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Title: Traité sur la tolérance
Author: Voltaire, 1694-1778
Language: French
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produced from images generously made available by The
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  Au lecteur

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  originale.  Nous avons utilisé une typographie plus moderne que celle
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  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  TRAITÉ
  _SUR_
  LA TOLÉRANCE.

  M. DCC. LXIII.



  TABLE
  DES
  CHAPITRES.


  CHAP. I. _Histoire abrégée de la mort de              page 1
      Jean Calas_,

  CHAP. II. _Conséquences du supplice de Jean Calas,_       16

  CHAP. III. _Idée de la Réforme du seizieme siecle,_       19

  CHAP. IV. _Si la Tolérance est dangereuse; &
      chez quels Peuples elle est pratiquée,_               25

  CHAP. V. _Comment la Tolérance peut être admise,_         36

  CHAP. VI. _Si l'Intolérance est de droit naturel
      & de droit humain?_                                   41

  CHAP. VII. _Si l'Intolérance a été connue des
      Grecs?_                                               42

  CHAP. VIII. _Si les Romains ont été tolérants?_           46

  CHAP. IX. _Des Martyrs,_                                  55

  CHAP. X. _Du danger des fausses légendes, & de
      la persécution,_                                      72

  CHAP. XI. _Abus de l'Intolérance,_                        80

  CHAP. XII. _Si l'Intolérance fut de droit divin
      dans le Judaïsme, & si elle fut toujours
      mise en pratique?_                                    88

  CHAP. XIII. _Extrême Tolérance des Juifs,_               111

  CHAP. XIV. _Si l'Intolérance a été enseignée par
      Jesus-Christ?_                                       123

  CHAP. XV. _Témoignages contre l'Intolérance,_            133

  CHAP. XVI. _Dialogue entre un Mourant & un
      Homme qui se porte bien,_                            137

  CHAP. XVII. _Lettre écrite au Jésuite_ Le Tellier,
      _par un Bénéficier, le 6 Mai 1714,_                  141

  CHAP. XVIII. _Seuls cas où l'Intolérance est de
      droit humain,_                                       146

  CHAP. XIX. _Relation d'une dispute de controverse
      à la Chine,_                                         150

  CHAP. XX. _S'il est utile d'entretenir le Peuple
      dans la superstition?_                               153

  CHAP. XXI. _Vertu vaut mieux que science,_               158

  CHAP. XXII. _De la Tolérance universelle,_               161

  CHAP. XXIII. _Priere à Dieu,_                            166

  CHAP. XXIV. _Postscriptum,_                              168

  CHAP. XXV. _Suite & Conclusion,_                         176



[Illustration]

TRAITÉ
_SUR_
LA TOLÉRANCE,

A l'occasion de la mort de Jean Calas.



CHAPITRE PREMIER.

_Histoire abrégée de la mort de Jean Calas._


Le meurtre de _Calas_, commis dans Toulouse avec le glaive de la
Justice, le 9me Mars 1762, est un des plus singuliers événements qui
méritent l'attention de notre âge & de la postérité. On oublie bientôt
cette foule de morts qui a péri dans des batailles sans nombre,
non-seulement parce que c'est la fatalité inévitable de la guerre, mais
parce que ceux qui meurent par le sort des armes, pouvaient aussi donner
la mort à leurs ennemis, & n'ont point péri sans se défendre. Là où le
danger & l'avantage sont égaux, l'étonnement cesse, & la pitié même
s'affaiblit: mais si un Pere de famille innocent est livré aux mains de
l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme; si l'accusé n'a de défense
que sa vertu, si les arbitres de sa vie n'ont à risquer en l'égorgeant
que de se tromper, s'ils peuvent tuer impunément par un arrêt; alors le
cri public s'éleve, chacun craint pour soi-même; on voit que personne
n'est en sûreté de sa vie devant un Tribunal érigé pour veiller sur la
vie des Citoyens, & toutes les voix se réunissent pour demander
vengeance.

Il s'agissait, dans cette étrange affaire, de Religion, de suicide, de
parricide: il s'agissait de savoir si un pere & une mere avaient
étranglé leur fils pour plaire à Dieu, si un frere avait étranglé son
frere, si un ami avait étranglé son ami, & si les Juges avaient à se
reprocher d'avoir fait mourir sur la roue un pere innocent, ou d'avoir
épargné une mere, un frere, un ami coupables.

_Jean Calas_, âgé de soixante & huit ans, exerçait la profession de
Négociant à Toulouse depuis plus de quarante années, & était reconnu de
tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon pere. Il était Protestant,
ainsi que sa femme & tous ses enfants, excepté un qui avait abjuré
l'hérésie, & à qui le pere faisait une petite pension. Il paraissait si
éloigné de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la
Société, qu'il approuva la conversion de son fils _Louis Calas_, &
qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zélée Catholique,
laquelle avait élevé tous ses enfants.

Un des fils de _Jean Calas_, nommé _Marc-Antoine_, était un homme de
Lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre & violent. Ce jeune
homme ne pouvant réussir ni à entrer dans le négoce, auquel il n'était
pas propre, ni à être reçu Avocat, parce qu'il fallait des certificats
de Catholicité, qu'il ne put obtenir, résolut de finir sa vie, & fit
pressentir ce dessein à un de ses amis: il se confirma dans sa
résolution par la lecture de tout ce qu'on a jamais écrit sur le
suicide.

Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour là
même pour exécuter son dessein. Un ami de sa famille, & le sien, nommé
_Lavaisse_, jeune-homme de dix-neuf ans, connu par la candeur & la
douceur de ses mœurs, fils d'un Avocat célebre de Toulouse, était
arrivé[1] de Bordeaux la veille; il soupa par hasard chez les _Calas_.
Le pere, la mere, _Marc-Antoine_ leur fils ainé, _Pierre_ leur second
fils, mangerent ensemble. Après le souper on se retira dans un petit
sallon; _Marc-Antoine_ disparut: enfin, lorsque le jeune _Lavaisse_
voulut partir, _Pierre Calas_ & lui étant descendus, trouverent en-bas,
auprès du magasin, _Marc-Antoine_, en chemise, pendu à une porte, & son
habit plié sur le comptoir; sa chemise n'était pas seulement dérangée;
ses cheveux étaient bien peignés: il n'avait sur son corps aucune playe,
aucune meurtrissure.[2]

  [1] 12 Octobre 1761.

  [2] On ne lui trouva, après le transport du cadavre à l'Hôtel-de-Ville,
  qu'une petite égratignure au bout du nez, & une petite tache sur la
  poitrine, causées par quelque inadvertence dans le transport du corps.

On passe ici tous les détails dont les Avocats ont rendu compte: on ne
décrira point la douleur & le désespoir du pere & de la mere: leurs cris
furent entendus des voisins. _Lavaisse_ & _Pierre Calas_, hors
d'eux-mêmes, coururent chercher des Chirurgiens & la Justice.

Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le pere & la
mere étaient dans les sanglots & dans les larmes, le Peuple de Toulouse
s'attroupait autour de la maison. Ce Peuple est superstitieux & emporté;
il regarde comme des monstres ses freres qui ne sont pas de la même
Religion que lui. C'est à Toulouse qu'on remercia Dieu solemnellement de
la mort de _Henri trois_, & qu'on fit serment d'égorger le premier qui
parlerait de reconnaître le grand, le bon _Henri quatre_. Cette Ville
solemnise encore tous les ans, par une Procession & par des feux de
joye, le jour où elle massacra quatre mille Citoyens hérétiques, il y a
deux siecles. En vain six Arrêts du Conseil ont défendu cette odieuse
fête, les Toulousains l'ont toujours célébrée comme les jeux floraux.

Quelque fanatique de la populace s'écria que _Jean Calas_ avait pendu
son propre fils _Marc-Antoine_. Ce cri répété fut unanime en un moment.
D'autres ajouterent que le mort devait le lendemain faire abjuration;
que sa famille & le jeune _Lavaisse_ l'avaient étranglé, par haine
contre la Religion Catholique: le moment d'après on n'en douta plus;
toute la Ville fut persuadée que c'est un point de Religion chez les
Protestants, qu'un pere & une mere doivent assassiner leur fils, dès
qu'il veut se convertir.

Les esprits une fois émus ne s'arrêtent point. On imagina que les
Protestants du Languedoc s'étaient assemblés la veille; qu'ils avaient
choisi à la pluralité des voix un bourreau de la secte; que le choix
était tombé sur le jeune _Lavaisse_; que ce jeune homme, en vingt-quatre
heures, avait reçu la nouvelle de son élection, & était arrivé de
Bordeaux pour aider _Jean Calas_, sa femme & leur fils _Pierre_, à
étrangler un ami, un fils, un frere.

Le Sr. _David_, Capitoul de Toulouse, excité par ces rumeurs, & voulant
se faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les
Regles & les Ordonnances. La famille _Calas_, la servante Catholique,
_Lavaisse_ furent mis aux fers.

On publia un monitoire non moins vicieux que la procédure. On alla plus
loin. _Marc-Antoine Calas_ était mort Calviniste; & s'il avait attenté
sur lui-même, il devait être traîné sur la claye: on l'inhuma avec la
plus grande pompe dans l'Eglise St. Etienne, malgré le Curé qui
protestait contre cette profanation.

Il y a dans le Languedoc quatre Confrairies de Pénitents, la blanche, la
bleue, la grise, & la noire. Les Confreres portent un long capuce avec
un masque de drap percé de deux trous pour laisser la vue libre: ils ont
voulu engager M. le Duc de _Fitz-James_, Commandant de la Province, à
entrer dans leur Corps, & il les a refusés. Les Confreres blancs firent
à _Marc-Antoine Calas_ un Service solemnel comme à un Martyr. Jamais
aucune Eglise ne célébra la fête d'un Martyr véritable avec plus de
pompe; mais cette pompe fut terrible. On avait élevé au-dessus d'un
magnifique catafalque, un squélette qu'on faisait mouvoir, & qui
représentait _Marc-Antoine Calas_, tenant d'une main une palme, & de
l'autre la plume dont il devait signer l'abjuration de l'hérésie, & qui
écrivait en effet l'arrêt de mort de son pere.

Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attenté sur soi-même,
que la canonisation; tout le Peuple le regardait comme un Saint:
quelques-uns l'invoquaient; d'autres allaient prier sur sa tombe,
d'autres lui demandaient des miracles, d'autres racontaient ceux qu'il
avait faits. Un Moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques
durables. Une dévote, un peu sourde, dit qu'elle avait entendu le son
des cloches. Un Prêtre apoplectique fut guéri après avoir pris de
l'émétique. On dressa des verbaux de ces prodiges. Celui qui écrit cette
relation, possede une attestation qu'un jeune homme de Toulouse est
devenu fou pour avoir prié plusieurs nuits sur le tombeau du nouveau
Saint, & pour n'avoir pu obtenir un miracle qu'il implorait.

Quelques Magistrats étaient de la Confrairie des Pénitents blancs. Dès
ce moment la mort de _Jean Calas_ parut infaillible.

Ce qui sur-tout prépara son supplice, ce fut l'approche de cette fête
singuliere que les Toulousains célebrent tous les ans en mémoire d'un
massacre de quatre mille Huguenots; l'année 1762 était l'année
séculaire. On dressait dans la Ville l'appareil de cette solemnité; cela
même allumait encore l'imagination échauffée du Peuple: on disait
publiquement que l'échafaud sur lequel on rouerait les _Calas_, serait
le plus grand ornement de la fête; on disait que la Providence amenait
elle-même ces victimes pour être sacrifiées à notre sainte Religion.
Vingt personnes ont entendu ces discours, & de plus violents encore. Et
c'est de nos jours! & c'est dans un temps où la Philosophie a fait tant
de progrès! & c'est lorsque cent Académies écrivent pour inspirer la
douceur des mœurs! Il semble que le fanatisme, indigné depuis peu des
succès de la raison, se débatte sous elle avec plus de rage.

Treize Juges s'assemblerent tous les jours pour terminer le Procès. On
n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille; mais la
Religion trompée tenait lieu de preuve. Six Juges persisterent longtemps
à condamner _Jean Calas_, son fils, & _Lavaisse_ à la roue, & la femme
de _Jean Calas_ au bucher. Sept autres, plus modérés, voulaient au moins
qu'on examinât. Les débats furent réitérés & longs. Un des Juges,
convaincu de l'innocence des accusés, & de l'impossibilité du crime,
parla vivement en leur faveur; il opposa le zele de l'humanité au zele
de la sévérité; il devint l'Avocat public des _Calas_ dans toutes les
maisons de Toulouse, où les cris continuels de la Religion abusée
demandaient le sang de ces infortunés. Un autre Juge, connu par sa
violence, parlait dans la Ville avec autant d'emportement contre les
_Calas_, que le premier montrait d'empressement à les défendre. Enfin
l'éclat fut si grand, qu'ils furent obligés de se récuser l'un &
l'autre; ils se retirerent à la campagne.

Mais, par un malheur étrange, le Juge favorable aux _Calas_ eut la
délicatesse de persister dans sa récusation, & l'autre revint donner sa
voix contre ceux qu'il ne devait point juger: ce fut cette voix qui
forma la condamnation à la roue; car il y eut huit voix contre cinq, un
des six Juges opposés ayant à la fin, après bien des contestations,
passé au parti le plus sévere.

Il semble que quand il s'agit d'un parricide, & de livrer un Pere de
famille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime,
parce que les preuves d'un crime si inoui[3] devraient être d'une
évidence sensible à tout le monde: le moindre doute, dans un cas
pareil, doit suffire pour faire trembler un Juge qui va signer un Arrêt
de mort. La faiblesse de notre raison & l'insuffisance de nos Loix se
font sentir tous les jours; mais dans quelle occasion en découvre-t-on
mieux la misere que quand la prépondérance d'une seule voix fait rouer
un Citoyen? Il fallait dans Athenes cinquante voix au-delà de la moitié
pour oser prononcer un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il? ce que nous
savons très-inutilement, que les Grecs étaient plus sages & plus humains
que nous.

  [3] Je ne connais que deux exemples de Peres accusés dans l'Histoire
  d'avoir assassiné leurs fils pour la Religion: le premier est du pere
  de sainte _Barbara_, que nous nommons Ste. _Barbe_. Il avait commandé
  deux fenêtres dans sa salle de bains: _Barbe_, en son absence, en fit
  une troisieme en l'honneur de la sainte Trinité; elle fit _du bout du
  doigt_ le signe de la croix sur des colonnes de marbre, & ce signe se
  grava profondément dans les colonnes. Son pere en colere courut après
  elle l'épée à la main, mais elle s'enfuit à travers une montagne, qui
  s'ouvrit pour elle. Le pere fit le tour de la montagne, & ratrappa sa
  fille; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc;
  enfin son pere lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des
  Saints.

  Le second exemple est du Prince _Hermenegilde_. Il se révolta contre
  le Roi son pere, lui donna bataille en 584, fut vaincu & tué par un
  Officier: on en a fait un martyr, parce que son pere était Arien.

Il paraissait impossible que _Jean Calas_, vieillard de soixante-huit
ans, qui avait depuis long-temps les jambes enflées & faibles, eût seul
étranglé & pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force
au-dessus de l'ordinaire; il fallait absolument qu'il eût été assisté
dans cette exécution par sa femme, par son fils _Pierre Calas_, par
_Lavaisse_, & par la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul
moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était
encore aussi absurde que l'autre: car comment une servante zélée
Catholique aurait-elle pu souffrir que des Huguenots assassinassent un
jeune-homme élevé par elle, pour le punir d'aimer la Religion de cette
servante? Comment _Lavaisse_ serait-il venu exprès de Bordeaux pour
étrangler son ami, dont il ignorait la conversion prétendue? Comment une
mere tendre aurait-elle mis les mains sur son fils? Comment tous
ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune-homme aussi robuste qu'eux
tous, sans un combat long & violent, sans des cris affreux qui auraient
appellé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des
meurtrissures, sans des habits déchirés?

Il était évident que si le parricide avait pu être commis, tous les
accusés étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas
quittés d'un moment; il était évident qu'ils ne l'étaient pas; il était
évident que le pere seul ne pouvait l'être; & cependant l'arrêt condamna
ce pere seul à expirer sur la roue.

Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les
Juges qui étaient décidés pour le supplice de _Jean Calas_, persuaderent
aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments, &
qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime & celui de ses
complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la
roue, prit Dieu à témoin de son innocence, & le conjura de pardonner à
ses Juges.

Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le
premier, d'élargir la mere, son fils _Pierre_, le jeune _Lavaisse_ & la
servante: mais un des Conseillers leur ayant fait sentir que cet arrêt
démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les
accusés ayant toujours été ensemble dans le temps qu'on supposait le
parricide, l'élargissement de tous les survivants prouvait
invinciblement l'innocence du pere de famille exécuté; ils prirent alors
le parti de bannir _Pierre Calas_ son fils. Ce bannissement semblait
aussi inconséquent, aussi absurde que tout le reste: car _Pierre Calas_
était coupable ou innocent du parricide; s'il était coupable, il fallait
le rouer comme son pere; s'il était innocent, il ne fallait pas le
bannir. Mais les Juges effrayés du supplice du pere, & de la piété
attendrissante avec laquelle il était mort, imaginerent sauver leur
honneur en laissant croire qu'ils faisaient grace au fils; comme si ce
n'eût pas été une prévarication nouvelle de faire grace: & ils crurent
que le bannissement de ce jeune homme, pauvre & sans appui, étant sans
conséquence, n'était pas une grande injustice, après celle qu'ils
avaient eu le malheur de commettre.

On commença par menacer _Pierre Calas_ dans son cachot, de le traiter
comme son pere s'il n'abjurait pas sa Religion. C'est ce que ce jeune
homme[4] atteste par serment.

  [4] Un Jacobin vint dans mon cachot, & me menaça du même genre de
  mort, si je n'abjurais pas: c'est ce que j'atteste devant Dieu, 23
  Juillet 1762.

    _Pierre Calas._

_Pierre Calas_, en sortant de la Ville, rencontra un Abbé
convertisseur, qui le fit rentrer dans Toulouse; on l'enferma dans un
Couvent de Dominicains, & là on le contraignit à remplir toutes les
fonctions de la Catholicité; c'était en partie ce qu'on voulait, c'était
le prix du sang de son pere; & la Religion qu'on avait cru venger,
semblait satisfaite.

On enleva les filles à la mere; elles furent enfermées dans un Couvent.
Cette femme presque arrosée du sang de son mari, ayant tenu son fils
ainé mort entre ses bras, voyant l'autre banni, privée de ses filles,
dépouillée de tout son bien, était seule dans le monde, sans pain, sans
espérance, & mourante de l'excès de son malheur. Quelques personnes
ayant examiné mûrement toutes les circonstances de cette aventure
horrible, en furent si frappées, qu'elles firent presser la Dame
_Calas_, retirée dans une solitude, d'oser venir demander justice aux
pieds du Trône. Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'éteignait;
& d'ailleurs étant née Anglaise, transplantée dans une Province de
France dès son jeune âge, le nom seul de la Ville de Paris l'effrayait.
Elle s'imaginait que la Capitale du Royaume devait être encore plus
barbare que celle de Toulouse. Enfin le devoir de venger la mémoire de
son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva à Paris prête
d'expirer. Elle fut étonnée d'y trouver de l'accueil, des secours & des
larmes.

La raison l'emporte à Paris sur le fanatisme, quelque grand qu'il puisse
être; au-lieu qu'en Province ce fanatisme l'emporte presque toujours sur
la raison.

Mr. _De Beaumont_, célebre Avocat du Parlement de Paris, prit d'abord sa
défense, & dressa une consultation, qui fut signée de quinze Avocats.
Mr. _Loiseau_, non moins éloquent, composa un Mémoire en faveur de la
famille. Mr. _Mariette_, Avocat au Conseil, dressa une Requête
juridique, qui portait la conviction dans tous les esprits.

Ces trois généreux défenseurs des Loix & de l'innocence abandonnerent à
la veuve le profit des éditions de leurs Plaidoyers.[5] Paris & l'Europe
entiere s'émurent de pitié, & demanderent justice avec cette femme
infortunée. L'arrêt fut prononcé par tout le Public long-temps avant
qu'il pût être signé par le Conseil.

  [5] On les a contrefaits dans plusieurs Villes, & la Dame _Calas_ a
  perdu le fruit de cette générosité.

La pitié pénétra jusqu'au Ministere, malgré le torrent continuel des
affaires, qui souvent exclut la pitié, & malgré l'habitude de voir des
malheureux, qui peut endurcir le cœur encore davantage. On rendit les
filles à la mere: on les vit toutes trois couvertes d'un crêpe &
baignées de larmes, en faire répandre à leurs Juges.

Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s'agissait
de Religion. Plusieurs personnes, qu'on appelle en France _dévotes_,[6]
dirent hautement qu'il valait bien mieux laisser rouer un vieux
Calviniste innocent, que d'exposer huit Conseillers de Languedoc à
convenir qu'ils s'étaient trompés; on se servit même de cette
expression: «Il y a plus de Magistrats que de _Calas_;» & on inférait de
là que la famille _Calas_ devait être immolée à l'honneur de la
Magistrature. On ne songeait pas que l'honneur des Juges consiste comme
celui des autres hommes à réparer leurs fautes. On ne croit pas en
France que le Pape, assisté de ses Cardinaux, soit infaillible: on
pourrait croire de même que huit Juges de Toulouse ne le sont pas. Tout
le reste des gens sensés & désintéressés disaient que l'Arrêt de
Toulouse serait cassé dans toute l'Europe, quand même des considérations
particulieres empêcheraient qu'il fût cassé dans le Conseil.

  [6] _Dévot_ vient du mot Latin _devotus_. Les _Devoti_ de l'ancienne
  Rome étaient ceux qui se devouaient pour le salut de la République;
  c'étaient les _Curtius_, les _Décius_.

Tel était l'état de cette étonnante aventure, lorsqu'elle a fait naître
à des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein de présenter au
Public quelques réflexions sur la tolérance, sur l'indulgence, sur la
commisération, que l'Abbé _Houteville_ appelle _Dogme monstrueux_, dans
sa déclamation ampoulée & erronée sur des faits, & que la raison appelle
l'appanage de la nature.

Ou les Juges de Toulouse, entraînés par le fanatisme de la populace, ont
fait rouer un pere de famille innocent, ce qui est sans exemple; ou ce
pere de famille & sa femme ont étranglé leur fils ainé, aidés dans ce
parricide par un autre fils & par un ami, ce qui n'est pas dans la
nature. Dans l'un ou dans l'autre cas l'abus de la Religion la plus
sainte a produit un grand crime. Il est donc de l'intérêt du
Genre-humain d'examiner si la Religion doit être charitable ou barbare.



CHAPITRE II.

_Conséquences du supplice de Jean Calas._


Si les Pénitents blancs furent la cause du supplice d'un innocent, de la
ruine totale d'une famille, de sa dispersion, & de l'opprobre qui ne
devrait être attaché qu'à l'injustice, mais qui l'est au supplice; si
cette précipitation des Pénitents blancs à célébrer comme un Saint,
celui qu'on aurait dû traîner sur la claye, a fait rouer un pere de
famille vertueux; ce malheur doit sans doute les rendre pénitents en
effet pour le reste de leur vie: eux & les Juges doivent pleurer, mais
non pas avec un long habit blanc & un masque sur le visage, qui
cacheraient leurs larmes.

On respecte toutes les Confrairies; elles sont édifiantes: mais quelque
grand bien qu'elles puissent faire à l'Etat, égale-t-il ce mal affreux
qu'elles ont causé? Elles semblent instituées par le zele qui anime en
Languedoc les Catholiques contre ceux que nous nommons Huguenots. On
dirait qu'on a fait vœu de haïr ses freres; car nous avons assez de
religion pour haïr & persécuter, nous n'en avons pas assez pour aimer &
pour secourir. Et que serait-ce, si ces Confrairies étaient gouvernées
par des enthousiastes, comme l'ont été autrefois quelques Congrégations
des Artisans & des _Messieurs_, chez lesquels on réduisait en art & en
systême l'habitude d'avoir des visions, comme le dit un de nos plus
éloquents & savants Magistrats? Que serait-ce si on établissait dans les
Confrairies ces chambres obscures, appellées chambres de méditation, où
l'on faisait peindre des diables armés de cornes & de griffes, des
gouffres de flammes, des croix & des poignards, avec le saint nom de
JESUS au-dessus du tableau? Quel spectacle pour des yeux déja fascinés,
& pour des imaginations aussi enflammées que soumises à leurs
Directeurs!

Il y a eu des temps, on ne le sait que trop, où des Confrairies ont été
dangereuses. Les Frérots, les Flagellants ont causé des troubles. La
Ligue commença par de telles associations. Pourquoi se distinguer ainsi
des autres Citoyens? s'en croyait-on plus parfait? cela même est une
insulte au reste de la Nation. Voulait-on que tous les Chrétiens
entrassent dans la Confrairie? Ce serait un beau spectacle que l'Europe
en capuchon & en masque, avec deux petits trous ronds au-devant des
yeux! Pense-t-on de bonne foi que Dieu préfere cet accoûtrement à un
justaucorps? Il y a bien plus; cet habit est un uniforme de
Controversistes, qui avertit les Adversaires de se mettre sous les
armes; il peut exciter une espece de guerre civile dans les esprits;
elle finirait peut-être par de funestes excès, si le Roi & ses Ministres
n'étaient aussi sages que les fanatiques sont insensés.

On sait assez ce qu'il en a coûté depuis que les Chrétiens disputent sur
le dogme; le sang a coulé, soit sur les échafauds, soit dans les
batailles, dès le quatrieme siecle jusqu'à nos jours. Bornons-nous ici
aux guerres & aux horreurs que les querelles de la réforme ont excitées,
& voyons quelle en a été la source en France. Peut-être un tableau
raccourci & fidele de tant de calamités ouvrira les yeux de quelques
personnes peu instruites, & touchera des cœurs bien faits.



CHAPITRE III.

_Idée de la Réforme du seizieme siecle._


Lorsqu'à la renaissance des Lettres, les esprits commencerent à
s'éclairer, on se plaignit généralement des abus; tout le monde avoue
que cette plainte était légitime.

Le Pape _Alexandre VI_ avait acheté publiquement la Tiare, & ses cinq
bâtards en partageaient les avantages. Son fils, le Cardinal Duc de
_Borgia_, fit périr, de concert avec le Pape son pere, les _Vitelli_,
les _Urbino_, les _Gravina_, les _Oliveretto_, & cent autres Seigneurs,
pour ravir leurs domaines. _Jules II_, animé du même esprit, excommunia
_Louis XII_, donna son Royaume au premier occupant, & lui-même le casque
en tête, & la cuirasse sur le dos, mit à feu & à sang une partie de
l'Italie. _Léon X_, pour payer ses plaisirs, trafiqua des Indulgences,
comme on vend des denrées dans un marché public. Ceux qui s'éleverent
contre tant de brigandages, n'avaient du moins aucun tort dans la
morale; voyons s'ils en avaient contre nous dans la politique.

Ils disaient que JESUS-CHRIST n'ayant jamais exigé d'annates, ni de
réserves, ni vendu des dispenses pour ce monde, & des indulgences pour
l'autre, on pouvait se dispenser de payer à un Prince étranger le prix
de toutes ces choses. Quand les annates, les procès en Cour de Rome, &
les dispenses qui subsistent encore aujourd'hui, ne nous coûteraient que
cinq cents mille francs par an, il est clair que nous avons payé depuis
_François I_, en deux cents cinquante années, cent vingt millions; & en
évaluant les différents prix du marc d'argent, cette somme en compose
une d'environ deux cents cinquante millions d'aujourd'hui. On peut donc
convenir sans blasphême, que les Hérétiques, en proposant l'abolition de
ces Impôts singuliers, dont la postérité s'étonnera, ne faisaient pas en
cela un grand mal au Royaume, & qu'ils étaient plutôt bons calculateurs
que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils étaient les seuls qui sussent la
Langue Grecque, & qui connussent l'antiquité. Ne dissimulons point que,
malgré leurs erreurs, nous leur devons le développement de l'esprit
humain, long-temps enseveli dans la plus épaisse barbarie.

Mais comme ils niaient le Purgatoire, dont on ne doit pas douter, & qui
d'ailleurs rapportait beaucoup aux Moines; comme ils ne révéraient pas
des reliques qu'on doit révérer, mais qui rapportaient encore davantage;
enfin, comme ils attaquaient des dogmes très-respectés,[7] on ne leur
répondit d'abord qu'en les faisant brûler. Le Roi qui les protégeait, &
les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête d'une
Procession, après laquelle on exécuta plusieurs de ces malheureux; &
voici quelle fut cette exécution. On les suspendait au bout d'une longue
poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout; un grand feu était
allumé sous eux, on les y plongeait, & on les relevait alternativement;
ils éprouvaient les tourments & la mort par degrés, jusqu'à ce qu'ils
expirassent par le plus long & le plus affreux supplice que jamais ait
inventé la barbarie.

  [7] Ils renouvellaient le sentiment de _Bérenger_ sur l'Eucharistie;
  ils niaient qu'un corps pût être en cent mille endroits différents,
  même par la toute-puissance divine; ils niaient que les attributs
  pussent subsister sans sujet; ils croyaient qu'il était absolument
  impossible que ce qui est pain & vin aux yeux, au goût, à l'estomac,
  fût anéanti dans le moment même qu'il existe; ils soutenaient toutes
  ces erreurs condamnées autrefois dans _Bérenger_. Ils se fondaient sur
  plusieurs passages des premiers Peres de l'Eglise, & sur-tout de _St.
  Justin_, qui dit expressément dans son Dialogue contre _Typhon_:
  «L'oblation de fine farine est la figure de l'Eucharistie, que
  JESUS-CHRIST nous ordonne de faire en mémoire de sa Passion.»

  [Grec: kai hê tês semidaleôs,] &c. [Grec: tupos ên tou artou tês
  eucharistias, hon eis anamnêsin tou pathous,] &c. [Grec: Iêsous
  christos ho kurios hêmôn paredôke poiein.]

  Ils rappellaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers siecles
  contre le culte des Reliques; ils citaient ces paroles de
  _Vigilantius_: «Est-il nécessaire que vous respectiez, ou même que
  vous adoriez une vile poussiere? Les ames des Martyrs aiment-elles
  encore leurs cendres? Les coutumes des Idolâtres se sont introduites
  dans l'Eglise; on commence à allumer des flambeaux en plein midi: nous
  pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres; mais après la
  mort, à quoi servent ces prieres?

  Mais ils ne disaient pas combien _St. Jérome_ s'était élevé contre ces
  paroles de _Vigilantius_. Enfin, ils voulaient tout rappeller aux
  temps Apostoliques, & ne voulaient pas convenir que l'Eglise s'étant
  étendue & fortifiée, il avait fallu nécessairement étendre & fortifier
  sa discipline: ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant
  nécessaires pour soutenir la majesté du culte.

Peu de temps avant la mort de _François I_, quelques Membres du
Parlement de Provence, animés par des Ecclésiastiques contre les
Habitants de Mérindol & de Cabriere, demanderent au Roi des Troupes pour
appuyer l'exécution de dix-neuf personnes de ce Pays, condamnées par
eux; ils en firent égorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni à la
vieillesse, ni à l'enfance; ils réduisirent trente Bourgs en cendres.
Ces Peuples, jusqu'alors inconnus, avaient tort sans doute d'être nés
Vaudois, c'était leur seule iniquité. Ils étaient établis depuis trois
cents ans dans des déserts, & sur des montagnes qu'ils avaient rendu
fertiles par un travail incroyable. Leur vie pastorale & tranquille
retraçait l'innocence attribuée aux premiers âges du monde. Les Villes
voisines n'étaient connues d'eux que par le trafic des fruits qu'ils
allaient vendre; ils ignoraient les procès & la guerre; ils ne se
défendirent pas; on les égorgea comme des animaux fugitifs qu'on tue
dans une enceinte.[8]

  [8] Le véridique & respectable Président de _Thou_ parle ainsi de ces
  hommes si innocents & si infortunés: _Homines esse qui trecentis
  circiter abhinc annis asperum & incultum solum vectigale à Dominis
  acceperint, quod improbo labore & assiduo cultu frugum ferax & aptum
  pecori reddiderint; patientissimos eos laboris & inediæ, à litibus
  abhorrentes, ergà egenos munificos, tributa Principi & sua jura
  Dominis sedulò & summâ fide pendere; Dei cultum assiduis precibus &
  morum innocentiam præ se ferre, ceterùm rarò divorum templa adire,
  nisi si quandò ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum
  causâ divertant; quò si quandoque pedem inferant, non Dei, divorumque
  statuis advolvi, nec cereos eis aut donaria ulla ponere; non
  Sacerdotes ab eis rogari ut pro se, aut propinquorum manibus rem
  divinam faciant, non cruce frontem insigniri uti aliorum moris est:
  cùm cœlum intonat non se lustrali aquâ aspergere, sed sublatis in
  cœlum oculis Dei opem implorare; non religionis ergò peregrè
  proficisci, non per vias antè crucium simulacra caput aperire; sacra
  alio ritu, & populari linguâ celebrare; non denique Pontifici aut
  Episcopis honorem deferre, sed quosdam è suo numero delectos pro
  Antistibus & Doctoribus habere. Hæc uti ad Franciscum relata VI. Eid.
  feb. anni, &c._

  Madame _de Cental_, à qui appartenait une partie des terres ravagées,
  & sur lesquelles on ne voyait plus que les cadavres de ses Habitants,
  demanda justice au Roi _Henri II_, qui la renvoya au Parlement de
  Paris. L'Avocat Général de Provence, nommé _Guerin_, principal auteur
  des massacres, fut seul condamné à perdre la tête. _De Thou_ dit qu'il
  porta seul la peine des autres coupables, _quòd aulicorum favore
  destitueretur_, parce qu'il n'avait pas d'amis à la Cour.

