne commande-t-il point? N'est-il point un despote à
sa manière? n'exerce-t-il pas en Espagne un pouvoir absolu, comme Sylla
fait à Rome?

     Le temps détrompera ceux qui parlent ainsi;
     Mais justifiera-t-il ce que l'on voit ici?
     Permettez qu'à mon tour je parle avec franchise;
     Votre exemple à la fois m'instruit et m'autorise:
     Je juge, comme vous, sur la foi de mes yeux,
     Et laisse le dedans à pénétrer aux dieux.
     Ne vit-on pas ici sous les ordres d'un homme?
     N'y commandez-vous pas, comme Sylla dans Rome?
     Du nom de dictateur, du nom de général,
     Qu'importe, si des deux le pouvoir est égal?
     Les titres différents ne font rien à la chose:
     Vous imposez des lois ainsi qu'il en impose;
     Et s'il est périlleux de s'en faire haïr,
     Il ne serait pas sûr de vous désobéir.
     Pour moi, si quelque jour je suis ce que vous êtes,
     J'en userai peut-être alors comme vous faites:
     Jusque-là...

Sertorius se révolte. Lui, tyran! Lui, despote! Lui, un autre Sylla! le
Sylla de l'Espagne! Quelle est cette plaisante insinuation, ou cette
outrageante comparaison? Pompée attend, dit-il, le moment où lui aussi
sera maître pour décider sur le cas de Sertorius.--Mais, réplique
Sertorius,

     .  .  .  .  .  . Vous pourriez en douter jusque-là,
     Et me faire un peu moins ressembler à Sylla.
     Si je commande ici, le sénat me l'ordonne;
     Mes ordres n'ont encore assassiné personne:
     Je n'ai pour ennemis que ceux du bien commun;
     Je leur fais bonne guerre et n'en proscris pas un.
     C'est un asile ouvert que mon pouvoir suprême;
     Et si l'on m'obéit, ce n'est qu'autant qu'on m'aime.

Oh! l'homme aimable que Pompée, et bien fait pour manœuvrer avec une
souplesse enveloppante dans les réunions d'hommes politiques! «Vous ne
commandez que par l'amour que vous inspirez», répond-il à Sertorius.
Mais, ajoute-t-il avec un sourire moitié flatteur, moitié railleur,

     Votre pouvoir en est d'autant plus dangereux,
     Qu'il rend de vos vertus les peuples amoureux,
     Qu'en assujettissant vous avez l'art de plaire,
     Qu'on croit n'être en vos fers qu'esclave volontaire,
     Et que la liberté trouvera peu de jour
     A détruire un pouvoir que fait régner l'amour.
     Ainsi parlent, seigneur, les âmes soupçonneuses.
     Mais n'examinons point ces questions fâcheuses,
     Ni si c'est un sénat qu'un amas de bannis,
     Que cet asile ouvert sous vous a réunis.
     Une seconde fois, n'est-il aucune voie
     Par où je puisse à Rome emporter quelque joie?
     Elle serait extrême[52] à trouver les moyens
     De rendre un si grand homme à ses concitoyens.
     Il est doux de revoir les murs de la patrie:
     C'est elle par ma voix, seigneur, qui vous en prie;
     C'est Rome...

  [52] Ma joie serait extrême, si je trouvais.....

L'effet des compliments insinuants et adroits sur les caractères
énergiques et les cœurs fiers est de les enfoncer plus avant dans
leurs résistances, et de leur faire embrasser leur dessein d'une plus
forte attache.

On met en suspicion les vertus républicaines de Sertorius, et en doute
la légitimité de son pouvoir, et, en même temps, on le flatte tout haut,
par compensation de l'insulter tout bas; et encore on prononce par deux
fois devant lui ce nom de Rome qui est toute son âme, pour insinuer
qu'il a rompu les liens qui l'unissaient à elle. Il s'emporte tout franc
alors, et éclate. Qu'est-ce donc qu'on appelle Rome?

                             Le séjour de votre potentat?
     Qui n'a que ses fureurs pour maximes d'Etat?

Rome est ici, en Espagne, avec le Sénat proscrit, les patriotes chassés,
les légions fidèles à la loi, avec Sertorius enfin.

     _Je n'appelle plus Rome un enclos de murailles
     Que ses proscriptions comblent de funérailles:
     Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
     N'en sont que la prison, ou plutôt le tombeau;
     Mais, pour revivre ailleurs dans sa première force,
     Avec les faux Romains elle a fait plein divorce;
     Et comme autour de moi j'ai tous ses vrais appuis,
     Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis!_

Ce qui serait digne de Pompée, ce n'est pas de servir sous Sylla, ce
n'est pas de chercher à séduire Sertorius, ce serait de s'unir aux
patriotes, aux républicains, aux vrais Romains, pour briser un joug
odieux, déshonorant pour Rome, inutile et funeste au monde.

