Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)
Author: Michelet, Jules, 1798-1874
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



OEUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET

HISTOIRE

DE FRANCE


MOYEN ÂGE

ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE

TOME QUATRIÈME


PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON

Tous droits réservés.



IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.



HISTOIRE

DE FRANCE


LIVRE VII



CHAPITRE PREMIER

Jeunesse de Charles VI (1380-1383).


Si le grave abbé Suger et son dévot roi Louis VII s'étaient éveillés, du
fond de leurs caveaux, au bruit des étranges fêtes que Charles VI donna
dans l'abbaye de Saint-Denis, s'ils étaient revenus un moment pour voir
la nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis, mais aussi surpris
cruellement; ils se seraient signés de la tête aux pieds et bien
volontiers recouchés dans leur linceul.

Et en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spectacle? En vain ces
hommes des temps féodaux, studieux contemplateurs des signes
héraldiques, auraient parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des
écussons appendus aux murailles; en vain ils auraient cherché les
familles des barons de la croisade qui suivirent Godefroi ou
Louis-le-Jeune; la plupart étaient éteintes. Qu'étaient devenus les
grands fiefs souverains des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, des
comtes d'Anjou, rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de
Poitiers? On en aurait trouvé les armes à grand'peine, rétrécies
qu'elles étaient ou effacées par les fleurs de lis dans les quarante-six
écussons royaux. En récompense, un peuple de noblesse avait surgi avec
un chaos de douteux blasons. Simples autrefois comme emblèmes des fiefs,
mais devenus alors les insignes des familles, ces blasons allaient
s'embrouillant de mariages, d'héritages, de généalogies vraies ou
fausses. Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus étranges
accouplements. L'ensemble présentait une bizarre mascarade. Les devises,
pauvre invention moderne[1], essayaient d'expliquer ces noblesses
d'hier.

[Note 1: Moderne, c'est-à-dire renouvelée alors récemment. Les anciens
avaient eu aussi des devises. _App._ 1.]

Tels blasons, telles personnes. Nos morts du douzième siècle n'auraient
pas vu sans humiliation, que dis-je! sans horreur, leurs successeurs du
quatorzième. Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait
remplie des monstrueux costumes de ce temps, des immorales et
fantastiques parures qu'on ne craignait pas de porter. D'abord des
hommes-femmes, gracieusement attifés, et traînant mollement des robes de
douze aunes; d'autres se dessinant dans leurs jaquettes de Bohème avec
des chausses collantes, mais leurs manches flottaient jusqu'à terre.
Ici, des hommes-bêtes brodés de toute espèce d'animaux; là des
hommes-musique, historiés de notes[2], qu'on chantait devant ou
derrière, tandis que d'autres s'affichaient d'un grimoire de lettres et
de caractères qui sans doute ne disaient rien de bon.

[Note 2: _App._ 2.]

Cette foule tourbillonnait dans une espèce d'église; l'immense salle de
bois qu'on avait construite en avait l'aspect. Les arts de Dieu étaient
descendus complaisamment aux plaisirs de l'homme. Les ornements les plus
mondains avaient pris les formes sacrées. Les sièges des belles dames
semblaient de petites cathédrales d'ébène, des châsses d'or. Les voiles
précieux que l'on n'eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour
parer le chef de Notre-Dame au jour de l'Assomption voltigeaient sur de
jolies têtes mondaines. Dieu, la Vierge et les Saints avaient l'air
d'avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le Diable fournissait
davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux
gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en
affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux
pieds; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en
queues de scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler; le sein nu,
la tête haute, elles promenaient par-dessus la tête des hommes leur
gigantesque hennin, échafaudé de cornes; il leur fallait se tourner et
se baisser aux portes. À les voir ainsi belles, souriantes, grasses[3],
dans la sécurité du péché, on doutait si c'étaient des femmes; on
croyait reconnaître, dans sa beauté terrible, la Bête décrite et
prédite; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une
belle femme cornue[4]... Costumes échangés entre hommes et femmes,
livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d'autel sur
l'épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure
de sabbat.

[Note 3: L'obésité est un caractère des figures de cette sensuelle
époque. Voir les statues de Saint-Denis; celles du quatorzième siècle
sont visiblement des portraits. Voir surtout la statue du duc de Berri
dans la chapelle souterraine de Bourges, avec l'ignoble chien gras qui
est à ses pieds.]

[Note 4: «Les dames et demoiselles menoient grands et excessifs estats,
et cornes merveilleuses, hautes et larges; et avoient de chacun costé,
au lieu de bourlées, deux grandes oreilles si larges que quand elles
vouloient passor l'huis d'une chambre, il falloit qu'elles se
tournassent de costé et baissassent.» (Juvénal des Ursins.)--«Quid de
cornibus et caudis loquar?... Adde quod in effigie cornutæ foeminæ
Diabolus plerumque pingitur.» (Clémengis.)]

Un seul costume eût trouvé grâce. Quelques-uns, de discret maintien, de
douce et matoise figure, portaient humblement la robe royale, l'ample
robe rouge fourrée d'hermine. Quels étaient ces rois? D'honnêtes
bourgeois de la cité, domiciliés dans la rue de la Calandre ou dans la
cour de la Sainte-Chapelle. Scribes d'abord du royal parlement des
barons, puis siégeant près d'eux comme juges, puis juges des barons
eux-mêmes, au nom du roi et sous sa robe. Le roi, laissant cette lourde
robe pour un habit plus leste, l'a jetée sur leurs bonnes grosses
épaules. Voilà deux déguisements: le roi prend l'habit du peuple, le
peuple prend l'habit du roi. Charles VI n'aura pas de plus grand
plaisir que de se perdre dans la foule, et de recevoir les coups des
sergents[5]. Il peut courir les rues, danser, jouter dans sa courte
jaquette; les bourgeois jugeront et régneront pour lui.

[Note 5: Voir plus bas l'entrée de la reine Isabeau.]

Cette Babel des costumes et des blasons exprimait trop faiblement encore
l'embrouillement des idées. L'ordre politique naissait; le désordre
intellectuel semblait commencer. La paix publique s'était établie; la
guerre morale se déclarait. On eût dit que du sérieux monde féodal et
pontifical s'était, un matin, déchaînée la fantaisie. Cette nouvelle
reine du temps se dédommageait après sa longue pénitence. C'était comme
un écolier échappé qui fait du pis qu'il peut. Le moyen âge, son digne
père, qui si longtemps l'avait contenue, elle le respectait fort; mais,
sous prétexte d'honneur, elle l'habillait de si bonne sorte que le
pauvre vieillard ne se reconnaissait plus.

On ne sait pas communément que le moyen âge s'est, de son vivant, oublié
lui-même.

Déjà le dur Speculator Durandus, ce gardien inflexible du symbolisme
antique, déclare avec douleur que le prêtre même ne sait plus le sens
des choses saintes[6].

[Note 6: _App._ 3.]

Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines, se croit obligé
d'écrire le droit de son temps. «Car, dit-il, les anciennes coutumes que
les prud'hommes tenoient, sont tantôt mises à rien... En sorte que le
pays est à peu près sans coutume[7].»

[Note 7: _App._ 4.]

Les chevaliers, qui se piquaient tant de fidélité, étaient-ils restés
fidèles aux rites de la chevalerie? Nous lisons que, lorsque Charles VI
arma chevaliers ses jeunes cousins d'Anjou, et qu'il voulut suivre de
point en point l'ancien cérémonial, beaucoup de gens «trouvèrent la
chose étrange et extraordinaire[8]».

[Note 8: _App._ 5.]

Ainsi, avant 1400, les grandes pensées du moyen âge, ses institutions
les plus chères, vont s'altérant pour les signes, ou s'obscurcissant
pour le sens. Nous connaissons aujourd'hui ce que nous fûmes au
treizième siècle mieux que nous ne le savions au quinzième. Il en est
advenu comme d'un homme qui a perdu de vue sa famille, ses parents, ses
jeunes années, et qui, plus tard, se recueillant, s'étonne d'avoir
délaissé ces vieux souvenirs.

Quelqu'un offrant un jour une mnémonique au grand Thémistocle, il
répondit ce mot amer: «Donne-moi plutôt un art d'oublier.» Notre France
n'a pas besoin d'un tel art; elle n'oublie que trop vite!

Qu'un tel homme ait dit ce mot sérieusement, je ne le croirai jamais. Si
Thémistocle eût vraiment pensé ainsi, s'il eût dédaigné le passé, il
n'eût pas mérité le solennel éloge que fait de lui Thucydide: «L'homme
qui sut voir le présent et prévoir l'avenir.»

Quiconque néglige, oublie, méprise, il en sera puni par l'esprit de
confusion. Loin d'entrevoir l'avenir, il ne comprendra rien au présent:
il n'y verra qu'un fait sans cause. Un fait, et rien qui le fasse!
quelle chose plus propre à troubler le sens?... Le fait lui apparaîtra
sans raison, ni droit d'exister. L'ignorance du fait, l'obscurcissement
du droit, sont le fléau du quatorzième et du quinzième siècle.

Les chroniqueurs, ne pouvant expliquer ces choses, y voient la peine du
schisme. Ils ont raison en un sens. Mais le schisme pontifical était
lui-même un incident du schisme universel qui travaillait les esprits.

La discorde intellectuelle et morale se traduisait en guerres civiles.
Guerre dans l'Empire, entre Wenceslas et Robert; en Italie, entre Duras
et Anjou; en Portugal, pour et contre les enfants d'Inès; en Aragon,
entre Pierre VI et son fils; tandis qu'en France se préparent les
guerres d'Orléans et de Bourgogne, en Angleterre celles d'York et de
Lancastre.

Discorde dans chaque État, discorde dans chaque famille. «Deux hommes,
se levant d'un même lit, disent à peine un mot qu'ils s'enfuient l'un de
l'autre; l'un crie York, l'autre Lancastre; et, pour adieu, ils croisent
leurs épées[9].»

[Note 9: Michael Drayton's, _The miseries of Queen Margaret_.]

Voilà les parents, les frères. Mais qui eût pénétré plus avant encore,
qui eût ouvert un coeur d'homme, il y aurait trouvé toute une guerre
civile, une mêlée acharnée d'idées, de sentiments en discorde.

Si la sagesse consiste à se connaître soi-même et à se pacifier, nulle
époque ne fut plus naturellement folle. L'homme, portant en lui cette
furieuse guerre, fuyait de l'idée dans la passion, du trouble dans le
trouble. Peu à peu, esprit et sens, âme et corps, tout se détraquant, il
n'y avait bientôt plus dans la machine humaine une pièce qui tînt.
Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises,
d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? Nous ferons ce
cruel récit. L'histoire individuelle explique l'histoire générale. La
folie du roi n'était pas celle du roi seul: le royaume en avait sa part.

Reprenons Charles VI à son enfance, à son avènement.

       *       *       *       *       *

Le petit roi de douze ans, déjà fol de chasse et de guerre, courait un
jour le cerf dans la forêt de Senlis. Nos forêts étaient alors bien
autrement vastes et profondes, et la dépopulation des quarante dernières
années les avait encore épaissies. Charles VI fit dans cette chasse une
merveilleuse rencontre: il vit un cerf qui portait, non la croix, comme
le cerf de saint Hubert, mais un beau collier de cuivre doré, où on
lisait ces mots latins: «_Cesar hoc mihi donavit_ (César me l'a
donné[10]).» Que ce cerf eût vécu si longtemps, c'était, tout le monde
en convenait, chose prodigieuse et de grand présage. Mais comment
fallait-il l'entendre? Était-ce un signe de Dieu qui promettait des
victoires au règne de son élu? ou bien une de ces visions diaboliques
par où le Tentateur prend possession des siens, et les pousse au hasard
à travers les précipices jusqu'à ce qu'ils se rompent le col?

[Note 10: Religieux de Saint-Denis.]

Quoi qu'il en soit, la faible imagination de l'enfant royal, déjà gâtée
par les romans de chevalerie, fut frappée de cette aventure: il vit
encore le cerf en songe avant sa victoire de Roosebeke. Dès lors, il
plaça sous son écusson le cerf merveilleux, et donna pour support aux
armes de France la malencontreuse figure du cornu et fugitif animal.

C'était chose peu rassurante de voir un grand royaume remis, comme un
jouet, au caprice d'un enfant. On s'attendait à quelque chose d'étrange;
des signes merveilleux apparaissaient.

Ces signes, qui menaçaient-ils? le royaume ou les ennemis du royaume? On
pouvait encore en douter. Jamais plus faible roi; mais jamais la France
n'avait été si forte. Pendant tout le treizième, tout le quatorzième
siècle, à travers les succès et les désastres, elle avait constamment
gagné. Poussée fatalement dans la grandeur, elle croissait victorieuse;
vaincue, elle croissait encore. Après la défaite de Courtrai, elle gagna
la Champagne et la Navarre[11]; après la défaite de Créci, le Dauphiné
et Montpellier; après celle de Poitiers, la Guyenne, les deux
Bourgognes, la Flandre. Étrange puissance, qui réussissait toujours
malgré ses fautes, par ses fautes.

[Note 11: Par la mort de la reine Jeanne, femme de Philippe-le-Bel.]

Non seulement le royaume s'étendait, mais le roi était plus roi. Les
seigneurs lui avaient remis leur épée de justice[12] et de bataille; ils
n'attendaient qu'un signe de lui pour monter à cheval et le suivre
n'importe où. On commençait à entrevoir la grande chose des temps
modernes, un empire mû comme un seul homme.

[Note 12: Pour les appels, sans parler de l'influence indirecte des
juges royaux.]

Cette force énorme, où allait-elle se tourner? Qui allait-elle écraser?
Elle flottait incertaine dans une jeune main, gauche et violente, qui ne
savait pas même ce qu'elle tenait.

Quelque part que le coup tombât, il n'y avait dans toute la chrétienté
rien, ce semble, qui pût résister.

L'Italie, sous ses belles formes, était déjà faible et malade. Ici les
tyrans, successeurs des Gibelins; là les villes guelfes, autres tyrans,
qui avaient absorbé toute vie. Naples était ce qu'elle est, mêlée
d'éléments divers, une grosse tête sans corps. Sous le prétexte du vieux
crime de la reine Jeanne, les uns appelaient les princes hongrois de la
première maison d'Anjou, sortie du frère de saint Louis; les autres
réclamaient le secours de la seconde maison d'Anjou, c'est-à-dire de
l'aîné des oncles de Charles VI.

L'Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait à grand'peine de son
ancien état de hiérarchie féodale, sans atteindre encore son nouvel état
de fédération. Elle tournait, cette grande Allemagne, vacillante et
lourdement ivre, comme son empereur Wenceslas. La France n'avait, ce
semble, qu'à lui prendre ce qu'elle voulait. Aussi le duc de Bourgogne,
le plus jeune des oncles et le plus capable, poussait le roi de ce côté.
Par mariage, par achat, par guerre, on pouvait enlever à l'Empire ce qui
y tenait le moins, à savoir les Pays-Bas.

Par delà les Pays-Bas, le duc de Bourgogne montrait l'Angleterre. Le
moment était bon. Cette orgueilleuse Angleterre avait alors une terrible
fièvre. Le roi, les barons et leur homme Wicleff avaient lâché le peuple
contre l'Église. Mais le dogue, une fois lancé, se retournait contre les
barons. Dans ce péril, tout ce qui avait autorité ou propriété, roi,
évêques, barons, se serrèrent et firent corps. Le roi, jeune et
impétueux, frappa le peuple, raffermit les grands, puis s'en repentit,
recula. La France pouvait profiter de ce faux mouvement, et porter un
coup.

Cette France, si forte, n'avait d'empêchement qu'en elle-même. Les
oncles la tiraient en sens inverse, au midi, au nord. Il s'agissait de
savoir d'abord qui gouvernerait le petit Charles VI. Ces princes qui,
pendant l'agonie de leur frère[13], étaient venus avec deux armées se
disputer la régence, consentirent pourtant à plaider leur droit au
Parlement[14]. Le duc d'Anjou, comme aîné, fut régent. Mais on
produisit une ordonnance du feu roi, qui réservait la garde de son fils
au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon, son oncle maternel. Charles VI
devait être immédiatement couronné[15].

[Note 13: Pendant que son frère expirait, le duc d'Anjou s'était tenu
caché dans une chambre voisine, puis il avait fait main basse sur tous
les meubles, toute la vaisselle, tous les joyaux.--On disait que le feu
roi avait fait sceller des barres d'or et d'argent dans les murs du
château de Melun, et que les maçons employés à ce travail avaient
ensuite disparu. Le trésorier avait juré de garder le secret. Le duc
d'Anjou, n'en pouvant rien tirer, fit venir le bourreau: «Coupe la tête
à cet homme», lui dit-il. Le trésorier indiqua la place.]

[Note 14: Religieux de Saint-Denis.]

[Note 15: Les trois oncles de Charles VI étaient tout aussi ambitieux et
avares que les oncles de Richard II. Il leur fallait aussi des
couronnes. En France même, le trône pouvait vaquer. Les jeunes enfants
du maladif Charles V pouvaient suivre leur père. La devise du duc de
Berri, telle qu'on la lisait dans sa belle chapelle de Bourges,
indiquait assez ces vagues espérances: «Oursine, le temps venra!» _App._
6.]

Une autre difficulté, c'est que, si le pays s'était un peu refait vers
la fin du règne de Charles V, il n'y avait pas plus d'ordre ni
d'habileté en finances; le peu d'argent qu'on levait mettait le peuple
au désespoir, et le roi n'en profitait pas.

On se plaisait à croire que le feu roi avait un moment aboli les
nouveaux impôts pour le remède de son âme. On crut ensuite qu'ils
seraient remis par le nouveau roi, comme joyeuse étrenne du sacre. Mais
les oncles menèrent leur pupille droit à Reims, sans lui faire traverser
les villes, de crainte qu'il n'entendît les plaintes. On lui fit même,
au retour, éviter Saint-Denis, où l'abbé et les religieux l'attendaient
en grande pompe; on l'empêcha de faire ses dévotions au patron de la
France, comme faisaient toujours les nouveaux rois.

La royale entrée fut belle; des fontaines jetaient du lait, du vin et de
l'eau de rose. Et il n'y avait pas de pain dans Paris. Le peuple perdit
patience. Déjà, tout autour, les villes et les campagnes étaient en feu.
Le prévôt crut gagner du temps en convoquant les notables au Parloir
aux bourgeois; mais il en vint bien d'autres; un tanneur demanda si l'on
croyait les amuser ainsi. Ils menèrent, bon gré mal gré, le prévôt au
palais. Le duc d'Anjou et le chancelier montèrent tout tremblants sur la
Table de marbre et promirent l'abolition des impôts établis depuis
Philippe-de-Valois, depuis Philippe-le-Bel. La populace courut de là aux
juifs, aux receveurs, pilla, tua[16].

[Note 16: Maints débiteurs profitèrent du tumulte pour faire enlever
chez leurs créanciers les titres de leurs obligations. (Religieux.)]

Le moyen d'occuper ces bêtes furieuses, c'était de leur jeter un homme.
Les princes choisirent un de leurs ennemis personnels, un des
conseillers du feu roi, le vieil Aubriot, prévôt de Paris. Ils avaient
d'ailleurs leurs raisons; Aubriot avait prêté de l'argent à plus d'un
grand seigneur, qui se trouvait quitte, s'il était pendu. Ce prévôt
était un rude justicier, un de ces hommes que la populace aime et hait,
parce que, tout en malmenant le peuple, ils sont peuple eux-mêmes. Il
avait fait faire d'immenses travaux dans Paris, le quai du Louvre, le
mur Saint-Antoine, le pont Saint-Michel, les premiers égouts, tout cela
par corvée, en ramassant les gens qui traînaient dans les rues. Il ne
traitait pas l'Église ni l'Université plus doucement; il s'obstinait à
ignorer leurs privilèges. Il avait fait tout exprès au Châtelet deux
cachots pour les écoliers et les clercs[17]. Il haïssait nommément
l'Université «comme mère des prêtres». Il disait souvent à Charles V que
les rois étaient des sots d'avoir si bien renté les gens d'Église.
Jamais il ne communiait. Railleur, blasphémateur, fort débauché, malgré
ses soixante ans, il était bien avec les juifs, mieux avec les juives;
il leur rendait leurs enfants, qu'on enlevait pour les baptiser. Ce fut
ce qui le perdit. L'Université l'accusa devant l'évêque. Un siècle plus
tôt, il eût été brûlé. Il en fut quitte pour l'amende honorable et la
pénitence _perpétuelle_, qui ne dura guère.

[Note 17: «Teterrimos carceres composuerat, uni _Claustri Brunelli_,
alteri _Vici Straminum_ adaptans nomina». (_Idem._)]

Abolir les impôts établis depuis Philippe-le-Bel, c'eût été supprimer le
gouvernement. Par deux fois, le duc d'Anjou essaya de les rétablir
(octobre 1381, mars 1382). À la seconde tentative, il prit de grandes
précautions. Il fit mettre les recettes à l'encan, mais à huis clos dans
l'enceinte du Châtelet. Il y avait des gens assez hardis pour acheter,
personne qui osât crier le rétablissement des impôts. Pourtant, à force
d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint à cheval dans la halle,
et cria d'abord, pour amasser la foule: «Argenterie du roi volée!
Récompense à qui la rendra!» Puis, quand tout le monde écouta, il piqua
des deux, en criant que le lendemain on aurait à payer l'impôt.

Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à demander un sol à une
femme qui vendait du cresson[18]; il fut assommé. L'alarme fut si
terrible, que l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même qui
devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les furieux couraient
toute la ville avec des maillets tout neufs qu'ils avaient pris à
l'arsenal. Ils les essayèrent sur la tête des collecteurs. L'un d'eux
s'était réfugié à Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée; il fut
égorgé sur l'autel (1er mars 1382). Ils pillèrent les maisons des morts;
puis, sous prétexte qu'il y avait des collecteurs ou des juifs dans
Saint-Germain-des-Prés, ils forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces
gens, qui violaient les monastères et les églises, respectèrent le
palais du roi.

[Note 18: Religieux de Saint-Denis.]

Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le délivrèrent, et le
prirent pour capitaine. Mais l'ancien prévôt était trop avisé pour
rester avec eux. La nuit se passa à boire, et le matin, ils trouvèrent
que leur capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint tête et
gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux Jean Desmarets, avocat
général. Ce bonhomme, qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien
d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont de Charenton.

Rouen s'était soulevé avant Paris, et se soumit avant. Paris commença à
s'alarmer. L'Université, le bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la
ville. Ils obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns des plus
notés, que l'on fit tout doucement jeter, la nuit, à la rivière.
Cependant, il n'y avait pas moyen de parler d'impôt aux Parisiens. Les
princes assemblèrent à Compiègne les députés de plusieurs autres villes
de France (mi-avril 1382). Ces députés demandèrent à consulter leurs
villes, et les villes ne voulurent rien entendre[19]. Il fallut que les
princes cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour cent mille
francs.

[Note 19: «Quibusdam ex potentioribus urbibus... Potius mori optamus
quam leventur.» (Religieux.).]

Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent était forcé de partir;
il ne pouvait plus différer son expédition d'Italie. La reine Jeanne de
Naples, menacée par son cousin Charles de Duras, avait adopté Louis
d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans[20]. Mais, tant qu'il avait eu
quelque chose à prendre dans le royaume, il n'avait pu se décider à se
mettre en route. Il avait employé ces deux ans à piller la France et
l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant qu'il le déferait de son
adversaire de Rome, lui avait livré non seulement tout ce que le
Saint-Siège pouvait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter,
engageant, de plus, en garantie de ces emprunts, toutes les terres de
l'Église[21]. Pour lever cet argent, le duc d'Anjou avait mis partout
chez les gens d'Église des sergents royaux, des garnisaires, des
_mangeurs_, comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les livres
de leurs églises, les ornements, les calices, jusqu'aux tuiles de leurs
toits.

[Note 20: _App._ 7.]

[Note 21: _App._ 8.]

Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et de malédictions
(fin avril 1382). Il partit lorsqu'il n'était plus temps de secourir la
reine Jeanne. La malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par
l'âge ou par le souvenir de son crime, avait attendu son ennemi. Elle
était déjà prisonnière, lorsqu'elle eut la douleur de voir enfin devant
Naples la flotte provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt.
La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 12, Jeanne fut
étouffée sous un matelas.

Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa mère adoptive, avait
envie de rester en Provence, et de recueillir ainsi le plus liquide de
la succession; le pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet,
honteux de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse d'argent.
Tout cela ne servit à rien. Louis d'Anjou n'eut même pas la consolation
de voir son ennemi. Charles de Duras s'enferma dans les places, et
laissa faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis d'Anjou le
défia par dix fois. Au bout de quelques mois, l'armée, l'argent, tout
était perdu. Les nobles coursiers de bataille étaient morts de faim; les
plus fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc avait vendu
toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jusqu'à sa couronne. Il n'avait sur
sa cuirasse qu'une méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre à Bari.
Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant, ou ne revinrent pas
(1384).

Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le duc d'Anjou, alla ainsi se
perdre à la recherche d'une royauté d'Italie. Le second, le duc de
Berri, s'en était fait une en France, gouvernant d'une manière absolue
le Languedoc et la Guyenne, et ne se mêlant pas du reste. Le troisième,
le duc de Bourgogne, débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il
voulait du roi et du royaume. La Flandre était son héritage, celui de sa
femme; il mena le roi en Flandre, pour y terminer une révolution qui
mettait ses espérances en danger.

Il y avait alors une grande émotion dans toute la chrétienté. Il
semblait qu'une guerre universelle commençât, des petits contre les
grands. En Languedoc, les paysans, furieux de misère, faisaient main
basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant sans pitié tous ceux
qui n'avaient pas les mains dures et calleuses, comme eux; leur chef
s'appelait Pierre de La Bruyère[22]. Les chaperons blancs de Flandre
suivaient un bourgeois de Gand; les ciompi de Florence, un cardeur
de laine; les compagnons de Rouen avaient fait roi, bon gré mal gré,
un drapier, «un gros homme, pauvre d'esprit[23]». En Angleterre,
un couvreur menait le peuple à Londres, et dictait au roi
l'affranchissement général des serfs.

[Note 22: Ils tuèrent ainsi un écuyer écossais, après l'avoir couronné
de fer rouge, et un religieux de la Trinité, qu'ils traversèrent de part
en part d'une broche de fer. Le lendemain, ayant pris un prêtre qui
allait à la cour de Rome, ils lui coupèrent le bout des doigts, lui
enlevèrent la peau de sa tonsure et le brûlèrent.]

[Note 23: _App._ 9.]

L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués partout en même temps,
ne savaient à qui entendre. «L'on craignoit, dit Froissart, que toute
gentillesse ne pérît.» Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul
concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de Paris eussent essayé de
correspondre avec les blancs chaperons de Flandre[24], tous ces
mouvements, analogues en apparence, procédaient de causes au fond si
différentes qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient être tous
comprimés isolément.

[Note 24: On trouva, dit-on, au pillage de Courtrai des lettres de
bourgeois de Paris qui établissaient leurs intelligences avec les
Flamands. Voy. aussi _App._ 18.--_App._ 10.]

En Flandre, par exemple, la domination d'un comte français, ses
exactions, ses violences, avaient décidé la crise; mais il y avait un
mal plus grave encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand et
de Bruges[25], leur tyrannie sur les petites villes et sur les
campagnes. La guerre avait commencé par l'imprudence du comte, qui, pour
faire de l'argent, vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la
Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette grosse ville de Bruges,
alors le premier comptoir de la chrétienté, avait étendu autour d'elle
un monopole impitoyable. Elle empêchait les ports d'avoir des entrepôts,
les campagnes de fabriquer[26]; elle avait établi sa domination sur
vingt-quatre villes voisines. Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci,
bien mieux située, au rayonnement des fleuves et des canaux, était
d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent, prompt à tirer le
couteau. Les Gantais tombèrent sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur
fleuve, tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château, Ypres,
Courtrai se laissèrent entraîner par eux. Liège, Bruxelles, la Hollande
même, les encourageaient, et regrettaient d'être si loin[27]. Liège leur
envoya six cents charrettes de farine.

[Note 25: _App._ 11.]

[Note 26: _App._ 12.]

[Note 27: _App._ 13.]

Gand ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en tuait, plus il s'en
trouvait. Le premier, Jean Hyoens, qui dirigea le mouvement, fut
empoisonné; le second, décapité en trahison. Pierre Dubois, un
domestique d'Hyoens, succéda; et voyant les affaires aller mal, il
décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité, à faire un tyran[28].
Ce fut Philippe Artevelde, fils du fameux Jacquemart, sinon aussi
habile, du moins aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans
vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de pain, deux de vin;
avec cinq mille Gantais, il marche droit à Bruges, où était le comte.
Les Brugeois, qui se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se
sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans la ville avec les
fuyards, pillent, tuent, surtout les gens des gros métiers[29]. Le comte
échappa en se cachant dans le lit d'une vieille femme (3 mai 1382).

[Note 28: _App._ 14.]

[Note 29: _App._ 15.]

Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comté de Flandres n'eut pas
de peine à faire croire au jeune roi que la noblesse était déshonorée,
si on laissait l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs
couru le pays de Tournai, qui était terre de France. Une guerre en
Flandre, dans ce riche pays, était une fête pour les gens de guerre; il
vint à l'armée tout un peuple de Bourguignons, de Normands, de
Bretons[30]. Ypres eut peur; la peur gagna, les villes se livrèrent.
Les pillards n'eurent qu'à prendre; draps, toiles, coutils, vaisselle
plate, ils vendaient, emballaient; expédiaient chez eux.

[Note 30: Le Religieux de Saint-Denis prétend que cette armée montait à
plus de cent mille hommes. Ce fut un seul fournisseur, un bourgeois de
Paris, Nicolas Boulard, qui se chargea d'approvisionner pour quatre mois
le marché qui se tenait au camp.]

Les Gantais, ne pouvant compter sur personne[31], réduits à leurs
milices, n'ayant presque point de gentilshommes avec eux, partant, point
de cavalerie, se tinrent à leur ordinaire en un gros bataillon. Leur
position était bonne (Roosebeke près Courtrai), mais la saison devenait
dure (27 novembre 1382). Ils avaient hâte de retrouver leurs poêles.
D'ailleurs, les défections commençaient; le sire de Herzele, un de leurs
chefs, les avait quittés. Ils forcèrent Artevelde de les mener au
combat.

[Note 31: Les Gantais avaient demandé du secours aux Anglais; mais, de
crainte qu'on ne voulût leur faire payer ce secours, ils réclamèrent les
sommes que la Flandre avait autrefois prêtées à Édouard III. Ils
n'eurent ni secours ni argent. _App._ 16.]

Pour être sûrs de charger avec ensemble, et de ne pas être séparés par
la gendarmerie, ils s'étaient liés les uns aux autres. La masse avançait
en silence, toute hérissée d'épieux qu'ils poussaient vigoureusement de
l'épaule et de la poitrine. Plus ils avançaient, plus ils s'enfonçaient
entre les lances des gens d'armes qui les débordaient de droite et de
gauche. Peu à peu, ceux-ci se rapprochèrent. Les lances étant plus
longues que les épieux, les Flamands étaient atteints sans pouvoir
atteindre. Le premier rang recula sur le second; le bataillon alla se
serrant; une lente et terrible pression s'opéra sur la masse; cette
force énorme se refoula cruellement contre elle-même. Le sang ne
coulait qu'aux extrémités; le centre étouffait. Ce n'était point le
tumulte ordinaire d'une bataille, mais les cris inarticulés de gens qui
perdaient haleine, les sourds gémissements, le râle des poitrines qui
craquaient[32].

[Note 32: _App._ 17.]

Les oncles du roi, qui l'avaient tenu hors de l'action et à cheval,
l'amenèrent ensuite sur la place, et lui montrèrent tout. Ce champ était
hideux à voir; c'était un entassement de plusieurs milliers d'hommes
étouffés. Ils lui dirent que c'était lui qui avait gagné la bataille,
puisqu'il en avait donné l'ordre et le signal. On avait remarqué
d'ailleurs qu'au moment où le roi fit déployer l'oriflamme, le soleil se
leva, après cinq jours d'obscurité et de brouillard.

Contempler ce terrible spectacle, croire que c'était lui qui avait fait
tout cela, éprouver, parmi les répugnances de la nature, la joie contre
nature de cet immense meurtre, c'était de quoi troubler profondément un
jeune esprit. Le duc de Bourgogne put bientôt s'en apercevoir, à son
propre dommage. Lorsqu'il ramena à Courtrai son jeune roi, le coeur ivre
de sang, quelqu'un ayant eu l'imprudence de lui parler des cinq cents
éperons français qu'on y gardait depuis la défaite de Philippe-le-Bel,
il ordonna qu'on mît la ville à sac et qu'on la brûlât.

Le roi, ainsi animé, voulait pousser la guerre, aller jusqu'à Gand,
l'assiéger; mais la ville était en défense. Le mois de décembre était
venu; il pleuvait toujours. Les princes aimèrent mieux faire la guerre
aux Parisiens soumis qu'aux Flamands armés. Paris était ému encore,
mais disposé à obéir. L'avocat général Desmarets avait eu l'adresse de
tout contenir, donnant de bonnes paroles, promettant plus qu'il ne
pouvait, trahissant vertueusement les deux partis, comme font les
modérés. Lorsque le roi arriva, les bourgeois, pour, le mieux, fêter,
crurent faire une belle chose en se mettant en bataille. Peut-être aussi
espéraient-ils, en montrant ainsi leur nombre, obtenir de meilleures
conditions. Ils s'étalèrent devant Montmartre en longues files; il y
avait un corps d'arbalétriers, un corps armé de boucliers et d'épées, un
autre armé de maillets; ces maillotins, à eux seuls, étaient vingt mille
hommes[33].

[Note 33: _App._ 18.]

Ce spectacle ne fit pas l'impression qu'ils espéraient. La noblesse, qui
menait le roi, revenait bouffie de sa victoire de Roosebeke. Les gens
d'armes commencèrent par jeter bas les barrières; puis on arracha les
portes même de leurs gonds; on les renversa sur la _chaussée du roi_;
les princes, toute cette noblesse, eurent la satisfaction de marcher sur
les portes de Paris[34]. Ils continuèrent en vainqueurs jusqu'à
Notre-Dame. Le jeune roi, bien dressé à faire son personnage,
chevauchait la lance sur la cuisse, ne disant rien, ne saluant personne,
majestueux et terrible.

[Note 34: «... Quasi leoninam civium superbiam conculcarent...»
(Religieux de Saint-Denis.)]

Le soldat logea militairement chez le bourgeois. On cria que tous
eussent à porter leurs armes au Palais ou au Louvre. Ils en portèrent
tant, dans leur peur, qu'il s'en trouvait, disait-on, de quoi armer
huit cent mille hommes[35]. La ville désarmée, on résolut de la serrer
entre deux forts; on acheva la Bastille Saint-Antoine, et l'on bâtit au
Louvre une grosse tour qui plongeait dans l'eau; on croyait qu'une fois
pris dans cet étau; Paris ne pourrait plus bouger.

[Note 35: Cette exagération prouve seulement l'idée qu'on se formait
déjà de la population de cette grande ville. (Religieux de
Saint-Denis.)]

Alors commencèrent les exécutions. On mit à mort les plus notés, les
violents[36]; puis d'honnêtes gens qui les avaient contenus et qui
avaient rendu les plus grands services, comme le pauvre Desmarets[37].
On ne lui pardonna pas de s'être mis entre le roi et la ville. Après
quelques jours d'exécutions et de terreur, on arrangea une scène de
clémence. L'Université, la vieille duchesse d'Orléans, avaient déjà
demandé grâce; mais le duc de Berri avait répondu que tous les bourgeois
méritaient la mort. Enfin on dressa, au plus haut des degrés du Palais,
une tente magnifique, où le jeune roi siégea avec ses oncles et les
hauts barons. La foule suppliante remplissait la cour. Le chancelier
énuméra tous les crimes des Parisiens depuis le roi Jean, maudit leur
trahison, et demanda quels supplices ils n'avaient pas mérités. Les
malheureux voyaient déjà la foudre tomber et baissaient les épaules; ce
n'était que cris, des femmes surtout qui avaient leurs maris en prison:
elles pleuraient et sanglotaient. Les oncles du roi, son frère, furent
touchés; ils se jetèrent à ses pieds, comme il était convenu, et
demandèrent que la peine de mort fût commuée en amende.

[Note 36: Le lundi qui suivit la rentrée du roi, on exécuta un orfèvre
et un marchand de drap, plusieurs autres dans la quinzaine suivante,
parmi lesquels Nicolas le Flamand, un des amis d'Étienne Marcel, qui
avait assisté au meurtre de Robert de Clermont.]

[Note 37: On prétend qu'à sa mort il refusa de dire merci au roi, et dit
seulement merci à Dieu. Il était l'auteur d'un _Recueil de décisions
notoires_, établies _par enquestes, par tourbes_, de 1300 à 1387.]

L'effet était produit; la peur ouvrit les bourses. Tout ce qui avait eu
charge, tout ce qui était riche ou aisé, fut mandé, taxé à de grosses
sommes, à trois mille, à six mille, à huit mille francs. Plusieurs
payèrent plus qu'ils n'avaient. Lorsqu'on crut ne pouvoir plus rien
tirer, on publia à son de trompe que désormais on aurait à payer les
anciens impôts, encore augmentés; on mit une surcharge de douze deniers
sur toute marchandise vendue. La ville ne pouvait rien dire; il n'y
avait plus de ville, plus de prévôt, plus d'échevins, plus de commune de
Paris[38]. Les chaînes des rues furent portées à Vincennes. Les portes
restèrent ouvertes de nuit et de jour.

[Note 38: _App._ 19.]

On traita à peu près de même Rouen[39], Reims, Châlons, Troyes, Orléans
et Sens; elles furent aussi rançonnées. La meilleure partie de cet
argent, si rudement extorqué, alla finalement se perdre dans les poches
de quelques seigneurs. Il n'en resta pas grand'chose[40]. Ce qui resta,
ce fut l'outrecuidance de cette noblesse qui croyait avoir vaincu la
Flandre et la France; ce fut l'infatuation du jeune roi, désormais tout
prêt à toutes sottises, la tête à jamais brouillée par ses triomphes de
Paris et de Roosebeke, et lancé à pleine course dans le grand chemin de
la folie.

[Note 39: _App._ 20.]

[Note 40: «Nec inde regale ærarium datatum est.» (Religieux.)]



CHAPITRE II

Jeunesse de Charles VI (1384-1391).


La Flandre, qu'on disait vaincue, domptée, l'était si peu qu'il y fallut
encore deux campagnes, et pour finir par accorder aux Flamands tout ce
qu'on leur avait refusé d'abord.

Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les Français, ses
ennemis et, par les Anglais, ses amis. Ceux-ci, irrités du succès des
Français à Roosebeke, préparèrent une croisade contre eux comme
schismatiques et partisans du pape d'Avignon. Cette croisade, dirigée,
disait-on, contre la Picardie, tomba sur la Flandre. Les Flamands eurent
beau représenter au chef de la croisade, à l'évêque de Norwick, qu'ils
étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais, comme eux,
partisans du pape de Rome; l'évêque qui, sous ce titre épiscopal,
n'était qu'un rude homme d'armes et grand pillard, s'obstina à croire
que la Flandre était conquise par les Français et devenue toute
française. Il prit d'assaut Gravelines, une ville amie, sans défense,
qui ne s'attendait à rien. Cassel, pillée par les Anglais, fut ensuite
brûlée par les Français. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de
France; le jeune roi, qui n'avait pas encore pris de ville, s'obstina à
donner l'assaut; il escalada les murs dégarnis, força les portes
ouvertes.

Le comte de Flandre insistait pour qu'on agît sérieusement et qu'on
terminât la guerre. Mais tout le monde était las. Le pays commençait à
être bien appauvri; il n'y avait plus rien à prendre sans combat. Ce
qu'il fallait prendre, si on pouvait, c'était cette grosse ville de
Gand; à quoi il fallait un siège, un long et rude siège; personne ne
s'en souciait. Le duc de Berri surtout se désolait d'être tenu si
longtemps loin de son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue
et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne et du comte
de Flandre. Heureusement celui-ci mourut. Les Flamands, dans leur haine
contre les Français, prétendirent que le duc de Berri l'avait
poignardé[41]. Si ce prince, naturellement doux et plutôt homme de
plaisir, eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu croyable, il eût servi
mieux qu'il ne voulait le duc de Bourgogne, gendre et héritier du mort.
Ce gendre ne fut pas difficile sur les conditions de la paix; il n'avait
contre les Flamands ni haine ni rancune; l'essentiel pour lui était
d'hériter. Il leur accorda tout ce qu'ils voulurent, jura toutes les
chartes qu'ils lui donnèrent à jurer. Il les dispensa même de parler à
genoux, cérémonial qui pourtant était d'usage du vassal au seigneur, et
qui n'avait rien d'humiliant dans les idées féodales (18 décembre 1384).

[Note 41: _App._ 21.]

Le duc de Bourgogne était la seule tête politique de cette famille. Il
s'affermit dans les Pays-Bas par un double mariage de ses enfants avec
ceux de la maison de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut,
la Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au nord et au
midi. Il eut encore l'adresse de marier le jeune roi, et de le marier
dans cette même maison de Bavière. On proposait les filles des ducs de
Bavière, de Lorraine et d'Autriche. Un peintre fut envoyé pour faire le
portrait des trois princesses. La Bavaroise ne manqua pas d'être la plus
belle, comme il convenait aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit
venir en grande pompe à Amiens[42]. Le mariage devait se faire à Arras.
Mais le roi déclara qu'il voulait avoir tout de suite sa petite femme;
il fallut la lui donner. C'étaient pourtant deux enfants; il avait seize
ans, elle quatorze.

[Note 42: «La jeune dame, en estant debout, se tenoit coie et ne mouvoit
ni cil ni bouche; et aussi à ce jour ne savoit point de françois.»
(Froissart.)]

Voilà le duc de Bourgogne bien fort, un pied en France, un pied dans
l'Empire. Il voulait faire une plus grande chose, chose immense, et
pourtant alors faisable: la conquête de l'Angleterre. Les Anglais
désolaient tout le midi de la France; ils envahissaient la Castille,
notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre interminable sur le
continent, il valait mieux aller les trouver dans leur île, faire la
guerre chez eux et à leurs dépens. Ils avaient entre eux une autre
guerre qui les occupait, guerre sourde, silencieuse et terrible. Ils
étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre, qu'on pouvait les
battre et les tuer avant qu'ils s'en aperçussent.

L'effort fut grand, digne du but. On rassembla tout ce qu'on put
acheter, louer de vaisseaux, depuis la Prusse jusqu'à la Castille. On
parvint à en réunir jusqu'à treize cent quatre-vingt-sept[43]. Vaisseaux
de transport plus que de guerre; tout le monde voulait s'embarquer. Il
semblait qu'on préparât une émigration générale de la noblesse
française. Les seigneurs ne craignaient pas de ruine, sûrs d'en trouver
dix fois plus de l'autre côté du détroit. Ils tenaient à passer
galamment; ils paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils
faisaient argenter les mâts, dorer les proues; d'immenses pavillons de
soie, flottant dans tout l'orgueil héraldique, déployaient au vent les
lions, les dragons, les licornes, pour faire peur aux léopards.

[Note 43: _App._ 22.]

La merveille de l'expédition, c'était une ville de bois qu'on apportait
toute charpentée des forêts de la Bretagne, et qui faisait la charge de
soixante-douze vaisseaux. Elle devait se remonter au moment du
débarquement, et s'étendre, pour loger l'armée, sur trois mille pas de
diamètre[44]. Quel que fût l'événement des batailles, elle assurait aux
Français le plus sûr résultat du débarquement; elle leur donnait une
place en Angleterre, pour recueillir les mécontents, une sorte de Calais
britannique.

[Note 44: Knyghton, Walsingham.]

Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de Bourgogne n'était pas
roi de France. Le projet avait le tort de lui être trop utile; le maître
de la Flandre eût profité plus que personne du succès de l'invasion
d'Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise grâce. La ville de
bois se fit attendre, et n'arriva qu'à moitié brisée par la tempête. Le
duc de Berri amusa le roi, le plus longtemps qu'il put, en mariant son
fils avec la petite soeur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI partit
seulement le 5 août, et on lui fit encore visiter lentement les places
de la Picardie, de manière qu'il n'arriva à Arras qu'à la mi-septembre.
Le temps était beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient. Le
duc de Berri n'arrivait pas; il n'était aucunement pressé. Lettres,
messages, rien ne pouvait lui faire hâter sa marche. Il arriva lorsque
la saison rendait le passage à peu près impossible[45]. Le mois de
décembre était venu, les mauvais temps, les longues nuits. L'Océan garda
encore cette fois son île, comme il a fait contre Philippe II, contre
Bonaparte[46].

[Note 45: _App._ 23.]

[Note 46:

  ... And Ocean, 'mid his uproar wild,
  Speaks safety to his island child.

«L'Océan qui la garde, en son rauque murmure, dit amour et salut à son
île, à son enfant!» (Coleridge.)]

Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne, c'est la Bretagne. Nos
marins bretons sont les vrais adversaires des leurs; aussi fermes, moins
sages peut-être, mais réparant cela par l'élan dans le moment critique.
Le connétable de Clisson, homme du roi et chef des résistances
bretonnes contre le duc de Bretagne, reprit l'expédition, et en fit
l'affaire de sa province. Clisson visait haut; il venait de racheter aux
Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché de Bretagne; il lui
donna sa fille, et il l'aurait fait duc. Le duc régnant, Jean de
Montfort, prit Clisson en trahison; mais ses barons l'empêchèrent de le
tuer[47]. Ce petit événement fit encore manquer la grande expédition
d'Angleterre.

[Note 47: Le sire de Laval dit au duc de Bretagne: «Il n'y auroit en
Bretagne chevalier ni écuyer, cité, chastel ni bonne ville, ni homme
nul, qui ne vous haït à mort et ne mît peine à vous déshériter. Ni le
roi d'Angleterre ni son conseil ne vous en sauroient nul gré. Vous
voulez-vous perdre pour la vie d'un homme?» (Froissart.)]

Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent des mesures.
Ils désarmèrent leur roi, qui leur était suspect. Leur nouveau
gouvernement nous chercha de l'occupation en Allemagne. Il y avait force
petits princes nécessiteux qu'on pouvait acheter à bon marché. Le duc de
Gueldre, qui avait plus d'un différend avec les maisons de Bourgogne et
de Blois, se vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre mille
francs; il leur fit hommage, et, d'autant plus hardi qu'il avait moins à
perdre[48], il défia majestueusement le roi de France.

[Note 48: Et plus à gagner: «Plus est riche et puissant le duc de
Bourgogne, tant y vaut la guerre mieulx... Pour une buffe que je
recevrai, j'en donnerai six.» (Froissart.)]

Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l'extension de son influence, de
faire sentir dans les Pays-Bas et si loin vers le nord ce que pesait le
grand royaume. Il fit faire contre cette imperceptible duc de Gueldre
presque autant d'efforts qu'il en aurait fallu pour conquérir
l'Angleterre. On rassembla quinze mille hommes d'armes, quatre-vingt
mille fantassins[49]. La difficulté n'était pas de lever des hommes,
mais de les faire arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on
faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et dévorante armée
passât par son riche Brabant, dont il allait hériter. Il fallut tourner
par les déserts de la Champagne, s'enfoncer dans les Ardennes, par les
basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme on pouvait, les
sentiers des chasseurs. Deux mille cinq cents hommes armés de haches
allaient devant pour frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les
marais. La pluie tombait; le pays était triste et monotone. On ne
trouvait rien à prendre, personne, pas même d'ennemis. D'ennui et de
lassitude, on finit par écouter les princes qui intercédaient,
l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liège, le duc de Juliers. Charles
VI fut touché surtout des prières d'une grande dame du pays, qui se
disait éprise d'amour pour l'invincible roi de France[50]. Sous ce doux
patronage, le duc de Gueldre fut reçu à s'excuser; il parla à genoux, et
affirma que les défis n'avaient pas été écrits par lui, que c'étaient
ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).

[Note 49: On renvoya, il est vrai, le plus grand nombre comme impropre
au service. Le même Nicolas Boulard, dont nous avons parlé, pourvut aux
approvisionnements. _App._ 24.]

[Note 50: _App._ 25.]

Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne, petit pour le roi.
Deux mots d'excuses pour payer tant de peines et de dépenses, c'était
peu. Au reste, les autres expéditions n'avaient pas mieux tourné. La
France avait envahi l'Italie, menacé l'Angleterre, touché l'Allemagne.
Elle avait fait de grands mouvements, elle avait fatigué et sué, et il
ne lui en restait rien. Elle n'était pas heureuse; rien ne venait à
bien. Le roi, gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke, avait
cru tout facile, et il ne rencontrait que des obstacles[51]. À qui
pouvait-il s'en prendre, sinon à ceux qui l'avaient jeté dans les
guerres? À ses oncles, qui l'avaient toujours conseillé à son dam et à
leur profit.

[Note 51: Une expédition sollicitée par les Génois et commandée par le
duc de Bourbon alla échouer en Afrique (1390). Le comte d'Armagnac,
ramassant tous les soldats qui pillaient la France, passa les Alpes,
attaqua les Visconti et se fit prendre (1391). Le roi lui-même projetait
une croisade d'Italie; il aurait établi le jeune Louis d'Anjou à Naples,
et terminé le schisme par la prise de Rome.]

Les pacifiques conseillers de Charles V prévalurent à leur tour, le sire
de La Rivière, l'évêque de Laon, Montaigu et Clisson. Charles VI, tout
enfant qu'il était, avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de
bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé la vie au doux et
aimable sire de La Rivière, que ses oncles voulaient perdre. La Rivière
était l'ami et le serviteur personnel de Charles V; il a été enterré à
Saint-Denis, aux pieds de son maître.

Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles avaient le pouvoir
en main: il fallait de l'adresse pour le leur ôter. L'affaire fut bien
menée[52]. Au retour de leur triste expédition de Gueldre, un grand
conseil fut assemblé à Reims, dans la salle de l'archevêché. Le roi
demanda les moyens de rendre au peuple un peu de repos, et ordonna aux
assistants de donner leur avis. Alors l'évêque de Laon se leva, énuméra
doctement toutes les qualités du roi, corporelles et spirituelles, la
dignité de sa personne, sa prudence et sa circonspection[53]; il déclara
qu'il ne lui manquait rien, pour régner par lui-même. Les oncles n'osant
dire le contraire, Charles VI répondit qu'il goûtait l'avis du prélat;
il remercia ses oncles de leurs bons services, et leur ordonna de se
rendre chez eux, l'un en Languedoc, l'autre en Bourgogne. Il ne garda
que le duc de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le
meilleur des trois.

[Note 52: _App._ 26.]

[Note 53: Le Religieux.]

L'évêque de Laon mourut empoisonné, mais il avait rendu un double
service au royaume. Les oncles, renvoyés chez eux, s'occupèrent un peu
de leurs provinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient. Les
nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces _marmousets_, comme
on les appelait, rendirent à la ville de Paris ses échevins et son
prévôt des marchands. Ils conclurent une trêve avec l'Angleterre,
favorisèrent l'Université contre le pape, et cherchèrent les moyens
d'éteindre le schisme. Ils auraient aussi voulu réformer les finances.
Ils allégèrent d'abord les impôts, mais furent bientôt obligés de les
rétablir.

Le gouvernement était plus sage, mais le roi était plus fol. À défaut de
batailles, il lui fallait des fêtes. Il avait eu le malheur de
commencer son règne par un de ces heureux hasards qui tournent les plus
sages têtes; il avait à quatorze ans gagné une grande bataille; il
s'était vu salué vainqueur sur un champ couvert de vingt-six mille
morts. Chaque année il avait eu les espérances de la guerre; à chaque
printemps sa bannière s'était déployée pour les belles aventures. Et
c'était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait atteint sa force,
lorsqu'il était reconnu pour un cavalier accompli dans tout exercice de
guerre, qu'on le condamnait au repos! Un gouvernement de _marmousets_
lui défendait les hautes espérances, les vastes pensées... Combien
fallait-il de tournois pour le dédommager des combats réels, combien de
fêtes, de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire oublier la
vie dramatique de la guerre, ses joies, ses hasards!

Il se jeta en furieux dans les fêtes, fit rude guerre aux finances,
prodiguant en jeune homme, donnant en roi. Son bon coeur était une
calamité publique. La chambre des Comptes, ne sachant comment résister,
notait tristement chaque don du roi de ces mots: «_Nimis habuit_» ou
«_Recuperetur_». Les sages conseillers de la chambre avaient encore
imaginé d'employer ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire
un beau cerf d'or, dans l'espoir que cette figure aimée du roi serait
mieux respectée. Mais le cerf fuyait, fondait toujours; on ne put même
jamais l'achever[54].

[Note 54: «Non nisi usque ad colli summitatem peregerunt.»
(Religieux.).]

D'abord, les fils du duc d'Anjou devant partir pour revendiquer la
malheureuse royauté de Naples, le roi voulut auparavant leur conférer
l'ordre de chevalerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une
magnificence et un concours de monde incroyables. Toute la noblesse de
France, d'Angleterre, d'Allemagne, était invitée. Il fallut que la
silencieuse et vénérable abbaye, l'église des tombeaux, s'ouvrît à ces
pompes mondaines, que les cloîtres retentissent sous les éperons dorés,
que les pauvres moines accueillissent les belles dames. Elles logèrent
dans l'abbaye même[55]. Le récit du moine chroniqueur en est encore tout
ému.

[Note 55: _App._ 27.]

Aucune salle n'était assez vaste pour le banquet royal; on en fit une
dans la grande cour. Elle avait la forme d'une église[56], et n'avait
pas moins de trente-deux toises de long. L'intérieur était tendu d'une
toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout s'élevait un large et
haut pavillon de tapisseries précieuses, bizarrement historiées; on eût
dit l'autel de cette église, mais c'était le trône.

[Note 56: «Ad templi similitudinem.» (Religieux.)]

Hors des murs de l'abbaye, on aplanit, on ferma de barrières des lices
longues de cent vingt pas. Sur un côté s'élevaient des galeries et des
tours, où devaient siéger les dames, pour juger des coups.

Il y eut trois jours de fêtes: d'abord les messes, les cérémonies de
l'Église, puis les banquets et les joûtes, puis le bal de nuit; un
dernier bal enfin, mais celui-ci masqué, pour dispenser de rougir. La
présence du roi, la sainteté du lieu, n'imposèrent en rien. La foule
s'était enivrée d'une attente de trois jours. Ce fut un véritable
_Pervigilium Veneris_; on était aux premiers jours du mois de mai.
«Mainte demoiselle s'oublia, plusieurs maris pâtirent...» Serait-ce par
hasard dans cette funeste nuit que le jeune duc d'Orléans, frère du roi,
aurait plu, pour son malheur, à la femme de son cousin Jean-sans-Peur,
comme il eut ensuite l'imprudence de s'en vanter[57]?

[Note 57: _App._ 28.]

Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre lendemain. Ce ne fut
pas assez que les morts eussent été troublés par le bruit de la fête, on
ne les tint pas quittes. Il fallut qu'ils jouassent aussi leur rôle.
Pour aviver le plaisir par le contraste, ou tromper les langueurs qui
suivent, le roi se fit donner le spectacle d'une pompe funèbre. Le héros
de Charles VI[58], celui dont les exploits avaient amusé son enfance,
Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste honneur d'amuser de ses
funérailles la folle et luxurieuse cour.

[Note 58: _App._ 29.]

Les fêtes appellent les fêtes; le roi voulut que la reine Isabeau, qui,
depuis quatre ans, était entrée cent fois dans Paris, y fit sa _première
entrée_. Après la noble fête féodale, le populaire devait avoir la
sienne, celle-ci gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et
risibles, le vertige étourdissant des grandes foules. Les bourgeois
étaient généralement vêtus de vert, les gens des princes l'étaient en
rose. On ne voyait aux fenêtres que belles filles vêtues d'écarlate avec
des ceintures d'or. Le lait et le vin coulaient des fontaines; des
musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine. Aux carrefours,
des enfants représentaient de pieux mystères. La reine suivit la rue
Saint-Denis. Deux anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la
tête une couronne d'or en chantant:

  Dame enclose entre fleurs de lis,
  Êtes-vous pas du paradis?

Lorsqu'elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit avec étonnement un
homme descendre, deux flambeaux à la main, par une corde tendue des
tours de la cathédrale.

Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la fête; il s'était
mêlé à la foule des bourgeois, pour voir aussi passer sa belle jeune
Allemande. Il reçut même des sergents «plus d'un horion» pour avoir
approché trop près; le soir, il s'en vanta aux dames[59]. Le prince
débonnaire, sachant aussi qu'il y avait à la fête beaucoup d'étrangers
qui regrettaient de n'avoir jamais vu joûter le roi, se mêla aux joûtes
pour leur faire plaisir.

[Note 59: «En eut le roy plusieurs coups et horions sur les espaules
bien assez. Et au soir, en la présence des dames et damoiselles, fut la
chose sçue et récitée, et le roy mesme se farçoit des horions qu'il
avoit reçus.» (_Grandes chroniques de Saint-Denis._)]

Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d'Orléans, épousa la fille
de Visconti, le riche duc de Milan[60]. Charles VI voulut que la fête se
fît à Melun. Il y reçut magnifiquement la charmante Valentina, qui
devait exercer un si doux et si durable ascendant sur ce faible esprit.

[Note 60: Ce mariage eut de grandes conséquences qu'on verra plus tard.
Elle apporta Asti en dot, avec 450,000 florins. (_Archives._)]

La ville de Paris avait cru que l'_entrée_ de la reine lui vaudrait une
diminution d'impôt. Ce fut tout le contraire. Il fallut, pour payer la
fête, hausser la gabelle, et, de plus, l'on décria les pièces de douze
et de quatre deniers, avec défense de les passer, sous peine de la hart.
C'était la monnaie du petit peuple, des pauvres. Pendant quinze jours
ces gens furent au désespoir, ne pouvant, avec cette monnaie, acheter de
quoi manger[61].

[Note 61: Le Religieux.]

Cependant le roi s'ennuyait; il s'avisa d'un voyage. Il n'avait pas fait
son tour du royaume, sa royale _chevauchée_. Il ne connaissait pas
encore ses provinces du Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un
pieux moine de Saint-Bernard était venu du fond du Languedoc lui
dénoncer le mauvais gouvernement de son oncle de Berri. Le moine avait
surmonté tous les obstacles, forcé les portes, et, en présence même de
l'oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute chrétienne. Le
roi, qui avait bon coeur, l'écouta patiemment, le prit sous sa
sauvegarde, et promit d'aller lui-même voir ce malheureux pays. Il
voulait, d'ailleurs, passer à Avignon, et s'entendre avec le pape sur
les moyens d'éteindre le schisme.

Après avoir, selon l'usage de nos rois en pareille circonstance, fait
ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis, il prit sa route par Nevers, et
y fut reçu avec la prodigue magnificence de la maison de Bourgogne. Mais
il ne permit pas à ses oncles de le suivre[62]; il ne voulait qu'ils
fermassent ses oreilles aux plaintes des peuples. Peut-être aussi se
sentait-il moins libre, en leur présence, de se livrer à ses fantaisies
de jeune homme. Pour la même raison, il n'emmena point la reine; il
voulait jouir sans contrainte, goûter royalement tout ce que la France
avait de plaisirs.

[Note 62: _App._ 30.]

Il s'arrêta d'abord à Lyon, dans cette grande et aimable ville,
demi-italienne. Il fut reçu sous un dais de drap d'or par quatre jeunes
belles demoiselles, qui le menèrent à l'archevêché. Ce ne fut, pendant
quatre jours, que jeux, et bals et galanteries.

Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréablement qu'à Avignon,
chez le pape. Personne n'était plus consommé que ces prêtres dans tous
les arts du plaisir. Nulle part la vie n'était plus facile, nulle part
les esprits plus libres. L'eussent-ils été moins, ils se trouvaient à la
source même des indulgences; le pardon était tout près du péché. Le roi,
au départ, laissa de riches souvenirs aux belles dames d'Avignon, «qui
s'en louèrent toutes[63]».

[Note 63: «Quoiqu'ils fussent logés de lez le pape et les cardinaux, si
ne se pouvoient-ils tenir... que toute nuit ils ne fassent en danses, en
caroles et en esbattements avec les dames et damoiselles d'Avignon, et
leur administroit leurs reviaux (fêtes) le comte de Genève, lequel étoit
frère du pape.» (Froissart.)]

Il partit grand ami du pape, et tout gagné à son parti. Clément VIII
avait donné au jeune duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et au roi
lui-même la disposition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre
autres, de l'archevêché de Reims. Mais l'élu du roi, qui était un fameux
adversaire du pape et des dominicains, mourut bientôt empoisonné[64].

[Note 64: Selon le bénédictin de Saint-Denis, on soupçonna généralement
les Dominicains.]

Arrivé en Languedoc, le roi n'entendit que plaintes et que cris. Le duc
de Berri avait réduit le pays à un tel désespoir, que déjà plus de
quarante mille hommes s'étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux
dans son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme une ferme à
exploiter. Avide et prodigue, il se faisait bénir des uns, détester des
autres. Il était homme à donner deux cent mille francs à son bouffon. Il
est vrai qu'en récompense il donnait aussi aux clercs et construisait
des églises. Il bâtissait ces tourelles aériennes, faisait tailler à
grands frais ces dentelles de pierre que nous admirons et que le peuple
maudissait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux admirables,
rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à soixante ans, il venait
d'épouser une petite fille de douze ans, la nièce du comte de Foix.
Combien de fêtes et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire
pardonner son âge par cette enfant?

Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par les vives et
«frisques» demoiselles du pays[65], vint ensuite assister, à Toulouse, à
l'exécution de Bétisac, trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous
ses crimes, mais il ajoutait qu'il n'avait rien fait que par ordre de
monseigneur de Berri. Ne sachant comment le tirer de cette puissante
protection, on lui persuada qu'il n'avait d'autre ressource que de se
dire hérétique, qu'alors on l'enverrait au pape, qu'il serait sauvé. Il
crut ce conseil, se déclara hérétique, et fut brûlé vif. L'exécution eut
lieu sous les fenêtres du roi, aux acclamations du peuple. Le roi donna
cette satisfaction aux plaintes du Languedoc.

[Note 65: «Et leur donnoit anals d'or et fermaillets (agrafes) à
chascune...» (Froissart.)]

Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de Toulouse, Charles
VI accorda aux _abbayes_ des filles de joie, que ces filles ne fussent
plus obligées de porter un costume[66], mais que désormais elles
s'habillassent à leur fantaisie. Il voulait qu'elles prissent part à la
joie de sa royale entrée.

[Note 66:... Sauf une jarretière d'autre couleur au bras...
(_Ordonnances._)]

Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes; il évita au
retour celles qu'on lui préparait. Il gagea avec son frère que, tous
deux partant à franc étrier, il arriverait avant lui. Il n'y avait plus
de repos pour lui que dans l'étourdissement. À vingt-deux ans, il était
fini; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plaisirs. La tête
était morte, le coeur vide; les sens commençaient à défaillir. Quel
remède à cet état désolant? L'agitation, le vertige d'une course
furieuse. «Les morts vont vite.»

La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut pas s'en plaindre;
c'est un malheur quand le combat finit. La guerre intérieure de l'_Homo
duplex_ est justement ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette
guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume, dans le Paris
d'alors, qui la représentait si bien.

Le Paris de Charles VI, c'est surtout le Paris du Nord, ce grand et
profond Paris de la plaine, étendant ses rues obscures du royal hôtel
Saint-Paul à l'hôtel de Bourgogne, aux halles. Au coeur de ce Paris,
vers la Grève, s'élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et
Saint-Jean.

Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des bouchers et des
lombards, de l'argent et de la viande. Dignement enceinte d'écorcheries,
de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait
de la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À l'ombre de
l'église des bouchers, sous la protection de ses confréries, dans une
chétive échoppe, écrivaient, intriguaient, amassaient Flamel et sa
vieille Pernelle, gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de
cette boue infecte surent en effet tirer de l'or[67].

[Note 67: Saint-Jacques était le Saint-Denis, le Westminster des
confréries; l'ambition des bouchers, des armuriers, était d'y être
enterré. Le premier bienfaiteur de cette église fut une teinturière. Les
bouchers l'enrichirent. Ces hommes rudes aimaient leur église. Nous
voyons par les chartes que le boucher Alain y acheta une lucarne pour
voir la messe de chez lui; le boucher Haussecul acquit à grand prix une
clef de l'église.--Cette église était fort indépendante, entre
Notre-Dame et Saint-Martin, qui se la disputaient. C'était un redoutable
asile que l'on n'eût pas violé impunément. Voilà pourquoi le rusé
Flamel, écrivain non juré, non autorisé de l'Université, s'établit à
l'ombre de Saint-Jacques. Il put y être protégé par le curé du temps,
homme considérable, greffier du Parlement, qui avait cette cure sans
même être prêtre (voir les Lettres de Clémengis). Flamel se tint là
trente ans dans une échoppe de cinq pieds sur trois, et il s'y aida si
bien de travail, de savoir-faire, d'industrie souterraine, qu'à sa mort
il fallut, pour contenir les titres de ses biens, un coffre plus grand
que l'échoppe. _App._ 31.]

Contre la matérialité de Saint-Jacques, s'élevait, à deux pas, la
spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de
cette chapelle une grande église, une grande paroisse: le miracle de la
rue des Billettes, où «Dieu fut boulu par un juif»; puis, la ruine du
Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux
quartier. Son curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson, cet
homme de combat et de contradiction. Mystique, ennemi des mystiques,
mais plus ennemi encore des hommes de matière et de brutalité, pauvre et
impuissant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul et les
violences de Saint-Jacques, il censura les princes, il attaqua les
bouchers; il écrivit contre les dangereuses sciences de la matière, qui
sourdement minaient le christianisme, contre l'astrologie, contre
l'alchimie.

Sa tâche était difficile; la partie était forte. La nature, et les
sciences de la nature, comprimées par l'esprit chrétien, allaient voir
leur _renaissance_.

Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans les creusets et les
matrices des disciples d'Averroès, transformée par Arnauld de Villeneuve
et quasi spiritualisée[68], se contint encore au treizième siècle; au
quinzième, elle flamba...

[Note 68: _App._ 32.]

Combien, en présence de cette éblouissante apparition, la vieille
éristique pâlit! Celle-ci avait tout occupé en l'homme; puis, tout
laissé vide. Dans l'entr'acte de la vie spirituelle, l'éternelle nature
reparaît, toujours jeune et charmante. Elle s'empare de l'homme
défaillant, et l'attire contre son sein.

Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle revient comme
péché. Le charme n'en est que plus irritant pour l'homme, le désir plus
âpre. N'étant pas encore comprise, n'étant pas science, mais magie, elle
exerce sur l'homme une fascination meurtrière. Le fini va se perdre dans
le charme infiniment varié de la nature. Lui, il donne, donne sans
compter. Elle, belle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.

Il faut donc que tout y passe. L'alchimiste vieillissant à la recherche
de l'or, maigre et pâle sur son creuset, soufflera jusqu'à la fin. Il
brûlera ses meubles, ses livres; il brûlerait ses enfants... D'autres
poursuivront la nature dans ses formes les plus séduisantes; ils
languiront à la recherche de la beauté. Mais la beauté fuit comme l'or;
chacune de ses gracieuses apparitions échappe à l'homme, vaine et vide,
et toute vaine qu'elle est, elle n'emporte pas moins les plus riches
dons de son être... Ainsi triomphe de l'être éphémère l'insatiable,
l'infatigable nature. Elle absorbe sa vie, sa force; elle le reprend en
elle, lui et son désir, et résout l'amour et l'amant dans l'éternelle
chimie.

Que si la vie ne manque point, mais que seulement l'âme défaille, alors
c'est bien pis. L'homme n'a plus de la vie que la conscience de sa mort.
Ayant éteint son dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et comme
excepté seul de l'universelle providence.

Seul... Mais au moyen âge on n'était pas longtemps seul. Le Diable vient
vite, dans ces moments, à la place de Dieu. L'âme gisante est pour lui
un jouet qu'il tourne et pelote... Et cette pauvre âme est si malade
qu'elle veut rester malade, creusant son mal et fouillant les mauvaises
jouissances: _Mala mentis gaudia_. Leurrée de croyances folles, amusée
de lueurs sombres, menée de côté et d'autre par la vaine curiosité, elle
cherche à tâtons dans la nuit; elle a peur et elle cherche...

Ce sont d'étranges époques. On nie, on croit tout. Une fiévreuse
atmosphère de superstition sceptique enveloppe les villes sombres.
L'ombre augmente dans leurs rues étroites; leur brouillard va
s'épaississant aux fumées d'alchimie et de sabbat. Les croisées obliques
ont des regards louches. La boue noire des carrefours grouille en
mauvaises paroles. Les portes sont fermées tout le jour; mais elles
savent bien s'ouvrir le soir pour recevoir l'homme du mal, le juif, le
sorcier, l'assassin.

On s'attend alors à quelque chose. À quoi? On l'ignore. Mais la nature
avertit; les éléments semblent chargés. Le bruit courut un moment, sous
Charles VI, qu'on avait empoisonné les rivières[69]. Dans tous les
esprits, flottait d'avance une vague pensée de crime.

[Note 69: _App._ 33.]



CHAPITRE III

Folie de Charles VI (1392-1400).


Cette brutale histoire qui va présenter tant de crimes hardis, de crimes
orgueilleux qui cherchent le jour, elle commence par un vilain crime de
nuit, un guet-apens. Ce fut un attentat de la féodalité mourante contre
le droit féodal, commis en trahison par un arrière-vassal sur un
officier de son suzerain, dans la résidence du suzerain même; et
par-dessus, ce fut un sacrilège, l'assassin ayant pris pour faire son
coup le jour du Saint-Sacrement.

Les Marmousets, les petits devenus maîtres des grands, étaient
mortellement haïs; Clisson, de plus, était craint. En France, il était
connétable, l'épée du roi contre les seigneurs; en Bretagne, il était au
contraire le chef des seigneurs contre le duc. Lié étroitement aux
maisons de Penthièvre et d'Anjou, il n'attendait qu'une occasion pour
chasser le duc de Bretagne et le renvoyer chez ses amis, les Anglais.
Le duc, qui le savait à merveille, qui vivait en crainte continuelle de
Clisson, et ne rêvait que du terrible borgne[70], ne pouvait se consoler
d'avoir eu son ennemi entre les mains, de l'avoir tenu et de n'avoir pas
eu le courage de le tuer. Or il y avait un homme qui avait intérêt à
tuer Clisson, qui avait tout à craindre du connétable et de la maison
d'Anjou. C'était un seigneur angevin, Pierre de Craon, qui, ayant volé
le trésor du duc d'Anjou, son maître, dans l'expédition de Naples, fut
cause qu'il périt sans secours[71]. La veuve ne perdait pas de vue cet
homme, et Clisson, allié de la maison d'Anjou, ne rencontrait pas le
voleur sans le traiter comme il le méritait.

[Note 70: Il avait perdu un oeil à la bataille d'Auray, en 1364.]

[Note 71: Le duc de Berri lui dit un jour: «Méchant traître, c'est toi
qui as causé la mort de notre frère.» Et il donna ordre de l'arrêter,
mais personne n'obéit. (Religieux.)]

Les deux peurs, les deux haines s'entendirent. Craon promit au duc de
Bretagne de le défaire de Clisson. Il revint secrètement à Paris, rentra
de nuit dans la ville; les portes étaient toujours ouvertes depuis la
punition des Maillotins. Il remplit de coupe-jarrets son hôtel du
Marché-Saint-Jean. Là, portes et croisées fermées, ils attendirent
plusieurs jours. Enfin le 13 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement,
un grand gala ayant eu lieu à l'hôtel Saint-Paul, joûtes, souper et
danses après minuit, le connétable revenait presque seul à son hôtel de
la rue de Paradis. Ce vaste et silencieux Marais, assez désert même
aujourd'hui, l'était bien plus alors; ce n'étaient que grands hôtels,
jardins et couvents. Craon se tint à cheval avec quarante bandits au
coin de la rue Sainte-Catherine; Clisson arrive, ils éteignent les
torches, fondent sur lui. Le connétable crut d'abord que c'était un jeu
du jeune frère du roi. Mais Craon voulut, en le tuant, lui donner
l'amertume de savoir par qui il mourait. «Je suis votre ennemi, lui dit
il, je suis Pierre de Craon.» Le connétable, qui n'avait qu'un petit
coutelas, para du mieux qu'il put. Enfin, atteint à la tête, il tomba;
fort heureusement, il ouvrit en tombant une porte entre-bâillée, celle
d'un boulanger qui chauffait son four à cette heure avancée de la nuit.
La tête et la moitié du corps se trouvèrent dans la boutique; pour
l'achever, il eût fallu entrer. Mais les quarante braves n'osèrent
descendre de cheval; ils aimèrent mieux croire qu'il en avait assez, et
se sauvèrent au galop par la porte Saint-Antoine.

Le roi, qui se couchait, fut averti un moment après. Il ne prit pas le
temps de s'habiller; il vint sans attendre sa suite, en chemise, dans un
manteau. Il trouva le connétable déjà revenu à lui et lui promit de le
venger, jurant que jamais chose ne serait payée plus cher que celle-là.

Cependant le meurtrier s'était blotti dans son château de Sablé au
Maine, puis dans quelque coin de la Bretagne. Les oncles du roi qui
étaient ravis de l'événement, et qui d'avance en avaient su quelque
chose, disaient, pour amuser le roi et gagner du temps, que Craon était
en Espagne. Mais le roi ne s'y trompait pas. C'était le duc de Bretagne
qu'il voulait punir. Il était loin, ce duc; il fallait l'atteindre chez
lui, dans son pauvre et rude pays, à travers les forêts du Mans, de
Vitré, de Rennes. Il fallait que les oncles du roi lui amenassent leurs
vassaux, c'est-à-dire qu'ils se prêtassent à punir le crime de leurs
amis, le leur peut-être[72]. Le roi, ne sachant comment venir à bout de
leur répugnance et de leurs lenteurs, alla jusqu'à rendre au duc de
Berri le Languedoc qu'il lui avait si justement retiré[73].

[Note 72: Ils ne tardèrent pas à obtenir la grâce de Craon (13 mars
1395). _App._ 34.]

[Note 73: Nous suivons pas à pas le Religieux de Saint-Denis. Ce grave
historien mérite ici d'autant plus d'attention qu'il était lui-même à
l'armée et témoin oculaire des événements.]

Il était languissant, malade d'impatience. Il avait eu une fièvre chaude
peu de temps auparavant, et n'était pas trop remis. Il y avait en lui
quelque chose d'égaré et comme d'étrange. Ses oncles auraient voulu
qu'il se soignât, qu'il se tînt tranquille, qu'il s'abstînt surtout de
venir au conseil; mais ils ne gagnaient rien sur lui. Il monta à cheval
malgré eux, et les mena jusqu'au Mans. Là, ils parvinrent encore à le
retenir trois semaines. Enfin, se croyant mieux, il n'écouta plus rien
et fit déployer son étendard.

C'était le milieu de l'été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs
d'août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tête
chargée d'un chaperon écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient
derrière sournoisement, et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de
lui faire moins de poussière. Seul, il traversait les ennuyeuses forêts
du Maine, de méchants bois pauvres d'ombrage, les chaleurs étouffées des
clairières, les mirages éblouissants du sable à midi. C'était aussi dans
une forêt, mais combien différente! que, douze ans auparavant, il avait
fait rencontre du cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il
était jeune alors, plein d'espoir, le coeur haut, tout dressé aux
grandes pensées. Mais combien il avait fallu en rabattre! Hors du
royaume, il avait échoué partout, tout tenté et tout manqué. Dans le
royaume même, était-il bien roi? Voilà que tout le monde, les princes,
le clergé, l'Université, attaquaient ses conseillers. On lui faisait le
dernier outrage, on lui tuait son connétable et personne ne remuait; un
simple gentilhomme, en pareil cas, aurait eu vingt amis pour lui offrir
leur épée. Le roi n'avait pas même ses parents; ils se laissaient sommer
de leur service féodal, et alors ils se faisaient marchander; il fallait
les payer d'avance, leur distribuer des provinces, le Languedoc, le
duché d'Orléans. Son frère, ce nouveau duc d'Orléans, c'était un beau
jeune prince qui n'avait que trop d'esprit et d'audace, qui caressait
tout le monde; il venait de mettre dans les fleurs de lis la belle
couleuvre de Milan[74]... Donc, rien d'ami ni de sûr. Des gens qui
n'avaient pas craint d'attaquer son connétable à sa porte, ne se
feraient pas grand scrupule de mettre la main sur lui. Il était seul
parmi des traîtres... Qu'avait-il fait pourtant pour être ainsi haï de
tous, lui qui ne haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde? Il
aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soulagement du peuple,
tout au moins il avait bon coeur; les bonnes gens le savaient bien.

[Note 74: Il venait d'épouser la fille du duc de Milan, qui avait une
couleuvre dans ses armes.]

Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans
autre vêtement qu'une méchante cotte blanche, se jette tout à coup à la
bride du cheval du roi, criant d'une voix terrible: «Arrête, noble roi,
ne passe outre, tu es trahi!» On lui fit lâcher la bride, mais on le
laissa suivre le roi et crier une demi-heure.

Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer dans une plaine
de sable où le soleil frappait d'aplomb. Tout le monde souffrait de la
chaleur. Un page qui portait la lance royale s'endormit sur son cheval,
et la lance tombant alla frapper le casque que portait un autre page. À
ce bruit d'acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l'épée et,
piquant des deux, il crie: «Sus, sus aux traîtres! ils veulent me
livrer!» Il courait ainsi l'épée nue sur le duc d'Orléans. Le duc
échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu'on pût
l'arrêter[75]. Il fallut qu'il se fut lassé; alors, un de ses chevaliers
vint le saisir par derrière. On le désarma, on le descendit de cheval,
on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement
dans la tête, il ne reconnaissait personne et ne disait mot. Ses oncles,
son frère, étaient autour de lui. Tout le monde pouvait approcher et le
voir. Les ambassadeurs d'Angleterre y vinrent comme les autres, ce qu'on
trouva généralement fort mauvais. Le duc de Bourgogne, surtout,
s'emporta contre le chambellan La Rivière qui avait laissé voir le roi
en cet état aux ennemis de la France.

[Note 75: _App._ 35.]

Lorsqu'il revint un peu à lui, et qu'il sut ce qu'il avait fait, il en
eut horreur, demanda pardon et se confessa. Les oncles s'étaient emparés
de tout, et avaient mis en prison La Rivière et les autres conseillers
du roi; Clisson avait seul échappé. Toutefois le roi défendit qu'on leur
fît mal, et leur fit même rendre leurs biens[76].

[Note 76: On était loin de s'attendre à un traitement si humain. Les
Parisiens allaient tous les jours à la Grève, dans l'espoir de les voir
pendre.]

Les médecins ne manquèrent point au royal malade, mais ils ne firent pas
grand'chose. C'était déjà, comme aujourd'hui, la médecine matérialiste,
qui soigne le corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal
physique sans rechercher le mal moral, lequel pourtant est ordinairement
la cause première de l'autre. Le moyen âge faisait tout le contraire; il
ne connaissait pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à
merveille calmer, _charmer_ le malade, le préparer à se laisser guérir.
La médecine se faisait chrétiennement, au bénitier même des églises.
Souvent on commençait par confesser le patient, et l'on connaissait
ainsi sa vie, ses habitudes. On lui donnait ensuite la communion, ce qui
aidait à rétablir l'harmonie des esprits troublés. Quand le malade avait
mis bas la passion, l'habitude mauvaise, dépouillé le vieil homme, alors
on cherchait quelque remède. C'était ordinairement quelque absurde
recette; mais sur un homme si bien préparé tout réussissait. Au
quatorzième siècle, on ne connaissait déjà plus ces ménagements
préalables; on s'adressait directement, brutalement au corps; on le
tourmentait. Le roi se lassa bientôt du traitement, et dans un moment de
raison il chassa ses médecins.

Les gens de la cour l'engageaient à ne chercher d'autre remède que les
amusements, les fêtes, à guérir la folie par la folie. Une belle
occasion se présenta: la reine mariait une de ses dames allemandes, déjà
veuve. Les noces de veuves étaient des charivaris, des fêtes folles, où
l'on disait et faisait tout. Afin d'en faire, s'il se pouvait,
davantage, le roi et cinq chevaliers se déguisèrent en satyres. Celui
qui mettait en train ces farces obscènes était un certain Hugues de
Guisay, un mauvais homme, de ces gens qui deviennent quelque chose en
amusant les grands et marchant sur les petits. Il fit coudre ces satyres
dans une toile enduite de poix-résine, sur quoi fut collée une toison
d'étoupes qui les faisait paraître velus comme des boucs. Pendant que le
roi, sous ce déguisement, lutine sa jeune tante, la toute jeune épouse
du vieux duc de Berri, le duc d'Orléans, son frère, qui avait passé la
soirée ailleurs, rentre avec le comte de Bar; ces malheureux étourdis
imaginent, pour faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Ces
étoupes tenaient à la poix-résine; à l'instant les satyres flambèrent.
La toile était cousue; rien ne pouvait les sauver. Ce fut chose horrible
de voir courir dans la salle ces flammes vivantes, hurlantes...
Heureusement, la jeune duchesse de Berri retint le roi, l'empêcha de
bouger, le couvrit de sa robe, de sorte qu'aucune étincelle ne tombât
sur lui. Les autres brûlèrent une demi-heure, et mirent trois jours à
mourir[77].

[Note 77: L'inventeur de la mascarade fut un des brûlés, à la grande
joie du peuple. Il avait toujours traité les pauvres gens avec la plus
cruelle insolence. Il les battait comme des chiens, les forçait
d'aboyer, les foulait aux pieds avec ses éperons. Quand son corps passa
dans Paris, plusieurs crièrent après lui son mot ordinaire: «Aboie,
chien!» (Religieux.)]

Les princes avaient tout à craindre, si le roi n'eût échappé; le peuple
les aurait mis en pièces. Quand le bruit de cette aventure se répandit
dans la ville, ce fut un mouvement général d'indignation et de pitié.
Que l'on abandonnât le roi à ces honteuses folies, qu'il eût risqué,
innocent et simple qu'il était, d'être enveloppé dans ce terrible
châtiment de Dieu, l'honnête bourgeoisie de Paris frémissait d'y penser.
Ils se portèrent plus de cinq cents à l'hôtel Saint-Paul. On ne put les
calmer qu'en leur montrant leur roi sous son dais royal, où il les
remercia et leur dit de bonnes paroles.

Une telle secousse ne pouvait manquer d'amener une rechute. Celle-ci fut
violente. Il soutenait qu'il n'était point marié, qu'il n'avait pas
d'enfant. Un autre trait de sa folie, et ce n'était pas le plus fol,
c'était de ne vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi. S'il
voyait des lis sur les vitraux ou sur les murs, il s'en moquait, dansait
devant, les brisait, les effaçait. «Je m'appelle Georges, disait-il; mes
armes sont un lion percé d'une épée[78].»

[Note 78: On fut obligé de murer toutes les entrées de l'hôtel
Saint-Paul. _App._ 36.]

Les femmes seules avaient encore puissance sur lui, sauf la reine,
qu'il ne pouvait plus souffrir. Une femme l'avait sauvé du feu. Mais
celle qui avait sur lui le plus d'empire, c'était sa belle-soeur,
Valentina, la duchesse d'Orléans. Il la reconnaissait fort bien, et
l'appelait: «Chère soeur.» Il fallait qu'il la vît tous les jours; il ne
pouvait durer sans elle; si elle ne venait, il l'allait chercher. Cette
jeune femme, déjà délaissée de son mari, avait pour le pauvre fol un
singulier attrait; ils étaient tous deux malheureux. Elle seule savait
se faire écouter de lui; il lui obéissait, ce fol, elle était devenue sa
raison.

Personne, que je sache, n'a bien expliqué encore ce phénomène de
l'infatuation, cette fascination étrange qui tient de l'amour et n'est
pas l'amour. Ce ne sont pas seulement les personnes qui l'exercent; les
lieux ont aussi cette influence; témoin le lac dont Charlemagne ne
pouvait, dit-on, détacher ses yeux[79]. Si la nature, si les forêts
muettes, les froides eaux, nous captivent et nous fascinent, que sera-ce
donc de la femme? Quel pouvoir n'exercera-t-elle pas sur l'âme
souffrante qui viendra chercher près d'elle le charme des entretiens
solitaires et des voluptueuses compassions?

[Note 79: On expliquait aussi par un talisman l'influence de Diane de
Poitiers sur Henri II. (Guilbert.)]

Douce, mais dangereuse médecine, qui calme et qui trouble. Le peuple,
qui juge grossièrement, et qui juge bien, sentait que ce remède était un
mal encore. Elle a, disaient-ils, cette Visconti, venue du pays des
poisons, des maléfices, elle a ensorcelé le roi... Et il pouvait bien y
avoir, en effet, quelque enchantement dans les paroles de l'Italienne,
un subtil poison dans le regard de la femme du Midi.

Un meilleur remède aux troubles d'esprit, un moyen plus sage
d'harmoniser nos puissances morales, c'est de recourir à la paix
suprême, de se réfugier en Dieu. Le roi se voua à saint Denis, et lui
offrit une grosse châsse d'or. Il se fit mener en Bretagne, au
mélancolique pèlerinage du Mont-Saint-Michel, _in periculo maris_; plus
tard, aux affreuses montagnes volcaniques du Puy-en-Velay. On lui fit
faire aussi de sévères ordonnances contre les blasphémateurs, contre les
juifs. Cette fois, du moins, les juifs furent mieux traités; le roi, en
les chassant, leur permit d'emporter leurs biens. Une autre ordonnance
accordait un confesseur aux condamnés, de manière qu'en tuant le corps
on sauvât du moins l'âme. Tout jeu fut défendu, sauf l'utile exercice de
l'arbalète. Une fille du roi fut offerte à la Vierge, et faite
religieuse en naissant; on espérait que l'innocente créature expierait
les péchés de son père et lui obtiendrait guérison.

De toutes les bonnes oeuvres royales, la plus royale c'est la paix;
ainsi en jugeait saint Louis[80]. Les rois ne sont ici-bas que pour
garder la paix de Dieu. On croyait généralement que la maison de France
était frappée pour avoir mis la guerre et le schisme dans le monde
chrétien. Donc, la paix était le remède; paix de l'Église entre Rome et
Avignon, par la cession des deux papes; paix de la chrétienté entre la
France et l'Angleterre, par un bon traité entre les deux rois, par une
belle croisade contre le Turc, c'était le voeu de tout le monde; c'était
ce que disaient tout haut les sermons des prédicateurs, les harangues de
l'Université; tout bas les pleurs et les prières de tant de misérables,
la prière commune des familles, celle que les mères enseignaient le soir
aux petits enfants.

[Note 80: Voir ses belles paroles, à ce sujet, dans son Instruction à
son fils: «Chier fils, je t'enseigne que les guerres et les contens qui
seront en ta terre, ou entre tes homes, que tu metes peine de l'apaiser
à ton pouvoir; car c'est une chose qui moult plest à Notre-Seigneur: et
messire saint Martin nous a donné moult grant exemple, car il ala pour
metre pès entre les clers qui estoient en sa archevêché, au tems qu'il
savoit par Notre-Seigneur que il devoit mourir; et li sembla que il
metoit bone fin en sa vie en ce fere.»]

Il faut voir avec quelle vivacité Jean Gerson célèbre ce beau don de la
paix, dans un de ces moments d'espoir où l'on crut à la cession des deux
papes. Ce sermon est plutôt un hymne; l'ardent prédicateur devient poète
et rime sans le vouloir; nul doute que ces rimes n'aient été redites et
chantées par la foule émue qui les entendait:

  «Allons, allons, sans attarder,
   Allons de paix le droit chemin...
   Grâces à Dieu, honneur et gloire,
   Quand il nous a donné victoire.

«Élevons nos coeurs, ô dévot peuple chrétien! mettons hors toute autre
cure, donnons cette heure à considérer le beau don de paix qui approche.
Que de fois, par grands désirs, depuis près de trente ans, avons-nous
demandé la paix, soupiré la paix! _Veniat pax_[81]!»

[Note 81: _App._ 37.]

Les rois se réconcilièrent plus aisément que les papes. Les Anglais ne
voulaient point la paix[82]; mais leur roi la voulut; il signa du moins
une trêve de vingt-huit ans. Richard II, haï des siens, avait besoin de
l'amitié de la France. Il épousa une fille du roi[83], avec une dot
énorme de huit cent mille écus[84]. Mais il rendait Brest et Cherbourg.

[Note 82: _App._ 38.]

[Note 83: La jeune Isabelle avait sept ans. Richard assura qu'il en
était épris sur la vue de son portrait.]

[Note 84: _App._ 39.]

Cet heureux traité permit à la noblesse de France, ce qu'elle souhaitait
depuis si longtemps, de faire encore une croisade. La guerre contre les
infidèles, c'était la paix entre les chrétiens. Il n'y avait plus si
loin à chercher la croisade; elle venait nous chercher. Les Turcs
avançaient; ils enveloppaient Constantinople, serraient la Hongrie. Ce
rapide conquérant, Bajazet l'_Éclair_ (Hilderim), avait, disait-on, juré
de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre de
Rome. Une nombreuse noblesse partit, le connétable, quatre princes du
sang, plusieurs hommes de grande réputation, l'amiral de Vienne, les
sires de Couci, de Boucicaut. L'ambitieux duc de Bourgogne obtint que
son fils, le duc de Nevers, un jeune homme de vingt-deux ans, fût le
chef de ces vieux et expérimentés capitaines[85]. Une foule de jeunes
seigneurs qui faisaient leurs premières armes déployèrent un luxe
insensé. Les bannières, les guidons, les housses, étaient chargés d'or
et d'argent; les tentes étaient de satin vert. La vaisselle d'argent
suivait sur des chariots; les bateaux de vins exquis descendaient le
Danube. Le camp de ces croisés fourmillait de femmes et de filles.

