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Title: Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau
Author: Lepelletier, Edmond, 1846-1913
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau" ***


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Note: Images of the original pages are available through
      Internet Archive/Canadian Libraries. See
      http://archive.org/details/madamesansgner01lepeuoft


Note de transcription:

   L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
   typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces
   corrections se trouve à la fin du texte.

   La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections
   mineures.

   L'original contient deux pages de titre complètes: une seule page
   a été retenue ici.



EDMOND LEPELLETIER

MADAME SANS-GÊNE

ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE
DE MM. VICTORIEN SARDOU ET Émile MOREAU

[Illustration]

*

La Blanchisseuse



PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

Tous droits réservés.



MADAME SANS-GÊNE

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY



MADAME SANS-GÊNE


PREMIÈRE PARTIE

LA BLANCHISSEUSE



I

LA FRICASSÉE


Rue de Bondy, des lampions allumés et fumeux éclairaient l'entrée d'un
bal populaire, le _Waux-Hall_.

Ce bal, au nom exotique, était dirigé par le citoyen Joly, artiste du
Théâtre des Arts.

On était aux grands jours de juillet 1792.

Louis XVI conservait encore une royauté nominale, mais sa tête, coiffée
du bonnet phrygien, au 20 juin, chancelait déjà sur ses épaules.

La Révolution grondait dans les faubourgs.

Robespierre, Marat et Barbaroux, le beau Marseillais, avaient eu une
entrevue secrète où l'on avait, sans pouvoir tomber d'accord sur le
choix d'un chef, d'un dictateur, comme le voulait l'Ami du peuple,
décidé de livrer un assaut décisif à la royauté retranchée, ainsi qu'en
une forteresse, au château des Tuileries.

On attendait l'arrivée des bataillons des Marseillais pour donner le
signal de l'insurrection.

Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche se préparaient, de leur côté,
à se jeter sur la France qu'ils estimaient une proie facile, un pays
ouvert: comptant sur les trahisons et sur les dissensions intérieures
pour frayer un passage à leurs armées jusqu'à la capitale.

Avec une arrogance téméraire, le prince de Brunswick, généralissime des
armées impériales et royales, avait lancé de Coblentz son fameux
manifeste, où il était dit:

«Si le château des Tuileries est forcé ou insulté, s'il est fait la
moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi Louis XVI
et la reine Marie-Antoinette ou à quelque membre de la famille royale,
s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation
et à leur liberté, l'Empereur et le Roi en tireront une vengeance
exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une
exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés
coupables d'attentats aux supplices qu'ils auront mérités...»

Paris répondit à ce défi féroce en organisant le soulèvement du 10 août.

Mais Paris est toujours le volcan à deux cratères: la joie y bout avec
la fureur.

On s'armait dans les faubourgs. On discourait dans les clubs, et, à la
Commune, on distribuait des cartouches aux gardes nationaux patriotes,
sans pour cela perdre le goût du plaisir et l'amour de la danse.

Car on se trémoussait beaucoup sous la Révolution.

Sur les ruines toutes fraîches de la Bastille, enfin démolie, un
écriteau fut planté portant ces mots: Ici l'on danse!

Et ce n'était pas une ironie. L'usage le plus agréable que pouvaient
faire les patriotes de ce lugubre emplacement où, tant de siècles
durant, avaient sourdement gémi les malheureux que détenait le caprice
monarchique, c'était encore d'y accorder les violons. Les joyeux
flonflons succédaient aux cris lugubres des chouettes, et c'était aussi
une façon de témoigner de la disparition de l'ancien régime.

La Révolution s'est accomplie en chantant _la Marseillaise_ et en
dansant _la Carmagnole_.

Enumérer les bals ouverts alors dans Paris prendrait toute une page: on
dansait à l'hôtel d'Aligre, rue d'Orléans-Saint-Honoré; à l'hôtel
Biron, au pavillon de Hanovre; au pavillon de l'Echiquier, à l'hôtel de
Longueville; rue des Filles-Saint-Thomas, à la Modestie; au bal de
Calypso; faubourg Montmartre, aux Porcherons; à la Courtille, au
Waux-Hall enfin, rue de Bondy, où nous allons conduire le lecteur.

Comme les costumes, les danses de l'ancien régime se mélangeaient aux
entrechats nouveaux: à la noble pavane, au menuet et à la gavotte
succédaient la trénitz, le rigaudon, la monaco et la populaire
_fricassée_.

Dans la grande salle du Waux-Hall, un soir de la fin de juillet 1792, la
foule était grande et l'on s'amusait fort. Les danseuses étaient jeunes,
alertes, gentiment troussées, et les danseurs pleins d'entrain.

Les costumes les plus divers se rencontraient. La culotte courte avec
les bas, la perruque et l'habit à la française, étalaient leurs grâces
dans les avant-deux où apparaissait le pantalon révolutionnaire; car,
disons-le en passant, le terme de _sans-culottes_, dont on s'est servi
pour désigner les patriotes, ne signifiait nullement que ceux-ci
allaient dépourvus du vêtement destiné à couvrir les jambes; cela
voulait dire qu'au contraire les jambes révolutionnaires étaient trop
vêtues: les citoyens avaient allongé l'étoffe et ne portaient plus de
culottes, mais des pantalons.

Les uniformes étincelaient, nombreux. Beaucoup de gardes nationaux,
en tenue, prêts à s'élancer hors du bal et à courir, au premier appel du
tambour, commencer la danse du trône et le branle de la révolution.

Parmi ceux-ci, circulant l'air vainqueur et se cambrant avec avantage en
passant devant les jolies filles, on pouvait remarquer un grand et fort
garçon aux traits à la fois énergiques et doux, qui portait le coquet
costume de garde française avec la cocarde bleu et rouge de la
municipalité de Paris. Sur sa manche, le galon d'argent indiquait son
grade: un sergent passé, comme beaucoup de ses camarades, dans la milice
soldée de la ville, depuis le licenciement des gardes françaises.

Il tournait et retournait aux alentours d'une robuste et appétissante
luronne, à l'œil honnête et bleu, à l'allure dégagée. Celle-ci
regardait ironiquement le beau garde française hésitant à s'approcher
d'elle, malgré les encouragements de ses camarades:

—Mais vas-y donc, Lefebvre! soufflait l'un des gardes... la place n'est
pas imprenable!...

—Elle a même peut-être déjà connu la brèche! disait un autre.

—Si tu n'oses pas l'aborder, moi, j'essaie! ajoutait un troisième.

—Tu vois bien que c'est toi qu'elle reluque! On va danser la
fricassée... Invite-la!... reprit le premier, encourageant le sergent
Lefebvre.

Celui-ci se tâtait; il n'osait accoster la fraîche et jolie commère,
nullement décontenancée d'ailleurs et qui semblait n'avoir pas froid aux
yeux.

—Tu crois, Bernadotte? répondit Lefebvre à celui qui l'excitait ainsi,
comme lui sergent... Morbleu! un soldat français n'a jamais reculé ni
devant l'ennemi ni en face d'une belle... je vais tenter l'assaut!...

Et se détachant de ses camarades, le sergent Lefebvre marcha droit à la
jolie fille, dont les yeux s'étaient chargés de colère et qui
s'apprêtait à le recevoir de la plus belle façon, ayant entendu les
propos peu respectueux des militaires sur son compte.

—Attends! ma fille, dit-elle à sa voisine, j'vas leur apprendre, moi, à
ces freluquets de gardes françaises, si j'ai une brèche!

Et elle se leva vivement, les poings sur la hanche, les yeux pétillants,
la langue la démangeant, prompte à l'attaque comme à la riposte.

Le sergent crut que l'action valait mieux que la parole...

Avançant les bras, il saisit la jeune fille à la taille et tenta de lui
déposer un baiser sur le cou, en disant:

—Mam'zelle, voulez-vous danser la fricassée?

La gaillarde était leste. En un clin d'œil elle se dégagea, puis
expédiant sa main avec vivacité dans la direction de la joue du sergent,
ébahi et penaud, elle l'appliqua en disant, mais sans colère et plutôt
joyeuse de sa réplique:

—Tiens, fiston, en voilà d'la fricassée!...

Le sergent recula d'un pas, se frotta la joue, devenue cerise, et
portant la main à son tricorne dit galamment:

—Mam'zelle, je vous demande bien pardon!...

—Oh! il n'y a pas d'offense, mon garçon! Ça vous servira de leçon...
Une autre fois vous saurez à qui vous avez affaire!... répondit la jeune
fille, dont toute la colère paraissait tombée, et qui se tournait vers
sa compagne en disant à mi-voix:

—Il n'est pas trop mal, ce garde!...

Bernadotte, cependant, qui avait suivi avec un regard jaloux son
camarade s'approchant de la jolie fille, beaucoup plus satisfait de voir
les choses s'envenimer, s'approcha de lui, le prit par le bras et lui
dit:

—Viens avec nous... tu vois bien qu'on ne veut pas danser avec toi...
Mademoiselle ne sait d'ailleurs peut-être pas la fricassée...

—Qu'est-ce qui vous demande l'heure qu'il est à vous? dit vivement la
luronne... Je sais danser la fricassée et je la danserai avec qui me
plaît... pas avec vous, par exemple!... Mais si votre camarade veut
m'inviter poliment... eh bien! je tricoterai des jambes avec lui
volontiers... sans rancune, n'est-ce pas, sergent?

Et cette joyeuse et bonne fille, toute de premier mouvement et de
franche allure, tendit sa main à Lefebvre.

—Sans rancune, oh! oui, mademoiselle!... Je vous demande encore une
fois bien pardon... Ce qui s'est passé tout à l'heure, voyez-vous, c'est
un peu la faute des camarades... c'est Bernadotte, que vous voyez là,
qui m'a poussé... Oh! je n'ai eu que ce que je méritais!...

Et comme il s'excusait ainsi de son mieux, la jeune fille,
l'interrompant, lui demanda sans façon:

—Mais dites donc, à votre accent, on dirait que vous êtes Alsacien?...

—Né natif du Haut-Rhin! à Ruffach!

—Parbleu! en v'là un hasard... moi, je suis de Saint-Amarin...

—Vous êtes ma payse!

—Et vous mon pays! Comme on se retrouve, hein?

—Et vous vous nommez?

—Catherine Upscher... blanchisseuse, rue Royale, au coin de la rue des
Orties-Saint-Honoré.

—Et moi, Lefebvre, ex-sergent aux gardes, présentement dans la
milice...

—Alors, pays, nous ferons tout à l'heure, si vous le voulez bien, plus
ample connaissance, mais pour le moment la fricassée nous
appelle...

Et le prenant sans façon par la main, elle l'entraîna dans le tourbillon
des danseurs.

Comme elle tournoyait devant un jeune homme, au visage très pâle,
presque blême, portant les cheveux longs en oreilles de chien, à la mine
discrète et futée, et dont la longue lévite avait des allures de
soutane, celui-ci dit assez haut:

—Tiens! voilà Catherine qui passe aux gardes!...

—Vous connaissez cette Catherine? demanda le sergent Bernadotte, qui
avait entendu le propos.

—Oh! en tout bien tout honneur, répondit le jeune homme à tournure
ecclésiastique: c'est ma blanchisseuse... une bonne fille, vaillante,
proprette et vertueuse... le cœur sur la main et la langue joliment
pendue!... dans tout le quartier, pour son franc parler et ses manières
toutes rondes, on la nomme mam'zelle Sans-Gêne...

Le tapage de l'orchestre grandissait et le reste de la conversation se
perdit dans le tumulte joyeux de la fricassée.



II

LA PRÉDICTION


La danse terminée, le sergent Lefebvre reconduisit sa payse Catherine à
sa place.

La paix était complète. Ils se parlaient comme deux vieilles
connaissances et s'avançaient bras dessus bras dessous, ainsi que deux
amoureux.

Lefebvre, pour cimenter tout à fait l'accord, proposa un
rafraîchissement.

—Accepté! répondit Catherine... oh! je ne fais pas de manières, moi...
vous m'avez l'air d'un bon garçon, et, ma foi, je ne refuse pas votre
politesse, d'autant plus que la fricassée donne une jolie soif...
asseyons-nous!

Ils prirent place à une des tables qui garnissaient la salle.

Lefebvre paraissait enchanté de la tournure que prenaient les choses. Il
eut cependant un moment d'hésitation avant de s'asseoir.

—Qu'avez-vous? demanda Catherine brusquement.

—C'est que, voyez-vous, mam'zelle, aux gardes comme dans la milice,
répondit-il un peu embarrassé, nous n'avons pas l'habitude de faire
suisse...

—Ah! je comprends!... vos camarades?... Eh bien! invitez-les...
voulez-vous que je les appelle?...

Et sans attendre la permission, se levant, montant sur le banc de bois
peint en vert qui tenait à la table, Catherine, arrondissant ses mains
en porte-voix, héla le groupe des trois gardes qui, à distance,
regardaient avec de la raillerie dans les yeux le manège du couple:

—Ohé! les gas! venez donc par ici!... On ne vous mangera pas!... et de
voir boire les autres, ça donne la pépie!...

Les trois gardes ne firent aucune difficulté de répondre à l'invitation
familière.

—Tu ne viens pas, Bernadotte? demanda l'un des gardes au sergent, qui
restait en arrière.

—Je cause avec le citoyen... répondit d'un ton de mauvaise humeur
Bernadotte, jaloux de tout avantage d'un camarade et qui, dépité du
succès remporté par Lefebvre auprès de la belle blanchisseuse, voulait
se tenir à l'écart en affectant de s'entretenir avec le jeune homme à
longue lévite et à oreilles de chien.

—Oh! le citoyen n'est pas de trop, cria Catherine... je le
connais... il me connaît bien aussi, pas vrai, citoyen Fouché?

Le jeune homme ainsi interpellé s'avança vers la table où déjà Lefebvre
avait commandé du vin chaud avec des échaudés, et dit en saluant:

—Puisque mademoiselle Catherine le veut bien... nous allons prendre
place... j'adore me trouver avec les vaillants défenseurs de la cité!...

Les quatre gardes et le civil qu'on avait nommé Fouché s'assirent, et
les verres ayant été remplis, on trinqua.

Catherine et Lefebvre, qui en étaient déjà aux petites privautés
galantes, burent, à la dérobée, dans le même verre.

Lefebvre voulut s'enhardir et prendre un baiser...

Catherine se regimba.

—Pas de ça, pays! dit-elle... je veux bien rire tant qu'on voudra, mais
pas plus!

—De la vertu chez une blanchisseuse, vous ne vous attendiez pas à cela,
milicien? dit Fouché... Ah! c'est qu'elle n'est pas commode tous les
jours, mademoiselle Sans-Gêne!...

—Dites donc, citoyen Fouché, reprit vivement Catherine, vous me
connaissez, puisque c'est moi qui ai votre linge... depuis trois mois
que vous êtes débarqué de Nantes... est-ce qu'il y a quelque chose à
dire sur mon compte?...

—Non!... rien... absolument rien!

—Je consens comme cela à plaisanter... à danser une fricassée comme
tout à l'heure... à trinquer même avec de bons enfants comme vous
paraissez l'être, mais personne, entendez-vous, ne peut se vanter, dans
le quartier ou ailleurs, d'avoir dépassé le seuil de ma chambre... ma
boutique, par exemple, est ouverte à tout le monde!... quant à ma
chambre, une seule personne en aura la clef...

—Et quel sera l'heureux coquin? dit Lefebvre en frisant sa moustache.

—Mon mari!... répondit fièrement Catherine, et, choquant son verre au
verre de Lefebvre, elle ajouta en riant:—Vous voilà averti, pays,
qu'est-ce que vous en dites?...

—Mais ce ne serait peut-être pas si désagréable que cela... répondit le
sergent en tortillant sa moustache... on peut voir... A la vôtre,
mam'zelle Sans-Gêne!...

—A la vôtre, citoyen!... en attendant votre demande...

Et tous deux trinquèrent gaiement, en riant franchement de ces libres
accordailles...

A ce moment, un personnage singulier, coiffé d'un chapeau pointu et vêtu
d'une longue robe noire parsemée d'étoiles d'argent, de croissants
lunaires bleus et de comètes à queues ponceau, se glissa entre les
tables dans une allure spectrale.

—Tiens, c'est Fortunatus!... s'écria Bernadotte... c'est le
sorcier!... Qui veut se faire dire la bonne aventure?...

Chaque bal alors avait son sorcier ou sa tireuse de cartes, prédisant
l'avenir et révélant le passé, moyennant cinq sols.

Dans ces grands bouleversements, à une époque comme celle de la veille
du 10 août, où toute une société disparaissait pour faire place à un
monde nouveau, dans un changement à vue rappelant celui des féeries, la
croyance au merveilleux était partout. Cagliostro et sa carafe, Mesmer
avec son baquet, avaient troublé bien des têtes dans l'aristocratie. La
crédulité populaire allait aux devins de carrefours et aux astrologues
de guinguettes.

Catherine avait envie de connaître sa destinée. Il lui semblait que la
rencontre du beau sergent devait modifier sa vie...

Au moment où elle allait prier Lefebvre d'appeler Fortunatus et de
l'interroger pour elle, le sorcier, se détournant, répondait à un groupe
de trois jeunes gens assis à une table voisine...

—Écoutons ce qu'il va leur dire! fit Catherine à mi-voix, désignant ses
voisins...

—J'en connais un, dit Bernadotte... il s'appelle Andoche Junot... c'est
un bourguignon... je l'ai rencontré volontaire au bataillon de la
Côte-d'Or...

—Le second, c'est un aristocrate... dit Lefebvre, il se nomme
Pierre de Marmont... c'est un bourguignon aussi, il est de Châtillon...

—Et le troisième?... demanda Fouché, ce jeune homme si maigre, au teint
olivâtre, qui a des yeux enfoncés... il me semble l'avoir déjà vu!...
mais où ça?...

—Dans ma boutique sans doute, dit Catherine, rougissant un peu... c'est
un officier d'artillerie... démissionnaire... il attend une place... il
logeait, près de chez moi, à l'_Hôtel des Patriotes_, rue
Royale-Saint-Roch...

—Un Corse? demanda Fouché... ils logent tous à cet hôtel... il a un
drôle de nom, votre client... attendez donc... Berna... Buna, Bina... ça
n'est pas cela! fit-il, cherchant le nom qui lui échappait.

—Bonaparte! dit Catherine.

—Oui, c'est cela... Bonaparte... Timoléon, je crois?

—Napoléon! reprit Catherine... c'est un garçon savant et qui en impose
à tous ceux qui le voient!...

—Il a un fichu nom ce Timolé... ce Napoléon Bonaparte... et une triste
mine! Ah! si celui-là arrive jamais à quelque chose!... Un nom pareil,
ça ne se retient pas! grommela Fouché, et il ajouta:—Attention! le
sorcier leur parle... qu'est-ce qu'il peut bien leur prédire?...

Les quatre jeunes gens se turent, tendant l'oreille, et Catherine,
devenue sérieuse, impressionnée par le voisinage du magicien, murmura à
l'oreille de Lefebvre:

—Je voudrais qu'il prédise bien du bonheur à Bonaparte... il a tant de
mérite ce jeune homme-là! il soutient ses quatre frères et ses
sœurs... et il est loin d'être riche... aussi, voyez-vous, je n'ai
jamais pu lui présenter sa note... il m'en doit pourtant des
blanchissages! ajouta-t-elle avec un soupir de commerçante un peu
alarmée.

Fortunatus cependant, balançant son chapeau pointu, lisait avec gravité
dans la main que lui tendait le jeune homme que Bernadotte avait appelé
Junot:

—Toi! lui dit-il d'une voix caverneuse, ta carrière sera belle et bien
remplie... tu seras l'ami d'un grand homme... tu l'accompagneras dans sa
gloire... sur ta tête se posera une couronne ducale... tu triompheras
dans le Midi...

—Bravo! je suis actuellement en demi-solde... tu es consolant, l'ami!
Mais, dis-moi, après tant de bonheur, comment mourrai-je?

—Fou! dit d'un ton lugubre le sorcier.

—Diable! le commencement de ta prophétie vaut mieux que la fin, fit en
riant le second, celui que Bernadotte avait désigné sous le nom de
Marmont... et moi, me prédis-tu la folie?

—Non! tu vivras pour le malheur de ton pays et pour ta honte...
après une existence de gloire et d'honneur, tu abandonneras ton maître,
tu trahiras ta patrie et ton nom deviendra synonyme de celui de
Judas!...

—Tu ne me favorises guère en tes prédictions, dit Marmont en
ricanant... et que vas-tu annoncer à notre camarade?...

Et il désignait le jeune officier d'artillerie, à qui Catherine portait
de l'intérêt.

Mais celui-ci, retirant vivement sa main, dit d'un ton brusque:

—Je ne veux pas connaître l'avenir... je le sais!...

Et montrant à ses amis, à travers la clôture en planches du jardin,
entourant le Waux-Hall, le ciel, dont un pan s'étalait au-dessus du bal:

—Voyez-vous cette étoile là-bas? dit-il d'une voix vibrante... Non?
n'est-ce pas? Eh bien! moi, je la vois... c'est la mienne!...

Le sorcier s'était éloigné.

Catherine lui fit signe; il s'approcha du groupe, et regardant deux des
gardes, il leur dit:

—Profitez de votre jeunesse... vos jours sont comptés!...

—Et où mourrons-nous? demanda l'un des deux jeunes gens, qui devaient
être parmi les héros qui tombèrent pour la liberté, le 10 août, fusillés
par les Suisses.

—Sur les marches d'un palais!

—Que de grandeurs! s'écria Bernadotte... et à moi aussi tu vas
prédire une fin tragique... avec un palais?...

—Non!... ta mort sera douce... tu occuperas un trône, et après avoir
renié ton drapeau et combattu tes compagnons d'armes, dans un vaste
tombeau lointain, près d'une mer glacée, tu reposeras...

—Si les camarades prennent tout, que me restera-t-il à moi? demanda
Lefebvre.

—Toi, dit Fortunatus, tu épouseras celle que tu aimeras, tu commanderas
une formidable armée et ton nom signifiera toujours bravoure et
loyauté!...

—Et moi, citoyen sorcier, hasarda Catherine, intimidée, pour la
première fois de sa vie peut-être...

—Vous, mademoiselle, vous serez la femme de celui que vous aimerez...
et vous deviendrez duchesse!...

—Il faudra donc que je devienne duc alors! général ne me suffirait pas?
dit gaiement Lefebvre... Eh! sorcier, achève ta prédiction... dis-moi
que j'épouserai Catherine et qu'ensemble nous serons duc et duchesse...

Mais Fortunatus, à pas lents, s'en allait parmi les rires des jeunes
gens et les regards attentifs des femmes.

—Vraiment! dit Fouché, ce magicien est peu inventif... il vous
prédit à tous les plus hautes destinées... à moi il ne m'a rien dit...
Je ne serai donc jamais un personnage?...

—Vous avez déjà été curé, dit Catherine, que voulez-vous donc
devenir?...

—J'ai été simplement oratorien, ma chère... à présent je suis patriote,
ennemi des tyrans... Ce que je voudrais être? oh! c'est bien simple:
ministre de la police!...

—Vous le serez peut-être... vous êtes si malin, au courant de tout ce
qui se passe, de tout ce qui se dit, citoyen Fouché! riposta Catherine.

—Oui, je serai ministre de la police, quand vous serez duchesse! fit-il
avec un sourire étrange qui illumina un instant sa physionomie triste et
adoucit son profil de fouine.

Le bal était fini. Les quatre jeunes gens se levèrent en riant aux
éclats et s'éloignèrent en se moquant bien fort du sorcier et de sa
sorcellerie.

Catherine donnait le bras à Lefebvre, qui avait obtenu la permission de
la reconduire jusqu'à la porte de sa boutique.

Devant eux marchaient leurs trois voisins de table. Napoléon Bonaparte,
un peu à l'écart de ses deux amis, Junot et Marmont, devisant
insoucieusement, allait grave et raide; par instants il levait les yeux
au plafond bleu du ciel, semblant y suivre cette étoile dont il avait
parlé, visible pour lui seul.



III

LA DERNIÈRE NUIT DE LA ROYAUTÉ


Le 10 août était un vendredi.

La nuit du 9 au 10 fut douce, étoilée, sereine. Jusqu'à minuit, la lune
répandit sa clarté rafraîchissante sur la ville, en apparence calme,
paisible, endormie.

Paris, cependant, depuis une quinzaine ne dormait plus que d'un œil,
la main sur ses armes, prêt à se dresser au premier appel.

Depuis la soirée où Lefebvre avait fait la rencontre de Catherine la
blanchisseuse, au Waux-Hall, la cité était devenue fournaise.

La Révolution bouillait dans cette cuve géante.

Les Marseillais étaient venus, emplissant les rues et les clubs de leur
ardeur, de leur patriotisme ensoleillé et de leur entrain martial. Ils
lançaient aux échos l'hymne immortel de l'armée des bords du Rhin,
sorti du génie subitement inspiré et du cœur vibrant de Rouget de
Lisle. Ils l'apprenaient aux Parisiens, qui, au lieu d'appeler ce chant
à jamais national la Française, lui donnèrent généreusement le nom de
_Marseillaise_.

La cour et le peuple se préparaient à la lutte, au grand jour.

La cour barricadait le château des Tuileries, y faisait tenir garnison
par les Suisses mandés de Courbevoie et de Rueil, convoquait les nobles
fanatiques qu'on avait appelés, après le banquet d'octobre où la cocarde
nationale avait été foulée aux pieds, les Chevaliers du poignard.

Cette grande journée, qui est la victoire même de la Révolution et
l'avènement de la République, car le 22 septembre ne fit que proclamer
et légaliser l'acte triomphant du 10 août, nul ne peut se vanter de
l'avoir organisée, commandée, décrétée.

Danton dormait chez Camille Desmoulins, quand on vint le chercher pour
se rendre à la Commune. Marat se terrait dans sa cave. Robespierre
demeurait à l'écart; il ne fut élu que le 11 membre de la Commune.
Barbaroux avait décliné l'honneur de conduire les Marseillais, et
Santerre, le grand agitateur du faubourg Saint-Antoine, ne figura qu'au
milieu de la journée dans la lutte.

Le 10 août, insurrection anonyme, bataille sans commandant en chef, eut
pour général la foule et pour héros tout le peuple.

Le mouvement ne commença qu'après minuit, dans cette nuit radieuse
du 9.

Les émissaires des 47 sections qui avaient demandé la déchéance de la
royauté,—une l'avait votée, la section Mauconseil,—circulaient
silencieusement par les rues, transmettaient de porte en porte le mot
d'ordre: Aux armes, quand vous entendrez le tocsin sonner et battre le
rappel!...

Vers une heure, le tocsin tinta dans plusieurs paroisses. La cloche de
Saint-Germain-l'Auxerrois, qui avait sonné le massacre de la
Saint-Barthélemy, sonna le glas de la monarchie.

A ce bruit lugubre qu'accompagna bientôt le roulement lointain des
tambours battant le rappel, Paris se leva et empoigna ses fusils, en se
frottant les yeux.

La lune était couchée. L'ombre avait envahi la ville. Mais, à toutes les
fenêtres, des lumières une à une s'allumèrent. Cette illumination
soudaine, comme pour une fête, avait un aspect sinistre. Aube factice
d'une journée où la fumée du combat, la vapeur des incendies et la buée
du sang devaient obscurcir le soleil.

Les portes, successivement, s'entre-bâillèrent dans les rues en éveil.
Des hommes en armes se montrèrent sur les seuils. Ils interrogeaient
l'horizon, tendaient l'oreille, attendant au passage le gros de leur
section pour entrer dans les rangs, et regardaient le jour monter
au-dessus des toits.

Des crosses de fusils résonnaient sur les pavés. Par les ruelles et
dans les cours on entendait le crépitement des batteries qu'on faisait
jouer, le froissement métallique de la baïonnette dont on essayait la
douille et le cliquetis des sabres et des piques.

Les maisons avoisinant les Tuileries avaient toutes leurs volets
poussés, et déjà plusieurs boutiques s'ouvraient.

Mademoiselle Sans-Gêne n'avait pas été la dernière à mettre le nez au
vent.

Vêtue d'un jupon court, une camisole légère couvrant sa poitrine bombée,
un coquet bonnet de nuit sur la tête, après avoir écouté, de la fenêtre,
les rumeurs de la nuit, percevant le tambour et reconnaissant le tocsin,
elle s'était hâtée de passer dans son atelier, d'allumer et
d'entr'ouvrir, avec prudence, sa porte...

La rue Royale-Saint-Roch où se trouvait sa boutique de blanchisseuse
était encore déserte...

Catherine attendit, regardant, écoutant...

Ce n'était pas seulement la curiosité qui lui faisait ainsi guetter la
venue des sections en armes...

Elle était bonne patriote, la Sans-Gêne, mais un autre sentiment que la
haine du tyran l'animait alors...

Depuis la _fricassée_ dansée au Waux-Hall, elle avait revu son pays, le
sergent Lefebvre...

On avait fait plus ample connaissance. A une petite partie fine, à
la Râpée, où, sans trop de difficultés, elle s'était laissé conduire, on
avait échangé des serments et échafaudé plus d'un projet...

L'ex-garde française s'était montré fort entreprenant, mais Catherine
lui avait répondu d'un ton si énergique qu'elle ne se donnerait qu'à son
mari, que le sergent, tout à fait épris, avait fini par causer
mariage...

Elle avait accepté la proposition.

—Nous n'avons pas grand'chose, avait-elle dit gaiement, à apporter en
ménage... moi, j'ai ma blanchisserie... où les mauvaises payes ne
manquent pas...

—Moi, mes galons, et la solde est souvent en retard...

—Cela ne fait rien... nous sommes jeunes, nous nous aimons, et nous
avons l'avenir devant nous!... Le sorcier de l'autre jour ne m'a-t-il
pas promis que je serais duchesse?...

—Et à moi ne m'a-t-il pas dit que je deviendrais général!...

—Il a d'abord dit que tu épouserais celle que tu aimais...

—Eh bien! réalisons la prédiction par le commencement!

—Mais on ne peut guère se marier en ce moment... on va se battre!...

—Fixons une date, Catherine!...

—A la chute du tyran, veux-tu?...

—Oui... ça me va!... les tyrans, je les exècre... Tiens, Catherine,
regarde-moi ça...

Et Lefebvre, retroussant sa manche, fit voir à sa promise son bras droit
sur lequel s'étalait un superbe tatouage: deux sabres entrecroisés,
surmontés d'une grenade en flammes, avec cette inscription: Mort aux
tyrans!...

—Hein!... on est patriote! dit-il avec orgueil en étendant
triomphalement son bras nu.

—C'est très beau! fit avec conviction Catherine.

Et comme elle avançait un doigt pour tâter le dessin.

—Touche pas! dit vivement Lefebvre, c'est tout frais...

Catherine recula sa main, toute craintive d'endommager le
chef-d'œuvre.

—Aie pas peur; ça ne déteint pas... seulement ça cuit... oh! ça se
passera!... mais attends... dans quelques jours tu auras mieux que
cela...

—Quoi donc?... demanda curieusement Catherine.

—Mon cadeau de noces! répondit mystérieusement le sergent.

Il n'en voulut pas dire davantage ce jour-là, et après avoir trinqué
gaiement, sous la tonnelle du traiteur, à la chute du tyran et à leur
prochain mariage, qui en serait la conséquence, Catherine et son
amoureux s'en revinrent par la diligence de Charenton, jusqu'à la rue du
Bouloi, et de là, à pied, gagnèrent, sous le clignotement malicieux des
étoiles, la boutique de la rue Royale-Saint-Roch où, brusquement, pour
éviter les scènes d'attendrissement, la blanchisseuse ferma la porte au
nez du sergent, en lui criant:

—Bonne nuit, Lefebvre!... tu entreras quand tu seras mon mari!...

Depuis, toutes les fois que son service lui laissait un peu de liberté,
Lefebvre accourait à la boutique et jasait un bon moment avec sa payse.

Tous deux commençaient à trouver que le tyran mettait bien du temps à
tomber.

Aussi, l'on conçoit avec quelle double impatience de bonne patriote et
de fille à marier Catherine épiait cette aube du 10 août...

Le tocsin, dans la nuit lançant ses notes funèbres, sonnait pour les
Tuileries le _De profundis_ de la royauté et, pour la blanchisseuse,
l'_Alleluia_ nuptial.

Deux autres voisins, en costume nocturne, avaient imité Catherine et se
tenaient sur leurs portes, bayant aux nouvelles...

—Y a-t-il du nouveau, mam'zelle Sans-Gêne? demanda l'un d'eux à travers
la rue...

—J'en attends, voisin... tenez! patientez un peu... vous allez savoir
ce qu'il en est...

Essoufflé, ayant couru vite, Lefebvre, équipé, armé, les
buffleteries croisées sur la poitrine, déboucha de la rue Saint-Honoré,
déposa son fusil dans l'angle de la porte, et embrassa vigoureusement la
blanchisseuse.

—Ah! ma bonne Catherine, que je suis content de te voir... Ça va
chauffer, va! ça chauffe même déjà... c'est pour aujourd'hui!... Vive la
nation!...

Les voisins timidement s'étaient rapprochés.

Ils demandèrent ce qui se passait.

—Voilà... dit Lefebvre, se campant, comme s'il allait lire au tambour
une proclamation, il faut vous dire que l'on a voulu assassiner au
château le vertueux Pétion, le maire de Paris...

Une rumeur indignée s'éleva de l'auditoire.

—Qu'avait-il été faire chez le tyran? demanda Catherine.

—Dame! on l'avait attiré là comme otage... Imaginez-vous que le château
est une vraie forteresse, il y a des madriers aux fenêtres, les portes
sont barricadées... Les Suisses sont armés jusqu'aux dents et avec eux
se trouvent ces scélérats de Chevaliers du poignard... des traîtres, des
amis de l'étranger... ils ont juré d'assassiner les patriotes!... Oh!
s'il m'en tombe un entre les mains dans la journée qui se prépare, à
celui-là son compte est bon!... s'écria Lefebvre avec une énergie
presque sauvage.

—Continue, dit Catherine, il n'y en a pas ici, de ces Chevaliers du
poignard... et il est douteux que tu en trouves un sur ton chemin... et
M. Pétion... dis-nous ce qu'il est devenu?...

—Mandé à la barre de l'Assemblée... là du moins il est en sûreté... Oh!
il l'a échappé belle!...

—Est-ce qu'on s'est battu déjà?

—Non... il y a eu cependant un homme tué... Mandat... le commandant de
la garde nationale...

—Votre chef!... les Suisses ont tiré dessus?...

—Lui!... il était de leur côté... on a trouvé, signé de sa main, un
ordre de fusiller les patriotes du faubourg, par derrière, quand ils
seraient arrivés à la hauteur du Pont-Neuf, pour faire leur jonction
avec les camarades de Saint-Marceau et de Saint-Victor... mais la
trahison est déjouée: le traître, appelé à l'Hôtel de Ville pour
s'expliquer, a été abattu d'un coup de pistolet parti de la foule...
rien ne peut arrêter les sections en marche... ce soir, Catherine, nous
serons vainqueurs et dans huit jours nous nous marierons!... Tiens, j'ai
déjà mon cadeau de noces... tu sais, je te l'avais promis!...

Et devant les voisins ébahis, le sergent, mettant à nu son bras gauche,
fit voir un second tatouage représentant deux cœurs enflammés.

—Tu vois, dit-il, ce qu'il y a d'écrit: A Catherine pour la vie!...

Il recula pour mieux laisser admirer le dessin.

—Il est beau... plus beau que l'autre! dit Catherine rouge de
plaisir, et elle sauta au cou du sergent en répétant par deux fois:

—Oh! mon Lefebvre, que tu es gentil et que je t'aime!...

A ce moment, des coups de feu au loin déchirèrent l'air brumeux... Le
canon répondit...

Tous les badauds rentrèrent dans leurs maisons...

—Allons! à tantôt, Catherine! il faut que j'aille où le devoir
m'appelle... Sois tranquille! nous reviendrons vainqueurs!... dit
joyeusement Lefebvre.

Et tout en prenant son fusil, il l'embrassa encore une fois, et
s'éloigna dans la direction des Tuileries.

Les Suisses avaient tiré sur une foule à peine armée et qui parlementait
avec eux...

Des cadavres jonchaient le vestibule des Tuileries, les trois cours et
le Carrousel!...

Mais déjà les canons des patriotes envoyaient leurs boulets signifier à
la royauté sa déchéance...

Louis XVI s'était réfugié au sein de l'Assemblée nationale, qui s'était
réunie à deux heures du matin, au son du tocsin. En attendant les
événements, les législateurs, sous la présidence de Vergniaud,
discutaient l'abolition de la traite des nègres. La cause sacrée de la
liberté humaine était ce jour-là défendue partout, sans distinction de
races, ni de couleurs.

Tapi dans la loge du logotachygraphe, le journaliste sténographe,
comme on dirait aujourd'hui, chargé de la rédaction des comptes rendus,
l'épais monarque mangeait tranquillement une pêche, sourd aux
détonations qui faisaient crouler son trône, indifférent au sort de ses
Suisses, et oublieux de ces nobles qui mouraient pour lui...

Il faisait grand jour. La dernière nuit de la royauté était passée, et
les Marseillais, en chantant, montaient à l'assaut du dernier donjon de
la féodalité.



IV

UN CHEVALIER DU POIGNARD


Il était midi quand le canon cessa de gronder du côté des Tuileries.

Des rumeurs confuses s'élevaient, où l'on distinguait vaguement les cris
de: Victoire! Victoire!...

De grosses nuées montaient au-dessus des maisons et des flammèches, des
flocons de papier et de laine brûlés, tourbillonnaient et s'abattaient
dans les rues...

Les péripéties de cette journée à jamais mémorable avaient été diverses.

Les sections avaient nommé chacune trois commissaires, qui devaient
former la Commune de Paris. Pétion, le maire, appelé à l'Hôtel de Ville,
avait été consigné chez lui, afin que l'insurrection pût agir en toute
indépendance. Mandat, reconnu coupable de trahison, et tué, Santerre
fut, à sa place, nommé commandant de la garde nationale. L'arsenal
avait été forcé et des armes distribuées permirent à une première
colonne, partie du faubourg Saint-Antoine, de se mettre en route.

Le roi, après avoir passé en revue les bataillons de garde nationale
requis pour la défense du château, était rentré découragé en son
appartement. Les seuls bataillons des Petits-Pères, de la
Butte-des-Moulins, l'avaient acclamé. Les autres avaient crié: Vive la
nation! A bas le véto! Et les canonniers, retournant leurs pièces, les
avaient braquées sur le château.

Louis XVI se sentit donc perdu et vit son pouvoir et son prestige
s'évanouir. Il alla demander asile à l'Assemblée nationale, dont la
salle des séances, au Manège, était alors proche du jardin des
Tuileries, à l'endroit où est aujourd'hui, rue de Rivoli, l'hôtel
Continental. Trois cents gardes nationaux et trois cents Suisses
l'escortèrent.

Les Suisses étaient au nombre de neuf cent cinquante, bien armés, bien
disciplinés. La plupart ne parlaient que l'allemand. Cette troupe
domestique, attachée à la personne du roi, fidèle surtout au point
d'honneur de son contrat de louage, était décidée à se sacrifier pour le
maître qui l'avait racolée et la soldait. Ignorant d'ailleurs la
situation, la garde suisse, trompée par ses chefs et excitée par les
Chevaliers du poignard, croyait encore, à l'aube du 10 août, qu'il
s'agissait de défendre la personne du roi contre des brigands venus pour
l'assassiner. Beaucoup, ainsi qu'en témoigna par la suite un de leurs
colonels, M. Pfyffer, furent étonnés et ébranlés en voyant s'avancer,
lors de la poussée populaire vers les portes du château, les gardes
nationaux. L'uniforme les troubla. Ils pensaient n'avoir affaire qu'à la
lie populaire, à des forcenés contre lesquels protestaient les honnêtes
citoyens, et ils voyaient s'avancer vers eux la nation armée et
organisée.

Aussi peut-on croire que le sang eût été épargné dans cette journée,
dont les résultats étaient déjà acquis par la retraite de Louis XVI, si
un de ces terribles hasards, comme il s'en produit dans ces moments
confus, n'était venu donner le signal d'un massacre impitoyable.

Les Marseillais et les Bretons ayant pour chef un ami de Danton, ancien
sous-officier, Westermann, Alsacien, militaire très énergique,
pénétrèrent dans les cours du château. Il y en avait trois à cette
époque, et le Carrousel, beaucoup plus restreint qu'aujourd'hui, était
couvert de maisons.

Westermann avait rangé sa troupe en bataille. Les Suisses étaient postés
aux fenêtres du château, prêts à faire feu.

On s'observait. Westermann dit quelques mots en allemand aux
Suisses pour les dissuader de tirer sur le peuple et les encourager à
fraterniser.

Déjà quelques-uns de ces infortunés mercenaires lançaient des cartouches
par les fenêtres, en signe de désarmement.

Les patriotes, encouragés, rassurés par ces démonstrations pacifiques,
s'engagèrent sous le vestibule du château.

Une barrière était placée au bas des marches du grand escalier,
conduisant à la chapelle.

Sur chaque degré, deux Suisses, l'un adossé au mur, l'autre à la rampe,
se tenaient debout, immobiles, muets et sévères, le fusil en joue, prêts
à faire feu...

Avec leur haute stature, leurs bonnets à poils et leurs habits rouges,
ces montagnards enrégimentés étaient imposants et devaient inspirer la
crainte.

Mais il n'y avait pas que des fédérés bretons ou marseillais dans cette
foule. Des loustics du faubourg s'y étaient faufilés. Gavroche est de
tous les temps et de toutes les fêtes: on est sûr de le retrouver au
premier rang, les jours de bataille, les matins d'exécution et les soirs
de feu d'artifice.

Quelques-uns de ces Parisiens, farceurs intrépides, imaginèrent
d'attirer à eux, avec des crocs, avec des piques, deux ou trois des
Suisses des plus rapprochés...

Les hommes ainsi happés se laissèrent assez facilement entraîner,
contents peut-être d'échapper à une bagarre possible, se croyant hors
d'affaire.

Cette pêche aux Suisses allait continuer, aux éclats de rire des
assistants, quand tout à coup, sans qu'on ait jamais pu démêler, dans la
fumée du combat, l'origine du premier coup de feu et la responsabilité
du signal du massacre, une trombe de projectiles balaya cette foule
jusque-là inoffensive, et plutôt gouailleuse que menaçante.

On est en droit de croire que des gentilshommes, postés sur le palier du
haut, voyant les Suisses accrochés se laisser aller sans résistance,
prêts à fraterniser, pour arrêter la défection et creuser un fossé
sanglant entre le peuple et la garde, ont tout à coup tiré...

Les deux Suisses déjà au milieu du peuple tombèrent frappés les
premiers...

Le feu plongeant, dirigé avec sang-froid par les défenseurs du château,
fut terrible...

En un instant le vestibule fut plein de cadavres.

Le sang coulait en ruisseaux sur les dalles...

Une fumée épaisse avait envahi le vestibule...

Au signal des coups de feu de l'intérieur, la fusillade s'était engagée
partout.

Les Suisses et les gentilshommes, dont beaucoup avaient revêtu
l'uniforme de la garde, tiraient à l'abri des fenêtres barricadées.
Tous leurs coups portaient...

Les cours s'étaient vidées. Le Carrousel était balayé. Les Suisses
firent alors une sortie vigoureuse jusque dans la rue Saint-Honoré.

Mais les Marseillais, les Bretons, les gardes nationaux revinrent en
forces, avec du canon. Les Suisses étaient débordés, le château fut
envahi. Rien ne résista à la foule triomphante. La plupart des Suisses
furent massacrés dans les appartements, dans les jardins; jusqu'aux
Champs-Elysées, on les poursuivit. Plusieurs durent la vie à la
générosité des vainqueurs, qui s'efforcèrent de les protéger contre la
fureur populaire.

Le roi avait été sommé de faire cesser le feu des Suisses. Il donna
l'ordre à M. d'Hervilly, mais ce chef des Chevaliers du poignard se
réserva de s'en servir selon les circonstances. Il croyait alors, avec
la reine, que force resterait aux défenseurs du château et que le feu
des Suisses aurait raison de ce qu'il appelait la canaille. Quand il
reconnut son erreur, il était trop tard: le château était au pouvoir du
peuple et le roi, prisonnier dans l'enceinte de l'Assemblée, n'allait
pas tarder à être écroué au Temple.

Catherine, qui n'avait plus peur, après avoir suivi avec émotion les
débuts de l'affaire, rassurée bientôt, n'entendant pas de coups de feu,
s'était aventurée jusqu'à gagner le Carrousel...

Elle voulait voir si le tyran mettait de la bonne volonté à
déguerpir et à hâter sa noce...

Et puis, elle se disait aussi, que peut-être, parmi les combattants,
elle apercevrait son Lefebvre...

Cette idée de le surprendre, noir de poudre, se battant comme un démon
au premier rang, sous la mitraille, loin de lui inspirer de la crainte,
l'enhardissait...

Elle aurait voulu être près de lui, pouvoir lui passer les cartouches...
plus que cela: tenir elle-même un fusil, le charger et faire feu sur les
défenseurs du tyran!...

Elle se sentait une âme de guerrière, à l'odeur de la poudre...

Tous les dangers de son Lefebvre elle aurait voulu les partager, et de
la gloire qu'il allait acquérir elle se montrait à la fois fière et un
peu jalouse...

Non! pas une seule fois la pensée ne lui vint qu'il pouvait tomber sous
les balles des Suisses...

Ne leur avait-on pas prédit qu'il commanderait des armées et qu'elle
serait sa femme!... Ni l'un ni l'autre n'étaient destinés à périr en
cette journée...

Et, bravant le péril, elle avançait toujours plus près des canonniers et
des Marseillais, cherchant Lefebvre et dédaignant la mort...

Quand la furieuse fusillade des Suisses éclata, il y eut une affreuse
débandade...

Catherine fut entraînée par la masse des fuyards dans la rue
Saint-Honoré.

Vers sa boutique elle s'en revint, redoutant que la panique ne se
propageât jusque-là et qu'on n'envahît sa maison...

Elle n'avait pas perdu tout espoir, mais elle commençait à craindre que
sa noce ne fût reculée...

—Ah! les hommes!... ils n'ont donc pas de cœur de lâcher pied ainsi!
grognait-elle en piétinant de rage sur la porte de sa blanchisserie...
Oh! si j'avais eu un fusil, je serais restée, moi!... Je parie bien que
Lefebvre ne s'est pas sauvé, lui!...

Et, fiévreuse, impatiente, elle prêtait toujours l'oreille... guettant
la victoire qu'elle attendait toujours...

Quand le canon se remit à tonner avec force, elle trépigna de joie et
cria:

—Ça, c'est à nous!... bravo, les canonniers!...

Puis elle se remit à écouter...

Les coups de canon se multipliaient, la fusillade était nourrie, des
cris confus lui arrivaient. Pour sûr, les patriotes avançaient. On avait
la victoire!

Ah! qu'il lui tardait de revoir son Lefebvre sain et sauf, et de
l'embrasser vainqueur en lui disant:

—A présent, nous pouvons nous marier?

Elle allait et venait, fébrilement, dans sa boutique dont elle avait,
par prudence, laissé les volets clos.

Elle n'osait s'éloigner, quelque envie qu'elle eût de retourner au
champ de bataille, de peur que Lefebvre ne revînt en son absence. Il
serait alarmé et ne saurait où la chercher. Le mieux était de
l'attendre. Il repasserait sûrement par la rue Royale-Saint-Roch avec
ses camarades, le château pris.

La rue était redevenue calme et déserte.

Les voisins s'étaient enfermés chez eux.

Midi venait de sonner. On entendait, tout proche, des coups de feu
isolés.

Par l'entre-bâillement de sa porte, elle entrevoyait au loin, du côté de
la rue Saint-Honoré, des ombres qui fuyaient, poursuivies par des hommes
armés...

C'étaient les derniers défenseurs du château qu'on pourchassait par les
rues...

Tout à coup, après deux ou trois décharges tout près d'elle, elle
distingua comme un bruit de pas précipités dans l'allée qui conduisait à
la porte de dégagement de sa boutique sur la rue Saint-Honoré.

Elle tressaillit...

—On dirait qu'il y a quelqu'un, murmura-t-elle... Oui... on marche...
qui donc peut venir?

Brave, elle courut tirer la barre de la porte de l'allée et ouvrit...

Un homme parut, pâle, faible et tout sanglant, portant la main à sa
poitrine; il se traînait avec peine...

Ce blessé était vêtu d'un habit blanc, avec la culotte courte et les bas
de soie...

Ce n'était pas un patriote; s'il avait combattu, c'était assurément dans
les rangs des ennemis du peuple...

—Qui êtes-vous?... Que voulez-vous? dit-elle avec fermeté...

—Un vaincu... je suis blessé... on me poursuit... donnez-moi asile...
sauvez-moi, au nom du ciel, madame!... Je me nomme le comte de
Neipperg... Je suis officier autrichien...

Il n'en put dire davantage.

Une écume rose lui montait aux lèvres. Son visage devenait d'une pâleur
effrayante.

Il s'abattit sur le seuil de l'allée...

Catherine, en voyant tomber devant elle ce jeune homme élégant, dont le
jabot et le gilet étaient rouges de sang, poussa un cri de pitié et
d'effroi:

—Ah! le pauvre garçon!... dit-elle... comme ils l'ont arrangé... C'est
pourtant un aristocrate!... il a tiré sur le peuple... ce n'est pas même
un Français... il a dit qu'il était Autrichien... C'est égal, c'est un
homme tout de même!...

Et, mue par cet instinct de bonté qui se trouve au cœur de toutes les
femmes, même les plus énergiques,—dans toute cantinière robuste il y
a une douce sœur de charité,—Catherine se baissa, tâta la
poitrine du blessé, écarta doucement les linges englués de sang et
chercha à s'assurer s'il était mort...

—Il respire encore, dit-elle avec joie... on peut le sauver!

Alors, courant à la cuve, elle remplit une jatte d'eau fraîche, et après
avoir pris la précaution de fermer la porte de la rue solidement, en
assujettissant la barre, elle revint vers le blessé.

Elle fit une compresse, déchirant le premier linge qu'elle trouva sous
sa main...

Dans sa précipitation, elle ne s'aperçut pas qu'elle venait de mettre en
pièces une chemise d'homme.

—Ah! j'ai fait un joli coup, se dit-elle, voilà que j'ai pris la
chemise d'une pratique!...

Elle regarda la marque:

—C'est à ce pauvre petit capitaine d'artillerie... Napoléon
Bonaparte!... Le pauvre garçon n'en a pas de trop... Il me doit aussi
une note assez forte... C'est égal, je lui rendrai une chemise neuve...
J'irai l'acheter et je la lui porterai moi-même à son garni, en lui
disant que j'ai roussi la sienne avec mon fer... Pourvu qu'il accepte,
car il est bien fier!... Ah! en voilà un qui ne fait pas beaucoup
attention à son linge... pas plus qu'aux femmes, d'ailleurs!
acheva-t-elle avec un léger soupir.

Tout en pensant ainsi à la pratique dont elle mettait le linge en
charpie, Catherine, avec délicatesse, posait ses compresses sur la
blessure de cet officier autrichien, hôte inattendu chez une patriote
comme elle.

La vue de ce jeune homme, frappé à mort peut-être, tout pâle, sans
forces, dont l'énergie et la vie coulaient par une plaie énorme, avait
changé tous les sentiments de Catherine.

Ce n'était plus alors l'amazone en jupon court, s'avançant parmi les
combattants, bondissant de joie à chaque volée de mitraille et
souhaitant d'avoir un fusil pour participer à cette fête de la mort.

Elle était devenue l'ange secourable qui se penche vers les souffrances
humaines.

Elle avait presque sur les lèvres une malédiction contre la guerre et se
disait que les hommes étaient encore bien sauvages pour s'entretuer de
la sorte.

Mais elle reportait en même temps sa haine et son anathème contre ce roi
et cette reine qui avaient rendu fatales et nécessaires ces boucheries.

—C'est un Autrichien, murmura-t-elle... Qu'est-ce qu'il venait faire
chez nous, cet habit blanc?... Défendre son Autrichienne... Madame
Véto!... Pourtant il n'a pas l'air méchant...

Elle le considéra plus attentivement.

—Il est tout jeune... vingt ans à peine!... On dirait une fille...

Puis cette observation professionnelle lui vint:

—Son linge est fin... de la batiste!... Oh! c'est un aristo...

Et elle soupira, comme pour dire: «Quel dommage!...»

Sous l'influence bienfaisante de l'eau froide, et sous les compresses
formant ligature, arrêtant l'épanchement du sang, le blessé cependant se
ranima...

Il rouvrit lentement les yeux... Autour de lui ses prunelles mourantes
semblaient chercher...

Avec la connaissance, l'impression du danger lui revint...

Il fit un mouvement comme pour se lever.

—Ne me tuez pas! murmura-t-il dans un effort suprême et instinctif,
étendant les bras en avant, comme pour parer les coups d'ennemis
invisibles.

Faisant alors un énergique effort, rassemblant dans une tension suprême
de la volonté toutes ses forces, le blessé arriva à articuler cette
phrase:

—Vous êtes Catherine Upscher... de Saint-Amarin? C'est mademoiselle de
Laveline qui m'a envoyé chez vous. Elle m'a dit que vous étiez bonne...
que vous m'aideriez à me cacher... je vous expliquerai plus tard...

—Mademoiselle Blanche de Laveline? dit Catherine stupéfaite, la
fille du seigneur de Saint-Amarin... ma protectrice! Celle qui m'a
permis de m'établir! d'acheter ce fonds! Vous la connaissez donc? Ah!
pour elle, il n'est péril que je ne brave. Que vous avez eu raison de
venir ici! Vous êtes en sûreté, allez! et l'on me passerait sur le corps
avant de vous arracher de cet asile!

Le blessé tenta de parler. Il voulait sans doute invoquer encore le nom
de cette Blanche de Laveline, qui paraissait avoir si grande influence
sur Catherine.

Catherine lui imposa silence, d'un geste:

—Soyez raisonnable, dit-elle d'une voix maternelle... personne ne veut
vous tuer! Mademoiselle Blanche sera contente de moi... Vous êtes ici
chez une patriote...

Elle s'arrêta, grommelant:

—Qu'est-ce que je lui dis là? Les Autrichiens, ça ne sait pas ce que
c'est que des patriotes! C'est des sujets, des esclaves... Vous êtes
chez une amie, reprit-elle en élevant la voix.

Neipperg se laissa retomber sur le sol. Ses forces, un instant ranimées,
le quittaient.

Mais il avait entendu la voix compatissante de Catherine, il avait
compris qu'il était sauvé.

Une indicible expression de joie et de reconnaissance éclaira son visage
défait. Il était chez une amie... le nom de Blanche de Laveline le
protégeait... il n'avait plus rien à craindre...

Dans un effort suprême, les yeux demi-clos, il allongea le bras et sa
main, exsangue et froide, chercha la main brûlante de Catherine...

—C'est bon!... calmez-vous!... laissez-moi vous soigner, citoyen
Autrichien... dit Catherine, s'efforçant de maîtriser son émotion...

Et, attentive, anxieuse, elle se dit:

—Il serait mieux couché... mais je ne suis pas assez forte pour le
porter sur le lit... Ah! si Lefebvre était là!... mais il ne vient
pas!... est-ce qu'il serait...

Elle n'acheva pas sa pensée...

L'idée que son Lefebvre pouvait se trouver inerte comme cet officier
étranger, plein de sang et à bout de souffle, se présentait pour la
première fois à son esprit et la glaçait d'épouvante...

—C'est terrible, la guerre!... murmura-t-elle...

Puis, son tempérament énergique reprenant le dessus, elle songea:

—Bah!... Lefebvre est trop brave, trop solide pour être comme ce petit
aristocrate... c'est un coffre à balles, Lefebvre!... il en recevrait
une demi-douzaine dans le sac, sans dire seulement ouf!... c'est pas
taillé comme ces freluquets... Et ça se mêle de vouloir défendre madame
Véto, ça ose tirer sur le peuple!...

Elle haussa les épaules, puis regardant de nouveau son blessé:

—C'est impossible qu'il reste là... il va passer pour sûr!...
Comment faire?... C'est un ami de mademoiselle Blanche... je ne peux pas
le laisser mourir comme ça... il faut que je fasse tout pour le
ranimer...

Cette pensée lui vint tout à coup:

—C'est peut-être le fiancé de mademoiselle Blanche?... Ce serait drôle
si je la mariais, moi, qu'elle avait promis de doter! Oh! il faut que je
sauve ce jeune homme!... et mon Lefebvre qui n'arrive pas! répéta-t-elle
embarrassée, cherchant le moyen de transporter l'Autrichien.

Puis, cette réflexion lui traversa l'esprit:

—Il vaut mieux que Lefebvre ne soit pas là... Oh! ce n'est pas qu'il
soit méchant ni qu'il lui vienne à l'idée de me reprocher de sauver un
aristocrate... quand il saura que c'est un ami de ma bienfaitrice, il
n'aura rien à dire... et puis, après la bataille, un soldat français ne
connaît plus d'ennemis... Lefebvre me l'a dit bien souvent! mais il est
jaloux comme un tigre!... Ça lui déplairait de me voir tripoter les
chairs blanches de cet aristo... ensuite, il se demanderait peut-être,
comment que ça se fait que ce jeune homme soit venu se réfugier chez
moi... Pour te demander asile, il faut qu'il te connaisse! C'est ce
qu'il dirait... je sais bien ce que je lui répondrais moi... mais ça ne
fait rien, j'aime mieux qu'il ne le voie pas...