Après la mort de _François I_, Prince plus connu cependant par ses
galanteries & par ses malheurs que par ses cruautés, le supplice de
mille Hérétiques, sur-tout celui du Conseiller au Parlement _Dubourg_, &
enfin le massacre de Vassy, armerent les persécutés, dont la secte
s'était multipliée à la lueur des buchers, & sous le fer des bourreaux;
la rage succéda à la patience; ils imiterent les cruautés de leurs
ennemis: neuf guerres civiles remplirent la France de carnage; une paix
plus funeste que la guerre, produisit la _St. Barthelemi_, dont il n'y
avait aucun exemple dans les annales des crimes.

La Ligue assassina _Henri III_ & _Henri IV_, par les mains d'un Frere
Jacobin, & d'un monstre qui avait été Frere Feuillant. Il y a des gens
qui prétendent que l'humanité, l'indulgence, & la liberté de conscience,
sont des choses horribles; mais en bonne foi, auraient-elles produit des
calamités comparables?



CHAPITRE IV.

_Si la Tolérance est dangereuse; & chez quels Peuples elle est
pratiquée._


Quelques-uns ont dit que si l'on usait d'une indulgence paternelle
envers nos freres errants, qui prient Dieu en mauvais Français, ce
serait leur mettre les armes à la main, qu'on verrait de nouvelles
batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de St. Denis,
&c. C'est ce que j'ignore, parce que je ne suis pas Prophete; mais il me
semble que ce n'est pas raisonner conséquemment, que de dire: «Ces
hommes se sont soulevés quand je leur ai fait du mal, donc ils se
souleveront quand je leur ferai du bien.

J'oserais prendre la liberté d'inviter ceux qui sont à la tête du
Gouvernement, & ceux qui sont destinés aux grandes places, à vouloir
bien examiner mûrement, si l'on doit craindre en effet que la douceur
produise les mêmes révoltes que la cruauté a fait naître; si ce qui est
arrivé dans certaines circonstances, doit arriver dans d'autres; si les
temps, l'opinion, les mœurs sont toujours les mêmes?

Les Huguenots, sans doute, ont été enivrés de fanatisme, & souillés de
sang comme nous: mais la génération présente est-elle aussi barbare que
leurs peres? le temps, la raison qui fait tant de progrès, les bons
Livres, la douceur de la Société, n'ont-ils point pénétré chez ceux qui
conduisent l'esprit de ces Peuples? & ne nous appercevons-nous pas que
presque toute l'Europe a changé de face depuis environ cinquante années?

Le Gouvernement s'est fortifié par-tout, tandis que les mœurs se sont
adoucies. La Police générale, soutenue d'armées nombreuses toujours
existantes, ne permet pas d'ailleurs de craindre le retour de ces temps
anarchiques, où des Paysans Calvinistes combattaient des Paysans
Catholiques, enrégimentés à la hâte entre les semailles & les moissons.

D'autres temps, d'autres soins. Il serait absurde de décimer aujourd'hui
la Sorbonne, parce qu'elle présenta requête autrefois pour faire brûler
la _Pucelle d'Orléans_; parce qu'elle déclara _Henri III_ déchu du droit
de régner, qu'elle l'excommunia, qu'elle proscrivit le grand _Henri IV_.
On ne recherchera pas, sans doute, les autres Corps du Royaume qui
commirent les mêmes excès dans ces temps de frénésie; cela serait
non-seulement injuste, mais il y aurait autant de folie qu'à purger tous
les Habitants de Marseille parce qu'ils ont eu la peste en 1720.

Irons-nous saccager Rome, comme firent les troupes de _Charles-quint_,
parce que _Sixte-quint_, en 1585, accorda neuf ans d'indulgence à tous
les Français qui prendraient les armes contre leur Souverain? & n'est-ce
pas assez d'empêcher Rome de se porter jamais à des excès semblables?

La fureur qu'inspirent l'esprit dogmatique & l'abus de la Religion
Chrétienne mal entendue, a répandu autant de sang, a produit autant de
désastres en Allemagne, en Angleterre, & même en Hollande, qu'en France:
cependant aujourd'hui la différence des Religions ne cause aucun trouble
dans ces Etats; le Juif, le Catholique, le Grec, le Luthérien, le
Calviniste, l'Anabatiste, le Socinien, le Memnoniste, le Morave & tant
d'autres, vivent en freres dans ces Contrées, & contribuent également au
bien de la Société.

On ne craint plus en Hollande que les disputes d'un _Gomar_[9] sur la
prédestination fassent trancher la tête au grand Pensionnaire. On ne
craint plus à Londres que les querelles des Presbytériens & des
Episcopaux pour une Lithurgie & pour un surplis, répandent le sang d'un
Roi sur un échafaud.[10] L'Irlande peuplée & enrichie, ne verra plus ses
Citoyens Catholiques sacrifier à Dieu pendant deux mois ses Citoyens
Protestants, les enterrer vivants, suspendre les meres à des gibets,
attacher les filles au cou de leurs meres, & les voir expirer ensemble;
ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à
demi-formés, & les donner à manger aux porcs & aux chiens; mettre un
poignard dans la main de leurs prisonniers garrotés, & conduire leurs
bras dans le sein de leurs femmes, de leurs peres, de leurs meres, de
leurs filles, s'imaginant en faire mutuellement des parricides, & les
damner tous en les exterminant tous. C'est ce que rapporte
_Rapin-Toiras_, Officier en Irlande, presque contemporain; c'est ce que
rapportent toutes les Annales, toutes les Histoires d'Angleterre, & ce
qui sans doute ne sera jamais imité. La Philosophie, la seule
Philosophie, cette sœur de la Religion, a désarmé des mains que la
superstition avait si long-temps ensanglantées; & l'esprit humain, au
réveil de son ivresse, s'est étonné des excès où l'avait emporté le
fanatisme.

  [9] _François Gomar_ était un Théologien Protestant; il soutint contre
  _Arminius_, son Collegue, que Dieu a destiné, de toute éternité, la
  plus grande partie des hommes à être brûlés éternellement: ce dogme
  infernal fut soutenu comme il devait l'être par la persécution. Le
  grand Pensionnaire _Barneweldt_, qui était du parti contraire à
  _Gomar_, eut la tête tranchée à l'âge de 72 ans, le 13 Mai 1619, _pour
  avoir contristé au possible l'Eglise de Dieu_.

  [10] Un Déclamateur, dans l'Apologie de la Révocation de l'Edit de
  Nantes, dit, en parlant de l'Angleterre: _une fausse Religion devait
  produire nécessairement de tels fruits; il en restait un seul à mûrir,
  ces Insulaires le recueillent, c'est le mépris des Nations_. Il faut
  avouer que l'Auteur prend mal son temps pour dire que les Anglais sont
  méprisables & méprisés de toute la terre. Ce n'est pas, ce me semble,
  lorsqu'une Nation signale sa bravoure & sa générosité, lorsqu'elle est
  victorieuse dans les quatre parties du Monde, qu'on est bien reçu à
  dire qu'elle est méprisable & méprisée. C'est dans un Chapitre sur
  l'Intolérance, qu'on trouve ce singulier passage. Ceux qui prêchent
  l'Intolérance, méritent d'écrire ainsi. Cet abominable Livre, qui
  semble fait par le fou de _Verberies_, est d'un homme sans mission:
  car quel Pasteur écrirait ainsi? La fureur est poussée dans ce Livre
  jusqu'à justifier la _St. Barthelemi_. On croirait qu'un tel Ouvrage,
  rempli de si affreux paradoxes, devrait être entre les mains de tout
  le monde, au moins par sa singularité; cependant à peine est-il connu.

Nous-mêmes, nous avons en France une Province opulente, où le
Luthéranisme l'emporte sur le Catholicisme. L'Université d'Alsace est
entre les mains des Luthériens: ils occupent une partie des Charges
municipales; jamais la moindre querelle religieuse n'a dérangé le repos
de cette Province depuis qu'elle appartient à nos Rois. Pourquoi? c'est
qu'on n'y a persécuté personne. Ne cherchez point à gêner les cœurs, &
tous les cœurs seront à vous.

Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la Religion du Prince
doivent partager les places & les honneurs de ceux qui sont de la
Religion dominante. En Angleterre, les Catholiques, regardés comme
attachés au Prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois; ils payent même
double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits des
Citoyens.

On a soupçonné quelques Evêques Français de penser qu'il n'est ni de
leur honneur, ni de leur intérêt, d'avoir dans leur Diocese des
Calvinistes; & que c'est là le plus grand obstacle à la Tolérance: je ne
le puis croire. Le Corps des Evêques en France est composé de gens de
qualité, qui pensent & qui agissent avec une noblesse digne de leur
naissance; ils sont charitables & généreux, c'est une justice qu'on doit
leur rendre: ils doivent penser que certainement leurs Diocésains
fugitifs ne se convertiront pas dans les Pays étrangers, & que,
retournés auprès de leurs Pasteurs, ils pourraient être éclairés par
leurs instructions, & touchés par leurs exemples; il y aurait de
l'honneur à les convertir: le temporel n'y perdrait pas; & plus il y
aurait de Citoyens, plus les terres des Prélats rapporteraient.

Un Evêque de Varmie, en Pologne, avait un Anabatiste pour Fermier, & un
Socinien pour Receveur; on lui proposa de chasser & de poursuivre l'un
parce qu'il ne croyait pas la consubstantiabilité, & l'autre parce qu'il
ne baptisait son fils qu'à quinze ans: il répondit qu'ils seraient
éternellement damnés dans l'autre monde, mais que dans ce monde-ci ils
lui étaient très-nécessaires.

Sortons de notre petite sphere, & examinons le reste de notre globe. Le
grand Seigneur gouverne en paix vingt Peuples de différentes Religions;
deux cents mille Grecs vivent avec sécurité dans Constantinople; le
Muphti même nomme & présente à l'Empereur le Patriarche Grec; on y
souffre un Patriarche Latin. Le Sultan nomme des Evêques Latins pour
quelques Isles de la Grece,[11] & voici la formule dont il se sert; _Je
lui commande d'aller résider Evêque dans l'Isle de Chio, selon leur
ancienne coutume & leurs vaines cérémonies._ Cet Empire est rempli de
Jacobites, de Nestoriens, de Monotélites; il y a des Cophtes, des
Chrétiens de _St. Jean_, des Juifs, des Guebres, des Banians. Les
Annales Turques ne font mention d'aucune révolte excitée par aucune de
ces Religions.

  [11] Voyez _Ricaut_.

Allez dans l'Inde, dans la Perse, dans la Tartarie; vous y verrez la
même tolérance & la même tranquillité. _Pierre-le-Grand_ a favorisé tous
les Cultes dans son vaste Empire: le Commerce & l'Agriculture y ont
gagné, & le Corps politique n'en a jamais souffert.

Le Gouvernement de la Chine n'a jamais adopté, depuis plus de quatre
mille ans qu'il est connu, que le Culte des _Noachides_, l'adoration
simple d'un seul Dieu: cependant il tolere les superstitions de _Fo_, &
une multitude de Bonzes qui serait dangereuse, si la sagesse des
Tribunaux ne les avait pas toujours contenus.

Il est vrai que le grand Empereur _Yont-Chin_, le plus sage & le plus
magnanime peut-être qu'ait eu la Chine, a chassé les Jésuites; mais ce
n'était pas parce qu'il était intolérant, c'était au contraire parce que
les Jésuites l'étaient. Ils rapportent eux-mêmes dans leurs Lettres
curieuses, les paroles que leur dit ce bon Prince: _Je sais que votre
Religion est intolérante; je sais ce que vous avez fait aux Manilles &
au Japon; vous avez trompé mon Pere, n'espérez pas me tromper de même_.
Qu'on lise tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le
plus sage & le plus clément des hommes. Pouvait-il en effet retenir des
Physiciens d'Europe, qui, sous prétexte de montrer des thermometres &
des éolipiles à la Cour, avaient soulevé déja un Prince du sang? &
qu'aurait dit cet Empereur, s'il avait lu nos Histoires, s'il avait
connu nos temps de la ligue, & de la conspiration des poudres?

C'en était assez pour lui d'être informé des querelles indécentes des
Jésuites, des Dominicains, des Capucins, des Prêtres séculiers envoyés
du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prêcher la vérité, & ils
s'anathématisaient les uns les autres. L'Empereur ne fit donc que
renvoyer des perturbateurs étrangers: mais avec quelle bonté les
renvoya-t-il? quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage,
& pour empêcher qu'on ne les insultât sur la route? Leur bannissement
même fut un exemple de tolérance & d'humanité.

Les Japonois[12] étaient les plus tolérants de tous les hommes, douze
Religions paisibles étaient établies dans leur Empire: les Jésuites
vinrent faire la treizieme; mais bientôt n'en voulant pas souffrir
d'autre, on sait ce qui en résulta; une guerre civile, non moins
affreuse que celles de la Ligue, désola ce Pays. La Religion Chrétienne
fut noyée enfin dans des flots de sang. Les Japonois fermerent leur
Empire au reste du monde, & ne nous regarderent que comme des bêtes
farouches, semblables à celles dont les Anglais ont purgé leur Isle.
C'est en vain que le Ministre _Colbert_, sentant le besoin que nous
avions des Japonois, qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'établir un
commerce avec leur Empire; il les trouva inflexibles.

  [12] Voyez _Kempfer_, & toutes les Relations du Japon.

Ainsi donc notre Continent entier nous prouve qu'il ne faut ni annoncer
ni exercer l'intolérance.

Jettez les yeux sur l'autre hémisphere, voyez la Caroline, dont le sage
_Loke_ fut le Législateur; tout pere de famille qui a sept personnes
seulement dans sa maison, peut y établir une Religion à son choix,
pourvu que ces sept personnes y concourent avec lui. Cette liberté n'a
fait naître aucun désordre. Dieu nous préserve de citer cet exemple pour
engager chaque maison à se faire un culte particulier: on ne le rapporte
que pour faire voir que l'excès le plus grand où puisse aller la
tolérance, n'a pas été suivi de la plus légere dissension.

Mais que dirons-nous de ces pacifiques _Primitifs_, que l'on a nommés
_Quakres_ par dérision, & qui, avec des usages peut-être ridicules, ont
été si vertueux, & ont enseigné inutilement la paix au reste des hommes?
Ils sont en Pensilvanie au nombre de cent mille; la discorde, la
controverse sont ignorées dans l'heureuse Patrie qu'ils se sont faite: &
le nom seul de leur Ville de Philadelphie, qui leur rappelle à tout
moment que les hommes sont freres, est l'exemple & la honte des Peuples
qui ne connaissent pas encore la tolérance.

Enfin cette tolérance n'a jamais excité de guerre civile; l'intolérance
a couvert la terre de carnage. Qu'on juge maintenant entre ces deux
rivales, entre la mere qui veut qu'on égorge son fils, & la mere qui le
cede pourvu qu'il vive.

Je ne parle ici que de l'intérêt des Nations; & en respectant, comme je
le dois, la Théologie, je n'envisage dans cet article que le bien
physique & moral de la Société. Je supplie tout Lecteur impartial de
peser ces vérités, de les rectifier & de les étendre. Des Lecteurs
attentifs, qui se communiquent leurs pensées, vont toujours plus loin
que l'Auteur.[13]

  [13] Mr. _de la Bourdonnaie_, Intendant de Rouen, dit que la
  Manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec & à Neufchâtel par la
  fuite des Réfugiés. Mr. _Foucaut_, Intendant de Caen, dit que le
  Commerce est tombé de moitié dans la Généralité. Mr. _De Maupeou_,
  Intendant de Poitiers, dit que la Manufacture de droguet est anéantie.
  Mr. _de Bezons_, Intendant de Bordeaux, se plaint que le Commerce de
  Clérac & de Nérac ne subsiste presque plus. Mr. _de Miroménil_,
  Intendant de Touraine, dit que le Commerce de Tours est diminué de dix
  millions par année; & tout cela par la persécution. Voyez les Mémoires
  des Intendants, en 1698. Comptez sur-tout le nombre des Officiers de
  terre & de mer, & de Matelots, qui ont été obligés d'aller servir
  contre la France, & souvent avec un funeste avantage: & voyez si
  l'Intolérance n'a pas causé quelque mal à l'Etat.

  On n'a pas ici la témérité de proposer des vues à des Ministres dont
  on connaît le génie & les grands sentiments, & dont le cœur est aussi
  noble que la naissance: ils verront assez que le rétablissement de la
  Marine demande quelque indulgence pour les Habitants de nos Côtes.



CHAPITRE V.

_Comment la Tolérance peut être admise._


J'ose supposer qu'un Ministre éclairé & magnanime, un Prélat humain &
sage, un Prince qui sait que son intérêt consiste dans le grand nombre
de ses Sujets, & sa gloire dans leur bonheur, daigne jetter les yeux sur
cet Ecrit informe & défectueux; il y supplée par ses propres lumieres;
il se dit à lui-même: Que risquerai-je à voir la terre cultivée & ornée
par plus de mains laborieuses, les tributs augmentés, l'Etat plus
florissant?

L'Allemagne serait un désert couvert des ossements des Catholiques,
Evangéliques, Réformés, Anabatistes, égorgés les uns par les autres, si
la paix de Westphalie n'avait pas procuré enfin la liberté de
conscience.

Nous avons des Juifs à Bordeaux, à Metz, en Alsace; nous avons des
Luthériens, des Molinistes, des Jansénistes; ne pouvons-nous pas
souffrir & contenir des Calvinistes à peu près aux mêmes conditions que
les Catholiques sont tolérés à Londres? Plus il y a de sectes, moins
chacune est dangereuse; la multiplicité les affaiblit; toutes sont
réprimées par de justes Loix, qui défendent les assemblées
tumultueuses, les injures, les séditions, & qui sont toujours en vigueur
par la force coactive.

Nous savons que plusieurs Chefs de famille, qui ont élevé de grandes
fortunes dans les Pays étrangers, sont prêts à retourner dans leur
Patrie; ils ne demandent que la protection de la Loi naturelle, la
validité de leurs mariages, la certitude de l'état de leurs enfants, le
droit d'hériter de leurs peres, la franchise de leurs personnes; point
de Temples publics, point de droit aux Charges municipales, aux
dignités: les Catholiques n'en ont ni à Londres, ni en plusieurs autres
Pays. Il ne s'agit plus de donner des privileges immenses, des places de
sûreté à une faction; mais de laisser vivre un Peuple paisible,
d'adoucir des Edits, autrefois peut-être nécessaires, & qui ne le sont
plus: ce n'est pas à nous d'indiquer au Ministere ce qu'il peut faire;
il suffit de l'implorer pour des infortunés.

Que de moyens de les rendre utiles, & d'empêcher qu'ils ne soient jamais
dangereux! La prudence du Ministere & du Conseil, appuyée de la force,
trouvera bien aisément ces moyens, que tant d'autres Nations employent
si heureusement.

Il y a des fanatiques encore dans la populace Calviniste; mais il est
constant qu'il y en a davantage dans la populace Convulsionnaire. La
lie des insensés de _St. Médard_ est comptée pour rien dans la Nation,
celle des Prophetes Calvinistes est anéantie. Le grand moyen de diminuer
le nombre des Maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie
de l'esprit au régime de la raison, qui éclaire lentement, mais
infailliblement les hommes. Cette raison est douce, elle est humaine,
elle inspire l'indulgence, elle étouffe la discorde, elle affermit la
vertu, elle rend aimable l'obéissance aux Loix, plus encore que la force
ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule attaché
aujourd'hui à l'enthousiasme par tous les honnêtes gens? Ce ridicule est
une puissante barriere contre les extravagances de tous les Sectaires.
Les temps passés sont comme s'ils n'avaient jamais été. Il faut toujours
partir du point où l'on est, & de celui où les Nations sont parvenues.

Il a été un temps où l'on se crut obligé de rendre des Arrêts contre
ceux qui enseignaient une Doctrine contraire aux Cathégories
d'_Aristote_, à l'horreur du vuide, aux quiddités, & à l'universel de la
part de la chose. Nous avons en Europe plus de cent volumes de
Jurisprudence sur la Sorcellerie, & sur la maniere de distinguer les
faux Sorciers des véritables. L'excommunication des sauterelles, & des
insectes nuisibles aux moissons, a été très-en usage, & subsiste encore
dans plusieurs Rituels; l'usage est passé, on laisse en paix _Aristote_,
les Sorciers & les sauterelles. Les exemples de ces graves démences,
autrefois si importantes, sont innombrables: il en revient d'autres de
temps en temps; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en est
rassassié, elles s'anéantissent. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui
d'être Carpocratien, ou Eutichéen, ou Monothélite, Monophisite,
Nestorien, Manichéen, &c. qu'arriverait-il? On en rirait comme d'un
homme habillé à l'antique avec une fraise & un pourpoint.

La Nation commençait à entr'ouvrir les yeux, lorsque les Jésuites _Le
Tellier_ & _Doucin_ fabriquerent la Bulle _Unigenitus_, qu'ils
envoyerent à Rome; ils crurent être encore dans ces temps d'ignorance,
où les Peuples adoptaient sans examen les Assertions les plus absurdes.
Ils oserent proscrire cette proposition, qui est d'une vérité
universelle dans tous les cas & dans tous les temps; _La crainte d'une
excommunication injuste ne doit point empêcher de faire son devoir_:
c'était proscrire la raison, les libertés de l'Eglise Gallicane, & le
fondement de la morale; c'était dire aux hommes, Dieu vous ordonne de ne
jamais faire votre devoir, dès que vous craindrez l'injustice. On n'a
jamais heurté le sens commun plus effrontément; les Consulteurs de Rome
n'y prirent pas garde. On persuada à la Cour de Rome que cette Bulle
était nécessaire, & que la Nation la desirait; elle fut signée, scellée
& envoyée, on en sait les suites: certainement si on les avait prévues,
on aurait mitigé la Bulle. Les querelles ont été vives, la prudence & la
bonté du Roi les a enfin appaisées.

Il en est de même dans une grande partie des points qui divisent les
Protestants & nous; il y en a quelques-uns qui ne sont d'aucune
conséquence, il y en a d'autres plus graves, mais sur lesquels la fureur
de la dispute est tellement amortie, que les Protestants eux-mêmes ne
prêchent aujourd'hui la controverse en aucune de leurs Eglises.

C'est donc ce temps de dégoût, de satiété, ou plutôt de raison, qu'on
peut saisir comme une époque & un gage de la tranquillité publique. La
controverse est une maladie épidémique qui est sur sa fin, & cette
peste, dont on est guéri, ne demande plus qu'un régime doux. Enfin
l'intérêt de l'Etat est que des fils expatriés reviennent avec modestie
dans la maison de leur pere; l'humanité le demande, la raison le
conseille, & la politique ne peut s'en effrayer.



CHAPITRE VI.

_Si l'Intolérance est de droit naturel & de droit humain._


Le droit naturel est celui que la nature indique à tous les hommes. Vous
avez élevé votre enfant, il vous doit du respect comme à son pere, de la
reconnaissance comme à son bienfaicteur. Vous avez droit aux productions
de la terre que vous avez cultivée par vos mains, vous avez donné & reçu
une promesse, elle doit être tenue.

Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que sur ce droit de
nature; & le grand principe, le principe universel de l'un & de l'autre,
est dans toute la terre: _Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te
fît_. Or, on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait
dire à un autre: _Crois ce que je crois & ce que tu ne peux croire, ou
tu périras_: c'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se
contente à présent dans quelques autres Pays de dire: _Crois, ou je
t'abhorre; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai; monstre, tu
n'as pas ma Religion, tu n'as donc point de Religion; il faut que tu
sois en horreur à tes voisins, à ta Ville, à ta Province_.

S'il était de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le
Japonois détestât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois;
celui-ci poursuivrait les Gangarides, qui tomberaient sur les Habitants
de l'Indus; un Mogol arracherait le cœur au premier Malabare qu'il
trouverait; le Malabare pourrait égorger le Persan, qui pourrait
massacrer le Turc; & tous ensemble se jetteraient sur les Chrétiens, qui
se sont si long-temps dévorés les uns les autres.

Le droit de l'Intolérance est donc absurde & barbare; c'est le droit des
tigres; & il est bien plus horrible: car les tigres ne déchirent que
pour manger, & nous nous sommes exterminés pour des paragraphes.



CHAPITRE VII.

_Si l'Intolérance a été connue des Grecs._


Les Peuples, dont l'Histoire nous a donné quelques faibles
connaissances, ont tous regardé leurs différentes Religions comme des
nœuds qui les unissaient tous ensemble; c'était une association du
Genre-humain. Il y avait une espece de droit d'hospitalité entre les
Dieux comme entre les hommes. Un Etranger arrivait-il dans une Ville,
il commençait par adorer les Dieux du Pays; on ne manquait jamais de
vénérer les Dieux mêmes de ses ennemis. Les Troyens adressaient des
prieres aux Dieux qui combattaient pour les Grecs.

_Alexandre_ alla consulter, dans les Déserts de la Libie, le Dieu
_Ammon_, auquel les Grecs donnerent le nom de _Zeus_ & les Latins de
_Jupiter_, quoique les uns & les autres eussent leur _Jupiter_ & leur
_Zeus_ chez eux. Lorsqu'on assiégeait une Ville, on faisait un sacrifice
& des prieres aux Dieux de la Ville, pour se les rendre favorables.
Ainsi, au milieu même de la guerre, la Religion réunissait les hommes, &
adoucissait quelquefois leurs fureurs, si quelquefois elle leur
commandait des actions inhumaines & horribles.

Je peux me tromper; mais il me paraît que de tous les anciens Peuples
policés, aucun n'a gêné la liberté de penser. Tous avaient une Religion;
mais il me semble qu'ils en usaient avec les hommes comme avec leurs
Dieux; ils reconnaissaient tous un Dieu suprême, mais ils lui
associaient une quantité prodigieuse de Divinités inférieures; ils
n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient une foule de systêmes
particuliers.

Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu'ils fussent, trouvaient bon
que les Epicuriens niassent la Providence & l'existence de l'ame. Je ne
parle pas des autres Sectes, qui toutes blessaient les idées saines
qu'on doit avoir de l'Etre créateur, & qui toutes étaient tolérées.

_Socrate_ qui approcha le plus près de la connaissance du Créateur, en
porta, dit-on, la peine, & mourut martyr de la Divinité; c'est le seul
que les Grecs ayent fait mourir pour ses opinions. Si ce fut en effet la
cause de sa condamnation, cela n'est pas à l'honneur de l'Intolérance,
puisqu'on ne punit que celui qui seul rendit gloire à Dieu, & qu'on
honora tous ceux qui donnaient de la Divinité les notions les plus
indignes. Les ennemis de la tolérance ne doivent pas, à mon avis, se
prévaloir de l'exemple odieux des Juges de _Socrate_.

Il est évident d'ailleurs, qu'il fut la victime d'un parti furieux animé
contre lui. Il s'était fait des ennemis irréconciliables des Sophistes,
des Orateurs, des Poëtes, qui enseignaient dans les Ecoles, & même de
tous les Précepteurs qui avaient soin des enfants de distinction. Il
avoue lui-même dans son Discours rapporté par _Platon_, qu'il allait de
maison en maison prouver à ces Précepteurs qu'ils n'étaient que des
ignorants: cette conduite n'était pas digne de celui qu'un Oracle avait
déclaré le plus sage des hommes. On déchaîna contre lui un Prêtre, & un
Conseiller des cinq cents, qui l'accuserent; j'avoue que je ne sais pas
précisément de quoi, je ne vois que du vague dans son apologie; on lui
fait dire en général, qu'on lui imputait d'inspirer aux jeunes gens des
maximes contre la Religion & le Gouvernement. C'est ainsi qu'en usent
tous les jours les calomniateurs dans le monde: mais il faut dans un
Tribunal des faits avérés, des chefs d'accusation précis &
circonstanciés; c'est ce que le procès de _Socrate_ ne nous fournit
point: nous savons seulement qu'il eut d'abord deux cents vingt voix
pour lui. Le Tribunal des cinq cents possédait donc deux cents vingt
Philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on les trouvât ailleurs. Enfin,
la pluralité fut pour la ciguë; mais aussi, songeons que les Athéniens,
revenus à eux-mêmes, eurent les accusateurs & les Juges en horreur; que
_Melitus_, le principal auteur de cet Arrêt, fut condamné à mort pour
cette injustice; que les autres furent bannis, & qu'on éleva un Temple à
_Socrate_. Jamais la Philosophie ne fut si bien vengée, ni tant honorée.
L'exemple de _Socrate_ est au fond le plus terrible argument qu'on
puisse alléguer contre l'intolérance. Les Athéniens avaient un Autel
dédié aux Dieux étrangers, aux Dieux qu'ils ne pouvaient connaître. Y
a-t-il une plus forte preuve, non-seulement d'indulgence pour toutes les
Nations, mais encore de respect pour leurs cultes?

Un honnête homme qui n'est ennemi ni de la raison, ni de la littérature,
ni de la probité, ni de la patrie, en justifiant depuis peu la
_Saint-Barthelemi_, cite la guerre des Phocéens, nommée _la guerre
sacrée_, comme si cette guerre avait été allumée pour le culte, pour le
dogme, pour des arguments de Théologie; il s'agissait de savoir à qui
appartiendrait un champ: c'est le sujet de toutes les guerres. Des
gerbes de bled ne sont pas un symbole de créance; jamais aucune Ville
Grecque ne combattit pour des opinions. D'ailleurs que prétend cet homme
modeste & doux? veut-il que nous fassions une guerre sacrée?



CHAPITRE VIII.

_Si les Romains ont été tolérants._


Chez les anciens Romains, depuis _Romulus_ jusqu'aux temps où les
Chrétiens disputerent avec les Prêtres de l'Empire, vous ne voyez pas un
seul homme persécuté pour ses sentiments. _Cicéron_ douta de tout;
_Lucrece_ nia tout; & on ne leur en fit pas le plus léger reproche: la
licence même alla si loin, que _Pline_ le Naturaliste commence son Livre
par nier un Dieu, & par dire que s'il en est un, c'est le Soleil.
_Cicéron_ dit, en parlant des Enfers: _Non est anus tam excors quæ
credat_: «Il n'y a pas même de vieille assez imbécille pour les croire.»
_Juvenal_ dit: _Nec pueri credunt_: «Les enfants n'en croyent rien.» On
chantait sur le Théâtre de Rome: _Post mortem nihil est, ipsaque mors
nihil_: «Rien n'est après la mort, la mort même n'est rien.» Abhorrons
ces maximes, &, tout au plus, pardonnons-les à un Peuple que les
Evangiles n'éclairaient pas; elles sont fausses, elles sont impies; mais
concluons que les Romains étaient très-tolérants, puisqu'elles
n'exciterent jamais le moindre murmure.

Le grand principe du Sénat & du Peuple Romain était: _Deorum offensa
diis curæ_; «C'est aux Dieux seuls à se soucier des offenses faites aux
Dieux.» Ce Peuple Roi ne songeait qu'à conquérir, à gouverner, & à
policer l'Univers. Ils ont été nos Législateurs comme nos vainqueurs; &
jamais _César_, qui nous donna des fers, des loix & des jeux, ne voulut
nous forcer à quitter nos Druides pour lui, tout grand Pontife qu'il
était d'une Nation notre Souveraine.

Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas à
tous la sanction publique, mais ils les permirent tous. Ils n'eurent
aucun objet matériel de culte sous _Numa_, point de simulacres, point
de statues; bientôt ils en éleverent aux Dieux _Majorum Gentium_, que
les Grecs leur firent connaître. La Loi des douze Tables, _Deos
peregrinos ne colunto_, se réduisit à n'accorder le culte public qu'aux
Divinités supérieures ou inférieures approuvées par le Sénat. _Isis_ eut
un Temple dans Rome, jusqu'au temps où _Tibere_ le démolit, lorsque les
Prêtres de ce Temple, corrompus par l'argent de _Mundus_, le firent
coucher dans le Temple sous le nom du Dieu _Anubis_, avec une femme
nommée _Pauline_. Il est vrai que _Joseph_ est le seul qui rapporte
cette histoire; il n'était pas contemporain, il était crédule &
exagérateur. Il y a peu d'apparence que dans un temps aussi éclairé que
celui de _Tibere_, une Dame de la premiere condition eût été assez
imbécille pour croire avoir les faveurs du Dieu _Anubis_.

Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain que la
superstition Egyptienne avait élevé un Temple à Rome avec le
consentement public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de la guerre
Punique; ils y avaient des Synagogues du temps d'_Auguste_, & ils les
conserverent presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un
plus grand exemple que la tolérance était regardée par les Romains comme
la loi la plus sacrée du droit des gens?

  [Chap. 21. & 22.]

On nous dit qu'aussi-tôt que les Chrétiens parurent, ils furent
persécutés par ces mêmes Romains qui ne persécutaient personne. Il me
paraît évident que ce fait est très-faux; je n'en veux pour preuve que
_St. Paul_ lui-même. Les Actes des Apôtres nous apprennent que _St.
Paul_ étant accusé par les Juifs de vouloir détruire la Loi Mosaïque par
JESUS-CHRIST, _St. Jacques_ proposa à _St. Paul_ de se faire raser la
tête, & d'aller se purifier dans le Temple avec quatre Juifs, _afin que
tout le monde sache que tout ce que l'on dit de vous est faux, & que
vous continuez à garder la Loi de Moïse_.

  [Actes des Apôtres, Chap. 25.]

_Paul_, Chrétien, alla donc s'acquitter de toutes les cérémonies
Judaïques pendant sept jours; mais les sept jours n'étaient pas encore
écoulés, quand des Juifs d'_Asie_ le reconnurent; & voyant qu'il était
entré dans le Temple, non-seulement avec des Juifs, mais avec des
Gentils, ils crierent à la profanation: on le saisit, on le mena devant
le Gouverneur _Félix_, & ensuite on s'adressa au Tribunal de _Festus_.
Les Juifs en foule demanderent sa mort; _Festus_ leur répondit: _Ce
n'est point la coutume des Romains de condamner un homme avant que
l'accusé ait ses accusateurs devant lui, & qu'on lui ait donné la
liberté de se défendre._

  [Act. des Ap. Ch. 26. v. 34.]

Ces paroles sont d'autant plus remarquables dans ce Magistrat Romain,
qu'il paraît n'avoir eu nulle considération pour _St. Paul_, n'avoir
senti pour lui que du mépris; trompé par les fausses lumieres de sa
raison, il le prit pour un fou; il lui dit à lui-même qu'il était en
démence, _multæ te litteræ ad insaniam convertunt_. _Festus_ n'écouta
donc que l'équité de la Loi Romaine, en donnant sa protection à un
inconnu qu'il ne pouvait estimer.

Voilà le St. Esprit lui-même qui déclare que les Romains n'étaient pas
persécuteurs, & qu'ils étaient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se
souleverent contre _St. Paul_, ce furent les Juifs. _St. Jacques_, frere
de JESUS, fut lapidé par l'ordre d'un Juif Saducéen, & non d'un Romain:
les Juifs seuls lapiderent _St. Etienne_;[14] & lorsque _St. Paul_
gardait les manteaux des exécuteurs, certes il n'agissait pas en Citoyen
Romain.

  [14] Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive depuis
  qu'_Archelaüs_ avait été relégué chez les Allobroges, & que la Judée
  était gouvernée en Province de l'Empire; cependant les Romains
  fermaient souvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du
  zele, c'est-à-dire, quand, dans une émeute subite, ils lapidaient par
  zele celui qu'ils croyaient avoir blasphémé.

Les premiers Chrétiens n'avaient rien sans doute à démêler avec les
Romains; ils n'avaient d'ennemis que les Juifs dont ils commençaient à
se séparer. On sait quelle haine implacable portent tous les Sectaires
à ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte dans
les Synagogues de Rome. _Suétone_ dit, dans la Vie de Claude, _Judæos
impulsore Christo assiduè tumultuantes Roma expulit_. Il se trompait, en
disant que c'était à l'instigation de CHRIST: il ne pouvait pas être
instruit des détails d'un Peuple aussi méprisé à Rome que l'était le
Peuple Juif, mais il ne se trompait pas sur l'occasion de ces querelles.
_Suétone_ écrivait sous _Adrien_, dans le second siecle; les Chrétiens
n'étaient pas alors distingués des Juifs aux yeux des Romains. Le
passage de _Suétone_ fait voir que les Romains, loin d'opprimer les
premiers Chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les persécutaient.
Ils voulaient que la Synagogue de Rome eût pour ses freres séparés la
même indulgence que le Sénat avait pour elle; & les Juifs chassés
revinrent bientôt après; ils parvinrent même aux honneurs malgré les
Loix qui les en excluaient: c'est _Dion Cassius_ & _Ulpien_ qui nous
l'apprennent.[15] Est-il possible qu'après la ruine de Jérusalem les
Empereurs eussent prodigué des dignités aux Juifs, & qu'ils eussent
persécuté, livré aux bourreaux & aux bêtes, des Chrétiens qu'on
regardait comme une secte de Juifs!

  [15] Ulpianus l.... tit. II. _Eis qui Judaïcam superstitionem
  sequuntur honores adipisci permiserunt, &c._

_Néron_, dit-on, les persécuta. _Tacite_ nous apprend qu'ils furent
accusés de l'incendie de Rome, & qu'on les abandonna à la fureur du
Peuple. S'agissait-il de leur créance dans une telle accusation? Non
sans doute. Dirons-nous que les Chinois, que les Hollandais égorgerent,
il y a quelques années, dans les Fauxbourgs de Batavia, furent immolés à
la Religion? Quelque envie qu'on ait de se tromper, il est impossible
d'attribuer à l'intolérance le désastre arrivé sous _Néron_ à quelques
malheureux demi-Juifs & demi-Chrétiens.[16]

  [16] Tacite dit: _Quos per flagitia invisos vulgus Christianos
  appellabat_.

  Il est bien difficile que le nom de Chrétien fût déja connu à Rome;
  _Tacite_ écrivait sous _Vespasien_ & sous _Domitien_; il parlait des
  Chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces
  mots, _odio humani generis convicti_, pourraient bien signifier, dans
  le style de _Tacite_, _convaincus d'être haïs du Genre-humain_, autant
  que _convaincus de haïr le Genre-humain_.

  En effet que faisoient à Rome ces premiers Missionnaires? Ils
  tâchaient de gagner quelques ames; ils leur enseignaient la morale la
  plus pure; ils ne s'élevaient contre aucune puissance; l'humilité de
  leur cœur était extrême, comme celle de leur état & de leur
  situation; à peine étaient-ils connus, à peine étaient-ils séparés des
  autres Juifs: comment le Genre-humain, qui les ignorait, pouvait-il
  les haïr? & comment pouvaient-ils être convaincus de détester le
  Genre-humain?

  Lorsque Londres brûla, on en accusa les Catholiques; mais c'était
  après des guerres de Religion, c'était après la conspiration des
  poudres, dont plusieurs Catholiques, indignes de l'être, avaient été
  convaincus.

  Les premiers Chrétiens du temps de _Néron_ ne se trouvaient pas
  assurément dans les mêmes termes. Il est très-difficile de percer dans
  les ténebres de l'Histoire; _Tacite_ n'apporte aucune raison du
  soupçon qu'on eut que _Néron_ lui-même eût voulu mettre Rome en
  cendres; on aurait été bien mieux fondé de soupçonner _Charles II_
  d'avoir brûlé Londres: le sang du Roi son Pere, exécuté sur un
  échafaud aux yeux du Peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins
  servir d'excuse à _Charles II_. Mais _Néron_ n'avait ni excuse, ni
  prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout Pays
  le partage du Peuple; nous en avons entendu de nos jours d'aussi
  folles & d'aussi injustes.

  _Tacite_, qui connaît si bien le naturel des Princes, devait connaître
  aussi celui du Peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions
  violentes & passageres, incapable de rien voir, & capable de tout
  dire, de tout croire, & de tout oublier.

  _Philon_ dit que _Séjan les persécuta sous Tibere; mais qu'après la
  mort de Séjan, l'Empereur les rétablit dans tous leurs droits_. Ils
  avaient celui des Citoyens Romains, tout méprisés qu'ils étaient des
  Citoyens Romains; ils avaient part aux distributions de bled, & même,
  lorsque la distribution se faisait un jour de Sabath, on remettait la
  leur à un autre jour: c'était probablement en considération des sommes
  d'argent qu'ils avaient données à l'Etat; car en tout Pays ils ont
  acheté la Tolérance, & se sont dédommagés bien vîte de ce qu'elle
  avait coûté.

  Ce passage de _Philon_ explique parfaitement celui de _Tacite_, qui
  dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, & que
  si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte
  légere, _vile damnum_.

  J'ajouterai à cette remarque, que _Philon_ regarde _Tibere_ comme un
  Prince sage & juste. Je crois bien qu'il n'était juste qu'autant que
  cette justice s'accordait avec ses intérêts; mais le bien que _Philon_
  en dit, me fait un peu douter des horreurs que _Tacite_ & _Suétone_
  lui reprochent. Il ne me paraît point vraisemblable qu'un Vieillard
  infirme de soixante & dix ans, se soit retiré dans l'Isle de Caprée
  pour s'y livrer à des débauches recherchées qui sont à peine dans la
  nature, & qui étaient même inconnues à la jeunesse de Rome la plus
  effrénée: ni _Tacite_, ni _Suétone_ n'avaient connu cet Empereur; ils
  recueillaient avec plaisir des bruits populaires; _Octave_, _Tibere_,
  & leurs Successeurs avaient été odieux, parce qu'ils régnaient sur un
  Peuple qui devait être libre: les Historiens se plaisaient à les
  diffamer, & on croyait ces Historiens sur leur parole, parce qu'alors
  on manquait de Mémoires, de Journaux du temps, de Documents: aussi les
  Historiens ne citent personne; on ne pouvait les contredire; ils
  diffamaient qui ils voulaient, & décidaient à leur gré du jugement de
  la postérité. C'est au Lecteur sage de voir jusqu'à quel point on doit
  se défier de la véracité des Historiens, quelle créance on doit avoir
  pour les faits publics attestés par des Auteurs graves, nés dans une
  Nation éclairée; & quelles bornes on doit mettre à sa crédulité sur
  des Anecdotes que ces mêmes Auteurs rapportent sans aucune preuve.



CHAPITRE IX.

_Des Martyrs._


Il y eut dans la suite des Martyrs Chrétiens: il est bien difficile de
savoir précisément pour quelles raisons ces Martyrs furent condamnés;
mais j'ose croire qu'aucun ne le fut sous les premiers _Césars_, pour sa
seule Religion; on les tolérait toutes; comment aurait-on pu rechercher
& poursuivre des hommes obscurs, qui avaient un culte particulier, dans
le temps qu'on permettait tous les autres?

Les _Titus_, les _Trajans_, les _Antonins_, les _Decius_ n'étaient pas
des barbares: peut-on imaginer qu'ils auraient privé les seuls Chrétiens
d'une liberté dont jouissait toute la terre? Les aurait-on seulement osé
accuser d'avoir des mysteres secrets, tandis que les mysteres d'_Isis_,
ceux de _Mitras_, ceux de la Déesse de Syrie, tous étrangers au culte
Romain, étaient permis sans contradiction? Il faut bien que la
persécution ait eu d'autres causes, & que les haines particulieres,
soutenues par la raison d'Etat, ayent répandu le sang des Chrétiens.

Par exemple, lorsque _St. Laurent_ refuse au Préfet de Rome, _Cornelius
Secularis_, l'argent des Chrétiens qu'il avait en sa garde, il est
naturel que le Préfet & l'Empereur soient irrités; ils ne savaient pas
que _St. Laurent_ avait distribué cet argent aux pauvres, & qu'il avait
fait une œuvre charitable & sainte, ils le regarderent comme un
réfractaire, & le firent périr.[17]

  [17] Nous respectons assurément tout ce que l'Eglise rend respectable;
  nous invoquons les Sts. Martyrs; mais en révérant _St. Laurent_, ne
  peut-on pas douter que _St. Sixte_ lui ait dit: _Vous me suivrez dans
  trois jours_; que dans ce court intervalle le Préfet de Rome lui ait
  fait demander l'argent des Chrétiens; que le Diacre _Laurent_ ait eu
  le temps de faire assembler tous les pauvres de la Ville, qu'il ait
  marché devant le Préfet pour le mener à l'endroit où étaient ces
  pauvres, qu'on lui ait fait son procès, qu'il ait subi la question,
  que le Préfet ait commandé à un Forgeron un gril assez grand pour y
  rôtir un homme, que le premier Magistrat de Rome ait assisté lui-même
  à cet étrange supplice; que _St. Laurent_ sur ce gril, ait dit: «Je
  suis assez cuit d'un côté, fais-moi retourner de l'autre, si tu veux
  me manger?» Ce gril n'est guères dans le génie des Romains; & comment
  se peut-il faire qu'aucun Auteur Païen n'ait parlé d'aucune de ces
  aventures?

Considérons le martyre de _St. Polyeucte_. Le condamna-t-on pour sa
Religion seule? Il va dans le Temple, où l'on rend aux Dieux des actions
de graces pour la victoire de l'Empereur _Decius_; il y insulte les
Sacrificateurs, il renverse & brise les Autels & les Statues: quel est
le Pays au monde où l'on pardonnerait un pareil attentat? Le Chrétien
qui déchira publiquement l'Edit de l'Empereur _Dioclétien_, & qui attira
sur ses freres la grande persécution, dans les deux dernieres années du
regne de ce Prince, n'avait pas un zele selon la science; & il était
bien malheureux d'être la cause du désastre de son parti. Ce zele
inconsidéré qui éclata souvent, & qui fut même condamné par plusieurs
Peres de l'Eglise, a été probablement la source de toutes les
persécutions.

Je ne compare point, sans doute, les premiers Sacramentaires aux
premiers Chrétiens; je ne mets point l'erreur à côté de la vérité: mais
_Farel_, prédécesseur de _Jean Calvin_, fit dans Arles la même chose que
_St. Polyeucte_ avait fait en Arménie. On portait dans les rues la
Statue de _St. Antoine_ l'Hermite en procession; _Farel_ tombe avec
quelques-uns des siens sur les Moines qui portaient _St. Antoine_, les
bat, les disperse, & jette _St. Antoine_ dans la riviere. Il méritait la
mort qu'il ne reçut pas, parce qu'il eut le temps de s'enfuir. S'il
s'était contenté de crier à ces Moines, qu'il ne croyait pas qu'un
corbeau eût apporté la moitié d'un pain à _St. Antoine_ l'Hermite, ni
que _St. Antoine_ eût eu des conversations avec des Centaures & des
Satyres, il aurait mérité une forte réprimande, parce qu'il troublait
l'ordre; mais si le soir, après la procession, il avait examiné
paisiblement l'histoire du corbeau, des Centaures & des Satyres, on
n'aurait rien eu à lui reprocher.

Quoi! les Romains auraient souffert que l'infame _Antinoüs_ fût mis au
rang des seconds Dieux, & ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous
ceux auxquels on n'aurait reproché que d'avoir paisiblement adoré un
juste! Quoi! ils auraient reconnu un Dieu suprême[18], un Dieu
Souverain, maître de tous les Dieux secondaires, attesté par cette
formule, _Deus optimus maximus_, & ils auraient recherché ceux qui
adoraient un Dieu unique!

  [18] Il n'y a qu'à ouvrir _Virgile_ pour voir que les Romains
  reconnaissaient un Dieu suprême, Souverain de tous les êtres célestes.

        _O! quis res hominumque Deumque
    Æternis regis imperiis, & fulmine terres,
    O Pater, ô hominum divûmque æterna potestas, &c._

  _Horace_ s'exprime bien plus fortement:

     _Undè nil majus generatur ipso,
     Nec viget quidquam simile, aut secundum._

  On ne chantait autre chose que l'unité de Dieu dans les mysteres
  auxquels presque tous les Romains étaient initiés. Voyez la belle
  Hymne d'_Orphée_; lisez la Lettre de _Maxime de Madaure_ à _St.
  Augustin_ dans laquelle il dit, qu'_il n'y a que des imbécilles qui
  puissent ne pas reconnaître un Dieu Souverain_. _Longinien_, étant
  Païen, écrit au même _St. Augustin_, que _Dieu est unique,
  incompréhensible, ineffable_. _Lactance_ lui-même, qu'on ne peut
  accuser d'être trop indulgent, avoue dans son Livre V, que _les
  Romains soumettent tous les Dieux au Dieu suprême: Illos subjicit &
  mancipat Deo_. _Tertullien_ même, dans son Apologétique, avoue que
  tout l'Empire reconnaissait un Dieu maître du monde, dont la puissance
  & la majesté sont infinies. _Principem mundi perfectæ potentiæ, &
  majestatis._ Ouvrez sur-tout _Platon_, le maître de Cicéron dans la
  Philosophie, vous y verrez qu'_il n'y a qu'un Dieu_, qu'_il faut
  l'adorer, l'aimer, travailler à lui ressembler par la sainteté & par
  la justice_. _Epictete_ dans les fers, _Marc-Antonin_ sur le Trône,
  disent la même chose en cent endroits.

Il n'est pas croyable que jamais il y eût une Inquisition contre les
Chrétiens sous les Empereurs, c'est-à-dire, qu'on soit venu chez eux les
interroger sur leur créance. On ne troubla jamais sur cet article ni
Juif, ni Syrien, ni Egyptien, ni Bardes, ni Druides, ni Philosophes. Les
Martyrs furent donc ceux qui s'éleverent contre les faux Dieux. C'était
une chose très-sage, très-pieuse de n'y pas croire; mais enfin, si, non
contents d'adorer un Dieu en esprit & en vérité, ils éclaterent
violemment contre le culte reçu, quelque absurde qu'il pût être, on est
forcé d'avouer qu'eux-mêmes étaient intolérants.

  [Chap. 39.]

  [Chap. 35.]

_Tertullien_, dans son Apologétique, avoue qu'on regardait les Chrétiens
comme des factieux; l'accusation était injuste, mais elle prouvait que
ce n'était pas la Religion seule des Chrétiens qui excitait le zele des
Magistrats. Il avoue que les Chrétiens refusaient d'orner leurs portes
de branches de laurier dans les réjouissances publiques pour les
victoires des Empereurs: on pouvait aisément prendre cette affectation
condamnable pour un crime de leze-Majesté.

  [Chap. 3.]

La premiere sévérité juridique exercée contre les Chrétiens, fut celle
de _Domitien_; mais elle se borna à un exil qui ne dura pas une année:
_Facile cœptum repressit restitutis quos ipse relegaverat_, dit
_Tertullien_. _Lactance_, dont le style est si emporté, convient que
depuis _Domitien_ jusqu'à _Decius_ l'Eglise fut tranquille &
florissante. Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet
exécrable animal _Decius_ opprima l'Eglise: _post multos annos extitit
execrabile animal Decius, qui vexaret Ecclesiam_.

On ne veut point discuter ici le sentiment du savant _Dodwel_, sur le
petit nombre des Martyrs; mais si les Romains avaient tant persécuté la
Religion Chrétienne, si le Sénat avait fait mourir tant d'innocents par
des supplices inusités, s'ils avaient plongé des Chrétiens dans l'huile
bouillante, s'ils avaient exposé des filles toutes nues aux bêtes dans
le Cirque, comment auraient-ils laissé en paix tous les premiers Evêques
de Rome? _St. Irenée_ ne compte pour Martyr, parmi ces Evêques, que le
seul _Télesphore_, dans l'an 139 de l'Ere vulgaire; & on n'a aucune
preuve que ce _Télesphore_ ait été mis à mort. _Zéphirin_ gouverna le
troupeau de Rome pendant dix-huit années, & mourut paisiblement l'an
219. Il est vrai que dans les anciens Martyrologes, on place presque
tous les premiers Papes; mais le mot de _martyr_ n'était pris alors que
suivant sa véritable signification: _martyre_ voulait dire _témoignage_,
& non pas _supplice_.

Il est difficile d'accorder cette fureur de persécution avec la liberté
qu'eurent les Chrétiens d'assembler cinquante-six Conciles, que les
Ecrivains Ecclésiastiques comptent dans les trois premiers siecles.

Il y eut des persécutions; mais si elles avaient été aussi violentes
qu'on le dit, il est vraisemblable que _Tertullien_, qui écrivit avec
tant de force contre le culte reçu, ne serait pas mort dans son lit. On
sait bien que les Empereurs ne lurent pas son Apologétique; qu'un Ecrit
obscur, composé en Afrique, ne parvient pas à ceux qui sont chargés du
gouvernement du monde: mais il devait être connu de ceux qui
approchaient le Proconsul d'Afrique; il devait attirer beaucoup de haine
à l'Auteur; cependant il ne souffrit point le martyre.

_Origene_ enseigna publiquement dans Alexandrie, & ne fut point mis à
mort. Ce même _Origene_, qui parlait avec tant de liberté aux Païens &
aux Chrétiens, qui annonçait JESUS aux uns, qui niait un Dieu en trois
Personnes aux autres, avoue expressément dans son troisieme Livre
contre _Celse_, qu'_il y a eu très-peu de Martyrs, & encore de loin à
loin_; _cependant_, dit-il, _les Chrétiens ne négligent rien pour faire
embrasser leur Religion par tout le monde; ils courent dans les Villes,
dans les Bourgs, dans les Villages_.

Il est certain que ces courses continuelles pouvaient être aisément
accusées de sédition par les Prêtres ennemis, & pourtant ces missions
sont tolérées malgré le Peuple Egyptien, toujours turbulent, séditieux &
lâche; Peuple qui avait déchiré un Romain pour avoir tué un chat; Peuple
en tout temps méprisable, quoi qu'en disent les admirateurs des
pyramides.[19]

  [19] Cette assertion doit être prouvée. Il faut convenir que depuis
  que l'Histoire a succédé à la Fable, on ne voit dans les Egyptiens
  qu'un Peuple aussi lâche que superstitieux. _Cambyse_ s'empare de
  l'Egypte par une seule bataille: _Alexandre_ y donne des Loix sans
  essuyer un seul combat, sans qu'aucune Ville ose attendre un siege:
  les _Ptolomées_ s'en emparent sans coup férir; _César_ & _Auguste_ la
  subjuguent aussi aisément. _Omar_ prend toute l'Egypte en une seule
  campagne; les Mammelucs, Peuples de la Colchide & des environs du Mont
  Caucase, en sont les maîtres après _Omar_; ce sont eux, & non les
  Egyptiens, qui défont l'armée de _St. Louis_, & qui prennent ce Roi
  prisonnier. Enfin, les Mammelucs étant devenus Egyptiens,
  c'est-à-dire, mous, lâches, inappliqués, volages, comme les Habitants
  naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de
  _Selim I_, qui fait pendre leur Soudan, & qui laisse cette Province
  annexée à l'Empire des Turcs, jusqu'à ce que d'autres barbares s'en
  emparent un jour.

  _Hérodote_ rapporte que dans les temps fabuleux, un Roi Egyptien,
  nommé _Sésostris_, sortit de son Pays dans le dessein formel de
  conquérir l'Univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que
  de _Pycrocole_ ou de _Don-Quichote_; & sans compter que le nom de
  _Sésostris_ n'est point Egyptien, on peut mettre cet événement, ainsi
  que tous les faits antérieurs, au rang des _mille & une nuits_. Rien
  n'est plus commun chez les Peuples conquis, que de débiter des fables
  sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains Pays, certaines
  misérables familles se font descendre d'antiques Souverains. Les
  Prêtres d'Egypte conterent à _Hérodote_ que ce Roi, qu'il appelle
  _Sésostris_, était allé subjuguer la Colchide; c'est comme si on
  disait qu'un Roi de France partit de la Tourraine pour aller subjuguer
  la Norvege.

  On a beau répéter tous ces contes dans mille & mille volumes, ils n'en
  sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les
  Habitants robustes & féroces du Caucase, les Colchidiens, & les autres
  Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, pénétrerent jusqu'en
  Egypte: & si les Prêtres de Colchos rapporterent ensuite chez eux la
  mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils ayent été
  subjugués par les Egyptiens. _Diodore_ de Sicile rapporte que tous les
  Rois vaincus par _Sésostris_ venaient tous les ans du fond de leurs
  Royaumes lui apporter leurs tributs, & que _Sésostris_ se servait
  d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son
  char pour aller au Temple. Ces histoires de _Gargantua_ sont tous les
  jours fidélement copiées. Assurément ces Rois étaient bien bons de
  venir de si loin servir ainsi de chevaux.

  Quant aux pyramides, & aux autres antiquités, elles ne prouvent autre
  chose que l'orgueil & le mauvais goût des Princes d'Egypte, &
  l'esclavage d'un Peuple imbécille, employant ses bras, qui étaient son
  seul bien, à satisfaire la grossiere ostentation de ses Maîtres. Le
  gouvernement de ce Peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si
  fort, paraît absurde & tyrannique: on prétend que toutes les Terres
  appartenaient à leurs Monarques. C'était bien à de pareils esclaves à
  conquérir le monde!

  Cette profonde science des Prêtres Egyptiens est encore un des plus
  énormes ridicules de l'Histoire ancienne, c'est-à-dire, de la Fable.
  Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le
  Soleil s'était levé deux fois au couchant, & couché deux fois au
  levant, en recommençant son cours, étaient sans doute bien au-dessous
  de l'Auteur de l'Almanach de Liege. La Religion de ces Prêtres qui
  gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des Peuples les
  plus sauvages de l'Amérique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles,
  des singes, des chats, des oignons; & il n'y a peut-être aujourd'hui
  dans toute la terre que le culte du grand _Lama_ qui soit aussi
  absurde.

  Leurs Arts ne valent guères mieux que leur Religion; il n'y a pas une
  seule ancienne statue Egyptienne qui soit supportable, & tout ce
  qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie sous les _Ptolomées_ &
  sous les _Césars_, par des Artistes de Grece: ils ont eu besoin d'un
  Grec pour apprendre la Géométrie.

  L'illustre _Bossuet_ s'extasie sur le mérite Egyptien, dans son
  _Discours sur l'Histoire universelle_, adressé au fils de _Louis XIV_.
  Il peut éblouir un jeune Prince, mais il contente bien peu les
  Savants; c'est une très-éloquente déclamation, mais un Historien doit
  être plus Philosophe qu'Orateur. Au reste, on ne donne cette réflexion
  sur les Egyptiens que comme une conjecture: quel autre nom peut-on
  donner à tout ce qu'on dit de l'Antiquité?

Qui devait plus soulever contre lui les Prêtres & le Gouvernement que
_St. Grégoire Taumaturge_, disciple d'_Origene_? _Grégoire_ avait vu
pendant la nuit un vieillard envoyé de Dieu, accompagné d'une femme
resplendissante de lumiere: cette femme était la Ste. Vierge, & ce
vieillard était _St. Jean_ l'Evangéliste. _St. Jean_ lui dicta un
symbole, que _St. Grégoire_ alla prêcher. Il passa, en allant à
Néocésarée, près d'un Temple où l'on rendait des oracles, & où la pluye
l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs signes de croix. Le
lendemain, le grand Sacrificateur du Temple fut étonné que les démons
qui lui répondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d'oracles: il
les appella; les diables vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient
plus; ils lui apprirent qu'ils ne pouvaient plus habiter ce Temple,
parce que Grégoire y avait passé la nuit, & qu'il y avait fait des
signes de croix. Le Sacrificateur fit saisir _Grégoire_, qui lui
répondit: _Je peux chasser les démons d'où je veux, & les faire entrer
où il me plaîra. Faites-les donc rentrer dans mon Temple_, dit le
Sacrificateur. Alors _Grégoire_ déchira un petit morceau d'un volume
qu'il tenait à la main, & y traça ces paroles: _Grégoire, à Sathan; je
te commande de rentrer dans ce Temple_: on mit ce billet sur l'Autel;
les démons obéirent, & rendirent ce jour-là leurs oracles comme à
l'ordinaire; après quoi ils cesserent, comme on le sait.

C'est _St. Grégoire de Nysse_ qui rapporte ces faits dans la Vie de _St.
Grégoire Taumaturge_. Les Prêtres des Idoles devaient sans doute être
animés contre _Grégoire_, & dans leur aveuglement le déférer au
Magistrat; cependant leur plus grand ennemi n'essuya aucune persécution.

Il est dit dans l'Histoire de _St. Cyprien_, qu'il fut le premier Evêque
de Carthage condamné à la mort. Le martyre de _St. Cyprien_ est de l'an
258, de notre Ere; donc pendant un très-long-temps aucun Evêque de
Carthage ne fut immolé pour sa religion. L'Histoire ne nous dit point
quelles calomnies s'éleverent contre _St. Cyprien_, quels ennemis il
avait, pourquoi le Proconsul d'Afrique fut irrité contre lui. _St.
Cyprien_ écrit à _Cornelius_, Evêque de Rome: _Il arriva depuis peu une
émotion populaire à Carthage, & on cria par deux fois qu'il fallait me
jetter aux lions_. Il est bien vraisemblable que les emportements du
Peuple féroce de Carthage furent enfin cause de la mort de _Cyprien_; &
il est bien sûr que ce ne fut pas l'Empereur _Gallus_ qui le condamna
de si loin pour sa religion, puisqu'il laissait en paix _Corneille_ qui
vivait sous ses yeux.

Tant de causes secretes se mêlent souvent à la cause apparente, tant de
ressorts inconnus servent à persécuter un homme, qu'il est impossible de
démêler, dans les siecles postérieurs, la source cachée des malheurs des
hommes les plus considérables, à plus forte raison celle du supplice
d'un Particulier qui ne pouvait être connu que par ceux de son parti.

Remarquez que _St. Grégoire Taumaturge_, & _St. Denis_, Evêque
d'Alexandrie, qui ne furent point suppliciés, vivaient dans le temps de
_St. Cyprien_. Pourquoi, étant aussi connus pour le moins que cet Evêque
de Carthage, demeurerent-ils paisibles? & pourquoi _St. Cyprien_ fut-il
livré au supplice? N'y a-t-il pas quelque apparence que l'un succomba
sous des ennemis personnels & puissants, sous la calomnie, sous le
prétexte de la raison d'Etat, qui se joint si souvent à la Religion, &
que les autres eurent le bonheur d'échapper à la méchanceté des hommes?

Il n'est guères possible que la seule accusation de Christianisme ait
fait périr _St. Ignace_, sous le clément & juste _Trajan_, puisqu'on
permit aux Chrétiens de l'accompagner & de le consoler quand on le
conduisit à Rome[20]. Il y avait eu souvent des séditions dans
Antioche, ville toujours turbulente, où _Ignace_ était Evêque secret des
Chrétiens: peut-être ces séditions, malignement imputées aux Chrétiens
innocents, exciterent l'attention du Gouvernement, qui fut trompé, comme
il est trop souvent arrivé.

  [20] On ne révoque point en doute la mort de _St. Ignace_; mais qu'on
  lise la Relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il
  pas quelques doutes s'élever dans son esprit? L'Auteur inconnu de
  cette Relation dit, que _Trajan crut qu'il manquerait quelque chose à
  sa gloire, s'il ne soumettait à son Empire le Dieu des Chrétiens_.
  Quelle idée! _Trajan_ était-il un homme qui voulût triompher des
  Dieux? Lorsqu'_Ignace_ parut devant l'Empereur, ce Prince lui dit:
  _Qui es-tu, esprit impur?_ Il n'est guères vraisemblable qu'un
  Empereur ait parlé à un prisonnier, & qu'il l'ait condamné lui-même;
  ce n'est pas ainsi que les Souverains en usent. Si _Trajan_ fit venir
  _Ignace_ devant lui, il ne lui demanda pas: _Qui es-tu?_ il le savait
  bien. Ce mot, _esprit impur_, a-t-il pu être prononcé par un homme
  comme _Trajan_? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste,
  qu'un Chrétien met dans la bouche d'un Empereur? Est-ce là, bon Dieu!
  le style de _Trajan_?