[Note 85: _App._ 40.]

Que devenait, pendant ce temps, l'affaire du schisme? Reprenons d'un peu
plus haut.

Longtemps les princes avaient exploité à leur profit la division de
l'Église; le duc d'Anjou d'abord, puis le duc de Berri. Les papes
d'Avignon, serviles créatures de ces princes, ne donnaient de bénéfices
qu'à ceux qu'ils leur désignaient. Les prêtres erraient, mouraient de
faim. Les suppôts de l'Université, les plus savants élèves qu'elle
formait, ses plus éloquents docteurs, restaient oubliés à Paris,
languissant dans quelque grenier[86].

[Note 86: Nous analyserons plus tard le terrible pamphlet de Clémengis.]

À la longue pourtant, quand l'Église fut presque ruinée, et que les abus
devinrent moins lucratifs, alors, enfin, les princes commencèrent à
écouter les plaintes de l'Université. Cette compagnie, enhardie par
l'abaissement des papes, prit en main l'autorité; elle déclara qu'elle
avait de droit divin la charge non seulement d'enseigner, mais de
corriger et de censurer, de censurer et _doctrinaliter et judicialiter_,
pour parler le langage du temps. Elle appela tous ses membres à donner
avis sur la grande question de l'union de l'Église. Tous votèrent, du
plus grand au plus petit. Un tronc était ouvert aux Mathurins. Le
moindre des _pauvres maîtres_ de Sorbonne, le plus crasseux des cappets
de Montaigu, y jeta son vote. On en compta dix mille; mais les dix
mille votes se réduisirent à trois avis: compromis entre les deux papes,
cession de l'un et de l'autre, concile général pour juger l'affaire. La
voie de cession sembla la plus sûre. On la croyait d'autant plus facile
que Clément VII venait de mourir. Le roi écrivit aux cardinaux de
surseoir à l'élection. Ils gardèrent ses lettres cachetées, et se
hâtèrent d'élire. Le nouvel élu, Pierre de Luna, Benoît XIII, avait
promis, il est vrai, de tout faire pour l'union de l'Église, et de
céder, s'il le fallait[87].

[Note 87: _App._ 41.]

Pour obtenir de lui qu'il tînt parole, on lui envoya la plus solennelle
ambassade qu'aucun pape eût jamais reçue. Les ducs de Berri, de
Bourgogne et d'Orléans vinrent le trouver à Avignon, avec un docteur
envoyé par l'Université de Paris. Celui-ci harangua le pape avec la plus
grande hardiesse. Il avait pris ce texte: «Illuminez, grand Dieu, ceux
qui devraient nous conduire et qui sont eux-mêmes dans les ténèbres et
dans l'ombre de la mort.» Le pape parla à merveille; il répondit avec
beaucoup de présence d'esprit et d'éloquence, protestant qu'il ne
désirait rien plus que l'union. C'était un habile homme, mais un
Aragonais, une tête dure, pleine d'obstination et d'astuce. Il se joua
des princes, lassa leur patience, les excédant de doctes harangues, de
discours, de réponses et de répliques, lorsqu'il ne fallait, comme on le
lui dit, qu'un tout petit mot: Cession[88]. Puis, quand il les vit
languissants, découragés, malades d'ennui, il s'en débarrassa par un
coup hardi. Les princes ne demeuraient pas dans la ville d'Avignon, mais
de l'autre côté, à Villeneuve, et tous les jours ils passaient le pont
du Rhône, pour conférer avec le pape. Un matin, ce pont se trouva brûlé,
on ne passait qu'en barque avec danger et lenteur. Le pape assura qu'il
allait rétablir le pont[89]. Mais les princes perdirent patience, et
laissèrent l'Aragonais maître du champ de bataille. La paix de l'Église
fut ajournée pour longtemps.

[Note 88: Le Religieux.]

[Note 89: Le Religieux.]

Les affaires de Turquie, d'Angleterre, ne tournèrent pas mieux.

Le 25 décembre 1396, pendant la nuit de Noël, au milieu des
réjouissances de cette grande fête, tous les princes étant chez le roi,
un chevalier entra à l'hôtel Saint-Paul, tout botté et en éperons. Il se
jeta à genoux devant le roi, et dit qu'il venait de la part du duc de
Nevers, prisonnier des Turcs. L'armée tout entière avait péri. De tant
de milliers d'hommes, il restait vingt-huit hommes, les plus grands
seigneurs, que les Turcs avaient réservés pour les mettre à rançon.

Il n'y a pas lieu de s'en étonner; la folle présomption des croisés ne
pouvait qu'amener un tel désastre. Ils n'avaient pas même voulu croire
que les Turcs pussent les attendre. Bajazet était à six lieues, que le
maréchal Boucicaut faisait couper les oreilles aux insolents qui
prétendaient que cette canaille infidèle osait venir à sa rencontre[90].

[Note 90: _Idem._]

Le roi de Hongrie, qui avait appris à ses dépens ce genre de guerre,
pria du moins les croisés de laisser ses Hongrois à l'avant-garde,
d'opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, de se réserver.
C'était l'avis du sire de Couci. Mais les autres ne voulurent rien
écouter. L'avant-garde était le poste d'honneur pour des chevaliers; ils
coururent à l'avant-garde, ils chargèrent, et d'abord renversèrent tout
devant eux. Derrière les premiers corps, ils en trouvèrent d'autres, et
les dispersèrent encore. Les janissaires mêmes furent enfoncés. Arrivés
ainsi au haut d'une colline, ils aperçurent de l'autre côté quarante
mille hommes de réserve, et virent en même temps les grandes ailes de
l'armée turque qui se rapprochaient pour les enfermer. Alors, il y eut
un moment de terreur panique; la foule des croisés se débanda; les
chevaliers seuls s'obstinèrent; ils pouvaient encore se replier sur les
Hongrois, qui étaient tout près derrière eux et encore entiers. Mais
après de telles bravades il y aurait eu trop de honte; ils s'élancèrent
à travers les Turcs, et se firent tuer pour la plupart.

Quand le sultan vit le champ de bataille et l'immense massacre qui avait
été fait des siens, il pleura, se fit amener tous les prisonniers, et
les fit décapiter ou assommer; ils étaient dix mille[91]. Il n'épargna
que le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs; il
fallut qu'ils fussent témoins de cette horrible boucherie.

[Note 91: _App._ 42.]

Dès qu'on sut l'événement, et dans quel péril se trouvait encore le
comte de Nevers, le roi de France et le duc de Bourgogne se hâtèrent
d'envoyer au cruel sultan de riches présents pour l'apaiser; un drageoir
d'or, des faucons de Norwège, du linge de Reims, des tapisseries d'Arras
qui représentaient Alexandre-le-Grand. On rassembla promptement les deux
cent mille ducats qu'il exigeait pour rançon. Lui, il envoya aussi des
présents au roi de France; mais c'étaient des dons insolents et
dérisoires: une masse de fer, une cotte d'armes de laine à la turque, un
tambour et des arcs dont les cordes étaient tissues avec des entrailles
humaines[92]. Pour que rien ne manquât à l'outrage, il fit venir ses
prisonniers au départ, et, s'adressant au comte de Nevers, il lui dit
ces rudes paroles[93]: «Jean, je sais que tu es un grand seigneur en ton
pays, et fils d'un grand seigneur. Tu es jeune, tu as long avenir. Il se
peut que tu sois confus et chagrin de ce qui t'est advenu lors de ta
première chevalerie, et que, pour réparer ton honneur, tu rassembles
contre moi une puissante armée. Je pourrais, avant de te délivrer, te
faire jurer, sur ta foi et ta loi, que tu n'armeras contre moi ni toi ni
tes gens. Mais non, je ne ferai faire ce serment ni à eux ni à toi.
Quand tu seras de retour là-bas, arme-toi, si cela te fait plaisir, et
viens m'attaquer. Et ce que je te dis, je le dis pour tous les chrétiens
que tu voudrais amener. Je suis né pour guerroyer toujours, toujours
conquérir.»

[Note 92: _App._ 43.]

[Note 93: «L'Amorath parla au comte de Nevers par la bouche d'un
latinier qui transportoit la parole.» (Froissart.)]

La honte était grande pour le royaume, le deuil universel. Il y avait
peu de nobles familles qui n'eussent perdu quelqu'un. On n'entendait aux
églises que des messes des morts. On ne voyait que gens en noir.

À peine on quittait ce deuil, que le roi et le royaume en eurent un
autre à porter. Le gendre de Charles VI, le roi d'Angleterre Richard II,
fut, au grand étonnement de tout le monde, renversé en quelques jours
par son cousin Bolingbroke, fils du duc de Lancastre. Richard était ami
de la France. Sa terrible catastrophe et l'usurpation des Lancastre nous
préparaient Henri V et la bataille d'Azincourt.

Nous parlerons ailleurs, et tout au long, de cette ambitieuse maison de
Lancastre, les sourdes menées par lesquelles, ayant manqué le trône de
Castille, elle se prépara celui de l'Angleterre. Un mot seulement de la
catastrophe.

Quelque violent et aveugle que fût Richard, sa mort fut pleurée. C'était
le fils du Prince Noir; il était né en Guyenne, sur une terre conquise,
dans l'insolence des victoires de Créci et de Poitiers; il avait le
courage de son père, il le prouva dans la grande révolte de 1380, où il
comprima le peuple, qui voulait faire main basse sur l'aristocratie. Il
était difficile qu'il se laissât faire la loi par ceux qu'il avait
sauvés, par les barons et les évêques, par ses oncles, qui les
excitaient sous main. Il entra contre eux tous dans une lutte à mort;
provoqué par le Parlement _impitoyable_, qui lui tua ses favoris, il fut
à son tour sans pitié; il fit tuer son oncle Glocester, et chassa le
fils de son autre oncle Lancastre. C'était jouer quitte ou double. Mais
sa violence sembla justifiée par la lâcheté publique. Il trouva un
empressement extraordinaire dans les amis à trahir leurs amis; il y eut
foule pour dénoncer, pour jurer et parjurer; chacun tâchait de se laver
avec le sang d'un autre[94]. Richard en eut mal au coeur, et un tel
mépris des hommes, qu'il crut ne pouvoir jamais trop fouler cette boue.
Il osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison et acquis à la
couronne, condamnant tout un peuple en masse pour le rançonner en
détail, escomptant le pardon, revendant aux gens leurs propres biens,
brocantant l'iniquité. Cet acte, audacieusement fou, par delà toutes les
folies de Charles VI, perdit Richard II. Les Anglais lui léchaient les
mains, tant qu'il se contentait de verser du sang. Dès qu'il toucha
leurs biens, à leur arche sacro-sainte, la propriété, ils appelèrent le
fils de Lancastre[95].

[Note 94: Shakespeare n'exagère rien dans la scène où le père court
dénoncer son fils à l'usurpateur qu'il vient lui-même de combattre.
Cette scène, d'un comique horrible, n'exprime que trop fidèlement la
mobile _loyauté_ de ce temps si prompt à se passionner pour les forts.
Peut-être aussi faut-il y reconnaître la facilité qu'on acquérait, parmi
tant de serments divers, de se mentir à soi-même et de tourner son
hypocrisie en un fanatisme farouche. Dans tout ceci, Shakespeare est
aussi grand historien que Tacite. Mais lorsque Froissart montre le chien
même du roi Richard qui laisse son maître et vient faire fête au
vainqueur, il n'est pas moins tragique que Shakespeare.]

[Note 95: L'Église eut au fond la part principale dans cette révolution.
La maison de Lancastre, qui avait d'abord soutenu Wicleff et les
lollards, se concilia ensuite les évêques et réussit par eux. Turner
seul a bien compris ceci.]

Celui-ci était encouragé tantôt par Orléans, tantôt par Bourgogne, qui,
sans doute, souhaitait, comme précédent, le triomphe des branches
cadettes. Il passa en Angleterre, protestant hypocritement qu'il ne
demandait autre chose que l'héritage de son père. Mais quand même il eût
voulu s'en tenir là, il ne l'aurait pu. Tout le monde vint se joindre à
lui, comme ils ont fait tant de fois[96], et pour York et pour Warwick,
et pour Édouard IV et pour Guillaume. Richard se trouva seul; tous le
quittèrent, même son chien[97]. Le comte de Northumberland l'amusa par
des serments, le baisa et le livra. Conduit à son rival sur un vieux
cheval étique, abreuvé d'outrages, mais ferme, il accepta avec dignité
le jugement de Dieu, il abdiqua[98]. Lancastre fut obligé par les siens
de régner, obligé, pour leur sûreté, de leur laisser tuer Richard[99].

[Note 96: «Leur coustume d'Angleterre est que, quand ils sont au-dessus
de la bataille, ils ne tuent riens, et par espécial du peuple, car ils
connoissent que chacun quiert leur complaire, parce qu'ils sont les plus
forts.» (Comines.)]

[Note 97: _App._ 44.]

[Note 98: _App._ 45.]

[Note 99: _App._ 46.]

Le gendre du roi avait péri, et avec lui l'alliance anglaise et la
sécurité de la France. La croisade avait manqué, les Turcs pouvaient
avancer. La chrétienté semblait irrémédiablement divisée, le schisme
incurable. Ainsi la paix, espérée un instant, s'éloignait de plus en
plus. Elle ne pouvait revenir dans les affaires, n'étant pas dans les
esprits; jamais ils ne furent moins pacifiés, plus discordants
d'orgueil, de passions violentes et de haines.

On avait beau prier Dieu pour la paix et pour la santé du roi; ces
prières, parmi les injures et les malédictions, ne pouvaient se faire
entendre. Tout en s'adressant à Dieu, on essayait aussi du Diable. On
faisait des offrandes à l'un, pour l'autre des conjurations. On
implorait à la fois le ciel et l'enfer.

On avait fait venir du Languedoc un homme fort extraordinaire qui
veillait, jeûnait comme un saint, non pour se sanctifier, mais afin
d'acquérir influence sur les éléments et de faire des astres ce qu'il
voulait. Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appelait
_Smagorad_, et dont l'original avait été donné à Adam[100]. Notre
premier père, disait-il, ayant pleuré cent ans son fils Abel, Dieu lui
envoya ce livre par un ange pour le consoler, le relever de sa chute,
pour donner à l'homme régénéré puissance sur les étoiles.

[Note 100: _App._ 47.]

Le livre ne réussissant pas pour Charles VI aussi bien que pour Adam, on
eut recours à deux Gascons ermites de Saint-Augustin. On les établit à
la Bastille près de l'hôtel Saint-Paul. On leur fournit tout ce qu'ils
demandaient, entre autres choses des perles en poudre, dont ils firent
un breuvage pour le roi. Ce breuvage, et les paroles magiques dont ils
le fortifiaient, ne produisirent aucun bien durable; les deux moines,
pour s'excuser, accusèrent le barbier du roi et le concierge du duc
d'Orléans de troubler leurs opérations par de mauvais sortilèges. Ce
barbier avait été vu, disait-on, rôdant autour du gibet, pour y prendre
les ingrédients de ses maléfices. Toutefois les moines ne purent rien
prouver; on les sacrifia au duc d'Orléans, au clergé. Ils avaient fait
grand scandale. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur
demander des remèdes pour les maladies, des philtres d'amour. Ils furent
dégradés en Grève par l'évêque de Paris, puis promenés par la ville,
décapités, mis en quartiers, et les quartiers attachés aux portes de
Paris.

L'effet de ces mauvais remèdes fut d'aggraver le mal. Le pauvre prince,
après une lueur de raison, sentit l'approche de la frénésie; il dit
lui-même qu'il fallait se hâter de lui ôter son couteau[101]. Il
souffrait de grandes douleurs, et disait, les larmes aux yeux, qu'il
aimerait mieux mourir. Tout le monde pleurait aussi, quand on
l'entendait dire, comme il fit au milieu de toute sa maison: «S'il est
ici parmi vous, celui qui me fait souffrir, je le conjure, au nom de
Notre-Seigneur, de ne pas me tourmenter davantage, de faire que je ne
languisse plus; qu'il m'achève plutôt, et que je meure.»

[Note 101: _App._ 48.]

Hélas! disaient les bonnes gens, comment un roi si débonnaire[102]
est-il ainsi frappé de Dieu et livré aux mauvais esprits? Il n'a
pourtant jamais fait de mal. Il n'était pas fier; il saluait tout le
monde, les petits comme les grands[103]. On pouvait lui dire tout ce
qu'on voulait. Il ne rebutait personne; dans les tournois, il joûtait
avec le premier venu. Il s'habillait simplement, non comme un roi, mais
comme un homme. Il était paillard, il est vrai; il aimait les femmes,
les filles. Après tout, on ne pouvait dire qu'il eût jamais fait de
peine aux familles honnêtes. La reine ne voulant plus coucher avec lui,
on lui mettait dans son lit une petite fille[104], mais c'était en la
payant bien, et jamais il ne lui fit mal dans ses plus mauvais moments.

[Note 102: _App._ 49.]

[Note 103: _App._ 50.]

[Note 104: _App._ 51.]

Ah! s'il avait eu sa tête, la ville et le royaume s'en seraient bien
mieux trouvés. Chaque fois qu'il revenait à lui, il tâchait de faire un
peu de bien, de remédier à quelque mal. Il avait essayé de mettre de
l'ordre dans les finances, de révoquer les dons qu'on lui surprenait
dans ses absences d'esprit. Comment n'aurait-il pas eu bon coeur pour
les chrétiens, lui qui avait ménagé les juifs même, en les renvoyant?...

En quelque état qu'il fût, il voyait toujours avec plaisir ses braves
bourgeois. «Je n'ai, disait-il, confiance qu'en mon prévôt des
marchands, Juvénal, et mes bourgeois de Paris.» Quand d'autres gens
venaient le voir, il regardait d'un air effaré; mais quand c'était le
prévôt, il lui parlait; il disait: «Juvénal, ne perdons pas notre temps,
faisons de bonne besogne.»

Nous avons remarqué au commencement de cette histoire, en parlant des
rois _fainéants_, combien le peuple était naturellement porté à
respecter ces muettes et innocentes figures, qui passaient deux fois par
an devant lui sur leur char attelé de boeufs. Les musulmans regardent
les idiots comme marqués du sceau de Dieu, et souvent comme personnes
saintes. Dans certains cantons de la Savoie, c'est un touchant préjugé
que le crétin porte bonheur à sa famille. La brute qui ne suit que
l'instinct, en qui la raison individuelle est nulle, semble, par cela
même, rester plus près de la raison divine. Elle est tout au moins
innocente.

Rien d'étonnant, si le peuple, au milieu de tous ces princes
orgueilleux, violents et sanguinaires, prenait pour objet de
prédilection cette pauvre créature, comme lui humiliée sous la main de
Dieu. Dieu pouvait par lui, aussi bien que par un plus sage, guérir les
maux du royaume. Il n'avait pas fait grand'chose; mais visiblement il
aimait le peuple. Il aimait! mot immense. Le peuple le lui rendit bien.
Il lui resta toujours fidèle. Dans quelque abaissement qu'il fût, il
s'obstina à espérer en lui; il ne voulait être sauvé que par lui. Rien
de plus touchant, et en même temps de plus hardi que les paroles par
lesquelles le grand prédicateur populaire, Jean Gerson, bravant à la
fois les ambitions rivales des princes qui attendaient la succession du
malade, s'adresse à lui, et lui dit: _Rex, in sempiternum vive!_... Ô
mon roi, vivez toujours!...

Cet attachement universel du peuple pour Charles VI parut dans un de ces
malheureux essais que l'on fit pour le guérir. Deux sorciers offrirent
au bailli de Dijon de découvrir d'où venait sa maladie. Au fond d'une
forêt voisine, ils élevèrent un grand cercle de fer sur douze colonnes
de fer; douze chaînes de fer étaient à l'entour. Mais il fallait trouver
douze hommes, prêtres; nobles et bourgeois, qui voulussent entrer dans
ce cercle formidable et se laisser lier de ces chaînes. On en trouva
onze sans peine, et le bailli fut le douzième, qui se dévouèrent ainsi,
au risque d'être peut-être emportés corps et âme par le Diable[105].

[Note 105: Le Religieux.]

Le peuple de Paris voulait toujours voir son roi. Quand il n'était pas
trop fol, et qu'on ne craignait pas qu'il fit rien d'inconvenant, on le
menait aux églises. Ou bien encore, abattu et languissant, il allait aux
représentations des _Mystères_ que les Confrères de la Passion jouaient
alors rue Saint-Denis. Ces Mystères, moitié pieux, moitié burlesques,
étaient considérés comme des actes de foi. Ceux qui n'y auraient pas
trouvé d'amusement n'y eussent pas moins assisté, pour leur édification.
Dans plusieurs églises, on avançait l'heure des vêpres pour qu'on pût
aller aux Mystères.

Mais on n'osait pas toujours faire sortir le roi. Alors dans son retrait
de l'hôtel Saint-Paul, ou dans la librairie du Louvre, amassée par
Charles V, on lui mettait dans les mains des figures pour l'amuser.
Immobiles dans les livres écrits, ces figures prirent mouvement, et
devinrent des cartes[106]. Le roi jouant aux cartes, tout le monde
voulut y jouer. Elles étaient peintes d'abord; mais cela étant trop
cher, on s'avisa de les imprimer[107]. Ce qu'on aimait dans ce jeu,
c'est qu'il empêchait de penser, qu'il donnait l'oubli. Qui eût dit
qu'il en sortirait l'instrument qui multiplie la pensée et qui
l'éternise, que de ce jeu des fols sortirait le tout-puissant véhicule
de la sagesse?

[Note 106: Les cartes étaient connues avant Charles VI, mais peu en
usage. _App._ 52.]

[Note 107: _App._ 53.]

Quelque recette de distraction qu'il y eût au fond de ce jeu, ces rois,
ces dames, ces valets dans leur bal perpétuel, dans leurs indifférentes
et rapides évolutions, devaient quelquefois faire songer. À force de les
regarder, le pauvre fol solitaire pouvait y placer ses rêves; le fol?
pourquoi pas le sage?... N'y avait-il pas dans ces cartes de naïves
images du temps? N'était-ce pas un beau coup de cartes, et des plus
soudains, de voir Bajazet _l'Éclair_, vainqueur à Nicopolis,
quasi-maître de Constantinople, entrer dans une cage de fer? N'en
était-ce pas un de voir le gendre du roi de France, le magnifique
Richard II, supplanté en quelques jours par l'exilé Bolingbroke? Ce roi,
en qui tout à l'heure il y avait dix millions d'hommes, le voilà qui est
moins qu'un homme, un homme en peinture, roi de carreau...

Dans une des farces de la basoche que les petits clercs du palais
jouaient sur la royale Table de marbre, figuraient comme personnages les
temps d'un verbe latin: «Regno, regnavi, regnabo.» Pédantesque comédie,
mais dont il était difficile de méconnaître le sens.

Dans l'ordonnance par laquelle Charles VI autorise ceux qui jouaient les
Mystères de la Passion, il les appelle «ses amés et chers
confrères[108]». Quoi de plus juste, en effet? Triste acteur lui-même,
Pauvre jongleur du grand Mystère historique, il allait voir ses
confrères, saints, anges et diables, bouffonner tristement la Passion.
Il n'était pas seulement spectateur, il était spectacle. Le peuple
venait voir en lui la Passion de la royauté. Roi et peuple, ils se
contemplaient, et avaient pitié l'un de l'autre. Le roi y voyait le
peuple misérable, déguenillé, mendiant. Le peuple y voyait le roi plus
pauvre encore sur le trône, pauvre d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de
sa famille, de sa femme, veuf de lui-même et se survivant, riant
tristement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère pour en
avoir soin.

[Note 108: _App._ 54.]

La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie eût été moins comique,
s'il eût cessé de régner. Le merveilleux, le bizarre, c'est qu'il
régnait par moments. Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa
main signait encore, et semblait toute-puissante. Les plus graves
personnages, les plus sages têtes du conseil, venaient entre deux accès
profiter d'un moment lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence
obscurcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient de cette bouche
imbécile.

C'était toujours le roi de France, le premier roi chrétien, la tête de
la chrétienté. Les principaux États d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se
disaient ses clients. Gênes ne crut pouvoir échapper à Visconti qu'en se
donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse s'amusait à charger d'un
nouveau poids cette faible main qui ne pouvait rien porter.

Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wenceslas, amené en
France par les affaires de l'Église, conférer avec Charles VI (1398).
L'un était fol, l'autre presque toujours ivre. Il fallait prendre
l'empereur à jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment
lucide.

Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on en profita pour lui
faire signer une ordonnance qui, selon le voeu de l'Université,
suspendait l'autorité de Benoît XIII dans le royaume de France. Le
maréchal Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre par corps.
Le vieux pontife se défendit dans le château d'Avignon, en vrai
capitaine (1398-1399). N'ayant plus de bois pour sa cuisine, il brûla
une à une les poutres de son palais. Les Français avaient honte
eux-mêmes de cette guerre ridicule. Les partisans de l'autre pape ne lui
étaient pas plus soumis. Les Romains étaient en armes contre Boniface,
comme les Français contre Benoît.

Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté aux prises et s'injuriant;
l'empereur ivre, le roi idiot, prenant le pouvoir spirituel, suspendant
le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la
cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on leur obéisse, et
se proclament fols...

Cela était certain, réel, mais aucunement vraisemblable, contraire à
toute raison, propre à faire croire de préférence les mensonges les plus
hasardés. Nulle comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les
esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des réalités
absurdes pour des fictions raisonnables. Ces Mystères aidaient
d'ailleurs à l'illusion par leur prodigieuse durée; quelques-uns se
divisaient en quarante jours. Une représentation si longue devenait
pour le spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier
l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel côté était le
rêve[109].

[Note 109: «Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous
affecteroit peut-être autant que les objets que nous voyons tous les
jours. Et si un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits douze heures
durant qu'il est roi, je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un
roi qui rêveroit toutes les nuits douze heures qu'il est artisan.»
(Pascal.)]



LIVRE VIII



CHAPITRE PREMIER

Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne.--Meurtre du duc d'Orléans
(1400-1407).


Il y a dans la personne humaine deux personnes, deux ennemis qui
guerroient à nos dépens, jusqu'à ce que la mort y mette ordre. Ces deux
ennemis, l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette
pauvre âme de roi. L'un a prévalu d'abord, puis l'autre; puis, dans ce
long combat, cette âme s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre.
La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume; les deux
principes vont agir en deux hommes et deux factions, jusqu'à ce que
cette guerre ait produit son acte frénétique, le meurtre; jusqu'à ce
que, les deux hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux factions,
pour se tuer, s'accordent à tuer la France.

Cela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut savoir le nom des
deux hommes, nommons l'homme du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi;
l'homme de l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean-sans-Peur,
duc de Bourgogne.

Les deux hommes et les deux partis doivent se choquer dans Paris. Deux
partis, deux paroisses; nous les avons nommées déjà, celle de la cour,
celle des bouchers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de
Saint-Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire même.

       *       *       *       *       *

Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si jeune, qui fut tant aimé
et regretté toujours, qu'avait-il fait pour mériter de tels regrets? Il
fut pleuré des femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant,
gracieux[110]; mais non moins regretté de l'Église, pleuré des saints...
C'était pourtant un grand pécheur. Il avait, dans ses emportements de
jeunesse, terriblement vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré
du peuple... Vivant, il coûta bien des larmes; mais combien plus, mort!

[Note 110: _App._ 55.]

Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune homme était bien digne
de tant d'amour, elle eût répondu: Je l'aimais[111]. Ce n'est pas
seulement pour le bien qu'on aime; qui aime, aime tout, les défauts
aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de mal. La France
n'oublia jamais qu'en ses défauts mêmes elle avait vu poindre l'aimable
et brillant esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et doux,
de la Renaissance; tel il se continua dans son fils, Charles d'Orléans,
l'exilé, le poète[112], dans son bâtard Dunois, dans son petit-fils le
bon et clément Louis XII.

[Note 111: «Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que
cela ne se peut exprimer qu'en respondant: Parceque c'estoit luy,
parceque c'estoit moy.» (Montaigne.)]

[Note 112: Louis d'Orléans était poète aussi, s'il est vrai qu'il avait
célébré dans des vers les secrètes beautés de la duchesse de Bourgogne.
(Barante.)]

Cet esprit, louez-le, blâmez-le, ce n'est pas celui d'un temps, d'un
âge, c'est celui de la France même. Pour la première fois, au sortir du
roide et gothique moyen âge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité,
élégance légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora.
Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus cher, celui à
qui tout est permis, celui qui peut gâter, briser; la mère gronde, mais
elle sourit... Elle aimait cette jolie tête qui tournait celle des
femmes; elle aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs:
c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Université au milieu de
leurs lourdes harangues, se troubler à ses vives saillies et
balbutier[113]. Il n'en était pas moins bon pour les doctes, les clercs
et les prêtres, pour les pauvres aumônier et charitable. L'Église était
faible pour cet aimable prince; elle lui passait bien des choses; il n'y
avait pas moyen d'être sévère avec cet enfant gâté de la nature et de la
grâce.

[Note 113: _App._ 56.]

De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en naissant? De qui,
sinon d'une femme? De sa charmante mère apparemment, dont son mari même,
le sage et froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire: «C'est le
soleil du royaume.» Une femme mit la grâce en lui, et les femmes la
cultivèrent.... Et que serions-nous sans elles? Elles nous donnent la
vie (et cela, c'est peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses nous
apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou amis... C'est par
elles, pour elles, que l'esprit français est devenu le plus brillant,
et, ce qui vaut mieux, le plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait
volontiers que dans les conversations des femmes; en causant avec ces
aimables docteurs qui ne savaient rien, il a tout appris[114].

[Note 114: L'éducation d'un jeune chevalier par les femmes est
l'invariable sujet des romans ou histoires romanesques du quinzième
siècle. _App._ 57.]

Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la dangereuse fatuité
de faire peindre ses maîtresses. Nous connaissons assez mal les femmes
de ce temps-là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin tinrent
au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de mère, étaient Italiennes.
De l'Italie partait déjà le premier souffle de la Renaissance; le Nord,
réchauffé de ce vent parfumé du Sud, crut sentir, comme dit le poète,
«une odeur de Paradis[115]».

[Note 115:

  Quan la doss aura venta
  Deves vostre pais,
  M'es veiaire que senta
  Odor de Paradis.

«Quand le doux zéphyr souffle de votre pays, ô ma Dame, il me semble que
je sens une odeur de Paradis.» (Bernard de Ventadour.)]

De ces Italiennes, l'une fut la femme du duc d'Orléans, Valentina
Visconti, sa femme, sa triste veuve, et elle mourut de sa mort. L'autre,
Isabeau de Bavière (Visconti du côté maternel) fut sa belle-soeur, son
amie, peut-être davantage. La troisième, dans un rang bien modeste, la
chaste, la savante Christine[116], n'eut avec lui d'autre rapport que
les encouragements qu'il donna à son aimable génie[117].

[Note 116: Christine de Pisan semble avoir commencé la suite des femmes
de lettres, pauvres et laborieuses, qui ont nourri leur famille du
produit de leur plume. _App._ 58.]

[Note 117: _App._ 59.]

L'Italie, la Renaissance, l'art, l'irruption de la fantaisie, il y avait
dans tout cela de quoi séduire et de quoi blesser. Ce jour du seizième
siècle, qui éclatait brusquement dès la fin du quatorzième, dut
effaroucher les ténèbres. L'art n'était-il pas une coupable contrefaçon
de la nature? Celle-ci n'a-t-elle pas assez de danger, assez de
séduction, sans qu'une diabolique adresse la reproduise encore pour la
perdition des âmes? Cette perfide Italie, la terre des poisons et des
maléfices, n'est-ce pas aussi le pays de ces miracles du Diable?

C'étaient là les propos du peuple, ce qu'il disait tout haut. Joignez-y
le silence haineux des scolastiques, qui voyaient bien que peu à peu il
leur fallait céder la place. Derrière, appuyaient la foule des esprits
secs et étroits, qui demandent toujours: À quoi bon?... À quoi bon un
tableau du Giotto, une miniature du beau Froissart, une ballade de
Christine?

De tels esprits sont toujours un grand peuple. Mais alors ils avaient
pour eux un grave et puissant auxiliaire, la pauvreté publique, qui ne
voyait dans les dépenses d'art et de luxe qu'une coupable prodigalité.

À ces mécontentements, à ces malveillances, à ces haines publiques ou
secrètes, il fallait un envieux pour chef. La nature semblait avoir fait
le duc de Bourgogne Jean-sans-Peur tout exprès pour haïr le duc
d'Orléans. Il avait peu d'avantages physiques, peu d'apparence, peu de
taille, peu de facilité[118]. Son silence habituel couvrait un caractère
violent. Héritier d'une grande puissance, il tenta de grandes choses et
échoua d'autant plus tristement. Sa captivité de Nicopolis coûta gros au
royaume. Nourri d'amertume et d'envie, il souffrait cruellement de voir
en face cette heureuse et brillante figure qui devait toujours
l'éclipser. Avant que leur rivalité éclatât, avant que de secrets
outrages eussent engendré en eux de nouvelles haines, il semblait être
déjà le Caïn prédestiné de cet Abel.

[Note 118: Le Religieux de Saint-Denis ajoute toutefois que, quoiqu'il
parlât peu, il avait de l'esprit; ses yeux étaient intelligents. Il en
existe un portrait fort ancien au musée de Versailles et au château
d'Eu. Il est en prières, déjà vieux, les chaires molles, l'air bonasse
et vulgaire. Christine l'appelle en 1404: «Prince de toute bonté,
salvable, juste, saige, bénigne, douls et de toute bonne meurs.»]

L'équité nous oblige de faire remarquer avant tout que l'histoire de ce
temps n'a guère été écrite que par les ennemis du duc d'Orléans. Cela
doit nous mettre en défiance. Ceux qui le tuèrent en sa personne, ont dû
faire ce qu'il fallait pour le tuer aussi dans l'histoire.

Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de Bourgogne[119]. Le
Bourgeois de Paris est un bourguignon furieux. Paris était généralement
hostile au duc d'Orléans, et cela pour un motif facile à comprendre: le
duc d'Orléans demandait sans cesse de l'argent; le duc de Bourgogne
défendait de payer.

[Note 119: _App._ 60.]

Cette rancune de Paris n'a pas été sans influence sur le plus impartial
des historiens de ce temps, sur le Religieux de Saint-Denis. Il n'a pu
se défendre de reproduire la clameur de cette grande ville voisine. Le
moine a pu céder aussi à celle du clergé, que le duc d'Orléans essayait
indirectement de soumettre à l'impôt[120].

[Note 120: Voy. 1402 et les projets du parti d'Orléans, 1411.]

Il ne faut pas oublier que le duc d'Orléans, ne possédant rien, ou
presque rien, hors du royaume, tirait toutes ses ressources de la
France, de Paris surtout. Le duc de Bourgogne au contraire était, tout à
la fois, un prince français et étranger; il avait des possessions et
dans le royaume et dans l'Empire; il recevait beaucoup d'argent de la
Flandre, et demandait plutôt des gens d'armes à la Bourgogne[121].

[Note 121: Au témoignage de Charles-le-Téméraire. (Gachard.)]

Remontons à la fondation de cette maison de Bourgogne. Nos rois ayant
presque détruit le seul pouvoir militaire qui se trouvât en France, la
féodalité, essayèrent, au treizième et au quatorzième siècle, d'une
féodalité artificielle; ils placèrent les grands fiefs dans la main des
princes leurs parents. Charles V fit un grand établissement féodal.
Tandis que son frère aîné, gouverneur du Languedoc, regardait vers la
Provence et l'Italie, il donna la Bourgogne en apanage à son plus jeune
frère, de manière à agir vers l'Empire et les Pays-Bas. Il fit pour ce
dernier l'immense sacrifice de rendre aux Flamands Lille et Douai, la
Flandre française[122], la barrière du royaume au nord, pour que ce
frère épousât leur future souveraine, l'héritière des comtés de Flandre,
d'Artois, de Rethel, de Nevers et de la Franche-Comté. Il espérait que
dans cette alliance la France absorberait la Flandre, que les peuples
étant réunis sous une même domination, les intérêts se confondraient peu
à peu. Il n'en fut pas ainsi. La distinction resta profonde, les moeurs
différentes, la barrière des langues immuable; la langue française et
wallone ne gagna pas un pouce de terrain sur le flamand[123]. La riche
Flandre ne devint pas un accessoire de la pauvre Bourgogne[124]. Ce fut
tout le contraire: l'intérêt flamand emporta la balance. Quel intérêt?
un intérêt hostile à la France, l'alliance commerciale de l'Angleterre,
commerciale d'abord, puis politique.

[Note 122: _App._ 61.]

[Note 123: _App._ 62.]

[Note 124: «Mon pays de Bourgoigne n'a point d'argent; il sent la
France.» Mot de Charles-le-Téméraire. (Gachard.)]

Nous avons dit ailleurs comment la Flandre et l'Angleterre étaient liées
depuis longtemps. S'il y avait mariage politique entre les princes de la
France et de la Flandre, il y avait toujours eu mariage commercial entre
les peuples de la Flandre et de l'Angleterre. Édouard III ne put faire
son fils comte de Flandre; Charles V fut plus heureux pour son frère.
Mais ce frère, tout Français qu'il était, ne se fit accepter des
Flamands qu'en se résignant aux relations indispensables de la Flandre
et de l'Angleterre. Ces relations faisaient la richesse du pays, celle
du prince. Toutefois, les Anglais qui depuis Édouard III avaient attiré
beaucoup de drapiers de la Flandre[125], n'avaient plus tant de
ménagements à garder avec les Flamands; ils pillaient souvent leurs
marchands, et secondaient les bannis de Flandre dans leurs pirateries.
Le fameux Pierre Dubois, l'un des chefs de la révolution de Flandre en
1382, se fit pirate, et fut la terreur du détroit. En 1387, il enleva la
flotte flamande qui chaque année allait à La Rochelle acheter nos vins
du Midi[126]. La Flandre et le comte de Flandre étaient ruinés par ces
pirateries, si ce comte ne devenait ou le maître ou l'allié de
l'Angleterre. Ayant essayé en vain de s'en rendre maître (1386), il
fallait qu'il en fût l'allié, qu'il y fit, s'il pouvait, un roi qui
garantît cette alliance. Il y parvint en 1399, contre l'intérêt de la
France.

[Note 125: Voy. au tome III, livre VI, chap. I, les étranges promesses
par lesquelles les Anglais s'efforçaient de les attirer...]

[Note 126: _App._ 63.]

Cette puissance de Bourgogne, ainsi partagée entre l'intérêt français et
étranger, n'allait pas moins s'étendant et s'agrandissant.
Philippe-le-Hardi compléta ses Bourgognes en achetant le Charolais
(1390), ses Pays-Bas en faisant épouser à son fils l'héritière de
Hainaut et de Hollande (1385). Le souverain de la Flandre, jusque-là
serré entre la Hollande et le Hainaut, allait saisir ainsi deux grands
postes, par la Hollande des ports sur l'Océan, c'était comme des
fenêtres ouvertes sur l'Angleterre; par le Hainaut des places fortes,
Mons et Valenciennes, les portes de la France.

Voilà une grande et formidable puissance, formidable par son étendue et
par la richesse de ses possessions, mais bien plus encore par sa
position, par ses relations, touchant à tout, ayant prise sur tout. Il
n'y avait rien en France à opposer à une telle force. La maison d'Anjou
avait fondu en quelque sorte, dans ses vaines tentatives sur l'Italie.
Le duc de Berri, lors même qu'il était gouverneur du Languedoc, n'y
était pas sérieusement établi; il n'était que le roi de Bourges. Le duc
d'Orléans, frère du roi, s'était fait donner successivement l'apanage
d'Orléans, puis une bonne part du Périgord et de l'Angoumois, puis les
comtés de Valois, Blois et Beaumont, puis encore celui de Dreux. Il
avait, par sa femme, une position dans les Alpes, Asti. C'étaient certes
de grands établissements, mais dispersés; ce n'était pas une grande
puissance. Tout cela ne faisait point masse en présence de cette masse
énorme et toujours grossissante des possessions du duc de Bourgogne.

Philippe-le-Hardi avait eu, à son grand profit, la part principale à
l'administration du royaume sous la minorité de Charles VI, et bien au
delà, jusqu'à ce qu'il eut vingt et un ans. Il l'avait perdue quelque
temps, pendant le gouvernement des Marmousets, La Rivière, Clisson,
Montaigu. La folie de Charles VI fut comme une nouvelle minorité;
cependant il devenait impossible de ne pas donner part, dans le
gouvernement, au duc d'Orléans, frère du roi, qui en 1401 avait trente
ans. Ce prince, héritier probable du roi malade et de ses enfants
maladifs, avait apparemment autant d'intérêt au bien du royaume que le
duc de Bourgogne, qui, s'étendant toujours vers l'Empire et les
Pays-Bas, devenait de plus en plus un prince étranger. Toutefois, les
légèretés du duc d'Orléans, ses passions, ses imprudences, lui faisaient
tort; la vivacité même de son esprit, ses qualités brillantes, mettaient
en défiance. Son oncle, déjà âgé, solide sans éclat (comme il faut pour
fonder), rassurait davantage. D'ailleurs, il était riche hors du
royaume; on pensait que le maître de la riche Flandre prendrait moins
d'argent en France.

Ce fut un moment décisif, entre l'oncle et le neveu, que celui de la
révolution d'Angleterre, en 1399. Tous deux avaient caressé le dangereux
Lancastre, pendant son séjour au château de Bicêtre. Le duc d'Orléans en
fit son frère d'armes, et se crut sûr de lui. Mais Lancastre, avec
beaucoup de sens, préféra l'alliance du duc de Bourgogne, comte de
Flandre. Celui-ci montra dans cette circonstance une extrême prudence.
Il en avait besoin. Richard avait épousé sa petite-nièce, il était
gendre du roi de France, et notre allié. Le duc de Bourgogne se serait
perdu dans le royaume, s'il avait ostensiblement concouru à une
révolution qui nous était si préjudiciable. Il ne laissa pas passer
Lancastre par ses états; il donna même ordre de l'arrêter à Boulogne, où
il ne devait point aller. Lancastre fit le tour par la Bretagne, dont le
duc était ami et allié du duc de Bourgogne; ils lui donnèrent pour
l'accompagner quelques gens d'armes, et leur homme, Pierre de
Craon[127], l'assassin de Clisson, l'ennemi mortel du duc d'Orléans.
C'étaient de faibles moyens, mais ce qu'ils y joignirent d'argent, on ne
peut le deviner. Or, c'était surtout d'argent que Lancastre avait
besoin; les hommes ne manquaient pas en Angleterre pour en recevoir.

[Note 127: La misère força peut-être Craon à cet acte monstrueux
d'ingratitude. Il avait dû la grâce de son premier crime aux prières de
la jeune Isabelle de France, épouse de Richard II. Voy. _App._ 34.]

Ce ne fut pas tout. Le duc de Bretagne étant mort peu après, sa veuve,
qui avait vu Lancastre à son passage, déclara qu'elle voulait l'épouser.
Cette veuve était la fille du terrible ennemi de nos rois, de
Charles-le-Mauvais. Rien n'était plus dangereux que ce mariage. Le duc
de Bourgogne en détourna la veuve, comme il devait; mais il eut le
bonheur de ne pas être écouté; le mariage se fit au grand profit du duc
de Bourgogne, qui, malgré le duc d'Orléans, malgré le vieux Clisson,
vint prendre la garde du jeune duc de Bretagne et de la Bretagne, et
bâtit à Nantes même sa _tour de Bourgogne_[128].

[Note 128: De plus, il emmena avec lui le duc et ses deux
frères.--Lorsque le jeune duc de Bretagne retourna chez lui, on lui
donna, non seulement le comté d'Évreux, mais la ville royale de
Saint-Malo, l'un des plus précieux fleurons de la couronne de France. Il
n'en resta pas moins à moitié Anglais; son frère Arthur tenait le comté
de Richemont du roi d'Angleterre.]

Ainsi se formait autour du royaume un vaste cercle d'alliances
suspectes. Le maître de la Franche-Comté, de la Bourgogne et des
Pays-Bas se trouvait aussi maître de la Bretagne, ami du nouveau roi
d'Angleterre et du roi de Navarre. La maison de Lancastre s'était
alliée, en Castille, à la maison bâtarde de Transtamare, comme celle de
Bourgogne s'unit plus tard à la maison non moins bâtarde de Portugal.
Bourgogne, Bretagne, Navarre, Lancastre, toutes les branches cadettes se
trouvaient ainsi liées entre elles, et avec les branches bâtardes du
Portugal et de la Castille.

Contre cette conjuration de la politique, le duc d'Orléans se porta pour
champion du vieux droit. Il prit cette cause en main dans toute la
chrétienté, se déclarant pour Wenceslas contre Robert, pour le pape
contre l'Université, pour la jeune veuve de Richard contre Henri IV.
Après avoir provoqué un duel de sept Français contre sept Anglais, il
jeta le gant à son ancien frère d'armes, pour venger la mort de Richard
II[129]. Il lui reprochait de plus d'avoir manqué, dans la personne de
la veuve, Isabelle de France, à tout ce qu'un homme noble devait «aux
dames veuves et pucelles[130]». Il lui demandait un rendez-vous aux
frontières, où ils pourraient combattre chacun à la tête de cent
chevaliers.

[Note 129: _App._ 64.]

[Note 130: Monstrelet.]

Lancastre répondit, avec la morgue anglaise, qu'il n'avait vu nulle part
que ses prédécesseurs eussent été ainsi défiés par gens de moindre état;
ajoutant, dans le langage hypocrite du parti ecclésiastique qui l'avait
mis sur le trône, que ce qu'un prince fait, «il le doit faire à
l'honneur de Dieu, et comme profit de toute chrestienté ou de son
royaume, et non pas pour vaine gloire ni pour nulle convoitise
temporelle[131]».

[Note 131: Monstrelet.--Quant à Isabelle de France, il récriminait d'une
manière toute satirique: «Plût à Dieu que vous n'eussiez fait rigueur,
cruauté ni vilenie envers nulle dame ni damoiselle, non plus qu'avons
fait envers elle; nous croyons que vous en vaudriez mieux.»]

Henri IV avait de bonnes raisons pour refuser le combat; il avait bien
autre chose à faire chez lui; il ne voyait qu'ennemis autour de lui; ce
trône tout nouveau branlait. Le duc de Bourgogne lui rendit le service
de faire continuer la trêve avec la France.

Ces affaires d'Angleterre et de Bretagne sont déjà une guerre indirecte
entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne. La guerre va devenir directe,
acharnée. Le neveu essaye d'attaquer l'oncle dans les Pays-Bas; l'oncle
attaque et ruine le neveu en France, à Paris.

Le duc d'Orléans, battu par son habile rival dans l'affaire de Bretagne,
fit une chose grave contre lui; si grave que la maison de Bourgogne dut
vouloir dès lors sa ruine. Il se fit un établissement au milieu des
possessions de cette maison, parmi les petits états qu'elle avait ou
qu'elle convoitait; il acheta le Luxembourg, se logeant comme une épine
au coeur du Bourguignon, entre lui et l'Empire, à la porte de Liège, de
manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc
de Gueldre. Le duc d'Orléans paya ce duc pour faire ce qu'il avait
toujours fait, pour piller les Pays-Bas.

Louis d'Orléans ayant engagé ce condottiere au service du roi, il
l'amène à Paris avec ses bandes; et, d'autre part, il fait venir des
Gallois des garnisons de Guyenne. Le duc de Bourgogne y accourt;
l'évêque de Liège lui amène du renfort; une foule d'aventuriers du
Hainaut, de Brabant, de l'Allemagne, arrivent à la file. Le duc
d'Orléans, de son côté, se fortifie des Bretons de Clisson, d'Écossais,
de Normands. Paris se mourait de peur. Mais il n'y eut rien encore; les
deux rivaux se mesurèrent, se virent en force, et se laissèrent
réconcilier.

Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin d'une bataille pour perdre son
neveu; il n'y avait qu'à le laisser faire: il avait pris un rôle
impopulaire qui le menait à sa ruine. Le duc d'Orléans voulait la
guerre, demandait de l'argent au peuple, au clergé même. Le duc de
Bourgogne voulait la paix (le commerce flamand y avait intérêt); riche
d'ailleurs, il se popularisait ici par un moyen facile, il défendait de
payer les taxes. Si l'on en croyait une tradition conservée par Meyer,
historien flamand, ordinairement très partial pour la maison de
Bourgogne, les princes de cette maison, ulcérés par les tentatives
galantes du duc d'Orléans sur la femme du jeune duc de Bourgogne,
auraient organisé contre leur ennemi un vaste système d'attaques
souterraines, le représentant partout au peuple comme l'unique auteur
des taxes sous le poids desquelles il gémissait, le désignant à la haine
publique, préparant longuement, patiemment l'assassinat par la
calomnie[132].

[Note 132: _App._ 65.]

Il n'y aurait eu pour le duc d'Orléans qu'un moyen de sortir de cette
impopularité, une guerre glorieuse contre l'Anglais. Mais pour cela il
fallait de l'argent. L'Église en avait. Le duc d'Orléans fit ordonner un
emprunt général, dont les gens d'Église ne seraient point exempts. Mais
le duc de Bourgogne se mit du côté du clergé, et l'encouragea à refuser
l'emprunt. Une ordonnance de taxe générale fut de même inutile. Le duc
de Bourgogne déclara que l'ordonnance mentait, en se disant _consentie
par les princes_, que ni lui ni le duc de Berri n'y avaient consenti;
que si les coffres du roi étaient vides, ce n'était pas du sang des
peuples qu'il fallait les remplir; qu'il fallait faire regorger les
sangsues; que pour lui, il voulait bien qu'on sût que s'il eût autorisé
cette nouvelle exaction, il aurait emboursé deux cent mille écus pour sa
part.

Qu'on juge si de telles paroles étaient bien reçues du peuple. Le duc de
Bourgogne eut tout le monde pour lui. On l'appela, on le mit à l'oeuvre,
et alors il ne fut pas médiocrement embarrassé. Après avoir tant déclamé
contre les taxes, il n'en pouvait guère lever lui-même. Il lui fallut
avoir recours à un étrange expédient. Il envoya dans toutes les villes
du royaume des commissaires du parlement pour examiner les contrats
entre particuliers et frapper d'amendes arbitraires ceux qu'ils
trouveraient usuraires ou frauduleux[133]. Tous ceux «qui auraient vendu
trop cher de moitié» devaient être punis. Cette absurde et impraticable
inquisition ne produisit pas grand'chose.

[Note 133: _App._ 66.]

Le duc d'Orléans reprit son influence. Il s'était étroitement lié avec
le pape Benoît XIII; ce pape ayant enfin échappé aux troupes qui
l'assiégeaient dans Avignon, le duc surprit au roi une ordonnance qui
restituait au pape l'obédience du royaume; l'Université en rugit.
D'autre part, le duc, s'étant lié étroitement avec sa belle-soeur
Isabeau, la fit entrer dans le conseil, et s'y trouva prépondérant. Il
parut ainsi maître et de l'Église et de l'État, c'est-à-dire que dès
lors tout ce qui se fit d'impopulaire retomba sur lui.

Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le parti d'Orléans ne fût le
seul qui agît pour la France et contre l'Anglais, qui sentît qu'on
devait profiter de l'agitation de ce pays[134], qui tentât des
expéditions. Je vois en 1403 les Bretons de ce parti mettre une flotte
en mer et battre les Anglais[135]. Plus tard des secours sont envoyés
aux chefs gallois, avec lesquels le roi fait alliance[136]. Je vois
l'homme du duc d'Orléans, le connétable d'Albret, faire une guerre
heureuse en Guyenne[137]. On envoie en Castille pour demander les
secours d'une flotte contre les Anglais. Une transaction utile leur
ferme la Normandie; on tire Cherbourg et Évreux des mains suspectes du
roi de Navarre, en le dédommageant ailleurs.

[Note 134: C'était le temps de la révolte des Percy.]

[Note 135: C'étaient les Bretons de Clisson, conduits par Guillaume
Duchâtel.]

[Note 136: Rymer.]

[Note 137: Le comte de Clermont, très jeune encore, était le chef
nominal de cette armée.]

En 1404, tout le royaume souffrant des courses des Anglais, un grand
armement fut ordonné, une lourde taxe. Tout l'argent fut placé dans une
tour du palais, pour n'en sortir que du consentement des princes. Le duc
d'Orléans n'attendit pas ce consentement; il vint la nuit forcer la tour
et en tira l'argent[138]. C'était un acte violent, injustifiable, une
sorte de vol. Toutefois, quand on songe que le duc de Bourgogne venait
d'abandonner le comte de Saint-Pol aux vengeances de l'Anglais[139],
quand on songe que le duc de Berri avait fait manquer l'invasion de
1386, et qu'il empêcha encore le roi de combattre en 1415, on comprend
que jamais ces princes n'auraient employé cet argent contre les ennemis
du royaume.

[Note 138: Le Religieux dit qu'il s'était muni d'un ordre du roi.]

[Note 139: Le comte de Saint-Pol avait pris les armes pour les intérêts
de sa fille, belle-fille du duc de Bourgogne.]

L'armement se fit à Brest, une flotte fut préparée. Elle devait être
conduite dans le pays de Galles par le comte de La Marche, prince de la
maison de Bourbon, qui était agréable aux deux partis. Mais ce prince
fit ce que le duc de Berri avait fait autrefois. Il s'obstina à ne
bouger de Paris; il y resta d'août en novembre pour les fêtes d'un
double mariage entre les princes de la maison de Bourgogne et les
enfants du roi. On allégua que le vent était contraire. Et en effet, on
voit bien qu'il soufflait d'Angleterre; les Anglais étaient instruits de
tout par des traîtres; ils avaient ici des agents à qui ils payaient
pension; ils pensionnaient entre autres le capitaine de Paris[140]. Le
nouveau duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, avait d'ailleurs intérêt à ne
pas commencer par déplaire aux Flamands en leur fermant l'Angleterre. Il
conclut au contraire une trêve marchande avec les Anglais[141].

[Note 140: _App._ 67.]

[Note 141: _App._ 68.]

L'habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne était mort au
milieu de la crise (1404), au moment où il venait encore de mettre un de
ses fils en possession du Brabant. Il avait recueilli tous les fruits de
sa politique égoïste[142]; il s'était constamment servi des ressources
de la France, de ses armées, de son argent, et avec cela il mourut
populaire, laissant à son fils, Jean-sans-Peur, un grand parti dans le
royaume.

[Note 142: _App._ 69.]

Philippe-le-Hardi était, dans son intérieur, un homme rangé et régulier;
il n'eut d'autre femme que sa femme, la riche et puissante héritière des
Flandres et de tant de provinces, et qui lui aidait à les maintenir. Il
fut toujours bien avec le clergé; il le défendait volontiers au conseil
du roi; du reste, donnant peu aux églises.

On ne lui reproche aucun acte violent. Eut-il connaissance de
l'assassinat de Clisson et de l'empoisonnement de l'évêque de Laon? La
chose est possible, mais encore moins prouvée.

Ce politique mettait dans toute chose un faste royal, qu'on pouvait
prendre pour de la prodigalité, et qui sans doute était un moyen. Le
culte était célébré dans sa maison avec plus de pompe que chez aucun
roi; la musique surtout nombreuse, excellente. Dans les occasions
publiques, dans les fêtes, il tenait à éblouir et jetait l'argent.
Lorsqu'il alla recevoir, à Lélinghen, Isabelle de France, veuve de
Richard II, qu'Henri IV renvoyait, il déploya un luxe incroyable,
inconvenant dans une si triste circonstance; mais il voulait sans doute
imposer à ses amis les Anglais. Au reste, il ne lui en coûta rien, il
profita de cette dépense pour se donner, au nom du roi de France, une
énorme pension de trente-six mille livres. Il en fut de même au mariage
de son second fils; il donna à tous les seigneurs des Pays-Bas qui y
assistaient, des robes de velours vert et de satin blanc, et leur
distribua pour dix mille écus de pierreries; il avait pourvu d'avance à
ces dépenses en se faisant assigner, sur le trésor de France, une somme
de cent quarante mille francs.

La rançon de son fils, loin de lui coûter, fut pour lui une occasion de
lever des sommes énormes. Indépendamment de tout ce qu'il tira de la
Bourgogne, de la Flandre, etc., il s'assigna, au nom du roi,
quatre-vingt mille livres. Nous voyons le même fils, à peine de retour,
tirer encore, l'année suivante, douze mille livres de Charles VI[143].
Cette maison si riche ne méprisait pas les plus petits gains.

[Note 143: D. Plancher.]

Le duc de Bourgogne n'aimait pas à payer. Ses trésoriers n'acquittaient
rien, pas même les dépenses journalières de sa maison[144]. Quoiqu'il
laissât à sa mort une masse énorme, inestimable, de meubles, de joyaux,
d'objets précieux, il y avait lieu de craindre qu'ils ne suffissent
point à payer tant de créanciers. Plutôt que de toucher aux immeubles,
la veuve se décida à renoncer à la succession des biens mobiliers.

[Note 144: Le Religieux.]

Ce n'était pas chose simple, au moyen âge, que cession et renonciation.
Le débiteur insolvable faisait triste figure; il devait se dégrader
lui-même de chevalerie en s'ôtant le ceinturon. Dans certaines villes,
il fallait que, par-devant le juge et sous les huées de la foule, «il
frappât du cul sur la pierre[145]». La cession du débiteur était
honteuse. La renonciation de la veuve était odieuse et cruelle. Elle
venait déposer les clefs sur le corps du défunt, comme pour lui dire
qu'elle lui rendait sa maison, renonçant à la communauté, et n'ayant
plus rien à voir avec lui; elle reniait son mariage[146]. Il n'y avait
guère de pauvre femme qui se décidât à boire une telle honte, à briser
ainsi son coeur... Elles donnaient plutôt leur dernière chemise.

[Note 145: _App._ 70.]

[Note 146: La renonciation de la veuve n'est pas en effet sans analogie
avec le reniement du mariage, par lequel la loi de Castille permettait à
la femme noble qui avait épousé un roturier de reprendre sa noblesse à
la mort de son mari. Il fallait qu'elle allât à l'église avec une
hallebarde sur l'épaule; là elle touchait de la pointe la fosse du
défunt et elle lui disait: «Vilain, garde la vilainie, que je puisse
reprendre ma noblesse.» (Note communiquée par M. Rossew-Saint-Hilaire.)
_App._ 71.]

La duchesse de Bourgogne ne recula pas. Cette femme d'une audace virile
accomplit bravement la cérémonie[147]. Elle descendait, comme
Charles-le-Mauvais, de cette violente Espagnole Jeanne de Navarre et de
Philippe-le-Bel[148]. La petite-fille de Jeanne, Marguerite, avait fondé
avec non moins de violence la maison de Bourgogne. On dit que, voyant
son fils le comte de Flandre hésiter à accepter pour gendre
Philippe-le-Hardi, elle lui montra sa mamelle, et lui dit que, s'il ne
consentait, elle trancherait le sein qui l'avait nourri. Ce mariage,
comme nous l'avons vu, mit tout un empire dans les mains de la maison de
Bourgogne. La seconde Marguerite, petite-fille de l'autre, femme de
Philippe-le-Hardi, digne mère de Jean-sans-Peur, aima mieux faire cette
banqueroute solennelle que de diminuer d'un pouce de terre les
possessions de sa maison. Elle connaissait son temps, cet âge de fer et
de plomb. Ses fils n'y perdirent rien, ils n'en furent pas moins honorés
ni moins populaires. Une telle audace fit peur; on sut ce qu'on avait à
craindre de ces princes.

[Note 147: «Et de ce demanda instrument à un notaire public, qui estoit
là présent.» (Monstrelet.) _App._ 72.]

[Note 148: Voy. tome III.]

La mort de Philippe-le-Hardi semblait laisser le duc d'Orléans maître du
conseil. Il en profita pour se faire donner des places qui couvraient
Paris au nord, Couci, Ham, Soissons. Avec la Fère, Châlons,
Château-Thierry, Orléans et Dreux, il possédait ainsi une ceinture de
places autour de Paris. Le duc de Bourgogne avait pris, il est vrai, au
Midi le poste important d'Étampes[149].

[Note 149: Il se l'était fait céder en 1400 par le duc de Berri.]

Le duc d'Orléans obtint de son pape une défense au nouveau duc de
Bourgogne de se mêler des affaires du royaume[150]. Pour que cette
défense signifiât quelque chose, il fallait être le plus fort. Il ne put
empêcher Jean-sans-Peur d'entrer au conseil, et non seulement lui, mais
trois autres qui n'étaient qu'un avec lui, ses frères, les ducs de
Limbourg et de Nevers, et son cousin le duc de Bretagne. Jean-sans-Peur,
suivant la politique de son père, commença par se déclarer contre la
taille que faisait ordonner le duc d'Orléans pour la continuation de la
guerre, déclarant qu'il empêcherait ses sujets de la payer. Paris,
encouragé, n'avait pas envie de payer non plus. En vain, les crieurs qui
proclamaient la taxe annonçaient en même temps que celle de l'année
dernière avait été bien employée, qu'on avait repris plusieurs places du
Limousin. Le peuple de Paris ne se souciait du Limousin ni du royaume;
il ne paya point. Les prisons se remplirent, les places se couvrirent de
meubles à l'encan. L'exaspération était telle qu'il fallut défendre, à
son de trompe, de porter ni épée ni couteau[151].

[Note 150: Meyer.]

[Note 151: Le Religieux.]

Tout porte à croire que les impôts n'étaient pas excessifs, quoi qu'en
disent les contemporains. La France était redevenue riche par la paix;
la main-d'oeuvre était à haut prix dans les villes. Le fisc levait plus
facilement six francs par feu qu'il n'aurait levé un franc cinquante
ans auparavant[152]. Mais cet argent était levé avec une violence, une
précipitation, une inégalité capricieuses, plus funestes que l'impôt
même.

[Note 152: _App._ 73.]

Que le peuple eût ou n'eût pas d'argent, il n'en voulait pas donner. On
lui disait que la reine faisait passer en Allemagne tout ce que le duc
d'Orléans ne gaspillait pas. On avait, disait-on, arrêté à Metz six
charges d'or que la Bavaroise envoyait chez elle[153]. Les esprits les
plus sages accueillaient ces bruits; le grave historien du temps croit
que la taxe précédente avait fourni la somme monstrueuse de huit cent
mille écus d'or[154], et que le duc et la reine avaient tout mangé. Pour
juger ces assertions, pour apprécier l'ignorance et la malveillance avec
laquelle on raisonnait des ressources du royaume, il faut voir le beau
plan que le parti du duc de Bourgogne proposait pour la réforme des
finances. «Il y a, disait-on, dans le royaume _dix-sept cent mille_
villes, bourgs et villages; ôtons-en sept cent mille qui sont ruinés;
qu'on impose les autres à vingt écus seulement par an, cela fera vingt
millions d'écus; en payant bien les troupes, la maison du roi, les
collecteurs et receveurs, en réservant même quelque chose pour réparer
les forteresses, il restera trois millions dans les coffres du
roi[155].» Ce calcul de dix-sept cent mille clochers est justement celui
sur lequel s'appuie le facétieux recteur de la _Satire Ménippée_.

[Note 153: _App._ 74.]

[Note 154: _App._ 75.]

[Note 155: Le Religieux.]

Rien ne servit mieux le parti bourguignon que le sermon d'un moine
augustin contre la reine et le duc. La reine pourtant était présente. Le
saint homme ne parla qu'avec plus de violence, et probablement sans bien
savoir qui il servait par cette violence. Il n'y a pas de meilleur
instrument pour les factions que ces fanatiques qui frappent en
conscience. Dans sa harangue, il attaquait pêle-mêle les prodigalités de
la cour, les abus, les nouveautés en général, la danse, les modes, les
franges, les grandes manches[156]. Il dit, en face de la reine, que sa
cour était le domicile de dame Vénus, etc.[157].

[Note 156: «Loricatis, fimbriatis et manicatis vestibus.» (Religieux.)]

[Note 157: «Domina Venus.» (_Idem._)--Cet Augustin, qui prêcha contre le
duc d'Orléans, lui avait dédié un livre qui, peut-être, n'avait pas été
assez payé.]

On en parla au roi, qui, loin de se fâcher, voulut aussi l'entendre.
Devant le roi, il en dit encore plus: que les tailles n'avaient servi à
rien; que le roi même était vêtu du sang et des larmes du peuple; que le
duc (il ne le désignait pas autrement) était maudit, et que, sans doute,
Dieu ferait passer le royaume dans une main étrangère[158].

[Note 158: «Te induere de substantia, lacrimis et gemitibus miserrimæ
plebis.» (_Idem._)]

Le duc d'Orléans, si violemment attaqué, n'essayait point de regagner
les esprits. On l'accusait de prodigalité; il n'en fut que plus
prodigue; il y avait trop peu d'argent pour la guerre, il y en avait
assez pour les fêtes, les amusements. Éloigné si longtemps du
gouvernement par ses oncles, sous prétexte de jeunesse, il restait
jeune en effet; il avait passé la trentaine, et n'en était que plus
ardent dans ses folles passions. À cet âge d'action, l'homme que les
circonstances empêchent d'agir, se retourne avec violence vers la
jeunesse qui s'en va, vers les caprices d'un autre âge; mais il y porte
une fantaisie tout autrement difficile, insatiable; tout y passe, rien
n'y suffît; le plaisir d'abord, mais c'est bientôt fini; puis, dans le
plaisir, l'aigre saveur du péché secret; puis le secret dédaigné, les
jouissances insolentes du bruit, du scandale.

La _petite reine_ de Charles VI n'était pas ce qu'il lui fallait; il
n'aimait que les grandes dames, c'est-à-dire les aventures, les
enlèvements, les folles tragédies de l'amour. Il prit ainsi chez lui la
dame de Canny, et il la garda, au vu et au su de tout le monde, jusqu'à
ce qu'il en eut un fils. Ce fut le fameux Dunois.

Fut-il l'amant des deux Bavaroises, de Marguerite, femme de
Jean-sans-Peur, et de la reine Isabeau, propre femme de son frère, la
chose n'est pas improbable. Ce qui est sûr, c'est qu'il semblait fort
uni avec Isabeau au conseil et dans les affaires; une si étroite
alliance d'un jeune homme trop galant avec une jeune femme qui se
trouvait comme veuve du vivant de son mari, n'était rien moins
qu'édifiante.

Maître de la reine, il semblait vouloir l'être du royaume. Il profita
d'une rechute de son frère pour se faire donner par lui le gouvernement
de la Normandie. Cette province, la plus riche de toutes, avait été
convoitée par le feu duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans, qui ne pouvait
plus tirer d'argent de Paris, eût trouvé là d'autres ressources. C'était
aussi des ports de Normandie qu'il eût pu le mieux diriger contre
l'Angleterre, les capitaines de son parti. L'expédition du comte de La
Marche, préparée à Brest, n'avait abouti à rien; elle eût peut-être
réussi en partant d'Honfleur ou de Dieppe. Les Normands, sans doute
encouragés sous main par le parti de Bourgogne, reçurent fort mal leur
nouveau gouverneur; il essaya en vain de désarmer Rouen[159]. Il y avait
une grande imprudence à irriter ainsi cette puissante commune. Les
capitaines des villes et forteresses gardèrent leurs places, contre lui,
jusqu'à nouvel ordre du roi.

[Note 159: Ceux de Rouen répondirent avec dérision: «Nous porterons nos
armes au château, c'est-à-dire que nous irons armés, armés aussi nous
reviendrons.»]

Cette tentative du duc d'Orléans sur la Normandie excita de grandes
défiances contre lui dans l'esprit de Charles VI, lorsqu'il eut une
lueur de bon sens. On s'adressa aussi à son orgueil. On lui apprit dans
quel honteux abandon sa femme et son frère le laissaient[160]; on lui
dit que ses serviteurs n'étaient plus payés, que ses enfants étaient
négligés, qu'il n'y avait plus moyen de faire face aux dépenses de sa
maison. Il demanda au dauphin ce qui en était, l'enfant dit oui, et que
depuis trois mois la reine le caressait et le baisait pour qu'il ne dît
rien[161].

[Note 160: «C'estoit grande pitié de la maladie du roy, laquelle luy
tenoit longuement. Et quand il mangeoit, c'estoit bien gloutement et
louvissement. Et ne le pouvoit-on faire despoüiller, et estoit tout
plein de poux, vermine et ordure. Et avoit un petit lopin de fer, lequel
il mit secrettement au plus près de sa chair. De laquelle chose on ne
sçavoit rien, et luy avoit tout pourry la pauvre chair, et n'y avoit
personne qui ozast approcher de luy pour y remédier. Toutefois il avoit
un physicien qui dit qu'il estoit nécessité d'y remedier, ou qu'il
estoit en danger, et que de la garison de la maladie il n'y avoit
remede, comme il luy sembloit. Et advisa qu'on ordonnast quelque dix ou
douze compagnons desguisez, qui fussent noircis, et aucunement garnis
dessous, pour doute qu'il ne les blessast. Et ainsi fut fait, et
entrèrent les compagnons, qui estoient bien terribles à voir, en sa
chambre. Quand il les vid, il fut bien esbahi, et vinrent de faict à
luy: et avoit-on fait faire tous habillements nouveaux, chemise, gippon,
robbe, chausses, bottes, qu'un portoit. Ils le prirent, luy cependant
disoit plusieurs paroles, puis le dépouillerent, et luy vestirent
lesdites choses qu'ils avoient apportées. C'estoit grande pitié de le
voir, car son corps estoit tout mangé de poux et d'ordure. Et si
trouverent ladite piece de fer: toutes les fois qu'on le vouloit
nettoyer, failoit que ce fust par ladite manière.» (Juvénal des
Ursins.)]

[Note 161: Il témoigna beaucoup de reconnaissance à une dame qui avait
soin du dauphin et suppléait à la négligence de sa mère. Il lui donna le
gobelet d'or dans lequel il venait de boire. (Religieux.)]

On obtint ainsi de Charles VI qu'il appelât le duc de Bourgogne;
celui-ci, sous prétexte de faire hommage de la Flandre, vint avec un
cortège qui était plutôt une armée. Il amenait avec lui la foule de ses
vassaux et six mille hommes d'armes. La reine et le duc d'Orléans se
sauvèrent à Melun. Les enfants de France devaient les suivre le
lendemain; mais le duc de Bourgogne arriva à temps pour les
arrêter[162].

[Note 162: _App._ 76.]

Il avait besoin du jeune dauphin[163]. En l'absence du roi, il lui fit
présider un conseil, composé des princes, des conseillers ordinaires,
où, de plus, on avait appelé, chose nouvelle, le recteur et force
docteurs de l'Université[164]. Là, maître Jean de Nyelle, un docteur de
l'Artois, serviteur du duc de Bourgogne, prononça une longue harangue
sur les abus dont son maître demandait la réforme. Il termina en
accusant le duc d'Orléans de négliger la guerre des Anglais, montrant
comment cette guerre était juste, prétendant qu'avec les subsides
annuels, les tailles générales et l'emprunt fait récemment aux riches et
aux prélats, on pouvait bien la soutenir.

[Note 163: Il logea avec le dauphin pour être plus sûr de lui.]

[Note 164: Le Religieux.]

On ne peut que s'étonner d'un tel discours, lorsqu'on voit qu'alors même
le duc de Bourgogne, comme comte de Flandre, venait de traiter avec les
Anglais, et que, de plus, il avait donné l'exemple de ne rien payer pour
la guerre. Le parti d'Orléans, à ce moment même, reprenait dix-huit
petites places, puis soixante dans la Guyenne. Le comte d'Armagnac leur
offrait la bataille sous les murs de Bordeaux[165]. Le sire de Savoisy
fit une course heureuse contre les Anglais. Des secours furent envoyés
aux Gallois. Les chefs de ces expéditions, Albret, Armagnac, Savoisy,
Rieux, Duchâtel, étaient tous du parti d'Orléans.

[Note 165: _App._ 77.]

L'exaspération de Paris contre les taxes, la jalousie des princes contre
le duc d'Orléans, rendirent un moment Jean-sans-Peur maître de tout. Le
roi de Navarre, le roi de Sicile, le duc de Berri, déclarèrent que tout
ce que le duc de Bourgogne avait fait était bien fait. Le clergé et
l'Université prêchèrent en ce sens. Puis, les princes allèrent un à un à
Melun prier le duc d'Orléans de ne plus assembler de troupes, et de
laisser la reine revenir dans sa bonne ville. Le vieux duc de Berri
s'emporta jusqu'à dire à son neveu qu'il n'y avait aucun des princes qui
ne le tînt pour ennemi public; à quoi le duc d'Orléans répliqua
seulement: «Qui a bon droit, le garde[166]!»

[Note 166: «Sur les pennonceaux de leurs lances les Bourguignons
portoient: _ich houd_, je tiens, à rencontre des Orléanois, qui avoient:
_je l'envie_». (Monstrelet.)]

Il répondit aussi à l'ambassade de l'Université, au recteur, aux
docteurs, qui venaient le sermonner sur les biens de la paix. Il les
harangua à son tour en langue vulgaire, mais dans leur style, opposant
syllogisme à syllogisme, citation à citation. Il concluait par les
paroles suivantes, auxquelles il n'y avait, ce semble, rien à répondre:
«L'Université ne sait pas que le roi étant malade et le dauphin mineur,
c'est au frère du roi qu'il appartient de gouverner le royaume. Et
comment le saurait-elle? L'Université n'est pas française; c'est un
mélange d'hommes de toute nation[167]; ces étrangers n'ont rien à voir
dans nos affaires... Docteurs, retournez à vos écoles. Chacun son
métier. Vous n'appelleriez pas apparemment des gens d'armes à opiner sur
la foi[168].» Et il ajouta d'un ton plus léger: «Qui vous a chargés de
négocier la paix entre moi et mon cousin de Bourgogne? Il n'y a entre
nous ni haine ni discorde[169].»

[Note 167: Bulæus.]

[Note 168: «In casu fidei ad consilium milites non evocaretis.»
(Religieux.)]

[Note 169: Monstrelet prétend que le duc d'Orléans avait pris
l'Université pour juge et arbitre.--Ce qui est plus sûr, c'est qu'il
s'adressa au parlement: «Si requeroit la cour qu'elle ne souffrist
ledict dauphin estre transporté...» (_Archives, Reg. du Parlem. Cons._,
vol. XII, f{o} 222.)]

Le duc de Bourgogne comptait sur Paris. Il avait achevé de gagner les
Parisiens par la bonne discipline de ses troupes, qui ne prenaient rien
sans payer. Les bourgeois avaient été autorisés à se mettre en défense,
à refaire les chaînes de fer qui barraient les rues; on en forgea plus
de six cents en huit jours. Mais quand il Voulut mener plus loin les
Parisiens, et les décider à le suivre contre le duc d'Orléans, ils
refusèrent nettement. Ce refus rendit la réconciliation plus facile. Les
princes consentirent à un rapprochement. Les deux partis avaient à
craindre la disette. Le duc d'Orléans rentra dans Paris, toucha dans la
main du duc de Bourgogne[170], et consentit aux réformes qu'il avait
proposées. Quelques suppressions d'officiers, quelques réductions de
gages, ce fut toute la réforme. Mais la discorde restait la même entre
les princes. Le duc d'Orléans, doux et insinuant, avait trouvé moyen de
regagner son oncle de Berri et presque tout le conseil; il reprenait peu
à peu le pouvoir. On essaya bientôt d'un nouvel accord aussi inutile que
le premier.

[Note 170: Si l'on en croyait la chronique suivie par M. de Barante, ils
auraient couché dans le même lit.]

Il n'y avait qu'une chance de paix; c'était le cas où les Anglais, par
leurs pirateries, par leurs ravages autour de Calais, décideraient le
duc de Bourgogne, comte de Flandre, à agir sérieusement contre eux, et à
s'arranger avec le duc d'Orléans. On put croire un moment que les
ennemis de la France lui rendraient ce service. En 1405, les Anglais,
voyant que Philippe-le-Hardi était mort, crurent avoir meilleur marché
de la veuve et du jeune duc; ils tentèrent de s'emparer du port de
l'Écluse. Et ceci ne fut pas une tentative individuelle, un coup de
piraterie, mais bien une expédition autorisée, par une flotte royale, et
sous la conduite du duc de Clarence, le propre fils d'Henri IV. C'était
justement le moment où le nouveau comte de Flandre venait de renouveler
les trêves marchandes avec les Anglais[171].

[Note 171: _App._ 78.]

Voilà les princes d'accord pour agir contre l'ennemi. Le duc de
Bourgogne se charge d'assiéger Calais, tandis que le duc d'Orléans fera
la guerre en Guyenne. Calais et Bordeaux étaient bien les deux points à
attaquer, mais ce n'était pas trop des forces réunies du royaume pour
une seule des deux entreprises; les tenter toutes deux à la fois,
c'était tout manquer.

Calais ne pouvait guère se prendre que l'hiver et par un coup de main;
c'est ce que vit plus tard le grand Guise[172]. Le duc de Bourgogne
avertit longuement l'ennemi par d'interminables préparatifs; il
rassembla des troupes considérables, des munitions infinies, douze cents
canons[173], petits il est vrai. Il prit le temps de bâtir une ville de
bois pour enfermer la ville. Pendant qu'il travaille et charpente, les
Anglais ravitaillent la place, l'arment, la rendent imprenable.

[Note 172: L'hiver, au contraire, découragea le duc de Bourgogne.
(Juvénal des Ursins.)]

[Note 173: _App._ 79.]

Le duc d'Orléans ne réussit pas mieux. Il commença la campagne trop
tard, comme à l'ordinaire, se mettant en route lorsqu'il eût fallu
revenir. On lui disait bien pourtant qu'il ne trouverait plus rien dans
la campagne, ni vivres ni fourrages, que l'hiver approchait; il
répondait avec légèreté que la gloire en serait plus grande d'avoir à
vaincre l'Anglais et l'hiver.

Les Gascons qui l'avaient appelé, se ravisèrent et ne l'aidèrent
point[174]. N'ayant qu'une petite armée de cinq mille hommes, il ne
pouvait se hasarder d'attaquer Bordeaux; il aurait voulu du moins en
saisir les approches; il tâta Blaye, puis Bourg. Le siège traîna dans la
mauvaise saison; les vivres manquèrent, une flotte qui en apportait de
La Rochelle fut prise en mer par les Anglais. Les troupes affamées se
débandèrent. Le duc d'Orléans s'obstinait à ce malheureux siège, sans
espoir, mais s'étourdissant, jouant la solde des troupes, n'osant
revenir.

[Note 174: _App._ 80.]

Il savait bien ce qui l'attendait à Paris. Le duc de Bourgogne y était
déjà, il ameutait le peuple contre lui, le désignait comme l'ami des
Anglais, l'accusait d'avoir détourné pour sa belle expédition de Guyenne
l'argent avec lequel on eût pris Calais[175]. Paris était fort ému,
l'Université, le clergé même. Le duc d'Orléans avait récemment irrité
l'évêque et l'Église de Paris; à son départ pour la Guyenne, il avait
été à Saint-Denis baiser les os du patron de la France; ceux de Paris
qui prétendaient avoir les vraies reliques du saint, ne pardonnèrent pas
au duc de décider ainsi contre eux.

[Note 175: _App._ 81.]

Peu à peu, Paris devenait unanime contre le duc d'Orléans. Les gens de
l'Université de Paris couvaient contre lui une haine profonde, haine de
docteurs, haine de prêtres. D'abord, il était l'ami du pape leur ennemi,
il faisait donner les bénéfices à d'autres qu'aux universitaires, il
les affamait. Autre crime: à l'Université de Paris il opposait les
universités d'Orléans, d'Angers, de Montpellier et de Toulouse, toutes
favorables au pape d'Avignon[176]. Il soutenait, comme on l'a vu, que
l'Université de Paris n'était pas française, que, composée en grande
partie d'étrangers, elle ne pouvait s'immiscer dans les affaires du
royaume. C'étaient là de terribles griefs auprès de nos docteurs.
Peut-être cependant lui auraient-ils à la rigueur pardonné tout cela;
mais, ce qui était bien autrement grave pour des lettrés, décidément
irrémissible et inexpiable, il se moquait d'eux.

[Note 176: Bulæus.]

Déjà surannée, pour la science et l'enseignement, l'Université de Paris
avait atteint l'apogée de sa puissance. Elle était devenue, pour ainsi
dire, l'autorité. Depuis plus d'un siècle, cette vieille aînée des rois
avait parlé haut dans la maison de son père, fille équivoque[177] en
soutane de prêtre, et, comme les vieilles filles, aigre et colérique. Le
roi aussi l'avait gâtée, ayant besoin d'elle contre les Templiers,
contre les papes. Dans le grand schisme, elle se chargea de choisir pour
la chrétienté, et choisit Clément VII; puis elle humilia son pape.

[Note 177: On a débattu pendant cinq cents ans cette question insoluble
si l'Université était un corps ecclésiastique ou laïque.]

C'était pour le roi un instrument peu sûr, et qui souvent le blessait
lui-même. Au moindre mécontentement l'Université venait lui déclarer que
la Fille des rois, lésée dans ses privilèges, irait, brebis
errante[178], chercher un autre asile. Elle fermait ses classes, les
écoliers se dispersaient, au grand dommage de Paris. Alors on se hâtait
de courir après eux, de finir la _secessio_, de rappeler la _gens
togata_ du mont Aventin.

[Note 178: «Quasi ovem errabundam.» (Religieux.)]

L'Université ne s'en tint pas à ces moyens négatifs. Bientôt, associée
au petit peuple, elle donna ses ordres à l'hôtel Saint-Paul, et traita
le roi presque aussi mal qu'elle avait traité le pape. Dans cette
éclipse misérable de la papauté, de l'empire, de la royauté,
l'Université de Paris trônait, férule en main, et se croyait reine du
monde.

Et il y avait bien quelque raison dans cette absurdité. Avant
l'imprimerie, avant la domination de la presse, sous laquelle nous
vivons, toute publicité était dans l'enseignement oral, que dispensaient
les universités; or, la première et la plus influente de toutes était
celle de Paris.

Puissance immense, à peu près sans contrôle. Et dans quelles mains se
trouvait-elle? Aux mains d'un peuple de docteurs, aigris par la misère,
en qui d'ailleurs la haine, l'envie, les mauvaises passions avaient été
soigneusement cultivées par une éducation de polémique et de dispute.
Ces gens arrivaient à la puissance, ils devaient montrer bientôt combien
l'éristique sèche et durcit la fibre morale, comment, portée du
raisonnement dans la réalité, elle continue d'abstraire, abstrait la vie
et raisonne le meurtre, comme toute autre négation.

De bonne heure, l'Université avait commencé la guerre contre le duc
d'Orléans. Dès 1402, elle déclara les ennemis de la soustraction
d'obédience, les amis du pape, pécheurs et fauteurs du schisme. Le
prince si clairement désigné demanda réparation; mais le même soir, l'un
des plus célèbres docteurs et prédicateurs, Courtecuisse, renouvela
l'invective.

Deux ans après, l'Université saisit une occasion de frapper un des
principaux serviteurs du duc d'Orléans et de la reine, le sire de
Savoisy. Ce seigneur, qui avait fait des expéditions heureuses contre
les Anglais, avait autour de lui une maison toute militaire, des
serviteurs insolents, des pages fort mal disciplinés; un de ceux-ci
donna des éperons à son cheval tout au travers d'une procession de
l'Université; les écoliers le souffletèrent, les gens de Savoisy prirent
parti, poursuivirent les écoliers, qui se jetèrent dans
Sainte-Catherine; des portes, ils tirèrent au hasard dans l'église, au
grand effroi du prêtre qui disait la messe en ce moment. Plusieurs
écoliers furent blessés. Savoisy eut beau demander pardon à
l'Université, et offrir de livrer les coupables[179]. Il fallut qu'il
perpétuât le souvenir de son humiliation, en fondant une chapelle de
cent livres de rentes; que son propre hôtel, l'un des plus beaux
d'alors, fût démoli de fond en comble. Les peintures admirables dont il
était décoré, ne purent toucher les scolastiques[180]. La démolition se
fit à grand bruit, au son des trompettes qui proclamaient la victoire de
l'Université[181].

[Note 179: Il déclara même qu'il était prêt à pendre le coupable de sa
propre main. (Religieux.)]

[Note 180: Le roi ne put sauver qu'une galerie peinte à fresque, qui
était bâtie sur les murs de la ville, et on lui en fit payer la valeur.]

[Note 181: «Cum lituis et instrumentis musicis.» (Religieux.)]

Elle avait suspendu ses leçons, et défendu les prédications, jusqu'à ce
qu'elle eût obtenu cette réparation éclatante. Elle usa du même moyen
lorsque Benoît XIII s'étant échappé d'Avignon, le duc d'Orléans fit
révoquer par le roi la soustraction d'obédience, et que le pape ordonna
la levée d'une décime sur le clergé, dont le duc aurait profité sans
doute. Un concile assemblé à Paris n'osait rien décider. L'Université,
par l'organe d'un de ses docteurs, Jean Petit, éclata avec violence
contre le pape, contre les fauteurs du pape, contre l'université de
Toulouse qui le soutenait; celle de Paris exigea du roi un ordre au
Parlement de faire brûler la lettre qu'avaient écrite ceux de Toulouse à
cette occasion. La terreur était si grande que le même Savoisy,
récemment maltraité par l'Université, se chargea de porter au Parlement
l'ordre du roi. Cet homme, intrépide devant les Anglais, rampait devant
la puissance populaire, dont il avait vu de si près la force et la rage.

On peut juger de l'insolence des écoliers après de telles victoires, ils
se croyaient décidément les maîtres sur le pavé de Paris. Deux d'entre
eux, un Breton et un Normand, firent je ne sais quel vol. Le prévôt,
messire de Tignonville, ami du duc d'Orléans, jugeant bien que, s'il les
renvoyait à leurs juges ecclésiastiques, ils se trouveraient les plus
innocentes personnes du monde, les traita comme déchus du privilège de
cléricature, les mit à la torture, les fit avouer, puis les envoya au
gibet. Là-dessus, grande clameur de l'Université et des clercs en
général.

Les princes, ne pouvant abandonner le prévôt, répondaient aux
universitaires qu'ils pouvaient aller dépendre et inhumer les corps, et
qu'il n'en fût plus parlé. Mais ce n'était pas leur compte; ils
voulaient que le prévôt fondât deux chapelles, qu'il fût déclaré
inhabile à tout emploi, qu'il allât dépendre lui-même les deux clercs et
les inhumât de ses mains, après les avoir baisés, ces cadavres déjà
pourris et infects, à la bouche[182].

[Note 182: «Post oris osculum.» (Religieux.)]

Tout le clergé soutint l'Université. Non seulement les classes furent
fermées, mais les prédications suspendues, et cela dans le saint temps
de Noël, pendant tout l'Avent, tout le carême, à la fête même de Pâques.
Déjà, l'année précédente, les prédications et l'enseignement avaient été
suspendus aux mêmes époques, pour ne pas payer la décime. Ainsi le
clergé se vengeait aux dépens des âmes qui lui étaient confiées, il
refusait au peuple le pain de la parole, dans le temps des plus saintes
fêtes, parmi les misères de l'hiver, lorsque les âmes ont tant besoin
d'être soutenues. La foule allait aux églises, et n'y trouvait plus de
consolation[183]. L'hiver, le printemps, passèrent ainsi silencieux et
funèbres.

[Note 183: En récompense, les ménétriers semblent s'être multipliés.
Leur corporation devient importante. Elle fait confirmer ses statuts.
(_Portef. Fontanieu_, 24 avril 1407.)]

Le duc d'Orléans avait beaucoup à craindre; le peuple s'en prenait de
tout à lui. Son parti s'affaiblissait. Il reçut un nouveau coup par la
mort de son ami Clisson. Tant qu'il vivait, tout vieux qu'il était,
Clisson faisait peur au duc de Bretagne.

Quelque temps auparavant, le duc et la reine se promenant ensemble du
côté de Saint-Germain, un effroyable orage fondit sur eux; le duc se
réfugia dans la litière de la reine; mais les chevaux effrayés
faillirent les jeter dans la rivière. La reine eut peur, le duc fut
touché; il déclara vouloir payer ses créanciers, ne sachant pas sans
doute lui-même combien il était endetté. Mais il en vint plus de huit
cents; les gens du duc ne payèrent rien et les renvoyèrent.

Dans ce triste hiver de 1407 le duc et la reine crurent ramener les
esprits en ordonnant, au nom du roi, la suspension du droit de _prise_,
celui de tous les abus qui faisait le plus crier. Les maîtres d'hôtel du
roi, des princes, des grands, prenaient sur les marchés, dans les
maisons, tout ce qui pouvait servir à la table de leurs maîtres, ce qui
les tentait eux-mêmes, ce qu'ils pouvaient emporter; meubles, linges,
tout leur était bon. Les gens du duc et de la reine avaient rudement
pillé; ils eurent beau suspendre l'exercice de ce droit odieux[184]: le
peuple leur en voulait trop, il ne leur en sut aucun gré.

[Note 184: Ils le suspendirent pour quatre ans (7 septembre 1407).]

Tout tournait contre eux. La reine, depuis longtemps éloignée de son
mari, n'en était pas moins enceinte; elle attendait, souhaitait un
enfant. Elle accoucha en effet d'un fils, mais qui mourut en naissant.
Il fut pleuré de sa mère, plus qu'on ne pleure un enfant de cet âge
quand on en a déjà plusieurs autres, pleuré comme un gage d'amour.

Le duc d'Orléans, lui-même, était malade, il se tenait à son château de
Beauté. Ce replis onduleux de la Marne et ses îles boisées[185], qui
d'un côté regardent l'aimable coteau de Nogent, de l'autre l'ombre
monacale de Saint-Maur[186], a toujours eu un inexplicable attrait de
grâce mélancolique. Dans ces îles, sur la belle et dangereuse rivière,
s'éleva jadis une villa mérovingienne, un palais de Frédégonde[187]; là,
plus tard, fut la chère retraite où Charles VII crut vraiment mettre en
sûreté son trésor, la bonne et belle Agnès[188]. Ce château d'Agnès
Sorel était celui même de Louis d'Orléans; il s'y tenait malade au mois
de novembre 1407, c'était la fin de l'automne, les premiers froids, les
feuilles tombaient.