Et de nouveau, faisant un effort, elle tenta de soulever le corps,
devenu pesant par l'inertie, du jeune Autrichien...

A ce moment, on frappa à la porte de la rue...

Catherine tressaillit.

Elle écouta, aussi pâle que le blessé...

—Qui peut venir? se demanda-t-elle. La boutique est fermée et personne
ne viendra chercher et apporter du linge un jour pareil...

Les crosses de fusils résonnaient sur le pavé...

On heurtait en même temps à la porte de l'allée...

Des voix s'élevèrent confuses...

—Il s'est sauvé par là...

—Il est caché ici...

Catherine frémit:

—C'est lui qu'on cherche!... murmura-t-elle en regardant avec une
compassion plus grande le blessé, toujours inerte.

Les voix grondaient aux deux issues. Un piétinement irrité témoignait de
l'impatience d'une foule.

—Enfonçons la porte!... dit tout à coup une voix.

—Comment le sauver? murmura Catherine... et, secouant le moribond, elle
lui dit:

—Allons!... citoyen... monsieur... du courage!... essayez de marcher...

Le blessé rouvrit les yeux et soupira d'une voix étranglée:

—Je ne peux pas... laissez-moi mourir!...

—Il s'agit bien de mourir! grommela Catherine; voyons! de l'énergie,
morbleu!... Sachez qu'il faut que je vous ramène vivant à mademoiselle
de Laveline... Ce ne serait pas la peine qu'elle vous ait envoyé ici
pour y rester... Levez-vous... là... ça y est!... Vous voyez que ce
n'est pas difficile... il n'y a qu'à vouloir...

Neipperg chancelait comme un homme ivre.

Catherine avait peine à le soutenir. Les cris, les menaces, les jurons
redoublaient au dehors.

Déjà des coups de crosse solidement appliqués faisaient trembler les ais
de la porte...

Tout à coup une voix s'éleva:

—Attendez, citoyens... laissez-moi faire!... on va m'ouvrir, à moi...

Et la même voix cria très haut:

—Catherine, c'est moi!... n'aie pas peur!... arrive donc!...

—Lefebvre!... dit Catherine toute tremblante, heureuse assurément de
savoir son pays sain et sauf, mais craintive pour le blessé.

—Attends!... j'accours! cria-t-elle.

—Vous le voyez, citoyens... elle va ouvrir; un peu de patience!...
dame! vous l'aviez effrayée avec votre façon de demander la porte à
coups de crosse!... dit Lefebvre assez haut pour que Catherine reconnût
sa voix.

—Vous avez entendu, dit-elle vivement au blessé... ils vont
entrer... je suis obligée d'ouvrir... venez!

—Où faut-il aller?

—Essayez de monter cet escalier... je vous cacherai dans le grenier...

—Monter? Oh! c'est impossible... voyez, je me traîne...

—Eh bien! là... dans ma chambre!...

Et Catherine le poussant, le remorquant, finit par introduire
l'autrichien dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clef...

Puis, rouge, essoufflée, contente, elle se hâta d'aller ouvrir à
Lefebvre et à la foule, en se disant avec une joyeuse satisfaction:

—Maintenant, il est sauvé!



V

LA CHAMBRE DE CATHERINE


La barre tombée, les verrous tirés, la porte s'ouvrit et laissa pénétrer
Lefebvre, suivi de trois ou quatre gardes nationaux et d'une foule de
voisins, de badauds, où les femmes et les enfants se trouvaient en
majorité.

—Tu as bien tardé à nous ouvrir, ma bonne Catherine!... dit Lefebvre en
l'embrassant sur les deux joues...

—Dame! ce bruit... ces cris...

—Oui... je comprends cela... tu avais peur... mais c'étaient des
patriotes, des amis qui frappaient... Catherine, nous sommes vainqueurs
sur toute la ligne!... le tyran n'est plus qu'un prisonnier de la
nation... la forteresse du despotisme est prise... le peuple est le
maître aujourd'hui!...

—Vive la nation!... crièrent des voix.

—A mort les traîtres!... A bas les Suisses et les Chevaliers du
poignard! crièrent d'autres voix, dans la foule qui se pressait sur le
seuil de la boutique de Catherine.

—Oui! la mort pour ceux qui ont tiré sur le peuple! dit Lefebvre d'une
voix forte... Catherine, sais-tu pourquoi on cognait si rudement à ta
boutique?...

—Non!... j'ai été effrayée... Il y a eu des coups de feu, près d'ici...

—Nous avons tiré sur un aristocrate qui s'était échappé des
Tuileries... un de ces Chevaliers du poignard qui voulaient assassiner
les patriotes... j'avais juré que s'il m'en tombait un sous la main je
lui ferais payer le sang des nôtres... Justement, moi et les camarades,
dit Lefebvre en désignant les gardes nationaux qui l'accompagnaient,
nous en poursuivions un... nous avions déchargé sur lui nos fusils...
quand tout à coup, au détour de la rue, il a disparu... il était blessé
pourtant... il y avait du sang jusqu'auprès de la porte de ton allée,
Catherine... alors nous avons cru qu'il s'était réfugié chez toi...

Lefebvre regarda autour de lui, et aussitôt reprit:

—Mais il n'y est pas... on le verrait... et puis tu nous l'aurais déjà
dit, n'est-ce pas?...

Alors se tournant vers les gardes nationaux:

—Camarades, nous n'avons plus rien à faire ici... vous du
moins!... vous voyez que l'habit blanc n'est pas là... vous permettrez
bien à un vainqueur des Tuileries d'embrasser tranquillement sa femme...

—Ta femme? Oh! pas encore, Lefebvre!... dit Catherine.

—Comment!... est-ce que le tyran n'est pas abattu?...

Et tendant la main aux gardes:

—Au revoir, citoyens, à bientôt... à la section!... nous devons nommer
un capitaine et deux lieutenants... et puis un curé pour la paroisse...
un curé patriote, bien entendu!... le curé a pris peur et s'est enfui,
les deux lieutenants et le capitaine ont été tués par les Suisses, il
faut donc les remplacer... à tantôt!...

Les gardes s'éloignèrent.

Les badauds continuaient à stationner devant la porte.

—Eh bien! mes amis, vous n'avez pas entendu... pas compris?... dit
Lefebvre d'une voix bourrue et bon enfant... qu'est-ce que vous
attendez?... l'habit blanc?... il n'est pas chez Catherine, c'est
clair!... oh! il a dû tomber pas bien loin d'ici, dans quelque coin...
il avait au moins trois balles dans la poitrine... cherchez-le... c'est
votre affaire!... ce n'est pas le chasseur qui ramasse le gibier!...

Et il les poussa devant lui.

—C'est bien!... c'est bien!... on s'en va, sergent!

—C'est pas la peine de bousculer le monde!... dit un des curieux.

Et il ajouta d'une voix traînarde:

—Avec ça qu'on ne pourrait pas cacher quelqu'un dans la chambre...

Lefebvre referma brusquement la porte, et revenant à Catherine, lui dit,
les bras ouverts, pour l'embrasser de nouveau:

—J'ai cru qu'ils ne voudraient jamais s'en aller!... as-tu entendu
cette bêtise, ils parlaient de la chambre... de ta chambre!... Quelle
idée!... Mais comme tu es tremblante, ma Catherine!... Voyons,
calme-toi... c'est fini!... occupons-nous de nous deux...

Il surprit un regard de Catherine fixé vers la porte de sa chambre...

Instinctivement il alla droit à cette porte et voulut l'ouvrir.

Elle résista.

Lefebvre s'arrêta, surpris, inquiet.

Un vague soupçon envahit son visage.

—Catherine, dit-il, pourquoi cette porte est-elle fermée?...

—Mais... parce que cela m'a plu!... répondit Catherine avec un embarras
visible.

—Ce n'est pas une raison... donne-moi la clef?...

—Non!... tu ne l'auras pas!...

—Catherine, s'écria Lefebvre, blême de colère, tu me trompes... il
y a quelqu'un dans cette chambre... un amant sans doute... je veux la
clef...

—Je t'ai dit que tu ne l'aurais pas...

—Eh bien! je la prendrai!...

Et Lefebvre, plongeant la main dans la poche béante du tablier de
Catherine, prit la clef, alla à la porte de la chambre, l'ouvrit...

—Lefebvre, cria Catherine, mon mari seul, je t'en avais prévenu, devait
franchir cette porte... Tu veux entrer de force, jamais je n'y entrerai
avec toi...

On cogna de nouveau aux volets de la boutique.

Catherine alla ouvrir.

Plusieurs gardes nationaux, en armes, se présentèrent.

—Où est le sergent Lefebvre? demandèrent-ils; on le réclame à la
section... On parle de le nommer lieutenant...

Lefebvre, ému, pâle, grave, sortit de la chambre de Catherine.

Il referma soigneusement la porte, en retira la clef, qu'il rendit à
Catherine en lui disant:

—Tu ne m'avais pas dit qu'il y avait un mort dans ta chambre?...

—Il est mort!... Ah! le pauvre garçon! fit Catherine avec tristesse.

—Non!... il vit!... Mais c'était donc vrai? Ce n'était donc pas un
galant?...

—Gros bête! répondit Catherine, s'il avait été bien portant, est-ce
que je l'aurais caché là!... Mais tu ne vas pas le livrer, au moins?...
reprit-elle avec inquiétude. C'est, tout Autrichien qu'il est, un ami de
mademoiselle Blanche de Laveline, ma bienfaitrice...

—Un blessé est sacré! dit Lefebvre... ta chambre est devenue une
ambulance, ma Catherine, on ne tire jamais dessus!... Soigne ce pauvre
diable! sauve-le! je suis content de t'aider à payer ta dette à cette
demoiselle qui t'a obligée... mais tâche qu'on ne le sache jamais... ça
me nuirait peut-être à ma section!...

—Oh! tu es un brave cœur!... aussi bon que brave!... Lefebvre, tu as
ma parole! Quand tu voudras, je serai ta femme!...

—Ça sera vite fait... mais les amis s'impatientent... il faut que je
les suive...

—Sergent Lefebvre, on vous attend... on va voter!... dit un des gardes.

—C'est bien!... je vous suis... en route, camarades!...

Et, tandis que le sergent se rendait à la section, dont les urnes
recueillaient les suffrages, Catherine, sur la pointe du pied, pénétrait
dans la chambre, où, d'un sommeil léger, entrecoupé de sursauts
fébriles, reposait le jeune officier autrichien qu'elle avait recueilli,
hôte sacré pour elle, ayant invoqué le nom de Blanche de Laveline.



VI

LE PETIT HENRIOT


Catherine avait apporté du bouillon, un peu de vin au blessé, en lui
disant, car il s'était éveillé au léger bruit de ses pas:

—Prenez! il faut vous soutenir... Vous avez besoin de vos forces, car
vous ne pourrez rester bien longtemps dans cette chambre... Oh! ce n'est
pas moi qui vous renverrai!... Vous êtes ici l'hôte de mademoiselle
Blanche, c'est elle qui vous a conduit vers ma demeure, c'est elle qui
vous abrite et vous protège... Mais, voyez-vous, il vient beaucoup trop
de monde dans cette boutique... votre habit est suspect... Mes
ouvrières, mes pratiques ne tarderaient pas à jaser, et il pourrait
survenir une dénonciation... Dame! vous avez tiré sur le peuple!

Neipperg fit un mouvement et dit lentement:

—Nous avons défendu le roi!...

—Le gros Véto! fit Catherine en haussant les épaules... il s'était
réfugié à l'Assemblée... on n'allait pas le chercher là... il était en
sûreté, bien tranquille... il vous laissait égorger, en égoïste qu'il
est, sans plus penser à vous qu'au bonnet rouge qu'il avait arraché de
sa tête le 20 juin, les patriotes partis, après avoir feint de le
coiffer de bonne grâce devant nos compagnons du faubourg Antoine!...
C'est un propre à rien, un fainéant, votre gros Véto, que sa coquine de
femme mène par le bout du nez... savez-vous où? devant les fusils du
peuple! Oh! ça lui arrivera pour sûr! Mais, reprit-elle, après un court
silence, pourquoi donc vous êtes-vous fourré dans cette bagarre, vous,
un étranger? Car vous êtes autrichien, m'avez-vous dit?

—Lieutenant aux gardes nobles de Sa Majesté, j'étais chargé d'une
mission auprès de la reine...

—L'Autrichienne!... grommela Catherine... et c'est pour elle que vous
avez combattu, vous qui n'aviez rien à faire dans nos luttes!...

—Je voulais mourir! répondit avec une grande simplicité le jeune
officier.

—Mourir! à votre âge?... pour le roi?... pour la reine?... il doit y
avoir autre anguille sous roche, mon jeune monsieur!... dit Catherine
avec une raillerie pleine de bonne humeur... Excusez-moi si je suis
indiscrète, mais quand on a vingt ans et qu'on veut se faire tuer pour
des gens qu'on ne connaît pas et par des gens envers lesquels on
n'a aucun motif de bataille... eh bien! c'est qu'on est amoureux...
Hein? suis-je tombé juste?...

—Vous avez deviné, ma bonne hôtesse!...

—Parbleu!... ce n'était pas difficile!... et voulez-vous que je dise de
qui vous êtes amoureux?... de mademoiselle Blanche de Laveline, je
parie!... Oh! je ne vous demande pas vos confidences, fit vivement
Catherine, surprenant de l'inquiétude sur le visage pâle du blessé...
d'ailleurs ça ne me regarde pas... et puis mademoiselle de Laveline
mérite bien d'être aimée...

Le comte de Neipperg se souleva à demi et s'écria avec exaltation:

—Oui... elle est belle et bonne, ma Blanche aimée!... Oh! madame, si la
mort me prend, dites-lui que mon dernier souffle aura exhalé son nom!
dites-lui que ma pensée, avant que la vie se retire de moi, aura été
pour elle et pour...

Le jeune homme s'arrêta, suspendant un aveu prêt à tomber de ses lèvres.

—Vous ne mourrez pas! dit Catherine désireuse de le réconforter...
est-ce qu'on meurt à votre âge et quand on est amoureux!... Vous devez
vivre, monsieur, pour mademoiselle Blanche que vous aimez, qui vous aime
certainement, et pour l'autre personne que vous alliez nommer... son
père sans doute, M. de Laveline?... Un fort beau gentilhomme... je
l'ai vu deux ou trois fois, le marquis de Laveline, là-bas, en notre
Alsace... il portait un superbe habit de velours bleu, avec de l'or
dessus, et il puisait du tabac dans une boîte où il y avait des pierres
qui brillaient!...

Neipperg, en entendant prononcer le nom du marquis de Laveline, avait
laissé échapper un geste qui pouvait passer pour un signe de mépris et
de colère.

—Il paraît, se dit Catherine, qu'ils ne sont pas grands amis... bon à
savoir! je ne lui en parlerai plus... sans doute que le père de Blanche
s'est opposé au mariage... Pauvre demoiselle!... C'est pour cela que ce
jeune homme a voulu se faire tuer!...

Et, avec un soupir de compassion, elle se mit à arranger l'oreiller sous
la tête du blessé, en lui disant:

—Je bavarde et cela ne vous vaut sans doute rien... Si vous reposiez un
peu, monsieur?... ça ferait tomber la fièvre...

Le malade secoua doucement la tête:

—Parlez-moi de Blanche, dit-il... parlez-moi d'elle encore!... Voilà ma
guérison!...

Catherine sourit et se mit à raconter comment, née dans une petite
ferme, non loin du château des seigneurs de Laveline, elle avait vu
grandir mademoiselle Blanche. Elevée par sa mère que le marquis
laissait seule la plus grande partie de l'année, étant retenu par une
charge à la cour, Blanche avait vécu de la vie rustique, courant les
forêts, chevauchant, chassant, et se lançant par les prés et par les
champs au hasard, sans s'inquiéter des barrières à sauter, des fossés à
franchir. Elle n'était pas fière et causait familièrement avec les
paysans. Souvent elle était venue à la ferme et avait pris la petite
Catherine en affection.

Un jour, le marquis avait mandé à Versailles sa femme et sa fille.
Catherine avec trois autres jeunes filles du pays avaient été emmenées
pour le service de madame et de mademoiselle de Laveline. A la
buanderie, Catherine avait été attachée. Elle avait ainsi passé
plusieurs années heureuses, puis madame de Laveline était morte; c'était
alors que mademoiselle Blanche, que son père avait conduite à Londres,
lors d'une mission diplomatique en Angleterre, avait bien voulu
l'établir en lui achetant la blanchisserie de mademoiselle Lobligeois...
où elle se trouvait présentement. Ah! c'était une créature digne d'être
aimée et bénie que mademoiselle Blanche!

Comme Catherine achevait le récit de sa modeste existence et retraçait
les bienfaits de la fille du marquis de Laveline, on heurta à la porte.

—Serait-ce déjà Lefebvre qui reviendrait avec ses camarades de la
section? pensa Catherine inquiète... Rassurez-vous!... ne faites
pas de bruit! dit-elle à Neipperg qui tendait l'oreille; si Lefebvre est
seul, il n'y a aucun danger, mais si ses camarades sont avec lui, je
vais leur parler et les renvoyer... Attendez-moi et ne craignez rien!...

Elle alla ouvrir, un peu émue. Sa surprise fut extrême en voyant une
jeune femme, très effrayée, s'élancer dans la boutique en disant:

—Il est là, n'est-ce pas?... on m'a dit qu'on avait vu un homme se
traîner de ce côté... vit-il encore?...

—Oui, mademoiselle Blanche, dit Catherine, reconnaissant, dans cette
femme effarée, mademoiselle de Laveline, il est à côté... dans ma
chambre... il vit et il ne parle que de vous!... venez le voir...

—Oh! ma bonne Catherine, quelle heureuse inspiration j'ai eue de lui
indiquer ta maison comme un refuge sûr, lorsqu'il est parti pour se
battre avec les gentilshommes du château!...

Et mademoiselle de Laveline prit les mains de Catherine et les serra
avec reconnaissance, en lui disant:

—Mène-moi auprès de lui!...

La vue de Blanche produisit un effet saisissant sur le blessé.

Il voulut sauter à bas du lit, où si difficilement Catherine était
parvenue à l'allonger.

Il fallut que les deux femmes eussent recours presque à la force
pour le maintenir.

—Méchant!... dit Blanche de sa voix douce, tu as donc voulu mourir!...

—La vie sans toi m'était à charge... pouvais-je trouver plus noble
occasion de quitter l'existence, qu'au milieu d'un combat, l'épée à la
main et souriant à la mort qui venait à moi glorieuse et parée!...

—Ingrat!... tu devais vivre pour moi...

—Pour toi!... N'étais-tu pas à mes yeux comme une morte?... n'allais-tu
pas me quitter pour toujours!...

—Ce mariage odieux n'était pas encore conclu... un hasard pouvait nous
secourir... il fallait espérer!...

—Tu m'avais dit toi-même, fit Neipperg, qu'il n'existait aucune
espérance... Aujourd'hui 10 août, tu devais être la femme d'un autre et
t'appeler madame de Lowendaal!... ton père l'avait ainsi décidé... et tu
n'avais pu résister...

—Tu sais bien que mes pleurs, mes prières étaient inutiles... Menacé
d'être ruiné par ce baron de Lowendaal, ce Belge millionnaire qui lui
avait prêté de grosses sommes et exigeait le remboursement
immédiatement... ou ma main, mon père avait consenti à lui accorder ce
qu'il désirait le plus...

—Et ce qui coûtait le moins à ton père... le Marquis payait ses
dettes avec sa fille!...

—Oh! mon ami, mon père ignorait que notre amour fût si grand... il ne
savait rien... il ne sait rien encore... dit Blanche avec une énergie
croissante.

Catherine, pendant cette conversation entre les deux amoureux, s'était
tenue à l'écart. Par discrétion, elle passa dans l'atelier au moment où
Neipperg, avec une exaltation douloureuse, regardant Blanche, répondit:

—Oui... ils ignoreront tout... car je m'éloignerai, je disparaîtrai...
Ma mort, vois-tu, aurait rendu le silence plus complet, l'ignorance plus
profonde... mais les balles des sans-culottes n'ont pas voulu de moi, ce
sera à recommencer!... Aussi bien les occasions de mourir ne sauraient
manquer dans les années qui vont s'ouvrir... la guerre est déclarée...
je vais chercher dans les rangs de l'armée impériale, sur les bords du
Rhin, cette mort qui n'a pas voulu de moi dans les décombres des
Tuileries!...

—Tu ne feras pas cela!

—Qui m'en empêcherait?... Mais, pardon, Blanche!... c'est aujourd'hui
le 10 août, le jour fixé pour votre mariage... comment se fait-il que
vous soyez ici... votre place doit être auprès de votre époux... On vous
réclame à l'église!... qu'attendez-vous pour rendre heureux le baron de
Lowendaal et acquitter les dettes du marquis?... Le combat a
interrompu la cérémonie sans doute, mais à présent les coups de feu ont
cessé, le tocsin se tait, on peut sonner les cloches nuptiales...
laissez-moi mourir... ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain, peu
importe?...

—Non!... non! tu dois vivre!... pour moi... pour notre enfant!...
s'écria Blanche se penchant sur Neipperg et l'embrassant avec passion.

—Notre enfant! murmura le blessé...

—Oui... notre cher petit Henriot... tu n'as pas le droit de mourir!...
ta vie ne t'appartient plus!...

—Notre enfant!... répéta avec douleur Neipperg, mais... mais ton
mariage?...

—N'est pas encore fait... il y a tout espoir...

—Vraiment!... tu n'es pas encore madame de Lowendaal?...

—Pas encore!... jamais peut-être!...

—Explique-moi...

Et une anxiété fiévreuse agita la physionomie du blessé, tandis que
Blanche répondait:

—Quand tu es parti... me disant un adieu que l'un et l'autre nous
pensions devoir être éternel... tu m'as annoncé que tu allais te ranger
parmi les défenseurs du château... c'était courir à la mort... j'avais
cependant un peu d'espoir au fond du cœur... c'est alors que je
t'indiquai la boutique de l'excellente Catherine comme un asile sûr si
tu parvenais à t'échapper des Tuileries... j'avais aussi
l'espérance de pouvoir t'y rejoindre...

—Tu espérais cela, toi?... cependant tu avais obéi à ton père... tu
avais consenti à devenir la femme de ce Lowendaal...

—Oui... mais quelque chose me disait que le mariage serait reculé...

—Et il l'a été?...

—L'insurrection grondait dans les faubourgs... Mon père a déclaré qu'il
était impossible de célébrer le mariage à la date fixée... Alors le
baron de Lowendaal a proposé d'accomplir la cérémonie plus tard... dans
trois mois...

—Trois mois!

—Oui, le 6 novembre... c'est la date qu'il a fixée...

—Ah! il est moins pressé, le baron...

—Epouvanté par les événements, redoutant les progrès de la Révolution,
M. de Lowendaal a quitté Paris hier soir, avant la fermeture des
barrières... Il s'est rendu dans ses terres. C'est son château, auprès
de Jemmapes, sur la frontière de Belgique, qu'il a désigné pour la
célébration de cet impossible mariage...

—Et tu iras à Jemmapes?...

—Mon père, un peu effrayé aussi, a décidé qu'il se rendrait au château
du baron... Nous devons partir prochainement, si les routes sont
libres...

—Et tu l'accompagneras?...

—Je l'accompagnerai... Oh! mais rassure-toi, je sais ce que j'ai
résolu... Jamais je ne serai la femme du baron...

—Tu me le jures?

—Je le jure!...

—Mais qui te donnera cette force de résister à Jemmapes, quand ici tu
cédais?...

—Avant son départ, le baron a reçu une lettre que je lui ai écrite...
oh! avec des larmes!... son domestique, gagné par moi, n'a dû lui
remettre ce message que les barrières franchies...

—Alors il sait?...

—La vérité!... il sait que je t'aime et que notre petit Henriot ne peut
avoir d'autre père que toi...

—Oh! ma Blanche adorée!... ma chère femme, que je t'adore... tiens! tu
me rends la vie... il me semble que je serais de force à me relever et à
recommencer le combat contre les sans-culottes!...

Et Neipperg, dans sa surexcitation, fit un si brusque mouvement que les
bandes qui couvraient sa blessure glissèrent, la plaie s'entr'ouvrit et
un flot de sang coula.

Il poussa un cri.

Catherine accourut, offrit ses services.

Les deux femmes, de leur mieux, rajustèrent les linges et comprimèrent
de nouveau la blessure.

Neipperg s'était évanoui.

Il reprit lentement ses sens.

Ses premières paroles, entrecoupées, laissèrent échapper son secret:

—Blanche... je vais mourir... veille sur notre enfant!... murmura-t-il.

Catherine, en entendant cette révélation, eut un geste de stupeur:

—Mademoiselle Blanche a un enfant! pensa-t-elle; puis aussitôt se
tournant vers la jeune femme, honteuse et baissant les yeux:

—Ne craignez rien, dit-elle vivement, ce que je viens d'apprendre est
entré par une oreille et est sorti par l'autre... Si toutefois vous
aviez besoin de moi, vous savez que Catherine vous appartient des pieds
à la tête... Voyons! ne vous désolez pas... les enfants, c'est des
accidents qui arrivent à tout le monde quand on s'aime! Est-il déjà
grand, le chérubin? je suis certaine qu'il est bien gentil!

—Il a trois ans bientôt.

—Et il se nomme?

—Henri... nous l'appelons Henriot.

—C'est un joli nom... Est-ce que je pourrai le voir, mademoiselle?

Blanche de Laveline réfléchissait.

—Ecoute, ma bonne Catherine, tu peux me rendre un grand service...
achevant ainsi ce que tu as si bien commencé en recueillant et en
soignant M. de Neipperg...

—Parlez... que faut-il faire?

—Mon fils est chez une brave femme des environs de Paris, la mère
Hoche, dans un faubourg de Versailles.

—La mère Hoche, mais je la connais! Son fils est un ami de Lefebvre...
c'est mon amoureux, Lefebvre, ou plutôt mon mari, car moi aussi je vais
me marier et j'aurai un petit Henri... beaucoup de petits Henri...

—Je te félicite! Tu iras donc voir la maman Hoche...

—J'avais justement une commission pour elle de la part de son fils
Lazare... qui était aux gardes-françaises avec Lefebvre... c'est
Lefebvre qui l'a mis au port d'armes... ils ont pris la Bastille
ensemble... Et qu'est-ce qu'il faudra lui dire à la citoyenne Hoche?...

—Tu lui remettras cet argent et cette lettre... dit Blanche en donnant
une bourse et un papier à Catherine, et puis tu prendras l'enfant et tu
l'emmèneras... Est-ce trop exiger de toi, Catherine?

—Ce n'est que cela!... Vous savez bien que vous me demanderiez d'aller,
à moi toute seule, reprendre les Tuileries, si les Suisses y revenaient,
que je le ferais pour vous!... trop exigeante, vous!... c'te bêtise!...
est-ce que ce n'est pas grâce à vous que j'ai pu acheter cette boutique,
m'établir, et devenir bientôt la citoyenne Lefebvre?... Voyons,
vous devez avoir autre chose à me commander... ça ne suffit pas!... Une
fois que j'aurai retiré le mioche de Versailles, qu'est-ce qu'il faudra
en faire?

—Tu me l'amèneras...

—Où cela?...

—Au château de Lowendaal... auprès d'un village nommé Jemmapes... C'est
en Belgique, à la frontière... pourras-tu facilement t'y rendre?...

—Pour vous je braverai tout!... et quand faudra-t-il me trouver avec
l'enfant, à Jemmapes?...

—Au plus tard le 6 novembre...

—Bon. J'y serai!... Lefebvre s'arrangera pour me laisser partir...
d'ailleurs, d'ici là, nous serons mariés... et, on ne sait pas, il
viendra peut-être avec moi... On pourrait se battre par là!...

—Embrasse-moi, Catherine!... un jour, puissé-je reconnaître ce que tu
fais pour moi...

—Vous l'avez reconnu d'avance... comptez sur moi...

—A Jemmapes donc!...

—A Jemmapes, le 6 novembre!...

Blanche de Laveline dit alors en montrant Neipperg:

—Il repose, je vais veiller auprès de lui... Va à tes affaires,
Catherine, car tu dois nous trouver bien gênants, bien encombrants...

—Vous êtes ici chez vous, je vous l'ai dit... Mais tenez, voici qu'il
se réveille, fit-elle en désignant le blessé qui rouvrait lentement
les yeux, vous devez avoir à vous raconter tous les deux bien des choses
encore... et je n'ai que faire auprès de vous.

—Tu t'en vas?... Tu me laisses ici seule?

—Oh! je ne serai pas longtemps... Du linge que je reporte à une
pratique pas bien loin, et je reviens... N'ouvrez à personne!... A
bientôt!



VII

LE LOCATAIRE DE L'HOTEL DE METZ


Tandis que le comte de Neipperg et Blanche de Laveline, dans un
tête-à-tête délicieux, échangeaient des projets d'avenir et parlaient
de leur enfant, Catherine avait passé un panier empli de linge à son
bras et se disposait à sortir.

Elle voulait mettre à profit le temps. Les amoureux bavardaient, ils ne
seraient pas fâchés de son absence, et puis toute la matinée avait été
perdue pour la blanchisseuse. C'est vrai qu'on ne prend pas les
Tuileries tous les jours, mais enfin il fallait bien rattraper un peu sa
journée.

Et puis elle réfléchissait à tous les événements qui venaient de se
produire.

Elle avait désormais charge d'âmes.

Neipperg avait fort approuvé la confiance de Blanche, la chargeant de
retirer le petit Henriot des mains de la mère Hoche, qui le gardait
à Versailles, pour le conduire à Jemmapes.

Une fois guéri, Neipperg irait retrouver la mère de son enfant, bravant
la colère du marquis de Laveline, prêt à tenir tête au baron de
Lowendaal et à lui disputer Blanche, l'épée à la main, s'il le fallait.

Et Catherine, tout en se mettant en route, se disait:

—Lefebvre est à sa section où l'on vote... Il ne sera pas de retour
avant que l'élection des nouveaux officiers soit proclamée... Oh! ça
prendra bien deux heures!... Ils sont longs à voter, à la section des
Filles-Saint-Thomas... tous beaux parleurs, sauf mon Lefebvre!... J'ai
donc le temps de donner un coup de pied jusque chez le capitaine
Bonaparte!...

Et pensant à son client, le maigre et hâve officier d'artillerie, elle
sourit:

—C'est qu'il n'en a pas trop de chemises, le capitaine! se dit-elle,
celle-ci peut lui faire défaut...

Et, avec un soupir, elle ajouta:

—Puisque je vais devenir la citoyenne Lefebvre, je ne veux rien devoir
au capitaine Bonaparte... c'est plutôt lui qui me devra... A tout
hasard, je vais emporter sa note!... s'il me la demande, je la lui
donnerai... sinon, tant pis!... je n'oserai jamais lui réclamer ce qu'il
me doit... le pauvre garçon! en voilà un travailleur!... un
savant!... toujours à lire ou à écrire... une triste jeunesse que la
sienne!... comme s'il ne devait pas y avoir temps pour tout! fit-elle
avec une moue ironique et quelque peu dépitée, en fourrant dans sa poche
la note de blanchissage du capitaine Bonaparte.

Elle se rendit à l'hôtel de Metz, tenu par Maugeard, où logeait alors
l'humble officier d'artillerie.

Il y occupait une modeste chambre, au troisième étage, portant le nº
14.

La jeunesse de l'homme, à la fois grandiose et fatal, qui devait emplir
le siècle de son nom et dont la gloire, auréolée de sang, empourpre
encore tout notre horizon, fut sans mouvements extraordinaires, sans
révélations surprenantes. Ce n'est qu'après coup qu'on a voulu y
découvrir des particularités prophétiques, révélant son génie, prédisant
sa carrière prodigieuse.

Bonaparte enfant, jeune homme, trompa tout le monde. Nul ne put annoncer
sa fortune, personne ne crut à son mérite.

Ses premières années furent celles d'un étudiant pauvre, timide,
laborieux, fier et un peu sombre. Il souffrit cruellement du mal de
misère. Sa pauvreté l'isolait. Le sentiment très vif qu'il eut toujours
de la famille, de la tribu, lui rendait fort pénible la condition
précaire où se débattaient les siens.

Son père, Charles Bonaparte, ou, plus exactement, de Buonaparte,
d'une ancienne famille noble de la Toscane, établie à Ajaccio depuis
plus de deux siècles, exerçait la profession d'avocat. Tous ses ancêtres
avaient été gens de robe. Charles Bonaparte se montra l'un des plus
ardents partisans de Paoli, le patriote corse. Il se soumit à l'autorité
française, quand Paoli eut quitté l'île.

Bien que membre du conseil d'administration de la Corse et très en vue,
Charles Bonaparte était fort gêné. Il ne possédait, pour toutes
ressources, qu'un domaine, vignes et oliviers, rapportant à peine douze
cents livres de rente. Il le faisait valoir lui-même.

Plus tard, à la suite des troubles dont la Corse fut le théâtre, ce
revenu lui manqua et il connut tout à fait le dénûment.

Il avait épousé Letizia Ramolino, née le 24 août 1749, belle jeune fille
aux traits purs, au profil de camée antique, qui devait par la suite
montrer tant de fermeté et de finesse, avec un esprit de prévoyance
singulièrement aiguisé.

Quand, portant le titre de Madame Mère, elle trônait à côté de ses fils,
dominateurs de l'Europe, ne répondait-elle pas à Napoléon, qui lui
reprochait de ne pas dépenser toute sa liste civile: «Je fais des
économies pour vous, mes enfants, qui en aurez peut-être un jour
besoin!»

Selon une tradition non démentie, Napoléon Bonaparte naquit de
Charles et de Letizia, le 15 août 1769.

Il se trouvait ainsi le second des fils du couple Bonaparte. Une
assertion, fort plausible, affirme que Joseph n'est que le cadet. Ce
serait lui l'enfant né à Ajaccio. Napoléon, né le 7 janvier 1768, aurait
eu Corte pour berceau.

L'acte de naissance, existant à l'Ecole militaire, et produit pour
l'admission du jeune Napoléon, porte bien la date du 15 août 1769, mais
d'autres pièces peuvent justifier la confusion qui s'est établie par la
suite. L'acte de mariage de Bonaparte et de Joséphine principalement. On
a dit que Joséphine, par coquetterie, s'était rajeunie, ce qui est
exact, mais on a ajouté que Bonaparte, pour rapprocher les distances
d'âge, s'était, de son côté, vieilli de deux ans. Il a pu être incité à
donner son âge vrai, par galanterie, et puis les motifs qui avaient
poussé ses parents à une substitution d'actes d'état civil, n'existaient
plus. La raison, en effet, de ce rajeunissement, tenait tout entière
dans la condition d'âge pour l'admission à l'Ecole militaire de Brienne.

L'aîné, Napoléon, avait dépassé l'âge limitatif de dix ans. Ses parents,
en lui attribuant l'acte de naissance de Joseph, plus jeune de deux ans,
et dont les goûts n'étaient pas du tout militaires, auraient ainsi rendu
possible l'entrée à l'école du futur général.

Deux circonstances influèrent sur la formation de ses idées et la
trempe de son caractère: les perturbations politiques de son pays natal
et la détresse de sa famille.

La guerre civile autour de son berceau, la misère au foyer paternel,
endurcirent son âme et assombrirent son enfance.

Il était sérieux en entrant à l'École de Brienne; il en sortit triste,
ulcéré.

Ses camarades s'étaient moqués de son accent italien, de son nom baroque
de Napoleone,—on l'appelait _Paille-au-Nez_; ils l'avaient insulté dans
sa pauvreté: on sait combien sont féroces ces railleries d'enfant et
quelles cruelles plaies elles laissent à leurs victimes.

Elève studieux, fort en mathématiques, jouant peu, si ce n'est au fort
de l'hiver, où, stratégiste précoce, il conduisait les assauts
enfantins, à coups de boules de neige, donnés à des forteresses de
glace, dans la cour de l'École de Brienne, il vécut, presque inaperçu,
ces premières années de son existence.

Ce fut alors qu'il se lia avec Bourrienne, futur concussionnaire, son
secrétaire intime, qui s'est vengé des bienfaits et de l'indulgence de
son ami, devenu son empereur, en le bafouant et en le calomniant dans
des mémoires payés par la police de la Restauration.

De Brienne, il passa à l'Ecole Militaire et, là encore, il
souffrit, endurant ces petites blessures quotidiennes, supportant ces
piqûres d'épingle qui parfois font mourir, que les jeunes gens pauvres
connaissent, et dont ils n'osent se plaindre. Il n'avait nul argent et,
ne pouvant partager les plaisirs coûteux des fils de famille, il se
tenait à l'écart, un peu en paria. Cet isolement, à l'âge où le cœur
aime à s'épancher, a contribué certainement à rendre impassible, et
impitoyable aussi, celui qui devait devenir l'homme de bronze.

Il avait perdu son père, mort, d'un cancer à l'estomac, à l'âge de
trente-neuf ans, lorsqu'il fut nommé, le 1er septembre 1785,
lieutenant en second à la compagnie des bombardiers du régiment de la
Fère, en garnison à Valence.

Il occupait ses loisirs de garnison à écrire une histoire de la Corse,
et, débutant dans le monde, il prenait des leçons de danse du professeur
Dautel et faisait la cour aux dames de la ville, rencontrées dans le
salon d'une dame du Colombier.

Son régiment fut envoyé successivement à Lyon, à Douai. Il obtint un
congé qui lui permit d'embrasser sa famille, à Ajaccio, et après un
voyage à Paris, où il logea à l'hôtel de Cherbourg, rue du
Four-Saint-Honoré, il reçut l'ordre de rejoindre son régiment à Auxonne,
le 1er mai 1788.

Le travail, les privations,—il ne se nourrissait guère que de lait,
faute d'argent,—le rendirent malade.

Pour soulager sa mère, restée veuve avec huit enfants, Napoléon
avait pris auprès de lui son jeune frère Louis.

Il vivait avec cet enfant, en émargeant quatre-vingt-douze francs quinze
centimes par mois.

Deux pièces sans feu, sans meubles, composaient tout son logement. Dans
l'une, garnie d'un grabat, avec une malle pleine de paperasses, une
chaise de paille et une table de bois blanc, travaillait et dormait
l'hôte promis aux Tuileries et à Saint-Cloud. Le futur roi de Hollande
couchait dans la pièce voisine, sur un matelas jeté par terre.

Naturellement, pas de valet de chambre. Bonaparte brossait ses habits,
cirait ses bottes et cuisinait la soupe.

Napoléon fit un jour allusion à cette époque de sa vie, en présence d'un
fonctionnaire qui se plaignait de l'insuffisance de ses émoluments.

—«Je connais cela, moi, monsieur; quand j'avais l'honneur d'être
sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma
porte sur ma pauvreté... En public, je ne faisais pas tache sur mes
camarades!...»

La pauvreté rend chaste et ne dispose guère à l'amour.

A cette époque, Bonaparte, se comportant peut-être un peu comme le
renard, en présence des raisins inabordables, lançait cet anathème aux
femmes: «Je crois l'amour nuisible à la société, au bonheur
individuel des hommes; enfin, je crois que l'amour fait plus de mal que
de bien.»

La bonne Catherine qui, tout en blanchissant le linge de son client,
avait éprouvé pour lui, avant de rencontrer Lefebvre, une certaine
inclination, n'avait pas tardé à s'apercevoir que Bonaparte, retombé à
Paris dans la gêne, pratiquait toujours sa sévère philosophie
d'Auxonne.

Promu lieutenant en premier au 4e d'artillerie, Bonaparte était revenu
à Valence, en compagnie de son frère Louis. Il avait repris sa vie
d'officier studieux, sédentaire, un peu farouche. On était à l'aurore de
la Révolution. Il se montra aussitôt chaud partisan des idées de liberté
et de l'émancipation du peuple. Alors on le voit partout se signaler
comme révolutionnaire. Il parle, il écrit, il agit; il se fait inscrire
au club des Amis de la Constitution, dont il devient le secrétaire. Il
était certainement de bonne foi. Cet homme extraordinaire a pu prendre
tous les tons sans paraître mentir, et montrer tous les masques comme
son véritable visage.

En octobre 1791, il demande un congé de trois mois pour soigner sa santé
et embrasser sa famille. Il se rend en Corse.

Là, au milieu des siens, se créant des partisans, il brigue le grade de
chef de bataillon dans la garde nationale d'Ajaccio. Ce commandement
lui donnait la force publique, l'autorité. Il était ardemment
disputé.

Son principal concurrent se nommait Marius Peraldi; il appartenait à une
famille fort influente.

Bonaparte déploya une activité fébrile pour se recruter des partisans.
Ajaccio fut partagé en deux camps.

Les commissaires de la Constituante, envoyés par le pouvoir central,
pouvaient disposer, par leur présence seule, d'un grand nombre de
suffrages et faire pencher la balance.

Le commissaire principal, Muratori, était descendu chez Marius Peraldi.

C'était désigner à l'opinion le concurrent de Bonaparte comme agréable
au pouvoir.

On sait de quel poids pèse en Corse l'appui officiel.

Les amis de Bonaparte, impuissants à parer ce coup droit, jugèrent le
triomphe de Peraldi certain.

Mais l'ardent et tenace jeune homme ne désespéra pas.

Il rassembla quelques amis solides, et, à l'heure du souper, quand les
Peraldi se trouvaient à table, leur salle à manger fut envahie par une
bande en armes.

On coucha en joue les convives et, entre deux hommes armés, Muratori,
sommé de se lever et de marcher, fut conduit à la maison de Bonaparte.

Le commissaire était plus mort que vif.

Bonaparte vint à lui souriant, comme s'il ignorait de quelle façon on
s'y était pris pour lui amener le visiteur, et dit, la main tendue:

—Vous êtes le bienvenu dans ma maison... j'ai voulu que vous fussiez
libre, vous ne l'étiez pas chez les Peraldi... asseyez-vous à mon foyer,
mon cher commissaire!

Comme ses guides avec leurs fusils étaient encore à portée, prêts à
obéir aux ordres de Bonaparte, Muratori s'assit, fit contre fortune bon
cœur et ne parla plus de retourner chez les Peraldi.

Le lendemain, Bonaparte fut élu commandant des gardes nationales
d'Ajaccio.

L'homme de Brumaire était en germe dans le candidat à la milice. Le coup
de force d'Ajaccio présageait celui de Saint-Cloud.

La situation de Bonaparte, acceptant un commandement territorial, alors
qu'il faisait partie de l'armée active, n'était pas très régulière. Mais
on était en période révolutionnaire.

Il est certain qu'en des temps différents, cette infraction pouvait lui
coûter cher.

Il prolongea en effet son congé bien au delà du terme qui lui avait été
assigné.

Le motif qui le poussa à rester à la tête de la milice corse, où il
avait le grade de lieutenant-colonel, ne fut ni l'ambition ni la passion
politique.

Son génie en ébullition ne pouvait être contenu dans son île étroite
et misérable.

Ce fut l'argent, toujours la question d'argent, qui gouverna à cette
époque la conduite de l'aventureux condottiere.

Sa solde dans la garde nationale était de 162 livres par mois, le double
de ses appointements de lieutenant d'artillerie.

Avec cette somme, il pouvait subvenir aux charges croissantes de sa trop
nombreuse famille et élever convenablement son frère Louis.

Voilà le motif qui le poussa à rester en Corse. Bonaparte a toujours été
un peu la victime des siens.

Ajoutons qu'en commandant le bataillon d'Ajaccio, il ne désertait pas,
comme on l'a prétendu. La garde nationale alors faisait, surtout en
Corse, un service actif. Elle était assimilée à l'armée. Bonaparte, pour
se justifier, argua d'ailleurs d'une autorisation du maréchal de camp de
Rossi, qui lui avait été délivrée, en attendant la promesse de
régularisation de sa situation, conformément au décret de l'Assemblée du
17 décembre 1791, qui autorisait les officiers de l'armée active à
servir dans les bataillons de la garde nationale.

Destitué par le colonel Maillard, Bonaparte vint à Paris pour exposer sa
conduite et plaider sa cause devant le ministre de la guerre.

Il avait l'espoir d'obtenir sa réintégration.

Mais, en attendant le décret, il menait à Paris une existence solitaire
et besogneuse.

Il faisait maigre chère à son hôtel, dînait le plus souvent possible en
ville, chez M. et madame Permon, qu'il avait connus à Valence et dont la
fille devait épouser Junot et devenir duchesse d'Abrantès. Plus tard,
Bonaparte eut la pensée de demander la main de madame Permon, restée
veuve avec une certaine fortune.

Malgré son économie, il eut, à cette époque, quelques dettes.

Il devait quinze francs à son gargotier, et, comme nous l'avons vu, une
note de quarante-cinq francs à sa blanchisseuse, Catherine Sans-Gêne.

Ses relations étaient rares. Il vivait en quotidienne intimité avec
Junot, Marmont et Bourrienne.

Tous trois, comme lui, dénués d'argent et riches d'espérances.

Le matin du 10 août, Bonaparte s'était levé au son du tocsin et, simple
spectateur du combat, avait couru chez Fauvelet de Bourrienne, le frère
aîné de son camarade, qui tenait un bureau de prêts et de bric-à-brac
place du Carrousel. Il avait besoin d'argent, et ne voulait pas être
démuni un jour de révolution; il mit alors sa montre en gage chez
Fauvelet, qui lui avança quinze francs.

De la boutique de ce prêteur, d'où il était difficile de sortir, la
bataille étant engagée, Bonaparte suivit toutes les péripéties de la
lutte.

A midi, quand la victoire fut acquise au peuple, il regagna son logis.

Il cheminait pensif, attristé par la vue des cadavres, écœuré à
l'odeur du sang.

Bien des années après, le grand boucher de l'Europe, oubliant les
hémorragies terribles de ses peuples et les monceaux de cadavres
accumulés en trophées sous ses pas, se souvenait encore de l'horreur du
spectacle: sur le rocher de Sainte-Hélène, il exprimait son indignation
et son émotion, à la vue des innombrables victimes des Suisses et des
Chevaliers du poignard, rencontrées par lui dans le parcours, pour
rentrer à son hôtel, le matin rouge du 10 août.



VIII

LE JOLI SERGENT


Tel était l'homme, encore inconnu, obscur, mystérieux, que Catherine
Lefebvre venait trouver dans sa chambrette d'hôtel meublé, où il
attendait impatiemment la fortune, déesse capricieuse et tardive, qui ne
se décidait pas à venir frapper à sa porte.

Tout lui semblait contraire. Rien ne lui réussissait. La malechance le
poursuivait...

A son retour du Carrousel, en cette matinée sanglante du 10 août, il
avait cherché, dans le travail, le repos de l'esprit, la distraction de
ses ennuis et l'oubli du spectacle tragique auquel il avait assisté de
la boutique du prêteur sur gages.

Il avait déployé une carte de géographie et, attentivement, s'était mis
à étudier la région du Midi, le littoral de la Méditerranée, Marseille
et surtout le port de Toulon, où la réaction royaliste s'agitait et
que menaçait la flotte des Anglais.

De temps en temps, il repoussait la carte, se plongeait la tête dans les
mains, et rêvait...

Sa pensée ardente s'échauffait... Comme le voyageur des sables, devant
lui il entrevoyait de féeriques et prodigieux mirages...

Des villes prises où il pénétrait en vainqueur, monté sur un cheval
blanc, au milieu de l'agitation des foules, des acclamations des
soldats... Un pont que la mitraille balayait et qu'il traversait, un
drapeau à la main, entraînant des bataillons, refoulant l'ennemi... Des
cavaliers étranges, aux riches vêtements de laine brodée d'or, qui
tourbillonnaient le cimeterre levé, autour de lui, impassible, et tout à
coup s'arrêtaient, jetaient leurs armes et inclinaient leurs turbans
devant sa tente... Puis, des foulées triomphales, parmi des monceaux de
combattants vaincus, en des pays lointains, variés, changeants... Le
soleil ardent du Midi brûlant sa tête, la neige du Nord poudrant son
manteau... et, aussi, des fêtes, des défilés, des cortèges... des rois
soumis, prosternés, des reines lui offrant la coupe de leurs seins...
les ivresses, les gloires, les apothéoses...

Tout ce rêve fantastique se fondait, se reformait pour s'évanouir de
nouveau, tandis qu'il rafraîchissait son front brûlant dans sa main...

Rouvrant les yeux, la réalité laide et ridicule de sa chambre
d'hôtel lui apparaissait...

Un sourire amer errait sur sa lèvre, et, son esprit positif reprenant le
dessus, il chassait le trompeur fantôme; cessant de voir le mirage, il
envisageait avec des yeux nets ce qui l'entourait, il examinait, avec un
froid raisonnement, l'inquiétante situation, le présent mauvais,
l'avenir probablement pire...

Sa position était déplorable, et nul changement ne paraissait
probable...

Pas d'argent. Pas d'emploi. Le ministre, sourd à ses réclamations. Les
bureaux hostiles. Aucun ami. Nul protecteur...

Il se voyait acculé à une impasse navrante: la misère noire et
l'impuissance!

Ses fumées d'ambition s'étaient dissipées au vent brutal de la vie...
ses projets d'avenir s'effondraient ainsi que des châteaux de cartes.

Il commençait à sentir sur la nuque le frisson glacé de la
désillusion...

Que faire?... Il avait un instant imaginé, en passant dans une rue du
quartier de la Nouvelle-France, alors en construction, de louer des
maisons et d'entreprendre la location en garni...

Il songeait aussi à quitter la France et à demander du service dans
l'armée turque...

Cependant il se disait qu'il avait quelque chose dans la cervelle, et
dans ses veines il sentait courir un sang impétueux, avec la
rapidité du Rhône...

Alors il se remettait à la tâche, s'appliquant à l'étude topographique
du bassin de la Méditerranée, son berceau, où le canon allait bientôt
gronder...

Oh! s'il pouvait être là, où l'on se battrait, où l'on défendrait la
nation, en canonnant les Anglais!...

Ce songe était possible... s'il demeurait chimérique, c'est que le Corse
besogneux se trouvait seul, sans appui, sans personne qui crût en lui...

De nouveau, pour vaincre le découragement qui commençait à s'insinuer
dans ses veines,—ce poison subtil et charnel qui glace les plus solides
énergies,—il se pencha sur sa carte, reprenant la suite de son étude
interrompue par son rêve.

On frappa deux légers coups à la porte.

Il tressaillit. Un peu d'angoisse lui comprima le cœur. Les plus
braves, la poche vide, quand soudain on vient, frissonnent. L'inconnu
les effraie, les paralyse. Ils accueilleraient, le front haut, l'œil
fixe, la Mort heurtant du bout de sa faux. Ils sont lâches et tremblants
à la pensée du créancier qui survient, la dette à la main.

On frappa de nouveau, un peu plus fort.

—C'est peut-être le père Maugeard qui monte pour sa note!... pensa
Bonaparte en rougissant.—Entrez! dit-il sourdement.

Une minute s'écoula.

—Entrez donc! répéta-t-il, impatienté.

Et il pensa, surpris:

—Ce n'est pas l'hôtelier... Junot ou Bourrienne n'attendraient pas pour
entrer... qui donc peut venir aujourd'hui?... moins inquiet, plus
étonné, car jamais il ne recevait de visites.

Il leva curieusement la tête pour dévisager l'intrus.

La porte s'ouvrit, la clef étant restée dans la serrure, et un jeune
homme parut, portant l'uniforme de fantassin.

Un gentil jeune homme frais, rose, délicat, sans barbe encore, avec des
yeux noirs pleins d'énergie...

Sur la manche du fusilier luisait le galon de sergent, tout neuf...

—Que me voulez-vous? demanda Bonaparte avec brusquerie, vous vous
trompez sans doute?...

Le jeune sergent fit le salut militaire.

—C'est bien au capitaine d'artillerie Bonaparte que j'ai l'honneur de
parler? dit-il d'une voix douce.

—A lui-même... quelle affaire vous amène?...

—Je me nomme René... dit avec une certaine hésitation le petit soldat.

—René... tout court? demanda Bonaparte, fixant sur cet inconnu son
regard perçant, qui fouillait jusqu'au plus profond de l'âme.

—Oui, René... reprit avec plus d'assurance le visiteur... au
bataillon des volontaires de Mayenne-et-Loire, où je suis incorporé, on
m'appelle aussi le Joli Sergent...

—Vous méritez ce surnom, dit Bonaparte souriant, vous avez en effet
l'air bien doux, bien coquet pour un soldat...

—Vous me jugerez au feu, mon capitaine!... répondit avec crânerie le
pimpant volontaire.

Bonaparte fit une grimace, où il y avait de la mélancolie. Il grommela:

—Au feu!... si on m'y envoie jamais!...

Il reprit, examinant plus soigneusement ce visiteur inattendu:

—Arrivez au fait... que me demandez-vous? que puis-je pour vous?...

—Voici, mon capitaine, l'objet de ma démarche... mon bataillon,
commandé par M. de Beaurepaire...

—Un brave!... un énergique soldat! je le connais et je l'apprécie,
interrompit Bonaparte. Et où est-il en ce moment, votre bataillon?
fit-il avec un intérêt plus marqué, sans cesser d'observer dans une
attention profonde ce sergent, si jeune et qui semblait si intimidé.

—A Paris... oh! pour peu de jours!... nous arrivons en courant
d'Angers, et nous avons sollicité l'honneur de partir les premiers pour
la frontière... on nous envoie au secours de Verdun...

—C'est très bien!... Que vous êtes heureux d'aller vous battre! dit
Bonaparte avec un soupir, et il ajouta:

—Enfin, que désirez-vous de moi?

—Mon capitaine, j'ai mon frère, Marcel...

—Votre frère se nomme Marcel? interrogea Bonaparte d'un ton méfiant.

—Marcel René!... se hâta de dire le joli sergent se troublant un peu,
et baissant les yeux sous le regard inquisitorial du sévère capitaine
d'artillerie... Mon frère est médecin... il a été détaché, comme
aide-major... au 4e régiment d'artillerie à Valence...

—Mon régiment!... mon ex-régiment, plutôt!

—Oui, mon capitaine... alors j'ai espéré... ayant appris que vous vous
trouviez à Paris, par des gardes nationaux, avec qui je me suis
rencontré ce matin, au combat des Tuileries... le sergent Lefebvre entre
autres, qui vous connaît...

—Le brave Lefebvre! pardieu! oui, je le connais aussi... eh bien! que
vous a dit Lefebvre?

—Que vous pourriez peut-être... par un mot au commandant... par votre
protection... obtenir que mon frère pût permuter...

Bonaparte réfléchissait profondément, sans détourner son regard du joli
sergent, qui se troublait de plus en plus.

Par embarras, pour en finir plus vite et se tirer de sa requête, qui
semblait lui causer une vive émotion, le volontaire continua, en
précipitant ses paroles:

—Enfin, je voudrais que mon frère fût envoyé, du régiment d'artillerie
qui est à Valence, à l'armée du Nord... Il serait avec moi... je ne le
perdrais pas de vue... on pourrait se rencontrer... on serait l'un près
de l'autre... et s'il venait à être blessé, je me trouverais là... Il me
serait possible de le soigner, de le sauver, peut-être!... Oh! mon
capitaine, faites-nous à tous les deux cette grande joie!... Si nous
étions réunis, nous vous bénirions, nous vous serions éternellement
reconnaissants!...

En achevant ces paroles, la voix du jeune homme s'était entrecoupée de
hoquets... on eût dit des sanglots refoulés.

Bonaparte s'était levé.

Il marcha droit au sergent et lui dit de son ton saccadé:

—D'abord, mon enfant, je ne puis rien pour vous, ni pour celui que vous
nommez votre frère... Lefebvre aurait dû vous dire que je suis sans
emploi, sans grade... on a brisé mon épée!... Ma recommandation au 4e
d'artillerie serait nulle... plutôt nuisible... je ne connais personne à
Paris... je vis seul... je suis moi-même dans l'attente d'une
protection... cependant je connais le frère d'un homme influent, d'un
ancien député nommé Maximilien Robespierre... il demeure tout près
d'ici, rue Saint-Honoré... Vous irez le trouver de ma part... peut-être
pourra-t-il obtenir ce qui me serait refusé à moi... allez voir
Robespierre jeune!...

—Oh! merci, mon capitaine... comment vous témoigner ma gratitude!...

Bonaparte leva un doigt et, moitié souriant, moitié grave, dit
lentement:

—En m'apprenant, brave sergent, ce qui vous a fait quitter les
vêtements de votre sexe, pour vous incorporer et courir le hasard des
guerres!...

Le joli sergent se mit à trembler:

—Ah! pardon! mon capitaine!... ne me trahissez pas!... soyez généreux!
respectez mon déguisement... ne me perdez pas en divulguant ma
supercherie... Oui, je suis une femme!...

—Je l'avais soupçonné tout d'abord! dit Bonaparte avec bonne humeur.
Mais vos camarades, vos chefs ne se sont aperçus de rien?