                               Je ne sais qu'une voie
     Qui puisse avec honneur vous donner cette joie.
     Unissons-nous ensemble, et le tyran est bas:
     Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras.
     Ainsi nous ferons voir l'amour de la patrie,
     Pour qui vont les grands cœurs jusqu'à l'idolâtrie;
     Et nous épargnerons ces flots de sang romain
     Que versent tous les ans votre bras et ma main.

Pompée, en venant pressentir Sertorius, avait une pensée de derrière la
tête, un dernier argument en réserve, comme un général a une dernière
troupe en arrière-garde qu'il ne fait donner qu'au moment suprême pour
assurer la victoire.

Cette raison décisive est une proposition de Sylla, qui a autorisé
Pompée à dire à Sertorius qu'il consentait à se démettre du pouvoir, si
Sertorius consentait à mettre bas les armes.

C'est ce que Pompée se décide enfin à dévoiler à Sertorius:

     Je sais une autre voie, et plus noble et plus sûre.
     Sylla, si vous voulez, quitte sa dictature;
     Et déjà, de lui-même, il s'en serait démis,
     S'il voyait qu'en ses lieux il n'eût plus d'ennemis.
     Mettez les armes bas, je réponds de l'issue;
     J'en donne ma parole après l'avoir reçue.
     Si vous êtes Romain, prenez l'occasion.

Mais Sertorius aussi est général, et connaît les ruses de guerre. Il
flaire un piège, et répond froidement: Sylla doit me tromper, puisqu'il
vous a bien séduit vous-même:

     Je ne m'éblouis point de cette illusion.
     Je connais le tyran, j'en vois le stratagème;
     Quoi qu'il semble promettre, il est toujours lui-même.
     Vous qu'à sa défiance il a sacrifié
     Jusques à vous forcer d'être son allié...

Pompée est battu. Il n'a plus de corps de réserve à faire donner, et
même il est forcé dans ses derniers retranchements. On lui a montré
qu'il est un peu la dupe de Sylla, et tout à fait son prisonnier. Ainsi
finit cette entrevue entre le lion et le renard.


Je vous ai cité toute cette scène, mes chers amis, d'abord parce qu'elle
est très belle, bien entendu, ensuite parce que vous entendrez dire
quelquefois que Corneille est souvent une espèce d'avocat dans ses
tragédies, qu'il y fait de grands discours, et même des discours qui
sentent le tribunal et la chicane, _qu'il plaide_ enfin.

C'est très vrai, cela. Corneille aime à plaider envers, et plaide bien.
Mais il ne faut peut-être pas lui en faire un très grand reproche, parce
que, quand il met en présence deux de ses personnages comme deux
avocats, ce n'est pas au meilleur avocat qu'il fait gagner le procès,
c'est à la meilleure cause.

Dans la scène de tout à l'heure, le talent d'avocat, l'habileté,
l'adresse, l'amabilité insinuante, et les ressources des mouvements
tournants, c'est Pompée qui a tout cela. Sertorius va droit devant lui,
dans sa pleine franchise, et le mouvement rude et fort de sa passion
pour le bien. Et qui est battu? c'est Pompée. Qui s'en va intact, et
victorieux, et assez dédaigneux? c'est Sertorius.

Il n'est pas défendu d'être habile. Mais Corneille sait très bien que la
plus grande habileté humaine, c'est encore de penser toujours la même
chose, une fois qu'on se sent dans le vrai, et que, contre cette
obstination tranquille dans une idée juste, tout vient se briser, sans
même qu'on mette grand effort dans la résistance. Remportez souvent de
ces victoires-là.

Hélas! c'est la dernière que Sertorius aura remportée.

La vertu donne la bonne réputation toujours, la gloire quelquefois,
l'influence sur les hommes souvent, la fierté d'une bonne conscience et
la paix du cœur infailliblement. Elle ne donne pas toujours le succès
définitif. Il n'importe; et Corneille, comme je vous le disais au
commencement, a voulu justement prouver qu'il n'importe pas. Sertorius
meurt au moment du triomphe de ses idées, ou, du moins, au moment où ce
qu'il déteste le plus au monde, la tyrannie, va disparaître.

La proposition de Sylla _n'était pas un piège_. Sylla, réellement,
voulait abdiquer, et, de fait, on apprend qu'il abdique. Mais, en même
temps, on apprend que Sertorius a été tué. Perpenna, un de ses
lieutenants, jaloux de lui, le trahissait. Il l'a fait périr. Il vient
s'en faire honneur devant Viriate, en l'assurant qu'il a commis cette
lâcheté par amour pour elle:

     PERPENNA, _à Viriate_.