[Note 185:

  Marne l'enceint.....
  Et belle tour qui garde les détrois.
  _Où l'en se puet retraire à sauveté;_
  Pour tous ces poins li doulz prince courtois
  Donna ce nom à ce lieu de Beauté.

                            EUSTACHE DESCHAMPS.]

[Note 186: Saint-Maur était alors une grande abbaye fortifiée.]

[Note 187: C'est de la Marne qu'un pêcheur retire le corps du jeune fils
de Chilpéric, noyé par sa marâtre.]

[Note 188: Elle mourut jeune, et l'on crut qu'elle était empoisonnée. Ce
château d'Agnès dans une île fait penser au labyrinthe de la belle
Rosamonde. Voy. la _jolie ballade_.]

Chaque vie a son automne, sa saison jaunissante, où toute chose se fane
et pâlit; plût au ciel que ce fût la maturité; mais ordinairement c'est
plus tôt, bien avant l'âge mûr. C'est ce point, souvent peu avancé de
l'âge, où l'homme voit les obstacles se multiplier tout autour, où les
efforts deviennent inutiles, où s'abrège l'espoir, où, le jour
diminuant, grandissent peu à peu les ombres de l'avenir... On entrevoit
alors, pour la première fois, que la mort est un remède, qu'elle vient
au secours des destinées qui ont peine à s'accomplir.

Louis d'Orléans avait trente-six ans; mais déjà, depuis plusieurs
années, parmi ses passions même et ses folles amours, il avait eu des
moments sérieux[189]. Il avait fait, écrit de sa main un testament fort
chrétien, fort pieux, plein de charité et de pénitence. Il y ordonnait
d'abord le payement de ses créanciers, puis des legs aux églises, aux
collèges, aux hôpitaux, d'abondantes aumônes. Il y recommandait ses
enfants à son ennemi même, au duc de Bourgogne; il éprouvait le besoin
d'expier; il demandait à être porté au tombeau sur une claie couverte de
cendres[190].

[Note 189: «Ad multa vitia præceps fuit, quæ tamen horruit cum ad
virilem ætatem pervenisset.» (Religieux.)]

[Note 190: Son testament fut trouvé écrit tout entier de sa main, quatre
ans avant sa mort. La bonté de son âme confiante et sans fiel se
manifestait dans la recommandation qu'il faisait de ses enfants aux
soins de son oncle le duc Philippe, tandis qu'ils étaient déjà au plus
fort de leurs querelles. _App._ 82.]

Au temps où nous sommes parvenus, il n'eut un pressentiment que trop
vrai de sa fin prochaine. Il allait souvent aux Célestins; il aimait ce
couvent; dans son enfance, sa bonne dame de gouvernante l'y menait tout
petit entendre les offices. Plus tard, il y visitait fréquemment le sage
Philippe de Maizières, vieux conseiller de Charles V, qui s'y était
retiré[191]. Il séjournait même quelquefois au couvent, vivant avec les
moines, comme eux, et prenant part aux offices de jour et de nuit. Une
nuit donc qu'il allait aux matines, et qu'il traversait le dortoir, il
vit, ou crut voir la Mort[192]. Cette vision fut confirmée par une
autre; il se croyait devant Dieu et prêt à subir son jugement. C'était
un signe solennel qu'au lieu même où avait commencé son enfance, il fût
ainsi averti de sa fin. Le prieur du couvent auquel il se confia, crut
aussi qu'en effet il lui fallait songer à son âme et se préparer à bien
mourir.

[Note 191: Jean Petit prétend qu'ils conspiraient ensemble.
(Monstrelet.)]

[Note 192: Telle était la tradition du couvent. Les moines avaient fait
peindre cette vision dans leur chapelle à côté de l'autel; on y voyait
la Mort tenant une faux à la main, et montrant au duc d'Orléans cette
légende: «Juvenes ac senes rapio.» (Millin.)]

Ce ne fut pas une apparition moins sinistre qu'il eut bientôt au château
de Beauté. Il y reçut une étrange visite, celle de Jean-sans-Peur. Il
devait peu s'y attendre, un nouveau motif avait encore aigri leur haine.
Les Liégeois ayant chassé leur évêque, jeune homme de vingt ans, qui
voulait être évêque sans se faire prêtre[193], ils en avaient élu un
autre, avec l'appui du duc d'Orléans et du pape d'Avignon. L'évêque
chassé était justement le beau-frère du duc de Bourgogne. Si le duc
d'Orléans, maître du Luxembourg, étendait encore son influence sur
Liège, son rival allait avoir une guerre permanente chez lui, en
Brabant, en Flandre; la France lui échappait. Ce danger devait porter
son exaspération au comble[194].

[Note 193: _App._ 83.]

[Note 194: Dans l'attente d'une guerre prochaine, il s'était assuré de
l'alliance du duc de Lorraine (6 avril 1407), et il avait pris à son
service le maréchal de Boucicaut. Boucicaut promet de le servir envers
et _contre tous_, sauf le roi et ses enfants, «en mémoire de ce que le
duc de Bourgogne lui a sauvé la vie, estant pris des Turcs». (_Fonds
Baluze_, 18 juillet 1407.)]

Dès longtemps, il avait annoncé des résolutions violentes. En 1405,
lorsque les deux rivaux étaient en présence, sous les murs de Paris,
Louis d'Orléans ayant pris pour emblème un bâton noueux, Jean-sans-Peur
prit pour le sien un rabot. Comment le bâton devait-il être
_raboté_[195]? on pouvait tout craindre.

[Note 195: On disait après la mort du duc d'Orléans: «Baculum nodosum
factum esse planum.» (Meyer.)--Devises: Mgr d'Orléans, _Je suis
mareschal de grant renommée, Il en appert bien, j'ay forge levée_. Mgr
de Bourgogne, _Je suis charbonnier d'étrange contrée, J'ay assez charbon
pour faire fumée_. (Mss. Colbert, Regius.)]

Le duc de Berri, plein d'inquiétude, crut gagner beaucoup sur son neveu
en le décidant à aller voir le malade. Soit pour tromper son oncle, soit
par un sentiment de haineuse curiosité, il se contraignit jusque-là. Le
duc d'Orléans allait mieux; le vieil oncle prit ses deux neveux, les
mena entendre la messe, et les fit communier de la même hostie; il leur
donna un grand repas de réconciliation, et il fallut qu'ils
s'embrassassent. Louis d'Orléans le fit de bon coeur, tout porte à le
croire; la veille il s'était confessé et avait témoigné amendement et
repentance. Il invita son cousin à dîner avec lui le dimanche suivant;
il ne savait point qu'il n'y aurait pas de dimanche pour lui.

       *       *       *       *       *

On voit encore aujourd'hui, au coin de la Vieille rue du Temple et de la
rue des Francs-Bourgeois, une tourelle du quinzième siècle, légère,
élégante, et qui contraste fort avec la laide maison, qui de côté et
d'autre s'y est gauchement accrochée. Cette tourelle fermait, de ce
côté, le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé en 1407 par la reine
Isabeau, en 1550 par Diane de Poitiers.

L'hôtel Barbette, placé hors de l'enceinte de Philippe-Auguste, entre
les deux juridictions de la ville et du Temple, libre également de l'une
et de l'autre, avait été longtemps soustrait, par sa position, aux gênes
de la ville, couvre-feu, fermeture des portes, etc. Enfermé plus tard
dans l'enceinte de Charles V, il n'en était pas moins, dans ce quartier
peu fréquenté, hors de la surveillance des honnêtes et médisants
bourgeois de Paris[196].

[Note 196: Les maisons placées ainsi n'avaient pas bon renom. On le voit
par les plaintes que faisaient les chanoines de Saint-Méry contre les
mauvais lieux qui se trouvaient le long de la vieille enceinte de
Philippe-Auguste. Ils obtinrent une ordonnance d'Henri VI, roi de France
et d'Angleterre, pour en purger ce quartier.]

Cet hôtel, bâti par le financier Étienne Barbette, maître de la monnaie
sous Philippe-le-Bel, fut pillé dans la grande sédition où le peuple
enragé poursuivit le roi jusqu'au Temple (1306). Le même hôtel,
quatre-vingts ans après, appartenait à un autre parvenu, au grand maître
Montaigu, l'un des Marmousets qui gouvernaient le royaume. Ils y firent
coucher Charles VI, la veille de son départ pour la Bretagne, lorsque,
malgré ses oncles, ils parvinrent à le tirer de Paris pour lui faire
poursuivre la vengeance de l'assassinat de Clisson. Montaigu, ami, comme
Clisson, du duc d'Orléans, fit sa cour à la reine, en lui cédant cette
maison commode; elle n'aimait pas l'hôtel Saint-Paul, où vivait son
mari; ce mari la gênait quand il était fou, bien plus encore quand il ne
l'était pas.

Elle avait embelli à plaisir ce séjour de prédilection, l'avait agrandi,
étendu jusqu'à la rue de la Perle. Les jardins étaient d'autant mieux
fermés et solitaires, que le long de la Vieille rue du Temple ils se
trouvaient masqués d'une ligne de maisons qui regardaient la rue, et ne
voyaient rien derrière, tout au plus le mur du mystérieux hôtel.

La reine y accoucha le 10 novembre. Les deux princes communièrent
ensemble le 20; le 22, ils mangèrent chez le duc de Berri,
s'embrassèrent et se jurèrent une amitié de frères. Cependant, depuis le
17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour tuer ce frère; il lui
avait dressé embuscade près de l'hôtel Barbette, les assassins
attendaient.

Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire depuis plus de quatre mois,
Jean-sans-Peur cherchait une maison pour ce guet-apens. Un clerc de
l'Université, qui était son homme, avait chargé un couratier public de
maisons de lui en louer une, où il voulait, disait-il, mettre du vin, du
blé et autres denrées que les écoliers et les clercs recevaient de leur
pays, et qu'ils avaient le privilège universitaire de vendre sans droit.
Le courtier lui trouva et lui fit livrer, le 17 novembre, la maison de
l'image Notre-Dame, Vieille rue du Temple, en face de l'hôtel de Rieux
et de la Bretonnerie. Le duc de Bourgogne y fit entrer de nuit des gens
à lui, entre autres un ennemi mortel du duc d'Orléans, un Normand,
Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait
chassé pour malversation. Raoul répondait de tuer; un valet de chambre
du roi promit, pour argent, de livrer et de trahir.

Le lendemain du repas de réconciliation, le mercredi 23 novembre 1407,
Louis d'Orléans avait été, comme à l'ordinaire, chez la reine; il y
avait soupé, et gaiement, pour essayer de consoler la pauvre mère[197].
Le valet de chambre du roi arrive en hâte, et dit que le roi demande son
frère, qu'il veut lui parler[198]. Le duc, qui avait dans Paris six
cents chevaliers ou écuyers, n'avait pourtant pas amené grand monde avec
lui, aimant mieux sans doute faire à petit bruit ces visites dont on ne
médisait que trop. Il laissa même à l'hôtel Barbette une partie de ceux
qui l'avaient suivi, comptant peut-être y retourner quand il serait
quitte du roi. Il n'était que huit heures; c'était de bonne heure pour
les gens de cour, mais tard pour ce quartier retiré, en novembre
surtout. Il n'avait avec lui que deux écuyers montés sur un même cheval,
un page et quelques valets pour éclairer. Il s'en allait, vêtu d'une
simple robe de damas noir, par la Vieille rue du Temple, en arrière de
ses gens, chantant à demi voix, et jouant avec son gant, comme un homme
qui veut être gai. Nous savons ces détails par deux témoins oculaires:
un valet de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme qui logeait dans une
chambre dépendante du même hôtel. Jaquette, femme de Jacques Griffart,
cordonnier, déposa qu'étant à sa fenêtre haute sur la rue, pour voir si
son mari ne revenait pas, et y prenant un lange qui séchait, elle vit
passer un seigneur à cheval, et un moment après, comme elle couchait son
enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!» Elle courut à la fenêtre,
son enfant dans les bras, et elle vit le même seigneur à genoux, dans la
rue, sans chaperon; autour de lui, sept ou huit hommes, le visage
masqué, qui frappaient dessus, de haches et d'épées; lui, il mettait son
bras devant, en disant quelques mots, comme: «Qu'est ceci? D'où vient
ceci?» Il tomba, mais ils ne continuaient pas moins à frapper d'estoc et
de taille. La femme, qui voyait tout, criait au meurtre tant qu'elle
pouvait. Un homme qui l'aperçut à la fenêtre, lui dit: «Taisez-vous,
mauvaise femme.» Alors, à la lueur des torches, elle vit sortir de la
maison de l'image Notre-Dame un grand homme, avec un chaperon rouge
descendant sur les yeux; il dit aux autres: «Éteignez tout,
allons-nous-en, il est bien mort!» Quelqu'un lui donna encore un coup de
massue, mais il ne remuait plus. Près de lui gisait un jeune homme, qui,
tout mourant qu'il était, se souleva en criant: «Ah! monseigneur mon
maître[199].» C'était le page, qui ne l'avait pas quitté et s'était jeté
au-devant des coups. Ce page était Allemand; il avait peut-être été
donné à Louis d'Orléans par Isabeau de Bavière.

[Note 197: «Dolorem... studuit mitigare... coena jocunda peracta.»
(Religieux.)]

[Note 198: Monstrelet.]

[Note 199: _App._ 84.]

Depuis l'assassinat manqué de Clisson, on savait qu'il ne fallait pas
croire à la légère qu'un homme était tué; aussi, selon un autre récit,
le grand homme au chaperon rouge vint, avec un falot de paille, regarder
à terre si la besogne avait été faite consciencieusement[200]. Il n'y
avait rien à dire; le mort était taillé en pièces, le bras droit était
tranché à deux places, au coude, au poignet; le poing gauche était
détaché, jeté au loin par la violence du coup; la tête était ouverte de
l'oeil à l'oreille, d'une oreille à l'autre; le crâne était ouvert, la
cervelle épandue sur le pavé[201].

[Note 200: _App._ 85.]

[Note 201: «Lesquelles playes estoient telles et si énormes que le test
estoit fendu, et que toute la cervelle en sailloit... Item que son bras
destre estoit rompu tant que le maistre os sailloit dehors au droit du
coude...» (Information du sire de Tignonville, prévôt de Paris.)]

Ces pauvres restes furent portés le lendemain matin, parmi la
consternation et la terreur générale[202], à l'église voisine des
Blancs-Manteaux. Ce fut au jour seulement qu'on ramassa, dans la boue,
la main mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner l'eau
bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église des Célestins, dans la
chapelle qu'il avait bâtie lui-même[203]. Les coins du drap mortuaire
étaient portés par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins, le
roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon; puis, venaient
les seigneurs, les chevaliers, une foule innombrable de peuple. Tout le
monde pleurait, les ennemis comme les amis[204]. Il n'y a plus d'ennemis
alors; chacun, dans ces moments, devient partial pour le mort. Quoi! si
jeune, si vivant naguère, et déjà passé! Beauté, grâce chevaleresque,
lumière de science, parole vive et douce: hier tout cela, aujourd'hui
plus rien[205]...

[Note 202: _App._ 86.]

[Note 203: _App._ 87.]

[Note 204: _App._ 88.]

[Note 205: _App._ 89.]

Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait hier un simple
individu, on voit qu'il avait en lui plus d'une existence, que c'était
en effet un être multiple, infiniment varié[206]!... Admirable vertu de
la mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est vu de chacun que
par un côté, selon qu'il le sert ou le gêne. Meurt-il? on le voit alors
sous mille aspects nouveaux, on distingue tous les liens divers par
lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arrachez le lierre du
chêne qui le soutenait, vous apercevez dessous d'innombrables fils
vivaces, que jamais vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont
vécu; ils resteront brisés, mais ils resteront[207].

[Note 206: Henri III s'écria en voyant le corps du duc de Guise: «Mon
Dieu, qu'il est grand! Il paroît encore plus grand mort que vivant.» Il
disait mieux qu'il ne croyait; cela est vrai dans un bien autre sens.]

[Note 207: Je faisais l'autre jour cette observation dans la forêt de
Saint-Germain (12 septembre 1839).]

Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant
cet être, en qui tenait une généralité infinie, c'était en même temps un
individu spécial, une personne, un être unique, irréparable, que rien ne
remplacera. Rien de tel avant, rien après; Dieu ne recommencera point.
Il en viendra d'autres, sans doute; le monde, qui ne se lasse pas,
amènera à la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais
semblables, jamais, jamais...

Celui-ci sans doute eut ses vices; mais c'est en partie pour cela que
nous le pleurons; il n'en appartint que davantage à la pauvre humanité;
il nous ressembla d'autant plus; c'était lui, et c'était nous. Nous nous
pleurons en lui nous-mêmes, et le mal profond de notre nature.

On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe, et exagère leurs
vertus; mais c'est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort.
La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la
vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus
de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d'Orléans, on
connut ses aumônes. On avait parlé de ses galanteries; on ne savait pas
assez que cette heureuse nature avait toujours conservé, au milieu même
des vaines amours, l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux
Célestins la cellule où il aimait à se retirer[208]. Lorsqu'on ouvrit
son testament, on vit qu'au plus fort de ses querelles cette âme sans
fiel était toujours confiante, aimante pour ses plus grands ennemis.

[Note 208: _App._ 90.]

Tout cela demande grâce.. Eh! qui ne pardonnerait, quand cet homme,
dépouillé de tous les biens de la vie, redevenu nu et pauvre, est
apporté dans l'église, et attend son jugement? Tous prient pour lui,
tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs, et se condamnant
eux-mêmes... Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt.

Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Orléans que sa femme
Valentine; elle l'avait toujours aimé, et toujours il en aima d'autres.
Elle ne l'excusa pas moins autant qu'il était en elle; elle prit comme
sien avec elle le bâtard de son mari, et l'éleva parmi ses enfants. Elle
l'aimait autant qu'eux, davantage. Souvent, lui voyant tant d'esprit et
d'ardeur, l'Italienne le serrait, lui disait: «Ah! tu m'as été dérobé!
c'est toi qui vengeras ton père[209].»

[Note 209: «Qu'il lui avoit été emblé, et qu'il n'y avoit à peine des
enfants qui fust si bien taillé de venger la mort de son père qu'il
estoit.» (Juvénal.)]

La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut pas cette
consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au mort l'humble tombe «de
trois doigts au-dessus de terre» qu'il demandait dans son
testament[210]; elle ne put même lui mettre sous la tête «la rude
pierre, la roche» qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans, proscrit
dans la mort, attendit cent ans un tombeau.

[Note 210: _App._ 91.]

Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive foi, les douleurs
étaient patientes; la mort semblait un court divorce; elle séparait,
mais pour réunir. Un signe de cette foi dans l'âme, dans la réunion des
âmes, c'est que, jusqu'au douzième siècle, le corps, la dépouille
mortelle, semble avoir moins d'importance; elle ne demande pas encore de
magnifiques tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple dalle
la couvre; c'est assez pour la désigner au jour de la résurrection:
_Hinc surrectura_[211].

[Note 211: _App._ 92.]

Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait déjà un changement,
peu avoué, d'autant plus profond. Même dévotion extérieure, mais la foi
était moins vive; au plus profond des cours, à leur insu, l'espoir
faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisément charmer aux
promesses de l'avenir; aux pieuses consolations, elle opposait la mot de
Valentine: «Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien[212].»

[Note 212: La devise de Valentine se lisait dans sa chapelle aux
Cordeliers de Blois.]

S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste dépouille, de
glorifier les restes, de faire de la tombe une chapelle, une église,
dont ce mort serait le dieu.

Vains amusements de la douleur, qui ne l'arrêtent pas longtemps. Quelque
profond que soit le sépulcre, elle n'en ressent pas moins à travers les
puissantes attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc
d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.

C'est que les mots de l'union: _Vous devenez même chair_, ils ne sont
pas un vain son; ils durent pour celui qui survit. Qu'ils aient donc
leur effet suprême!... Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe
à l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne sait que
répondre; il aurait beau la briser, qu'elle n'en dirait pas davantage...
En vain, s'obstinant à douter, s'irritant, niant la mort, il arrache
l'odieuse pierre; en vain, parmi les défaillances de la douleur et de la
nature, il ose soulever le linceul, et montrant à la lumière ce qu'elle
ne voudrait pas voir, il dispute aux vers le je ne sais quoi, informe et
terrible, qui fut Inès de Castro[213].

[Note 213: «Le roi se rendit à l'église de Santa-Clara, où il fit
exhumer le corps de la femme qu'il chérissait. Il ordonna que son Inès
fut revêtue des ornements royaux, et qu'on la plaçât sur un trône où ses
sujets vinrent baiser les ossements qui avaient été une si belle main.»
(Faria y Souza.) _App._ 93.]



CHAPITRE II

Lutte des deux partis.--Cabochiens.--Essais de réforme dans l'État et
dans l'Église (1408-1414).


L'étranger qui visite la silencieuse Vérone et les tombeaux des La
Scala, découvre dans un coin une lourde tombe sans nom[214]. C'est,
selon toute apparence, la tombe de l'_assassiné_[215]. À côté, s'élève
un somptueux monument à triple étage de statues, et par-dessus ce
monument, sur la tête des saints et des prophètes, plane un cavalier de
marbre. C'est la statue de l'assassin. Can Signore de La Scala tua son
frère dans la rue en plein jour, il lui succéda. Cela ne produisit, ce
semble, ni étonnement, ni trouble[216]. Le meurtrier régna doucement
pendant seize années, et alors, sentant sa fin venir, il donna ordre à
ses affaires, fit encore étrangler un de ses frères qu'il tenait
prisonnier, et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard, comme tout
bon père de famille laisse son bien à son fils.

[Note 214: _App._ 94.]

[Note 215: _App._ 95.]

[Note 216: _App._ 96.]

Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la mort du duc
d'Orléans. La France n'en prit pas si aisément son parti. S'il n'eut pas
un tombeau de pierre[217], il en eut un dans les coeurs. Tout le pays
sentit le coup et en fut profondément remué, et l'État, et la famille,
et chaque homme jusqu'aux entrailles. Une dispute, une guerre de trente
années commença; il en coûta la vie à des millions d'hommes. Cela est
triste, mais il n'en faut pas moins féliciter la France et la nature
humaine.

[Note 217: Ce tombeau ne fut élevé que par Louis XII.]

«Ce n'était pourtant que la mort d'un homme», dit froidement le
chroniqueur de la maison de Bourgogne[218]. Mais la mort d'un homme est
un événement immense, lorsqu'elle arrive par un crime; c'est un fait
terrible sur lequel les sociétés ne doivent se résigner jamais.

[Note 218: «... Pour la mort d'un seul homme...» (Monstrelet.)]

Cette mort engendra la guerre, et la guerre entre les esprits. Toutes
les questions politiques, morales, religieuses, s'agitèrent à cette
occasion[219]. La grande polémique des temps modernes, elle a commencé
pour la France par le sentiment du droit, par l'émotion de la nature,
par la douce et sainte pitié.

[Note 219: _App._ 97.]

Où se livra d'abord ce grand combat? Là même d'où partit le crime, au
coeur du meurtrier. Le lendemain au matin, lorsque tous les parents du
mort allèrent aux Blancs-Manteaux visiter le corps, et lui donner l'eau
bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-même l'acte selon la vérité:
«Jamais plus méchant et plus traître meurtre n'a été commis en ce
royaume.» Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap
mortuaire et pleurait comme les autres.

Plus que tous les autres sans doute, et non moins sincèrement. Il n'y
avait pas là d'hypocrisie. La nature humaine est ainsi faite. Nul doute
que le meurtrier n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa
vie. Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à jamais ce
fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap mortuaire.

Lorsqu'il fut constant que les assassins avaient fui vers la rue
Mauconseil, où était l'hôtel du duc de Bourgogne, lorsque le prévôt de
Paris déclara qu'il se faisait fort de trouver les coupables, si on lui
permettait de fouiller les hôtels des princes, le duc de Bourgogne se
troubla; il tira à part le duc de Berri et le roi de Sicile, et leur dit
tout pâle: «C'est moi; le diable m'a tenté[220].» Ils reculèrent; le duc
de Berri fondit en larmes, et ne dit qu'une parole: «J'ai perdu mes deux
neveux.»

[Note 220: _App._ 98.]

Le duc de Bourgogne s'en alla accablé, humilié, et l'humiliation le
changea. L'orgueil tua le remords. Il se souvint qu'il était puissant,
qu'il n'y avait pas de juge pour lui. Il s'endurcit, et puisque enfin le
coup était fait, le mal irréparable, il résolut de revendiquer son crime
comme vertu, d'en faire, s'il pouvait, un acte héroïque. Il osa venir au
conseil. Il en trouva la porte fermée; le duc de Berri l'y retint, en
lui disant doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. À quoi le
coupable répondit, avec le masque d'airain qu'il s'était décidé à
prendre: «Je m'en passerai volontiers, monsieur; qu'on n'accusé personne
de la mort du duc d'Orléans; ce qui s'est fait, c'est moi qui l'ai fait
faire.»

Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bourgogne n'était pas rassuré.
Il retourna à son hôtel, monta à cheval et galopa sans s'arrêter
jusqu'en Flandre. Dès qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit; cent
vingt chevaliers du duc d'Orléans coururent après lui. Mais il n'y avait
pas moyen de l'atteindre; à une heure il était déjà à Bapaume. Il
ordonna, en mémoire de ce péril, que dorénavant les cloches sonnassent à
cette heure-là. Cela s'appela longtemps l'Angélus du duc de Bourgogne.

Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. À peine arrivé à Lille,
il convoqua ses barons, ses prêtres. Ils lui prouvèrent invinciblement
qu'il n'avait fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi et le
royaume. Il reprit courage, rassembla les États de Flandre, d'Artois,
ceux de Lille et de Douai, et leur en fit répéter autant[221]. Il le fit
dire, prêcher, écrire, et ces écrits furent répandus partout, tant il
sentait le besoin de mettre son crime en commun avec ses sujets, de se
faire donner par eux l'approbation qu'il ne pouvait plus se donner
lui-même, d'étouffer sous la voix du peuple la voix de son coeur.

[Note 221: _App._ 99.]

Entre autres bruits qu'il fit répandre, on dit partout que le duc
d'Orléans depuis longtemps lui dressait des embûches, qu'il n'avait fait
que le prévenir[222]. Il fit croire cette grossière invention aux braves
Flamands; sans doute il eût bien voulu y croire aussi.

[Note 222: _App._ 100.]

Cependant l'émotion du tragique événement ne s'affaiblissait pas dans
Paris. Ceux même qui regardaient le duc d'Orléans comme l'auteur de tant
d'impôts, et qui peut-être s'étaient réjouis tout bas de sa mort, ne
purent voir, sans être touchés, sa veuve et ses enfants qui vinrent
demander justice. La pauvre veuve, madame Valentine, amenait avec elle
son second fils, sa fille et madame Isabeau de France, fiancée au jeune
duc d'Orléans, et déjà veuve elle-même, à quinze ans, d'un autre
assassiné, du roi d'Angleterre Richard II. Le roi de Sicile, le duc de
Berri, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le connétable, allèrent
au-devant. La litière était couverte de drap noir et traînée par quatre
chevaux blancs. La duchesse était en grand deuil, ainsi que ses enfants
et sa suite; ce triste cortège entra à Paris le 10 décembre, par le plus
triste et plus rude hiver qu'on eût vu depuis plusieurs siècles[223].

[Note 223: _App._ 101.]

Descendue à l'hôtel Saint-Paul, elle se jeta à genoux en pleurant devant
le roi, qui pleurait aussi. Deux jours après elle revint par-devant le
roi et son conseil, portant plainte et demandant justice. Le discours
des avocats qui parlèrent pour elle, celui des prédicateurs qui firent
l'éloge funèbre du duc d'Orléans, la lettre que son fils répandit
quelques années après, sont pleins de choses touchantes et d'une naïveté
douloureuse.

     Vox sanguinis fratris tui clamat ad me de terra.

«Tu peux, ô roi, dire à la partie adverse cette parole qu'a dite le
Seigneur à Caïn, après qu'il eut tué son frère... Certes oui, la terre
crie et le sang réclame; car il ne serait pas un homme naturel, ni d'un
sang pur, celui qui n'aurait pas compassion d'une mort si cruelle.

«Et toi, ô roi Charles de bonne mémoire, si tu vivais maintenant, que
dirais-tu? quelques larmes pourraient t'apaiser? qui t'empêcherait de
faire justice d'une telle mort? Hélas! tu as tant aimé, honoré et élevé
avec tant de soin l'arbre où est né le fruit dont ton fils a reçu la
mort! Hélas! roi Charles! tu pourrais bien dire comme Jacob: _Fera
pessima devoravit filium meum_: Une bête très mauvaise a dévoré mon
fils.

«Hélas! il n'y a si pauvre homme, ou de si bas état en ce monde, dont le
père ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses
amis ne s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort. Qu'est-ce
donc quand le malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté
criminelle?... Pleurez, princes et nobles, car le chemin est ouvert pour
vous faire mourir en trahison et à l'improviste; pleurez, hommes,
femmes, vieillards et jeunes gens; la douceur de la paix et de la
tranquillité vous est ôtée, puisque le chemin vous est montré pour
occire et porter le glaive contre les princes, et qu'ainsi vous voilà en
guerre, en misère, en voie de destruction.»

La prophétie ne s'accomplit que trop. Celui contre lequel on venait
d'accueillir cette plainte, celui qu'on jugeait digne de toute peine,
d'amende honorable, de prison, il n'y eut pas besoin de le poursuivre:
il revint de lui-même, mais en maître; l'on n'avait que des plaidoiries
à lui opposer. Il revint, malgré les plus expresses défenses, entouré
d'hommes d'armes, et fit mettre sur la porte de son hôtel deux fers de
lance, l'un affilé, l'autre émoussé[224], pour dire qu'il était prêt à
la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes courtoises, ou, si
l'on aimait mieux, à mort. Les princes avaient été jusqu'à Amiens pour
l'empêcher de venir. Il leur donna des fêtes, leur fit entendre
d'excellente musique, et continua sa route jusqu'à Saint-Denis, où il
fit ses dévotions. Là, nouvelle défense des princes[225]. Mais il
n'entra pas moins à Paris. Il se trouva des gens pour crier: «Noël au
bon duc[226]!» Le peuple croyait qu'il allait supprimer les taxes. Les
princes l'accueillirent. La reine, chose odieuse, se contraignit au
point de lui faire bonne mine.

[Note 224: _App._ 102.]

[Note 225: _App._ 103.]

[Note 226: C'est du moins ce que rapporte le chroniqueur bourguignon:
«Mesmement les petits enfants en plusieurs carrefours à haute voix
crioient Noël.» (Monstrelet.)]

Tout semblait rassurant; et pourtant, en entrant dans la ville où l'acte
avait été commis, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Il alla droit à
son hôtel, fit camper toutes ses troupes autour. Mais son hôtel ne lui
semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagination, que dans son
hôtel même on lui bâtit une chambre toute en pierres de taille, et forte
comme une tour[227]. Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le
corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour cuirasser
l'âme. Déjà il avait les certificats de ses docteurs de Flandre; mais il
voulait celui de l'Université, une bonne justification solennelle en
présence du roi, des princes, du peuple, qui approuveraient, au moins
par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à laver cette
tache.

[Note 227: «Fist faire.. à puissance d'ouvriers, une forte chambre de
pierre, bien taillée, en manière d'une tour.» (Monstrelet.)]

Le duc de Bourgogne ne pouvait manquer de défenseurs parmi les gens de
l'Université. Son père et lui avaient toujours été liés avec ce corps
par la haine commune du duc d'Orléans et de son pape Benoît XIII. Ils
avaient protégé les principaux docteurs. Philippe-le-Hardi avait donné
un bénéfice au célèbre Jean Gerson[228]; son successeur pensionnait le
cordelier Jean Petit, tous deux grands adversaires du pape.

[Note 228: Un canonicat de Bruges, auquel Gerson renonça de bonne
heure.]

Toutefois, pour soutenir cette thèse que le partisan du pape avait été
bien et justement tué, il fallait trouver un aveugle et violent
logicien, capable de suivre intrépidement le raisonnement contre la
raison, l'esprit de corps et de parti contre l'humanité et la nature.

Cette logique n'était pas celle des grands docteurs de l'Université,
Gerson, d'Ailly, Clémengis. Ils restèrent plutôt dans l'inconséquence;
dans leur plus grande passion, ils ne furent jamais aveuglés. D'Ailly et
Clémengis écrivirent contre le pape; puis, quand ils craignirent d'avoir
ébranlé l'Église même, ils se rallièrent à la papauté. Gerson attaqua le
duc d'Orléans pour ses exactions; puis il pleura l'aimable prince, il
fit son oraison funèbre.

Au-dessous de ces illustres docteurs, en qui le bon sens et le bon coeur
firent toujours équilibre à la dialectique, se trouvaient les vrais
scolastiques, les subtils, les violents, qui paraissaient les forts, les
grands hommes du temps qui n'ont pas été ceux de l'avenir. Ceux-ci
étaient généralement plus jeunes que Gerson, qui lui-même était disciple
de Pierre d'Ailly et de Clémengis. Ces violents étaient donc la
troisième génération dans cette longue polémique, d'autant plus violents
qu'ils y venaient tard. Ainsi la Constituante fut dépassée par la jeune
Législative, celle-ci par la très jeune Convention.

Ces hommes n'étaient pas des misérables, des hommes mercenaires, comme
on l'a dit, mais généralement de jeunes docteurs, estimés pour la
sévérité de leurs moeurs, pour la subtilité de leur esprit, pour leur
faconde. Les uns étaient des moines comme le cordelier Jean Petit, comme
le carme Pavilly, l'orateur des bouchers, le harangueur de la Terreur de
1413. Les autres furent les meneurs des conciles, et marquèrent comme
prélats; tels furent, au concile de Constance, Courcelles et Pierre
Cauchon, qui déposèrent le pape Jean XXIII et jugèrent la Pucelle.

L'apologiste du duc de Bourgogne, Jean Petit, était un Normand, animé
d'un âpre esprit normand, un moine mendiant, de la pauvre et sale
famille de saint François. Ces cordeliers, d'autant plus hardis qu'ils
n'avaient que leur corde et leurs sandales, se jetaient volontiers en
avant. Au quatorzième siècle, ils avaient été pour la plupart
visionnaires, mystiques, malades et fols de l'amour de Dieu; ils étaient
alors ennemis de l'Université. Mais, à mesure que le mysticisme fit
place à la grande polémique du schisme, ils furent du parti de
l'Université, et au delà. Le cordelier Jean Petit n'avait pas le moyen
d'étudier; il fut soutenu par le duc de Bourgogne, qui l'aida à prendre
ses grades et lui fit une pension[229]. À peine docteur, il se fit
remarquer par sa violence. L'Université l'envoya parmi ceux de ses
membres qu'elle députait aux papes. Lorsque l'assemblée du clergé de
France, en 1406, flottait et n'osait se déclarer entre l'Université de
Paris qui attaquait le pape Benoît, et celle de Toulouse qui le
défendait, Jean Petit prêcha avec la fureur burlesque d'un prédicateur
de carrefour «contre les farces et tours de passe-passe de Pierre de la
Lune, dit Benoît». Il demanda et obtint que le parlement fît brûler la
lettre de l'université de Toulouse. C'est alors que le parti de Benoît
et du duc d'Orléans fut jugé vaincu, que les gens avisés le
quittèrent[230], que ses ennemis s'enhardirent, et que, la suspension
des prédications ayant suffisamment irrité le peuple, on crut pouvoir
enfin tuer celui qu'on désignait depuis longtemps à la haine comme
l'auteur des taxes et le complice du schisme.

[Note 229: _App._ 104.]

[Note 230: Par exemple Savoisy.]

L'Université avait récemment arraché au roi l'ordre de contraindre par
corps le pape qui refusait de céder. Ce pape avait été jugé
schismatique, et ses partisans schismatiques. Par deux fois on essaya
d'exécuter cette contrainte par l'épée. La mort d'un prince qui
soutenait le pape semblait aux universitaires un résultat naturel de
cette condamnation du pape; c'était aussi une contrainte par corps.

Je n'ai pas le courage de reproduire la longue harangue par laquelle
Jean Petit entreprit de justifier le meurtre. Il faut dire pourtant que,
si ce discours parut odieux à beaucoup de gens, personne ne le trouva
ridicule. Il est divisé et subdivisé selon la méthode scolastique, la
seule que l'on suivit alors.

Il prit pour texte ces paroles de l'Apôtre: «La convoitise est la racine
de tous maux.» Il déduisait de là doctement une majeure en quatre
parties, que la mineure devait appliquer. La mineure avait quatre
parties de même pour établir que le duc d'Orléans tombant dans les
quatre genres de convoitise, concupiscence, etc., s'était rendu coupable
de lèse-majesté en quatre degrés. Il établissait, par le témoignage des
philosophes, des Pères de l'Église et de la sainte Écriture qu'il était
non seulement permis, mais honorable et méritoire de tuer un
tyran[231]. À cela il apportait douze raisons en l'honneur des douze
apôtres, appuyées de nombreux exemples bibliques.

[Note 231: _App._ 105.]

Cet épouvantable fatras n'a pas moins de quatre-vingt-trois pages dans
Monstrelet. Le copier, ce serait à en vomir. Il faut résumer. Tout peut
se réduire à trois points:

1. Le duc de Bourgogne a tué _pour Dieu_[232]. Ainsi Judith, etc. Le duc
d'Orléans n'était pas seulement l'ennemi du peuple de Dieu, comme
Holopherne. Il était l'ennemi de Dieu, l'ami du Diable; il était
sorcier[233]. La diablesse Vénus lui avait donné un talisman pour se
faire aimer, etc.

[Note 232: «Les légistes disent que toute occision d'homme, juste ou
injuste, est homicide. Mais les théologiens disent qu'il y a deux
manières d'homicides, etc.»]

[Note 233: _App._ 106.]

2. Le duc de Bourgogne a tué _pour le roi_. Il a, comme bon vassal,
sauvé son suzerain des entreprises d'un vassal félon.

3. Il a tué _pour la chose publique_, et comme bon citoyen. Le duc
d'Orléans était un tyran. Le tyran doit être tué, etc.[234].

[Note 234: «Celui qui l'occit _par bonne subtilité, par cautelle en
l'épiant_, pour sauver la vie de son roi... il ne fait pas
_nefas_...»--Ceci fait penser aux _Provinciales_.]

Mais il faut lire l'original. Il faut voir dans sa laideur ce monstrueux
accouplement des droits et des systèmes contraires. Le cruel raisonneur
prend indifféremment, et partout, tout ce qui peut, tant bien que mal,
fonder le droit de tuer; tradition biblique, classique, féodale, tout
lui est bon, pourvu qu'on tue.

Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'attention, si c'était
l'oeuvre individuelle du pédant, l'indigeste avorton éclos du cerveau
d'un cuistre. Mais non; il ne faut pas oublier que Jean Petit était un
docteur très important, très autorisé. Cette monstrueuse laideur de
confusion et d'incohérence, ce mélange sauvage de tant de choses mal
comprises, c'est du siècle, et non de l'homme. J'y vois la grimaçante
figure du moyen âge caduque, le masque demi-homme, demi-bête de la
scolastique agonisante.

L'histoire, au reste, ne présente guère d'objet plus choquant. On rirait
de ce pêle-mêle d'équivoques, de malentendus, d'histoires travesties, de
raisonnements cornus, où l'absurde s'appuie magistralement sur le faux.
On rirait; mais on frémit. Les syllogismes ridicules ont pour majeure
l'assassinat, et la conclusion y ramène. L'histoire devient ce qu'elle
peut. La fausse science, comme un tyran, la violente et la maltraite.
Elle tronque et taille les faits, comme elle ferait des hommes. Elle tue
l'empereur Julien avec la lance des croisades; elle égorge César avec le
couteau biblique, en sorte que le tout a l'air d'un massacre indistinct
d'hommes et de doctrines, d'idées et de faits.

Quand il y aurait eu le moindre bon sens dans ce traité de l'assassinat,
quand les crimes du duc d'Orléans eussent été prouvés et qu'il eût
mérité la mort, cela ne justifiait pas encore la trahison du duc de
Bourgogne. Quoi! pour des fautes si anciennes, après une réconciliation
solennelle, après avoir mangé ensemble et communié de la même hostie!...
Et l'avoir tué de nuit, en guet-apens, désarmé, était-ce d'un
chevalier? Un chevalier devait l'attaquer à armes égales, le tuer en
champ clos. Un prince, un grand souverain, devait faire la guerre avec
une armée, vaincre son ennemi en bataille; les batailles sont les duels
des rois.

Au reste, la harangue de Jean Petit était moins une apologie du duc de
Bourgogne qu'un réquisitoire contre le duc d'Orléans. C'était un outrage
après la mort, comme si le meurtrier revenait sur cet homme gisant à
terre, ayant peur qu'il ne revécût, et tâchant de le tuer une seconde
fois.

Le meurtrier n'avait pas besoin d'apologie. Pendant que son docteur
pérorait, il avait en poche de bonnes lettres de rémission qui le
rendaient blanc comme neige. Dans ces lettres, le roi déclare que le duc
lui a exposé comment pour son bien et celui du royaume _il a fait mettre
hors de ce monde_ son frère le duc d'Orléans; mais il a appris que le
roi «sur le rapport d'aulcuns ses malveillans... en a pris
desplaisance... Savoir faisons que nous avons osté et _ostons toute
desplaisance_ que nous pourrions avoir eue envers lui, etc.[235]».

[Note 235: Cartons de _Fontanieu_, année 1407.]

Les gens de l'Université ayant si bien soutenu le duc de Bourgogne, il
était bien juste qu'il les soutînt à son tour. D'abord il termina à leur
avantage l'affaire qui depuis un an tenait en guerre les deux
juridictions, civile et ecclésiastique. La première eut tort.
L'Université, le clergé, allèrent dépendre les deux écoliers voleurs
dont les squelettes branlaient encore à Montfaucon. Tout un peuple de
prêtres, de moines, de clercs et d'écoliers, animés d'une joie
frénétique, les mena à travers Paris jusqu'au parvis de Notre-Dame, où
ils furent remis à la justice ecclésiastique, et déposés aux pieds de
l'évêque[236]. Le prévôt demanda pardon aux recteurs, docteurs et
régents[237]. Ce triomphe des deux cadavres, qui était l'enterrement de
la justice royale, eut lieu au soleil de mai, attristé par la lueur des
torches que portait tout ce monde noir.

[Note 236: _App._ 107.]

[Note 237: «Messeigneurs, leur dit-il, se raillant de leur puissance et
de leur obstination, outre le pardon que vous m'accordez, je vous ai
grande obligation; car lorsque vous m'avez attaqué, je me tins pour
assuré d'être mis hors de mon état; mais je craignais qu'il ne vous vint
en idée de conclure aussi à ce que je fusse marié, et je suis bien
certain que si une fois vous eussiez mis cette conclusion en avant, il
m'aurait fallu, bon gré, mal gré, me marier. Par votre grâce, vous avez
bien voulu m'exempter de cette rigueur, ce dont je vous remercie très
humblement.» (_Chronique_, nº 10297.)]

Le 14 mai, la veille même de la grande victoire de l'Université, deux
messagers du pape Benoît XIII avaient eu la hardiesse de venir braver
dans Paris cette colérique puissance. Ils avaient apporté des bulles
menaçantes où l'ennemi, qu'on croyait à terre, semblait plus vivant que
jamais[238]. C'était un gentilhomme aragonais (comme son maître Benoît
XIII) qui avait hasardé ce coup.

[Note 238: _App._ 108.]

Une députation de l'Université vint à grand bruit demander justice. Une
grande assemblée se fit à Saint-Paul en présence du roi, du duc de
Bourgogne et des princes. Un violent sermon y fut prononcé par
Courtecuisse, qui faisait le pendant du discours de Jean Petit. C'était
la condamnation du pape, comme l'autre était la condamnation du prince,
partisan du pape.

Le texte était: «Que la douleur en soit pour lui; tombe sur lui son
iniquité!» Si le pape eût été là, il n'y eût guère eu plus de sûreté
pour lui que pour le duc d'Orléans. Le pape n'y étant pas, on ne frappa
que ses bulles. Le chancelier les condamna au nom de l'assemblée, les
secrétaires royaux y enfoncèrent le canif, et les jetèrent au recteur
qui les mit en menus morceaux.

Ce n'était pas assez de poignarder un parchemin. On envoya ordre à
Boucicaut d'arrêter le pape; et en attendant, on prit, comme
suspects d'aimer le pape, l'abbé de Saint-Denis et le doyen de
Saint-Germain-l'Auxerrois. Saint-Denis étant, comme on l'a vu, fort
mal avec l'Église de Paris, l'arrestation de l'abbé était populaire.
Mais le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois était membre du
parlement. Il y avait imprudence à l'arrêter; le parlement en garda
rancune. Les prisonniers, ayant tout à craindre dans ce moment de
violence, essayèrent d'apaiser l'Université en se réclamant d'elle,
et demandant l'adjonction de quelques-uns de ses docteurs à la
commission qui devait les juger. Ils eurent lieu de s'en repentir.
Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux hommes et aux affaires, ne
purent jamais s'accorder avec les juges[239]. Ils montrèrent autant
de gaucherie que de violence, firent arrêter au hasard nombre de
gens. Les prisonniers avaient beau invoquer le parlement, l'évêque
de Paris; les princes même intercédaient. Ces implacables pédants ne
voulaient point lâcher prise.

[Note 239: _App._ 109.]

Le dimanche 25 mai, un professeur de l'Université, Pierre-aux-Boeufs
(cordelier, comme Jean Petit), lut devant le peuple les lettres royaux
qui déclaraient que dorénavant on n'obéirait ni à l'un ni à l'autre
pape. Cela s'appela l'acte de Neutralité. Aucune salle, aucune place
n'aurait contenu la foule. La lecture se fit à la _culture_ de
Saint-Martin-des-Champs. Cette ordonnance n'est point dans le style
ordinaire des lois. C'est visiblement un factum de l'Université,
violent, âcre, et qui n'est pas sans éloquence: «Qu'ils tombent, qu'ils
périssent, plutôt que l'unité de l'Église. Qu'on n'entende plus la voix
de la marâtre: _Coupez l'enfant, et qu'il ne soit ni à moi, ni à elle_;
mais la voix de la bonne mère: _Donnez-le lui plutôt tout entier..._»

On ne s'en tint pas à des paroles. Un concile assemblé dans la
Sainte-Chapelle détermina comment l'Église se gouvernerait dans la
vacance du Saint-Siège. Benoît ne put être atteint; il se sauva à
Perpignan, entre le royaume d'Aragon, son pays, où il était soutenu, et
la France, où il guerroyait contre le concile à force de bulles. Mais
ses deux messagers furent pris, et traînés par les rues dans un étrange
accoutrement; ils étaient coiffés de tiares de papier, vêtus de
dalmatiques noires aux armes de Pierre de Luna, et de plus chargés
d'écriteaux qui les qualifiaient traîtres et messagers d'un traître.
Ainsi équipés, ils furent mis dans un tombereau de boueurs, piloriés
dans la cour du Palais, parmi les huées du peuple, qui s'habituait à
mépriser les insignes du pontificat[240]. Le dimanche suivant, même
scène au parvis Notre-Dame: un moine trinitaire, régent de théologie,
invectiva contre eux et contre le pape, avec une violence furieuse et
des farces de bateleur, le tout dans une langue si fangeuse, que bonne
part de cette boue retombait sur l'Université[241].

[Note 240: Le Religieux. _App._ 110.]

[Note 241: «Quod anum sordidissimæ omasariæ osculari mallet quam os
Petri.» (Religieux.)]

Le pape de Rome, le pape d'Avignon, étaient tous les deux en fuite;
leurs cardinaux avaient déserté. La reine s'enfuit aussi, emmenant de
Paris le dauphin, gendre du duc de Bourgogne. Les ducs d'Anjou (roi de
Sicile), de Berri et de Bretagne ne tardèrent pas à les suivre. Le duc
de Bourgogne allait se trouver seul de tous les princes à Paris, ayant
toutefois dans les mains le roi, le concile, l'Université. Lâcher le roi
et Paris, c'était risquer beaucoup. Cependant il ne pouvait plus
remettre son retour aux Pays-Bas. Pendant qu'il faisait ici la guerre au
pape et écoutait les prolixes harangues des docteurs, le parti de Benoît
et d'Orléans se fortifiait à Liège. Le jeune évêque de Liège, son cousin
Jean de Bavière, ne pouvait plus résister[242]. Les Liégeois étaient
menés par un homme de tête et de main, le sire de Perweiss, père de
l'autre prétendant à l'évêché de Liège; il appelait les Allemands; il
faisait venir des archers anglais. Le Brabant était en péril. Que
serait-il advenu si la Flandre avait pris parti pour Liège, si les gens
de Gand s'étaient souvenus que les Liégeois leur avaient envoyé des
vivres avant la bataille de Roosebeke?

[Note 242: _App._ 111.]

Je parlerai plus tard de ce curieux peuple de Liège, de cette extrême
pointe de la race et de la langue wallonnes au sein des populations
germaniques, petite France belge qui est restée, sous tant de rapports,
si semblable à la vieille France, tandis que la nôtre changeait. Mais
tout cela ne peut se dire en passant.

Les Liégeois étaient quarante mille intrépides fantassins. Mais le duc
avait contre eux toute la chevalerie de Picardie et des Pays-Bas, qui
regardait avec raison cette guerre comme l'affaire commune de la
noblesse. La noblesse était d'accord. Les villes, Liège, Gand et Paris,
ne s'entendaient pas. Gand et Paris ne suivaient pas le même pape que
les Liégeois. Le duc de Bourgogne, qui soulevait les communes en France,
écrasa en Belgique celle de Liège.

Les Liégeois étaient une population d'armuriers et de charbonniers,
brutale et indomptable, que leurs chefs ne pouvaient mener. Dès que les
bannières féodales apparurent dans la plaine de Hasbain, le proverbe se
vérifia:

  Qui passe dans le Hasbain
  À bataille le lendemain.

Ils se postèrent quarante mille dans une enceinte fermée de chariots et
de canons, et attendirent fièrement. Le duc de Bourgogne, qui savait
qu'il allait leur venir encore dix mille hommes de troupes et des
archers d'Angleterre, se hasarda d'attaquer. Les Liégeois avaient un peu
de cavalerie, quelques chevaliers; mais ils s'en défiaient trop; ils les
empêchèrent de bouger. Ceux de Bourgogne, ne pouvant les forcer par
devant, les tournèrent; une terreur panique les prit; plusieurs milliers
de Liégeois se rendirent prisonniers. Le duc de Bourgogne, presque
vainqueur, voit apparaître alors les dix mille paresseux de Tongres, qui
venaient enfin combattre. Il craignit qu'ils ne lui arrachassent la
victoire, et ordonna le massacre des prisonniers. Ce fut une immense
boucherie; toute cette chevalerie, cruelle par peur, s'acharna sur la
multitude qui avait posé les armes. Le duc de Bourgogne prétend, dans
une lettre[243], qu'il resta vingt-quatre mille hommes sur le carreau:
il avait perdu seulement de soixante à quatre-vingts chevaliers ou
écuyers, sans compter les soldats apparemment. Néanmoins, cette
disproportion fait sentir assez combien, dans la nouveauté et
l'imperfection des armes à feu, les moyens offensifs étaient faibles
contre ces maisons de fer dont les chevaliers s'affublaient.

[Note 243: _App._ 112.]

Je me défie un peu de ce nombre de vingt-quatre mille hommes; c'est
juste celui de la bataille de Roosebeke, que gagna Philippe-le-Hardi. Le
fils ne voulut pas sans doute avoir tué moins que le père. Quoi qu'il en
soit, le récit des cruautés épouvantables du parti de Bourgogne, qui,
dans le Hasbain seul, avait brûlé, disait-on, quatre cents églises
paroissiales, souvent même avec les paroissiens, la vengeance de
l'évêque de Liège, Jean-sans-Pitié, ses noyades dans la Meuse, tout
cela, chose triste à dire, mais qui peint le siècle, frappa les
imaginations et releva le duc de Bourgogne. Cette bataille fut prise
pour le jugement de Dieu. On savait qu'il avait d'ailleurs payé de sa
personne[244]. Le peuple, comme les femmes, aime les forts: _Ferrum est
quod amant._ On donna au duc de Bourgogne le surnom de _Jean-sans-Peur_:
sans peur des hommes et sans peur de Dieu[245].

[Note 244: _App._ 113.]

[Note 245: Il eût pu être nommé, tout aussi bien que son cousin
l'évêque, _Jean-sans-pitié_. Monstrelet dit lui-même: «Quand il fut
demandé, après la déconfiture, si on cesseroit de plus occire iceux
Liégeois, il fit réponse qu'ils mourroient tous ensemble, et que pas ne
vouloit qu'on les prenst à rançon ni mist à finance.»]

La reine et les princes étaient revenus à Paris dans l'absence du duc de
Bourgogne[246], et procédaient contre lui. Un éloquent prédicateur,
Cérisy, prononçait une touchante apologie de Louis d'Orléans, qui a
effacé à jamais le discours de Jean Petit. L'avocat de la veuve et des
orphelins concluait à ce que le duc de Bourgogne fît amende honorable,
demandât pardon et baisât la terre, et qu'après avoir fait diverses
fondations expiatoires, il allât pendant vingt ans outre-mer pour
pleurer son crime. Cela se disait le 11 septembre; le 23, il gagnait la
bataille d'Hasbain; le 24 novembre, il arrivait à Paris. La foule alla
voir avec respect l'homme qui venait de tuer vingt-cinq mille hommes; il
s'en trouva pour crier Noël!

[Note 246: _App._ 114.]

La reine et les princes avaient enlevé le roi à Chartres; ils pouvaient
en son nom agir contre le duc. Cela le décida à un accommodement[247].
La chose fut négociée par le grand maître Montaigu, serviteur de la
reine et de la maison d'Orléans, principal conseiller de ce parti, qui
avait été envoyé au duc de Bourgogne, qui en avait rapporté une grande
peur, et qui ne sentait pas sa tête bien ferme sur ses épaules. Il
arrangea avec la crédulité de la peur ce triste traité qui déshonorait
les deux partis. Le principal article était que le second fils du mort
épouserait une fille du meurtrier, avec une dot de cent cinquante mille
francs d'or. Comme dot, c'était beaucoup, mais comme prix du sang,
combien peu!

[Note 247: À la rentrée du parlement, le vieux chancelier traça un
tableau touchant de la désolation du royaume. (_Archives_, _Registre du
Parlement_, _Conseil, XIII_, folio 49.)]

Ce fut une laide scène, laide encore comme profanation d'une des plus
saintes églises de France. Notre-Dame de Chartres, ses innombrables
statues de saints et de docteurs, furent condamnées à être témoins de la
fausse paix et des parjures. On dressa, non pas au parvis où se
faisaient les amendes honorables, mais à l'entrée du choeur, un grand
échafaud. Le roi, la reine, les princes, y siégeaient. L'avocat du duc
de Bourgogne demanda au roi, au nom du duc, qu'il lui plût «de ne
conserver dans le coeur ni colère, ni indignation à cause du fait qu'il
a commis et fait faire sur la personne de monseigneur d'Orléans, pour le
bien du royaume et de vous».

Puis les enfants d'Orléans entrèrent; le roi leur fit part du pardon
qu'il avait accordé, et les requit de l'avoir pour agréable. L'avocat de
Bourgogne parla en ces termes: «Monseigneur d'Orléans et messeigneurs
ses frères, voici monseigneur de Bourgogne qui vous supplie de bannir de
vos coeurs toute haine et toute vengeance, et d'être bons amis avec
lui.» Le duc ajouta de sa propre bouche: «Mes chers cousins, je vous en
prie.»

Les jeunes princes pleuraient. Selon le cérémonial convenu, la reine, le
dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent d'eux, et
intercédèrent pour le duc de Bourgogne; ensuite, le roi, du haut de son
trône, leur adressa ces mots: «Mon très cher fils et mon très cher
neveu, consentez à ce que nous avons fait, et pardonnez.» Le duc
d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles
prescrites.

Montaigu, qui avait dressé d'avance ce traité, par lequel les enfants
reconnaissaient que leur père était tué pour le bien du royaume, avait
au fond trahi son ancien maître, le duc d'Orléans, pour le duc de
Bourgogne. Celui-ci néanmoins lui en voulut mortellement. Il n'avait pas
probablement deviné d'avance l'humiliante attitude qu'il lui faudrait
prendre dans cette cérémonie, et ce qu'il lui en coûterait pour dire aux
enfants: Pardonnez.

Tout le monde savait à quoi s'en tenir sur la valeur d'une telle paix.
Le greffier du parlement, en l'inscrivant sur son registre, ajoute ces
mots à la marge: _Pax, pax, inquit Propheta, et non est pax._

Les réconciliés revinrent à Paris, plus ennemis que jamais, mais
d'accord pour sacrifier le trop conciliant Montaigu. Ce pauvre diable
n'avait après tout péché que par peur. Mais il avait encore un autre
crime; il était trop riche. On se demandait comment ce fils d'un notaire
de Paris, médiocrement lettré, de pauvre mine, petite taille, barbe
claire, la langue épaisse[248], comment il s'y était pris pour gouverner
la France depuis si longtemps. Il fallait bien, avec tout cela, qu'il
fût pourtant un habile homme, pour que la reine, le duc d'Orléans, les
ducs de Berri et de Bourbon eussent tous besoin de lui et l'appelassent
leur ami.

[Note 248: Le Religieux.]

L'habileté qui lui manqua, ce fut de se faire petit. Sans parler de ses
grandes terres, il avait bâti à Marcoussis un délicieux château. À
Paris, le peuple montrait avec envie son splendide hôtel. Les plus
grands seigneurs avaient recherché ses filles. Récemment encore, il
avait marié son fils avec la fille du connétable d'Albret, cousin du
roi. Il fit encore son frère évêque de Paris, et à cette occasion il eut
l'imprudence de traiter les princes, d'étaler une incroyable quantité de
vaisselle d'or et d'argent. Les convives ouvrirent de grands yeux; leur
cupidité attisa leur haine. Ils trouvèrent fort mauvais que Montaigu eût
tant de vaisselle d'or, lorsque celle du roi était en gage.

Pour un homme nouveau, Montaigu semblait bien assis. Dès le temps du
gouvernement des Marmousets, il s'était acquis beaucoup de gens; il
était bien apparenté, bien allié. Frère de l'archevêque de Sens, il
venait de prendre une forte position populaire dans Paris en y faisant
son frère évêque. Aussi les princes menèrent l'affaire à petit bruit.
Ils s'assemblèrent secrètement à Saint-Victor, délibérèrent sous le
sceau du serment; ils conspirèrent, trois ou quatre princes du sang et
les plus grands seigneurs de France, contre le fils du notaire. On
avertit Montaigu; mais il s'obstina à ne rien craindre. N'avait-il pas
pour lui le roi, le bon duc de Berri, la reine surtout, en mémoire du
duc d'Orléans? La reine s'employa, il est vrai, un peu en sa faveur.
Mais il ne fallut pas grande violence pour lui forcer la main; on lui
promit que les grands biens de Montaigu seraient donnés au dauphin[249].
Après tout, elle était absente, à Melun; ce triste spectacle de la mort
d'un vieux serviteur ne devait pas affliger ses yeux.

[Note 249: _Bibliothèque royale, mss., Dupuy_, vol. 744. _Fontanieu_,
107-108, ann. 1409.]

Il y eut à la mort de Montaigu une chose qu'on ne voit guère à la chute
des favoris: le peuple se souleva[250]. Montaigu, il est vrai,
intéressait les trois puissances de la ville: il était frère de
l'évêque; il réclamait le privilège de cléricature, celui du clergé et
de l'Université; enfin, il en appelait au parlement. Rien ne lui servit.
La ville était pleine des gentilshommes du duc de Bourgogne. Le nouveau
prévôt de Paris, Pierre Desessarts, monta à cheval, courut les rues
avec une forte troupe, criant qu'il tenait les traîtres qui étaient
cause de la maladie du roi, qu'il en rendrait bon compte, que les bonnes
gens n'avaient qu'à retourner à leurs affaires et à leurs métiers[251].

[Note 250: Le Religieux.]

[Note 251: Le Religieux.]

Montaigu nia tout d'abord; mais il était entre les griffes d'une
commission; on lui fit tout avouer par la torture. Le 17 octobre, sans
perdre de temps, moins d'un mois après sa belle fête, il fut traîné aux
halles. On ne lut pas même l'arrêt. Brisé qu'il était par la torture,
les mains disloquées, le ventre rompu, il baisait la croix de tout son
coeur, affirmant jusqu'au bout qu'il n'était pas coupable, non plus que
le duc d'Orléans, que seulement il ne pouvait nier qu'ils n'eussent mal
usé des deniers du roi et trop dépensé[252]. L'assistance pleurait; ceux
même que les princes avaient envoyés pour s'assurer du supplice
revinrent tout en larmes.

[Note 252: _App._ 115.]

Cette mort avait touché tout le monde, mais effrayé encore plus. Quel en
fut le résultat? Celui qu'on devait attendre de la lâcheté du temps.
Tous voulurent être du côté d'un homme qui frappait si fort; la mort du
duc d'Orléans, celle de Montaigu, le massacre de Liège, c'étaient trois
grands coups. Le roi de Navarre était déjà allié du duc de
Bourgogne[253], dont il avait besoin contre le comte d'Armagnac. Le duc
d'Anjou le fut pour de l'argent; il en reçut, comme dot d'une fille de
Bourgogne, pour aller perdre encore cet argent en Italie. La reine fut
aussi gagnée par un mariage; le duc de Bourgogne alla la voir à Melun et
promit de faire épouser au frère d'Isabeau (Louis de Bavière) la fille
de son ami, le roi de Navarre. Il était d'ailleurs arrangé que le jeune
dauphin présiderait désormais le conseil; la grosse Isabeau[254] crut
sottement qu'elle gouvernerait son fils, et par son fils le royaume.
Elle revint à Paris, c'est-à-dire qu'elle se remit entre les mains du
duc de Bourgogne.

[Note 253: Le duc de Bourgogne déploie dans cette année 1409 une
remarquable activité. Il cherche des alliances au Midi et au Nord. Voy.
les traités avec le roi de Navarre, le comte de Fois, le duc de Bavière
et Édouard de Bar. (_Mss., Baluse_, 9484, 2.)]

[Note 254: «Mole carnis gravata nimium.» (Religieux.)]

Ainsi, les choses tournaient à souhait pour lui et pour son parti.
L'Université, toute-puissante au concile de Pise, venait de mettre à
profit la déposition des deux papes pour faire donner la papauté à l'un
de ses anciens professeurs, qui apparemment n'aurait rien à refuser à
l'Université et au duc de Bourgogne.

Que manquait-il à celui-ci, sinon de se réhabiliter, s'il pouvait, de
faire oublier? Il y avait deux moyens, réformer l'État et chasser
l'Anglais. Il entreprit de nouveau d'assiéger Calais; cette fois, le duc
d'Orléans n'était plus là pour faire manquer l'entreprise. Il s'y prit
comme la première fois; il fit bâtir une ville de bois autour de la
ville; il entassa dans l'abbaye de Saint-Omer force machines et quantité
d'artillerie. Mais les Anglais, pour la somme de dix mille nobles à la
rose, trouvèrent un charpentier qui y jeta le feu grégeois et brûla en
un moment tout ce qu'on avait longuement préparé.

La réforme n'alla guère mieux que la guerre. Le duc de Bourgogne
l'avait commencée à sa manière, rudement. Il avait rendu à Paris ses
privilèges, en y mettant un prévôt à lui, le violent Desessarts. Il
avait convoqué une assemblée générale de la noblesse, sous la présidence
du dauphin, s'emparant du dauphin même et mettant de côté le vieux duc
de Berri.

Cependant il prenait les finances en main, destituant au nom du roi et
des princes tous les trésoriers, et mettant à leur place des bourgeois
de Paris, des gens riches, timides et dépendants. Tous les receveurs
devaient rendre compte à un haut conseil qu'il dominait par le comte de
Saint-Pol. Ce conseil fit une chose inouïe, il interdit la Chambre des
comptes, fit arrêter plusieurs de ses membres[255], et néanmoins il se
servit de ses registres, relevant sur les marges les _Nimis habuit_ ou
_Recuperetur_ dont cette sage et honnête compagnie marquait les
payements excessifs. On voulait s'autoriser de ces notes pour tirer de
l'argent de ceux qui avaient reçu, ou même de leurs héritiers.

[Note 255: _App._ 116.]

Cela était inquiétant pour beaucoup de monde, suspect pour tous,
d'autant plus que dans toutes ces mesures on voyait derrière le duc de
Bourgogne un homme emporté, passionné et brouillon, le nouveau prévôt de
Paris, Desessarts, homme de peu, qui se hâtait de faire sa main,
d'enrichir les siens, comme avait fait Montaigu; il l'avait mené au
gibet, et il y courait lui-même.

Tel était Paris; hors de Paris, se formait un grand orage. Le duc
d'Orléans n'était qu'un enfant, un nom; mais autour de ce nom se
serraient naturellement tous ceux qui haïssaient le duc de Bourgogne et
le roi de Navarre. D'abord le comte d'Armagnac, ennemi du second par
voisinage, du premier pour avoir dès longtemps été forcé de céder le
Charolais; puis le duc de Bretagne, les comtes de Clermont et d'Alençon;
enfin, les ducs de Berri et de Bourbon, qui, se voyant comptés pour rien
par le duc de Bourgogne, passèrent de l'autre côté. Ces princes
s'allièrent «pour la réforme de l'État et contre les ennemis du
royaume».

C'était aussi contre les ennemis du royaume que le duc de Bourgogne
levait des troupes et demandait de l'argent. Il fit venir à Paris les
principaux bourgeois des villes de France pour obtenir, non une taxe,
mais un prêt; les Anglais, disait-il, menaçaient de débarquer. Les
bourgeois, sans délibérer, répondirent nettement que leurs villes
étaient déjà trop chargées, que le duc de Bourgogne n'avait qu'à faire
usage de trois cent mille écus d'or qui, disait-on, avaient été
recouvrés. Mais cet argent s'était écoulé sans qu'on sût comment[256].

[Note 256: _App._ 117.]

Paris ne montrait pas plus de zèle que les autres villes; le duc avait
voulu lui rendre ses armes et ses divisions militaires de centeniers,
soixanteniers, cinquanteniers, etc. Les Parisiens le remercièrent, et
n'en voulurent pas, ne se souciant pas de devenir les soldats du duc de
Bourgogne. Il n'avait pu non plus faire un capitaine de Paris; la ville
prétendit qu'ayant eu un prince du sang pour capitaine (le duc de
Berri), elle ne pouvait accepter un capitaine de moindre rang.

Le duc de Bourgogne, ayant contre lui les princes, sans avoir pour lui
les villes, fut obligé de recourir à ses ressources personnelles. Il
appela ses vassaux. Une nuée de Brabançons vint s'abattre sur la France
du Nord, sur Paris, pillant, ravageant. Paris, devenu sensible au mal
général par ses propres souffrances, demanda la paix à grands cris. Son
organe ordinaire, l'Université, avec cet aplomb propre aux gens qui ne
connaissent ni les hommes ni les choses, trouvait un moyen fort simple
de tout arranger: c'était d'exclure du gouvernement les deux chefs de
partis, les ducs de Berri et de Bourgogne, de les renvoyer dans leurs
terres et de prendre dans les trois États des gens de bien et
d'expérience, qui gouverneraient à merveille. Le duc de Bourgogne et le
roi de Navarre accueillirent d'autant mieux la chose, qu'elle était
impraticable. Ils firent parade de désintéressement; ils étaient prêts,
disaient-ils, soit à servir l'État gratuitement, en sacrifiant même
leurs biens, ou encore à se retirer, si c'était l'utilité du royaume.

L'Université n'eut pas à aller loin pour trouver le duc de Berri. Il
était déjà avec ses troupes à Bicêtre. Il avait répondu à une première
ambassade, qui lui demandait la paix au nom du roi, que justement il
venait pour s'entendre avec le roi. Il reçut parfaitement les députés
de l'Université, goûta leur conseil, répondant gaiement: «S'il faut pour
gouverner des gens pris dans les trois États, j'en suis et je retiens
place dans les rangs de la noblesse.»

L'hiver et la faim forcèrent pourtant les princes à accepter l'expédient
que se proposait l'Université. Il donnait satisfaction à leur gloriole.
Le duc de Bourgogne consentait à s'éloigner en même temps qu'eux. Le
conseil devait être composé de gens qui jureraient de n'appartenir ni à
l'un ni à l'autre. Le dauphin était remis à deux seigneurs nommés, l'un
par le duc de Berri, l'autre par le duc de Bourgogne. (Paix de Bicêtre,
1er nov. 1410.)

Au fond, celui-ci restait maître. Il avait l'air de quitter Paris, mais
il le gardait. Son prévôt, Desessarts, qui devait sortir de charge, y
fut maintenu. Le dauphin n'eut guère autour de lui que de zélés
Bourguignons. Son chancelier était Jean de Nyelle, sujet et serviteur du
duc de Bourgogne; ses conseillers, le sire de Heilly, autre vassal du
même prince, le sire de Savoisy, qui avait embrassé récemment son parti,
Antoine de Craon, de la famille de l'assassin de Clisson, le sire de
Courcelles, parent sans doute du célèbre docteur qui fut l'un des juges
de la Pucelle, etc.

Le duc de Bourgogne s'était retiré, conformément au traité. Il n'armait
pas et ses adversaires armaient. Les torts paraissaient être du côté des
amis du duc d'Orléans. Le conseil du dauphin, pour mieux faire croire à
son impartialité, s'adjoignit le parlement, quelques évêques, quelques
docteurs de l'Université, plusieurs notables bourgeois, et, au nom de
cette assemblée, il défendit aux ducs d'Orléans et de Bourgogne d'entrer
dans Paris.

La défense était dérisoire; ce dernier était en réalité si bien présent
dans Paris qu'à ce moment même il décidait la ville alarmée à prendre
pour capitaine un homme à lui, le comte de Saint-Pol.

Il s'agissait de mettre Paris en défense. On proposa une taxe générale
dont personne ne serait exempt, ni le clergé ni l'Université. Mais leur
zèle n'alla pas jusque-là pour le parti de Bourgogne; à ce mot d'argent,
ils se soulevèrent. Le chancelier de Notre-Dame, parlant au nom des deux
corps, déclara qu'ils ne pouvaient donner ni prêter; qu'ils avaient bien
de la peine à vivre; qu'on savait bien que si les finances du roi
n'étaient dilapidées, il entrerait tous les mois deux cent mille écus
d'or dans ses coffres; que les biens de l'Église, amortis depuis
longtemps, n'avaient rien à voir avec les taxes. Enfin il s'emporta
jusqu'à dire que, lorsqu'un prince opprimait ses sujets par d'injustes
exactions, c'était, d'après les anciennes histoires, un cas légitime de
le déposer[257].

[Note 257: _App._ 118.]

Cette hardiesse extraordinaire de langage indiquait assez que le clergé
et l'Université ne seraient point pour le parti bourguignon un
instrument docile. Le nouveau capitaine de Paris chercha ses alliés plus
bas; il s'adressa aux bouchers. Ce fut un curieux spectacle de voir le
comte de Saint-Pol, de la maison de Luxembourg, cousin des empereurs et
du chevaleresque Jean de Bohême, partager sa charge de capitaine de
Paris avec les Legoix[258] et autres bouchers; de le voir armer ces
gens, marcher dans Paris de front avec cette _milice royale_, les
charger de faire les affaires de la ville, et de poursuivre les
Orléanais. Il risquait gros en s'alliant ainsi. Il croyait tenir les
bouchers; n'étaient-ce pas eux qui allaient bientôt le tenir lui-même?
Le comte de Saint-Pol et son maître le duc de Bourgogne mettaient là en
mouvement une formidable machine; mais, le doigt pris dans les roues,
ils pouvaient fort bien, doigt, tête et corps, y passer tout entiers.

[Note 258: Peu après, nous voyons le duc de Bourgogne assister aux
obsèques du boucher Legoix: «Et lui fit-on moult honorables obsèques,
autant que si c'eust été un grand comte.» (Juvénal.)]

Je ne sais au reste s'il y avait moyen d'agir autrement. Tout esprit de
faction à part, Paris, au milieu des bandes qui venaient batailler
autour, avait grand besoin de se garder lui-même. Or, depuis la punition
des Maillotins et le désarmement, les seuls des habitants qui eussent le
fer en main et l'assurance que donne le maniement du fer, c'étaient les
bouchers. Les autres, comme on l'a vu, avaient refusé de reprendre leurs
centeniers, de crainte de porter les armes. Les gentilshommes du comte
de Saint-Pol n'auraient pas suffi, ils auraient même été bientôt
suspects, si on ne les eût vus toujours à côté d'une milice, brutale, il
est vrai, violente, mais après tout parisienne et intéressée à défendre
Paris du pillage. Quelque peur qu'on eût des bouchers, on avait bien
autrement peur des innombrables pillards qui venaient jusqu'aux portes
observer, tâter la ville, et qui auraient fort bien pu, si elle n'eut
pris garde à elle, l'enlever par un coup de main[259].

[Note 259: Dans une de ces alarmes, on fit loger le roi au Palais avec
une forte troupe de gens d'armes, au grand effroi du greffier. _App._
119.]

C'était une terrible chose, pour la gent innocente et pacifique des
bourgeois, de voir du haut de leurs clochers le double flot des
populations du Midi et du Nord qui battait leurs murs. On eût dit que
les provinces extrêmes du royaume, longtemps sacrifiées au centre,
venaient prendre leur revanche. La Flandre se souvenait de sa défaite de
Roosebeke. Le Languedoc n'avait pas oublié les guerres des Albigeois,
encore moins les exactions récentes des ducs d'Anjou et de Berri. Ce que
le Centre avait gagné par l'attraction monarchique, il le rendit avec
usure. Le Nord, le Midi, l'Ouest, envoyèrent ici tout ce qu'ils avaient
de bandits.

D'abord, pour défendre Paris contre les gens du Midi qu'amenait le duc
d'Orléans, arrivèrent les Brabançons mercenaires du duc de Bourgogne.
Pour mieux le défendre, ils ravagèrent tous les environs, pillèrent
Saint-Denis. Autres défenseurs, les gens des communes de Flandre;
ceux-ci, gens intelligents qui savaient le prix des choses, pillaient
méthodiquement, avec ordre, à fond, de manière à faire place nette; puis
ils emballaient proprement. De guerre, il ne fallait pas leur en parler;
ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus. Leur comte avait beau les
prier, chapeau bas, de se battre un peu, ils n'en tenaient compte.
Quand ils avaient rempli leurs charrettes[260], les seigneurs de Gand et
de Bruges reprenaient, quoi qu'on pût leur dire, le chemin de leur pays.

[Note 260: Deux mille charrettes, selon Meyer; douze mille, selon
Monstrelet.--«Leur requist bien instamment qu'ils le voulsissent servir
encore huit jours... Commencèrent à crier à haulte voix: _Wap! wap!_
(qui est à dire en françois: À l'arme! à l'arme!)... boutèrent le feu
par tous leurs logis, en criant derechef tous ensemble: _Gau! gau!_ se
départirent et prirent leur chemin vers leurs pays... Le duc de
Bourgogne... le chaperon ôté hors de la tête devant eux, leur pria à
mains jointes très humblement... eux disant et appelant frères, compains
et amis...» (Monstrelet.)]

Mais la grande foule des pillards venait des provinces nécessiteuses de
l'Ouest et du Midi. La campagne, à la voir au loin, était toute noire de
ces bandes fourmillantes; gueux ou soldats, on n'eût pu le dire; qui à
pied, qui à cheval, à âne; bêtes et gens maigres et avides à faire
frémir, comme les sept vaches dévorantes du songe de Pharaon.

Démêlons cette cohue. D'abord il y avait force Bretons. Les familles
étaient d'autant plus nombreuses, en Bretagne, qu'elles étaient plus
pauvres. C'était une idée bretonne d'avoir le plus d'enfants possible,
c'est-à-dire plus de soldats qui allassent gagner au loin et qui
rapportassent[261]. Dans les vraies usances bretonnes, la maison
paternelle, le foyer restait au plus jeune[262]; les aînés étaient mis
dehors; ils se jetaient dans une barque, ou sur un mauvais petit cheval,
et tant les portait la barque ou l'indestructible bête, qu'ils
revenaient au manoir refaits, vêtus et passablement garnis.

[Note 261: Quelquefois cinquante enfants, de dix femmes différentes...
(Guillaume de Poitiers.)]

[Note 262: _App._ 120.]

En Gascogne, un droit différent produisait les mêmes effets. L'aîné
restait fièrement au castel, sur sa roche, sans vassal que lui-même, et
se servant par simplicité. Les cadets s'en allaient gaiement devant eux,
tant que la terre s'étendait, bons piétons, comme on sait, allant à pied
par goût, tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval, riches d'une épée de
famille, d'un nom sonore et d'une cape percée; du reste, nobles comme le
roi, c'est-à-dire comme lui sans fief[263] et n'en levant pas moins
quint et requint sur la terre, péage sur le passant.

[Note 263: Le roi n'en est pas moins le grand _fieffeux_; il n'a rien et
il a tout.]

Ce vieux portrait du Gascon, pour être vieux, n'est pas moins
ressemblant, et je crois que, _mutatis mutandis_, il en reste quelque
chose. Tels les peint la chronique dès le temps du bon roi Robert[264];
tels au temps des Plantagenets[265]; tels sous Bernard d'Armagnac, et
enfin sous Henri IV. L'excellent baron de Feneste[266] n'exprime pas
seulement l'invasion des intrigants du Midi sous le Béarnais; plus
sérieux en apparence, moins amusant, moins _gasconnant_, ce baron
subsiste. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont exploité de
préférence un fonds excellent, la simplicité et la pesanteur des hommes
du Nord. Aussi émigraient-ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir,
comme les Limousins, ni pour porter et vendre, comme les gens
d'Auvergne. Les Gascons ne vendaient qu'eux-mêmes. Comme soldats, comme
_domestiques_ des princes, ils servaient pour devenir maîtres. Ne leur
parlez pas d'être ouvriers ou marchands; ministres ou rois, à la bonne
heure! Il leur faut, non pas ce que demandait Sancho, _une toute petite
île_, mais bien un royaume, un royaume de Naples, de Portugal, s'il se
pouvait; de Suède au moins[267], ils s'en contenteront, hommes honnêtes
et modérés. Tout le monde ne peut pas, comme le _meunier du moulin de
Barbaste_[268], gagner Paris pour une messe.

[Note 264: Voir au tome II, ceux qui vinrent avec la reine Constance.]

[Note 265: Voy. tomes II et III. Sous la plupart de ces princes, aux
douzième et treizième siècles, les Poitevins et les Gascons gouvernèrent
l'Angleterre.]

[Note 266: _Aventures du baron de Feneste_, par d'Aubigné (1620).]

[Note 267: L'affaire de Portugal, pour être moins éclaircie, n'en est
pas moins probable.]

[Note 268: C'est le sobriquet d'amitié que les Gascons donnaient à leur
Henri.]

Quoiqu'au fond le caractère ait peu changé, nous ne devons pas nous
figurer les Méridionaux d'alors, comme nous les voyons et les comprenons
aujourd'hui. Tout autres ils apparurent à nos gens du quinzième siècle,
lorsque les oppositions provinciales étaient si rudement contrastées, et
encore exagérées par l'ignorance mutuelle. Ce Midi fit horreur au Nord.
La brutalité provençale, capricieuse et violente; l'âpreté gasconne,
sans pitié, sans coeur, faisant le mal pour en rire; les durs et
intraitables montagnards du Rouergue et des Cévennes, les sauvages
Bretons aux cheveux pendants, tout cela dans la saleté primitive,
baragouinant, maugréant dans vingt langues, que ceux du Nord croyaient
espagnoles ou mauresques. Pour mettre la confusion au comble, il y avait
parmi le tout des bandes de soldats allemands, d'autres de lombards.
Cette diversité de langues était une terrible barrière entre les hommes,
une des causes pour lesquelles ils se haïssaient sans savoir pourquoi.
Elle rendait la guerre plus cruelle qu'on ne peut se le figurer. Nul
moyen de s'entendre, de se rapprocher. Le vaincu qui ne peut parler se
trouve sans ressource, le prisonnier sans moyen d'adoucir son maître.
L'homme à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va l'égorger;
l'un dit _grâce_, l'autre répond _mort_.

Indépendamment de ces antipathies de langage et de race, dans une même
race, dans une même langue, les provinces se haïssaient. Les Flamands,
même de langue wallonne, détestaient les chaudes têtes picardes[269].
Les Picards méprisaient les habitudes régulières des Normands, qui leur
paraissaient serviles[270]. Voilà pour la langue d'oil. Dans la langue
d'oc, les gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme
méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre les gens du
Midi, surtout contre les Gascons[271].

[Note 269: Monstrelet.]

[Note 270: Je lis dans une lettre de grâce que des Picards entendant
parler d'une somme de 800 livres, que le capitaine de Gisors exigeait
des Normands, disaient: «Se c'estoit en Picardie, l'en abateroit les
maisons de ceulz qui se accorderoient de les paier.» (_Archives_,
_Trésor des chartes_, _Registre_ 148, 214; ann. 1395.)]

[Note 271: D'Aubigné, l'auteur du _Baron de Feneste_, était né en
Saintonge, établi en Poitou.]

Au bout de cette échelle de haines, par delà Bordeaux et Toulouse, se
trouve, au pied des Pyrénées, hors des routes et des rivières
navigables, un petit pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi
et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.

Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles de la montagne,
souvent fertile, souvent frappé. Ces gens d'Armagnac et de Fézenzac,
moins pauvres que ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets.
De bonne heure leurs comtes déclarent qu'ils ne veulent dépendre que de
Sainte-Marie d'Auch, et ensuite ils battent et pillent l'archevêque
d'Auch pendant près de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises,
excommuniés de génération en génération, ils vécurent, la plupart, en
vrais fils du Diable.

Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le Midi, comme le
jugement de Dieu, ils s'amendèrent, lui firent hommage, puis au comte de
Poitiers. Saint Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux fut
mis, pour réfléchir, deux ans dans le château de Péronne. Ils finirent
par comprendre qu'ils gagneraient plus à servir le roi de France; la
succession de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea d'ailleurs
dans les intérêts du royaume.

Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les capitaines du midi
pour le roi de France. Battants, battus, toujours en armes, ils menèrent
partout les Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et
infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France. Ils poussaient
la guerre avec une violence inconnue jusque-là, forçant tout le monde à
prendre la croix blanche, coupant le pied, le poing, à qui refusait de
les suivre[272].

[Note 272: _App._ 121.]

Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or. Ils les firent
généraux, connétables. C'était méconnaître leur talent; ces chasseurs
des Pyrénées et des Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux
pour la petite guerre que pour commander de grandes armées. Les comtes
d'Armagnac furent faits deux fois prisonniers en Lombardie. Le
connétable d'Albret conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.

C'était trop faire pour eux, et l'on fit encore davantage. Nos rois
crurent s'attacher ces Armagnacs en les mariant à des princesses du
sang. Voilà ces rudes capitaines gascons qui se décrassent, prennent
figure d'homme et deviennent des princes. On leur donne en mariage une
petite-fille de saint Louis. Qui ne les croirait satisfaits? Chose
étrange et qui les peint bien: à peine eurent-ils cet excès d'honneur de
s'allier à la maison royale qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle, et
se fabriquèrent tout doucement une généalogie qui les rattachait aux
anciens ducs d'Aquitaine, légitimes souverains du Midi; d'autre part aux
Mérovingiens, premiers conquérants de la France. Les Capétiens étaient
des usurpateurs qui détenaient le patrimoine de la maison d'Armagnac.

Tout Français et princes qu'ils étaient devenus, le naturel diabolique
reparaissait à tout moment. L'un d'eux épouse sa belle-soeur (pour
garder la dot); un autre sa propre soeur, avec une fausse dispense.
Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi et finit si mal,
avait commencé par dépouiller son parent, le vicomte de Fézenzaguet, le
jetant avec ses fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même
Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Orléans, fit bonne
guerre aux Anglais, leur reprit soixante petites places. Au fond, il ne
travaillait que pour lui-même: quand le duc d'Orléans vint en Guyenne,
il ne le seconda pas. Mais, dès que le prince fut mort, le comte
d'Armagnac se porta pour son ami, pour son vengeur; il saisit hardiment
ce grand rôle, mena tout le Midi au ravage du Nord, fit épouser sa fille
au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses bandes pillardes et la
malédiction de la France.

Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut, outre leur férocité, la
légèreté impie avec laquelle ils traitaient les prêtres, les églises, la
religion. On aurait dit une vengeance d'Albigeois, ou l'avant-goût des
guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fût trompé. C'était
légèreté gasconne[273], ou brutalité soldatesque. Probablement aussi,
dans leur étrange christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de
piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux de la langue
d'oc ne leur en sauraient pas mauvais gré. Ils emportaient les
reliquaires sans se soucier des reliques; ils faisaient du calice un
gobelet, jetaient les hosties. Ils remplaçaient volontiers leurs
pourpoints percés par des ornements d'église; d'une chape ils se
taillaient une cotte d'armes, d'un corporal un bonnet.

[Note 273: _App._ 122.]

Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint-Denis pour centre. Ils
logèrent dans la petite ville et dans la riche abbaye. La tentation
était grande. Les religieux, de peur d'accident, avaient fait enfouir le
trésor du bienheureux; mais ils n'avaient pas songé à prendre la même
précaution pour la vaisselle d'or et d'argent que la reine leur avait
confiée. Un matin, après la messe, le comte d'Armagnac réunit au
réfectoire l'abbé et les religieux; il leur expose que les princes n'ont
pris les armes que pour délivrer le roi et rétablir la justice dans le
royaume, que tout le monde doit aider à une si louable entreprise. «Nous
attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas; la reine ne sera
pas fâchée, j'en suis sûr, de nous prêter sa vaisselle pour payer nos
troupes; messieurs les princes vous en donneront bonne décharge, scellée
de leur sceau.» Cela dit, sans s'arrêter aux représentations des
religieux, il se fait ouvrir la porte du trésor, entre, le marteau à la
main, et force les coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si
cela ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du saint
contribuât. Les moines se le tinrent pour dit, et firent sortir de
l'abbaye ceux des leurs qui connaissaient la cachette[274].

[Note 274: _App._ 123.]

Des gens qui prenaient de telles libertés avec les saints ne pouvaient
pas être fort dévots à l'autre religion de la France, la royauté. Ce roi
fou que les gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus grandes
violences, ne voyaient qu'avec amour, ceux du Midi n'y trouvaient rien
que de risible. Quand ils prenaient un paysan, et que, pour s'amuser,
ils lui coupaient les oreilles ou le nez: «Va, disaient-ils; va
maintenant te montrer à ton idiot de roi[275].»

[Note 275: «Ite ad regem vestrum insanum, inutilem et captivum.»
(Religieux.)]

Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces, rendirent service au
duc de Bourgogne. Les villes affamées par les pillards tournèrent contre
le duc d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix de
Bourgogne, et tombèrent souvent sur les soldats isolés. Avec tout cela,
il n'y avait guère en France d'autre force militaire que les Armagnacs.
Le duc de Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils
serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la plus dangereuse
ressource: il appela les Anglais[276].

[Note 276: Selon le Religieux de Saint-Denis, qui prit des informations
à ce sujet, le duc d'Orléans pria le roi d'Angleterre, au nom de la
parenté qui les unissait, de ne pas envoyer de troupes à son adversaire.
Henri IV répondit qu'il avait craint de soulever les Anglais (alliés des
Flamands), et qu'il avait accepté les offres du duc de Bourgogne.]

Les choses en étaient venues à ce point, que les Anglais étaient moins
odieux aux Français du Nord que les Français du Midi. Le duc de
Bourgogne conclut d'abord une trêve marchande avec les Anglais, dans
l'intérêt de la Flandre; puis il leur demanda des troupes, offrant de
donner une de ses filles en mariage au fils aîné d'Henri IV[277] (1er
septembre 1411). Quelles furent les conditions, quelle part de la France
leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans publia qu'il
faisait hommage de la Flandre à l'Anglais, et s'engageait à lui faire
rendre la Guyenne et la Normandie.

[Note 277: Rymer.]

L'arrivée des troupes anglaises fit refluer les Armagnacs de Paris à la
Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à Poitiers. Ils perdirent même Poitiers;
mais les princes tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint les
assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il traînait partout.
Néanmoins, le siège fut long. Le manque de vivres, les exhalaisons des
marais, des champs pleins de cadavres, la peste enfin, qui, du camp, se
répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis à une vaine et
fausse paix, qui fut à peine une trêve (traité de Bourges, 15 juillet
1412). Le duc de Bourgogne promettait ce qu'il ne pouvait tenir,
d'obliger les siens de rendre aux princes leurs biens confisqués. Tout
ce que le duc de Bourgogne y gagna, ce fut de faire quelque réparation à
la mémoire de Montaigu: le prévôt de Paris alla détacher son corps du
gibet de Montfaucon et le fit enterrer honorablement.

Cependant les Orléanais, voyant que leur adversaire ne les avait chassés
que par le secours de l'Anglais, essayaient de le détacher à tout prix
du Bourguignon. Celui-ci, au contraire, était déjà las de ses alliés, et
il avait envoyé des troupes pour les combattre en Guyenne. Le comte
d'Armagnac prit à l'instant la croix rouge, et se fit Anglais,
confirmant ainsi les accusations du duc de Bourgogne. Il avait fait
publier à grand bruit dans Paris qu'on avait saisi sur un moine les
papiers des princes et les propositions qu'ils faisaient aux ennemis.
Ils avaient fait serment, disait-on, de tuer le roi, de brûler Paris, de
partager la France. Cette bizarre invention du parti de Bourgogne
produisit le plus grand effet à Paris[278]. Les gens de l'Université,
les bourgeois, tout le peuple, les femmes et les enfants, prononçaient
mille imprécations contre ceux qui livraient ainsi le roi et le royaume.
Le pauvre roi pleurait, et demandait ce qu'il fallait faire.