—Nous avons au bataillon un grand nombre de tout jeunes gens... pas un
n'a de poil au menton... et puis, mon capitaine, je fais mon service
très sérieusement! dit avec fierté la jeune guerrière.

—Je n'en doute pas!... Enfin, vous voilà volontaire... et vous voulez
être rejointe à l'armée du Nord, si j'ai bien compris votre désir, par
ce médecin... cet aide, nommé Marcel... qui vous touche certainement
plus qu'un frère... pour qui, probablement, vous vous êtes
enrôlée... Oh! je ne vous demande pas votre histoire!... Gardez votre
secret!... Vous m'avez intéressé, et si je puis vous être utile, comptez
sur moi... Allez voir Robespierre jeune! Dites-lui bien que c'est son
ami Bonaparte qui vous envoie!

Et il tendit la main au joli sergent, qui la serra avec des transports
de joie...

Le capitaine regarda s'éloigner Renée, toute radieuse.

Son visage s'éclaircit un instant; il murmura avec envie:

—Ils s'aiment... et ils vont combattre ensemble pour la patrie, ces
jeunes gens! qu'ils sont heureux!...

Et la mélancolie de nouveau envahit son front.

Il se remit à sa table, promena son doigt sur la carte, et, pensif,
considéra longuement cette ville de Toulon, la grande place maritime du
Midi, en disant avec exaltation:

—Oh! si je pouvais battre les Anglais!... car je les battrais... là!...
là!...

Et son doigt fiévreux pointait, sur la carte étalée, une place inconnue,
visible pour lui seul, d'où il foudroyait, par la pensée, la flotte
anglaise.



IX

LE SERMENT SOUS LES PEUPLIERS


Le comte de Surgères, dont le château, auprès de Laval, baignait ses
vieilles tourelles crevassées dans la Mayenne, aux premiers grondements
de la Révolution, s'était empressé de gagner l'hospitalière rive du
Rhin.

A Trèves, puis à Coblentz, il s'était campé, résolu à observer, en
spectateur tranquille, les bouleversements.

Nominalement il avait pris du service dans l'armée des princes, mais,
excipant de son âge et de ses précoces infirmités, quoiqu'il eût à peine
dépassé la cinquantaine, le comte de Surgères s'était surtout attaché à
bien vivre et à attendre les événements en repos, sous la protection des
armées impériale et royale, dans les calmes petites cités rhénanes.

L'empressement qu'il avait mis à quitter son domaine ne tenait pas
seulement à la terreur des sans-culottes ou à l'amour pour ses
princes...

Le comte, resté veuf sans enfants, après quelques courtes années de
mariage, avait, depuis un assez long temps, une liaison secrète avec la
femme d'un gentilhomme du voisinage, royaliste ardent et qui parlait,
dès la nuit du 4 août, de prendre les armes, de faire sonner le tocsin
et d'appeler les paysans à la défense de la religion et des fleurs de
lys.

M. de Surgères, vu son intimité avec son voisin, n'aurait pu se
dispenser de le suivre par les grands chemins.

Mais il n'avait que des goûts de chevalerie fort paisibles; se bornant
aux hommages à rendre aux dames, il laissait aux amateurs de prouesses
brutales les honneurs du combat.

De plus, il commençait à éprouver une terrible lassitude de son amoureux
servage. La dame de ses pensées ne s'était pas seulement alourdie avec
l'âge; jadis si mince, si élégante, si fluette, si poétiquement
sylphide, à présent robuste et massive quadragénaire, à la poitrine
formidablement bastionnée, elle lui pesait lourdement à l'âme. De tous
les corps pondéreux, la femme qu'on cesse d'aimer est assurément celui
qui offre le plus de densité.

Ainsi pensait le comte de Surgères, homme d'esprit, ami du plaisir, mais
détestant les reproches, les pleurs, les jalousies, les menaces.
Son caractère indépendant, un peu philosophique,—il avait, dans sa
jeunesse, à Paris, fréquenté les encyclopédistes,—s'accommodait mal de
tout joug. La chaîne de l'adultère lui paraissait la plus insupportable.

S'il avait longtemps patienté et conservé, auprès de la marquise de
Louvigné, l'attitude fatigante d'un soupirant en titre, c'est qu'il
s'ennuyait fort en son domaine, qu'il était trop désargenté pour vivre à
la cour et que la marquise était la seule personne courtisable des
châteaux d'alentour.

Pour lui donner une rivale, il eût fallu se déplacer, chercher en
quelque manoir éloigné une gentille châtelaine, ou bien tomber dans la
bourgeoisie en aimant à la ville. M. de Surgères, en sage, s'était
contenté du bonheur qu'il trouvait à portée de fusil.

Mais les événements s'y prêtant, et d'une part les exigences héroïques
du marquis, voulant absolument l'entraîner dans les bois et le forcer à
la guerre des haies,—de l'autre la prétention de la marquise de jouer
les duchesses de Longueville, en cette Fronde qui pouvait être terrible,
et de chevaucher par les grands chemins, la cocarde blanche au chapeau
et des pistolets à la ceinture, avaient complètement décidé le comte à
prendre la route de l'émigration.

Cette résolution avait le double avantage de ne pas laisser douter
de ses sentiments de fidélité envers le roi, et en même temps de le
délivrer de l'amazone obèse et du gentilhomme trop ami des embuscades
parmi les buissons.

Il était seul et relativement libre. Il annonça donc son départ, un beau
matin, et le brusqua, prétendant avoir reçu un message pressant du comte
de Provence, l'invitant à le rejoindre au plus vite, à l'étranger.

Dans la crainte que le marquis ne renonçât à sa guerre paysanne et
surtout que la marquise ne voulût galoper dans les plaines du Palatinat,
le comte ajouta malicieusement que le comte de Provence témoignait toute
sa reconnaissance à son fidèle Louvigné de son zèle à garder à la
couronne les provinces de l'Ouest.

Enchanté de cette marque de la confiance royale, le marquis laissa
partir son ami.

La marquise pleura un peu, mais, toute consolée à l'idée de guerroyer,
de coiffer un chapeau à cocarde et d'avoir une carabine accrochée à la
selle du cheval puissant qui la porterait, elle sourit, à travers ses
larmes, quand le comte de Surgères, lui faisant ses adieux, en présence
de son mari, demanda la permission de l'embrasser.

Tandis qu'il penchait ses lèvres vers elle, un peu gêné par les ouvrages
avancés qui protégeaient sa poitrine, Surgères eut le temps de lui
glisser ces deux mots à l'oreille:

—Veillez sur Renée... je vais l'embrasser avant de partir!

La marquise fit un signe de tête affirmatif, indiquant qu'elle avait
compris et qu'elle se souviendrait de la recommandation.

Le comte, léger, joyeux, émancipé, fit un dernier signe du pommeau de la
cravache à son ami le marquis, déjà tout préoccupé des chemins creux où
il irait se poster avec ses fermiers, guettant les soldats de la
République isolés ou marchant par petites troupes, puis il se rendit à
un des tournants de la route de Fougères, vers une blanche maison,
proprette et fleurie, qu'on nommait la Garderie.

Là, jadis, était un rendez-vous de chasse, un poste de gardes des
seigneurs de Mayenne.

Le comte arrêta son cheval devant l'échalier fermant la cour, au milieu
de laquelle se trouvait la maisonnette.

Il mit pied à terre, effrayant et chassant les poules picorant dans
l'herbe, les canards barbotant au milieu d'une mare que recouvrait à
demi une taie verdâtre.

Un chien avait aboyé.

—Paix! paix! Ramonneau!... dit une voix forte, ne reconnais-tu pas
notre bon seigneur?...

—Oui, c'est moi, père La Brisée... et quoi de nouveau à la Garderie?

—Rien de nouveau, monseigneur!... dit le vieux garde-chasse,
debout sur le seuil de sa maison, vêtu de sa veste de velours, botté, le
couteau sur la cuisse, prêt à découpler ses chiens pour la battue ou à
décrocher son fusil, pour l'affût au coucher du soleil.

Dans l'intérieur soigneusement lavé, poli, frotté de la pièce servant de
cuisine et de salle à manger, des trompes de chasse faisaient étinceler
leurs cuivres, à côté de fouets alignés et de défenses de sangliers,
d'andouillers, de têtes de cerfs et de museaux de renards, garnissant
les parois.

—Monseigneur veut-il me faire l'honneur d'entrer un instant se reposer
et d'accepter un pot de cidre?

—Ce ne serait pas de refus, en un autre moment, mon bon La Brisée, mais
aujourd'hui impossible... Je pars... je vais faire une assez longue
absence...

La Brisée eut un mouvement où il y avait de la tristesse.

—Ah! monseigneur nous quitte, dit-il... A une époque pareille!...
Qu'allons-nous devenir?

—Je reviendrai, mon vieux La Brisée, il s'agit d'un voyage... un simple
voyage d'agrément.

—Monseigneur est le maître de rester ou de s'en aller! dit avec
résignation le garde-chasse... et monsieur le comte a-t-il des ordres à
me donner pour le temps de son absence? ajouta-t-il en reprenant
son ton ordinaire de serviteur soumis.

—Oh! pas grand'chose, La Brisée... le droit de chasse est présentement
aboli et cela te laisse des loisirs...

La Brisée fit un geste mélancolique, et murmura:

—C'est l'abomination de la désolation!... Si encore on s'était contenté
de supprimer...

Il s'arrêta, se rappelant que son seigneur était là, et le vieux garde,
partisan sous cape de toutes les réformes de la Révolution, sauf en ce
qui concernait la chasse, termina son appréciation en disant:

—Toucher au gibier... ça ne s'était jamais vu!...

—Vous en verrez... je veux dire, nous en verrons bien d'autres, La
Brisée! Mais parlons de ce qui m'amène... Où est Renée?...

—Mademoiselle Renée est avec ma femme, tout près d'ici... à la ferme de
Verbois... Oh! elles ne vont pas tarder... je les espère depuis un quart
d'heure...

—Je ne puis attendre... il faut que j'aille coucher à Rennes cette
nuit... Vous embrasserez donc Renée pour moi... Adieu, mon brave La
Brisée!... portez-vous bien... je reviendrai!... je reviendrai...

Et le comte de Surgères s'éloigna, en faisant un signe bienveillant à
son garde. Gaillard et dispos, il sauta en selle. L'idée d'une
scène d'attendrissement avec Renée l'avait tourmenté jusque-là. Il
redoutait les effusions du cœur.

Ce n'était pas qu'il fût incapable de tendresse. Renée était sa fille.
L'enfant issu de ses amours avec la plantureuse marquise de Louvigné. Il
éprouvait, pour cette fille de la passion depuis longtemps refroidie,
une affection fort tempérée. Il avait sans doute veillé sur elle, mais
de loin, et s'il n'avait pas ménagé l'argent, les cadeaux, il s'était
montré moins prodigue de ses caresses.

Aussitôt sa naissance, heureusement survenue tandis que le marquis de
Louvigné s'était rendu à une assemblée de gentilshommes de la Bretagne
et du Perche, tenue à Rennes, Renée avait été confiée aux bons soins de
La Brisée et de sa femme.

L'enfant avait été élevée en secret, ne voyant que de loin, au hasard
des promenades, son père, et plus rarement encore la marquise de
Louvigné, sa mère, qui, l'un et l'autre, en présence de témoins toujours
à portée, gars de ferme ou villageois curieux, s'abstenaient de lui
donner de bien grandes preuves d'intérêt.

Elle ignorait donc sa naissance et se croyait la fille de La Brisée et
de sa digne mais peu aristocratique compagne.

Le comte et la marquise, l'une grande dame du voisinage, l'autre
seigneur du domaine où La Brisée était garde, ne lui laissaient en
rien soupçonner, par leurs rares visites, le lien naturel qui les
attachait à elle.

Grâce aux libéralités du comte, Renée avait eu l'éducation large et
s'était accoutumée à montrer une indépendance de demoiselle de bonne
maison.

Elle avait appris à monter à cheval et galopait, seule, sans crainte
comme sans tutelle, à travers prés et champs, sur une petite jument,
sortie des écuries du château. Le père La Brisée l'avait emmenée dans
ses courses sous bois, et, déjà forestière, la gamine s'était improvisée
chasseresse.

Un jour, pendant que La Brisée, son repas pris en forêt, sommeillait à
l'ombre d'un hêtre, comme un pasteur virgilien, elle lui avait doucement
dérobé son fusil. A pas lents, elle s'était éloignée... évitant le
craquement, sous les pieds, du bois mort ou le froissement des feuilles
sèches...

Parvenue à une clairière, où le chien de garde, qui, voyant prendre le
fusil, sans s'occuper de qui le portait, s'était mis en quête, fit lever
un faisan, avec émotion, Renée épaula, ajusta, tira...

Dans un lourd battement d'ailes, l'oiseau tomba.

Renée demeura un instant stupéfaite: comme assourdie par la détonation,
elle regardait avec surprise, et non sans un mouvement d'orgueil,
un éclair de victoire aux yeux, le gibier se débattre et tout à coup
demeurer inerte dans l'herbe humide, allongé, les plumes raides, le bec
bâillant.

Le chien s'était précipité sur la proie, et, dans sa gueule, en
frétillant, l'apportait.

Avec une caresse, Renée récompensa l'animal qu'elle débarrassa de sa
capture, puis, comme un avare son trésor, elle enfouit son gibier dans
la poche de la veste masculine qu'elle revêtait pour ses courses
sylvestres, et s'en revint trouver La Brisée, réveillé, tout ému de ce
coup de feu. Il cherchait son fusil, et, ne le trouvant pas à sa portée,
se croyait dévalisé par des braconniers.

Il gronda Renée d'abord, puis s'humanisa en constatant qu'elle ne
revenait pas bredouille, la chasseresse débutante! Il était mécontent
d'avoir été désarmé durant le sommeil, mais fier du bon usage que son
élève avait fait de l'arme empruntée.

Depuis, elle l'accompagna dans ses rondes, chaque fois que l'heure et le
temps le permettaient, et, à l'occasion, tirait un lapin ou servait un
chevreuil.

Ainsi Renée se familiarisa avec la marche, avec la fatigue, avec la
poudre, avec les armes.

Au hasard de ses courses, bien souvent, le fusil sous le bras, elle s'en
allait seule, loin du père La Brisée, occupé à surveiller de rusés
fraudeurs ayant disposé pièges et collets dans les sentes et les
passes du gibier. Ces jours-là, lièvres, faisans et perdreaux pouvaient,
tranquilles, se raser, se percher, ou rappeler. Renée ne renouvelait pas
la pierre de son fusil, et ne faisait nulle attention aux rencontres de
son chien. Alors elle battait la plaine du côté d'un moulin, où, près du
ruisseau jaseur qui l'alimentait, se trouvait, derrière un rideau de
peupliers, comme une cabane de verdure faite de plantes sauvages,
viornes, prèles, lierres, grimpant et s'enchevêtrant dans un verdoyant
fouillis.

Ce n'était pas seulement la fraîcheur de cette retraite heureuse, ni le
gazouillis du ruisseau sur les cailloux, ni le calme profond sous
l'ombre épaisse, qui l'attiraient.

Pour Marcel, le fils du meunier, les bords discrets du ruisseau avaient
pareillement un attrait.

Aussi fréquemment qu'il était possible, les deux jeunes gens se
rencontraient là...

Un livre à la main, le jeune homme, à pas lents, dès qu'il apercevait
Renée partant en chasse, venait au-devant d'elle...

Il feignait de lire comme elle de chasser...

Leur pensée était ailleurs, et livre et gibier n'intéressaient que comme
prétextes.

Renée avait alors dix-sept ans, Marcel entrait dans sa vingtième
année...

Fils de paysan aisé et neveu du curé, Marcel avait appris un peu de
latin et l'on avait pensé qu'il entrerait dans les ordres; mais l'église
ne le tentait guère. Epris des charmes de la nature, aimant les bois,
les prés, les fleurs, cherchant à étudier le secret de la vie
universelle et désireux d'en surprendre le mystère, Marcel avait
manifesté de très vives dispositions pour les sciences naturelles.

Avec l'appui de son oncle le curé, il avait pu prendre quelques leçons
d'anatomie chez un vieux médecin, familier du presbytère. A force
d'études et de patience, il avait préparé suffisamment ses premiers
grades, qu'il avait obtenus à Rennes.

Il serait donc médecin et dans ses projets d'avenir, ébauchés au bord du
ruisseau babillard, avec Renée, qui, pour lui, négligeait décidément la
chasse et ne prenait plus le fusil que comme explication de ses longues
absences, il se voyait d'abord à Rennes, puis ensuite à Paris, où
seulement la science pouvait être acquise avec la notoriété et la
fortune, pratiquant ce bel art de guérir dont les anciens faisaient un
attribut divin...

Pacifique, sentimental, ayant lu avec ardeur les écrits de Rousseau,
Marcel avait l'âme d'un philosophe. Il s'agenouillait devant la Nature
et sa profession de foi était celle du Vicaire Savoyard. Sa pensée,
élargissant le cercle restreint des êtres et des choses qui
l'environnaient, embrassait l'humanité tout entière. Il se rêvait
citoyen du monde et proclamait que le globe était la patrie de tous les
humains. Il lui était tombé entre les mains plusieurs écrits
d'Anacharsis Clootz, connu sous le nom du philosophe Anaxagoras, et il
avait fait sa doctrine de sa République universelle.

Dans ses courses projetées, le jeune médecin cosmopolite ne partait pas
seul pour Paris et pour la gloire...

Renée l'accompagnait, Renée, devenue sa femme, car les deux jeunes gens,
sans se l'être jamais bien dit nettement, s'aimaient, et, au fond du
cœur, s'étaient juré de ne jamais se quitter.

Ils étaient d'âge apparié, ils se plaisaient, et leur situation de
fortune se trouvant à peu près égale, rien ne semblait donc devoir
s'opposer à leur bonheur.

Marcel, fils de meunier, ayant pour seigneur le comte de Surgères, ne
dérogeait guère en épousant celle qu'il croyait la fille du brigadier
des gardes-chasses du comte, le père La Brisée.

La bonne maman Toinon, la femme du garde, avait surpris leurs projets,
un jour qu'elle s'était trouvée faire de l'herbe pour ses lapins, du
côté du ruisseau.

Elle n'avait pas grondé fort, mais ce qui avait un peu surpris Marcel,
c'est que, dans ses réticences et ses grognements, la mère Toinon
avait paru insinuer qu'il y aurait un obstacle, du côté de Renée.

Le fils du meunier, dont l'aisance paternelle pouvait justifier quelque
opposition à un mariage avec la fille d'un simple garde-chasse, ne
devina pas ce que voulait dire la femme de La Brisée; celui-ci ne
paraissait tenir aucune place dans les réserves qu'elle indiquait
vaguement... son consentement était-il donc nul, ou n'y avait-il aucune
raison de s'en inquiéter? Marcel ne démêlait pas trop les craintes de la
femme du garde ni les causes de cet empêchement qu'elle signalait, du
fait de Renée...

Quand le comte de Surgères eut brusquement quitté le pays pour aller,
comme on le sut bientôt, retrouver les princes dans l'émigration, la
maman Toinon, en regardant avec des yeux narquois les deux amoureux,
leur dit:

—A présent, mes enfants, si vous voulez toujours vous marier, n'y a
plus qu'à demander au meunier...

Marcel, sans comprendre pourquoi la mère La Brisée disait que le
consentement de son père suffirait désormais, s'en était allé trouver
celui-ci et lui avait fait part de son désir d'épouser Renée.

Le meunier, tout en déclarant qu'il n'avait rien à dire contre la jeune
fille, avait tenté de dissuader son fils. Il lui avait représenté qu'il
était très jeune, qu'il devait travailler, se faire une position,
enfin ce que les pères disent en pareil cas, lorsqu'il est question d'un
mariage qui ne leur convient pas, sans qu'ils puissent donner de bonnes
raisons pour refuser franchement.

Surpris de cette résistance, qui n'était pas celle qu'il attendait, car
le jeune homme supposait que son père aurait invoqué la condition
relativement inférieure de la fille d'un garde-chasse, Marcel résolut
d'approfondir les motifs du refus paternel.

Sa mère—les mamans sont bavardes lorsqu'il s'agit du bonheur de leurs
fils—lui apprit que maître Bertrand Le Goëz, tabellion et régisseur des
biens du comte de Surgères, de plus son mandataire en son absence, nanti
de sa procuration générale, avait jeté des regards fort tendres du côté
de la Garderie. La gentille Renée lui avait plu, et il l'avait demandée
en mariage, ou peu s'en fallait, à La Brisée.

Marcel éprouva une vraie douleur, où la colère ajoutait ses flammes, à
cette confidence de sa mère...

Il avait donc pour rival maître Bertrand! un homme vilain, vieux,
désagréable, sur le compte duquel couraient mille méchants propos!...

Mais Renée n'aimait pas le tabellion. Elle ne voudrait pas de lui. Elle
résisterait à ses prétentions. Il était sûr d'elle. De ce côté, nulle
inquiétude. Quant à La Brisée, il comprenait ses hésitations, étant
sous la dépendance de maître Bertrand Le Goëz qui, chargé par le comte
de la direction de tous ses biens, était par conséquent libre de
congédier les gardes-chasses...

Là était le danger. Cependant Le Goëz n'osait pas renvoyer, pour ce
motif, un vieux et fidèle serviteur comme La Brisée, l'honneur et le
modèle des forestiers d'alentour.

C'est pourquoi le rusé tabellion s'était précautionné de l'appui du
meunier. Il dépendait de lui de renouveler le bail de diverses terres
appartenant au seigneur de Surgères, qui étaient indispensables au
meunier pour alimenter son moulin.

Le Goëz avait mis nettement le marché à la main.

Marcel cesserait donc toute accointance avec Renée, sinon le bail ne
serait pas renouvelé et le meunier, ruiné, devrait abandonner son
moulin, quitter le pays.

Le jeune homme, en apprenant les projets et les calculs du tabellion, ne
parlait rien moins que d'aller le trouver dans son étude, au milieu de
ses paperasses, et de lui casser les reins.

Sa mère l'en dissuada. Le Goëz était puissant autant que vindicatif.
Bien que fondé de pouvoirs d'un noble, peut-être pour cette raison, il
affectait les principes révolutionnaires les plus violents. Il ne
parlait que de couper des têtes et avait réclamé l'installation d'un
tribunal chargé de juger les contre-révolutionnaires dans chaque
commune. Il était officier municipal et correspondait avec des
agitateurs influents des sections de Paris, l'huissier Maillard, le
marquis de Saint-Huruge, Fournier l'Américain et autres hommes d'action.
Il n'y avait ni à plaisanter avec un pareil citoyen, ni à le braver.

—Que faire alors? avait demandé le jeune homme.

—Partir, répondit sa bonne femme de mère, ne plus songer à Renée, aller
à Rennes, où il finirait ses études, où il deviendrait un grand médecin,
où il trouverait l'oubli, le repos, le bonheur peut-être...

Le jeune amoureux secoua la tête et s'éloigna tout pensif, sans répondre
à sa mère. Il ne voulait ni du repos ni de l'oubli. Il savait bien que
loin de Renée il ne pourrait trouver le bonheur. Il resterait au pays et
il arracherait Renée à l'odieux tabellion. Ou bien, s'il le fallait,
l'âme ouverte à de vagues aspirations de vie en pleine nature, de terres
nouvelles où la liberté fleurissait sans péril, il s'expatrierait, il
traverserait les mers, il irait dans cette Amérique où la France avait
combattu pour l'indépendance; là, il travaillerait, il étudierait, il
deviendrait un citoyen laborieux et utile, loin du fracas des camps,
hors de tout le tumulte belliqueux de la vieille Europe.
Naturellement, dans ce rêve d'émigration, Renée était du voyage.

Le soir de cette conversation décisive avec sa mère, Marcel retrouvait
Renée au bord du ruisseau, dont la chanson semblait, à l'heure
crépusculaire, plus mélancolique et plus triste.

Une barre rougeâtre au couchant indiquait la mort du soleil, enseveli
dans les linceuls de grands nuages roux et gris.

La lune cependant, dissipant les nuées avec lenteur, à l'orient montait,
et son disque paisible luisait entre les hautes et frêles branches des
peupliers.

Renée et Marcel, assis sur l'herbe, au bord du petit cours d'eau, se
tenaient les mains et regardaient, comme une roue d'argent, l'astre
blanc et doux rouler dans l'espace.

L'instant était solennel, l'heure était nuptiale.

Comme deux chants d'oiseaux se répondant au mois de mai, sous la ramure
enamourée, les deux voix des jeunes gens alternaient dans la sérénité du
soir:

—Je t'aime, ma Renée, et n'aimerai jamais que toi!...

—Toi seul, Marcel, occupes ma pensée, et mon cœur n'est qu'à toi
seul...

—Nous ne nous quitterons jamais!...

—Toujours nous vivrons côte à côte...

—Rien ne pourra nous séparer!...

—Nous serons réunis jusqu'à la mort...

—Tu jures de me suivre partout, ma Renée?

—Je jure de t'accompagner où tu iras, Marcel!...

—Nous nous aimerons toujours!...

—Toujours nous nous aimerons, je le jure!...

—Que ces branches, emblèmes de la liberté, que ces arbres qui sont les
piliers du temple de la Nature, que ces peuples rustiques reçoivent mes
serments et soient témoins! dit Marcel avec l'emphase qui se trouvait
alors dans le langage comme dans les gestes, et il étendit la main vers
les arbres que la Révolution honorait tels que les symboles de la
nation, en manière de serment.

Renée imita Marcel et, comme lui, la main étendue, jura d'aimer toujours
et de suivre partout celui à qui elle s'engageait librement, sous les
peupliers qu'argentait la lune bienveillante.



X

L'ENROLEMENT INVOLONTAIRE


Quand les deux jeunes gens eurent, d'un chaste baiser, scellé le serment
échangé sous la sérénité du clair de lune, envahissant toute l'étendue
du ciel et dispersant les brumes de l'occident, ils crurent entendre
comme un froissement de feuilles derrière eux, suivi d'un cri analogue
au houloulement du chat-huant.

Cet oiseau de funèbre augure troubla leur extase.

Ils se levèrent, impressionnés, et une secrète angoisse comprima leurs
élans.

Marcel prit une pierre et la lança dans la direction du massif d'où le
cri était parti, cherchant à déloger la bête importune.

—Veux-tu t'en aller, vilain chat-huant! cria Marcel, regardant avec
colère le feuillage sombre où sans doute était blotti, dans quelque
creux d'arbre, le témoin jaloux de leurs tendresses.

Aucun oiseau ne s'envola. Au lieu d'un battement d'ailes, ce fut comme
un bruit de pas précipités que les deux amoureux perçurent, et il leur
sembla, dans le fouillis des feuilles, entendre un ricanement d'homme...

On les avait donc surpris, épiés, écoutés?...

Ils rentrèrent tous deux, au village, attristés, silencieux, inquiets.

—J'ai peur de ce mauvais présage! dit Renée au moment des adieux,
auprès de la haie bordant la Garderie.

—Bah! répondit Marcel, essayant de tranquilliser la jeune fille, c'est
quelque mauvais plaisant qui aura voulu s'amuser à nos dépens... un
jaloux que notre bonheur fait rager... n'y pensons plus, mignonne! Nous
nous aimons, nous avons juré de nous être toujours fidèles et rien ne
peut nous séparer!...

Ils se quittèrent cependant, alarmés par cet avertissement qui leur
avait été donné. Un ennemi les surveillait. On voulait donc les empêcher
d'être heureux? Qui pouvait ainsi les suivre et les menacer? A qui leur
bonheur portait-il ombrage? Le souvenir des paroles de la meunière et la
pensée de ce Bertrand Le Goëz qui osait vouloir posséder Renée, se
présenta aussitôt à l'esprit de Marcel. Il se raisonna et chercha à se
prémunir contre cette appréhension vague qui pénétrait dans son
âme. «Bertrand Le Goëz est un méchant homme et un jaloux, se dit-il,
mais que peut-il contre nous, puisque Renée m'aime et qu'elle a juré de
n'être qu'à moi!»

Il se promit cependant de se tenir sur ses gardes et de veiller sur les
manœuvres du tabellion.

La crainte qu'il éprouvait n'était pas sans quelque fondement.

Le Goëz multipliait ses visites au moulin. Il avait une seconde fois
averti le père de Marcel que son bail expirait prochainement et qu'il
n'avait à compter sur aucun renouvellement. En vertu de la procuration
que le comte de Surgères lui avait remise, Le Goëz signifierait au
meunier d'avoir à céder ses terres. Aucun délai ne lui serait accordé...

Toutefois le tabellion avertissait le père de Marcel que, s'il voulait
envoyer son fils à Rennes et lui déclarer qu'il eût à renoncer à tout
espoir d'épouser Renée, il consentirait à un renouvellement de bail.

Le meunier était fort embarrassé: son fils persistait dans ses
intentions et jurait qu'il épouserait Renée, malgré Bertrand Le Goëz; de
son côté, la jeune fille avait répondu à toutes les sollicitations du
régisseur amoureux par un refus catégorique.

Bertrand Le Goëz résolut de séparer violemment les deux jeunes gens.

La France courait aux armes. De tous côtés se présentaient aux
municipalités des volontaires, réclamant des fusils, des piques, et
s'engageant à mourir pour la patrie.

Le tabellion, en sa qualité de procureur de la commune, convoqua, un
dimanche matin, tous les jeunes gens du pays et leur adressa un appel
chaleureux: il s'agissait d'aller à Rennes renforcer le bataillon
d'Ille-et-Vilaine.

Plusieurs volontaires se présentèrent, s'enrôlèrent et partirent le
lendemain.

Bertrand Le Goëz s'empressa de signaler partout le mauvais exemple et la
lâcheté de ceux qui, jeunes, vigoureux, capables de porter les armes, se
dérobaient à l'honneur de défendre la patrie et préféraient s'amollir en
compagnie des vieilles gens et des jeunes filles...

Sa harangue visait directement Marcel...

Celui-ci, comprenant quel parti Le Goëz comptait tirer de son inaction,
se rendit chez le garde-chasse.

Il trouva La Brisée occupé à nettoyer ses fusils, en sifflotant un air
de chasse.

Renée cousait à côté de la femme du garde.

Elle poussa un cri de surprise en voyant entrer Marcel.

Un malheur était imminent... Du regard elle l'interrogea, le
suppliant de la rassurer.

—Père La Brisée, dit le jeune homme d'une voix émue, je viens vous
faire mes adieux ainsi qu'à Renée... Je pars!...

—Oh! mon Dieu! fit la jeune fille, en portant la main à son cœur...
Pourquoi nous quittez-vous, Marcel!... Ce méchant Le Goëz veut-il donc
toujours reprendre à votre père ses terres?...

—Ce n'est pas pour cette seule raison que je dois m'en aller...

—Et où vas-tu, garçon?... dit tranquillement La Brisée, tout en
frottant la platine de son arme...

—Je ne sais... devant tout le village, on m'a reproché ce qu'on a
appelé ma lâcheté... ce n'est pas par crainte que je ne prenais pas un
fusil, bien que je considère la guerre comme un fléau, et que les
peuples qu'on y mène, ainsi que des moutons à la tuerie, soient de bien
grands fous, ainsi que l'a démontré Jean-Jacques, mon maître! Pourquoi
se laissent-ils entre-détruire pour des intérêts qui ne les touchent
pas? La guerre actuelle est juste... c'est celle des esclaves brisant
leurs fers... c'est la guerre de la liberté contre la tyrannie, et
celle-là, Jean-Jacques Rousseau lui-même l'eût approuvée!...

—Alors tu t'es enrôlé, garçon?... dit le garde La Brisée... mais c'est
bien, c'est très bien... tu as fait comme les autres... tu es un
brave... tu vas en tuer, je l'espère, de ces voleurs de
Prussiens... dommage que tu n'aies jamais su tirer un coup de fusil!...
tu n'es pas comme Renée, toi!... c'est elle qui ferait un fameux
soldat... enfin ça te viendra... tu apprendras... courage, Marcel!...

Renée s'était levée, défaillante, le visage subitement pâli.

—Je quitte le pays, reprit Marcel avec une émotion croissante, parce
que je ne puis plus vivre au milieu des menaces des uns, des insultes
des autres... Père La Brisée, je vais, avec mon père et ma mère, qui eux
aussi sont chassés m'établir en Amérique...

—Comment! dit le garde stupéfait, laissant échapper son fusil, ce n'est
pas à l'armée que tu cours?... et quoi faire en Amérique, bon Dieu!...

—Je veux, dit le jeune homme avec énergie, que vous me permettiez
d'emmener avec moi, comme épouse, votre fille Renée... Là-bas, nous
fonderons une famille, là-bas nous serons heureux sous les grands arbres
des solitudes!

Renée s'était élancée vers La Brisée en disant:

—Père! père! venez-vous avec nous dans cette Amérique que je ne connais
pas, mais qui doit être bien belle, et que j'aime déjà, puisque Marcel
dit qu'il y fait si bon vivre!

Le garde s'était levé, très troublé, et apostrophant sa femme, immobile,
qui semblait n'avoir rien entendu, continuant à tirer l'aiguille
d'un mouvement machinal:

—Eh bien, en voilà d'une autre! Emmener Renée en Amérique! L'épouser!
Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, la vieille?

La mère La Brisée s'arrêta de coudre, et, relevant la tête, répondit
d'une voix aigrelette:

—Je dis que c'est des bêtises, tout ça! Il est temps que ça finisse.
Voyons, La Brisée, faut leur raconter ce qu'il en est à ces deux
tourtereaux. Ils ne savent pas qu'ils sont dépareillés! A toi de le leur
apprendre!

La Brisée alors révéla à Renée qu'elle était la fille du comte de
Surgères et ne pouvait devenir la femme d'un fils de meunier.

Renée, surprise et accablée, maudissait cette noblesse qui devenait un
obstacle à son bonheur.

Mais elle se disait aussi que son père absent, ainsi que l'avait dit le
garde La Brisée, l'ayant confiée à des soins mercenaires, ne devait ni
disposer d'elle ni l'empêcher de se donner à l'homme qu'elle aimait...
elle se trouvait placée, de par les conditions irrégulières de sa
naissance, en dehors des conventions de la société, pourquoi ne s'en
affranchirait-elle pas définitivement?...

La Révolution soufflait partout alors, et dans les cerveaux les plus
calmes, dans l'âme même d'une jeune fille comme Renée, elle déposait ses
germes d'indépendance et de liberté...

Marcel, de son côté, réfléchissait. La situation nouvelle de Renée
bouleversait tous ses projets et le déconcertait.

La noblesse, à laquelle appartenait Renée, ne lui apparaissait pas non
plus comme un obstacle sérieux. La Révolution avait aboli tous les
privilèges et déclaré les hommes égaux. Mais Renée était riche. Elle ne
pouvait suivre, comme elle s'y engageait, le fils d'un meunier ruiné,
tel que lui: ce qui n'était qu'amour et entraînement de la jeunesse, à
leurs yeux, passerait pour un calcul cupide de sa part, pour une sorte
de captation indigne. Non! il ne devait pas accepter le sacrifice auquel
était prête Renée... il s'éloignerait!... il s'efforcerait de chasser de
sa pensée son souvenir... il irait chercher hors de France, sinon le
bonheur, du moins l'oubli, le repos... il partirait seul en Amérique...

Son parti fut pris rapidement. Il allait déclarer son intention de
s'expatrier... de mettre l'espace entre son amour et lui, quand on
frappa à la porte...

La mère La Brisée alla ouvrir... Bertrand Le Goëz parut.

Il avait ceint l'écharpe et était accompagné de deux commissaires du
district, portant le chapeau à plumes tricolores et les insignes de
délégués municipaux.

Comme La Brisée s'étonnait de la venue des trois personnages, Le
Goëz dit à l'un des commissaires, en désignant le jeune homme:

—Citoyens, voici le nommé Marcel!... faites votre devoir!...

—Vous venez m'arrêter? dit Marcel stupéfait. Qu'ai-je fait?...

—Nous venons simplement te demander, citoyen, dit l'un des
commissaires, s'il est vrai que tu sois à la veille de partir... de
quitter ton foyer, ton drapeau, comme l'a déclaré ton père, le meunier?

—J'ai eu cette intention-là, en effet!

—Vous le voyez! dit Le Goëz triomphant et prenant à témoin les
commissaires.

—Alors, tu veux émigrer?... tu veux porter les armes contre ta
patrie?... tu ne sais donc pas que la loi punit ceux qui en ce moment
désertent?... réponds!...

—Je ne déserte pas... je n'émigre pas, je ne puis plus vivre ici... La
pauvreté me chasse avec les miens. Je vais sous un autre soleil chercher
le travail avec la liberté!

—La liberté, elle est sous les drapeaux de la nation, reprit le premier
commissaire. Pour du travail, la nation va t'en fournir! Tu es médecin,
nous as-tu dit?

—Je vais l'être. Il ne me reste plus qu'un diplôme à obtenir...

—Tu l'auras... au régiment!

—Au régiment! Que voulez-vous dire?

—Nous avons un ordre de réquisition pour toi, dit le second
commissaire. Nos armées manquent de médecins et nous sommes chargés, mon
collègue et moi, de leur en fournir...

Il tendait un papier à Marcel, surpris:

—Signe ici... et dans vingt-quatre heures va rejoindre à Angers... On
te dira au dépôt sur quel corps tu seras dirigé!

—Et si je ne signe pas?

—Nous t'arrêtons immédiatement comme réfractaire, comme agent de
l'émigration... et nous t'envoyons à Angers, mais en prison! Allons,
signe!

Marcel hésitait.

Bertrand Le Goëz, clignant de l'œil, disait à l'un des commissaires,
à mi-voix:

—Vous auriez mieux fait de m'écouter et de le faire arrêter tout de
suite... Il ne signera pas, c'est un aristocrate, un ennemi du peuple!

La Brisée et sa femme assistaient, interdits et muets, à cette scène.

Renée, cependant, s'étant approchée de Marcel, prit la plume, la lui
tendit, en lui disant doucement:

—Signez, Marcel... il le faut!... je le désire...

—Vous voulez donc que je vous quitte... que je vous laisse, sans
défense, exposée à toutes les tentatives de ce misérable! dit-il en
montrant Le Goëz.

Renée reprit, en se penchant à son oreille:

—Signe... j'irai te retrouver... je te le jure!...

Marcel fit un mouvement:

—Toi!... parmi les soldats!... toi à l'armée! dit-il à voix basse.

—Pourquoi pas? je suis un garçon, moi!... je sais me servir d'un fusil,
demande au père... ce n'est pas comme toi! Allons, signe!

Marcel prit la plume, et nerveusement signa l'acte d'enrôlement, puis
s'adressant aux commissaires:

—Où faut-il aller?...

—A Angers... où l'on forme le bataillon de Mayenne-et-Loire... Bonne
chance, citoyen médecin!...

—Salut, citoyens commissaires!...

—Tu ne me dis rien, à moi? demanda Le Goëz d'un ton goguenard.

Marcel lui montra la porte.

—Tu as tort de m'en vouloir... à présent que tu es bon sans-culotte et
que tu sers la patrie, je te rends mon estime, Marcel! et pour te le
prouver, je vais de ce pas renouveler le bail de tes parents! dit le
tabellion, riant faux.

Bertrand Le Goëz se retira en se frottant les mains. Il avait gagné la
partie: son rival s'en allait au loin, à l'ennemi... Reviendrait-il
jamais? Renée resterait en son pouvoir... Renée, dont il connaissait la
naissance, et qui, devenue sa femme, lui apporterait une partie de
ces domaines du comte de Surgères dont il n'était que le régisseur... il
se voyait déjà maître et seigneur de ces vastes propriétés dont il avait
la garde... il pourrait se montrer bienveillant vis-à-vis des parents de
Marcel et leur laisser leurs terres... il aurait en eux des alliés, et
Marcel ne pourrait les animer contre lui... Tout lui réussissait, et
déjà il savourait la joie de parcourir, non plus en intendant, mais en
véritable propriétaire, au bras de Renée, malgré tout sa femme, les
domaines du comte, que la loi sur l'émigration allait frapper. Il se
chargerait bien de faire reconnaître les droits de l'héritière.

Renée, cependant, après avoir déclaré à La Brisée et à Toinon qu'elle
n'aurait, malgré Bertrand, jamais d'autre amour, et que Marcel serait un
jour son mari, s'en fut, le soir venu, au rendez-vous habituel, au bord
du ruisseau, sous les peupliers...

Elle y trouva Marcel, bien triste, bien inquiet... Sa main tremblait de
fièvre et des larmes roulaient dans ses yeux.

Elle le rassura, lui renouvelant sa promesse de le retrouver au
régiment...

Et comme il manifestait de nouveau son incrédulité, elle lui répondit
avec assurance:

—Tu verras!... Est-ce que je ne ferai pas un gentil soldat?...

Et elle ajouta en riant:

—Dame! je n'ai pas tes idées sur la guerre... Je ne suis pas
philosophe, moi, mais je t'aime et je te suivrai partout!...

—Mais les fatigues?... les étapes?... le fusil est lourd et le sac
pèse!... Tu n'as pas d'idée des pénibles travaux de la guerre, pauvre
enfant! disait Marcel pour la dissuader de ce projet qu'il taxait de
folie.

—Je suis forte... et puis l'on s'y fait!... il part tous les jours des
jeunes gens, qui ne sont pas si robustes que moi... et ils n'ont pas,
comme moi, leur amour sous les drapeaux!... répondait-elle avec
crânerie.

—Mais si tu venais à être blessée?...

—N'es-tu pas médecin?... tu me soignerais, tu me guérirais!...

Quelques jours après, à la brune, on aurait pu voir, marchant d'un pas
allègre, un tout jeune homme se diriger vers Angers, portant au bout
d'un bâton un petit paquet de linge et vêtu du costume de garde
national. Ce jeune homme s'était présenté, aussitôt arrivé à Angers, à
la mairie, et s'était fait inscrire comme volontaire au bataillon de
Mayenne-et-Loire, sous les noms de René Marcel, fils de Marcel, meunier
à Surgères.

Le jeune homme avait ajouté qu'il rejoignait le corps où son frère
Marcel, déjà enrôlé, servait en qualité d'aide-major.

La jeune fille fut ainsi incorporée sans difficulté. Nul ne
soupçonna son sexe. Cette incorporation de jeunes femmes, sous des
habits d'homme et sous des noms supposés, se produisit quelquefois, à
cette époque de confusion et de dévouement de toutes sortes. Les
bataillons de la Révolution reçurent ainsi nombre de recrues féminines.

On conserve encore sur le livre d'or des annales militaires de la
République les noms obscurs et les glorieux états de service de ces
héroïques guerrières.

Au bataillon de Mayenne-et-Loire, où Renée conquit très vite les
sardines d'argent et reçut le sobriquet de _Joli Sergent_, une déception
cruelle bientôt l'atteignit...

Elle ne devait pas rester longtemps auprès de celui qu'elle était venue
retrouver: un ordre supérieur ordonna à l'aide-major Marcel de passer au
4e régiment d'artillerie à Valence, où l'on manquait de médecins, et
qui devait être dirigé en hâte sur Toulon.

La séparation fut cruelle. L'obligation de contenir leur douleur et de
cacher leurs larmes, car on observait les deux jeunes gens et trop
d'émotion pouvait les trahir, augmenta le déchirement du départ.

En se donnant le dernier baiser d'adieu, il fut convenu que chacun
ferait tous ses efforts pour rejoindre l'autre.

On a vu, par la démarche du Joli Sergent auprès du capitaine
Bonaparte, combien Renée s'efforçait de faire revenir auprès d'elle
celui qu'elle aimait...

Grâce à la protection de Robespierre jeune, dont Bonaparte était l'ami,
la permutation désirée fut obtenue et nous ne tarderons pas à rencontrer
réunis, sous les ordres du commandant Beaurepaire, l'héroïque défenseur
de Verdun, Renée, engagée par amour, et Marcel, le philosophe
humanitaire, l'élève de Jean-Jacques, apôtre de la paix et de la
fraternité universelles, citoyen du monde, comme il s'appelait, ayant
subi un enrôlement un peu involontaire.



XI

LA CRÉANCE DE MADAME SANS-GÊNE


Après le départ du Joli Sergent, Bonaparte, s'isolant dans sa pensée,
s'était remis au travail. Combinant, devant la carte, de vastes projets
de défense du littoral méditerranéen, il jetait un coup d'œil
ambitieux sur les montagnes séparant la France du Piémont, la clef de
l'Italie...

Au milieu de ses calculs stratégiques, un coup frappé à la porte lui fit
relever la tête:

—Qui vient encore? pensa-t-il, impatienté d'être dérangé... c'est donc
le jour aux visites!... Qui est là? cria-t-il.

—C'est moi... répondit une voix de femme... Catherine... la
blanchisseuse!...

—Entrez! grommela-t-il.

Catherine parut, un peu embarrassée, son panier au bras:

—Ne vous dérangez pas, capitaine, dit-elle presque timidement... je
vous rapporte votre linge... j'ai pensé que vous pourriez en avoir
besoin...

Sans lever les yeux, Bonaparte grogna:

—Le linge? C'est bien... Posez-le sur le lit.

Catherine demeura tout interdite.

Elle n'osait ni avancer, ni bouger, son panier à la main. Elle pensait:
Je dois avoir l'air godiche! Mais c'est plus fort que moi, il m'en
impose cet homme-là!

Celle qu'on nommait dans tout le quartier Saint-Roch _la Sans-Gêne_, et
qui volontiers justifiait son surnom, se trouvait visiblement intimidée.

Elle regardait le lit, que lui avait indiqué Bonaparte; elle changeait
son panier de bras, et puis aussi, elle palpait, dans la poche de son
tablier, la note qu'elle avait apportée, sans oser se décider à une
action quelconque.

Elle était, comme on dit, dans ses petits souliers.

Bonaparte continuait à examiner la carte déployée sur sa table, sans
paraître faire aucune attention à elle.

A la fin elle se mit à toussoter légèrement, pour indiquer sa présence.

—Il n'est guère galant le capitaine! pensait-elle... Sans doute, on est
honnête femme, et l'on ne vient pas pour... des bêtises, mais tout de
même on vaut bien la peine d'être regardée un brin!...

Et, piquée, elle recommença son léger toussotement...

Bonaparte releva la tête et fronça le sourcil:

—Comment, vous êtes encore là? dit-il peu galamment...
Qu'attendez-vous? reprit-il après un court silence, avec sa brusquerie
accoutumée.

—Mais, citoyen... pardon, capitaine! je voulais vous dire... enfin,
c'est que je me marie! dit Catherine vivement.

Elle était rouge comme une pomme d'api. Sous son fichu de laine son sein
battait. Décidément, le capitaine lui faisait perdre l'aplomb.

—Ah! vous vous mariez?... dit Bonaparte, froidement, eh bien! tant
mieux pour vous, ma fille... je vous souhaite bien du bonheur!... Et
vous épousez un brave garçon, je suppose, quelque garçon
blanchisseur?...

—Non, capitaine! répliqua vivement Catherine froissée, un soldat... un
sergent!...

—Ah! très bien! vous avez raison d'épouser un militaire,
mademoiselle... reprit Bonaparte d'un ton plus aimable; être soldat,
c'est être deux fois Français... je vous souhaite bonne chance!...

Bonaparte allait se remettre à son travail, s'intéressant médiocrement
aux amours de sa blanchisseuse; cependant il ne put s'empêcher de
sourire à l'aspect égayant du corsage solide de Catherine, de la
belle santé rayonnante de ses joues et de tout son aspect gaillard et
engageant, contrastant avec la mine confite et l'air sainte-nitouche
qu'elle prenait, pour lui apporter son linge.

Il eut toujours du goût pour les femmes bien en chair; le maigre et
famélique officier comme le premier consul nerveux, comme l'empereur
bedonnant, se plurent au contact de formes rebondies...

La beauté robuste de Catherine l'arracha un instant à ses préoccupations
stratégiques...

Avec la galanterie, un peu brutale, qui lui était déjà habituelle, il
s'avança vivement vers la jeune blanchisseuse et porta une main hardie
sur sa gorge...

Catherine poussa un léger cri.

Le futur vainqueur d'Arcole n'était pas pour hésiter. L'attaque
commença...

Il redoubla de vivacité et pressa Catherine, la forçant à reculer
jusqu'au bord du lit, où elle s'adossa, faisant hardiment front à
l'assaillant...

Elle se défendit, sans fausse pudeur, sans se montrer effarouchée.

Et comme Bonaparte, oubliant tout à fait Toulon, semblait vouloir hâter
les travaux d'approche, brusquer le siège et finalement donner l'assaut
au corps de place, elle se fit une défense de son panier qu'elle posa
devant elle, comme un gabion, et dit à l'assiégeant surpris:

—Non!... non! capitaine... c'est trop tard!... Vous ne me prendrez
pas... j'ai capitulé... que dirait mon mari!...

—Vraiment! dit Bonaparte, s'arrêtant... Alors, ce mariage, c'est
sérieux?...

—Très sérieux... et je venais vous prévenir aussi, en vous annonçant
mon mariage, que je ne pourrais plus continuer à vous blanchir...

—Vous fermez boutique, ma belle enfant?...

—Ça va si mal, la blanchisserie, en ce moment!... Et puis, je veux
suivre mon mari...

—Au régiment? fit Bonaparte surpris.

—Pourquoi pas?...

—Cela s'est déjà vu! Et, pensant à Renée, s'enrôlant pour rejoindre
Marcel, il murmura: Ah çà! l'armée, à présent, va donc n'avoir que des
ménages!... Alors, vous allez apprendre la charge en douze temps, et
peut-être la manœuvre du canon?... reprit-il d'un ton railleur.

—Je sais manier un fusil, capitaine, et quant au canon, j'aurais bien
pris des leçons avec vous... mais mon homme est dans l'infanterie,
fit-elle en riant. Non, je ne ferai pas le coup de feu... à moins d'y
être forcée... mais il y a besoin de cantinières dans les bataillons...
Je vais verser la goutte aux camarades de mon homme!... et j'espère
avoir votre pratique, capitaine, si vous servez de notre côté...

—Je m'inscrirai à votre cantine... mais pas pour le moment!... le
ministre ne me permet ni de me battre... ni de...

Il allait dire: ni de manger. Il se retint et finit simplement sa phrase
ainsi:

—Ni de dépenser de l'argent à la cantine... Ce sera pour plus tard!...
pour beaucoup plus tard, mon enfant!... ajouta-t-il avec un soupir.

Et il retourna à sa table, en proie à de tristes pensées. Catherine
lentement, sans mot dire, le cœur un peu serré par la mélancolie de
ce jeune officier dont elle constatait le dénûment, rangea rapidement
sur le lit le linge qu'elle avait apporté, ainsi que le lui avait
indiqué son client.

Puis, faisant une révérence, elle alla vers la porte, l'ouvrit et dit,
comme se ravisant:

—Ah! j'avais roussi par mégarde une de vos chemises, je vous en ai
remis une autre... elle est là, avec les caleçons et les mouchoirs... Au
revoir, capitaine!...

—Au revoir!... à votre cantine, ma belle enfant!... répondit Bonaparte,
qui se replongea aussitôt dans son étude.

En descendant l'escalier de l'hôtel de Metz, Catherine murmurait:

—Je lui avais aussi apporté sa note... mais je n'ai pas eu le courage
de la lui donner... Bah! il me la paiera un jour ou l'autre... j'ai
confiance dans ce garçon-là, moi!... je ne suis pas comme le citoyen
Fouché, je suis sûre qu'il fera son chemin!...

Puis elle pensa, riant toute seule et mise en belle humeur par un
souvenir amusant:

—Comme il me lutinait, le capitaine!... Oh! il s'était dérangé tout de
même de ses papiers... Voyez vous ça!... il n'y allait pas de main
morte!... Dame! ça l'a distrait un peu... il n'a pas tant d'occasions de
batifoler, ce pauvre jeune homme!...

Et elle ajouta, rougissant un peu:

—Dire que s'il avait voulu...! Oh! pas aujourd'hui, mais autrefois,
avant de m'être engagée avec Lefebvre!...

Elle s'interrompit dans ce regret rétrospectif d'une inclination qu'elle
s'était d'abord sentie pour le maigre et triste officier d'artillerie.

Gaiement elle reprit:

—Au fond, je n'y pense guère... et lui n'y a jamais pensé!... Allons
voir si Lefebvre n'est pas à la boutique! Il m'aime bien, celui-là... et
je suis sûre qu'il fera un meilleur mari que le capitaine Bonaparte!

A peine était-elle rentrée dans la blanchisserie, que des cris, des
vivats retentirent dans la rue.

Elle ouvrit la porte pour se rendre compte de ce qui se passait.

Tout le voisinage était en rumeur.

Elle aperçut alors Lefebvre, sans fusil, sans buffleteries, mais tenant
à la main son sabre, qu'ornait une dragonne d'or.

Ses camarades l'entouraient et semblaient lui faire un cortège
triomphal.

—Catherine, je suis lieutenant! s'écria-t-il tout joyeux, en sautant au
cou de sa fiancée.

—Vive le lieutenant Lefebvre! clamèrent les gardes nationaux, levant en
l'air tricornes et fusils.

—Ajoutez, camarades, dit le nouveau lieutenant en présentant Catherine,
vive la citoyenne Lefebvre... car voici ma femme!... Nous nous marions
la semaine prochaine!...

—Vive la citoyenne Lefebvre! crièrent les gardes enthousiasmés.

—Vive madame Sans-Gêne! reprirent les commères accourues...

—Qu'ils ne crient pas si fort! dit Catherine à l'oreille de son mari,
pensant à Neipperg, couché dans la chambre voisine, ils vont réveiller
notre blessé!...

       *       *       *       *       *

Dans la petite chambre de l'hôtel de Metz, cependant, l'officier
d'artillerie sans solde et sans emploi, ayant fini d'étudier sa carte,
rangeait méthodiquement, sur une planchette de sapin, le linge que lui
avait apporté Catherine.

—Tiens!... elle ne m'a pas laissé sa note! dit le futur empereur, au
fond satisfait de cet oubli, car il lui aurait fallu exposer
l'impossibilité où il se trouvait de payer.

Il ajouta, en faisant mentalement le calcul de ses dettes:

—Je dois lui devoir au moins 30 francs, peut-être plus!... Diable!...
je passerai lui régler cela... au premier argent que je toucherai!...
C'est une bonne fille, cette Catherine, je ne l'oublierai pas!

Et il s'habilla pour aller dîner chez ses amis, les Permon...

Cette modeste créance, Napoléon devait, durant bien des années, ne plus
en entendre parler.

Ce ne fut que longtemps après qu'elle lui fut tout à coup mise
sous les yeux, à un moment fort imprévu, la note oubliée de la
blanchisseuse,—ainsi que l'apprendront nos lecteurs s'ils veulent bien
suivre avec nous, dans les pages où seront retrouvés Neipperg, Blanche,
le Joli Sergent, Marcel, et le petit Henriot, les étapes pleines
d'aventures et de gloire de Catherine la blanchisseuse, devenue
cantinière au 13e léger, puis maréchale Lefebvre, ensuite duchesse de
Dantzig, et toujours restée sympathique et populaire, vaillante et bonne
enfant, héroïque et charitable, sous le sobriquet parisien de _Madame
Sans-Gêne_.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



DEUXIÈME PARTIE

LA CANTINIÈRE



I

EN CHAISE DE POSTE


—Allons, ils ne s'arrêteront pas... Voyez comme le postillon a fait
claquer son fouet en passant devant l'Ecu... Il semblait nous narguer!

—Les voyageurs ne sont pas si nombreux au jour d'aujourd'hui...

—On ne les voit déjà plus!... Ce sera pour le Lion-d'Or...

—Ou pour le Cheval-Blanc...

Un double soupir ponctuait ces paroles, mélancoliquement échangées entre
le ventripotent patron de l'hôtel de l'Ecu et sa fluette épouse sur
le seuil de la principale auberge de Dammartin.

Les voyageurs en chaise de poste étaient rares, depuis les événements
qui avaient suivi le 20 juin.

La voiture qui avait disparu, aux yeux désappointés des hôteliers de
l'Ecu, avait quitté Paris la veille au soir. Elle était
vraisemblablement la dernière qui eût franchi les barrières, car l'ordre
d'empêcher qui que ce fût de sortir de Paris avait été notifié dans la
soirée, lorsque fut prise la résolution d'attaquer les Tuileries, au
matin.

Informé par des amis de ce qui s'était agité dans les sections, du
mouvement qui se préparait, le baron de Lowendaal avait ajourné son
mariage avec la fille du marquis de Laveline et s'était hâté de faire
ses préparatifs de départ.

Fermier général, il redoutait le contrôle prochain des vrais mandataires
de la nation. Le baron de Lowendaal avait du flair.

La veille du 10 août, il se jeta donc dans une chaise de poste,
accompagné de son factotum Léonard, emportant tout ce qu'il avait pu
réunir d'argent, donnant l'ordre au postillon de brûler les premiers
relais.

Le baron voyageait un peu comme on se sauve.

A Crépy, il fallut cependant faire halte. Les chevaux n'en pouvaient
plus.

Le matin avait chassé la nuit et sur la plaine, déjà, le grand jour
avait balayé les nuées, blanchissait les ombres. Les dernières étoiles
s'éteignaient dans le recul bleu pâle du ciel, tandis que, du côté de
Soissons, le soleil s'allumait.