     Sertorius est mort: cessez d'être jalouse,
     Madame, du haut rang qu'aurait pris son épouse,
     Et n'appréhendez plus, comme de son vivant,
     Qu'en vos propres Etats elle ait le pas devant.
     Si l'espoir d'Aristie[53] a fait ombrage au vôtre,
     Je puis vous assurer et d'elle et de tout autre,
     Et que ce coup heureux saura vous maintenir
     Et contre le présent et contre l'avenir.
     C'était un grand guerrier, mais dont le sang ni l'âge
     Ne pouvaient avec vous faire un digne assemblage;
     Et, malgré ces défauts, ce qui vous en plaisait,
     C'était sa dignité qui vous tyrannisait.
     Le nom du général vous le rendait aimable;
     A vos rois, à moi-même il était préférable:
     Vous vous éblouissiez du titre et de l'emploi;
     Et je viens vous offrir et l'un et l'autre en moi,
     Avec des qualités, où votre âme hautaine
     Trouvera mieux de quoi mériter une reine....

  [53] Aristie, de son vrai nom Antistie, était la première femme
  de Pompée.

Viriate éclate en imprécations ironiques contre le misérable. Jamais
Sertorius n'a paru si grand que dans cette noble et fière louange de ses
vertus faite par celle qui l'aimait, et dans la confusion où son ennemi
reste comme accablé:

     VIRIATE.

                     En effet, c'est à moi de répondre;
     Et mon silence ingrat a droit de me confondre.
     Ce généreux exploit, ces nobles sentiments
     Méritent de ma part de hauts remercîments;
     Les différer encor, c'est lui faire injustice.
       Il m'a rendu sans doute un signalé service;
     Mais il n'en sait encor la grandeur qu'à demi:
     Le grand Sertorius fut son parfait ami;
     Apprenez-le, seigneur (car je me persuade
     Que nous devons ce titre à votre nouveau grade;
     Et, pour le peu de temps qu'il pourra vous durer,
     Il me coûtera peu de vous le déférer):
     Sachez donc que pour vous il osa me déplaire,
     Ce héros; qu'il osa mériter ma colère;
     Que malgré son amour, que malgré mon courroux,
     Il a fait tous efforts pour me donner à vous;
     Et qu'à moins qu'il vous plût lui rendre sa parole,
     Tout mon dessein n'était qu'une attente frivole;
     Qu'il s'obstinait pour vous au refus de ma main.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Permettez que j'estime
     La grandeur de l'amour par la grandeur du crime.
     Chez lui-même, à sa table, au milieu d'un festin,
     D'un si parfait ami devenir l'assassin,
     Et de son général se faire un sacrifice,
     Lorsque son amitié lui rend un tel service;
     Renoncer à la gloire, accepter pour jamais
     L'infamie et l'horreur qui suit les grands forfaits;
     Jusqu'en mon cabinet porter sa violence,
     Pour obtenir ma main m'y tenir sans défense:
     Tout cela d'autant plus fait voir ce que je doi
     A cet excès d'amour qu'il daigne avoir pour moi;
     Tout cela montre une âme au dernier point charmée.
     Il serait moins coupable à m'avoir moins aimée;
     Et, comme je n'ai point les sentiments ingrats,
     Je lui veux conseiller de ne m'épouser pas:
     Ce serait en son lit mettre son ennemie,
     Pour être à tous moments maîtresse de sa vie;
     Et je me résoudrais à cet excès d'honneur,
     Pour mieux choisir la place à lui percer le cœur.
       Seigneur, voilà l'effet de ma reconnaissance.
     Du reste, ma personne est en votre puissance;
     Vous êtes maître ici; commandez, disposez,
     Et recevez enfin ma main, si vous l'osez.

Du reste, l'assassin sera puni comme il mérite de l'être. Pompée est un
habile et un diplomate; mais il n'est pas un misérable. Il a grand
cœur et sait estimer ses ennemis. Il fait jeter Perpenna au peuple
ameuté, qui déchire le meurtrier du grand Sertorius.

En donnant cet ordre terrible mais juste, il dit, du grand ton dont il
doit parler plus tard quand il sera maître du monde:

                                   C'est assez.
     Je suis maître; je parle; allez, obéissez!

Puis, se retournant vers Viriate, désolée, mais toujours fière:

     Ne vous offensez pas d'ouïr parler en maître,
     Grande reine; ce n'est que pour punir un traître.
     Criminel envers vous d'avoir trop écouté
     L'insolence où montait sa noire lâcheté,
     J'ai cru devoir sur lui prendre ce haut empire,
     Pour me justifier avant que vous rien dire:
     Mais je n'abuse point d'un si facile accès,
     Et je n'ai jamais su dérober mes succès.
     Quelque appui que son crime aujourd'hui vous enlève,
     Je vous offre la paix, et ne romps point la trêve;
     Et ceux de nos Romains qui sont auprès de vous
     Peuvent y demeurer sans craindre mon courroux.