[Note 278: _App._ 124.]

Le traité réel était assez odieux sans y ajouter ces fables: les princes
faisaient hommage à l'Anglais, s'engageaient à lui faire recouvrer ses
droits, et lui remettaient vingt places dans le Midi. Pour tant
d'avantages, il ne laissait aux ducs de Berri et d'Orléans le Poitou,
l'Angoumois et le Périgord que leur vie durant. Le seul comte d'Armagnac
conservait tous ses fiefs à perpétuité. Le traité visiblement était son
ouvrage[279] (18 mai 1412).

[Note 279: Rymer.]

Ainsi, des princes sans coeur jouaient tour à tour à ce jeu funeste
d'appeler l'ennemi du royaume. La chose était pourtant sérieuse. Ils
s'en seraient aperçus bientôt, si la mort d'Henri IV n'eût donné un
répit à la France. Trahie par les deux partis, n'ayant rien à attendre
que d'elle, elle va essayer dans cet intervalle de faire ses affaires
elle-même. En est-elle déjà capable? on peut en douter.

       *       *       *       *       *

Dans cette période de cinq années, entre un crime et un crime, le
meurtre du duc d'Orléans et le traité avec l'Anglais, les partis ont
prouvé leur impuissance pour la paix et pour la guerre; trois traités
n'ont servi qu'à envenimer les haines.

Est-ce à dire pourtant que ces tristes années aient été perdues, que le
temps ait coulé en vain?... Non, il n'y a point d'années perdues; le
temps a porté son fruit. D'abord, les deux moitiés de la France se sont
rapprochées, il est vrai, pour se haïr; le Midi est venu visiter le
Nord, comme au temps des Albigeois le Nord visita le Midi. Ces
rapprochements, même hostiles, étaient pourtant nécessaires; il fallait
que la France, pour devenir une plus tard, se connût d'abord, qu'elle se
vît, comme elle était, diverse encore et hétérogène.

Ainsi se prépare de loin l'unité de la nation. Déjà le sentiment
national est éveillé par les fréquents appels à l'opinion publique, que
font les partis dans cette courte période. Ces manifestes continuels
pour ou contre le duc de Bourgogne[280], ces prédications politiques
dans l'intérêt des factions, ces représentations théâtrales où la foule
est admise comme témoin des grands actes politiques, l'échafaud de
Chartres, le sermon de la Neutralité, tout cela, c'est déjà
implicitement un appel au peuple.

[Note 280: _App._ 125.]

Dans les pédantesques harangues du temps, parmi les violences, les
mensonges, parmi le sang et la boue, il y a pourtant une chose qui fait
la force du parti de Bourgogne, si souillé et si coupable, à savoir:
l'aveu solennel de la responsabilité des puissants, des princes et des
rois. L'Université professe cette doctrine alors inouïe, qu'un roi qui
accable ses sujets d'exactions injustes peut et doit être déposé. Cette
parole est réprouvée; mais ne croyez pas qu'elle tombe. Des pensées
inconnues fermentent. C'est vers cette époque, ce semble, qu'au front
même de la cathédrale de Chartres, témoin de l'humiliation des princes,
on sculpte une figure nouvelle, celle de la Liberté[281]; liberté
morale, sans doute, mais l'idée de la liberté politique s'y mêle et s'y
ajoute peu à peu.

[Note 281: _App._ 126.]

Le duc de Bourgogne était bien indigne d'être le représentant du
principe moderne. Ce principe ne se démêle en lui qu'à travers la double
laideur du crime et des contradictions. Le meurtrier vient parler
d'ordre, de réforme et de bien public; il vient attester les lois, lui
qui a tué la loi; nous allons pourtant voir paraître, sous les auspices
de cet odieux parti, la grande ordonnance du quinzième siècle.

Autre bizarrerie. Ce prince féodal, qui vient, à la tête d'une noblesse
acharnée, d'exterminer la commune de Liège, puise dans cette victoire
même la force qui relève la commune de Paris; là-bas prince des barons,
ici prince des bouchers.

Ces contradictions font, nous l'avons dit, la laideur du siècle, celle
surtout du parti bourguignon. Le chef, au reste, parut comprendre que,
quoi qu'il eût fait, il n'avait rien fait lui-même, qu'il ne pouvait pas
grand'chose. Lorsque l'Université proposa de tirer des trois États des
gens sages et non suspects pour aider au gouvernement, il prononça cette
grave parole, «qu'en effet, il ne se sentait pas capable de gouverner si
grand royaume que le royaume de France[282]».

[Note 282: «Indignum se reputavit regimine tanti regni ut erat regnum
Franciæ.» (Religieux.)]



CHAPITRE III

Essais de réforme dans l'État et dans l'Église.--Cabochiens de Paris;
grande ordonnance.--Conciles de Pise et de Constance (1409-1415).


Le gouvernement d'un seul étant avoué impossible, il fallut bien essayer
du gouvernement de plusieurs. Le parti de Bourgogne, dans sa détresse,
convoqua, au nom du roi, une grande assemblée des députés des villes,
des prélats, chapitres, etc. (30 janvier 1413). Cette assemblée de
notables est qualifiée par quelques-uns du nom d'_États généraux_. Ils
furent si peu généraux qu'il n'y vint presque personne, sauf les envoyés
de quelques villes du centre. Dans ce moment de crise, entre la guerre
civile et la guerre étrangère, que l'on voyait imminente, la France se
chercha, et elle ne put se trouver.

C'était, il est vrai, l'hiver; les chemins impraticables, pleins de
bandits; la moitié du royaume étrangère ou hostile à l'autre. Il vint
peu de gens, et ce peu ne savait que dire. Il n'y avait point de
traditions, de précédents, pour une telle assemblée; un demi-siècle
s'était écoulé depuis les derniers États. Les gens de Reims, de Rouen,
de Sens et de Bourges parlèrent seuls, ou plutôt prêchèrent sur un texte
de l'Écriture, prouvant doctement les avantages de la paix, mais avec
non moins de force l'impossibilité de payer pour finir la guerre; ils
concluaient qu'il fallait avant tout recouvrer les deniers mal perçus ou
détournés. Maître Benoît Gentien, célèbre docteur et moine de
Saint-Denis, parla au nom de Paris et de l'Université. Il demanda des
réformes, indiqua des abus, déclama contre l'ambition et la convoitise,
toutefois en termes généraux et sans nommer personne. Il déplut à tout
le monde.

Dans la réalité, les maux étaient trop grands pour s'en tenir à une
médecine expectante. Les généralités vagues n'avançaient à rien.
L'assemblée fut congédiée; Paris prit la parole, au défaut de la France,
Paris, et la voix de Paris, son Université.

L'Université, nous l'avons vu, avait plus de zèle que de capacité pour
s'acquitter d'une telle tâche. Elle avait grand besoin d'être dirigée.
Or il n'y avait qu'une classe qui pût le faire, qui eût connaissance des
lois, des faits et quelque esprit pratique: c'étaient les membres des
hautes cours, du Parlement[283], de la Chambre des comptes et de la Cour
des aides. Je ne vois pas que l'Université se soit adressée aux deux
derniers corps; leur extrême timidité lui était sans doute trop bien
connue; mais elle demanda l'appui du Parlement, l'engageant à se joindre
à elle pour demander les réformes nécessaires.

[Note 283: C'était l'opinion de Clémengis. Il implore dans ses lettres
l'intervention du Parlement comme l'unique remède aux maux présents et
futurs du royaume. _App._ 127.]

Le Parlement n'aimait pas l'Université, qui dès longtemps l'avait fait
déclarer incompétent dans les causes qui la regardaient; la victoire
récente de la juridiction ecclésiastique (1408) n'était pas propre à les
réconcilier. Cette puissance tumultueuse, qui peu à peu devenait
l'alliée de la populace, était antipathique à la gravité des
parlementaires, autant qu'à leurs habitudes de respect pour l'autorité
royale. Ils répondirent à l'Université de la manière suivante: «Il ne
convient pas à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi de
se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le Parlement
est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir
quelques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume.
L'Université et le corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose
qui ne soit à faire.»

Ce refus du Parlement de prendre part à la révolution devait la rendre
violente et impuissante. Paris et l'Université pouvaient dès lors faire
ce qu'ils voulaient, obtenir des réformes, de belles ordonnances; il n'y
avait personne pour les exécuter. Il faut aux lois des hommes pour
qu'elles soient vivantes, efficaces. Le temps, les habitudes, les
moeurs, peuvent seuls faire ces hommes.

Je dirai ailleurs tout au long ce que je pense du Parlement, comme cour
de justice. Ce n'est pas en passant qu'on peut qualifier ce long
travail de la transformation du droit, cette oeuvre d'interprétation de
ruse et d'équivoque[284]. Qu'il me suffise ici de regarder le Parlement
du point de vue extérieur et d'expliquer pourquoi un corps qui pouvait
agir si utilement refusa son concours.

[Note 284: _App._ 128.]

Le Parlement n'avait pas besoin de prendre le pouvoir des mains de
l'Université et du peuple de Paris; le pouvoir lui venait invinciblement
par la force des choses. Il craignit avec raison de compromettre, par
une intervention directe dans les affaires, l'influence indirecte, mais
toute-puissante, qu'il acquérait chaque jour. Il n'avait garde
d'ébranler l'autorité royale, lorsque cette autorité devenait peu à peu
la sienne.

La juridiction du Parlement de Paris avait toujours gagné dans le cours
du quatorzième siècle. Ceux qui avaient le plus réclamé contre elle
finissaient par regarder comme un privilège d'être jugés par le
Parlement. Les églises et les chapitres réclamaient souvent cette
faveur.

Suprême cour du roi, le Parlement voyait, non seulement les baillis du
roi et ses juges d'épée, mais les barons, les plus grands seigneurs
féodaux, attendre à la grand'salle et solliciter humblement. Récemment
il avait porté une sentence de mort et de confiscation contre le comte
de Périgord[285]. Il recevait appel contre les princes, contre le duc de
Bretagne, contre le duc d'Anjou, frère du roi (1328, 1371). Bien plus,
le roi, en plusieurs cas, lui avait subordonné son autorité même, lui
défendant d'obéir aux lettres royaux, déclarant en quelque sorte que la
sagesse du Parlement était moins faillible, plus sûre, plus constante,
plus royale que celle du roi[286].

[Note 285: _App._ 129.]

[Note 286: Voy. _Ordonnances_, passim, particulièrement aux années 1344,
1359, 1389, 1400.]

«Le Parlement, dit-il encore dans ses ordonnances, est le miroir de
justice. Le Châtelet et tous les tribunaux doivent suivre le style du
Parlement.»

Admirable ascendant de la raison et de la sagesse! Dans la défiance
universelle où l'on était de tout le reste, cette cour de justice fut
obligée d'accepter toute sorte de pouvoirs administratifs, de police,
d'ordre communal, etc. Paris se reposa sur le Parlement du soin de sa
subsistance; le pain, l'arrivage de la marée, une foule d'autres
détails, la surveillance des monnayeurs, des barbiers ou chirurgiens,
celle du pavé de la ville, ressortirent à lui. Le roi lui donna à régler
sa maison[287].

[Note 287: _Ord._, ann. 1358, 1369, 1372, 1382.]

Les seules puissances qui résistassent à cette attraction, c'étaient,
outre l'Université[288], les grandes cours fiscales, la Chambre des
comptes, la Cour des aides[289]. Encore voyons-nous, dans une grande
occasion, qu'il est ordonné aux réformateurs des aides et finances de
consulter le Parlement[290]. On croit devoir expliquer que si les
maîtres des comptes sont juges sans appel, c'est «qu'il y aurait
inconvénient à transporter les registres, pour les mettre sous les yeux
du Parlement[291]».

[Note 288: _Ord._, ann. 1366.]

[Note 289: _Ord._, ann. 1375.]

[Note 290: _Ord._, ann. 1374.]

[Note 291: _Ord._, ann. 1408.]

Il fut réglé en 1388 et 1400, ordonné de nouveau en 1413, que le
Parlement se recruterait lui-même par voie d'élection[292]. Dès lors il
forma un corps et devint de plus en plus homogène. Les charges ne
sortirent plus des mêmes familles. Transmises par mariage, par vente
même, elles ne passèrent guère qu'à des sujets capables et dignes. Il y
eut des familles parlementaires, des moeurs parlementaires. Cette image
de sainteté laïque que la France avait vue une fois en un homme, en un
roi, elle l'eut immuable dans ce roi judiciaire, sans caprice, sans
passion, sauf l'intérêt de la royauté. La stabilité de l'ordre
judiciaire se trouve ainsi fondée, au moment où l'ordre politique va
subir les plus rapides variations. Quoi qu'il advienne, la France aura
un dépôt de bonnes traditions et de sagesse; dans les moments extrêmes
où la royauté, la noblesse, tous ces vieux appuis lui manqueront, où
elle sera au point de s'oublier elle-même, elle se reconnaîtra au
sanctuaire de la justice civile.

[Note 292: On ajoute qu'on élira aussi _des nobles_, ce qui prouve
qu'ordinairement la chose n'arrivait guère. (_Ord._, ann. 1407-8.)]

Le Parlement n'a donc pas tort de se refuser à sortir de cette
immobilité si utile à la France. Il regardera passer la révolution, il
lui survivra, pour en reprendre et en appliquer à petit bruit les
résultats les plus utiles.

Le Parlement se récusant, l'Université n'en alla pas moins son chemin.
Cette bizarre puissance, théologique, démocratique et révolutionnaire,
n'était guère propre à réformer le royaume. D'abord, elle avait en elle
trop peu d'unité, d'harmonie, pour en donner à l'État. Elle ne savait
pas même si elle était un corps ecclésiastique ou laïque, quoiqu'elle
réclamât les privilèges des clercs. La faculté de théologie, dans la
morgue de son orthodoxie, dans l'orgueil de sa victoire sur les chefs de
l'Église, était Église pourtant. Elle semblait diriger, mais au fond
elle était menée, violentée par la nombreuse et tumultueuse faculté des
Arts (c'est-à-dire de logique)[293]. Celle-ci, peu d'accord avec
l'autre, ne l'était pas davantage avec elle-même; elle se divisait en
quatre nations, et, dans ce qu'on appelait une nation, il y avait bien
des nations diverses, Danois, Irlandais, Écossais, Lombards, etc.

[Note 293: Les règlements de ces deux facultés se modifièrent en sens
inverse. La faculté de théologie prolongea ses cours; elle exigea six
ans d'études au lieu de cinq avant le baccalauréat. La faculté des arts
réduisit ses cours de six ans à cinq, puis à trois et demi, et enfin, en
1600, à deux. La scolastique perdait peu à peu son importance.
(Bulæus.)]

Une révolution avait eu lieu dans l'Université au quatorzième siècle.
Pour régulariser les études et les moeurs, on avait peu à peu, par des
fondations de bourses et autres moyens, cloîtré les écoliers dans ce
qu'on appelait des collèges. La plupart des collèges semblaient être au
fond la propriété des boursiers, qui nommaient au scrutin les
principaux, les maîtres. Rien n'était plus démocratique[294].

[Note 294: _App._ 130.]

Ces petites républiques cloîtrées de jeunes gens pauvres étaient, comme
on peut croire, animées de l'esprit le plus inquiet, surtout à l'époque
du schisme, où les princes disposaient de tout dans l'Église, et
fermaient aux universitaires l'accès des bénéfices. Dans ces tristes
demeures, sous l'influence de la sèche et stérile éducation du temps,
languissaient sans espoir de vieux écoliers. Il y avait là de bizarres
existences, des gens qui, sans famille, sans amis, sans connaissance du
monde, avaient passé toute une vie dans les greniers du pays latin,
étudiant, faute d'huile, au clair de la lune, vivant d'arguments ou de
jeûnes, ne descendant des sublimes misères de la Montagne, de la
gouttière de Standonc[295], de la lucarne d'où fut jeté Ramus, que pour
disputer à mort dans la boue de la rue du Fouarre ou de la place
Maubert.

[Note 295: Fils d'un cordonnier de Malines, il vint à Paris comme
domestique ou marmiton, selon l'histoire manuscrite de Sainte-Geneviève:
le jour il était à sa cuisine, la nuit il se retirait au clocher de
l'église et y étudiait au clair de lune. Il entra au collège de
Montaigu, releva ce collège alors ruiné, et en fut comme le second
fondateur. Il n'est pas moins célèbre pour la violence avec laquelle il
prêcha contre le divorce de Louis XII.]

Les moines Mendiants, nouveaux membres de l'Université, avaient, outre
l'aigreur de la scolastique, celle de la pauvreté; ils étaient souvent
haineux et envieux par-dessus toute créature; misérables et faisant de
leur misère un système, ils ne demandaient pas mieux que de l'infliger
aux autres. On a dit (et je crois qu'il en était ainsi pour beaucoup
d'entre eux) qu'ils ne comprenaient le christianisme que comme religion
de la mort et de la douleur. Mortifiés et mortifiants, ils se tuaient
d'abstinences et de violences, et ils étaient prêts à traiter le
prochain comme eux-mêmes. C'est parmi eux que le duc de Bourgogne trouva
sans peine des gens pour louer le meurtre.

Le mépris que les autres ordres avaient pour les Mendiants était propre
à irriter cette disposition farouche. Or, parmi les Mendiants, il y
avait un ordre moins important, moins nombreux que les Dominicains et
les Franciscains, mais plus bizarre, plus excentrique, et dont les
autres Mendiants se moquaient eux-mêmes. Cet ordre, celui des Carmes, ne
se contentait pas d'une origine chrétienne; ils voulaient, comme les
Templiers, remonter plus haut que le christianisme[296]. Ermites du mont
Carmel, descendants d'Élie, ils se piquaient d'imiter l'austérité des
prophètes hébraïques, de ces terribles mangeurs de sauterelles qui, dans
le désert, luttaient contre l'esprit de Dieu[297].

[Note 296: _App._ 131.]

[Note 297: La règle des Carmes était très propre à développer
l'exaltation: de longs jeûnes, de longs silences, les jours et les nuits
passés dans une cellule.]

Un carme, Eustache de Pavilly, se chargea de lire la remontrance de
l'Université au roi. Cet Élie de la place Maubert parla presque aussi
durement que celui du Carmel. On ne pouvait du moins reprocher à cette
remontrance d'être générale et vague. Rien n'était plus net[298]. Le
carme n'accusait pas seulement les abus, il dénonçait les hommes; il les
nommait hardiment par leurs noms, en tête le prévôt Desessarts,
jusque-là l'homme des Bourguignons, celui qui avait arrêté Montaigu.
Mais alors on n'était plus sûr de lui et il venait de se brouiller avec
l'Université[299].

[Note 298: _App._ 132.]

[Note 299: Desessarts et son frère recevaient ou prenaient beaucoup
d'argent. Mais l'Université avait contre le prévôt un sujet particulier
de haine. Il avait pris parti contre les écoliers dans leur querelle
avec un sergent du prévôt qui était en même temps aubergiste et qui, en
dérision des écoliers, avait traîné un âne mort à la porte du collège
d'Harcourt.]

Le duc de Bourgogne accueillit la remontrance. Menacé par les princes,
et voyant le dauphin son gendre s'éloigner de lui, il résolut de
s'appuyer sur l'Université et sur Paris. Il força le conseil à destituer
les financiers, comme l'Université le demandait. Desessarts se sauva,
déclarant qu'en effet il lui manquait deux millions, mais qu'il en avait
les reçus du duc de Bourgogne.

Celui-ci se trouvait fort intéressé à tenir loin un tel accusateur. Un
mois après, il apprend qu'il est revenu, qu'il a forcé le pont de
Charenton, et qu'il occupe la Bastille au nom du dauphin. Les
conseillers du dauphin s'étaient imaginé que, la Bastille prise, Paris
tournerait pour lui contre le duc de Bourgogne. Il en fut tout
autrement. Le poste de Charenton, qui assurait les arrivages de la haute
Seine et les approvisionnements de la ville, était la chose du monde qui
intéressait le plus les Parisiens. L'attaque de ce poste fit croire que
Desessarts voulait affamer Paris. Un immense flot de peuple vint heurter
à l'hôtel de ville, réclamant l'étendard de la commune, pour aller
attaquer la Bastille. Le premier jour, on parvint à les renvoyer[300].
Le second, ils prirent l'étendard et assiégèrent la forteresse. Ils
auraient eu peine à la forcer. Mais le duc de Bourgogne aida: il décida
Desessarts effrayé à sortir, lui répondant de la vie[301]. Il lui fit
une croix sur le dos de sa main, et jura dessus. Le duc croyait mener le
peuple; il vit bientôt qu'il le suivait.

[Note 300: Ils respectèrent la courageuse résistance du clerc de l'hôtel
de ville.]

[Note 301: Le duc lui dit: «Mon ami, ne te soucie, car je te jure que tu
n'auras autre garde que de mon propre corps.» Et lui fit la croix sur le
dos de la main et l'emmena. (Juvénal.)]

Ceux qui venaient de planter l'étendard de la commune contre une
forteresse royale n'étaient pourtant pas, autant qu'on pourrait croire,
des ennemis de l'ordre. Ils ne mirent pas la main sur Desessarts, ne lui
firent aucun mal; ils voulaient qu'on lui fît son procès. Ils le
menèrent au château du Louvre, et lui donnèrent une garde
demi-bourgeoise et demi-royale.

Ces hommes, modérés dans la violence même, n'étaient pas des gens de la
bonne bourgeoisie de Paris, de celle qui fournissait les échevins, les
cinquanteniers. Cette bourgeoisie avait parlé par l'organe de Benoît
Gentien, parlé modérément, vaguement; elle était incapable d'agir. Les
cinquanteniers avaient fait ce qu'ils avaient pu pour empêcher qu'on ne
marchât sur la Bastille. Il y avait des gens plus forts qu'eux, et que
la foule suivait plus volontiers, gens riches, mais qui, par leur
position, leur métier et leurs habitudes, se rapprochaient du petit
peuple: c'étaient les maîtres bouchers, maîtres héréditaires des étaux
de la grande boucherie et de la boucherie Sainte-Geneviève[302]. Ces
étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir, et toujours aux mâles.
Les mêmes familles les ont possédés pendant plusieurs siècles. Ainsi les
Saint-Yon et les Thibert, déjà importants sous Charles V (1376),
subsistaient encore au dernier siècle[303]. Ce qui, malgré leur
richesse, leur conservait les habitudes énergiques du métier, c'est
qu'il leur était enjoint d'exercer eux-mêmes, de sorte que, tout riches
qu'ils pouvaient être, ces seigneurs bouchers restaient de vrais
bouchers, tuant, saignant et détaillant la viande.

[Note 302: _App._ 133.]

[Note 303: _App._ 134.]

C'étaient du reste des gens rangés, réguliers et souvent dévots. Ceux de
la grande boucherie étaient fort affectionnés à leur paroisse,
Saint-Jacques-la-Boucherie. Nous voyons, dans les actes de
Saint-Jacques, le boucher Alain y acheter une lucarne pour voir la messe
de chez lui[304], et le boucher Haussecul une clef de l'église pour y
faire à toute heure ses dévotions.

[Note 304: _App._ 135.]

Dans cette classe honnête, mais grossière et violente, les plus violents
étaient les bouchers de la boucherie Sainte-Geneviève, les Legoix
surtout. Ceux-ci, anciens vassaux de l'abbaye, vivaient assez mal avec
elle. Ils s'obstinaient, malgré l'abbé, à vendre de la viande les jours
maigres, et de plus, à fondre leur suif chez eux, au risque de brûler le
quartier. Établis au milieu des écoles et des disputes, ils
participaient à l'exaltation des écoliers. La boucherie Sainte-Geneviève
était justement près de la _Croix des Carmes_, et, par conséquent, à la
porte du couvent des Carmes; les Legoix étaient ainsi voisins, amis sans
doute de ce violent moine Eustache de Pavilly, le harangueur de
l'Université.

La force des maîtres bouchers, c'était une armée de garçons, de valets,
tueurs, assommeurs, écorcheurs, dont ils disposaient. Il y avait, parmi
ces garçons, des hommes remarquables par leur audace brutale, deux
surtout, l'écorcheur Caboche et le fils d'une tripière. C'étaient des
gens terribles dans une émeute; mais leurs maîtres, qui les lançaient,
croyaient toujours pouvoir les rappeler.

Il était curieux de voir comment les maîtres bouchers, ayant un moment
Paris entre les mains, Paris, le roi, la reine et le dauphin, comment
ils useraient de ce grand pouvoir. Ces gens, honnêtes au fond, religieux
et loyaux, regardaient tous les maux du royaume comme la suite du mal du
roi, et ce mal lui-même comme une punition de Dieu. Dieu avait frappé
pour leurs péchés le roi et le duc d'Orléans, son frère. Restait le
jeune dauphin; ils mettaient en lui leur espoir; toute leur crainte
était que le châtiment ne s'étendît à celui-ci, qu'il ne ressemblât à
son père[305]. Ce prince, tout jeune qu'il était, leur donnait sous ce
rapport beaucoup d'inquiétude. Il était dépensier, n'aimait que les
beaux habits; ses habitudes étaient toutes contraires à celles des
bourgeois rangés. Ces gens, qui se couchaient de bonne heure,
entendaient toute la nuit la musique du dauphin; il lui fallait des
orgues, des enfants de choeur, pour ses fêtes mondaines. Tout le monde
en était scandalisé.

[Note 305: _App._ 136.]

Ils avisèrent, dans leur sagesse, qu'ils devaient, pour réformer le
royaume, réformer d'abord l'héritier du royaume, éloigner de lui ceux
qui le perdaient, veiller à sa santé corporelle et spirituelle.

Pendant que Desessarts était encore dans la Bastille s'excusant sur les
ordres du dauphin, nos bouchers se rendaient à Saint-Paul, ayant à leur
tête un vieux chirurgien, Jean de Troyes, homme d'une figure respectable
et qui parlait à merveille. Le dauphin, tout tremblant, se mit à sa
fenêtre, par le conseil du duc de Bourgogne, et le chirurgien parla
ainsi: «Monseigneur, vous voyez vos très humbles sujets, les bourgeois
de Paris, en armes devant vous. Ils veulent seulement vous montrer par
là qu'ils ne craindraient pas d'exposer leur vie pour votre service,
comme ils l'ont déjà su faire; tout leur déplaisir est que votre royale
jeunesse ne brille pas à l'égal de vos ancêtres, et que vous soyez
détourné de suivre leurs traces par les traîtres qui vous obsèdent et
vous gouvernent. Chacun sait qu'ils prennent à tâche de corrompre vos
bonnes moeurs, et de vous jeter dans le dérèglement. Nous n'ignorons pas
que notre bonne reine, votre mère, en est fort mal contente; les princes
de votre sang eux-mêmes craignent que lorsque vous serez en âge de
régner, votre mauvaise éducation ne vous en rende incapable. La juste
aversion que nous avons contre des hommes si dignes de châtiment nous a
fait solliciter assez souvent qu'on les ôtât de votre service. Nous
sommes résolus de tirer aujourd'hui vengeance de leur trahison, et nous
vous demandons de les mettre entre nos mains.»

Les cris de la foule témoignèrent que le vieux chirurgien avait parlé
selon ses sentiments. Le dauphin, avec assez de fermeté, répondit:
«Messieurs les bons bourgeois, je vous supplie de retourner à vos
métiers, et de ne point montrer cette furieuse animosité contre des
serviteurs qui me sont attachés.»

«Si vous connaissez des traîtres, dit le chancelier du dauphin, croyant
les intimider, on les punira, nommez-les.

--Vous, d'abord», lui crièrent-ils. Et ils lui remirent une liste de
cinquante seigneurs ou gentilshommes, en tête de laquelle se trouvait
son nom. Il fut forcé de la lire tout haut, et plus d'une fois.

Le dauphin, tremblant, pleurant, rouge de colère, mais voyant bien
pourtant qu'il n'y avait pas moyen de résister, prit une croix d'or que
portait sa femme, et fit jurer au duc de Bourgogne qu'il n'arriverait
aucun mal à ceux que le peuple allait saisir. Il jura, comme pour
Desessarts, ce qu'il ne pouvait tenir.

Cependant ils enfonçaient les portes, et se mettaient à fouiller l'hôtel
du roi pour y chercher les traîtres. Ils saisirent le duc de Bar, cousin
du roi, puis le chancelier du dauphin, le sire de La Rivière, son
chambellan, son écuyer tranchant, ses valets de chambre et quelques
autres. Ils en arrachèrent un brutalement à la dauphine, fille du duc de
Bourgogne, qui voulait le sauver. Tous les prisonniers, mis à cheval,
furent menés à l'hôtel du duc de Bourgogne, puis à la tour du Louvre.

Tous n'arrivèrent pas jusqu'au Louvre. Ils égorgèrent ou jetèrent à la
Seine ceux qu'ils croyaient coupables des dérèglements du dauphin ou de
ses folles dépenses, un riche tapissier, un pauvre diable de musicien
appelé Courtebotte. Ils rencontrèrent aussi un habile mécanicien ou
ingénieur, qui avait aidé le duc de Berri à défendre Bourges; quelqu'un
s'étant avisé de dire que cet homme se vantait de pouvoir mettre le feu
à la ville, sans qu'on pût l'éteindre, il fut tué à l'instant.

Les bouchers croyaient avoir fait une chose méritoire et comptaient bien
être remerciés; ils vinrent le lendemain à l'hôtel de ville. Là, les
gros bourgeois, échevins et autres, repassaient en frémissant les
événements de la veille, l'hôtel royal forcé, l'enlèvement des
serviteurs du roi, le sang versé. Ils craignaient que le duc d'Orléans
et les princes ne vinssent, en punition, anéantir la ville de Paris. Ils
avaient peur des princes; mais, d'autre part, ils avaient peur des
bouchers; ils n'osaient les désavouer. Ils envoyèrent aux princes
quelques-uns des leurs avec des docteurs de l'Université, pour leur
faire entendre, s'ils pouvaient, que tout s'était fait par bonne
intention et sans qu'on voulût leur déplaire.

Cependant les bouchers, persévérant dans leur projet de réformer les
moeurs du dauphin, ne cessaient de revenir à Saint-Paul, ou d'y envoyer
des docteurs de leur parti. C'était un spectacle terrible et comique que
ce peuple, naïvement moral et religieux dans sa férocité, qui ne
songeait ni à détruire le pouvoir royal, ni à le transporter à une autre
maison, pas même à une autre branche, mais qui voulait seulement amender
la royauté, qui venait lui tâter le pouls, la médeciner gravement.
L'hygiène appliquée à la politique[306] n'avait rien d'absurde, lorsque
l'État, se trouvant encore renfermé dans la personne du roi, languissait
de ses infirmités, était fol de sa folie.

[Note 306: _App._ 137.]

Le carme Eustache de Pavilly s'était particulièrement chargé
d'administrer au jeune prince cette médecine morale, n'y épargnant nul
remède héroïque. Il lui disait en face, par exemple: «Ah! Monseigneur,
que vous êtes changé! tant que vous vous êtes laissé éduquer et conduire
au bon gouvernement de votre respectable mère, vous donniez tout
l'espoir qu'on peut concevoir d'un jeune homme bien né. Tout le monde
bénissait Dieu d'avoir donné au roi un successeur si docile aux bons
enseignements. Mais, une fois échappé aux directions maternelles, vous
n'avez que trop ouvert l'oreille à des gens qui vous ont rendu indévot
envers Dieu, paresseux et lent à expédier les affaires. Ils vous ont
appris, chose odieuse et insupportable aux bons sujets du roi, à faire
de la nuit le jour, à passer le temps en mangeries, en vilaines danses
et autres choses peu convenables à la majesté royale.»

Pavilly l'admonestait ainsi, tantôt en présence de la reine, tantôt
devant les princes. Une fois, il lui fit entendre tout un traité complet
de la conduite des princes[307], examinant dans le plus grand détail
toutes les vertus qui peuvent rendre digne du trône, et rappelant tous
les exemples des vertus et des vices que l'histoire, surtout l'histoire
de France, pouvait présenter. Les derniers exemples étaient ceux du roi
encore vivant et de son frère, celui du dauphin même, qui, s'il ne
s'amendait pas, obligerait de transférer son droit d'aînesse à son jeune
frère, ainsi que la reine l'en avait menacé.

[Note 307: «Ex quibus posset componi tractatus valde magnus.»
(Religieux.)]

Il conclut en demandant qu'on choisît des commissaires pour informer
contre les dissipateurs des deniers publics, d'autres pour faire le
procès des traîtres emprisonnés, enfin, des capitaines contre le comte
d'Armagnac. «Ce peuple, ajoutait-il, est là pour m'avouer de tout cela;
je viens d'exposer ses humbles demandes.»

Le dauphin répondait doucement; mais il n'y pouvait plus tenir. Il
aurait voulu s'échapper. Le comte de Vertus, frère du duc d'Orléans,
s'était enfui sous un déguisement. Le dauphin eut l'imprudence d'écrire
aux princes de venir le délivrer. Les bouchers, qui s'en doutaient,
prirent leurs mesures pour que leur pupille ne pût échapper à leur
surveillance; ils mirent bonne garde aux portes de la ville, et
s'assurèrent de l'hôtel Saint-Paul[308], dont ils constituèrent gardien
et concierge le sage chirurgien Jean de Troyes. Et cependant ils
faisaient jour et nuit des rondes tout autour «pour la sûreté du roi et
de monseigneur le duc de Guyenne». C'est ainsi qu'on nommait le dauphin.

[Note 308: «Gardèrent curieusement les portes..., et disoient aucuns
d'eux qu'on le faisoit pour sa correction, car il estoit de jeune âge.»
(Monstrelet.)]

Garder son roi et l'héritier du royaume, les tenir en geôle, c'était
une situation nouvelle, étrange, et qui devait étonner les bouchers
eux-mêmes. Mais quand ils se seraient repentis, ils n'étaient plus
maîtres. Leurs valets, qu'ils avaient menés d'abord, les menaient
maintenant à leur tour. Les héros du parti étaient les écorcheurs, le
fils de la tripière, Caboche et Denisot. Ils avaient pour capitaine un
chevalier bourguignon, Hélion de Jacqueville, aussi brutal qu'eux. La
garde des deux postes de confiance, d'où dépendaient les vivres,
Charenton et Saint-Cloud, les écorcheurs se l'étaient réservée à
eux-mêmes. Apparemment les maîtres bouchers n'étaient plus jugés assez
sûrs.

Le duc de Bourgogne n'en était pas sans doute à regretter ce qu'il avait
fait. Les Parisiens gardant le dauphin, les Gantais voulurent garder le
fils du duc de Bourgogne[309]. Ils vinrent le demander à Paris. Les
Parisiens avaient pris le blanc chaperon de Gand; les Gantais le
reprirent de leur main. Le duc de Bourgogne fut obligé d'envoyer son
fils aux Gantais, de leur donner ce précieux otage. Il subit le
chaperon.

[Note 309: _App._ 138.]

Un jour que le roi mieux portant allait en grande pompe remercier Dieu à
Notre-Dame, avec ses princes et sa noblesse, le vieux Jean de Troyes se
trouve sur son passage avec le corps de ville; il supplie le roi de
prendre le chaperon, en signe de l'affection cordiale qu'il a pour sa
ville de Paris. Le roi l'accepte bonnement. Dès lors il fallut bien que
tout le monde le portât[310], le recteur, les gens du Parlement. Malheur
à ceux qui l'auraient porté de travers[311]!

[Note 310: «Et en prinrent hommes d'église, femmes d'honneur, marchandes
qui à tout vendoient les denrées.» (_Journal d'un Bourgeois de Paris._)]

[Note 311: Le dauphin ayant fait l'espièglerie de tirer en bas une corne
de son _chaperon_, de manière à ce qu'elle figurât une _bande_ (signe
des Armagnacs), les bouchers faillirent éclater: «Regardez,
disaient-ils, ce bon enfant de dauphin, il en fera tant qu'il nous
mettra en colère.» (Juvénal.)]

Le chaperon fut envoyé aux autres villes, et presque toutes le prirent.
Néanmoins aucune n'entra sérieusement dans le mouvement de Paris. Les
cabochiens, ne trouvant aucune résistance, mais n'étant aidés de
personne, furent obligés de recourir à des moyens expéditifs pour faire
de l'argent. Ils demandèrent au dauphin l'autorisation de prendre
soixante bourgeois, gens riches, modérés et suspects. Ils les
rançonnèrent.

On avait commencé par emprisonner les courtisans, les seigneurs. Déjà on
en venait aux bourgeois. On ne pouvait deviner où s'arrêteraient les
violences. Les petites gens prenaient peu à peu goût au désordre; ils ne
voulaient plus rien faire que courir les rues avec le chaperon blanc; ne
gagnant plus, il fallait bien qu'ils prissent. Le pillage pouvait
commencer d'un moment à l'autre.

Les gens de l'Université, qui avaient mis tout en mouvement sans savoir
ce qu'ils faisaient, n'étaient pas les moins effrayés. Ils avaient cru
accomplir la réforme en compagnie du duc de Bourgogne, du corps de ville
et des bourgeois les plus honorables. Et voilà qu'il ne leur restait que
les bouchers, les valets de boucherie, les écorcheurs. Ils frémissaient
de se rencontrer dans les rues avec ces nouveaux frères et amis, qu'ils
voyaient pour la première fois, sales, sanglants, manches retroussées,
menaçant tout le monde, hurlant le meurtre.

L'alliance monstrueuse des docteurs et des assommeurs ne pouvait durer.
Les universitaires se réunirent au couvent des Carmes de la place
Maubert, dans la cellule même d'Eustache de Pavilly[312]. Ils étaient
singulièrement abattus, et ne savaient quel parti prendre. Ces pauvres
docteurs, ne trouvant dans leur science aucune lumière qui pût les
guider, se décidèrent humblement à consulter les simples d'esprit. Ils
s'enquirent des personnes dévotes et contemplatives, des religieux, des
saintes femmes qui avaient des visions. Pavilly, plein de confiance,
s'offrit d'aller les consulter. Mais les visions de ces femmes n'avaient
rien de rassurant. L'une avait vu trois soleils dans le ciel. Une autre
voyait sur Paris flotter des nuées sombres, tandis qu'il faisait beau au
midi, vers les marches de Berri et d'Orléans. «Moi, disait la troisième,
j'ai vu le roi d'Angleterre en grand orgueil au haut des tours de
Notre-Dame; il excommuniait notre sire le roi de France; et le roi,
entouré de gens en noir, était assis humblement sur une pierre dans le
parvis[313]».

[Note 312: _App._ 139.]

[Note 313: Quelques-uns disaient qu'il fallait s'attendre à tous les
maux, depuis la malédiction prononcée par Boniface et depuis renouvelée
par Benoît XIII.]

La terreur de ces visions ébranla les plus intrépides. Ils voulurent
consulter un honnête homme du parti opposé, le modéré des modérés,
Juvénal des Ursins. Ils le firent venir; mais ils n'en purent tirer rien
de praticable. Il ne voyait rien à faire, sinon prier les princes de se
réconcilier et de rompre les négociations qu'ils avaient entamées avec
les Anglais[314]. C'était simplement se soumettre et renoncer aux
réformes. Cependant l'abattement était tel, le désir de la paix si fort,
que cet avis entraînait tout le monde. Le seul Pavilly s'obstina; il
soutint que tout ce qui s'était fait était bien fait, et qu'il fallait
aller jusqu'au bout[315].

[Note 314: Il savait que les princes faisaient venir le duc de Clarence,
et le duc de Bourgogne le comte d'Arundel.]

[Note 315: _App._ 140.]

Ces divisions, dont les princes étaient instruits, les encouragèrent
sans doute à différer la publication de la grande ordonnance de réforme
que l'Université avait d'abord si vivement sollicitée. Alors, sans plus
s'inquiéter des docteurs qui l'abandonnaient, le moine, entraînant après
lui le prévôt des marchands, les échevins, une foule de petit peuple et
bon nombre de bourgeois intimidés, s'en alla hardiment prêcher le roi à
Saint-Paul[316] (22 mai): «Il y a encore, dit-il, de mauvaises herbes au
jardin du roi et de la reine; il faut sarcler et nettoyer; la bonne
ville de Paris, comme un sage jardinier, doit ôter ces herbes funestes,
qui étoufferaient les lis[317]...» Quand il eut fini cette sinistre
harangue, et accepté la collation qu'on offrit, selon l'usage, au
prédicateur, le chancelier lui demanda au nom de qui il parlait. Le
carme se tourna vers le prévôt et les échevins, qui l'avouèrent de ce
qu'il avait dit. Mais le chancelier objectant que cette députation était
peu nombreuse pour représenter la ville de Paris, ils appelèrent
quelques bourgeois des plus considérables qui étaient dans la cour;
ceux-ci montèrent, à contre-coeur, et, se mettant à genoux devant le
roi, protestèrent de leur bonne intention. Cependant, la foule
augmentait; toutes sortes de gens entraient sans qu'on osât leur
interdire la porte, l'hôtel s'emplissait. Le duc de Bourgogne lui-même
commençait à avoir peur de ses amis; pour les décider à s'en aller, il
s'avisa de leur dire que le roi était à peine rétabli, que ce tumulte
allait lui faire mal, lui causer une rechute. Mais ils criaient de plus
belle qu'ils étaient venus justement pour le bien du roi.

[Note 316: «Et dans les trois tours dudit hostel mirent et ordonnèrent
leurs gens d'armes.» (Monstrelet.)--«... Ont esté à Saint-Paul..., et
après une collation faite par M. Eustace de Pavilly, maistre en
théologie, de l'ordre de N.-D. des Carmes, tendant à fin d'oster les
bons des mauvais...» (_Archives, Registres du Parlement, Conseil._)]

[Note 317: «Très mauvaises herbes et périlleuses, c'est a savoir
quelques serviteurs et servantes qu'il falloit sarcler et oster.»
(Juvénal.) _App._ 141.]

Alors le chirurgien Jean de Troyes exhiba une nouvelle liste de
traîtres. En tête, se trouvait le propre frère de la reine, Louis de
Bavière. Le duc de Bourgogne eut beau prier, la reine verser des
larmes[318]; Louis de Bavière, qui allait se marier, demandait au moins
huit jours, promettant de se constituer prisonnier la semaine d'après;
ils furent inflexibles. Pour abréger, le capitaine de la milice,
Jacqueville, monta avec ses gens, et brutalement, sans égard pour la
reine, pour le roi ni le dauphin, pénétrant partout, brisant les portes,
il mit la main sur ceux que le peuple demandait. Pour comble de
violence, ils emmenèrent treize dames de la reine et de la
dauphine[319]. Il ne fallait pas parler à ces gens de respect pour les
dames ni de chevalerie. Parmi les prisonniers qu'ils emmenèrent, se
trouvait un Bourguignon, un des leurs, que huit jours auparavant ils
avaient donné pour chancelier au dauphin. La défiance croissait d'heure
en heure.

[Note 318: Le dauphin «s'abstint de pleurer ce qu'il put en torchant ses
lermes». (Monstrelet.)]

[Note 319: «Et, ce fait, le roi s'en alla dîner.» (Monstrelet.)]

Cependant le duc de Berri et d'autres parents des prisonniers envoyèrent
demander à l'Université si elle avouait ce qui s'était fait. Celle-ci,
consultée en masse et comme corps, se rassura un peu par sa multitude,
et donna du moins une réponse équivoque, «que de ce elle ne vouloit en
rien s'entremettre ni empêcher». Dans le conseil du roi, les
universitaires allèrent plus loin, et déclarèrent qu'ils n'étaient pour
rien dans l'enlèvement des seigneurs, et que la chose ne leur plaisait
pas.

Le désaveu timide de l'Université ne rassurait pas les princes. Cette
fois ils craignaient pour eux-mêmes; le coup avait frappé si près d'eux,
qu'ils firent signer au roi une ordonnance où il approuvait ce qui
s'était fait. Le lendemain (25 mai 1413), fut lue solennellement la
grande ordonnance de réforme.

Cette ordonnance, si violemment arrachée, ne porte pas, autant qu'on
pourrait croire, le caractère du moment; c'est une sage et impartiale
fusion des meilleures ordonnances du quatorzième siècle. On peut
l'appeler le code _administratif_ de la vieille France, comme
l'ordonnance de 1357 avait été sa charte _législative_ et politique.

On peut s'étonner de voir cette ordonnance à peine mentionnée dans les
historiens. Elle n'a pourtant pas moins de soixante-dix pages
in-folio[320]. Sauf quelques articles trop minutieux et d'une rédaction
enfantine[321], ou bien encore dirigés hostilement contre certains
individus, on ne peut qu'admirer l'esprit qui y règne, esprit très
spécial, très pratique: sans spécialité, point de réforme réelle.
Celle-ci part de bien bas, mais elle va haut, et pénètre partout. Elle
réduit les gages de la lingère, de la poissonnière du roi; mais elle
règle les droits des grands corps de l'État, et tout le jeu de la
machine administrative, judiciaire et financière.

[Note 320: _Ord._, t. X, p. 71-134.]

[Note 321: _App._ 142.]

La forme est curieuse, je voudrais pouvoir la conserver; mais alors
cette ordonnance seule occuperait le reste du volume, et encore
l'ensemble resterait confus. Il m'est impossible de résumer ce code en
quelques lignes, sans emprunter notre langage moderne, plus précis et
plus formulé.

Tout ce détail immense semble dominé par deux idées: la centralisation
de l'ordre financier, de l'ordre judiciaire. Dans le premier tout
aboutit à la Chambre des comptes; dans le second, tout au Parlement.

Les chefs des administrations financières (domaine, aides, trésor des
guerres) sont réduits à un petit nombre; mesure économique, qui
contribue à assurer la responsabilité. La Chambre des comptes examine
les résultats de leur administration; elle juge en cas de doute, mais
sur pièces et sans plaidoiries.

Tous les vassaux du roi sont tenus de faire dresser les aveux et
dénombrements des fiefs qu'ils tiennent de lui, et de les envoyer à la
Chambre des comptes[322]. Ce tribunal de finance se trouve ainsi le
surveillant, l'agent indirect de la centralisation politique.

[Note 322: _Ord._, p. 109.]

L'élection est le principe de l'ordre judiciaire; les charges ne
s'achètent plus. Les lieutenants des sénéchaux et prévôts sont élus par
les conseillers, les avocats _et autres saiges_.

Pour nommer un prévôt, le bailli demande aux «advocats, procureurs, gens
de pratique _et d'autre estat_» la désignation de trois ou quatre
personnes capables. Le chancelier et une commission de Parlement,
«appelez avec eux des gens de notre grand conseil et des gens de nos
comptes», choisissent entre les candidats.

Aux offices notables, c'est directement le Parlement qui nomme, en
présence du chancelier et de quelques membres du grand conseil.

_Le Parlement élit ses membres_, en présence du chancelier et de
quelques membres du grand conseil. Ce corps se recrute désormais
lui-même; l'indépendance de la magistrature est ainsi fondée.

Deux juridictions oppressives sont limitées, restreintes. L'hôtel du roi
n'enlèvera plus les plaideurs à leurs tribunaux naturels, ne les ruinera
plus préalablement en les forçant de venir des provinces éloignées
implorer à Paris une justice tardive. La charge du grand maître des eaux
et forêts est supprimée. Ce grand maître, ordinairement l'un des hauts
seigneurs du royaume, n'avait que trop de facilités pour tyranniser les
campagnes. Il y aura six maîtres et l'on pourra appeler de leurs
tribunaux au Parlement. Les _usages_ des bonnes gens seront respectés.
Les louvetiers n'empêcheront plus le paysan de tuer les loups. Il pourra
détruire les nouvelles garennes que les seigneurs ont faites, «en
dépeuplant le pays voisin des hommes et habitants et le peuplant de
bêtes sauvages[323]».

[Note 323: _Ord._, p. 163.]

Dans la lecture de ce grand acte, une chose inspire l'admiration et le
respect, c'est une impartialité qui ne se dément nulle part. Quels en
ont été les véritables rédacteurs? De quel ordre de l'État cette
ordonnance est-elle plus particulièrement émanée? On ne saurait le dire.

L'Université elle-même, à qui elle est principalement attribuée dans le
préambule[324], ne pouvait avoir cet esprit d'application, cette sagesse
pratique. La remontrance de l'Université, telle qu'on la lit dans
Monstrelet, n'est guère qu'une violente accusation de tel abus, de tel
fonctionnaire.

[Note 324: «... Eussions requis les Prélats, Chevaliers, Écuyers,
Bourgeois de nos citez et bonnes villes, et mesmement nostre très chière
et très amée fille, l'Université de Paris.... que nous baillâssent leur
bon avis...» (_Ibid._, p. 71.)]

Les parlementaires, auxquels l'ordonnance accorde tant de pouvoir, ne
semblent pourtant pas avoir dominé dans la rédaction. On leur reproche
l'ignorance de quelques-uns d'entre eux, leur facilité à recevoir des
présents; on leur défend d'être plusieurs membres du Parlement d'une
même famille.

Les avocats, notaires, greffiers, sont tancés pour l'esprit fiscal, pour
la paperasserie ruineuse qui déjà dévorait les plaideurs.

Les gens des comptes sont traités avec défiance. Ils ne doivent rien
décider isolément, mais par délibération commune «et en plein bureau».

Les prévôts et sénéchaux doivent être nés dans une autre province que
dans celle où ils jugent. Ils ne peuvent y rien acquérir, ni s'y marier,
ni y marier leurs filles. Quand ils vont quitter la province, ils
doivent y rester quarante jours pour répondre de ce qu'ils ont fait.

Les gens d'Église n'inspirent pas plus de confiance au rédacteur de
l'ordonnance. Il ne veut pas que des prêtres puissent être avocats. Il
accuse les présidents clercs du Parlement de négligence et de
connivence. Je ne reconnais pas ici la main ecclésiastique.

Cette ordonnance n'émane pas non plus exclusivement de l'esprit
bourgeois et communal. Elle protège les habitants des campagnes. Elle
leur accorde le droit de chasse dans les garennes que les seigneurs ont
faites sans droit. Elle leur permet de prendre les armes pour seconder
les sénéchaux et courir sus aux pillards[325].

[Note 325: _Ord._, p. 137.]

De tout ceci, nous pouvons conclure qu'une réforme aussi impartiale de
tous les ordres de l'État ne s'est faite sous l'influence exclusive
d'aucun d'eux, mais que tous y ont pris part.

Les violents ont exigé et quelquefois dicté; les modérés ont écrit; ils
ont transformé les violences passagères en réformes sages et durables.
Les docteurs, Pavilly, Gentien, Courtecuisse; les légistes, Henri de
Marle, Arnaud de Corbie, Juvénal des Ursins, tous vraisemblablement
auront été consultés. Toutes les ordonnances antérieures sont venues se
fondre ici. C'est la sagesse de la France d'alors, son grand monument,
qu'on a pu condamner un moment avec la révolution qui l'avait élevé,
mais qui n'en est pas moins resté comme un fonds où la législation
venait puiser, comme un point de départ pour les améliorations
nouvelles.

Quelque sévères que nous puissions être, nous autres modernes, pour ces
essais gothiques, convenons pourtant qu'on y voit poindre les vrais
principes de l'organisme administratif, principes qui ne sont autres que
ceux de tout organisme, centralisation de l'ensemble, subordination
mutuelle des parties. La séparation des pouvoirs administratif et
judiciaire, des pouvoirs judiciaire et municipal, quoique impossible
encore, n'en est pas moins indiquée dans quelques articles.

La confusion des pouvoirs judiciaire et militaire, ce fléau des sociétés
barbares, y subsiste en droit dans les sénéchaux et les baillis. En
fait, ces juges d'épée ne sont plus déjà les vrais juges; ils ont la
représentation et les bénéfices de la justice plus qu'ils n'en ont le
pouvoir même. Les vrais juges sont leurs lieutenants, et ceux-ci sont
élus par les avocats et les conseillers, _par les sages_, comme dit
l'ordonnance.

Elle accorde beaucoup à ces _sages_, aux gens de loi, beaucoup trop, ce
semble. Les Compagnies se recrutant elle-mêmes se recruteront
probablement en famille; les juges s'associeront, malgré toutes les
précautions de la loi, leurs fils, leurs neveux, leurs gendres. Les
élections couvriront des arrangements d'intérêt ou de parenté. Une
charge sera souvent une dot; étrange _apport_ d'une jeune épousée, le
droit de faire rompre et pendre... Ces gens se respecteront, je le
crois, en proportion même des droits immenses qui sont en leurs mains.
Le pouvoir judiciaire, transmis comme propriété, n'en sera que plus
fixe, plus digne peut-être. Ne sera-t-il pas trop fixe? Ces familles, ne
se mariant guère qu'entre elles, ne vont-elles pas constituer une sorte
de féodalité judiciaire? immense inconvénient... Mais alors c'était un
avantage. Cette féodalité était nécessaire contre la féodalité
militaire, qu'il s'agissait d'annuler. La noblesse avait la force de
cohésion et de parenté; il fallait qu'il y eût aussi parenté dans la
judicature; à ces époques, matérielles encore, il n'y a d'association
solide que par la chair et le sang.

Deux choses manquaient pour que la belle réforme administrative et
judiciaire de 1413 fût viable[326]: d'abord d'être appuyée sur une
réforme législative et politique; celle-ci avait été essayée isolément
en 1357. Mais ce qui manquait surtout, c'étaient des hommes et les
moeurs qui font les hommes: sans les moeurs, que peuvent les lois?...
Ces moeurs ne pouvaient se former qu'à la longue, et d'abord dans
certaines familles, dont l'exemple pût donner à la nation ce qu'elle a
le moins, il faut le dire, ce qu'elle acquiert lentement, le sérieux,
l'esprit de suite, le respect des précédents. Tout cela se trouva dans
les familles parlementaires.

[Note 326: La seule garantie qu'on lui donne, c'est la publicité,
l'insuffisante publicité de ce temps. Elle doit être lue et affichée une
fois au siège de chaque sénéchaussée et bailliage, le premier jour des
assises. (_Ord._, p. 113.)]

       *       *       *       *       *

Cette ordonnance des ordonnances fut déclarée solennellement par le roi
obligatoire, inviolable. Les princes et les prélats qui étaient à ses
côtés, en levèrent la main. L'aumônier du roi, maître Jean Courtecuisse,
célèbre docteur de l'Université, prêcha ensuite à Saint-Paul sur
l'excellence de l'ordonnance. Dans son discours, généralement faible et
traînant, il y a néanmoins une figure pathétique; il y représente
l'Université comme un pauvre affamé qui a faim et soif des lois[327].

[Note 327: _App._ 143.]

Il s'agissait d'appliquer ce grand code. Là devait apparaître la
terrible disproportion entre les lois et les hommes. Les modérés, les
capables se tenant à l'écart, restaient pour commencer l'application de
ces belles lois les gens les moins propres à mettre en mouvement une
telle machine, les scolastiques et les bouchers, ceux-ci trop grossiers,
ceux-là trop subtils, trop étrangers aux réalités.

Quelle qu'ait été leur gaucherie brutale dans un métier si nouveau pour
eux, l'histoire doit dire qu'ils ne se montrèrent pas aussi indignes du
pouvoir qu'on l'eût attendu. Ces gens de la commune de Paris, délaissés
du royaume, essayèrent tout à la fois de le réformer et de le défendre.
Ils envoyèrent leur prévôt contre les Anglais, en même temps que leur
capitaine Jacqueville allait bravement à la rencontre des princes[328].
Dans Paris même, ils commencèrent un grand monument d'utilité publique,
qui complétait la triple unité de cette ville; je parle du pont
Notre-Dame, grand ouvrage, fondé héroïquement dans des circonstances si
difficiles et avec si peu de ressources[329].

[Note 328: Jusqu'à Montereau... «ils ne rencontrèrent pas l'un l'autre».
(Monstrelet)]

[Note 329: _App._ 144.]

Le fait est que ce gouvernement ne fut soutenu de personne. Les Anglais
étaient à Dieppe, si près de Paris; personne ne voulut donner d'argent.
Gerson refusa de payer et laissa plutôt piller sa maison[330]. L'avocat
général Juvénal refusa aussi, aimant mieux être emprisonné.

[Note 330: Cependant le nouveau gouvernement avait essayé de s'assurer
de l'Université en enjoignant au prévôt de Paris et aux autres
justiciers de faire jouir l'Université des avantages que le pape Jean
XXIII lui avait accordés dans la répartition des bénéfices. (_Ord._, p.
155, 6 juillet 1413.)]

En donnant ainsi l'exemple d'annuler par une résistance d'inertie ce
gouvernement irrégulier, les modérés n'en prirent pas moins une
responsabilité bien grave. Ils abandonnaient tout à la fois et la
défense du pays et la belle réforme qu'on avait obtenue avec tant de
peine. Ce n'est pas la seule fois que les honnêtes gens ont ainsi trahi
l'intérêt public, et puni la liberté du crime de son parti. Les
cabochiens ne purent faire contribuer ni l'Église ni le Parlement. Ayant
saisi l'argent de la foire du Landit, qui appartenait aux moines de
Saint-Denis, ils virent s'élever une clameur générale. Leurs amis, les
universitaires, refusèrent de les aider et les obligèrent de rapporter
l'argent qu'ils avaient levé sur quelques suppôts de l'Université.

Se voyant ainsi entravés de toute part et ne trouvant que des obstacles,
les cabochiens entrèrent en fureur. Ils poursuivirent Gerson, qui fut
obligé de se cacher dans les voûtes de Notre-Dame. Le jugement des
prisonniers fut hâté; la commission eut peur, et signa des
condamnations. D'abord on fit mourir des gens qui l'avaient mérité, par
exemple un homme qui avait livré à l'ennemi, à la mort, quatre cents
bourgeois de Paris. Puis, on traîna à la Grève le prévôt Desessarts,
qui avait trahi les deux partis tour à tour. Les bouchers hâtèrent sa
mort, justement parce qu'ils estimaient sa bravoure et sa cruauté[331]
(1er juillet).

[Note 331: «Depuis qu'il fust mis sur la claye jusques à sa mort, il ne
faisoit toujours que rire.» (_Journal du Bourgeois._)]

Les juges allant encore trop lentement, les assassinats abrégèrent.
Jacqueville alla insulter dans sa prison le sire de La Rivière, et
celui-ci l'ayant démenti, ce digne capitaine des bouchers assomma le
prisonnier désarmé. La Rivière n'en fut pas moins porté le lendemain à
la Grève; l'on décapita pêle-mêle les vivants et le mort[332].

[Note 332: Les cabochiens s'inquiétèrent pourtant de l'effet que
produisait cette barbarie. Ils envoyèrent dans les villes une sorte
d'apologie; ils y disaient «que chacune information de ceux qui avoient
esté décolés contenoit soixante feuilles de papier.» (Monstrelet.)]

Si la prison même n'était plus une sauvegarde, l'hôtel du roi risquait
fort de n'en plus être une. Un soir que Jacqueville et ses bouchers
faisaient leur ronde, ils entendirent, vers onze heures, un grand bruit
de fête chez le dauphin. Ce jeune homme dansait, pendant qu'on tuait ses
amis. Les bouchers montèrent, et lui firent demander par Jacqueville
s'il était décent à un fils de France de danser ainsi à une heure
indue[333]. Le sire de La Trémouille répliqua. Jacqueville lui reprocha
d'être l'auteur de ces désordres. La patience manqua au dauphin; il
s'élança sur Jacqueville, et lui porta trois coups de poignard qu'arrêta
sa cotte de mailles. La Trémouille eût été massacré, si le duc de
Bourgogne n'eût prié pour lui (10 juillet).

[Note 333: «Entre onze et douze heures du soir.» (Juvénal.)]

Cette violation de l'hôtel du roi détacha bien des gens de ce parti qui
ne respectait rien. La religion de la royauté était encore entière, et
le fut longtemps[334]. Les bons bourgeois assurèrent le dauphin de leur
douleur et de leur dévouement. Les bouchers avaient lassé tout le monde.
Les artisans même, les derniers du peuple, commençaient à en avoir
assez; plus de commerce, plus d'ouvrage; ils étaient sans cesse appelés
à faire le guet, excédés de gardes, de rondes et de veilles.

[Note 334: _App._ 145.]

Les princes, qui n'ignoraient pas l'état de Paris, approchaient
toujours, en offrant la paix[335]. Tout le monde la désirait, mais on
avait peur. Le dauphin fit part des propositions aux grands corps, au
Parlement, à l'Université. Il fut décidé, malgré les bouchers, qu'il y
aurait conférence avec les princes. L'éloquence de Caboche, qui pérora
dans un brillant costume de chevalier, ne persuada personne; ses menaces
eurent peu d'effet.

[Note 335: Le _Bourgeois de Paris_ est l'écho fidèle des bruits absurdes
qu'on faisait circuler: «Mais bien sçay que ils demandoient toujours...
la destruction de la bonne ville de Paris.»]

Personne dans la bourgeoisie n'agit plus habilement contre les bouchers
que l'avocat général Juvénal. Cet honnête homme poursuivait alors, sans
souci des réformes, sans intelligence de l'avenir[336], un seul but: la
fin des désordres et la sécurité de Paris. Cette pensée ne lui laissait
ni repos ni sommeil. Une nuit, s'étant endormi vers le matin, il lui
sembla qu'une voix lui disait: _Surgite cum sederetis, qui manducatis
panem doloris._ Sa femme, qui était une bonne et dévote dame, lorsqu'il
s'éveilla, lui dit: «Mon ami, j'ai entendu ce matin qu'on vous disait,
ou que vous prononciez en rêvant des paroles que j'ai souvent lues dans
mes Heures», et elle les lui répéta. Le bon Juvénal lui répondit: «Ma
mie, nous avons onze enfants, et par conséquent grand sujet de prier
Dieu de nous accorder la paix; ayons espoir en lui, il nous aidera.»

[Note 336: _App._ 146.]

La ruine des bouchers fut décidée par une chose, petite, et pourtant de
grand effet. Il fut convenu, malgré eux, que les propositions des
princes seraient lues d'abord, non dans l'assemblée générale, mais dans
chaque quartier (21 juillet). La faible minorité qui tyrannisait Paris
pouvait effrayer encore, quand elle était réunie; divisée, elle devenait
impuissante, presque imperceptible. Ce point fut emporté contre les
bouchers par l'énergie d'un quartenier du cimetière Saint-Jean, le
charpentier Guillaume Cirasse, qui osa bien dire en face aux Legoix:
«Nous verrons s'il y a à Paris autant de frappeurs de cognée que
d'assommeurs de boeufs.»

Les bouchers n'obtinrent pas même que la paix accordée aux princes le
fût sous forme d'amnistie. Quoi qu'ils pussent dire, on criait: «La
paix!» Ce parti vint finir à la Grève même. Dans une assemblée qui s'y
tint, une voix cria: «Que ceux qui veulent la paix passent à droite!» Il
ne resta presque personne à gauche. Ils n'eurent d'autre ressource, eux
et le duc de Bourgogne, que de se joindre au cortège du dauphin qui
allait au Louvre délivrer les prisonniers (3 août).

La réaction alla si vite qu'en sortant de la prison du Louvre, le duc de
Bar en fut nommé capitaine; et l'autre fort de Paris, la Bastille, fut
confié à un autre prisonnier, au duc de Bavière. Deux des échevins
furent changés; le charpentier fut échevin à la place de Jean de
Troyes[337].

[Note 337: _App._ 147.]

Peu après, un des De Troyes et deux bouchers, coupables des premiers
meurtres, furent condamnés et mis à mort. Plusieurs s'enfuirent, et la
populace se mit à piller leurs maisons. On faisait courir le bruit qu'on
avait trouvé une liste de quatorze cents personnes, dont les noms
étaient marqués d'un T, d'un B ou d'un R (tué, banni ou rançonné).

Le duc de Bourgogne n'essaya pas de résister au mouvement. Il laissa
arrêter deux de ses chevaliers dans son hôtel même, et partit sans rien
dire aux siens, qu'il laissait en grand danger. Il voulait emmener le
roi. Mais Juvénal et une troupe de bourgeois les rejoignirent à
Vincennes, et il leur laissa reprendre ce précieux otage[338] (23 août).

[Note 338: Juvénal donne encore ici le beau rôle à son père. «Le duc de
Bourgogne dit au roy que s'il luy plaisoit aller esbattre jusques vers
le bois de Vincennes qu'il y faisoit beau, et en fut le roy content.
Mais Juvénal alla aussitôt avec deux cents chevaux vers le bois, et dit
au roy: «Sire, venez-vous-en en vostre bonne ville de Paris, le temps
est bien chaud pour vous tenir sur les champs.» Dont le roy fut très
content, et se mit à retourner.»]

Dans l'arrangement avec les princes, il était convenu qu'ils
n'entreraient pas dans Paris. Mais toute condition fut oubliée, à
commencer par celle-ci. Le dauphin et le duc d'Orléans parurent
ensemble, vêtus des mêmes couleurs, portant une huque italienne en drap
violet avec une croix d'argent. C'était, et ce n'était pas deuil; le
chaperon était rouge et noir; pour devise: «Le droit chemin.» Ce qui
était plus hostile encore pour les Bourguignons, c'était la blanche
écharpe d'Armagnac. Tout le monde la prit; on la mit même aux images des
saints. Lorsque les petits enfants, moins oublieux, moins enfants que ce
peuple, chantaient les chansons bourguignonnes, ils étaient sûrs d'être
battus[339].

[Note 339: «Mesmes les petits enfants qui chantoient une chanson... où
on disoit: «_Duc de Bourgogne, Dieu te remaint en joie!..._». (_Journal
du Bourgeois._)]

L'ordonnance de réforme, si solennellement proclamée, fut non moins
solennellement annulée par le roi dans un lit de justice (5 septembre).
Le sage historien du temps, affligé de cette versatilité, osa demander à
quelques-uns du conseil comment, après avoir vanté ces ordonnances comme
éminemment salutaires, ils consentaient à leur abrogation. Ils
répondirent naïvement: «Nous voulons ce que veulent les princes.» «À qui
donc vous comparerai-je, dit le moine, sinon à ces coqs de clocher qui
tournent à tous les vents[340]?»

[Note 340: «Gallis campanilium ecclesiarum, a cunctis ventis volvendis.»
(Religieux.)]

On renvoya à Jean-sans-Peur sa fille, que devait épouser le fils du duc
d'Anjou. L'Université condamna les discours de Jean Petit. Une
ordonnance déclara le duc de Bourgogne rebelle (10 février); on convoqua
contre lui le ban et l'arrière-ban. Il ne s'agissait de rien moins que
de confisquer ses États.

Il crut pouvoir prévenir ses ennemis. Les cabochiens exilés lui
persuadaient qu'il lui suffirait de paraître devant Paris avec ses
troupes pour y être reçu. Le dauphin, déjà las des remontrances de sa
mère et de celles des princes, appelait en effet le Bourguignon. Il vint
camper entre Montmartre et Chaillot; le comte d'Armagnac, qui avait onze
mille chevaux dans Paris, tint ferme, et rien ne bougea.

Le duc de Bourgogne se retirant, les princes entreprirent de le
poursuivre, d'exécuter la confiscation. Mais les effroyables barbaries
des Armagnacs à Soissons avertirent trop bien Arras de ce qu'elle avait
à craindre. Ils échouèrent devant cette ville, comme le duc de Bourgogne
avait échoué devant Paris[341].

[Note 341: Ce qui força le duc de Bourgogne à traiter, c'est que les
Flamands l'abandonnaient. Les députés de Gand dirent au roi qu'ils se
chargeaient de ranger le duc à son devoir.]

Voilà les deux partis convaincus de nouveau d'impuissance. Ils font
encore un traité. Le duc de Bourgogne est quitte pour un peu de honte,
mais il ne perd rien; il offre au roi, pour la forme, les clefs
d'Arras[342]. Il est défendu de porter désormais la bande d'Armagnac et
la croix de Bourgogne (4 septembre 1414).

[Note 342: Le roi désirait fort traiter. Juvénal donne là-dessus une
jolie scène d'intérieur. _App._ 148.]

La réaction ne fut point arrêtée par cette paix. Les modérés, qui
avaient si imprudemment abandonné la réforme, eurent sujet de s'en
repentir. Les princes traitèrent Paris en ville conquise. Les tailles
devinrent énormes, et l'argent était gaspillé, donné, jeté. Juvénal,
alors chancelier, ayant refusé de signer je ne sais quelle folie de
prince, on lui retira les sceaux. Toute modération déplut. La violence
gagna les meilleures têtes. Au service funèbre qui fut célébré pour le
duc d'Orléans, Gerson prêcha devant les rois et les princes; il attaqua
le duc de Bourgogne, avec qui l'on venait de faire la paix, et déclama
contre le gouvernement populaire (5 janvier 1415).

«Tout le mal est venu, dit Gerson, de ce que le roi et la bonne
bourgeoisie ont été en servitude par l'outrageuse entreprise de gens de
petit état... Dieu l'a permis afin que nous connussions la différence
qui est entre la domination royale et celle d'aucuns populaires; car la
royale a communément et doit avoir douceur; celle du vilain est
domination tyrannique, et qui se détruit elle-même. Aussi Aristote
enseignoit-il à Alexandre: «N'élève pas ceux que la nature fait pour
obéir.»--Le prédicateur croit reconnaître les divers ordres de l'État
dans les métaux divers dont se composait la statue de Nabuchodonosor:
«L'état de bourgeoisie, des marchands et laboureurs est figuré par les
jambes qui sont de fer et partie de terre, pour leur labeur et humilité
à servir et obéir...; en leur état doit être le fer de labeur et la
terre d'humilité[343].»

[Note 343: Jean Gerson.]

Le même homme qui condamnait le gouvernement populaire dans l'État, le
demandait dans l'Église. Donnons-nous ce curieux spectacle. Il peut
sembler humiliant pour l'esprit humain; il ne l'est pas pour Gerson
même. Dans chaque siècle, c'est le plus grand homme qui a mission
d'exprimer les contradictions, apparentes ou réelles, de notre nature;
pendant ce temps-là, les médiocres, les esprits bornés qui ne voient
qu'un côté des choses, s'y établissent fièrement, s'enferment dans un
coin, et là triomphent de dire...

Dès qu'il s'agit de l'Église, Gerson est républicain, partisan du
gouvernement de tous. Il définit le concile: «Une réunion de toute
l'Église catholique, comprenant tout ordre hiérarchique, _sans exclure
aucun fidèle_ qui voudra se faire entendre.» Il ajoute, il est vrai, que
cette assemblée doit être convoquée «par une autorité légitime»; mais
cette autorité n'est pas supérieure à celle du concile, puisque le
concile a droit de la déposer. Gerson ne s'en tint pas à la théorie du
républicanisme ecclésiastique; il fit donner suffrage aux simples
prêtres dans le concile de Constance, et contribua puissamment à déposer
Jean XXII[344].

[Note 344: _App._ 149.]

Reprenons d'un peu plus haut. Avant que les griefs de l'État fussent
signalés par la remontrance de l'Université et la grande ordonnance de
1413, ceux de l'Église l'avaient été par un violent pamphlet
universitaire, qui eut un bien autre retentissement. La remontrance,
l'ordonnance, ces actes mort-nés, furent à peine connus hors de Paris.
Mais le terrible petit livre de Clémengis: _Sur la corruption de
l'Église_, éclata dans toute la chrétienté. Peut-être n'est-ce pas
exagérer que d'en comparer l'effet à celui de la _Captivité de
Babylone_, écrite un siècle après par Luther.

De tout temps, on avait fait des satires contre les gens d'Église. L'une
des premières, et certainement l'une des plus piquantes, se trouve dans
un des Capitulaires de Charlemagne. Ces attaques, généralement, avaient
été indirectes, timides, le plus souvent sous forme allégorique.
L'organe de la satire, c'était le renard, _la bête_ plus sage que
l'homme; c'était le bouffon, _le fol_ plus sage que les sages; ou bien
enfin le diable, c'est-à-dire la _malignité_ clairvoyante. Ces trois
formes où la satire, pour se faire pardonner, s'exprime par les organes
les plus récusables, comprennent toutes les attaques indirectes du moyen
âge. Quant aux attaques directes, elles n'avaient guère été hasardées
jusqu'au treizième siècle que par les hérétiques déclarés, Albigeois,
Vaudois, etc. Au quatorzième siècle, les laïques, Dante, Pétrarque,
Chaucer, lancèrent contre Rome, contre Avignon, des traits pénétrants.
Mais enfin, c'étaient des laïques; l'Église leur contestait le droit de
la juger. Ici, vers 1400, ce sont les universités, ce sont les plus
grands docteurs, c'est l'Église dans ce qu'elle a de plus autorisé, qui
censure, qui frappe l'Église. Ce sont les papes eux-mêmes qui se jettent
au visage les plus tristes accusations.

Ce dialogue, qui se prolongea entre Avignon et Rome pendant tout le
temps du schisme, n'en apprit que trop sur toutes les deux. La fiscalité
surtout des deux sièges, qui vendaient les bénéfices longtemps avant
qu'ils ne vaquassent, cette vénalité famélique est caractérisée par des
mots terribles: «N'a-t-on pas vu, disent les uns, les courtiers du pape
de Rome courir toute l'Italie, pour s'informer s'il n'y avait pas
quelque bénéficier malade, puis bien vite dire à Rome qu'il était
mort[345]? N'a-t-on pas vu ce pape, ce marchand de mauvaise foi, vendre
à plusieurs le même bénéfice, et la marchandise déjà livrée, la
proclamer encore et la revendre au second, au troisième, au quatrième
acheteur?»--«Et vous, répondaient les autres, vous qui réclamez pour le
pape la succession des prêtres, ne venez-vous pas au chevet de
l'agonisant rafler toute sa dépouille? Un prêtre déjà inhumé a été tiré
du sépulcre, et le cadavre déterré pour le mettre à nu[346].»

[Note 345: «Et si aliquos invenerunt ægrotantes, tunc currebant ad
curiam Romanam, et mortem talium intimabant». (Theodor. à Niem, _de
Schism_.)]

[Note 346: «Ut inhumatus evulso monumento atque corrupto corpore suis
spoliis effossus privaretur». (_Appellatio Univers. Paris. a D.
Benedicto._)]

Ces furieuses invectives furent ramassées, comme en une masse, dans le
pamphlet de Clémengis, et cette masse lancée, de façon à écraser
l'Église. Le pamphlet n'était pas seulement dirigé contre la tête, tous
les membres étaient frappés. Pape, cardinaux, évêques, chanoines,
moines, tous avaient leur part, jusqu'au dernier Mendiant. Certainement
Clémengis fit bien plus qu'il ne voulait. Si l'Église était vraiment
telle, il n'y avait pas à la réformer; il fallait prendre ce corps
pourri et le jeter tout entier au feu.

D'abord l'effroyable cumul, jusqu'à réunir en une main quatre cents,
cinq cents bénéfices; l'insouciance des pasteurs qui souvent n'ont
jamais vu leur église; l'ignorance insolente des gros bonnets, qui
rougissent de prêcher; l'arbitraire tyrannique de leur juridiction, au
point que tout le monde fait maintenant le jugement de l'Église; la
confession vénale, l'absolution mercenaire: «Que si, dit-il, on leur
rappelle le précepte de l'Évangile: _Donnez gratuitement, ainsi que vous
avez reçu_, ils répondent sans sourciller: «Nous n'avons pas reçu
gratis; nous avons acheté, nous pouvons revendre[347].»

[Note 347: Clémengis.]

Dans l'ardeur de l'invective, ce violent prêtre aborde hardiment mille
choses que les laïques auraient craint d'expliquer: l'étrange vie des
chanoines, leurs quasi-mariages, leurs orgies parmi les cartes et les
pots, la prostitution des religieuses, la corruption hypocrite des
Mendiants qui se vantent de faire la besogne de tous les autres, de
porter seuls le poids de l'Église, tandis qu'ils vont de maison en
maison boire avec les femmes: «Les femmes sont celles des autres, mais
les enfants sont bien d'eux[348].»

[Note 348: «Cum non suis uxoribus, licet sæpe cum suis parvulis.»
(Clémengis.)]

En repassant froidement ces virulentes accusations on remarque qu'il y a
dans le factum ecclésiastique de l'Université, comme dans le factum
politique de 1413, plus d'un grief mal fondé. Il était injuste de
reprocher d'une manière absolue au roi, au pape, aux grands dignitaires
de l'Église, l'augmentation des dépenses. Cette augmentation ne tenait
pas seulement à la prodigalité, au gaspillage, au mauvais mode de
perception, mais bien aussi à l'_avilissement progressif du prix de
l'argent_, ce grand phénomène économique que le moyen âge n'a pas
compris; de plus, à la _multiplicité_ croissante _des besoins_ de la
civilisation, au développement de l'administration, au progrès des
arts[349]. La dépense avait augmenté, et quoique la production eût
augmenté aussi, celle-ci ne croissait pas dans une proportion assez
rapide pour suffire à l'autre. La richesse croissait lentement, et elle
était mal répartie. L'équilibre de la production et de la consommation
avait peine à s'établir.

[Note 349: _App._ 150.]

Un autre grief de Clémengis, et le plus grand sans doute aux yeux des
universitaires, c'est que les bénéfices étaient donnés le plus souvent à
des gens fort peu théologiens, aux créatures des princes, du pape, aux
légistes surtout. Les princes, les papes, n'avaient pas tout le tort. Ce
n'était pas leur faute si les laïques partageaient alors avec l'Église
ce qui avait fait le titre et le droit de celle-ci au moyen âge,
l'_esprit_, le pouvoir spirituel. Le clergé seul était riche, les
récompenses ne pouvaient guère se prendre que sur les biens du clergé.

Clémengis lui-même fournit une bonne réponse à ses accusations. Quand on
parcourt le volumineux recueil de ses lettres, on est étonné de trouver
dans la correspondance d'un homme si important, de l'homme d'affaires de
l'Université, si peu de choses positives. Ce n'est que vide, que
généralités vagues. Nulle condamnation plus décisive de l'éducation
scolastique.

Les contemporains n'avaient garde de s'avouer cette pauvreté
intellectuelle, ce dessèchement de l'esprit[350]. Ils se félicitaient de
l'état florissant de la philosophie et de la littérature. N'avaient-ils
pas de grands hommes, tout comme les âges antérieurs? Clémengis était un
grand homme, d'Ailly était un grand homme[351], et bien d'autres encore,
qui dorment dans les bibliothèques, et méritent d'y dormir.

[Note 350: Voy. _Renaissance_, Introduction, sur la défaillance du
caractère et des forces vives de l'âme dans la religion, la littérature
et la politique aux quatorzième et quinzième siècles. La prose
française, si rapide de Joinville à Froissart, si lente de Froissart à
Comines! Les États de 1357 avaient nettement vu l'avenir; mais les
cabochiens de 1413 croient pouvoir améliorer l'administration sans
changer le cadre politique qui l'enserre et l'étouffe! La scolastique a
fini. C'est cet aplatissement moral qui a livré la France désarmée à
l'invasion anglaise. (1860.)]

[Note 351: _App._ 151.]

L'esprit humain se mourait d'ennui. C'était là son mal. Cet ennui était
une cause indirecte, il est vrai, mais réelle, de la corruption de
l'Église. Les prêtres excédés de scolastique, de formes vides, de mots
où il n'y avait rien pour l'âme, ils la donnaient au corps, cette âme
dont ils ne savaient que faire. L'Église périssait par deux causes en
apparence contraires, et dont pourtant l'une expliquait l'autre:
subtilité, stérilité dans les idées, matérialité grossière dans les
moeurs.

Tout le monde parlait de réforme. Il fallait, disait-on, réformer le
pape, réformer l'Église; il fallait que l'Église, siégeant en concile,
ressaisît ses justes droits. Mais transporter la réforme du pape au
concile, ce n'était guère avancer. De tels maux sont au fond des âmes:
_In culpa est animus_. Un changement de forme dans le gouvernement
ecclésiastique, une réforme négative ne pouvait changer les choses; il
eût fallu l'introduction d'un élément positif, un nouveau principe
vital, une étincelle, une idée.

Le concile de Pise crut tout faire en condamnant par contumace les deux
papes qui refusaient de céder, en les déclarant déchus, en faisant pape
un frère mineur, un ancien professeur de l'Université de Paris. Ce
professeur, qui était Mineur avant tout, se brouilla bien vite avec
l'Université. Au lieu de deux papes, on en eut trois; ce fut tout.

Ceux qui aiment les satires, liront avec amusement le piquant
réquisitoire du concile contre les deux papes réfractaires[352]. Cette
grande assemblée du monde chrétien comptait vingt-deux cardinaux, quatre
patriarches, environ deux cents évêques, trois cents abbés, les quatre
généraux des ordres mendiants, les députés de deux cents chapitres, de
treize universités[353], trois cents docteurs, et les ambassadeurs des
rois; elle siégeait dans la vénérable église byzantine de Pise, à deux
pas du Campo-Santo. Elle n'en écouta pas moins avec complaisance le
facétieux récit des ruses et des subterfuges par lesquels les deux papes
éludaient depuis tant d'années la cession qu'on leur demandait. Ces
ennemis acharnés s'entendaient au fond à merveille. Tous deux, à leur
exaltation, avaient juré de céder. Mais ils ne pouvaient, disaient-ils,
céder qu'ensemble, qu'au même moment: il fallait une entrevue. Poussés
l'un vers l'autre par leurs cardinaux, ils trouvaient chaque jour de
nouvelles difficultés. Les routes de terre n'étaient pas sûres; il leur
fallait des sauf-conduits des princes. Les sauf-conduits arrivaient-ils:
ils ne s'y fiaient pas. Il leur fallait une escorte, des soldats à eux.
D'ailleurs, ils n'avaient pas d'argent pour se mettre en route; ils en
empruntaient à leurs cardinaux. Puis, ils voulaient aller par mer: il
leur fallait des vaisseaux. Les vaisseaux prêts, c'était autre chose. On
parvint un moment à les approcher un peu l'un de l'autre. Mais il n'y
eut pas moyen de leur faire faire le dernier pas. L'un voulait que
l'entrevue eût lieu dans un port, au rivage même; l'autre avait horreur
de la mer. C'étaient comme deux animaux d'élément différent, qui ne
peuvent se rencontrer[354].

[Note 352: _App._ 152.]

[Note 353: Les Universités de Bologne, d'Angers, d'Orléans, de Toulouse
même, avaient fini par se réunir contre les papes à celle de Paris.]

[Note 354: _App._ 153.]

Benoît XIII, l'Aragonais, finit par jeter le masque, et dit qu'il
croirait pécher mortellement s'il acceptait la voie de _cession_[355].
Et peut-être était-il sincère. _Céder_, c'était reconnaître comme
supérieure l'autorité qui imposait la cession, c'était subordonner la
papauté au concile, changer le gouvernement de l'Église de monarchie en
république. Était-ce bien au milieu d'un ébranlement universel du monde
qu'il pouvait toucher à l'unité qui, si longtemps, avait fait la force
du grand édifice spirituel, la clef de la voûte? Au moment où la
critique touchait à la légende législative de la papauté, lorsque Valla
élevait les premiers doutes sur l'authenticité des décrétales[356],
pouvait-on demander au pape d'aider à son abaissement, de se tuer de ses
propres mains?

[Note 355: Lorsqu'on lui apprit que la France avait déclaré sa
_soustraction d'obédience_, il dit avec beaucoup de dignité:
«Qu'importe? saint Pierre n'avait pas ce royaume dans son obédience.»]

[Note 356: _App._ 154.]

Il faut le dire. Ce n'était pas une question de forme, mais bien de fond
et de vie. Monarchie ou république, l'Église eût été également malade.
Le concile avait-il en lui la vie morale qui manquait au pape? les
réformateurs valaient-ils mieux que le réformé? le chef était gâté, mais
les membres étaient-ils sains? Non, il y avait, dans les uns et dans les
autres, beaucoup de corruption; tout ce qui constituait le pouvoir
spirituel tendait à se matérialiser, à n'être plus _spirituel_. Et cela
venait principalement, nous l'avons dit, de l'absence des idées, du vide
immense qui se trouvait dans les esprits.

C'en était fait de la scolastique. Raimond Lulle l'avait fermée par sa
machine à penser; puis Ockam en refusant la réalité aux universaux, en
replaçant la question au point où l'avait laissée Abailard.

Raimond Lulle pleura aux pieds de son _Arbor_[357], qui finissait la
scolastique. Pétrarque pleura la poésie. Les grands mystiques d'alors
avaient de même le sentiment de la fin. Le quatorzième siècle voit
passer ces derniers génies; chacun d'eux se tait, s'en va, éteignant sa
lumière: il se fait d'épaisses ténèbres.

[Note 357: _App._ 155.]

Il ne faut pas s'étonner si l'esprit humain s'effraye et s'attriste.
L'Église ne le console pas. Cette grande épouse du moyen âge avait
promis de ne pas vieillir, d'être toujours belle et féconde, de
_renouveler_[358] toujours, de sorte qu'elle occupât sans cesse
l'inquiète pensée de l'homme, l'inépuisable activité de son coeur.
Cependant elle avait passé de la jeune vitalité populaire aux
abstractions de l'école, à saint Thomas[359]. Dans sa tendance vers
l'abstrait et le pur, la religion spiritualiste refusait peu à peu tout
autre aliment que la logique. Noble régime, mais sobre, et qui finit par
se composer de négations. Aussi elle allait maigrissant; maigreur au
quatorzième siècle, consomption au quinzième, effrayante figure de
dépérissement et de phtisie, comme vous la voyez, à la face creuse, aux
mains transparentes du _Christ maudissant_ d'Orcagna.

[Note 358: _App._ 156.]

[Note 359: Saint Thomas, comme Albert-le-Grand, fait profession de
partir toujours d'un texte, de commenter, rien de plus. Que sera-ce s'il
est démontré qu'ils n'ont pas eu de texte sérieux, qu'ils ont marché
constamment sur le chemin peu solide, perfide, des traductions les plus
infidèles, et cela sans s'apercevoir que tel prétendu passage
d'Aristote, par exemple, est anti-aristotélique. (Voy. _Renaissance_,
Introduction. 1860.)]

       *       *       *       *       *

Telles étaient les misères de cet âge, ses contradictions. Réduit au
formalisme vide, il y plaçait ses espérances. Gerson croyait tout guérir
en ramenant l'Église aux formes républicaines, au moment même où il se
déclarait contre la liberté dans l'État. L'expérience du concile de Pise
n'avait rien appris. On allait assembler un autre concile à Constance, y
chercher la quadrature du cercle religieux et politique: lier les mains
au chef que l'on reconnaît infaillible, le proclamer supérieur, en se
réservant de le juger au besoin.

Ce tribunal suprême des questions religieuses, devait aussi décider une
grande question de droit. Le parti d'Orléans, celui de Gerson, voulait y
faire condamner la mémoire de Jean Petit, son apologie du duc de
Bourgogne, et proclamer ce principe qu'aucun intérêt, aucune nécessité
politique n'est au-dessus de l'humanité. C'eût été une grande chose, si,
dans l'obscurcissement des idées, on fût revenu aux sentiments de la
nature.

La France semblait tout entière à ces éternels problèmes; on eût dit
qu'elle oubliait le temps, la réalité, sa réforme, son ennemi. Au moment
où l'Anglais allait fondre sur elle, étrange préoccupation, un grand
politique d'alors pense que si le royaume doit craindre, c'est du côté
de l'Allemagne et du duc de Lorraine[360]. Lorsqu'on vint avertir
Jean-sans-Peur que les Anglais, débarqués depuis près de deux mois,
étaient sur le point de livrer à l'armée royale une grande et décisive
bataille, les messagers le trouvèrent dans ses forêts de
Bourgogne[361]. Sous prétexte de la chasse, il s'était rapproché de
Constance, rêvant toujours à Jean Petit et à son vieux crime, inquiet du
jugement que le concile allait rendre, et, en attendant, vivant sous la
tente au milieu des bois, et prêtant l'oreille aux voix des cerfs qui
bramaient la nuit[362].

[Note 360: _App._ 157.]

[Note 361: Peut-être y avait-il moins d'insouciance que de connivence.
On jugera.]

[Note 362: «Le duc de Bourgogne, qui longtemps n'avoit demouré ni
séjourné en son pays de Bourgogne, et qui vouloit bien avoir ses
plaisirs et soullas, se advisa que pour mieux avoir son déduit de la
chasse des cerfs, et les ouyr bruire par nuit, il se logeroit dedans la
forest d'Argilly, qui est grande et lée.» (Lefebvre de Saint-Remy.)]



LIVRE IX



CHAPITRE PREMIER

L'Angleterre, l'État, l'Église.--Azincourt (1415).


Pour comprendre le terrible événement que nous devons raconter,--la
captivité, non du roi, mais du royaume même, la France prisonnière,--il
y a un fait essentiel qu'il ne faut pas perdre de vue:

En France, les deux autorités, l'Église et l'État, étaient divisées
entre elles, et chacune d'elles en soi;

En Angleterre, l'État et l'Église _établie_ étaient parvenus, sous la
maison de Lancastre, à la plus complète union.

Édouard III avait eu l'Église contre lui, et malgré ses victoires, il
avait échoué. Henri V eut l'Église pour lui, et il réussit, il devint
roi de France[363].

[Note 363: Du moins roi de la France du Nord. Il n'eut pas le titre de
roi, étant mort avant Charles VI, mais il le laissa à son fils.]

Cette cause n'est pas la seule, mais c'est la principale, et la moins
remarquée.

L'Église, étant le plus grand propriétaire de l'Angleterre, y avait
aussi la plus grande influence. Au moment où la propriété et la royauté
se trouvèrent d'accord, celle-ci acquit une force irrésistible; elle ne
vainquit pas seulement, elle conquit.