Le baron de Lowendaal se rendait à son château, situé auprès du village
de Jemmapes, à la frontière belge. Originaire de Belgique, bien que
devenu Français, là, le baron se sentirait en sûreté. La Révolution ne
viendrait jamais le chercher jusque sur le territoire belge; d'ailleurs,
l'armée du prince de Brunswick était rassemblée à la frontière; elle ne
tarderait pas à mettre les sans-culottes à la raison, et à rétablir le
roi dans toutes ses prérogatives. Il en serait quitte pour un court
déplacement, juste le temps d'épouser la charmante fille du marquis de
Laveline. Un simple voyage de noces.

Il avait fixé la célébration de son mariage au 6 novembre, car il lui
fallait auparavant régler une grosse affaire d'intérêts, dans la ville
de Verdun, dont il gérait la ferme des tabacs.

Il s'était assoupi au sortir de Paris, certain d'échapper, si par hasard
on tentait de le poursuivre. Ses chevaux étaient excellents et ne
pourraient être rejoints.

Il s'éveilla lorsqu'il avait déjà mis quelques bonnes lieues
protectrices entre lui et les sans-culottes.

Le nez à la portière, il huma l'air matinal, et comme on avait
dépassé les premières maisons de Crépy, tout à fait rassuré, il ordonna
au postillon de faire halte.

Celui-ci obéit de grand cœur. Il était navré de brûler ainsi, en
route, les meilleurs bouchons, sans une lampée, sans un bout de
causette. Il en avait pourtant long à raconter! Ce n'est pas tous les
jours que l'on peut voir Paris s'armant et se préparant à déloger le roi
du château de ses pères... C'étaient des nouvelles, ça!... Comme on
l'eût écouté et régalé, narrant ce qui se passait dans les sections!...

A l'hôtel de la Poste, on fit relais.

Tandis que l'hôte et ses gens s'empressaient, offrant au baron un lit,
lui proposant de déjeuner, énumérant des rafraîchissements variés, et
qu'ils tournaient autour de lui d'un air inquiet, afin d'avoir des
nouvelles de la capitale, l'homme de confiance, Léonard, s'éloigna un
moment, sous le prétexte de s'assurer que nul citoyen trop curieux ne
rôdait aux alentours.

Depuis la fuite manquée du roi à Varennes, non seulement les
municipalités étaient plus défiantes, mais aussi beaucoup de
particuliers ambitionnaient la gloire du citoyen Drouet, qui avait eu
l'honneur d'arrêter Louis XVI. Ces surveillants volontaires examinaient
et fouillaient toute voiture suspecte. Une chaise de poste était
particulièrement désignée à la vigilance des patriotes.

Heureusement pour le baron, le patriotisme local n'était pas encore levé
quand la chaise de poste fit son entrée tapageuse dans la bonne ville de
Crépy-en-Valois.

Tandis que le voyageur s'attablait devant un appétissant bol de
chocolat, apporté bouillant par une servante plantureuse, dont il tapota
les joues rougeaudes, car c'était un terrible lutineur de tendrons que
notre financier, Léonard s'était enfermé dans l'écurie.

Là, profitant de la lueur d'une lanterne, il se mit en mesure de lire la
lettre que lui avait confiée mademoiselle de Laveline, au moment du
départ.

Blanche lui avait bien recommandé, en ajoutant à sa prière deux doubles
louis, de ne remettre cette missive, fort importante, que lorsque le
baron serait sorti de Paris.

Léonard, flairant un mystère dont la découverte pouvait être profitable,
résolut de prendre connaissance d'abord de ce message si sérieux.

Les secrets des maîtres, c'est parfois la fortune des domestiques...

Il avait remarqué combien ce mariage, que souhaitait vivement le baron,
semblait pénible à mademoiselle de Laveline!

Peut-être dans cette lettre remise à ses soins se trouvait-il
quelque grave révélation dont il lui serait facile de tirer profit par
la suite... Hardiment, mais avec certaines précautions, de façon à
pouvoir rendre à l'étrange missive son aspect primitif, il rompit le
cachet en se servant de la lame de son couteau, préalablement chauffée à
la flamme de la lanterne.

Il lut, et son visage exprima la profonde surprise où le plongeait le
secret qu'il venait d'apprendre.

Voici ce que contenait la lettre de Blanche:

    «Monsieur le baron,

    «Je vous dois un aveu pénible, qu'il me faut faire pour ne pas
    entretenir plus longtemps une illusion sur mon compte, que les
    événements ne tarderaient pas à dissiper cruellement.

    »Vous m'avez témoigné de l'affection, et vous avez obtenu de
    mon père un consentement à un mariage où vous pensiez trouver
    le bonheur, peut-être l'amour...

    »Le bonheur est impossible pour vous dans une pareille union:
    l'amour, je ne saurais vous le promettre, mon cœur
    appartient à un autre... Excusez-moi de ne pas vous nommer
    celui qui a toute mon âme, et dont je me considère comme la
    femme devant Dieu!...

    »Il me reste un dernier aveu à vous faire: je suis mère,
    monsieur le baron, et la mort seule pourra me détacher de
    mon époux, du père de mon petit Henriot.

    »Je suivrai M. de Laveline à Jemmapes, puisque telle est sa
    volonté, mais j'ose espérer, qu'informé de l'obstacle absolu
    qui s'oppose à la réalisation de vos projets, vous aurez pitié
    de moi et que vous m'épargnerez la honte de révéler à mon père
    la véritable cause qui rend impossible cette union.

    »Je me fie, monsieur, à votre discrétion de galant homme.
    Brûlez cette lettre et croyez à ma reconnaissance et à mon
    amitié.

    »BLANCHE.»

Léonard, ayant lu, poussa un cri de surprise et de joie.

—Saperlipopette! voilà qui peut faire une fortune! se dit-il.

Il tournait et retournait la lettre de Blanche entre ses doigts, comme
s'il devait, à force de la presser, faire jaillir, de cette éponge à
secrets, tout l'or qu'elle lui semblait contenir.

—Je me doutais bien de quelque chose, se dit-il en grimaçant un
sourire; M. le baron désirait mademoiselle et mademoiselle ne désirait
nullement M. le baron. Mais je n'aurais jamais imaginé que mademoiselle
Blanche de Laveline eût un enfant... ce que j'aurais encore moins
supposé, c'est qu'elle ferait savoir son escapade à M. le baron!...
Que les femmes sont bêtes!... elle ne se doute pas, la petite Blanche,
de la bêtise qu'elle a faite là... non! pas celle qu'elle s'imagine...
ça n'est rien!... un enfant de plus ou de moins, baste!... la sottise
c'est d'avoir confié ce secret au papier... heureusement que je suis là,
moi!...

Il s'arrêta, rapprocha la lettre du falot, dont la clarté douteuse
emplissait l'écurie d'un jeu d'ombre et de demi-clartés, et murmura
après examen du papier:

—Elle a écrit elle-même... pas moyen de nier l'écriture!... Oh! elle
est toute naïve cette enfant-là!... elle pourrait regretter ce qu'elle a
raconté, dans un moment d'abandon et de nerfs surexcités...
heureusement, c'est à moi qu'elle a confié le soin de son honneur et de
sa fortune!...

Il eut comme un mouvement d'hésitation. Puis, serrant la lettre dans sa
poche, il se dit:

—Mademoiselle Blanche paiera peut-être un jour fort cher... plus tard,
quand elle sera devenue la baronne de Lowendaal... ce qui est
inévitable... pour ravoir cette lettre... alors je verrai le prix qu'il
me conviendra d'y mettre!...

Et Léonard eut un nouveau sourire avantageux et coquin:

—Peut-être, murmura-t-il, ne me contenterai-je pas d'un peu d'or... je
voudrai mieux... ou du moins un autre prix... car, moi aussi, je la
trouve gentille mademoiselle Blanche!... mais, pour le moment, rien à
faire qu'à garder précieusement cette preuve... cette arme... tout en
encourageant discrètement les projets de mon maître, qui, plus que
jamais, doit épouser mademoiselle Blanche!...

Et Léonard, après avoir boutonné soigneusement sa veste, palpa, comme
pour s'assurer qu'elle se trouvait toujours à sa portée, la lettre
révélatrice, avec la joie intime et féroce de l'usurier, gardant le
billet qui doit livrer un jour à sa discrétion la victime imprudente,
ayant donné sa signature.

Il s'en fut retrouver le baron, un peu inquiet, son déjeuner fini, car
déjà les curieux s'attroupaient devant la cour de l'hôtel, contemplant
la chaise de poste. Il avait à deux reprises demandé pourquoi l'on
n'attelait pas?...

Léonard donna pour explication de son absence le soin qu'il avait pris
de vérifier si rien ne s'opposait au départ.

Le baron, rassuré, remonta de fort belle humeur dans sa chaise de poste
qui roula bientôt comme un tonnerre sur le pavé, lequel n'était déjà
plus celui du roi.



II

CHEZ LA FRUITIÈRE


Sur le seuil de sa boutique de fruitière, rue de Montreuil, à
Versailles, la mère Hoche achevait de servir ses pratiques, tout en
donnant un coup d'œil maternel à un petit bonhomme, rose et joufflu,
qui jouait sur le carreau parmi les tas de choux et les bottes de
carottes amoncelées.

—Henriot!... Henriot!... Veux-tu ne pas te fourrer ça dans la
bouche!... Tu vas te faire du mal! criait-elle de temps en temps, quand
le petit garçon essayait de sucer une carotte ou de mordre dans un
navet.

Et la bonne femme continuait à répondre aux commandes des ménagères,
tout en grommelant:

—Ce petit garnement-là... quel appétit, quel touche-à-tout!... Il est
bien gentil tout de même...

Elle ajoutait sur un ton bon enfant, se tournant en souriant vers la
pratique:

—Et avec cela, ma belle, qu'est-ce qu'il vous faut?

Tout à coup, s'interrompant dans sa besogne délicate, qui consistait à
mesurer de la fourniture à une bourgeoise, qui achetait une salade, elle
poussa un grand cri de surprise!

Sur le pas de la porte, précédant un lieutenant,—qui donnait le bras à
une fraîche et accorte jeune femme, endimanchée, toute empêtrée dans une
robe d'organdi, la tête empanachée d'un haut bonnet tuyauté,—un grand
garçon, à l'air fier et au visage martial, venait d'apparaître...

Il portait l'uniforme de grenadier...

Il souriait... il tendait les bras...

—Eh bien, maman Hoche, on ne me reconnaît donc pas! dit-il en avançant
brusquement et en serrant sur sa poitrine la bonne femme, émue,
tremblante de joie et frissonnante d'orgueil.

Les pratiques, ébahies, regardaient, stationnant, à quelques pas de la
boutique, le cabriolet qui avait amené de Paris le jeune homme et ses
deux compagnons. On admirait l'uniforme tout neuf, le chapeau,
l'écharpe, la ceinture et la ganse d'or du sabre du jeune militaire.

Et les commères murmuraient:

—C'est un capitaine!...

—Pardine! je le connais bien, disait une des ménagères, mieux
informée, c'est le petit Lazare... le neveu de la fruitière... celui
qu'elle a élevé comme son fils... nous l'avons vu jouer avec les
polissons de son âge, sur la place d'Armes, le v'là devenu capitaine à
c'te heure!...

—Oui, ma bonne maman, disait Lazare Hoche à son excellente tante, sa
mère adoptive, tu me vois capitaine... hein! c'est une surprise!...
nommé d'hier, à l'ancienneté, c'est vrai, mais je regagnerai le temps
perdu, je te le jure!... Aussitôt promu, je suis accouru pour
t'embrasser... j'ai voulu que tu sois la première à arroser mon grade...
car je m'invite, avec ces deux amis que voilà...

Et Hoche, s'écartant, présenta ses compagnons:

—François Lefebvre... lieutenant... Un camarade des
gardes-françaises... Un solide!... C'est pourtant lui qui m'a mis au
port d'armes! dit Hoche en tapant familièrement sur l'épaule de son
compagnon.

—Et te voilà mon supérieur! répondit gaiement Lefebvre.

—Oh! tu me rattraperas!... tu me dépasseras peut-être... La guerre,
c'est une loterie où tout le monde peut avoir un bon numéro... à
condition de vivre!... mais laisse-moi finir les présentations... Maman,
voici la bonne Catherine, la femme du camarade Lefebvre, continua Hoche
en montrant à la fruitière l'ex-blanchisseuse de la rue
Royale-Saint-Roch.

Catherine fit vivement deux pas en avant et, sans barguigner, tendit ses
deux joues à la fruitière, qui l'embrassa chaudement.

—A présent, dit Hoche, que l'on est en pays de connaissance, nous
allons te quitter un instant, maman...

—Comment, vous vous en allez déjà? dit la bonne femme mécontente... ça
n'était pas la peine de venir, alors!...

—Calme-toi... nous allons faire un petit tour, près d'ici, avec
Lefebvre... nous avons des personnes... des officiers qui nous
attendent, ajouta Hoche en clignant de l'œil du côté de son camarade,
comme pour lui recommander la discrétion... oh! nous reviendrons!... ça
ne sera pas trop long, je pense... pendant ce temps-là tu nous
cuisineras un de ces excellents fricots dont tu possèdes le secret...

—De l'abatis d'oie aux navets, n'est-ce pas, fiston?

—Oui, c'est délicieux, l'abatis!... et puis Catherine a besoin de te
parler au sujet de ce moutard, qui nous regarde là, assis sur son
derrière, avec de grands yeux étonnés!...

—Le petit Henriot? demanda la fruitière surprise.

—Oui, dit Catherine intervenant, il s'agit du petit Henriot,
citoyenne, c'est pour lui que je suis ici, sans cela j'aurais laissé
Lefebvre venir avec le capitaine Hoche. Ils n'avaient pas du tout besoin
de moi pour ce qu'ils ont à faire dans le bois de Satory... J'ai à vous
parler de ce petit...

—Bien, nous causerons du mioche, et vous m'aiderez à gratter mes
navets, dit la fruitière, et puis nous casserons le cou à un poulet...
avec une omelette au lard, ça fera-t-il votre affaire, mes gaillards?

—Fameuse, l'omelette au lard! dit Hoche à Lefebvre... La maman la fait
si bien! Mais viens-tu, François, il faut les laisser toutes les deux
bavarder et cuisiner. A tantôt! On nous attend!

Les deux amis s'en furent au rendez-vous mystérieux, dont Catherine
semblait avoir la confidence.

Les deux femmes, restées seules, commencèrent les apprêts du repas.

Tout en épluchant les légumes et en aidant à trousser le poulet,
Catherine fit connaître à la fruitière qu'elle venait chercher l'enfant,
pour le conduire à sa mère, ainsi qu'elle s'y était engagée.

La bonne fruitière fut tout émue. Elle s'était attachée à Henriot. Il
lui rappelait son Lazare, quand il jouait tout petit, sur le pas de la
porte.

Catherine lui apprit en même temps que son mari partait; de là cette
hâte à emmener le fils de Blanche de Laveline.

—Où allez-vous donc? demanda la mère Hoche.

—Parbleu!... à la frontière, où on se bat... Lefebvre va être nommé
capitaine...

—Comme Lazare?

—Oui... au 13e d'infanterie légère... il a reçu l'ordre de se diriger
sur Verdun...

—Eh bien! votre mari part à l'armée, pourquoi le petit Henriot ne
reste-t-il pas ici? vous le verriez aussi souvent qu'il vous plairait et
vous viendriez le reprendre, au dernier moment, quand il serait temps
d'aller retrouver sa mère...

—Il y a une petite difficulté, dit Catherine en souriant, c'est que
j'accompagne Lefebvre...

—Au régiment?... vous, ma belle enfant?...

—Au 13e léger!... oui, maman Hoche... j'ai dans ma poche mon brevet de
cantinière!...

Catherine souriait à l'enfant, qui n'avait cessé de la regarder, avec
ces yeux fixes et profonds de l'enfance attentive qui écoute, se
recueille et semble graver dans la molle matière de sa cervelle tout ce
qu'elle voit, entend, touche, surprend. Puis elle tira de son corsage un
grand papier format ministre, signé, paraphé et scellé du sceau de la
Guerre. Elle le tendit triomphalement à la fruitière:

—Vous voyez, ma commission est en règle!... et je dois rejoindre mon
corps sous huit jours, dernier délai... c'est qu'il s'agit de
délivrer Verdun!... il y a là-bas des royalistes qui conspirent avec
Brunswick... nous allons les déloger! ajouta gaiement la nouvelle
cantinière.

La maman Hoche l'examinait avec surprise:

—Comment!... vous voilà cantinière?... dit-elle en hochant la tête;
puis, fixant des regards d'envie sur la Sans-Gêne, elle reprit: Ah!
c'est un bel état!... j'aurais bien aimé cela, moi, dans les temps!...
on marche au son du tambour... on voit du pays... on a tout le jour de
la joie autour de soi... le soldat est si bien à la cantine!... il
oublie ses misères et il rêve qu'il deviendra général... ou caporal!...
Et puis, les matins de combat, on se dit qu'on n'est pas une femme
inutile, bonne à pleurnicher et à s'effrayer en entendant la
canonnade... on fait partie de l'armée, et, de rang en rang, on verse,
aux défenseurs de la nation, l'héroïsme et le courage pour deux sous,
dans un petit verre!... l'eau-de-vie que porte la cantinière, c'est de
la poudre aussi, et son petit baril a plus d'une fois contribué à
décider de la victoire... je vous admire et je voudrais bien être comme
vous, citoyenne!... vraiment, si j'étais plus jeune, je demanderais à
accompagner mon cher Lazare, comme vous allez suivre votre Lefebvre...
Mais l'enfant?... que ferez-vous du petit Henriot au milieu d'un camp,
pendant les étapes, dans le tintamarre du combat?...

—Comme cantinière du 13e, j'ai droit à une voiture et à un
cheval... nous en avons déjà fait l'emplette, sur nos économies, dit
Catherine avec orgueil, j'ai vendu mon fonds de blanchisserie...
Lefebvre, en se mariant, a reçu une petite somme... ça provenait de
l'héritage de son père, le meunier de Ruffach, tout près de chez nous,
en Alsace... Oh! nous ne manquerons de rien!... et le petit sera plus
dorloté dans notre carriole qu'un fils de commandant... N'est-ce pas que
tu te trouveras bien aise et que tu ne regretteras pas d'être venu avec
nous? dit-elle en prenant le moutard et en l'élevant à la hauteur de ses
lèvres pour l'embrasser.

A ce moment, un bruit de pas se fit entendre et l'enfant, subitement
effrayé, détourna la tête pour se cacher derrière l'épaule de Catherine,
en poussant des cris aigus...

Hoche rentrait, appuyé au bras de Lefebvre.

Il avait un mouchoir taché de sang, disposé en bandeau, lui cachant la
moitié du visage...

—N'aie pas peur, maman!... cria-t-il de la porte... ça n'est rien!...
une simple coupure qui ne m'empêchera pas de me mettre à table,
ajouta-t-il gaiement.

—Ah! mon Dieu! il est blessé! que s'est-il donc passé? s'écria maman
Hoche. Vous l'avez mené quelque part où l'on assassinait, lieutenant
Lefebvre?

Hoche se mit à rire et dit:

—N'accusez pas Lefebvre, la mère! il a été tout bonnement mon témoin,
dans une affaire, assez sotte d'ailleurs! Un duel avec un collègue!...
Je vous le répète, ça n'est rien!

—Oh! j'étais bien sûr que vous n'auriez pas grand'chose!... dit
Catherine, mais lui...?

Hoche ne répondit rien. Il était occupé à rassurer sa bonne mère
adoptive, tout en réclamant de l'eau pour laver une fente rouge et
profonde qui lui partageait le front, et s'arrêtait juste à la naissance
du nez.

—Hoche a été un vaillant comme toujours, dit Lefebvre... imaginez-vous
qu'il y avait autrefois aux gardes, et dernièrement encore dans la
milice, un lieutenant nommé Serre qui était bien le plus mauvais
coucheur qu'on ait jamais reçu dans une chambrée... il en voulait à
Hoche... pour un tapage qui avait eu lieu dans un cabaret—où Lazare
avait pris fait et cause pour de simples gardes, ses anciens
camarades... ce coquin l'avait dénoncé... il l'avait fait punir de trois
mois de cachot, parce qu'il avait refusé de livrer les noms des hommes
recherchés... à sa sortie du cachot, une rencontre avait été décidée
entre Serre et Lazare... il faut vous dire que Serre passait pour une
lame... c'était la terreur du quartier... et il avait tué ou blessé
plusieurs hommes en duel...

—C'était grave d'aller te battre avec ce bretteur! dit maman Hoche,
tout émue du danger qu'avait pu courir son cher Lazare.

—Mais, reprit Lefebvre, le duel ne pouvait pas avoir lieu... Lazare
n'était que lieutenant et Serre se trouvait capitaine...

—Il s'est pourtant battu...

—Oui... dès qu'il a été l'égal de son adversaire...

—Mais lui si brave, si gaillard, comment a-t-il pu recevoir cet affreux
coup?

—De la façon la plus simple, maman, dit Hoche en souriant; bien que peu
partisan des combats singuliers, car j'estime qu'un soldat déserte quand
il risque sa vie pour une querelle particulière, il ne m'était pas
possible de rester sous le coup des menaces et des insultes de ce
drôle... il faisait trembler les recrues, il avait insulté la femme d'un
ami absent...

Lefebvre prit la main de Hoche et la serra chaudement, les larmes aux
yeux:

—C'est pour moi... c'est pour nous, qu'il s'est battu! dit-il en se
tournant vers Catherine... n'avait-il pas prétendu, ce Serre, que tu
avais un amant caché dans ta chambre, le 10 août...

—Oh! le monstre! dit Catherine furieuse, où est-il?... C'est à moi
qu'il aura affaire à présent... Mais dites-moi donc où il est le
misérable!

—A l'hôpital... avec un coup de pointe dans le ventre... il en a
pour six mois! dit Lefebvre... s'il guérit, je le retrouverai peut-être
à sa sortie... et je lui réglerai à la fois son compte, le mien et celui
de Hoche!...

—Nous aurons d'autres occasions de nous servir de nos sabres, ami
Lefebvre, dit avec énergie Hoche... la patrie est en danger! la patrie
nous appelle!... dédaignons ces rixes particulières... mon adversaire
avait calomnié, avait insulté, de plus il prétendait que j'avais
sollicité mon envoi à l'armée du Nord pour le fuir... il fallait, malgré
ma répugnance, mettre le sabre en main et montrer à ce spadassin qu'il
n'effrayait pas les braves, je lui ai donné une leçon dont il se
souviendra... à présent parlons d'autres choses et, si le fricot est à
point, mettons-nous à table...

—Mais cette blessure?... dit la fruitière encore toute tremblante, en
posant sur la table la soupière d'où montait une buée odorante...

—Bah! dit gaiement Hoche, s'asseyant et déployant sa serviette, les
Autrichiens et les Prussiens me feront vraisemblablement d'autres
estafilades... une de plus ou de moins, ça ne tire pas à conséquence!...
d'ailleurs c'est déjà sec, voyez!

Et, avec insouciance, il enleva le mouchoir qui lui bandait la peau et
mit à nu cette balafre, qui depuis caractérisa la physionomie martiale
du futur général de Sambre-et-Meuse.



III

LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR


Le repas fini, la maman Hoche et Catherine disposèrent tout pour le
départ du petit Henriot.

On cherchait ses modestes hardes, qu'on empilait dans une malle, où la
bonne fruitière ajoutait des pots de confitures, des petits gâteaux, des
sucreries.

L'enfant assistait impassible, et plutôt satisfait, à ces préparatifs.

Elle aime le changement, l'enfance! Et tout émerveillé par la dragonne
d'or du sabre de Hoche, avec laquelle il avait joué, le jeune Henriot
commençait à trouver quelque plaisir dans ce départ. Il entrevoyait les
joies du voyage. Et puis, il se disait que là où on le mènerait, il
verrait des soldats, beaucoup de soldats, faisant l'exercice, et qu'on
le laisserait sans doute s'amuser avec toutes les dragonnes des
sabres de tous ces militaires, au milieu desquels il vivrait.

Il oubliait toute la tendresse et tous les soins de la bonne maman
Hoche. Loin de l'attrister, l'idée de s'en aller loin, très loin,
donnait à sa jeune rêverie un tour nullement désagréable. L'enfance est
ingrate, et son innocence admirable a pour corrélatif un égoïsme
puissant, nécessaire et utile d'ailleurs, qui protège et affermit la
débile créature et lui permet de concentrer sur elle-même son attention,
son instinct de conservation et sa volonté de vivre.

Hoche et Lefebvre, laissant agir les femmes, s'étaient assis à la
cavalière sur leurs chaises et parlaient de la Révolution qui grondait,
de la guerre qui déjà s'allumait aux quatre coins de la frontière.

Ils étaient sortis de la boutique, plaçant leurs sièges devant la façade
de la fruiterie, sur la route de Montreuil. Heureux de vivre, pleins de
jeunesse, avec l'espoir dans l'âme et la vaillance dans les yeux, ces
deux héros promis aux armées de la République, digérant l'excellent
déjeuner de la maman Hoche, devisaient gaiement, fumant, riant et
dévisageant les passants.

Cette route de Montreuil, aujourd'hui appelée avenue de Saint-Cloud,
était le grand chemin ordinaire des gens venus à pied de Paris:
maraîchers, soldats, petits bourgeois.

Par économie, beaucoup de voyageurs modestes prenaient le coche
d'eau à la Samaritaine, au Pont-Neuf, et du pont de Sèvres gagnaient
ensuite pédestrement Versailles, et réciproquement.

Au milieu des allées et venues de ces humbles piétons, Lefebvre
distingua tout à coup un jeune homme maigre, à longs cheveux, dont
l'uniforme râpé était celui de l'artillerie.

Ce passant, qui semblait pressé, accompagnait une jeune fille, en
fourreau de laine noire, portant un petit carton à la main.

Tous deux cheminaient pensifs dans la poussière de la route.

Lefebvre, regardant avec plus d'attention, dit tout à coup:

—Mais je ne me trompe pas! on dirait le capitaine Bonaparte...

—Qui ça, Bonaparte? demanda Hoche.

—Un bon républicain... un excellent artilleur et un chaud jacobin,
celui-là! répondit Lefebvre... il est Corse, il paraîtrait qu'on lui a
retiré son grade, pour ses opinions là-bas... c'est tous des
aristocrates menés par les prêtres, dans cette île!... mais je vais
appeler ma femme, elle le connaît plus que moi...

Il héla Catherine, qui accourut toute surprise:

—Quoi qu'il y a, mon homme? dit-elle en campant ses deux poings sur ses
fortes hanches, attitude favorite que tous les maîtres à danser,
Despréaux en tête, eurent bien de la peine à lui faire perdre,
lorsqu'elle fut maréchale et duchesse.

—Est-ce que ce n'est pas le capitaine Bonaparte, qui passe là-bas sur
la route, avec cette jeune demoiselle?... demanda Lefebvre.

—Parbleu! oui... je le reconnaîtrais entre dix mille... c'est pas parce
qu'il me doit de l'argent... mais il me va, moi, le capitaine
Bonaparte!... qu'est-ce qu'il peut bien faire à Versailles, avec une
jeunesse?... Dis donc, Lefebvre, une idée?...

—Parle, ma bonne Catherine...

—Si on l'invitait sans façon à se rafraîchir... avec la demoiselle?...
il fait chaud et la poussière est desséchante...

Lefebvre, avec l'assentiment de Hoche, se leva, courut sur la route et
rejoignit le capitaine et sa compagne. Il leur fit part de l'invitation.

Le premier mouvement de Bonaparte fut de refuser. Il n'avait jamais ni
chaud ni soif. Et puis, lui et la jeune fille qu'il escortait n'avaient
pas de temps à perdre, s'ils voulaient prendre le coche d'eau à Sèvres,
qui partait dans une heure.

—Bah! il y en a un autre à cinq heures, dit Lefebvre... mademoiselle ne
sera peut-être pas fâchée de se reposer un instant? ajouta-t-il en se
tournant vers la compagne de Bonaparte.

La jeune fille insinua qu'elle accepterait volontiers un verre d'eau...

Bonaparte suivit donc Lefebvre. On apporta une table, des chaises,
que l'on plaça sur la route, à l'ombre, puis des verres et deux
bouteilles de bon petit vin aigrelet, couleur de sirop de groseille,
provenant des coteaux de Marly.

On trinqua à la nation, et Bonaparte, se déridant, présenta sa sœur,
Marie-Anne, plus connue sous le nom d'Elisa, et qui devait, par la
suite, épouser Félix Bacciochi et devenir successivement princesse de
Piombino et de Lucques, puis grande-duchesse de Toscane.

Elisa, dont les obsessions continuelles devaient, comme celles de ses
sœurs, lasser la patience de Napoléon, et qui toujours fut revêche,
au milieu de ses galanteries, et se montra fort jalouse de ses cadettes
ayant épousé des rois, avait alors seize ans. Elle ne soupçonnait
nullement ses grandeurs futures, ni les convoitises envieuses qui en
seraient la conséquence.

C'était une grande fille, brune et maigre, avec le teint mat, les
cheveux très noirs et très opulents, les lèvres fortes dénotant la
sensualité, le menton un peu proéminent, la tête d'un ovale parfait, le
regard profond et plein d'intelligence. Tout son aspect était hérissé
d'orgueil et son œil toisait dédaigneusement les petites gens, avec
lesquelles on la faisait s'attabler, devant la boutique d'une fruitière.

Elisa était une de ces demoiselles de Saint-Cyr, dont l'éducation,
issue des règles de madame de Maintenon, était rétribuée par la cassette
royale, et qui se croyaient toutes sorties de la cuisse de Jupiter.

Un décret du 16 août avait supprimé la maison d'éducation de Saint-Cyr,
comme un foyer royaliste.

Les parents avaient dû au plus vite retirer leurs filles, et
l'établissement s'était promptement vidé.

Bonaparte, faute d'argent, avait tardé à venir retirer sa sœur du
couvent aboli.

Il fallait cependant que la maison fût évacuée complètement, le 1er
septembre.

Sur le conseil de son frère, Elisa adressa une demande au directoire de
Versailles à l'effet de toucher la somme nécessaire, pour son retour
dans sa famille.

M. Aubrun, alors maire de Versailles, délivra un certificat constatant:
que la demoiselle Marie-Anne Bonaparte, née le 3 janvier 1777, entrée le
22 juin 1784 comme élève de la maison de Saint-Louis, s'y trouvait
encore, et demandait une somme de 352 livres pour se rendre à Ajaccio,
résidence de sa famille distante de 352 lieues.

En vertu de cette autorisation, Bonaparte était venu le matin à
Versailles, pour chercher sa sœur.

Il l'emmenait avec lui, à Paris, et de là se rendait en Corse.

Lefebvre et Hoche félicitèrent le capitaine d'avoir ainsi pu
terminer cette délicate affaire de famille.

Bonaparte leur apprit en même temps que l'obligation où il se trouvait
de ramener sa sœur dans sa famille lui avait permis de solliciter,
avec plus d'énergie, sa propre réintégration dans l'armée.

—Alors, lui demanda Hoche avec intérêt, vous rejoignez votre régiment
bientôt?

—Le ministre de la guerre, Servan, m'a replacé au 4e d'artillerie,
avec mon grade de capitaine, répondit Bonaparte, mais je vais en Corse
accompagner ma sœur. Là, je suis autorisé à reprendre le commandement
de mon bataillon de volontaires.

—Bonne chance, camarade! dit Hoche. On se battra peut-être aussi de ce
côté-là?

—On se battra partout!

—C'est dommage qu'on ne puisse pas se faire tuer en deux endroits à la
fois! dit alors, avec enthousiasme, Catherine, à qui la langue
démangeait furieusement.

—Ah! si les circonstances me favorisent, mes amis, s'écria Bonaparte
avec conviction, je vous en fournirai, moi, des occasions de périr avec
honneur ou de glaner grades, titres, gloire, dignités, richesses, dans
le sillon de la victoire!... Mais, excusez-nous, ma sœur et moi... il
se fait tard et nous devons nous rendre à pied jusqu'à Sèvres...

—Et nous, avant de nous mettre en chemin pour délivrer Verdun que les
Prussiens menacent, il nous faut regagner Paris, en emmenant ce futur
hussard-là! dit gaiement Catherine, montrant le petit Henriot, tout
harnaché, prêt à partir. L'enfant regardait avec impatience tous ces
gens qui bavardaient et s'éternisaient, sans paraître se décider à se
mettre en route.

—On se retrouvera peut-être, capitaine Bonaparte! dit Hoche, serrant la
main de son collègue.

—Sur le chemin de la gloire! fit Lefebvre.

—Pour y arriver, ajouta Bonaparte en souriant, il faut commencer par
prendre la galiote au pont de Sèvres!... Allons, venez, mademoiselle de
Saint-Louis! fit-il en montrant l'horizon à sa sœur.

Tous deux, en cheminant, causèrent.

—Comment trouves-tu ce capitaine? demanda Bonaparte à la pensionnaire.

—Le capitaine Lefebvre?

—Non, pas celui-là... il est marié, Lefebvre! Sa femme, c'est cette
bonne réjouie de Catherine... mais l'autre... Lazare Hoche?

—Il n'est pas trop mal...

—Te plairait-il pour mari?...

La future grande-duchesse rougit et eut un mouvement de dénégation.

—Oh! il ne te convient pas... dit vivement son frère, interprétant
comme un refus son mouvement, c'est dommage! Hoche est un bon soldat et
un garçon d'avenir...

—Je n'ai pas dit que M. Hoche me déplairait... murmura Elisa, mais, mon
frère, je suis bien jeune pour songer à me marier... et puis...

—Et puis quoi?

—Je ne voudrais pas d'un homme qui ne soit pas dévoué au roi... non!
jamais je n'épouserai un républicain!...

—Tu es donc royaliste?

—Tout le monde l'était à Saint-Cyr...

—Voilà qui justifie le décret de licenciement! dit en riant
Bonaparte... Voyez-vous ces demoiselles de Saint-Louis... quelles
aristocrates! Il faudra peut-être qu'on rétablisse toute une noblesse
pour leur trouver des maris!...

—Et pourquoi pas? répondit l'orgueilleuse Elisa.

Bonaparte fronça le sourcil et ne releva pas le propos ambitieux de sa
sœur.

La réponse d'Elisa ne le choquait pas, mais il était inquiet de ses
visées trop hautes.

—Avec cela, pensait-il, que toute élève de Saint-Louis qu'elle soit, il
sera facile de lui donner un mari! Ces petites filles ne doutent de
rien, ma parole!... Sans dot, des frères sans position... et ça veut
encore faire les difficiles!...

Toujours hanté par le spectre familial, se représentant la vision
lamentable de sa mère Letizia entourée de sa nombreuse nichée, devant un
âtre toujours éteint et un buffet souvent vide, il s'effrayait de la
responsabilité qu'il prenait, en se déclarant chef de la famille.

L'avenir de ses trois sœurs surtout le tourmentait, l'obsédait.

Il était impatient de les voir établies et leur cherchait partout des
maris.

Il avait rencontré ce jour-là Hoche; il n'eût pas été fâché qu'il plût à
la jeune pensionnaire de Saint-Cyr. Hoche n'était que capitaine, mais on
pouvait prévoir qu'il ne s'arrêterait pas là.

Il murmura, avec irritation, méditant le refus de sa sœur:

—Ce sont les hommes qui ne devraient pas se marier capitaines, mais les
filles sans le sou, qu'ont-elles à risquer?...

Puis il reprit, comme répondant à un secret calcul, qu'il faisait dans
son âme:

—Les capitaines ont raison de se marier, s'ils trouvent une femme
agréable, riche, influente, pouvant leur créer des relations, leur
donner une situation, un rang dans le monde... mais alors ce n'est pas à
des jeunes filles qu'ils doivent s'adresser!...

Considérant le mariage comme une façon de sortir les siens de leur
détresse sans cesse plus grande, il n'était pas loin de chercher
lui-même dans une union, fût-elle disproportionnée, un refuge
contre la misère, un instrument de fortune, un marchepied pour s'élever
au-dessus de ce misérable grade de capitaine, qu'il venait, non sans
difficulté, de reconquérir.



IV

PREMIÈRE DÉFAITE DE BONAPARTE


Le lendemain, après avoir touché le montant de l'indemnité de route
allouée à la demoiselle de Saint-Cyr, pour son retour dans sa famille,
Bonaparte se rendit, avec Elisa, chez madame Permon.

Il voulait lui présenter sa sœur, avant son départ pour la Corse.

Un autre projet l'amenait, en même temps, chez la veuve de son ami.

Madame Permon, mère de la future duchesse d'Abrantès, Grecque d'origine,
ayant habité la Corse, était encore une fort jolie femme.

Par coquetterie, elle dissimulait son âge, et insouciante, frivole,
sachant s'habiller, s'entourant, à une époque où le luxe était difficile
et dangereux, de jolis bibelots du siècle de Louis XV et de meubles
artistiques de cette époque délicate et sensuelle, elle apparaissait aux
yeux du besogneux corse, comme la reine des grâces et des
élégances.

Il la voyait parée de toutes les séductions, et cet aspect grande dame
qu'elle prenait à ses yeux, qu'elle conserva toujours pour lui, cachait,
à ses regards de jeune amoureux pauvre, les rides déjà visibles du
visage et les lourdeurs inséparables de la maturité.

Les Permon avaient eu une assez jolie fortune. Bonaparte qui, souvent,
avec Junot, Marmont et Bourrienne, venait, les jours de déficit,
s'asseoir à leur table hospitalière, supposait à la veuve un avoir
encore important.

Ces considérations le décidèrent à tenter une double démarche.

Après avoir laissé Elisa en tête à tête avec Laure, la fille aînée de
madame Permon, il accompagna celle-ci dans un petit salon, et lui fit la
proposition de marier le jeune Permon.

Et comme madame Permon s'informait avec curiosité de la personne qu'il
voulait faire épouser à son fils, il répondit:

—Ma sœur Elisa!

—Mais elle est bien jeune, répondit madame Permon, et je sais que mon
fils n'a présentement aucun goût pour le mariage.

Bonaparte se mordit les lèvres et reprit aussitôt:

—Peut-être ma sœur Paulette, qui est fort jolie, conviendrait-elle
mieux à M. Permon? Et il ajouta qu'on pourrait du même coup marier
Laure Permon à l'un de ses frères, Louis ou Jérôme...

—Jérôme est plus jeune que Laurette, dit madame Permon en riant... En
vérité, mon cher Napoléon, vous faites le grand prêtre aujourd'hui...
vous voulez marier tout le monde, même les enfants!...

Bonaparte fit semblant de rire et répondit, sur un ton embarrassé, qu'en
effet le mariage des siens était l'un de ses plus grands soucis.

Puis, se précipitant sur la main de madame Permon, il y imprima deux
brûlants baisers, en disant qu'il avait décidé de commencer l'union des
deux familles, son rêve le plus cher, par un mariage entre lui et elle,
aussitôt que les convenances, à raison de son deuil encore récent, le
permettraient.

Stupéfaite, celle qui se trouvait l'objet de cette démarche inattendue
n'y put tenir: elle éclata de rire au nez du postulant.

Bonaparte se montra froissé de cette hilarité. Madame Permon se hâta de
l'expliquer:

—Mon cher Napoléon, lui dit-elle, se faisant tout à fait maternelle,
parlons sérieusement: vous croyez connaître mon âge? Eh bien! vous ne
vous en doutez pas... je ne vous le dirai point, parce que c'est ma
petite faiblesse cette cachotterie-là... je vous dirai seulement que je
serais non seulement votre mère, mais celle de Joseph, votre aîné.
Laissons donc cette plaisanterie. Elle m'afflige, venant de vous...

—Je ne croyais pas plaisanter, dit d'un ton piqué Bonaparte, et je ne
vois pas ce que ma demande a de si risible! L'âge de la femme que
j'épouserai m'est indifférent. D'ailleurs, sans flatterie, vous ne
paraissez avoir que trente ans.

—J'ai bien davantage!...

—Je l'ignore! je vous vois jeune et belle, s'écria Bonaparte avec feu,
et vous êtes la femme que je rêve pour compagne...

—Et si je ne consens pas à cette folie, que ferez-vous?...

—Je chercherai ailleurs le bonheur que vous m'aurez refusé, reprit
Bonaparte, avec énergie. Je veux me marier... ajouta-t-il après un
instant de réflexion. Des amis ont pensé pour moi à une femme charmante
comme vous... de votre âge ou à peu près... et dont le nom et la
naissance sont fort honorables... Je veux me marier, je le répète!...
réfléchissez!...

Madame Permon n'avait pas à beaucoup réfléchir. Son cœur n'était pas
libre. Elle aimait, en secret, un de ses cousins, un grand bellâtre,
nommé Stephanopolis. Elle l'avait présenté à Bonaparte et voulait le
faire entrer dans la garde de la Convention qu'on créait en ce moment.

Pour ce brave soldat, qui d'ailleurs devait mourir fort
prosaïquement en se coupant avec maladresse un cor au pied, elle
repoussa l'offre de Bonaparte qui lui en garda rancune.

A quoi tiennent les destinées? Marié à madame Permon, Bonaparte n'eût
peut-être jamais été général en chef de l'armée d'Italie et eût servi
sans doute obscurément dans l'artillerie, durant des guerres sans
gloire.

Bonaparte, dans cette conversation, avait manifesté son désir de
réaliser un mariage avantageux, d'épouser une femme riche, qui lui
faciliterait ses débuts dans la vie active, et lui ouvrirait les rangs
de la haute société alors proscrite et terrifiée, mais qu'il devinait
prête à ressortir, plus arrogante, de dessous les échafauds.

Le double refus de madame Permon devait faire, de la pensionnaire de
Saint-Cyr, la princesse de Piombino, et du futur général Bonaparte, le
mari de Joséphine.



V

LE SIÈGE DE VERDUN


M. de Lowendaal avait réussi à franchir la distance qui séparait
Crépy-en-Valois de Verdun.

Il s'était, aussitôt arrivé, rendu à l'hôtel de ville.

Deux grands intérêts l'avaient contraint à se rapprocher du théâtre de
la guerre et à venir s'enfermer dans une cité qui, d'un moment à
l'autre, pouvait se trouver investie.

Il lui fallait liquider sa fortune et rentrer dans le cautionnement, par
lui versé à la ville de Verdun, pour sa ferme des tabacs.

Et puis un autre grave souci nécessitait la venue du baron à Verdun.

Il voulait, à la veille d'épouser Blanche de Laveline, rompre un lien,
pour lui insupportable à présent, et s'affranchir d'une affection
remontant déjà à quelques années.

Il avait rencontré, à Verdun, une jeune fille d'une honorable famille,
mais sans fortune, venue d'Angers pour entrer en religion.

Mademoiselle Herminie de Beaurepaire n'avait pas sur-le-champ prononcé
ses vœux. Sa vocation était médiocre. Elle s'était résignée au
sacrifice du voile, afin de permettre à son frère de tenir son rang dans
le monde et d'acheter une compagnie.

Le baron de Lowendaal n'eut pas de peine à détourner Herminie du
cloître.

Rappelé à Paris par les soins que nécessitait sa grande fortune, le
baron ne tarda pas à oublier complètement la pauvre Herminie.

Affolé d'amour pour Blanche de Laveline, il n'avait plus qu'indifférence
pour la jeune femme qui l'attendait avec des alternatives d'angoisse et
d'espérance, dans la tristesse de l'antique hôtel d'une vieille tante,
fort riche et peu valide.

Perplexe, le baron se demandait quel genre d'explication il devait
fournir à celle qui se considérait toujours comme sa femme, au moment où
sa chaise de poste franchit la porte de France, sur la route de Châlons.

Il lui fallait absolument trancher dans le vif et signifier à Herminie
qu'elle n'eût plus à compter sur lui.

Il traversa la ville en rumeur, car les nouvelles les plus étranges
et les plus contradictoires circulaient, et se présenta au
procureur-syndic, auquel il exposa sa réclamation.

Celui-ci répondit que les finances de Verdun étaient à sec et qu'il ne
pouvait être question d'un remboursement quelconque.

—Cependant, avait ajouté le magistrat, en prenant un air mystérieux et
entendu, il vous reste, monsieur le baron, une chance d'être
remboursé...

—Laquelle?... parlez! dit vivement Lowendaal.

—Si nous n'avons pas d'argent, reprit le procureur-syndic, l'empereur
d'Autriche en a, lui... Que la paix soit maintenue... que les horreurs
d'un siège puissent être épargnées à cette malheureuse ville, et je
réponds de votre remboursement, monsieur le baron!

Le fermier général hésita avant de répondre.

Cosmopolite, comme tous les financiers, peu lui importait que son argent
lui vînt du roi de France ou de l'empereur d'Autriche.

Il n'était donc arrêté par aucun scrupule patriotique.

Il n'éprouvait aucune indignation, en entendant ce magistrat lui parler
de la remise de la ville aux ennemis.

Le baron se demandait si le procureur-syndic était exactement informé,
s'il était certain que les soldats du roi de Prusse et de l'empereur
d'Autriche, maîtres de Verdun, sauraient garder la ville et la
préserver d'un mouvement offensif des volontaires qu'on disait en route.

Il calculait uniquement les chances que pouvait présenter le marché
qu'on lui proposait.

Après avoir envisagé les fortunes diverses qu'offrait l'affaire, il
s'informa des renforts, qu'on disait dirigés de Paris sur Verdun.

—Ils arriveront trop tard! répondit le procureur-syndic.

—Alors je suis votre homme! dit le baron.

—Bien. Vous êtes venu rapidement de Paris?... n'ayant parlé avec
personne?

—J'étais fort pressé, en effet.

—Avez-vous dans votre suite un personnage à la fois discret... et
bavard?...

—Discret? c'est-à-dire sachant garder un secret?

—Et bavard... c'est-à-dire capable de lâcher à propos quelques paroles
en apparence inconsidérées... c'est cela!...

—J'ai cet homme... Léonard, mon valet de chambre... que devra-t-il
taire?

—Nos projets d'abord...

—Il ne les connaît pas!

—Ceci nous garantit sa fidélité... les secrets qu'on ignore sont les
mieux gardés.

—Et sur quoi devra-t-il se montrer bavard?

—Sur les nouvelles de Paris... la cité aux mains des brigands...
l'autorité royale cependant forte de l'approche de l'armée de
l'empereur d'Autriche et des troupes du roi de Prusse, prête à reprendre
tout pouvoir, se disposant à châtier les rebelles...

—C'est tout? Léonard n'aime pas les sans-culottes, il s'acquittera fort
bien de cette mission...

—Votre Léonard pourra ajouter qu'il tient de source sûre que 80.000
Anglais viennent de débarquer à Brest et marchent sur Paris...

—Et le but de ces alarmes répandues?

—Justifier la décision que nous allons prendre cette nuit...

—Où cela?

—Ici même... il y a assemblée des principaux bourgeois de la ville...
et l'on doit arrêter les termes de la réponse qu'il convient de faire au
duc de Brunswick... Vous serez des nôtres? dit le syndic.

—Vous avez ma promesse... comme j'ai la vôtre, n'est-ce pas, pour le
remboursement de ma créance?

—Entre honnêtes gens, monsieur le baron, on n'a qu'une parole! dit le
procureur-syndic en serrant la main du fermier général.

Les deux complices se séparèrent. L'un allant styler Léonard chargé de
propager les bruits alarmistes dans le peuple, l'autre recrutant de
nouvelles adhésions secrètes, pour la trahison qui allait s'accomplir.



VI

A L'ÉTAPE


Sur la route de Verdun, gaiement, les volontaires de Mayenne-et-Loire,
accompagnés d'un détachement du 13e léger, où François Lefebvre servait
en qualité de lieutenant faisant fonctions de capitaine, marchaient en
chantant.

L'enthousiasme brillait dans les yeux, le désir de vaincre animait les
cœurs.

En traversant les villages, aux femmes debout sur les seuils, présentant
leurs enfants, comme au passage de la procession, les volontaires
envoyaient des baisers. Aux hommes, ils promettaient de vaincre ou de
mourir. Ils allaient confiants, hardis, superbes, au son aigrelet des
fifres, dans le martèlement martial des tambours; les trois couleurs
claquaient au vent dans un déploiement joyeux, et l'âme de la
patrie était parmi eux.

Tous, en quittant leur pays natal, avaient fait don à leurs parents de
ce qu'ils possédaient, en déclarant qu'on devait les considérer comme
déjà morts.

Et ces héros allaient, la chanson aux lèvres, au-devant de cette mort
pour la patrie, qui, pour eux, était, comme on l'a dit depuis, le sort
le plus beau, le plus digne d'envie.

Par les routes, afin d'abréger la longueur des étapes, ils entonnaient
sur l'air de la _Carmagnole_ quelque refrain naïf et bon enfant, comme
la _Gamelle_:

    Savez-vous pourquoi, mes amis,
    Nous sommes tous si réjouis?
      C'est qu'un repas n'est bon
      Qu'apprêté sans façon.
      Mangeons à la gamelle!
        Vive le son (_bis_)
      Mangeons à la gamelle!
    Vive le son du chaudron!

Le refrain se propageait par toute la colonne, et l'arrière-garde
reprenait avec entrain:

    Point de froideur, point de hauteur,
    L'aménité fait le bonheur.
      Oui, sans fraternité,
      Il n'est point de gaîté.
      Mangeons à la gamelle!
        Vive le son (_bis_)
      Mangeons à la gamelle!
    Vive le son du chaudron!

Comme on approchait de Verdun, dont les murailles se dressaient
au-dessus de la campagne boisée, le commandant Beaurepaire fit faire
halte.

Il était prudent d'observer les abords de la place.

Les Prussiens n'étaient pas loin; d'après les derniers renseignements,
l'on pouvait craindre de tomber dans une embuscade.

Sur un monticule, au milieu de taillis, bien abritée, invisible de la
ville, la petite armée campa.

On dominait une gorge verdoyante, au fond de laquelle se groupaient
quelques maisons.

Un berger, qui avait suivi les soldats depuis leur rencontre auprès de
Dombasle, fut interrogé par Beaurepaire.

Il ne put fournir aucune indication sur le mouvement présumé de l'armée
ennemie.

Beaurepaire allait renvoyer le berger. Il le rappela et lui demanda:

—Le nom de ce petit village, en face, entre les collines et que des
bois cachent si complètement, le connais-tu?

—Oui, monsieur... c'est Jouy-en-Argonne!

Un tressaillement, aussitôt réprimé, échappa à Beaurepaire.

Il prit sa longue-vue et, du haut du tertre, considéra attentivement,
avidement, avec de la tristesse dans les yeux, le modeste village...

Il ne pouvait en détacher sa vue... On eût dit qu'il cherchait à y
découvrir quelque chose qui l'intéressait au plus haut point.

Pourtant nulle trace d'un campement, aucune lueur de bivouac; rien de ce
qui décèle la présence de soldats n'apparaissait dans la gorge boisée...

Beaurepaire revint, pensif, au milieu des volontaires qui déjà, les
faisceaux formés, s'occupaient à confectionner la soupe.

Tandis que les uns allaient couper du bois, que les autres puisaient de
l'eau à une source qui dégoulinait en gazouillant de la hauteur, les
aides de cuisine épluchaient les légumes empruntés, en passant, à des
champs rencontrés, et accompagnaient leur opération culinaire d'un
couplet de la _Gamelle_:

    Bientôt les brigands couronnés,
    Mourant de faim, proscrits, bernés,
        Vont envier l'état
        Du plus mince soldat
        Qui mange à la gamelle!
    Vive le son (_bis_) du chaudron!

Un chariot stationnait à quelques pas des cuisines en plein air. Un
bon vieux cheval gris, dételé, paisiblement broutait l'herbe, cherchant
à tirer sur la longe, pour atteindre l'écorce de jeunes arbrisseaux,
objet de sa convoitise.

Le chariot portait sur sa caisse cette inscription:

          13e LÉGER

    Mme CATHERINE LEFEBVRE

        _Cantinière._

A quelques pas du chariot, un enfant gaminait, rôdant autour des
faisceaux; comme pour chercher protection, il s'approchait de temps en
temps de la cantinière, qui lui tapotait les joues pour le rassurer,
sans s'interrompre, pressant la besogne, car les troupiers réclamaient
l'ouverture de la cantine. Aidée par un soldat, elle disposait en forme
de table, sur deux tréteaux, une grande planche.

Bientôt des cruchons, des brocs, un petit tonneau, avec des verres et
des assiettes, se trouvaient rangés sur la table improvisée.

La cantine était montée.

Les buveurs déjà s'empressaient.

La route et les chansons avaient donné soif à la troupe pleine de bonne
humeur.

Bientôt les verres s'emplissaient et l'on trinquait aux succès du
bataillon de Mayenne-et-Loire, à la délivrance de Verdun, au triomphe de
la liberté!

Tous n'avaient pas d'argent, mais la cantinière était bonne fille et
faisait crédit aux désargentés... On la rembourserait après la
victoire.

Beaurepaire regardait, en souriant, ce tableau animé, et ses yeux se
reportant vers le village de Jouy-en-Argonne, il murmurait, perplexe:

—Impossible de m'éloigner... qui donc pourrai-je envoyer là?... il me
faudrait quelqu'un de confiance... une femme serait préférable... mais
où trouver cette messagère?...

Et il continua à observer les hommes groupés devant l'éventaire de
Catherine Lefebvre.

A l'écart, et paraissant indifférents à la joie de la troupe en repos,
un sergent et un jeune homme portant les aiguillettes distinctives du
corps de santé s'entretenaient avec animation, baissant la voix quand
ils se supposaient regardés.

C'était Marcel, qui avait retrouvé Renée, le joli sergent. Il avait,
selon l'espoir de la jeune fille, obtenu par la protection de
Robespierre jeune, et sur la recommandation de Bonaparte, d'être détaché
du 4e d'artillerie. Envoyé à la batterie dépendant du petit corps placé
sous le commandement de Beaurepaire, il avait rejoint le bataillon, à
Sainte-Menehould.

Les exigences du service, la différence des grades et la place de
l'aide-major à la queue de la colonne, avaient empêché les deux jeunes
gens d'échanger leurs confidences et de témoigner leur joie de se
revoir.

L'étape inattendue, ordonnée par le commandant sur la lisière de la
forêt de Hesse, au-dessus du village de Jouy-en-Argonne, leur avait
enfin fourni cette occasion si attendue. Ils en profitaient.

Beaurepaire allait s'éloigner, un peu surpris de l'intimité semblant
exister entre ce sergent et l'aide-major. Il se réservait de s'informer
des causes de cette familiarité, quand Lefebvre, venant à passer,
interpella Marcel:

—Vous venez du 4e d'artillerie? demanda-t-il, troublant le tête-à-tête
des deux amoureux.

—Oui, lieutenant... en droite ligne.

—Est-ce que le capitaine Bonaparte, qui a été réintégré dans son grade,
se trouvait au régiment, quand vous l'avez quitté?

—Le capitaine Bonaparte était en Corse... il a obtenu une permission...
mais il a écrit à des amis à Valence, et nous avons eu de ses nouvelles
au régiment... On parlait beaucoup du capitaine Bonaparte.

Beaurepaire, qui avait entendu, s'avança et dit vivement:

—Ah!... et comment va-t-il, Bonaparte?... J'espère qu'il ne lui est
rien survenu de fâcheux?... Pouvez-vous me renseigner, major?...
Moi aussi, je suis de ses amis...

—Mon commandant, dit Marcel, le capitaine Bonaparte est aujourd'hui en
sûreté, à Marseille, avec toute sa famille... Mais il a couru un grand
danger.

—Diable!... contez-moi donc cela... ce cher Bonaparte! que lui est-il
donc arrivé?...

—Pardon, mon commandant, dit Lefebvre, ne pensez-vous pas que pour
écouter le récit du major, nous serions mieux, assis, là, devant un
rafraîchissement... C'est ma femme qui nous servira...

—Volontiers!... dit le commandant, s'attablant, et à la santé de la
citoyenne Lefebvre, la belle cantinière du 13e!...

Tous trois choquèrent leurs verres, tandis que Lefebvre, en clignant de
l'œil, disait à sa femme:

—Ecoute ce que va raconter le major... il a des nouvelles de Corse...
il s'agit de ton ami, le capitaine Bonaparte!...

—Vas-tu pas être jaloux à présent de ce pauvre Bonaparte! dit Catherine
en haussant les épaules... Est-ce qu'il lui serait survenu quelque chose
de fâcheux, monsieur le major?...

—Il n'a échappé que par miracle à la mort...

—Est-ce possible!... Oh! dites-nous vite de quoi il s'agit, monsieur le
major... avec la permission du commandant! fit Catherine se campant à
califourchon sur un tronc d'arbre, bouche béante, oreilles tendues,
impatiente d'avoir des nouvelles de son ancien client.

Marcel expliqua d'abord que les Corses, hostiles à la Révolution,
avaient cherché à se donner à l'Angleterre. Paoli, le héros des
premières années de l'indépendance, avait négocié avec les Anglais. Il
avait cherché à entraîner Bonaparte dans sa défection. L'appui du
commandant de la garde nationale d'Ajaccio lui devenait indispensable.
Mais Bonaparte avait refusé avec indignation de participer à sa
trahison.