  Peut-on imaginer qu'_Ignace_ lui ait répondu qu'il se nommait
  _Théophore_, parce qu'il portait JESUS dans son cœur, & que _Trajan_
  eût disserté avec lui sur JESUS-CHRIST? On fait dire à _Trajan_, à la
  fin de la conversation: _Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorifie de
  porter en lui le Crucifié, sera mis aux fers, &c._ Un Sophiste, ennemi
  des Chrétiens, pouvait appeller JESUS-CHRIST _le Crucifié_; mais il
  n'est guères probable que dans un Arrêt on se fût servi de ce terme.
  Le supplice de la croix était si usité chez les Romains, qu'on ne
  pouvait, dans le style des Loix, désigner par le _Crucifié_ l'objet du
  culte des Chrétiens, & ce n'est pas ainsi que les Loix & les Empereurs
  prononcent leurs jugements.

  On fait ensuite écrire une longue Lettre par _St. Ignace_ aux
  Chrétiens de Rome: _Je vous écris_, dit-il, _tout enchaîné que je
  suis_. Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux Chrétiens de
  Rome, ces Chrétiens n'étaient donc pas recherchés; _Trajan_ n'avait
  donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son Empire: ou si ces
  Chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, _Ignace_ commettait
  une très grande imprudence en leur écrivant; c'était les exposer, les
  livrer; c'était se rendre leur délateur.

  Il semble que ceux qui ont rédigé ces actes, devaient avoir plus
  d'égard aux vraisemblances & aux convenances. Le martyre de _St.
  Polycarpe_ fait naître encore plus de doutes. Il est dit qu'une voix
  cria du haut du Ciel, _Courage, Polycarpe!_ que les Chrétiens
  l'entendirent, mais que les autres n'entendirent rien: il est dit que
  quand on eut lié _Polycarpe_ au poteau, & que le bûcher fut en
  flammes, ces flammes s'écarterent de lui, & formerent un arc au-dessus
  de sa tête; qu'il en sortit une colombe; que le Saint, respecté par le
  feu, exhala une odeur d'aromates qui embauma toute l'assemblée: mais
  que celui dont le feu n'osait approcher, ne put résister au tranchant
  du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner à ceux qui trouvent
  dans ces Histoires plus de piété que de vérité.

_St. Siméon_, par exemple, fut accusé devant _Sapor_ d'être l'espion des
Romains. L'Histoire de son martyre rapporte que le Roi _Sapor_ lui
proposa d'adorer le Soleil: mais on sait que les Perses ne rendaient
point de culte au Soleil; ils le regardaient comme un emblême du bon
principe, _d'Oromase_, ou _Orosmade_, du Dieu Créateur qu'ils
reconnaissaient.

  [Hist. Ecclésiastiq. Liv. 8.]

Quelque tolérant que l'on puisse être, on ne peut s'empêcher de sentir
quelque indignation contre ces déclamateurs, qui accusent _Dioclétien_
d'avoir persécuté les Chrétiens, depuis qu'il fut sur le Trône:
rapportons-nous-en à _Eusebe_ de _Césarée_, son témoignage ne peut être
récusé; le favori, le panégyriste de _Constantin_, l'ennemi violent des
Empereurs précédents, doit en être cru quand il les justifie: voici ses
paroles: «Les Empereurs donnerent long-temps aux Chrétiens de grandes
marques de bienveillance; ils leur confierent des Provinces; plusieurs
Chrétiens demeurerent dans le Palais; ils épouserent même des
Chrétiennes; _Dioclétien_ prit pour son épouse _Prisca_, dont la fille
fut femme de _Maximien Galere_, &c.

Qu'on apprenne donc de ce témoignage décisif à ne plus calomnier; qu'on
juge si la persécution excitée par _Galere_, après dix-neuf ans d'un
regne de clémence & de bienfaits, ne doit pas avoir sa source dans
quelque intrigue que nous ne connaissons pas.

Qu'on voye combien la fable de la Légion Thébaine ou Thébéenne,
massacrée, dit-on, toute entiere pour la Religion, est une fable
absurde. Il est ridicule qu'on ait fait venir cette Légion d'Asie par
le grand St. Bernard; il est impossible qu'on l'eût appellée d'Asie
pour venir appaiser une sédition dans les Gaules, un an après que cette
sédition avait été réprimée: il n'est pas moins impossible qu'on ait
égorgé six mille hommes d'Infanterie, & sept cents Cavaliers, dans un
passage où deux cents hommes pourraient arrêter une Armée entiere. La
relation de cette prétendue boucherie commence par une imposture
évidente: _Quand la terre gémissait sous la tyrannie de Dioclétien, le
Ciel se peuplait de Martyrs._ Or cette aventure, comme on l'a dit, est
supposée en 286, temps où _Dioclétien_ favorisait le plus les Chrétiens,
& où l'Empire Romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner
toutes ces discussions, c'est qu'il eut jamais de Légion Thébaine: les
Romains étaient trop fiers & trop sensés pour composer une Légion de ces
Egyptiens qui ne servaient à Rome que d'esclaves, _Verna Canopi_: c'est
comme s'ils avaient eu une Légion Juive. Nous avons les noms des
trente-deux Légions qui faisaient les principales forces de l'Empire
Romain; assurément la Légion Thébaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc
ce conte avec les vers acrostiches des Sibylles qui prédisaient les
miracles de JESUS-CHRIST, & avec tant de pieces supposées, qu'un faux
zele prodigua pour abuser la crédulité.



CHAPITRE X.

_Du danger des fausses légendes, & de la persécution._


Le mensonge en a trop long-temps imposé aux hommes; il est temps qu'on
connaisse le peu de vérités qu'on peut démêler à travers ces nuages de
fables qui couvrent l'Histoire Romaine, depuis _Tacite_ & _Suétone_, &
qui ont presque toujours enveloppé les Annales des autres Nations
anciennes.

Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce Peuple grave &
sévere, de qui nous tenons nos Loix, ayent condamné des Vierges
Chrétiennes, des filles de qualité, à la prostitution. C'est bien mal
connaître l'austere dignité de nos Législateurs, qui punissaient si
sévérement les faiblesses des Vestales. _Les Actes sinceres_ de
_Ruinart_ rapportent ces turpitudes; mais doit-on croire aux _Actes_ de
_Ruinart_, comme aux Actes des Apôtres? Ces _Actes sinceres_ disent,
après _Bollandus_, qu'il y avait dans la Ville d'Ancyre sept Vierges
Chrétiennes, d'environ soixante & dix ans chacune; que le Gouverneur
_Théodecte_ les condamna à passer par les mains des jeunes gens de la
Ville, mais que ces Vierges ayant été épargnées, (comme de raison) il
les obligea de servir toutes nues aux mysteres de _Diane_, auxquels,
pourtant, on n'assista jamais qu'avec un voile. _S. Théodote_, qui à la
vérité était Cabaretier, mais qui n'en était pas moins zélé, pria Dieu
ardemment de vouloir bien faire mourir ces saintes filles, de peur
qu'elles ne succombassent à la tentation: Dieu l'exauça; le Gouverneur
les fit jetter dans un lac avec une pierre au cou: elles apparurent
aussi-tôt à _Théodote_, & le prierent de ne pas souffrir _que leurs
corps fussent mangés des poissons_: ce furent leurs propres paroles.

Le St. Cabaretier & ses compagnons allerent pendant la nuit au bord du
lac, gardé par des soldats; un flambeau céleste marcha toujours devant
eux, & quand ils furent au lieu où étaient les Gardes, un Cavalier
céleste, armé de toutes pieces, poursuivit ces Gardes la lance à la
main: _St. Théodote_ retira du lac les corps des Vierges: il fut mené
devant le Gouverneur, & le Cavalier céleste n'empêcha pas qu'on ne lui
tranchât la tête. Ne cessons de répéter que nous vénérons les vrais
Martyrs, mais qu'il est difficile de croire cette histoire de
_Bollandus_ & de _Ruinart_.

Faut-il rapporter ici le Conte du jeune _St. Romain_? On le jetta dans
le feu, dit _Eusebe_, & des Juifs qui étaient présents, insulterent à
JESUS-CHRIST qui laissait bruler ses Confesseurs, après que Dieu avait
tiré _Sidrac_, _Mizac_ & _Abdenago_ de la fournaise ardente. A peine les
Juifs eurent-ils parlé, que _St. Romain_ sortit triomphant du bucher:
l'Empereur ordonna qu'on lui pardonnât, & dit au Juge qu'il ne voulait
rien avoir à démêler avec Dieu. (étranges paroles pour _Dioclétien!_) Le
Juge, malgré l'indulgence de l'Empereur, commanda qu'on coupât la langue
à _St. Romain_; & quoiqu'il eût des bourreaux, il fit faire cette
opération par un Médecin. Le jeune _Romain_, né begue, parla avec
volubilité dès qu'il eut la langue coupée. Le Médecin essuya une
réprimande; & pour montrer que l'opération était faite selon les regles
de l'art, il prit un passant, & lui coupa juste autant de langue qu'il
en avait coupé à _St. Romain_, de quoi le passant mourut sur le champ:
_car_, ajoute savamment l'Auteur, _l'Anatomie nous apprend qu'un homme
sans langue ne saurait vivre_. En vérité, si _Eusebe_ a écrit de
pareilles fadaises, si on ne les a point ajoutées à ses Ecrits, quel
fond peut-on faire sur son Histoire?

On nous donne le martyre de _Ste. Félicité_ & de ses sept enfants,
envoyés, dit-on, à la mort par le sage & pieux _Antonin_, sans nommer
l'Auteur de la relation. Il est bien vraisemblable que quelque Auteur,
plus zélé que vrai, a voulu imiter l'Histoire des _Macabées_; c'est
ainsi que commence la relation: _Ste, Félicité était Romaine, elle
vivait sous le regne d'Antonin_: il est clair, par ces paroles, que
l'Auteur n'était pas contemporain de _Ste. Félicité_; il dit que le
Préteur les jugea sur son Tribunal dans le champ de _Mars_; mais le
Préfet de Rome tenait son Tribunal au Capitole, & non au champ de
_Mars_, qui, après avoir servi à tenir les Comices, servait alors aux
revues des Soldats, aux courses, aux jeux militaires: cela seul démontre
la supposition.

Il est dit encore, qu'après le jugement, l'Empereur commit à différents
Juges le soin de faire exécuter l'Arrêt; ce qui est entiérement
contraire à toutes les formalités de ces temps-là, & à celles de tous
les temps.

Il y a de même un _saint Hyppolite_, que l'on suppose traîné par des
chevaux, comme _Hyppolite_ fils de _Thésée_. Ce supplice ne fut jamais
connu des anciens Romains; & la seule ressemblance du nom a fait
inventer cette fable.

Observez encore que dans les Relations des martyres, composées
uniquement par les Chrétiens mêmes, on voit presque toujours une foule
de Chrétiens venir librement dans la prison du condamné, le suivre au
supplice, recueillir son sang, ensevelir son corps, faire des miracles
avec les reliques. Si c'était la Religion seule qu'on eût persécutée,
n'aurait-on pas immolé ces Chrétiens déclarés qui assistaient leurs
freres condamnés, & qu'on accusait d'opérer des enchantements avec les
restes des corps martyrisés? Ne les aurait-on pas traités comme nous
avons traité les Vaudois, les Albigeois, les Hussites, les différentes
sectes des Protestants? nous les avons égorgés, brûlés en foule, sans
distinction ni d'âge ni de sexe. Y a-t-il dans les Relations avérées des
persécutions anciennes un seul trait qui approche de la _St.
Barthelemi_, & des massacres d'Irlande? Y en a-t-il un seul qui
ressemble à la Fête annuelle qu'on célebre encore dans Toulouse, fête
cruelle, fête abolissable à jamais, dans laquelle un Peuple entier
remercie Dieu en procession, & se félicite d'avoir égorgé il y a deux
cents ans quatre mille de ses Concitoyens?

Je le dis avec horreur, mais avec vérité: c'est nous Chrétiens, c'est
nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins! & de qui? de nos
freres. C'est nous qui avons détruit cent Villes, le Crucifix ou la
Bible à la main, & qui n'avons cessé de répandre le sang, & d'allumer
des buchers, depuis le regne de _Constantin_ jusqu'aux fureurs des
Cannibales qui habitaient les Cévennes; fureurs, qui, graces au Ciel, ne
subsistent plus aujourd'hui.

Nous envoyons encore quelquefois à la potence, de pauvres gens du
Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu depuis
1745, huit personnages de ceux qu'on appelle Prédicants, ou Ministres de
l'Evangile, qui n'avaient d'autre crime que d'avoir prié Dieu pour le
Roi en patois, & d'avoir donné une goutte de vin & un morceau de pain
levé à quelques Paysans imbécilles. On ne sait rien de cela dans Paris,
où le plaisir est la seule chose importante, où l'on ignore tout ce qui
se passe en Province & chez les Etrangers. Ces procès se font en une
heure, & plus vite qu'on ne juge un déserteur. Si le Roi en était
instruit, il ferait grace.

On ne traite ainsi les Prêtres Catholiques en aucun Pays Protestant. Il
y a plus de cent Prêtres Catholiques en Angleterre & en Irlande, on les
connaît, on les a laissé vivre très-paisiblement dans la derniere
guerre.

Serons-nous toujours les derniers à embrasser les opinions saines des
autres Nations? Elles se sont corrigées; quand nous corrigerons-nous? Il
a fallu soixante ans pour nous faire adopter ce que _Newton_ avait
démontré; nous commençons à peine à oser sauver la vie à nos enfants par
l'inoculation; nous ne pratiquons que depuis très-peu de temps les vrais
principes de l'agriculture; quand commencerons-nous à pratiquer les
vrais principes de l'humanité? & de quel front pouvons-nous reprocher
aux Païens d'avoir fait des Martyrs, tandis que nous avons été
coupables de la même cruauté dans les mêmes circonstances?

Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de Chrétiens
pour leur seule Religion; en ce cas, les Romains ont été
très-condamnables. Voudrions-nous commettre la même injustice? & quand
nous leur reprochons d'avoir persécuté, voudrions-nous être
persécuteurs?

S'il se trouvait quelqu'un assez dépourvu de bonne foi, ou assez
fanatique, pour me dire ici: Pourquoi venez-vous développer nos erreurs
& nos fautes? pourquoi détruire nos faux miracles & nos fausses
légendes? elles sont l'aliment de la piété de plusieurs personnes; il y
a des erreurs nécessaires; n'arrachez pas du corps un ulcere invétéré
qui entraînerait avec lui la destruction du corps: voici ce que je lui
répondrais.

Tous ces faux miracles, par lesquels vous ébranlez la foi qu'on doit aux
véritables, toutes ces légendes absurdes que vous ajoutez aux vérités de
l'Evangile, éteignent la Religion dans les cœurs; trop de personnes qui
veulent s'instruire, & qui n'ont pas le temps de s'instruire assez,
disent: Les Maîtres de ma Religion m'ont trompé, il n'y a donc point de
Religion; il vaut mieux se jetter dans les bras de la nature que dans
ceux de l'erreur; j'aime mieux dépendre de la Loi naturelle que des
inventions des hommes. D'autres ont le malheur d'aller encore plus loin;
ils voyent que l'imposture leur a mis un frein, & ils ne veulent pas
même du frein de la vérité; ils penchent vers l'Athéisme: on devient
dépravé, parce que d'autres ont été fourbes & cruels.

Voilà certainement les conséquences de toutes les fraudes pieuses & de
toutes les superstitions. Les hommes d'ordinaire ne raisonnent qu'à
demi; c'est un très-mauvais argument que de dire: _Voraginé_, l'auteur
de la légende dorée, & le Jésuite _Ribadeneira_, compilateur de _la
fleur des Saints_, n'ont dit que des sottises; donc il n'y a point de
Dieu: Les Catholiques ont égorgé un certain nombre d'Huguenots, & les
Huguenots à leur tour ont assassiné un certain nombre de Catholiques;
donc il n'y a point de Dieu. On s'est servi de la Confession, de la
Communion & de tous les Sacrements, pour commettre les crimes les plus
horribles; donc il n'y a point de Dieu: Je conclurais au contraire, donc
il y a un Dieu, qui après cette vie passagere, dans laquelle nous
l'avons tant méconnu, & tant commis de crimes en son nom, daignera nous
consoler de tant d'horribles malheurs; car à considérer les guerres de
Religion, les quarante schismes des Papes, qui ont presque tous été
sanglants, les impostures qui ont presque toutes été funestes, les
haines irréconciliables allumées par les différentes opinions, à voir
tous les maux qu'a produit le faux zele, les hommes ont eu long-temps
leur enfer dans cette vie.



CHAPITRE XI.

_Abus de l'Intolérance._


Mais quoi! sera-t-il permis à chaque Citoyen de ne croire que sa raison,
& de penser ce que cette raison éclairée ou trompée lui dictera? Il le
faut bien,[21] pourvu qu'il ne trouble point l'ordre; car il ne dépend
pas de l'homme de croire, ou de ne pas croire; mais il dépend de lui de
respecter les usages de sa Patrie: & si vous disiez que c'est un crime
de ne pas croire à la Religion dominante, vous accuseriez donc
vous-mêmes les premiers Chrétiens vos peres, & vous justifieriez ceux
que vous accusez de les avoir livrés aux supplices.

  [21] _Voyez_ l'excellente Lettre de _Loke_ sur la Tolérance.

Vous répondez que la différence est grande, que toutes les Religions
sont les ouvrages des hommes, & que l'Eglise Catholique Apostolique &
Romaine est seule l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre
Religion est divine, doit-elle régner par la haine, par les fureurs, par
les exils, par l'enlévement des biens, les prisons, les tortures, les
meurtres, & par les actions de graces rendues à Dieu pour ces meurtres?
Plus la Religion Chrétienne est divine, moins il appartient à l'homme de
la commander; si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous
savez que l'intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles;
quelle funeste alternative! Enfin, voudriez-vous soutenir par des
bourreaux la Religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait périr, & qui
n'a prêché que la douceur & la patience?

Voyez, je vous prie, les conséquences affreuses du droit de
l'intolérance: s'il était permis de dépouiller de ses biens, de jetter
dans les cachots, de tuer un Citoyen, qui sous un tel degré de latitude
ne professerait pas la Religion admise sous ce degré, quelle exception
exempterait les premiers de l'Etat des mêmes peines? La Religion lie
également le Monarque & les mendiants: aussi, plus de cinquante Docteurs
ou Moines ont affirmé cette horreur monstrueuse, qu'il était permis de
déposer, de tuer les Souverains qui ne penseraient pas comme l'Eglise
dominante; & les Parlements du Royaume n'ont cessé de proscrire ces
abominables décisions d'abominables Théologiens.[22]

  [22] Le Jésuite _Busembaum_, commenté par le Jésuite _La Croix_, dit,
  qu'_il est permis de tuer un Prince excommunié par le Pape, dans
  quelque Pays qu'on trouve ce Prince, parce que l'Univers appartient au
  Pape, & que celui qui accepte cette commission fait une œuvre
  très-charitable_. C'est cette proposition inventée dans les petites
  maisons de l'Enfer, qui a le plus soulevé toute la France contre les
  Jésuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme si souvent
  enseigné par eux & si souvent désavoué. Ils ont cru se justifier en
  montrant à peu près les mêmes décisions dans _St. Thomas_ & dans
  plusieurs Jacobins.[A] En effet, _St. Thomas d'Aquin_, Docteur
  Angélique, interprete de la volonté divine, ce sont ses titres, avance
  qu'un Prince apostat perd son droit à la Couronne, & qu'on ne doit
  plus lui obéir:[B] que l'Eglise peut le punir de mort: qu'on n'a
  toléré l'Empereur _Julien_ que parce qu'on n'était pas le plus
  fort:[C] que de droit on doit tuer tout Hérétique:[D] que ceux qui
  délivrent le Peuple d'un Prince qui gouverne tyranniquement, sont
  très-louables, &c. &c. On respecte fort l'Ange de l'Ecole; mais si
  dans les temps de _Jacques Clément_, son confrere, & du Feuillant
  _Ravaillac_, il était venu soutenir en France de telles propositions,
  comment aurait-on traité l'Ange de l'Ecole?

    [A] Voyez, si vous pouvez, la _Lettre_ d'un homme du monde à un
    Théologien sur _St. Thomas_; c'est une brochure de Jésuite, de 1762.

    [B] Liv. II, part. 2, question 12.

    [C] Liv. II, part. 2, question 12.

    [D] Ibid. question 11 & 12.

  Il faut avouer que _Jean Gerson_, Chancelier de l'Université, alla
  encore plus loin que _St. Thomas_, & le Cordelier _Jean Petit_,
  infiniment plus loin que _Gerson_. Plusieurs Cordeliers soutinrent les
  horribles Theses de _Jean Petit_. Il faut avouer que cette doctrine
  diabolique du Régicide vient uniquement de la folle idée où ont été
  long-temps presque tous les Moines, que le Pape est un Dieu en terre,
  qui peut disposer à son gré du Trône & de la vie des Rois. Nous avons
  été en cela fort au-dessous de ces Tartares qui croyent le grand
  _Lama_ immortel; il leur distribue sa chaise percée, ils font sécher
  ces reliques, les enchassent, & les baisent dévotement. Pour moi,
  j'avoue que j'aimerois mieux, pour le bien de la paix, porter à mon
  cou de telles reliques, que de croire que le Pape ait le moindre droit
  sur le temporel des Rois, ni même sur le mien, en quelque cas que ce
  puisse être.

Le sang de _Henri-le-Grand_ fumait encore, quand le Parlement de Paris
donna un Arrêt qui établissait l'indépendance de la Couronne, comme une
Loi fondamentale. Le Cardinal _Duperron_, qui devait la pourpre à
_Henri-le-Grand_, s'éleva dans les Etats de 1614 contre l'Arrêt du
Parlement, & le fit supprimer. Tous les Journaux du temps rapportent les
termes dont _Duperron_ se servit dans ses harangues: _Si un Prince se
faisait Arien_, dit-il, _on serait bien obligé de le déposer_.

Non assurément, Monsieur le Cardinal; on veut bien adopter votre
supposition chimérique, qu'un de nos Rois ayant lu l'Histoire des
Conciles & des Peres, frappé d'ailleurs de ces paroles, _mon Pere est
plus grand que moi_, les prenant trop à la lettre, & balançant entre le
Concile de Nicée & celui de Constantinople, se déclarât pour _Eusebe de
Nicomédie_, je n'en obéirais pas moins à mon Roi, je ne me croirais pas
moins lié par le serment que je lui ai fait; & si vous osiez vous
soulever contre lui, & que je fusse un de vos juges, je vous déclarerais
criminel de leze-Majesté.

_Duperron_ poussa plus loin la dispute, & je l'abrege. Ce n'est pas ici
le lieu d'approfondir ces chimeres révoltantes; je me bornerai à dire
avec tous les Citoyens, que ce n'est pas parce que _Henri IV_. fut sacré
à Chartres qu'on lui devait obéissance, mais parce que le droit
incontestable de la naissance donnait la Couronne à ce Prince, qui la
méritait par son courage & par sa bonté.

Qu'il soit donc permis de dire que tout Citoyen doit hériter, par le
même droit, des biens de son pere, & qu'on ne voit pas qu'il mérite d'en
être privé, & d'être traîné au gibet, parce qu'il sera du sentiment de
_Ratram_ contre _Pascase Ratberg_, & de _Bérenger_ contre _Scot_.

On sait que tous nos dogmes n'ont pas toujours été clairement expliqués,
& universellement reçus dans notre Eglise. JESUS-CHRIST ne nous ayant
point dit comment procédait le St. Esprit, l'Eglise Latine crut
long-temps avec la Grecque, qu'il ne procédait que du Pere: enfin elle
ajouta au Symbole, qu'il procédait aussi du Fils. Je demande, si le
lendemain de cette décision, un Citoyen qui s'en serait tenu au symbole
de la veille eût été digne de mort? La cruauté, l'injustice serait-elle
moins grande de punir aujourd'hui celui qui penserait comme on pensait
autrefois? Etait-on coupable du temps d'_Honorius I_, de croire que
JESUS n'avait pas deux volontés?

Il n'y a pas long-temps que l'Immaculée Conception est établie: les
Dominicains n'y croyent pas encore. Dans quel temps les Dominicains
commenceront-ils à mériter des peines dans ce monde, & dans l'autre?

Si nous devons apprendre de quelqu'un à nous conduire dans nos disputes
interminables, c'est certainement des Apôtres & des Evangélistes. Il y
avait de quoi exciter un schisme violent entre _St. Paul_ & _St.
Pierre_. _Paul_ dit expressément dans son Epître aux Galates, qu'il
résista en face à _Pierre_, parce que _Pierre_ était répréhensible,
parce qu'il usait de dissimulation aussi-bien que _Barnabé_, parce
qu'ils mangeaient avec les Gentils avant l'arrivée de _Jacques_, &
qu'ensuite ils se retirerent secrétement, & se séparerent des Gentils de
peur d'offenser les Circoncis. _Je vis_, ajoute-t-il, _qu'ils ne
marchaient pas droit selon l'Evangile; je dis à Céphas: Si vous,
Juif, vivez comme les Gentils, & non comme les Juifs, pourquoi
obligez-vous les Gentils à judaïser?_

C'était là un sujet de querelle violente. Il s'agissait de savoir si les
nouveaux Chrétiens judaïseraient ou non. _St. Paul_ alla dans ce
temps-là même sacrifier dans le Temple de Jérusalem. On sait que les
quinze premiers Evêques de Jérusalem furent des Juifs circoncis, qui
observerent le Sabath & qui s'abstinrent des viandes défendues. Un
Evêque Espagnol ou Portugais, qui se ferait circoncire & qui observerait
le Sabath, serait brulé dans un _auto-da-fé_. Cependant la paix ne fut
altérée pour cet objet fondamental, ni parmi les Apôtres, ni parmi les
premiers Chrétiens.

Si les Evangélistes avaient ressemblé aux Ecrivains modernes, ils
avaient un champ bien vaste pour combattre les uns contre les autres.
_St. Matthieu_ compte vingt-huit générations depuis _David_ jusqu'à
JESUS. _St. Luc_ en compte quarante-une; & ces générations sont
absolument différentes. On ne voit pourtant nulle dissention s'élever
entre les Disciples sur ces contrariétés apparentes, très-bien
conciliées par plusieurs Peres de l'Eglise. La charité ne fut point
blessée, la paix fut conservée. Quelle plus grande leçon de nous tolérer
dans nos disputes, & de nous humilier dans tout ce que nous n'entendons
pas?

_St. Paul_, dans son Epître à quelques Juifs de Rome, convertis au
Christianisme, employe toute la fin du Chapitre III à dire que la seule
Foi glorifie, & que les œuvres ne justifient personne. _St. Jacques_,
au contraire, dans son Epître aux douze Tribus dispersées par toute la
terre, Chapitre II, ne cesse de dire qu'on ne peut être sauvé sans les
œuvres. Voilà ce qui a séparé deux grandes Communions parmi nous, & ce
qui ne divisa point les Apôtres.

Si la persécution contre ceux avec qui nous disputons, était une action
sainte, il faut avouer que celui qui aurait fait tuer le plus
d'hérétiques serait le plus grand Saint du Paradis. Quelle figure ferait
un homme qui se serait contenté de dépouiller ses freres, & de les
plonger dans des cachots, auprès d'un zélé qui en aurait massacré des
centaines le jour de la _St. Barthelemi_? en voici la preuve.

Le Successeur de _St. Pierre_ & son Consistoire ne peuvent errer; ils
approuverent, célébrerent, consacrerent l'action de la _St. Barthelemi_:
donc cette action était très-sainte; donc, de deux assassins égaux en
piété, celui qui aurait éventré vingt-quatre femmes grosses Huguenotes,
doit être élevé en gloire du double de celui qui n'en aura éventré que
douze: par la même raison les fanatiques des Cévennes devaient croire
qu'ils seraient élevés en gloire à proportion du nombre des Prêtres,
des Religieux, & des femmes Catholiques qu'ils auraient égorgés. Ce sont
là d'étranges titres pour la gloire éternelle.



CHAPITRE XII.

  _Si l'intolérance fut de Droit Divin dans le Judaïsme, & si elle fut
  toujours mise en pratique?_


  [Deutér. Chap. 14.]

On appelle, je crois _Droit Divin_, les préceptes que Dieu a donnés
lui-même. Il voulut que les Juifs mangeassent un agneau cuit avec des
laitues, & que les Convives le mangeassent debout, un bâton à la main,
en commémoration du _Phase_; il ordonna que la consécration du grand
Prêtre se ferait en mettant du sang à son oreille droite, à sa main
droite, & à son pied droit; coutumes extraordinaires pour nous, mais non
pas pour l'antiquité; il voulut qu'on chargeât le bouc _Hazazel_ des
iniquités du Peuple; il défendit qu'on se nourrît de poissons sans
écailles, de porcs, de lievres, de hérissons, de hiboux, de griffons,
d'ixions, &c.

Il institua les fêtes, les cérémonies; toutes ces choses, qui semblaient
arbitraires aux autres Nations, & soumises au droit positif, à l'usage,
étant commandées par Dieu même, devenaient un droit divin pour les
Juifs, comme tout ce que JESUS-CHRIST, fils de _Marie_, fils de DIEU,
nous a commandé, est de droit divin pour nous.

Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a substitué une Loi
nouvelle à celle qu'il avait donnée à _Moïse_, & pourquoi il avait
commandé à _Moïse_, plus de choses qu'au Patriarche _Abraham_, & plus à
_Abraham_ qu'à _Noé_.[23] Il semble qu'il daigne se proportionner aux
temps & à la population du Genre-humain; c'est une gradation paternelle:
mais ces abymes sont trop profonds pour notre débile vue; tenons-nous
dans les bornes de notre sujet; voyons d'abord ce qu'était l'Intolérance
chez les Juifs.

  [23] Dans l'idée que nous avons de faire sur cet Ouvrage quelques
  Notes utiles, nous remarquerons ici, qu'il est dit que Dieu fit une
  alliance avec _Noé_, & avec tous les animaux; & cependant il permet à
  _Noé_ de _manger de tout ce qui a vie & mouvement_; il excepte
  seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu
  ajoute, _qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui auront répandu
  le sang de l'homme_.

  On peut inférer de ces passages & de plusieurs autres ce que toute
  l'antiquité a toujours pensé jusqu'à nos jours, & ce que tous les
  hommes sensés pensent, que les animaux ont quelques connaissances.
  Dieu ne fait point un pacte avec les arbres & avec les pierres, qui
  n'ont point de sentiment; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a
  daigné douer d'un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, & de
  quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C'est pourquoi
  il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce
  qu'en effet le sang est la source de la vie, & par conséquent du
  sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent
  sans action. C'est donc avec très-grande raison que l'Ecriture dit en
  cent endroits que l'ame, c'est-à-dire, ce qu'on appellait l'ame
  sensitive, est dans le sang; & cette idée si naturelle a été celle de
  tous les Peuples.

  C'est sur cette idée qu'est fondée la commisération que nous devons
  avoir pour les animaux. Des sept Préceptes des _Noachides_, admis chez
  les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d'un animal en
  vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de
  mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, & qu'ils les
  laissaient vivre, pour se nourrir successivement des parties de leur
  corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques Peuples barbares,
  comme on le voit par les sacrifices de l'Isle de Chio, à _Bacchus
  Omadios_, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les
  animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité
  envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie à les faire
  souffrir, & il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en
  nous l'horreur naturelle d'égorger un animal que nous avons nourri de
  nos mains. Il y a toujours eu des Peuples qui s'en sont fait un grand
  scrupule: ce scrupule dure encore dans la presqu'Isle de l'Inde; toute
  la secte de _Pithagore_, en Italie & en Grece, s'abstint constamment
  de manger de la chair. _Porphire_, dans son Livre de l'abstinence,
  reproche à son Disciple de n'avoir quitté sa secte que pour se livrer
  à son appétit barbare.

  Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumiere naturelle, pour oser
  avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une
  contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les
  organes du sentiment, & à soutenir qu'il ne leur a point donné de
  sentiment.

  Il me paraît encore qu'il faut n'avoir jamais observé les animaux,
  pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la
  souffrance, de la joye, de la crainte, de l'amour, de la colere, & de
  toutes leurs affections; il serait bien étrange qu'elles exprimassent
  si bien ce qu'elles ne sentiraient pas.

  Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux esprits
  exercés, sur le pouvoir & la bonté du Créateur, qui daigne accorder la
  vie, le sentiment, les idées, la mémoire aux êtres que lui-même a
  organisés de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces
  organes se sont formés, ni comment ils se développent, ni comment on
  reçoit la vie, ni par quelles Loix les sentiments, les idées, la
  mémoire, la volonté sont attachés à cette vie: & dans cette profonde &
  éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous disputons sans
  cesse, nous nous persécutons les uns les autres, comme les taureaux
  qui se battent avec leurs cornes, sans savoir pourquoi & comment ils
  ont des cornes.