Viriate a une admirable réponse. Elle aimait Sertorius, et était
l'ennemie des Romains à cause de lui. Magnifique hommage à la mémoire
pure et grande de Sertorius. Sertorius mort, elle met bas les armes,
renonce à la guerre, au mariage, à tout rôle politique.

Elle vieillira, grave et triste, enveloppée dans son deuil, et n'ayant
plus d'autre entretien que le souvenir du grand patriote, du grand
proscrit, du grand vaincu. Elle se considère comme la veuve de
Sertorius, et la gardienne de sa tombe. Nous avons vu précédemment
(chap. IX) Cornélie survivant à Pompée pour faire respecter sa mémoire
et ne vivre que de son souvenir; Viriate est la _Cornélie_ de Sertorius:

     Moi, j'accepte la paix que vous m'avez offerte;
     C'est tout ce que je puis, seigneur, après ma perte;
     Elle est irréparable: et comme je ne voi
     Ni chefs dignes de vous, ni rois dignes de moi,
     Je renonce à la guerre ainsi qu'à l'hyménée;
     Mais j'aime encor l'honneur du trône où je suis née.
     D'une juste amitié je sais garder les lois,
     Et ne sais point régner comme règnent nos rois:
     S'il faut que sous votre ordre ainsi qu'eux je domine,
     Je m'ensevelirai sous ma propre ruine;
     Mais si je puis régner sans honte et sans époux,
     Je ne veux d'héritiers que votre Rome, ou vous.
     Vous choisirez, seigneur; ou si votre alliance
     Ne peut voir mes Etats sous ma seule puissance,
     Vous n'avez qu'à garder cette place en vos mains,
     Et je m'y tiens déjà captive des Romains.

On est digne, quelquefois, de comprendre les sentiments qu'on est
capable d'inspirer. Pompée, qui plus tard laissera à une Cornélie le
souvenir ineffaçable de lui-même, comprend tout ce qu'il y a de noble
dans le renoncement triste et désolé de Viriate. Il s'incline devant
cette noble infortune et cette grande douleur, et répond:

     Madame, vous avez l'âme trop généreuse
     Pour ne pas obtenir une paix glorieuse;
     A Rome l'on verra mon pouvoir abattu,
     Ou j'y ferai toujours honorer la vertu.

«Honorer la vertu.» Ce n'est peut-être pas le Pompée de l'histoire qui
parle ainsi; mais c'est Corneille. Quand Corneille ne couronne pas ses
héros vertueux de gloire et de prospérité, il les couronne d'honneur et
de respect après leur mort. Comme autour de Polyeucte, martyr de sa
foi, il amenait Pauline enthousiaste et prête au sacrifice, Félix
converti et repentant, Sévère respectueux et attendri: de même sur la
tombe de Sertorius, martyr de son patriotisme, il réunit les deux
ennemis, Viriate et Pompée, l'une vouée à un deuil éternel, l'autre
respectueusement ému, dans une même pensée de regret, d'admiration, de
vénération, et d'esprit de paix.



CHAPITRE XII.

LE MENTEUR.


Vous voyez ce que c'est qu'une tragédie, et comme Corneille sait en
faire une belle leçon à nous enseigner la patience, la sincérité, la
clémence, l'honneur, le patriotisme. Il était si plein de ces grandes
idées et de ces beaux sentiments que, même dans ses comédies, il a
quelquefois touché, avec autant de puissance que dans ses autres
ouvrages, ces nobles pensées. Je vous ai dit que les comédies étaient
des pièces de théâtre pour faire rire innocemment les honnêtes gens.
Corneille sait faire rire en effet; mais il déteste tant tout ce qui est
bas, que, quand il rencontre, en écrivant sa comédie, un défaut honteux,
il ne peut s'empêcher de prendre sa grande voix pour le flétrir. Ainsi
il a fait une comédie qui s'appelle _le Menteur_.

Il y a dans cette comédie un jeune homme, nommé Dorante, un étudiant,
qui n'est pas du tout un mauvais cœur, mais qui est léger et étourdi,
et qui aime à inventer des histoires, un peu pour s'amuser, parce qu'il
a l'imagination vive, un peu par vanité, et pour faire admirer les
étonnantes aventures par où il veut faire croire qu'il a passé. Il
arrive à Paris, et quelqu'un lui fait comprendre ce qu'est cette grande
ville où il entre:

     Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
       Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés:
     L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence;
     On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
     Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,
     Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
     Dans la confusion que ce grand monde apporte,
     Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
     Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
     Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.
     Comme on s'y connaît mal, chacun s'y fait de mise[54],
     Et vaut communément autant comme il se prise[55]:
     De bien pires que vous s'y font assez valoir.

  [54] Se fait recevoir, se fait accueillir.

  [55] S'estime.