Paoli, irrité, avait ameuté contre lui et contre les siens la
population. Napoléon et ses frères Joseph et Lucien avaient été obligés
de s'enfuir sous des déguisements.

Contre la mère de Bonaparte, Paoli tourna sa fureur. La maison, où
Letizia Bonaparte était réfugiée avec ses filles, fut assaillie, pillée,
incendiée. La courageuse femme dut se sauver, la nuit, à travers le
maquis.

Ce fut une fuite tragique. Quelques amis dévoués, sous les ordres d'un
énergique vigneron nommé Bastelica, protégeaient les fugitifs. La
famille Bonaparte marchait au centre de l'escouade armée de carabines.
Letizia tenait par la main la petit Pauline, la future générale Leclerc;
Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr qui, à peine sortie de la calme maison
d'éducation, tombait dans les aventures d'un exode à travers la
montagne, accompagnait son oncle, l'abbé Fesch, dont la pourpre
était encore bien lointaine; le jeune Louis gambadait en avant de la
colonne, sondant l'épaisseur des halliers et réclamant avec insistance
une carabine. Le petit Jérôme était porté par Savaria, la servante
dévouée.

On évitait les routes battues. On recherchait les sentiers les plus
abrupts. Il s'agissait de gagner le rivage sans être aperçu des
paolistes.

Les arbustes, les ronces, déchiraient au passage les vêtements, les
mains, les visages des enfants en pleurs.

Après une nuit de fatigue et d'insomnie, les proscrits parvinrent à un
torrent. Il était impossible de le franchir avec cette marmaille.
Heureusement, on put se procurer un cheval, et le gué périlleux fut
traversé.

Au moment d'atteindre la côte, une troupe de paolistes, lancée à la
poursuite des Bonaparte, passa en courant.

On se blottit dans le maquis, chacun retenant son souffle. Madame
Letizia s'efforçait d'empêcher la craintive Pauline de crier. Le cheval
qui semblait deviner le danger, maintenu par Louis, demeurait immobile,
les oreilles dressées, avec un frisson à fleur de peau.

Enfin, du haut d'un rocher, on aperçut Napoléon qui venait, en barque,
d'un navire français croisant dans le golfe.

Bonaparte se hâta d'aborder. A peine était-il réuni avec les siens,
qu'un berger accourut prévenir: les paolistes les avaient découverts.

On eut juste le temps d'embarquer. Les Corses, débouchant sur le rivage,
saluèrent les fugitifs d'un feu de mousqueterie nourri, mais ils étaient
déjà hors d'atteinte.

Une fois à bord, Bonaparte court à l'unique pièce de canon armant le
navire, la charge à mitraille, la pointe, et envoie aux paolistes une si
terrible décharge, que huit ou dix de ceux qui avaient tenté de
l'assassiner restèrent sur le sable. Les autres s'enfuirent. La famille
et son chef étaient sauvés.

—Bravo, Bonaparte!... dit Catherine, battant des mains au récit... ah!
les canailles de Corsicos, si j'avais été là avec nos hommes, n'est-ce
pas, Lefebvre?...

—Bonaparte suffisait! dit Lefebvre, c'est un fin canonnier!

—Et un bon Français! ajouta Beaurepaire. Il ne voulait pas que sa
patrie fût livrée aux ennemis... c'est bien!... Voyez-vous Bonaparte
mourant ainsi dans une île, prisonnier des Anglais?... C'eût été absurde
et sa destinée vaut mieux que cela... Merci, major, de vos
renseignements... Quand nous aurons délivré Verdun, j'écrirai à
Bonaparte pour le féliciter...

Le commandant s'était levé. Ayant jugé le repos suffisant, rien de
suspect ne lui apparaissant en avant de Verdun, il donna l'ordre de tout
préparer pour le départ... On devait se remettre en route dans deux
heures, afin d'atteindre Verdun un peu avant la nuit, en profitant du
crépuscule.

Tandis que les hommes, ayant mangé la soupe et nettoyé leurs armes, se
disposaient à reformer la colonne, le commandant se dirigea vers la
voiture tout attelée de Catherine.

Il fit signe à la cantinière qu'il avait à lui parler.

A voix basse, il donna ses instructions à Catherine, qui semblait
écouter avec quelque surprise.

Quand il eut fini, la cantinière répondit simplement:

—C'est compris, mon commandant... et quand j'aurai quitté
Jouy-en-Argonne et que je serai dans Verdun, que faudra-t-il faire?

—Nous attendre, si la ville est tranquille... accourir nous avertir, si
l'ennemi avait fait un mouvement...

—Bien, mon commandant!... je vais mettre mes vêtements civils... et
j'espère que vous serez content de moi...

Puis elle cria à Lefebvre, qui se demandait quelle mission secrète
le commandant pouvait bien confier à sa femme:

—François... je te retrouverai à Verdun... Ordre du commandant!... Aie
bien soin d'Henriot... Que La Violette,—c'était le nom du jeune soldat
désigné pour le service de la cantine,—prenne garde aux descentes... le
cheval toujours au pas... et même tenu par la bride...

—On y veillera! dit Lefebvre... Mais, Catherine, sois prudente!... Si
les cavaliers prussiens qui battent la campagne allaient te faire
prisonnière?...

—T'es bête! Est-ce que, sous mes jupons, je n'ai pas mes deux chiens de
garde! dit gaiement Catherine.

Et, soulevant sa jupe, elle fit voir à son mari les crosses de deux
pistolets passés dans la ceinture qui contenait son argent.

Les volontaires, cependant, sur un signe de Beaurepaire, s'étaient
alignés et se disposaient à continuer leur route.

Catherine, bravement, dévalait les pentes rapides de la gorge, au fond
de laquelle était tapi le petit village de Jouy-en-Argonne.

Elle en avait atteint les premières maisons, quand par-dessus les bois,
les prés, les champs, lui arriva ce chant plein d'entrain des
volontaires en marche sur Verdun:

            Ah! ça ira! ça ira! ça ira!
    Petits comme grands sont soldats dans l'âme:
            Ah! ça ira! ça ira! ça ira!
    Pendant la guerre aucun ne trahira...
            Ah! ça ira! ça ira! ça ira!

Et l'écho du vallon répéta: Ça ira! ça ira! rythmant l'allure martiale
de ces braves enfants de la patrie courant à la victoire, en chantant,
sous le drapeau de la liberté!



VII

L'ABANDONNÉE


Herminie de Beaurepaire se trouvait dans une vaste pièce de l'hôtel de
Blécourt, à Verdun, transformée en oratoire, sous les inspirations de sa
tante, fort bigote, madame de Blécourt.

Deux prie-Dieu et un petit autel improvisé, sur lequel une Vierge Marie,
tenant l'Enfant Jésus dans ses bras, étalait sa robe bleue et sa
couronne de bois doré, avec des candélabres et deux vases de fleurs,
composaient l'ornement de ce salon, devenu chapelle depuis la
suppression des ordres religieux. La pieuse tante entendait qu'Herminie
continuât à se préparer à la vie monastique, à laquelle elle avait été
destinée, en attendant la réouverture des couvents.

Quand Lowendaal parut sur le seuil de l'oratoire, mademoiselle de
Beaurepaire poussa un cri, fit un bond de surprise, puis s'arrêta,
le regardant, indécise, hésitante, intimidée, attendant un mot, un
geste, un élan, un mouvement des lèvres, un cri du cœur.

Le baron demeurait froid, légèrement embarrassé, pinçant la bouche et
n'osant parler.

—Ah! c'est vous, monsieur, dit la jeune femme d'une voix tremblante; je
ne comptais plus guère vous revoir... un si long temps s'est écoulé
depuis que, pour la dernière fois, nous nous sommes trouvés ici, à cette
place... et puis là-bas, au village de Jouy-en-Argonne...

—Ah! oui... Jouy!... Et comment se porte l'enfant?... toujours bien, je
suppose?...

—Votre fille grandit... elle aura tantôt trois ans... Ah! plût à Dieu
que la pauvre petite ne fût jamais née!... et les yeux d'Herminie
s'emplirent de larmes.

—Ne pleurez pas! ne vous désolez pas, dit le baron sans se départir de
sa calme indifférence... Voyons, Herminie, il faut se faire une
raison!... vos larmes, vos sanglots peuvent attirer l'attention... toute
la maison est déjà en rumeur par ma venue, voulez-vous faire connaître à
tous ce que vous avez si grand intérêt à cacher?...

Herminie releva la tête et dit avec fierté:

—Quand je me suis donnée à vous, monsieur, ce fut mon cœur qui seul
parla... aujourd'hui ma raison revenue me dicte ma conduite...
l'heure de folie qui m'a poussée dans vos bras est passée... je ne vis
plus pour l'amour... tout en moi est éteint de la flamme d'autrefois...
en remuant mon existence je n'y trouve que cendres et débris!... Mais
j'ai une enfant... votre fille Alice... pour elle je dois vivre, pour
elle je dois conserver les apparences.

—Vous avez, pardieu! fort raison... le monde est impitoyable, ma chère
Herminie, pour les petites aventures du genre de la nôtre... Que
voulez-vous? nous étions tous deux, comme vous l'avez dit,
déraisonnables... de la folie traversait nos cerveaux... c'était une
ivresse... nous voilà dégrisés... eh bien! mais c'est dans l'ordre... on
ne peut rester, toute la vie, fol et enivré!...

Et le baron esquissa un geste plein de fatuité et de cynique
désinvolture.

Herminie s'avança vers lui, sévère, presque tragique.

—Monsieur le baron, je ne vous aime plus! dit-elle.

—Vraiment! c'est un grand malheur pour moi...

—Ne raillez pas!... Oh! je sens bien que vous, pareillement, vous ne
m'aimez plus... m'avez-vous même jamais aimée? Je fus pour vous la
distraction d'un instant... le jouet du cœur... non pas même du
cœur, l'amusement des sens, une façon d'user les heures de
désœuvrement au fond d'une retraite provinciale... Vous étiez retenu
par vos affaires ici... La vie des gentilshommes et des militaires,
avec leurs plaisirs faciles et leurs bruyantes débauches, vous semblait
fade et peu digne de vous, brillant personnage de la cour, habitué de
Trianon, ami du prince de Rohan et du comte de Narbonne... vous m'avez
aperçue dans mon coin, triste, seule, pensive...

—Vous étiez charmante, Herminie!... vous êtes toujours désirable et
belle, mais à cette époque vous aviez pour moi un attrait indicible...
un piquant... une saveur...

—J'ai perdu tout cela, à présent, n'est-ce pas?

—Je proteste! s'écria galamment le baron.

—Ne mentez pas!... je ne suis plus la même à vos yeux... Vous avez vu
juste; je vous l'ai dit: je vous aimais alors et aujourd'hui vous m'êtes
devenu indifférent.

—J'aime mieux cela! pensa le baron.

Et il ajouta en lui-même:

—Eh! mais, les choses se passent fort bien... La rupture s'accomplit
sans secousse, sans trop de pleurs et de reproches... C'est parfait!

Il reprit, en tendant la main à Herminie:

—Restons de bons amis, voulez-vous?

La jeune femme demeura immobile, refusant la main qu'avançait Lowendaal.

Un plissement de ses lèvres indiqua son dédain.

—Ecoutez-moi, dit-elle d'un ton sévère. J'étais ici bien éloignée
de toute idée d'amour... On me destinait au couvent et je me trouvais
prête à obéir à ceux qui m'avaient offert le cloître comme un asile
noble et digne pour les filles telles que moi, ayant un beau nom et
nulle fortune... Auprès de mademoiselle de Blécourt, j'attendais l'heure
de prononcer mes vœux. Vous dire que je ne regrettais pas ce monde, à
peine entrevu par moi, mais dont je me faisais une idée assez riante,
serait mentir... J'avais envié celles de mes compagnes qui pouvaient,
grâce à leur richesse, épouser un honnête homme et traverser la vie, la
joie au cœur, l'orgueil au front, entre leur mari et leur enfant...
Ce bonheur ne m'était pas offert... Je me résignai...

—Vous étiez pourtant de celles à qui la vie ne devait donner que des
joies...

—Et à qui elle n'a donné que des amertumes!... Pardonnez-moi, monsieur,
de vous rappeler ces choses douloureuses... Mais c'est alors, quand mon
abandon semblait complet et que je me voyais sacrifiée, dans ma
jeunesse, dans mes désirs, dans mes rêves... c'est alors que vous m'êtes
apparu... Etais-je consciente? Je ne sais... Oh! je ne veux pas
récriminer... je ne cherche même pas à excuser ma faute... Mais, en ce
jour, dans cette entrevue qui, pour nous deux, peut être décisive,
permettez-moi de vous adresser une question...

—Laquelle?... Parlez!... Je vous autorise à me poser dix, vingt
questions!... Que craignez-vous?... De quoi doutez-vous?

—Je ne crains plus! dit avec tristesse Herminie; j'ai malheureusement
perdu le droit de douter... Monsieur le baron, vous m'avez juré de faire
de moi votre femme, venez-vous aujourd'hui accomplir votre promesse?...

—Diable!... nous y voilà! pensa le baron.

Et, avec un sourire qui dissimulait mal une grimace, il murmura:

—Votre demande me charme... et, je vous l'avouerai, m'embarrasse...
Certainement je n'ai pas oublié qu'autrefois... dans ces moments de
folie, comme vous les désigniez tout à l'heure, j'ai pu m'engager... Oh!
je ne me dédis pas... je vous prie de croire que mes sentiments sont
toujours pour vous respectueux, ardents, sincères...

—Mais vous refusez?

—Je ne dis pas cela!...

—Alors, vous consentez?... Voyons, répondez franchement!... Je vous ai
dit que je n'avais plus ni doute ni crainte. Je pourrais ajouter que
l'espérance a marché côte à côte avec moi, et, brusquement, au détour du
chemin, m'a faussé compagnie... J'attends votre réponse avec la fermeté
d'un cœur où tout s'est apaisé!... où tout est mort!...

—Mon Dieu, ma chère Herminie, vous me prenez là au dépourvu... Je
ne suis pas venu précisément à Verdun pour causer mariage... De graves
affaires, des intérêts de premier ordre, nécessitent ma présence dans
cette ville, où le moment serait mal choisi pour s'occuper de joies
nuptiales...

—Ne parlez pas de joies entre nous!... Donc, vous refusez?...

—Non... je vous prie de m'accorder un délai... Attendez que la paix
soit faite... ce ne sera pas long...

—Vous croyez?... Vous espérez donc que les lâches et les traîtres
l'emporteront, et que Verdun ne se défendra pas?

—Je crois la défense impossible... Ce ne sont pas vos artisans, vos
petits bourgeois, des cloutiers et des savetiers, qui sont capables de
résister aux armées de l'empereur et du roi!

—N'insultez pas de braves gens qui se battront comme des héros, s'ils
savent se débarrasser des traîtres et des chefs incapables! dit avec
énergie Herminie.

—Je n'insulte personne, fit le baron de sa voix toujours doucereuse; je
vous prie seulement de considérer que cette ville n'a pas de garnison...

—Elle en aura une bientôt! murmura Herminie.

—Que voulez-vous dire? s'écria le baron stupéfait.

—Je veux dire... Tenez! écoutez!...

Et Herminie fit signe au baron de prêter l'oreille.

Une rumeur confuse, des cris, des vivats montaient vers la ville
haute...

Des roulements joyeux de tambours se mêlaient aux clameurs du peuple en
mouvement.

Le baron pâlit.

—Que signifie ce vacarme? dit-il. Sans doute quelque émeute... Les
habitants qui réclament l'ouverture des portes, et ne veulent pas
entendre parler d'un siège...

—Non, ce bruit est tout autre, monsieur le baron!... Encore une fois,
voulez-vous tenir votre promesse et donner à notre enfant, à notre fille
Alice, le nom, le rang, la fortune qui lui appartiennent?

—Je vous ai dit, madame, que pour le moment je ne voulais... je ne
pouvais prendre aucune décision... Attendez!... j'ai des affaires trop
sérieuses à terminer... Que diable! un peu de patience!... A la paix,
vous dis-je!... Quand les factieux seront punis et que Sa Majesté
rentrera tranquillement, non pas aux Tuileries, la Révolution y pénètre
avec trop de facilité, mais à Versailles... alors je verrai!... je
déciderai...

—Prenez garde, monsieur!... je suis femme à me venger de ceux qui font
de faux serments!...

—Des menaces!... Allons donc! fit le baron ricanant, j'aime mieux
cela... C'est moins dangereux que vos larmes!

—Prenez garde, encore une fois!... Vous me croyez faible, désarmée,
sans appui... Vous pouvez vous tromper!...

—Je vous répète, madame, que vous ne réussirez pas à m'intimider...

—Vous n'entendez donc pas ce bruit, ce tumulte?... C'est le tambour qui
se rapproche!

—En effet... c'est singulier!... Est-ce que les Prussiens seraient déjà
dans la ville? murmura le baron.

Et il ajouta, avec une satisfaction intérieure très visible:

—Ils arrivent à propos, nos bons amis les ennemis, pour couper court à
cette sotte histoire et me fournir un honnête prétexte de prendre congé
de cette ennuyeuse fille!...

—Ce ne sont pas les Prussiens, dit Herminie avec triomphe... ce sont
des patriotes qui viennent secourir Verdun...

—Les renforts qu'on attendait!... Allons donc, ce n'est pas
possible!... Lafayette est au pouvoir des Autrichiens... Dumouriez est
occupé au camp de Maulde... Dillon est acheté par les alliés... Il n'y a
pas de renforts!... Quels renforts, d'abord?...

—Vous allez le savoir!...

Et Herminie, ouvrant la porte de son oratoire, dit à une femme qui
se trouvait dans une pièce voisine, avec deux jeunes enfants:

—Entrez, madame, et faites connaître à M. le baron de Lowendaal ce que
c'est que ce bruit de tambours qui réveille la ville!...



VIII

L'ARRIVÉE DES VOLONTAIRES


Une femme jeune et à l'allure franche parut.

Elle fit le salut militaire et dit en regardant avec aplomb le baron:

—Catherine Lefebvre, cantinière au 13e, pour vous servir!... Vous
désirez savoir ce qu'il y a de nouveau?... Eh bien! parbleu! c'est le
bataillon de Mayenne-et-Loire qui fait son entrée dans Verdun... avec
une compagnie du 13e que commande mon homme, François Lefebvre... Hein,
mademoiselle! c'est une belle surprise pour tout le monde!...

Le baron murmura, désappointé:

—Le bataillon de Mayenne-et-Loire! Que vient-il faire ici?

—Ce que nous venons faire? dit Catherine, parbleu! fiche une brûlée
aux Prussiens, rassurer les patriotes, et taper sur les aristos,
s'ils font mine de bouger!

—Bien parlé, madame! dit Herminie, ajoutez donc le nom du chef des
volontaires de Mayenne-et-Loire... cela fera plaisir à monsieur...

—C'est le brave Beaurepaire qui les commande!...

—Beaurepaire! dit le baron avec effroi.

—Oui... mon frère!... qui, une heure avant son entrée dans la ville,
m'a envoyé cette vaillante femme pour m'avertir, pour me rassurer!...
dit Herminie dont le pâle visage était empourpré de joie.

—On dirait que ça vous défrise, mon petit père! fit Catherine Lefebvre,
tapant familièrement sur l'épaule du baron décontenancé. Vous n'êtes
donc pas patriote?... Ah! faut faire attention, voyez-vous, parce que
les aristos qui voudraient parler de capitulation, à présent, ils
n'auront pas beau jeu avec nous!

—Combien sont-ils vos volontaires? demanda le baron tout soucieux.

—Quatre cents... et puis, il y a la compagnie de Lefebvre, mon homme...
Ça fait, en tout, cinq cents lapins qui vont remuer la ville, allez!

La physionomie du baron était redevenue calme.

—Cinq cents hommes! Le mal n'est pas si grand que je le craignais!...
Ces cinq cents forcenés ne pourront tenir la ville... surtout si la
population bien travaillée réclame à cor et à cris la capitulation... Le
pire, c'est la présence de ce Beaurepaire!... Comment me débarrasser de
lui?

Herminie, cependant, avait été chercher l'un des deux enfants qui se
trouvaient dans la pièce voisine.

Elle amena une petite blondinette, blême et craintive, se tenant mal sur
ses jambes grêles, et dit au baron:

—Voici votre fille, monsieur... voulez-vous l'embrasser?...

Lowendaal, dissimulant une grimace, se pencha vers l'enfant et déposa
sur son front un rapide baiser.

L'enfant eut peur et se mit à pleurer.

Alors, s'élançant de l'autre chambre, un petit bonhomme, coiffé d'un
bonnet de liberté, avec la cocarde nationale, vint à la fillette,
l'emmena, la calma, en lui disant:

—Ne pleure pas!... Nous allons bien nous amuser, Alice... on va tirer
le canon!... Poûm!... Poûm!... c'est joliment drôle le canon!...

Catherine Lefebvre montra le gamin avec orgueil, en disant:

—C'est mon petit Henriot... un futur sergent que j'élève, en attendant
que mon homme me donne des mioches pour défendre la République!...

Herminie, pressant doucement la main de la cantinière, dit au baron:

—Cette excellente personne traversait, avec le bataillon, le village de
Jouy-en-Argonne... le commandant de Beaurepaire la fit appeler et la
pria de se rendre dans une maison du village, où elle trouverait un
enfant qu'il lui désigna... le commandant lui indiqua en outre cette
demeure... ici, elle devait me remettre l'enfant et me prévenir de
l'arrivée des volontaires, de la présence d'un protecteur pour la
malheureuse mère abandonnée... Voilà comment votre fille se trouve ici,
monsieur!...

—Alors, balbutia Lowendaal, le commandant de Beaurepaire sait...

—Tout! dit avec fermeté Herminie... Oh! ce fut une douloureuse
confession, allez! Mais je n'avais plus d'espoir qu'en mon frère... je
ne savais comment il accueillerait la triste confidence que je lui
faisais, un jour de découragement, où, lasse de tout, je voulais mourir.

—Et votre frère s'est montré clément?... dit le baron essayant de
paraître indifférent et calme, ainsi qu'au commencement de l'entretien.

—Mon frère a pardonné... il s'est hâté de venir me secourir, me
délivrer... Les volontaires de Mayenne-et-Loire, entraînés par lui, ont
traversé la France en courant...

—Ah! nom de nom! quelles étapes, mes enfants! dit Catherine...
Nous montrions tous grand désir d'arriver à temps pour secourir votre
bonne ville de Verdun... mais le commandant Beaurepaire avait des ailes
aux talons!...

Le son du tambour s'était rapproché. La ville semblait en fête. Des cris
de joie, plus nourris, s'élevaient du côté de la Meuse.

—Il faut que je me retire, dit le baron... on m'attend à l'hôtel de
ville!...

—Et moi j'ai besoin d'embrasser mon homme! fit Catherine. Allons! toi,
marche, jeune conscrit!... ajouta-t-elle en empoignant le petit Henriot.

L'enfant résista. Il avait gardé dans sa main la jupe de la petite
fille, et semblait vouloir rester auprès d'elle.

—Voyez-vous, le gaillard, dit avec bonne humeur la Sans-Gêne, il
s'attache déjà au cotillon!... Ah! il promet, le moutard!... En route,
petit, tu la reverras... tu la retrouveras, la gamine, quand nous aurons
administré une frottée soignée aux Prussiens!...

—Madame, dit Herminie avec émotion, jamais je n'oublierai ce que vous
avez fait pour moi... dites à mon frère que je vous bénis et que je
l'attends!... Quant à cette enfant, ajouta-t-elle en montrant Alice, qui
souriait au jeune Henriot et semblait, elle aussi, ne plus vouloir le
quitter, si le malheur faisait que je ne puisse plus la défendre,
l'aimer, la garder... remettez-la aux mains de mon frère...

—Comptez sur moi!... j'ai déjà ce gamin-là à brouetter dans ma
carriole, ça me fera la paire... un moyen de prendre patience en
attendant que mon homme se décide à me donner des enfants à moi... Ce
qui ne sera pas trop long, je crois! dit-elle, en riant de son franc et
large rire, et en avançant sa robuste poitrine... Au revoir, madame,
v'là qu'on rappelle à présent, mes soldats doivent avoir besoin de moi
là-bas et Lefebvre s'étonne, sans doute, de ne pas me trouver sur les
rangs!

Emmenant alors le petit Henriot, devenu boudeur et mécontent de quitter
si vite la jeune Alice, Catherine se hâta de rejoindre la compagnie
détachée du 13e léger, qui formait les faisceaux sur la place.

Herminie, après un salut glacial au baron, s'était retirée dans la
chambre voisine avec sa fille, qu'elle couvrait de caresses.

Lowendaal s'éloigna tout pensif dans la direction de l'hôtel de ville,
en se disant:

—Si la capitulation pouvait me débarrasser de ce Beaurepaire!... Mais
non!... cet enragé-là voudra défendre la ville et me faire épouser sa
sœur!... Ah! dans quel guêpier suis-je venu me fourrer!...

Et, fort peu satisfait des événements, le baron monta à l'hôtel de
ville, où déjà les notables se trouvaient rassemblés, sur la convocation
du président du directoire Ternaux et du procureur-syndic Gossin, deux
traîtres, dont les noms doivent demeurer cloués au pilori de l'histoire.



IX

L'ENVOYÉ DE BRUNSWICK


Dans la grande salle de l'hôtel de ville de Verdun, à la lueur des
flambeaux, les membres du district et les notables étaient rassemblés.

Le commandant du génie Bellemond, gouverneur de la place, assistait à la
délibération.

Le président Ternaux ayant ouvert la séance, le procureur-syndic Gossin
exposa la situation.

Le duc de Brunswick campait aux portes de la ville. Fallait-il les lui
ouvrir toutes grandes et acclamer le généralissime impérial comme un
libérateur, ou bien devait-on lever les ponts-levis et répondre à coups
de canon aux sommations de les baisser? C'était déjà une honte que de
poser la question.

—Messieurs, dit le procureur d'une voix dolente, notre cœur saigne à
l'idée des malheurs qui peuvent fondre sur Verdun assiégé...
Messieurs, la résistance est folie contre un ennemi dix fois
supérieur... Voulez-vous recevoir une personne qui nous est envoyée avec
une mission conciliante?

Et le président consulta du regard en même temps l'assemblée,
sollicitant son adhésion.

—Oui, nous le voulons! dirent plusieurs voix.

—Je vais donc, messieurs, reprit le président, faire introduire la
personne qui nous est annoncée.

Un mouvement de curiosité se produisit.

Tous les yeux étaient tournés vers la porte du cabinet du président.

Elle s'ouvrit bientôt, livrant passage à un jeune homme, portant le
costume civil. Il était très pâle et maintenait son bras en écharpe.

On eût dit qu'il relevait d'une longue maladie.

—M. le comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt, général en
chef de l'armée autrichienne! dit le président, présentant le mandataire
de Brunswick.

C'était en effet le jeune Autrichien sauvé par Catherine Sans-Gêne, dans
la matinée du 10 août.

A peine rétabli de sa blessure, grâce aux soins de la bonne Catherine,
il s'était échappé de Paris, et avait gagné le quartier général
autrichien.

Bien que souffrant encore, il avait voulu reprendre du service. Le
souvenir de Blanche de Laveline le faisait plus souffrir que sa
blessure. En pensant à son enfant, le petit Henriot, exposé à tous les
périls d'une naissance irrégulière, en se reportant aux tentatives de
Lowendaal, soutenu par le marquis, et qui pouvait contraindre Blanche à
un mariage les séparant à jamais, Neipperg éprouvait une cruelle et
lente torture. Il avait besoin d'oublier, et la guerre ne permet pas à
la pensée de s'éterniser dans la douleur. Avec joie il avait donc repris
du service.

Le général Clerfayt, qui avait apprécié les qualités de bravoure et de
finesse de Neipperg, l'avait attaché à son état-major.

Comme il connaissait parfaitement la langue française, le général
l'avait choisi pour porter aux notables et aux autorités de Verdun les
propositions de capitulation.

Après avoir salué l'assemblée, le jeune envoyé fit connaître les
conditions de Brunswick: elles consistaient dans la reddition de la
ville et de la citadelle dans les vingt-quatre heures, sous peine de
voir Verdun soumis à un bombardement et ses habitants livrés, après
l'assaut, à toute la fureur du soldat.

Au milieu d'une morne stupeur, ces farouches conditions furent écoutées.

On a beau se dire royaliste, comme se vantaient de l'être ces notables,
et craindre pour ses propriétés, il était difficile à ces riches
bourgeois d'entendre sans quelque révolte dans le cœur cette
hautaine et insultante menace.

Plusieurs de ces poltrons n'auraient pas été fâchés d'assister à une
protestation courageuse, ne fût-ce que pour la forme, afin de
sauvegarder les apparences de l'honneur.

Mais nul n'éleva la voix. Personne n'osait paraître appeler sur Verdun
la colère des Allemands.

Neipperg demeurait immobile, baissant les yeux.

Il s'indignait intérieurement de la couardise de ces marchands qui
préféraient la honte et le démembrement de la patrie à une résistance,
où leurs maisons auraient à subir les obus.

En lui-même il pensait que ce n'étaient point là les Français du 10
août, contre lesquels il s'était battu, et qui avaient si furieusement
emporté d'assaut le château des Tuileries.

Il n'avait plus que de l'admiration pour ces patriotes qui l'avaient
blessé. Les cœurs de soldat ne gardent pas de rancune après la
bataille. Mais la peur de ces bourgeois lui faisait mal et leur silence
honteux l'écœurait...

Il avait besoin de sortir, de respirer, de ne plus avoir sous les yeux
le spectacle de cette lâcheté collective.

Il lui semblait que sa blessure s'envenimait au contact de ces
trembleurs, qui étaient aussi des traîtres.

Il se leva et dit froidement:

—Vous avez entendu, messieurs, la communication du général en chef, que
dois-je rapporter comme réponse à M. le duc de Brunswick?...

Et il attendit, plus pâle qu'à son arrivée, debout, la main appuyée au
rebord de la table.

Une voix parla dans le silence général:

—Ne pensez-vous pas, messieurs, que tout en rendant hommage aux
sentiments miséricordieux de monseigneur le duc de Brunswick, vous
feriez bien d'ajourner votre réponse... ne fût-ce que pour permettre à
l'artillerie de M. le duc de faire à notre ville l'honneur de quelques
bombes?...

C'était Lowendaal qui avait pris tout à coup la parole.

Neipperg avait reconnu son rival.

Un flot de sang lui monta au visage.

Il eut un mouvement instinctif, comme pour s'élancer vers le baron, afin
de le provoquer...

Mais il se contint: il était ambassadeur: il avait une mission à
remplir, il ne s'appartenait pas...

Cette pensée lui traversa en même temps l'esprit: si le baron de
Lowendaal se trouvait à Verdun, Blanche de Laveline devait y être
aussi?...

Mais où la rencontrer? où la voir? où lui parler?

Il eut alors cet espoir que peut-être le baron, à son insu, lui ferait
connaître la retraite de Blanche...

Il fallait donc se montrer impassible, attendre, chercher...

Un murmure assez vif avait suivi les paroles de Lowendaal.

—De quoi se mêlait-il, ce fermier général? se disaient les bourgeois
chuchotant entre eux. Est-ce qu'il a des maisons, des ateliers, des
marchandises dans la cité? Est-ce lui qui supportera les dégâts des
propriétés? Puisqu'on sait qu'il est impossible de résister, le
commandant du génie l'a reconnu, à quoi bon faire massacrer du monde et
pour quelle raison exposer les immeubles au feu de l'artillerie?

—Notre population est sage et redoute les horreurs d'un siège, dit le
président, la proposition de M. le marquis de Lowendaal n'aurait pour
elle que la canaille... encore, presque tous ces braillards qui ne
possèdent rien, ont-ils déjà quitté la ville... ils se sont réfugiés du
côté de Thionville... ils ont retrouvé là un pas grand'chose de leur
espèce, un certain Billaud-Varennes qui va les envoyer au feu...
Espérons qu'on ne les reverra jamais à Verdun... Messieurs, êtes-vous
d'avis de les imiter ici?... Voulez-vous être mitraillés?

—Non! non! pas de bombardement! Signons tout de suite! crièrent vingt
voix.

Et les plus empressés, saisissant des plumes, entourèrent le président,
le pressant de leur laisser apposer leur signature sur le projet de
capitulation, rédigé à l'avance, dès l'annonce de l'arrivée de l'envoyé
autrichien.

Neipperg observait en silence cette réunion qui, d'abord paisible,
menaçait de devenir batailleuse.

Le baron de Lowendaal avait repris sa place, à l'écart:

—Mettons que je n'ai rien dit, avait-il murmuré, dépité.

Déjà le président levait la plume et cherchait l'endroit où il
convenait, sur le projet de capitulation, de mettre son nom, qui
engageait l'honneur de la ville, quand une fusillade lointaine éclata,
en même temps que le tambour battait la générale et que, sous les
fenêtres de l'hôtel de ville, des voix chantaient le _Ça ira_!



X

LE SERMENT DE BEAUREPAIRE


Tout le monde s'était levé dans un effarement indescriptible.

Les moins affolés avaient couru aux fenêtres...

La ville apparaissait illuminée, comme pour une fête...

Sur la place, des torches brûlaient, des femmes, des enfants battaient
des mains et formaient une ronde fantastique dans cette rougeur
d'incendie...

C'étaient les volontaires de Mayenne-et-Loire qui avaient entonné le _Ça
ira_, donnant le signal joyeux du réveil à la ville engourdie.

Les hommes étaient rares dans cette foule...

Ils se tenaient à distance et semblaient ne participer que des yeux à ce
tumulte martial.

Le procureur-syndic en fit la remarque au président.

—Voilà ces damnés volontaires qui font leur tapage! dit en
soupirant M. Ternaux.

Et M. Gossin de répondre avec un haussement d'épaules:

—Patience!... le duc de Brunswick nous en débarrassera bientôt!

Et il ajouta:

—Pourvu que ces diables déchaînés ne nous attirent pas un bombardement!

Au même instant, une lueur rouge traversa l'espace et un corps
flamboyant vint s'abattre sur une des maisons qui faisaient l'angle de
la place, en même temps qu'une forte détonation ébranla les vitres de
l'hôtel de ville...

—Tenez!... je l'avais prévu!... s'écria le procureur-syndic, voilà ce
que nous attirent ces coquins!... Les Prussiens tirent à boulets rouges
sur nos maisons!... Le voilà le bombardement que vous demandiez... vous
devez être satisfait, baron?

Le procureur se tourna, cherchant Lowendaal, mais le fermier général
avait disparu.

Impatient, désireux de le suivre, supposant que Lowendaal se dirigeait
du côté de Blanche de Laveline, Neipperg voulut se retirer.

—Je n'ai rien à faire ici désormais, messieurs, dit-il en prenant
congé. Le canon parle, je n'ai plus qu'à me taire... je vais retourner à
mon quartier général... Ma réponse, c'est votre poudre qui la porte en
ce moment!...

—Monsieur le comte, supplia le président, ne partez pas...
restez!... c'est un malentendu... tout va s'expliquer... tout
s'arrangera...

—Je ne vois pas trop comment! dit en souriant Neipperg; écoutez!...
voici le canon de vos remparts qui donne la réplique à nos obusiers...
le tambour bat dans vos rues... et il me semble que l'on vient jusque
dans votre hôtel de ville chercher des renforts pour garnir les
murailles et servir les pièces!...

Le tambour résonnait en effet dans l'escalier de l'hôtel de ville et des
pas nombreux martelaient les degrés. On entendait sonner sur le pavé du
vestibule les crosses des fusils.

—Ils osent venir ici! dit le procureur-syndic exaspéré. Monsieur le
commandant, vite, signez l'ordre de faire taire le tambour, et que les
hommes rentrent dans les logements qui ont dû leur être assignés! ajouta
le magistrat en invoquant M. Bellemond, directeur du génie et de
l'artillerie.

—Oui, monsieur le procureur, répondit cet officier pusillanime, je vais
donner ces ordres... dans un quart d'heure Verdun sera tranquille...

—Dans un quart d'heure Verdun sera en flammes et nous chanterons
l'Hymne des Marseillais à la lueur des obus! cria une voix forte,
derrière eux.

La porte s'était ouverte sous une poussée, et Beaurepaire,
accompagné de Lefebvre, et entouré de soldats du 13e et de volontaires
de Mayenne-et-Loire, apparaissait terrible comme le Dieu de la guerre,
devant ces citadins effarés.

Le président essaya de prendre un peu d'autorité:

—Qui vous a autorisé, commandant, à venir troubler les délibérations de
la municipalité et des citoyens qu'elle a réunis en conseil? dit-il
d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme.

—On assure, répondit Beaurepaire, sans se troubler, que vous machinez
tous ici une infâme trahison et que vous parlez de rendre la ville...
Est-ce vrai, citoyens?... répondez!

—Nous n'avons pas à vous faire connaître les résolutions de l'autorité,
commandant... veuillez vous retirer avec vos hommes et faire cesser le
feu que vous avez ordonné sans avoir pris l'avis du conseil de défense!
dit sévèrement le président, se sentant soutenu par les notables.

Beaurepaire réfléchit un instant, puis, se découvrant, dit avec une
intonation respectueuse:

—Messieurs, c'est vrai, je n'ai pas attendu l'avis du conseil de
défense pour faire feu sur les Prussiens qui déjà s'approchaient des
portes et faisaient mine d'entrer au premier signal... un signal qu'ils
paraissaient attendre du dedans... J'ai barricadé les portes; mon brave
ami Lefebvre, que voilà, a placé ses voltigeurs des deux côtés de
chaque palissade, et l'ennemi s'est arrêté... en même temps, pour
l'empêcher de voir de trop près ce que nous faisions sur les remparts,
j'ai envoyé quelques boulets qui ont fait reculer un peloton
d'Autrichiens trop pressés de nous rendre visite... je venais d'arriver
avec mes volontaires quand on m'a prévenu de ce qui se passait...
j'avoue que je n'ai pas pensé à prendre l'avis du conseil de défense!

—Et vous avez eu tort, commandant! dit le directeur du génie Bellemond.

Beaurepaire remit son chapeau.

—Camarade, dit-il au commandant, ceci me regarde... je répondrai, s'il
le faut, de ma conduite devant les représentants du peuple qui ne vont
pas tarder à venir ici... Je respecte la Commune de Verdun et ses
officiers municipaux... j'espère qu'ils sont patriotes, et prêts à faire
leur devoir... je prendrai leurs ordres pour tout ce qui concerne le
service intérieur et les mesures de police... Je sais l'obéissance que
les soldats de la nation doivent aux mandataires du peuple... Mais, pour
ce qui regarde mon métier de soldat et les obus à envoyer aux Prussiens,
vous me permettrez, camarade, d'agir comme il me paraîtra utile...
Tenez-vous-le pour dit! je suis ici votre égal, et nous n'avons qu'à
marcher d'accord ensemble pour repousser l'ennemi et sauver la ville!...

Ces paroles énergiques, lancées d'une voix mâle, impressionnèrent le
directeur du génie, officier subalterne subitement promu, et qui eût agi
bravement s'il ne se fût senti dominé par le président et le
procureur-syndic.

—Pourtant, hasarda-t-il, le conseil de défense existe... vous devez
prendre ses avis avant de livrer bataille!

—Quand l'ennemi est aux portes, et que déjà les combattants de la ville
hésitent, le conseil de défense, s'il était alors consulté, ne pourrait
qu'ordonner au chef des troupes de barrer la route, de disperser les
tirailleurs sur les remparts, de braquer des pièces sur les corps
ennemis s'approchant, et de commencer le feu... C'est ce que j'ai fait,
camarade! tout comme si j'avais eu le temps de consulter le conseil que
vous présidez... Mais en réalité, pouvait-il avoir un autre avis?
Pouvait-il me commander autre chose? Tout ce qu'il devrait me reprocher,
c'est de n'avoir pas ouvert un feu assez vif... Mais les munitions
manquaient... Les voilà qui arrivent... Ecoutez!... ça va chauffer!...

De violentes détonations suivirent les paroles de Beaurepaire; c'était
dans la direction de la porte Saint-Victor.

Les notables frémirent. Plusieurs se glissèrent dehors, inquiets pour
leurs demeures, car à cette furieuse canonnade les Prussiens et les
Autrichiens allaient certainement répondre par une pluie d'obus.

—Parbleu! voilà un brave homme! se dit Neipperg en regardant la franche
physionomie de Beaurepaire. Sa vue console de tout ce spectacle
honteux!...

Et s'avançant vers lui poliment, il lui dit:

—Commandant, je ne dois pas vous laisser ignorer qui je suis... le
comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt...

—Vous êtes en civil? dit Beaurepaire défiant, regardant celui qui se
présentait ainsi à lui.

—Je ne suis pas venu en parlementaire, commandant, mais simplement
chargé de remettre à la municipalité de Verdun et au conseil de défense
une note officieuse du généralissime.

—Une sommation d'avoir à rendre la place sans doute?

—Vous l'avez dit.

—Et qu'a-t-on répondu ici?...

Beaurepaire jeta un regard accusateur sur les notables et sur les
magistrats municipaux, qui baissèrent les yeux et détournèrent la tête.

Gossin, le procureur, souffla à l'oreille du président:

—Si cet agent de Brunswick dit tout, ce chenapan de Beaurepaire est
capable de nous faire fusiller par ses brigands, mon pauvre monsieur
Ternaux!

—J'en ai peur, mon pauvre monsieur Gossin! répondit tristement le
président.

Mais Neipperg se contenta de dire habilement:

—Je n'ai pas eu le temps de recueillir l'avis de ces messieurs... Vous
vous êtes chargé de répondre vous-même au généralissime!...

Cette franchise plut à Beaurepaire, qui dit aussitôt:

—Alors, monsieur, votre mission est terminée... Voulez-vous me
permettre de vous reconduire moi-même jusqu'aux avant-postes?

—Je suis à vos ordres, commandant!

Beaurepaire, avant de quitter la salle, se tourna une dernière fois vers
le président et le procureur-syndic:

—Messieurs de la Commune, leur dit-il, j'ai promis à mes hommes de
m'ensevelir avec eux sous les ruines de Verdun plutôt que de rendre la
ville... J'espère que vous partagez mon avis?...

—Mais, commandant, si la ville entière voulait capituler?... Si les
habitants refusaient de se laisser bombarder? Que décideriez-vous?
Iriez-vous, malgré toute une population, continuer à entretenir un feu
meurtrier? dit le président... Voyons! que feriez-vous?... Nous
attendons votre réponse...

Beaurepaire réfléchit une seconde, puis il éclata:

—Si vous me forciez à rendre la ville, entendez-vous bien,
messieurs? plutôt que de subir cette honte et de trahir mon serment...
je me ferais sauter la cervelle!... J'ai juré de défendre Verdun jusqu'à
la mort!...

Il alla vers la porte, puis revint brusquement, frappa d'un grand coup
de poing la table et répéta:

—Oui, jusqu'à la mort!... jusqu'à la mort!...

Il sortit suivi de Neipperg, laissant les notables terrifiés.

—Il se tuerait?... Ma foi, ce serait de la besogne toute faite et un
fort soulagement pour tout le monde, dit à mi-voix Lowendaal qui venait
de rentrer, sans bruit, dans la salle du conseil.

On l'interrogea. On lui demanda ce qui se passait dans la ville.

—On se bombarde ferme de part et d'autre, dit-il avec son sourire
sceptique. Les volontaires courent sur les remparts comme des fauves...
Il y en a déjà parmi eux plusieurs d'atteints... Ah! ces fantassins du
13e!... ils ont avec eux une sorte de démon femelle, la femme du
capitaine Lefebvre, m'a-t-on dit, une cantinière, qui se démène, va,
vient, porte les munitions, s'attelle aux pièces de canon, arrache la
mèche tout allumée des obus prussiens qui tombent sur les glacis... Je
crois vraiment qu'elle a ramassé à plusieurs reprises les fusils des
voltigeurs tombés près d'elle et ne s'en est allée qu'après avoir fait
le coup de feu... comme un homme!... Heureusement qu'il n'y a pas
beaucoup de soldats comme cette amazone, autrement jamais les
Autrichiens n'entreraient ici!...

—Vous espérez donc encore, baron? demanda le président.

—Plus que jamais... Ce bombardement était nécessaire, je vous l'ai
dit... les habitants n'étaient pas suffisamment impressionnés... Mon
domestique, le fidèle Léonard, avait eu beau griser des artisans, des
bourgeois, et leur raconter mille balivernes selon mes instructions, ils
n'étaient pas encore persuadés... ils n'acceptaient qu'avec hésitation
la capitulation... Demain matin, ils la réclameront tous!...

—Vous nous redonnez confiance!...

—Je vous dis, monsieur le président, que l'on viendra vous obliger à
signer la capitulation... vous aurez la main forcée!...

—Le ciel vous entende! soupira le président; mais voici l'envoyé du duc
de Brunswick retourné à son quartier général... Quand le revoir? Comment
le faire revenir... il a gardé le projet de capitulation...

—Il suffit que quelqu'un de sûr aille au camp autrichien et lui porte
le double que vous avez conservé... avec l'assurance que demain le
généralissime trouvera les portes ouvertes...

—Mais qui charger d'une telle mission?

—Moi! dit Lowendaal.

—Ah! vous nous sauvez!... s'écria le président qui, se levant, dans un
élan de joie, lui donna l'accolade comme il l'eût fait pour un messager
annonçant une victoire.



XI

LA MISSION DE LÉONARD


Quelques instants après, Lowendaal, muni du double du projet de
capitulation, quittait l'hôtel de ville. Il retrouva sur la place
Léonard qui l'attendait.

A voix basse, bien que toute oreille fût éloignée, le baron lui donna un
ordre assez détaillé.

Léonard eut des mouvements de surprise, témoignant qu'il comprenait la
tâche qui lui était confiée, mais aussi montrant qu'elle l'embarrassait
et l'effrayait même un peu...

Il se fit répéter deux fois ce que venait de lui dire son maître.

Celui-ci, d'un ton sévère, ajouta:

—Hésiteriez-vous, maître Léonard?... vous savez pourtant que, bien que
nous nous trouvions dans une ville assiégée, il s'y rencontre des
prisons et des gendarmes pour y conduire ceux qui... comme certain
personnage de ma connaissance... ont contrefait le sceau de l'Etat et
délivré, aux employés des aides et des gabelles, de faux récépissés...

—Je sais cela, monsieur le baron, hélas!... dit Léonard d'un ton
soumis.

—Si vous le savez, ne l'oubliez plus! reprit le baron se radoucissant.
Cela me peine, Léonard, d'être obligé de rappeler à un serviteur dévoué
comme vous l'êtes, que je l'ai sauvé des galères!...

—Et que vous pouvez l'y renvoyer! Oh! monsieur, je m'en souviendrai!

—Alors, vous obéirez?...

—Oui, monsieur le baron... Mais songez comme c'est grave... comme c'est
terrible ce que vous me demandez là!...

—Vous vous exagérez l'importance de cette affaire... de confiance, dont
il me plaît de vous charger... Morbleu! maître Léonard, vous m'avez
accoutumé à plus de docilité, à plus de dévouement aussi! Vous devenez
ingrat!... C'est un vilain défaut, l'oubli des bienfaits!...

—Monsieur le baron, je vous serai éternellement reconnaissant, larmoya
le misérable que Lowendaal avait surpris volant avec les employés des
fermes à l'aide de faux poinçons... je suis prêt à vous suivre et à vous
obéir partout où il vous plaira me conduire... Mais ce que vous
m'ordonnez présentement est...

—Abominable? vous avez des scrupules à présent, maître Léonard? dit le
baron, d'un ton devenu goguenard.

—Je ne me permettrais pas de trouver abominable une chose que M. le
baron me commande... je voulais dire autrement...

—Et quelle était votre pensée? Je serais curieux de connaître votre
opinion...

—Monsieur le baron, la... chose... est dangereuse... oh! pour moi
seulement! se hâta de dire Léonard, car si j'étais pris, on me rôtirait
à petit feu plutôt que de me faire dire ce que M. le baron m'aurait
ordonné...

—D'abord, on ne vous croirait pas, interrompit sèchement le baron;
ensuite, aucune preuve de l'ordre, que vous prétendriez avoir reçu de
moi, ne serait trouvée... Enfin, et ceci doit vous rassurer pleinement,
mes dispositions sont prises pour assurer votre retraite, au cas
improbable où vous seriez découvert...

—Vraiment, monsieur le baron? dit avec joie Léonard.

—Ma chaise de poste vous attendra auprès de la Porte-Neuve, sur la
route de Commercy... On ne se bat pas de ce côté!...

—Mais comment sortirai-je?

—Mission du conseil de défense... Prenez ce sauf-conduit et venez
me retrouver demain, au point du jour, au camp du duc de Brunswick...

Et Lowendaal remit à Léonard un laissez-passer en blanc de la
municipalité.

—J'obéirai! dit Léonard, plus rassuré.

—Tâchez de ne pas compromettre sottement votre mission en vous faisant
prendre par les enragés volontaires de Beaurepaire... Si vous vous
laissez arrêter, il me sera impossible de taire vos antécédents... Alors
gare les galères!... C'est aussi peut-être la mort immédiate, comme
espion!

Léonard eut un frisson.

—Je ferai attention, monsieur le baron!

—Bien... vous avez compris... allez donc!... et que du camp des émigrés
je reçoive de vos nouvelles!...

—Je tâcherai, monsieur le baron!... C'est égal, ce que vous voulez de
moi n'est pas commode... et j'ai peur que la chaise de poste attende
inutilement à la Porte-Neuve!...

—Imbécile!... dans une ville que de toutes parts l'on bombarde... où la
flamme est partout... la surveillance est impossible... Je compte sur
vous, maître Léonard!... Si vous me trahissiez, ou si vous veniez à
faiblir, comme je rentrerai demain dans Verdun, vous pouvez compter que
ma première visite sera pour le présidial et la seconde pour le
fonctionnaire chargé de ferrer les galériens en attendant le départ
de la prochaine chiourme pour Toulon!... Adieu, maître Léonard, ou
plutôt à demain, à la pointe du jour!...

Et Lowendaal s'éloigna d'un pas tranquille vers la Porte-Neuve, tandis
que Léonard, perplexe, méditant sur l'accomplissement de sa mission, se
demandait:

—Comment pénétrer, sans éveiller l'attention de personne, dans cet
hôtel de madame de Blécourt?... Comment aborder au milieu de la nuit le
commandant Beaurepaire?... sans escorte, désarmé, endormi?...



XII

LE CAMP DES ÉMIGRÉS


Lowendaal, en quittant Léonard, murmura d'un air satisfait:

—Le drôle fera ce que je lui ai dit... il tremble un peu... mais la
peur des galères sera pour son esprit plus forte que la crainte du grand
sabre de ce sacripant de Beaurepaire!... placer l'homme entre deux
alternatives inégalement chanceuses, être envoyé aux galères ou bien
risquer de l'être seulement si l'on est pris, tous les gens
intelligents, et Léonard n'est pas un sot, choisiraient ce dernier
parti... donc il ira et ne se fera pas prendre!... Il marchera un peu à
contre-cœur et en serrant les jambes, mais il marchera... Les soldats
ne font-ils pas ainsi? Quand on les envoie à la gueule d'un canon, ce
n'est pas toujours l'amour de la gloire qui les y pousse, c'est aussi la
crainte d'être fusillés s'ils lâchent pied... ce qui le prouve
bien, c'est que l'on ne fuit qu'en masse... le châtiment, en se
répandant sur trop de têtes, ne pourrait atteindre personne... Léonard
est seul... il ne reculera pas... du camp des émigrés, comme le bon
Talthybios, le héraut veillant au palais des Atrides, j'espère
apercevoir bientôt le signal attendu!... ajouta en souriant le baron
qui, en sa qualité de fermier général, s'il ne se montrait pas très
scrupuleux en toutes matières, aimait fort à prouver sa délicatesse
littéraire et sa connaissance érudite des bons auteurs.

Il marchait lentement dans la nuit, par les quartiers déserts de la
ville, prêtant l'oreille aux détonations lointaines, et suivant d'un
regard indifférent la trace lumineuse des obus qui, comme de rapides
météores, s'entre-croisaient sur le fond noir du ciel.

On ne se battait pas de ce côté de la ville.

Quelques factionnaires veillaient sur les remparts, et leurs cris
d'appel: Sentinelles, prenez garde à vous! espacés dans le silence,
troublaient seuls les abords de la Porte-Neuve vers laquelle le baron se
dirigeait.

Il trouva à cette porte des gardes nationaux à qui, ainsi que cela avait
été convenu secrètement à son départ de l'hôtel de ville, un ordre avait
été envoyé par le procureur-syndic de laisser passer le baron de
Lowendaal.

Sans difficulté, le chef de poste fit franchir la poterne au baron,
en lui souhaitant bonne réussite.

S'orientant dans la campagne déserte, le baron gagna un petit bois dont
il longea les maigres arbres et marcha droit vers un feu qui brûlait à
quelque distance dans la plaine,—un bivouac d'avant-poste
vraisemblablement.

Un cri de: «Qui-vive?» prononcé en français le fit s'arrêter.

—Je ne me suis pas trompé! murmura-t-il, ce sont des Français qui sont
là!

Il demeura immobile après avoir répondu:

—Ami!... envoyé de la municipalité de Verdun!...

Un silence suivit, puis il vit se détacher une masse sombre,
qu'accompagnait un cliquetis de fer.

Une lueur se balançait et marchait vers lui...

Quatre hommes, avec le porteur du falot, venaient le reconnaître.

Après avoir décliné ses qualités au chef de l'escouade, et avoir demandé
à être conduit au général en chef, le baron fut prié très poliment de
prendre place au bivouac, en attendant qu'on pût le mener au quartier
général.

Il accepta de grand cœur, car la nuit était fraîche. Il vint
s'asseoir auprès des volontaires royaux, devant des fagots brûlants.

Son arrivée avait mis en rumeur le campement, et les plus dormeurs
s'étaient éveillés pour venir aux nouvelles et apprendre de l'arrivant
ce qui se passait dans Verdun.

Ce camp des émigrés était étrange et bigarré.

L'armée de Condé se composait de volontaires accourus de tous les points
de la France, mais principalement de l'Ouest, pour se battre contre les
armées du pays, défendre le drapeau blanc, rétablir le roi et abattre la
Révolution.

Beaucoup de ces volontaires étaient venus là un peu contraints.

Les uns poussés par leurs familles, entraînés par l'exemple, incapables
de rester dans leurs propriétés ruinées ou envahies.

Quelques-uns par fanatisme, beaucoup dans l'espoir de rentrer avec
triomphe et profit en France, escomptant vingt-cinq ans d'avance le
fameux milliard des émigrés.

Cette armée de rebelles et de traîtres était divisée par provinces. Les
gentilshommes y conservaient leurs privilèges et leur infatuation. Ils
ne se mêlaient pas aux roturiers. Ainsi la Bretagne avait fourni sept
compagnies de nobles, et une huitième avait été réservée aux défenseurs
issus du tiers état. Le costume affirmait encore cette distinction des
castes. Les non-nobles portaient un uniforme gris de fer; les
gentilshommes avaient l'habit bleu de roi avec retroussis. Ainsi
ces insurgés contre la volonté de la nation, rassemblés pour une même
cause, courant les mêmes dangers, se préoccupaient de perpétuer dans
leurs bandes de partisans des hiérarchies et des catégories sociales qui
n'étaient déjà plus qu'un legs du passé. Les bourgeois, avec leur triste
casaque gris de fer, avaient pourtant plus d'abnégation et de vrai
dévouement que les nobles, puisqu'ils se battaient pour défendre des
privilèges auxquels ils n'avaient aucun droit.

Quelques déserteurs, conservant l'uniforme de leur corps, des officiers
de marine en très grand nombre, formaient le seul élément vraiment
militaire de l'émigration.

Le corps de la marine, brave, mais superstitieux et très entiché de la
royauté, était surtout recruté parmi les familles du littoral breton,
toutes hostiles à la Révolution. La désertion de ces marins affaiblit
pour longtemps notre force sur mer et, malgré le courage des matelots,
assura aux Anglais la victoire sur nos flottes et leur conserva l'empire
des eaux. On n'a pas assez tenu compte de cette trahison des officiers
de la marine royaliste, lorsqu'on a énuméré les mesures de rigueur
prises par la Convention dans l'Ouest.

La résistance héroïque des chouans fanatisés fut moins funeste à la
patrie que la fuite de ces marins expérimentés, les compagnons de La
Pérouse et de d'Estaing, ces glorieux adversaires des Anglais
durant la guerre d'Amérique, quittant le pont de leurs navires pour
aller caracoler ridiculement derrière un général prussien et se faire
battre par des gardes nationaux.

Les volontaires royaux étaient mal équipés, mal armés, mal
approvisionnés en tout. Leurs fusils, de fabrication allemande, étaient
fort pesants. Beaucoup de gentilshommes n'avaient que leurs armes de
chasse.

La composition de cette armée disparate la faisait ressembler à une
troupe de bohémiens révoltés. Les âges étaient mêlés. De vieux
hobereaux, cassés, voûtés, traînant la jambe, s'avançaient à côté de
jouvenceaux étiolés. Des familles entières, depuis le grand-père
jusqu'au petit-fils, se trouvaient côte à côte sur les rangs. C'était
touchant et grotesque.