  [Amos, Chap. 5, v. 26.]

  [Jérém. Chap. 7, v. 22.]

  [Actes des Ap. Ch. 7, v. 42.]

Il est vrai que dans l'Exode, les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome,
il y a des Loix très-séveres sur le Culte, & des châtiments plus séveres
encore. Plusieurs Commentateurs ont de la peine à concilier les récits
de _Moïse_ avec les passages de _Jérémie_ & d'_Amos_, & avec le célebre
Discours de _St. Etienne_, rapporté dans les Actes des Apôtres. _Amos_
dit que les Juifs adorerent toujours dans le Désert _Moloc_, _Remphan_
& _Kium_. _Jérémie_ dit expressément, que Dieu ne demanda aucun
sacrifice à leurs peres quand ils sortirent d'Egypte. _St. Etienne_,
dans son Discours aux Juifs, s'exprime ainsi: «Ils adorerent l'Armée du
Ciel, ils n'offrirent ni sacrifices ni hosties dans le Désert pendant
quarante ans, ils porterent le Tabernacle du Dieu _Moloc_, & l'astre de
leur Dieu _Rempham_.

  [Deutér. Chap. 12, v. 8.]

D'autres Critiques inferent du culte de tant de Dieux étrangers, que ces
Dieux furent tolérés par _Moïse_, & ils citent en preuves ces paroles du
Deutéronome: _Quand vous serez dans la Terre de Canaan, vous ne ferez
point comme nous faisons aujourd'hui, où chacun fait ce qui lui semble
bon_.[24]

  [24] Plusieurs Ecrivains concluent témérairement de ce passage, que le
  chapitre concernant le Veau d'or (qui n'est autre chose que le Dieu
  _Apis_) a été ajouté aux livres de _Moïse_, ainsi que plusieurs autres
  Chapitres.

  _Aben-Ezra_ fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait
  été rédigé du temps des Rois. _Volaston_, _Colins_, _Tindale_,
  _Shaftsburi_, _Bolingbroke_, & beaucoup d'autres ont allégué que l'art
  de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le
  plomb, ou sur le bois, était la seule maniere d'écrire: ils disent
  que, du temps de _Moïse_, les Chaldéens & les Egyptiens n'écrivaient
  pas autrement, qu'on ne pouvait alors graver que d'une maniere
  très-abrégée, & en hiéroglyfes, la substance des choses qu'on voulait
  transmettre à la postérité, & non pas des histoires détaillées; qu'il
  n'était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l'on
  changeait si souvent de demeure, où l'on n'avait personne qui pût ni
  fournir des vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les
  sandales, & où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années
  pour conserver les vêtements & les chaussures de son Peuple. Ils
  disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on eût tant de Graveurs de
  caracteres, lorsqu'on manquait des Arts les plus nécessaires, & qu'on
  ne pouvait même faire du pain: & si on leur dit que les colonnes du
  Tabernacle étaient d'airain, & les chapiteaux d'argent massif, ils
  répondent que l'ordre a pu en être donné dans le Désert, mais qu'il ne
  fut exécuté que dans des temps plus heureux.

  Ils ne peuvent concevoir que ce Peuple pauvre ait demandé un veau d'or
  massif pour l'adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à
  _Moïse_, au milieu des foudres & des éclairs que ce Peuple voyait, &
  au son de la trompette céleste qu'il entendait. Ils s'étonnent que la
  veille du jour même où _Moïse_ descendit de la montagne, tout ce
  Peuple se soit adressé au frere de _Moïse_ pour avoir un veau d'or
  massif. Comment _Aaron_ le jetta-t-il en fonte en un seul jour?
  Comment ensuite _Moïse_ le réduisit-il en poudre? Ils disent qu'il est
  impossible à tout Artiste de faire en moins de trois mois une statue
  d'or, & que pour la réduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la
  chymie la plus savante ne suffit pas; ainsi, la prévarication
  d'_Aaron_, & l'opération de _Moïse_ auraient été deux miracles.

  L'humanité, la bonté de cœur qui les trompe, les empêche de croire
  que _Moïse_ ait fait égorger vingt-trois mille personnes pour expier
  ce péché: ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient
  ainsi laissés massacrer par des Lévites, à moins d'un troisieme
  miracle. Enfin, ils trouvent étrange qu'_Aaron_, le plus coupable de
  tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si
  horriblement punis, & qu'il ait été fait grand Prêtre, tandis que les
  cadavres de vingt-trois mille de ses freres sanglants, étaient
  entassés au pied de l'Autel où il allait sacrifier.

  Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites
  massacrés par l'ordre de _Moïse_, pour expier la faute d'un seul qu'on
  avait surpris avec une fille Moabite. On voit tant de Rois Juifs, &
  sur-tout _Salomon_, épouser impunément des étrangeres, que ces
  critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Moabite ait été un
  si grand crime: _Ruth_ était Moabite, quoique sa famille fût
  originaire de Béthléem; la sainte Ecriture l'appelle toujours _Ruth la
  Moabite_: cependant elle alla se mettre dans le lit de _Booz_ par le
  conseil de sa mere, elle en reçut six boisseaux d'orge, l'épousa
  ensuite, & fut l'aïeule de _David_. _Raab_ était non-seulement
  étrangere, mais une femme publique; la Vulgate ne lui donne d'autre
  titre que celui de _meretrix_; elle épousa _Salomon_, Prince de Juda;
  & c'est encore de ce _Salomon_ que _David_ descend. On regarde même
  _Raab_ comme la figure de l'Eglise Chrétienne; c'est le sentiment de
  plusieurs Peres, & sur-tout d'_Origene_ dans sa 7e. homélie sur
  _Josué_.

  _Bethzabé_, femme d'_Urie_, de laquelle _David_ eut _Salomon_, était
  Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le Patriarche _Juda_, épousa une
  femme Cananéenne; ses enfants eurent pour femme _Thamar_, de la race
  d'_Aram_: cette femme, avec laquelle _Juda_ commit, sans le savoir, un
  inceste, n'était pas de la race d'_Israël_.

  Ainsi notre Seigneur JESUS-CHRIST daigna s'incarner chez les Juifs
  dans une famille dont cinq étrangers étaient la tige, pour faire voir
  que les Nations étrangeres auraient part à son héritage.

  Le Rabin _Aben-Ezra_ fut, comme on l'a dit, le premier qui osa
  prétendre que le Pentateuque avait été rédigé long-temps après
  _Moïse_: il se fonde sur plusieurs passages. «Les Cananéens étaient
  alors dans ce Pays. La montagne de Moria, appellée la montagne de
  Dieu. Le lit de _Og_, Roi de Bazan, se voit encore en _Rabath_, & il
  appella tout ce Pays de Bazan, les Villages de Jaïr,
  jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de Prophete en Israël comme
  _Moïse_. Ce sont ici les Rois qui ont régné en Edom avant qu'aucun Roi
  régnât sur Israël.» Il prétend que ces passages, où il est parlé des
  choses arrivées après _Moïse_, ne peuvent être de _Moïse_. On répond à
  ces objections, que ces passages sont des Notes ajoutées long-temps
  après par les Copistes.

  _Newton_, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec
  respect, mais qui a pu se tromper, puisqu'il était homme, attribue
  dans son Introduction à ses Commentaires sur _Daniel_ & sur _St.
  Jean_, les Livres de _Moïse_, de _Josué_ & des _Juges_, à des Auteurs
  sacrés très-postérieurs; il se fonde sur le chap. 36 de la Genese, sur
  quatre chapitres des Juges, 17. 18. 19. 21; sur _Samuel_, chap. 8; sur
  les Chroniques, chap. 2; sur le Livre de _Ruth_, chap. 4. En effet, si
  dans le chap. 36 de la Genese il est parlé des Rois, s'il en est fait
  mention dans les Livres des juges, si dans le Livre de _Ruth_ il est
  parlé de _David_, il semble que tous ces Livres ayent été rédigés du
  temps des Rois. C'est aussi le sentiment de quelques Théologiens, à la
  tête desquels est le fameux _Le Clerc_. Mais cette opinion n'a qu'un
  petit nombre de Sectateurs, dont la curiosité fonde ces abymes. Cette
  curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme.
  Lorsque les savants & les ignorants, les Princes & les Bergers,
  paraîtront après cette courte vie devant le Maître de l'éternité:
  chacun de nous alors, voudra avoir été juste, humain, compatissant,
  généreux: nul ne se vantera d'avoir su précisément en quelle année le
  Pentateuque fut écrit, & d'avoir démêlé le Texte des Notes qui étaient
  en usage chez les Scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons
  pris parti pour les Massoretes contre le Talmud, si nous n'avons
  jamais pris un _caph_ pour un _beth_, un _yod_ pour un _vaü_, un
  _daleth_ pour un _res_: certes il nous jugera sur nos actions, & non
  sur l'intelligence de la Langue Hébraïque. Nous nous en tenons
  fermement à la décision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un
  fidele.

    [Levit. Chap. 17.]

    [Lévit. Chap. 18 v. 23.]

  Finissons cette Note par un passage important du Lévitique, Livre
  composé après l'adoration du Veau d'or. Il ordonne aux Juifs de ne
  plus adorer les velus, _les boucs avec lesquels même ils ont commis
  des abominations infames_. On ne sait si cet étrange culte venait
  d'Egypte, Patrie de la superstition & du sortilege; mais on croit que
  la coutume de nos prétendus Sorciers d'aller au Sabath, d'y adorer un
  bouc, & de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont
  l'idée fait horreur, est venue des anciens Juifs: en effet, ce furent
  eux qui enseignerent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel
  Peuple! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à
  celui que le veau d'or leur attira, & pourtant le Législateur se
  contente de leur faire une simple défense. On ne rapporte ici ce fait
  que pour faire connaître la Nation Juive: il faut que la bestialité
  ait été commune chez elle, puisqu'elle est la seule Nation connue chez
  qui les Loix ayent été forcées de prohiber un crime qui n'a été
  soupçonné ailleurs par aucun Législateur.

  Il est à croire que dans les fatigues & dans la pénurie que les Juifs
  avaient essuyées dans les Déserts de Pharan, d'Oreb, & de Cadés-barné,
  l'espece féminine, plus faible que l'autre, avait succombé. Il faut
  bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est
  toujours ordonné, quand ils s'emparent d'un Bourg ou d'un Village,
  soit à gauche, soit à droite du Lac Asphaltide, de tuer tout, excepté
  les filles nubiles.

  Les Arabes qui habitent encore une partie de ces Déserts, stipulent
  toujours dans les Traités qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur
  donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens
  dans ces Pays affreux pousserent la dépravation de la Nature humaine,
  jusqu'à s'accoupler avec des chevres, comme on le dit de quelques
  Bergers de la Calabre.

  Il reste maintenant à savoir si ces accouplements avaient produit des
  monstres, & s'il y a quelque fondement aux anciens Contes des Satyres,
  des Faunes, des Centaures & des Minotaures: l'Histoire le dit; la
  Physique ne nous a pas encore éclairés sur cet article monstrueux.

Ils appuyent leur sentiment sur ce qu'il n'est parlé d'aucun acte
religieux du Peuple dans le Désert: point de Pâque célébrée, point de
Pentecôte; nulle mention qu'on ait célébré la fête des Tabernacles,
nulle Priere publique établie; enfin, la Circoncision, ce sceau de
l'alliance de DIEU avec _Abraham_, ne fut point pratiquée.

  [Josué, Ch. 14. v. 15 & suiv.]

Ils se prévalent encore de l'Histoire de _Josué_. Ce conquérant dit aux
Juifs: «L'option vous est donnée, choisissez quel parti il vous plaîra,
ou d'adorer les Dieux que vous avez servis dans le Pays des Amorrhéens,
ou ceux que vous avez reconnus en Mésopotamie. Le Peuple répond: Il n'en
sera pas ainsi, nous servirons _Adonaï_. _Josué_ leur repliqua: Vous
avez choisi vous-mêmes, ôtez donc du milieu de vous les Dieux
étrangers.» Ils avaient donc eu incontestablement d'autres Dieux
qu'_Adonaï_ sous _Moïse_.

Il est très-inutile de réfuter ici les Critiques qui pensent que le
Pentateuque ne fut pas écrit par _Moïse_; tout a été dit dès long-temps
sur cette matiere; & quand même quelque petite partie des Livres de
_Moïse_ aurait été écrite du temps des Juges ou des Rois, ou des
Pontifes, ils n'en seraient pas moins inspirés & moins divins.

C'est assez, ce me semble, qu'il soit prouvé par la Ste. Ecriture, que
malgré la punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte
d'_Apis_, ils conserverent long-temps une liberté entiere: peut-être
même que le massacre que _Moïse_ fit de vingt-trois mille hommes pour le
veau érigé par son frere, lui fit comprendre qu'on ne gagnait rien par
la rigueur, & qu'il fut obligé de fermer les yeux sur la passion du
Peuple pour les Dieux étrangers.

  [Nomb. Chap. 21, v. 9.]

Lui-même semble bientôt transgresser la Loi qu'il a donnée. Il a défendu
tout simulacre, cependant il érige un serpent d'airain. La même
exception à la Loi se trouve depuis dans le Temple de _Salomon_; ce
Prince fait sculpter douze bœufs qui soutiennent le grand bassin du
Temple; des Chérubins sont posés dans l'Arche, ils ont une tête d'aigle
& une tête de veau; & c'est apparemment cette tête de veau mal faite,
trouvée dans le Temple par les Soldats Romains, qui fit croire
long-temps que les Juifs adoraient un âne.

  [Liv. IV. des Rois, Chap. 16.]

En vain le culte des Dieux étrangers est défendu; _Salomon_ est
paisiblement idolâtre. _Jéroboam_, à qui Dieu donna dix parts du
Royaume, fait ériger deux veaux d'or, & regne vingt-deux ans, en
réunissant en lui les dignités de Monarque & de Pontife. Le petit
Royaume de Juda dresse sous _Roboam_ des Autels étrangers & des statues.
Le saint Roi _Asa_ ne détruit point les hauts lieux. Le Grand-Prêtre
_Urias_ érige dans le Temple, à la place de l'Autel des holocaustes, un
Autel du Roi de Syrie. On ne voit, en un mot, aucune contrainte sur la
Religion. Je sais que la plupart des Rois Juifs s'exterminerent,
s'assassinerent les uns les autres; mais ce fut toujours pour leur
intérêt, & non pour leur créance.

  [Liv. III. des Rois, Chap. 18, v. 38 & 40.]

  [Liv. IV. des Rois, Chap. 2, v. 24.]

Il est vrai que parmi les Prophetes il y en eut qui intéresserent le
Ciel à leur vengeance. _Elie_ fit descendre le feu céleste pour consumer
le Prêtre de _Baal_; _Elisée_ fit venir des ours pour dévorer
quarante-deux petits enfants qui l'avaient appellé _tête chauve_: mais
ce sont des miracles rares, & des faits qu'il serait un peu dur de
vouloir imiter.

  [Nomb. Chap. 31.]

On nous objecte encore que le Peuple Juif fut très-ignorant &
très-barbare. Il est dit que dans la guerre qu'il fit aux
Madianites, [25]_Moïse_ ordonna de tuer tous les enfants mâles & toutes
les meres, & de partager le butin. Les vainqueurs trouverent dans le
camp 675000 brebis, 72000 bœufs, 61000 ânes, & 32000 jeunes filles; ils
en firent le partage, & tuerent tout le reste. Plusieurs Commentateurs
même prétendent que trente-deux filles furent immolées au Seigneur:
_cesserunt in partem Domini triginta duæ animæ_.

  [25] Madian n'était point compris dans la Terre promise: c'est un
  petit canton de l'Idumée, dans l'Arabie pétrée; il commence vers le
  Septentrion, au Torrent d'Arnon, & finit au Torrent de Zared, au
  milieu des rochers, & sur le rivage oriental du Lac Asphaltide. Ce
  Pays est habité aujourd'hui par une petite horde d'Arabes: il peut
  avoir huit lieues ou environ de long, & un peu moins en largeur.

 [Ezéch. Chap. 39, v. 18.]

En effet, les Juifs immolaient des hommes à la Divinité, témoin le
sacrifice de _Jephté_,[26] témoin le Roi _Agag_,[27] coupé en morceaux
par le Prêtre _Samuel_. _Ezéchiel_ même leur promet, pour les
encourager, qu'ils mangeront de la chair humaine. _Vous mangerez_,
dit-il, _le cheval & le Cavalier, vous boirez le sang des Princes_. On
ne trouve dans toute l'Histoire de ce Peuple aucun trait de générosité,
de magnanimité, de bienfaisance; mais il s'échappe toujours dans le
nuage de cette barbarie, si longue & si affreuse, des rayons d'une
tolérance universelle.

  [26] Il est certain par le Texte, que _Jephté_ immola sa fille. _Dieu
  n'approuva pas ces dévouements_, dit _Don Calmet_, dans sa
  Dissertation sur le Vœu de _Jephté; mais lorsqu'on les a faits, il
  veut qu'on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les
  faisaient, ou pour réprimer la légéreté qu'on aurait eue à les faire,
  si on n'en avait pas craint l'exécution_. _St. Augustin_, & presque
  tous les Peres, condamnent l'action de _Jephté_: il est vrai que
  l'Ecriture dit, qu'_il fut rempli de l'esprit de Dieu_; & _St. Paul_,
  dans son Epître aux Hébreux, chap. 11, fait l'éloge de _Jephté_; il le
  place avec _Samuel_ & _David_.

  _St. Jérôme_, dans son Epître à _Julien_, dit, _Jephté immola sa fille
  au Seigneur, & c'est pour cela que l'Apôtre le compte parmi les
  Saints_. Voilà de part & d'autre des jugements sur lesquels il ne nous
  est pas permis de porter le nôtre; on doit craindre même d'avoir un
  avis.

  [27]
    [Liv. I. des Rois, Chapitre 15.]

  On peut regarder la mort du Roi _Agag_ comme un vrai sacrifice. _Saül_
  avait fait ce Roi des Amalécites prisonnier de guerre, & l'avait reçu
  à composition; mais le Prêtre _Samuel_ lui avait ordonné de ne rien
  épargner, il lui avait dit en propres mots. _Tuez tout, depuis l'homme
  jusqu'à la femme, jusqu'aux petits enfants, & ceux qui sont encore à
  la mammelle._

  _Samuel coupa le Roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal._

  «Le zele dont ce Prophete était animé, dit _Don Calmet_, lui mit
  l'épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur,
  & pour confondre _Saül_.

  On voit dans cette fatale aventure un dévouement, un Prêtre, une
  victime; c'était donc un sacrifice.

  Tous les Peuples dont nous avons l'histoire, ont sacrifié des hommes à
  la Divinité, excepté les Chinois. _Plutarque_ rapporte que les Romains
  mêmes en immolerent du temps de la République.

  On voit dans les Commentaires de _César_, que les Germains allaient
  immoler les ôtages qu'il leur avait donnés, lorsqu'il délivra ces
  ôtages par sa victoire.

  J'ai remarqué ailleurs que cette violation du Droit des gens envers
  les ôtages de _César_, & ces victimes humaines immolées, pour comble
  d'horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que
  _Tacite_ fait des Germains dans son Traité _De moribus Germanorum_. Il
  paraît que dans ce Traité _Tacite_ songe plus à faire la satyre des
  Romains, que l'éloge des Germains, qu'il ne connaissait pas.

  Disons ici en passant que _Tacite_ aimait encore mieux la satyre que
  la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions
  indifférentes; & sa malignité nous plaît presque autant que son style,
  parce que nous aimons la médisance & l'esprit.

  Revenons aux victimes humaines. Nos Peres en immolaient aussi-bien que
  les Germains; c'est le dernier degré de la stupidité de notre nature
  abandonnée à elle-même, & c'est un des fruits de la faiblesse de notre
  jugement. Nous dîmes: Il faut offrir à Dieu ce qu'on a de plus
  précieux & de plus beau; nous n'avons rien de plus précieux que nos
  enfants; il faut donc choisir les plus beaux & les plus jeunes pour
  les sacrifier à la Divinité.

  _Philon_ dit que dans la Terre de Canaan on immolait quelquefois ses
  enfants, avant que Dieu eût ordonné à _Abraham_ de lui sacrifier son
  fils unique _Isaac_ pour éprouver sa foi.

  _Sanchoniaton_, cité par _Eusebe_, rapporte que les Phéniciens
  sacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, &
  qu'_Ilus_ immola son fils _Jehud_ à peu près dans le temps que Dieu
  mit la foi d'_Abraham_ à l'épreuve. Il est difficile de percer dans
  les ténebres de cette antiquité; mais il n'est que trop vrai que ces
  horribles sacrifices ont été presque par-tout en usage; les Peuples ne
  s'en sont défaits qu'à mesure qu'ils se sont policés. La politesse
  amene l'humanité.

  [Juges, Chap. 11, v. 24.]

_Jephté_, inspiré de Dieu, & qui lui immola sa fille, dit aux Ammonites:
_Ce que votre Dieu Chamos vous a donné, ne vous appartient-il pas de
droit? Souffrez donc que nous prenions la Terre que notre Dieu nous a
promise._ Cette déclaration est précise; elle peut mener bien loin;
mais, au moins, elle est une preuve évidente que Dieu tolérait _Chamos_.
Car la sainte Ecriture ne dit pas: Vous pensez avoir droit sur les
Terres que vous dites vous avoir été données par le Dieu _Chamos_; elle
dit positivement: Vous avez droit, _Tibi jure debentur_: ce qui est le
vrai sens de ces paroles hébraïques, _Otho thirasch_.

  [Chap. 17 v. dernier.]

L'histoire de _Michas_ & du Lévite, rapportée aux 17 & 18 chapitres du
Livre des Juges, est bien encore une preuve incontestable de la
tolérance & de la liberté la plus grande, admise chez les Juifs. La mere
de _Michas_, femme fort riche d'Ephraïm, avait perdu onze cents pieces
d'argent; son fils les lui rendit: elle voua cet argent au Seigneur, &
en fit faire des idoles; elle bâtit une petite Chapelle, un Lévite
desservit la Chapelle moyennant dix pieces d'argent, une tunique, un
manteau par année & sa nourriture; & _Michas_ s'écria: _C'est maintenant
que Dieu me fera du bien, puisque j'ai chez moi un Prêtre de la race de
Lévi_.

Cependant, six cents hommes de la Tribu de _Dan_, qui cherchaient à
s'emparer de quelque Village dans le Pays, & à s'y établir, mais n'ayant
point de Prêtre Lévite avec eux, & en ayant besoin pour que Dieu
favorisât leur entreprise, allerent chez _Michas_, & prirent son Ephod,
ses Idoles & son Lévite, malgré les remontrances de ce Prêtre, & malgré
les cris de _Michas_ & de sa mere. Alors ils allerent avec assurance
attaquer le Village nommé _Laïs_, & y mirent tout à feu & à sang, selon
leur coutume. Ils donnerent le nom de _Dan_ à _Laïs_, en mémoire de leur
victoire; ils placerent l'Idole de _Michas_ sur un Autel; & ce qui est
bien plus remarquable, _Jonathan_, petit-fils de _Moïse_, fut le
Grand-Prêtre de ce Temple, où l'on adorait le Dieu d'Israël & l'Idole de
_Michas_.

Après la mort de _Gédéon_, les Hébreux adorerent _Baal-bérith_ pendant
près de vingt ans, & renoncerent au culte d'_Adonaï_, sans qu'aucun
Chef, aucun Juge, aucun Prêtre criât vengeance. Leur crime était grand,
je l'avoue; mais si cette idolâtrie même fut tolérée, combien les
différences dans le vrai culte ont elles dû l'être?

Quelques-uns donnent pour une preuve d'intolérance, que le Seigneur
lui-même ayant permis que son Arche fût prise par les Philistins dans un
combat, il ne punit les Philistins qu'en les frappant d'une maladie
secrete, ressemblante aux hémorrhoïdes, en renversant la statue de
_Dagon_, & en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes: mais
lorsque les Philistins, pour appaiser sa colere, eurent renvoyé l'Arche
attelée de deux vaches qui nourrissaient leurs veaux, & offert à Dieu
cinq rats d'or, & cinq anus d'or, le Seigneur fit mourir soixante & dix
anciens d'Israël, & cinquante mille hommes du Peuple, pour avoir regardé
l'Arche; on répond que le châtiment du Seigneur ne tombe point sur une
créance, sur une différence dans le culte, ni sur aucune idolâtrie.

Si le Seigneur avait voulu punir l'idolâtrie, il aurait fait périr tous
les Philistins qui oserent prendre son Arche, & qui adoraient _Dagon_;
mais il fit périr cinquante mille & soixante & dix hommes de son Peuple,
uniquement parce qu'ils avaient regardé son Arche qu'ils ne devaient pas
regarder: tant les Loix, les mœurs de ce temps, l'économie judaïque
different de tout ce que nous connaissons; tant les voyes inscrutables
de Dieu sont au-dessus des nôtres. _La rigueur exercée_, dit le
judicieux Don Calmet, _contre ce grand nombre d'hommes, ne paraîtra
excessive qu'à ceux qui n'ont pas compris jusqu'à quel point Dieu
voulait être craint & respecté parmi son Peuple, & qui ne jugent des
vues & des desseins de Dieu qu'en suivant les foibles lumieres de leur
raison_.

Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation du sien,
une curiosité indiscrete, une désobéissance, peut-être même un esprit de
révolte. On sent bien que de tels châtiments n'appartiennent qu'à Dieu
dans la Théocratie Judaïque. On ne peut trop redire que ces temps & ces
mœurs n'ont aucun rapport aux nôtres.

  [Liv. IV. des Rois, Chap. 20, v. 25.]

Enfin, lorsque dans des siecles postérieurs _Naaman_ l'idolâtre, demanda
à _Elisée_ s'il lui était permis de suivre son Roi dans le Temple de
Remnon, & _d'y adorer avec lui_, ce même _Elisée_ qui avait fait dévorer
les enfants par les ours, ne lui répondit-il pas, _Allez en paix_?

  [Jérém. Chap. 27, v. 6.]

Il y a bien plus; le Seigneur ordonne à _Jérémie_ de se mettre des
cordes au cou, des colliers[28] & des jougs, de les envoyer aux
Roitelets ou Melchim de Moab, d'Ammon, d'Edom, de Tyr, de Sidon; &
_Jérémie_ leur fait dire par le Seigneur: _J'ai donné toutes vos
Terres à Nabuchodonosor, Roi de Babylone, mon serviteur_. Voilà un Roi
idolâtre déclaré serviteur de Dieu & son favori.

  [28] Ceux qui sont peu au fait des usages de l'antiquité, & qui ne
  jugent que d'après ce qu'ils voyent autour d'eux, peuvent être étonnés
  de ces singularités; mais il faut songer qu'alors, dans l'Egypte, &
  dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient
  par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.

    [Isaïe, Chapitre 8.]

  Les Prophetes, qui s'appellaient _les Voyants_ chez les Egyptiens &
  chez les Juifs, non-seulement s'exprimaient en allégories, mais ils
  figuraient par des signes les événements qu'ils annonçaient. Ainsi
  _Isaïe_, le premier des quatre grands Prophetes Juifs, prend un
  rouleau, & y écrit: _Shas bas, butinez, vîte_; puis il s'approche de
  la Prophétesse, elle conçoit, & met au monde un fils, qu'il appelle
  _Maher-Salal-Has-bas_: c'est une figure des maux que les Peuples
  d'Egypte & d'Assyrie feront aux Juifs.

  Ce Prophete dit: _Avant que l'enfant soit en âge de manger du beurre &
  du miel, & qu'il sache réprouver le mauvais & choisir le bon, la terre
  détestée par vous sera délivrée des deux Rois: le Seigneur sifflera
  aux mouches d'Egypte & aux abeilles d'Assur: le Seigneur prendra un
  rasoir de louage, & en rasera toute la barbe & les poils des pieds du
  Roi d'Assur._

  Cette prophétie des abeilles, de la barbe & du poil des pieds rasé, ne
  peut être entendue que par ceux qui savent que c'était la coutume
  d'appeller les essaims au son du flageolet ou de quelqu'autre
  instrument champêtre; que le plus grand affront qu'on pût faire à un
  homme, était de lui couper la barbe; qu'on appellait le poil des
  pieds, le poil du pubis; que l'on ne rasait ce poil que dans des
  maladies immondes, comme celle de la lepre. Toutes ces figures, si
  étrangeres à notre style, ne signifient autre chose, sinon que le
  Seigneur, dans quelques années, délivrera son Peuple d'oppression.

    [Isaïe, Chapitre 20.]

  Le même _Isaïe_ marche tout nud, pour marquer que le Roi d'Assyrie
  emmenera d'Egypte & d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas
  de quoi couvrir leur nudité.

    [Ezéch. Chap. 4 & suiv.]

  _Ezéchiel_ mange le volume de parchemin qui lui est présenté: ensuite
  il couvre son pain d'excréments, & demeure couché sur son côté gauche
  trois cents quatre-vingt-dix jours, & sur le côté droit quarante
  jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, & pour
  signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de
  chaînes, qui figurent celles du Peuple; il coupe ses cheveux & sa
  barbe, & les partage en trois parties: le premier tiers désigne ceux
  qui doivent périr dans la Ville; le second, ceux qui seront mis à mort
  autour des murailles; le troisieme, ceux qui doivent être emmenés à
  Babylone.

    [Ozée, Chap. 3.]

  Le Prophete _Ozée_ s'unit à une femme adultere, qu'il achete quinze
  pieces d'argent & un chomer & demi d'orge: _Vous m'attendrez_, lui
  dit-il, _plusieurs jours, & pendant ce temps nul homme n'approchera de
  vous; c'est l'état où les enfants d'Israël seront long-temps sans
  Rois, sans Princes, sans Sacrifices, sans Autel & sans Ephod_. En un
  mot, les Nabi, les Voyants, les Prophetes, ne prédisent presque jamais
  sans figurer par un signe la chose prédite.

  _Jérémie_ ne fait donc que se conformer à l'usage, en se liant de
  cordes, & en se mettant des colliers & des jougs sur le dos, pour
  signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoye ces types. Si on veut
  y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d'un ancien monde, qui
  differe en tout du nouveau; la vie civile, les Loix, la maniere de
  faire la guerre, les cérémonies de la Religion, tout est absolument
  différent. Il n'y a même qu'à ouvrir _Homere_ & le premier Livre
  d'_Hérodote_, pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance
  avec les Peuples de la haute antiquité, & que nous devons nous défier
  de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec
  les nôtres.

  La nature même n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les Magiciens
  avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus: ils enchantaient les
  serpents, ils évoquaient les morts, &c. Dieu envoyait des songes, &
  des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On
  voyait des métamorphoses telles que celles de _Nabuchodonosor_ changé
  en bœuf, de la femme de _Loth_ en statue de sel, de cinq Villes en un
  lac bitumineux.

  Il y avait des especes d'hommes qui n'existent plus. La race des
  géants _Rephaïm_, _Emim_, _Néphilim_, _Enacim_ a disparu. _St.
  Augustin_, au Livre V de _la Cité de Dieu_, dit avoir vu la dent d'un
  ancien Géant, grosse comme cent de nos molaires. _Ezéchiel_ parle des
  pigmées _Gamadim_, hauts d'une coudée, qui combattaient au siege de
  Tyr: & en presque tout cela les Auteurs sacrés sont d'accord avec les
  profanes. Les maladies & les remedes n'étaient point les mêmes que de
  nos jours: les possédés étaient guéris avec la racine nommée _Barad_
  enchassée dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.

  Enfin tout cet ancien monde était si différent du nôtre, qu'on ne peut
  en tirer aujourd'hui aucune regle de conduite; & si, dans cette
  antiquité reculée, les hommes s'étaient persécutés & opprimés tour à
  tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté
  sous la Loi de grace.

  [Jérém. Chap. 18, v. 19.]