L'Église avait besoin de la royauté. Ses prodigieuses richesses la
mettaient en péril. Elle avait absorbé la meilleure partie des terres;
sans parler d'une foule de propriétés et de revenus divers, des
fondations pieuses, des dîmes, etc., sur les _cinquante-trois mille_
fiefs de chevaliers qui existaient en Angleterre, elle en possédait
_vingt-huit mille_[364]. Cette grande propriété était sans cesse
attaquée au Parlement, et elle n'y était pas représentée, défendue en
proportion de son importance; les membres du clergé n'y étaient plus
appelés que _ad consentiendum_[365].

[Note 364: _App._ 158.]

[Note 365: Ils finirent par n'y plus aller. (Hallam.)]

La royauté, de son côté, ne pouvait se passer de l'appui du grand
propriétaire du royaume, je veux dire du clergé. Elle avait besoin de
son influence, encore plus que de son argent. C'est ce que ne sentirent
ni Édouard Ier ni Édouard III, qui toujours le vexèrent pour de petites
questions de subsides. C'est ce que sentit admirablement la maison de
Lancastre, qui, à son avènement, déclara qu'elle ne demandait à l'Église
«que ses prières[366]».

[Note 366: Turner. Wilkins.]

L'on comprend combien la _royauté_ et la _propriété_ ecclésiastique
avaient besoin de s'entendre, si l'on se rappelle que l'édifice tout
artificiel de l'Angleterre au moyen âge a porté sur deux fictions: un
roi infaillible et inviolable[367], que l'on jugeait pourtant de deux
règnes en deux règnes; d'autre part, une Église non moins inviolable,
qui, au fond, n'étant qu'un grand établissement aristocratique et
territorial sous prétexte de religion, se voyait toujours à la veille
d'être dépouillée, ruinée.

[Note 367: Les Anglais ont porté dans le droit politique ce génie de
fiction que les Romains n'avaient montré que dans le droit civil. M.
Allen, dans son livre sur la _Prérogative royale_, a résumé les
prodigieux tours de force au moyen desquels se jouait cette bizarre
comédie, chacun faisant semblant de confondre le roi et la royauté,
l'homme faillible et l'idée infaillible. De temps en temps la patience
échappait, la confusion cessait et l'abstraction se faisait d'une
manière sanglante; si le roi ne périssait (comme Édouard II, Richard II,
Henri VI et Charles Ier), il était renversé, ou tout au moins humilié,
réduit à l'impuissance (Henri II, Jean, Henri III, Jacques II).]

La maison cadette de Lancastre unit pour la première fois les deux
intérêts en péril; elle associa le roi et l'Église. Ce fut sa
légitimité, le secret de son prodigieux succès. Il faut indiquer,
rapidement du moins, la longue, oblique et souterraine route par où elle
chemina.

Le cadet hait l'aîné, c'est la règle[368], mais nulle part plus
respectueusement qu'en Angleterre, plus sournoisement[369]. Aujourd'hui
il va chercher fortune, le monde lui est ouvert, l'industrie, la mer,
les Indes; au moyen âge, il restait souvent, rampait devant l'aîné,
conspirait[370].

[Note 368: Bien entendu, là où il y a privilège pour l'aîné.]

[Note 369: Ceci est moins vrai depuis que l'Angleterre a créé une
immense propriété _mobilière_, qui se partage selon l'équité. La
propriété _territoriale_ reste assujettie aux lois du moyen âge.--Au
reste, le droit d'aînesse est dans les moeurs, dans les idées même du
peuple. J'ai cité à ce sujet une anecdote très curieuse (t. Ier, à la
fin du livre Ier).--Dès que le père s'enrichit, sa première pensée est:
_Faire un aîné._ À quoi réplique tout bas la pensée du cadet: _Être
indépendant_, _avoir une_ honnête _suffisance_ (to be independent, to
have a competence). Ces deux mots sont le dialogue tacite de la famille
anglaise. _App._ 159.]

[Note 370: Rapprocher l'histoire des trois Glocester du frère du Prince
Noir, du frère d'Henri V et du frère d'Édouard IV.]

Les fils cadets d'Édouard III, Clarence, Lancastre, York, Glocester,
titrés de noms sonores et vides, avaient vu avec désespoir l'aîné,
l'héritier, régner déjà, du vivant de leur père, comme duc d'Aquitaine.
Il fallait que ces cadets périssent, ou régnassent aussi. Clarence alla
aux aventures en Italie, et il y mourut. Glocester troubla l'Angleterre,
jusqu'à ce que son neveu le fît étrangler. Lancastre se fit appeler roi
de Castille, envahit l'Espagne et échoua; puis la France, et il échoua
encore[371]. Alors il se retourna du côté de l'Angleterre.

[Note 371: En 1373.]

Le moment était favorable pour lui. Le mécontentement était au comble.
Depuis les victoires de Créci et de Poitiers, l'Angleterre s'était
méconnue; ce peuple laborieux, distrait une fois de sa tâche naturelle,
l'accumulation de la richesse et le progrès des garanties, était sorti
de son caractère; il ne rêvait que conquêtes, tributs de l'étranger,
exemption d'impôts. Le riche fonds de mauvaise humeur dont la nature les
a doués, fermentait à merveille. Ils s'en prenaient au roi, aux grands,
à tous ceux qui faisaient la guerre en France; c'étaient des traîtres,
des lâches. Les _cokneys_ de Londres, dans leur arrière-boutique,
trouvaient fort mal qu'on ne leur gagnât pas tous les jours des
batailles de Poitiers. «Ô richesse, richesse, dit une ballade anglaise,
réveille-toi donc, reviens dans ce pays[372]!» Cette tendre invocation à
l'argent était le cri national.

[Note 372: «Awake, wealth, and walk in this region...» (Turner.)--La foi
des Anglais dans la toute-puissance de l'argent est naïvement exprimée
dans les dernières paroles du cardinal Winchester; il disait en mourant:
«Comment est-il donc possible que je meure, étant si riche? Quoi!
l'argent ne peut donc rien à cela?» (_Ibid._)]

La France ne rapportant plus rien, il fallut bien que, dans leur idée
fixe de ne rien payer, ils regardassent où ils prendraient. Tous les
yeux se tournèrent vers l'Église. Mais l'Église aussi avait son principe
immuable, le premier article de son credo: De ne rien donner. À toute
demande, elle répondait froidement: «L'Église est trop pauvre.»

Cette pauvre Église ne donnant rien, on songeait à lui enlever tout.
L'homme du roi, Wicleff[373], y poussait; les lollards aussi, par en
bas, obscurément et dans le peuple. Lancastre en fit d'abord autant;
c'était alors le grand chemin de la popularité.

[Note 373: Lewis. Richard II prit Wicleff pour son chapelain. Voy. dans
Walsingham la grande scène où Wicleff est soutenu par les princes et les
grands contre l'évêque et le peuple de Londres.]

J'ai dit ailleurs comment les choses tournèrent, comment ce grand
mouvement entraînant le peuple, et jusqu'aux serfs, toute propriété se
trouva en péril, non plus seulement la propriété ecclésiastique; comment
le jeune Richard II dispersa les serfs, en leur promettant qu'ils
seraient affranchis. Lorsque ceux-ci furent désarmés, et qu'on les
pendait par centaines, le roi déclara pourtant que si les prélats, les
lords et les communes confirmaient l'affranchissement, il le
sanctionnerait. À quoi ils répondirent unanimement: «Plutôt mourir tous
en un jour[374].» Richard n'insista pas; mais l'audacieuse et
révolutionnaire parole qui lui était échappée, ne fut jamais oubliée des
propriétaires, des maîtres de serfs, barons, évêques, abbés. Dès ce
jour, Richard dut périr. Dés lors aussi, Lancastre dut être le candidat
de l'aristocratie et de l'Église.

[Note 374: Turner.]

Il semble qu'il ait préparé patiemment son succès. Des bruits furent
semés, qui le désignaient. Une fois, c'était un prisonnier français qui
aurait dit: «Ah! si vous aviez pour roi le duc de Lancastre, les
Français n'oseraient plus infester vos côtes.» On faisait circuler
d'abbaye en abbaye, et partout, au moyen des frères, une chronique qui
attribuait au duc je ne sais quel droit de succession à la couronne, du
chef d'un fils d'Édouard Ier. Un carme accusa hardiment le duc de
Lancastre de conspirer la mort de Richard; Lancastre nia, obtint que son
accusateur serait provisoirement remis à la garde de lord Holland, et,
la veille du jour où l'imputation devait être examinée, le carme fut
trouvé mort.

Richard travailla lui-même pour Lancastre. Il s'entoura de petites gens,
il fatigua les propriétaires d'emprunts, de vexations; enfin, il commit
le grand crime qui a perdu tant de rois d'Angleterre[375]: il se maria
en France. Il n'y avait qu'un point difficile pour Lancastre et son fils
Derby, c'était de se décider entre les deux partis, entre l'Église
établie et les novateurs. Richard rendit à Derby le service de l'exiler;
c'était le dispenser de choisir. De loin, il devint la pensée de tous;
chacun le désira, le croyant pour soi.

[Note 375: Henri II, Jean, Édouard II, Richard II, Henri VI, Charles
Ier.]

La chose mûre, l'archevêque de Cantorbéry alla chercher Derby en
France[376]. Celui-ci débarqua, déclarant humblement qu'il ne réclamait
rien que le bien de son père. On a vu comment il se trouva forcé de
régner. Alors il prit son parti nettement. Au grand étonnement des
novateurs, parmi lesquels il avait été élevé à Oxford, Henri IV se
déclara le champion de l'Église établie: «Mes prédécesseurs, dit-il aux
prélats, vous appelaient pour vous demander de l'argent. Moi, je viens
vous voir pour réclamer vos prières. Je maintiendrai les libertés de
l'Église; je détruirai, selon mon pouvoir, les hérésies et les
hérétiques[377].»

[Note 376: Il avait été banni par Richard II, et son temporel
confisqué.]

[Note 377: Henri IV, intimement uni aux évêques d'Angleterre, commença
son règne par leur donner des armes contre les trois genres d'ennemis
qu'ils avaient à craindre: 1º contre le _pape_, contre l'invasion du
_clergé étranger_; 2º contre les _moines_ (les moines achetaient des
bulles du pape pour se dispenser de payer la dîme aux évêques); 3º
contre les _hérétiques_. (_Statutes of the Realm._)]

Il y eut un compromis amical entre le roi et l'Église. Elle le sacra,
l'oignit. Lui, il lui livra ses ennemis. Les adversaires des prêtres
furent livrés aux prêtres, pour être jugés, brûlés[378]. Tout le monde
y trouvait son compte. Les biens des lollards étaient confisqués; un
tiers revenait au juge ecclésiastique, un tiers au roi. Le dernier tiers
était donné aux communes où l'on trouverait des hérétiques; c'était un
moyen ingénieux de prévenir leur résistance, de les allécher à la
délation[379].

[Note 378: Les diocésains peuvent faire arrêter ceux qui prêchent ou
_enseignent sans leur autorisation_ et les faire _brûler_ en lieu
apparent et élevé: «In eminenti loco comburi faciant.»--«And them before
the people in an high place do to be _burnt_.» (_Ibid._)]

[Note 379: Turner. En 1430 il n'en était plus ainsi; tout revenait au
roi.]

Les prélats, les barons, n'avaient mis leur homme sur le trône que pour
régner eux-mêmes. Cette royauté qu'ils lui avaient donnée en gros, ils
la lui reprirent en détail. Non contents de faire les lois, ils
s'emparèrent indirectement de l'administration. Ils finirent par nommer
au roi une sorte de conseil de tutelle, sans lequel il ne pouvait rien
faire[380]. Il regretta alors d'avoir livré les lollards; il essaya de
soustraire aux prêtres le jugement des gens de ce parti. Il songeait,
comme Richard II, à chercher un appui chez l'étranger; il voulait marier
son fils en France.

[Note 380: Ces conditions étaient plus humiliantes qu'aucune de celles
qui avaient été imposées à Richard II. Il devait prendre seize
conseillers, se laisser guider uniquement par leurs avis, etc.]

Mais son fils même n'était pas sûr. On a remarqué, non sans apparence de
raison, qu'en Angleterre les aînés aiment moins leurs pères[381]; avant
d'être fils, ils sont héritiers. Le fils de Lancastre était d'autant
plus impatient de porter la couronne à son tour, qu'il avait, par une
victoire, raffermi cette couronne sur la tête de son père. Lui aussi, il
traitait avec les Français[382], mais à part et pour son compte.

[Note 381: «Le droit de primogéniture met de la rudesse dans les
rapports du père au fils aîné. Celui-ci s'habitue à se considérer comme
indépendant; ce qu'il reçoit de ses parents est à ses yeux une dette
plus qu'un bienfait. La mort d'un père, celle d'un frère aîné, dont on
attend l'héritage, sont sur la scène anglaise l'objet de plaisanteries
que l'on applaudit et qui chez nous révolteraient le public.» (Mme de
Staël.)--Je ne puis m'empêcher de rapprocher de ceci le mot de
l'historien romain dans son tableau des proscriptions: «Il y eut
beaucoup de fidélité dans les épouses, assez dans les affranchis,
quelque peu chez les esclaves, _aucune dans les fils_; tant, l'espoir
une fois conçu, il est difficile d'attendre!» (Velleius Paterculus.)]

[Note 382: Le fils négociait avec le parti de Bourgogne, tandis que le
père se rapprochait du parti d'Orléans.]

Ce jeune Henri plaisait au peuple. C'était une svelte et élégante
figure, comme on les trouve volontiers dans les nobles familles
anglaises. C'était un infatigable _fox-hunter_, si leste qu'il pouvait,
disait-on, chasser le daim à pied. Il avait fait longtemps les petites
et rudes guerres des Galles, la chasse aux hommes.

Il se lia aux mécontents, se faufila parmi les lollards, courant leurs
réunions nocturnes, dans les champs[383], dans les hôtelleries. Il se
fit l'ami de leur chef, du brave et dangereux Oldcastle, celui même que
Shakespeare, ennemi des sectaires de tout âge[384], a malicieusement
transformé dans l'ignoble Falstaff. Le père n'ignorait rien. Mais,
enfermer son fils, c'eût été se déclarer contre les lollards, dont il
voulait justement se rapprocher à cette époque. Cependant, ce roi,
malade, lépreux, chaque jour plus solitaire et plus irritable, pouvait
être jeté par ses craintes dans quelque résolution violente. Son fils
cherchait à le rassurer par une affectation de vices et de désordres,
par des folies de jeunesse, adroitement calculées. On dit qu'un jour il
se présenta devant son père couvert d'un habit de satin tout percé
d'oeillets, où les aiguilles tenaient encore par leur fil; il
s'agenouilla devant lui, lui présenta un poignard pour qu'il l'en
perçât, s'il pouvait avoir quelque défiance d'un jeune fol, si
ridiculement habillé.

[Note 383: C'était comme nos écoles _buissonnières_ du seizième siècle.]

[Note 384: Il est dit toutefois dans _Henri V_ que Falstaff parlait
«contre la prostituée de Babylone». _App._ 160.]

Quoi qu'il en soit de cette histoire, le roi ne put s'empêcher de faire
comme s'il se fiait à lui. Pour lui donner patience, il consentit à ce
qu'il entrât au conseil. Mais ce n'était pas encore assez. Le jour de sa
mort, comme il ouvrait les yeux après une courte léthargie, il vit
l'héritier qui mettait la main sur la couronne, posée (selon l'usage)
sur un coussin près du lit du roi. Il l'arrêta, avec cette froide et
triste parole: «Beau fils, quel droit y avez-vous? Votre père n'y eut
pas droit[385].»

[Note 385: Le roi lui demanda pourquoi il emportait sa couronne, et le
prince lui dit: «Monseigneur, voici en présence ceux qui m'avoient donné
à entendre que vous estiez trépassé; et pour ce que _je suis votre fils
aîné_...» (Monstrelet.)]

Dans les derniers temps qui précédèrent son avènement, Henri V avait
tenu une conduite double, qui donnait de l'espoir aux deux partis. D'un
côté, il resta étroitement lié avec Oldcastle[386] avec les lollards. De
l'autre, il se déclara l'ami de l'Église établie, et c'est sans doute
comme tel qu'il finit par présider le conseil. À peine roi, il cessa de
ménager les lollards; il rompit avec ses amis. Il devint l'homme de
l'Église, le prince selon le coeur de Dieu; il prit la gravité
ecclésiastique, «au point, dit le moine historien, qu'il eût servi
d'exemple aux prêtres même[387]».

[Note 386: Tellement que l'archevêque de Cantorbéry hésitait à
l'attaquer, le croyant encore ami du roi. (Walsingham.)]

[Note 387: «Repente mutatus est in virum alterum... cujus mores et
gestus omni conditioni, tam religiosorum quam laïcorum, in exempla
fuere.» (Walsingham.)]

D'abord, il accorda des lois terribles aux seigneurs laïques et
ecclésiastiques, ordonnant aux justices de paix de poursuivre les
serviteurs et gens de travail, qui fuyaient de comté en comté[388]. Une
inquisition régulière fut organisée contre l'hérésie. Le chancelier, le
trésorier, les juges, etc., devaient, en entrant en charge, jurer de
faire toute diligence pour rechercher et détruire les hérétiques. En
même temps le primat d'Angleterre enjoignait aux évêques et archidiacres
de s'enquérir _au moins deux fois par an_ des personnes suspectes
d'hérésie, d'exiger dans chaque commune que trois hommes respectables
déclarassent sous serment s'ils connaissaient des hérétiques, des gens
qui _différassent des autres_ dans leurs vie et habitudes, des gens qui
_tolérassent_ ou reçussent les suspects, des gens qui possédassent des
livres dangereux _en langue anglaise_, etc.

[Note 388: _Statutes of the Realm._]

Le roi, s'associant aux sévérités de l'Église, abandonna lui-même son
vieil ami Oldcastle à l'archevêque de Cantorbéry[389]. Des processions
eurent lieu par ordre du roi, pour chanter les litanies avant les
exécutions.

[Note 389: L'examen d'Oldcastle par l'archevêque est très curieux dans
l'histoire du moine Walsingham; il est impossible de tuer avec plus de
sensibilité; le juge s'attendrit, il pleure; on le plaindrait volontiers
plus que la victime. _App._ 161.]

L'Église frappait, et elle tremblait. Les lollards avaient affiché
qu'ils étaient cent mille en armes. Ils devaient se réunir au champ de
Saint-Gilles, le lendemain de l'Épiphanie. Le roi y alla de nuit et les
attendit avec des troupes: mais ils n'acceptèrent pas la bataille.

Ce champion de l'Église n'avait pas seulement contre lui les ennemis de
l'Église; il avait les siens encore, comme Lancastre, comme usurpateur.
Les uns s'obstinaient à croire que Richard II n'était pas mort. Les
autres disaient que l'héritier légitime était le comte de March; et ils
disaient vrai. Scrop lui-même, le principal conseiller d'Henri, le
confident, l'_homme du coeur_, conspira avec deux autres en faveur du
comte de March.

À cette fermentation intérieure, il n'y avait qu'un remède, la guerre.
Le 16 avril 1415, Henri avait annoncé au Parlement qu'il ferait une
descente en France. Le 29, il ordonna à tous les seigneurs de se tenir
prêts. Le 28 mai, prétendant une invasion imminente des Français, il
écrivit à l'archevêque de Cantorbéry et aux autres prélats, d'_organiser
les gens d'Église pour la défense du royaume_[390]. Trois semaines
après, il ordonna aux chevaliers et écuyers de passer en revue les
hommes capables de porter les armes, de les diviser par compagnies.
L'affaire de Scrop le retardait, mais il complétait ses
préparatifs[391]. Il animait le peuple contre les Français, en faisant
courir le bruit que c'étaient eux qui payaient des traîtres, qui avaient
gagné Scrop, pour déchirer, ruiner le pays[392].

[Note 390: _App._ 162.]

[Note 391: _App._ 163.]

[Note 392: Walsingham y croit. Mais Turner voit très bien que ce n'était
qu'un faux bruit.]

Henri envoya en France deux ambassades coup sur coup, disant qu'il était
roi de France, mais qu'il voulait bien attendre la mort du roi, et en
attendant épouser sa fille, avec toutes les provinces cédées par le
traité de Bretigni; c'était une terrible dot; mais il lui fallait encore
la Normandie, c'est-à-dire le moyen de prendre le reste. Une grande
ambassade[393] vint en réponse lui offrir, au lieu de la Normandie, le
Limousin, en portant la dot de la princesse jusqu'à 850.000 écus d'or.
Alors le roi d'Angleterre demanda que cette somme fût payée comptant.
Cette vaine négociation dura trois mois (13 avril-28 juillet), autant
que les préparatifs d'Henri. Tout étant prêt, il fit donner des présents
considérables aux ambassadeurs et les renvoya, leur disant qu'il allait
les suivre.

[Note 393: Jamais le roi de France n'avait envoyé à celui d'Angleterre
une ambassade aussi solennelle; il y avait douze ambassadeurs, et leur
suite se composait de cinq cent quatre-vingt-douze personnes. (Rymer.)]

Tout le monde en Angleterre avait besoin de la guerre. Le roi en avait
besoin. La branche aînée avait eu ses batailles de Créci et de Poitiers.
La cadette ne pouvait se légitimer que par une bataille.

L'Église en avait besoin, d'abord pour détacher des lollards, une foule
de gens misérables qui n'étaient lollards que faute d'être soldats.
Ensuite, tandis qu'on pillerait la France, on ne songerait pas à piller
l'Église; la terrible question de sécularisation serait ajournée.

Quoi de plus digne aussi de la respectable Église d'Angleterre et qui
pût lui faire plus d'honneur, que de réformer cette France schismatique,
de la châtier fraternellement, de lui faire sentir la verge de Dieu? Ce
jeune roi si dévoué, si pieux, ce David de l'Église établie, était
visiblement l'instrument prédestiné d'une si belle justice.

Tout était difficile avant cette résolution; tout devint facile. Henri,
sûr de sa force, essaya de calmer les haines en faisant réparation au
passé. Il enterra honorablement Richard II. Les partis se turent. Le
Parlement unanime vota pour l'expédition une somme inouïe. Le roi réunit
six mille hommes d'armes, vingt-quatre mille archers, la plus forte
armée que les Anglais eussent eue depuis plus de cinquante ans[394].

[Note 394: Outre les canonniers, ouvriers, etc. Quinze cents bâtiments
de transport. _App._ 164.]

Cette armée, au lieu de s'amuser autour de Calais, aborda directement à
Harfleur, à l'entrée de la Seine. Le point était bien choisi. Harfleur,
devenu ville anglaise, eût été bien autre chose que Calais. Il eût tenu
la Seine ouverte; les Anglais pouvaient dès lors entrer, sortir,
pénétrer jusqu'à Rouen et prendre la Normandie, jusqu'à Paris, prendre
la France peut-être.

L'expédition avait été bien conçue, très bien préparée. Le roi s'était
assuré de la neutralité de Jean-sans-Peur; il avait loué ou acheté huit
cents embarcations en Zélande et en Hollande, pays soumis à l'influence
du duc de Bourgogne, et qui d'ailleurs ont toujours prêté volontiers des
vaisseaux à qui payait bien[395]. Il emporta beaucoup de vivres, dans la
supposition que le pays n'en fournirait pas.

[Note 395: Sous Charles VI, sous Louis XIII, etc.]

D'autre part, l'Église d'Angleterre, de concert avec les communes,
n'oublia rien pour sanctifier l'entreprise; jeûnes, prières,
processions, pèlerinages[396]. Au moment même de l'embarquement on brûla
encore un hérétique. Le roi prit part à tout dévotement. Il emmena bon
nombre de prêtres, particulièrement l'évêque de Norwich, qui lui fut
donné pour principal conseiller.

[Note 396: Les scrupules d'Henri allèrent jusqu'à refuser le service
d'un gentleman qui lui amenait vingt hommes, mais qui avait été moine,
et n'était rentré dans la vie séculière qu'au moyen _d'une dispense du
pape_. Ces dispenses étaient le sujet d'une guerre continuelle entre
Rome et l'Église d'Angleterre.]

Le passage ne fut pas disputé, la France n'avait pas un vaisseau[397];
la descente ne le fut pas non plus, les populations de la côte n'étaient
pas en état de combattre cette grande armée. Mais elles se montrèrent
très hostiles; le duc de Normandie, c'est le premier titre que prit
Henri V, fut mal reçu dans son duché; les villes, les châteaux se
gardèrent; les Anglais n'osaient s'écarter, ils n'étaient maîtres que de
la plage malsaine que couvrait leur camp.

[Note 397: Le roi n'en avait pas; mais plusieurs villes, telles que La
Rochelle, Dieppe, etc., en avaient un assez grand nombre.]

N'oublions pas que notre malheureux pays n'avait plus de gouvernement.
Les deux partis ayant reflué au nord, au midi, le centre était vide;
Paris était las, comme après les grands efforts, le roi fol, le dauphin
malade, le duc de Berri presque octogénaire. Cependant ils envoyèrent le
maréchal de Boucicaut à Rouen, puis ils y amenèrent le roi, pour réunir
la noblesse de l'Île-de-France, de la Normandie et de la Picardie. Les
gentilshommes de cette dernière province reçurent ordre contraire du duc
de Bourgogne[398]; les uns obéirent au roi, les autres au duc;
quelques-uns se joignirent même aux Anglais.

[Note 398: Le serviteur des ducs de Bourgogne, qui depuis fut leur
héraut d'armes, sous le nom de Toison d'Or, avoue ceci expressément: «Y
allèrent à puissance de gens, _jà soit_ (quoique) _le duc de Bourgogne
mandât_ par ses lettres patentes, _que ils ne bougeassent_, et que ne
servissent ni partissent de leurs hostels, jusques à tant qu'il leur
fist sçavoir». (Lefebvre de Saint-Remy.)]

Harfleur fut vaillamment défendu, opiniâtrement attaqué. Une brave
noblesse s'y était jetée. Le siège traîna; les Anglais souffrirent
infiniment sur cette côte humide. Leurs vivres s'étaient gâtés. On était
en septembre, au temps des fruits; ils se jetèrent dessus avidement. La
dyssenterie se mit dans l'armée et emporta les hommes par milliers, non
seulement les soldats, mais les nobles, écuyers, chevaliers, les plus
grands seigneurs, l'évêque même de Norwich. Le jour de la mort de ce
prélat, l'armée anglaise, par respect, interrompit les travaux du siège.

Harfleur n'était pas secouru. Un convoi de poudre envoyé de Rouen fut
pris en chemin. Une autre tentative ne fut pas plus heureuse; des
seigneurs avaient réuni jusqu'à six mille hommes pour surprendre le camp
anglais; leur impétuosité fit tout manquer, ils se découvrirent avant le
moment favorable.

Cependant ceux qui défendaient Harfleur n'en pouvaient plus de fatigue.
Les Anglais ayant ouvert une large brèche, les assiégés avaient élevé
des palissades derrière. On leur brûla cet immense ouvrage, qui fut
trois jours à se consumer. L'Anglais employait un moyen infaillible de
les mettre à bout: c'était de tirer jour et nuit; ils ne dormaient plus.

Ne voyant venir aucun secours, ils finirent par demander deux jours pour
savoir si l'on viendrait à leur aide. «Ce n'est pas assez de deux jours,
dit l'Anglais; vous en aurez quatre.» Il prit des otages, pour être sûr
qu'ils tiendraient leur parole. Il fit bien, car le secours n'étant pas
venu au jour dit, la garnison eût voulu se battre encore. Quelques-uns
même, plutôt que de se rendre, se réfugièrent dans les tours de la côte,
et là ils tinrent dix jours de plus.

Le siège avait duré un mois. Mais ce mois avait été plus meurtrier que
toute l'année qu'Édouard III resta campé devant Calais. Les gens
d'Harfleur avaient, comme ceux de Calais, tout à craindre des
vainqueurs. Un prêtre anglais qui suivait l'expédition nous apprend,
avec une satisfaction visible, par quels délais on prolongea
l'inquiétude et l'humiliation de ces braves gens: «On les amena dans une
tente, et ils se mirent à genoux, mais ils ne virent pas le roi; puis
dans une tente où ils s'agenouillèrent longtemps, mais ils ne virent
pas le roi. En troisième lieu, on les introduisit dans une tente
intérieure, et le roi ne se montra pas encore. Enfin, on les conduisit
au lieu où le roi siégeait. Là ils furent longtemps à genoux, et notre
roi ne leur accorda pas un regard, sinon lorsqu'ils eurent été très
longtemps agenouillés. Alors le roi les regarda, et fit signe au comte
de Dorset de recevoir les clefs de la ville. Les Français furent relevés
et rassurés[399].»

[Note 399: _App._ 165.]

Le roi d'Angleterre, avec ses capitaines, son clergé, son armée, fit son
entrée dans la ville. À la porte, il descendit de cheval et se fit ôter
sa chaussure; il alla, pieds nus, à l'église paroissiale «regrâcier son
Créateur de sa bonne fortune». La ville n'en fut pas mieux traitée; une
bonne partie des bourgeois furent mis à rançon tout comme les gens de
guerre; tous les habitants furent chassés de la ville, les femmes même
et les enfants; on leur laissa cinq sols et leurs jupes[400].

[Note 400: _App._ 166.]

Les vainqueurs, au bout de cette guerre de cinq semaines, étaient déjà
bien découragés. Des trente mille hommes qui étaient partis, il en
restait vingt mille; et il en fallut renvoyer encore cinq mille, qui
étaient blessés, malades ou trop fatigués. Mais, quoique la prise
d'Harfleur fût un grand et important résultat, le roi, qui l'avait
achetée par la perte de tant de soldats, de tant de personnages
éminents, ne pouvait se présenter devant le pays en deuil, s'il ne
relevait les esprits par quelque chose de chevaleresque et de hardi.
D'abord il défia le dauphin à combattre corps à corps. Puis, pour
constater que la France n'osait combattre, il déclara que d'Harfleur il
irait, à travers champs, jusqu'à la ville de Calais[401].

[Note 401: _App._ 167.]

La chose était hardie, elle n'était pas téméraire. On connaissait les
divisions de la noblesse française, les défiances qui l'empêchaient de
se réunir en armes. Si elle n'était pas venue à temps, pendant tout un
grand mois, pour défendre le poste qui couvrait la Seine et tout le
royaume, il y avait à parier qu'elle laisserait bien aux Anglais les
huit jours qu'il leur fallait pour arriver à Calais selon le calcul
d'Henri.

Il lui restait deux mille hommes d'armes, treize mille archers, une
armée leste, robuste; c'étaient ceux qui avaient résisté. Il leur fit
prendre des vivres pour huit jours. D'ailleurs, une fois sorti de
Normandie, il y avait à parier que les capitaines du duc de Bourgogne en
Picardie, en Artois, aideraient à nourrir cette armée, ce qui arriva.
C'était le mois d'octobre, les vendanges se faisaient; le vin ne
manquerait pas; avec du vin, le soldat anglais pouvait aller au bout du
monde.

L'essentiel était de ne pas soulever les populations sur sa route, de ne
pas armer les paysans par des désordres. Le roi fit exécuter à la lettre
les belles ordonnances de Richard II sur la discipline[402]: Défense du
viol et du pillage d'église, sous peine de la potence; défense de crier
_havoc_ (pille!), sous peine d'avoir la tête coupée; même peine contre
celui qui vole un marchand ou vivandier; obéir au capitaine, loger au
logis marqué, sous peine d'être emprisonné et de perdre son cheval, etc.

[Note 402: Règlement de 1386. Voy. Sir Nicolas.]

L'armée anglaise partit d'Harfleur le 8 octobre. Elle traversa le pays
de Caux. Tout était hostile. Arques tira sur les Anglais; mais quand ils
eurent fait la menace de brûler tout le voisinage, la ville fournit la
seule chose qu'on lui demandait, du pain et du vin. Eu fit une furieuse
sortie; même menace, même concession; du pain, du vin, rien de plus.

Sortis enfin de la Normandie, les Anglais arrivèrent le 13 à Abbeville,
comptant passer la Somme à la Blanche-Tache, au lieu même où Édouard III
avait forcé le passage avant la bataille de Créci. Henri V apprit que le
gué était gardé. Des bruits terribles circulaient sur la prodigieuse
armée que les Français rassemblaient; le défi chevaleresque du roi
d'Angleterre avait provoqué la _furie_ française[403]; le duc de
Lorraine, à lui seul, amenait, disait-on, cinquante mille hommes[404].
Le fait est que, quelque diligence que mît la noblesse, celle surtout du
parti d'Orléans, à se rassembler, elle était loin de l'être encore. On
crut utile de tromper Henri V, de lui persuader que le passage était
impossible. Les Français ne craignaient rien tant que de le voir
échapper impunément. Un Gascon, qui appartenait au connétable d'Albret,
fut pris, peut-être se fit prendre; mené au roi d'Angleterre, il affirma
que le passage était gardé et infranchissable. «S'il n'en est ainsi,
dit-il, coupez-moi la tête.» On croit lire la scène où le Gascon Montluc
entraîna le roi et le conseil, et le décida à permettre la bataille de
Cérisoles.

[Note 403: La noblesse était animée par la honte d'avoir laissé prendre
Harfleur. Le Religieux exprime ici avec une extrême amertume le
sentiment national: «La noblesse, dit-il, en fut moquée, sifflée,
chansonnée tout le jour chez les nations étrangères. Avoir sans
résistance laissé le royaume perdre son meilleur et son plus utile port,
avoir laissé prendre honteusement ceux qui s'étaient si bien défendus!»]

[Note 404: _App._ 168.]

Retourner à travers les populations hostiles de la Normandie, c'était
une honte, un danger; forcer le passage du gué était difficile, mais
peut-être encore possible. Lefebvre de Saint-Remy dit lui-même que les
Français étaient loin d'être prêts. Le troisième parti, c'était de
s'engager dans les terres, en remontant la Somme jusqu'à ce qu'on
trouvât un passage. Ce parti eût été le plus hasardeux des trois, si les
Anglais n'eussent eu intelligence dans le pays. Mais il ne faut pas
perdre de vue que, depuis 1406, la Picardie était sous l'influence du
duc de Bourgogne; qu'il y avait nombre de vassaux, que les capitaines
des villes devaient craindre de lui déplaire, et qu'il venait de leur
défendre d'armer contre les Anglais. Ceux-ci, venus sur les vaisseaux de
Hollande et de Zélande, avaient dans leurs rangs des gens du Hainaut;
des Picards s'y joignirent, et peut-être les guidèrent[405].

[Note 405: _App._ 169.]

L'armée, peu instruite des facilités qu'elle trouverait dans cette
entreprise si téméraire en apparence, s'éloigna de la mer avec
inquiétude. Les Anglais étaient partis le 9 d'Harfleur; le 13, ils
commencèrent à remonter la Somme. Le 14, ils envoyèrent un détachement
pour essayer le passage de Pont-de-Remy; mais ce détachement fut
repoussé; le 15, ils trouvèrent que le passage de Pont-Audemer était
gardé aussi. Huit jours étaient écoulés au 17, depuis le départ
d'Harfleur, mais au lieu d'être à Calais, ils se trouvaient près
d'Amiens. Les plus fermes commençaient à porter la tête basse; ils se
recommandaient de tout leur coeur à saint Georges et à la sainte Vierge.
Après tout, les vivres ne manquaient pas. Ils trouvaient à chaque
station du pain et du vin; à Boves, qui était au duc de Bourgogne, le
vin les attendait en telle quantité que le roi craignit qu'ils ne
s'enivrassent.

Près de Nesles, les paysans refusèrent les vivres et s'enfuirent. La
Providence secourut encore les Anglais. Un homme du pays vint dire[406]
qu'en traversant un marais, ils trouveraient un gué dans la rivière.
C'était un passage long, dangereux, auquel on ne passait guère. Le roi
avait ordonné au capitaine de Saint-Quentin de détruire le gué, et même
d'y planter des pieux, mais il n'en avait rien fait.

[Note 406: _App._ 170.]

Les Anglais ne perdirent pas un moment. Pour faciliter le passage, ils
abattirent les maisons voisines, jetèrent sur l'eau des portes, des
fenêtres, des échelles, tout ce qu'ils trouvaient. Il leur fallut tout
un jour; les Français avaient une belle occasion de les attaquer dans ce
long passage.

Ce fut seulement le lendemain, dimanche 20 octobre, que le roi
d'Angleterre reçut enfin le défi du duc d'Orléans, du duc de Bourbon et
du connétable d'Albret. Ces princes n'avaient pas perdu de temps, mais
ils avaient trouvé tous les obstacles que pouvait rencontrer un parti
qui se portait seul pour défenseur du royaume. En un mois, ils avaient
entraîné jusqu'à Abbeville toute la noblesse du Midi, du Centre. Ils
avaient forcé l'indécision du conseil royal et les peurs du duc de
Berri. Ce vieux duc voulait d'abord que les partis d'Orléans et de
Bourgogne envoyassent chacun cinq cents lances seulement[407]; mais ceux
d'Orléans vinrent tous. Ensuite se souvenant de Poitiers, où il s'était
sauvé jadis, il voulait qu'on évitât la bataille, que du moins le roi et
le dauphin se gardassent bien d'y aller. Il obtint ce dernier point;
mais la bataille fut décidée. Sur trente-cinq conseillers, il s'en
trouva cinq contre, trente pour. C'était au fond le sentiment national;
il fallait, dût-on être battu, faire preuve de coeur, ne pas laisser
l'Anglais s'en aller rire à nos dépens après cette longue promenade.
Nombre de gentilshommes des Pays-Bas voulurent nous servir de seconds
dans ce grand duel. Ceux du Hainaut, du Brabant, de Zélande, de Hollande
même si éloignés, et que la chose ne touchait en rien, vinrent combattre
dans nos rangs, malgré le duc de Bourgogne.

[Note 407: _App._ 171.]

D'Abbeville, l'armée des princes avait de son côté remonté la Somme
jusqu'à Péronne, pour disputer le passage. Sachant qu'Henri était passé,
ils lui envoyèrent demander, selon les us de la chevalerie, jour et lieu
pour la bataille, et quelle route il voulait tenir. L'Anglais répondit,
avec une simplicité digne, qu'il allait droit à Calais, qu'il n'entrait
dans aucune ville, qu'ainsi on le trouverait toujours en plein champ, à
la grâce de Dieu. À quoi il ajouta: «Nous engageons nos ennemis à ne pas
nous fermer la route et à éviter l'effusion du sang chrétien.»

De l'autre côté de la Somme, les Anglais se virent vraiment en pays
ennemi. Le pain manqua; ils ne mangèrent pendant huit jours que de la
viande, des oeufs, du beurre, enfin ce qu'ils purent trouver. Les
princes avaient dévasté la campagne, rompu les routes. L'armée anglaise
fut obligée, pour les logements, de se diviser entre plusieurs villages.
C'était encore une occasion pour les Français: ils n'en profitèrent pas.
Préoccupés uniquement de faire une belle bataille, ils laissaient
l'ennemi venir tout à son aise. Ils s'assemblaient plus loin, près du
château d'Azincourt, dans un lieu où la route de Calais se resserrant
entre Azincourt et Tramecourt, le roi serait obligé, pour passer, de
livrer bataille.

Le jeudi 24 octobre, les Anglais ayant passé Blangy[408] apprirent que
les Français étaient tout près et crurent qu'ils allaient attaquer. Les
gens d'armes descendirent de cheval, et tous, se mettant à genoux,
levant les mains au ciel, prièrent Dieu de les prendre en sa garde.
Cependant il n'y eut rien encore; le connétable n'était pas arrivé à
l'armée française. Les Anglais allèrent loger à Maisoncelle, se
rapprochant d'Azincourt. Henri V se débarrassa de ses prisonniers. «Si
vos maîtres survivent, dit-il, vous vous représenterez à Calais.»

[Note 408: «Comme il fut dit au roy d'Angleterre que il avoit passé son
logis, il s'arrêta et dit: «Jà Dieu ne plaise, entendu que j'ai la cotte
d'armes vestue, que je dois retourner arrière.» Et passa outre».
(Lefebvre.)]

Enfin ils découvrirent l'immense armée française, ses feux, ses
bannières. Il y avait, au jugement du témoin oculaire, quatorze mille
hommes d'armes, en tout peut-être cinquante mille hommes; trois fois
plus que n'en comptaient les Anglais[409]. Ceux-ci avaient onze ou douze
mille hommes, de quinze mille qu'ils avaient emmenés d'Harfleur; dix
mille au moins, sur ce nombre, étaient des archers.

[Note 409: _App._ 172.]

Le premier qui vint avertir le roi, le Gallois[410] David Gam, comme on
lui demandait ce que les Français pouvaient avoir d'hommes, répondit
avec le ton léger et vantard des Gallois: «Assez pour être tués, assez
pour être pris, assez pour fuir[411].» Un Anglais, sir Walter
Hungerford, ne put s'empêcher d'observer qu'il n'eût pas été inutile de
faire venir dix mille bons archers de plus; il y en avait tant en
Angleterre qui n'auraient pas mieux demandé. Mais le roi dit
sévèrement: «Par le nom de Notre-Seigneur, je ne voudrais pas un homme
de plus. Le nombre que nous avons, c'est le nombre qu'il a voulu; ces
gens placent leur confiance dans leur multitude, et moi dans Celui qui
fit vaincre si souvent Judas Macchabée.»

[Note 410: Henri avait des Gallois et des Portugais. On a vu déjà qu'il
avait des gens du Hainaut.]

[Note 411: Powel, Turner.]

Les Anglais, ayant encore une nuit à eux, l'employèrent utilement à se
préparer, à soigner l'âme et le corps, autant qu'il se pouvait. D'abord
ils roulèrent les bannières, de peur de la pluie, mirent bas et plièrent
les belles cottes d'armes qu'ils avaient endossées pour combattre. Puis,
afin de passer confortablement cette froide nuit d'octobre, ils
ouvrirent leurs malles et mirent sous eux de la paille qu'ils envoyaient
chercher aux villages voisins. Les hommes d'armes remettaient des
aiguillettes à leurs armures, les archers des cordes neuves aux arcs.
Ils avaient depuis plusieurs jours taillé, aiguisé les pieux qu'ils
plantaient ordinairement devant eux pour arrêter la gendarmerie. Tout en
préparant la victoire, ces braves gens songeaient au salut; ils se
mettaient en règle du côté de Dieu et de la conscience. Ils se
confessaient à la hâte, ceux du moins que les prêtres pouvaient
expédier. Tout cela se faisait sans bruit, tout bas. Le roi avait
ordonné le silence, sous peine, pour les gentlemen, de perdre leur
cheval, et pour les autres l'oreille droite.

Du côté des Français, c'était autre chose. On s'occupait à faire des
chevaliers. Partout de grands feux qui montraient tout à l'ennemi: un
bruit confus de gens qui criaient, s'appelaient, un vacarme de valets et
de pages. Beaucoup de gentilshommes passèrent la nuit dans leurs
lourdes armures, à cheval, sans doute pour ne pas les salir dans la
boue; boue profonde, pluie froide; ils étaient morfondus. Encore, s'il y
avait eu de la musique[412]... Les chevaux même étaient tristes; pas un
ne hennissait... À ce fâcheux augure, joignez les souvenirs; Azincourt
n'est pas loin de Créci.

[Note 412: Lefebvre de Saint-Remy.]

Le matin du 25 octobre 1415, jour de saint Crépin et saint Crépinien, le
roi d'Angleterre entendit, selon sa coutume, trois messes[413], tout
armé, tête nue. Puis il se fit mettre en tête un magnifique bassinet où
se trouvait une couronne d'or, cerclée, fermée, impériale. Il monta un
petit cheval gris, sans éperons, fit avancer son armée sur un champ de
jeunes blés verts, où le terrain était moins défoncé par la pluie, toute
l'armée en un corps, au centre les quelques lances qu'il avait,
flanquées de masses d'archers; puis il alla tout le long au pas, disant
quelques paroles brèves: «Vous avez bonne cause, je ne suis venu que
pour demander mon droit... Souvenez-vous que vous êtes de la vieille
Angleterre; que vos parents, vos femmes et vos enfants vous attendent
là-bas; il faut avoir un beau retour. Les rois d'Angleterre ont toujours
fait de belle besogne en France... Gardez l'honneur de la Couronne;
gardez-vous vous-mêmes. Les Français disent qu'ils feront couper trois
doigts de la main à tous les archers.»

[Note 413: «Car il avoit coustume d'en oyr chascun jour, trois l'une
après l'autre.» (Jehan de Vaurin, ms.)]

Le terrain était en si mauvais état que personne ne se souciait
d'attaquer. Le roi d'Angleterre fit parler aux Français. Il offrait de
renoncer au titre de roi de France et de rendre Harfleur, pourvu qu'on
lui donnât la Guyenne, un peu arrondie, le Ponthieu, une fille du roi et
huit cent mille écus. Ce parlementage entre les deux armées ne diminua
pas, comme on eût pu le croire, la fermeté anglaise; pendant ce temps,
les archers assuraient leurs pieux.

Les deux armées faisaient un étrange contraste. Du côté des Français,
trois escadrons énormes, comme trois forêts de lances, qui, dans cette
plaine étroite, se succédaient à la file et s'étiraient en profondeur;
au front, le connétable, les princes, les ducs d'Orléans, de Bar et
d'Alençon, les comtes de Nevers, d'Eu, de Richemont, de Vendôme, une
foule de seigneurs, une iris éblouissante d'armures émaillées,
d'écussons, de bannières, les chevaux bizarrement déguisés dans l'acier
et dans l'or. Les Français avaient aussi des archers, des gens des
communes[414]; mais où les mettre? Les places étaient comptées, personne
n'eût donné la sienne[415]; ces gens auraient fait tache en si noble
assemblée. Il y avait des canons, mais il ne paraît pas qu'on s'en soit
servi; probablement il n'y eut pas non plus de place pour eux.

[Note 414: Quatre mille archers, sans compter de nombreuses milices, les
Parisiens avaient offert six mille hommes armés; on n'en voulut pas. Un
chevalier dit à cette occasion: «Qu'avons-nous besoin de ces ouvriers?
nous sommes déjà _trois_ fois plus nombreux que les Anglais.» Le
Religieux remarque qu'on fit la même faute à Courtrai, à Poitiers et à
Nicopolis, et il ajoute des réflexions, hardies pour le temps.]

[Note 415: Tous, dit le Religieux, voulaient être à l'avant-garde: «Cum
singuli anti-guardiam poscerent conducendam... essetque inde exorta
_verbalis controversia_, tandem tamen unanimiter (proh dolor!)
concluserunt ut omnes in prima fronte locarentur.»--C'est ainsi que le
grand-père de Mirabeau nous apprend qu'au pont de Cassano les officiers
furent au moment de tirer l'épée les uns contre les autres, tous voulant
être les premiers au combat. (_Mémoires des Mirabeau._)]

L'armée anglaise n'était pas belle. Les archers n'avaient pas d'armure,
souvent pas de souliers; ils étaient pauvrement coiffés de cuir bouilli,
d'osier même avec une croisure de fer; les cognées et les haches,
pendues à leur ceinture, leur donnaient un air de charpentiers.
Plusieurs de ces bons ouvriers avaient baissé leurs chausses, pour être
à l'aise et bien travailler, pour bander l'arc d'abord[416], puis pour
manier la hache, quand ils pourraient sortir de leur enceinte de pieux,
et charpenter ces masses immobiles.

[Note 416: Les archers anglais poussaient l'arc avec le bras gauche,
ceux de France tiraient la corde avec le bras droit; chez ceux-ci
c'était le bras gauche, chez ceux-là le bras droit qui restait immobile.
M. Gilpin attribue à cette différence de procédé celle d'expression dans
les deux langues: _tirer de l'arc_, en français; _bander l'arc_, en
anglais.]

Un fait bizarre, incroyable, et pourtant certain, c'est qu'en effet
l'armée française ne put bouger, ni pour combattre, ni pour fuir.
L'arrière-garde seule échappa.

Au moment décisif, lorsque le vieux Thomas de Herpinghem, ayant rangé
l'armée anglaise, jeta son bâton en l'air en disant: «Now strike[417]!»,
lorsque les Anglais eurent répondu par un formidable cri de dix mille
hommes, l'armée française resta encore immobile à leur grand étonnement.
Chevaux et chevaliers, tous parurent enchantés, ou morts dans leurs
armures. Dans la réalité, c'est que ces grands chevaux de combat, sous
la charge de leur pesant cavalier, de leur vaste caparaçon de fer,
s'étaient profondément enfoncés des quatre pieds dans les terres fortes;
ils y étaient parfaitement établis, et ils ne s'en dépêtrèrent que pour
avancer quelque peu au pas.

[Note 417: «Maintenant, frappe!» (Monstrelet.)]

Tel est l'aveu des historiens du parti anglais, aveu modeste qui fait
honneur à leur probité.

Lefebvre, Jean de Vaurin et Walsingham[418] disent expressément que le
champ n'était qu'une boue visqueuse. «La place estoit molle et effondrée
des chevaux, en telle manière que à grant peine se pouvoient ravoir hors
de la terre, tant elle estoit molle.»

[Note 418: Les fantassins même avaient peine à marcher: «Propter soli
mollitiem... per campum lutosum.» (Walsingham.)]

«D'autre part, dit encore Lefebvre, les Franchois estoient si chargés de
harnois qu'ils ne pouvoient aller avant. Premièrement, estoient chargés
de cottes d'acier, longues, passants les genoux et moult pesantes, et
pardessous harnois de jambes, et pardessus blancs harnois, et de plus
bachinets de caruail... Ils étoient si pressés l'un de l'autre, qu'ils
ne pouvoient lever leurs bras pour férir les ennemis, sinon aucuns qui
estoient au front.»

Un autre historien du parti anglais nous apprend que les Français
étaient rangés sur une profondeur de trente-deux hommes, tandis que les
Anglais n'avaient que quatre rangs[419]. Cette profondeur énorme des
Français ne leur servait à rien; leurs trente-deux rangs étaient tous,
ou presque tous, de cavaliers; la plupart, loin de pouvoir agir, ne
voyaient même pas l'action; les Anglais agirent tous. Des cinquante
mille Français, deux ou trois mille seulement purent combattre les onze
mille Anglais, ou du moins l'auraient pu, si leurs chevaux s'étaient
tirés de la boue.

[Note 419: Titus Livius.]

Les archers anglais, pour réveiller ces inertes masses, leur dardèrent,
avec une extrême roideur, dix mille traits au visage. Les cavaliers de
fer baissèrent la tête, autrement les traits auraient pénétré par les
visières des casques. Alors des deux ailes, de Tramecourt, d'Azincourt,
s'ébranlèrent lourdement à grand renfort d'éperons, deux escadrons
français; ils étaient conduits par deux excellents hommes d'armes,
messire Clignet de Brabant, et messire Guillaume de Saveuse. Le premier
escadron, venant de Tramecourt, fut inopinément criblé en flanc par un
corps d'archers cachés dans le bois[420]; ni l'un ni l'autre escadron
n'arriva.

[Note 420: Monstrelet.--Quelques-uns disaient aussi que le roi
d'Angleterre avait envoyé des archers derrière l'armée française; mais
les témoins oculaires affirment le contraire.]

De douze cents hommes qui exécutaient cette charge, il n'y en avait plus
cent vingt, quand ils vinrent heurter aux pieux des Anglais. La plupart
avaient chu en route, hommes et chevaux, en pleine boue. Et plût au ciel
que tous eussent tombé; mais les autres, dont les chevaux étaient
blessés, ne purent plus gouverner ces bêtes furieuses, qui revinrent se
ruer sur les rangs français. L'avant-garde, bien loin de pouvoir
s'ouvrir pour les laisser passer, était, comme on l'a vu, serrée à ne
pas se mouvoir. On peut juger des accidents terribles qui eurent lieu
dans cette masse compacte, les chevaux s'effrayant, reculant,
s'étouffant, jetant leurs cavaliers, ou les froissant dans leurs armures
entre le fer et le fer.

Alors survinrent les Anglais. Laissant leur enceinte de pieux, jetant
arcs et flèches, ils vinrent, fort à leur aise, avec les haches, les
cognées, les lourdes épées et les massues plombées[421], démolir cette
montagne d'hommes et de chevaux confondus. Avec le temps, ils vinrent à
bout de nettoyer l'avant-garde, et entrèrent, leur roi en tête, dans la
seconde bataille.

[Note 421: _App._ 173.]

C'est peut-être à ce moment que dix-huit gentilshommes français seraient
venus fondre sur le roi d'Angleterre. Ils avaient fait voeu, dit-on, de
mourir ou de lui abattre sa couronne; un d'eux en détacha un fleuron;
tous y périrent. Cet _on dit_ ne suffit pas aux historiens; ils l'ornent
encore, ils en font une scène homérique où le roi combat sur le corps de
son frère blessé, comme Achille sur celui de Patrocle. Puis, c'est le
duc d'Alençon, _commandant de l'armée française_, qui tue le duc d'York
et fend la couronne du roi. Bientôt entouré, il se rend; Henri lui tend
la main; mais déjà il était tué[422].

[Note 422: _App._ 174.]

Ce qui est plus certain, c'est qu'à ce second moment de la bataille, le
duc de Brabant arrivait en hâte. C'était le propre frère du duc de
Bourgogne; il semble être venu là pour laver l'honneur de la famille. Il
arrivait bien tard, mais encore à temps pour mourir. Le brave prince
avait laissé tous les siens derrière lui, il n'avait pas même vêtu sa
cotte d'armes; au défaut, il prit sa bannière, y fit un trou, y passa la
tête, et se jeta, à travers les Anglais, qui le tuèrent au moment même.

Restait l'arrière-garde, qui ne tarda pas à se dissiper. Une foule de
cavaliers français, démontés, mais relevés par les valets, s'étaient
tirés de la bataille et rendus aux Anglais. En ce moment, on vient dire
au roi qu'un corps français pille ses bagages, et d'autre part il voit
dans l'arrière-garde des Bretons ou Gascons qui faisaient mine de
revenir sur lui. Il eut un moment de crainte, surtout voyant les siens
embarrassés de tant de prisonniers; il ordonna à l'instant que chaque
homme eût à tuer le sien. Pas un n'obéissait; ces soldats, sans chausses
ni souliers, qui se voyaient en main les plus grands seigneurs de France
et croyaient avoir fait fortune, on leur ordonnait de se ruiner... Alors
le roi désigna deux cents hommes pour servir de bourreaux. Ce fut, dit
l'historien, un spectacle effroyable de voir ces pauvres gens désarmés à
qui on venait de donner parole, et qui, de sang-froid furent égorgés,
décapités, taillés en pièces!... L'alarme n'était rien. C'étaient des
pillards du voisinage, des gens d'Azincourt, qui, malgré le duc de
Bourgogne leur maître, avaient profité de l'occasion; il les en punit
sévèrement[423], quoiqu'ils eussent tiré du butin une riche épée pour
son fils.

[Note 423: C'est justement de l'historien bourguignon que nous tenons ce
détail. (Monstrelet.)]

La bataille finie, les archers se hâtèrent de dépouiller les morts,
tandis qu'ils étaient encore tièdes. Beaucoup furent tirés vivants de
dessous les cadavres, entre autres le duc d'Orléans. Le lendemain, au
départ, le vainqueur prit ou tua ce qui pouvait rester en vie[424].

[Note 424: _App._ 175.]

«C'était pitoyable chose à voir, la grant noblesse qui là avoit été
occise, lesquels étoient desjà tout nuds comme ceux qui naissent de
niens.» Un prêtre anglais n'en fut pas moins touché. «Si cette vue,
dit-il, excitait compassion et componction en nous qui étions étrangers
et passant par le pays, quel deuil était-ce donc pour les natifs
habitants! Ah! puisse la nation française venir à paix et union avec
l'anglaise, et s'éloigner de ses iniquités et de ses mauvaises voies!»
Puis la dureté prévaut sur la compassion, et il ajoute: «En attendant,
que leur faute retombe sur leur tête[425].»

[Note 425: «Let his grief be turned upon his head.» (Ms., Sir Nicolas.)]

Les Anglais avaient perdu seize cents hommes, les Français dix mille,
presque tous gentilshommes, cent vingt seigneurs ayant bannière. La
liste occupe six grandes pages dans Monstrelet. D'abord sept princes
(Brabant, Nevers, Albret[426], Alençon, les trois de Bar), puis des
seigneurs sans nombre, Dampierre, Vaudemont, Marle, Roussy, Salm,
Dammartin, etc., etc., les baillis du Vermandois, de Mâcon, de Sens, de
Senlis, de Caen, de Meaux, un brave archevêque, celui de Sens, Montaigu,
qui se battit comme un lion.

[Note 426: Le connétable fut très heureux en cela; sa mort répondit à
ceux qui l'accusaient de trahir. _App._ 176.]

Le fils du duc de Bourgogne fit à tous les morts qui restaient nus sur
le champ de bataille la charité d'une fosse. On mesura vingt-cinq verges
carrées de terre, et dans cette fosse énorme l'on descendit tous ceux
qui n'avaient pas été enlevés; de compte fait, cinq mille huit cents
hommes. La terre fut bénie, et autour on planta une forte haie d'épines,
de crainte des loups[427].

[Note 427: _App._ 177.]

Il n'y eut que quinze cents prisonniers, les vainqueurs ayant tué, comme
on a dit, ce qui remuait encore. Ces prisonniers n'étaient rien moins
que les ducs d'Orléans et de Bourbon, le comte d'Eu, le comte de
Vendôme, le comte de Richemont, le maréchal de Boucicaut, messire
Jacques d'Harcourt, messire Jean de Craon, etc. Ce fut toute une colonie
française transportée en Angleterre.

Après la bataille de la Meloria, perdue par les Pisans, on disait:
«Voulez-vous voir Pise, allez à Gênes.» On eût pu dire après Azincourt:
«Voulez-vous voir la France, allez à Londres.»

Ces prisonniers étaient entre les mains des soldats. Le roi fit une
bonne affaire; il les acheta à bas prix, et en tira d'énormes
rançons[428]. En attendant ils furent tenus de très près. Henri ne se
piqua point d'imiter la courtoisie du Prince Noir.

[Note 428: Le Religieux.]

La veuve d'Henri IV, veuve en premières noces du duc de Bretagne, eut
le malheur de revoir à Londres son fils Arthur prisonnier. Dans cette
triste entrevue, elle avait mis à sa place une dame qu'Arthur prit pour
sa mère. Le coeur maternel en fut brisé. «Malheureux enfant, dit-elle,
ne me reconnais-tu donc pas?» On les sépara. Le roi ne permit pas de
communication entre la mère et le fils[429].

[Note 429: _Mémoire d'Artus III._]

Le plus dur pour les prisonniers, ce fut de subir le sermon de ce roi
des prêtres[430], d'endurer ses moralités, ses humilités. Immédiatement
après la bataille, parmi les cadavres et les blessés, il fit venir
Montjoie, le héraut de France, et dit: «Ce n'est pas nous qui avons fait
cette occision, c'est Dieu, pour les péchés des Français.» Puis il
demanda gravement à qui la victoire devait être attribuée, au roi de
France ou à lui? «À vous, monseigneur», répondit le héraut de
France[431].

[Note 430: «Princeps presbyterorum.» (Walsingham.)]

[Note 431: Monstrelet.]

Prenant ensuite son chemin vers Calais, il ordonna, dans une halte,
qu'on envoyât du pain et du vin au duc d'Orléans, et, comme on vint lui
dire que le prisonnier ne prenait rien, il y alla, et lui dit: «Beau
cousin, comment vous va?--Bien, monseigneur.--D'où vient que vous ne
voulez ni boire ni manger?--Il est vrai, je jeûne.--Beau cousin, ne
prenez souci; je sais bien que si Dieu m'a fait la grâce de gagner la
bataille sur les Français, ce n'est pas que j'en sois digne; mais c'est,
je le crois fermement, qu'il a voulu les punir. Au fait, il n'y a pas à
s'en étonner, si ce qu'on m'en raconte est vrai; on dit que jamais il
ne s'est vu tant de désordres, de voluptés, de péchés et de mauvais
vices qu'on en voit aujourd'hui en France. C'est pitié de l'ouïr, et
horreur pour les écoutants. Si Dieu en est courroucé ce n'est pas
merveille[432].»

[Note 432: Lefebvre de Saint-Remy.]

Était-il donc bien sûr que l'Angleterre fût chargée de punir la France?
La France était-elle si complètement abandonnée de Dieu, qu'il lui
fallût cette discipline anglaise et ces charitables enseignements?

Un témoin oculaire dit qu'un moment avant la bataille il vit, des rangs
anglais, un touchant spectacle dans l'autre armée. Les Français de tous
les partis se jetèrent dans les bras les uns des autres et se
pardonnèrent; ils rompirent le pain ensemble. De ce moment, ajoute-t-il,
la haine se changea en amour[433].

[Note 433: _Idem._]

Je ne vois point que les Anglais se soient réconciliés[434]. Ils se
confessèrent; chacun se mit en règle, sans s'inquiéter des autres.

[Note 434: Et pourtant il s'en fallait bien qu'ils fussent de même
parti, il y avait certainement des partisans de Mortimer et des
partisans de Lancastre, des lollards et des orthodoxes.]

Cette armée anglaise semble avoir été une honnête armée, rangée,
régulière. Ni jeu, ni filles, ni jurements. On voit à peine vraiment de
quoi ils se confessaient.

Lesquels moururent en meilleur état? Desquels aurions-nous voulu
être?... Le fils du duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, que son père
empêcha d'aller joindre les Français, disait encore quarante ans après:
«Je ne me console point de n'avoir pas été à Azincourt, pour vivre ou
mourir[435].»

[Note 435: «Et ce... j'ai ouï dire au comte de Charolois, depuis que il
avoit atteint l'âge de soixante-sept ans.» (Lefebvre de Saint-Remy.)]

L'excellence du caractère français, qui parut si bien à cette triste
bataille, est noblement avouée par l'Anglais Walsingham dans une autre
circonstance: «Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et que
ses soldats mouraient de faim, ils demandèrent un sauf-conduit, et
passèrent dans le camp des Castillans, où il y avait beaucoup de
Français auxiliaires. Ceux-ci furent touchés de la misère des Anglais;
ils les traitèrent avec humanité et ils les nourrirent[436].» Il n'y a
rien à ajouter à un tel fait.

[Note 436: _App._ 178.]

J'y ajouterais pourtant volontiers des vers charmants, pleins de bonté
et de douceur d'âme[437], que le duc d'Orléans, prisonnier vingt-cinq
ans en Angleterre, adresse en partant à une famille anglaise qui l'avait
gardé[438]. Sa captivité dura presque autant que sa vie. Tant que les
Anglais purent croire qu'il avait chance d'arriver au trône, ils ne
voulurent jamais lui permettre de se racheter. Placé d'abord dans le
château de Windsor avec ses compagnons, il en fut bientôt séparé pour
être renfermé dans la prison de Pomfret; sombre et sinistre prison, qui
n'avait pas coutume de rendre ceux qu'elle recevait; témoin Richard II.

[Note 437: _App._ 179.]

[Note 438: Mon très bon hôte et ma très doulce hôtesse...]

Il y passa de longues années, traité honorablement[439], sévèrement,
sans compagnie, sans distraction; tout au plus la chasse au faucon[440],
chasse de dames, qui se faisait ordinairement à pied, et presque sans
changer de place. C'était un triste amusement dans ce pays d'ennui et de
brouillard, où il ne faut pas moins que toutes les agitations de la vie
sociale et les plus violents exercices, pour faire oublier la monotonie
d'un sol sans accident, d'un climat sans saison, d'un ciel sans soleil.

[Note 439: _App._ 180.]

[Note 440: Il y avait d'autres poètes parmi les prisonniers d'Azincourt,
entre autres le maréchal Boucicaut.]

Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours un rayon du soleil
de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises
que nous ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre Béranger du
quinzième siècle[441], tenu si longtemps en cage, n'en chanta que mieux.

[Note 441: _App._ 181.]

C'est un Béranger un peu faible, peut-être, mais sans amertume, sans
vulgarité, toujours bienveillant, aimable, gracieux; une douce gaieté
qui ne passe jamais le sourire; et ce sourire est près des larmes[442].
On dirait que c'est pour cela que ces pièces sont si petites; souvent il
s'arrête à temps, sentant les larmes venir... Viennent-elles, elles ne
durent guère, pas plus qu'une ondée d'avril.

[Note 442: _App._ 182.]

Le plus souvent c'est, en effet, un chant d'avril et d'alouette[443].
La voix n'est ni forte, ni soutenue, ni profondément passionnée[444].
C'est l'alouette, rien de plus[445]. Ce n'est pas le rossignol.

[Note 443: César, qui était poète aussi, et qui avait tant d'esprit,
appela sa légion gauloise l'_alouette_ (alauda), la chanteuse...]

[Note 444: Il y a pourtant un vif mouvement de passion dans les vers
suivants:

  Dieu! qu'il la fait bon regarder,
  La gracieuse, bonne et belle!
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
  Qui se pourroit d'elle lasser?
  Tous jours sa beauté renouvelle.
  Dieu! qu'il la fait bon regarder,
  La gracieuse, bonne et belle!
  Par deçà, ni delà la mer,
  Ne scays dame ni demoyselle
  Qui soit en tout bien parfait telle.
  C'est un songe que d'y penser!
  Dieu! qu'il la fait bon regarder.

               (CHARLES D'ORLÉANS.)       _App._ 183.]

[Note 445: _App._ 184.]

Telle fut en général notre primitive et naturelle France, un peu légère
peut-être pour le sérieux d'aujourd'hui. Telle elle fut en poésie comme
elle est en vins, en femmes. Ceux de nos vins que le monde aime et
recherche comme français ne sont, il est vrai, qu'un souffle, mais c'est
un souffle d'esprit. La beauté française, non plus, n'est pas facile à
bien saisir; ce n'est ni le beau sang anglais, ni la régularité
italienne; quoi donc? le mouvement, la grâce, le je ne sais quoi, tous
les jolis riens.

Autre temps, autre poésie. N'importe; celle-là subsiste; rien, en ce
genre, ne l'a surpassée. Naguère encore, lorsque ces chants étaient
oubliés eux-mêmes, il a suffi, pour nous ravir, d'une faible imitation,
d'un infidèle et lointain écho[446].

[Note 446: Peu m'importe de savoir l'auteur des vers de Clotilde de
Surville; il me suffît de savoir que Lamartine, très jeune, les avait
retenus par coeur. Personne n'ignore maintenant que le second volume est
l'ouvrage de l'ingénieux Nodier.]

Quelque blasés que vous soyez par tant de livres et d'événements,
quelque préoccupés des profondes littératures des nations étrangères, de
leur puissante musique, gardez, Français d'aujourd'hui, gardez toujours
bon souvenir à ces aimables poésies, à ces doux chants de vos pères dans
lesquels ils ont exprimé leurs joies, leurs amours, à ces chants qui
touchèrent le coeur de vos mères et dont vous-mêmes êtes nés...

       *       *       *       *       *

Je me suis écarté, ce semble; mais je devais ceci au poète, au
prisonnier. Je devais, après cet immense malheur, dire aussi que les
vaincus étaient moins dignes de mépris que les vainqueurs ne l'ont
cru... Peut-être encore, au milieu de cette docile imitation des moeurs
et des idées anglaises qui gagne chaque jour[447], peut-être est-ce
chose utile de réclamer en faveur de la vieille France, qui s'en est
allée... Où est-elle, cette France du moyen âge et de la Renaissance, de
Charles d'Orléans, de Froissart?... Villon se le demandait déjà en vers
plus mélancoliques qu'on n'eût attendu d'un si joyeux enfant de Paris:

  «Dites-moi en quel pays
   Est Flora, la belle Romaine?
   Où est la très sage Héloïs?...
   La reine Blanche, comme un lis,
   Qui chantoit à voix de Sirène?
   ... Et Jeanne, la bonne Lorraine
   Qu'Anglais brûlèrent à Rouen?
   . . . . . . . . . . . . . .
   Où sont-ils, Vierge souveraine?
   --«Mais où sont les neiges d'antan?»

[Note 447: Perlin s'en plaignait déjà au seizième siècle: «Il me
desplaît que ces vilains estans en leur pays nous crachent à la face, et
eulx estans à la France, on les honore et révère comme petits dieux.»
(1558.)]



CHAPITRE II

Mort du connétable d'Armagnac; mort du duc de Bourgogne. Henri V
(1416-1422).


Deux hommes n'avaient pas été à la bataille d'Azincourt, les chefs des
deux partis, le duc de Bourgogne, le comte d'Armagnac. Tous deux
s'étaient réservés.

Le roi d'Angleterre leur rendit service; il tua non seulement leurs
ennemis, mais aussi leurs amis, leurs rivaux dans chaque faction.
Désormais la place était nette, la partie entre eux seuls; les deux
corbeaux vinrent s'abattre sur le champ de bataille et jouir des morts.

Il s'agissait de savoir qui aurait Paris. Le duc de Bourgogne, qui
gardait, depuis le mois de juillet, une armée de Bourguignons, de
Lorrains et de Savoyards, prit seulement dix mille chevaux, et galopa
droit à Paris. Il n'arriva pourtant pas à temps; la place était prise.

Armagnac était dans la ville avec six mille Gascons. Il tenait dans ses
mains, avec Paris, le roi et le dauphin. Il prit l'épée de connétable.

Le duc de Bourgogne resta à Lagny, faisant tous les jours dire à ses
partisans qu'il allait venir, leur assurant que c'était lui qui avait
défendu les passages de la Somme contre les Anglais, espérant que Paris
finirait par se déclarer. Il resta ainsi deux mois et demi à Lagny. Les
Parisiens finirent par l'appeler «Jean de Lagny qui n'a hâte». Il
emporta ce sobriquet.

Armagnac resta maître de Paris, et d'autant plus maître que tous ceux
qui l'y avaient appelé moururent en quelques mois, le duc de Berri, le
roi de Sicile, le dauphin[448]. Le second fils du roi devenait dauphin,
et le duc de Bourgogne, près de qui il avait été élevé, croyait
gouverner en son nom. Mais ce second dauphin mourut, et un troisième
encore vingt-cinq jours après. Le quatrième dauphin vécut; il était ce
qu'il fallait au connétable: il était enfant.

[Note 448: _App._ 185.]

Armagnac, si bien servi par la mort, se trouva roi un moment. Le royaume
en péril avait besoin d'un homme. Armagnac était un méchant homme et
capable de tout, mais enfin c'était, on ne peut le nier, un homme de
tête et de main[449].

[Note 449: Le Religieux de Saint-Denis est dès ce moment tout Armagnac;
c'est un grand témoignage en faveur de ce parti, qui était en effet
celui de la défense nationale.]

Les Anglais faisaient des triomphes, des processions, chantaient des
_Te Deum_[450]; ils parlaient d'aller au printemps prendre possession de
leur ville de Paris. Et tout à coup ils apprennent qu'Harfleur est
assiégé. Après cette terrible bataille, qui avait mis si bas les
courages, Armagnac eut l'audace d'entreprendre ce grand siège.

[Note 450: Et des ballades. _App._ 186.]

D'abord il crut surprendre la place. Il quitta Paris, dont il était si
peu sûr; c'était risquer Paris pour Harfleur. Il y alla de sa personne
avec une troupe de gentilshommes; ils lâchèrent pied, et il les fit
pendre comme vilains.

Harfleur ne pouvait être attaqué avec avantage que par mer; il fallait
des vaisseaux. Armagnac s'adressa aux Génois; ceux-ci, qui venaient de
chasser les Français de Gênes, n'acceptèrent pas moins l'argent de
France et fournirent toute une flotte, neuf grandes galères, des
carraques pour les machines de siège, trois cents embarcations de toute
grandeur, cinq mille archers génois ou catalans. Ces Génois se battirent
bravement avec leurs galères de la Méditerranée contre les gros
vaisseaux de l'Océan. Une première flotte qu'envoyèrent les Anglais fut
repoussée.

Avec quel argent Armagnac soutenait-il cette énorme dépense? La plus
grande partie du royaume ne lui payait rien. Il n'avait guère que Paris
et ses propres fiefs du Languedoc et de Gascogne. Il suça et pressura
Paris.

Le Bourguignon y était très fort; une grande conspiration se fit pour
l'y introduire. Le chef était un chanoine boiteux, frère du dernier
évêque[451], Armagnac découvrit tout. Le chanoine, en manteau violet,
fut promené dans un tombereau, puis muré, au pain et à l'eau. On publia
que les condamnés avaient voulu tuer le roi et le dauphin. Il y eut
nombre d'exécutions, de noyades. Armagnac, qui savait quelle confiance
il pouvait mettre dans le peuple de Paris, organisa une police rapide,
terrible, à l'italienne; il faisait aussi, disait-on, la guerre à la
lombarde. Défense de se baigner à la Seine, pour qu'on n'allât pas
compter les noyés; on sait qu'il était défendu à Venise de nager dans le
canal Orfano.

[Note 451: À en croire l'historien même du parti bourguignon, le
chanoine et les autres conjurés voulaient massacrer les princes «le jour
de Pasques, après dyner.» (Monstrelet.)]

Le Parlement fut purgé, le Châtelet, l'Université, trois ou quatre cents
bourgeois mis hors de Paris, et tous envoyés du côté d'Orléans. La
reine, qui négociait sous main avec le Bourguignon, fut transportée
prisonnière à Tours, et l'un de ses amants jeté à la rivière[452].

[Note 452: «Messire Loys Bourdon allant de Paris au bois (de
Vincennes)... en passant assez près du Roy, lui fist la révérence, et
passa outre assez legièrement... (on l'arrêta). Et après, par le
commandement du Roy, fut questionné, puis fut mis en un sacq de cuir et
gecté en Saine; sur lequel sacq avoit escript: _Laissez passer la
justice du Roy._» (Lefebvre de Saint-Remy.)]

Armagnac ôta aux bourgeois les chaînes des rues; il les désarma. Il
supprima la grande boucherie, en fit quatre, pour quatre quartiers; plus
de bouchers héréditaires; tout homme capable put s'élever au rang de
boucher.

Pour n'avoir plus leurs armes, les bourgeois n'étaient pas quittes de
la guerre[453]. On les obligeait de se cotiser de manière qu'à trois ils
fournissent un homme d'armes. Eux-mêmes, on les envoyait travailler aux
fortifications, curer les fossés, chacun tous les cinq jours.

[Note 453: «Et pour loger les gens des capitaines armagnacs furent les
povres gens boutés hors de leurs maisons, et à grant prière et à grant
peine avoient-ils le couvert de leur ostel, et cette laronaille
couchoient en leurs licts.» (_Journal du Bourgeois._)]

Ordre à toute maison de s'approvisionner de blé; pour attirer les
vivres, Armagnac supprima l'octroi. En récompense, les autres taxes
furent payées deux fois dans l'année. Les bourgeois furent obligés
d'acheter tout le sel des greniers publics à prix forcé et comptant,
sinon des garnisaires. Paris succombait à payer seul les dépenses du roi
et du royaume.

La position du duc de Bourgogne était plus facile à coup sûr que celle
du connétable. Il envoyait dans les grandes villes des gens qui, au nom
du roi et du dauphin, défendaient de payer l'impôt. Abbeville, Amiens,
Auxerre, reçurent cette défense avec reconnaissance et s'y conformèrent
avec empressement. Armagnac craignait que Rouen n'en fît autant, et
voulait y envoyer des troupes; mais, plutôt que de recevoir les Gascons,
Rouen tua son bailli et ferma ses portes[454].

[Note 454: _App._ 187.]

Le duc de Bourgogne vint tâter Paris, qui n'aurait pas mieux demandé que
d'être quitte du connétable. Mais celui-ci tint bon. Le duc de
Bourgogne, ne pouvant entrer, augmenta du moins la fermentation par la
rareté des vivres; il ne laissait plus rien venir ni de Rouen ni de la
Beauce. Les chanoines mêmes, dit l'historien, furent obligés de mettre
bas leur cuisine. Le roi, revenant à lui et apprenant que c'étaient les
Bourguignons qui rendaient ses repas si maigres, disait au connétable:
«Que ne chassez-vous ces gens-là!»

Le duc de Bourgogne, ne pouvant blesser directement son ennemi, lui
porta indirectement un grand coup. Il enleva la reine de Tours; elle
déclara qu'elle était régente et qu'elle défendait de payer les taxes.
Cette défense circula non seulement dans le Nord, mais dans le Midi, en
Languedoc. Cela devait tuer Armagnac; il ne lui restait que Paris, Paris
ruiné, affamé, furieux.

Le roi d'Angleterre n'avait pas à se presser; les Français faisaient sa
besogne; ils suffisaient bien à ruiner la France. Fier de la neutralité,
de l'amitié secrète des ducs de Bourgogne et de Bretagne, négociant
toujours avec les Armagnacs, il eut le bon esprit d'attendre et de ne
pas venir à Paris. Il fit sagement, politiquement, la conquête de la
Normandie, de la basse Normandie d'abord, puis de la haute, Caen en
1417, Rouen en 1418.

Armagnac ne pouvait s'opposer à rien. Il avait assez de peine à contenir
Paris; le duc de Bourgogne campait à Montrouge. Henri V put sans
inquiétude faire le siège de cette importante ville de Caen. C'était dès
lors un grand marché, un grand centre d'agriculture. Une telle ville
eût résisté, si elle eût eu le moindre secours. Aussi, tout en
l'attaquant, il envoyait proposer la paix a Paris. Il parlait de paix et
faisait la guerre. Au milieu de cette négociation, on apprit qu'il était
maître de Caen, qu'il en avait chassé toute la population, hommes,
femmes et enfants, en tout vingt-cinq mille âmes, que cette capitale de
la basse Normandie était devenue une ville anglaise, aussi bien
qu'Harfleur et Calais.

La Normandie devait nourrir les Anglais pendant cette lente conquête.
Aussi Henri V, avec une remarquable sagesse, y assura autant qu'il put
l'ordre, la continuation du travail de l'agriculture. Il fit respecter
les femmes, les églises, les prêtres, les faux prêtres même (il y avait
une foule de paysans qui se tonsuraient)[455]. Tout ce qui se soumettait
était protégé; tout ce qui résistait était puni. Aux prises de ville, il
n'y avait point de violence; mais le roi exceptait ordinairement de la
capitulation quelques-uns des assiégés à qui il faisait couper la tête,
comme ayant résisté à leur souverain légitime, roi de France et duc de
Normandie[456].

[Note 455: Walsingham.]

[Note 456: _App._ 188.]

Le roi d'Angleterre faisait si paisiblement cette promenade militaire,
qu'il ne craignit pas de partager son armée en quatre corps, pour mener
plusieurs sièges à la fois. Que pouvait-il craindre, en effet, lorsque
le seul prince français qui fût puissant, le duc de Bourgogne, était son
ami?

L'unique affaire de celui-ci était la perte du connétable d'Armagnac.
Elle ne pouvait manquer d'arriver; il avait mangé ses dernières
ressources; il en' était à fondre les châsses des saints[457]. Ses
Gascons, n'étant plus payés, disparaissaient peu à peu; il n'en avait
plus que trois mille. Il fallait qu'il employât les bourgeois à faire le
guet, ces bourgeois qui le détestaient pour tant de causes, comme
Gascon, comme brigand, comme schismatique[458]. Le Bourgeois de Paris
dit expressément qu'il croit que cet «Arminac est un diable en fourrure
d'homme».

[Note 457: Il le fit avec ménagement, déclarant que c'était un emprunt,
et assignant un revenu pour remplacer les châsses. Néanmoins les moines
de Saint-Denis lui déclarèrent que ce serait _dans leurs chroniques_ une
tache pour ce règne: «Opprobrium sempiternum... si redigeretur in
chronicis...» (Le Religieux.)]

[Note 458: Armagnac persévérait dans son attachement au vieux pape du
duc d'Orléans, au pape des Pyrénées, à l'Aragonais Pedro de Luna (Benoît
XIII), condamné par les conciles de Pise et de Constance. _App._ 189.]

Le duc de Bourgogne offrait la paix. Les Parisiens crurent un moment
l'avoir. Le roi, le dauphin consentaient. Le peuple criait déjà
Noël[459]. Le connétable seul s'y opposa; il sentait bien qu'il n'y
avait pas de paix pour lui, que ce serait seulement remettre le roi
entre les mains du duc de Bourgogne. Cette joie trompée jeta le peuple
dans une rage muette.

[Note 459: Depuis longtemps, c'était l'unique voeu du peuple: «Vivat,
vivat, qui dominari poterit! dum pax...» (Le Religieux.)--Pendant le
massacre de 1418, on criait de même: «Fiat pax!»]

Un certain Perrinet Leclerc[460], marchand de fer au Petit-Pont, qui
avait été maltraité par les Armagnacs, s'associa quelques mauvais
sujets, et prenant les clefs sous le chevet de son père qui gardait la
porte Saint-Germain, il ouvrit aux Bourguignons. Le sire de L'Île-Adam
entra avec huit cents chevaliers; quatre cents bourgeois s'y joignirent.
Ils s'emparèrent du roi et de la ville. Les gens du dauphin le sauvèrent
dans la Bastille. De là, leurs capitaines, le Gascon Barbazan, et les
Bretons Rieux et Tannegui Duchâtel osèrent, quelques jours après,
rentrer dans Paris pour reprendre le roi; mais le roi était bien gardé
au Louvre; L'Île-Adam les combattit dans les rues, le peuple se mit
contre eux, et les écrasa des fenêtres.

[Note 460: «Jeunes compagnons du moyen estat et de légère volonté, qui
autrefois avoient été punis pour leurs démérites.» (Monstrelet.)]

Le connétable d'Armagnac, qui s'était caché chez un maçon, fut livré et
emprisonné avec les principaux de son parti. Alors rentrèrent dans la
ville les ennemis des Armagnacs, et avec eux une foule de pillards. Tous
ceux qu'on disait Armagnacs furent rançonnés de maison en maison. Les
grands seigneurs bourguignons, s'y opposèrent d'autant moins,
qu'eux-mêmes prenaient tant qu'ils pouvaient.

Ces revenants étaient justement les bouchers, les proscrits, les gens
ruinés, ceux dont les femmes avaient été menées à Orléans (fort mal
menées) par les sergents d'Armagnac. Ils arrivaient furieux, maigres,
pâles de famine. Dieu sait en quel état ils retrouvaient leurs maisons.

On disait à chaque instant que les Armagnacs rentraient dans la ville
pour délivrer les leurs. Il n'y avait pas de nuit qu'on ne fût éveillé
en sursaut par le tocsin. À ces continuelles alarmes joignez la rareté
des vivres; ils ne venaient qu'à grand'peine. Les Anglais tenaient la
Seine; ils assiégeaient le Pont-de-l'Arche.

La nuit du dimanche 12 juin, un Lambert, potier d'étain, commença à
pousser le peuple au massacre des prisonniers. C'était, disait-il, le
seul moyen d'en finir; autrement, pour de l'argent, ils trouveraient
moyen d'échapper[461]. Ces furieux coururent d'abord aux prisons de
l'hôtel de ville. Les seigneurs bourguignons, L'Île-Adam, Luxembourg et
Fosseuse, vinrent essayer de les arrêter; mais, quand ils sévirent un
millier de gentilshommes devant une masse de quarante mille hommes
armés, ils ne surent dire autre chose, sinon: «Enfants, vous faites
bien.» La tour du Palais fut forcée, la prison Saint-Éloi, le grand
Châtelet, où les prisonniers essayèrent de se défendre, puis
Saint-Martin, Saint-Magloire et le Temple. Au petit Châtelet, ils firent
l'appel des prisonniers; à mesure qu'ils passaient le guichet, on les
égorgeait.

[Note 461: _App._ 190.]

Ce massacre ne peut se comparer aux 2 et 3 septembre. Ce ne fut pas une
exécution par des bouchers à tant par jour. Ce fut un vrai massacre
populaire, exécuté par une populace en furie. Ils tuaient tout, au
hasard, même les prisonniers pour dettes. Deux présidents du Parlement,
d'autres magistrats périrent, des évêques même. Cependant, à Saint-Éloi,
trouvant l'abbé de Saint-Denis qui disait la messe aux prisonniers, et
tenait l'hostie, ils le menacèrent, brandirent sur lui le couteau; mais,
comme il ne lâcha point le corps du Christ, ils n'osèrent pas le tuer.

Seize cents personnes périrent du dimanche matin au lundi matin[462].
Tout ne fut pas aux prisons; on tua aussi dans les rues; si l'on voyait
passer son ennemi, on n'avait qu'à crier à l'Armagnac, il était mort.
Une femme grosse fut éventrée; elle resta nue dans la rue, et comme on
voyait l'enfant remuer, la canaille disait autour: «Vois donc, ce petit
chien remue encore.» Mais personne n'osa le prendre. Les prêtres du
parti bourguignon ne baptisaient pas les petits Armagnacs, afin qu'ils
fussent damnés.

[Note 462: _App._ 191.]

Les enfants des rues jouaient avec les cadavres. Le corps du
connétable et d'autres restèrent trois jours dans le palais, à la
risée des passants. Ils s'étaient avisés de lui lever dans le dos
une bande de peau, afin que lui aussi il portât sa bande blanche
d'Armagnac. La puanteur força enfin de jeter tous les débris dans
des tombereaux, puis, sans prêtres ni prières, dans une fosse
ouverte au Marché-aux-Pourceaux[463].

[Note 463: «En une fosse nommée la Louvière...» (Lefebvre de
Saint-Remy.)]

Les gens du Bourguignon, effrayés eux-mêmes, le pressaient fort de venir
à Paris. Il y fit en effet son entrée avec la reine. Ce fut une grande
joie pour le peuple; ils criaient de toutes leurs forces: «Vive le roi!
vive la reine! vive le duc! vive la paix!»

La paix ne vint pas, les vivres non plus. Les Anglais tenaient la
rivière par en bas, par en haut les Armagnacs étaient maîtres de Melun.
Une sorte d'épidémie commença dans Paris et les campagnes voisines, qui
emporta cinquante mille hommes. Ils se laissaient mourir; l'abattement
était extrême, après la fureur. Les meurtriers surtout ne résistèrent
pas: ils repoussaient les consolations, les sacrements; sept ou huit
cents moururent à l'Hôtel-Dieu, désespérés. On en vit un courir les rues
en criant: «Je suis damné!» Et il se jeta dans un puits la tête la
première.

D'autres pensèrent tout au contraire que, si les choses allaient si mal,
c'est qu'on n'avait pas assez tué. Il se trouva, non seulement parmi les
bouchers, mais dans l'Université même, des gens qui criaient en chaire
qu'il n'y avait pas de justice à attendre des princes, qu'ils allaient
mettre les prisonniers à rançon et les relâcher aigris et plus méchants
encore.

Le 21 août, par une extrême chaleur, un formidable rassemblement
s'ébranle vers les prisons, une foule à pied, entête la mort même à
cheval[464], le bourreau de Paris, Capeluche. Cette masse va fondre au
grand Châtelet; les prisonniers se défendent, du consentement des
geôliers. Mais les assassins entrent par le toit; tout est tué,
prisonniers et geôliers. Même scène au petit Châtelet[465]. Puis, les
voilà devant la Bastille. Le duc de Bourgogne y vient, sans troupes,
voulant rester à tout prix le favori de la populace; il les prie
honnêtement de se retirer, leur dit de bonnes paroles. Mais rien
n'opérait. Il avait beau montrer de la confiance, de la bonhomie, se
faire petit, jusqu'à toucher dans la main au chef (le chef c'était le
bourreau). Il en fut pour cette honte. Tout ce qu'il obtint, ce fut une
promesse démener les prisonniers au Châtelet; alors il les livra.
Arrivés au Châtelet, les prisonniers y trouvèrent d'autres gens du
peuple qui n'avaient rien promis et qui les massacrèrent.

[Note 464: «Solus equester.» (Religieux.)]

[Note 465: _App._ 192.]

Le duc de Bourgogne avait joué là un triste rôle. Il fut enragé de
s'être ainsi avili. Il engagea les massacreurs à aller assiéger les
Armagnacs à Montlhéry pour rouvrir la route aux blés de la Beauce. Puis
il fit fermer la porte derrière eux et couper la tête à Capeluche. En
même temps, pour consoler le parti, il fait décapiter quelques
magistrats armagnacs.

Ce Capeluche, qui paya si cher l'honneur d'avoir touché la main d'un
prince du sang, était un homme original dans son métier, point furieux,
et qui se piquait de tuer par principe et avec intelligence. Il tira un
bourgeois du massacre au péril de sa vie[466]. Quand il lui fallut
franchir le pas à son tour, il montra à son valet comment il devait s'y
prendre[467].

[Note 466: Le Religieux.]

[Note 467: _Journal du Bourgeois._]

Le duc de Bourgogne, en devenant maître de Paris, avait succédé à tous
les embarras du connétable d'Armagnac. Il lui fallait à son tour
gouverner la grande ville, la nourrir, l'approvisionner; cela ne pouvait
se faire qu'en tenant les Armagnacs et les Anglais à distance,
c'est-à-dire en faisant la guerre, en rétablissant les taxes qu'il
venait de supprimer, en perdant sa popularité.

Le rôle équivoque qu'il avait joué si longtemps, accusant les autres de
trahison, tandis qu'il trahissait, ce rôle devait finir. Les Anglais
remontant la Seine, menaçant Paris, il fallait lâcher Paris, ou les
combattre. Mais, avec son éternelle tergiversation et sa duplicité, il
avait énervé son propre parti; il ne pouvait plus rien ni pour la paix,
ni pour la guerre. Juste jugement de Dieu; son succès l'avait perdu; il
était entré, tête baissée, dans une longue et sombre impasse, où il n'y
avait plus moyen d'avancer, ni de reculer.

Le peuple de Rouen, de Paris, qui l'avait appelé, était Bourguignon sans
doute et ennemi des Armagnacs, mais encore plus des Anglais. Il
s'étonnait, dans sa simplicité, de voir que ce bon duc ne fit rien
contre l'ennemi du royaume. Ses plus chauds partisans commençaient à
dire «qu'il était en toutes ses besognes le plus long homme qu'on pût
trouver[468]». Cependant que pouvait-il faire? Appeler les Flamands? un
traité tout récent avec l'Anglais ne le lui permettait pas[469]. Les
Bourguignons? ils avaient assez à faire de se garder contre les
Armagnacs. Ceux-ci tenaient tout le centre: Sens, Moret, Créci,
Compiègne, Montlhéry, un cercle de villes autour de Paris, Meaux et
Melun, c'est-à-dire la Marne et la haute Seine. Tout ce dont il put
disposer, sans dégarnir Paris, il l'envoya à Rouen; c'était quatre mille
cavaliers.