Notre jeune homme profite trop vite de ses conseils, et ne songe qu'à
«paraître» et «se faire valoir». Il raconte à ses nouvelles
connaissances une foule de brillantes affaires qui ne lui sont pas
arrivées. Il a été à la guerre et s'y est très bien conduit.

                                     Et durant ces quatre ans
     Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
     Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
     Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire...

A peine de retour à Paris, il a donné une fête superbe sur la Seine:

     Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
     J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster;
     Les quatre contenaient quatre chœurs de musique,
     Capables de charmer le plus mélancolique.
     Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
     Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois,
     Qui tour à tour dans l'air poussaient des harmonies
     Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.
     Le cinquième était grand, tapissé tout exprès
     De rameaux enlacés pour conserver le frais,
     Dont chaque extrémité portait un doux mélange
     De bouquets de jasmin, de grenade, et d'orange.
     Je fis de ce bateau la salle du festin:
     Là je menai l'objet qui fait seul mon destin[56];
     De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
     Et la collation fut aussitôt servie.
     Je ne vous dirai point les différents apprêts,
     Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets:
     Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
     On servit douze plats, et qu'on fit six services,
     Cependant que les eaux, les rochers et les airs,
     Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
     Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,
     S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
     Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux[57]
     D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
     Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
     Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.
     Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
     Dont le soleil jaloux avança le retour:
     S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
     N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
     Mais, n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,
     Il sépara la troupe, et finit nos plaisirs.

  [56] _Objet_ est pris ici dans le sens de personne qu'on aime.

  [57] _Fusée volante_ qui tournoie.

Pourquoi tous ces mensonges? lui demande son valet qui s'en
effraie.--Pourquoi? pour donner de soi une idée avantageuse. On serait
bien en air de cour si l'on disait tout naïvement qu'on est un étudiant
en droit qui revient de Poitiers!

     O le beau compliment à charmer une dame,
     De lui dire d'abord: «J'apporte à vos beautés
     Un cœur nouveau venu des universités;
     Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
     Je sais le Code entier avec les _Authentiques_,
     Le _Digeste_ nouveau, le vieux, l'_Infortiat_,
     Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat[58]!»
     Qu'un si riche discours nous rend considérables!
     Qu'on amollit par là de cœurs inexorables!
     Qu'un homme à paragraphe[59] est un joli galant!
     On s'introduit bien mieux à titre de vaillant:
     Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
     A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
     Étaler force mots qu'elles n'entendent pas;
     Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas[60];
     Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
     Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares;
     Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
     Vedette, contrescarpe, et travaux avancés:
     Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne;
     On leur fait admirer les baies qu'on leur donne:
     Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
     Passe pour homme illustre, et se met en crédit.

  [58] Noms de jurisconsultes; les ouvrages cités aux vers
  précédents sont des ouvrages de droit.

  [59] _Homme à paragraphe._--Homme qui cite l'article et le
  paragraphe où se trouve un texte de loi sur lequel il s'appuie.

  [60] Généraux de l'empereur d'Allemagne Ferdinand III, pendant la
  _guerre de Trente ans_, qui n'était pas encore terminée quand
  Corneille écrivit ces vers.

Voilà notre homme, et comme il dirige sa vie dans la ville nouvelle
qu'il veut éblouir. Il n'y a pas grand mal, on peut le dire, tant qu'il
débite ces sornettes à des jeunes gens aussi fous que lui. Mais prenez
garde: ce qu'il y a de mauvais dans les mensonges, même désintéressés,
et dans les paroles en l'air, c'est qu'on prend l'habitude de dire des
faussetés, et qu'on en dit ensuite même dans les circonstances graves,
même aux personnes à qui l'on doit respect, même à son père.

[Illustration: Dorante, le Menteur, raconte faussement à son père qu'il
est marié.

     (_Le Menteur._)

P. 154-155.]

Le _Menteur_ de la comédie de Corneille a fait un mensonge à son père.
Il lui a dit qu'il était marié. Cette fois, l'auteur change de ton, et
il met dans la bouche du vieillard offensé un des plus beaux discours
contre le mensonge qui ait été écrit: «_Etes-vous gentilhomme?_» demande
brusquement le père à ce fils irrespectueux.

     GÉRONTE.

     Êtes-vous gentilhomme?

     DORANTE, _à part_.

                            Ah! rencontre fâcheuse!

     (_Haut._)

     Etant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

     GÉRONTE.

     Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?

     DORANTE.

     Avec toute la France aisément je le croi.

     GÉRONTE.

     Et ne savez-vous point avec toute la France
     D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
     Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
     Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang?

     DORANTE.

     J'ignorerais un point que n'ignore personne,
     Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne?

     GÉRONTE.

     Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
     Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
     Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
     Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire;
     Et, dans la lâcheté du vice où je te voi,
     Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

     DORANTE.

     Moi?

     GÉRONTE.

          Laisse-moi parler, toi de qui l'imposture
     Souille honteusement ce don de la nature:
     Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
     Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
     Est-il vice plus bas? est-il tache plus noire,
     Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
     Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
     Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
     Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
     Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
     Et si dedans le sang il ne lave l'affront
     Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?