Le même _Jérémie_, que le Melk, ou Roitelet Juif, _Sédécias_, avait fait
mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de _Sédécias_, lui conseille
de la part de Dieu de se rendre au Roi de Babylone: _Si vous allez vous
rendre à ses Officiers_, dit-il, _votre ame vivra_. Dieu prend donc
enfin le parti d'un Roi idolâtre; il lui livre l'Arche, dont la seule
vue avait coûté la vie à cinquante mille soixante & dix Juifs; il lui
livre le Saint des Saints, & le reste du Temple qui avait coûté à bâtir
cent huit mille talents d'or, un million dix-sept mille talents d'argent
& dix mille drachmes d'or, laissés par _David_ & ses Officiers pour la
construction de la Maison du Seigneur; ce qui, sans compter les deniers
employés par _Salomon_, monte à la somme de dix-neuf milliards
soixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais
idolâtrie ne fut plus récompensée. Je sais que ce compte est exagéré,
qu'il y a probablement erreur de Copiste; mais réduisez la somme à la
moitié, au quart, au huitieme même, elle vous étonnera encore. On n'est
guères moins surpris des richesses qu'_Hérodote_ dit avoir vues dans le
Temple d'Ephese. Enfin, les trésors ne sont rien aux yeux de Dieu; & le
nom de son Serviteur donné à _Nabuchodonosor_, est le vrai trésor
inestimable.

  [Isaïe, Chap. 44 & 45.]

Dieu ne favorise pas moins le _Kir_, ou _Koresh_, ou _Kosroes_, que nous
appellons _Cyrus_; il l'appelle _son Christ_, _son Oint_, quoiqu'il ne
fût pas Oint, selon la signification commune de ce mot, & qu'il suivît
la Religion de _Zoroastre_; il l'appelle son _Pasteur_, quoiqu'il fût
usurpateur aux yeux des hommes: il n'y a pas dans toute la sainte
Ecriture une plus grande marque de prédilection.

Vous voyez dans _Malachie_, que _du levant au couchant le nom de Dieu
est grand dans les Nations, & qu'on lui offre par-tout des oblations
pures_. Dieu a soin des Ninivites idolâtres comme des Juifs; il les
menace, & il leur pardonne. _Melchisedec_, qui n'était point Juif, était
Sacrificateur de Dieu. _Balaam_ idolâtre, était Prophete. L'Ecriture
nous apprend donc que non-seulement Dieu tolérait tous les autres
Peuples, mais qu'il en avait un soin paternel: & nous osons être
intolérants!



CHAPITRE XIII.

_Extrême Tolérance des Juifs._


  [Exode, Chap. 20, v. 5.]

  [Deutér. Chap. 28.]

  [Ezéch. Chap. 18, v. 20.]

  [Ezéch. Chap. 20, v. 25.]

Ainsi donc sous _Moïse_, sous les Juges, sous les Rois, vous voyez
toujours des exemples de tolérance. Il y a bien plus: _Moïse_ dit
plusieurs fois _que Dieu punit les peres dans les enfants, jusqu'à la
quatrieme génération_: cette menace était nécessaire à un Peuple à qui
Dieu n'avait révélé ni l'immortalité de l'ame, ni les peines & les
récompenses dans une autre vie. Ces vérités ne lui furent annoncées ni
dans le Décalogue, ni dans aucune Loi du Lévitique & du Deutéronome.
C'étaient les dogmes des Perses, des Babyloniens, des Egyptiens, des
Grecs, des Crétois; mais ils ne constituaient nullement la Religion des
Juifs. _Moïse_ ne dit point: _Honore ton pere & ta mere, si tu veux
aller au Ciel_; mais, _Honore ton pere & ta mere, afin de vivre
long-temps sur la terre_: il ne les menace que de maux corporels, de la
galle seche, de la galle purulente, d'ulceres malins dans les genoux &
dans les gras des jambes, d'être exposés aux infidélités de leurs
femmes, d'emprunter à usure des étrangers, & de ne pouvoir prêter à
usure; de périr de famine, & d'être obligés de manger leurs enfants:
mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs ames immortelles subiront
des tourments après la mort, ou goûteront des félicités. Dieu qui
conduisait lui-même son Peuple, le punissait ou le récompensait
immédiatement après ses bonnes ou ses mauvaises actions. Tout était
temporel; & c'est la preuve que le savant Evêque _Warburton_ apporte
pour démontrer que la Loi des juifs était divine:[29] parce que Dieu
même étant leur Roi, rendant justice immédiatement après la
transgression ou l'obéissance, n'avait pas besoin de leur révéler une
Doctrine qu'il réservait au temps où il ne gouvernerait plus son
Peuple. Ceux qui par ignorance prétendent que _Moïse_ enseignait
l'immortalité de l'ame, ôtent au Nouveau Testament un de ses plus grands
avantages sur l'ancien. Il est constant que la Loi de _Moïse_
n'annonçait que des châtiments temporels jusqu'à la quatrieme
génération. Cependant, malgré l'énoncé précis de cette Loi, malgré cette
déclaration expresse de Dieu, qu'il punirait jusqu'à la quatrieme
génération, _Ezéchiel_ annonce tout le contraire aux Juifs, & leur dit,
que le fils ne portera point l'iniquité de son pere: il va même jusqu'à
faire dire à Dieu, qu'il leur avait donné _des préceptes qui n'étaient
pas bons_.[30]

  [29] Il n'y a qu'un seul passage dans les Loix de _Moïse_, d'où l'on
  pût conclurre qu'il était instruit de l'opinion régnante chez les
  Egyptiens, que l'ame ne meurt point avec le corps: ce passage est
  très-important; c'est dans le chap. 18 du Deutéronome: _Ne consultez
  point les Devins qui prédisent par l'inspection des nuées, qui
  enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les
  Voyants, les Connoisseurs qui interrogent les Morts, & leur demandent
  la vérité._

  Il paraît, par ce passage, que si l'on évoquait les ames des morts, ce
  sortilege prétendu supposait la permanence des ames. Il se peut aussi
  que les Magiciens dont parle _Moïse_, n'étant que des trompeurs
  grossiers, n'eussent pas une idée distincte du sortilege qu'ils
  croyaient opérer. Ils faisaient accroire qu'ils forçaient des morts à
  parler, qu'ils les remettaient par leur magie dans l'état où ces corps
  avaient été de leur vivant; sans examiner seulement si l'on pouvait
  inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l'immortalité
  de l'ame. Les Sorciers n'ont jamais été Philosophes; ils ont été
  toujours des jongleurs stupides, qui jouaient devant des imbécilles.

  On peut remarquer encore qu'il est bien étrange que le mot de _Python_
  se trouve dans le Deutéronome, long-temps avant que ce mot Grec pût
  être connu des Hébreux: aussi le terme _Python_ n'est point dans
  l'Hébreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.

  Cette Langue a des difficultés insurmontables: c'est un mélange de
  Phénicien, d'Egyptien, de Syrien & d'Arabe; & cet ancien mélange est
  très-altéré aujourd'hui. L'Hébreu n'eut jamais que deux modes aux
  verbes, le présent & le futur: il faut deviner les autres modes par le
  sens. Les voyelles différentes étaient souvent exprimées par les mêmes
  caracteres, ou plutôt ils n'exprimaient pas les voyelles; & les
  inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficulté. Chaque
  adverbe a vingt significations différentes. Le même mot est pris en
  des sens contraires. Ajoutez à cet embarras la sécheresse & la
  pauvreté du langage: les Juifs, privés des Arts, ne pouvaient exprimer
  ce qu'ils ignoraient. En un mot l'Hébreu est au Grec, ce que le
  langage d'un Paysan est à celui d'un Académicien.

  [30] Le sentiment d'_Ezéchiel_ prévalut enfin dans la Synagogue; mais
  il y eut toujours des Juifs qui, en croyant aux peines éternelles,
  croyaient aussi que Dieu poursuivait sur les enfants les iniquités des
  peres. Aujourd'hui ils sont punis par-delà la cinquantieme génération,
  & ont encore les peines éternelles à craindre. On demande comment les
  descendants des Juifs, qui n'étaient pas complices de la mort de
  JESUS-CHRIST, ceux qui étant dans Jérusalem n'y eurent aucune part, &
  ceux qui étaient répandus sur le reste de la terre, peuvent être
  temporellement punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs
  peres? Cette punition temporelle, ou plutôt, cette maniere d'exister
  différente des autres Peuples, & de faire le commerce sans avoir de
  Patrie, peut n'être point regardée comme un châtiment en comparaison
  des peines éternelles qu'ils s'attirent par leur incrédulité, & qu'ils
  peuvent éviter par une conversion sincere.

Le Livre d'_Ezéchiel_ n'en fut pas moins inséré dans le Canon des
Auteurs inspirés de Dieu: il est vrai que la Synagogue n'en permettait
pas la lecture avant l'âge de trente ans, comme nous l'apprend _St.
Jérôme_; mais c'était de peur que la jeunesse n'abusât des peintures
trop naïves qu'on trouve dans les chapitres 16 & 23 du libertinage des
deux sœurs _Olla_ & _Ooliba_. En un mot, son Livre fut toujours reçu,
malgré sa contradiction formelle avec _Moïse_.

Enfin,[31] lorsque l'immortalité de l'ame fut un dogme reçu, ce qui
probablement avait commencé dès le temps de la captivité de Babylone, la
secte des Saducéens persista toujours à croire qu'il n'y avait ni
peines ni récompenses après la mort, & que la faculté de sentir & de
penser périssait avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher
& de digérer. Ils niaient l'existence des Anges. Ils différaient
beaucoup plus des autres Juifs, que les Protestants ne different des
Catholiques; ils n'en demeurerent pas moins dans la Communion de leurs
freres: on vit même des grands Prêtres de leur secte.

  [31] Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de
  l'Enfer & du Paradis, tels que nous les concevons, se sont étrangement
  abusés: leur erreur n'est fondée que sur une vaine dispute de mots; la
  Vulgate ayant traduit le mot Hébreu _Sceol_, la fosse, par _Infernum_,
  & le mot Latin _Infernum_ ayant été traduit en Français par _Enfer_,
  on s'est servi de cette équivoque pour faire croire que les Anciens
  Hébreux avaient la notion de l'_Ades_ & du _Tartare_ des Grecs, que
  les autres Nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.

  Il est rapporté au Chapitre 16 des Nombres, que la terre ouvrit sa
  bouche sous les tentes de _Coré_, de _Dathan_ & d'_Abiron_, qu'elle
  les dévora avec leurs tentes & leur substance, & qu'ils furent
  précipités vivants dans la sépulture, dans le souterrein; il n'est
  certainement question dans cet endroit, ni des ames de ces trois
  Hébreux, ni des tourments de l'Enfer, ni d'une punition éternelle.

  Il est étrange que dans le Dictionnaire Encyclopédique, au mot
  _Enfer_, on dise que les anciens Hébreux _en ont reconnu la réalité_;
  si cela était, ce serait une contradiction insoutenable dans le
  Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que _Moïse_ eût parlé dans
  un passage isolé & unique, des peines après la mort, & qu'il n'en eût
  point parlé dans ses Loix? On cite le 32e Chapitre du Deutéronome,
  mais on le tronque; le voici entier: _Ils m'ont provoqué en celui qui
  n'était pas Dieu, & ils m'ont irrité dans leur vanité; & moi je les
  provoquerai dans celui qui n'est pas Peuple, & je les irriterai dans
  la Nation insensée. Et il s'est allumé un feu dans ma fureur, & il
  brûlera jusqu'au fond de la terre; il dévorera la terre jusqu'à son
  germe, & il brulera les fondements des montagnes, & j'assemblerai sur
  eux les maux, & je remplirai mes fleches sur eux; ils seront consumés
  par la faim, les oiseaux les dévoreront par des morsures ameres; je
  lâcherai sur eux les dents des bêtes qui se traînent avec fureur sur
  la terre, & des serpents._

  Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions & l'idée des
  punitions infernales, telles que nous les concevons? Il semble plutôt
  que ces paroles n'ayent été rapportées que pour faire voir évidemment
  que notre Enfer était ignoré des anciens Juifs.

  L'Auteur de cet Article cite encore le passage de _Job_, au Chap. 24.
  _L'œil de l'adultere observe l'obscurité; disant, l'œil ne me verra
  point, & il couvrira son visage; il perce les maisons dans les
  ténebres comme il l'avait dit dans le jour, & ils ont ignoré la
  lumiere; si l'aurore apparaît subitement, ils la croyent l'ombre de la
  mort, & ainsi ils marchent dans les ténebres comme dans la lumiere: il
  est léger sur la surface de l'eau; que sa part soit maudite sur la
  terre, qu'il ne marche point par la voye de la vigne, qu'il passe des
  eaux de neige à une trop grande chaleur: & ils ont péché le tombeau_,
  ou bien, _le tombeau a dissipé ceux qui pechent_, ou bien, (selon les
  Septante) _leur péché a été rappellé en mémoire_.

  Je cite les passages entiers, & littéralement, sans quoi il est
  toujours impossible de s'en former une idée vraie.

  Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot, dont on puisse conclure que
  _Moïse_ avait enseigné aux Juifs la doctrine claire & simple des
  peines & des récompenses après la mort?

  Le Livre de _Job_ n'a nul rapport avec les Loix de _Moïse_. De plus,
  il est très-vraisemblable que _Job_ n'était point Juif; c'est
  l'opinion de _St. Jérôme_ dans ses questions hébraïques sur la Genese.
  Le mot _Sathan_, qui est dans _Job_, n'était point connu des Juifs, &
  vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent
  ce nom que dans la Chaldée, ainsi que les noms de _Gabriel_ & de
  _Raphael_, inconnus avant leur esclavage à Babylone. _Job_ est donc
  cité ici très-mal à propos.

  On rapporte encore le Chapitre dernier d'_Isaïe_: _Et de mois en mois,
  & de Sabath en Sabath, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur;
  & ils sortiront, & ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui
  ont prévariqué; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra
  point, & ils seront exposés aux yeux de toute chair jusqu'à satiété_.

  Certainement s'ils sont jettés à la voirie, s'ils sont exposés à la
  vue des passants jusqu'à satiété, s'ils sont mangés des vers, cela ne
  veut pas dire que _Moïse_ enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalité
  de l'ame; & ces mots, _Le feu ne s'éteindra point_, ne signifient pas
  que des cadavres qui sont exposés à la vue du Peuple subissent les
  peines éternelles de l'Enfer.

  Comment peut-on citer un passage d'_Isaïe_ pour prouver que les Juifs
  du temps de _Moïse_ avaient reçu le dogme de l'immortalité de l'ame?
  _Isaïe_ prophétisait, selon la computation Hébraïque, l'an du monde
  3380. _Moïse_ vivait vers l'an du monde 2500; il s'est écoulé huit
  siecles entre l'un & l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une
  pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, & de
  prétendre prouver qu'un Auteur a eu une telle opinion, par un passage
  d'un Auteur venu huit cents ans après, & qui n'a point parlé de cette
  opinion. Il est indubitable que l'immortalité de l'ame, les peines &
  les récompenses après la mort, sont annoncées, reconnues, constatées
  dans le Nouveau Testament, & il est indubitable qu'elles ne se
  trouvent en aucun endroit du Pentateuque.

  Les Juifs, en croyant depuis l'immortalité de l'ame, ne furent point
  éclairés sur sa spiritualité; ils penserent comme presque toutes les
  autres Nations, que l'ame est quelque chose de délié, d'aérien, une
  substance légere, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle
  avait animé; c'est ce qu'on appellait les ombres, les mânes des corps.
  Cette opinion fut celle de plusieurs Peres de l'Eglise. _Tertullien_,
  dans son Chap. 22. _de l'Ame_, s'exprime ainsi: _Definimus animam Dei
  flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantiâ
  simplicem_; «Nous définissons l'ame née du souffle de Dieu,
  immortelle, corporelle, figurée, simple dans sa substance.

  _St. Irenée_ dit dans son Livre II, Chap. 34. _Incorporales sunt animæ
  quantùm ad comparationem mortalium corporum._ «Les ames sont
  incorporelles en comparaison des corps mortels.» Il ajoute, que
  «JESUS-CHRIST a enseigné que les ames conservent les images du corps;»
  _Caracterem corporum in quo adoptantur, &c._ On ne voit pas que
  JESUS-CHRIST ait jamais enseigné cette Doctrine, & il est difficile de
  deviner le sens de _St. Irenée_.

  _St. Hilaire_ est plus formel & plus positif dans son Commentaire sur
  _St. Matthieu_: il attribue nettement une substance corporelle à
  l'ame: _Corpoream natura sua substantiam sortiuntur_.

  _St. Ambroise_ sur _Abraham_, Liv. II, Chap. 8, prétend qu'il n'y a
  rien de dégagé de la matiere, si ce n'est la substance de la Ste.
  Trinité.

  On pourrait reprocher à ces hommes respectables d'avoir une mauvaise
  Philosophie; mais il est à croire qu'au fond leur Théologie était fort
  saine, puisque ne connaissant pas la nature incompréhensible de l'ame,
  ils l'assuraient immortelle, & la voulaient Chrétienne.

  Nous savons que l'ame est spirituelle, mais nous ne savons point du
  tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons très-imparfaitement la
  matiere, & il nous est impossible d'avoir une idée distincte de ce qui
  n'est pas matiere. Très-peu instruits de ce qui touche nos sens, nous
  ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui est au-delà des
  sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire
  dans les abymes de la Métaphysique & de la Théologie, pour nous donner
  quelque légere idée des choses que nous ne pouvons ni concevoir, ni
  exprimer; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour soutenir,
  s'il se peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.

  Ainsi nous nous servons du mot _esprit_, qui répond à _souffle_ &
  _vent_, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matiere; & ce mot
  _souffle_, _vent_, _esprit_, nous ramenant malgré nous à l'idée d'une
  substance déliée & légere, nous en retranchons encore ce que nous
  pouvons, pour parvenir à concevoir la spiritualité pure; mais nous ne
  parvenons jamais à une notion distincte: nous ne savons même ce que
  nous disons quand nous prononçons le mot _substance_; il veut dire, à
  la lettre, ce qui est dessous; & par cela même il nous avertit qu'il
  est incompréhensible: car, qu'est-ce en effet que ce qui est dessous?
  La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie.
  Plongés ici dans des ténebres profondes, nous nous battons les uns
  contre les autres, & nous frappons au hasard au milieu de cette nuit,
  sans savoir précisément pourquoi nous combattons.

  Si on veut bien réfléchir attentivement sur tout cela, il n'y a point
  d'homme raisonnable qui ne conclue que nous devons avoir de
  l'indigence pour les opinions des autres, & en mériter.

  Toutes ces remarques ne sont point étrangeres au fond de la question,
  qui consiste à savoir si les hommes doivent se tolérer: car si elles
  prouvent combien on s'est trompé de part & d'autre dans tous les
  temps, elles prouvent que les hommes ont dû dans tous les temps se
  traiter avec indulgence.

Les Pharisiens croyaient à la fatalité[32] & à la Métempsycose.[33] Les
Esséniens pensaient que les ames des Justes allaient dans les Isles
fortunées,[34] & celles des méchants dans une espece de Tartare. Ils ne
faisaient point de sacrifices; ils s'assemblaient entre eux dans une
Synagogue particuliere. En un mot, si l'on veut examiner de près le
Judaïsme, on sera étonné de trouver la plus grande tolérance, au milieu
des horreurs les plus barbares. C'est une contradiction, il est vrai;
presque tous les Peuples se sont gouvernés par des contradictions.
Heureuse celle qui amene des mœurs douces, quand on a des loix de sang!

  [32] Le dogme de la fatalité est ancien & universel: vous le trouvez
  toujours dans _Homere_. _Jupiter_ voudrait sauver la vie à son fils
  _Sarpedon_; mais le Destin l'a condamné à la mort; _Jupiter_ ne peut
  qu'obéir. Le Destin était chez les Philosophes ou l'enchaînement
  nécessaire des causes & des effets nécessairement produit par la
  nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence; ce qui est
  bien plus raisonnable. Tout le systême de la fatalité est contenu dans
  ce Vers d'_Anneus Seneque: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt_.
  On est toujours convenu que Dieu gouvernait l'Univers par des Loix
  éternelles, universelles, immuables: cette vérité fut la source de
  toutes ces disputes inintelligibles sur la liberté, parce qu'on n'a
  défini jamais la liberté, jusqu'à ce que le sage _Loke_ soit venu: il
  a prouvé que la liberté est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir,
  & l'homme agissant librement selon les ordres éternels de Dieu, est
  une des roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquité disputa
  sur la liberté; mais personne ne persécuta sur ce sujet jusqu'à nos
  jours. Quelle horreur absurde, d'avoir emprisonné, exilé pour cette
  dispute, un _Pompone d'Andilly_, un _Arnaud_, un _Sacy_, un _Nicole_,
  & tant d'autres qui ont été la lumiere de la France!

  [33] Le Roman Théologique de la Métempsycose vient de l'Inde, dont
  nous avons reçu beaucoup plus de fables qu'on ne croit communément. Ce
  dogme est expliqué dans l'admirable douzieme Livre des Métamorphoses
  d'_Ovide_. Il a été reçu presque dans toute la terre: il a été
  toujours combattu; mais nous ne voyons point qu'aucun Prêtre de
  l'Antiquité ait jamais fait donner une lettre de cachet à un Disciple
  de _Pythagore_.

  [34] Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs
  contemporains, ne croyaient que l'ame de l'homme allât dans le Ciel
  après sa mort. Les Juifs pensaient que la Lune & le Soleil étaient à
  quelques lieues au-dessus de nous dans le même cercle, & que le
  firmament était une voûte épaisse & solide, qui soutenait le poids des
  eaux, lesquelles s'échappaient par quelques ouvertures. Le Palais des
  Dieux, chez les anciens Grecs, était sur le mont Olympe. La demeure
  des Héros, après la mort, était, du temps d'_Homere_, dans une Isle
  au-delà de l'Océan, & c'était l'opinion des Esséniens.

  Depuis _Homere_, on assigna des planetes aux Dieux; mais il n'y avait
  pas plus de raison aux hommes de placer un Dieu dans la Lune, qu'aux
  habitants de la Lune de mettre un Dieu dans la planete de la terre.
  _Junon_ & _Iris_ n'eurent d'autre Palais que les nuées; il n'y avait
  pas là où réposer son pied. Chez les Sabéens, chaque Dieu eut son
  étoile; mais une étoile étant un Soleil, il n'y a pas moyen d'habiter
  là, à moins d'être de la nature du feu. C'est donc une question fort
  inutile de demander ce que les Anciens pensaient du Ciel; la meilleure
  réponse est qu'ils ne pensaient pas.



CHAPITRE XIV.

_Si l'Intolérance a été enseignée par_ JESUS-CHRIST?


Voyons maintenant si JESUS-CHRIST a établi des Loix sanguinaires, s'il a
ordonné l'intolérance, s'il fit bâtir les cachots de l'Inquisition, s'il
institua les bourreaux des _Auto-da-fé_.

  [St. Math. Chap. 22.]

Il n'y a, si je ne me trompe, que peu de passages dans les Evangiles,
dont l'esprit persécuteur ait pu inférer que l'intolérance, la
contrainte sont légitimes. L'un est la parabole dans laquelle le Royaume
des Cieux est comparé à un Roi qui invite des convives aux noces de son
fils: ce Monarque leur fait dire par ses Serviteurs: _J'ai tué mes
bœufs & mes volailles, tout est prêt, venez aux noces_. Les uns, sans
se soucier de l'invitation, vont à leurs maisons de campagne, les
autres à leur négoce, d'autres outragent les domestiques du Roi & les
tuent. Le Roi fait marcher ses Armées contre ces meurtriers & détruit
leur Ville: il envoye sur les grands chemins convier au festin tous ceux
qu'on trouve: un d'eux s'étant mis à table sans avoir mis la robe
nuptiale, est chargé de fers & jetté dans les ténebres extérieures.

Il est clair que cette allégorie ne regardant que le Royaume des Cieux,
nul homme, assurément, ne doit en prendre le droit de garotter ou de
mettre au cachot son voisin qui serait venu souper chez lui sans avoir
un habit de noces convenable; & je ne connais dans l'Histoire aucun
Prince qui ait fait pendre un Courtisan pour un pareil sujet: il n'est
pas non plus à craindre que quand l'Empereur enverra des Pages à des
Princes de l'Empire pour les prier à souper, ces Princes tuent ces
Pages. L'invitation au festin signifie la prédication du salut; le
meurtre des Envoyés du Prince figure la persécution contre ceux qui
prêchent la sagesse & la vertu.

  [St. Luc, Chap. 14.]

L'autre parabole est celle d'un Particulier qui invite ses amis à un
grand souper; & lorsqu'il est prêt de se mettre à table, il envoye son
domestique les avertir. L'un s'excuse sur ce qu'il a acheté une Terre, &
qu'il va la visiter; cette excuse ne paraît pas valable, ce n'est pas
pendant la nuit qu'on va voir sa Terre. Un autre dit qu'il a acheté
cinq paires de bœufs, & qu'il les doit éprouver; il a le même tort que
l'autre; on n'essaye pas des bœufs à l'heure du souper. Un troisieme
répond qu'il vient de se marier, & assurément son excuse est
très-recevable. Le Pere de famille, en colere, fait venir à son festin
les aveugles & les boiteux; & voyant qu'il reste encore des places
vuides, il dit à son valet: _Allez dans les grands chemins, & le long
des hayes, & contraignez les gens d'entrer_.

Il est vrai qu'il n'est pas dit expressément que cette parabole soit une
figure du Royaume des Cieux. On n'a que trop abusé de ces paroles:
_Contrains-les d'entrer_; mais il est visible qu'un seul valet ne peut
contraindre par la force tous les gens qu'il rencontre à venir souper
chez son Maître; & d'ailleurs, des convives ainsi forcés, ne rendraient
pas le repas fort agréable. _Contrains-les d'entrer_, ne veut dire autre
chose, selon les Commentateurs les plus accrédités, sinon: priez,
conjurez, pressez, obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette priere
& de ce souper, à la persécution?

Si on prend les choses à la lettre, faudra-t-il être aveugle, boiteux, &
conduit par force, pour être dans le sein de l'Eglise? JESUS dit dans la
même parabole: _Ne donnez à dîner ni à vos amis, ni à vos parents
riches_: en a-t-on jamais inféré, qu'on ne dût point en effet dîner avec
ses parents & ses amis, dès qu'ils ont un peu de fortune?

  [St. Luc, Chap. 14, v. 26 & suiv.]

JESUS-CHRIST, après la parabole du festin, dit: _Si quelqu'un vient à
moi, & ne hait pas son pere, sa mere, ses freres, ses sœurs, & même sa
propre ame, il ne peut être mon Disciple, &c. Car qui est celui d'entre
vous qui voulant bâtir une tour, ne suppute pas auparavant la dépense?_
Y a-t-il quelqu'un dans le monde assez dénaturé, pour conclurre qu'il
faut haïr son pere & sa mere? & ne comprend-on pas aisément que ces
paroles signifient: Ne balancez pas entre moi & vos plus cheres
affections?

  [St. Math. Chap. 8, v. 17.]

On cite le passage de _St. Mathieu: Qui n'écoute point l'Eglise, soit
comme un Païen & comme un Receveur de la Douane_. Cela ne dit pas
assurément qu'on doive persécuter les Païens, & les Fermiers des droits
du Roi; ils sont maudits, il est vrai, mais ils ne sont point livrés au
bras séculier. Loin d'ôter à ces Fermiers aucune prérogative de Citoyen,
on leur a donné les plus grands privileges; c'est la seule profession
qui soit condamnée dans l'Ecriture, & c'est la plus favorisée par les
Gouvernements. Pourquoi donc n'aurions-nous pas pour nos freres errants
autant d'indulgence que nous prodiguons de considération à nos freres
les Traitants?

Un autre passage, dont on a fait un abus grossier, est celui de _St.
Mathieu_ & de _St. Marc_, où il est dit que JESUS ayant faim le matin,
approcha d'un figuier, où il ne trouva que des feuilles: car ce n'était
pas le temps des figues: il maudit le figuier qui se sécha aussi-tôt.

On donne plusieurs explications différentes de ce miracle: mais y en
a-t-il une seule qui puisse autoriser la persécution? Un figuier n'a pu
donner des figues vers le commencement de Mars, on l'a séché: est-ce une
raison pour faire sécher nos freres de douleur dans tous les temps de
l'année? Respectons dans l'Ecriture tout ce qui peut faire naître des
difficultés dans nos esprits curieux & vains, mais n'en abusons pas pour
être durs & implacables.

L'esprit persécuteur qui abuse de tout, cherche encore sa justification
dans l'expulsion des Marchands chassés du Temple, & dans la légion de
Démons envoyée du corps d'un possédé dans le corps de deux mille animaux
immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne sont autre chose
qu'une justice que Dieu daigne faire lui-même d'une contravention à la
Loi? C'était manquer de respect à la Maison du Seigneur, que de changer
son parvis en une boutique de Marchands. En vain le Sanhedrin & les
Prêtres permettaient ce négoce pour la commodité des sacrifices; le Dieu
auquel on sacrifiait pouvait sans doute, quoique caché sous la figure
humaine, détruire cette profanation: il pouvait de même punir ceux qui
introduisaient dans le Pays des troupeaux entiers, défendus par une Loi
dont il daignait lui-même être l'observateur. Ces exemples n'ont pas le
moindre rapport aux persécutions sur le dogme. Il faut que l'esprit
d'intolérance soit appuyé sur de bien mauvaises raisons, puisqu'il
cherche par-tout les plus vains prétextes.

Presque tout le reste des paroles & des actions de JESUS-CHRIST prêche
la douceur, la patience, l'indulgence. C'est le Pere de famille qui
reçoit l'enfant prodigue; c'est l'ouvrier qui vient à la derniere heure,
& qui est payé comme les autres; c'est le Samaritain charitable;
lui-même justifie ses Disciples de ne pas jeûner; il pardonne à la
pécheresse; il se contente de recommander la fidélité à la femme
adultere: il daigne même condescendre à l'innocente joye des convives de
Canaa, qui étant déja échauffés de vin, en demandent encore; il veut
bien faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l'eau en vin.

Il n'éclate pas même contre _Judas_ qui doit le trahir; il ordonne à
_Pierre_ de ne se jamais servir de l'épée; il réprimande les enfants de
_Zébédée_, qui, à l'exemple d'_Elie_, voulaient faire descendre le feu
du Ciel sur une Ville qui n'avait pas voulu le loger.

Enfin, il meurt victime de l'envie. Si on ose comparer le sacré avec le
profane, & un Dieu avec un homme, sa mort, humainement parlant, a
beaucoup de rapport à celle de _Socrate_. Le Philosophe Grec périt par
la haine des Sophistes, des Prêtres, & des premiers du Peuple: le
Législateur des Chrétiens succomba sous la haine des Scribes, des
Pharisiens, & des Prêtres. _Socrate_ pouvait éviter la mort, & il ne le
voulut pas: JESUS-CHRIST s'offrit volontairement. Le Philosophe Grec
pardonna non-seulement à ses calomniateurs & à ses Juges iniques, mais
il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-même s'ils étaient
assez heureux pour mériter leur haine comme lui: le Législateur des
Chrétiens, infiniment supérieur, pria son Pere de pardonner à ses
ennemis.

Si JESUS-CHRIST sembla craindre la mort, si l'angoisse qu'il ressentit
fut si extrême qu'il en eut une sueur mêlée de sang, ce qui est le
symptome le plus violent & le plus rare, c'est qu'il daigna s'abaisser à
toute la faiblesse du corps humain qu'il avait revêtu. Son corps
tremblait, & son ame était inébranlable; il nous apprenait que la vraie
force, la vraie grandeur consistent à supporter des maux sous lesquels
notre nature succombe. Il y a un extrême courage à courir à la mort en
la redoutant.

  [St. Math. Chap. 23.]

_Socrate_ avait traité les Sophistes d'ignorants, & les avait convaincus
de mauvaise foi: JESUS, usant de ses droits divins, traita les Scribes &
les Pharisiens d'hypocrites, d'insensés, d'aveugles, de méchants, de
serpents, de race de vipere.

  [St. Math. Chap. 26.]

_Socrate_ ne fut point accusé de vouloir fonder une secte nouvelle; on
n'accusa point JESUS-CHRIST d'en avoir voulu introduire une. Il est dit
que les Princes des Prêtres, & tout le Conseil, cherchaient un faux
témoignage contre JESUS pour le faire périr.

Or, s'ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui reprochaient donc
pas d'avoir prêché publiquement contre la Loi. Il fut en effet soumis à
la Loi de _Moïse_ depuis son enfance jusqu'à sa mort: on le circoncit le
huitieme jour comme tous les autres enfants. S'il fut depuis baptisé
dans le Jourdain, c'était une cérémonie consacrée chez les Juifs, comme
chez tous les Peuples de l'Orient. Toutes les souillures légales se
nettoyaient par le Baptême; c'est ainsi qu'on consacrait les Prêtres: on
se plongeait dans l'eau à la fête de l'expiation solemnelle, on
baptisait les Prosélites.