[Note 468: _Journal du Bourgeois._]

[Note 469: _App._ 193.]

On pouvait prévoir de longue date que Rouen serait investi. Henri V
s'en était approché avec une extrême lenteur. Non content d'avoir
derrière lui deux grandes colonies anglaises, Harfleur et Caen, il avait
complété la conquête de la basse Normandie par la prise de Falaise, de
Vire, de Saint-Lô, de Coutances et d'Évreux. Il tenait la Seine, non
seulement par Harfleur, mais par le Pont-de-l'Arche. Il avait déjà
rétabli un peu d'ordre, rassuré les gens d'Église, invité les absents à
revenir, leur promettant appui, et déclarant qu'autrement il disposerait
de leurs terres ou de leurs bénéfices. Il rouvrit l'Échiquier et les
autres tribunaux, et leur donna pour président suprême son grand
trésorier de Normandie. Il réduisit presque à rien l'impôt du sel, «en
l'honneur de la sainte Vierge[470]».

[Note 470: Rymer.]

Peu de rois avaient été plus heureux à la guerre, mais la guerre était
son moindre moyen. Henri V était, ses actes en témoignent, un esprit
politique, un homme d'ordre, d'administration, et en même temps de
diplomatie. Il avançait lentement, parlementant toujours, exploitant
toutes les peurs, tous les intérêts, profitant à merveille de la
dissolution profonde du pays auquel il avait à faire, fascinant de sa
ruse, de sa force, de son invincible fortune, des esprits vacillants qui
n'avaient plus rien où se prendre, ni principe ni espoir; personne en ce
malheureux pays ne se fiait plus à personne, tous se méprisaient
eux-mêmes.

Il négociait infatigablement, toujours, avec tous; avec ses prisonniers
d'abord, c'était le plus facile. Les tenant sous sa main, tristement,
durement, il eut bon marché de leur fermeté.

Chacun des princes n'eut au commencement qu'un serviteur français[471].
Du reste honorablement, bon lit, sans doute bonne table; mais le besoin
d'activité n'en était que plus grand; ils se mouraient d'ennui. Chaque
fois que le roi d'Angleterre revenait dans son île, il faisait visite «à
ses cousins d'Orléans et de Bourbon»; il leur parlait amicalement,
confidentiellement. Une fois il leur disait: «Je vais rentrer en
campagne; et pour cette fois, je n'y épargne rien; je m'y retrouverai
toujours; les Français en feront les frais.» Une autre fois, prenant un
air triste: «Je m'en vais bientôt à Paris... C'est dommage, c'est un
brave peuple. Mais que faire? le courage ne peut rien, s'il y a
division[472].»

[Note 471: _App._ 194.]

[Note 472: «Ut communiter dicitur, divisa virtus cito dilabitur.»
(Religieux.)]

Ces confidences amicales étaient faites pour désespérer les prisonniers.
Ce n'étaient pas des Régulus. Ils obtinrent d'envoyer en leur nom le duc
de Bourbon pour décider le roi de France à faire la paix au plus vite,
en passant par toutes les conditions d'Henri; qu'autrement ils se
feraient Anglais et lui rendraient hommage pour toutes leurs
terres[473].

[Note 473: Rymer, 27 janvier 1417.]

C'était un terrible dissolvant, une puissante contagion de
découragement, que ces prisonniers d'Azincourt qui venaient prêcher la
soumission à tout prix. Cela aidait aux négociations qu'Henri menait de
front avec tous les princes de France. Dès l'ouverture de la campagne,
au mois de mars 1418, il renouvela les trêves avec la Flandre et le duc
de Bourgogne. En juillet, il en signa une pour la Guyenne; le 4 août, il
prorogea la trêve avec le duc de Bretagne. Il accueillait avec la même
complaisance les sollicitations de la reine de Sicile, comtesse d'Anjou
et du Maine. Ce roi pacifique n'avait rien plus à coeur que d'éviter
l'effusion du sang chrétien. Tout en accordant des trêves particulières,
il écoutait les propositions continuelles de paix générale que les deux
partis lui faisaient; il prêtait impartialement une oreille au dauphin,
l'autre au duc de Bourgogne, mais il n'en était pas tellement préoccupé
qu'il ne mît la main sur Rouen.

Dès la fin de juin, il avait fait battre la campagne, de sorte que les
moissons ne pussent arriver à Rouen et que la ville ne fût point
approvisionnée. Il avait importé pour cela huit mille Irlandais, presque
nus, des sauvages, qui n'étaient ni armés ni montés, mais qui, allant
partout à pied, sur de petits chevaux de montagne, sur des vaches,
mangeaient ou prenaient tout. Ils enlevaient les petits enfants pour
qu'on les rachetât. Le paysan était désespéré[474].

[Note 474: «Un de leurs pieds chaussé et l'autre nud, sans avoir
braies... prenoient petits enfants en berceaux... montoient sur vaches,
portant lesdits petits enfants...» (Monstrelet)]

Quinze mille hommes de milice dans Rouen, quatre mille cavaliers, en
tout peut-être soixante mille âmes: c'était tout un peuple à nourrir.
Henri, sachant bien qu'il n'avait rien à craindre ni des Armagnacs
dispersés, ni du duc de Bourgogne, qui venait de lui demander encore une
trêve pour la Flandre, ne craignit pas de diviser son armée en huit ou
neuf corps, de manière à embrasser la vaste enceinte de Rouen. Ces corps
communiquaient par des tranchées qui les abritaient du boulet; vers la
campagne, ils étaient défendus d'une surprise par des fossés profonds
revêtus d'épines. Toute l'Angleterre y était, les frères du roi:
Glocester, Clarence, son connétable Cornwall, son amiral Dorset, son
grand négociateur Warwick, chacun à une porte.

Il s'attendait à une résistance opiniâtre; son attente fut surpassée. Un
vigoureux levain cabochien fermentait à Rouen. Le chef des arbalétriers,
Alain Blanchard[475], et les autres chefs rouennais semblent avoir été
liés avec le carme Pavilly, l'orateur de Paris en 1413. Le Pavilly de
Rouen était le chanoine Delivet. Ces hommes défendirent Rouen pendant
sept mois, tinrent sept mois en échec cette grande armée anglaise. Le
peuple et le clergé rivalisèrent d'ardeur; les prêtres excommuniaient,
le peuple combattait; il ne se contentait pas de garder ses murailles;
il allait chercher les Anglais, il sortait en masse, «et non par une
porte, ni par deux, ni par trois, mais à la fois par toutes les
portes[476]».

[Note 475: _App._ 195.]

[Note 476: _App._ 196.]

La résistance de Rouen eût été peut-être plus longue encore, si pendant
qu'elle combattait, elle n'eût eu une révolution dans ses murs. La
ville était pleine de nobles et croyait être trahie par eux. Déjà en
1415, les voyant faire si peu de résistance aux Anglais descendus en
Normandie, le peuple s'était soulevé et avait tué le bailli armagnac.
Les nobles bourguignons n'inspirèrent pas plus de confiance[477]. Le
peuple crut toujours qu'ils le trahissaient. Dans une sortie, les gens
de Rouen attaquant les retranchements des Anglais, apprennent que le
pont sur lequel ils doivent repasser vient d'être scié en dessous. Ils
accusèrent leur capitaine, le sire de Bouteiller. Celui-ci ne justifia
que trop ces accusations après la reddition de la ville; il se fit
Anglais et reçut des fiefs de son nouveau maître.

[Note 477: _App._ 197.]

Les gens de Rouen ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la famine.
Ils parvinrent à faire passer un de leurs prêtres jusqu'à Paris. Ce
prêtre fut amené devant le roi par le carme Pavilly, qui parla pour lui;
puis l'homme de Rouen prononça ces paroles solennelles: «Très excellent
prince et seigneur, il m'est enjoint de par les habitants de la ville de
Rouen de crier contre vous, et aussi contre vous, sire de Bourgogne, qui
avez le gouvernement du roi et de son royaume, _le grand haro_, lequel
signifie l'oppression qu'ils ont des Anglais; ils vous mandent et font
savoir par moi, que si, par faute de votre secours, il convient qu'ils
soient sujets au roi d'Angleterre, vous n'aurez en tout le monde pires
ennemis qu'eux, et s'ils peuvent, ils détruiront vous et votre
génération[478].»

[Note 478: Monstrelet.]

Le duc de Bourgogne promit qu'il enverrait du secours. Le secours ne fut
autre chose qu'une ambassade. Les Anglais la reçurent, comme à
l'ordinaire, volontiers; cela servait toujours à énerver et à endormir.
Ambassade du duc de Bourgogne au Pont-de-l'Arche, ambassade du dauphin à
Alençon.

Outre les cessions immenses du traité de Bretigni, le duc de Bourgogne
offrait la Normandie; le dauphin proposait, non la Normandie, mais la
Flandre et l'Artois, c'est-à-dire les meilleures provinces du duc de
Bourgogne.

Le clerc anglais Morgan, chargé de prolonger quelques jours ces
négociations, dit enfin aux gens du dauphin: «Pourquoi négocier? Nous
avons des lettres de votre maître au duc de Bourgogne, par lesquelles il
lui propose de s'unir à lui contre nous.» Les Anglais amusèrent de même
le duc de Bourgogne et finirent par dire: «Le roi est fol, le dauphin
mineur, et le duc de Bourgogne n'a pas qualité pour rien céder en
France[479].»

[Note 479: Voy. le journal des négociations dans Rymer, nov. 1418.]

Ces comédies diplomatiques n'arrêtaient pas la tragédie de Rouen. Le roi
d'Angleterre, croyant faire peur aux habitants, avait dressé des gibets
autour de la ville, et il y faisait pendre des prisonniers. D'autre part
il barra la Seine avec un pont de bois, des chaînes et des navires, de
sorte que rien ne pût passer. Les Rouennais de bonne heure semblaient
réduits aux dernières extrémités, et ils résistèrent six mois encore;
ce fut un miracle. Ils avaient mangé les chevaux, les chiens et les
chats[480]. Ceux qui pouvaient encore trouver quelque aliment, tant
fût-il immonde, ils se gardaient bien de le montrer; les affamés se
seraient jetés dessus. La plus horrible nécessité, c'est qu'il fallut
faire sortir de la ville tout ce qui ne pouvait pas combattre, douze
mille vieillards, femmes et enfants. Il fallut que le fils mît son vieux
père à la porte, le mari sa femme; ce fut là un déchirement. Cette foule
déplorable vint se présenter aux retranchements anglais; ils y furent
reçus à la pointe de l'épée. Repoussés également de leurs amis et de
leurs ennemis, ils restèrent entre le camp et la ville, dans le fossé,
sans autre aliment que l'herbe qu'ils arrachaient. Ils y passèrent
l'hiver sous le ciel. Des femmes, hélas! y accouchèrent...; et alors les
gens de Rouen, voulant que l'enfant fût du moins baptisé, le montaient
par une corde; puis on le redescendait, pour qu'il allât mourir avec sa
mère[481]. On ne dit pas que les Anglais aient eu cette charité; et
pourtant leur camp était plein de prêtres, d'évêques; il y avait entre
autres le primat d'Angleterre, archevêque de Cantorbéry.

[Note 480: La chronique anglaise donne un étrange tarif des animaux
dégoûtants dont les gens de Rouen se nourrirent; peut-être ce tarif
n'est qu'une dérision féroce de la misère des assiégés: On vendait un
rat 40 pences (environ 40 francs, monnaie actuelle), et un chat 2 nobles
(60 francs), une souris se vendait 6 pences (environ 6 francs), etc.
_App._ 198.]

[Note 481: Monstrelet.--La saison, dit le chroniqueur anglais, était
pour eux une grande source de misère; il ne faisait que pleuvoir. Les
fossés présentaient plus d'un spectacle lamentable; on y voyait des
enfants de deux à trois ans obligés de mendier leur pain parce que leurs
père et mère étaient morts. L'eau séjournant sur le sol qu'ils étaient
contraints d'habiter, et, gisant ça et là, ils poussaient des cris,
implorant un peu de nourriture. Plusieurs avaient les membres fléchis
par la faiblesse et étaient maigres comme une branche desséchée; les
femmes tenaient leurs nourrissons dans leurs bras, sans avoir rien pour
les réchauffer; des enfants tétaient encore le sein de leur mère étendue
sans vie. On trouvait dix à douze morts pour un vivant.]

Au grand jour de Noël, lorsque tout le monde chrétien dans la joie
célèbre par de douces réunions de famille la naissance du petit Jésus,
les Anglais se firent scrupule de faire bombance[482] sans jeter des
miettes à ces affamés. Deux prêtres anglais descendirent parmi les
spectres du fossé et leur apportèrent du pain. Le roi fit dire aussi aux
habitants qu'il voulait bien leur donner des vivres pour le saint jour
de Noël; mais nos Français ne voulurent rien recevoir de l'ennemi.

[Note 482: Le camp anglais regorgeait de vivres; les habitants de
Londres avaient envoyé à eux seuls un vaisseau chargé de vin et de
cervoise. (Chéruel.)]

Cependant le duc de Bourgogne commençait à se mettre en mouvement. Et
d'abord, il alla de Paris à Saint-Denis. Là, il fit prendre au roi
solennellement l'oriflamme; cruelle dérision; ce fut pour rester à
Pontoise, longtemps à Pontoise, longtemps à Beauvais. Il y reçut encore
un homme de Rouen qui s'était dévoué pour risquer le passage; c'était le
dernier messager, la voix d'une ville expirante; il dit simplement que
dans Rouen et la banlieue il était mort cinquante mille hommes de faim.
Le duc de Bourgogne fut touché, il promit secours, puis, débarrassé du
messager, et comptant bien sans doute ne plus entendre parler de Rouen,
il tourna le dos à la Normandie et mena le roi à Provins.

Il fallut donc se rendre. Mais le roi d'Angleterre, croyant utile
de faire un exemple pour une si longue résistance, voulait les avoir
à merci. Les Rouennais qui savaient ce que c'était que la merci
d'Henri V, prirent la résolution de miner un mur, et de sortir par
là la nuit les armes à la main, à la grâce de Dieu. Le roi et les
évêques réfléchirent, et l'archevêque de Cantorbéry vint lui-même
offrir une capitulation: 1º La vie sauve, cinq hommes exceptés[483];
ceux des cinq qui étaient riches ou gens d'Église se tirèrent
d'affaire; Alain Blanchard paya pour tous; il fallait à l'Anglais
une exécution, pour constater que la résistance avait été rébellion
au roi légitime. 2º Pour la même raison, Henri assura à la ville
tous les privilèges que les rois de France, ses ancêtres, lui
avaient accordés, _avant l'usurpation de Philippe-de-Valois_. 3º
Mais elle dut payer une terrible amende, trois cent mille écus d'or,
moitié en janvier (on était déjà au 19 janvier[484]), moitié en
février. Tirer cela d'une ville dépeuplée, ruinée[485], ce n'était
pas chose facile. Il y avait à parier que ces débiteurs insolvables
feraient plutôt cession de biens, qu'ils se sauveraient tous de la
ville, et que le créancier se trouverait n'avoir pour gage que des
maisons croulantes.--On y pourvut; la ville fut contrainte par
corps; tous les habitants consignés jusqu'à parfait payement. Des
gardes étaient mis aux portes; pour sortir, il fallait montrer un
billet qu'on achetait fort cher[486].

[Note 483: _App._ 199.]

[Note 484: _App._ 200.]

[Note 485: L'entrée magnifique du vainqueur, au milieu de ces ruines,
fit un contraste cruel. L'honnête et humain M. Turner en est lui-même
blessé.]

[Note 486: Monstrelet.]

Ces billets parurent une si heureuse invention de police et d'un si bon
rapport, que désormais on en exigea partout. La Normandie entière devint
une geôle anglaise. Ce gouvernement sage et dur ajouta à ces rigueurs un
bienfait, qui parut une rigueur encore: l'unité de poids, de mesures et
d'aunage, poids de Troyes, mesure de Rouen et d'Arqués, aunage de
Paris[487].

[Note 487: Rymer.]

Le roi d'Angleterre, occupé d'organiser le pays conquis, accorda une
trêve aux deux partis français, aux Bourguignons et aux Armagnacs. Il
avait besoin de refaire un peu son armée. Il lui fallait surtout
ramasser de l'argent et s'acquitter envers les évêques qui lui en
avaient prêté pour cette longue expédition. L'Église lui faisait la
banque, mais en prenant ses sûretés; tantôt les évêques se faisaient
assigner par lui le produit d'un impôt[488]; tantôt ils lui prêtaient
sur gage, sur ses joyaux[489], sur sa couronne, par exemple. Voilà sans
doute pourquoi ils suivaient le camp en grand nombre[410]. À chaque
conquête, ils pouvaient récupérer leurs avances, occupant les bénéfices
vacants, les administrant, en percevant les fruits. Si les absents
s'obstinaient à ne pas revenir, le roi disposait de leurs bénéfices, de
leurs héritages, en faveur de ceux qui le suivaient. La terre ne
manquait pas. Beaucoup de gens aimaient mieux tout perdre que de
revenir. Le pays de Caux était désert; il se peuplait de loups; le roi y
créa un louvetier.

[Note 488: Par exemple, en 1415, il engage à l'archevêque de Cantorbéry
et aux évêques de Winchester, etc., la perception de droits féodaux.
_App._ 219.]

[Note 489: Par exemple, le 24 juillet 1415, le 22 juin 1417. (Rymer.)]

[Note 490: «Prolatorum, _semper sibi assistentium_, consilio...»
(Religieux.)]

Ce grand succès de la prise de Rouen exalta l'orgueil d'Henri V et
obscurcit un moment cet excellent esprit; telle est la faiblesse de
notre nature. Il se crut si sûr de réussir, qu'il fit tout ce qu'il
fallait pour échouer.

Chose étrange, et pourtant certaine, ce conquérant de la France n'avait
encore qu'une province, et déjà la France ne lui suffisait plus. Il
commençait à se mêler des affaires d'Allemagne. Il y voulait marier son
frère Bedford[491]; la désorganisation de l'Empire l'encourageait sans
doute; un frère du roi d'Angleterre, c'était bien assez pour faire un
empereur; témoin le frère d'Henri III, Richard de Cornouailles. Déjà
Henri V marchandait l'hommage des archevêques et autres princes du Rhin.

[Note 491: _App._ 201.]

Autre folie, et plus folle. Il voulait faire adopter son jeune frère,
Glocester, à la reine de Naples, et provisoirement se faire donner le
port de Brindes et le duché de Calabre[492]. Brindes était un lieu
d'embarquement pour Jérusalem; l'Italie était pour Henri le chemin de la
terre sainte; déjà ses envoyés prenaient des informations en Syrie. En
attendant, ce projet lui faisait un ennemi mortel du roi d'Aragon,
Alfonse-le-Magnanime, prétendant à l'adoption de Naples; il mettait
d'accord contre lui les Aragonais[493] et les Castillans, deux
puissances maritimes. Dès lors la Guyenne[494], l'Angleterre même,
étaient en péril. Naguère les Castillans, conduits par un Normand,
amiral de Castille, avaient gagné sur les Anglais une grande bataille
navale[495]. Leurs vaisseaux devaient sans difficulté, ou ravager les
côtes d'Angleterre, ou tout au moins aller en Écosse chercher les
Écossais et les amener comme auxiliaires au dauphin.

[Note 492: _App._ 202.]

[Note 493: Les Anglais s'étaient fort maladroitement mêlés des affaires
intérieures de l'Aragon, dès 1413. (Ferreras.)]

[Note 494: _App._ 203.]

[Note 495: Le Normand Robert de Braquemont, amiral de Castille. (Le
Religieux.) _App._ 204.]

Henri V voyait si peu son danger du côté du dauphin, de l'Écosse et de
l'Espagne, qu'il ne craignit pas de mécontenter le duc de Bourgogne.
Celui-ci, misérablement dépendant des Anglais pour les trêves de
Flandre, avait essayé de fléchir Henri. Il lui demanda une entrevue, et
lui proposa d'épouser une fille de Charles VI, avec la Guyenne et la
Normandie; mais il voulait encore la Bretagne comme dépendance de la
Normandie, et de plus le Maine, l'Anjou et la Touraine. Le duc de
Bourgogne n'avait pas craint d'amener à cette triste négociation la
jeune princesse, comme pour voir si elle plairait. Elle plut, mais
l'Anglais n'en fut pas moins dur, moins insolent; cet homme, qui
ordinairement parlait peu et avec mesure, s'oublia jusqu'à dire: «Beau
cousin, sachez que nous aurons la fille de votre roi, et le reste, ou
que nous vous mettrons, lui et vous, hors de ce royaume[496].»

[Note 496: Monstrelet.]

Le roi d'Angleterre ne voulait pas traiter sérieusement; et le duc de
Bourgogne avait près de lui des gens qui le suppliaient de traiter avec
eux, les gens du dauphin, deux braves qui commandaient ses troupes,
Barbazan et Tannegui Duchâtel. Il était bien temps que la France se
réconciliât, si près de sa perte. Le Parlement de Paris et celui de
Poitiers y travaillaient également; la reine aussi, et plus
efficacement, car elle employait près du duc de Bourgogne une belle
femme, pleine d'esprit et de grâce, qui parla, pleura[497], et trouva
moyen de toucher cette âme endurcie.

[Note 497: Le bon Religieux de Saint-Denis l'appelle «la _respectable_
et prudente dame de Giac...» Ce qui est sûr, c'est qu'elle était fort
habile. Son mari, le sire de Giac, ne devinant pas pourquoi il
réussissait dans tout, croyait le devoir au Diable, à qui il avait voué
une de ses mains.]

Le 11 juillet, on vit au ponceau de Pouilly ce spectacle singulier: le
duc de Bourgogne au milieu des anciens serviteurs du duc d'Orléans,
parmi les frères et les parents des prisonniers d'Azincourt et des
égorgés de Paris. Il voulut lui-même s'agenouiller devant le dauphin. Un
traité d'amitié, de secours mutuel, fut signé, subi par les uns et les
autres. Il fallait voir aux preuves ce que deviendrait cette amitié
entre gens qui avaient de si bonnes raisons de se haïr.

Les Anglais n'étaient pas sans inquiétude[498]. Sept jours après ce
traité, le 18 juillet, Henri V dépêcha de nouveaux négociateurs pour
renouer l'affaire du mariage. Ce qui est plus étrange, ce qui étonnera
ceux qui ne savent pas combien les Anglais sortent aisément de leur
caractère quand leur intérêt l'exige, c'est qu'il devint tout à coup
empressé et galant; il envoya à la princesse un présent considérable de
joyaux[499]. Il est vrai que les gens du dauphin arrêtèrent ces joyaux
en route; ils crurent pouvoir porter au frère ce qu'on destinait à la
soeur.

[Note 498: _App._ 205.]

[Note 499: Le Religieux croit, sans doute d'après un bruit populaire,
qu'il y en avait pour cent mille écus!]

Le roi d'Angleterre eut bientôt lieu de se rassurer. Le duc de
Bourgogne, quoi qu'il fit, ne pouvait sortir de la situation équivoque
où le plaçait l'intérêt de la Flandre. Son traité avec le dauphin ne
rompit pas les négociations qu'il avait engagées depuis le mois de juin
pour continuer les trêves entre la Flandre et l'Angleterre. Le 28
juillet, à Londres, le duc de Bedford proclama le renouvellement des
trêves. Le 29, près de Paris, les Bourguignons en garnison à Pontoise se
laissèrent surprendre par les Anglais; les habitants fugitifs arrivèrent
à Paris et y jetèrent une extrême consternation. Elle augmenta lorsque,
le 30, le duc de Bourgogne, emmenant précipitamment le roi de Paris à
Troyes, passa sous les murs de Paris sans y entrer, sans pourvoir à la
défense des Parisiens éperdus, autrement qu'en nommant capitaine de la
ville son neveu, enfant de quinze ans[500].

[Note 500: Le mécontentement extrême de Paris se fait sentir jusque dans
les pâles et timides notes du greffier du Parlement: «Ce jour (9 août),
les Anglois vinrent courir devant les portes de Paris... Et lors, y
avoit à Paris petite garnison de gens d'armes, pour l'absence du Roy, de
la Royne, de Mess. le Dauphin, _le duc de Bourgoingne_ et des autres
seigneurs de France _qui jusques cy ont fait petite résistence aus dits
Anglois_ et à leurs entreprises...» (_Archives, Registres du
Parlement._)]

D'après tout cela, les gens du dauphin crurent, à tort ou à droit,
qu'il s'entendait avec les Anglais. Ils savaient que les Parisiens
étaient fort irrités de l'abandon où les laissait leur bon duc, sur
lequel ils avaient tant compté. Ils crurent que le duc de Bourgogne
était un homme ruiné, perdu. Et alors, la vieille haine se réveilla
d'autant plus forte qu'enfin la vengeance parut possible après tant
d'années.

Ajoutez que le parti du dauphin était alors dans la joie d'une victoire
navale des Castillans sur les Anglais; ils savaient que les armées
réunies de Castille et d'Aragon allaient assiéger Bayonne, qu'enfin les
flottes espagnoles devaient amener au dauphin des auxiliaires écossais.
Ils croyaient que le roi d'Angleterre, attaqué ainsi de plusieurs côtés,
ne saurait où courir.

Le dauphin, enfant de seize ans, était fort mal entouré. Ses principaux
conseillers étaient son chancelier Maçon, et Louvet, président de
Provence, deux légistes, de ces gens qui avaient toujours pour justifier
chaque crime royal une sentence de lèse-majesté. Il avait aussi pour
conseillers des hommes d'armes, de braves brigands armagnacs, gascons et
bretons, habitués depuis dix ans à une petite guerre de surprises, de
coups fourrés, qui ressemblaient fort aux assassinats.

Les serviteurs du duc lui disaient presque tous qu'il périrait dans
l'entrevue que le dauphin lui demandait. Les gens du dauphin s'étaient
chargés de construire sur le pont de Montereau la galerie où elle devait
avoir lieu, une longue et tortueuse galerie de bois; point de barrière
au milieu, contre l'usage qu'on observait toujours dans cet âge
défiant. Malgré tout cela, il s'obstina d'y aller; la dame de Giac, qui
ne le quittait point, le voulut ainsi[501].

[Note 501: Le trahit-elle? Tout le monde le crut quand, après
l'événement, on la vit rester du côté du dauphin. Pourtant elle avait
perdu, par la mort de Jean-sans-Peur, l'espoir d'une grande fortune.
Innocente ou coupable, qu'aurait-elle été chercher en Bourgogne? la
haine de la veuve, toute-puissante sous son fils?]

Le duc tardant à venir, Tannegui Duchâtel alla le chercher. Le duc
n'hésita plus; il lui frappa sur l'épaule, en disant: «Voici en qui je
me fie.» Duchâtel lui fit hâter le pas; le dauphin, disait-il,
attendait; de cette manière il le sépara de ses hommes, de sorte qu'il
entra seul dans la galerie avec le sire de Navailles, frère du captal de
Buch, qui servait les Anglais et venait de prendre Pontoise. Tous deux y
furent égorgés (10 septembre 1419).

L'altercation qui eut lieu est diversement rapportée. Selon l'historien
ordinairement le mieux informé, les gens du dauphin lui auraient dit
durement: «Approchez donc enfin, monseigneur, vous avez bien
tardé[502]!» À quoi il aurait répondu que «c'était le dauphin qui
tardait à agir, que ses lenteurs et sa négligence avaient fait bien du
mal dans le royaume». Selon un autre récit, il aurait dit qu'on ne
pouvait traiter qu'en présence du roi, que le dauphin devait y venir; le
sire de Navailles, mettant la main sur son épée, de l'autre saisissant
le bras du jeune prince, aurait crié, avec la violence méridionale de la
maison de Foix: «Que vous le veuillez ou non, vous y viendrez,
monseigneur.» Ce récit, qui est celui des dauphinois, n'en est pas
moins assez croyable; ils avouent, comme on voit, que leur plus grande
crainte était que le dauphin ne leur échappât, qu'il ne revînt près de
son père et du duc de Bourgogne.

[Note 502: «Tardavistis... tardavistis...» (Religieux.)]

Tannegui Duchâtel assura toujours qu'il n'avait pas frappé le duc.
D'autres s'en vantèrent. L'un d'eux, Le Bouteiller, disait: «J'ai dit au
duc de Bourgogne: Tu as coupé le poing au duc d'Orléans, mon maître, je
vais te couper le tien.»

Quelque peu regrettable que fût le duc de Bourgogne, sa mort fit un mal
immense au dauphin[503]. Jean-sans-Peur était tombé bien bas, lui et son
parti. Il n'y avait bientôt plus de Bourguignons. Rouen ne pouvait
jamais oublier qu'il l'avait laissé sans secours. Paris, qui lui était
si dévoué, s'en voyait de même abandonné au moment du péril. Tout le
monde commençait à le mépriser, à le haïr. Tous, dès qu'il fut tué, se
retrouvèrent Bourguignons.

[Note 503: «Le seigneur de Barbezan par plusieurs fois reprocha à ceux
qui avoient machiné le cas dessus dit, disant qu'ils avoient détruit
leur maître de chevance et d'honneur, et que mieux vaudrait avoir été
mort que d'avoir été à icelle journée, combien qu'il en fût innocent.»
(Monstrelet.) _App._ 206.]

La lassitude était extrême, les souffrances inexprimables; on fut trop
heureux de trouver un prétexte pour céder. Chacun s'exagéra à lui-même
sa pitié et son indignation. La honte d'appeler l'étranger se couvrit
d'un beau semblant de vengeance. Au fond, Paris céda parce qu'il mourait
de faim. La reine céda parce qu'après tout, si son fils n'était roi, sa
fille au moins serait reine. Le fils du duc de Bourgogne,
Philippe-le-Bon, était le seul sincère; il avait son père à venger. Mais
sans doute aussi il croyait y trouver son compte; la branche de
Bourgogne grandissait en ruinant la branche aînée, en mettant sur le
trône un étranger qui n'aurait jamais qu'un pied de ce côté du détroit,
et qui, s'il était sage, gouvernerait la France par le duc de Bourgogne.

Il ne faut pas croire que Paris ait appelé facilement l'étranger. Il
avait été amené à cette dure extrémité par des souffrances dont rien
peut-être, sauf le siège de 1590, n'a donné l'idée depuis. Si l'on veut
voir comment les longues misères abaissent et matérialisent l'esprit, il
faut lire la chronique d'un Bourguignon de Paris qui écrivait jour par
jour. Ce désolant petit livre fait sentir à la lecture quelque chose des
misères et de la brutalité du temps. Quand on vient de lire le placide
et judicieux Religieux de Saint-Denis, et que de là on passe au journal
de ce furieux Bourguignon, il semble qu'on change, non d'auteur
seulement, mais de siècle; c'est comme un âge barbare qui commence.
L'instinct brutal des besoins physiques y domine tout; partout un accent
de misère, une âpre voix de famine. L'auteur n'est préoccupé que du prix
des vivres, de la difficulté des arrivages; les blés sont chers, les
légumes ne viennent plus, les fruits sont hors de prix, la vendange est
mauvaise, l'ennemi récolte pour nous. En deux mots, c'est là le livre:
«J'ai faim, j'ai froid»; ce cri déchirant que l'auteur entendait sans
cesse dans les longues nuits d'hiver.

Paris laissa donc faire les Bourguignons, qui avaient encore toute
autorité dans la ville. Le jeune Saint-Pol, neveu du duc de Bourgogne et
capitaine de Paris, fut envoyé en novembre au roi d'Angleterre avec
maître Eustache Atry, «au nom de la cité, du clergé et de la commune».
Il les reçut à merveille, déclarant qu'il ne voulait que la possession
indépendante de ce qu'il avait conquis et la main de la princesse
Catherine. Il disait gracieusement: «Ne suis-je pas moi-même du sang de
France? Si je deviens gendre du roi, je le défendrai contre tout homme
qui puisse vivre et mourir[504].»

[Note 504: Le Religieux.]

Il eut plus qu'il ne demandait. Ses ambassadeurs, encouragés par les
dispositions du nouveau duc de Bourgogne, réclamèrent le droit de leur
maître à la couronne de France, et le duc reconnut ce droit (2 décembre
1419). Le roi d'Angleterre avait mis trois ans à conquérir la Normandie;
la mort de Jean-sans-Peur sembla lui donner la France en un jour.

Le traité conclu à Troyes au nom de Charles VI assurait au roi
d'Angleterre la main de la fille du roi de France, et la survivance du
royaume: «Est accordé que tantôt _après nostre trépas_, la couronne et
royaume de France demeureront et _seront perpétuellement_ à nostre dit
fils le roy Henry et à ses hoirs... La faculté et l'_exercice de
gouverner_ et ordonner la chose publique dudit royaume, seront et
demeureront, _notre vie durant_, à nostre dit fils le roi Henri, avec le
conseil des nobles et sages dudit royaume... Durant nostre vie, les
lettres concernées en justice devront être écrites et procéder sous
nostre nom et scel; toutefois, pour ce qu'aucuns cas singuliers
pourroient advenir..., il sera loisible à nostre fils... écrire ses
lettres à nos sujets, par lesquels il mandera, défendra et commandera,
de par nous _et de par lui, comme régent_...»

Après ceci, l'article suivant n'était-il pas dérisoire? «Toutes
conquestes qui se feront par nostre dit fils le roi Henri sur les
désobéissants, seront et se feront _à notre profit_.»

Ce traité monstrueux finissait dignement par ces lignes, où le roi
proclamait le déshonneur de sa famille, où le père proscrivait son fils:
«Considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés audit
royaume de France par Charles, _soi-disant dauphin_ de Viennois, il est
accordé que nous, nostre dit fils le roi, et aussi nostre très cher fils
Philippe, duc de Bourgogne, _ne traiterons aucunement de paix_ ni de
concorde avecque ledit Charles, ni traiterons ou ferons traiter, sinon
du consentement et du conseil de tous et chacun de nous trois, et des
trois états des deux royaumes dessusdits[505].»

[Note 505: Voy. cet acte en trois langues, latine, française et
anglaise, dans Rymer, 21 mai 1420.]

Ce mot honteux, _soi-disant dauphin_, fut payé comptant à la mère.
Isabeau se fit assigner immédiatement deux mille francs par mois, à
prendre sur la monnaie de Troyes[506]. À ce prix, elle renia son fils et
livra sa fille. L'Anglais prenait tout à la fois au roi de France son
royaume et son enfant. La pauvre demoiselle était obligée d'épouser un
maître; elle lui apportait en dot la ruine de son frère. Elle devait
recevoir un ennemi dans son lit, lui enfanter des fils maudits de la
France.

[Note 506: Rymer, 9 juin 1420.]

Il eut si peu d'égard pour elle, que le matin même de la nuit des noces
il partit pour le siège de Sens[507]. Cet implacable chasseur d'hommes
court ensuite à Montereau. Et ne pouvant réduire le château, il fait
pendre les prisonniers au bord des fossés[508]. C'était pourtant le
premier mois de son mariage, le moment où il n'y a point de coeur qui
n'aime et ne pardonne; sa jeune Française était enceinte; il n'en
traitait pas mieux les Français.

[Note 507: Comme on allait faire des joûtes pour le mariage, «il dit,
oïant tous, de son mouvement: Je prie à M. le Roy, de qui j'ai espousé
la fille, et à tous ses serviteurs, et à mes serviteurs je commande que
demain au matin nous soyons tous prêts pour aller mettre le siège devant
la cité de Sens, et là, pourra chascun jouster». (_Journal du
Bourgeois._)]

[Note 508: «Auquel lieu le roi d'Angleterre fit dresser un gibet, où les
dessusdits prisonniers furent tous pendus, voyant ceux du chastel.»
(Monstrelet.)]

Avec toute cette impétuosité, il fallut bien qu'il patientât devant
Melun; le brave Barbazan l'y arrêta plusieurs mois. Le roi d'Angleterre,
employant tous les moyens, amena au siège Charles VI et les deux reines,
se présentant comme gendre du roi de France, parlant au nom de son
beau-père, se servant de sa femme comme d'amorce et de piège. Toutes ces
habiletés ne réussirent pas. Les assiégés résistèrent vaillamment; il y
eut des combats acharnés autour des murs et sous les murs, dans les
mines et contre-mines, et Henri lui-même ne s'y épargna pas. Cependant,
les vivres manquant, il fallut se rendre. L'Anglais, selon son usage,
excepta de la capitulation et fit tuer plusieurs bourgeois, tout ce
qu'il y avait d'Écossais dans la place, et jusqu'à deux moines.

Pendant le siège de Melun, il s'était fait livrer Paris par les
Bourguignons, les quatre forts, Vincennes, la Bastille, le Louvre et la
tour de Nesle. Il fit son entrée en décembre. Il chevauchait entre le
roi de France et le duc de Bourgogne. Celui-ci était vêtu de deuil[509],
en signe de douleur et de vengeance; par pudeur aussi peut-être, pour
s'excuser du triste personnage qu'il faisait en amenant l'étranger. Le
roi d'Angleterre était suivi de ses frères, les ducs de Clarence et de
Bedford, du duc d'Exeter, du comte de Warwick et de tous ses lords.
Derrière lui, on portait, entre autres bannières, sa bannière
personnelle, la lance à queue de renard[510]; c'était apparemment un
signe qu'il avait pris jadis, en bon _fox-hunter_, dans sa vive
jeunesse; homme fait, roi et victorieux, il gardait avec une insolente
simplicité le signe du chasseur dans cette grande chasse de France.

[Note 509: Monstrelet.]

[Note 510: _App._ 207.]

Le roi d'Angleterre fut bien reçu à Paris[511]. Ce peuple sans coeur (la
misère l'avait fait tel) accueillit l'étranger comme il eût accueilli la
paix elle-même. Les gens d'Église vinrent en procession au-devant des
deux rois leur faire baiser les reliques. On les mena à Notre-Dame, où
ils firent leurs prières au grand autel. De là le roi de France alla
loger à sa maison de Saint-Paul; le vrai roi, le roi d'Angleterre,
s'établit dans la bonne forteresse du Louvre (décembre 1420).

[Note 511: _App._ 208.]

Il prit possession, comme régent de France, en assemblant les États le 6
décembre 1420 et leur faisant sanctionner le traité de Troyes[512].

[Note 512: Le Parlement d'Angleterre en fit autant le 21 mai 1421.
(Rymer.)]

Pour que le gendre fût sûr d'hériter, il fallait que le fils fût
proscrit. Le duc de Bourgogne et sa mère vinrent par-devant le roi de
France, siégeant comme juge à l'hôtel Saint-Paul, faire «grand'plainte
et clameur de la piteuse mort de feu le duc Jean de Bourgogne». Le roi
d'Angleterre était assis sur le même banc que le roi de France. Messire
Nicolas Raulin demanda, au nom du duc de Bourgogne et de sa mère, que
Charles, soi-disant dauphin, Tannegui Duchâtel et tous les assassins du
duc de Bourgogne fussent menés dans un tombereau, la torche au poing,
par les carrefours, pour faire amende honorable. L'avocat du roi prit
les mêmes conclusions. L'Université appuya[513]. Le roi autorisa la
poursuite, et Charles ayant été crié et cité à la Table de marbre, pour
comparaître sous trois jours devant le Parlement, fut, par défaut,
condamné au bannissement et débouté de tout droit à la couronne de
France (3 janvier 1421)[514].

[Note 513: Monstrelet.]

[Note 514: _App._ 209.]



CHAPITRE III

Suite du précédent.--Concile de Constance (1414-1418).

Mort d'Henri V et de Charles VI (1422).

Deux rois de France, Charles VII et Henri VI.


Dans les années 1421 et 1422, l'Anglais résida souvent au Louvre,
exerçant les pouvoirs de la royauté, faisant justice et grâce, dictant
des ordonnances, nommant des officiers royaux. À Noël, à la Pentecôte,
il tint cour plénière et table royale avec la jeune reine. Le peuple de
Paris alla voir Leurs Majestés siégeant couronne en tête, et autour,
dans un bel ordre, les évêques, les princes, les barons et chevaliers
anglais. La foule affamée vint repaître ses yeux du somptueux banquet,
du riche service; puis elle s'en alla à jeun, sans que les maîtres
d'hôtel eussent rien offert à personne. Ce n'était pas comme cela sous
nos rois, disaient-ils en s'en allant; à de pareilles fêtes, il y avait
table ouverte; s'asseyait qui voulait; les serviteurs servaient
largement, et des mets, des vins du roi même. Mais alors le roi et la
reine étaient à Saint-Paul, négligés et oubliés.

Les plus mécontents ne pouvaient nier, après tout, que cet Anglais ne
fût une noble figure de roi et vraiment royale. Il avait la mine haute,
l'air froidement orgueilleux, mais il se contraignait assez pour parler
honnêtement à chacun, selon sa condition, surtout aux gens d'Église. On
remarquait, à sa louange, qu'il n'affirmait jamais avec serment; il
disait seulement: «Impossible» ou bien: «Cela sera[515].» En général, il
parlait peu. Ses réponses étaient brèves «et tranchaient comme
rasoir[516].»

[Note 515: «Impossibile est; vel: Sic fieri oportebit.» (Religieux.)]

[Note 516: _Chronique de Georges Chastellain._ _App._ 210.]

Il était surtout beau à voir, quand on lui apportait de mauvaises
nouvelles; il ne sourcillait pas, c'était la plus superbe égalité d'âme.
La violence du caractère, la passion intérieure, ordinairement contenue,
perçait plutôt dans les succès; l'homme parut à Azincourt... Mais au
temps où nous sommes il était bien plus haut encore, si haut qu'il n'y a
guère de tête d'homme qui n'y eût tourné: roi d'Angleterre et déjà de
France, traînant après lui son allié et serviteur le duc de Bourgogne,
ses prisonniers le roi d'Écosse, le duc de Bourbon, le frère du duc de
Bretagne, enfin les ambassadeurs de tous les princes chrétiens. Ceux du
Rhin particulièrement lui faisaient la cour; ils tendaient la main à
l'argent anglais. Les archevêques de Mayence et de Trêves lui avaient
rendu hommage, et étaient devenus ses vassaux[517]. Le palatin et autres
princes d'Empire, avec toute leur fierté allemande, sollicitaient son
arbitrage, et n'étaient pas loin de reconnaître sa juridiction. Cette
couronne impériale qu'il avait prise hardiment à Azincourt, elle
semblait devenue sur sa tête la vraie couronne du saint Empire, celle de
la chrétienté.

[Note 517: _App._ 211.]

Une telle puissance pesa, comme on peut croire, au concile de Constance.
Cette petite Angleterre s'y fit d'abord reconnaître pour un quart du
monde, pour une des quatre nations du concile. Le roi des Romains,
Sigismond, étroitement lié avec les Anglais, croyait les mener et fut
mené par eux. Le pape prisonnier, confié d'abord à la garde de
Sigismond, le fut ensuite à celle d'un évêque anglais; Henri V, qui
avait déjà tant de princes français et écossais dans ses prisons, se fit
encore remettre ce précieux gage de la paix de l'Église.

Pour faire comprendre le rôle que l'Angleterre et la France jouèrent
dans ce concile, nous devons remonter plus haut. Quelque triste que soit
alors l'état de l'Église, il faut que nous en parlions et que nous
laissions un moment ce Paris d'Henri V. Notre histoire est d'ailleurs à
Constance autant qu'à Paris.

Si jamais concile général fut oecuménique, ce fut celui de Constance. On
put croire un moment que ce ne serait pas une représentation du monde,
mais que le monde y venait en personne, le monde ecclésiastique et
laïque[518]. Le concile semblait bien répondre à cette large définition
que Gerson donnait d'un concile: «Une assemblée... qui n'exclue aucun
fidèle.» Mais il s'en fallait de beaucoup que tous fussent des fidèles;
cette foule représentait si bien le monde, qu'elle en contenait toutes
les misères morales, tous les scandales. Les Pères du concile qui devait
réformer la chrétienté ne pouvaient pas même réformer le peuple de toute
sorte qui venait à leur suite; il leur fallut siéger comme au milieu
d'une foire, parmi les cabarets et les mauvais lieux.

[Note 518: On dit qu'il y vint cent cinquante mille personnes, que les
chevaux des princes et prélats étaient au nombre de trente mille.]

Les politiques doutaient fort de l'utilité du concile[519]. Mais le
grand homme de l'Église, Jean Gerson, s'obstinait à y croire; il
conservait, par delà tous les autres, l'espoir et la foi. Malade du mal
de l'Église[520], il ne pouvait s'y résigner. Son maître, Pierre
d'Ailly, s'était reposé dans le cardinalat. Son ami, Clémengis, qui
avait tant écrit contre la Babylone papale, alla la voir et s'y trouva
si bien qu'il devint le secrétaire, l'ami des papes.

[Note 519: _App._ 212.]

[Note 520: «In lecto adversæ valetudinis meæ.» (Gerson, _Epistola de
Reform theologiæ_.)]

Gerson voulait sérieusement la réforme, il la voulait avec passion, et
quoi qu'il en coûtât. Pour cela, il fallait trois choses: 1º rétablir
l'unité du pontificat, couper les trois têtes de la papauté; 2º fixer et
consacrer le dogme; Wicleff, déterré et brûlé à Londres[521], semblait
reparaître à Prague dans la personne de Jean Huss; 3º il fallait
raffermir enfin le droit royal, condamner la doctrine meurtrière du
franciscain Jean Petit.

[Note 521: Cette scène atroce eut lieu à Londres en 1412, la même année
où Jérôme de Prague afficha la bulle sur la gorge d'une fille publique.]

Ce qui rendait la position de Gerson difficile, ce qui l'animait d'un
zèle implacable contre ses adversaires, c'est qu'il avait partagé, ou
semblait partager encore plusieurs de leurs opinions. Lui aussi, à une
autre époque, il avait dit comme Jean Petit cette parole homicide:
«Nulle victime plus agréable à Dieu qu'un tyran[522].» Dans sa doctrine
sur la hiérarchie et la juridiction de l'Église, il avait bien aussi
quelque rapport avec les novateurs. Jean Huss soutenait, comme Wicleff,
qu'il est permis à tout prêtre de prêcher sans autorisation de l'évêque
ni du pape. Et Gerson, à Constance même, fit donner aux prêtres et même
aux docteurs laïques le droit de voter avec les évêques et de juger le
pape. Il reprochait à Jean Huss de rendre l'inférieur indépendant de
l'autorité, et cet inférieur, il le constituait juge de l'autorité même.

[Note 522: D'après Sénèque le Tragique, «nulla Deo gratior victima quam
tyrannus». (Gerson, _Considerationes contra adulatores_.)]

Les trois papes furent déclarés déchus. Jean XXIII fut dégradé,
emprisonné. Grégoire XII abdiqua. Le seul Benoît XIII (Pierre de Luna),
retiré dans un fort du royaume de Valence, abandonné de la France, de
l'Espagne même, et n'ayant plus dans son obédience que sa tour et son
rocher, n'en brava pas moins le concile, jugea ses juges, les vit passer
comme il en avait vu tant d'autres, et mourut invincible à près de cent
ans.

Le concile traita Jean Huss comme un pape, c'est-à-dire très mal. Ce
docteur était en réalité, depuis 1412, comme le pape national de la
Bohême. Soutenu par toute la noblesse du pays, directeur de la reine,
poussé peut-être sous main par le roi Wenceslas[523], comme Wicleff
semble l'avoir été par Édouard III et Richard II, beau-frère de
Wenceslas, Jean Huss était le héros du peuple beaucoup plus qu'un
théologien[524]; il écrivait dans la langue du pays; il défendait la
nationalité de la Bohême contre les Allemands, contre les étrangers en
général; il repoussait les papes, comme étrangers surtout. Du reste, il
n'attaquait pas, comme fit Luther, la papauté même. Dès son arrivée à
Constance, il fut absous par Jean XXIII.

[Note 523: Wenceslas le défendit contre les accusations des moines et
des clercs. Voy. sa réponse dans Pfister, _Hist. d'Allemagne_.]

[Note 524: Voy. _Renaissance_. Notes de l'Introduction.]

Jean Huss soutenait les opinions de Wicleff sur la hiérarchie; il
voulait, comme lui, un clergé national, indigène, élu sous l'influence
des localités. En cela il plaisait aux seigneurs, qui, comme anciens
fondateurs, comme patrons et défenseurs des Églises, pouvaient tout dans
les élections locales. Huss fut, donc, comme Wicleff, l'homme de la
noblesse. Les chevaliers de Bohême écrivirent trois fois au concile pour
le sauver; à sa mort, ils armèrent leurs paysans et commencèrent la
terrible guerre des hussites.

Sous d'autres rapports, Huss était bien moins le disciple de Wicleff
qu'il ne se le croyait lui-même. Il se rapprochait de lui pour la
Trinité; mais il n'attaquait pas la présence réelle, pas davantage la
doctrine du libre arbitre. Je ne vois pas du moins dans ses ouvrages
que, sur ces questions essentielles, il se rattache à Wicleff, autant
qu'on le croirait d'après les articles de condamnation.

En philosophie, loin d'être un novateur, Jean Huss était le défenseur
des vieilles doctrines de la scolastique. L'Université de Prague, sous
son influence, resta fidèle au réalisme du moyen âge, tandis que celle
de Paris, sous d'Ailly, Clémengis et Gerson, se jetait dans les
nouveautés hardies du nominalisme trouvées (ou retrouvées) par Occam.
C'était le novateur religieux, Jean Huss, qui défendait le vieux credo
philosophique des écoles. Il le soutenait dans son Université
bohémienne, d'où il avait chassé les étrangers; il le soutenait à
Oxford, à Paris même, par son violent disciple Jérôme de Prague.
Celui-ci était venu braver dans sa chaire, dans son trône, la formidable
Université de Paris[525], dénoncer les maîtres de Navarre pour leur
enseignement nominaliste, les signaler comme des hérétiques en
philosophie, comme de pernicieux adversaires du réalisme de saint
Thomas.

[Note 525: _App._ 213.]

Jusqu'à quel point cette question d'école avait-elle aigri nos
gallicans, les meilleurs, les plus saints?... On n'ose sonder cette
triste question. Eux-mêmes probablement n'auraient pu l'éclaircir. Ils
s'expliquaient leur haine contre Jean Huss par sa participation aux
hérésies de Wicleff.

Le concile s'ouvrit le 5 novembre 1414; dès le 27 mai, Gerson avait
écrit à l'archevêque de Prague pour qu'il livrât Jean Huss au bras
séculier. «Il faut, disait-il, couper court aux disputes qui
compromettent la vérité; il faut, par une cruauté miséricordieuse,
employer le fer et le feu[526].» Les gallicans auraient bien voulu que
l'archevêque pût épargner au concile cette terrible besogne. Mais qui
aurait osé en Bohême mettre la main sur l'homme des chevaliers
bohémiens?

[Note 526: _App._ 214.]

Jean Huss était brave comme Zwingli; il voulut voir en face ses ennemis;
il vint au concile. Il croyait d'ailleurs à la parole de Sigismond, dont
il avait un sauf-conduit. Là, excepté le pape, il trouva tout le monde
contre lui. Les Pères, qui par leur violence contre la papauté se
sentaient devenus fort suspects aux peuples, avaient besoin d'un acte
vigoureux contre l'hérésie, pour prouver leur foi. Les Allemands
trouvaient fort bon qu'on brûlât un Bohémien; les Nominaux se
résignaient aisément à la mort d'un Réaliste[527]. Le roi des Romains,
qui lui avait promis sûreté[528], saisit cette occasion de perdre un
homme dont la popularité pouvait fortifier Wenceslas en Bohême.

[Note 527: Pierre d'Ailly avait contribué puissamment à la chute de Jean
XXIII. Il se montra, en compensation, d'autant plus zélé contre
l'hérétique; il l'embarrassa par d'étranges subtilités, voulant l'amener
à avouer que celui qui ne croit pas aux universaux, ne croit pas à la
Transsubstantiation.]

[Note 528: Le sauf-conduit était daté du 18 oct. 1414.]

Ceux même qui ne trouvaient pas le Bohémien hérétique, le condamnèrent
_comme rebelle_; qu'il eût erré ou non, il devait, disaient-ils, se
rétracter sur l'ordre du concile[529]. Cette assemblée, qui venait de
nier trois fois l'infaillibilité du pape, réclamait pour elle-même
l'infaillibilité, la toute-puissance sur la raison individuelle. La
république ecclésiastique se déclarait aussi absolue que la monarchie
pontificale. Elle posa de même la question entre l'autorité et la
liberté, entre la majorité et la minorité; faible minorité sans doute,
qui, dans cette grande assemblée, se réduisait à un individu; l'individu
ne céda pas, il aima mieux périr.

[Note 529: Jean Huss nous fait connaître lui-même les efforts que l'on
fit auprès de lui pour obtenir le sacrifice absolu de la raison humaine.
On n'y épargna ni les arguments ni les exemples. On lui citait entre
autres cette étrange légende d'une sainte femme qui entra dans un
couvent de religieuses sous habit d'homme, et fut, comme homme, accusée
d'avoir rendue enceinte une des nonnes; elle se reconnut coupable,
confessa le fait et éleva l'enfant; la vérité ne fut connue qu'à sa
mort.]

Il dut en coûter au coeur de Gerson de consommer ce sacrifice à l'unité
spirituelle, cette immolation d'un homme... L'année suivante, il fallut
en immoler un autre. Jérôme de Prague avait échappé; mais quand il
apprit comment son maître était mort, il rougit de vivre et revint
devant ses juges. Le concile devait démentir son premier arrêt ou brûler
encore celui-ci[530].

[Note 530: Le Pogge, témoin du jugement de Jérôme, fut saisi de son
éloquence. Il l'appelle: «Virum dignum memoriæ sempiternæ.»--Cet homme,
si fier et si obstiné, montra sur le bûcher une douceur héroïque; voyant
un petit paysan qui apportait du bois avec grand zèle, il s'écria: «Ô
respectable simplicité, qui te trompe est mille fois coupable!» _App._
215.]

L'un des voeux de Gerson, l'une des bénédictions qu'il attendait du
concile, c'était qu'il condamnerait solennellement ce droit de tuer,
prêché par Jean Petit... Et pour en venir là, il a fallu commencer par
tuer deux hommes!... Deux? Deux cent mille peut-être. Ce Huss, brûlé,
ressuscité dans Jérôme et encore brûlé, il est si peu mort que
maintenant il revient comme un grand peuple, un peuple armé, qui
poursuit la controverse l'épée à la main. Les hussites, avec l'épée, la
lance et la faux, sous le petit Procope, sous Ziska, l'indomptable
borgne, donnent la chasse à la belle chevalerie allemande: et quand
Procope sera tué, le tambour fait de sa peau mènera encore ces barbares,
et battra par l'Allemagne son roulement meurtrier.

Nos gallicans avaient payé cher la réforme de Constance, et ils ne
l'eurent pas[531]. Elle fut habilement éludée. Les Italiens, qui d'abord
avaient les trois autres nations contre eux, surent se rallier les
Anglais; ceux-ci, qui avaient paru si zélés, qui avaient tant accusé la
France de perpétuer les maux de l'Église, s'accordèrent avec les
Italiens pour faire décider, contre l'avis des Français et des
Allemands, que le pape serait élu avant toute réforme, c'est-à-dire
qu'il n'y aurait pas de réforme sérieuse. Ce point décidé, les Allemands
se rapprochèrent des Italiens et des Anglais, et les trois nations
firent ensemble un pape italien. Les Français restèrent seuls et dupes,
ne pouvant manquer d'avoir le pape contre eux, puisqu'ils avaient
entravé son élection. Il était beau, toutefois, d'être ainsi dupes, pour
avoir persévéré dans la réforme de l'Église.

[Note 531: _App._ 216.]

C'était en 1417; le connétable d'Armagnac, partisan du vieux Benoît
XIII, gouvernait Paris au nom du roi et du dauphin. Il fit ordonner par
le dauphin, à l'Université, de suspendre son jugement sur l'élection du
nouveau pape, Martin V; mais son parti était tellement affaibli dans
Paris même, malgré les moyens de terreur dont il avait essayé, que
l'Université osa passer outre et approuver l'élection. Elle avait hâte
de se rendre le pape favorable; elle voyait que le système des libres
élections ecclésiastiques qu'elle avait tant défendu, ne profitait point
aux universitaires. Elle avait abaissé la papauté, relevé le pouvoir des
évêques; et ceux-ci, de concert avec les seigneurs, faisaient élire aux
bénéfices des gens incapables, illettrés, les cadets des seigneurs,
leurs ignares chapelains, les fils de leurs paysans, qu'ils tonsuraient
tout exprès. Les papes, du moins, s'ils plaçaient des prêtres peu
édifiants, choisissaient parfois des gens d'esprit. L'Université déclara
qu'elle aimait mieux que le pape _donnât les bénéfices_[532]. C'était un
curieux spectacle de voir l'Université, si longtemps alliée aux évêques
contre le pape, de la voir retourner à sa mère, la papauté, et attester
contre les évêques, contre les élections locales, la puissance centrale
de l'Église. Mais l'Université l'avait tuée, cette puissance
pontificale; elle n'y revenait qu'en abdiquant ses maximes, en se
reniant et se tuant elle-même.

[Note 532: Bulæus. Une assemblée de grands et de prélats, présidée par
le dauphin, fit emprisonner le recteur qui avait parlé contre la manière
dont ils dirigeaient les élections ecclésiastiques et conféraient les
bénéfices. Le Parlement ne soutint pas l'Université, qui fit des
excuses. Ce fut l'enterrement de l'Université, comme puissance
populaire.]

Ce fut le sort de Gerson de voir ainsi la fin de la papauté et de
l'Université. Après le concile de Constance, il se retira brisé, non en
France, il n'y avait plus de France. Il chercha un asile dans les forêts
profondes du Tyrol, puis à Vienne, où il fut reçu par Frédéric
d'Autriche, l'ami du pape que Gerson avait fait déposer.

Plus tard, la mort du duc de Bourgogne encouragea Gerson à revenir, mais
seulement jusqu'au bord de la France, jusqu'à Lyon. C'était une ville
française, naguère d'Empire, mais toujours une ville commune à tous, une
république marchande dont les privilèges couvraient tout le monde, une
patrie commune pour le Suisse, le Savoyard, l'Allemand, l'Italien,
autant que pour le Français. Ce confluent des fleuves et des peuples,
sous la vue lointaine des Alpes, cet océan d'hommes de tout pays, cette
grande et profonde ville avec ses rues sombres et ses escaliers noirs
qui ont l'air de grimper au ciel, c'était une retraite plus solitaire
que les solitudes du Tyrol. Il s'y blottit dans un couvent de Célestins
dont son frère était prieur; il y expia, par la docilité monastique, sa
domination sur l'Église, goûtant le bonheur d'obéir, la douceur de ne
plus vouloir, de sentir qu'on ne répond plus de soi. S'il reprit par
intervalles cette plume toute-puissante, ce fut pour chercher le moyen
de calmer la guerre qui le travaillait encore; pour trouver le moyen
d'accorder le mysticisme et la raison, d'être scientifiquement mystique,
de délirer avec méthode. Sans doute que ce grand esprit finit par sentir
que cela encore était vain. On dit qu'en ses dernières années il ne
pouvait plus voir que des enfants, comme il arriva sur la fin à
Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre. Il ne vécut plus qu'avec les
petits, les enseignant[533], ou plutôt recevant lui-même l'enseignement
de ces innocents[534]. Avec eux, il apprenait la simplicité,
désapprenait la scolastique. On inscrivit sur sa tombe: _Sursum
corda[535]!_

[Note 533: Lire son traité _De parvulis ad Christum trahendis_.]

[Note 534: Il comptait sur leur intercession, et les réunit encore la
veille de sa mort, pour leur recommander de dire dans leurs prières:
«Seigneur, ayez pitié de votre pauvre serviteur Jean Gerson.»]

[Note 535: _App._ 217.]

Le résultat du concile de Constance était un revers pour la France, une
défaite, et plus grande qu'on ne peut dire, une bataille d'Azincourt.
Après avoir eu si longtemps un pape à elle, une sorte de patriarche
français, par lequel elle agissait encore sur ses alliés d'Écosse et
d'Espagne, elle allait voir l'unité de l'Église rétablie en apparence,
rétablie contre elle au profit de ses ennemis; ce pape italien, client
du parti anglo-allemand, n'allait-il pas entrer dans les affaires de
France, y dicter les ordres de l'étranger?

L'Angleterre avait vaincu par la politique, aussi bien que par les
armes. Elle avait eu grande part à l'élection de Martin V; elle tenait
entre les mains son prédécesseur, Jean XXIII, sous la garde du cardinal
de Winchester, oncle d'Henri V. Henri pouvait exiger du pape tout ce
qu'il croirait nécessaire à l'accomplissement de ses projets sur la
France, Naples, les Pays-Bas, l'Allemagne, la terre sainte.

Dans cette suprême grandeur où l'Angleterre semblait arrivée, il y avait
bien pourtant un sujet d'inquiétude. Cette grandeur, ne l'oublions pas,
elle la devait principalement à l'étroite alliance de l'épiscopat et de
la royauté sous la maison de Lancastre: ces deux puissances s'étaient
accordées pour réformer l'Église et conquérir la France schismatique.
Or, au moment de la réforme, l'épiscopat anglais n'avait que trop laissé
voir combien peu il s'en souciait; d'autre part, la conquête de la
France à peine commencée, la bonne intelligence des deux alliés,
épiscopat et royauté, était déjà compromise.

Depuis un siècle, l'Angleterre accusait la France de ne vouloir aucune
réforme, de perpétuer le schisme. Elle en parlait à son aise, elle qui,
par son statut des Proviseurs, avait de bonne heure annulé l'influence
papale dans les élections ecclésiastiques. Séparée du pape sous ce
rapport, elle avait beau jeu de reprocher le schisme aux Français. La
France, soumise au pape, voulait un pape français à Avignon;
l'Angleterre, indépendante du pape dans la question essentielle, voulait
un pape universel, et elle l'aimait mieux à Rome que partout ailleurs.
Dès qu'il n'y eut plus de pape français, les Anglais ne s'inquiétèrent
plus de réformer le pontificat ni l'Église.

Les Anglais avaient donné leur victoire pour la victoire de Dieu; leur
roi, sur les premières monnaies qu'il fit frapper en France, avait mis:
«Christus regnat, Christus vincit, Christus imperat.» Il eut beaucoup
d'égards et de ménagements pour les prêtres français; il entendait son
intérêt: ces prêtres, qui étaient prêtres bien plus que Français,
devaient s'attacher aisément à un prince qui respectait leur robe. Mais
ce n'était pas l'intérêt des lords évêques qui suivaient le roi comme
conseillers, comme créanciers; ils devaient trouver avantage à ce que la
fuite des ecclésiastiques français laissât un grand nombre de bénéfices
vacants qu'on pût administrer, ou même prendre, donner à d'autres. C'est
ce qui explique peut-être la dureté que ce conseil anglais, presque tout
ecclésiastique, montra pour les prêtres qu'on trouvait dans les places
assiégées. Dans la capitulation de Rouen, dressée et négociée par
l'archevêque de Cantorbéry, le fameux chanoine Delivet fut excepté de
l'amnistie; il fut envoyé en Angleterre; s'il ne périt pas, c'est qu'il
était riche, et qu'il composa pour sa vie. Les moines étaient traités
plus durement encore que les prêtres. Lorsque Melun se rendit, on en
trouva deux dans la garnison, et ils furent tués. À la prise de Meaux,
trois religieux de Saint-Denis ne furent sauvés qu'à grand'peine par les
réclamations de leur abbé; mais le fameux évêque Cauchon, l'âme damnée
du cardinal Winchester, les jeta dans d'affreux cachots[536].

[Note 536: _App._ 218.]

Cela devait effrayer les bénéficiers absents. L'évêque de Paris, Jean
Courtecuisse, n'osait revenir dans son évêché; ces absences laissaient
nombre de bénéfices à la discrétion des lords évêques, bien des fruits à
percevoir. Le roi, qui sans doute aurait mieux aimé que les absents
revinssent et se ralliassent à lui, ne se lassait pas de les rappeler,
avec menaces de disposer de leurs bénéfices; mais ils n'avaient garde de
revenir. Les bénéfices étant alors considérés comme vacants, les lords
évêques en disposaient pour leurs créatures; cela faisait deux
titulaires pour chaque bénéfice. Après avoir tant accusé la France de
perpétuer le schisme pontifical, la conquête anglaise créait peu à peu
un schisme dans le clergé français.

Ces grandes et lucratives affaires expliquent seules pourquoi, dans
toutes les expéditions d'Henri V, nous voyons les grands dignitaires de
l'Église d'Angleterre ne plus quitter son camp, le suivre pas à pas. Ils
semblent avoir oublié leur troupeau: les âmes insulaires deviennent ce
qu'elles peuvent; les pasteurs anglais sont trop préoccupés de sauver
celles du continent. Nous ne voyons encore au siège d'Harfleur que
l'évêque de Norwich comme principal conseiller d'Henri. Mais après la
bataille d'Azincourt le roi, pressé de revenir en France, se remet entre
les mains des évêques; il charge les deux chefs de l'épiscopat,
l'archevêque de Cantorbéry et le cardinal de Winchester, de _percevoir_,
au nom de la couronne, _les droits féodaux de gardes, mariages et
forfaitures pour notre prochain passage de mer_[537]. Il fallait, avant
même de commencer une autre expédition, mettre Harfleur en état de
défense; le roi, parfaitement instruit des affaires de France, ne
doutait pas qu'Armagnac n'essayât de lui arracher cet inappréciable
résultat de la dernière campagne. Les évêques, qui seuls avaient de
l'argent toujours prêt, firent évidemment les avances, et se firent
assigner en garantie le produit de ces droits lucratifs.

[Note 537: _App._ 219.]

Le cardinal Winchester, oncle d'Henri V, devint peu à peu l'homme le
plus riche de l'Angleterre et peut-être du monde. Nous le voyons plus
tard faire à la Couronne des prêts tels qu'aucun roi n'eût pu les faire
alors; des vingt mille, cinquante mille livres sterling à la fois[538].
Quelques années après la mort d'Henri, il se trouva un moment le vrai
roi de la France et de l'Angleterre (1430-1432). Henri, de son vivant
même, lui reprocha publiquement d'usurper les droits de la royauté[539];
il croyait même que Winchester souhaitait impatiemment sa mort, et qu'il
eût voulu la hâter.

[Note 538: Voy. l'énumération détaillée de ces prêts, dans Turner.]

[Note 539: Henri lui reprochait, entre autres félonies, de contrefaire
la monnaie royale. _App._ 220.]

Il se trompait peut-être; mais ce qui est sûr, c'est que les deux
royautés, la royauté militaire et la royauté épiscopale et financière,
avaient pu commencer ensemble la conquête, mais qu'elles n'auraient pu
posséder ensemble, qu'elles ne pouvaient tarder à se brouiller. Au
moment de ce grand effort du siège de Rouen, le roi, ayant besoin
d'argent, se hasarda à parler de réformer les moeurs du clergé[540]. Les
évêques lui accordèrent une aide pour la guerre, mais ce ne fut pas
gratis: ils se firent livrer en retour plusieurs hérétiques.

[Note 540: Turner.]

En 1420, sous prétexte d'invasion imminente des Écossais, il obtint une
demi-décime du clergé du nord de l'Angleterre, et chargea l'archevêque
d'York de lever cet impôt[541]. C'était la terrible année du traité de
Troyes, il n'avait pas à espérer de rien tirer de la France, d'un pays
ruiné, à qui cette année même on prenait son dernier bien,
l'indépendance et la vie nationale. Au contraire, il essaya de rattacher
étroitement la Normandie et la Guyenne à l'Angleterre, d'une part, en
exemptant de certains droits les ecclésiastiques normands; de l'autre,
en diminuant les droits que payaient en Angleterre les marchands de vins
de Bordeaux[542].

[Note 541: Rymer, 27 octobre 1420.]

[Note 542: _Idem_, 22 januarii, 22 mart. 1420.]

Mais en 1421, il fallut de l'argent à tout prix. Charles VII occupait
Meaux et assiégeait Chartres. Les Anglais avaient mis toute la campagne
précédente à prendre Melun. Henri V fut obligé de pressurer les deux
royaumes, et l'Angleterre, mécontente et grondante, tout étonnée de
payer lorsqu'elle attendait des tributs, et la malheureuse France, un
cadavre, un squelette, dont on ne pouvait sucer le sang, mais tout au
plus ronger les os. Le roi ménagea l'orgueil anglais en appelant l'impôt
un emprunt; emprunt _volontaire_, mais qui fut levé violemment,
brusquement; dans chaque comté, il avait désigné quelques personnes
riches qui répondaient et payaient, sauf à lever l'argent sur les
autres, en s'arrangeant comme ils pourraient: les noms de ceux qui
auraient refusé _devaient être envoyés au roi_[543].

[Note 543: _Idem_, 21 april 1421.]

La Normandie fut ménagée, quant aux formes, presque autant que
l'Angleterre. Le roi convoqua les trois États de Normandie à Rouen, pour
leur exposer _ce qu'il voulait faire_ pour l'avantage général. Ce qu'il
voulait d'abord, c'était de recevoir du clergé une décime. En
récompense, il limitait le pouvoir militaire des capitaines des
villes[544], réprimait les excès des soldats. Le droit de _prise_ ne
devait plus être exercé en Normandie, etc.

[Note 544: Un chevalier est chargé de faire une enquête à ce sujet.
(Rymer, 5 mai 1421.)]

L'emprunt anglais, la décime normande, ne suffisaient pas pour solder
cette grosse armée de quatre mille hommes d'armes et de plusieurs
milliers d'archers qu'il amenait d'Angleterre. Il fallut prendre une
mesure qui frappât toute la France anglaise; le coup fut surtout
terrible à Paris. Henri V fit faire une monnaie forte, d'un titre double
ou triple de la faible monnaie qui courait; il déclara qu'il n'en
recevrait plus d'autre; c'était doubler ou tripler l'impôt. La chose fut
plus funeste encore au peuple qu'utile au Trésor; les transactions
particulières furent étrangement troublées; il fallut pendant toute
l'année des règlements vexatoires pour interpréter, modifier cette
grande vexation[545].

[Note 545: _Ordonnances_, XI.]

La lourde et dévorante armée que ramenait Henri ne lui était que trop
nécessaire. Son frère Clarence venait d'être battu et tué avec deux ou
trois mille Anglais en Anjou (bataille de Baugé, 23 mars 1421). Dans le
Nord même, le comte d'Harcourt avait pris les armes contre les Anglais
et courait la Picardie. Saintrailles et La Hire venaient à grandes
journées lui donner la main. Tous les gentilshommes passaient peu à peu
du côté de Charles VII[546], du parti qui faisait les expéditions
hardies, les courses aventureuses. Les paysans, il est vrai, souffrant
de ces courses et de ces pillages, devaient à la longue se rallier à un
maître qui saurait les protéger[547].

[Note 546: _Journal du Bourgeois._--Monstrelet.]

[Note 547: _App._ 221.]

La férocité des vieux pillards armagnacs servait Henri V. Il fit une
chose populaire en assiégeant la ville de Meaux, dont le capitaine, une
espèce d'ogre[548], le bâtard de Vaurus, avait jeté dans les campagnes
une indicible terreur. Mais comme le bâtard et ses gens n'attendaient
aucune merci, ils se défendirent en désespérés. Du haut des murs, ils
vomissaient toute sorte d'outrages contre Henri V, qui était là en
personne; ils y avaient fait monter un âne, qu'ils couronnaient et
battaient tour à tour; c'était, disaient-ils, le roi d'Angleterre qu'ils
avaient fait prisonnier. Ces brigands servirent admirablement la France,
dont pourtant ils ne se souciaient guère. Ils tinrent les Anglais devant
Meaux tout l'hiver, huit grands mois; la belle armée se consuma par le
froid, la misère et la peste. Le siège ouvrit le 6 octobre; le 18
décembre, Henri, qui voyait déjà cette armée diminuer, écrivait en
Allemagne, en Portugal, pour en tirer au plus tôt des soldats. Les
Anglais probablement lui coûtaient plus cher que ces étrangers. Pour
décider les mercenaires allemands à se louer à lui plutôt qu'au dauphin,
il leur faisait dire entre autres choses qu'il les payerait en meilleure
monnaie[549].

[Note 548: Tout le monde a lu cette terrible histoire populaire de la
pauvre femme enceinte qu'un des Vaurus fit lier à un arbre, qui accoucha
la nuit et fut mangée des loups. (_Journal du Bourgeois._)]

[Note 549: Rymer.]

Il n'avait pas à compter sur le duc de Bourgogne. Il vint un moment au
siège de Meaux, mais s'éloigna bientôt sous prétexte d'aller en
Bourgogne pour obliger les villes de son duché à accepter le traité de
Troyes. Henri avait bien lieu de croire que le duc lui-même avait sous
main provoqué cette résistance à un traité qui annulait les droits
éventuels de la maison de Bourgogne à la couronne, aussi bien que ceux
du dauphin, du duc d'Orléans et de tous les princes français. Et
pourquoi le jeune Philippe avait-il fait un tel sacrifice à l'amitié des
Anglais? Parce qu'il croyait avoir besoin d'eux pour venger son père et
battre son ennemi. Mais c'étaient eux, bien plutôt, qui avaient besoin
de lui. Le bonheur les avait quittés. Pendant que le duc de Clarence se
faisait battre en Anjou, le duc de Bourgogne avait eu en Picardie un
brillant succès; il avait joint les Dauphinois, Saintrailles et
Gamaches, avant qu'ils eussent pu se réunir à d'Harcourt, et les avait
défaits et pris.

La malveillance réciproque des Anglais et des Bourguignons datait de
loin. De bonne heure, ceux-ci avaient souffert de l'insolence de leurs
alliés. Dès 1416, le duc de Glocester, se trouvant comme otage chez le
duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, le fils de celui-ci, alors comte de
Charolais, vint faire visite à Glocester; celui-ci, qui parlait en ce
moment à des Anglais, ne se dérangea point à l'arrivée du prince, et lui
dit simplement bonjour sans même se tourner vers lui[550]. Plus tard,
dans une altercation entre le maréchal d'Angleterre Cornwall et le brave
capitaine bourguignon Hector de Saveuse, le général anglais, qui était à
la tête d'une forte troupe, ne craignit pas de frapper le capitaine de
son gantelet. Une telle chose laisse des haines profondes. Les
Bourguignons ne les cachaient point.

[Note 550: Monstrelet.]

L'homme le plus compromis peut-être du parti bourguignon était le sire
de L'Île-Adam, celui qui avait repris Paris et laissé faire les
massacres. Il croyait du moins que son maître le duc de Bourgogne en
profiterait, mais celui-ci, comme on a vu, livra Paris à Henri V.
L'Île-Adam avait peine à cacher sa mauvaise humeur. Un jour, il se
présente au roi d'Angleterre vêtu d'une grosse cotte grise. Le roi ne
passa point cela: «L'Île-Adam, lui dit-il, est-ce là la robe d'un
maréchal de France?» L'autre, au lieu de s'excuser, répliqua qu'il
l'avait fait faire tout exprès pour venir par les bateaux de la Seine.
Et il regardait le roi fixement. «Comment donc, dit l'Anglais avec
hauteur, osez-vous bien regarder un prince au visage, quand vous lui
parlez!--Sire, dit le Bourguignon, c'est notre coutume à nous autres
Français; quand un homme parle à un autre, de quelque rang qu'il soit,
les yeux baissés, on dit qu'il n'est pas prud'homme puisqu'il n'ose
regarder en face.--Ce n'est pas l'usage d'Angleterre», dit sèchement le
roi. Mais il se tint pour averti; un homme qui parlait si ferme, avait
bien l'air de ne pas rester longtemps du côté anglais. L'Île-Adam avait
pris une fois Paris, peut-être aurait-il essayé de le reprendre, en cas
d'une rupture d'Henri avec le duc de Bourgogne. Peu après, sous un
prétexte, le duc d'Exeter, capitaine de Paris, mit la main sur le
Bourguignon et le traîna à la Bastille. Le petit peuple s'assembla, cria
et fit mine de le défendre. Les Anglais firent une charge meurtrière,
comme sur une armée ennemie[551].

[Note 551: _App._ 222.]

Henri V voulait faire tuer L'Île-Adam, mais le duc de Bourgogne
intercéda. Ce qui fut tué, et à n'en jamais revenir, ce fut le parti
anglais dans Paris.

Le changement est sensible dans le _Journal du Bourgeois_. Le sentiment
national se réveille en lui, il se réjouit d'une défaite des
Anglais[552]; il commence à s'attendrir sur le sort des Armagnacs qui
meurent sans confession[553].

[Note 552: «Le peuple les avoit en trop mortelle haine les uns et les
autres.» (_Journal du Bourgeois._)]

[Note 553: «Fut faite grand feste à Paris... Mieux on dust avoir
pleuré... Quel dommaige et quel pitié par toute chrestienté...»
(_Ibid._)]

Le roi d'Angleterre, prévoyant sans doute une rupture avec le duc de
Bourgogne, semble avoir voulu prendre des postes contre lui dans les
Pays-Bas. Il traita avec le roi des Romains pour l'acquisition du
Luxembourg, puis chercha à conclure une étroite alliance avec
Liège[554]. On se rappelle que c'est justement par la même acquisition
et la même alliance que la maison d'Orléans se fit une ennemie
irréconciliable de celle de Bourgogne.

[Note 554: Rymer, 17 jul. 1421; 6 aug. 1422.]

Agir ainsi contre un allié qui avait été si utile, se préparer une
guerre au Nord quand on ne pouvait venir à bout de celle du Midi,
c'était une étrange imprudence. Quelles étaient donc les ressources du
roi d'Angleterre?

D'après son budget, tel qu'il fut dressé en 1421 par l'archevêque de
Cantorbéry, le cardinal Winchester et deux autres évêques, son revenu
n'était que de cinquante-trois mille livres sterling, ses dépenses
courantes de cinquante mille (vingt et un mille seulement pour Calais et
la marche voisine[555]). Il y avait un excédent apparent de trois mille
livres. Mais, sur cette petite somme, il fallait qu'il pourvût aux
dépenses de l'artillerie, des fortifications et constructions, des
ambassades, de la garde des prisonniers, à celles de sa maison, etc.,
etc. Dans ce compte, il n'y avait rien[556] pour servir les intérêts des
vieilles dettes d'Harfleur, de Calais, etc., qui allaient s'accroissant.

[Note 555: _App._ 223.]

[Note 556: «Et nondum provisem est, etc.» (Rymer.)]

La situation d'Henri V devenait ainsi fort triste. Ce conquérant, ce
dominateur de l'Europe, allait se trouver peu à peu sous la domination
la plus humiliante, celle de ses créanciers. D'une part, il traînait
après lui ce pesant conseil de lords évêques, qui ne pouvait manquer de
devenir chaque jour et plus nécessaire et plus impérieux; d'autre part,
les hommes d'armes, les capitaines, qui lui avaient engagé, amené des
soldats, devaient sans cesse réclamer l'arriéré[557].

[Note 557: Ces réclamations furent si vives à la mort d'Henri V, que le
conseil de régence fut obligé de leur assigner en payement _le tiers et
le tiers du tiers_ de tout ce que le roi avait pu gagner personnellement
à la guerre, butin, prisonniers, etc. (_Statutes of the Realm._)]

Henri V avait trouvé au fond de sa victoire la détresse et la misère.
L'Angleterre rencontrait dans son action sur l'Europe, au quinzième
siècle, le même obstacle que la France avait trouvé au quatorzième. La
France aussi avait alors étendu vigoureusement les bras au midi et au
nord, vers l'Italie, l'Empire, les Pays-Bas. La force lui avait manqué
dans ce grand effort, les bras lui étaient retombés, et elle était
restée dans cet état de langueur où la surprit la conquête anglaise.

Les Anglais s'étaient figuré, en faisant la guerre, que la France
pouvait la payer. Ils trouvèrent le pays déjà désolé. Depuis quinze ans,
les misères avaient crû, les ruines étaient ruinées. Ils tirèrent si peu
des pays conquis que, pour n'y pas périr eux-mêmes, il fallait qu'ils
apportassent. Où prendre donc? Nous l'avons dit, l'Église seule alors
était riche. Mais comment la maison de Lancastre, qui s'était élevée à
l'ombre de l'Église, et en lui livrant ses ennemis, comment eût-elle
repris contre l'Église le rôle de ces ennemis même, celui des niveleurs
hérétiques qu'elle avait livrés aux bûchers?

L'Angleterre avait reproché à la France, pendant un siècle, d'exploiter
l'Église, de détourner les biens ecclésiastiques à des usages profanes;
elle s'était chargée de mettre fin à un tel scandale, l'Église et la
royauté anglaises s'étaient unies pour cette oeuvre, et elles avaient en
effet écrasé la France... Cela fait, où en étaient les vainqueurs? au
point où ils avaient trouvé les vaincus, dans les mêmes nécessités dont
ils leur avaient fait un crime; mais ils avaient de plus la honte de la
contradiction. Si le roi des prêtres ne touchait au bien des prêtres, il
était perdu. Ainsi commençait à apparaître tel qu'il était en réalité,
faible et ruineux, ce colossal édifice dont le pharisaïsme anglican
avait cru sceller les fondements du sang des lollards anglais et des
Français schismatiques.

Henri V ne voyait que trop clairement tout cela; il n'espérait plus.
Rouen lui avait coûté une année, Melun une année, Meaux une année.
Pendant cet interminable siège de Meaux, lorsqu'il voyait sa belle armée
fondre autour de lui, on vint lui apprendre que la reine lui avait mis
au monde un fils au château de Windsor: il n'en montra aucune joie, et,
comparant sa destinée à celle de cet enfant, il dit avec une tristesse
prophétique: «Henri de Monmouth aura régné peu et conquis beaucoup;
Henri de Windsor régnera longtemps et il perdra tout. La volonté de Dieu
soit faite!»

On conte qu'au milieu de ses sombres prévisions, un ermite vint le
trouver et lui dit: «Notre-Seigneur, qui ne veut pas votre perte, m'a
envoyé un saint homme, et voici ce que le saint homme a dit: «Dieu
ordonne que vous vous désistiez de tourmenter son chrétien peuple de
France; sinon, vous avez peu à vivre[558].»

[Note 558: Chastellain.]

Henri V était jeune encore; mais il avait beaucoup travaillé en ce
monde, le temps était venu du repos; Il n'en avait pas eu depuis sa
naissance. Il fut pris après sa campagne d'hiver d'une vive irritation
d'entrailles, mal fort commun alors, et qu'on appelait le feu
Saint-Antoine. La dyssenterie le saisit[559]. Cependant le duc de
Bourgogne lui ayant demandé secours pour une bataille qu'il allait
livrer, il craignit que le jeune prince français ne vainquît encore
cette fois tout seul, et il répondit: «Je n'enverrai pas, j'irai.» Il
était déjà très faible, et se faisait porter en litière; mais il ne put
aller plus loin que Melun; il fallut le rapporter à Vincennes. Instruit
par les médecins de sa fin prochaine, il recommanda son fils à ses
frères, et leur dit deux sages paroles: premièrement de ménager le duc
de Bourgogne; deuxièmement, si l'on traitait, de s'arranger toujours
pour garder la Normandie.

[Note 559: Le parti ennemi publia qu'il était mort mangé des poux.]

Puis il se fit lire les psaumes de la pénitence; et quand on en vint aux
paroles du _Miserere_: _Ut ædificentur muri Hierusalem_, le génie
guerrier du mourant se réveilla dans sa piété même: «Ah! si Dieu m'avait
laissé vivre mon âge, dit-il, et finir la guerre de France, c'est moi
qui aurais conquis la terre sainte[560]!»

[Note 560: _App._ 224.]

Il semble qu'à ce moment suprême il ait éprouvé quelque doute sur la
légitimité de sa conquête de France, quelque besoin de se rassurer. On
en jugerait volontiers ainsi, d'après les paroles qu'il ajouta comme
pour répondre à une objection intérieure: «Ce n'est pas l'ambition ni la
vaine gloire du monde qui m'ont fait combattre. Ma guerre a été
approuvée des saints prêtres et des prud'hommes; en la faisant, je n'ai
point mis mon âme en péril.» Peu après il expira (31 août 1422).

L'Angleterre, dont il avait exprimé l'opinion en mourant, lui rendit
même témoignage. Son corps fut porté à Westminster, parmi un deuil
incroyable, non comme celui d'un roi, d'un triomphateur, mais comme les
reliques d'un saint[561].

[Note 561: «Comme s'ils fussent acertenez qu'il fust ou soit saint en
paradis.» (Monstrelet.)]

Il était mort le 31 août; Charles VI le suivit le 21 octobre[562]. Le
peuple de Paris pleura son pauvre roi fol, autant que les Anglais leur
victorieux Henri V. «Tout le peuple qui étoit dans les rues et aux
fenêtres pleuroit et crioit, comme si chacun eût vu mourir ce qu'il
aimoit le plus. Vraiment leurs lamentations étoient comme celles du
prophète: _Quomodo sedet sola civitas plena populo?_»

[Note 562: «Après le quatrième ou cinquième accès de fièvre quarte.»
(_Archives, Registres du Parlement._)]

Le menu commun de Paris criait: «Ah! très cher prince, jamais nous n'en
aurons un si bon! Jamais nous ne te verrons. Maudite soit la mort! Nous
n'aurons jamais plus que guerre, puisque tu nous a laissés. Tu vas en
repos; nous demeurons en tribulation et douleur[563].»

[Note 563: _Journal du Bourgeois._]

Charles VI fut porté à Saint-Denis, «petitement accompagné pour un roi
de France; il n'avoit que son chambellan, son chancelier, son confesseur
et quelques menus officiers». Un seul prince suivait le convoi, et
c'était le duc de Bedford. «Hélas! son fils et ses parens ne pouvoient
être à l'accompagner, de quoi ils estoient _légitimement_ excusez[564].»
Cette belle famille était presque éteinte; les trois fils aînés étaient
morts. Des filles, l'aînée avait épousé l'infortuné Richard II, puis le
duc d'Orléans, prisonnier pour toute sa vie; la seconde, femme du duc de
Bourgogne, mourut de chagrin; la troisième avait été contrainte
d'épouser l'ennemi de la France. Le seul qui restât des fils de Charles
VI était proscrit, déshérité.

[Note 564: Juvénal.]

Lorsque le corps fut descendu, les huissiers d'armes rompirent leurs
verges et les jetèrent dans la fosse, et ils renversèrent leurs masses.
Alors Berri, roi d'armes de France, cria sur la fosse: «Dieu veuille
avoir pitié de l'âme de très haut et très excellent prince Charles, roi
de France, sixième du nom, notre _naturel_ et souverain seigneur.»
Ensuite il reprit: «Dieu accorde bonne vie à Henri par la grâce de Dieu
roi de France et d'Angleterre, notre souverain seigneur[565].»

[Note 565: Monstrelet.]

       *       *       *       *       *

Après avoir dit la mort du roi, il faudrait dire la mort du peuple. De
1418 à 1422, la dépopulation fut effroyable. Dans ces années lugubres,
c'est comme un cercle meurtrier: la guerre mène à la famine, et la
famine à la peste; celle-ci ramène la famine à son tour. On croit lire
cette nuit de l'Exode où l'ange passe et repasse, touchant chaque maison
de l'épée.

L'année des massacres de Paris (1418), la misère, l'effroi, le
désespoir, amenèrent une épidémie qui enleva, dit-on, dans cette ville
seule quatre-vingt mille âmes[566]. «Vers la fin de septembre, dit le
témoin oculaire, dans sa naïveté terrible, on mouroit tant et si vite,
qu'il falloit faire dans les cimetières de grandes fosses où on les
mettoit par trente et quarante, arrangés comme lard, et à peine poudrés
de terre. On ne rencontroit dans les rues que prêtres qui portoient
Notre-Seigneur.»

[Note 566: «Comme il fut trouvé par les curés des paroisses.»
(Monstrelet.)--«Ceux qui faisoient les fosses... affermoient...
qu'avoient enterré plus de cent mille personnes.» (_Journal du Bourgeois
de Paris._) Il a dit un peu plus haut que dans les cinq premières
semaines il était mort cinquante mille personnes. À ces calculs fort
suspects d'exagération, il en ajoute un qui semble mériter plus de
confiance: «Les corduaniers comptèrent le jour de leur confrérie les
morts de leur mestier... et trouvèrent qu'ils estoient trepassés bien
dix-huit cents, tant maistres que varlets, en ces deux mois.»]

En 1419, il n'y avait pas à récolter; les laboureurs étaient morts ou en
fuite: on avait peu semé, et ce peu fut ravagé. La cherté des vivres
devint extrême. On espérait que les Anglais rétabliraient un peu d'ordre
et de sécurité, et que les vivres deviendraient moins rares; au
contraire, il y eut famine. «Quand venoient huit heures, il y avoit si
grande presse à la porte des boulangers, qu'il faut l'avoir vu pour le
croire... Vous auriez entendu dans tout Paris des lamentations
pitoyables des petits enfants qui crioient: «Je meurs de faim!» On
voyoit sur un fumier vingt, trente enfants, garçons et filles, qui
mouroient de faim et de froid. Et il n'y avoit pas de coeur si dur, qui,
les entendant crier la nuit: «Je meurs de faim!» n'en eût grand'pitié.
Quelques-uns des bons bourgeois achetèrent trois ou quatre maisons dont
ils firent hôpitaux pour les pauvres enfants[567].»

[Note 567: _Journal du Bourgeois._]

En 1421, même famine et plus dure. Le tueur de chiens était suivi des
pauvres, qui, à mesure qu'il tuait, dévoraient tout, «chair et
trippes[568]». La campagne, dépeuplée, se peuplait d'autre sorte: des
bandes de loups couraient les champs, grattant, fouillant les cadavres;
ils entraient la nuit dans Paris, comme pour en prendre possession. La
ville, chaque jour plus déserte, semblait bientôt être à eux: on dit
qu'il n'y avait pas moins de vingt-quatre mille maisons
abandonnées[569].