     DORANTE.

     Qui vous dit que je mens?

     GÉRONTE.

                               Qui me le dit, infâme?
     Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
     Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier....

     CLITON, _bas, à Dorante_[61].

     Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.

     GÉRONTE.

     Ajoute, ajoute encore avec effronterie
     Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie;
     Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.

     CLITON, _bas, à Dorante_.

     Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.

     GÉRONTE.

     De quel front cependant faut-il que je confesse
     Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
     Qu'un homme de mon âge a cru légèrement
     Ce qu'un homme du tien débite impudemment?
     Tu me fais donc servir de fable et de risée,
     Passer pour esprit faible et pour cervelle usée!
     Mais, dis-moi, te portais-je à la gorge un poignard?
     Voyais-tu violence ou courroux de ma part?
     Si quelque aversion t'éloignait de Clarice[62],
     Quel besoin avais-tu d'un si lâche artifice?
     Et pouvais-tu douter que mon consentement
     Ne dût tout accorder à ton contentement,
     Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
     Consentait à tes yeux l'hymen d'une inconnue?
     Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
     N'a point touché ton cœur, ou ne l'a point gagné:
     Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
     Et tu n'as eu pour moi respect, amour ni crainte.
     Va, je te désavoue.

     DORANTE.

                         Eh! mon père, écoutez.

     GÉRONTE.

     Quoi? des contes en l'air et sur l'heure inventés?

     DORANTE.

     Non! la vérité pure!

     GÉRONTE.

                          En est-il dans ta bouche?

     CLITON, _bas, à Dorante_.

     Voici pour votre adresse une assez rude touche.

     GÉRONTE.

     Tu me fourbes encor.

     DORANTE.

                          Si vous ne m'en croyez,
     Croyez-en pour le moins Cliton que vous voyez;
     Il sait tout mon secret.

     GÉRONTE.

                              Tu ne meurs pas de honte
     Qu'il faille que de lui je fasse plus de compte,
     Et que ton père même, en doute de ta foi,
     Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi!

  [61] Cliton est le valet de Dorante.

  [62] Clarice est la femme que Géronte veut faire épouser à son
  fils.

Voilà comment Corneille savait, même dans une comédie, donner, en
passant, une leçon de respect envers les êtres vénérables, et de respect
aussi envers soi-même. Quand vous lirez les comédies, vous verrez qu'on
s'y permet d'ordinaire un peu de libertés à cet égard. Comme c'est un
ouvrage naturellement plaisant, il est admis qu'on y peut parler en
badinant des choses sérieuses. Corneille le fait lui-même. Mais
l'autorité du père, non, c'est une affaire trop grave; Corneille ne
permet pas qu'on s'en amuse, et si un jeune homme de comédie, un
étourdi, aimable d'ailleurs, pousse jusque-là la raillerie, vite il
donne au père, à ce bon bourgeois de père, très simple jusqu'à ce
moment, et très bonhomme, toute la dignité que vous avez vue chez Don
Diègue et chez le vieil Horace, parce que pour un fils, tout père, quel
qu'il soit, doit être ni plus ni moins qu'un Horace ou un Don Diègue.



CHAPITRE XIII.

CORNEILLE CHEZ LUI.--VIEILLESSE ET MORT DU POÈTE.


Tel était ce Corneille, le poète en France qui a eu la plus haute idée
de l'homme, et qui en a laissé, à vingt reprises, dans ses œuvres, la
plus grande image. On l'appelait le Grand Corneille en son temps, et
Voltaire a exprimé le sentiment de la postérité en disant: «Le Grand
Corneille, ainsi nommé pour le distinguer, non de son frère, mais du
reste des hommes.»

Et cet homme, si grand en effet, ne vous imaginez pas qu'il fût vain de
ses succès et de sa gloire. Vous l'auriez vu, que vous ne l'auriez pas
distingué du plus humble et obscur bourgeois de Paris. Il était trop
humble même, timide et embarrassé dans les compagnies. Il parlait
lentement et ne savait pas faire valoir, en les lisant, ses vers
admirables.

Sa vie était celle de l'homme le plus simple et le plus ignoré, ajoutez
le plus vertueux. Il la passait au milieu de sa femme, de ses enfants,
de son frère et des enfants de celui-ci. Ce frère, Thomas Corneille,
était poète aussi, beaucoup moins distingué, et il avait quelquefois
plus de succès que lui. Jamais il n'y eut entre eux deux la moindre
lueur de jalousie, ni le moindre commencement d'inimitié. On vivait en
commun, partageant les joies et les chagrins. Quand Pierre avait besoin
d'une rime qui lui échappait, il la demandait à son frère. Il aurait pu
lui donner son génie, qu'il le lui aurait donné de bon cœur.