L'armée des princes était d'ailleurs dépourvue d'artillerie et, malgré
le courage individuel dont firent preuve la plupart de ces soldats
improvisés, leur appoint à la cause royale ne fut jamais qu'une quantité
négligeable. Les Prussiens et les Autrichiens ne se firent pas faute de
le faire sentir à plus d'une reprise à ces gentilshommes encombrants et
inutiles.

Le baron de Lowendaal écoutait, avec son sourire railleur, les
confidences, les vantardises et les récriminations des volontaires.

Comme il venait de Paris, on l'accablait de questions sur l'état de
la capitale et les prévisions favorables au retour triomphal du roi.

Le baron leur répondait évasivement, disant qu'à son avis tout pouvait
encore s'arranger, qu'il fallait cependant compter avec la surexcitation
des foules et l'ardeur avec laquelle on courait s'enrôler, depuis que la
patrie avait été déclarée en danger.

Les jeunes gentilshommes écoutaient avec des ricanements hautains les
réponses pourtant fort mesurées du baron qui, de son côté, tout en
s'informant de l'heure à laquelle le général en chef pourrait le
recevoir, témoignait une certaine impatience de remplir sa mission.

Tout en racontant à son auditoire irritable ce qu'il savait des
préparatifs de résistance de la nation tout entière debout, prête à
mourir, le baron, du coin de l'œil, par-dessus la flamme rouge du
bivouac, guettait un coin sombre, par delà les remparts de Verdun, du
côté de la porte Saint-Victor.

Il semblait attendre d'un instant à l'autre un signal qui ne se
produisait pas...

Par moments il tirait sa montre, la consultait et, avec anxiété,
n'écoutant plus que distraitement le verbiage des gentilshommes,
regardait le coin du ciel toujours noir au-dessus de la ville...

—Que fait donc ce faquin de Léonard? murmurait-il. M'aurait-il
trahi!... aurait-il manqué de courage au bon moment... Oh! je me
vengerai terriblement... je l'envoie aux galères comme je l'ai dit, s'il
m'a trompé!...

Et le baron, ne faisant même plus mine de prêter l'oreille aux propos
des volontaires, feignant de céder au sommeil, fermait les yeux et
s'apprêtait à se rouler dans son manteau, le long des cendres rougeâtres
du bivouac, quand on vint l'avertir que le général Clerfayt l'attendait
et qu'il le recevrait sur-le-champ dans sa tente.

Le baron se leva en rechignant et suivit le planton qui devait le
guider, non sans jeter une dernière fois un regard chargé d'inquiétude
vers les maisons de Verdun se dressant au-dessus du rempart, dans la
ville haute. Plongées dans l'ombre et le repos, ces demeures paisibles
semblaient indifférentes au bombardement qui continuait de l'autre côté
de la ville, plus faible, plus ralenti, les Prussiens ne répondant que
modérément au feu des assiégés, et ceux-ci, en prévision d'un siège qui
pouvait, qui devait être long, ménageant les munitions.

Dans la tente du général en chef, le baron retrouva l'aide de camp qui
s'était présenté à l'hôtel de ville.

Il fit une grimace en saluant toutefois poliment le comte de Neipperg.

Celui-ci lui rendit froidement son salut.

L'entrevue fut brève.

Le général autrichien s'informa des dispositions de la ville de Verdun.

Et comme le baron lui assurait qu'elles étaient excellentes, favorables
à la reddition, le général répondit d'un geste muet, entr'ouvrant la
toile de sa tente, comme pour montrer les flamboiements d'obus au-dessus
des remparts...

Le baron regarda, suivant machinalement le geste du général.

Quelque maître qu'il fût de lui-même, il ne put s'empêcher de pousser
une rapide exclamation où il y avait du triomphe et du soulagement.

Il venait d'apercevoir, dans la partie nord de la ville, une rougeur
ardente.

Des flammes tourbillonnaient au milieu de flocons de fumée dans ce
quartier de Verdun, qui jusque-là semblait épargné par le feu des
assiégeants.

—Qu'avez-vous? demanda le général en chef, surpris de l'émotion
extraordinaire que venait de manifester l'envoyé de la municipalité.

—Rien, mon général... rien du tout! la fatigue, le trouble... la joie
aussi où je me trouve de savoir que demain les horreurs d'un siège
seront épargnées à cette belle cité... Voilà l'explication de mon cri à
la vue des obus et des boulets rouges sillonnant l'espace!...
dit-il en s'efforçant de paraître calme.

—Alors vous croyez, dit Clerfayt, que la ville ouvrira demain ses
portes?...

—J'en suis sûr, monseigneur... un homme à moi doit m'apporter ce matin
même la capitulation signée...

—Pourquoi ne pas l'avoir apportée vous-même? Pourquoi renvoyer mon aide
de camp, M. le comte de Neipperg que voici, chargé par moi et par
monseigneur le duc de Brunswick de vous remettre votre acceptation?...

—Je n'étais pas certain, général, que la ville serait en état de
capituler demain matin?...

—Ah!... et quel était l'obstacle?

—Un forcené... un chef de brigands, le commandant de Beaurepaire...
entré hier soir, par surprise, dans la place, et qui pourrait
contrecarrer nos projets, ruiner nos espérances...

—Un brave soldat! un adversaire énergique, que ce commandant, dit le
comte de Neipperg à Clerfayt.

—Vous l'avez vu? demanda Clerfayt avec intérêt.

—Je l'ai vu... je l'ai entendu parler... vous pouvez le voir agir...
car c'est lui qui a mis Verdun si rapidement en état de défense... tant
qu'il sera debout, je ne suis pas de l'avis de monsieur, moi: Verdun ne
capitulera pas...

Et Neipperg jeta un regard méprisant au baron.

—Qu'avez-vous à dire? fit Clerfayt. Vous me promettez l'ouverture des
portes pour demain matin... mon aide de camp, qui a vu la place et qui
affirme l'énergie de son défenseur, dit qu'elle ne cédera pas aussi
facilement... répondez-moi!

—Pardon! monseigneur, dit le baron de sa voix onctueuse, je ne
contredis point l'aide de camp... je vous avais déjà signalé cet
obstacle... Beaurepaire... et je vous faisais part de mes hésitations,
de mes craintes... je n'étais pas assuré, je vous l'ai dit, que Verdun
capitulerait...

—Et maintenant vous croyez la reddition possible?

—Certaine, monseigneur!...

—Mais... Beaurepaire?...

—Beaurepaire est mort, monseigneur!

—Mort!... qu'en savez-vous?... qui vous l'a appris?...

Le baron s'inclina, et, avec un sourire plus accentué que de coutume:

—Monseigneur, dit-il, me permettra d'attendre la confirmation
officielle de la nouvelle dont je ne suis que le prévoyant messager...
L'homme qui doit apporter la capitulation signée vous apprendra
également la fin, pour moi certaine, du commandant de Beaurepaire...

—Bien, monsieur, nous attendrons! dit froidement Clerfayt en
faisant signe au baron que l'entretien était terminé.

Tandis que Lowendaal se retirait, le comte de Neipperg disait au général
autrichien:

—Comment cet homme louche, à figure d'espion, sous son masque
débonnaire et souriant, sait-il que Beaurepaire n'est plus?... Il était
vivant il y a deux heures, quand j'ai quitté Verdun... l'auraient-ils
assassiné là-bas!...

Clerfayt regarda avec surprise son aide de camp:

—Nous faisons la guerre loyale et au grand jour, nous autres soldats,
mon cher Neipperg... Mais ces marchands qui nous tendent les mains et
nous ouvrent les portes de leurs villes sont capables de bien des
lâchetés!... il y a des épluchures et des débris peu propres dans la
cuisine de la victoire!... Les convives du festin ne doivent pas trop
s'inquiéter de la façon dont on leur a préparé les plats... Autrement
personne n'aurait d'appétit et personne ne mordrait à la gloire!...
Achevons notre courrier, mon cher, car déjà le matin paraît et, si ce
baron a dit vrai, nous aurons pas mal de choses à faire dans la journée:
la ville à occuper, les postes à garnir, les autorités à changer et à
surveiller, sans compter la revue que Leurs Majestés doivent passer au
milieu des félicitations et des hommages des habitants! A la besogne, et
faisons comme si ce Lowendaal n'avait pas dit vrai... Continuons à
envoyer quelques messagers énergiques à ce Beaurepaire, qui m'a l'air en
effet d'un rude adversaire!...

Et tandis que Neipperg s'asseyait devant la petite table du général, se
disposant à écrire sous sa dictée, Clerfayt, soulevant la porte de sa
tente, cria à l'un des officiers d'artillerie qui attendait auprès d'une
batterie:

—Commandant, continuez le feu jusqu'à ce que, sur les remparts de
Verdun, vous aperceviez hissé le drapeau parlementaire!...



XIII

LE SECOND ENFANT DE CATHERINE


Léonard, en quittant, fort perplexe, comme nous l'avons vu, son maître,
peu commode ce soir-là et beaucoup trop porté à se souvenir d'un passé
désagréable, se rendit vers la porte de France.

De ce côté, le canon tonnait sans relâche.

Ce n'était pas que Léonard fût fort amateur de cette musique des canons.

Mais il avait reçu des ordres précis et il lui fallait les exécuter.

Là où l'on se battait, il pensait devoir rencontrer celui qu'il
cherchait, celui qu'il avait reçu l'ordre de trouver: le commandant
Beaurepaire.

Avant de gagner les abords de la porte où, debout sur le revers des
glacis, se tenaient plusieurs officiers, parmi lesquels se trouvait
certainement celui qu'il avait mission d'aborder, Léonard se
faufila parmi des groupes de curieux entourant une carriole, devant
laquelle une table était installée avec des bouteilles, des verres,
quelques morceaux de pain, du cervelas et du saucisson.

C'était la cantine du 13e léger.

Derrière la table que deux torches fumeuses éclairaient, Catherine
Lefebvre, alerte, joyeuse et bourrue, vaquait à la distribution des
vivres et des rafraîchissements, suffisant à peine à répondre aux
commandes réitérées des canonniers altérés et des soldats venus, entre
deux coups de feu, s'offrir la goutte et boire à la délivrance de
Verdun.

De temps en temps, Catherine s'arrêtait de verser du vin ou de couper
des tronçons de cervelas pour donner un coup d'œil à sa carriole...

Là, dans un petit lit, dormait du sommeil inaltérable de l'enfance le
petit Henriot.

—Ça le berce, le canon! disait Catherine rassurée.

Elle se remettait à sa distribution, non sans grommeler quelques paroles
énergiques à l'adresse des Prussiens.

Dès le commencement de la bataille, lorsque, les ennemis s'approchant
déjà des portes de la ville, Beaurepaire avait surgi, se multipliant,
courant aux batteries, déployant ses tirailleurs, faisant garnir de
gabions et de fascines les ouvrages protégeant la porte de France,
Catherine, dédaignant l'abri de sa cantine, avait grimpé sur les glacis.

Là, comme une furie de la guerre, harcelant les traînards, encourageant
les braves, ramassant les premiers blessés, et, par moment, saisissant
un fusil et le déchargeant sur les cavaliers autrichiens qui s'étaient
hasardés jusque sous les embrasures des poternes, elle avait contribué
énergiquement à enrayer la panique et à arrêter l'ennemi, surpris de cet
accueil.

Beaurepaire l'avait aperçue et l'avait félicitée.

Puis, l'ennemi s'était retiré, ayant renoncé à surprendre une ville qui
se trouvait ainsi sur ses gardes; Catherine était retournée à sa cantine
où les clients abondaient.

Elle avait, dans l'intervalle du premier combat, entrevu Lefebvre qui,
avec ses voltigeurs, garnissait les parapets et, des meurtrières,
dirigeait un feu plongeant sur les éclaireurs autrichiens.

Toute rassurée et tout heureuse, car c'était pour elle le baptême du
feu, elle avait repris ses fonctions de cantinière, dont elle
s'acquittait avec bonne humeur, à la satisfaction générale.

Comme elle venait de verser la goutte à deux artilleurs, elle aperçut,
un peu à l'écart, un civil qui les regardait boire:

—Eh! l'ami, lui cria-t-elle sans façon, pourquoi ne viens-tu pas
t'arroser d'un bon coup de schnick, comme on dit chez nous?... Tu es un
civil, ça ne fait rien... Demain, tu seras comme les autres, sous les
armes... Va! tu peux trinquer avec les défenseurs de ton pays... on est
tous des frères!

Et comme l'homme ne répondait pas à cet appel engageant et faisait mine
de s'éloigner, elle le rappela:

—Eh! l'ami, ne t'en va pas comme ça!... Viens, que je t'ai dit... Tu
n'as peut-être pas d'argent pour trinquer?... Ça ne fait rien... c'est
moi qui régale aujourd'hui, demain tu paieras à ton tour... Qu'est-ce
qu'il faut te servir, citoyen?

L'homme interpellé répondit sèchement:

—Merci, je ne bois pas...

—Tu n'as pas soif... et tu ne te bats pas? Alors, qu'est-ce que tu
viens faire ici?...

L'homme hésita, puis dit d'une voix sourde:

—Je voudrais parler au commandant Beaurepaire...

Catherine le regarda avec surprise.

—Toi?... parler au commandant?... et qu'est-ce que tu lui veux?...

—J'ai des choses importantes à lui dire...

Catherine haussa les épaules.

—Tu choisis bien ton moment, mon garçon!...

—On choisit le moment qu'on peut...

—C'est possible... mais pour l'instant le commandant n'est pas
visible...

L'homme se frotta la tête et murmura:

—C'est qu'il faut absolument que je le trouve...

Catherine regardait avec méfiance son interlocuteur. Son insistance lui
semblait suspecte. Elle résolut d'avertir son mari.

Elle allait le signaler à l'un des soldats, en le priant de chercher
Lefebvre sur-le-champ, quand l'ordonnance de Beaurepaire survint.

Excité par le bruit du combat, la langue déliée par des libations
abondantes offertes par l'un des membres de la municipalité qui l'avait
interrogé longuement sur son chef, l'ordonnance se mit à bavarder. Le
soldat raconta, malgré les coups d'œil significatifs de Catherine,
que Beaurepaire avait été prendre un peu de repos chez une de ses
parentes dans un hôtel de la ville haute, où il devait, à quatre heures
du matin, aller l'éveiller, en lui amenant son cheval.

Catherine, à bout de patience, cria à l'ordonnance:

—Tu jacasses comme une pie borgne, veux-tu aller dormir un peu... ça te
fera du bien!... tu ne seras jamais en état d'éveiller le commandant à
quatre heures... comme il te l'a dit... Allons! demi-tour, ou je fais
venir le lieutenant Lefebvre... il ne plaisante pas avec les indiscrets
et les ivrognes, lui...

—C'est bien! on se tait... et l'on s'en va!... grommela
l'ordonnance qui, en trébuchant, s'éclipsa.

Catherine s'était remise à servir ses soldats.

Machinalement elle regarda du côté de l'homme qui insistait pour parler
à Beaurepaire...

Il avait disparu...

Catherine crut le voir se diriger en compagnie de l'ordonnance vers un
cabaret, entre-bâillant sa porte à des curieux hardis désireux
d'assister, à l'abri, aux travaux de défense de la ville.

Elle eut le rapide soupçon que cet homme complotait et qu'un danger
menaçait Beaurepaire...

Elle aurait voulu le suivre et le signaler à Lefebvre, mais elle ne
pouvait songer à quitter sa cantine en un pareil moment.

Les défenseurs de Verdun, passant la nuit à dresser des gabions sur les
remparts, à élever des palissades, à disposer des fascines, tandis que
le canon tirait sans relâche, avaient droit à trouver la cantine
ouverte.

Elle piétinait d'impatience, essayait de se persuader qu'elle s'alarmait
à tort et qu'aucun péril ne pourrait atteindre Beaurepaire du fait de
cet homme...

Le souvenir de Lowendaal, toutefois, se présenta à sa pensée.

Ce baron avait l'aspect d'un traître... Qui pouvait deviner ce qu'il
avait machiné contre l'intrépide défenseur de Verdun?

A la fin Catherine n'y tint plus, et quand, la nuit avançant, les
buveurs se firent plus rares, elle annonça brusquement son besoin de
sommeil et congédia les soldats attardés, les engageant, s'ils n'avaient
point le désir de se reposer, à se donner de la distraction sur les
remparts, où l'on n'avait pas trop de monde pour placer les gabions et
poser les fascines.



XIV

LA FIN D'UN HÉROS


Après avoir rangé sa cantine et donné un baiser léger au petit Henriot
qui dormait paisiblement, Catherine s'enfonça dans les rues sombres de
la ville haute.

Le soupçon lui restait. C'était vers l'hôtel de madame Blécourt, dans
cette maison où le commandant lui avait fait conduire la petite fille
gardée à Jouy-en-Argonne, qu'un péril menaçait Beaurepaire... Elle
devinait le piège, elle flairait la trahison.

Au moment où elle s'approchait de l'hôtel de madame de Blécourt, elle
entendit une détonation d'arme à feu...

Ce n'était pas un bruit capable de surprendre dans une ville
bombardée...

Mais ce coup de feu dans ce quartier isolé, paisible, loin des
remparts et où tout semblait sommeiller, l'effraya...

Elle pressentit un malheur, un crime.

Au bout d'une ruelle elle aperçut la silhouette d'un homme fuyant...

Il lui sembla reconnaître le singulier personnage dont les allures, à la
cantine, avaient éveillé sa méfiance.

Elle lui cria à tout hasard:

—Eh! l'homme!... pas si vite.... qui donc a tiré par ici?...

Mais l'inconnu redoublait de vitesse, sans répondre; tournant court, il
disparut dans une rue sombre...

Catherine hésita un instant. Devait-elle le suivre? Mais elle réfléchit
qu'un homme marchant vite, la nuit, dans une ville assiégée, n'était pas
par cela même un coupable... et puis, quel rapport pouvait-il exister
entre cet inconnu et Beaurepaire?

Ce n'était pas là qu'était le péril, si Beaurepaire se trouvait
menacé...

A l'hôtel de Blécourt il fallait d'abord s'assurer que le commandant
reposait en sûreté.

Catherine rebroussa donc chemin et marcha rapidement vers la maison, où
Herminie de Beaurepaire devait être endormie, ayant auprès d'elle la
petite Alice, où sans doute Beaurepaire, brisé de fatigue, s'était jeté
sur un lit, en attendant qu'on vînt l'éveiller pour retourner au
combat.

Comme elle allait soulever le marteau et frapper, des cris, des appels
s'élevèrent de l'intérieur...

Les fenêtres s'ouvrirent avec force.

Des têtes effarées apparurent, réclamant du secours...

En bonnet de nuit et en chemise, la vieille douairière de Blécourt se
montra au balcon, agitant convulsivement les bras, d'un air désespéré.

En même temps une lueur rouge darda son reflet sinistre sur la façade de
la maison voisine...

Des tourbillons de fumée noire s'échappaient des fenêtres ouvertes...

De longs jets de flammes jaillissaient sur les toits...

—Le feu!... il y a le feu!... cria Catherine... et cette porte qui ne
s'ouvre pas!...

Les domestiques, perdant la tête, couraient en poussant des cris par les
escaliers, s'appelant, réclamant les clefs. Ils finirent par ouvrir la
porte et se précipitèrent dans la rue...

Quelques habitants du voisinage, réveillés en sursaut, accoururent...

Mais déjà Catherine, courageusement, s'était élancée dans la maison en
flammes...

Le danger l'attirait, et elle se disait qu'il y avait là des existences
à sauver...

Elle montait au hasard, dans la fumée, se guidant à la clarté fauve
de l'incendie.

Une chambre, dont la porte était ouverte, s'offrit à sa vue, au premier
étage...

Elle y pénétra hardiment, criant:

—Y a-t-il quelqu'un qui dort ici?... Sauvez-vous vite!

La fumée l'empêchait d'avancer.

Nulle voix ne répondait.

Une gerbe de flammes vint brusquement empourprer le palier et éclairer
la chambre...

Catherine jeta un cri de terreur... Elle venait d'apercevoir, étendu sur
le lit, Beaurepaire, semblant endormi, inerte, sourd au tumulte
grandissant.

Elle se précipita vers lui.

—Mon commandant, vite, éveillez-vous! Levez-vous! c'est le feu!
cria-t-elle.

Le commandant demeura immobile.

La chambre était redevenue sombre.

La fumée tourbillonnait, épaisse, suffocante.

Catherine se pencha, avançant la main à tâtons.

Elle cherchait dans ces ténèbres fumeuses à reconnaître la place du lit.

Elle voulait secouer le commandant, pensant: «Peut-être s'est-il
évanoui?»

Elle toucha le corps inerte.

Prêtant l'oreille, elle écouta.

Aucun bruit de respiration ne montait du lit.

—Quel étrange et profond sommeil! pensa-t-elle. Et l'épouvante
envahit son âme virile.

S'approchant davantage, elle posa son oreille sur la poitrine du
commandant...

—Son cœur ne bat plus! murmura-t-elle pleine d'angoisse.

Un silence terrible emplissait la chambre...

Elle avait appliqué sa main sur le front du commandant, elle sentit
quelque chose d'épais, de gluant, qui poissait ses doigts...

Effrayée, elle recula...

Elle éprouvait comme un vertige, une faiblesse générale l'enveloppait,
des nausées lui montaient à la gorge, elle allait tomber...

C'était la mort...

Elle rassembla son énergie.

—Ah! la fenêtre!... se dit-elle, étonnée de ne pas avoir pensé plus tôt
à ouvrir.

Elle se précipita vers la croisée, et donna brusquement de l'air...

Il était temps. La suffocation lui venait. Une seconde de plus, elle
s'affaissait étourdie, étouffée par la fumée...

La réverbération de l'incendie sur la maison d'en face éclaira le lit où
Beaurepaire était étendu.

Le commandant semblait dormir, rigide, insensible.

Sa face était livide, l'oreiller était rouge...

Un trou à la tempe, d'où suintait un filet de sang, révélait de quel
sommeil dormait l'héroïque commandant.

—Ah! les misérables, ils l'ont assassiné! cria Catherine en s'élançant
hors de la chambre. Elle poussa un appel désespéré que nul n'entendit
dans la confusion générale et qui se perdit parmi l'horreur de
l'incendie.

Comme elle cherchait à s'orienter à travers l'escalier où pleuvaient des
décombres, des débris de charpente calcinée, des plâtras, des lambeaux
de boiseries à demi brûlées au milieu d'une pluie d'étincelles crevant
de lourds flocons de fumée noire, elle entendit une voix douce qui
chantait sur un mode plaintif:

          Do, do,
        L'enfant do,
    L'enfant dormira tantôt.

Stupéfaite, Catherine chercha à reconnaître d'où provenait ce chant
inattendu. Quelle nourrice aveugle et sourde berçait son enfant avec ce
chant paisible au milieu de cette nuit d'épouvante?

La voix venait de l'étage supérieur. Hardiment, bravant la flamme qui
pouvait d'un moment à l'autre attaquer l'escalier derrière elle et lui
couper la retraite, Catherine escalada les marches à travers la fumée.

Elle poussa vivement la porte d'une chambre d'où partait la voix
dolente, chantonnant toujours, sur un ton égal, le refrain berceur...

Elle aperçut, insensible, l'œil vague, la tête penchée, Herminie de
Beaurepaire, assise au bord du lit et tenant sur ses genoux la petite
Alice, dormant du lourd sommeil de l'enfance.

—Venez vite!... venez vite, madame! s'écria Catherine... C'est le feu!

Mais Herminie continua à chantonner et à bercer la petite Alice.

Aux cris de Catherine, l'enfant s'était éveillée...

—Il n'y a pas de temps à perdre!... vite! descendons! dit Catherine
impérativement.

Et elle prit par la main l'enfant qui tremblait de frayeur.

Herminie, debout, fit une grave révérence et dit:

—Bonjour, madame!... vous ne savez pas? je vais me marier... vous
viendrez à ma noce, n'est-ce pas?... vous verrez comme je serai
belle!...

—La malheureuse est folle!... oh! la pauvre femme! fit avec pitié
Catherine, mais ce n'est pas le moment de s'attendrir... Allons! il faut
me suivre! reprit-elle, donnant exprès à sa voix une intonation rude.

La folle se mit en mouvement, d'une seule pièce, les yeux fixes, les
bras pendants, comme un automate effrayant.

Catherine, entraînant la petite Alice, se hâta de descendre. Elle se
retourna pour voir si Herminie la suivait...

Celle-ci continuait à marcher droite et raide...

En passant devant la chambre où gisait Beaurepaire, Herminie allongea le
bras, poussa un cri aigu et cria:

—C'est là... là... l'homme... le pistolet à la tempe!... Oh! il me tue
aussi!...

Et elle tomba inanimée sur le palier.

Catherine jugea impossible de l'emporter. Il fallait aller au plus
pressé.

Elle dégringola les marches du premier étage, traînant toujours Alice
après elle et, farouche, bondit dans la rue.

Elle était sauvée avec l'enfant.

Des soldats, accourus au signal de l'incendie attribué à un obus des
Prussiens, commençaient à organiser une chaîne.

Elle leur confia l'enfant, et, reconnaissant des hommes de la compagnie
de Lefebvre, elle les supplia de monter dans la maison pour essayer de
soustraire aux flammes Herminie encore vivante et le cadavre du
commandant.

Trois ou quatre hommes de bonne volonté s'élancèrent aussitôt.

Quelques instants après, on ramenait le corps de Beaurepaire, et deux
soldats maintenaient la folle qui criait:

—Laissez-moi partir!... il faut que j'aille m'habiller... vous ne
savez donc pas! je me marie!... voyez tout ce monde... et puis l'on a
allumé les cierges... Oh! que c'est beau, l'église, un jour de
mariage!...

Et, tragique, elle montrait aux assistants glacés de terreur les flammes
qui léchaient les murs déjà noircis...

       *       *       *       *       *

Madame de Blécourt s'était cassé la jambe, en sautant de son balcon dans
la rue. Elle mourut peu de jours après.

Herminie, dont la raison n'était pas revenue, fut emmenée chez un parent
qui s'offrit à la garder, à la soigner.

Le corps de Beaurepaire fut transporté à l'hôtel de ville.

Là, le président et le procureur-syndic déclarèrent que le commandant
s'était suicidé pour ne pas signer la capitulation de Verdun.

Cette intention avait été, disait-on, manifestée à haute voix par
Beaurepaire, la veille, lorsqu'on délibérait sur les conditions de la
reddition de la ville.

Plusieurs témoins en déposèrent, et la nouvelle de la mort héroïque du
commandant, ne voulant pas assister vivant à la reddition de la ville
qu'il avait charge de défendre, propagée par les traîtres qui
l'avaient fait assassiner, fut acceptée par les patriotes.

De grands honneurs funèbres furent par la suite décernés à la mémoire de
l'héroïque Beaurepaire. La Convention accueillit l'explication d'un
suicide exemplaire et glorieux.

Les lâches qui avaient poussé à l'assassinat de Beaurepaire, accompli
par Léonard, ouvrirent le lendemain la porte de leur ville aux armées
autrichiennes et prussiennes, en vertu du traité de capitulation que
Lowendaal avait porté au quartier général du duc de Brunswick.

Le roi de Prusse fit une entrée triomphale dans Verdun.

Tous les riches bourgeois l'acclamèrent. Le président Ternaux lui offrit
un banquet à l'hôtel de ville, et le procureur-syndic Gossin, au
dessert, le compara à Alexandre le Grand prenant possession de Babylone.

Des jeunes filles royalistes, qui furent plus tard exécutées, et que la
poésie a glorifiées comme des martyres, insultèrent au dévouement des
défenseurs de Verdun, en apportant, vêtues de blanc, avec la bannière de
leur confrérie en tête, des couronnes au roi de Prusse, vainqueur sans
combat, maître de la ville par la trahison.

Verdun, comme Longwy, méritait d'être désormais appelée la ville des
lâches.

La frontière était dégarnie, la route de Paris ouverte, et les
armées d'Autriche et de Prusse n'avaient plus qu'à marcher sur la
capitale afin de lui infliger le châtiment exemplaire promis par
Brunswick.

Aucune forteresse, aucune armée, aucune résistance ne pouvait, pensaient
les royalistes dans l'ivresse de l'espérance, arrêter la course
victorieuse des alliés. On n'avait pas prévu le Moulin de Valmy.

       *       *       *       *       *

La garnison de Verdun avait été admise aux honneurs de la guerre. Elle
défila avec armes et bagages.

Lefebvre, promu capitaine, fut dirigé avec le 13e d'infanterie légère
sur l'armée du Nord.

Catherine Lefebvre avait emmené avec elle la petite Alice, que la folie
de sa mère faisait orpheline.

Elle la coucha dans la carriole, à côté du petit Henriot, enchanté de
retrouver sa jeune camarade de Verdun, puis elle dit à Lefebvre avec un
bon sourire, en lui montrant ces deux têtes blondes endormies:

—Dis donc, mon homme, ça nous fait déjà deux enfants que la patrie nous
envoie, est-ce que ça ne te donne pas un peu de honte?

Le capitaine Lefebvre, en embrassant sa femme, promit de rattraper le
temps perdu.

Et l'on se mit en route, la colère aux yeux et l'espoir de la
revanche au cœur, en jurant de reprendre bientôt la ville livrée et
de reconduire, la baïonnette aux reins, les Prussiens et les
Autrichiens, qui n'auraient pas toujours en face d'eux les traîtres de
Verdun.



XV

AU BORD DU NÉANT


Pendant que ces événements s'accomplissaient dans l'Est et que Dumouriez
et Kellermann arrêtaient l'invasion à Valmy et sauvaient la France et la
République en forçant les Autrichiens et les Prussiens à se rejeter sur
la Belgique, que faisait Bonaparte?

Il se trouvait fort en peine au milieu de toute sa famille, réfugiée à
Marseille et dénuée de toutes ressources.

Après plusieurs pérégrinations de logements en logements, en des
quartiers pauvres, expulsée sans pitié par d'intraitables logeurs,
madame Letizia Bonaparte, âme virile, cœur énergique, trouva un local
assez convenable dans la rue du faubourg de Rome. Le propriétaire était
un riche marchand de savons, nommé Clary, qui montra tout de suite
une grande sympathie pour les exilés.

L'existence de la famille Bonaparte était laborieuse et digne.

Levée dès l'aube, madame Bonaparte se mettait aux soins du ménage,
balayait, lavait, préparait le modeste repas, puis distribuait à ses
filles la besogne. L'une allait aux provisions, l'autre raccommodait le
linge et les habits de la maisonnée, la plus jeune seule avait la
permission de jouer.

Dans le jour, la mère et les deux filles aînées faisaient des travaux
d'aiguille dont l'humble produit les aidait à vivre.

Joseph venait d'obtenir un emploi de commissaire des guerres dans
l'administration des subsistances militaires, mais ses émoluments lui
suffisaient à peine.

A titre de réfugiés corses, victimes de leur dévouement à la France, la
famille Bonaparte recevait de la municipalité des rations de pain de
munition.

Bonaparte, encore une fois privé de solde, était dans l'impossibilité de
contribuer à l'alimentation des siens.

Face à face avec l'horrible spectre de la misère, il perdit courage, et
le suicide hanta son cerveau surexcité.

Un jour, n'ayant dans la poche qu'un sou qu'il jeta à un pauvre, il se
dirigea vers un rocher dominant la mer.

Il s'abîma alors dans une méditation profonde.

L'eau verte miroitante l'attirait... Inutile à son pays, désarmé,
sentant son génie réduit à l'impuissance, n'ayant plus confiance en soi,
ne voyant plus au firmament assombri cette étoile qui l'avait guidé,
accablé par le sentiment de son isolement, ne pouvant supporter l'idée
d'être à charge à sa mère au lieu de la soutenir, il considéra d'un
œil fixe et farouche la mer battant doucement la pointe d'un roc à
fleur d'eau.

Là, en se précipitant de la hauteur, il se fracasserait sûrement le
crâne...

Délivré de la vie, il débarrasserait les siens d'une bouche inutile et
leur laisserait tout entière la ration de pain allouée par la charité
publique.

Il demeura ainsi, en proie aux plus sinistres résolutions, se tâtant, se
reprochant d'hésiter à mourir, se persuadant qu'il n'avait rien à
espérer sur la terre, et ses yeux, fixes et froids, semblaient attirés
par l'abîme sombre et tournoyant au-dessous de lui.

Il resta ainsi une longue heure, au bord du néant.

La vue d'une barque cinglant au loin, et qui semblait se diriger vers la
côte, l'arracha à sa torpeur désespérée...

—Il faut en finir! se dit-il brusquement.

Déjà il calculait la distance et l'élan nécessaire pour s'élancer du
roc dans la mer, quand son nom prononcé le fit se retourner.

Un homme vêtu en pêcheur accourait vers lui, les bras ouverts.

Surpris et irrité d'être troublé dans sa détermination, il allait
descendre vivement du rocher et chercher un endroit plus écarté où il
pût mettre à fin sa sinistre résolution, quand le pêcheur lui cria:

—C'est bien toi, Napoléon?... Que diable fais-tu ici? tu ne me remets
donc pas?... Desmazis, ton ancien camarade d'artillerie au régiment de
la Fère?... as-tu donc oublié nos bonnes soirées de Valence?

Bonaparte reconnut alors son ancien compagnon, et tous deux
s'embrassèrent.

Desmazis expliqua qu'il avait émigré, aux premiers grondements de la
Révolution. Il vivait tranquille en Italie, auprès de Savone, sur la
côte. Ayant appris que sa vieille mère, retirée à Marseille, se trouvait
gravement malade, il avait équipé à ses frais, car il était fort riche,
une balancelle, et était parvenu, sous un costume de pêcheur, jusqu'au
port où il avait abordé sans éveiller l'attention.

Rassuré sur la santé de sa mère qu'il avait pu serrer dans ses bras, et
que son arrivée avait contribué à rétablir, il allait se remettre en
mer. Par prudence, il avait donné l'ordre à son matelot de venir le
prendre en dehors du port.

Il attendait sa barque.

—Mais, toi, que faisais-tu en cet endroit solitaire? demanda-t-il avec
intérêt.

Bonaparte balbutia quelque vague explication.

Puis il cessa de parler, et, retombant dans une morne méditation, il se
mit à regarder de nouveau avec fixité l'eau verte ourlant d'argent la
pointe noire du roc.

—Ah çà! qu'as-tu? dit avec émotion le bon Desmazis. Tu ne m'écoutes
pas... ça ne te réjouit donc pas de me revoir?... Quel chagrin te fait
souffrir?... est-ce qu'un malheur te menace?... réponds-moi!... vraiment
tu m'as tout l'air d'un fou qui va se tuer!...

Bonaparte, gagné par l'accent de sympathie de son camarade, lui révéla
sa situation et confessa son désir d'en finir avec l'existence.

—Quoi! ce n'est que cela? dit Desmazis. Oh! j'arrive bien alors! Tiens,
ajouta-t-il en détachant sa ceinture, voici dix mille francs en or. Je
n'en ai pas besoin pour le moment. Tu me les rendras quand tu le
pourras. Prends donc et va sauver les tiens.

Et il tendit à Bonaparte abasourdi les dix mille francs, une fortune
pour le pauvre officier sans solde.

Puis, comme pour se dérober à la reconnaissance, et aussi pour ne
pas permettre, avec la réflexion, à un refus de se produire, Desmazis
quitta brusquement son ami, en lui disant:

—Au revoir!... ma balancelle accoste... mes matelots m'attendent...
bonne chance, Napoléon!...

Et, dégringolant rapidement le sentier par lequel il avait grimpé pour
surprendre si à propos son camarade désespéré, le généreux Desmazis
gagna sa barque, fit déployer la voile et prit rapidement le large.

Bonaparte, cependant, tout ahuri, avait laissé partir son sauveur, sans
un mot; comme fasciné, il considérait cet or qui semblait tombé du ciel.

Puis, tout à coup, prenant sa course, il s'élança vers la ville, entra
comme une trombe dans la pauvre chambre où madame Bonaparte cousait avec
ses filles...

Il répandit, ainsi qu'un semeur le grain, les pièces d'or sur la table,
en s'écriant:

—Mère, nous sommes riches!... Mes sœurs, vous pourrez manger tous
les jours et vous acheter chacune une robe neuve... Ah! c'est un coup du
sort!...

Et il faisait ruisseler les pièces joyeusement autour de lui...

Et ses oreilles s'emplissaient du tintement du métal sur le carreau...

Plus tard, Napoléon fit rechercher par la police son bienfaiteur.
Desmazis, caché dans un village de la Provence, s'occupait
d'horticulture. Il cultivait des violettes et semblait ne plus se
souvenir du camarade qu'il avait si à propos obligé.

Napoléon eut toutes les peines du monde à lui faire accepter trois cent
mille francs à titre de remboursement; il lui donna en même temps la
place d'administrateur des jardins de la couronne.

Les dix mille francs prêtés par l'ancien camarade de régiment, non
seulement sauvèrent de la misère Bonaparte et de la famine les siens,
mais ils permirent aussi à Joseph de faire un riche mariage, en parant
aux premières nécessités de la vie quotidienne.

M. Clary, le propriétaire de la maison, avait deux charmantes filles:
Julie et Désirée.

Joseph fit la cour à Julie et bientôt elle devint sa femme.

Bonaparte, toujours préoccupé de projets matrimoniaux, enviait le
bonheur de Joseph.

Il jeta les yeux sur Désirée et se déclara à plusieurs reprises, comme
prétendant sérieux.

Mais il fut éconduit poliment, doucement, éconduit quand même.

Le futur vainqueur préludait à ses triomphes de toute sorte par deux
échecs féminins successifs.

Désirée, pas plus que madame Permon, ne semblait tentée par sa mine
chétive et son avenir problématique.

Il se montra longtemps dépité du refus de Désirée Clary.

La ténacité avec laquelle il l'avait poursuivie ne fit qu'accroître son
irritation. Le désir de prendre une éclatante revanche conjugale de
cette petite sotte qui avait dédaigné celui qui, par la suite, était
appelé à choisir parmi tout un gracieux étalage de princesses et
d'archiduchesses, contribua pour beaucoup à le jeter bientôt dans les
bras de la veuve Beauharnais, celle qui devait être un jour
l'impératrice Joséphine.

Quant à Désirée Clary, sa destinée, pour être moins éblouissante, fut
brillante cependant. Elle épousa, en effet, Bernadotte, et nous la
retrouverons reine de Suède.

Telle était donc la situation de Bonaparte au moment où Lefebvre et sa
femme, dans les bataillons de l'armée du Nord, marchaient vers le
village immortel de Jemmapes.



XVI

JEMMAPES


Robespierre avait dit: La guerre est absurde.

Et il avait ajouté: Il faut la faire quand même!

C'était le _Credo_ républicain.

La guerre était absurde parce qu'on n'avait ni soldats, ni généraux, ni
armes, ni munitions, ni vivres, ni argent,—rien de ce qui permet à un
peuple d'entrer en campagne pour attaquer, ou de se resserrer sur son
territoire pour barrer la route à l'invasion.

Les généraux étaient tous des royalistes et des traîtres: Dumouriez,
Dillon, Custine, Valence.

Le jeune duc de Chartres, qui devait plus tard s'appeler Louis-Philippe,
était favorisé par le général en chef. Dumouriez, dans un but secret,
devançant de beaucoup trop d'années l'avenir, avait réservé au prince
royal un rôle très brillant: le jeune duc devait occuper la Meuse
et arrêter les Autrichiens en marche sur Valenciennes et Lille. On lui
ménageait ainsi des lauriers susceptibles de se transformer en fleurs de
couronne.

Bien que le duc de Chartres se soit conduit très bravement dans
l'immortelle journée de Jemmapes, ce fut un simple domestique, nommé
Baptiste Renard, au service de Dumouriez, qui rallia la brigade du jeune
prince, ébranlée et prête à reculer, décidant ainsi de la victoire au
centre.

L'armée,—il n'y avait pas d'armée, mais une cohue de combattants
équipés à la diable, dont beaucoup étaient encore vêtus de la blouse et
du sarreau rustiques, beaucoup sans fusils, armés de piques, forgées à
la hâte,—n'avait ni cohésion, ni discipline, ni instruction. C'était le
peuple debout, ayant, dans un instant d'enthousiasme, empoigné les armes
qui se trouvaient sous sa main, courant pêle-mêle à la délivrance du sol
natal.

Ils allaient en chantant, ces volontaires sublimes. La _Marseillaise_,
la _Carmagnole_, le _Ça ira_ rythmaient leur marche tumultueuse.

Mais ces bandes héroïques avaient la foi, l'entraînement, l'élan...

Elles eurent bien vite raison, à Valmy, des vieilles troupes
mercenaires.

A Jemmapes, l'infanterie improvisée des volontaires de la République,
commandée, il est vrai, par de vieux sous-officiers comme Hoche et
Lefebvre, remplaçant les officiers nobles passés à l'ennemi, allait
devenir, pour vingt ans, la reine des batailles.

Le 5 novembre 1792, au coucher du soleil, rouge vif, traînant comme une
bannière de sang à l'horizon, l'armée de la République déboucha devant
les formidables positions de Jemmapes.

Les hauteurs qui avoisinent la ville de Mons supportent trois villages,
aujourd'hui centres actifs d'exploitation houillère: Cuesmes,
Berthaimont, Jemmapes.

Les Autrichiens s'étaient retranchés sur ces positions. Des redoutes,
des abatis de bois, des palissades, quatorze petits fortins, une
artillerie nombreuse, des chasseurs tyroliens embusqués dans les bois,
la cavalerie massée dans les vallons entre les trois villages, prête à
déboucher et à sabrer les Français montant imprudemment à l'assaut des
collines, telle était l'inexpugnable forteresse naturelle que les
conscrits de la liberté avaient à enlever.

Le duc de Saxe-Teschen, prince d'Empire, lieutenant de l'empereur
d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas, commandait en chef, ayant sous ses
ordre Clerfayt, général habile, mais dont les sages conseils ne purent
prévaloir. Clerfayt se défiait de l'impétuosité gauloise et, au lieu
d'attendre l'assaut, il proposait de déboucher, par trois colonnes,
la nuit, sur les Français surpris, et de les disperser avant qu'ils
aient pu adopter un ordre de bataille. L'avantage devait rester dans
cette surprise à des troupes aguerries et disciplinées.

Le duc de Saxe-Teschen, heureusement, considéra comme peu glorieuse une
attaque de nuit: il rêvait l'apothéose d'une retentissante bataille,
livrée au grand soleil.

Dumouriez profita de l'inaction de l'ennemi pour disposer son armée en
demi-cercle: le général d'Harville commandait l'extrême droite;
Beurnonville, la droite marchant sur Cuesmes; le duc de Chartres,
occupant le centre, devait attaquer Jemmapes de front, le général
Ferrand manœuvrait sur le flanc du village à gauche. L'ordre était de
s'avancer en colonnes, par bataillons. La cavalerie soutenait les
flancs. L'artillerie avait été bien disposée pour enfiler les vallons
séparant les trois collines. Les hussards et les dragons étaient massés
entre Cuesmes et Jemmapes pour barrer la route à la cavalerie
autrichienne.

Ces dispositions prises de part et d'autre, on alluma les feux et on
passa la nuit à s'observer.

Tandis que la bataille se préparait, voici ce qui se décidait dans le
château de Lowendaal, campé à mi-côte du village de Jemmapes, entre les
deux armées.

Un ruisseau et un bouquet de bois le protégeaient du côté des
Français, la montagne s'élevant derrière les tourelles l'abritait du feu
des Autrichiens.

Terrain neutre entre les deux camps, le château avait été désigné comme
poste avancé par les deux états-majors.

Des escouades françaises, envoyées en reconnaissance, avaient rencontré
sous ses murailles, venant en sens inverse, des patrouilles
autrichiennes. On s'était salué de quelques coups de fusil, puis chaque
petite troupe s'était repliée, pour faire le rapport sur la situation.

Les Autrichiens soutenaient que le château était au pouvoir des
Français, et les Français déclaraient que les Autrichiens y avaient déjà
pris position.

Le résultat fut que la demeure du baron de Lowendaal resta seulement
occupée par ses hôtes naturels.

Le baron de Lowendaal, arrivé de l'avant-veille, y avait reçu, comme il
avait été convenu, son ami le marquis de Laveline, accompagné de
Blanche.

Les troupes n'ayant pas encore opéré leur mouvement de concentration, le
baron, plus épris que jamais de Blanche, rassuré par Léonard sur les
suites de son aventure d'amour avec Herminie de Beaurepaire, n'avait pas
hésité à hâter les préparatifs de son mariage.

Beaurepaire mort, Herminie, corps sans raison et sans existence
sociale, ne pouvait plus être un obstacle. De ses reproches, de ses
plaintes, de ses menaces, Lowendaal se trouvait affranchi. La preuve
vivante de ses importunes amours, la petite Alice, avait disparu; le
baron se trouvait donc absolument libre...

Il touchait au but de ses désirs. Encore quelques heures et il
posséderait Blanche.

Malgré les observations du marquis de Laveline, estimant que le moment
et le lieu apparaissaient fort mal choisis pour célébrer un mariage,
l'ennemi—pour le marquis et son futur gendre, l'ennemi, c'étaient les
soldats français—pouvant survenir d'un jour à l'autre, le baron avait
répondu en exigeant du marquis qu'il tînt sa promesse.

Il lui rappela même assez brutalement que les opérations militaires
n'empêchaient nullement le règlement des dettes et que les biens du
marquis étant situés en Alsace, c'est-à-dire sous le canon des armées
impériales, il lui serait difficile de se soustraire à ses engagements.

Il ajouta même une phrase comminatoire dont M. de Laveline parut
comprendre très nettement la portée, car il cessa ses objections et
répondit:

—Allons, il n'y a plus qu'à décider ma fille... je ne peux pourtant pas
la traîner de force à l'autel!

Le baron avait grommelé:

—Cela vous regarde!... Arrangez-vous pour mettre à la raison cette
jeune rebelle!

Il manda aussitôt le notaire de Jemmapes et ordonna au chapelain du
château de tout disposer pour la bénédiction nuptiale...

A minuit, le mariage serait célébré, et immédiatement après, profitant
de la nuit, les époux partiraient pour Bruxelles avec le marquis. On
attendrait là, bien en sûreté, derrière l'armée impériale, le résultat
des hostilités.

Blanche, depuis son arrivée au château, s'était enfermée, ne voulant
recevoir personne.

Le baron avait insisté par deux fois pour avoir ensemble un entretien;
elle avait refusé de le laisser pénétrer dans l'appartement qui lui
était réservé.

Anxieusement elle guettait, auprès d'une fenêtre, la venue de quelqu'un
qui tardait...

Ses yeux parcouraient la campagne déserte, cherchant en vain...

C'était Catherine Lefebvre dont elle attendait l'apparition...

La poitrine serrée, le cœur battant et s'arrêtant avec des sursauts
douloureux, la gorge sèche et les mains agitées d'un tremblement
nerveux, Blanche de Laveline se remémorait les promesses de la vaillante
femme...

Elle avait toute confiance. Elle se disait que si Catherine ne se
trouvait pas au rendez-vous fixé, si elle ne lui amenait pas son enfant,
ainsi qu'il avait été convenu, c'était qu'un obstacle imprévu était
survenu...

Quel pouvait être cet empêchement qui arrêtait Catherine Lefebvre et lui
faisait ainsi manquer à sa promesse? La malheureuse Blanche ne le
devinait pas.

Elle ignorait la présence de Catherine dans l'armée du Nord...

Elle ne se doutait point qu'à quelques mètres d'elle, des éclaireurs du
13e léger fouillaient les bois de Cuesmes, et qu'au retour de leur
reconnaissance, à la cantine où Catherine, ayant auprès d'elle Henriot
et Alice, leur versait la goutte, ils racontaient leurs hardies
explorations jusque sous les murs du château de Lowendaal...

Catherine, elle, n'avait pas eu de peine à apprendre que Blanche de
Laveline se trouvait au château...

Un paysan, dévoué à la cause de la liberté, avait rapporté que, la
veille, un beau monsieur et une belle dame étaient arrivés s'installer
au château...

Dans ces hôtes élégants, Catherine avait reconnu sa protectrice, et
aussitôt son plan fut bien arrêté: elle se rendrait au château, elle
verrait Blanche de Laveline et lui apprendrait que son enfant, le petit
Henriot, se trouvait tout près d'elle, sous la protection des
baïonnettes de Lefebvre...

On combinerait ensuite la façon la moins périlleuse de réunir la mère et
l'enfant, en leur facilitant le passage à travers les lignes.

Sa résolution prise, Catherine, ayant mis dans sa ceinture les deux
pistolets dont elle avait coutume de s'armer les jours de combat, sortit
à la brune du camp et se dirigea vers le château de Lowendaal.

Elle n'avait rien dit à Lefebvre, car il eût probablement désapprouvé
l'expédition, redoutant les périls auxquels s'exposait sa femme courant
les bois et les plaines, la nuit, entre les deux armées prêtes à prendre
contact.

Mais, avant de partir, elle embrassa longuement le petit Henriot, déjà
au lit, dans le chariot où reposait aussi Alice, en murmurant:

—Dors... petit, je vais chercher ta mère!...

Puis elle se mit en route, insoucieuse et brave, se moquant des
Autrichiens qui battaient la campagne, un peu inquiète cependant du
retour, craignant d'être grondée par Lefebvre.

Au moment où elle franchissait un petit bouquet d'arbres, dernier
avant-poste français, elle vit se dresser devant elle une forme longue
et maigre...

La silhouette d'un homme, embusqué derrière l'un des arbres, lui
apparut...

Elle porta la main à sa ceinture, prit un des pistolets, l'arma et
dit, pas très fort, de peur d'être entendue des sentinelles postées dans
le voisinage:

—Qui va là?...

Elle visait en même temps, prête à faire feu...

—Pas de bêtises! m'ame Lefebvre... c'est un ami, dit une voix qu'elle
crut reconnaître.

—Qui ça, un ami?...

—Mais... La Violette, pour vous servir.

—Ah! c'est toi, imbécile... tu m'as fait presque peur! dit Catherine
reconnaissant l'aide-cantinier, garçon dévoué un peu simplet et dont le
bataillon se moquait volontiers.

La Violette ne passait pas pour un brave, et il était l'objet de
quolibets et de brimades chaque jour.

Catherine avait désarmé son pistolet. Elle riait à présent de son émoi.

—Eh bien! avance, dit-elle... que diable! je ne dois pas te faire
peur!... qu'as-tu donc à rôder par ici, en avant des lignes, toi, un
poltron?

La Violette, timidement, fit quelques pas.

—J'vas vous dire, m'ame Lefebvre... je vous ai vue sortir du camp, pour
lors j'ai voulu vous suivre...

—Pour m'espionner?

—Oh! non... mais je me suis dit comme ça qu'il y avait peut-être du
danger là où vous allez...

—Du danger!... oui, oui, il y en a, mais qu'est-ce que cela te
faisait?... Le danger et toi, ça fait deux!

—Il y a longtemps, m'ame Lefebvre, que je veux m'apprivoiser avec le
danger... Je m'suis dit comme ça que c'était peut-être une bonne
occasion ce soir...

—Pourquoi ce soir? dit Catherine, surprise de l'attitude et de
l'insistance de l'aide-cantinier.

—Dame! répondit La Violette un peu embarrassé, cherchant ses mots,
parce que... le soir, on est tranquille, on n'a pas crainte d'être vu...

—Tu ne voulais pas être vu?

—Ah! pour ça, non!... Si j'ai peur, la nuit, on ne le verra pas, tandis
que le jour ça m'intimiderait... Mais quelque chose me dit qu'avec vous,
m'ame Lefebvre, je n'aurai pas peur.

—Tu veux donc venir avec moi? demanda Catherine de plus en plus
surprise.

—Oh! ne me refusez pas! ne me renvoyez pas! supplia le pauvre garçon,
et il ajouta d'un ton très sincère, très ému aussi: Je vous aime tant,
m'ame Lefebvre!... je n'aurais jamais osé vous le dire dans le jour... à
la cantine... devant les camarades... Mais ici... où tout est noir, je
suis hardi... je ne me reconnais plus.

Catherine, tout en écoutant La Violette, avait continué sa route.

Elle allait répondre, d'un ton à demi irrité, à demi ironique, à
cet amoureux ridicule, quand deux coups de feu retentirent dans la nuit.

—Arrête-toi! cria Catherine à La Violette, qui s'était élancé en avant.
Où vas-tu donc?... Prends garde! cria-t-elle plus fort.

La Violette courait toujours. Derrière son dos ballottait un objet
rond... on eût dit une bosse mobile.

Catherine avait vu disparaître l'aide-cantinier dans une houblonnière,
d'où les deux coups de feu étaient partis...

Craignant une embuscade, elle s'arrêta sur la bordure de la
houblonnière...

Elle entendit comme un bruit sec de branches cassées, le tapage d'une
lutte, un piétinement... puis, au loin, dans la plaine, elle aperçut la
silhouette indécise d'un homme s'enfuyant vers les bois qui montaient
jusqu'à Jemmapes.

—Il file du mauvais côté!... il va tomber dans les avant-postes
autrichiens et se faire prendre, pensa-t-elle, supposant que c'était La
Violette qui fuyait ainsi.

Et elle ajouta avec un soupir où il y avait un tantinet de regret:

—C'est dommage! C'était un bon garçon, quoique poltron! On le
remplacera difficilement à la cantine.

Elle se disposait à poursuivre son chemin, en tournant la houblonnière,
et voulait gagner les communs du château dont elle apercevait déjà
les toits, quand reparut parmi les perches à houblon, long et maigre
comme elles, La Violette.

Il tenait son sabre nu à la main et en essuyait la lame dans les
feuilles.

—C'est toi! fit-elle stupéfaite. D'où viens-tu? Qu'as-tu fait?

—J'ai empêché ce kaiserlick de recharger son fusil comme il en avait
l'intention, dit tranquillement La Violette en remettant son sabre au
fourreau.

—Où est-il? demanda Catherine.

—Là... dans les houblons!...

—Il est mort?...

—Je crois que oui... Quant à l'autre, il a eu de la chance d'avoir
affaire à un poltron comme moi... sans cela je l'aurais attrapé à la
course... Car je cours bien, m'ame Lefebvre!... Mais j'avais ça qui me
gênait, ajouta l'aide-cantinier, en montrant l'objet rond qu'il portait
sur le dos...

—Qu'est-ce donc?...

—La caisse de Guillaumet, le tapin... Je la lui ai empruntée...

—Pourquoi faire?...

—Ça peut servir, des fois... Et puis, ça me va mieux que le fusil, le
tambour. Oh! que j'aurais été tapin avec plaisir... mais y a pas
mèche!... j'suis trop grand, m'ame Lefebvre. A présent, dites donc,
si on poussait un peu les cailloux?... L'Autrichien que j'ai désarmé va
donner l'alarme et il pourrait nous tomber pas mal de ces habits blancs
sur le dos... Ce n'est pas pour moi que je dis cela!...

—Tu n'as donc plus peur?...

—La nuit, jamais!... je vous l'ai dit... Marchons, m'ame Lefebvre!

—La Violette, tu es un brave!...

—Ne vous moquez pas de moi, m'ame Lefebvre!... je sais bien que je ne
suis qu'un poltron et je sais aussi que je vous aime si tellement si
fort!...

—La Violette... je te défends de parler comme ça...

—C'est bon!... on s'taira... mais, avançons!... avançons!... à présent
que le terrain est déblayé...

Catherine regarda avec une nouvelle surprise son aide-cantinier. Il se
révélait à elle sous un aspect fort inattendu. La Violette ne bronchait
pas sous le feu! La Violette se précipitait le sabre à la main sur deux
Autrichiens en embuscade! on lui avait changé son aide de cantine!...

Elle eut un instant la pensée de le renvoyer au camp, mais le voyant si
aguerri, si martial, elle craignit de lui faire de la peine. Et puis, à
deux on pouvait mieux se tirer d'affaire.

—La Violette, lui dit-elle avec une voix plus douce, plus amicale,
je dois te prévenir que là où je vais il y a du danger... beaucoup de
danger... Tu persistes à vouloir m'accompagner?

—Je vous suivrai dans le feu, m'ame Lefebvre!...

—Eh bien! commence par m'accompagner dans l'eau, car il faut franchir
le ruisseau pour parvenir à ce château que tu vois... C'est là que je
vais...

—Que nous allons!... Marchez, m'ame Lefebvre! je vous suis!...

—Bien! tais-toi!... et ouvre l'œil!...

Tous deux descendirent dans le lit du petit ruisseau la Wême, et ayant
de l'eau à mi-jambes, le traversèrent...

Bientôt ils se trouvèrent devant la porte des écuries du château.

Avec précaution Catherine suivit les murs, cherchant un endroit par où
pénétrer facilement dans les jardins.

Ayant aperçu une place où la muraille était en partie démolie, elle fit
signe à La Violette de l'aider à grimper.

—Avec bonheur, m'ame Lefebvre, dit le naïf amoureux se courbant, tout
joyeux de sentir frôler ses épaules par la robuste jambe de Catherine,
qui se servait de ses reins comme d'un escabeau.

Quelques instants après, tous deux étaient dans le jardin et se
dirigeaient avec prudence, en se dissimulant derrière les arbres, vers
une salle du rez-de-chaussée où brillait une vive lumière.