[Note 568: _Ibid._]

[Note 569: _App._ 225.]

On ne pouvait plus rester à Paris. L'impôt était trop écrasant. Les
mendiants (autre impôt) y affluaient de toute part, et à la fin il y
avait plus de mendiants que d'autres personnes, on aimait mieux s'en
aller, laisser son bien. Les laboureurs de même quittaient leurs champs
et jetaient la pioche; ils se disaient entre eux: «Fuyons aux bois avec
les bêtes fauves... adieu les femmes et les enfants... Faisons le pis
que nous pourrons. Remettons-nous en la main du Diable[570].»

[Note 570: _Journal du Bourgeois._ Nous regrettons de ne pouvoir, faute
d'espace, suivre pour ces tristes années, le conseil que M. de Sismondi
donne à l'historien avec un sentiment si profond de l'humanité:

«Ne nous pressons pas; lorsque le narrateur se presse, il donne une
fausse idée de l'histoire... Ces années, si pauvres en vertus et en
grands exemples, étaient tout aussi longues à passer pour les malheureux
sujets du royaume que celles qui paraissent resplendissantes d'héroïsme.
Pendant qu'elles s'écoulaient, les uns étaient affaissés par le progrès
de l'âge; les autres étaient remplacés par leurs enfants: la nation
n'était déjà plus la même... Le lecteur ne s'aperçoit jamais de ce
progrès du temps, s'il ne voit pas aussi comment ce temps a été rempli:
la durée se proportionne toujours pour lui au nombre des faits qui lui
sont présentés, et en quelque sorte, au nombre des pages qu'il parcourt.
Il peut bien être averti que des années ont passé en silence, mais il
ne le sent pas.»]

Arrivé là, on ne pleure plus; les larmes sont finies, ou parmi les
larmes même éclatent de diaboliques joies, un rire sauvage... C'est le
caractère le plus tragique du temps, que, dans les moments les plus
sombres, il y ait des alternatives de gaieté frénétique.

Le commencement de cette longue suite de maux, «de cette douloureuse
danse», comme dit le Bourgeois de Paris, c'est la folie de Charles VI,
c'est le temps aussi de cette trop fameuse mascarade des satyres, des
mystères pieusement burlesques, des farces de la Bazoche.

L'année de l'assassinat du duc d'Orléans a été signalée par
l'organisation du corps des ménétriers. Cette corporation, tout à fait
nécessaire sans doute dans une si joyeuse époque, était devenue
importante et respectable. Les traités de paix se criaient dans les rues
à grand renfort de violons; il ne se passait guère six mois qu'il n'y
eût une paix criée et chantée[571].

[Note 571: _App._ 226.]

L'aîné des fils de Charles VI, le premier dauphin, était un joueur
infatigable de harpe et d'épinette. Il avait force musiciens, et faisait
venir encore, pour aider, les enfants de choeur de Notre-Dame. Il
chantait, dansait et «balait», la nuit et le jour[572], et cela l'année
des cabochiens, pendant qu'on lui tuait ses amis. Il se tua, lui aussi,
à force de chanter et de danser.

[Note 572: C'est ce que lui reprochaient tant les bouchers.]

Cette apparente gaieté, dans les moments les plus tristes, n'est pas un
trait particulier de notre histoire. La chronique portugaise nous
apprend que le roi D. Pedro, dans son terrible deuil d'Inès qui lui dura
jusqu'à la mort, éprouvait un besoin étrange de danse et de musique. Il
n'aimait plus que deux choses: les supplices et les concerts. Et
ceux-ci, il les lui fallait étourdissants, violents, des instruments
métalliques, dont la voix perçante prît tyranniquement le dessus, fît
taire les voix du dedans et remuât le corps, comme d'un mouvement
d'automate. Il avait tout exprès pour cela de longues trompettes
d'argent. Quelquefois, quand il ne dormait pas, il prenait ses
trompettes avec des torches, et il s'en allait dansant par les rues; le
peuple alors se levait aussi, et soit compassion, soit entraînement
méridional, ils se mettaient à danser tous ensemble, peuple et roi,
jusqu'à ce qu'il en eût assez, et que l'aube le ramenât épuisé à son
palais[573].

[Note 573: _Chroniques de l'Espagne et du Portugal._ (Ferd. Denis.)]

Il paraît constant qu'au quatorzième siècle la danse devint, dans
beaucoup de pays, involontaire et maniaque. Les violentes processions
des Flagellants en donnèrent le premier exemple. Les grandes épidémies,
le terrible ébranlement nerveux qui en restait aux survivants,
tournaient aisément en danse de Saint-Gui[574]. Ces phénomènes sont,
comme on sait, de nature contagieuse. Le spectacle des convulsions
agissait d'autant plus puissamment qu'il n'y avait dans les âmes que
convulsions et vertige. Alors les sains et les malades dansaient sans
distinction. On les voyait dans les rues, dans les églises, se saisir
violemment par la main et former des rondes. Plus d'un, qui d'abord en
riait ou regardait froidement, en venait aussi à n'y plus voir, la tête
lui tournait, il tournait lui-même et dansait avec les autres. Les
rondes allaient se multipliant, s'enlaçant; elles devenaient de plus en
plus vastes, de plus en plus aveugles, rapides, furieuses à briser tout,
comme d'immenses reptiles qui, de minute en minute, iraient grossissant,
se tordant. Il n'y avait pas à arrêter le monstre; mais on pouvait
couper les anneaux; on brisait la chaîne électrique, en tombant des
pieds et des poings sur quelques-uns des danseurs. Cette rude dissonance
rompant l'harmonie, ils se trouvaient libres; autrement, ils auraient
roulé jusqu'à l'épuisement final et dansé à mort.

[Note 574: _App._ 227.]

Ce phénomène du quatorzième siècle ne se représente pas au quinzième.
Mais nous y voyons, en Angleterre, en France, en Allemagne, un bizarre
divertissement qui rappelle ces grandes danses populaires de malades et
de mourants. Cela s'appelait la danse des morts, ou danse macabre[575].
Cette danse plaisait fort aux Anglais, qui l'introduisirent chez
nous[576].

[Note 575: C'est-à-dire, danse de cimetière. _App._ 228.]

[Note 576: Peut-être y introduisirent-ils aussi la danse aux aveugles,
et le tournoi des aveugles: «On meist quatre aveugles tous armez en un
parc, chacun ung bâton en sa main, et en ce lieu avoit un fort pourcel
lequel ils devoient avoir s'ils le povoient tuer. Ainsi fut fait, et
firent cette bataille si estrange; car ils se donnèrent tant de grans
coups...» (_Journal du Bourgeois._)]

On voyait naguère à Bâle[577], on voit encore à Lucerne, à la
Chaise-Dieu en Auvergne, une suite de tableaux qui représentent la Mort
entrant en danse avec des hommes de tout âge, de tout état, et les
entraînant avec elle. Ces danses en peinture furent destinées à
reproduire de véritables danses en nature et en action[578]. Elles
durent certainement leur origine à quelques-uns des mimes sacrés qu'on
jouait dans les églises, aux parvis, aux cimetières, ou même dans les
rues aux processions[579]. L'effort des mauvais anges pour entraîner les
âmes, tel qu'on le voit partout encore dans les bas-reliefs des églises,
en donna sans doute la première idée. Mais, à mesure que le sentiment
chrétien alla s'affaiblissant, ce spectacle cessa d'être religieux, il
ne rappela aucune pensée de jugement, de salut, ni de résurrection[580],
mais devint sèchement moral, durement philosophique et matérialiste. Ce
ne fut plus le Diable, fils du péché, de la volonté corrompue, mais la
Mort, la mort fatale, matérielle et sous forme de squelette. Le
squelette humain, dans ses formes anguleuses et gauches au premier coup
d'oeil, rappelle, comme on sait, la vie de mille façons ridicules, mais
l'affreux _rictus_ prend en revanche un air ironique... Moins étrange
encore par la forme que par la bizarrerie des poses, c'est l'homme et ce
n'est pas l'homme. Ou, si c'est lui, il semble, cet horrible baladin,
étaler avec un cynisme atroce la nudité suprême qui devait rester vêtue
de la terre.

[Note 577: Ainsi qu'au cimetière de Dresde, à Sainte-Marie de Lubeck, au
Temple neuf de Strasbourg, sous les arcades du château de Blois, etc. La
plus ancienne peut-être de ces peintures était celle de Minden en
Westphalie; elle était datée de 1383.]

[Note 578: L'art vivant, l'art en action, a partout précédé l'art
figuré. _App._ 229.]

[Note 579: Ch. Magnin.]

[Note 580: _App._ 230.]

Le spectacle de la danse des morts se joua[581] à Paris en 1424 au
cimetière des Innocents. Cette place étroite où pendant tant de siècles
l'énorme ville a versé presque tous ses habitants, avait été d'abord
tout à la fois un cimetière, une voirie, hantée la nuit des voleurs, le
soir des folles filles qui faisaient leur métier sur les tombes.
Philippe-Auguste ferma la place de murs, et pour la purifier, la dédia à
saint Innocent, un enfant crucifié par les juifs. Au quatorzième siècle,
les églises étant déjà bien pleines, la mode vint parmi les bons
bourgeois de se faire enterrer au cimetière. On y bâtit une église;
Flamel y contribua, et mit au portail des signes bizarres, inexplicables
qui, au dire du peuple, recélaient de grands mystères alchimiques.
Flamel aida encore à la construction des charniers qu'on bâtit tout
autour. Sous les arcades de ces charniers étaient les principales
tombes; au-dessus régnait un étage et des greniers, où l'on pendait
demi-pourris les os que l'on tirait des fosses[582]; car il y avait peu
de place; les morts ne reposaient guère; dans cette terre vivante, un
cadavre devenait squelette en neuf jours. Cependant tel était le torrent
de matière morte qui passait et repassait, tel le dépôt qui en restait,
qu'à l'époque où le cimetière fut détruit, le sol s'était exhaussé de
huit pieds au-dessus des rues voisines[583]. De cette longue alluvion
des siècles s'était formée une montagne de morts qui dominait les
vivants.

[Note 581: _App._ 231.]

[Note 582: Le rez-de-chaussée extérieur, adossé à la galerie des
tombeaux, et supportant les galetas où séchaient les os, était occupé
par des boutiques de lingères, de marchandes de modes, d'écrivains,
etc.]

[Note 583: _App._ 232.]

Tel fut le digne théâtre de la danse macabre. On la commença en
septembre 1424, lorsque les chaleurs avaient diminué, et que les
premières pluies rendaient le lieu moins infect. Les représentations
durèrent plusieurs mois.

Quelque dégoût que pussent inspirer et le lieu et le spectacle, c'était
chose à faire réfléchir de voir, dans ce temps meurtrier, dans une ville
si fréquemment, si durement visitée de la mort, cette foule famélique,
maladive, à peine vivante, accepter joyeusement la Mort même pour
spectacle, la contempler insatiablement dans ses moralités bouffonnes,
et s'en amuser si bien qu'ils marchaient sans regarder sur les os de
leurs pères, sur les fosses béantes qu'ils allaient remplir eux-mêmes.

Après tout, pourquoi n'auraient-ils pas ri, en attendant? C'était la
vraie fête de l'époque, sa comédie naturelle, la danse des grands et des
petits. Sans parler de ces millions d'hommes obscurs qui y avaient pris
part en quelques années, n'était-ce pas une curieuse ronde qu'avaient
menée les rois et les princes, Louis d'Orléans et Jean-sans-Peur, Henri
V et Charles VI! Quel jeu de la mort, quel malicieux passe-temps d'avoir
approché ce victorieux Henri, à un mois près, de la couronne de France!
Au bout de toute une vie de travail, pour survivre à Charles VI, il lui
manquait un petit mois seulement... Non! pas un mois, pas un jour! Et il
ne mourra pas même en bataille; il faut qu'il s'alite avec la
dyssenterie et qu'il meure d'hémorroïdes[584].

[Note 584: Cette dérision de la mort frappa les contemporains. Un
gentilhomme, messire Sarrazin d'Arles, voyant un de ses gens qui
revenait du convoi d'Henri V, lui demanda si le roi «avoit point ses
housseaux chaussés». Ah! mon seigneur, nenni, par ma foi!--«Bel ami, dit
l'autre, jamais ne me crois, s'il les a laissés en France!»
(Monstrelet.)]

Si l'on eût trouvé un peu dures ces dérisions de la Mort, elle eût eu de
quoi répondre. Elle eût dit qu'à bien regarder, on verrait qu'elle
n'avait guère tué que ceux qui ne vivaient plus. Le conquérant était
mort, du moment que la conquête languit et ne put plus avancer;
Jean-sans-Peur, lorsqu'au bout de ses tergiversations, connu enfin des
siens même, il se voyait à jamais avili et impuissant. Partis et chefs
de partis, tous avaient désespéré. Les Armagnacs, frappés à Azincourt,
frappés au massacre de Paris, l'étaient bien plus encore par leur crime
de Montereau. Les cabochiens et les Bourguignons avaient été obligés de
s'avouer qu'ils étaient dupes, que leur duc de Bourgogne était l'ami des
Anglais; ils s'étaient vus forcés, eux qui s'étaient crus la France, de
devenir Anglais eux-mêmes. Chacun survivait ainsi à son principe et à sa
foi; la mort morale, qui est la vraie, était au fond de tous les coeurs.
Pour regarder la danse des morts, il ne restait que des morts.

Les Anglais même, les vainqueurs, à leur spectacle favori, ne pouvaient
qu'être mornes et sombres. L'Angleterre, qui avait gagné à sa conquête
d'avoir pour roi un enfant français par sa mère, avait bien l'air d'être
morte, surtout s'il ressemblait à son grand-père Charles VI. Et pourtant
en France cet enfant était Anglais, c'était Henri VI de Lancastre; sa
royauté était la mort nationale de la France même.

Lorsque, quelques années après, ce jeune roi anglo-français, ou plutôt
ni l'un ni l'autre, fut amené dans Paris désert par le cardinal
Winchester, le cortège passa devant l'hôtel Saint-Paul, où la reine
Isabeau, veuve de Charles VI, était aux fenêtres. On dit à l'enfant
royal que c'était sa grand'mère; les deux ombres se regardèrent; la pâle
jeune figure ôta son chaperon et salua; la vieille reine, de son côté,
fit une humble révérence, mais, se détournant, elle se mit à
pleurer[585].

[Note 585: «Et tantost elle s'inclina vers lui moult humblement et se
tourna d'autre part plorant.» (_Journal du Bourgeois._)]



APPENDICE


Ce volume et le suivant ont pour sujet commun la grande crise du
quinzième siècle, les deux phases de cette crise où la France sembla
s'abîmer. Celui-ci racontera la mort, le suivant la résurrection.

       *       *       *       *       *

La première des deux périodes dure près d'un demi-siècle; elle part du
schisme pontifical, et traverse le schisme politique d'Orléans et de
Bourgogne, de Valois et de Lancastre.

Notre faible unité nationale du quatorzième siècle était toute dans la
royauté; au quinzième, la royauté même se divisant, il faut bien que le
peuple essaye d'y suppléer. Le peuple des villes y échoue en 1413, et de
cette tentative il ne reste qu'un code, le premier code administratif
qu'ait eu la France. Le peuple des campagnes fera par inspiration ce que
la sagesse des villes n'a pu faire; il relèvera la royauté, rétablira
l'unité, et de cette épreuve où le pays faillit périr, sortira, confuse
encore, mais vivace et forte, l'idée même de la patrie.

Avant d'en venir là, il faut que ce pays descende dans la ruine, dans la
mort, à une profondeur dont rien peut-être, ni avant ni après, n'a donné
l'idée. Celui qui par l'élude a traversé les siècles pour se replacer
dans les misères de cette époque funèbre, qui, pour mieux les
comprendre, a voulu y vivre et en prendre sa part, ne pourra encore qu'à
grand'peine en faire entrevoir l'horreur.

       *       *       *       *       *

L'histoire est grave ici par le sujet; elle ne l'est pas moins par le
caractère tout nouveau d'autorité qu'elle tire des monuments de
l'époque. Pour la première fois peut-être elle marche sur un terrain
ferme. La chronique, jusque-là enfantine et conteuse, commence à
déposer avec le sérieux d'un témoin. Mais à côté de ce témoignage nous
en trouvons un autre plus sûr. Les grandes collections d'actes publics,
imprimés ou manuscrits, deviennent plus complètes et plus instructives.
Elles forment dans leur suite, désormais peu interrompue, d'authentiques
annales, au moyen desquelles nous pouvons dater, suppléer, souvent
démentir, les _on dit_ des chroniqueurs. Sans accorder aux actes une
confiance illimitée, sans oublier que les actes les plus graves, les
lois même, restent souvent sur le papier et sans application, on ne peut
nier que ces témoignages officiels et nationaux n'aient généralement une
autorité supérieure aux témoignages individuels.

Les Ordonnances de nos rois, le Trésor des chartes, les Registres du
Parlement, les actes des Conciles, telles ont été nos sources pour les
faits les plus importants. Joignez-y, quant à l'Angleterre, le Recueil
de Rymer et celui des Statuts du royaume. Ces collections nous ont
donné, particulièrement vers la fin du volume, l'histoire tout entière
d'importantes périodes sur lesquelles la chronique se taisait.

L'étude de ces documents de plus en plus nombreux, l'interprétation, le
contrôle des chroniques par les actes, des actes par les chroniques,
tout cela exige des travaux préalables, des tâtonnements, des
discussions critiques dont nous épargnons à nos lecteurs le laborieux
spectacle. Une histoire étant une oeuvre d'art autant que de science,
elle doit paraître dégagée des machines et des échafaudages qui en ont
préparé la construction. Nous n'en parlerions même pas, si nous ne
croyions devoir expliquer et la lenteur avec laquelle se succèdent les
volumes de cet ouvrage et le développement qu'il a pris. Il ne pouvait
rester dans les formes d'un abrégé sans laisser dans l'obscurité
beaucoup de choses essentielles, et sans exclure les éléments nouveaux
auxquels l'histoire des temps modernes doit ce qu'elle a de fécondité et
de certitude.

                                                  8 février 1840.

       *       *       *       *       *

1--page 2--_Le blason, les devises..._

Voy. Spener.--_Origines du droit._ Introd., p. XXXIX: «Comme les
Écossais, comme la plupart des populations celtiques, nos aïeux
aimaient, au témoignage des anciens, les vêtements bariolés. La
diversité des blasons provinciaux couvrit la France féodale comme d'un
tartan multicolore.--L'Allemagne et la France sont les deux grandes
nations féodales. Le blason y est indigène. Il y devint un système, une
science. Il fut importé en Angleterre, imité en Espagne et en
Italie.--L'Allemagne barbare et féodale aimait dans les armoiries le
vert, la couleur de terre, d'une terre verdoyante. La France féodale,
mais non moins ecclésiastique, a préféré les couleurs du ciel.--Les
couleurs, les signes muets, précèdent longtemps les devises. Celles-ci
sont la révélation du mystère féodal. Elles en sont aussi la décadence.
Toute religion s'affaiblit en s'expliquant. Dès que le blason devient
parleur, il est moins écouté.--L'origine des devises, ce sont les cris
d'armes. Quelques-uns, d'une aimable poésie, semblent emporter les
souvenirs de la paix au sein des batailles. Le sire de Prie criait:
«Chants d'oiseaux!» Un autre: «Notre-Dame au peigne d'or!» Ces cris de
bataille font penser au mot tout français de Joinville: «Nous en
parlerons devant les dames.»--Le blason plaisait comme énigme, les
devises comme équivoque. Leur beauté principale résulte des sens
multiples qu'on peut y trouver. Celle du duc de Bourgogne fait penser:
«J'ai hâte», hâte du ciel ou du trône? Cette maison de Bourgogne, si
grande, sitôt tombée, semble dire ici son destin.--La devise des ducs de
Bourbon est plus claire; un mot sur une épée: «_Penetrabit._ Elle
entrera.»


2--page 3--_Des hommes-bêtes brodés de toute espèce d'animaux._

«Litteris aut bestiis intextas.» (Nicolai Clemeng. _Epistol._, t. II, p.
149.)

_Des hommes-musique historiés de notes..._

Ordonnance de Charles, duc d'Orléans, pour payer 276 livres 7 sols 6
deniers tournois, pour 960 perles destinées à orner une robe: «Sur les
manches est escript de broderie tout au long le dit de la chanson _Ma
dame, je suis plus joyeulx_, et notté tout au long sur chacunes desdites
deux manches, 568 perles pour servir à former les nottes de la dite
chanson, ou il a 142 nottes, c'est assavoir pour chacune notte 4 perles
en quarrée, etc.» (Catalogue imprimé des titres de la collection de M.
de Courcelles, vendue le 21 mai 1834.)


3--page 5--_Le prêtre même ne sait plus le sens des choses saintes..._

«Proh dolor! ipsi hodie, ut plurimum, de his qui usu quotidiano in
ecclesiasticis contrectant rebus et præferunt officiis, quid significent
et quare instituta sint modicum apprehendunt, adeo ut impletum esse ad
litteram illud propheticum videatur: Sicut populus, sic sacerdos.»
(Durandi, _Rationale divinorum officiorum_, folio 1, 1459, in-folio.
Mogunt.)--Toutes les éditions ultérieures que je connais portent par
erreur _proferunt_ pour _præferunt_. Le premier éditeur, l'un des
inventeurs de l'imprimerie, a seul compris que _præferunt_ rappelle le
_prælati_, comme _contrectant_ le _sacerdotes_ de la phrase précédente.
Cf. les éditions de 1476, 1480, 1481, etc.


4--page 5--_Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines, se croit
obligé d'écrire le droit de son temps..._

«Li anchienes coustumes, ke li preudommes soloient tenir et user, sont
moult anoienties... Si ke li païs est à bien près sans coustume.» De
Fontaines, p. 78, à la suite du _Joinville_ de Ducange, 1668,
in-folio.--Brussel dit et montre très bien que «Dès le milieu du
treizième siècle, on commençait à ignorer jusqu'à la signification de
quelques-uns des principaux termes du droit des fiefs.» Brussel, I,
41.--M. Klimrath (_Revue de législation_) a prouvé que Bouteiller ne
savait plus ce que c'était que la _saisine_.


5--page 6--_Lorsque Charles VI arma chevaliers ses jeunes cousins
d'Anjou_, etc.

«Quod peregrinum vel extraneum valde fuit.» (_Chronique du Religieux de
Saint-Denis_, édition de MM. Bellaguet et Magin, 1839, t. I, p. 590.
Édition correcte, traduction élégante.)--Ce grave historien est la
principale source pour le règne de Charles VI. Le Laboureur en fait cet
éloge: «Quand il parle des exactions du duc d'Orléans, on diroit qu'il
est Bourguignon; quand il donne le détail des pratiques et des funestes
intelligences du duc de Bourgogne avec des assassins infâmes et avec la
canaille de Paris, on croiroit qu'il est Orléanois.»


6--page 12, note 3--_Les trois oncles de Charles VI..._

Voir dans les actes d'août et d'octobre 1374 combien le sage roi Charles
V, tant d'années avant sa mort, était préoccupé de ses défiances à
l'égard de ses frères. Il ne nomme pas le duc de Berri. Quant à son
frère aîné, le duc d'Anjou, il ne peut se dispenser de lui laisser la
régence; mais il place à quatorze ans la majorité des rois, il limite le
pouvoir du régent, non seulement en réservant la tutelle à la reine mère
et aux ducs de Bourgogne et de Bourbon, mais encore en autorisant son
ami personnel, le chambellan Bureau de La Rivière, à accumuler jusqu'à
la majorité du jeune roi tout ce qui pourra s'épargner sur le revenu des
villes et terres réservé pour son entretien--villes de Paris, Melun,
Senlis, duché de Normandie, etc. Il appelle au conseil Duguesclin,
Clisson, Couci, Savoisy, Philippe de Maizières, etc. (_Ordonnances_, t.
VI, p. 26, et 49-54, août et octobre 1374.)


7--page 16--_La reine Jeanne de Naples avait adopté Louis d'Anjou..._

Charles V avait d'abord proposé au roi de Hongrie d'unir leurs enfants
par un mariage (le second fils du roi de France aurait épousé la fille
du roi de Hongrie), et de forcer la main à la reine Jeanne, pour qu'elle
leur assurât sa succession. Voir les instructions données par Charles V
à ses ambassadeurs. (_Archives, Trésor des chartes_, J, 458, surtout la
pièce 9.)


8--page 16--_Le pape d'Avignon avait livré à Louis d'Anjou_, etc.

Dans l'incroyable traité qu'ils firent ensemble et qui subsiste, le pape
accorde au duc toute décime en France et hors de France, à Naples, en
Autriche, en Portugal, en Écosse, avec moitié du revenu de Castille et
d'Aragon, de plus toutes dettes et arrérages, tous cens biennal, toute
dépouille des prélats qui mourront, tout émolument de la chambre
apostolique; le duc y aura ses agents. Le pape fera de plus des emprunts
aux gens d'Église et receveurs de l'Église. Il engagera pour garantie de
ce que le duc dépense, Avignon, le comtat Venaissin et autres terres
d'Église. Il lui donne en fief Bénévent et Ancône. Et comme le duc ne se
fie pas trop à sa parole, le pape jure le tout sur la croix.--Voir le
projet d'un royaume, qui serait inféodé par le pape au duc d'Anjou, les
réclamations des cardinaux, etc. (_Archives, Trésor des chartes_, J,
495.)


9--page 18--_Les compagnons de Rouen avaient fait roi un drapier._

«Ducenti et eo amplius insolentissimi viri, vino forsitan temulenti, et
qui publicis officinis mechanicis inserviebant artibus, quemdam
burgensem simplicem, locupletem tamen, venditorem pannorum, ob
pinguedinem nimiam Crassum ideo vocatum, angarientes, ut ejus autoritate
uterentur in agendis... regem super se illico statuerunt. Hunc in sede,
more regis, præparata super currum levaverunt, quem per villæ compita
perducentes, et laudes regias barbarisantes, cum ad principale forum
rerum venalium pervenissent, ut plebs maneret libera ab omni subsidiorum
jugo postulant et assequuntur... Sedens pro tribunali, audire omnium
oppositiones coactus est.» (Religieux de Saint-Denis, t. I, page 130.)


10--page 19--_Les gentilshommes attaqués partout en même temps_, etc.

«Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres, quand nouvelles
vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu conseil, si
comme on disoit, entre eux là et lors pour aller abattre le beau chastel
de Beauté qui sied au bois de Vincennes, et aussi le chasteau du Louvre
et toutes les fortes maisons d'environ Paris, afin qu'ils n'en pussent
jamais être grevés.--(Mais Nicolas _le Flamand_ leur dit): Beaux
seigneurs, abstenez-vous de ce faire tant que nous verrons comment
l'affaire du roi notre sire se portera en Flandre: si ceux de Gand
viennent à leur entente, ainsi que on espère qu'ils y venront, adonc
sera-t-il heure du faire et temps assez.

«Or, regardez la grand'diablerie que ce eût été, si le roi de France eût
été déconfit en Flandre et la noble chevalerie qui étoit avecques lui en
ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et
noblesse eût été morte et perdue en France et autant bien ens ès autre
pays: ni la Jacquerie ne fut oncques si grande ni si horrible qu'elle
eût été. Car pareillement à Reims, à Châlons en Champagne, et sur la
rivière de Marne, les vilains se rebelloient et menaçoient jà les
gentilshommes et dames et enfants qui étoient demeurés derrière; aussi
bien à Orléans, à Blois, à Rouen, en Normandie et en Beauvoisis, leur
étoit le diable entré en la tête pour tout occire, si Dieu proprement
n'y eût pourvu de remède.» (Froissart, VIII, 319-320.)

«Tous prenoient pied et ordonnance sur les Gantois, et disoient adonc
les communautés par tout le monde, que les Gantois étoient bonnes gens
et que vaillamment ils se soutenoient en leurs franchises; dont ils
devoient de toutes gens être aimés et honorés.» (Froissart, VIII, 103.)

«Les gentilshommes du pays... avoient dit et disoient encore et
soutenoient toujours que si le commun de Flandre gagnoit la journée
contre le roi de France, et que les nobles du royaume de France y
fussent morts, l'orgueil seroit si grand en toutes communautés, que tous
gentilshommes s'en douteroient, et jà en avoit-on vu l'apparent en
Angleterre.» (Froissart, VIII, 367-8.)


11--page 19--_La rivalité des villes de Gand et de Bruges..._

«Quand les haines et tribulations vinrent premièrement en Flandre, le
pays étoit si plein et si rempli de biens que merveilles serait à
raconter et à considérer; et tenoient les gens des bonnes villes si
grands états que merveilles seroit à regarder, et devez savoir que
toutes ces guerres et haines murent par orgueil et par envie que les
bonnes villes de Flandre avoient l'une sur l'autre... Et ces guerres
commencèrent par si petite incidence, que, au justement considérer, si
sens et avis s'en fussent ensoignés (mêlés), il ne dut point avoir eu de
guerre; et peuvent dire et pourront ceux qui cette matière liront ou
lire feront, que ce fut une oeuvre du diable; car vous savez et avez ouï
dire aux sages que le diable subtile et attire nuit et jour à bouter
guerre et haine là où il voit paix, et court au long de petit en petit
pour voir comment il peut venir à ses ententes.» (Froissart, VII,
215-46.)


12--page 19--_Bruges empêchait les ports d'avoir des entrepôts._

En 1358, le comte de Flandre «accorda à ceux de Bruges et leur promist
que jamais il ne mettroit sus aucun estaple de biens ou marchandises en
autre ville que audit Bruges, mesmes qu'il priveroit de leurs offices
les baillis et eschevins de l'eaue à l'Escluse, toutes les fois qu'ils
seroyent trouvez avoir fait contre ledict droict d'estaple, et qu'il en
apparut par cinc eschevins de Bruges.» (Oudegherst, folio 273, éd.
in-4º.)--«Puis (ceux de Bruges, Gand, Ypres et Courtrai) alèrent à
l'Escluse, par acord, et y abatirent plusieurs maisons, qui estoient sus
le port, en une rue en laquelle on vendoit et acheptoit marchandises,
sans égard; et disoient les Flamans de Bruges et autres que c'estoit au
préjudice des marchands et d'eux, et pour ce les abatirent.» (_Chronique
de Sauvage_, p. 223.)

_... les campagnes de fabriquer..._

«Interdictum petitione Brugensium (1384), ne post hac Franconates per
pagos suos lanificium faciant.» (Meyer, p. 201.)--Aussi: «Ceux du Franc
ont toujours esté de la partie du comte plus que tout le demeurant de
Flandre.» (Froissart, VII, 439.)


13--page 19--_Liège, Bruxelles, etc., encourageaient les Gantais..._

«Ceux de Brabant, et par spécial ceux de Bruxelles leur étoient moult
favorables, et leur mandèrent ceux de Liège pour eux reconforter en leur
opinion: «Bonnes gens de Gand, nous savons bien que pour le présent vous
avez moult affaire et êtes fort travaillés de votre seigneur le comte et
des gentilshommes et du demeurant du pays, dont nous sommes moult
courroucés; et sachez que si nous étions à quatre ou à six lieues près
marchissans (limitrophes) à vous, nous vous ferions tel confort que on
doit faire à ses frères, amis et voisins, etc.» (Froissart, VII, 450.
Voir aussi Meyer.)


14--page 20--_Pierre Dubois décida les Gantais à faire un tyran..._

Dubois va trouver Philippe Artevelde et lui dit: «Et saurez-vous bien
faire le cruel et le hautin? car un sire entre commun (peuple), et par
spécial à ce que nous avons à faire, ne vaut rien s'il n'est crému et
redouté et renommé à la fois de cruauté; ainsi veulent Flamands être
menés, ni on ne doit tenir entre eux compte de vies d'hommes, ni avoir
pitié non plus que d'arondeaulx (hirondelles) ou de alouettes qu'on
prend en la saison pour manger.--Par ma foi, dit Philippe, je saurai
tout ce faire.--Et c'est bien, dit Piètre, et vous serez, comme je
pense, souverain de tous les autres.» (Froissart, VII, 479.)


15--page 20--_Les Gantais entrent dans Bruges..._

Ils rapportèrent à Gand, pour humilier Bruges, le grand dragon de cuivre
doré que Baudoin de Flandre, empereur de Constantinople, avait pris à
Sainte-Sophie et que les Brugeois avaient placé sur leur belle tour de
la halle aux draps.--Cette tradition contestée est discutée et
finalement adoptée dans l'intéressant _Précis des Annales de Bruges_, de
M. Delpierre, p. 10, 1835.


16--page 21, note--_Les Gantais réclamèrent aux Anglais les sommes que
la Flandre avait autrefois prêtées à Édouard III..._

«Quant les seigneurs orent ouï cette parole et requête, ils commencèrent
à regarder l'un l'autre, et les aucuns à sourire... Et les consaulx
d'Angleterre sur leurs requêtes étoient en grand différent, et tenoient
les Flamands à orgueilleux et présumpcieux, quand ils demandoient à
ravoir deux cent mille vielz écus de si ancienne date que de quarante
ans.» (Froissart, VIII, 250-1.)


17--page 22--_Bataille de Roosebeke..._

«Ces Flamands qui descendoient orgueilleusement et de grand volonté,
venoient roys et durs, et boutoient en venant de l'épaule et de la
poitrine, ainsi comme sangliers tout forcenés, et étoient si fort
entrelacés ensemble qu'on ne les pouvoit ouvrir ni dérompre... Là fut un
mons et un tas de Flamands occis moult long et moult haut; et de si
grand bataille et de si grand'foison de gens morts comme il y en ot là,
on ne vit oncques si peu de sang issir, et c'étoit au moyen de ce qu'ils
étoient beaucoup d'éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne
jetoient point de sang.» (Froissart, VII, 347-354.)--«Et y heubt en
Flandres après la bataille grant orreur et pugnaisie en le place où le
bataille avoit esté, des mors dont le place duroit une grande lieue...
et les mangeoient les chiens et maint grant oisel qui furent veu en
icelle place, dont le peuple avoit grant merveille. (Chronique inédite,
ms. 801, D. de la Bibliothèque de Bourgogne (à Bruxelles), folio 153.)
Cette chronique curieuse n'est pas celle que Sauvage a rajeunie;
d'ailleurs elle va plus loin.


18--page 23--_Lorsque le roi arriva à Paris, les bourgeois s'étalèrent
en longues files..._

Sur tout ceci, voyez le récit du Religieux de Saint-Denis.--Le calcul de
Froissart, différent en apparence, ne contredit point celui-ci: «Et
estoient en la cité de Paris de riches et puissants hommes armés de pied
en cap la somme de trente mille hommes, aussi bien arrés et appareillés
de toutes pièces comme nul chevalier pourroit être; et avoient leurs
varlets et leurs maisnies (suites) armés à l'avenant. Et avoient et
portoient maillets de fer et d'acier, périlleux bastons pour effondrer
heaulmes et bassinets; et disoient en Paris quand ils se nombroient que
ils étoient bien gens, et se trouvoient par paroisses tant que pour
combattre de eux-mêmes sans autre aide le plus grand seigneur du monde.»
(Froissart, VIII, 183.)


19--page 25--_Il n'y avait plus de prévôt, plus de commune de Paris..._

«Statuentes ut officium præposituræ exerceret qui regis auctoritate et
non civium fungeretur.--Confraternitates etiam ad devotionem ecclesiarum
sanctorum, et earum ditationem introductas, in quibus cives consueverant
convenire, ut simul gaudentes epularentur... censuerunt etiam
suspendendas usque ad beneplacitum regiæ majestatis.» (Religieux de
Saint-Denis, I, 242.--Ordonnance du 27 janvier 1382, t. VI du _Recueil
des Ord._, p. 685.) Un mot de cette ordonnance fait entendre que les
Parisiens avaient aidé indirectement les Flamands: «Ils ont empesché que
nos charioz et ceux de nostre chier oncle, le duc de Bourgogne, et
plusieurs autres choses fussent amenez par devers nous... où nous
estions.»


20--page 25--_On traita à peu près de même Rouen_, etc.

La ville de Rouen fut fort maltraitée, sa cloche lui fut enlevée, et
donnée aux panetiers du roi; c'est ce qui résulte d'une charte dont je
dois la communication à l'amitié de M. Chéruel: «Comme par nos lettres
patentes vous est apparu nous avoir donné à nos bien amés panetiers
Pierre Debuen et Guillaume Heroval une cloche qui soulloit estre en la
mairie de Rouen, nommée Rebel, laquelle fust confisquée à Rouen quand la
commotion du peuple fust dernièrement en ladicte ville...» (Archives de
Rouen, registre ms., côté A, folio 267.)


21--page 27--_Les Flamands prétendirent que le duc de Berri avait
poignardé le comte de Flandre..._

Froissart dit qu'il mourut de maladie, t. IX, p. 10, édit. Buchon.--Le
Religieux de Saint-Denis, ce grave et sévère historien, qui ne déguise
aucun crime des princes de ce temps, n'accuse point le duc de
Berri.--Meyer (lib. XIII, fol. 200) ne rapporte l'assassinat que d'après
une chronique flamande du quinzième siècle, laquelle se réfute elle-même
par la cause qu'elle assigne au fait. Le duc de Berri aurait pris
querelle avec le comte de Flandre pour l'hommage du comté de Boulogne,
héritage de sa femme. Or le duc de Berri n'épousa l'héritière de
Boulogne que cinq ans après. (_Art de vérifier les dates, Comtes de
Flandre_, ann. 1384, t. III, p. 21.)


22--page 29--_On rassembla tout ce qu'on put acheter, louer de
vaisseaux..._

«Ils furent nombrés à treize cents et quatre-vingt-sept vaisseaux... Et
encore n'y estoit pas la navie du connétable.» (Froissart, t. X, c.
XXIV, p. 160.)--«Les pourvéances de toutes parts arrivoient en Flandre,
et si grosses de vins et de chairs salées, de foin, d'avoine, de
tonneaux de sel, d'oignons, de verjus, de biscuit, de farine, de
graisses, de moyeux (jaunes) d'oeufs battus en tonneaux et de toute
chose dont on se pouvoit aviser ni pourpenser, que qui ne le vit
adoncques, il ne le voudra ou pourra croire.» (Froissart, _ibid._, p.
158.)


23--page 30--_Le duc de Berri arriva lorsque la saison rendait le
passage à peu près impossible..._

Le duc de Berri répondait froidement aux reproches du duc de Bourgogne
sur l'inutilité de ces prodigieuses dépenses: «Beau frère, si nous avons
la finance et nos gens l'aient aussi, la greigneur partie en retournera
en France; toujours va et vient finance. Il vaut mieux cela aventurer
que mettre les corps en péril ni en doute.» (Froissart, t. X, p. 271.)


24--page 32, note 1--_Boulard pourvut aux approvisionnements..._

Il envoya ses agents avec cent mille écus d'or sur le Rhin; ils furent
partout bien reçus, sur le renom de leur maître, «ob magistri notitiam.»
Les mariniers du Rhin s'employèrent avec beaucoup de zèle à faire
descendre ces provisions jusqu'aux Pays-Bas. (Religieux de Saint-Denis,
l. IX, c. VII, p. 532.)


25--page 32--_Charles VI fut touché surtout des prières d'une grande
dame du pays..._

«Quod acceptabilius regi fuit, insignis domina municipii _Amoris_, casto
_amore_ succensa, ad eum personaliter accessit.» (Religieux de
Saint-Denis, _ibid._, p. 358.)--V. les traités originaux des princes des
Pays-Bas et leurs excuses au roi. (_Archives, Trésor des chartes_, J,
522.)


26--page 33--_L'affaire fut bien menée..._

Elle était préparée de longue date. On ne perdait pas une occasion
d'indisposer le roi contre ses oncles: «... Leur en ay oy aucune foiz
tenir leur consaulz, et dire au roy: Sire, vous n'avez mais à languir
que six ans, et l'autre foiz que cinq ans, et ainsi chascune année, si
comme le temps s'aprochoit...» (_Instruction de Jean de Berri_, dans les
_Analectes hist._ de M. Le Glay, Lille, 1838, p. 159.)


27--page 36--_Les belles dames logèrent dans l'abbaye même de
Saint-Denis..._

«Abbatia pro regina dominarumque insigni contubernio retenta...»
(Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 586.)--«Quarum si pulchritudinem
attendisses... fictum dearum... ritum dixisses renovatum.» (_Ibid._, p.
594.)


28--page 37--_Serait-ce dans cette funeste nuit que le jeune duc
d'Orléans_, etc.

Cette tradition ne se trouve que dans Mayer et autres auteurs assez
modernes. Mais le contemporain y fait allusion: «Alias displicentiæ
radices utique non sic cognitas quod scriptu dignas reputem.» (Religieux
de Saint-Denis, ms., 388, verso.)--Juvénal, écrivant plus tard, est déjà
plus clair: «Et estoit commune renommée que desdites joustes estoient
provenues des choses deshonnestes en matière d'amourettes, et _dont
depuis beaucoup de maux sont venus_.» (Juvénal des Ursins, p. 75, éd.
Godefroy.)


29--page 37--_Le héros de Charles VI, Duguesclin_, etc.

Dans son testament, il lègue une somme considérable, trois cents livres,
pour que l'on fasse des prières pour l'âme de Duguesclin, mort douze ans
auparavant. (_Testament de Charles VI_, janvier 1393. _Archives, Trésor
des chartes_, J, 404.)


30--page 40--_Charles VI ne permit pas à ses oncles de le suivre..._

Je suis sur ce point le Religieux de Saint-Denis, p. 618. Au reste, les
contradictions des historiens sur ce voyage ne sont pas inconciliables.


31--page 44, note--_Flamel..._

D'abord, sans autre bien que sa plume et une belle main, Flamel, épousa
une vieille femme qui avait quelque chose. Sous même enseigne, il fit
plus d'un métier. Tout en copiant les beaux manuscrits qu'on admire
encore, il est probable que, dans ce quartier de riches bouchers
ignorants, de lombards et de juifs, il fit et fit faire bien d'autres
écritures. Un curé, greffier du Parlement, pouvait encore lui procurer
de l'ouvrage. Le prix de l'instruction commençant à être senti, les
seigneurs à qui il vendait ces beaux manuscrits lui donnèrent à élever
leurs enfants. Il acheta quelques maisons; ces maisons, d'abord à vil
prix, par la fuite des juifs et par la misère générale du temps,
acquirent peu à peu de la valeur. Flamel sut en tirer parti. Tout le
monde affluait à Paris; on ne savait où loger. De ces maisons, il fit
des _hospices_, où il recevait des locataires pour une somme modique.
Ces petits gains, qui lui venaient ainsi de partout, firent dire qu'il
savait faire de l'or. Il laissa dire, et peut-être favorisa ce bruit,
pour mieux vendre ses livres.--Cependant ces arts occultes n'étaient pas
sans danger. De là le soin extrême que mit Flamel à afficher partout sa
piété aux portes des églises. Partout on le voyait en bas-relief
agenouillé devant la croix, avec sa femme Pernelle. Il trouvait à cela
double avantage. Il sanctifiait sa fortune et il l'augmentait en
donnant à son nom cette publicité. Voir le savant et ingénieux abbé
Vilain, _Histoire de Saint-Jacques-la-Boucherie_, 1758; et son _Histoire
de Nicolas Flamel_, 1761.


32--page 44--_Arnauld de Villeneuve..._

Voy. ses _Oeuvres_, Lyon, 1504, et sa _Vie_ (par Haitze), Aix, 1719.


33--page 46--_Le bruit courut qu'on avait empoisonné les rivières..._

Selon le chroniqueur bénédictin, on accusa encore de ce crime les
dominicains: «Veneficos ignorabant, sciebant tamen quod desuper habitum
longum et nigrum, subtus vero album, ut religiosi, deferebant.»
(Religieux de Saint-Denis, t. I, l. XI, c. V, p. 684.)


34--page 50, note--_Les oncles du roi ne tardèrent pas à obtenir la
grâce de Craon..._

Lettres de rémission accordées à Pierre de Craon: «... Il ait esté par
notre commandement et ordenance au saint Sépulcre, et depuis par nostre
permission et licence et soubs nostre sauf-conduit soit venu en nostre
royaume et en l'abbaye de Saint-Denis, où il a esté par l'espace de IIII
mois et demi ou environ en espérance de cuidier trouver paix et accord
avec ledit sire de Clicon,.. et avec ce ait esté nagueires banni de
nostre royaume et entre autres choses condempné envers notre très chere
et très amee tante la royne de Cécille par arrest de nostre Parlement,
pour lesquels bannissement et autres condemnations lui, sa femme et ses
enfants sont du tout déserts d'estat et de chevance, mesmement que de
ses biens ne lui demoura autre chose... et leur a convenu... requerir
leurs parents et amis pour vivre...--Voulans en ce cas pitié et
miséricorde préférer à rigueur de justice et pour contemplation de
nostre très-chère et très-amée fille Ysabelle royne d'Angleterre, qui
sur ce nous a... supplié le jour de ses fiansailles et que ledit
suppliant est de nostre lignaige, Nous par saine et meure délibération
et de nos très chers et amés oncles et frère...» (_Archives, Trésor des
chartes_, J, 37.)


35--page 52--_Comme il traversait la forêt, un homme de mauvaise mine_,
etc.

«... Quemdam abjectissimum virum obviam habuit, qui eum terrait
vehementer. Is nec minis nec terroribus potuit cohiberi, quin regi
pertranseunti terribiliter clamando fere per dimidiam horam hæc verba
reiteraret: Non progrediaris ulterius, insignis rex, quia cito perdendus
es. Cui cito assensit ejus imaginatio jam turbata... Hoe furore
perdurante, virps quatuor occidit, cum quodam insigni milite dicto de
Polegnac de Vasconia, ex furtivo tamen concubitu oriundo.» (Le Religieux
de Saint-Denis, folio 189, ms.)--M. Bellaguet ayant encore le manuscrit
original entre les mains, et n'ayant pas encore publié cette partie, je
me sers de l'excellente copie de Baluze (1839).


36--page 55--_Il soutenait qu'il n'était point marié, qu'il n'avait pas
d'enfant..._

«Non solum se uxoratum liberosque genuisse denegabat, imo suimet et
lituli regni Franciæ oblitus, se non nominari Carolum, nec deferre lilia
asserebat; et quotiens arma sua vel reginæ exarata vasis aureis vel
alicubi videbat, ea indignantissime delebat.» (Le Religieux de
Saint-Denis, ms., anno 1393, folio 207.)--«Arma propria et reginæ si in
vitreis vel parietibus exarata vel depicta percepisset, inhoneste et
displicenter saltando hæc delebat, asserens se Georgium vocari, et in
armis leonem gladio transforatum se deferre.»


37--page 58--_Gerson célèbre la paix, dans un de ces moments où l'on
crut à la cession des deux papes..._

Toutefois Gerson doute encore. Si la cession s'opère, ce sera un don de
Dieu, et non une oeuvre de l'homme; il y a trop d'exemples de la
fragilité humaine: Ajax, Caton, Médée, les anges même, «qui
tresbuchèrent du ciel», enfin les apôtres, et _notamment saint Pierre_,
«qui à la voix d'une femelette renya Nostre-Seigneur.» (Gerson, édition
de Du Pin, t. IV, p. 567.)


38--page 59--_Les Anglais ne voulaient point la paix..._

Sur les négociations antérieures, depuis 1380, voir entre autres pièces
le _Voyage de Nicolas de Bosc, évêque de Bayeux_, imprimé dans le
_Voyage littéraire de deux bénédictins_, partie seconde, p. 307-360.


39--page 59--_Richard II épousa une fille du roi, avec une dot de huit
cent mille écus..._

Elle apporta, en outre, un grand nombre d'objets précieux. Voy. deux
déclarations des joyaux, vaisselle d'or et d'argent, robes, tapisseries
et objets divers pour la personne de madame Isabeau, pour sa chambre,
sa chapelle et son écurie, panneterie, fruiterie, cuisine, etc. Nov.
1393, 23 juillet 1400. (_Archives, Trésor des chartes_, J, 643.)


40--page 59--_Croisade contre les Turcs..._

Comparer sur le récit de cette croisade nos historiens nationaux et les
écrivains hongrois et allemands cités par Hammer, _Histoire de l'Empire
Ottoman_. Ce grand ouvrage a été traduit sous la direction de l'auteur,
par M. Hellert, qui l'a enrichi d'un atlas très utile.


41--page 61--_Élection de Pierre de Luna, Benoît XIII..._

Consulter sur tout ceci le récit hostile au pape qu'on trouve dans les
actes du concile de Pise. (_Concilia_, éd. Labbe et Cossart, 1671, t.
XI, part. 2, col. 2172, et seq.)


42--page 63--_Quand le sultan vit le champ de bataille_, etc.

Récit du Bavarois Schildberger, l'un des prisonniers, qui fut épargné, à
la prière du fils du sultan. (Hammer, _Histoire de l'Empire Ottoman_,
trad. de M. Hellert, t. I, p. 334.)


43--page 64--_Présents de Bajazet au roi de France..._

Le Religieux de Saint-Denis y ajoute: «Equus habens abscissas ambas
nares, ut diutius ad cursum habilis redderetur.» (Ms., folio 330.)


44--page 67--_Tous quittèrent Richard, même son chien..._

«Le roi Richard avoit un lévrier lequel on nommait Math, très beau outre
mesure; et ne vouloit ce chien connoître nul homme fors le roi; et quand
le roi devoit chevaucher, cil qui l'avoit en garde le laissoit aller; et
ce lévrier venoit tantôt devers le roi festoyer et lui mettoit ses deux
pieds sur les épaules. Et or donc advint que le roi et le comte Derby
parlant ensemble en mi la place de la cour du dit châtel et leur chevaux
tous sellés, car tantôt ils devoient monter, ce lévrier nommé Math qui
coutumier étoit de faire au roi ce que dit est, laissa le roi et s'en
vint au duc de Lancastre et lui fit toutes les contenances telles que
endevant il faisoit au roi, et lui assist les deux pieds sur le col, et
le commença grandement à conjouir. Le duc de Lancastre, qui point ne
connoissoit le lévrier, demanda au roi: «Et que veut ce lévrier
faire?»--«Cousin, ce dit le roi, ce vous est une grand'signifiance et à
moi petite.»--«Comment, dit le duc, l'entendez-vous?»--«Je l'entends,
dit le roi, le lévrier vous festoie et recueille aujourd'hui comme roi
d'Angleterre que vous serez, et j'en serai déposé; et le lévrier en a
connoissance naturelle; si le tenez de lez (près) vous, car il vous
suivra et il m'éloignera.» Le duc de Lancastre entendit bien cette
parole et conjouit le lévrier, lequel oncques depuis ne voulut suivre
Richard de Bordeaux, mais le duc de Lancastre; et ce virent et sçurent
plus de trente mille.» (Froissart, t. XIV, c. LXXV, p. 205.)


45--page 67--_Abdication de Richard II..._

Voy. au t. XIV du Froissart édité par M. Buchon, le poème français sur
la déposition de Richard II (p. 322-466), écrit par un gentilhomme
français qui était attaché à sa personne.--Voir aussi la publication de
M. Thomas Wright: _Alliterative Poem on the deposition of king Richard
II_.--Richardi Maydiston _de Concordia inter Ricardum II et civitatem
London_, 1838.--La lamentation de Richard est très touchante dans Jean
de Vaurin: «Ha, Monseigneur Jean-Baptiste mon parrain, je l'ai tiré du
gibet,» etc. (_Bibl. royale_, mss., 6756, t. IV, partie 2, folio 246.)


46--page 67--_Lancastre fut obligé par les siens de leur laisser tuer
Richard..._

«Si fut dit au roi: «Sire, tant que Richard de Bordeaux vive, vous ni le
pays ne serez à sûr état.» Répondit le roi: «Je crois que vous dites
vérité, mais tant que à moi je ne le ferai jà mourir, car je l'ai pris
sus. Si lui tiendrai son convenant (promesse) tant que apparent me sera
que fait ne aura trahison.» Si répondirent ses chevaliers: «Il vous
vaudroit mieux mort que vif; car tant que les Français le sauront en
vie, ils s'efforceront toujours de vous guerroyer, et auront espoir de
le retourner encore en son État, pour la cause de ce que il a la fille
du roi de France.» Le roi d'Angleterre ne répondit point à ce propos et
se départit de là, et les laissa en la chambre parler ensemble, et il
entendit à ses fauconniers, et mit un faucon sur son poing, et s'oublia
à le paître.» (Froissart, t. XIV, c. LXXXI, p. 258.)


47--page 68--_Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appelait
Smagorad..._

Ce passage du Religieux de Saint-Denis ne peut trouver son explication
que dans les auteurs qui ont traité de la Kabbale. Voir les travaux de
M. Franck, si remarquables par la précision et la netteté.


48--page 69--_Le pauvre prince sentit l'approche de la frénésie..._

«Sequenti die, mente se alienari sentiens, jussit sibi cultellum amoveri
et avunculo suo duci Burgundiæ præcepit, ut sic omnes facerent curiales.
Tot angustiis pressus est illa die, quod sequenti luce, cum præfatum
ducem et aulicos accersisset, eis lachrimabiliter fassus est, quod
mortem avidius appetebat quam taliter cruciari, omnesque circumstantes
movens ad lachrimas, pluries fertur dixisse: Amore Jesu Christi, si sint
aliqui conscii hujus mali, oro ut me non torqueant amplius, sed cito
diem ultimum faciant me signare.» (Religieux de Saint-Denis, ms.
Baluze.)


49--page 69--_Un roi si débonnaire..._

Le Religieux donne une preuve remarquable de la douceur de Charles VI:
«Cum in itinere... adolescens... dextrarium... urgeret calcaribus, ut
eum ad superbiam excitaret, recalcitrando calce tibiam ejus graviter
vulneravit et inde cruor fluxit largissimus. Inde... circumstantes cum
in actorem delicti animadvertere conarentur, id rex manu et verbis
levibus, etc.» (_Ibid._, folio 736.)


50--page 69--_Il saluait tout le monde, les petits comme les grands..._

«Tanta affabilitate præminebat, ut etiam contemptibilibus personis ex
improviso et nominatim salutationis dependeret affatum, et ad se ingredi
volentibus vel occurrentibus passim mutuæ collocutionis aut offerret
ultro commercium aut postulantibus non negaret... Quamvis beneficiorum
et injuriarum valde recolens, non tamen naturaliter neque magnis de
causis sic ad iracundiam pronus fuit, ut alicui contumelias aut
improperia proferret. Carnis lubrico contra matrimonii honestatem
dicitur laborasse, ita tamen ut nemini scandalum fieret, nulli vis,
nulli enormis infligeretur injuria. Prædecessorum morem etiam non
observans, raro et cum displicentia habitu regali, epitogio scilicet et
talari tunica utebatur, sed indifferenter, ut decuriones cæteri,
holosericis indutus, et nunc Boemannum nunc Alemannum se fingens,
etiam... post unctionem susceptam hastiludia et joca militaria justo
sæpius exercebat.» (_Ibid._, folio 141.)


51--page 70--_On lui mettait dans son lit une petite fille..._

«Filia cujusdam mercatoris equorum... quæ quidem competenter fuit
remunerata, quia sibi fuerunt data duo maneria pulchra cum suis omnibus
pertinentiis, situata unum a Creteil, et aliud a Bagnolet, et ipsa
vulgariter vocabatur palam et publice _Parva Regina_, et secum diu
stetit, suscepitque ab eo unam filiam, quam ipse rex matrimonialiter
copulavit cuidam nuncupato Harpedenne, cui dedit dominium de Belleville
in Pictavia, filiaque vocabatur domicella de Belleville.»--Je ne
retrouve plus la source d'où j'ai tiré cette note. Elle est ou du
Religieux de Saint-Denis, ou du ms. Dupuy, _Discours et Mémoires
meslez_, coté 488.


52--page 72, note--_Les cartes étaient connues avant Charles VI, mais
peu en usage..._

On en trouve la première mention dans le _Renart contrefait_, dont
l'auteur anonyme nous apprend qu'il a commencé son poème en 1328 et l'a
fini en 1341. M. Peignot a donné une curieuse bibliographie de tous les
auteurs qui ont traité ce sujet. (Peignot, _Recherches sur les danses
des morts et sur les cartes à jouer_.)--Les uns font les cartes
d'origine allemande, les autres d'origine espagnole ou provençale. M.
Rémusat remarque que nos plus anciennes cartes à jouer ressemblent aux
cartes chinoises. (Abel Rémusat, _Mém. Acad._, 2e série, t. VII, p.
418.)


53--page 72--_Les cartes étaient peintes d'abord; mais cela étant trop
cher, on s'avisa de les imprimer..._

En 1430, Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, paya quinze cents pièces
d'or pour un jeu de cartes _peintes_.--En 1441, les cartiers de Venise
présentent requête pour se plaindre du tort que leur font les marchands
étrangers par les cartes qu'ils _impriment_. (_Ibid._, p. 218, 247.)


54--page 73--_Charles VI appelle ceux qui jouaient les Mystères de la
Passion «ses amés et chers confrères»._

_Ordonnances_, t. VIII, p. 555, déc. 1402.--Dans une lettre bien
antérieure, Charles VI assigne «quarante francs à certains chapelains et
clercs de la Sainte-Chapelle de nostre Palais à Paris, lesquels jouerent
devant nous le jour de Pasques nagaires passé les jeux de la
Résurrection Nostre Seigneur.» 5 avril 1390. (Bibliothèque royale, ms.,
Cabinet des titres.)


55--page 78--_Louis d'Orléans_, etc.

Voir le Religieux de Saint-Denis à l'année 1405, et le portrait qu'il
fait du duc d'Orléans, année 1407, ms. Baluze, folio 553.--Voy. aussi
les complaintes et autres pièces sur la mort de Louis d'Orléans. (Bibl.
royale, mss. Colbert 2403, Regius 9681-5.)


56--page 79--_Les vieilles barbes de l'Université se troublaient à ses
vives saillies..._

Voy. la réponse qu'il leur fit en 1405. Toutefois ordinairement il leur
parlait avec douceur: «Ipsum vidi elegantiorem respondendo... quam
fuerant proponendo... mitissime alloqui, et si uspiam errassent, leniter
admonere.» (Religieux de Saint-Denis, ms., 553, verso.)


57--page 80, note 1--_L'éducation d'un jeune chevalier par les
femmes..._

Les histoires de Saintré, de Fleuranges, de Jacques de Lalaing, ne sont
guère autre chose. L'homme y prend toujours le petit rôle; il trouve
doux d'y faire l'enfant. Tout au contraire de la _Nouvelle Héloïse_,
dans les romans du quinzième siècle, la femme enseigne, et non l'homme,
ce qui est bien plus gracieux. C'est ordinairement une jeune dame, mais
plus âgée que _lui_, une dame dans la seconde jeunesse, une grande dame
surtout, d'un rang élevé, inaccessible, qui se plaît à cultiver le petit
page, à l'élever peu à peu. Est-ce une mère, une soeur, un ange gardien?
Un peu tout cela. Toutefois, c'est une femme... Oui, mais une dame
placée si haut! Que de mérite il faudrait, que d'efforts, de soupirs
pendant de longues années!... Les leçons qu'elle lui donne ne sont pas
des leçons pour rire: rien n'est plus sérieux, quelquefois plus
pédantesque. La pédanterie même, l'austérité des conseils, la grandeur
des difficultés, font un contraste piquant et ajoutent un prix à
l'amour... Au but, tout s'évanouit; en cela, comme toujours, le but
n'est rien, la route est tout. Ce qui reste, c'est un chevalier
accompli, le mérite et la grâce même.--Voir l'_Histoire du Petit Jehan
de Saintré_, 3 vol. in-12, 1724; le _Panégyric du chevalier sans
reproche_ (La Trémouille), 1527, etc., etc. (Note de 1840).--Voir
_Renaissance_, notes de l'Introduction (1855).


58--page 81--_Christine de Pisan..._

Nous devons à M. Thomassy de pouvoir apprécier enfin ce mérite si
longtemps méconnu. (_Essai sur les écrits politiques de Christine de
Pisan_, 1838.) M. de Sismondi la traite encore assez durement. Gabriel
Naudé, ce grand chercheur, avait eu l'idée de tirer ses manuscrits de la
poussière. (_Naudæi Epistolæ_, epist. XLIX., p. 369.)


59--page 81--_Christine n'eut de rapport avec le duc d'Orléans_, etc.

Elle dédia au duc d'Orléans son _Débat des deux amants_ et d'autres
ouvrages. Du reste, elle fait entendre qu'elle ne le vit qu'une fois, et
pour solliciter sa protection: «Et ay-je veu de mes yeulx, comme j'eusse
affaire aucune requeste d'ayde de sa parolle, à laquelle, de sa grâce,
ne faillis mie. Plus d'une heure fus en sa présence, où je prenoye grant
plaisir de veoir sa contenance, et si agmodérément expédier besongnes,
chascune par ordre; et moi mesmes, quant vint à point, par luy fus
appellée, et fait ce que requeroye...»--Elle dit encore du duc
d'Orléans: «N'a cure d'oyr dire deshonneur de femmes d'autruy, à
l'exemple du sage, (et dit de telles notables parolles: «Quant on me dit
mal d'aucun, je considère se celluy qui le dit a aucune particulière
hayne à celluy dont il parle)», ne de nelluy mesdire, et ne croit mie de
legier mal qu'on lui rapporte.» (Christine de Pisan, collection Petitot,
t. V, p. 393.)


60--page 82--_Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de
Bourgogne..._

M. Dacier n'a pas réussi, dans la préface de son _Monstrelet_, à établir
l'impartialité de ce chroniqueur. Monstrelet omet ou abrège ce qui est
défavorable à la maison de Bourgogne, ou favorable à l'autre parti. Cela
est d'autant plus frappant qu'il est ordinairement d'un bavardage
fatigant. «Plus baveux qu'un pot à moutarde», dit Rabelais.


61--page 84--_Charles V rendit aux Flamands Lille et Douai, la Flandre
française..._

Il est curieux de voir comment Philippe-le-Hardi eut l'adresse de se
conserver cette importante possession que Charles V avait cru, ce
semble, ne céder que temporairement, pour gagner les Flamands et
faciliter le mariage de son frère. Celui-ci obtint, sous la minorité de
Charles VI, qu'on lui laisserait Lille, etc., pour sa vie et celle de
son premier hoir mâle. Il savait bien qu'une si longue possession
finirait par devenir propriété. V. les _Preuves de l'Hist. de
Bourgogne_, de D. Plancher, 16 janvier 1386, t. III, p. 91-94.


62--page 84--_La langue française et wallone ne gagna pas un pouce de
terrain sur le flamand..._

C'est ce qui résulte de l'important mémoire de M. Raoux; il prouve par
une suite de témoignages que depuis le onzième siècle la limite des deux
langues est la même. Rien n'a changé dans les villes même que les
Français ont gardées un siècle et demi. (_Mémoires de l'Académie de
Bruxelles_, t. IV, p. 412-440.)


63--page 85--_Pierre Dubois se fit pirate_, etc.

Meyeri, _Annales Flandriæ_, folio 208, et Altemeyer, _Histoire des
relations commerciales et politiques des Pays-Bas avec le Nord, d'après
les documents inédits_; ms.


64--page 89--_Le duc d'Orléans jeta le gant à Henri IV pour venger
Richard II..._

Lettre des ambassadeurs anglais contre le duc d'Orléans, etc.: «Le roi
d'Angleterre, alors duc, étant revenu en Angleterre demander justice, a
été poursuivi par le roi Richard, lequel est mort en cette poursuite,
_ayant auparavant résigné son royaume audit duc_; il n'est pas nouveau
qu'un roi, comme un pape, puisse résigner son État.» 24 septembre 1404.
(_Archives_, _Trésor des chartes_, J, 645.)


65--page 91--_Si l'on en croyait une tradition conservée par Meyer_,
etc.

Meyer ne nomme pas cet auteur, qui nous apprend seulement dans le
passage cité qu'il a vu souvent Charles VII et causé familièrement avec
lui. Il prétend que Jean-sans-Peur voulait, dès le vivant de son père,
tuer le duc d'Orléans; que dès qu'il lui succéda, il demanda à ses
conseillers quel était le moyen d'en venir à bout avec moins de danger.
N'ayant pu changer sa résolution, ils lui conseillèrent d'attendre qu'il
eût perdu son ennemi dans l'esprit du peuple: «Id autem hoc modo
efficere posset, si Parisiis præcipue et similiter in aliis quibusque
regni nobilioribus civitatibus, per biennium vel triennum ante per
impositas personas ubique disseminari faceret: «Se maxime regnicolis
compati et condolere, quod tot tributis, et variis, et multiplicibus
vectigalibus premerentur. Seque totis eniti conatibus ut, regno ad
antiquas suas libertates atque immunitates restituto, omnibus hujus modi
molestissimis gravissimisque exactionibus populus levaretur; sed ne sui
optimi ac piissimi voti et affectus quem ad regnum et regnicolas
gerebat, fructum assequeretur, ipsius Aurelianensis ducis vires et
conatus semper obstitisse et continuo obstare, qui omnium hujus modi
imponendorum et in dies excrescentium novorum tributorum atque
vectigalium author et defensor maximus existeret ac semper extitisset.»
Hoc igitur rumore per omnes pene civitates et provincias regni aures
mentesque popularium occupante, tanta invidia apud plebem (quæ hujusmodi
gravamina vectigalium atque exactionum altius sentit atque suspirat)
conflata fuit adversus præfatum Aurelianensium ducem, tantus vero amor,
gratia atque favor omnium duci Burgundionum arcesserunt, ut...» (Meyer,
224, verso.)


66--page 92--_Le duc de Bourgogne déclara_, etc.

«Compatiendo regnicolis... Affirmans, quod si... consensisset, inde
ducenta millia scuta auri, sibi promissa, percepisset.» (Religieux de
Saint-Denis, ms., folio 392.)

_Il envoya dans toutes les villes des commissaires_, etc.

«Qui de usurariis dolosisque contractibus et specialiter de illis qui
ultra medietatem justi pretii aliquid vendidissent inquirerent, et ab
eis secundum demerita, pecunias extorquerent. (_Ibid._, folio 394.)


67--page 95--_Les Anglais pensionnaient le capitaine de Paris..._

Le Religieux paraît croire pourtant qu'il était innocent; le Parlement
le jugea tel. Il était Normand et fortement soutenu par les nobles de
Normandie. (_Ibid._, folio 424.) «Et disoient les Anglais... qu'il n'y
avoit chose si secrète au conseil du roy que tantost après ils ne
sceussent.» (Juvénal, p. 162.)


68--page 95--_Jean-sans-Peur conclut une trêve marchande avec les
Anglais..._

En 1403, le duc de Bourgogne n'osant négocier avec les Anglais, laissa
les villes de Flandre traiter avec eux. (Rymer, editio tertia, t. IV, p.
38.)--Il se fit ensuite autoriser par le roi à conclure une trêve
marchande. Cette trêve fut renouvelée par sa veuve et son successeur. 29
août 1403, 19 juin 1404. (_Archives_, _Trésor des chartes_, J, 573.)


69--page 95--_L'habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne_,
etc.

Voy. l'excellent jugement que Le Laboureur porte sur le caractère de
Philippe-le-Hardi. (Introd. à l'_Hist. de Charles VI_, p. 96.)


70--page 97--_La cession de biens au moyen âge..._

_Glossaire de Laurière_, t. I, p. 206.--Michelet, _Origines du droit_,
p. 395: «Se desceindre», c'est le signe de la cession de biens. En
certaines villes d'Italie, celui qui fait cession a payé pour toujours,
«s'il frappe du cul sur la pierre en présence du juge».


71--page 97, note 3--_La renonciation de la veuve..._

Michelet, _Origines_, p. 42: «La clef était un des principaux symboles
usités dans le mariage...»--En France «lorsqu'on ostoit les clefs à sa
femme, c'étoit le signe du divorce.» (Godet.)--«C'est une coutume chez
les François que les veuves déposent leurs clefs et leur ceinture sur le
corps mort de leur époux, en signe qu'elles renoncent à la communauté
des biens.» (_Le Grand Coutumier._)


72--page 98--_La duchesse de Bourgogne accomplit bravement la
cérémonie..._

«Et là (à Arras), la duchesse Marguerite, sa femme (femme de
Philippe-le-Hardi), renonça à ses biens meubles par la doute qu'elle ne
trouvât trop grands dettes, en mettant sur sa représentation sa ceinture
avec sa bourse et les clefs, comme il est de coutume, etc.»
(Monstrelet.)


73--page 99--_La France était redevenue riche par la paix..._

Cela ressort d'une infinité de faits de détail. Un historien dont
l'opinion est bien grave en ce qui touche l'économie politique, et que
d'ailleurs on ne peut soupçonner d'oublier jamais la cause du peuple, M.
de Sismondi a compris ceci comme nous: «L'agriculture n'était point
détruite en France, quoiqu'il semblât qu'on eût fait tout ce qu'il
fallait pour l'anéantir. Au contraire, les granges brûlées par les
dernières expéditions des Anglais avaient été rebâties, les vignes
avaient été replantées, les champs se couvraient de moissons. Les arts,
les manufactures, n'étaient point abandonnés; au contraire, il paraît
qu'ils employaient un plus grand nombre de bras dans les villes, à en
juger par les statuts de corps de métiers qui se multipliaient dans
toutes les provinces, et pour lesquels on demandait chaque année de
nouvelles sanctions royales. La richesse, si bravement enlevée à ceux
qui l'avaient produite, était bientôt recréée par d'autres; et il faut
bien que ce fût avec plus d'abondance encore, car le produit des tailles
et des impositions, loin de diminuer, s'était considérablement accru. Le
roi levait plus facilement six francs par feu dans l'année qu'il
n'aurait levé un franc cinquante ans auparavant.» (Sismondi, _Histoire
des Français_, t. XII, p. 173.)


74--page 100--_On disait au peuple que la reine faisait passer en
Allemagne_, etc.

«Cum regina ex illis sex equos oneratos auro monetato in Alemaniam
mitteret, hoc in prædam venit Metensium (_de ceux de Metz_) qui a
conductoribus didicerunt quod alias finantiam similem in Alemaniam
conduxerant, unde mirati sunt multi, cum sic vellet depauperare Franciam
ut Alemanos ditaret.» (Religieux de Saint-Denis, ms., folio 440.)


75--page 100--_Le grave historien du temps croit que la taxe
précédente_, etc.

«Mihi pluries de summa sciscitanti responsum est, quod octies ad centum
millia scuta auri venerat, quam tamen propriis deputaverant usibus.»
(_Ibid._, folio 439.)


76--page 104--_On obtint de Charles VI qu'il appelât le duc de
Bourgogne_, etc.

Monstrelet, t. I, page 163. Le greffier du Parlement, contre son
ordinaire, raconte ce fait avec détail: «Ce dit jour, le roy estant
malade en son hostel de Saint-Paul, à Paris, de la maladie de
l'aliénation de son entendement (laquelle a duré des l'an mil CCCIIIIXX
et XIII, hors aucuns intervalles de resipiscence telle quelle), et la
royne et le duc d'Orliens Loys frère du roy estant à Meleun, où len
menoit le dauphin duc de Guienne aagié de IX ans environ et sa femme
aagiée de X ans ou environ, au mandement de la royne mère dudit dauphin,
Jehan duc de Bourgoigne et contes de Flandres, cousin germain du roy et
père de la femme dudit dauphin (qui venoit au roy comme len disoit pour
faire hommage après le décès de Philippe son père, oncle du roi, jadis
de ses terres, et pour le visiter et aviser comme len disoit du petit
gouvernement de ce royaume) soupeconans comme len disoit que la royne
n'eut mandé ledit dauphin pour sa venue, chevaucha hastivement et
soudainement, à tout sa gent armée de Louvres en Parisis où il avoit
gen, en passant par Paris environ VII heures au matin, et a consuit
ledit dauphin san gendre qui avoit gen à Ville-Juyve à Genisy, et ledit
dauphin interrogué après salus où il aloit et si voudroit pas bien
retourner en sa bonne ville de Paris, a respondu que oy, comme len
disoit, le ramena environ XII heures contre le gré du marquis du Pont,
cousin germain du roy et dudit duc et contre le gré du frère de la royne
qui le menoient, auquel dauphin alèrent au-devant le roy de Navarre,
cousin germain, le duc de Berry et le duc de Bourbon, oncles du roy et
plusieurs autres seigneurs qui estoient à Paris, et le menèrent au
chasteau du Louvre pour être plus seurement; dont se tindrent mal
contens lesdits duc d'Orliens et la royne, telement que _hinc inde_
s'assemblèrent à Paris du cousté dudit duc de Bourgogne le duc de
Lambourt son frère à grand nombre de gens d'armes, et ou plat-paiz
plusieurs de plusieurs paiz et à Meleun et ou paiz environ du costé du
duc d'Orliens plusieurs, comme len disoit. Quil en avendra? Dieu y
pourvoi, car en lui doit estre espérance et sience et «non in
principibus nec in filiis hominum, in quibus non est salus».
(_Archives_, _Registres du Parlement, Conseil_, vol. XII, folio 222. 19
août 1405.)


77--page 105--_Le parti d'Orléans reprenait dix-huit petites places_,
etc.

Le comte d'Armagnac prit d'abord _dix-huit_ petites places, selon le
Religieux, ms., 469 verso: «Burdeganlensem adiit civitatem, ipsis
mandans quod si exire audebant...»--Le connétable d'Albret et le comte
d'Armagnac, employant tour à tour les armes et l'argent, se firent
rendre _soixante_ forts ou villages fortifiés. (Religieux, 471, verso.)


78--page 108--_C'était le moment où le nouveau comte de Flandre_, etc.

Promesse de la duchesse de Bourgogne et du duc Jean, son fils, qui
s'engagent à suivre l'instruction du roi pour régler le commerce des
Flamands avec les Anglais, 19 juin 1404. (_Archives_, _Trésor des
chartes_, J, 503.)


79--page 108--_Le duc de Bourgogne rassembla des munitions infinies,
douze cents canons..._

Voyez le curieux travail de M. Lacabane sur l'_Histoire de l'artillerie
au moyen âge_ (manuscrit en 1840).


80--page 109--_Les Gascons qui avaient appelé le duc d'Orléans se
ravisèrent et ne l'aidèrent point..._

«Ferebatur capitaneos ad custodiam Aquitaniæ deputatos dominum ducem
Aurelianensem antea sollicitasse, ut... aggrediendo armis patriam
Burdegalensem..--Iter arripuit, quamvis minime ignoraret agilitatem
Vasconum et quantis astuciis Francos reiteratis vicibus deceperunt ab
antiquo.» (Religieux de Saint-Denis, ms., folio 490.)


81--page 109--_Le duc de Bourgogne accusait le duc d'Orléans_, etc.

Monstrelet dit que l'on avait abusé du nom du roi pour défendre aux
capitaines de la Picardie et du Boulenois d'aider le duc de Bourgogne.
(Monstrelet, t. I, p. 192.)--Le duc réclama des dédommagements. (V.
_Compte des dépenses faites par le duc de Bourgogne pour le siège de
Calais_, extrêmement important pour l'histoire de l'artillerie et en
général du matériel de guerre. _Archives_, _Trésor des chartes_, J,
922.)


82--page 117--_Le testament du duc d'Orléans..._

On y voyait le goût et la connaissance familière des divines Écritures
et des choses saintes. Durant sa vie, il avait été le plus magnifique
des princes dans ses dons aux églises. Ses dernières volontés étaient
plus libérales encore. Après le payement de ses dettes qu'il
recommandait d'une façon expresse, commençait un merveilleux détail de
toutes les fondations qu'il ordonnait, des prières et services funèbres
qu'il prescrivait pour sa mémoire et dont les cérémonies étaient
soigneusement déterminées. Il assignait des fonds pour construire une
chapelle dans chaque église de Sainte-Croix d'Orléans, Notre-Dame de
Chartres, Saint-Eustache et Saint-Paul de Paris. En outre, comme il
avait une dévotion particulière pour l'ordre des religieux Célestins, il
fondait une chapelle dans chacune des églises qu'ils avaient en France,
au nombre de treize, sans parler des richesses qu'il laissait à leur
maison de Paris. Il avait voulu y être inhumé en habit de l'ordre, porté
humblement au tombeau sur une claie couverte de cendre, et que sa statue
de marbre le représentât aussi vêtu de cette robe. Les pauvres et les
hôpitaux n'étaient pas oubliés dans ses bienfaits; et son amour pour les
lettres paraissait dans la fondation de six bourses au collège de
l'Ave-Maria. (_Histoire des Célestins_, par le P. Beurrier.--M. de
Barante, t. III, p. 95, 3e édition.) Voir l'acte original, inséré en
entier par Godefroy, à la suite de Juvénal des Ursins, p. 631-646.


83--page 118--_Les Liégeois ayant chassé leur évêque_, etc.

«Urgebant ut aut sacris initiaretur, aut certe episcopatum abdicaret.»
Zanfliet est ici d'autant plus croyable que sa partialité pour l'évêque
est partout visible. (Corn. Zanfliet, _Leodiensi monachi Chronicon_,
apud Martene, _Amplissima Collectio_, t. V, p. 360.) Voir aussi
_Catalogus episcoporum Leodensium, auctore Placetio_, ann. 1403-1408, et
la Collection de Chapeauville.


84--page 123--_Assassinat du duc d'Orléans..._

Déposition de Jacquette Griffart. (_Mém. Acad._, t. XXI, p. 526 et
suiv.): «Elle s'en alla de sa dite fenestre pour coucher son enfant, et
incontinent après ouit crier, etc...»--L'autre témoin oculaire,
serviteur d'un neveu du maréchal de Rieux, dépose aussi: «Que le jour
d'hier au soir, environ huit heures de nuit..., estant à l'huis d'une
des salles... qui ont égart sur la Vieille rue du Temple... ouit et
entendit qu'en la rue avoit grand cliquetis comme d'épées et autres
armures... et disoient tels mots: «À mort, à mort!» Dont lors pour
sçavoir ce que c'estoit, il remonta en ladite chambre dudit son maître,
qui est au-dessus de ladite salle... et trouva que aux fenêtres d'icelle
estoit desjà ledit son maître, le page, le barbier d'icelui son maître,
qui regardoient en ladite Vieille rue du Temple, par l'une desquelles
fenestres il qui parle regarda emmi ladite rue, et veid à la clarté
d'une torche qui étoit ardente sur les carreaux, que droit devant
l'hôtel de l'Image de Notre-Dame, étoient plusieurs compaignons à pied,
comme du nombre de douze à quatorze, nul desquels il ne connaissoit,
lesquels tenoient les uns des espées toutes nues, les autres haches, les
autres becs de faucon, et massues de bois ayans piquans de fer au bout,
et desdits harnois féroient et frappoient sur aucuns qui estoient en la
compagnie, disans tels mots: «À mort, à mort!» Et qu'il est vrai que
lors, il qui parle, pour mieux voir qui estoient iceux compagnons, alla
ouvrir le guichet de la porte qui a issue en ladite Vieille rue du
Temple... Et ainsi qu'il ouvrit ledit guichet de ladite porte, on bouta
un bec de faucon entre ledit guichet et la porte, dont lors il qui
parle, pour doubte qu'on ne lui fit mal dudit bec de faucon referma
ledit guichet et s'en retourna en la chambre dudit son maître, par l'une
des fenestres de laquelle il vit aucuns compaignons qui étoient montés
sur chevaux emmi la rue, et si veid sortir d'icelui hôtel cinq ou six
compaignons tous montés sur chevaux, qu'incontinent qu'ils furent
sortis, un homme de pied près d'iceux, féri et frappa d'une massue de
bois un homme qui étoit tout étendu sur les carreaux, et revêtu d'une
houppelande de drap de damas noir, fourrée de martre; et quand il eut
frappé ledit coup, il monta sur un cheval et se mit en la compagnie des
autres... Et incontinent après ledit coup de massue ainsi donné, il qui
parle veid tous lesdits compagnons qui étoient à cheval eux en aller et
fouir le plutôt qu'ils pouvoient sans aucune lumière, droit à l'entrée
de la rue des Blancs-Manteaux en laquelle ils se bouterent, et ne sait
quelle part ils allerent. Incontinent qu'ils s'en furent allés, lui
estant encore à ladite fenestre, vit sortir par les fenestres d'en haut
dudit hôtel de l'Image Notre-Dame, grande fumée, et si ouit plusieurs
des voisins qui crioient moult fort: «Au feu, au feu!» Et lors lui qui
parle, ledit son maître et les autres dessus nommés, allerent tous emmi
la rue, eux étans en laquelle, il qui parle veid à la clarté d'une ou
deux torches ledit feu monseigneur d'Orléans qui étoit tout étendu mort
sur les carreaux, le ventre contremont, et n'avoit point de poing au
bras senestre... et si veid qu'environ le long de deux toises près dudit
feu monseigneur le duc d'Orléans, étoit aussi étendu sur les carreaux un
compagnon qui estoit à la cour dudit feu M. le duc d'Orléans, appelé
Jacob, qui se complaignoit moult fort, comme s'il vouloit mourir.»
(Déposition du varlet Raoul Prieur, _Mém. Acad._, t. XXI, p. 529.)


85--page 124--_Selon un autre récit, le grand homme au chaperon rouge_,
etc.

«Cadaver ignominiose traxit ad vicinum foetidissimum lutum, ubi, cum
face straminis ardente, scelus adimpletum vidit; inde lætus, tanquam de
re bene gesta, ad hospitium ducis Burgundiæ rediit.» (Religieux de
Saint-Denis, ms., folio 553.)--V. dans les _Preuves_ de Félibien, le
récit des _Registres du Parlement, Conseil_, XIII.


86--page 124--_Ces pauvres restes furent portés, parmi la terreur
générale..._

Cette terreur ne paraît que trop dans le peu de mots qu'on écrivit le
lendemain sur les registres du Parlement. (_Preuves de Félibien_, t. II,
p. 549.) Les gens du Parlement paraissent sentir, avec la sagacité de la
peur, qu'un tel coup n'a pu être fait que par un homme bien puissant.
Ils ne disent rien de favorable au mort: «Ce prince qui si grand
seigneur estoit et si puissant, et à qui naturellement, au cas qu'il
eust fallu, gouverneur en ce royaume, en si petit moment a finé ses
jours moult horriblement _et honteusement_. Et qui ce a faict, «scietur
autem postea».--Plus tard, on apprend que le meurtrier est le duc de
Bourgogne, et le Parlement fait écrire sur ses registres les lignes
suivantes, où le blâme est partagé assez également entre les deux
partis: «XXIII novembris M CCCC VII inhumaniter fuit trucidatus et
interfectus D. Ludovicus Franciæ, dux Aurelianensis et frater regis,
multum _astutus_ et magni intellectus, sed nimis in carnalibus lubricus,
de nocte hora IX per ducem Burgundiæ, aut suo præcepto, ut confessus
est, in vico prope portam de Barbette. Unde infinita mala processerunt,
quæ diu nimis durabunt.» (_Registres du Parlement_, _Liber consiliorum_,
passage imprimé dans les _Mélanges curieux_ de Labbe, t. II, p. 702-3.)


87--page 124--_Le duc d'Orléans fut enseveli à l'église des
Célestins..._

Les Célestins avaient été fondés par Pierre de Morone (Célestin V), ce
simple d'esprit qui fut déposé du pontificat par Boniface VIII. En haine
de Boniface, Philippe-le-Bel honora les Célestins, les fit venir en
France, les établit dans la forêt de Compiègne (1308). Cet ordre devint
très populaire en France. Tous les hommes importants du temps de Charles
V et de Charles VI furent en relation intime avec cet ordre. Montaigu
fit beaucoup de bien aux Célestins de Marcoussis. (_Archives_, L,
1539-1540.)


88--page 124--_Tout le monde pleurait, les ennemis comme les amis..._

Monstrelet, serviteur de la maison de Bourgogne, qui écrit à Cambrai (en
la noble cité de Cambrai, t. I, p. 48), et certainement plusieurs années
après l'événement, assure que le peuple se réjouit de cette mort. Le
Religieux de Saint-Denis, ordinairement si bien informé, si près des
événements, et qui semble les enregistrer à mesure qu'ils arrivent, ne
dit rien de pareil. Il assure que le meurtrier lui-même parut affligé
(folio 553); il ne croit pas, il est vrai, à la sincérité de cette
douleur. Moi, j'y crois; cette contradiction me paraît être dans la
nature. L'apologiste du duc d'Orléans dit que le duc de Bourgogne
pleurait et sanglotait: «Singultibus et lacrymis.» (_Ibid._, folio 593.)


89--page 125--_Hier tout cela, aujourd'hui plus rien..._

«...Et lui qui estoit le plus grand de ce royaume, après le Roy et ses
enfans, est en si petit de temps, si chétif. _Et qui cecidit, stabili
non erat ille gradu. Agnosco nullam homini fiduciam, nisi in Deo; et si
parum videatur, illuscescat clarius... Parcat sibi Deus._» (_Archives_,
_Registres du Parlement_. _Plaidoiries_, _Matinée VI_, folio 7, verso.)


90--page 126--_On trouve aux Célestins la cellule où il aimait à se
retirer..._

Selon l'apologiste du duc d'Orléans (Religieux de Saint-Denis, ms.,
folio 594), il disait tous les jours le bréviaire: «Horas canonicas
dicebat.»--«Il avoit, dit Sauval, sa cellule dans le dortoir des
Célestins, laquelle y est encore en son entier. Il jeûnoit, veilloit
avec les religieux, venoit à matines comme eux durant l'Avent et le
Carême. Ce prince leur a donné la grande Bible en vélin, enluminée, qui
avoit été à son père Charles V, et qu'on voit dans leur bibliothèque,
signée de Charles V et de Louis, duc d'Orléans. Il leur donna aussi une
autre grande Bible en cinq volumes in-folio, écrite sur le vélin, qui a
toujours servi et sert encore pour lire au réfectoire.» (Sauval, t. I,
p. 460.)


91--page 127--_Sa veuve n'eut pas la consolation d'élever au mort
l'humble tombe..._

«Considérant le mot du prophète: Ego sum vermis et non homo, opprobrium
hominum et abjectio plebis; je veux et ordonne que la remembrance de mon
visage et de mes mains soit faite sur ma tombe en guise de mort, et soit
madicte remembrance vêtue de l'habit desdicts religieux Célestins, ayant
dessous la tête au lieu d'oreiller une rude pierre en guise et manière
d'une roche, et aux pieds, au lieu de lyons... une autre rude roche...
Et veux... que madicte tombe ne soit que de trois doigts de haut sur
terre, et soit faicte de marbre noir eslevée et d'albâtre blanc..., et
que je tienne en mes deux mains un livre où soit escrit le psaume:
Quicumque vult salvus esse... Autour de ma tombe soient escrits le
Pater, l'Ave et le Credo.» (Testament de Louis d'Orléans, imprimé par
Godefroy, à la suite de Juvénal des Ursins, p. 633.)

  CY GIST LOYS DUC DORLÉANS...
  LEQUEL SUR TOUS DUCZ TERRIENS
  FUT LE PLUS NOBLE EN SON VIVANT
  MAIS UNG QUI VOULT ALLER DEVANT
  PAR ENVYE LE FEIST MOURIR...

(_Épistaphe de feu Loys, duc d'Orléans._ Bibl. royale, mss. Colbert,
2403; Regius, 9681, 5.)


92--page 127--«_Hinc surrectura_»...

Cette inscription, la plus belle peut-être qu'on ait jamais lue sur une
tombe chrétienne, a été placée par mon ami, M. Fourcy (bibliothécaire de
l'École polytechnique), sur celle de sa mère.


93--page 128, note 2--_Inès de Castro..._

Lopes parle seulement de la translation du corps: «Como foi trellada
Dona Enez, etc.» (_Collecçao de livros ineditos._ 1816, t. IV, p. 113.)
M. Ferdinand Denis, dans ses intéressantes _Chroniques de l'Espagne et
du Portugal_, t. I, p. 157, cite le texte principal (de Faria y Souza),
qui appuie la tradition.--Un savant Portugais, M. Corvalho, assurait
avoir vu, il y a quelques années, le corps d'Inès bien conservé:
«Seulement la peau avait pris le ton du vélin bruni par le temps...»
(_Ibid._, t. I, p. 163.) M. Taylor, en 1835, n'a plus trouvé que des
ossements dispersés sur les dalles du couvent d'Alcabaça, et il les a
pieusement inhumés. (_Voyage pitt. en Espagne et en Portugal_, l.
XIII.)--Je trouve encore dans les _Chroniques_, traduites par M.
Ferdinand Denis (t. I, p. 78), un fait curieux qui caractérise, autant
que l'histoire d'Inès, le matérialisme poétique de ces temps, c'est
l'histoire du bon vassal qui ne veut pas rendre son château au nouveau
roi avant de s'assurer de la mort de son maître Sanche II. Il va à
Tolède, où Sanche était mort exilé, enlève la pierre, reconnaît le mort,
et accomplit son serment féodal en lui remettant au bras droit les clefs
du château qu'il lui a autrefois confiées.


94--page 129--_Les tombeaux de La Scala..._

«In terra, e meze sepolte, son prima tre arche di marmo nostrale, quali
non si sa per qual di questa casa servissero, poichè non hanno
iscrizione alcuna; benne hanno l'arme sopra i coperchi, e _nel mezo di
uno si vede la scala con aquila sopra_,

  E'n su la scala porta il santo uccello.»

(Dante, _Parad._, XVII, 72.--Maffei, _Verona illustrata_, parte terza,
p. 78, éd. in-folio.)


95--page 129--_La tombe de l'assassiné..._

Si ma mémoire ne me trompe, il y a près de là, dans Vérone, plusieurs
lieux dont les noms rappellent cet événement: «Via dell' ammazato, Via
delle quatro spade, Volto barbaro,» etc.--Ma conjecture semble appuyée
par le passage suivant: «Sepultus... _exigua cum pompa_ tantum, cum
cives vererentur ne offenderent fratrem.» (Torelly Saraynæ Veronensis,
_Hist. Veron._, lib. secundo; _Thesaur. Antiquit. Ital._ Grævii et
Burmanni, t. noni, parte septima, colonn. 71.)