JESUS observa tous les points de la Loi; il fêta tous les jours de
Sabath; il s'abstint des viandes défendues; il célébra toutes les
fêtes; & même avant sa mort il avait célébré la Pâque: on ne l'accusa ni
d'aucune opinion nouvelle, ni d'avoir observé aucun Rite étranger. Né
Israélite, il vécut constamment en Israélite.

  [St. Math. chap. 26, v. 61.]

Deux témoins qui se présenterent, l'accuserent d'avoir dit, _qu'il
pourrait détruire le Temple, & le rebâtir en trois jours_. Un tel
discours était incompréhensible pour les Juifs charnels, mais ce n'était
pas une accusation de vouloir fonder une nouvelle secte.

Le Grand-Prêtre l'interrogea, & lui dit: _Je vous commande par le_ DIEU
_vivant, de nous dire, si vous êtes le_ CHRIST, _Fils de_ DIEU. On ne
nous apprend point ce que le Grand-Prêtre entendait par _Fils de_ DIEU.
On se servait quelquefois de cette expression pour signifier un
juste,[35] comme on employait les mots de _fils de Bélial_, pour
signifier un méchant. Les Juifs grossiers n'avaient aucune idée du
mystere sacré d'un Fils de Dieu, Dieu lui-même, venant sur la terre.

  [35] Il était en effet, très-difficile aux Juifs, pour ne pas dire
  impossible, de comprendre, sans une révélation particuliere, ce
  Mystere ineffable de l'Incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La
  Genese (chap. 6.) appelle _Fils de Dieu_, les fils des hommes
  puissants: de même les grands cedres dans les Pseaumes sont appellés
  les cedres de Dieu. _Samuel_ dit qu'une frayeur de Dieu tomba sur le
  Peuple, c'est-à-dire, une grande frayeur; un grand vent, un vent de
  Dieu; la maladie de _Saül_, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît
  que les Juifs entendirent à la Lettre, que JESUS se dit Fils de Dieu
  dans le sens propre; mais s'ils regarderent ces mots comme un
  blasphême, c'est peut-être encore une preuve de l'ignorance où ils
  étaient du Mystere de l'Incarnation, & de Dieu, Fils de Dieu, envoyé
  sur la terre pour le salut des hommes.

JESUS lui répondit: _Vous l'avez dit; mais je vous dis que vous verrez
bientôt le fils de l'homme assis à la droite de la vertu de_ DIEU,
_venant sur les nuées du Ciel_.

Cette réponse fut regardée, par le Sanhedrin irrité, comme un blasphême.
Le Sanhedrin n'avait plus le droit du glaive: ils traduisirent JESUS
devant le Gouverneur Romain de la Province, & l'accuserent
calomnieusement d'être un perturbateur du repos public, qui disait qu'il
ne fallait pas payer le tribut à _César_, & qui de plus se disait Roi
des Juifs. Il est donc de la plus grande évidence qu'il fut accusé d'un
crime d'Etat.

Le Gouverneur _Pilate_ ayant appris qu'il était Galiléen, le renvoya
d'abord à _Hérode_, Tétrarque de Galilée. _Hérode_ crut qu'il était
impossible que JESUS pût aspirer à se faire chef de parti, & prétendre à
la Royauté; il le traita avec mépris, & le renvoya à _Pilate_, qui eut
l'indigne faiblesse de le condamner, pour appaiser le tumulte excité
contre lui-même, d'autant plus qu'il avait essuyé déja une révolte des
Juifs, à ce que nous apprend _Joseph_. _Pilate_ n'eut pas la même
générosité qu'eut depuis le Gouverneur _Festus_.

Je demande à présent, si c'est la tolérance, ou l'intolérance, qui est
de droit divin? Si vous voulez ressembler à JESUS-CHRIST, soyez martyrs,
& non pas bourreaux.



CHAPITRE XV.

_Témoignages contre l'Intolérance._


C'est une impiété d'ôter, en matiere de Religion, la liberté aux hommes,
d'empêcher qu'ils ne fassent choix d'une Divinité; aucun homme, aucun
Dieu ne voudrait d'un service forcé. (_Apologétique, ch. 24._)

Si on usait de violence pour la défense de la Foi, les Evêques s'y
opposeraient. (_St. Hilaire, Liv. I._)

La Religion forcée n'est plus Religion; il faut persuader, & non
contraindre. La Religion ne se commande point. (_Lactance, Liv. 3._)

C'est une exécrable hérésie de vouloir tirer par la force, par les
coups, par les emprisonnements, ceux qu'on n'a pu convaincre par la
raison. (_St. Athanase, Liv. I._)

Rien n'est plus contraire à la Religion que la contrainte. (_St. Justin,
Martyr, Liv. 5._)

Persécuterons-nous ceux que Dieu tolere? _dit St. Augustin, avant que sa
querelle avec les Donatistes l'eût rendu trop sévere_.

Qu'on ne fasse aucune violence aux Juifs, (_4me. Concile de Tolede,
56me. canon._)

Conseillez, & ne forcez pas. (_Lettres de saint Bernard._)

Nous ne prétendons point détruire les erreurs par la violence.
(_Discours du Clergé de France à Louis XIII._)

Nous avons toujours désapprouvé les voyes de rigueur. (_Assemblée du
Clergé, 11me. Aoust 1560._)

Nous savons que la Foi se persuade, & ne se commande point. (_Fléchier,
Evêque de Nîmes, Lettre 19._)

On ne doit pas même user de termes insultants. (_L'Evêque du Belley dans
une Instr. pastorale._)

Souvenez-vous que les maladies de l'ame ne se guérissent point par
contrainte & par violence. (_Le Cardinal le Camus, Instruction pastorale
de 1688._)

Accordez à tous la tolérance civile. (_Fénelon, Archevêque de Cambrai,
au Duc de Bourgogne._)

L'exaction forcée d'une Religion est une preuve évidente que l'esprit
qui la conduit est un esprit ennemi de la vérité. (_Dirois, Docteur de
Sorbonne, Liv. 6, chap. 4._)

La violence peut faire des hypocrites; on ne persuade point quand on
fait retentir par-tout les menaces. (_Tillemont, Hist. Eccl. tom. 6._)

Il nous a paru conforme à l'équité & à la droite raison, de marcher sur
les traces de l'ancienne Eglise, qui n'a point usé de violence pour
établir & étendre la Religion. (_Remontr. du Parlement de Paris à Henri
II._)

L'expérience nous apprend que la violence est plus capable d'irriter que
de guérir un mal qui a sa racine dans l'esprit &c. (_De Thou, Epître
dédicatoire à Henri IV._.)

La Foi ne s'inspire pas à coups d'épée. (_Cérisier, sur les regnes de
Henri IV & de Louis XIII._)

C'est un zele barbare que celui qui prétend planter la Religion dans les
cœurs, comme si la persuasion pouvait être l'effet de la contrainte.
(_Boulainvilliers, Etat de la France._)

Il en est de la Religion comme de l'amour; le commandement n'y peut
rien, la contrainte encore moins; rien de plus indépendant que d'aimer &
de croire. (_Amelot de la Houssaye, sur les Lettres du Cardinal
d'Ossat._)

Si le Ciel vous a assez aimé pour vous faire voir la vérité, il vous a
fait une grande grace: mais est-ce à ceux qui ont l'héritage de leur
Pere, de haïr ceux qui ne l'ont pas? (_Esprit des Loix, Liv. 25._)

On pourrait faire un Livre énorme, tout composé de pareils passages. Nos
Histoires, nos Discours, nos Sermons, nos Ouvrages de morale, nos
Catéchismes, respirent tous, enseignent tous aujourd'hui ce devoir sacré
de l'indulgence. Par quelle fatalité, par quelle inconséquence
démentirions-nous dans la pratique une théorie que nous annonçons tous
les jours? Quand nos actions démentent notre morale, c'est que nous
croyons qu'il y a quelque avantage pour nous à faire le contraire de ce
que nous enseignons; mais certainement il n'y a aucun avantage à
persécuter ceux qui ne sont pas de notre avis, & à nous en faire haïr.
Il y a donc, encore une fois, de l'absurdité dans l'intolérance. Mais,
dira-t-on, ceux qui ont intérêt à gêner les consciences, ne sont point
absurdes. C'est à eux que s'adresse le petit Chapitre suivant.



CHAPITRE XVI.

_Dialogue entre un mourant & un homme qui se porte bien._


Un Citoyen était à l'agonie dans une Ville de Province; un homme en
bonne santé vint insulter à ses derniers moments, & lui dit:

Misérable! pense comme moi tout-à-l'heure, signe cet Ecrit, confesse que
cinq propositions sont dans un Livre que ni toi ni moi n'avons jamais
lu; sois tout-à-l'heure du sentiment de _Lamfran_ contre _Berenger_, de
_St. Thomas_ contre _St. Bonaventure_; embrasse le second Concile de
Nicée contre le Concile de Francfort; explique-moi dans l'instant,
comment ces paroles: _Mon pere est plus grand que moi_, signifient
expressément: _Je suis aussi grand que lui_.

Dis-moi comment le Pere communique tout au Fils, excepté la paternité,
ou je vais faire jetter ton corps à la voirie; tes enfants n'hériteront
point, ta femme sera privée de sa dot, & ta famille mendiera du pain que
mes pareils ne lui donneront pas.

_Le Mourant._

J'entends à peine ce que vous me dites; les menaces que vous me faites
parviennent confusément à mon oreille, elles troublent mon ame, elles
rendent ma mort affreuse. Au nom de Dieu, ayez pitié de moi!

_Le Barbare._

De la pitié! je n'en puis avoir si tu n'es pas de mon avis en tout.

_Le Mourant._

Hélas! vous sentez qu'à ces derniers moments tous mes sens sont flétris,
toutes les portes de mon entendement sont fermées, mes idées s'enfuyent,
ma pensée s'éteint. Suis-je en état de disputer?

_Le Barbare._

Eh bien, si tu ne peux pas croire ce que je veux, dis que tu le crois, &
cela me suffit.

_Le Mourant._

Comment puis-je me parjurer pour vous plaire? Je vais paroître dans un
moment devant le Dieu qui punit le parjure.

_Le Barbare._

N'importe; tu auras le plaisir d'être enterré dans un cimetiere; & ta
femme, tes enfants auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite:
l'hypocrisie est une bonne chose; c'est, comme on dit, un hommage que le
vice rend à la vertu. Un peu d'hypocrisie, mon Ami, qu'est-ce que cela
coûte?

_Le Mourant._

Hélas! vous méprisez Dieu, ou vous ne le reconnaissez pas, puisque vous
me demandez un mensonge à l'article de la mort, vous qui devez bientôt
recevoir votre jugement de lui, & qui répondrez de ce mensonge.

_Le Barbare._

Comment, insolent! je ne reconnais point de Dieu?

_Le Mourant._

Pardon, mon frere, je crains que vous n'en connaissiez pas. Celui que
j'adore ranime en ce moment mes forces, pour vous dire d'une voix
mourante, que si vous croyez en Dieu, vous devez user envers moi de
charité. Il m'a donné ma femme & mes enfants, ne les faites pas périr de
misere. Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez, je vous
l'abandonne; mais croyez en Dieu, je vous en conjure!

_Le Barbare._

Fais, sans raisonner, ce que je t'ai dit; je le veux, je l'ordonne.

_Le Mourant._

Et quel intérêt avez-vous à me tant tourmenter?

_Le Barbare._

Comment! quel intérêt? si j'ai ta signature, elle me vaudra un bon
Canonicat.

_Le Mourant._

Ah, mon frere! voici mon dernier moment; je meurs; je vais prier Dieu
qu'il vous touche & qu'il vous convertisse.

_Le Barbare._

Au diable soit l'impertinent qui n'a point signé! Je vais signer pour
lui, & contrefaire son écriture.

_La Lettre suivante est une confirmation de la même morale._



CHAPITRE XVII.

  _Lettre écrite au Jésuite_ Le Tellier, _par un Bénéficier, le 6 Mai
  1714._


  MON RÉVÉREND PERE,

  J'obéis aux ordres que Votre Révérence m'a donnés de lui présenter les
  moyens les plus propres de délivrer JESUS & sa Compagnie de leurs
  ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que cinq cents mille Huguenots
  dans le Royaume, quelques-uns disent un million, d'autres quinze cents
  mille; mais en quelque nombre qu'ils soient, voici mon avis, que je
  soumets très-humblement au vôtre, comme je le dois.

  1º. Il est aisé d'attraper en un jour tous les Prédicants, & de les
  pendre tous à la fois dans une même place, non-seulement pour
  l'édification publique, mais pour la beauté du spectacle.

  2º. Je ferais assassiner dans leurs lits, tous les peres & meres,
  parce que si on les tuait dans les rues, cela pourrait causer quelque
  tumulte; plusieurs même pourraient se sauver, ce qu'il faut éviter,
  sur toute chose. Cette exécution est un corollaire nécessaire de nos
  principes; car s'il faut tuer un hérétique, comme tant de grands
  Théologiens le prouvent, il est évident qu'il faut les tuer tous.

  3º. Je marierais le lendemain toutes les filles à de bons Catholiques,
  attendu qu'il ne faut pas dépeupler trop l'Etat après la derniere
  guerre; mais à l'égard des garçons de quatorze & quinze ans, déja
  imbus de mauvais principes, qu'on ne peut se flatter de détruire, mon
  opinion est qu'il faut les châtrer tous, afin que cette engeance ne
  soit jamais reproduite. Pour les autres petits garçons, ils seront
  élevés dans vos Colleges, & on les fouettera jusqu'à ce qu'ils sachent
  par cœur les Ouvrages de _Sanchez_ & de _Molina_.

  4º. Je pense, sauf correction, qu'il en faut faire autant à tous les
  Luthériens d'Alsace, attendu que dans l'année 1704, j'apperçus deux
  vieilles de ce Pays-là qui riaient le jour de la bataille d'Hochstedt.

  5º. L'article des Jansénistes paraîtra peut-être un peu plus
  embarrassant; je les crois au nombre de six millions, au moins; mais
  un esprit tel que le vôtre ne doit pas s'en effrayer. Je comprends
  parmi les Jansénistes tous les Parlements, qui soutiennent si
  indignement les Libertés de l'Eglise Gallicane. C'est à Votre
  Révérence de peser avec sa prudence ordinaire les moyens de vous
  soumettre tous ces esprits revêches. La conspiration des poudres n'eut
  pas le succès desiré, parce qu'un des Conjurés eut l'indiscrétion de
  vouloir sauver la vie à son ami: mais comme vous n'avez point d'ami,
  le même inconvénient n'est point à craindre; il vous sera fort aisé de
  faire sauter tous les Parlements du Royaume avec cette invention du
  Moine _Shwarts_, qu'on appelle _pulvis pyrius_. Je calcule qu'il faut,
  l'un portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre pour chaque
  Parlement; & ainsi en multipliant douze Parlements par trente-six
  tonneaux, cela ne compose que quatre cents trente-deux tonneaux, qui,
  à cent écus piece, font la somme de cent-vingt-neuf mille six cents
  livres; c'est une bagatelle pour le Révérend Pere Général.

  Les Parlements une fois sautés, vous donnerez leurs Charges à vos
  Congréganistes, qui sont parfaitement instruits des Loix du Royaume.

  6º. Il sera aisé d'empoisonner Mr. le Cardinal de _Noailles_, qui est
  un homme simple, & qui ne se défie de rien.

  Votre Révérence employera les mêmes moyens de conversion auprès de
  quelques Evêques rénitents: leurs Evêchés seront mis entre les mains
  des Jésuites, moyennant un bref du Pape; alors tous les Evêques étant
  du parti de la bonne cause, & tous les Curés étant habilement choisis
  par les Evêques, voici ce que je conseille, sous le bon plaisir de
  Votre Révérence.

  7º. Comme on dit que les Jansénistes communient au moins à Pâques, il
  ne serait pas mal de saupoudrer les Hosties de la drogue dont on se
  servit pour faire justice de l'Empereur _Henri VII_. Quelque Critique
  me dira peut-être, qu'on risquerait dans cette opération, de donner
  aussi de la mort aux rats aux Molinistes: cette objection est forte;
  mais il n'y a point de projet qui n'ait des inconvénients, point de
  systême qui ne menace ruine par quelque endroit. Si on était arrêté
  par ces petites difficultés, on ne viendroit jamais à bout de rien: &
  d'ailleurs, comme il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit
  possible, il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entraîne
  après lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle
  considération.

  Nous n'avons rien à nous reprocher: il est démontré que tous les
  prétendus Réformés, tous les Jansénistes, sont dévolus à l'Enfer;
  ainsi nous ne faisons que hâter le moment où ils doivent entrer en
  possession.

  Il n'est pas moins clair que le Paradis appartient de droit aux
  Molinistes; donc en les faisant périr par mégarde, & sans aucune
  mauvaise intention, nous accélérons leur joye: nous sommes dans l'un &
  l'autre cas les Ministres de la Providence.

  Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés du nombre, Votre
  Paternité pourra leur faire remarquer, que depuis les jours
  florissants de l'Eglise, jusqu'à 1707, c'est-à-dire, depuis environ
  quatorze cents ans, la Théologie a procuré le massacre de plus de
  cinquante millions d'hommes; & que je ne propose d'en étrangler, ou
  égorger, ou empoisonner qu'environ six millions cinq cents mille.

  On nous objectera peut-être encore que mon compte n'est pas juste, &
  que je viole la regle de trois; car, dira-t-on, si en quatorze cents
  ans il n'a péri que cinquante millions d'hommes pour des distinctions,
  des dilemmes, & des enthymêmes Théologiques, cela ne fait par année
  que trente-cinq mille sept cents quatorze personnes, avec fraction; &
  qu'ainsi je tue six millions soixante-quatre mille deux cents
  quatre-vingt-cinq personnes de trop, avec fraction, pour la présente
  année. Mais, en vérité, cette chicane est bien puérile; on peut même
  dire qu'elle est impie: car ne voit-on pas par mon procédé que je
  sauve la vie à tous les Catholiques jusqu'à la fin du Monde? On
  n'aurait jamais fait, si on voulait répondre à toutes les critiques.

  Je suis avec un profond respect, de Votre Paternité,

  _Le très-humble, très-dévot & très-doux R..., natif d'Angoulême,
  Préfet de la Congrégation_.

Ce projet ne put être exécuté, parce qu'il fallut beaucoup de temps pour
prendre de justes mesures, & que le Pere _Le Tellier_ fut exilé l'année
suivante. Mais comme il faut examiner le pour & le contre, il est bon de
rechercher dans quels cas on pourrait légitimement suivre en partie les
vues du Correspondant du Pere _Le Tellier_. Il paraît qu'il serait dur
d'exécuter ce projet dans tous ses points; mais il faut voir dans
quelles occasions on doit rouer, ou pendre, ou mettre aux galeres les
gens qui ne sont pas de notre avis: c'est l'objet du Chapitre suivant.



CHAPITRE XVIII.

_Seuls cas où l'Intolérance est de droit humain._


Pour qu'un Gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs des
hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient pas des crimes;
elles ne sont des crimes que quand elles troublent la Société; elles
troublent cette Société, dès qu'elles inspirent le fanatisme; il faut
donc que les hommes commencent par n'être pas fanatiques, pour mériter
la Tolérance.

Si quelques jeunes Jésuites, sachant que l'Eglise a les Réprouvés en
horreur, que les Jansénistes sont condamnés par une Bulle, qu'ainsi les
Jansénistes sont réprouvés, s'en vont bruler une maison des Peres de
l'Oratoire, parce que _Quesnel_ l'Oratorien était Janséniste, il est
clair qu'on sera bien obligé de punir ces Jésuites.

De même, s'ils ont débité des maximes coupables, si leur institut est
contraire aux Loix du Royaume, on ne peut s'empêcher de dissoudre leur
Compagnie, & d'abolir les Jésuites pour en faire des Citoyens; ce qui au
fond est un mal imaginaire, & un bien réel pour eux: car où est le mal
de porter un habit court au-lieu d'une soutane, & d'être libre au-lieu
d'être esclave? On réforme à la paix des Régiments entiers, qui ne se
plaignent pas: pourquoi les Jésuites poussent-ils de si hauts cris,
quand on les réforme pour avoir la paix?

Que les Cordeliers, transportés d'un saint zele pour la Vierge _Marie_,
aillent démolir l'Eglise des Jacobins, qui pensent que _Marie_ est née
dans le péché originel; on sera alors obligé de traiter les Cordeliers à
peu près comme les Jésuites.

On en dira autant des Luthériens & des Calvinistes: ils auront beau
dire, nous suivons les mouvements de notre conscience, il vaut mieux
obéir à Dieu qu'aux hommes; nous sommes le vrai troupeau, nous devons
exterminer les loups. Il est évident qu'alors ils sont loups eux-mêmes.

Un des plus étonnants exemples de fanatisme, a été une petite secte en
Dannemark, dont le principe était le meilleur du monde. Ces gens-là
voulaient procurer le salut éternel à leurs freres; mais les
conséquences de ce principe étaient singulieres. Ils savaient que tous
les petits enfants qui meurent sans Baptême sont damnés, & que ceux qui
ont le bonheur de mourir immédiatement après avoir reçu le Baptême,
jouissent de la gloire éternelle: ils allaient égorgeant les garçons &
les filles nouvellement baptisés, qu'ils pouvaient rencontrer; c'était
sans doute leur faire le plus grand bien qu'on pût leur procurer: on les
préservait à la fois du péché, des miseres de cette vie, & de l'Enfer;
on les envoyait infailliblement au Ciel. Mais ces gens charitables ne
considéraient pas qu'il n'est pas permis de faire un petit mal pour un
grand bien; qu'ils n'avaient aucun droit sur la vie de ces petits
enfants; que la plupart des peres & meres sont assez charnels pour aimer
mieux avoir auprès d'eux leurs fils & leurs filles, que de les voir
égorger pour aller en Paradis; & qu'en un mot, le Magistrat doit punir
l'homicide, quoiqu'il soit fait à bonne intention.

Les Juifs sembleraient avoir plus de droit que personne, de nous voler &
de nous tuer. Car bien qu'il y ait cent exemples de tolérance dans
l'ancien Testament, cependant il y a aussi quelques exemples & quelques
Loix de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois de tuer les idolâtres,
& de ne réserver que les filles nubiles: ils nous regardent comme
idolâtres; & quoique nous les tolérions aujourd'hui, ils pourraient
bien, s'ils étaient les Maîtres, ne laisser au monde que nos filles.

Ils seraient sur-tout dans l'obligation indispensable d'assassiner tous
les Turcs; cela va sans difficulté: car les Turcs possedent le Pays des
Hétéens, des Jébuséens, des Amorrhéens, Jersénéens, Hévéens, Aracéens,
Cinéens, Hamatéens, Samaréens; tous ces Peuples furent dévoués à
l'anathême; leur Pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues de long,
fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs; ils doivent
rentrer dans leur bien: les Mahométans en sont les usurpateurs depuis
plus de mille ans.

Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd'hui, il est clair qu'il n'y
aurait d'autre réponse à leur faire que de les empaler.

Ce sont à peu près les seuls cas où l'intolérance paraît raisonnable.



CHAPITRE XIX.

_Relation d'une dispute de controverse à la Chine._


Dans les premieres années du regne du grand Empereur _Kam-hi_, un
Mandarin de la Ville de Kanton entendit de sa maison un grand bruit
qu'on faisait dans la maison voisine; il s'informa si l'on ne tuait
personne; on lui dit que c'était l'Aumônier de la Compagnie Danoise, un
Chapelain de Batavia, & un Jésuite qui disputaient: il les fit venir,
leur fit servir du thé & des confitures, & leur demanda pourquoi ils se
querellaient.

Ce Jésuite lui répondit qu'il était bien douloureux pour lui, qui avait
toujours raison, d'avoir à faire à des gens qui avaient toujours tort;
que d'abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais
qu'enfin la patience lui avait échappé.

Le Mandarin leur fit sentir, avec toute la discrétion possible, combien
la politesse est nécessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se
fâchait jamais à la Chine, & leur demanda de quoi il s'agissait?

Le Jésuite lui répondit: Monseigneur, je vous en fais juge; ces deux
Messieurs refusent de se soumettre aux décisions du Concile de Trente.

Cela m'étonne, dit le Mandarin. Puis se tournant vers les deux
réfractaires: Il me paraît, leur dit-il, Messieurs, que vous devriez
respecter les avis d'une grande Assemblée; je ne sais pas ce que c'est
que le Concile de Trente; mais plusieurs personnes sont toujours plus
instruites qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les
autres, & que la raison n'habite que dans sa tête; c'est ainsi que
l'enseigne notre grand _Confucius_; & si vous m'en croyez, vous ferez
très-bien de vous en rapporter au Concile de Trente.

Le Danois prit alors la parole, & dit: Monseigneur parle avec la plus
grande sagesse; nous respectons les grandes Assemblées comme nous le
devons; aussi sommes-nous entiérement de l'avis de plusieurs Assemblées
qui se sont tenues avant celle de Trente.

Oh! si cela est ainsi, dit le Mandarin, je vous demande pardon, vous
pourriez bien avoir raison. Ça, vous êtes donc du même avis, ce
Hollandais & vous, contre ce pauvre Jésuite.

Point du tout, dit le Hollandais: cet homme-ci a des opinions presque
aussi extravagantes que celles de ce Jésuite, qui fait ici le doucereux
avec vous; il n'y a pas moyen d'y tenir.

Je ne vous conçois pas, dit le Mandarin: N'êtes-vous pas tous trois
Chrétiens? ne venez-vous pas tous trois enseigner le Christianisme dans
notre Empire? & ne devez-vous pas par conséquent avoir les mêmes dogmes?

Vous voyez, Monseigneur, dit le Jésuite: ces deux gens-ci sont ennemis
mortels, & disputent tous deux contre moi; il est donc évident qu'ils
ont tous les deux tort, & que la raison n'est que de mon côté. Cela
n'est pas si évident, dit le Mandarin: il se pourrait faire à toute
force que vous eussiez tort tous trois; je serais curieux de vous
entendre l'un après l'autre.

Le Jésuite fit alors un assez long discours, pendant lequel le Danois &
le Hollandais levaient les épaules; le Mandarin n'y comprit rien. Le
Danois parla à son tour; ses deux Adversaires le regarderent en pitié, &
le Mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même sort.
Enfin, ils parlerent tous trois ensemble, ils se dirent de grosses
injures. L'honnête Mandarin eut bien de la peine à mettre le hola, &
leur dit: Si vous voulez qu'on tolere ici votre Doctrine, commencez par
n'être ni intolérants ni intolérables.

Au sortir de l'audience, le Jésuite rencontra un Missionnaire Jacobin;
il lui apprit qu'il avait gagné sa cause, l'assurant que la vérité
triomphait toujours. Le Jacobin lui dit: Si j'avais été là, vous ne
l'auriez pas gagnée; je vous aurais convaincu de mensonge &
d'idolâtrie. La querelle s'échauffa; le Jacobin & le Jésuite se prirent
aux cheveux. Le Mandarin informé du scandale les envoya tous deux en
prison. Un Sous-Mandarin dit au Juge: Combien de temps votre Excellence
veut-elle qu'ils soient aux Arrêts? Jusqu'à ce qu'ils soient d'accord,
dit le Juge. Ah! dit le Sous-Mandarin, ils seront donc en prison toute
leur vie. Eh bien, dit le Juge, jusqu'à ce qu'ils se pardonnent. Ils ne
se pardonneront jamais, dit l'autre, je les connais. Eh bien donc, dit
le Mandarin, jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner.



CHAPITRE XX.

_S'il est utile d'entretenir le Peuple dans la superstition?_


Telle est la faiblesse du Genre-Humain, & telle sa perversité, qu'il
vaut mieux sans doute pour lui d'être subjugué par toutes les
superstitions possibles, pourvu qu'elles ne soient point meurtrieres,
que de vivre sans Religion. L'homme a toujours eu besoin d'un frein; &
quoiqu'il fût ridicule de sacrifier aux Faunes, aux Sylvains, aux
Naïades, il était bien plus raisonnable & plus utile d'adorer ces
images fantastiques de la Divinité, que de se livrer à l'athéisme. Un
Athée qui serait raisonneur, violent & puissant, serait un fléau aussi
funeste qu'un superstitieux sanguinaire.

Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la Divinité, les idées
fausses y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de
la mauvaise monnoye, quand on n'en a pas de bonne. Le Païen craignait de
commettre un crime de peur d'être puni par les faux Dieux. Le Malabare
craint d'être puni par sa Pagode. Par-tout où il y a une Société
établie, une Religion est nécessaire; les Loix veillent sur les crimes
commis, & la Religion sur les crimes secrets.

Mais lorsqu'une fois les hommes sont parvenus à embrasser une Religion
pure & sainte, la superstition devient, non-seulement inutile, mais
très-dangereuse. On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que
Dieu daigne nourrir de pain.

La superstition est à la Religion ce que l'Astrologie est à
l'Astronomie, la fille très-folle d'une mere très-sage. Ces deux filles
ont long-temps subjugué toute la terre.

Lorsque dans nos siecles de barbarie il y avait à peine deux Seigneurs
féodaux qui eussent chez eux un nouveau Testament, il pouvait être
pardonnable de présenter des fables au vulgaire, c'est-à-dire, à ces
Seigneurs féodaux, à leurs femmes imbécilles, & aux brutes, leurs
vassaux: on leur faisait croire que _St. Christophe_ avait porté
l'enfant JESUS du bord d'une riviere à l'autre; on les repaissait
d'histoires de Sorciers & de possédés: ils imaginaient aisément que _St.
Genou_ guérissait de la goutte, & que _Ste. Claire_ guérissait les yeux
malades. Les enfants croyaient au loup-garou, & les peres au cordon de
_St. François_. Le nombre des Reliques était innombrable.

La rouille de tant de superstitions a subsisté encore quelque temps chez
les Peuples, lors même qu'enfin la Religion fut épurée. On sait que
quand Mr. _de Noailles_, Evêque de Châlons, fit enlever & jetter au feu
la prétendue Relique du saint nombril de JESUS-CHRIST, toute la ville de
Châlons lui fit un procès; mais il eut autant de courage que de piété, &
il parvint bientôt à faire croire aux Champenois, qu'on pouvait adorer
JESUS-CHRIST en esprit & en vérité, sans avoir son nombril dans une
Eglise.

Ceux qu'on appellait Jansénistes, ne contribuerent pas peu à déraciner
insensiblement dans l'esprit de la Nation, la plupart des fausses idées
qui déshonoraient la Religion Chrétienne. On cessa de croire qu'il
suffisait de réciter l'Oraison de trente jours à la Vierge _Marie_, pour
obtenir tout ce qu'on voulait, & pour pécher impunément.

Enfin, la Bourgeoisie a commencé à soupçonner que ce n'était pas _Ste.
Genevieve_ qui donnait ou arrêtait la pluye, mais que c'était DIEU
lui-même qui disposait des éléments. Les Moines ont été étonnés que
leurs Saints ne fissent plus de miracles; & si les Ecrivains de la Vie
de _St. François-Xavier_ revenaient au monde, ils n'oseraient pas écrire
que ce Saint ressuscita neuf morts, qu'il se trouva en même-temps sur
mer & sur terre, & que son Crucifix étant tombé dans la mer, un cancre
vint le lui rapporter.

Il en a été de même des excommunications. Nos Historiens nous disent que
lorsque le Roi _Robert_ eut été excommunié par le Pape _Grégoire V_,
pour avoir épousé la Princesse _Berthe_, sa commere, ses domestiques
jettaient par les fenêtres les viandes qu'on avait servies au Roi, & que
la Reine _Berthe_ accoucha d'une oye en punition de ce mariage
incestueux. On doute aujourd'hui que les Maîtres-d'Hôtel d'un Roi de
France excommunié, jettassent son dîner par la fenêtre, & que la Reine
mît au monde un oison en pareil cas.

S'il y a quelques convulsionnaires dans un coin d'un fauxbourg, c'est
une maladie pédiculaire, dont il n'y a que la plus vile populace qui
soit attaquée. Chaque jour la raison pénetre en France dans les
boutiques des Marchands, comme dans les Hôtels des Seigneurs. Il faut
donc cultiver les fruits de cette raison, d'autant plus qu'il est
impossible de les empêcher d'éclorre. On ne peut gouverner la France
après qu'elle a été éclairée par les _Paschals_, les _Nicoles_, les
_Arnauds_, les _Bossuets_, les _Descartes_, les _Gassendis_, les
_Bayles_, les _Fontenelles_, &c., comme on la gouvernait du temps des
_Garasses_ & des _Menots_.