[Illustration: THOMAS CORNEILLE, FRÈRE DU GRAND CORNEILLE.

P. 160-161.]

La vieillesse de Corneille ne fut pas heureuse. Sans être jamais tombé
dans la misère, il était pauvre; car, dans ce temps-là, les pièces de
théâtre étaient peu payées, et les plus grands triomphes des auteurs
dramatiques rapportaient plus d'honneur que d'argent. Il vécut trop
longtemps aussi pour son bonheur. A trente ans, il avait fait dire à son
Don Diègue:

                           _Qu'on est digne d'envie
     Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie;
     Et qu'un long âge apporte aux hommes généreux,
     Au bout de leur carrière un destin malheureux!_

Il put se rappeler souvent ces beaux vers, et les appliquer amèrement à
sa propre fortune. Vieilli, et fatigué par la production incessante
d'une foule de chefs-d'œuvre, il n'avait plus, dans ses derniers
ouvrages, la même verve et la même puissance qu'autrefois.

Les idées étaient aussi grandes, mais il y avait souvent dans la
conduite et la suite de la pièce de l'obscurité et de l'embarras; et
malgré de beaux vers encore, qui semblaient éclater de temps à autre
comme des traits de feu, l'ensemble déplaisait, ou laissait froids les
spectateurs.

Entre deux tragédies, l'une médiocre, l'autre mêlée d'obscurités
pénibles et d'éclairs de génie, Corneille se reposait, se consolait
peut-être, à des œuvres où les deux passions de sa vie, la piété et
l'amour des vers, trouvaient une égale satisfaction. Il mettait en vers
l'_Imitation de Jésus-Christ_.

Il y a dans ce livre, traduit par Corneille, des vers admirables encore,
comme il faudrait en apprendre beaucoup, pour les réciter dans les
moments de découragement ou de peine. Voyez ceux-ci, comme ils sont
tendres et forts, et semblent prendre le cœur pour l'enlever bien
haut, loin des ennuis et des bassesses:

     Pour t'élever de terre, homme, il te faut deux ailes:
     La pureté de cœur et la simplicité.
     Elles te conduiront avec facilité
     Jusqu'à l'abîme heureux des clartés éternelles!

Corneille faisait des vers de circonstance, pour ses amis, pour les
gens qu'il estimait ou honorait. En voici qu'il fit pour le tombeau
d'une personne charitable et sainte, assez obscure. Mais tout ce qu'il
touche en devient grand.

     EPITAPHE D'ELISABETH RANQUET.

     Ne verse point de pleurs sur cette sépulture,
     Passant; ce lit funèbre est un lit précieux,
     Où gît d'un cœur tout pur la cendre toute pure;
     Mais le zèle du cœur est encore en ces lieux.

     Avant que de payer ses droits à la nature,
     Son âme, s'élevant au-dessus de ses yeux,
     Avait au créateur uni la créature,
     Et, marchant sur la terre, elle était dans les cieux.

     L'humilité, la peine, étaient son allégresse.
     Les pauvres bien mieux qu'elle, ont connu sa richesse,
     Et son dernier soupir fut un soupir d'amour.

     Passant, qu'à son exemple un beau feu te transporte,
     Et, loin de la pleurer d'avoir perdu le jour,
     Crois qu'on ne meurt jamais quand on meurt de la sorte.

Mais le goût du public n'était plus autant à Corneille. Les hommes de
son temps, dont je vous ai indiqué le caractère hardi, noble, et porté
aux grandes aventures, n'existaient plus. Leurs fils n'étaient point des
efféminés, tant s'en faut; mais cependant ils préféraient, au théâtre,
des pièces plus tendres, plus de douceur et d'amabilité que de grandeur
et d'héroïsme. Ajoutez que, juste au moment où Corneille faiblissait, un
autre grand poète, Jean Racine, était dans toute la vigueur de son génie
et tout l'éclat de son succès.

Tout cela fit à Corneille une fin de carrière pénible. Il avait bon
besoin pour vivre de sa pension du roi, qu'il avait bien gagnée, et qui
lui était servie depuis de longues années. Dans les derniers temps de sa
vie, cette ressource vint à lui manquer. Les malheurs de la France à
cette époque forçaient le trésor à faire des économies, et l'on avait
supprimé la pension, ou l'on en avait retardé le paiement. Un bon poète
du temps, Boileau, qui était très honnête homme, mais qui n'aimait point
passionnément Corneille, étant ami particulier de Racine, apprit que
Corneille ne recevait plus sa pension. Il en fut indigné et navré, et,
quoique n'étant pas des amis de Corneille, il court à Versailles, où
étaient le roi et les ministres, parle aux ministres, se jette aux pieds
du roi: «On n'a pas d'argent! s'écrie-t-il. Si, on en a! On a ma
pension, à moi; qu'on la donne à Corneille, au grand Corneille; moi, je
m'en passerai». On rendit enfin sa pension au pauvre vieux poète.