XVII

LA MESSE DE MARIAGE


Le baron de Lowendaal et le marquis de Laveline, dans une entrevue
décisive, avaient terminé leurs accords.

Le fermier général avait posé ses conditions: Blanche serait sa femme,
cette nuit-là même, ou bien, partant immédiatement pour l'Alsace, il
ferait mettre sous séquestre les biens de Laveline, sans parler d'autres
mesures dont il se réservait d'user... Il pouvait perdre à tout jamais
le marquis.

Celui-ci avait aussitôt témoigné de son vif désir d'avoir pour gendre le
baron.

Ce n'était pas seulement l'honneur de ce mariage qui préoccupait M. de
Laveline, son propre honneur était en jeu et lui faisait désirer
ardemment que Blanche se montrât raisonnable et consentît à répondre aux
vœux de Lowendaal.

Le baron, comme lorsqu'il avait décidé Léonard à le débarrasser de
Beaurepaire, agissait par contrainte.

Il avait su engager le marquis, toujours pressé d'argent, dans une
opération scandaleuse et pleine de dangers. Ami du prince de Rohan,
Laveline avait trempé dans l'affaire misérable du Collier.

Il avait échappé aux poursuites, mais le baron détenait la preuve de sa
participation aux manœuvres frauduleuses des instigateurs de cette
vaste escroquerie, où le rôle de la reine Marie-Antoinette fut plus
qu'équivoque.

Le marquis, pour échapper au baron, fuyait-il la France? La cour
autrichienne, dont il deviendrait le prisonnier, lui ferait son procès,
vengeant ainsi l'honneur de la reine, archiduchesse de l'empire.

Demeurait-il en son pays? Dénoncé au gouvernement révolutionnaire, son
rôle dans l'aventure du Collier le désignait inévitablement à
l'échafaud.

Il se trouvait donc absolument à la discrétion du baron.

Comme le château même qui l'abritait, un peu forcément, le père de
Blanche était pris entre deux feux.

Il résolut donc de tenter une dernière démarche auprès de sa fille.

Il trouva Blanche plus décidée que jamais à résister aux désirs du
baron.

M. de Laveline, à bout d'arguments, finit par confesser le péril où
il s'était placé. Le baron était maître de ses biens, de son honneur, de
sa vie. Il fallait que Blanche le sauvât ou il n'aurait plus qu'à
mourir. Voudrait-elle, en le poussant à un acte de désespoir, assumer le
remords d'une sorte de parricide?

Blanche, émue, tremblante, en recevant cette confidence, ne put que
balbutier des paroles sans suite.

Elle s'étonnait de l'étrange persistance du baron. N'avait-il donc ni
pitié, ni dignité, celui qui voulait encore être son époux, bien que
sachant qu'elle le détestait, qu'elle en aimait un autre et qu'un enfant
était né de son amour?

Persuadée que le baron avait reçu la lettre remise à Léonard, Blanche
essayait de calmer les alarmes de son père. Elle se disait que pour
avoir gardé le silence vis-à-vis de M. de Laveline, il fallait que M. de
Lowendaal eût été touché par la confession qui lui était parvenue. Il
n'avait pas révélé son secret, c'est donc qu'il ne voulait pas abuser de
son influence redoutable sur M. de Laveline. Epris fortement, il
comptait que Blanche reviendrait sur sa détermination. Il pardonnait la
faute qui lui avait été avouée. Il voulait oublier qu'un autre avait été
aimé avant lui. Peut-être espérait-il se faire aimer à son tour...

Il y avait donc, au fond du cœur de M. de Lowendaal, une
espérance qu'il convenait de détruire. Pour cela, il fallait persister
dans le refus, et sans rien dire à M. de Laveline des motifs qui la
poussaient, Blanche répéta que jamais elle ne serait la femme du baron.

—Eh bien! fit M. de Laveline, emporté par la fureur et taxant de folie
cette résistance, fille rebelle et perverse, je te contraindrai bien à
obéir... tu seras mariée cette nuit, entends-tu, cette nuit, quand je
devrais te traîner moi-même, les pieds attachés, jusqu'à l'autel!...

Puis il était sorti pour retrouver le baron, et lui dire de presser les
préparatifs du mariage.

Blanche, restée seule, se mit à réfléchir. La résolution de Lowendaal ne
tiendrait pas contre l'énergie dont elle s'armait. Elle devait résister
encore, et jusqu'au bout refuser cette union qui lui faisait horreur.

Mais, pour cette lutte, il lui manquait l'allié le plus sûr: son
enfant...

Pourquoi ne l'avait-elle pas auprès d'elle?

La présence de ce témoignage vivant de son amour pour un autre
convaincrait le marquis et forcerait Lowendaal à renoncer à sa
poursuite.

Elle se demandait avec une inquiétude croissante ce qui empêchait
Catherine Lefebvre de tenir sa promesse...

La nuit était venue et elle ne pouvait plus parcourir du regard la
campagne. Elle devait renoncer à l'espoir de découvrir au loin une
femme, en marche vers le château, portant un enfant dans les bras.

Alors elle tomba dans une profonde mélancolie, songeant à ces armées
qui, autour du château, comme un filet, déployaient leurs masses
sombres. Elle se disait qu'au milieu de ces gens de guerre, Catherine
avait dû craindre de se mettre en route; on l'avait peut-être forcée à
retarder son voyage.

—Elle ne viendra pas! pensait-elle douloureusement, et qui sait si je
reverrai jamais mon enfant?...

Alors, épouvantée à l'idée d'être contrainte à ce mariage odieux qu'on
préparait en ce moment même, désespérée de causer la ruine et peut-être
la mort de son père par son refus, la pensée lui vint de s'enfuir...

Elle irait par les chemins, au hasard, droit devant elle...

La nuit était propice; le voisinage des deux armées favorable.

Au milieu de tous ces soldats elle pourrait se glisser, les routes
étaient remplies de pauvres gens effrayés qui fuyaient devant les
troupes. Une femme se sauvant passerait inaperçue, ou du moins
insoupçonnée.

Elle gagnerait une ville quelconque, Bruxelles ou Lille, et de là se
rendrait à Paris, à Versailles, à la recherche de Catherine et de
son petit Henriot...

Des bijoux et un peu d'or lui restaient; elle écrirait à son père, une
fois loin de ce château détesté, et le premier moment de colère passé,
elle recevrait du marquis des ressources.

Son projet arrêté, elle se mit aussitôt en mesure de l'exécuter...

Elle prit un petit sac dans lequel elle jeta pêle-mêle ce qu'elle avait
de plus précieux, puis elle s'enveloppa dans son manteau de voyage et,
par précaution, prit une seconde cape, destinée à servir de couverture
et de matelas dans les auberges incommodes où le hasard des routes lui
ferait chercher un gîte...

Ayant soin de laisser la lumière allumée, bien en vue, elle ouvrit la
porte avec précaution, descendit sur la pointe du pied, sondant les
corridors, prêtant l'oreille, retenant sa respiration, s'arrêtant à
chaque pas pour repartir, oppressée, anxieuse, vaillante quand même.

Elle parvint à une porte donnant sur les jardins potagers...

Sans bruit, elle fit glisser le verrou et se trouva en plein air...

La nuit était fraîche et belle. Pas assez obscure. Il fallait éviter, en
traversant les espaces découverts, de se laisser apercevoir des gens du
château.

Quand elle aurait gagné les bois avoisinant les murs du parc, elle
serait sauvée: s'apercevrait-on de sa fuite, on ne pourrait la rejoindre
dans ces halliers ténébreux...

Comme elle contournait avec précaution les bâtiments du château, et
qu'elle passait devant une salle basse joyeusement éclairée, où les gens
de service achevaient leur repas, il lui sembla voir, embusquées
derrière un arbre, deux formes étranges...

Elle tressaillit, elle s'arrêta...

Lentement les deux formes se détachèrent, vinrent à elle...

La peur la paralysait. Elle n'osait ni fuir, ni avancer, ni crier...

Elle distingua vaguement une longue et maigre silhouette d'homme, puis
une femme portant un jupon court, avec un petit chapeau aux bords
relevés...

Deux secondes après, l'homme et la femme étaient près d'elle:

—Ne dites rien! nous sommes des amis, fit vivement la femme...

—Cette voix!... murmura Blanche, qui êtes-vous?... j'ai peur... je vais
appeler...

—N'appelez pas!... dites-nous où nous pourrions trouver mademoiselle
Blanche de Laveline...

—Mais c'est moi... Ah! mon Dieu! Catherine, c'est vous!... je
distingue votre voix! s'écria Blanche, reconnaissant celle qui devait
lui rendre son enfant.

Catherine, surprise et heureuse de la rencontre, apprit rapidement à
Blanche qu'elle venait en compagnie de La Violette, qu'elle présenta, et
qui se mit respectueusement au port d'armes, faisant le salut militaire,
pour lui parler de son enfant et le lui remettre, si elle pouvait, au
milieu des désordres d'une guerre, s'en charger.

—Où est-il, mon petit Henriot? demanda Blanche tremblante, craignant
d'apprendre une terrible nouvelle.

Elle fut bien vite rassurée.

—Mais ce costume? demanda-t-elle, étonnée de l'accoutrement de la
cantinière.

Catherine lui fit connaître qu'elle servait au régiment et que son petit
Henriot reposait au milieu des voltigeurs du 13e.

Blanche voulait se rendre aussitôt au camp.

Catherine lui conseilla de rester plutôt au château. Le lendemain, au
jour, on saurait à quoi s'en tenir sur les mouvements de l'armée
autrichienne. Peut-être les Français viendraient-ils occuper le château.
Rien ne serait plus simple que de lui amener alors l'enfant. Se hasarder
au milieu de la nuit, à travers la campagne que parcouraient les
éclaireurs, était folie!

—C'est bon pour moi, une cantinière, de courir ainsi entre deux
armées! dit gaiement Catherine.

Et La Violette ajouta:

—Vous ne savez pas ce que c'est d'avoir peur, mam'zelle!... c'est
effrayant, allez! je connais ça, moi!... restez ici, c'est le
meilleur... M'ame Lefebvre, dites-lui donc qu'il peut y avoir encore des
Autrichiens dans la houblonnière!

Catherine confirma l'opinion de La Violette. Blanche devait
raisonnablement passer la nuit au château et le lendemain on aviserait.

Mais mademoiselle de Laveline déclara alors à Catherine qu'elle voulait
fuir le château où, par force, on entendait qu'elle fût, cette nuit
même, éternellement liée au baron de Lowendaal.

Que faire? se demanda la bonne Catherine embarrassée, et elle murmura:
Quel malheur que Lefebvre ne soit pas avec nous!... il nous donnerait un
bon conseil, lui!... Si encore cet imbécile-là avait une idée,
grommela-t-elle en regardant La Violette...

—Voyons! as-tu une idée, toi? demanda-t-elle avec brusquerie à
l'aide-cantinier.

—Si vous voulez, m'ame Lefebvre, répondit-il timidement, je m'en vas
retourner au camp et je ramènerai le petit.

Catherine haussa les épaules.

—Je ne te vois pas bien, La Violette, portant un enfant dans les
bras...

—Si j'allais avec vous? dit vivement Blanche... Oh! oui, Catherine,
permets-moi de t'accompagner...

—Mais le danger?... les balles?... les sentinelles?...

—Je ne crains rien de tout cela... Est-ce qu'une mère a peur de quelque
chose lorsqu'il s'agit d'embrasser son enfant!

Catherine allait se décider à donner satisfaction à Blanche; avec elle
on battrait en retraite vers le camp français, quand un bruit de voix
les contraignit à se taire et à se blottir derrière un bouquet d'arbres
dont l'ombre pouvait les protéger.

Entouré de valets portant des flambeaux, le baron de Lowendaal disait à
l'un de ses domestiques:

—Prévenez mademoiselle de Laveline que l'heure de la cérémonie est
avancée et que je l'attends à la chapelle, en compagnie du marquis, son
père...

Le baron traversa le terre-plein, devant le château, et se rendit à la
chapelle, petit édifice élevé sur la droite, au milieu d'une pelouse.

—Ah! mon Dieu! je suis perdue... on va s'apercevoir de ma disparition!
murmura Blanche.

—Il faudrait gagner du temps... mais comment?... Ah! il y a un moyen,
mais il est bien chanceux, dit Catherine.

—Lequel?... parle, ma bonne Catherine... je suis prête à tout
braver plutôt que de me laisser violenter par cet homme... je n'irai pas
à la chapelle!...

—Si quelqu'un s'y rendait à votre place?... cela permettrait de
dérouter un quart d'heure leurs recherches...

—Un quart d'heure, ce serait le salut! dit Blanche. Je pourrais sortir
du parc, me cacher dans la campagne... Qui sait? atteindre peut-être les
avant-postes français... Oui! l'idée est excellente... Mais qui donc
oserait ainsi prendre ma place?

—Moi! dit Catherine... Allons! il n'y a pas une seconde à perdre...
Donnez-moi votre manteau... Hâtez-vous! Tenez, voilà votre baron qui
sort.

Lowendaal, ayant examiné si tout se trouvait disposé à la chapelle pour
la cérémonie, revenait, satisfait, chercher M. de Laveline et donner en
passant des ordres aux écuries pour le départ. Aussitôt le mariage
célébré, il comptait monter en berline et gagner avec sa jeune épousée
la route de Bruxelles. L'approche de l'armée autrichienne et l'imminence
du combat lui faisaient avancer l'heure qu'il avait fixée pour la
cérémonie et pour le voyage.

Rapidement, Catherine s'était enveloppée du manteau de Blanche.

Celle-ci, se couvrant de la cape dont elle avait eu la précaution
de se munir, après avoir embrassé silencieusement l'énergique
cantinière, s'éloigna suivie de La Violette, tout fier de son rôle
nouveau d'écuyer d'une demoiselle errante...

Catherine les suivit anxieusement jusqu'à ce qu'elle vît leurs formes se
fondre dans la nuit...

Ils avaient alors atteint la limite du parc...

Blanche se trouvait à l'abri des violences du baron de Lowendaal. Elle
allait bientôt embrasser son enfant.

—Pauvre petit Henriot! le reverrai-je seulement?... se dit Catherine
avec émotion; et mon Lefebvre, s'il ne me revoyait plus, lui aussi?...
Bah! ne pensons pas à tout cela, et tâchons de jouer de notre mieux
notre rôle de fiancée! reprit-elle avec sa bonne humeur habituelle.

Elle marcha hardiment vers la salle basse aux clartés joyeuses, où, le
souper terminé, les domestiques bavardaient.

Elle se montra sur le seuil et dit, d'un ton bref:

—Qu'on prévienne M. le baron que mademoiselle de Laveline l'attend à la
chapelle!...

Puis elle se retira lentement, s'efforçant de marcher avec majesté, et
prenant garde de ne pas s'embarrasser dans les plis de la cape, un peu
longue pour sa taille.

Comme elle allait pénétrer dans la chapelle, des pas et des voix près
d'elle la surprirent.

Le baron parlait.

—Alors, tu as le mot d'ordre, Léonard?...

—Oui, monsieur le baron, répondait l'homme interrogé, j'ai pu le
surprendre... J'avais attiré ici, à la cuisine, une estafette, sous
prétexte de lui fournir des renseignements... je lui ai offert à boire,
il avait grand'soif et probablement grand sommeil aussi, car il dort à
présent.

—Et ses papiers? demanda vivement Lowendaal.

—Je les ai lus... rien d'important... sauf le mot d'ordre que j'ai
retenu...

—Bien, Léonard... cours vite aux grand'gardes autrichiennes... avertir
l'officier qui commande!...

Et le baron, cessant de parler, rentra dans le château.

—Que veut dire cela? se demanda Catherine... Quel mot d'ordre ont-ils
surpris?... Serait-ce par hasard celui des nôtres?...

Elle hésita sur ce qu'elle devait faire. Ne fallait-il pas s'enfuir,
courir au camp français et donner l'alarme?...

Mais elle avait promis à Blanche, sa bienfaitrice, de tromper ses
persécuteurs, en jouant un instant son personnage à la chapelle...

Elle allait d'abord tenir sa promesse, ensuite elle aurait le temps de
regagner le camp et de prévenir Lefebvre de la trahison.

Elle entra donc résolument dans la chapelle, impatiente à présent de
voir paraître le baron et de s'échapper pour donner l'alarme aux soldats
de son mari.

—Si on les surprenait pendant leur sommeil! pensa-t-elle avec effroi.

Son insouciance reprit le dessus bien vite.

—Bah! se dit-elle, les braves du 13e ne dorment que d'un œil, et
ils ne laisseront pas les kaiserlicks, même avec le mot d'ordre volé,
arriver à portée de fusil, sans leur montrer qu'on fait bonne garde chez
nous, et qu'on s'y méfie des traîtres...

Elle s'assit donc, un peu plus rassurée, sur l'un des deux fauteuils
préparés, devant l'autel, pour les époux.

Un prêtre, agenouillé, priait dévotement dans un angle.

Il parut ne faire aucune attention à elle.

Curieusement, elle examina les tableaux du chemin de croix, les
ornements du tabernacle, la petite lampe astrale où brûlait une mèche
vacillante et les quatre cierges allumés jetant une lueur funèbre.

—Brrr!... est-ce qu'on voulait chanter ici l'office des morts et non
célébrer une messe de mariage? murmura Catherine, impressionnée par la
tristesse de l'édifice religieux.

L'attente lui parut longue.

Tout à coup la porte de la chapelle s'ouvrit avec fracas.

Un bruit de pas, auquel se mêlait un cliquetis de sabres, résonna.

Catherine, pour conserver plus longtemps son personnage, se drapa
complètement dans le manteau de Blanche et s'agenouilla, évitant de se
retourner.

Le prêtre, lentement, s'était relevé après deux génuflexions et s'était
approché de l'autel. Il avait commencé rapidement la lecture, à voix
basse, de son rituel.

Le baron de Lowendaal cependant, se dirigeant vers celle qu'il croyait
sa fiancée, l'aborda le chapeau à la main, la jambe tendue, le sourire
aux lèvres, et lui dit galamment:

—J'espérais, mademoiselle, avoir l'honneur et le très grand plaisir de
vous accompagner moi-même en ce saint lieu, avec monsieur votre père...
bien heureux comme moi de votre bon vouloir. Je comprends vos timidités
et vous les pardonne... Veuillez me permettre de prendre place à vos
côtés!

Catherine ne répondit rien, ne bougea pas.

Le marquis à son tour s'avança et dit à mi-voix:

—C'est très bien, ma fille... et je vous félicite d'être enfin devenue
raisonnable!...

Et il ajouta plus haut:

—Mais, Blanche, débarrassez-vous donc de ce manteau de voyage... ce
n'est pas aimable de se marier ainsi!... et puis il faut faire honneur à
nos invités, vos témoins et ceux de votre mari... des officiers du
général Clerfayt... Montrez-leur au moins votre visage! souriez un peu,
c'est de mise en un pareil jour!... qu'on puisse voir votre sourire!...

Catherine, en entendant nommer des officiers autrichiens, fit un
mouvement brusque.

Son manteau s'écarta et dégagea sa jupe à ganse tricolore.

Vivement le marquis porta la main au manteau, le tira entièrement.

—Ce n'est pas ma fille! cria-t-il abasourdi.

—Qui êtes-vous? dit le baron non moins stupéfait.

Le prêtre, à ce moment tourné vers l'assistance, étendait les bras,
marmottant:

—_Benedicat vos, omnipotens Deus!... Dominus vobiscum!_

Et il attendait qu'on répondît:

—_Et cum spiritu tuo!..._

Mais l'effarement était trop général pour qu'on pût suivre la liturgie.

Les officiers autrichiens s'étaient approchés:

—Une Française!... une cantinière! dit, avec un effroi comique, celui
qui paraissait le chef.

—Eh bien! oui, une Française!... Catherine Lefebvre, cantinière au
13e! Vrai! ça vous estomaque, mes gas!... s'écria madame Sans-Gêne, se
dépêtrant de son long manteau et prête à rire au nez du fiancé déconfit,
à tirer la langue au marquis furieux et à ratisser des doigts devant les
officiers autrichiens inquiets, regardant si des soldats du 13e, dont
Catherine avait fièrement lancé le numéro, comme un appel de trompette,
comme un signal de combat, n'allaient pas surgir du confessionnal et
sortir du tabernacle, sous la protection du Dieu des armées.



XVIII

DETTE DE RECONNAISSANCE


Le premier moment de surprise passé, l'un des officiers mit la main sur
l'épaule de Catherine:

—Vous êtes ma prisonnière, madame! reprit-il gravement.

—Allons donc! fit Catherine... moi, je ne me bats pas!... je suis ici
en visite... en parlementaire...

—Ne raillez pas!... vous vous êtes introduite dans ce château... dont
j'ai pris possession au nom de S. M. l'empereur d'Autriche... vous êtes
Française et en territoire autrichien... je vous garde!...

—Vous arrêtez les femmes à présent?... ça n'est pas galant...

—Vous êtes cantinière...

—Les cantinières ne sont pas des soldats...

—Ce n'est pas comme soldat que vous êtes prisonnière, c'est comme
espionne!... répondit l'officier, et faisant un signe derrière lui, il
commanda:

—Qu'on aille chercher quatre hommes, et qu'on emmène cette femme...
qu'elle soit gardée à vue jusqu'à ce qu'on ait examiné ce qu'il
conviendra de faire d'elle...

Le baron de Lowendaal, qui s'était précipité au dehors et avait couru à
la chambre de Blanche, revenait effaré:

—Messieurs, dit-il d'une voix étranglée, cette femme est la complice
d'une évasion... elle a facilité la fuite de mademoiselle de Laveline,
ma fiancée... Où est mademoiselle de Laveline? reprit-il, furieux,
s'adressant à Catherine.

Celle-ci se mit à rire.

—Si vous voulez revoir mademoiselle de Laveline, dit-elle au baron,
vous devrez quitter ces messieurs autrichiens et vous rendre au camp
français... c'est là qu'elle vous attend!...

—Au camp français!... qu'a-t-elle été y faire?...

Le marquis se pencha à l'oreille du baron:

—Ceci vous rassure... ce n'est pas chez les Français qu'elle aura été
retrouver ce Neipperg, dont vous étiez jaloux...

Il essayait ainsi de calmer le fiancé déconfit.

—C'est possible, répondit le baron, mais, encore une fois, qu'est-ce
qui l'a pu décider à se sauver chez les Français... Est-ce qu'elle
est amoureuse de Dumouriez?

—Elle a été retrouver son enfant, dit tranquillement Catherine.

—Son enfant! s'écrièrent le marquis et le baron, également stupéfaits.

—Eh! oui... le petit Henriot, un joli chérubin... comme vous n'auriez
jamais été capable d'en fabriquer un, baron! cria familièrement la
Sans-Gêne, narguant l'épouseur déçu.

Mais Lowendaal se dépitait à l'écart, trop mystifié, trop accablé aussi
pour relever les paroles narquoises de Catherine.

Léonard cependant, qui assistait à cette scène, tout déconcerté
contournait sa lèvre dans une piteuse grimace.

Tous ses projets s'écroulaient: Blanche partie, l'enfant, dont le baron
apprenait l'existence, cessait d'être un moyen d'intimidation, une
menace, une arme perpétuellement levée sur celle qui devait s'appeler
dans quelques instants la baronne de Lowendaal. Il n'avait plus aucun
espoir de réaliser les combinaisons avantageuses qu'avait fait naître en
lui la possession du secret de mademoiselle de Laveline.

Il réfléchit rapidement au parti qu'il convenait de prendre.

C'était un homme de tête et qu'aucun scrupule n'arrêtait, maître
Léonard, sauf la crainte des galères, dont à propos savait
l'entretenir son patron, dans les circonstances difficiles.

—Moi aussi, je vais au camp français!... murmura-t-il, j'ai le mot
d'ordre... je pourrai passer... et tout n'est peut-être pas perdu pour
moi!... A nous deux, madame la baronne!

Alors, sans bruit, se glissant derrière les soldats autrichiens que l'un
des officiers avait été chercher, il gagna la porte de la chapelle, et
s'élança dans la campagne...

L'officier qui avait arrêté Catherine dit alors d'une voix brève:

—Il faut en finir... monsieur le baron, vous n'avez aucune observation
à faire?... aucune question à poser à notre prisonnière?...

—Non... non, emmenez-la!... gardez-la!... fusillez-la!... s'écria-t-il
exaspéré, ou plutôt, reprit-il avec un désespoir comique, interrogez-la,
obtenez d'elle que je sache ce qu'est devenue mademoiselle de
Laveline... qu'elle dise enfin ce que signifie cet enfant dont elle a
parlé...

L'officier répondit tranquillement:

—Nous allons l'enfermer dans une des salles du château... la prison
porte conseil, demain elle nous répondra...

—Demain, les soldats de la République seront ici et pas un de nous ne
parlera, car vous serez tous morts ou détalés, cria crânement Catherine.

—Emmenez-la, dit froidement l'officier, se tournant vers ses
hommes.

Et il ajouta:

—Déposez vos fusils, et emportez cette femme après l'avoir garrottée si
elle résiste.

Les quatre hommes appuyèrent leurs fusils contre la balustrade qui
fermait le chœur et s'avancèrent d'un pas lourd, prêts à exécuter
l'ordre.

—N'approchez pas! cria Catherine... Le premier qui bouge est mort!...

Et tirant vivement ses deux pistolets de sa ceinture, elle les braqua
sur les soldats qui s'arrêtèrent.

—Avancez donc!... mais avancez donc! rugit l'officier, une femme vous
fait peur à présent!...

Les quatre hommes allaient se décider à exécuter l'ordre, quand, dans le
silence de la nuit, tout proche de la chapelle, éclata un roulement de
tambour...

C'était le pas de charge qu'on battait...

—Les Français!... les Français!... dit avec terreur le baron.

La panique fut soudaine, irrésistible.

Les soldats, oubliant leurs fusils, s'enfuirent en désordre. Sur leurs
traces, les officiers s'élancèrent, cherchant à les rallier pour se
replier sur les positions autrichiennes, persuadés qu'ils étaient d'une
surprise par l'avant-garde de Dumouriez.

Le marquis et le baron avaient couru s'enfermer dans le château...

La chapelle était déserte. Le prêtre, à l'autel, indifférent à tout ce
qui s'était accompli, achevait son office...

Le tambour cependant battait toujours plus fort...

Sur le seuil de la chapelle, Catherine, surprise et joyeuse, vit
déboucher, tapant à tour de bras sur la peau d'âne, le maigre et long La
Violette...

—Toi ici! dit-elle... Que viens-tu faire?... où est le régiment?...

—Au camp, parbleu!... fit La Violette cessant de taper. Je suis arrivé
à temps, hein? m'ame Lefebvre... Dites donc, si nous fermions l'entrée,
nous serions plus chez nous?...

Et, rapidement, il poussa les deux battants de la porte et assujettit
solidement la barre.

Puis, il expliqua à Catherine étonnée qu'il avait conduit Blanche vers
le camp, mais qu'à mi-chemin ils étaient tombés dans une patrouille
française, commandée par Lefebvre.

Il avait confié à deux hommes sûrs mademoiselle de Laveline, qui, à
cette heure, devait se trouver en sûreté, dans les lignes de Dumouriez,
avec son petit Henriot.

Alors il avait pris le parti de revenir vivement au château, craignant
pour la brave cantinière du 13e. Surpris d'entendre du bruit dans la
chapelle, il en avait fait le tour et, se haussant vers un vitrail,
il s'était rendu compte du danger que courait la femme de son capitaine.

L'idée lui était venue d'utiliser son tambour, afin d'effrayer les
kaiserlicks...

—Hein! m'ame Lefebvre, j'sais bien m'en servir de la caisse à
Guillaumet... qu'en pensez-vous? j'ferais un fameux tapin tout de même,
si j'n'étais pas si long!... dit en terminant son récit le brave garçon.

—Et mon mari, où l'as-tu laissé?... demanda Catherine anxieuse.

—A deux cents mètres d'ici! prêt à accourir avec ses hommes, si je
donne le signal...

—Quel signal?...

—Un coup de feu...

—Attendons!... il me semble qu'on vient... entends-tu ces pas, ce
bruit?... on dirait des chevaux?...

Un piétinement d'hommes et un frappement de sabots indiquaient en effet
l'arrivée d'une troupe nombreuse, avec de la cavalerie.

—Faut-il tirer, m'ame Lefebvre? demanda La Violette décrochant son
fusil qu'il portait en bandoulière.

Et il ajouta, montrant les fusils abandonnés par les Autrichiens:

—Nous avons là de quoi donner, quatre fois encore, le signal.

—Ne tire pas! dit-elle vivement.

—Pourquoi ça?... vous croyez donc qu'ils me font peur vos
kaiserlicks... puisqu'il est nuit, je vous l'ai dit, je ne crains
rien...

—Malheureux!... les Autrichiens ont du renfort... tu ferais tomber
Lefebvre et les nôtres dans une embuscade... nous deux, nous nous
échapperons toujours... il vaut mieux parlementer...

—Commandez, m'ame Lefebvre, je vous obtempère!

On cogna rudement à la porte, et une voix cria:

—Ouvrez! ou l'on enfonce la porte...

Catherine dit à La Violette de faire tomber la barre. La porte fut
ouverte, et des cavaliers, des soldats apparurent. Leur masse sombre se
discernait au scintillement des sabres, des casques et des baïonnettes,
dans la nuit.

Catherine et La Violette s'étaient réfugiés jusqu'auprès de l'autel.

Ils aperçurent là un fantôme noir, accroupi.

C'était le prêtre, qui, ayant terminé sa messe, marmottait tout bas des
prières... peut-être celles qu'on dit pour les agonisants...

Les soldats avaient envahi la chapelle. On ne voyait que des fusils et
des sabres.

L'officier qui avait voulu arrêter Catherine reparut, humilié de s'être
sauvé devant une femme, désireux de prendre sa revanche.

Il se tourna vers un personnage, enveloppé dans un manteau galonné,
et qui semblait un officier supérieur.

—Mon colonel, dit-il, nous allons fusiller ce soldat et cette femme...

—La femme aussi? demanda froidement celui qu'on avait désigné comme
colonel.

—Ce sont deux espions... les ordres sont formels...

—Demandez-leur qui ils sont... leurs noms... ce qu'ils voulaient faire
en s'introduisant ici... après nous déciderons! dit le colonel.

Catherine avait entendu:

—Je demande, fit-elle avec fermeté, qu'on nous traite en prisonniers de
guerre...

—La bataille n'est pas commencée, dit l'officier.

—Si... par nous!... j'étais l'avant-garde et voici la première colonne,
dit-elle en montrant La Violette. Vous n'avez pas le droit de nous
fusiller, puisque nous nous rendons... Prenez garde! si vous commettez
cette lâcheté, ça se saura chez les nôtres... n'attendez alors pas de
grâce des voltigeurs du 13e!... Ils ne sont pas loin... ils ne
tarderont pas à être ici... souvenez-vous du moulin de Valmy... Vos
prisonniers paieront pour nous deux!... Mon mari, qui est capitaine,
nous vengera, allez! aussi vrai que je me nomme Catherine Lefebvre...

L'officier au manteau, qu'on avait appelé colonel, fit un mouvement
de surprise.

Il s'avança de quelques pas, cherchant à discerner dans l'ombre celle
qui venait de parler ainsi.

—Seriez-vous parente, madame, dit-il avec politesse, d'un Lefebvre, qui
servait dans les gardes à Paris, et qui a épousé une blanchisseuse...
qu'on nommait madame Sans-Gêne?

—La blanchisseuse, la Sans-Gêne, c'est moi!... Lefebvre, le capitaine
Lefebvre, c'est mon mari!...

Le colonel, en proie à une vive émotion, très visible, fit deux pas vers
Catherine, puis, entr'ouvrant son manteau et la regardant bien en face,
il lui dit:

—Ne me reconnaissez-vous pas, à votre tour?...

Catherine recula d'un pas, disant:

—Votre voix... vos traits, mon colonel, il me semble... oh! c'est comme
dans un brouillard que votre personne m'apparaît.

—Un brouillard fait par la fumée des canons... Avez-vous oublié la
matinée du 10 août?...

—Le dix août?... c'est donc vous, le blessé?... l'officier autrichien?
s'écria Catherine.

—Oui, c'est moi, le comte de Neipperg, que vous avez sauvé... et qui
vous ai gardé une éternelle reconnaissance... Venez, que je vous
embrasse, vous à qui je dois la vie!

Et il s'avançait, les bras ouverts, cherchant à l'attirer vers
lui...

Mais Catherine, reculant, dit vivement:

—Je vous remercie, mon colonel, d'avoir ainsi conservé la mémoire... Ce
que j'ai fait pour vous, le 10 août, m'était inspiré par l'humanité...
vous étiez poursuivi, désarmé, de plus blessé; je vous ai protégé...
sans m'occuper de savoir sous quel drapeau vous aviez reçu une blessure,
pour quelle cause vous preniez la fuite... Aujourd'hui, je vous
retrouve, portant l'uniforme des ennemis de la nation, commandant des
soldats qui envahissent mon pays: je ne veux plus me rappeler ce qui
s'est passé à Paris... mes amis, les soldats de mon régiment, mon
mari... ce brave garçon que vous voyez là, prisonnier, à côté de moi,
tous les patriotes pourraient me reprocher d'avoir préservé la vie d'un
aristocrate, d'un Autrichien, d'un colonel qui fait fusiller des gens
qui se rendent... Monsieur le comte, ne me parlez pas du 10 août!... je
ne veux pas savoir que j'ai sauvé un ennemi tel que vous...

Neipperg se contint. Les paroles énergiques de Catherine Lefebvre
produisirent en lui une émotion extraordinaire.

—Catherine, ma bienfaitrice, dit-il avec un accent sincère, ne me
reprochez pas de servir mon pays comme vous servez le vôtre. Comme votre
vaillant mari défend son drapeau, je me bats pour le mien... la
destinée nous a séparés en nous faisant naître sous un ciel différent,
elle ne semble nous rapprocher qu'aux heures de grand péril... Ne
m'accablez pas de votre hostilité... Si vous voulez oublier le 10 août,
moi, je dois m'en souvenir, et le colonel d'état-major de l'armée
impériale victorieuse...

—Pas encore victorieuse! interrompit sèchement Catherine.

—Elle le sera demain, reprit Neipperg, et il ajouta: Le colonel de
l'Empire qui commande ici, n'a pas oublié, lui, qu'il doit payer la
dette contractée par le combattant des Tuileries, le blessé de la
blanchisserie Saint-Roch... Catherine Lefebvre, vous êtes libre!...

—Merci, répondit simplement la cantinière. Mais, et... La Violette?
dit-elle en montrant l'aide-cantinier, qui redressa sa haute taille avec
fierté, désireux de se montrer sous tous ses avantages à l'officier
ennemi.

—Cet homme est un soldat... il a pénétré ici par ruse... je ne puis lui
éviter le traitement réservé aux espions...

—Alors, vous me fusillerez avec lui! dit simplement Catherine. Il ne
sera pas raconté par la suite, dans nos camps, que Catherine Lefebvre,
la cantinière du 13e, aura laissé passer par les armes un brave garçon
qui n'est venu que pour elle se faire prendre par les Autrichiens.
Allons, colonel, donnez les ordres, et qu'on fasse vite, car je
pourrais m'attendrir... ce n'est pas toujours drôle de penser qu'on va
recevoir douze balles dans la peau, quand on est jeune... et qu'on aime
son mari!... Pauvre Lefebvre, j'vas lui manquer! Enfin, c'est la
guerre!...

—Pardon, excuse, mon colonel, dit La Violette, de sa voix enfantine, si
ça ne vous faisait rien de me fusiller tout seul... car moi je l'ai
mérité, oh! je ne dis pas non! chacun pour soi et malheureux qui est
pris!... moi, je ne dois pas y couper au peloton d'exécution... Mais
m'ame Lefebvre n'a rien fait... parole, mon colonel, c'est moi qui l'ai
traînée ici!...

—Toi... et pourquoi cela?... Que venait-elle chercher avec toi dans
cette demeure?

—Je l'ai forcée à venir... pour porter l'enfant, donc! quand on se
serait entendu... moi, je ne suis pas fameux comme nourrice...

—Quel enfant?... Oh! mon Dieu, s'écria Neipperg se penchant vers
Catherine, vous deviez porter un enfant... Cet enfant?

—C'est le vôtre, monsieur le comte... j'avais promis à mademoiselle de
Laveline de lui remettre son fils, ici, à Jemmapes...

—Et vous avez risqué?... Oh! brave cœur!... Et où est-il, mon
enfant?...

—En sûreté au camp français... auprès de sa mère...

—Mademoiselle de Laveline n'est donc plus ici!... que
m'apprenez-vous?...

—Elle s'est enfuie... au moment où son père allait la contraindre à
épouser le baron de Lowendaal...

—Je serais donc arrivé trop tard pour la délivrer, sans vous?

—Sans La Violette! dit Catherine, c'est lui qui a tout fait.

—Allons, je vois qu'il faut aussi que je mette en liberté La Violette,
dit Neipperg en souriant. Catherine, vous êtes libre... je vous le
répète, emmenez aussi votre camarade... Je vais vous donner deux hommes
qui vous accompagneront jusqu'aux grand'gardes...

Puis, ayant donné les ordres nécessaires, Neipperg dit à Catherine:

—Vous allez revoir Blanche, dites-lui que je l'aime toujours et que je
l'attends... Après la bataille, je la retrouverai sur la route de
Paris...

—Ou sur la route de Bruxelles, monsieur le comte! répliqua Catherine
très crâne.

Neipperg ne répondit rien.

Il porta la main à son chapeau et dit à Catherine:

—Profitez des dernières heures de la nuit pour regagner votre camp...
Croyez bien, ma chère madame Lefebvre, que je ne m'estime pas avoir
assez payé ma dette... je suis toujours votre obligé... Peut-être
les hasards de la guerre me fourniront-ils encore l'occasion de vous
prouver que le comte de Neipperg n'est pas un ingrat!...

—Bah! fit Catherine, nous sommes quittes, monsieur le comte, pour
l'affaire du 10 août... mais je vous redois encore quelque chose pour ce
garçon-là, fit-elle en montrant La Violette... comme vous le dites, nous
sommes gens de revue, et l'on s'acquittera un jour ou l'autre... Allons,
adieu, mon colonel... et toi, grand clampin, par file à droite et au pas
accéléré, en avant, marche! ajouta-t-elle en bourrant amicalement La
Violette.

Tous deux passèrent, fièrement, devant les soldats autrichiens. La
Violette ne perdant pas un pouce de sa haute taille, et Catherine, le
poing à la hanche, le coquet chapeau à cocarde tricolore sur le côté, et
son rire de défi aux lèvres.

Au moment de franchir la porte de la chapelle, elle se retourna et dit
ironiquement:

—A tantôt, messieurs, je reviendrai ici avec Lefebvre et ses
voltigeurs, avant midi!...



XIX

AVANT L'ATTAQUE


Neipperg, tout soucieux, regardait s'éloigner Catherine.

Il se demandait si, comme l'avait annoncé la brave cantinière, il lui
serait donné de retrouver bientôt Blanche et de revoir enfin son petit
Henriot.

Comment, au milieu d'armées en bataille, une jeune femme, avec un
enfant, pourrait-elle se frayer un passage sans danger?

Il était heureux toutefois de savoir que le mariage comploté par
Lowendaal et le marquis n'avait pas été accompli. Blanche demeurait
libre et pouvait encore être à lui.

Il chercha, des yeux, Lowendaal et M. de Laveline, mais ils avaient
disparu.

Un sous-officier, qu'il interrogea, lui apprit que le baron et le
marquis étaient montés dans la berline tout attelée qui les
attendait. Ils avaient pris en hâte la route de Bruxelles.

Neipperg poussa un soupir de soulagement. Son rival ne serait plus là
pour lui disputer celle qui tenait toute son âme. L'espoir lui
appartenait. L'avenir n'était plus un gouffre noir, où il s'abîmait.

Blanche et son enfant lui apparaissaient, émergeant de ce gouffre. Il
les arrachait à la nuit, et, avec eux, se baignait dans un bonheur
radieux...

Une ombre à cette vision rayonnante. Comment rejoindrait-il Blanche? en
quel endroit retrouverait-il son enfant?...

La bataille allait commencer. Il ne pouvait songer à traverser les
lignes, ni à se rendre au camp français, même comme parlementaire, à
l'heure où, avec le soleil allumant la crête des collines, luirait de
Jemmapes à Mons la flamme des canons...

Il fallait attendre le résultat de la journée. La victoire devait sans
nul doute appartenir aux vieilles troupes disciplinées de l'armée
impériale. Les cordonniers, les tailleurs et les merciers qui formaient
les bataillons républicains pouvaient-ils avoir l'espérance de tenir
contre les soldats aguerris du duc de Saxe? La canonnade de Valmy
n'avait été qu'une surprise. La fortune des armes, à Jemmapes, devait
revenir du côté du nombre, du savoir militaire et de l'ordre
tactique: le duc de Saxe-Teschen avait déjà dépêché un courrier à Vienne
annonçant la défaite des sans-culottes.

Mais, dans la déroute inévitable des Français, que deviendraient Blanche
et son enfant?...

L'angoisse de Neipperg croissait, à la prévision des dangers qui
suivraient cette défaite, et la débandade de cette armée improvisée,
incapable d'opérer une retraite, selon les règles de l'art militaire.

Il cherchait vainement le moyen de préserver les deux êtres qui lui
étaient si chers des conséquences terribles de la débâcle prévue, quand
une rumeur au dehors le fit sortir précipitamment du grand salon du
château transformé en quartier général, où les officiers qui
l'accompagnaient rédigeaient sous sa dictée les ordres de combat du
général Clerfayt et remettaient aux estafettes des plis pour les
différents chefs de corps, en vue de l'action qui allait s'engager...

Il s'informa de la cause de ce tumulte.

On lui apprit qu'une femme échevelée, les vêtements déchirés, souillés
de boue, l'air égaré, venait d'être arrêtée par les sentinelles, à
l'entrée du parc. Elle voulait pénétrer dans le château. Elle prétendait
qu'elle était la fille du marquis de Laveline, logé en ce moment chez M.
de Lowendaal.

Neipperg poussa un cri de surprise et d'effroi.

Blanche au château! Blanche ayant passé à travers les troupes occupant
la plaine!... Que signifiait ce retour brusque de la jeune fille, que
Catherine lui avait assuré être en sûreté au camp des Français?... Quel
malheur inattendu présageait cette rencontre inespérée!...

Il ordonna qu'on lui amenât sur-le-champ cette femme...

C'était bien Blanche de Laveline, le costume en lambeaux, ayant couru à
travers les buissons et les fondrières de la campagne marécageuse.

Il se précipita vers elle, il l'étreignit dans un élan passionné...

Au milieu de ses sanglots et de ses sourires, car la joie, comme un
rayon de soleil à travers la pluie, croisait sa douleur, Blanche de
Laveline raconta à son amant sa fuite, qu'il savait déjà, et son arrivée
au camp des républicains, escortée par les soldats du capitaine
Lefebvre.

Selon les indications données par la bonne Catherine, elle s'était
dirigée en hâte vers la cantine du 13e léger...

Là, dans la carriole de la cantinière, elle avait trouvé un enfant
endormi sur un matelas roulé dans des couvertures.

Auprès se trouvait un autre matelas, mais dont les couvertures étaient
rejetées...

Elle s'était penchée vers l'enfant endormi, et déjà sa lèvre
maternelle allait se poser, ravie, sur le front pur de son fils, surpris
dans son sommeil par ce baiser, quand, à la lueur d'une lanterne que
portait un des soldats lui servant de guide, elle distingua les traits
du petit être reposant...

C'était une fillette, qui, s'éveillant, se mit à l'examiner avec des
yeux effarés...

Elle poussa un grand cri:

—Où est mon enfant?... où est mon petit Henriot? s'écria-t-elle, le
cœur déchiré d'angoisse.

La petite fille, regardant à côté d'elle, dit:

—Tiens... Henriot qui n'est plus là!... Est-ce qu'il est allé voir
tirer le canon?... Oh! le vilain, de ne pas m'avoir éveillée!...

Un soldat expliqua alors qu'il avait cru apercevoir un homme,—un
civil,—qui s'enfuyait du côté de Maubeuge, emportant dans ses bras un
enfant endormi...

Blanche s'était évanouie en apprenant cette affreuse nouvelle.

On la transporta au poste de santé. Des premiers soins lui furent
donnés.

Dès qu'elle rouvrit les yeux, elle réclama son enfant... elle se
souvenait de ce qu'elle venait d'apprendre... cet homme aperçu
s'enfuyant vers Maubeuge, un enfant dans les bras... elle voulait se
lever, s'élancer à sa poursuite...

L'aide-major qui la soignait eut pitié de sa douleur.

—Vous ne pourriez, lui dit-il, passer par cette route tout
encombrée de charrois, de caissons, de troupes, de fuyards aussi...

—Je veux retrouver mon enfant! répétait la malheureuse mère avec
obstination, et elle ajoutait, en suppliant l'aide-major de la laisser
partir: Mais pourquoi cet homme a-t-il pris mon fils?... quel crime cet
enlèvement cache-t-il? quel or a payé ce scélérat?... pour le compte de
qui agissait-il?

L'aide-major Marcel ne pouvait répondre à ces questions pressées, qui
s'échappaient confusément de la gorge enfiévrée de la jeune femme.

Un sergent qui était venu rejoindre à l'ambulance l'aide-major et lui
avait parlé à l'oreille, dit tout à coup, comme pris de pitié devant
cette grande souffrance:

—Madame, un renseignement que j'ai surpris peut vous mettre sur la
trace du misérable qui s'est introduit dans le camp, à l'aide de la
trahison sans doute...

—Oh! dites-moi ce que vous savez, sergent! fit Blanche reprenant
espoir.

—Parle, René, dit l'aide-major, dans une audacieuse tentative comme
celle-ci, le moindre indice peut aider à surprendre le coupable...

Et le Joli Sergent, car c'était la jeune fiancée de Marcel le philosophe
qui intervenait, raconta que dans sa compagnie se trouvait un homme qui
avait été, à Verdun, l'ordonnance du malheureux commandant
Beaurepaire.

Cette ordonnance avait reconnu, s'approchant de la carriole de la
cantinière Lefebvre, un homme avec lequel il avait bu à Verdun, la nuit
du bombardement. Il l'avait parfaitement reconnu. Cet homme était le
domestique du baron de Lowendaal. Il se nommait Léonard...

—Léonard?... le valet à tout faire de M. de Lowendaal? s'était écriée
Blanche. Et aussitôt, devinant d'où le coup partait, elle avait accusé
Lowendaal de lui avoir fait enlever son enfant par ce Léonard, afin de
la dominer, de la contraindre au mariage qu'elle avait cru rompre à
jamais par sa fuite. Le petit Henriot devenait un otage aux mains du
baron.

Aussi, malgré les conseils de l'aide-major et de René, Blanche,
subitement ranimée, s'était remise en route.

Elle avait refait le chemin périlleux déjà parcouru; se glissant parmi
les herbes, les taillis, les ronces, enjambant les fossés, franchissant
les ruisseaux, les pieds ensanglantés, la robe en loques; elle était
revenue au château, espérant y retrouver, avec Lowendaal et Léonard, son
enfant volé.

Elle ne savait ce qu'elle ferait, ce qu'elle dirait pour résister aux
menaces de Lowendaal, aux injonctions de son père...

Mais elle se sentait forte, elle ne faillirait pas puisqu'il
s'agissait d'arracher son enfant aux mains du ravisseur.

Sa joie de trouver Neipperg au château se mêlait à l'accablement où la
jetait la nouvelle du départ de son père et de Lowendaal, sans qu'aucune
trace de Léonard et de l'enfant eût été reconnue.

Sans doute, le scélérat avait été rejoindre, à un endroit désigné à
l'avance, le baron, et lui avait remis l'enfant.

Où et comment atteindre Lowendaal, le marquis de Laveline? car personne
ne savait certainement vers quel point s'était dirigé Léonard avec son
précieux fardeau.

Neipperg fit connaître à Blanche que son père et le baron avaient pris
la route de Bruxelles.

—Nous les rattraperons là demain, dit-il, avec une assurance qui calma
un peu Blanche.

—Pourquoi ne pas nous mettre en route cette nuit même? demanda Blanche
impatiente. Demain nous serions à Bruxelles...

—Demain, chère amie, chère femme, dit en souriant Neipperg, il faut que
je me batte... Quand nous aurons mis les Français en déroute, je pourrai
revenir sur mes pas et poursuivre les misérables qui nous ont volé notre
enfant... mon devoir de soldat passe avant mes angoisses de père!...

Blanche poussa un soupir et dit:

—Je vous obéis... j'attendrai donc... Oh! que cette nuit, que cette
journée vont me paraître longues!...

Neipperg réfléchissait profondément.

—Blanche, dit-il tout à coup avec gravité, qu'allez-vous devenir ici,
seule femme au milieu de tant de gens de guerre rassemblés?... Je ne
puis me tenir sans cesse auprès de vous... et ma protection ne saurait
être que discrète, réservée... je suis sans droits pour vous faire
respecter... pour réclamer en votre nom l'aide, les égards, et même
l'appui de nos généraux, de nos princes, de nos soldats aussi...
Blanche, me comprenez-vous?...

Mademoiselle de Laveline rougit, baissa la tête, et ne répondit pas.

Neipperg continua:

—Si nous rejoignons, après la bataille, votre père et M. de Lowendaal,
croyez-vous qu'ils ne se targueront pas de leur autorité!...

—Je résisterai... je me défendrai...

—Ils vous domineront par votre enfant... qu'ils garderont... ainsi ils
s'empareront de mon fils!... quel droit pourrais-je invoquer pour
réclamer cet enfant, pour leur ordonner de vous le remettre?... Blanche,
avez-vous songé à cette difficulté que rien ne saurait surmonter... rien
que votre volonté?

—Que faut-il faire?

—Me donner les droits qui me permettront de parler haut et ferme, en
votre nom et au mien...

—Faites ce que vous jugerez bon, ne savez-vous pas que mon sort est lié
au vôtre?...

—Eh bien, quoique séparés, les hasards de la guerre nous ont
rapprochés, il faut que nous soyons à jamais unis, Blanche, il faut que
vous soyez ma femme!... Y consentez-vous?...

Pour toute réponse, mademoiselle de Laveline s'élança dans les bras de
celui qui allait devenir son époux.

—Tout avait été préparé ici pour la célébration du mariage, dit
Neipperg... le prêtre est à l'autel, le notaire sommeille avec ses
paperasses dans une des salles du château... il n'y a qu'à l'éveiller...
il changera les noms du futur, tandis que l'ecclésiastique donnera sa
bénédiction... Venez, Blanche, venez faire de moi le plus heureux des
époux!...

Une heure après, dans la chapelle où Catherine Lefebvre avait joué un
instant le personnage de l'épousée, Blanche de Laveline devenait
comtesse de Neipperg...

A peine les paroles sacramentelles de l'église avaient-elles uni les
époux, pendant que le tabellion, effaré, remportait précipitamment son
contrat dûment signé, paraphé, scellé, un crépitement de fusillade
éclata dans le vallon au pied de la chapelle...

Les trompettes, les tambours lançaient éperdument aux échos le signal du
combat...

—Messieurs, dit Neipperg en conduisant Blanche vers un groupe
d'officiers, je vous présente la comtesse de Neipperg, ma femme...

Tous s'inclinèrent et souhaitèrent mille chances et prospérité à une
union contractée un si beau matin de bataille, la veille d'une grande
victoire, dans une chapelle transformée en redoute, où les volées
formidables du canon remplaçaient l'alleluia des cloches.



XX

LA VICTOIRE EN CHANTANT...


Ceux qui se trouvaient, ce mémorable matin du 6 novembre 1792, sur la
crête de Jemmapes,—les paysans belges opprimés par l'Empire que la
victoire des sans-culottes allait affranchir,—virent un inoubliable et
majestueux spectacle...

Une aube pâle et grise se levait sur les collines. De légers frissons
couraient sur les sommets, courbant les tiges des arbustes, éparpillant
des feuilles séchées.

Les masses profondes des Autrichiens, des Hongrois, des Prussiens,
garnissaient toutes les cimes. Les pelisses fourrées des hussards, les
hauts bonnets des grenadiers, les shakos demi-coniques de l'infanterie,
les lances, les sabres courbés de la cavalerie, luisaient,
papillotaient, bruissaient, dans la clarté livide de cette matinée
automnale.

Plus bas, des redoutes improvisées, des fortins, des palissades,
abritaient des tirailleurs tyroliens, aux chapeaux de feutre en pointe,
avec une plume de faisan ou de héron passée dans la ganse.

L'artillerie, embusquée à droite et à gauche, espaçait, dans l'embrasure
des gabions et des madriers, ses longs cous de bronze aux bouches prêtes
à cracher la mitraille.

La position des Autrichiens s'étendait formidable: la droite s'adossait
au village de Jemmapes, formant une équerre avec le front et la gauche
appuyée à la chaussée de Valenciennes.

Sur les trois collines boisées, en amphithéâtre, s'étageaient trois
rangs de redoutes garnies de vingt pièces de grosse artillerie, d'autant
d'obusiers et de trois pièces de canon par bataillon, formant un total
de près de cent bouches à feu.

L'avantage de l'emplacement, la supériorité incontestable d'une armée
aguerrie, bien pourvue de munitions, commandée par des chefs
expérimentés comme Clerfayt et Beaulieu, la puissance d'une artillerie
foudroyant d'en haut l'ennemi s'avançant dans une plaine coupée de
marais, et forcé de gravir sous un feu meurtrier des pentes aussi
terriblement défendues, donnaient aux généraux de l'Empire la presque
certitude de la victoire.

De plus, l'armée autrichienne, bien reposée, installée sur un terrain
sec, avait le ventre garni, quand le premier coup de canon, avec
l'aurore, ouvrit la bataille.

Les Français, eux, avaient pataugé toute la nuit dans un terrain humide,
ils n'avaient pas eu le temps de faire la soupe. On leur avait dit
qu'ils mangeraient dans la journée, à Mons, après la victoire.

Ils s'étaient mis en marche, l'estomac vide, mais le cœur plein
d'espérance, se promettant de gagner, avec la bataille, leur déjeuner
avant midi...

Le brouillard lentement se leva sur les fonds fangeux de la plaine
couverte d'hommes, piétinant, se bousculant, avançant dans un désordre
de torrent...

Au signal du canon, en même temps que l'armée s'ébranlait, toutes les
musiques des brigades attaquèrent, dans un ensemble sublime, la
_Marseillaise_... Les sonorités des cuivres répondaient aux détonations
des obusiers...

De cinquante mille poitrines s'échappaient à la fois, rythmées par
l'artillerie et soutenues par les instruments, les paroles martiales de
l'hymne terrifiant de la Révolution...

Et les échos de Jemmapes, de Cuesmes, de Berthaimont renvoyaient aux
Autrichiens les défis superbes de ces appels héroïques: Aux armes,
citoyens!... formez vos bataillons!...

Ce n'était plus une armée qui entrait en ligne, c'était une nation
entière, debout, se ruant, pour défendre son sol et sauver sa liberté...

La vieille tactique était abandonnée. Comme une mer rompant ses digues,
la France écumante poussait sa marée d'hommes à l'assaut de ces
hauteurs, brisant tout, emportant redoutes, fortins, palissades, abatis,
sous ses vagues de plus en plus hautes...

Une inondation dans un ouragan, telle fut la bataille de Jemmapes...

Le canon et la baïonnette furent seuls employés...

De loin, l'artillerie ravageait les défenses autrichiennes, puis, à
l'arme blanche, les volontaires, les gardes, les bourgeois et les
ouvriers d'hier s'élançaient sur les pièces, sabraient les artilleurs,
enfonçaient les carrés d'infanterie, arrêtaient les escadrons, les
cavaliers en un instant culbutés...

Les antiques bandes impériales, les vétérans des guerres dynastiques,
furent décimés, dispersés, anéantis, par ces héros à jeun, dont beaucoup
portaient encore le sarrau campagnard, la veste de l'artisan, et dont
les mains pour la première fois maniaient le fusil.

Le général d'Harville commandait à gauche, avec le vieux général
Ferrand. Chargé d'enlever le village de Jemmapes, celui-ci trouva de la
résistance; Dumouriez lui envoya Thévenot comme renfort, qui,
bientôt, pénétrait victorieux dans la place. Il était midi.

Beurnonville attaquait à droite. Sous ses ordres, Dampierre commandait
les volontaires parisiens. A ces enfants des faubourgs de Paris revint
l'honneur d'emporter les trois redoutes. Ils hésitaient un peu, nos
guerriers improvisés. L'imposante ordonnance de l'armée autrichienne les
surprenait. Les dragons impériaux les chargeaient avec un ensemble
magnifique et terrifiant. Intrépides, face à la mort, croisant le fusil,
ils se laissèrent aborder, puis, faisant feu à bout portant, se jetèrent
la baïonnette en avant et dispersèrent cette cavalerie chamarrée. Les
hussards de Dumouriez achevèrent la déroute, détruisant tout, jusqu'à
Mons.

Au centre, deux brigades s'étaient arrêtées. Un combattant, sans grade,
sans uniforme, le valet de chambre de Dumouriez, Baptiste Renard, prit
sur lui de les rallier, de les entraîner, et assura la victoire sur ce
point. Là commandait le lieutenant-général Egalité, plus connu par la
suite sous le nom de Louis-Philippe.