96--page 129--_Can Signore de La Scala tua son frère dans la rue, en
plein jour..._

«Cæde hac a civibus et populo percepta, quilibet quietus remansit...
Approbata fuit ejus mens... Exclamarunt omnes: Vivat Dominus noster...»
(_Ibid._, colonn. 70-71.)


97--page 130--_Toutes les questions politiques, morales, religieuses,
s'agitèrent à l'occasion de la mort du duc d'Orléans._

Ces grandes questions semblent avoir déjà été débattues en France, à
l'occasion de la fin tragique de Richard II. Voy. _Lettre de Charles VI
aux Anglais_, 2 oct. 1402. Bibl. royale, mss. Fontanieu, 105-6; Brienne,
vol. XXXIV, p. 227.


98--page 131--_Le duc de Bourgogne leur dit tout pâle..._

«Se fecisse instigante Diabolo.» (Religieux, ms., folio 154.)--Plus
loin, l'apologiste du duc d'Orléans rapporte cette parole comme avouée
du duc de Bourgogne lui-même: «Tunc dixit quod Diabolus ad id ipsum
tentaverat, et nunc sine verecundia sibimet contradicendo dicit quod
optime fecit.» (_Ibid._, ms., folio 593.)


99--page 132--_Il rassembla les États de Flandre, d'Artois_, etc.

«Auxquels il fit remontrer publiquement comment à Paris il avoit fait
occire Louis, duc d'Orléans; et la cause pourquoi il l'avoit fait, il la
fit lors divulguer par beaux articles et commanda que la copie en fût
baillée par écrit à tous ceux qui la voudroient avoir; pour lequel fait
il pria qu'on lui voulsist faire aide à tous besoins qui lui pourroient
survenir. À quoi lui fut répondu des Flamands que très volontiers aide
lui feroient.»--Les Flamands lui étaient d'autant plus favorables en ce
moment qu'il venait de leur obtenir une trêve de l'Angleterre.
(Monstrelet, t. I, p. 207, 231.)


100--page 133--_Il fit répandre le bruit qu'il n'avait fait que prévenir
le duc d'Orléans..._

Le duc de Bourgogne aurait pu soutenir cette assertion, si l'on s'en
rapportait à la mauvaise traduction que Le Laboureur a faite du
Religieux. Il lui fait dire ridiculement (p. 624): «Ces flamèches de
division causèrent un embrasement de haine et d'inimitié qu'on ne put
esteindre et qui fit découvrir beaucoup d'apparence de _conspirations_
sur la vie l'un de l'autre.» Il n'y a pas de _conspirations_ dans le
texte; il dit: «In necem mutuam diu visi fuerunt _publice_ aspirare.»
(Folio 552.)--Cette récrimination atroce du meurtrier n'est, je crois,
exprimée nettement que dans une chronique belge que j'ai déjà citée.
Elle suppose, ce qui met le comble à l'invraisemblance, que le duc
d'Orléans s'adressa à son ennemi mortel, Raoul d'Auquetonville, pour le
décider à tuer le duc de Bourgogne: «Avint ce nonobstant, par commune
voix et renommée, si comme on disoit, que ledit Dorliens avoit marchandé
ou voloit marchander à Raoulet d'Actonville de tuer le duc de Bourgogne,
lequel fait fu découvert par ledit Raoulet au duc de Bourgogne.»
(_Chronique ms._, nº 801 D (Bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles),
folio 222.)


101--page 133--_Le plus triste et le plus rude hiver..._

Au commencement de janvier 1408, il fait si froid que le Parlement ne
tient pas séance... «_Il ne pouoit besoigner: le grephier mesme, combien
qu'il eust prins feu delez lui, en une poelette, pour garder lancre de
son cornet de geler, lancre se geloit en sa plume, de 2 ou 3 mos en 3
mos, et tant que enregistrer ne pouoit..._» Ce récit est quatre fois
plus long que celui de la mort du duc d'Orléans. Les glaçons empêchaient
les moulins de fonctionner: il y eut disette. Quand la gelée cessa, les
ponts furent emportés. Le greffier termine par ces mots:... «_Et ce cas,
avec l'occision de feu monseigneur Loiz duc Dorléans frère du roy_ (DE
QUO SUPRA, MENSÉ NOVEMBRI), _a esté à grant merveille en ce royaume..._»
Il paraît qu'il y eut vacance pendant un mois. 1er jour de février:
«_Curia vacat, pour ce qu'il n'a osé passer la rivière pour aler au
Palaiz pour la grant impétuosité et force d'elle. Car aussy croit-elle
toujours._» (_Archives_, _Registres du Parlement_, _Conseil_, vol. XIII,
folio 11; et _Plaidoiries_, _Matinée VI_, folio 40.)


102--page 135--_Le duc de Bourgogne revint_, etc.

«Et se logea en l'hostel d'un bourgeois, nommé Jacques de Haugart,
auquel hôtel ledit duc fit pendre par dessus l'huis par dehors deux
lances, dont l'une si avoit fer de guerre et l'autre si avoit fer de
rochet; pourquoi fut dit de plusieurs nobles estant à icelle assemblée
que ledit duc les y avoit fait mettre en signifiance que qui voudroit
avoir à lui paix ou guerre, si le prensit.» (Monstrelet, t. I, p. 234.)


103--page 135--_Les princes avaient été jusqu'à Amiens pour l'empêcher
de venir..._

À l'approche des troupes qui allaient occuper Paris, le Parlement, avec
sa prudence ordinaire, ne voulut point se mêler des affaires de la ville
ni des précautions à prendre: «Et si a esté touchié de requérir
provision pour la ville de Paris où plusieurs gens d'armes doivent
arriver... Sur quoy n'a pas été conclu, _quia, ad curiam non pertineret
multis obstantibus_; au moins, ny pourroit remédier.» (_Archives_,
_Registres du Parlement_, _Conseil_, XIII, 10 février 1407 (1408), folio
13, verso.)


104--page 138--_Jean Petit fut soutenu par le duc de Bourgogne..._

Cette pension n'était pas gratuite; Jean Petit nous apprend lui-même
qu'il a fait serment au duc de Bourgogne: «Je suis obligé à le servir
par serment à lui faict il y a trois ans passés... Lui, regardant que
j'estois très petitement bénéficié, m'a donné chascun an bonne et grande
pension pour moi aider à tenir aux escoles; de laquelle pension j'ai
trouvé une grand'partie de mes dépens et trouverai encore, s'il lui
plaît de sa grâce.» (Monstrelet, t. I, p. 245.)


105--page 139--_Il établissait qu'il était méritoire de tuer un tyran._

Bien entendu qu'il ne faut pas chercher dans le discours de Jean Petit
un sérieux examen de ce prétendu droit de tuer.

Qui a droit _de tuer_? Que la société l'ait elle-même (qu'elle doive du
moins l'exercer toujours), cela est fort contestable. Dieu a dit: _Non
occides_. Caïn qui a tué son frère, Dieu ne le tue point; il le marque
au front.--La société ne doit-elle pas au moins _tuer pour son salut_?
Ceci mène loin. Cléon affirme, dans Thucydide, qu'Athènes doit, pour son
salut, tuer tout un peuple, celui de Lesbos.--En admettant que la
société ait droit de tuer, _un individu_ peut-il jamais se charger de
tuer _pour elle_, se faire juge du meurtre, juge et bourreau à la
fois?--Tuer _un tyran_. Mais qu'est-ce qui a vu un tyran? qui jamais,
dans le monde moderne, a rencontré cette bête horrible de la cité
antique? C'est un être disparu, tout autant que certains fossiles. Quel
souverain des temps modernes (sauf peut-être un Eccelino, un Ali, un
Djezzar) a pu rappeler le tyran de l'antiquité? ce monstre qui
supprimait la loi dans une ville, sous lequel il n'y avait plus rien de
sûr, ni la propriété, ni la famille, ni la pudeur, ni la vie? (Note de
1840.)


106--page 140--«_le duc d'Orléans était sorcier_»...

M. Buchon dit que le détail des maléfices du duc d'Orléans, toujours
omis dans les éditions antérieures de Monstrelet, ne se trouve que dans
le ms. 8347. Le ms. du Roi 10319, ms. du commencement du quinzième
siècle, est précédé d'une miniature enluminée qui représente un loup
cherchant à couper une couronne surmontée d'une fleur de lis, tandis
qu'un lion l'effraye et le fait fuir. Au bas, on lit ces quatre vers:

  Par force le leu rompt et tire
  À ses dents et gris la couronne,
  Et le lion par très grand ire
  De sa pate grant coup lui donne.

                   (Buchon, édit. de Monstrelet, t. I, p. 302.)


107--page 143--_L'Université, le clergé, allèrent dépendre_, etc.

«Ce dit jour ont esté despenduz deux exécutez au gibet, qui se disoient
clercs et escoliers de l'Université de Paris, et au despendre a eu,
comme len dit, plus de XL _mille_ personnes au gibet, et ont esté
ramenez en deux sarqueux, à grant compaignie et grans processions des
églises et de l'Université, sonnans toutes les cloches des églises,
jusques au parviz de N. D., entre X et XI heures, couverts de toile
noire, et rendus à lévesque de Paris par certaine forme et manière, et
depuiz portez ou menez à Saint-Maturin où ont esté inhumez, comme len
dit, et ce fait par ordonnance royal.» 16 mai 1408. (_Archives_,
_Registres du Parlement_, _Plaidoiries_, _Matinée VI_, folio 93, et
_Conseil_, vol. XIII, folio 26.)


108--page 143--_Deux messagers de Benoît XIII avaient apporté des bulles
menaçantes..._

«A esté présentée au roy, dès lundi, comme len disoit, une bulle par
laquelle le pape Benedict, qui est lun des contendens du papat,
excommunie le roy et messires ses parents, et adhérens. Et qu'il en
avendra? Diex y pourvoie!» (_Archives_, _Registres du Parlement_,
_Conseil_, XIII, folio 27.)


109--page 144--_Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux hommes et aux
affaires_, etc.

«Theologi atque artistæ, in disputationibus magis quam processibus
experti... Unde inter eos atque in jure peritos pluries orta verbalis
discordia.» (Religieux, ms., folio 565.)


110--page 146--_Les deux messagers du pape furent traînés par les rues_,
etc.

«Au jour dui entre 10 et 11 heures les prélas et clergie de France
assemblé au Palaiz, sur le fait de l'Église, ont esté amenez maistre
Sanceloup, nez du pair Darragon, et un chevaucheur du pape Benedict qui
fu devers nez de Castelle, en 2 tumbereaux, chascun deulx vestuz dune
tunique de toille peincte, où estoit en brief effigiée la manière de la
présentation des mauveses bulles dont est mention le 21 de may
ci-dessus, et les armes du dict Benedict renversées et autres choses, et
mittrez de papier sur leurs têtes, où avoit escriptures du fait, depuis
le Louvre où estoient prisonniers, avec plusieurs autres de ce royaume,
prélas et autres gens déglise, qui avoient favorisé aux dictes bulles,
comme len dit, jusques en la court du Palaiz en molt grant compaignie
de gens à trompes, et là ont esté eschafaudez publiquement et puiz
remenez au dit Louvre par la manière dessus dicte.» (_Archives_,
_Registres du Parlement_, _Conseil_, XIII, folio 39, août 1408.)


111--page 146--_Le parti de Benoît et d'Orléans se fortifiait à
Liège..._

V. les curieux détails que donne Zanfliet sur la faction des _Haïroit_.
(_Cornelii Zanfliet Leodiensis monachi Chronicon_, ap. Martene _Ampliss.
Coll._, t. V, p. 365, 366.) Le Religieux et Monstrelet sont fort étendus
et fort instructifs. Placentius (_Catalogus_, etc.) est peu détaillé.


112--page 148--_Le duc de Bourgogne ordonna le massacre des
prisonniers..._

«Y ont esté occis... de vingt-quatre à vingt-six mille Liégeois, comme
on peut le savoir par l'estimation de ceux qui ont vu les noms... Nous
avons bien perdu de soixante à quatre-vingt chevaliers ou écuyers.»
(Lettre du duc de Bourgogne.)--V. M. de Barante, t. III, p. 211-212, 3e
édition.


113--page 149--_On savait qu'il avait payé de sa personne..._

«Comment en décourant de lieu à autre, sur un petit cheval, exhorta et
bailla à ses gens grand courage, et comment il se maintint jusques en la
fin, n'est besoin d'en faire grand déclaration... Oncques de son corps
sang ne fut trait pour icelui jour, combien qu'il fut plusieurs fois
travaillé.» (Monstrelet, t. II, p. 17.)


114--page 149--_La reine et les princes étaient revenus à Paris..._

«Dimanche 26 août 1408... Entrèrent à Paris et vindrent de Meleun la
royne et le dauphin accompaignés, environ quatre heures après disner,
des ducs de Berri, de Bretoigne, de Bourbon, et plusieurs autres contes
et seigneurs et grant multitude de gens darmes et alèrent parmi la ville
loger au Louvre.--Mardi 28 août... Ce dict jour entra à Paris la
duchesse Dorléans, mère du duc Dorléans qui à présent est, et la royne
d'Angleterre, femme du dict duc, en une litière couverte de noir à
quatre chevaux couverts de draps noirs, à heure de vespres, accompaignée
de plusieurs chariots noirs pleins de dames et de femmes, et de
plusieurs ducs et contes et gens darmes.» (_Archives_, _Registres du
Parlement_, _Conseil_, vol. XIII, fol. 40-41.)--Les princes
s'accordèrent pour déférer, dans cet intervalle, un pouvoir nominal à
la reine et au dauphin: «Ce Ve jour (5 septembre 1408) furent tous les
seigneurs de céans au Louvre en la grant sale, où estoient en personne
la royne, le duc de Guienne, etc. (Suit une longue série de noms)... en
la présence desquelz... fu publiée par la bouche de maistre Jeh.
Jouvenel, advocat du roy, la puissance octroiée et commise par le roy à
la royne et audit mons. de Guienne sur le gouvernement du royaume, le
roy empeschié ou absent.» (_Archives_, _ibid._, _Conseil_, vol. XIII,
fol. 42, verso.)


115--page 154--_Brisé qu'il était par la torture, Montaigu affirmait..._

«Affirmasse quod tormentorum violentia (qua et manus dislocatas et se
ruptum circa pudenta monstrabat) illa confessus fuerat, nec in aliquo
culpabilem ducem Aurelianensem nec se etiam reddebat nisi in pecuniarum
regiarum nimia consumptione.» (Religieux, ms., folio 633.)


116--page 156--_Ce conseil interdit la chambre des Comptes..._

«Et qui a longo tempore, D. Cameræ computorum ægre ferentes quod Rex
manu prodiga pecunias multis etiam indignis consueverat largiri, dona in
scriptis redigebant, addentes in margine _Recuperetur_, _Nimis habuit_;
statutum est ut registrum præsidentibus traderetur, qui quod nimium
fuerat ab ipsis aut eorum hæredibus usque ad ultimum quadrantem,
cessante omni appellatione, extorquerent. Omnes etiam Dominos Cameræ
computorum deposuerunt, uno duntaxat excepto qui vices suppleret omnium,
donec...» (Religieux, ms., folio 639.)--Voir aussi _Ordonnances_, t. IX,
p. 468 et seq.


117--page 157--_Cet argent s'était écoulé sans qu'on sût comment..._

Au milieu de cette détresse, nous trouvons, entre autres dépenses, un
mandement de Charles VI pour le payement de ses veneurs. L'acte est
rédigé dans des termes très impératifs et très-rigoureux. À la suite de
la signature du roi viennent ces mots: «Garde qu'en se n'ait faute.»
(Bibliothèque royale, mss., Fontanieu 107-108, ann. 1410, 9
juillet.)--«Pour une paire d'heures, données par le roi à la duchesse de
Bourgogne, 600 écus.» (_Ibid._, 109-110, ann. 1413.)


118--page 160--_Le chancelier de Notre-Dame s'emporta jusqu'à dire..._

«Nec reges digne vocari, si exactionibus injustis opprimant populum
suum, sed quod eos depositione dignos possint rationabiliter reputare,
in annalibus antiquis possunt de multis legere.» (Religieux, ms., fol.
675, verso.)


119--page 162, note--_Dans une de ces alarmes_, etc.

«Ce dict jour, pour ce que le Roy notre Sire, accompaigné de molt de
princes, barons et chevaliers et grant nombre de gens darmes, estoit
venu loger au Palaiz, et pour les gens darmes estoient pleins les
hostelz tans de la Cité que du cloistre de Paris, et par tout oultre les
pons par devers la place Maubert, sans distinction, hors les seigneurs
de céans pour lesquels a esté ordené, comme a dit en la chambre le
prévost de Paris, que en leurs hostelz len ne se logera pas, et que en
telz cas aventure seroit que les chambellans du Roy notre dit sire ne
preissent les tournelles de céans, esquelles a procès sans nombre qui
seroient en aventure destre embroillez, fouillez, et adirez et perdus,
qui seroit dommage inestimable à tous de quelque estat que soit de ce
royaume; j'ay fait murer l'uiz de ma tournelle, afin que len ne y entre,
car: _In armigero vix potest vigere ratio._»--Le greffier a dessiné un
soldat sur la marge. (_Archives_, _Registres du Parlement_, _Conseil_,
XIII, folio 131, verso, 16 septembre 1410.)


120--page 163--_Dans les vraies usances bretonnes, le foyer restait au
plus jeune..._

_Origines du droit_, page 63: _Usement de Rohan_: «En succession directe
de père et de mère, le fils juveigneur et dernier né desdits tenanciers
succède au tout de ladite tenue et en exclut les autres, soient fils ou
filles.»--Art. 22: «Le fils juveigneur, auquel seul appartient la tenue,
comme dit est, doit loger ses frères et soeurs jusques à ce qu'ils
soient mariés; et d'autant qu'ils seroient mineurs d'ans, doivent les
frères et soeurs estre mariés et entretenus sur le bail et profit de la
tenue pendant leur minorité; et estant les frères et soeurs mariés, le
juveigneur peut les expulser tous.» (_Coutumier général._)--Cette loi me
semble conforme à l'esprit d'un peuple navigateur et guerrier qui veut
forcer les aînés, déjà grands et capables d'agir, à chercher fortune au
loin.--Voir _ibid._, sur le droit d'aînesse.


121--page 167--_Les Armagnacs poussaient la guerre avec une violence
inconnue jusque-là_, etc.

Vaissette, _Hist. du Languedoc_, t. IV, p. 282. Néanmoins ils
conservaient toujours des liaisons avec les Anglais. Le Parlement leur
fait un procès en 1395, à ce sujet. (_Archives, Registres du Parlement,
Arrêts_, XI, ann. 1395.)


122--page 169--_La légèreté impie des Armagnacs..._

Cette légèreté méridionale est sensible dans les proverbes,
particulièrement dans ceux des Béarnais; plusieurs sont fort
irrévérencieux pour la noblesse et pour l'Église:

  Habillat ù bastou,
  Qu'aüra l'air du barou.

Habillez un bâton, il aura l'air d'un baron.

  Las sourcières et lous loubs-garous
  Aüs cures han minya capous.

Les sorcières et les loups-garous font manger des chapons aux curés,
etc., etc. (_Collection de Proverbes béarnais_, ms., communiquée par MM.
Picot et Badé, de Pau.)


123--page 170--_Les Armagnacs à Saint-Denis..._

Les Parisiens croyaient néanmoins, et non sans apparence, que les moines
étaient favorables au parti d'Orléans. Le bruit même courut à Paris que
le duc d'Orléans s'était fait couronner roi de France dans l'abbaye de
Saint-Denis. (Religieux, ms., f. 701, verso.)


124--page 172--_Le duc de Bourgogne avait fait publier à grand bruit
dans Paris_, etc.

«Indeque rabies popularis sic exarsit, ut omnes utriusque sexus absque
erubescentio velo ducibus publice maledicentes, orarent ut cum Juda
proditore æternam perciperent portionem.» (Religieux, ms., folio 734.)


125--page 174--_Les fréquents appels à l'opinion publique que font les
partis..._

Le plus important peut-être de ces manifestes est celui que le duc de
Bourgogne publia au nom du roi, le 13 février 1412. Il y demandait une
aide à la langue d'oil et à la langue d'oc, et en confiait la perception
à un bourgeois de Paris. Préalablement il y fait une longue histoire
apologétique des démêlés de la maison de Bourgogne avec celle d'Orléans.
Il y flatte Paris; il entre dans le ressentiment du peuple contre les
excès des gens d'armes du parti d'Orléans. Il fait dire au roi: «Nous
feusmes deuement et souffisamment informés qu'ils tendoient à
_débouter_ du tout _Nous et notre génération de notre royaume_ et
seigneurie.» (Bibl. royale, mss., Fontanieu, 109-110, ann. 1412, 13
février, d'après un Vidimus de la vicomté de Rouen.)


126--page 175--_Au front de la cathédrale de Chartres, on sculpte la
figure de la Liberté..._

Voir le curieux rapport de M. Didron, dans le _Journal de l'instruction
publique_, 1839.


127--page 178, note--_Clémengis implore l'intervention du Parlement..._

«O clarissimi præsides regiorum tribunalium, cæterique celeberrimi
judices, qui illam egregiam Curiam illustratis, expergiscimini tandem
aliquando, et regni non dico statum, quia _non stat_, sed miserabilem
lapsum aspicite... (Le juge doit comme le médecin) non tantum morbis cum
exorti fuerint subvenire, sed præstantiori etiam cum gloria, salubri
ante præservatione, ne oriantur prospicere.» (Nic. Clemeng. _Epistol._,
t. II, p. 284.)


128--page 180--_Ce long travail de la transformation du droit..._

Il est curieux d'observer le commencement de ce grand travail dans les
registres dits _olim_. On y trouve déjà des détails curieux sur la
procédure. Deux employés des Archives, MM. Dessalles et Duclos, en
préparent la publication sous la direction de M. le comte Beugnot. Voir
subsidiairement les notices de MM. Klimrath, Taillandier et Beugnot, sur
nos anciens livres de droit et sur l'immense collection des registres du
Parlement.--Toutefois il ne faut pas oublier que ces registres, même les
_Olim_, que ces livres, même ceux du treizième siècle, contiennent moins
le droit du moyen âge que la _destruction du droit du moyen âge_. Il
faudrait remonter au _droit féodal_, au _droit ecclésiastique_, tels
qu'on les trouve dans les chartes, dans les canons, dans les rituels,
dans les formules et symboles juridiques.


129--page 180--_Le Parlement avait porté une sentence de mort et de
confiscation contre le comte de Périgord..._

Il serait plus exact de dire: Comte _en_ Périgord. Il n'avait guère que
la _neuvième_ partie du département actuel de la Dordogne (mss. inédits
de M. Dessalles sur l'histoire du Périgord). D'après une chronique ms.
qu'a retrouvée M. Mérilhou, la chute du dernier comte aurait été
décidée par un rapt qu'il essaya de faire sur la fille d'un consul de
Périgueux, pendant une procession. Le procès énumère bien d'autres
crimes. Rien n'est plus curieux pour faire connaître les détails de
cette interminable guerre entre les seigneurs et les gens du roi. Le
principal grief c'est que, à en croire l'accusation, le comte disait
qu'il voulait être roi et agissait comme tel: «Jactabat palam et publice
fore se REGEM..., certumque judicem pro appellationibus decidendis...
constituerat... a quo non permittebat ad Nos vel ad... Curiam
appellare.» (_Archives, Registres du Parlement, Arrêts criminels_, reg.
XI, ann. 1389-1396.)


130--page 183--_La plupart des collèges_, etc.

Du Boulay donne tout au long les constitutions de ces collèges, t. IV et
V.


131--page 185--_Les Carmes voulaient remonter plus haut que le
christianisme..._

Cette prétention produisit au dix-septième siècle une vive polémique
entre les Carmes et les Jésuites. Ceux-ci, qui n'aimaient guère plus la
poésie du moyen âge que la philosophie moderne, attaquèrent durement
l'histoire d'Élie; ils prirent une massue de science et de critique pour
écraser la frêle légende. Les Carmes, en représailles, firent proscrire
en Espagne les _Acta_ des Bollandistes. (Héliot, _Histoire des Ordres
monastiques_, t. I, p. 305-310.)


132--page 185--_La remontrance de l'Université au roi..._

Le passage le plus important est celui où l'on compare les dépenses de
la maison royale à des époques différentes: «Ad priscorum regum,
reginarum ac liberoram suorum continuendum statum magnificum et
quotidianas expensiones 94,000 francorum auri abunde sufficiebant,
indeque creditores debite contentabantur; quod utique modo non fit,
quamvis ad prædictos usus 450,000 annuatim recipiant.» (Religieux, ms.,
folio 761.)


133--page 187--_Les maîtres bouchers..._

Cette antique corporation ne fit pas inscrire ses règlements parmi ceux
des autres métiers, lorsque le prévôt Étienne Boileau les recueillit
sous saint Louis. Sans doute les bouchers aimèrent mieux s'en fier à la
tradition, à la notoriété publique, et à la crainte qu'ils inspiraient.
V. M. Depping. _Introd. aux Règlements d'Ét. Boileau_, p. LVI; et
Lamare, _Traité de la police_, t. II, liv. V, tit. XX.


134--page 187--_Ces étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir_,
etc.

Félibien, t. II, p. 753. Sauval, t. I, 634, 642. V. aussi les
_Ordonnances, passim_. L'une des plus curieuses est celle qui fixe la
redevance de chaque nouveau boucher envers le cellérier et le concierge
«de la Court-le-Roy» (du Parlement). (_Ordonnances_, t. VI, p. 597, ann.
1381.)


135--page 188--_Le boucher Alain y achète une lucarne pour voir la messe
de chez lui..._

«Une vue de deux doigts de long sur deux de large.» (Vilain, _Histoire
de Saint-Jacques-la-Boucherie_, p. 54, ann. 1388, 1405.)


136--page 189--_Leur crainte était que le dauphin ne ressemblât à son
père..._

«Si ab aliquo præpotente (ut publice ferebatur) inducti ad hoc fuerint
tunc non habui pro comperto; eos tamen non ignoro ducis Guyennæ
nocturnas et indecentes vigilias, ejus commessationes et modum
inordinatum vivendi molestissime tulisse, timentes, sicut dicebant, ne
infirmitatem paternæ similem incurreret in dedecus regni.» (Religieux,
ms., folio 778.)


137--page 192--_L'hygiène appliquée à la politique_, etc.

V. le sermon de Gerson sur la santé corporelle et spirituelle du roi, et
la lettre de Clémengis, intitulée: «De politiæ Gallicanæ ægritudine, per
metaphoram corporis humani lapsi et consumpti. (Nic. Clemeng. _Epist._,
t. II, p. 300.) Ces comparaisons abondent encore au dix-septième siècle,
et jusque dans les préfaces de Corneille.


138--page 195--_Les Gantais voulurent garder le fils du duc de
Bourgogne..._

Ce fait si important ne se trouve que dans le Religieux. Les historiens
du parti bourguignon, Monstrelet, Meyer, n'en disent rien. Meyer passe
sur tout cela comme sur des charbons.--Ce fut Paris qui s'entremit en
cette affaire pour ceux de Gand: «Regali consilio (præpositi mercatorum
et scabinorum Parisiensium _validis precibus_) ut Dominus Comes de
Charolois, primogenitus ducis Burgundiæ, cum uxore sua, filia Regis, in
Flandriam duceretur..., Gandavensium burgenses obtinuerunt.» (Religieux,
ms., 723 verso.)


139--page 197--_Les Universitaires se réunirent au couvent des
Carmes..._

Lisez cette grande scène dans Juvénal des Ursins, p. 251-252. Cet
historien médiocre, qui semble ordinairement se contenter d'abréger le
Religieux, présente cependant de plus quelques détails importants qu'il
avait appris de son père.


140--page 198--_Le seul Pavilly s'obstina_, etc.

Juvénal affirme, avec une légèreté malveillante, que le Carme tirait de
l'argent de tout cela. Quelqu'un, dit-il, parla pour sauver Desessarts
qui était au Châtelet, en grand danger: «Mais le dit de Pavilly qui
tendoit fort _au profit de sa bourse_, et s'intéressoit fort avec les
Gois, Saintyous et leurs alliez, voulust montrer que la prise des
personnes estoit dument faite et qu'il falloit ordonner commissaires
pour faire leur procès.» (Juvénal des Ursins, p. 252.)


141--page 199--_«Il y a de mauvaises herbes au jardin de la reine»..._

Jean de Troyes avait déjà employé la même métaphore: «Eradicentur herbæ
malæ, ne impediant florem juventutis vestræ virtutum fructus odoriferos
producere.» (Religieux, ms., 785 verso.)--Cette poésie de jardinage
plaisait fort au peuple des villes, toujours enfermé, et d'autant plus
amoureux de la campagne qu'il ne voyait pas. On la retrouve partout dans
les Meistersaengers, dans Hans Sachs, etc. Il est vrai qu'elle n'y est
pas mise à l'usage du meurtre, comme ici.


142--page 201--_Sauf quelques articles trop minutieux et d'une rédaction
enfantine_, etc.

V. l'article sur «Nostre bonne couronne desmembrée, et les flourons
d'icelle baillez en goige...» (_Ordonnances_, t. X, p. 92); et l'article
sur les aides de guerre, dont l'argent sera serré «en un gros coffre,
qui sera mis en la grosse tour de Nostre Palais ou ailleurs en lieu sûr
et secret, ouquel coffre aura trois clefs...» (_Ibid._, p. 96.)


143--page 207--_Jean Courtecuisse, célèbre docteur de l'Université,
prêcha sur l'excellence de l'ordonnance..._

Du Boulay rapporte à tort ce sermon à l'année 1403. Cependant le titre
qu'il lui donne lui-même devait l'avertir qu'il est de 1413. Aura-t-il
craint, pour l'honneur de l'Université, d'avouer les liaisons d'un de
ses plus grands docteurs avec les Cabochiens?


144--page 208--_Ils commencèrent le pont Notre-Dame..._

«Cedit jour fut nommé le pont de la Planche de Mibray le _Pont
Nostre-Dame_, et le nomma le roi de France Charles, et frappa de la trie
sur le premier pieu, et le duc de Guienne, son fils, après, et le duc de
Berry, et le duc de Bourgogne, et le sire de la Trémouille.» (_Journal
du Bourgeois de Paris_, 10 mai 1413, éd. Buchon, t. XV, p. 182.)


145--page 211--_La religion de la royauté était encore entière et le fut
longtemps..._

Voyez si longtemps après l'extrême timidité du chef de la Fronde. Il eut
peur des États généraux (Retz, livre II), peur de l'union des villes
(livre III): «J'en eus scrupule», dit-il. Il eut peur encore de se lier
avec Cromwell. Mazarin, tout en défendant l'autorité royale qui était la
sienne, avait apparemment moins de scrupule, s'il est vrai qu'après la
mort de Charles Ier il ait dit dans sa prononciation italienne: «Ce M.
de Cromwell est né houroux (heureux).»


146--page 211--_L'avocat général Juvénal..._

Voyez au Musée de Versailles la longue et piteuse figure de Juvénal, et
la rouge trogne de son fils l'archevêque. Le père n'en fut pas moins un
excellent citoyen. Son fils rapporte un trait admirable de sa fermeté à
l'égard du duc de Bourgogne, p. 222, note 2.


147--page 213--_Le charpentier Guillaume Cirasse..._

V. les armoiries de Guillaume Cirasse, dans le Recueil des armoiries des
prévôts et échevins de Paris (exemplaire colorié à la Bibl. du cabinet
du roi, au Louvre).


148--page 215, note 2--_Le roi désirait fort traiter_, etc.

Un grand seigneur vient trouver le roi au matin pour l'animer contre les
Bourguignons. «Le roy estant en son lict, ne dormoit pas et parloit en
s'esbatant avec un de ses valets de chambre, en soy farsant et
divertissant. Et ledit seigneur vint prendre par dessous la couverture
le roy tout doucement par le pied, en disant: Monseigneur, vous ne
dormez pas? Non, beau cousin, lui dit le roy, vous soyez le bien venu,
voulez-vous rien? y a t'il aucune chose de nouveau? Nenny, Monseigneur,
luy respondit-il, sinon que vos gens qui sont en ce siège, disent que
tel jour qu'il vous plaira, verrez assaillir la ville, où sont vos
ennemis et ont espérance d'y entrer. Lors le roi dit que son cousin le
duc de Bourgogne vouloit venir à raison, et mettre la ville en sa main,
sans assaut, et qu'il falloit avoir paix. À quoy ledit seigneur
respondit: Comment, Monseigneur, voulez-vous avoir paix avec ce mauvais,
faux, traistre et desloyal, qui si faussement et mauvaisement a faict
tuer vostre frère? Lors le roy, aucunement desplaisant, luy dit: Du
consentement de beau fils d'Orléans, tout lui a esté pardonné. Hélas!
Sire, répliqua ledit seigneur, vous ne le verrez jamais vostre frère...
Mais le roy lui respondit assez chaudement: Beau cousin, allez-vous-en;
je le verray au jour du Jugement.» (Juvénal, p. 2-3.)


149--page 217--_Dès qu'il s'agit de l'Église, Gerson est républicain..._

V. les oeuvres de Gerson (éd. Du Pin), surtout au tome IV, et les
travaux estimables de MM. Faugère, Schmidt et Thomassy. Je parlerai
ailleurs de ceux de MM. Gence, Gregori, Daunou, Onésyme Leroy, et en
général des écrivains qui ont débattu la question de l'_Imitation_.


150--page 221--_L'augmentation des dépenses tenait à l'avilissement
progressif du prix de l'argent..._

Clémengis s'étonne de ce qu'un monastère qui nourrissait primitivement
cent moines n'en nourrit plus que dix (p. 19). Qui ne sait combien en
deux ou trois siècles changent et le prix des choses et le nombre de
celles qu'on juge nécessaires? Pour ne parler que d'un siècle, quelle
grande maison pourrait être défrayée aujourd'hui d'après le calcul que
madame de Maintenon fait pour celle de son frère? Voir, entre autres
ouvrages, une brochure de M. le comte d'Hauterive: _Faits et
observations sur la dépense d'une des grandes administrations_ etc.;
deux autres brochures de M. Eckard: _Dépenses effectives de Louis XIV en
bâtiments au cours du temps des travaux de leur évaluation_, etc., etc.


151--page 222--_Clémengis... d'Ailly..._

Je ne veux pas contester le mérite réel de ces deux personnages qui
furent tout à la fois d'éminents docteurs et des hommes d'action.
D'Ailly fut l'une des gloires de la grande école gallicane du collège de
Navarre; il y forma Clémengis et Gerson. Clémengis est un bon écrivain
polémique, mordant, amusant, _salé_ (comme aurait dit Saint-Simon). V.
le tableau qu'il fait de la servilité du pape d'Avignon, dans le livre
de la _Corruption de l'Église_ (p. 26). La conclusion du livre est très
éloquente. C'est une apostrophe au Christ; les protestants peuvent y
voir une prophétie de la Réforme: «Si tuam vineam labruscis
senticosisque virgultis palmites suffocantibus obseptam, infructiferam,
vis ad naturam reducere, quis melior modus id agendi, quam inutiles
stirpes eam sterilem efficientes quæ falcibus amputatæ pullulant,
radicitus evellere, vineamque ipsam aliis agricolis locatam novis rursum
autiferacibus et fructiferis palmitibus inserere?... Hæc non nisi exigua
sunt dolorum _initia_ et suavia quædam eorum quæ supersunt _præludia_.
Sed tempus erat, ut portum, ingruente jam tempestate, peteremus,
nostræque in his periculis saluti consuleremus, ne tanta procellarum
vis, quæ laceram Petri naviculam validiori turbinis impulsu, quam ullo
alias tempore _concussura est_, in mediis nos fluctibus, cum his qui
merito naufragio perituri sunt, absorbeat.» (Nic. Clemeng. _De corrupto
Ecclesiæ statu_, t. I, p. 28.)


152--page 223--_... le piquant réquisitoire du concile contre les deux
papes réfractaires..._

_Concilium Pisanum_, ap. _Concil._, éd. Labbe et Cossart, 1671; t. XI,
pars II, p. 2172 et seq.


153--page 224--_Ces ennemis acharnés s'entendaient au fond à
merveille..._

«Habentes facies diversas..., sed caudas habent ad invicem colligatas,
ut de vanitate conveniant.» (_Ibid._, p. 2183.)--«... Volebat unum pedem
tenere in aqua et alium in terra.» (_Ibid._, p. 2184.)


154--page 225--_Lorsque Valla élevait les premiers doutes sur
l'authenticité des décrétales..._

Non seulement Valla, mais Gerson, dans son épître _De modis uniendi ac
reformandi Ecclesiam_, p. 166. Sur Valla, lire un article excellent de
la _Biographie universelle_ (par M. Viguier), t. XLVII, p.
345-353.--«Des papes ont permis à Ballerini de critiquer, à Rome même,
les fausses décrétales. Pourquoi ne les ont-ils pas révoquées? Pour la
même raison que les rois de France n'ont pas révoqué les fables
politiques relatives aux douze pairs de Charlemagne, ni les Empereurs
celles qui se rattachent à l'origine des cours Weimiques, etc.» Telle
est la réponse de l'ingénieux M. Walter. (Walter, _Lerhbuch des
Kirchenrechts_, Bonn. 1829, p. 161.)


155--page 226--_Raymond Lulle pleura aux pieds de son Arbor, qui
finissait la scolastique..._

Voir la curieuse préface. (Raymond Lullii Majoricensis, illuminati
patris, _Arbor scientiæ_. Lugduni, 1636, in-4{o}, p. 2 et 3.)


156--page 226--_... renouveler..._

Ce verbe, employé comme neutre, avait bien plus de grâce. Je crois qu'on
y reviendra. V. Charles d'Orléans (p. 48): «Tous jours sa beauté
_renouvelle_.» Et Eustache Deschamps (p. 99): «De jour en jour votre
beauté _renouvelle_.»


157--page 227--_Au moment où l'Anglais allait fondre sur la France_,
etc.

«Licet quis contemnendum esse, quantum ad bella pertinet, _ducem
Lotharingiæ_, nec tantis pollere viribus, ut domui audeat Franciæ bellum
inferre, non parvus debet hostis videri quem Deus excitat et propter
aliorum adjuvat facinora.» (Nic. Clémengis, t. II, p. 257.)--On voit de
même dans les lettres de Machiavel qu'à la veille d'être conquise par
les Espagnols, l'Italie ne craignait que les Vénitiens. Il écrit aux
magistrats de Florence: «Vos Seigneuries m'ont toujours dit que la
liberté de l'Italie n'avait à craindre que Venise.» (Machiavel, Lettre
de février ou mars 1508.)


158--page 230--_Sur les cinquante-trois mille fiefs en Angleterre,
l'Église en possédait vingt-huit mille..._

Turner, _The History of England, during the middle ages_ (ed. 1830),
vol. III, p. 96.--On assurait récemment que le clergé anglican avait
encore aujourd'hui un revenu supérieur à celui de tout le clergé de
l'Europe. Ce qui est sûr, c'est que l'archevêque de Cantorbéry a un
revenu _quinze_ fois plus grand que celui d'un archevêque français,
_trente_ fois plus grand que celui d'un cardinal à Rome. (_Statistics of
the Church of England_, 1836, p. 5.) V. aussi trois Lettres de Léon
Faucher (_Courrier français_, juillet, août 1836).


159--page 232, note--_Le droit d'aînesse en Angleterre..._

Le 12 avril 1836, M. Ewart voulait présenter un bill statuant que, au
moins dans les successions ab intestat, les propriétés foncières
seraient partagées également entre les enfants; sir John Russel a parlé
contre, et la motion a été rejetée à une forte majorité.


160--page 237--_Shakespeare ennemi des sectaires de tout âge..._

Shakespeare a fait de rares allusions aux puritains naissants, toutes
malveillantes. Voir entre autres celle qui se trouve dans _Twelfth
Night_, act. III, scène II.--Quant à Falstaff, j'aurai occasion d'y
revenir.


161--page 239, note--_L'examen d'Oldcastle par l'archevêque de
Cantorbéry_, etc.

«Dominus Cantuariensis gratiose se obtulit, et paratum fore promisit ad
absolvendum eum; sed ille... petere noluit... Cui compatiens dominus
Cant. dixit: Caveatis... Unde dominus Cant. sibi compatiens... Cui
archiepiscopus affabiliter et suaviter... Consequenter dominus Cant.
suavi et modesto modo rogavit... Quibus dictis dominus Cant. flebili
vultu eum alloquebatur... Ergo, cum magna cordis amaritudine, processit
ad prolationem sententiæ.» (Walsingham, p. 384.)--Elmham célèbre en
prose et en vers les exécutions et les processions. «Rege jubente...
Regia mens gaudet.» (Turner, vol. III, p. 142.)


162--page 240--_Henri V écrivit aux prélats..._

De arraiatione cleri: «Prompti sint ad resistendum contra malitiam
inimicorum regni, ecclesiæ, etc.» (Rymer, 3e éd., vol. IV, pars I, p.
123; 28 mai 1415.)


163--page 240--_Il complétait ses préparatifs..._

Traité pour avoir des vaisseaux de Hollande, 18 mars 1415. Presse des
navires, 11 avril; des armuriers (operariis arcuum, etc., _tam intra
libertates quam extra_), le 20; presse des matelots, le 3 mai; recherche
de charrettes, le 16; achat de clous et de fers de chevaux, le 25; achat
de boeufs et vaches, le 4 juin; ordre pour cuire du pain et brasser de
la bière, le 27 mai; presse des maçons, charpentiers, serruriers,
etc;--5 juin, négociations avec le Gallois Owen Glendour; 24 juillet,
testament du roi; défense de la frontière d'Écosse; négociations avec
l'Aragon, avec le duc de Bretagne, _avec le duc de Bourgogne_, 10 août;
Bedford nommé gardien de l'Angleterre, 11 août; au maire de Londres, 12,
etc. (Rymer, t. IV, p. I, p. 109-146.)


164--page 242--_Le roi réunit la plus forte armée_, etc.

Tels sont les nombres indiqués par Monstrelet, t. III, p. 313. Lefebvre
dit: huit cents bâtiments. Rien n'est plus incertain que les calculs de
ce temps. Lefebvre croit que le roi de France avait deux cent mille
hommes devant Arras, en 1414; Monstrelet en donne cent cinquante mille
aux Français à la bataille d'Azincourt. Je crois cependant qu'il a été
mieux instruit sur le nombre réel de l'armée anglaise à son départ.


165--page 246--_Un prêtre anglais nous apprend_, etc.

Ms. cité par sir Harris Nicolas, dans son _Histoire de la bataille
d'Azincourt_ (1832), p. 129. Ce remarquable opuscule offre toute
l'impartialité qu'on devait attendre d'un Anglais judicieux, qui
d'ailleurs n'a pas oublié l'origine française de sa famille. Qu'il me
soit permis de faire remarquer en passant que beaucoup d'étrangers
distingués descendent de nos réfugiés français: sir Nicolas, miss
Martineau, Savigny, Ancillon, Michelet de Berlin, etc.


166--page 246--_Tous les habitants d'Harfleur furent chassés de la
ville..._

Le chapelain rapporte les lamentations de ces pauvres gens, et il
ajoute, avec une bien singulière préoccupation anglaise, qu'après tout
ils regrettaient une possession à laquelle _ils n'avaient pas droit_:
«For the loss of their accustomed, _though unlawful_, habitations.» V.
Sir Nicolas, p. 214.


167--page 247--_Henri V déclara que d'Harfleur il irait jusqu'à
Calais..._

Cette expédition a été racontée par trois témoins oculaires qui tous
trois étaient dans le camp anglais: Hardyng, un chapelain d'Henri V, et
Lefebvre de Saint-Remy, gentilhomme picard, du parti bourguignon, qui
suivit l'armée d'Henri. Il n'y a qu'un témoin de l'autre parti, Jean de
Vaurin, qui n'ajoute guère au récit des autres. Je suivrai volontiers
les témoignages anglais. L'historien français qui raconte ce grand
malheur national doit se tenir en garde contre son émotion, doit
s'informer de préférence dans le parti ennemi.


168--page 248--_Le duc de Lorraine à lui seul amenait cinquante mille
hommes..._

Lettre du gouverneur de Calais Bardolf, au duc de Bedford: «Plaise à
vostre Seigneurie savoir, que par les entrevenans divers et bonnes amis,
repairans en ceste ville et marche, aussi bien hors des parties de
Fraunce, comme _de Flaundres_, me soit dit et rapporté plainement que
sans faulte le Roi nostre Seigneur... ara bataille... au plus tarde,
deins quinsze jours... que le duc de Lorenne ait assembleie... bien
_cinquant mille_ hommes, et que, mes qu'ils soient tous assemblées, ilz
ne seront moins de _cent mille_ ou pluis.» (Rymer, t. IV, p. I, p. 147,
7 octobre 1415.)


169--page 249--_Des Picards se joignirent aux Anglais, et peut-être les
guidèrent..._

Lorsqu'on voit un de ces Picards, l'historien Lefebvre de Saint-Remy,
après avoir combattu pour les Anglais à Azincourt, devenir le confident
de la maison de Bourgogne, la servir dans les plus importantes missions
(Lefebvre, prologue, t. VII, p. 258), et enfin vieillir dans cette cour
comme héraut de la Toison d'or, on est bien tenté de croire que
Lefebvre, quoique jeune alors, fut l'agent bourguignon près d'Henri V.
Il ne vint pas seulement pour voir la bataille; les détails minutieux
qu'il donne (p. 499) portent à croire qu'il suivit l'armée anglaise, dès
son entrée en Picardie. V. sur Lefebvre la Notice de mademoiselle Dupont
(_Bulletin de la Société de l'histoire de France_, tome II, 1re partie).
La savante demoiselle a refait toute la vie de Lefebvre; elle a prouvé
qu'il avait généralement copié Monstrelet; il me paraît toutefois qu'en
copiant il a quelque peu modifié le récit des faits dont il avait été
témoin oculaire.


170--page 250--_Un homme du pays vint dire_, etc.

Les deux Bourguignons Monstrelet et Lefebvre ne disent rien de ceci. Ce
sont les Anglais qui nous l'apprennent: «But suddenly, in the midst of
their despondency, _one of the villagers_ communicated to the king the
invaluable information...» (Turner, t. II, p. 423.)


171--page 251--_Le duc de Berri voulait que les partis d'Orléans et de
Bourgogne envoyassent chacun cinq cents lances..._

Il avait d'abord fait écrire en ce sens aux deux ducs, avec défense de
venir en personne; c'est ce qu'assure le duc de Bourgogne dans la lettre
au roi. (Juvénal des Ursins, p. 299.)


172--page 253--_Bataille d'Azincourt..._

Lefebvre, t. VIII, p. 511.--Religieux, ms., 945 verso.--Jehan de Vaurin,
_Chroniques d'Angleterre_, vol. V, partie I, chap. IX, folio 15, verso;
ms. de la Bibliothèque royale, nº 6756.--Jean de Vaurin était à la
bataille, comme Lefebvre, mais de l'autre côté: «Moy, acteur de ceste
euvre, en sçay la vérité, car en celle assemblée estoie du costé des
François.»


173--page 260--_Alors survinrent les Anglais_, etc.

«Ictus reiterabant mortales, inusitato etiam armorum genere usi quisque
eorum in parte maxima clavam plumbeam gestabant, quæ capiti alicujus
afflicta mox illum præcipitabat ad terram moribundum.» (Religieux de
Saint-Denis, ms., fol. 950.)


174--page 260--_Puis, c'est le duc d'Alençon_, etc.

Cet embellissement est de la façon de Monstrelet, t. III, p. 355. Il le
place hors du récit de la bataille, après la longue liste des morts.
Lefebvre, témoin oculaire, n'a pu se décider à copier ici Monstrelet.


175--page 262--_Le lendemain le vainqueur prit ou tua ce qui pouvait
rester en vie..._

Lefebvre, t. VIII, p. 16-17.--Monstrelet, t. III, p. 347. Je ne sais
d'après quel auteur M. de Barante a dit: «Henri V fit cesser le carnage
et relever les blessés.» (_Hist. des ducs de Bourgogne_, 3e édit., t.
IV, p. 250.)


176--page 262, note 3--_Le connétable d'Albret_...

Le Religieux revient fréquemment (fol. 940, 946, 948) sur ces bruits de
trahison, qui probablement circulaient surtout à Paris, sous l'influence
secrète du parti bourguignon.--Nulle part ces accusations ne sont
exprimées avec plus de force que dans le récit anonyme qu'a publié M.
Tailliar: «Charles de Labrech, connétable de Franche, alloit bien
souvent boire et mangier avec le Roi en l'ost des Englès... Li
connétables se tenoit en ses bonnes villes et faisoit défendre de par le
roi de Franche que on ne le combattesit nient.» Cette dernière
accusation, si manifestement calomnieuse, ferait soupçonner que cette
pièce est un bulletin du duc de Bourgogne. Au reste, l'auteur confond
beaucoup de choses; il croit que c'est Clignet de Brabant qui pilla le
camp anglais, etc. Dans la même page, il appelle Henri V tantôt roi de
France, tantôt roi d'Angleterre. (_Archives du nord de la France et du
midi de la Belgique_ (Valenciennes), 1839.)


177--page 263--_Le fils du duc de Bourgogne fit à tous les morts la
charité d'une fosse..._

Monstrelet, t. III, p. 358. Selon le récit anonyme publié par M.
Tailliar, on ne put jamais savoir le vrai nombre des morts; ceux qui les
avaient enfouis, jurèrent de ne point le révéler. (_Archives du nord de
la France_ (Valenciennes), 1839.)


178--page 266--_Les Français nourrirent les Anglais..._

«De suis victualibus refecerunt.» (Walsingham, p. 342.)--Walsingham
ajoute une observation de la plus haute importance: «Nempe mos est
utrique genti, Angliæ scilicet atque Galliæ, licet sibimet in propriis
sint infesti regionibus, in remotis partibus _tanquam fratres_
subvenire, et fidem ad invicem inviolabilem observare.» (Walsingham,
_ibid._)--C'est qu'en effet, ce sont des frères ennemis, mais après tout
des _frères_.


179--page 266--_... des vers charmants, pleins de bonté et de douceur
d'âme..._

Malgré cette douceur de caractère, Charles d'Orléans avait eu quelques
pensées de vengeance après la mort de son père. Les devises qu'on lisait
sur ses joyaux, d'après un inventaire de 1409, semblent y faire
allusion: «Item une verge d'or, ou il a escript, _Dieu le scet_.--Item
une autre verge d'or où il est escript, _il est loup_.--Item une autre
verge d'or plate en laquelle est escript, _Souviegne vous de_.--Item
deux autres verges d'or es quelles est escript, _Inverbesserin_.--Item
ung bracelet d'argent esmaillié de vert et escript, _Inverbesserin_.
(Inventaire des joyaulx d'or et d'argent, que monseigneur le duc
d'Orléans a pardevers lui, fait à Blois en la présence de mondit
seigneur, par monseigneur de Gaule et par monseigneur de Chaumont, le
IIIe jour de décembre, lan mil CCCC et neuf, et escript par moy Hugues
Perrier, etc.» Cette pièce curieuse a été trouvée dans les papiers des
Célestins de Paris. _Archives du royaume_, L, 1539.)


180--page 266--_Charles d'Orléans passa de longues années à Pomfret,
traité honorablement..._

V. le détail curieux d'un achat de quatorze lits pour les principaux
prisonniers: oreillers, traversins, couvertures, plume, satin, toile de
Flandre, etc. (Rymer, 3e édit., t. IV, p. I, p. 155, mars 1416.)


181--page 267--_Notre Béranger du quinzième siècle..._

Pour compléter un Béranger de ce temps-là, il faudrait joindre à Charles
d'Orléans Eustache Deschamps. Il représente Béranger par d'autres faces,
par ses côtés patriotique, satirique, sensuel, etc. V. la pièce: «Paix
n'aurez jà, s'ils ne rendent Calais», p. 71.--Il s'élève quelquefois
très haut. Dans la ballade suivante, il semble comprendre le caractère
titanique et satanique de la patrie de Byron. V. mon _Introduction à
l'Histoire universelle_:

  Selon le Brut, de l'isle des Géans,
  Qui depuis fut Albions appelée,
  Peuple maudit, tar dis en Dieu créans,
  Sera l'isle de tous poins désolée.
  Par leur orgueil vient la dure journée
      Dont leur prophète Merlin
  Pronostica leur dolereuse fin,
  Quant il escript: _Vie perdrez et terre_.
  Lors monstreront estrangiez et voisins:
  _Au temps jadis estoit cy Angleterre_.
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
  Visaige d'ange portez (_angli angeli_), mais la pensée
  De diable est en vous tou dis sortissans
  À Lucifer. . . . .
  Destruîz serez; Grecs diront et Latins:
  _Au temps jadis estoit cy Angleterre_.


182--page 267--_Le sourire y est près des larmes..._

«Fortune, vueilliez-moi laisser», p. 170 (_Poésies_ de Charles
d'Orléans, éd. 1803).--«Puisque ainsi est que vous allez en France, Duc
de Bourbon, mon compagnon très-cher», p. 206.--«En la forêt d'ennuyeuse
tristesse», p. 209.--«En regardant vers le pays de France», p. 323.--«Ma
très doulce Valentinée, Pour moy fustes-vous trop tôt née», p. 269.

C'est l'inspiration des vers de Voltaire:

  Si vous voulez que j'aime encore,
  Rendez-moi l'âge des amours...

Et celle de Béranger:

  Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
  Vous vieillirez, et je ne serai plus...


183--page 268, note 1--_Il y a pourtant un vif mouvement de passion_,
etc.

Le pauvre prisonnier eut encore un autre malheur: il fut toujours
amoureux; bien des vers furent adressés par lui à une belle dame de ce
côté-ci du détroit. Les Anglaises, probablement meilleures pour lui que
les Anglais, n'en ont pas gardé rancune, s'il est vrai qu'en mémoire de
Charles d'Orléans et de sa mère Valentine, elles ont pris pour fête
d'amour la Saint-Valentin. V. _Poésies_ de Charles d'Orléans, éd. 1803.


184--page 268--_C'est l'alouette, rien de plus..._

  Le temps a quitté son manteau
  De vent, de froidure et de pluie...
                (_Idem_, p. 257.)

Ces jolis chants d'alouette font penser à la vieille petite chanson,
incomparable de légèreté et de prestesse:

  J'étais petite et simplette
  Quand à l'école on me mit
  Et je n'y ai rien appris...
  Qu'un petit mot d'amourette...
  Et toujours je le redis,
  Depuis qu'ay un bel amy.


185--page 271--_Moururent en quelques mois... le dauphin_, etc.

«Ce dit jour Mons. Loiz de France, ainsné filz du Roy, notre Sire,
Dauphin de Viennoiz et duc de Guienne, moru, de laage de vint ans ou
environ, bel de visaige, suffisamment grant et gros de corps, pesans et
tardif et po agile, voluntaire et moult curieux à magnificence dabiz et
joiaux _circa cultum sui corporis_, désirans grandement grandeur, oneur
de par dehors, grant despensier à ornemens de sa chapelle privée, à
avoir ymages grosses et grandes dor et dargent, qui moult grant plaisir
avoit à sons dorgues, lesquels entre les autres oblectacions mondaines
hantoit diligemment, si avoit-il musiciens de bouche ou de voix, et pour
ce avoit chapelle de grant nombre de jeune gent; et si avoit bon
entendement, tant en latin que en françois, mais il emploioit po, car sa
condicion estoit demploier la nuit à veiller et po faire, et le jour à
dormir; disnoit à III ou IV heures après midi, et soupoit à minuit, et
aloit coucher au point du jour et à soleil levant souvant, et pour ce
estoit aventure qu'il vesquit longuement.» (_Archives du royaume,
Registres du Parlement, Conseil_, XIV, f. 39, verso, 19 décembre 1415.)


186--page 271, note 3--_Les Anglais chantaient des_ Te Deum _et des
ballades._

  As the King lay musing on his bed,
  He thought himself upon a time,
  Those tributes due from the French King,
  That had not been paid for so long a time
        Fal, lal, lal, lal, laral, laral, la.
  He called unto his lovely page,
  His lovely page away came he..., etc.

  (Ballade citée par Sir Harris Nicolas, Azincourt, p. 78.)


187--page 274--_Plutôt que de recevoir les Gascons, Rouen tua son
bailli_, etc.

M. Chéruel a trouvé des détails curieux dans les archives de Rouen.
(Chéruel, _Histoire de Rouen sous la domination anglaise_, p. 19. Rouen,
1840.)


188--page 276--_Le roi d'Angleterre exceptait de la capitulation
quelques-uns des assiégés_, etc.

«Ut rei læsæ majestatis.» (Religieux, ms., folio 79.) Ce point de vue
des légistes anglais qui suivaient le roi est mis dans son vrai jour au
siège de Meaux. (_Ibid._, folio 176.)


189--page 277, note 2--_Armagnac persévérait dans son attachement à
Benoît XIII..._

V. la déclaration de la reine contre lui. (_Ordonnances_, t. X, p. 436.)


190--page 279--_Un Lambert commença à pousser le peuple au massacre des
prisonniers..._

Le Bourgeois devient poète tout à coup, pour parer le massacre de
mythologie et d'allégories: «Le dimanche ensuivant, 12 jour de juing,
environ onze heure de nuyt, on cria alarme, comme on faisoit souvent
alarme à la porte Saint-Germain, les autres crioient à la porte de
Bardelles. Lors s'esmeut le peuple vers la place Maubert et environ,
puis après ceulx de deçà les pons, comme des halles, et de Grève et de
tout Paris, et coururent vers les portes dessus dites; mais nulle part
ne trouvèrent nulle cause de crier alarme. Lors se leva la Déesse de
Discorde, qui estoit en la tour de Mauconseil, et esveilla Ire la
forcenée, et Convoitise, et Enragerie et Vengeance, et prindrent armes
de toutes manières, et boutèrent hors d'avec eulx Raison, Justice,
Mémoire de Dieu... Et n'estoit homme nul qui, en celle nuyt ou jour,
eust osé parler de Raison ou de Justice, ne demander où elle estoit
enfermée. Car Ire les avoit mise en si profonde fosse, qu'on ne les pot
oncques trouver toute celle nuyt, ne la journée ensuivant. Si en parla
le Prévost de Paris au peuple, et le seigneur de L'Isle-Adam, en leur
admonestant pitié, justice et raison; mais Ire et Forcennerie
respondirent par la bouche du peuple: Malgrebieu, Sire, de vostre
justice, de vostre pitié et de vostre raison: mauldit soit de Dieu qui
aura la pitié de ces faulx traistres Arminaz Angloys, ne que de chiens;
car par eulz est le royaulme de France destruit et gasté, et si
l'avoient vendu aux Angloys.» (_Journal du Bourgeois de Paris_, t. XV,
p. 234.)


191--page 280--_Seize cents personnes périrent_, etc.

Monstrelet, t. IV, p. 97.--Le greffier dit moins: «Jusques au nombre de
huit cens personnes et au-dessus, comme on dit.» (_Archives, Registres
du Parlement, Conseil_, XIV, f. 139.)


192--page 281--_Tout est tué au petit Châtelet..._

«Tuèrent bien trois cens prisonniers.» (Monstrelet, t. IV, p. 120.)
«Durant laquelle assemblée et commocion, furent tuez et mis à mort
environ de quatre-vingt à cent personnes, entre lesquelles y ot trois ou
quatre femmes tuées, si comme on disoit...» (_Archives, Registres du
Parlement, Conseil_, XIV, folio 142, verso, 21 août.)


193--page 283--_Un traité récent avec les Anglais ne permettait pas au
duc de Bourgogne d'appeler les Flamands..._

Le traité probablement ne concernait que la Flandre. Tout le monde
croyait que dans une entrevue avec Henri V à Calais il s'était allié à
lui. Il existe un traité d'alliance et de ligue, où le duc reconnaît les
droits d'Henri à la couronne de France, mais cet acte ne présente ni
date précise ni signature. Il est probable que Jean-sans-Peur fit
entendre au roi d'Angleterre que, s'il l'aidait activement, c'en était
fait du parti bourguignon en France, qu'il servirait mieux les Anglais
par sa neutralité que par son concours. (Rymer, 3e éd., t. IV, pars I,
p. 177-178, octobre 1416.)


194--page 285--_Chacun des princes prisonniers n'eut qu'un serviteur
français..._

Selon le Religieux. Mais Rymer indique un plus grand nombre.


195--page 287--_Alain Blanchard..._

Sur Alain Blanchard, V. la notice publiée par M. Auguste Le Prévôt, en
1826, l'_Histoire de Rouen sous les Anglais_, par M. Chéruel (1840), et
l'_Histoire du privilège de Saint-Romain_, par M. Floquet, t. II, p.
548.


196--page 287--_Le peuple de Rouen sortait à la fois par toutes les
portes..._

M. Chéruel, p. 46, d'après la chronique versifiée d'un Anglais qui était
au siège. (_Archæologia Britannica_, t. XXI, XXII.) Ce curieux poème a
été traduit par M. Potier, bibliothécaire de Rouen.


197--page 288--_Rouen était plein de nobles et croyait être trahi._

«Les Engloys descendirent à la Hogue de Saint-Vaast, dimence 1er jour
d'aost 1416, adonc estoit le dalphin de Vyane à Rouen avec sa forche; et
de là se partit à soy retraire à Paris, et laissa l'ainsné filz du comte
de Harcourt, chapitaine du chastel et de la ville, et M. de Gamaches,
bailly de la dicte ville, avenc grant quantité d'estrangiers qui
gardoient la ville et la quidèrent pillier; mès l'en s'en aperchut, et y
out sur ce pourvéanche. Mais nonostant tout, fut levé en la ville une
taille de 16,000 liv. et un prest de 12,000, et tout poié dedens la
my-aost ensuivant. Et fu commenchement de malvèse estrenche; et puis
touz s'en alèrent au dyable. Et après euls y vint M. Guy le Bouteiller,
capitaine de la ville, de par le duc de Bourgongne, avec 1,400 ou 1,500
Bourguégnons et estrangiers, pour guarder la ville contre les Engloys;
mais ils estoient miez Engloys que Franchoiz; les quiez estoient as
gages de la ville, et si destruioient la vitaille et la garnison de la
ville.» (Chronique ms. du temps, communiquée par M. Floquet.)


198--page 290, note 1--_Détresse de Rouen..._

_Archæologia_, t. XXI, XXII.--M. Chéruel a trouvé un renseignement plus
sérieux sur le prix des denrées; par délibération du 7 octobre 1418, le
chapitre fait fondre une châsse d'argent, et paye, entre autres dettes,
_soixante livres tournois_ (mille francs d'aujourd'hui?) _pour deux
boisseaux de blé_. (M. Chéruel, _Rouen sous les Anglais_, p. 53, d'après
les registres capitulaires, conservés aux Archives départementales de la
Seine-Inférieure.) Cet excellent ouvrage donne une foule de
renseignements non moins précieux pour l'histoire de la Normandie et de
la France en général.


199--page 292--_Capitulation de Rouen_, etc.

«Item, estoit octroyé par ledit seigneur Roi, que tous et chacun
pourroient s'en retourner..., excepté _Luc_, Italien, Guillaume de
_Houdetot_, chevalier bailly, Alain _Blanchart_, Jehan _Segneult_,
maire, maître Robin _Delivet_, et _excepté la personne qui_, de
mauvaises paroles et déshonnêtes, _auroit parlé antiennement_, s'il peut
être découvert, sans fraude ou mal engyn...» (Vidimus de la capitulation
de Rouen, aux Archives de Rouen, communiqué par M. Chéruel). Rymer donne
le même acte en latin (t. IV, p. II, p. 82, 13 januar. 1419).


200--page 292--_Rouen dut payer trois cent mille écus d'or..._

«Januarii instantis, februarii instantis.» Les articles suivants
prouvent qu'il s'agit bien de 1418, et non 1419. (Rymer, t. IV, p. II,
p. 82.)


201--page 294--_Henri V voulait marier en Allemagne son frère
Bedford..._

«Super sponsalibus inter Bedfordium et filiam unicam Fr. burgravii
Nuremburiensis, filiam unicam ducis Lotaringiæ, aliquam consanguineam
imperatoris.» (Rymer, t. IV, p. II, p. 100, 18 mart. 1419.)


202--page 294--_Il voulait faire adopter son jeune frère, Glocester, à
la reine de Naples_, etc.

«Cum Johanna, regina Apuleæ, de adoptione Johannis ducis Bedfordiæ. Dux
mittat quinquaginta millia ducatorum, quousque fortalitia civitatis
Brandusii erint ei consignata... Dux teneatur, intra octo menses, venire
personaliter cum mille hominibus armatis, 2,000 sagittariis. Non
intromittet se de regimine regni, _excepto ducatu Calabriæ_ quem
gubernabit ad beneplacitum suum.» (_Ibid._, p. 98, 12 mart. 1419.)


203--page 295--_Il mettait d'accord contre lui les Aragonais et les
Castillans..._

Les gens de Bayonne écrivent au roi d'Angleterre que «un balener armé a
pris un clerc du roy de Castille», et qu'on a su par lui que quarante
vaisseaux castillans allaient chercher des Écossais en Écosse, les
troupes du dauphin à Belle-Isle, et amener toute cette armée devant
Bayonne. (Rymer, t. IV, p. II, p. 128, 22 jul. 1419.) Les gens de
Bayonne écrivent plus tard que les Aragonais vont se joindre aux
Castillans pour assiéger leur ville. (_Ibid._, p. 132, 5 septembre.)


204--page 295, note 2--_Le Normand Robert de Braquemont..._

Je reviendrai sur cette famille illustre et sur les Béthencourt, alliés
et parents des Braquemont, à qui ceux-ci cédèrent leurs droits sur les
Canaries. V. _Histoire de la conqueste des Canaries, faite par Jean de
Béthencourt, escrite du temps même par P. Bontier et J. Leverrier,
prestres_, 1630. Paris, in-12.


205--page 296--_Les Anglais n'étaient pas sans inquiétude._

«Nous ne savons plus, écrivait un agent anglais à Henri V, si nous
avons la guerre ou la paix; mais dans six jours... It is not knowen
whethir we shall have werre or pees... But withynne six dayes...»
(Rymer, _ibid._, p. 126, 14 jul. 1419.)


206--page 300, note--_La mort du duc de Bourgogne fit un mal immense au
dauphin..._

«Pour occasion duquel fait plusieurs grans inconvéniens et domages
irréparables sont disposez davenir et plus grans que paravant, à la
honte des faiseurs, au dommage de mond. Seig. Dauphin principalment, qui
attendoit le royaume par hoirrie et succession après le Roy notre
souverain S. À quoy il aura moins daide et de faveur et plus dennemis et
adversaires que par avant.» (_Archives, Registres du Parlement,
Conseil_, XIV, folio 193, septembre 1419.)


207--page 305--_Derrière Henri V on portait sa bannière personnelle, la
lance à queue de renard..._

«Et portoit en sa devise une queue de renart de broderie.» (_Journal du
Bourgeois de Paris_, t. XV, p. 275.) À l'entrée de Rouen, c'était une
véritable queue de renard: «Une lance à laquelle d'emprès le fer avoit
attaché une queue de renart en manière de penoncel, en quoi aucuns sages
notoient moult de choses.» (Monstrelet, t. IV, p. 140.)


208--page 305--_Le roi d'Angleterre fut bien reçu à Paris._

Le greffier même du Parlement partage l'entraînement général, à en juger
par ses mentions continuelles de processions et supplications pour le
salut des deux rois: «Furent moult joyeusement et honorablement receuz
en la ville de Paris...» (_Archives, Registres du Parlement, Conseil_,
XIV, folio 224.)


209--page 306--_Charles fut condamné au bannissement..._

La sentence rendue par le roi de France, «de l'avis du Parlement», est
placée par Rymer au 23 décembre 1420: «Considérant que _Charles
soi-disant dauphin_ avoit conclu alliance avec le duc de Bourgogne...
déclare les coupables de cette mort _inhabiles à toute dignité_.»--V.
aussi le violent manifeste de Charles VI contre son fils: «Ô Dieu
véritable, etc.», 17 janvier 1419. (_Ord._, t. XII, p. 273.)--Un acte
plus odieux encore, c'est celui qui ordonne que les Parisiens seront
payés de ce qui leur est dû sur les biens des proscrits, de manière à
associer Paris au bénéfice de la confiscation. (_Ord._, t. XII, p. 281.)
Cela fait penser aux statuts anglais qui donnaient part aux communes
dans les biens des lollards.


210--page 308, note 2--_Chronique de Georges Chastellain..._

En citant pour la première fois Chastellain, je ne puis m'empêcher de
remercier M. Buchon d'avoir recherché avec tant de sagacité les membres
épars de cet éloquent historien. Espérons qu'on publiera bientôt le
fragment qui manquait encore et que M. Lacroix vient de retrouver à
Florence.


211--page 308--_Les princes du Rhin tendaient la main à l'argent
anglais..._

Procuration du roi d'Angleterre au Palatin du Rhin pour recevoir
l'hommage de l'électeur de Cologne. (Rymer, t. IV, p. I, p. 158-159, 4
mai 1416.)--Autre au Palatin du Rhin (pensionnaire de l'Angleterre),
pour qu'il reçoive l'hommage des électeurs de Mayence et de Trèves.
(_Ibid._, p. II, p. 102, 1 april. 1419.)


212--page 310--_Les politiques doutaient fort de l'utilité du Concile de
Constance..._

Petrus de Alliaco, _De Difficultate reformationis in concilio_, ap. Von
der Hardt, _Concil. Constant._, t. I, p. VI, p. 256.--Schmidt, _Essai
sur Gerson_, p. 57; Strasb., 1839.


213--page 313--_Jérôme de Prague était venu braver l'Université de
Paris..._

Royko, I theil, 112. Jean Huss avait, dit-on, défié l'Université de
Paris: «Veniant omnes magistri de Parisiis! Ego volo cum ipsis disputare
qui libros nostros cremaverunt in quibus honor totius mundi jacuit!»
(_Concil._ Labbe, t. XII, p. 140.)


214--page 314--_Gerson avait écrit à l'archevêque de Prague pour qu'il
livrât Jean Huss au bras séculier..._

«... Securis brachii secularis... In ignem mittens... misericordi
crudelitate. Nimis altercando... deperdetur veritas... Vos brachium
invocare viis omnibus convenit.» (Gerson. _Epist. ad archiepisc._ Prag.,
27 mai 1414.--Bulæus, V, 270.)


215--page 315, note 1--_Jean Huss et Jérôme de Prague..._

V. les détails du supplice de Jean Huss et de Jérôme. (_Monumenta
Hussi_, t. II, p. 515-521, 532-535.)


216--page 316--_Les gallicans n'eurent pas la réforme..._

Clémengis leur avait écrit pendant le concile qu'ils n'arriveraient à
aucun résultat: «Excidit spes unicuique unquam videndæ unionis... Quis
in re desperata suum libenter velit laborem impendere? Ibit schisma
Latinæ Ecelesiæ, cum schismate Græcorum, in incuriam atque oblivionem.».
(Nic. Clemeng. _Epist._, t. II, p. 312.)


217--page 319--_Jean Gerson..._

Sur le tombeau de Gerson, et sur le culte dont il était l'objet jusqu'à
ce que les Jésuites eussent fait prévaloir une autre influence, voyez
l'_Histoire de l'église de Lyon_, par Saint-Aubin, et une lettre de M.
Aimé Guillon, dans la brochure de M. Gence: _Sur l'Imitation polyglotte
de M. Montfalcon_. Il n'existe qu'un portrait de Gerson, celui que M.
Jarry de Nancy a donné dans sa _Galerie des Hommes utiles_, d'après un
manuscrit.


218--page 321--_À la prise de Meaux, trois religieux de Saint-Denis_,
etc.

«In horribili carcere cum vitæ austeritate detineri fecit.»--Le
Religieux de Saint-Denis, sans être arrêté par les préjugés de sa robe,
décide avec son bon sens ordinaire que, quoique moines, ils ont dû
résister à l'ennemi: «Minus bene considerans quæ canunt jura, videlicet
vim vi repellere omnibus cujuscumque status... licitum esse, pugnareque
pro patria.» (Religieux, ms., fol. 176-177.)


219--page 322--_Henri V charge l'archevêque de Cantorbéry et le cardinal
de Winchester de percevoir..._

«Exitus et proficus de wardis et maritagiis, ac etiam forisfacturas...
Volentes quod H. Cantuariensis archiepiscopo, H. Wintoniensi cancellario
nostro, et T. Dunolmensi episcopis, ac... militi nostro J. Rothenhale
persolvantur.» (Rymer, t. IV, p. I, p. 150, 28 nov. 1415.)

_Il fallait mettre Harfleur en état de défense..._

Presse de maçons, tuiliers, etc, pour aller fortifier Harfleur.
(_Ibid._, p. 152, 16 décembre 1415.)


220--page 323, note 2--_Henri V reprochait au cardinal de Winchester
d'usurper les droits de la royauté..._

Voy. les lettres de pardon qu'il accorde. (Rymer, t. IV, p. II, p. 7, 23
juin 1417.)--Mais, tout vainqueur, tout populaire qu'était alors Henri
V, il craignait ce dangereux prêtre. Il lui accorde une faveur le 11
septembre suivant, l'appelle son oncle, etc.


221--page 326--_Les paysans souffrant des courses et des pillages du
parti de Charles VII_, etc.

C'est ce que disent du moins les historiens du parti bourguignon,
Monstrelet et Pierre de Fenin: «Et en y eut plusieurs qui commencèrent à
eux armer avec les Anglois, non pas gens de grand'autorité...»
(Monstrelet, t. IV, p. 143.)--Pierre de Fenin assure même que «le povre
peuple l'amoit sur tous les autres; car il estoit tout conclu de
préserver le menu peuple contre les gentis-hommes». (Fenin, p. 187, dans
l'excellente édition de mademoiselle Dupont, 1837.)


222--page 329--_Les Anglais firent une charge meurtrière sur le petit
peuple de Paris..._

Montrelet, t. IV, p. 277, 309. Les Parisiens finirent par comprendre
ainsi que l'Anglais c'était l'ennemi. Ils en étaient déjà avertis par le
langage. Les ambassadeurs anglais «requirent ledit président de exposer
icelle créance, pour ce que chascun _n'eut sceu bien aisément entendre
leur françois langage_...» (_Archives, Registres du Parlement, Conseil_,
XIV, fol. 215-216, mai 1420.)


223--page 330--_Budget d'Henri V..._

«Pro Calesio et marchiis ejusdem, XII M marcas; pro custodia Angliæ,
VIII M marcas; pro custodia Hiberniæ, II M D marcas.» (Rymer, _ibid._,
p. 27, 6 mai 1421.)


224--page 333--_«C'est moi qui aurais conquis la terre sainte.»_

Henri V avait envoyé pour examiner le pays le chevalier Guillebert de
Launey, dont nous avons le rapport: «Sur plusieurs visitations de
villes, pors et rivières, tant as par d'Égypte, comme de Surie, l'an de
grâce 1422, le commandement, etc.» (Turner, vol. II, 477.)


225--page 337--_On dit qu'il n'y avait pas moins de vingt-quatre mille
maisons abandonnées..._

Nombre exagéré évidemment. Toutefois il ne faut pas oublier qu'il y
avait alors plus de maisons à proportion qu'aujourd'hui, parce qu'elles
étaient fort petites et qu'il n'y avait guère de famille qui n'eût la
sienne.--Il résulte des détails qu'on trouve dans la vie de Flamel que
la dépopulation avait commencé dès 1406. (Vilain, _Hist. de Flamel_, p.
355.)


226--page 338--_Une paix criée et chantée..._

C'était au reste un usage fort ancien.--«Et fut criée parmi Paris à
quatre trompes et à six ménestriers (19 sept. 1418)... Et tous les jours
à Paris, especialement de nuit, faisoit-on très-grant feste pour ladite
paix, à ménestriers et autrement (11 juillet 1419).» (_Journal du
Bourgeois_, p. 249-260.)--Il paraît qu'on se disputait les joueurs de
violon: «Ayant commencé une feste ou noce, ils seront obligés d'y rester
jusques à ce qu'elle soit finie.» (_Archives, Ordinatio super officio_
de Jongleurs, etc., 24 april. 1407, Registre J, 161, nº 270.)


227--page 340--_Les grandes épidémies_, etc.

Sur la _peste noire_, sur les Flagellants et leurs cantiques, voir le
tome III de cette Histoire. Le savant et éloquent Littré a donné, dans
la _Revue des Deux Mondes_ (février 1836, t. V de la IVe série, p. 220),
un article d'une haute importance: _Sur les grandes épidémies_.--M.
Larrey, qui a fait une intéressante notice sur la chorée ou danse de
Saint-Gui, aurait dû peut-être rappeler que cette maladie avait été
commune au quatorzième siècle. (_Mémoires de l'Académie des sciences_,
t. XVI, p. 424-437.)


228--page 341, note 1--_La danse des morts ou danse macabre..._

Selon M. Van Praet (_Catalogue des livres imprimés sur vélin_), ce mot
viendrait de l'arabe _magabir_, _magabaragh_ (cimetière). D'autres le
tirent des mots anglais _make_, _break_ (faire, briser), unis ensemble
pour imiter le bruit du froissement et du craquement des os. On croyait,
dès la fin du quinzième siècle, que _Macabre_ était un nom d'homme;
c'est l'opinion la moins probable de toutes.


229--page 341, note 4--_L'art vivant, l'art en action, a partout précédé
l'art figuré..._

C'est ce que Vico, entre autres, a très bien compris. Sur la danse, voir
particulièrement le curieux ouvrage de Bonne, _Histoire de la danse_,
in-12. Paris, 1723.


230--page 341--_Mimes sacrés_, etc.

J'ai parlé de ces drames à la fin du tome II de cette Histoire. Ailleurs
j'ai rappelé un charmant mime de Résurrection qui se représente dans les
processions de Messine. _Introduction à l'Histoire universelle_, d'après
Blunt, _Vestiges of ancient manners discoverable in modern Italy and
Sicily_, p. 158.


231--page 342--_Le spectacle de la danse des morts se joua à Paris..._

«Item, l'an 1424 fut faite la _Danse Maratre_ aux Innocents et fut
commencée environ le moys d'aoust et achevée au karesme suivant.»
(_Journal du Bourgeois de Paris_, p. 352.) «En l'an 1429, le cordelier
Richart, preschant aux Innocents, estoit monté sur ung hault eschaffaut
qui estoit près de toise et demie de haut, le dos tourné vers les
charniers en-contre la charronnerie, _à l'endroit de la danse macabre_.»
(_Ibid._, p. 384.)--Je crois, avec Félibien et MM. Dulaure, de Barante
et Lacroix, que c'était d'abord un spectacle, et non simplement une
peinture, comme le veut M. Peignot: c'est le progrès naturel, comme je
l'ai déjà fait remarquer. Le spectacle d'abord, puis la peinture, puis
les livres de gravures avec explication.--La première édition connue de
la _Danse macabre_ (1485) est en _français_, la première édition latine
(1490) a été donnée par un _Français_; mais elle porte: _Versibus_
alemanicis _descripta_. Voy. le curieux travail de M. Peignot, si
intéressant sous le rapport bibliographique: _Recherches sur les danses
des morts et sur l'origine des cartes à jouer_. Dijon, 1826.


232--page 343--_Le charnier des Innocents..._

Mémoire de Cadet-de-Vaux, rapport de Thouret, et procès-verbal des
exhumations du cimetière des Innocents, cités par M. Héricart de Thury,
dans sa _Description des catacombes_, p. 176-178.

       *       *       *       *       *

En terminant l'impression de ce volume, je dois remercier les personnes
fort nombreuses qui m'ont fourni des indications utiles,
particulièrement mes amis ou élèves de l'École normale, de l'École des
Chartes et des Archives, dont la plupart, jeunes encore, occupent déjà
un rang distingué dans l'enseignement et dans la science: MM. Lacabane,
Castelnau, Chéruel, Dessalles, Rosenvald, de Stadler, Teulet, Thomassy,
Yanoski, etc. (Note de 1840.)


FIN DU TOME QUATRIÈME



TABLE DES MATIÈRES


LIVRE VII.

  CHAPITRE Ier. _Jeunesse de Charles VI_ (1380-1383)                 1

  Caractère général de l'époque: oubli, confusion d'idées,
    vertige; costumes bizarres, etc.                           _ibid._

  État de l'Europe                                                   7

  Force et faiblesse de la France. Les oncles de Charles VI          9

  1380-1381. Régence, sacre; impôts, révolte                        11

    Procès du prévôt Aubriot                                        13

  1382. Nouvelle révolte, maillotins                                15

    Expédition du duc d'Anjou en Italie                             16

    Expédition du duc de Bourgogne et du roi en Flandre             17

    Soulèvements de Languedoc, d'Angleterre, d'Italie               18

    Soulèvement de Flandre                                          19

    (27 nov.). Bataille de Roosebeke                                23

  1383. Punition de Paris, suppression du prévôt des marchands,
    etc.                                                            24


  CHAPITRE II. _Suite_ (1384-1391)                                  26

  1384 (18 déc). Le duc de Bourgogne devient comte de Flandre       38

  1386. Il décide les expéditions d'Angleterre                 _ibid._

  1388.      --          --       de Gueldre                        31

  1389. Les ducs de Berri et de Bourgogne renvoyés. Gouvernement
    des _Marmousets_, Clisson, La Rivière, etc.                     34

  1389-1392. Prodigalités du jeune roi, fêtes, voyage du midi       35

    Corruption du temps; scepticisme et superstition; alchimie      40

    Paris: Saint-Jacques-la-Boucherie, Flamel; Saint-Jean-en-Grève,
      Gerson                                                        43


  CHAPITRE III. _Folie de Charles VI_ (1392-1400)                   47

  1392 (13 juin). Assassinat de Clisson                             49

    (5 août). Expédition de Bretagne, folie du roi                  52

    Tentatives pour rétablir la paix de l'Église                    57

  1396. Trêve avec l'Angleterre; Richard II, gendre de Charles VI   58

    Croisade contre les Turcs, défaite de Nicopolis                 62

  1398. Richard II renversé par Henri de Lancastre                  65

  1399-1400. Rechutes de Charles VI; cabale, sorcellerie            68

    Cartes à jouer, Mystères                                        72


LIVRE VIII.

  CHAPITRE Ier. _Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne.--Meurtre
    du duc d'Orléans_ (1400-1407)                                   77

  1400-1401. Louis d'Orléans, frère de Charles VI; esprit de
    la Renaissance.                                                 78

    Jean-sans-Peur, fils du duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi     95

    Politique de la maison de Bourgogne                             97

    L'intérêt flamand lie cette maison à l'Angleterre              105

    Lutte du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans                  106

  1402. Le duc de Bourgogne réclame en faveur du peuple contre
    les impôts                                                     107

    Gouvernement impopulaire du duc d'Orléans; il se déclare pour
      le pape d'Avignon; ses tentatives contre l'Angleterre        108

  1404. Mort du duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi;
    Jean-sans-Peur. Jean-sans-Peur encourage le peuple à refuser
    l'impôt                                                    _ibid._

  1405. Louis d'Orléans et Jean-sans-Peur; deux armées autour
    de Paris                                                   _ibid._

  1406. Fausse paix; guerre contre les Anglais, sans résultat  _ibid._

    Irritation de Paris et de l'Université contre le duc
      d'Orléans                                                    109

  1407 (23 nov.). Jean-sans-Peur le fait assassiner                119


  CHAPITRE II. _Lutte des deux partis.--Cabochiens.--Essais de
    réforme dans l'État et dans l'Église_ (1408-1414)              129

  1407. Fuite de Jean-sans-Peur                                    132

    (10 déc). La veuve de Louis d'Orléans demande justice          133

  1408. Retour de Jean-sans-Peur et son apologie par Jean Petit,
    docteur de l'Université                                        136

    Triomphe de l'Université sur la juridiction royale             139

    Elle prononce l'exclusion des deux papes                       145

    (23 sept.). Victoire de Jean-sans-Peur et de Jean-sans-Pitié
      sur les Liégeois                                             147

  1409 (9 mars). Jean-sans-Peur exige que les fils de Louis
    d'Orléans lui promettent amitié; paix de Chartres              150

    Le négociateur de la paix, Montaigu, est mis à mort            152

    Jean-sans-Peur essaye de réformer l'État                       155

  1410 (1er nov.). Les ducs d'Orléans et de Berri viennent en
    armes jusqu'à Bicêtre; ils sont obligés de traiter: paix de
    Bicêtre                                                        157

    La France du sud-ouest envahit la France du Nord               158

    Armagnac, beau-père du duc d'Orléans                           169

  1411 (1er sept.). Jean-sans-Peur appelle les Anglais contre
    les Armagnacs et assiège Bourges                               171

  1412 (18 mai). Le parti d'Orléans et Armagnac appelle les
    Anglais                                                        172

    (14 juill.). Jean-sans-Peur obligé de traiter; paix de
      Bourges                                                      173

    Impuissance des deux partis                                    174


  CHAPITRE III. _Essais de réforme dans l'État et dans
    l'Église.--Cabochiens de Paris; grande ordonnance.--Concile
    de Pise_ (1409-1415)                                           177

    1413 (30 janv.). Le duc de Bourgogne assemble les États
      inutilement. Le Parlement se récuse                          179

    L'Université entreprend la réforme de l'État                   182

    (28 avril). La Bastille assiégée par le peuple                 186

    Puissance des bouchers                                         187

    Ils veulent réformer d'abord la famille royale, le dauphin     189

    Ils se font livrer les courtisans du dauphin                   191

    Tyrannie des écorcheurs                                        195

    (22 mai). Nouvel enlèvement des seigneurs et courtisans        200

    (25 mai). Promulgation de la grande _ordonnance de réforme_  ibid.

    Quels en ont été les auteurs?                                  203

    (Mai-juillet). Gouvernement violent des cabochiens, emprunt
      forcé, etc.                                                  209

    (21 juill.). Réaction                                          211

    (5 sept.). L'ordonnance annulée                                214

  1414 (10 févr.). Le duc de Bourgogne déclaré rebelle             215

    (4 sept.). Siège, traité d'Arras; la réaction convaincue
      d'impuissance à son tour                                 _ibid._

  1415 (5 janv.). Sermon de Gerson contre le gouvernement
    populaire.                                                     216

    Affaires ecclésiastiques; livre de Clémengis sur la
      Corruption de l'Église                                       218

  1409. Inutilité du concile de Pise                               223

    Pauvreté intellectuelle de l'époque                            226


LIVRE IX.

  CHAPITRE Ier. _L'Angleterre, l'État, l'Église.--Azincourt_
    (1415)                                                         229

    Étroite union de la Royauté et de l'Église sous la maison de
      Lancastre                                                _ibid._

    L'Église comme grand propriétaire                              230

    Élévation des Lancastre: Henri IV, Henri V                     231

    Persécutions des hérétiques.                                   235

  1414-1415. Danger du roi et de l'Église                      _ibid._

  1415 (16 avril). Henri V se prépare à envahir la France          240

    (14 août-22 sept.). Il débarque à Harfleur; Harfleur se rend.  244

    Henri V entreprend d'aller d'Harfleur à Calais                 247

    (19 oct.). Il parvient à passer la Somme                       252

    (25 oct.). Bataille d'Azincourt                                255

    Captivité de Charles d'Orléans; ses poésies                    266


  CHAPITRE II. _Mort du connétable d'Armagnac, mort du duc de
    Bourgogne.--Henri V_ (1416-1421)                               270

    Armagnac, connétable et maître de Paris; sa tyrannie           271

  1416. Il essaye de reprendre Harfleur                            272

  1417. Le duc de Bourgogne défend de payer l'impôt                275

    Henri V s'empare de Caen et de la basse Normandie            Ibid.

  1418 (29 mai). Les Bourguignons reprennent Paris                 278

    (12 juin). Massacre des Armagnacs                              279

    (21 août). Nouveau massacre                                    281

    Duplicité et impuissance du duc de Bourgogne                   282

    Négociations d'Henri V avec les deux partis                    284

    (Fin juin). Il assiège Rouen                                   286

    Détresse de cette ville                                        288

  1419 (19 janv.). Elle se rend                                    292

    Coopération des évêques anglais à la conquête                  293

    Projets gigantesques d'Henri V sur l'Italie, etc.              294

    (11 juill.). Le duc de Bourgogne traite avec le dauphin        296

    (10 sept.). Il est assassiné dans l'entrevue de Montereau      299

    (2 décemb.). Son fils reconnaît le droit d'Henri V à la
      couronne de France                                           300

  1420 (21 mai). Traité de Troyes; Henri héritier et régent        302

    (Juill.-nov.). Siège de Melun                                  304

    (Déc). Entrée d'Henri V à Paris                                305

  1421 (3 janv.). Le dauphin est déclaré déchu de ses droits
    à la couronne                                                  306


  CHAPITRE III. _Suite du précédent.--Concile de Constance
    (1414-1418).--Mort d'Henri V et de Charles VI_ (1422)          307

    Henri V au Louvre; sa suprématie dans la chrétienté        _ibid._

  1414-1418. Affaires ecclésiastiques: Concile de Constance        309

    Vues de Gerson et des gallicans                                310

    Jean Huss et Jérôme de Prague                                  311

  1418. Impuissance du Concile; retraite et fin de Gerson          317

    Quelle avait été l'influence de l'Angleterre dans le Concile   319

    Position difficile d'Henri; ses embarras financiers;
      domination des évêques                                       320

  1421 (23 mars). Les Anglais défaits en Anjou                     325

  1421-1412 (6 oct.-10 mai). Siège de Meaux                        326

    Mésintelligence des Anglais et des Bourguignons                327

  1422 (31 août). Détresse d'Henri V, son découragement, sa mort   330

   (21 oct.). Mort de Charles VI; avènement de Charles VII et
     d'Henri VI                                                    334

  1418-1422. Dépopulation; épidémies, famines; désespoir           336

    Gaieté frénétique                                              339

    La danse des morts                                             341

  APPENDICE                                                        347


FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIÈME.

IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home