C'est là un trait touchant et charmant. Il prouve combien est grande la
bonne influence des génies comme celui de Corneille sur les cœurs.
Corneille ne se borne pas à peindre dans ses ouvrages des actes de
générosité; il ne réussit pas seulement à les faire admirer; il en
inspire. C'est l'honneur des hommes de génie qui sont des hommes de
grand cœur; c'est aussi leur récompense.


CORNEILLE MEURT. HONNEURS QU'ON LUI REND.

Corneille ne jouit pas longtemps de ce retour de faveur, ou plutôt de
cet acte de réparation. Il mourut le 1er octobre 1684, à l'âge de 78
ans. L'Académie française, dont il faisait partie depuis 1647, se
conduisit en cette circonstance avec beaucoup de délicatesse. Elle
nomma, pour lui succéder, Thomas Corneille, son frère, celui que Boileau
appelait un cadet de Normandie, et elle chargea Racine de prononcer
l'éloge de son ancien rival. Racine le fit en des termes d'une rare
élévation, et l'éloge de Corneille par Racine est une des plus belles
pages qui soient dans la prose française. Vous le lirez tout entier plus
tard. En voici du moins quelques lignes:

«.... Où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands
talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement,
l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! Quelle
gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle
prodigieuse variété dans les caractères! Parmi tout cela une
magnificence d'expressions proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait
souvent parler; capable néanmoins de l'abaisser quand il veut, et de
descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore
inimitable... Personnage véritablement né pour la gloire de son pays...
Aussi, lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des
victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront
notre siècle l'admiration des siècles à venir, Corneille, n'en doutons
point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles.... Il
aimait, il cultivait les exercices de l'Académie: il y apportait surtout
cet esprit de douceur, d'égalité, de déférence même, si nécessaire pour
entretenir l'union dans les compagnies. L'a-t-on jamais vu se préférer à
aucun de ses confrères? L'a-t-on jamais vu vouloir tirer aucun avantage
des applaudissements qu'il recevait dans le public? Au contraire, après
avoir paru en maître, et, pour ainsi dire, régné sur la scène, il
venait, disciple docile, chercher à s'instruire dans nos assemblées, et
laissait ses lauriers à la porte de l'Académie......»



CONCLUSION.

CORNEILLE DEVANT LA POSTÉRITÉ.


La postérité, comme le disait Racine, a ratifié le jugement de ses
contemporains sur Corneille. Elle a même été plus loin qu'eux. Nous
avons pour notre vieux poète une de ces admirations qui tiennent du
respect et notre culte envers lui ne s'est jamais refroidi. Les hommes
de son temps l'ont appelé _le Grand Corneille_. Nous lui avons conservé
ce titre, et nous y avons ajouté quelque chose qui est peut-être plus
flatteur encore.

Quand nous nous trouvons en présence d'un grand homme de bien, au
cœur vaillant et ferme, dédaigneux des périls, et ne se souciant que
de sa conscience, nous disons de lui que c'est un héros de Corneille.
Quand nous lisons ou entendons une grande parole, pleine de fierté,
vigoureuse et franche, nous disons que c'est un mot _cornélien_, une
phrase _cornélienne_, un vers _cornélien_.

Voilà le plus grand honneur peut-être qu'un homme puisse acquérir:
laisser son nom dans la langue de son pays avec une signification telle
que ce qu'il y a de plus élevé et de meilleur dans l'âme humaine ne se
puisse exprimer que par ce mot. C'est un honneur pour l'homme, c'est un
honneur aussi pour le pays. Il ne faut pas désespérer d'un peuple qui a
produit des Corneilles, et qui n'a jamais cessé de les admirer. Il a
conservé quelque chose de leur mâle génie, de leur cœur héroïque et
simple. Corneille est Français; la France aussi est cornélienne.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES


                                                                Pages.

     AVANT-PROPOS                                                    v

     CHAP. I.--La France au temps de Corneille                       1

     CHAP. II.--Jeunesse de Corneille                                5

     CHAP. III.--Corneille grand homme                              10

     CHAP. IV.--Le Cid                                              12

     CHAP. V.--Horace                                               24

     CHAP. VI.--Cinna                                               33

     CHAP. VII.--Polyeucte                                          46

     CHAP. VIII.--Nicomède                                          71

     CHAP. IX.--Pompée                                              85

     CHAP. X.--Don Sanche d'Aragon                                 106

     CHAP. XI.--Sertorius                                          125

     CHAP. XII.--Le Menteur                                        149

     CHAP. XIII.--Corneille chez lui.--Vieillesse et
     mort du poète                                                 160

     CONCLUSION.--Corneille devant la postérité                    168


POITIERS.--TYPOGRAPHIE OUDIN.





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