Si les Maîtres d'erreur, je dis les grands Maîtres, si long-temps payés
& honorés pour abrutir l'espece humaine, ordonnaient aujourd'hui de
croire que le grain doit pourrir pour germer, que la terre est immobile
sur ses fondements, qu'elle ne tourne point autour du Soleil, que les
marées ne sont pas un effet naturel de la gravitation, que l'arc-en-ciel
n'est pas formé par la réfraction & la réflexion des rayons de la
lumiere, &c., & s'ils se fondaient sur des passages mal-entendus de la
sainte Ecriture pour appuyer leurs ordonnances, comment seraient-ils
regardés par tous les hommes instruits? Le terme de _bêtes_ serait-il
trop fort? Et si ces sages Maîtres se servaient de la force & de la
persécution pour faire régner leur ignorance insolente, le terme de
_bêtes farouches_ serait-il déplacé?

Plus les superstitions des Moines sont méprisées, plus les Evêques sont
respectés, & les Curés considérés; ils ne font que du bien, & les
superstitions monachales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais
de toutes les superstitions, la plus dangereuse, n'est-ce pas celle de
haïr son Prochain pour ses opinions? & n'est-il pas évident qu'il serait
encore plus raisonnable d'adorer le saint nombril, le saint prépuce, le
lait & la robe de la Vierge _Marie_, que de détester & de persécuter son
frere?



CHAPITRE XXI.

_Vertu vaut mieux que science._


Moins de dogmes, moins de disputes; & moins de disputes, moins de
malheurs: si cela n'est pas vrai, j'ai tort.

La Religion est instituée pour nous rendre heureux dans cette vie & dans
l'autre. Que faut-il pour être heureux dans la vie à venir? Etre juste.

Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet la misere de notre
nature, que faut-il? Etre indulgent.

Ce serait le comble de la folie, de prétendre amener tous les hommes à
penser d'une maniere uniforme sur la Métaphysique. On pourrait beaucoup
plus aisément subjuguer l'Univers entier par les armes, que de subjuguer
tous les esprits d'une seule Ville.

_Euclide_ est venu aisément à bout de persuader à tous les hommes les
vérités de la Géométrie; pourquoi? parce qu'il n'y en a pas une qui ne
soit un corollaire évident de ce petit axiome: _Deux & deux font
quatre_. Il n'en est pas tout-à-fait de même dans le mélange de la
Métaphysique & de la Théologie.

Lorsque l'Evêque _Alexandre_, & le Prêtre _Arios_ ou _Arius_,
commencerent à disputer sur la maniere dont le _Logos_ était une
émanation du Pere, l'Empereur _Constantin_ leur écrivit d'abord ces
paroles rapportées par _Eusebe_, & par _Socrate_: _Vous êtes de grands
fous de disputer sur des choses que vous ne pouvez entendre_.

Si les deux partis avaient été assez sages pour convenir que l'Empereur
avait raison, le monde Chrétien n'aurait pas été ensanglanté pendant
trois cents années.

Qu'y a-t-il en effet de plus fou & de plus horrible que de dire aux
hommes: «Mes amis, ce n'est pas assez d'être des sujets fideles, des
enfants soumis, des peres tendres, des voisins équitables, de pratiquer
toutes les vertus, de cultiver l'amitié, de fuir l'ingratitude, d'adorer
JESUS-CHRIST en paix, il faut encore que vous sachiez comment on est
engendré de toute éternité, sans être fait de toute éternité; & si vous
ne savez pas distinguer l'_Omousion_ dans l'hypostase, nous vous
dénonçons que vous serez brulés à jamais; & en attendant, nous allons
commencer par vous égorger?

Si on avait présenté une telle décision à un _Archimede_, à un
_Possidonius_, à un _Varron_, à un _Caton_, à un _Cicéron_,
qu'auraient-ils répondu?

_Constantin_ ne persévera point dans la résolution d'imposer silence aux
deux partis; il pouvait faire venir les Chefs de l'ergotisme dans son
Palais; il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient le
monde: «Avez-vous les titres de la Famille divine? Que vous importe que
le _Logos_ soit fait ou engendré, pourvu qu'on lui soit fidele, pourvu
qu'on prêche une bonne morale, & qu'on la pratique si on peut? J'ai
commis bien des fautes dans ma vie, & vous aussi: vous êtes ambitieux, &
moi aussi: l'Empire m'a coûté des fourberies & des cruautés; j'ai
assassiné presque tous mes proches, je m'en repens; je veux expier mes
crimes en rendant l'Empire Romain tranquille; ne m'empêchez pas de faire
le seul bien qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries; aidez-moi
à finir mes jours en paix. Peut-être n'aurait-il rien gagné sur les
disputeurs: peut-être fut-il flatté de présider à un Concile, en long
habit rouge, la tête chargée de pierreries.

Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de
l'Asie inonder l'Occident. Il sortit de chaque verset contesté une furie
armée d'un sophisme & d'un poignard, qui rendit tous les hommes insensés
& cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths & les Vandales qui
survinrent, firent infiniment moins de mal; & le plus grand qu'ils
firent, fut de se prêter enfin eux-mêmes à ces disputes fatales.



CHAPITRE XXII.

_De la Tolérance universelle._


Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver
que des Chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus
loin; je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos freres.
Quoi! mon frere le Turc? mon frere le Chinois? le Juif? le Siamois? Oui,
sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du même Pere, & créatures du
même Dieu?

Mais ces Peuples nous méprisent; mais ils nous traitent d'idolâtres! Eh
bien! je leur dirai qu'ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais
étonner au moins l'orgueilleuse opiniâtreté d'un Iman, ou d'un Talapoin,
si je leur parlais à peu près ainsi.

Ce petit globe, qui n'est qu'un point, roule dans l'espace, ainsi que
tant d'autres globes; nous sommes perdus dans cette immensité. L'homme,
haut d'environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création.
Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans
l'Arabie, ou dans la Cafrerie; «Ecoutez-moi; car le Dieu de tous ces
mondes m'a éclairé: il y a neuf cents millions de petites fourmis comme
nous sur la terre; mais il n'y a que ma fourmilliere qui soit chere à
Dieu, toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité; elle sera
seule heureuse, & toutes les autres seront éternellement infortunées.

Ils m'arrêteraient alors, & me demanderaient, quel est le fou qui a dit
cette sottise? Je serais obligé de leur répondre: C'est vous-mêmes. Je
tâcherais ensuite de les adoucir, mais cela serait bien difficile.

Je parlerai maintenant aux Chrétiens, & j'oserais dire, par exemple, à
un Dominicain Inquisiteur pour la Foi: «Mon Frere, vous savez que chaque
Province d'Italie a son jargon, & qu'on ne parle point à Venise & à
Bergame comme à Florence. L'Académie de la _Crusca_ a fixé la Langue;
son Dictionnaire est une regle dont on ne doit pas s'écarter, & la
Grammaire de _Buon Matei_ est un guide infaillible qu'il faut suivre:
mais, croyez-vous que le Consul de l'Académie, & en son absence _Buon
Matei_, auraient pu en conscience faire couper la langue à tous les
Vénitiens & à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur
patois?

L'Inquisiteur me répond; «Il y a bien de la différence, il s'agit ici du
salut de votre ame; c'est pour votre bien que le Directoire de
l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse sur la déposition d'une seule
personne, fût-elle infame & reprise de Justice; que vous n'ayiez point
d'Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accusateur ne vous soit
pas seulement connu; que l'Inquisiteur vous promette grace, & ensuite
vous condamne; qu'il vous applique à cinq tortures différentes, &
qu'ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galeres, ou brulé en
cérémonie: [36]le Pere _Ivonet_, le Docteur _Chucalon_, _Zanchinus_,
_Campegius_, _Royas_, _Felinus_, _Gomarus_, _Diabarus_, _Gemelinus_, y
sont formels, & cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction.

Je prendrais la liberté de lui répondre: «Mon Frere, peut-être avez-vous
raison, je suis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne
pourrais-je pas être sauvé sans tout cela?»

  [36] _Voyez_ l'excellent Livre, intitulé: _Le Manuel de l'Inquisition_.

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la
face de la terre; mais elles ont été fréquentes, & on en composerait
aisément un volume beaucoup plus gros que les Evangiles qui les
réprouvent. Non-seulement il est bien cruel de persécuter, dans cette
courte vie, ceux qui ne pensent pas comme nous; mais je ne sais s'il
n'est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble
qu'il n'appartient guères à des atomes d'un moment, tels que nous
sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de
combattre cette sentence, _hors de l'Eglise point de salut_: je la
respecte, ainsi que tout ce qu'elle enseigne; mais en vérité,
connaissons-nous toutes les voyes de Dieu, & toute l'étendue de ses
miséricordes? n'est-il pas permis d'espérer en lui autant que de le
craindre? N'est-ce pas assez d'être fideles à l'Eglise? faudra-t-il que
chaque Particulier usurpe les droits de la Divinité, & décide avant elle
du sort éternel de tous les hommes?

Quand nous portons le deuil d'un Roi de Suede, ou de Dannemark, ou
d'Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d'un
Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer? Il y a dans l'Europe quarante
millions d'Habitants qui ne sont pas de l'Eglise de Rome: dirons-nous à
chacun d'eux, «Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je
ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous?

Quel est l'Ambassadeur de France, qui, étant présenté à l'audience du
Grand Seigneur, se dira dans le fond de son cœur: Sa Hautesse sera
infailliblement brulée pendant toute l'éternité, parce qu'elle s'est
soumise à la circoncision? S'il croyait réellement que le Grand Seigneur
est l'ennemi mortel de Dieu, & l'objet de sa vengeance, pourrait-il lui
parler? devrait-il être envoyé vers lui? Avec quel homme pourrait-on
commercer? quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, si
en effet on était convaincu de cette idée que l'on converse avec des
Réprouvés?

O sectateurs d'un Dieu clément! si vous aviez un cœur cruel, si en
adorant celui dont toute la Loi consistait en ces paroles, _Aimez Dieu &
votre Prochain_, vous aviez surchargé cette Loi pure & sainte, de
sophisme & de disputes incompréhensibles; si vous aviez allumé la
discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de
l'alphabet; si vous aviez attaché des peines éternelles à l'omission de
quelques paroles, de quelques cérémonies que d'autres Peuples ne
pouvaient connaître, je vous dirais en répandant des larmes sur le
Genre-humain: «Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes
seront jugés, & où Dieu rendra à chacun selon ses œuvres.

«Je vois tous les morts des siecles passés & du nôtre, comparaître en sa
présence. Etes-vous bien sûrs que notre Créateur & notre Pere dira au
sage & vertueux _Confucius_, au Législateur _Solon_, à _Pythagore_, à
_Zaleucus_, à _Socrate_, à _Platon_, aux divins _Antonins_, au bon
_Trajan_, à _Titus_ les délices du Genre-humain, à _Epictete_, à tant
d'autres hommes, les modeles des hommes: Allez, monstres! allez subir
des châtiments infinis, en intensité & en durée; que votre supplice soit
éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, _Jean Chatel_, _Ravaillac_,
_Damiens_, _Cartouche_, _&c._ qui êtes morts avec les formules
prescrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire & ma félicité?

Vous reculez d'horreur à ces paroles; & après qu'elles me sont
échappées, je n'ai plus rien à vous dire.



CHAPITRE XXIII.

_Priere à Dieu._


Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à toi, Dieu de
tous les êtres, de tous les mondes & de tous les temps, s'il est permis
à de faibles créatures perdues dans l'immensité, & imperceptibles au
reste de l'Univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout
donné, à toi dont les Décrets sont immuables comme éternels. Daigne
regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature! que ces erreurs
ne fassent point nos calamités! Tu ne nous as point donné un cœur pour
nous haïr, & des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions
mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible & passagere! que
les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles
corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages
ridicules, entre toutes nos Loix imparfaites, entre toutes nos opinions
insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux,
& si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent
les atomes appellés hommes, ne soient pas des signaux de haine & de
persécution! que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te
célébrer, supportent ceux qui se contentent de la lumiere de ton soleil!
que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut
t'aimer, ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau
de laine noire! qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une
ancienne Langue, ou dans un jargon plus nouveau! que ceux dont l'habit
est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle
d'un petit tas de la boue de ce monde, & qui possedent quelques
fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce
qu'ils appellent grandeur & richesse, & que les autres les voyent sans
envie! car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de
quoi s'enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont freres! qu'ils ayent en
horreur la tyrannie exercée sur les ames, comme ils ont en exécration le
brigandage, qui ravit par la force le fruit du travail & de l'industrie
paisible! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons
pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, &
employons l'instant de notre existence à bénir également en mille
langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a
donné cet instant!



CHAPITRE XXIV.

_Postscriptum._


Tandis qu'on travaillait à cet Ouvrage, dans l'unique dessein de rendre
les hommes plus compatissants & plus doux, un autre homme écrivait dans
un dessein tout contraire; car chacun a son opinion. Cet homme faisait
imprimer un petit Code de persécution, intitulé: _l'Accord de la
Religion & de l'Humanité_: (c'est une faute de l'Imprimeur, lisez _de
l'Inhumanité_.)

L'Auteur de ce saint Libelle s'appuye sur _St. Augustin_, qui, après
avoir prêché la douceur, prêcha enfin la persécution, attendu qu'il
était alors le plus fort, & qu'il changeait souvent d'avis. Il cite
aussi l'Evêque de Meaux, _Bossuet_, qui persécuta le célebre _Fénelon_,
Archevêque de Cambrai, coupable d'avoir imprimé que Dieu vaut bien la
peine qu'on l'aime pour lui-même.

_Bossuet_ était éloquent, je l'avoue; l'Evêque d'Hippone, quelquefois
inconséquent, était plus disert que ne sont les autres Africains; je
l'avoue encore: mais je prendrais la liberté de leur dire avec
_Armande_, dans les _Femmes savantes_:

  Quand sur une personne on prétend se régler,
  C'est par les beaux côtés qu'il faut lui ressembler.

Je dirais à l'Evêque d'Hippone: Monseigneur, vous avez changé d'avis,
permettez-moi de m'en tenir à votre premiere opinion; en vérité, je la
crois la meilleure.

Je dirais à l'Evêque de Meaux: Monseigneur, vous êtes un grand homme;
je vous trouve aussi savant, pour le moins, que _St. Augustin_, &
beaucoup plus éloquent; mais pourquoi tant tourmenter votre Confrere,
qui était aussi éloquent que vous dans un autre genre, & qui était plus
aimable?

L'Auteur du saint Libelle sur l'inhumanité n'est ni un _Bossuet_, ni un
_Augustin_; il me paraît tout propre à faire un excellent Inquisiteur;
je voudrais qu'il fût à Goa à la tête de ce beau Tribunal. Il est de
plus homme d'Etat, & il étale de grands principes de politique. _S'il y
a chez vous_, dit-il, _beaucoup d'hétérodoxes, menagez-les,
persuadez-les; s'il n'y en a qu'un petit nombre, mettez en usage la
potence & les galeres, & vous vous en trouverez fort bien._ C'est ce
qu'il conseille à la page 89 & 90.

Dieu merci, je suis bon Catholique; je n'ai point à craindre ce que les
Huguenots appellent _le martyre_: mais si cet homme est jamais premier
Ministre, comme il paraît s'en flatter dans son Libelle, je l'avertis
que je pars pour l'Angleterre, le jour qu'il aura ses Lettres patentes.

En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu'elle
permet que les gens de son espece soient toujours de mauvais
raisonneurs. Il va jusqu'à citer _Bayle_ parmi les partisans de
l'Intolérance; cela est sensé & adroit: & de ce que _Bayle_ accorde
qu'il faut punir les factieux & les frippons, notre homme en conclut
qu'il faut persécuter à feu & à sang les gens de bonne foi qui sont
paisibles, _page 98_.

Presque tout son Livre est une imitation de l'Apologie de la _St.
Barthelemi_. C'est cet Apologiste ou son écho. Dans l'un ou dans l'autre
cas, il faut espérer que ni le Maître ni le Disciple ne gouverneront
l'Etat.

Mais s'il arrive qu'ils en soient les Maîtres, je leur présente de loin
cette Requête, au sujet de deux lignes de la page 93 du saint Libelle:

  _Faut-il sacrifier au bonheur du vingtieme de la Nation, le bonheur de
  la Nation entiere?_

Supposez qu'en effet il y ait vingt Catholiques Romains en France contre
un Huguenot, je ne prétends point que le Huguenot mange les vingt
Catholiques; mais aussi, pourquoi ces vingt Catholiques mangeraient-ils
ce Huguenot? & pourquoi empêcher ce Huguenot de se marier? N'y a-t-il
pas des Evêques, des Abbés, des Moines qui ont des Terres en Dauphiné,
dans le Gévaudan, devers Agde, devers Carcassonne? Ces Evêques, ces
Abbés, ces Moines, n'ont-ils pas des Fermiers qui ont le malheur de ne
pas croire à la transsubstantiation? N'est-il pas de l'intérêt des
Evêques, des Abbés, des Moines, & du Public, que ces Fermiers ayent de
nombreuses familles? N'y aura-t-il que ceux qui communieront sous une
seule espece, à qui il sera permis de faire des enfants? En vérité, cela
n'est ni juste, ni honnête.

_La révocation de l'Edit de Nantes n'a point autant produit
d'inconvénients qu'on lui en attribue_, dit l'Auteur.

Si en effet on lui en attribue plus qu'elle n'en a produit, on exagere;
& le tort de presque tous les Historiens est d'exagérer; mais c'est
aussi le tort de tous les Controversistes de réduire à rien le mal qu'on
leur reproche. N'en croyons ni les Docteurs de Paris, ni les Prédicants
d'Amsterdam.

Prenons pour Juge Mr. le Comte d'_Avaux_, Ambassadeur en Hollande depuis
1685 jusqu'en 1688. Il dit, _page 181_, _tom. 5_, qu'un seul homme avait
offert de découvrir plus de vingt millions, que les persécutés faisaient
sortir de France. _Louis XIV_ répond à Mr. d'_Avaux_: _Les avis que je
reçois tous les jours d'un nombre infini de conversions, ne me laissent
plus douter que les plus opiniâtres ne suivent l'exemple des autres_.

On voit par cette Lettre de _Louis XIV_, qu'il était de très-bonne foi
sur l'étendue de son pouvoir. On lui disait tous les matins, Sire, vous
êtes le plus grand Roi de l'Univers; tout l'Univers fera gloire de
penser comme vous, dès que vous aurez parlé. _Pélisson_, qui s'était
enrichi dans la place de premier Commis des finances; _Pélisson_ qui
avait été trois ans à la Bastille, comme complice de _Fouquet_;
_Pélisson_, qui de Calviniste était devenu Diacre & Bénéficier, qui
faisait imprimer des Prieres pour la Messe, & des Bouquets à _Iris_, qui
avait obtenu la place des Economats, & de Convertisseur; _Pélisson_,
dis-je, apportait tous les trois mois une grande liste d'abjurations, à
sept ou huit écus la piece; & faisait accroire à son Roi, que quand il
voudrait, il convertirait tous les Turcs au même prix. On se relayait
pour le tromper: pouvait-il résister à la séduction?

Cependant, le même Mr. d'_Avaux_ mande au Roi qu'un nommé _Vincent_
maintient plus de cinq cents Ouvriers auprès d'Angoulême, & que sa
sortie causera du préjudice, _page 194_, _tom. 5_.

Le même Mr. d'_Avaux_ parle de deux Régiments que le Prince d'Orange
fait déja lever par les Officiers Français réfugiés: il parle de
Matelots qui déserterent de trois vaisseaux pour servir sur ceux du
Prince d'Orange. Outre ces deux Régiments, le Prince d'Orange forme
encore une Compagnie de Cadets réfugiés, commandés par deux Capitaines,
_page 240_. Cet Ambassadeur écrit encore le 9 Mai 1686, à Mr. de
_Seignelay_, qu'_il ne peut lui dissimuler la peine qu'il a de voir
les Manufactures de France s'établir en Hollande, d'où elles ne
sortiront jamais_.

Joignez à tous ces témoignages ceux de tous les Intendants du Royaume,
en 1698, & jugez si la révocation de l'Edit de Nantes n'a pas produit
plus de mal que de bien, malgré l'opinion du respectable Auteur de
_l'Accord de la Religion & de l'inhumanité_.

Un Maréchal de France, connu par son esprit supérieur, disait, il y a
quelques années: _Je ne sais pas si la dragonnade a été nécessaire, mais
il est nécessaire de n'en plus faire_.

J'avoue que j'ai cru aller un peu trop loin, quand j'ai rendu publique
la Lettre du Correspondant du Pere _Le Tellier_, dans laquelle ce
Congréganiste propose des tonneaux de poudre. Je me disais à moi-même:
On ne m'en croira pas, on regardera cette Lettre comme une piece
supposée: mes scrupules heureusement ont été levés, quand j'ai lu dans
_l'Accord de la Religion & de l'Inhumanité_, page 149, ces douces
paroles:

  _L'extinction totale des Protestants en France, n'affaiblirait pas plus
  la France, qu'une saignée n'affaiblit un malade bien constitué._

Ce Chrétien compatissant, qui a dit tout-à-l'heure que les Protestants
composent le vingtieme de la Nation, veut donc qu'on répande le sang de
cette vingtieme partie, & ne regarde cette opération que comme une
saignée d'une palette! Dieu nous préserve avec lui des trois vingtiemes!

Si donc cet honnête-homme propose de tuer le vingtieme de la Nation,
pourquoi l'Ami du Pere _Le Tellier_ n'aurait-il pas proposé de faire
sauter en l'air, d'égorger & d'empoisonner le tiers? Il est donc
très-vraisemblable que la Lettre au Pere _Le Tellier_ a été réellement
écrite.

Le saint Auteur finit enfin par conclurre que l'intolérance est une
chose excellente, _parce qu'elle n'a pas été_, dit-il, _condamnée
expressément par_ JESUS-CHRIST. Mais JESUS-CHRIST n'a pas condamné non
plus ceux qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris; est-ce une
raison pour canoniser les incendiaires?

Ainsi donc, quand la nature fait entendre d'un côté sa voix douce &
bienfaisante, le fanatisme, cet ennemi de la nature, pousse des
hurlements; & lorsque la paix se présente aux hommes, l'intolérance
forge ses armes. O vous, Arbitres des Nations, qui avez donné la paix à
l'Europe, décidez entre l'esprit pacifique, & l'esprit meurtrier.



CHAPITRE XXV.

_Suite & Conclusion._


Nous apprenons que le 7 Mars 1763, tout le Conseil d'Etat, assemblé à
Versailles, les Ministres d'Etat y assistant, le Chancelier y présidant,
Mr. _de Crosne_, Maître des Requêtes, rapporta l'affaire des _Calas_
avec l'impartialité d'un Juge, l'exactitude d'un homme parfaitement
instruit, & l'éloquence simple & vraie d'un Orateur homme d'Etat, la
seule qui convienne dans une telle Assemblée. Une foule prodigieuse de
personnes de tout rang attendait dans la Galerie du Château la décision
du Conseil. On annonça bientôt au Roi que toutes les voix, sans en
excepter une, avaient ordonné que le Parlement de Toulouse enverrait au
Conseil les pieces du procès, & les motifs de son arrêt, qui avait fait
expirer _Jean Calas_ sur la roue; Sa Majesté approuva le jugement du
Conseil.

Il y a donc de l'humanité & de la justice chez les hommes! &
principalement dans le Conseil d'un Roi aimé, & digne de l'être.
L'affaire d'une malheureuse famille de Citoyens obscurs a occupé Sa
Majesté, ses Ministres, le Chancelier, & tout le Conseil, & a été
discutée avec un examen aussi réfléchi que les plus grands objets de la
guerre & de la paix peuvent l'être. L'amour de l'équité, l'intérêt du
Genre-humain ont conduit tous les Juges. Graces en soient rendues à ce
Dieu de clémence, qui seul inspire l'équité & toutes les vertus!

Nous l'attestons, que nous n'avons jamais connu ni cet infortuné
_Calas_, que les huit Juges de Toulouse firent périr sur les indices les
plus faibles, contre les Ordonnances de nos Rois, & contre les Loix de
toutes les Nations; ni son fils _Marc-Antoine_, dont la mort étrange a
jetté ces huit Juges dans l'erreur; ni la mere, aussi respectable que
malheureuse; ni ses innocentes filles, qui sont venues avec elle de deux
cents lieues mettre leur désastre & leur vertu au pied du Trône.

Ce Dieu sait que nous n'avons été animés que d'un esprit de justice, de
vérité & de paix, quand nous avons écrit ce que nous pensons de la
Tolérance, à l'occasion de _Jean Calas_, que l'esprit d'intolérance a
fait mourir.

Nous n'avons pas cru offenser les huit Juges de Toulouse, en disant
qu'ils se sont trompés, ainsi que tout le Conseil l'a présumé: au
contraire, nous leur avons ouvert une voye de se justifier devant
l'Europe entiere: cette voye est d'avouer que des indices équivoques, &
les cris d'une multitude insensée, ont surpris leur justice, de demander
pardon à la veuve, & de réparer autant qu'il est en eux la ruine entiere
d'une famille innocente, en se joignant à ceux qui la secourent dans son
affliction. Ils ont fait mourir le pere injustement; c'est à eux de
tenir lieu de pere aux enfants, supposé que ces orphelins veuillent bien
recevoir d'eux une faible marque d'un très-juste repentir. Il sera beau
aux Juges de l'offrir, & à la famille de le refuser.

C'est sur-tout au _Sr. David_, Capitoul de Toulouse, s'il a été le
premier persécuteur de l'innocence, à donner l'exemple de remords. Il
insulta un pere de famille mourant sur l'échafaud. Cette cruauté est
bien inouie; mais puisque Dieu pardonne, les hommes doivent aussi
pardonner à qui répare ses injustices.


On m'a écrit du Languedoc cette Lettre, du 20 Février 1763.

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

  _Votre Ouvrage sur la Tolérance me paraît plein d'humanité, & de
  vérité; mais je crains qu'il ne fasse plus de mal que de bien à la
  famille des_ Calas. _Il peut ulcérer les huit Juges qui ont opiné à la
  roue: ils demanderont au Parlement qu'on brule votre Livre; & les
  Fanatiques, car il y en a toujours, répondront par des cris de fureur
  à la voix de la raison, &c._


  Voici ma Réponse:

  _Les huit Juges de Toulouse peuvent faire bruler mon Livre s'il est
  bon; il n'y a rien de plus aisé: on a bien brulé les_ Lettres
  Provinciales _qui valaient sans doute beaucoup mieux: chacun peut
  bruler chez lui les Livres & papiers qui lui déplaisent._

  _Mon Ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux_ Calas, _que je ne
  connais point. Le Conseil du Roi, impartial & ferme, juge suivant les
  Loix, suivant l'équité, sur les Pieces, sur les Procédures, & non sur
  un Ecrit qui n'est point juridique, & dont le fonds est absolument
  étranger à l'affaire qu'il juge._

  _On auroit beau imprimer des in-folio pour ou contre les huit Juges de
  Toulouse, & pour ou contre la Tolérance; ni le Conseil, ni aucun
  Tribunal ne regardera ces Livres comme des Pieces du Procès._

  _Je conviens qu'il y a des Fanatiques qui crieront, mais je maintiens
  qu'il y a beaucoup de Lecteurs sages qui raisonneront._

  _J'apprends que le Parlement de Toulouse & quelques autres Tribunaux
  ont une Jurisprudence singuliere; ils admettent des quarts, des tiers,
  des sixiemes de preuve. Ainsi, avec six oui-dires d'un côté, trois de
  l'autre, & quatre quarts de présomption, ils forment trois preuves
  complettes; & sur cette belle démonstration, ils vous rouent un homme
  sans miséricorde. Une légere connaissance de l'art de raisonner
  suffirait pour leur faire prendre une autre méthode. Ce qu'on appelle
  une demi-preuve, ne peut être qu'un soupçon: il n'y a point à la
  rigueur de demi-preuve; ou une chose est prouvée, ou elle ne l'est
  pas; il n'y a point de milieu._

  _Cent mille soupçons réunis ne peuvent pas plus établir une preuve,
  que cent mille zéros ne peuvent composer un nombre._

  _Il y a des quarts de ton dans la Musique, encore ne les peut-on
  exécuter; mais il n'y a ni quart de vérité, ni quart de raisonnement._

  _Deux témoins qui soutiennent leur déposition sont censés faire une
  preuve; mais ce n'est point assez: il faut que ces deux témoins soient
  sans passion, sans préjugés, & sur-tout, que ce qu'ils disent ne
  choque point la raison._

  _Quatre personnages des plus graves auraient beau dire qu'ils ont vu
  un vieillard infirme saisir au collet un jeune homme vigoureux, & le
  jetter par une fenêtre à quarante pas: il est clair qu'il faudrait
  mettre ces quatre témoins aux petites maisons._

  _Or, les huit Juges de Toulouse ont condamné_ Jean Calas _sur une
  accusation beaucoup plus improbable; car il n'y a point eu de témoin
  oculaire, qui ait dit avoir vu un vieillard infirme, de soixante &
  huit ans, pendre tout seul un jeune homme de vingt-huit ans,
  extrêmement robuste._

  _Des Fanatiques ont dit seulement que d'autres Fanatiques leur avaient
  dit qu'ils avaient entendu dire à d'autres Fanatiques, que_ Jean
  Calas, _par une force surnaturelle, avait pendu son fils. On a donc
  rendu un jugement absurde sur des accusations absurdes._

  _Il n'y a d'autre remede à une telle Jurisprudence, sinon que ceux qui
  achetent le droit de juger les hommes, fassent dorénavant de
  meilleures études._

Cet Ecrit sur la Tolérance est une Requête que l'humanité présente
très-humblement au pouvoir & à la prudence. Je seme un grain qui pourra
un jour produire une moisson. Attendons tout du temps, de la bonté du
Roi, de la sagesse de ses Ministres, & de l'esprit de raison qui
commence à répandre par-tout sa lumiere.

La nature dit à tous les hommes: Je vous ai tous fait naître faibles &
ignorants, pour végéter quelques minutes sur la terre & pour
l'engraisser de vos cadavres. Puisque vous êtes faibles, secourez-vous;
puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous & supportez-vous. Quand vous
seriez tous du même avis, ce qui certainement n'arrivera jamais, quand
il n'y aurait qu'un seul homme d'un avis contraire, vous devriez lui
pardonner; car c'est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai
donné des bras pour cultiver la terre, & une petite lueur de raison pour
vous conduire: j'ai mis dans vos cœurs un germe de compassion pour vous
aider les uns les autres à supporter la vie. N'étouffez pas ce germe; ne
le corrompez pas; apprenez qu'il est divin; & ne substituez pas les
misérables fureurs de l'école à la voix de la nature.

C'est moi seule qui vous unis encore malgré vous par vos besoins
mutuels, au milieu même de vos guerres cruelles si légérement
entreprises, théâtre éternel des fautes, des hasards & des malheurs.
C'est moi seule qui dans une Nation arrête les suites funestes de la
division interminable entre la Noblesse & la Magistrature, entre ces
deux Corps & celui du Clergé, entre le Bourgeois même & le Cultivateur.
Ils ignorent tous les bornes de leurs droits; mais ils écoutent tous
malgré eux à la longue ma voix qui parle à leur cœur. Moi seule, je
conserve l'équité dans les Tribunaux, où tout serait livré sans moi à
l'indécision & aux caprices, au milieu d'un amas confus de Loix faites
souvent au hasard, & pour un besoin passager, différentes entre elles de
Province en Province, de Ville en Ville, & presque toujours
contradictoires entre elles dans le même lieu. Seule je peux inspirer la
justice, quand les Loix n'inspirent que la chicane: celui qui m'écoute,
juge toujours bien; & celui qui ne cherche qu'à concilier des opinions
qui se contredisent, est celui qui s'égare.

Il y a un édifice immense dont j'ai posé le fondement de mes mains; il
était solide & simple, tous les hommes pouvaient y entrer en sûreté; ils
ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus grossiers
& les plus inutiles; le bâtiment tombe en ruine de tous les côtés; les
hommes en prennent les pierres, & se les jettent à la tête; je leur
crie: Arrêtez, écartez ces décombres funestes qui sont votre ouvrage, &
demeurez avec moi en paix dans l'édifice inébranlable qui est le mien.


_FIN._


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page  40: «ont» remplacé par «on» (dont on est guéri)
  Page  48: «le» par «les» (que les Grecs leur firent connaître)
  Page  87: «Chistianisme» par «Christianisme» (convertis au
              Christianisme)
  Page 130: «d'hyprocrites» par «d'hypocrites» (traita les Scribes &
              les Pharisiens d'hypocrites)
  Page 165: «Prohain» par «Prochain» (Aimez Dieu & votre Prochain)
  [7]     : «kurios» par «kirios» et «paredôke» par «paridôke»
              (Grec: Iêsous christos ho kirios hêmôn paridôke)





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