Ce fut au chant de la _Marseillaise_ et du _Ça ira_ que les derniers
retranchements des Autrichiens furent emportés par les bataillons
parisiens, celui de la section des Lombards entre autres, et par les
braves volontaires. Les troupes de ligne, le 13e léger où Lefebvre se
battit comme un enragé, les chasseurs et hussards de Berchiny et de
Chamborand contribuèrent également à cette victoire décisive, qui
préservait la France de l'invasion, délivrait la Belgique, écrasait les
vieilles bandes d'Allemagne et donnait à la République naissante le
baptême de la gloire.

       *       *       *       *       *

Après la bataille, on se mit en mesure de souper, chez les vainqueurs.

L'heure du déjeuner et du dîner était passée. On se rattrapa sur le
repas du soir.

On but à la victoire, à la nation, à Dumouriez, à Baptiste Renard, héros
en livrée, à la Convention nationale, aux Belges affranchis, et aussi à
l'humanité!...

Ce dernier toast fut porté au bivouac des volontaires de
Mayenne-et-Loire, par un aide-major, à l'uniforme tout éclaboussé de
sang, car il avait, lui aussi, terriblement manœuvré avec l'arme
blanche, parmi les héros de cette immortelle journée.

Comme on se racontait les diverses péripéties de la bataille, un soldat
dit tout à coup:

—Vous ne savez pas ce que nous avons trouvé dans ce château que l'on
voit là-bas, à mi-côte, et qui était, paraît-il, le quartier général des
Autrichiens?... Major Marcel, ça pourrait vous intéresser...

—Qu'est-ce qu'il y avait donc dans ce château? demanda notre
philosophe, qui avait, ce jour-là du moins, de décisifs arguments,
vivants et morts, à faire valoir contre la barbarie des guerres.

—Eh bien! major, il y avait un enfant...

—Que dites-vous, un enfant?... Expliquez-vous, dit René qui s'était
approché, ce qui ne pouvait guère surprendre, car on était sûr de
rencontrer le Joli Sergent partout où se trouvait l'aide-major Marcel.

René ajouta:

—La citoyenne Lefebvre, la cantinière du 13e, s'informait tantôt d'un
enfant... Dites-nous un peu ce que c'était que ce p'tiot ramassé au
milieu des balles?...

—Je ne l'ai pas ramassé, dit le soldat.

—Vous avez eu le cœur de laisser cet innocent exposé à la
mitraille... Ça n'est pas d'un soldat français!

—Ecoutez donc, sergent, reprit le narrateur... Nous avancions, quelques
camarades et moi, dans ce château tout désert... On se défilait avec
prudence, redoutant quelque embuscade... Ça ne nous disait rien de bon,
ce silence, cette tranquillité...

—C'était sage, dit le major... Continue...

—Voilà que tout à coup, en regardant par un soupirail, dans une cave,
nous apercevons comme une ombre... j'ajuste... je tire... plus
rien!... nous descendons vers la cave... nous entendons vaguement
appeler... crier... nous enfonçons la porte... qu'est-ce que nous
trouvons?... Un petit bonhomme, tout effaré, qu'on avait enfermé là, et
qui nous dit, en nous voyant:—C'est Léonard!... Il s'est sauvé par
là!... Et l'enfant nous montrait un second soupirail donnant sur une
cour extérieure.

—Léonard!... on devait retrouver ce traître-là partout où il y a une
lâcheté à commettre, dit une voix derrière les soldats...

C'était Catherine Lefebvre qui survenait. Elle avait entendu la fin du
récit du soldat.

Elle dit vivement:

—Et qu'avez-vous fait?... Vous avez fusillé Léonard, je pense... et
rassuré l'enfant... Où est-il, mon petit Henriot? Car c'est lui, j'en
suis sûre, que ce scélérat avait volé et qu'il voulait livrer à ce baron
de Lowendaal... Mais parle donc, clampin! cria-t-elle au soldat.

Celui-ci secoua la tête:

—Léonard s'est échappé... quant à l'enfant...

—Tu l'as abandonné, malheureux?

—Il a bien fallu!... En se donnant de l'air, ce coquin que vous nommez
Léonard a mis le feu à un baril de poudre abandonné par les
Autrichiens... Nous avons tous failli sauter avec la baraque!... Alors,
nous avons battu en retraite...

—Mes amis, s'écria Catherine, des gens de cœur il n'en manque
pas ici... qui veut aller chercher sous les décombres du château?...
peut-être ce pauvre petit être sera-t-il encore vivant!... Allons! ne
parlez pas tous à la fois! dit la cantinière irritée du silence.

—C'est qu'on est moulu, fit un des soldats.

—On n'a seulement pas fini la soupe, dit un autre.

—Demain, il faut être d'aplomb pour entrer dans Mons, ajouta un
troisième.

Et celui qui avait raconté l'aventure grommela:

—Il y a peut-être encore des coups de fusil à attraper et des barils de
poudre à voir péter dans ce maudit château!... Un moutard ne vaut pas la
peine qu'on risque sa peau comme ça...

—J'irai donc, moi, dit Catherine, et toute seule encore, puisque
Lefebvre est de service aux grand'gardes et que vous êtes tous trop
lâches pour m'accompagner... J'ai promis à sa mère de lui rendre un jour
cet enfant, je tiendrai ma promesse... Buvez bien, mangez bien, dormez
bien, les enfants!... bonsoir!...

—Citoyenne Lefebvre, je vous suivrai, moi, si vous le voulez, dit le
Joli Sergent. A deux, on a plus de courage!...

—Dites à trois, fit une voix timide, et le long La Violette apparut.
Son sabre n'avait plus de fourreau, son uniforme était haché de
coups de sabre. Il était coiffé d'un casque de capitaine de dragons
impériaux.

—Tu viens avec nous, La Violette?... C'est bien ça, mon garçon!... Il
s'agit, tu sais, de notre petit Henriot, car c'est certainement lui que
ce misérable Léonard a abandonné dans le château.

—Il s'agit de vous, m'ame Lefebvre!... j'veux pas vous laisser seule,
dans les champs de bataille, vous le savez bien... ah! c'est que j'ai eu
une fière peur toute la journée, allez!... il s'en apercevait, le
capitaine de dragons!... oh! oui, quand il m'a fendu mon shako d'un
coup de sabre... J'étais décoiffé, voyez-vous...

—Et tu l'as tué, le capitaine?...

—Oui... pour lui prendre son casque... je ne pouvais pas m'en aller
nu-tête... j'aurais eu l'air de m'être endormi pendant qu'on se
battait... Oh! ça n'a pas été si commode, m'ame Lefebvre!... le
capitaine avait auprès de lui cinq dragons qui ne voulaient pas me
laisser emporter le casque de leur chef... ils y tenaient, paraît-il! Je
l'ai eu tout de même, vous le voyez... mais ça a été dur... les cinq
dragons ont tenu bon jusqu'au dernier... c'est très entêté, ces
Allemands!...

—Brave garçon, tu as fait cela, toi... un aide-cantinier?...

—Oui, m'ame Lefebvre... Mais marchons, allons au château... vous
verrez que, la nuit, je vous l'ai dit, je ne suis pas un poltron...

Au moment où ils se disposaient à se mettre en route, une forme sombre
se dessina, leur barrant le passage...

Catherine eut un mouvement de surprise:

—Comment! c'est vous, major Marcel? dit-elle étonnée.

—Il vient avec nous! dit René aussitôt.

—Ne faut-il pas un médecin, là-bas?... si l'enfant est blessé, fit
l'aide-major.

Et tous les quatre s'enfoncèrent dans la nuit, parmi les morts, les
débris d'affûts, les armes brisées, encombrant les pentes glorieuses de
Jemmapes.

Sous les ruines du château de Lowendaal, Catherine découvrit le petit
Henriot, évanoui, atteint seulement de contusions légères.

Marcel le soigna, le ranima. Ramené au camp, le jeune garçon sauvé du
champ de bataille fut adopté par le 13e léger et devint l'enfant du
régiment.



XXI

L'ÉTOILE


Toulon, comme Lyon, Marseille, Caen, Bordeaux, était devenu une place
forte de la trahison.

Les royalistes, unis aux Girondins, avaient ouvert les portes de la
ville, avec l'arsenal, à la coalition.

Toute la poésie lamartinienne, tout le charme qui s'attache aux talents
oratoires, aux vertus et aux renommées des députés de la Gironde, ne
sauraient les amnistier du crime de lèse-patrie.

A l'heure où l'Europe monarchique se ruait sur la France et prétendait
dicter des lois et imposer un régime dynastique à la nation affranchie,
les Girondins, oublieux de leur passé, méconnaissant le devoir, par
haine contre la Montagne, par peur aussi, dans un mouvement de recul à
jamais exécrable, pactisèrent avec l'ennemi, firent appel à l'étranger.

Heureusement, Robespierre, Saint-Just, Couthon, Carnot veillaient au
Comité de salut public; les volontaires accouraient aux armées; de
jeunes généraux comme Hoche et Marceau remplaçaient aux frontières les
Dumouriez et les Custine, conspirateurs royalistes; heureusement,
surtout, le hasard fit que les canons de la République, devant Toulon et
la flotte anglaise, furent confiés à un jeune artilleur inconnu,
Napoléon Bonaparte.

La ville traîtresse était occupée par une tourbe exotique venue, comme à
la curée, de tous les ports du littoral: des Espagnols, des Napolitains,
des Sardes, des Maltais. Le pape avait envoyé des moines chargés de
fanatiser la population. C'était la Vendée du Midi. Une Vendée pire que
celle de l'Ouest: les rebelles ayant la route de la mer pour recevoir
des renforts et, au milieu d'eux, les troupes anglaises.

L'armée républicaine était divisée en deux corps séparés par le mont
Pharon; l'enthousiasme, l'inexpérience, la bravoure et l'indiscipline se
rencontraient, dans le mélange tumultueux de ces bataillons improvisés,
qui furent le noyau de la future armée d'Italie.

Le commandement était échu un peu au hasard. De simples soldats
devenaient généraux en une semaine. Le général en chef était un mauvais
peintre, pire militaire, Carteaux. Le médecin Doppet et le ci-devant
marquis Lapoype étaient ses seconds. Cette bigarrure s'expliquait
par la désertion et l'émigration de presque tous les anciens officiers,
appartenant à la noblesse.

Les commissaires de la Convention, Salicetti, Fréron, Albitte, Barras et
Gasparin, se multipliaient, enflammant le zèle des chefs, haranguant les
soldats, et décrétant la résistance, en attendant la victoire.

Le siège se prolongeait. Les gorges d'Ollioules, les défilés avoisinant
Toulon, avaient été emportés, mais la place tenait toujours, défendue
par de formidables ouvrages. Les sièges réclament de l'expérience
militaire, de la science et des qualités de sang-froid qui faisaient
défaut aux chefs comme aux soldats de cette armée, formée de la veille.
Carteaux, le général en chef, ne connaissait même pas la portée d'une
pièce d'artillerie.

Le hasard lui amena Bonaparte. Se rendant d'Avignon à Nice, Bonaparte
s'arrêta à Toulon pour faire visite à son compatriote le représentant
Salicetti.

Celui-ci le présenta à Carteaux, qui, avec une satisfaction réelle,
quêtant un compliment, s'empressa de montrer à l'officier d'artillerie
ses batteries. Bonaparte ne put que hausser les épaules; les pièces
étaient si mal placées que les boulets destinés à atteindre la flotte
anglaise n'allaient pas jusqu'au rivage.

Carteaux se retrancha derrière la mauvaise qualité de la poudre,
mais Bonaparte n'eut pas de peine à démontrer l'inanité de
l'explication. Les représentants, frappés de ses raisonnements, lui
confièrent aussitôt la direction des opérations du siège.

En quelques jours, avec une activité prodigieuse, il fit venir du
matériel, des pièces, des officiers, de Lyon, de Grenoble, de Marseille.
Il sentait qu'il était inutile de faire un siège en règle. Si l'on
parvenait à forcer l'escadre anglaise à s'éloigner de Toulon, la ville
bloquée se rendrait. Il fallait donc s'emparer d'un point, d'où l'on pût
battre la double rade, le promontoire de l'Eguillette. «Là est Toulon!»
dit Bonaparte, avec la vision du génie. Il s'empara en effet du fort de
l'Eguillette; la flotte anglaise mit à la voile, et Toulon se rendit. La
coalition était vaincue. Le Midi ne connaîtrait point la Vendée, et
Bonaparte entrait dans l'histoire, victorieux et tout surprenant de
génie. Il fut fait général d'artillerie et envoyé à Nice au quartier
général de l'armée d'Italie, commandée par Dumerbion.

Glorieux, pourvu d'un grade qui pouvait, à vingt-quatre ans, satisfaire
son ambition et amortir le choc de ses désirs, Bonaparte se préoccupa de
l'établissement de ses frères et sœurs, son idée fixe.

Le bonheur de Joseph le ravissait. Il ne cessait de dire en parlant
de lui: «Est-il heureux, ce coquin de Joseph!» Avoir épousé la fille
d'un marchand de savons lui semblait alors la plus belle destinée. Il se
mêlait, à cette admiration pour le couple nouvellement uni, un peu de
regret de n'avoir pu épouser Désirée, la seconde fille du négociant
Clary.

Mais un incident matrimonial qu'il n'avait pas prévu vint le troubler et
l'irriter.

Il apprit, à Nice, que son frère Lucien venait de se marier. Et dans
quelles conditions! Bonaparte n'en décoléra pas de dix ans.

Lucien avait un petit emploi dans l'administration militaire, à
Saint-Maximin, dans le Vaucluse.

Il était jeune, ardent, beau parleur, et faisait la joie et la gloire
d'une auberge où il prenait ses repas.

Boyer, l'aubergiste, avait une fille charmante, nommée Christine.
Celle-ci ne put demeurer insensible à la faconde et aux compliments du
futur président des Cinq-Cents. Elle déclara à son père qu'elle voulait
épouser Lucien.

L'aubergiste, qui était sur le point de refuser la clef et la table à
son pensionnaire, toujours en retard pour le paiement des quinzaines, se
gratta la tête et finit par donner son consentement. C'était une façon
de solder le compte de ce mauvais payeur.

Bonaparte, en découvrant que son frère lui donnait pour
belle-sœur la fille d'un aubergiste, eut un violent accès de fureur.
Déjà il devinait sa grandeur et s'irritait de tout ce qui pouvait, parmi
les siens, nuire à sa fortune ou amoindrir l'éclat de sa renommée
grandissante.

Il rompit toute relation avec son frère.

A la jeune femme il garda toujours rancune. Elle était douce et
résignée, cette Christine Boyer; elle s'efforça à plusieurs reprises
d'apaiser Bonaparte et de rentrer en grâce.

On a conservé d'elle cette lettre touchante, écrite au moment où elle
allait devenir mère:

    «Permettez-moi de vous appeler du nom de frère. Fuyant Paris
    d'après votre ordre, j'ai avorté en Allemagne. Dans un mois,
    j'espère vous donner un neveu. Une grossesse heureuse et bien
    d'autres circonstances me font espérer que ce sera un neveu. Je
    vous promets d'en faire un militaire; mais je désire qu'il porte
    votre nom et soit votre filleul. J'espère que vous ne me
    refuserez pas. Parce que nous sommes pauvres, vous ne nous
    dédaignerez pas, car après tout vous êtes notre frère; mes
    enfants sont vos seuls neveux et nous vous aimons plus que la
    fortune. Puissé-je un jour vous témoigner toute la tendresse que
    j'ai pour vous!»

Bonaparte demeura sourd à cette plainte. La fille de l'aubergiste
demeura consignée à la porte de son cœur.

Il rêvait d'ailleurs pour lui-même une alliance qui flattait son
amour-propre, et se souciait peu de présenter à la grande dame qu'il se
proposait d'épouser l'ignorante et rustique Christine.

Les événements s'étaient précipités pour Bonaparte.

Il avait perdu ses protecteurs: les deux Robespierre guillotinés, les
thermidoriens poursuivaient leurs vengeances. Bonaparte eut un instant
la pensée, en apprenant le 9 thermidor, de proposer aux représentants de
marcher sur Paris avec ses troupes. Il renonça à ce projet, mais ne put
se faire pardonner ses attaches avec les révolutionnaires.

Dubois-Crancé, membre du Comité de Salut public, désireux de disperser
les Jacobins, qui, selon des rapports de police, étaient nombreux à
l'armée d'Italie, désigna Bonaparte comme général d'artillerie en
Vendée.

Stupéfait et accablé par ce coup, Bonaparte partit pour Paris,
accompagné de ses deux aides de camp, Junot et Marmont.

Un capitaine d'artillerie sans valeur, Aubry, étant alors ministre de la
guerre, jalousait les officiers de son arme qui avaient eu de
l'avancement rapide. Girondin par-dessus le marché, Aubry se vengea de
l'ami de Robespierre, du stratégiste de Toulon, en l'envoyant comme
général d'infanterie à l'armée de l'Ouest. C'était renchérir sur la
disgrâce de Dubois-Crancé.

Comme on essayait de fléchir le ministre de la guerre, ce triste
successeur de Carnot s'étonna que l'on soutînt aussi chaleureusement un
terroriste. Bonaparte ayant voulu plaider sa cause lui-même, Aubry lui
dit sèchement:

—Vous êtes trop jeune pour commander l'artillerie d'une armée!

—On vieillit vite sur les champs de bataille et j'en arrive! répondit
cruellement le général, cinglant le rond de cuir arrogant.

Aubry fut inflexible. Bonaparte, refusant d'aller combattre en Vendée,
fut rayé de l'armée.

Il chercha alors à prendre du service auprès du sultan, et serait
retombé dans la misère noire des années précédentes, si son frère Joseph
ne lui était venu en aide.

Un des directeurs du ministère de la guerre, Doulcet de Pontécoulant, se
souvint tout à coup de lui et le fit entrer au service topographique, au
moment même où il allait s'embarquer pour Constantinople.

L'Orient l'attirait toujours. Il rêvait, sous un ciel lointain, la
fortune et la gloire. Un fatalisme tout musulman dominait déjà son âme:
«Tout me fait braver le sort et le destin, écrivait-il à son frère
Joseph, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me
détourner lorsque passe une voiture.»

Avec les pays bleus de l'Islam, un autre mirage attire et fascine sa
pensée: il entrevoit, parée, brillante, ornée d'élégance et toute
rehaussée d'aristocratie, une femme, de l'ancienne société, à qui il
donnera son cœur, son nom, et qui en échange lui apportera la
satisfaction des sens, le bonheur domestique, l'aisance aussi, et
l'accès dans la société qui se reconstitue.

Un événement retentissant vint condenser les vapeurs de cette rêverie en
réalité...

La Convention avait terminé sa laborieuse et formidable carrière. La
Constitution de l'an III était son legs. Les conventionnels, en se
retirant, avaient décidé que les deux tiers de membres de la Convention
resteraient sur leurs sièges. Ces décrets soulevèrent une insurrection
dans Paris.

Le 11 vendémiaire (3 octobre 1795), les électeurs de diverses sections
réunis à l'Odéon, et, le 12, les électeurs de la section Lepelletier
(Bourse) firent un appel aux armes. Le général de Menou, qui reçut
l'ordre de désarmer les sections, se laissa déborder. Il sortit du
couvent des Filles-Saint-Thomas, aujourd'hui l'emplacement de la rue du
4 Septembre et de la rue Vivienne, en parlementant. Les insurgés
triomphaient. Il était huit heures du soir.

Bonaparte se trouvait au théâtre Feydeau. Surpris par les
événements, il se rendit à l'assemblée. On discutait les mesures à
prendre. On cherchait à désigner un général pour remplacer Menou.

Barras, qui était désigné pour assurer le maintien de l'ordre, se
ressouvint de Bonaparte qu'il avait connu et apprécié devant Toulon.

Le lendemain 13 vendémiaire, Bonaparte balayait les sectionnaires devant
l'église Saint-Roch, et se trouvait nommé général pour l'intérieur.

Il tenait cette fois le pouvoir et n'allait plus le lâcher. La veille,
destitué et sans ressources, il se voyait brusquement maître de Paris et
bientôt de la nation.

Son étoile, tour à tour radieuse et pâlissante, luisait enfin claire et
fixe au firmament. Pour vingt ans elle allait devenir le phare de la
France éblouie.



XXII

YEYETTE


La fortune avait soudainement souri à Bonaparte.

Un coup de bascule inattendu et puissant venait de l'envoyer au pinacle.

Malgré ses talents militaires déjà révélés, et les éloges que lui
avaient décernés publiquement des hommes au pouvoir, son nom demeurait
obscur et sa situation précaire.

Cambon, le grand financier de la Convention, homme intègre et esprit
d'élite, le héros favori de Michelet, peu tendre pour la plupart des
vrais chefs de la Révolution, avait délivré en sa faveur ce certificat à
l'occasion des combats d'Antibes: «Nous étions dans ces imminents
dangers, lorsque le vertueux et brave général Bonaparte se mit à la tête
de cinquante grenadiers et nous ouvrit le passage.»

Fréron déclarait qu'il était seul capable de sauver les armées en
péril de la République.

Barras, le corrompu mais intelligent politicien, l'oubliait.

Mariette, arrachée par lui à la mort, au milieu des forçats de Toulon
lâchés par les Anglais, ne donnait aucun signe de vie.

Aubry, le capitaine obtus qui s'était bombardé général de division en
prenant le portefeuille de la guerre, le rayait de l'armée.

Enfin ce rêve d'un mariage riche qu'il avait par deux fois tenté de
réaliser, en épousant, soit la veuve de son ami Permon, soit Désirée
Clary, la seconde fille de l'aubergiste Boyer, s'était évanoui.

Il ne lui restait plus qu'à partir pour la Turquie, organiser la garde
du sultan, ainsi que l'y autorisait un décret du Comité de Salut public,
en date du 15 septembre 1795, ainsi conçu:

    «Le général Bonaparte se rendra à Constantinople avec ses deux
    aides de camp pour y prendre du service dans l'armée du
    Grand-Seigneur et contribuer de ses talents et de ses
    connaissances acquises à la restauration de l'artillerie de ce
    puissant empire, et exécuter ce qui lui sera ordonné par les
    ministres de la Porte. Il servira dans sa garde et sera traité
    par le Grand-Seigneur comme les généraux de ses armées.

    »Il sera accompagné, pour l'aider dans sa mission, par les
    citoyens Junot et Henri Livrat, en qualité d'aides de
    camp, capitaines Sergis et Billaud de Villarceau, comme chefs
    de bataillon d'artillerie, Blaise de Villeneuve, capitaine du
    génie, Bourgeois et la Chasse, lieutenants d'artillerie de
    première classe, Maissonnet et Schneid, sergents-majors
    d'artillerie.»

Mais l'insurrection du 13 vendémiaire avait éclaté.

Tout le monde avait perdu la tête, excepté celui qui devait sauver la
Convention et rétablir l'ordre légal.

Barras, que les souvenirs du 9 thermidor désignaient au choix de ses
collègues, chargé de tous les pouvoirs, chercha autour de lui le
militaire capable de commander les troupes, dans cette journée où chacun
jouait sa vie.

Il avisa Bonaparte qui rôdait dans les couloirs.

Carnot avait proposé de confier le commandement à Brune. Barras répondit
qu'il fallait un artilleur. Fréron, très amoureux de Pauline Bonaparte
et qui sollicitait sa main, appuya le nom de Bonaparte.

—Je vous donne trois minutes pour réfléchir, dit Barras.

Durant ces trois minutes, la pensée de Bonaparte tourna avec la rapidité
vertigineuse et insensible des sphères célestes.

Il craignait, en acceptant, d'assumer la responsabilité lourde, parfois
injuste, terrible toujours, de ceux qui se chargent des besognes de
répression. Ecraser les sectionnaires, c'était peut-être vouer son nom à
l'exécration de la postérité. Il avait refusé d'aller commander une
brigade contre les Vendéens: devait-il prendre sur lui de faire marcher
une armée contre les Parisiens? Il n'était pas fait pour la guerre
civile. Et puis, au fond, il partageait beaucoup les sentiments des
sectionnaires. Ces insurgés voulaient chasser les impuissants et les
incapables qui cherchaient à s'éterniser au pouvoir, en enlevant au
peuple les deux tiers du choix de la représentation nationale. Vaincu,
il serait perdu, livré à la vengeance des sectionnaires maîtres de
Paris. Victorieux, il trempait son épée dans le sang français et
devenait, comme il l'a dit lui-même, le bouc émissaire des crimes de la
Révolution, auxquels il était étranger.

Mais, sa pensée, évoluant avec la promptitude de la foudre, lui montra
les conséquences de son refus: si la Convention était dispersée par la
force, que devenaient les conquêtes de la Révolution? Les victoires de
Valmy, de Jemmapes, de Toulon, du Col de Tende, les glorieux succès des
armées de Sambre-et-Meuse et d'Italie devenaient inutiles; la réaction,
la trahison effaçaient tout cela. La défaite de la Convention, c'était
la déroute de la Révolution et l'oppression de la France: les
Autrichiens à Strasbourg, les Anglais débarquant à Brest, les
principes et les libertés de la République anéantis avec les
conquêtes... Le devoir d'un bon citoyen était de se rallier à la
Convention, malgré ses fautes, et, puisqu'il tenait une épée et savait
s'en servir, il agirait bien en défendant le gouvernement établi, quelle
que fût l'incapacité de ceux qui le composaient.

Relevant la tête, il répondit à Barras:

—J'accepte, mais je vous préviens que l'épée tirée, je ne la remettrai
au fourreau que l'ordre rétabli...

Il était une heure du matin. Le lendemain, la victoire de la Convention
était définitive et Barras disait à la tribune:

—J'appellerai l'attention de la Convention nationale sur le général
Bonaparte. C'est à lui, c'est à ses dispositions savantes et promptes
que l'on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait
distribué des postes avec beaucoup d'habileté. Je demande que la
Convention confirme la nomination de Bonaparte à la place de général en
second de l'armée de l'intérieur.

Quelques jours après, Barras donnait sa démission et Bonaparte restait
seul investi du commandement.

Il était temps. Il n'avait plus de bottes aux pieds et son habit se
fendait d'une façon cynique et dérisoire.

Quelques jours auparavant, il s'était enhardi à se présenter chez
madame Tallien.

Cette créature séduisante et perverse, Thérézia Cabarrus, qui avait armé
le bras du versatile Tallien et décrété, du fond de sa prison, le 9
thermidor, gouvernait Barras, alors personnage de premier rang.

Pour obtenir l'appui de Barras et décrocher un emploi quelconque,
Bonaparte, à bout de ressources, n'ayant ni un écu ni un vêtement, se
rendit à une soirée de la belle courtisane.

Il lui fallut une énergie et une force de caractère énormes pour oser
s'avancer, en son piteux accoutrement, au milieu de femmes élégantes, de
muscadins pimpants et de généraux empanachés.

Il portait de longs cheveux tombant des deux côtés du front, sans
poudre,—et pour cause: les perruquiers faisaient payer cher leur
accommodement,—une petite queue derrière nouait ses mèches lisses. Ses
bottes ne résistaient que par un miracle de précaution. Les crevasses en
avaient été soigneusement barbouillées d'encre. Son uniforme tout râpé
était le même qu'il avait porté devant l'ennemi, glorieux mais usé, et
un simple galon de soie remplaçait, par économie, la broderie insigne du
grade.

Il apparut si minable à la triomphante maîtresse en titre, qu'elle lui
donna sur-le-champ une lettre pour M. Lefeuve, ordonnateur de la
division de Paris, la 17e, à l'effet de lui faire obtenir, conformément
au décret de fructidor an III, qui accordait un costume aux officiers en
activité, du drap pour un habit neuf. Bonaparte n'était pas en activité,
n'avait aucun droit à cette distribution, mais la protection de madame
Tallien valait mieux qu'un décret: le pauvre officier sans solde eut du
drap pour se faire tailler un habit, et put, le 13 vendémiaire, montrer
aux conventionnels, transis de peur et ensuite exubérants de joie, un
sauveur vêtu à peu près proprement.

Rapidement, comme les princesses de contes de fées pour qui les palais
sortent des citrouilles, Bonaparte se métamorphosa et autour de lui les
choses changèrent.

Il s'installa au quartier général, situé rue des Capucines. Junot,
Lemarois sont auprès de lui. Son oncle est mandé à Paris pour lui servir
de secrétaire. Il emploie le premier argent que lui verse le trésorier à
secourir sa famille. Il envoie cinquante mille francs à sa mère, se
contentant, lui, d'acheter de belles bottes neuves dont il avait envie
et de se faire coudre une broderie d'or luisant, à l'habit qu'il devait
à l'intervention de madame Tallien.

Il se hâta d'user de son influence pour placer ses frères: il prend
Louis comme aide de camp, avec le grade de capitaine, et sollicite un
consulat pour Joseph. Il expédie de l'argent au collège où se
trouve Jérôme, réglant l'arriéré et ordonnant qu'on lui apprît les arts
d'agrément, le dessin, la musique.

Rassuré sur le sort des siens, sûr de l'avenir quant à lui, redevenu
général et en passe de choisir un commandement avantageux, car la
Convention n'a rien à refuser à son sauveur et le Directoire qui va
entrer en fonctions ne peut se passer de son épée, il en revient à ses
idées matrimoniales.

Un mariage riche, avec une femme lui donnant la fortune, l'influence, le
poids social qui lui manquent, effaçant les traces de la gêne antérieure
et l'aidant à tenir son nouveau rang, voilà le but de son ambition.

Mais Bonaparte, mathématicien inflexible, cerveau puissant et
infaillible, devait connaître, comme le plus naïf jeune homme, la
domination du turbulent viscère qui règle les actions des hommes et
souvent les dérègle.

Il devint amoureux.

Avec une étourderie de collégien, il se laissa prendre au piège
voluptueux d'une coquette sur le retour, de cette créole vaine, volage,
dépensière et sotte, qui ne l'aima que le jour où l'empereur lui ôta le
diadème d'impératrice qu'il avait follement posé sur son front de femme
légère.

Ce fut chez madame Tallien, que le général de vendémiaire venait
remercier de l'accueil fait à l'officier destitué du mois précédent, que
Bonaparte rencontra la veuve Beauharnais.

Cette veuve Beauharnais était une créole des Antilles.

Une de ces aventurières qui courent le monde, et, sensuelles,
audacieuses, charmantes, sont des courtisanes pires, protégées par leur
exotisme et admises dans la société à la faveur de leur aspect
d'étrangères. A beau séduire qui vient de loin.

Elle se nommait Marie-Josèphe-Rose Tascher de la Pagerie. Elle était née
le 23 juin 1763, dans la paroisse de Notre-Dame de la Purification, à la
Martinique. Le père de cette Josèphe, dite Joséphine, nommé Joseph
Gaspard, cultivait les plantations que lui avait léguées sa famille,
venue de France, pour coloniser, en 1726. Ancien capitaine de dragons,
chevalier de Saint-Louis et page de la Dauphine, il avait peu de fortune
et se préoccupait fort de marier convenablement sa fille aînée, car
Joséphine avait encore deux sœurs: Catherine-Marie-Désirée et
Marie-Françoise.

Une certaine dame Renaudin, tante de la jeune fille, lui procura le mari
souhaité. Elle l'avait sous la main: le fils cadet du marquis de
Beauharnais, ancien gouverneur des Iles du Vent. Les Beauharnais
provenaient de l'Orléanais. La tante Renaudin était la maîtresse du
marquis.

Le mariage fut décidé à distance, car le jeune Beauharnais se
trouvait en France, et sa fiancée s'embarqua en septembre 1779. Elle
parvint à Bordeaux et, quelque temps après, épousa le vicomte Alexandre
de Beauharnais, nommé capitaine au régiment de la Sarre, à l'occasion de
son mariage. Il avait dix-huit ans, elle seize. Bonaparte, à l'époque où
sa future impératrice se mariait, avait dix ans et entrait à l'Ecole de
Brienne.

Ce fut rue Thévenot, à Paris, que se logèrent les deux époux. Le 2
septembre 1780, naquit Eugène, le futur prince, vice-roi d'Italie. Le
ménage ne demeura pas longtemps uni. Bientôt le jeune vicomte quittait
sa femme pour aller servir en Amérique, sous les ordres de Bouillé. Le
désir de donner aux Américains l'indépendance, et de s'immortaliser aux
côtés de Lafayette et de Rochambeau, s'alliait, chez le trop précoce
mari, au désir de s'éloigner d'une femme coquette, frivole à l'excès et
surtout dépensière. Il laissait Joséphine enceinte. Elle mit au monde,
le 10 avril 1781, la future reine Hortense, la mère de Napoléon III.

A cette époque, Joséphine n'avait donné à son mari aucun sujet de
plainte. Celui-ci, marié trop jeune, s'abandonnait au désir des amours
nouvelles et à l'entraînement des distractions passagères. Son départ
n'attrista que médiocrement l'étourdie. Il lui rendait une liberté dont
elle se montrait friande.

Elle mena dès lors une existence à moitié régulière, ayant des
amants, des dettes, des hauts et des bas. Elle vivait en marge de la
société. La cour lui était non pas interdite, car les Beauharnais
faisaient partie de la bonne noblesse d'Orléans, mais difficile à
aborder. Elle n'avait que sa tante Renaudin pour la présenter, et la
situation équivoque de cette dame lui interdisait l'entrée de
Versailles.

M. de Beauharnais revint en France, plaida en séparation. Le Parlement
lui donna gain de cause, mais les torts étant réciproques, l'arrêt
alloua à Joséphine une pension de dix mille livres. La séparée jugea à
propos de faire un voyage au pays natal. Elle retourna à la Martinique,
en revint en 1791, en compagnie d'un galant officier de marine, M.
Scipion de Roure.

Elle retrouva son mari en haute situation. Le vicomte de Beauharnais,
député de la noblesse, était devenu l'un des membres influents de la
Constituante. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir proposé, dans la
nuit fameuse du 4 août, l'admissibilité de tous les citoyens dans les
emplois civils, militaires et ecclésiastiques, et l'égalité des peines
pour toutes les classes de citoyens; l'abolition, par conséquent, de
l'ancien régime en deux articles. Il avait été élu plusieurs fois
président de l'Assemblée nationale et recevait, en son hôtel de la rue
de l'Université, un grand nombre de députés dont il était le chef.

Joséphine, ambitieuse et avide de présider un salon politique, où
fréquentait tout ce que l'Assemblée comptait d'hommes distingués, voulut
se réconcilier avec son mari. Elle se fit humble, douce, repentante,
féline. Elle réussit. Pendant quelque temps, elle rayonna dans cet hôtel
de la rue de l'Université dont elle était la reine.

Mais les jours s'assombrissaient. La Terreur avait clos les salons.
Beauharnais était à l'armée. Général en chef de l'armée du Rhin, il fit
le siège de Mayence. Démissionnaire, il fut arrêté en 1794, comme frère
et major général de l'armée de Condé. Bien qu'un républicain et un
patriote comme le général Beauharnais ne dût pas pactiser avec les
traîtres, malgré la présence de son frère dans leur état-major, il fut
guillotiné, le 5 thermidor. Quatre jours plus tard, les prisons
s'ouvraient, et il eût été sauvé.

Sa mort fut le fait d'une erreur, et de la précipitation avec laquelle,
dans ce terrible moment, s'exécutaient les arrêts criminels.

Beauharnais doit être réhabilité entièrement, quoique sa tête ait roulé
pêle-mêle avec celles des traîtres, des conspirateurs et des ennemis de
la patrie. Il a été victime de dénonciations injustes. Lui-même a
déclaré qu'il ne fallait point reprocher à la Révolution sa mort.

Avant de marcher à l'échafaud, dans un testament sublime, digne
d'un philosophe de l'antiquité, Beauharnais exprima surtout cette
crainte que la postérité ne le crût un «mauvais citoyen», relevant son
cadavre parmi ceux des traîtres que le glaive de la loi frappait.
«Travaille à réhabiliter ma mémoire, écrivait-il à sa femme, dans cette
lettre suprême, interrompue par le bourreau; prouve qu'une vie entière
consacrée à servir son pays et à faire triompher la liberté et l'égalité
doit, aux yeux du peuple, repousser d'odieux calomniateurs pris surtout
dans la classe des gens suspects. Mais ce travail doit être ajourné,
car, dans les orages révolutionnaires, un grand peuple qui combat pour
pulvériser ses fers, doit s'environner d'une juste méfiance et plus
craindre d'oublier un coupable que de frapper un innocent.»

Le noble citoyen terminait en recommandant à sa jeune femme de se
consoler dans l'éducation de ses enfants, en leur apprenant que c'était
à force de civisme qu'ils devaient effacer le souvenir de son supplice.

Quel admirable caractère que ce héros, qui, sorti des rangs de
l'aristocratie, se fait le défenseur du peuple, abat la féodalité,
proclame le premier, à une époque où cette loi des sociétés modernes
semblait une hérésie, une anarchique utopie, l'égalité des peines et
l'admissibilité des nobles et des roturiers aux grades dans l'armée,
aux emplois dans la magistrature, dans les fonctions de l'État, et
qui, après avoir présidé la plus grande des assemblées françaises,
commandé l'armée immortelle du Rhin, périt sur l'échafaud, victime de
passions aveugles, subissant le contre-coup d'une cruelle et injuste
fiction de solidarité fraternelle, et n'a, au seuil de la mort, qu'une
crainte, c'est que la peine inique qu'il subit ne laisse supposer qu'il
l'ait méritée! Alexandre de Beauharnais a le droit de prendre place au
Panthéon de la Révolution, parmi les martyrs sanglants de l'évangile
nouveau,—au Panthéon égalitaire et indistinct où se retrouvent
proscripteurs et proscrits, les décapités de germinal et les vaincus de
thermidor ou de prairial: Danton à côté de Saint-Just, et Vergniaud près
de Couthon et de Soubrany.

Joséphine a été favorisée, entre toutes, par le mariage. Beauharnais et
Bonaparte, quelle femme n'eût été fière de ces deux maris, ne les eût
aimés, adorés, respectés! Elle ne les a aimés ni l'un ni l'autre; elle
les a trompés, à bouche que veux-tu, avec les premiers gentils officiers
et muscadins que le hasard des sociétés faciles où elle se plaisait
jetait dans ses jupes.

La Révolution fit de Joséphine, qui, jusque-là, n'avait été qu'une
déclassée, une sorte de grande dame. Le nom de son mari lui servit de
titre auprès des femmes de l'ancienne cour ayant échappé à la
Terreur. En prison, elle se lia avec plusieurs vénérables survivantes du
naufrage de la vieille aristocratie. Elle connut aussi la Cabarrus.

Chez celle-ci, trônant et minaudant sous le double pavillon du citoyen
Tallien, son époux, et du directeur Barras, son amant, Joséphine, un
jour, se trouva en face du maigre et silencieux vainqueur de
vendémiaire.

Bonaparte était à la mode. On ne parlait que de ce jeune général qui,
d'un bond, venait de sauter dans la gloire. Les salons se le
disputaient. Les femmes lui souriaient, cherchaient à l'attirer. Lui,
passait grave, indifférent, souverain déjà.

La veuve Beauharnais, avec sa nonchalance créole, ses graves manières,
ses charmes déjà fanés, séduisit le froid jeune homme du premier regard.

En cette entrevue décisive chez madame Tallien, Bonaparte se sentit
attiré, pris, enveloppé. Dans le cercle vaporeux de cette brune enfant
des îles, il se voyait entraîné, et, avec charme, subissait le vertige.

Elle était loin d'être belle. Son futur beau-frère, Lucien Bonaparte,
fit part en ces termes de l'impression qu'elle produisit sur lui:

«Elle avait peu, fort peu d'esprit; point du tout de ce que l'on
pourrait appeler la beauté; mais certains souvenirs créoles, dans les
souples ondulations de sa taille, plutôt petite que moyenne; une
figure sans fraîcheur naturelle, il est vrai, à laquelle les apprêts de
sa toilette remédiaient assez bien, à la clarté des lustres; tout enfin
dans sa personne n'était pas dépourvu de ces quelques restes de sa
première jeunesse, que le peintre Gérard, cet habile restaurateur de la
beauté flétrie des femmes sur le retour, a fort agréablement reproduits
dans les portraits qui nous restent de la femme du Premier Consul...
dans les brillantes soirées du Directoire où Barras m'avait fait
l'honneur de m'admettre, elle ne me paraissait plus jeune et inférieure
aux autres beautés qui composaient ordinairement la cour du voluptueux
directeur et dont la belle Tallien était la véritable Calypso...»

Le portrait, peu flatté, paraît exact.

Joséphine avait alors plus de trente-deux ans. Elle était mère de deux
jeunes enfants, et son existence mouvementée, ses tracas princiers, ses
voyages, le décousu de sa vie domestique, ses amours de passage, avaient
certainement contribué à accélérer pour elle la marche du temps.

Elle vainquit cependant le vainqueur à leur premier tête-à-tête.
Bonaparte sortit de chez la Tallien le cœur bouleversé, les yeux
brillants, secoué dans tout son être par une fièvre qui, pour la
première fois, n'était pas celle de la gloire, tourmenté d'un besoin qui
n'était plus la faim, oubliant même sa famille et dédaignant la
conquête du monde, qu'il rêvait en ses heures solitaires de jeunesse
besogneuse, pour ne penser qu'à celle de _Yeyette_, comme lui avait dit
se nommer familièrement, pour les intimes, la voluptueuse créole.



XXIII

MADAME BONAPARTE


Bonaparte,—dont toute la première jeunesse fut chaste, laborieuse, et
qui ne connut que les débauches cérébrales et les griseries de
l'intellect,—fut amoureux de Yeyette avec emportement.

Il est certain que Joséphine ne méritait nullement cet excès d'amour.
Mais le jeune général se trouvait dans une situation psychologique telle
que son cœur devait fatalement s'éprendre au premier contact d'une
femme répondant à peu près à ce type, à ce modèle, que dans ses songes
antérieurs, sa pensée avait si longuement et si avidement évoqué.

Joséphine n'était pas une de ces femmes d'esprit, de ces bas-bleus dont
il eut justement, toute sa vie, l'horreur. Elle ne se piquait point de
lancer des saillies ou de malicieuses épigrammes. Elle plut d'abord
au général, en paraissant s'intéresser énormément à ses conquêtes
militaires, en lui parlant stratégie.

Elle avait en outre à ses yeux un prestige incomparable:
n'appartenait-elle pas à l'ancienne aristocratie? Pour le petit
gentillâtre corse, élevé dans un domaine misérable, et qui jamais
n'avait approché de femmes bien vêtues, fleurant le parfum de l'ancienne
cour, cette vicomtesse personnifiait la beauté féminine alliée à la
grandeur. Le prestige de la noblesse, la Terreur passée se ravivait,
lustral: la guillotine avait rajeuni les oripeaux fanés de l'ancien
régime, et, sous l'ondée de sang, la noblesse reprenait coloris et
vigueur. Il redevenait véridique le mot de la galante douairière: «Pour
un roturier, une marquise a toujours trente ans.» Cette attraction
nobiliaire, ce prestige du titre, du nom, du rang, jusqu'au plus profond
de nos couches sociales démoralisées s'est perpétuée. Le commerçant ne
fait-il pas étalage de sa clientèle titrée? Les hôteliers n'ouvrent-ils
pas toutes grandes les portes de leurs appartements, parfois celles de
leurs coffres-forts devant des monseigneurs aussi redoutables souvent
que les pinces des cambrioleurs? Et, dans la trivialité de leur verbiage
amoureux, les don Juan en casquette ne formulent-ils pas encore leur
admiration et leurs désirs, à la vue d'une jolie fille, par cette
exclamation toute chargée du respect de jadis: «Je l'embrasserais comme
une reine!»

Bonaparte, dont le génie en ébullition n'excluait pas une ignorance
absolue des usages et des choses du monde, ne pouvait faire la
distinction entre une vraie grande dame, puisqu'il n'en avait jamais vu
auparavant, et cette irrégulière veuve, aux allures molles et aux yeux
langoureux, qui lui adressait des éloges si simples, si sincères, sur
ses talents militaires.

Dans toute passion naissante, si déraisonnable qu'elle soit ou si
logique, si inévitable qu'elle apparaisse par la suite, il convient de
toujours constater un germe, un mobile initial, une monère, diraient les
embryogénistes. Chez l'un c'est le besoin d'aimer, le sexe qui commande;
un autre subira la loi de l'attraction et de la sociabilité, fuyant
l'isolement, l'ennui, monstre flasque, gluant comme un poulpe, qui vous
enlace en ses tentacules; pour celui-ci, l'amour sera comme une fleur
qui pousse, dans un terrain préparé, jaillissant d'une plante où la sève
a monté; enfin pour certains hommes, au cerveau intuitif, à la pensée
objective, pour les grands imaginatifs, les constructeurs de châteaux en
Espagne, les armateurs d'esquifs invraisemblables destinés à appareiller
vers des rivages fabuleux, l'amour est un concept réalisé, une
idée incarnée, une vapeur d'esprit qui se condense en chair
marmoréenne... pour ceux-là, dont Napoléon était, poètes sans jamais
écrire de vers, la femme est évoquée comme une apparition désignée; elle
sort de l'inconnu telle que la statue conçue par le statuaire du bloc
informe de la glaise, presque comme la blonde Eve tirée de la côte du
premier amant...

Napoléon aimait en Joséphine l'amante idéale.

Il ne retrouva pas en elle les traits, le nez, la bouche, les yeux qu'il
avait combinés dans l'esquisse de sa figure d'amour. Avec son teint mat,
sa peau de tropicale riche, élevée à l'ombre, portée en manchy de rotin
et balancée en des hamacs, tandis que, de grandes plumes d'autruche,
deux négresses éventaient sa sieste gracieuse, ses yeux gros bleu foncé,
ses cheveux châtains dorés aux boucles frisottantes que contenait un
cercle d'or, Yeyette ne réalisait sans doute pas au point juste le type
physique de son imagination.

Mais elle personnifiait admirablement la femme idéale qu'il attendait,
qu'il espérait, qu'il voulait.

Sa tentative auprès de madame veuve Permon, qui aurait pu être sa mère,
prouvait qu'il n'attachait qu'une importance secondaire à la question
d'âge. La maturité de Joséphine devenait sans doute un attrait de plus
pour le rude soldat, le politique impitoyable et glacé qu'il était déjà.
Avec les femmes, Bonaparte n'avait guère que les désirs et les audaces
d'un collégien.

Sa démarche, sans résultat, auprès du marchand de savon de Marseille
pour épouser Désirée, la sœur de madame Joseph Bonaparte, prouvait
qu'il n'était pas indifférent à la dot.

Il voulait une femme qui pût tenir un salon, et qui lui apportât, avec
une aisance acquise, un intérieur, un mobilier, des relations, et un
rang social établi. Joséphine, pour lui, présentait tous ces avantages.
Elle appartenait, comme la veuve Permon, à l'aristocratie, et de plus
elle était, comme Désirée Clary, riche. Bonaparte le croyait du moins.

Après son entrevue chez la Tallien, il fut invité au petit hôtel du nº
6 de la rue Chantereine, et fut ébloui de ce qu'il prenait pour un luxe
de vraie vicomtesse.

Disons à ce propos qu'elle est absolument inexacte l'anecdote, charmante
d'invention, du jeune Eugène Beauharnais venant réclamer, chez le
général Bonaparte, l'épée de son père, confisquée au cours des
perquisitions exécutées chez les sectionnaires, après leur défaite.
Aucun récit contemporain ne mentionne ce fait. L'épée du général n'avait
pu être saisie que chez sa veuve. Et la vicomtesse de Beauharnais était
l'amie de madame Tallien, elle vivait dans la société de Barras, elle
passait même pour remplacer, de temps à autre, auprès de lui, la belle
Notre-Dame de Thermidor. Chez une femme aussi protégée du
commandant en chef de l'intérieur, au nom duquel le désarmement
s'opérait, la police se fût bien gardée d'oser perquisitionner. Et puis,
dans ce cas, c'est à Barras, et non à Bonaparte, son subordonné
militaire, que se serait adressée la réclamation légitime de la famille
Beauharnais.

Le logis de la rue Chantereine était modeste et meublé de bric et de
broc. La gêne y inscrivait partout son passage. Avec Gauthier, son
jardinier-cocher-valet de pied, et mademoiselle Compoint, femme de
chambre, très avancée dans l'amitié, dans l'intimité de Joséphine,
habillée presque aussi élégamment qu'elle et traitée en amie, en
sœur, Joséphine réussit à éblouir Bonaparte qui ne savait rien du
luxe, et ressemblait à un sous-officier invité chez la femme du colonel.

La bohème dorée logeait à l'hôtel Chantereine, loué, à la citoyenne
Talma, quatre mille livres. Il n'y avait pas de vin dans la cave, ni de
bois sous la remise, mais un carrosse avec deux chevaux étiques
s'étalait, bien en vue, à l'entrée du pavillon. Joséphine, très
coquette, tenait au luxe apparent. Elle avait beaucoup de robes, très
peu de chemises. Ses costumes légers, vaporeux en gaze, en mousseline,
produisaient beaucoup d'effet aux réunions, et lui coûtaient fort peu.

Bonaparte fut tout de suite pincé. Il sortit de la maisonnette délabrée,
la tête folle et les sens embrasés. Il désirait à présent Joséphine
comme femme, comme chair, comme être à posséder, à étreindre, à
fouler sous l'impétuosité de ses caresses.

Celle qu'il avait cherchée sans la connaître par ses qualités
extérieures, sa position dans le monde, son origine, ses affinités, son
milieu, il la trouvait et, comme femme, elle satisfaisait toutes les
exigences de son désir. Donc il la voulait, il l'aurait. Rien ne pouvait
arrêter sa volonté lancée comme un obus hors du canon.

Joséphine hésita tout d'abord. Bien que sa position fût précaire, elle
se demandait si la fortune du général Bonaparte persisterait. Après
tout, pour elle, ce n'était qu'un parvenu, grâce à l'amitié de Barras.
Sans le choix de Barras, c'est Brune ou Verdières, proposés par Carnot,
qui eussent été chargés de défendre la Convention au 13 vendémiaire.
Barras continuerait-il sa protection au jeune aventurier? Le
tout-puissant Directoire ne verrait-il pas d'un mauvais œil ce
mariage?

Joséphine résolut d'aller consulter le sensuel et cynique potentat.

Elle fit donc atteler un soir, et se rendit au Luxembourg, chez le
citoyen Barras, membre du Directoire.



XXIV

CHEZ BARRAS


Il y avait fête au Luxembourg quand Joséphine de Beauharnais se fit
annoncer.

Elle s'était habillée avec recherche à la mode nouvelle, robe à la
Flore, flottante à la façon d'une écharpe, vaporeuse, légère, au tissu
presque transparent, laissant luire sous son réseau délié l'ivoire mat
des chairs.

Il s'agissait, non seulement de plaire à Barras, mais aussi d'éclipser
toutes les beautés qui s'épanouissaient en corbeilles roses, blanches,
bleues, à la grecque, à la romaine, à la Diane, à la Terpsichore, toute
la mythologie de l'Olympe du moment, dans les salons de Barras.

Qu'elle refusât ou qu'elle donnât sa main au général Bonaparte,
Joséphine entendait maintenir sa réputation de femme à la mode,
courtisée, recherchée, et prouver qu'elle n'avait pas renoncé à
l'empire des grâces. Au fond du cœur, cette démarche qu'elle
risquait, ce conseil et cet appui qu'elle venait demander au brillant
directeur, n'étaient qu'un prétexte à se montrer sollicitée, désirée,
aimée, par un personnage, sans doute un peu nouveau, mais dont le monde
déjà semblait subir l'ascendant et présager les hautes destinées.

Elle voulait exhiber à ses rivales son amoureux Bonaparte, comme une
parure inédite, comme un bijou un peu sauvage, mais précieux, et il ne
lui déplaisait pas de dire à Barras, en feignant de le consulter, que
son collègue au commandement de l'armée intérieure, son second dans la
journée de vendémiaire, dont l'épée victorieuse pouvait peser autant que
son sabre de parade dans la balance de l'avenir, la trouvait adorable et
n'avait pas la sottise de lui préférer quelque impure aux charmes
avilis.

Était-ce coquetterie, regrets ou ironie? Joséphine n'a pas été
historiquement la maîtresse de Barras. Elle fut dans la réalité des
boudoirs restaurés, dans le décor poétique des sylphides et des nymphes
diaphanes peintes par Prud'hon, la sultane d'une heure de Barras,
démocrate pacha à la face brutale de soudard, aux prétentions élégantes
d'un roué de la Régence.

Aucune femme ne lui résistait, à ce casse-cœur qui était un
casse-cou. Sa vie avait été pleine d'aventures amoureuses. Ce
révolutionnaire était un aristocrate de naissance, talon et bonnet
rouges, le comte Paul de Barras, s'il vous plaît! Méridional, cela va
sans dire, étant né à Fox-Emphoux, dans le Var, capitaine aux armées du
roi, membre de la Convention, régicide, président de la redoutable
assemblée, investi du commandement suprême au 9 thermidor et au 13
vendémiaire, il avait été élu membre du Directoire, le dernier par 129
voix sur 218 votants. On sait que le Directoire était composé de 5
membres nommés par le Conseil des Anciens sur une liste de 50 membres
présentés par l'Assemblée des Cinq-Cents. Ses collègues étaient
Larévellière-Lépeaux, élu par 216 voix, Rewbell, Letourneur et Carnot.
Le dernier de tous, Barras, s'était imposé et gouvernait réellement le
Directoire. Il était grand, robuste, avec l'aspect d'un Fanfan-la-Tulipe
parvenu aux honneurs; il conservait, sous le fastueux manteau
directorial, ses mœurs et ses allures de don Juan de caserne. Ses
collègues laborieux comme Letourneur, austères comme Carnot et Rewbell,
enthousiastes, honnêtes, mais peu décoratifs comme le difforme
Larévellière-Lépeaux, ne représentaient pas le pouvoir brillant,
théâtral, cabotin même, si l'on peut employer ce vocable alors inconnu,
tel que le voulaient les Français de l'an III, las de la liberté,
regrettant les plaisirs, l'insouciance, le laisser-aller des
mœurs et la pompeuse allure de l'ancien régime.

Barras, par sa prestance, par la façon dont il portait la tête au milieu
des solliciteurs de tout rang et de toute origine, par le geste dont il
soulevait son chapeau à triple plume blanche, par la soldatesque
nonchalance avec laquelle il laissait traîner sur les parquets du
Luxembourg son sabre courbé au fourreau de vermeil, personnifiait
admirablement, pour la foule redevenue servile, la majesté royale
rétablie sans la monarchie. Ce Louis XIV de corps de garde était le roi
de la République. Tout le servait. Ses vices surtout. Ses maîtresses
formaient la garde de son pouvoir joyeux. Il rassurait par les fêtes
qu'il donnait. Le peuple ne songeait pas à reprocher à ce jouisseur ses
jouissances. On sortait d'une bataille terrible, d'un carême effrayant:
à tous les rangs de la société, un seul régime apparaissait désirable,
celui qui permettrait de vivre en paix et de faire tous les jours
Mardi-Gras.

La guillotine, les fêtes affreuses de la rue, les hommes en bonnet rouge
et en carmagnole, les furies de la guillotine coiffées du madras
évoquant la face hideuse de Marat, le luxe proscrit, l'amour suspect,
l'art réfugié à l'étranger, tout cela n'était plus qu'un cauchemar. On
s'éveillait dans la joie, dans l'ivresse; on se reprenait à des plaisirs
brusquement ranimés, on se retrouvait à table entre échappés de la
charrette. Les dîners, les parties de campagne, les vins débouchés au
milieu de gais compagnons et de jolies filles décolletées, les roses
dont on jonchait les nappes et les surtouts, les équipages qui
semblaient revenir des écuries de Pluton, les convives dont beaucoup,
comme Lazare, sortaient réellement du tombeau, donnaient à cette époque
étrange, bigarrée, puissante, une couleur et une outrance que jamais
plus les âges pacifiés ne reverront.

Il la personnifiait superbement dans ses folies, dans ses passions, dans
ses forces aussi, cette transitoire période du Directoire, le
voluptueux et intelligent Barras.

Il avait rétabli l'ordre dans la rue, et le plaisir dans la société.
Quoi d'étonnant que toutes les femmes fussent folles de lui? Avec cela,
très dépensier: comme il jetait l'or sur les tables de brelan du
Palais-Royal, il lançait par poignées les louis aux jeunes beautés
attirées, phalènes vénales, par le flamboiement de cet astre nouveau. La
Cabarrus était l'odalisque favorite. Cette intrigante courtisane qui
repoussa, n'ayant plus besoin de lui, l'odieux Tallien, n'est pas
seulement maîtresse en titre, elle est aussi la complice de Barras.
C'est elle le grand agent de corruption sociale. Son rôle est celui
d'une magnifique proxénète. Elle aide le sybarite directeur à enterrer
la Révolution sous les fleurs et à faire succéder l'orgie
crapuleuse à la débauche sanglante. La Révolution, où les frères
s'entre-dévorèrent, fut un repas des Atrides: la Cabarrus avec Barras en
fit un festin de Trimalcion.

Une soirée chez Barras rassemblait tout ce que la société d'alors
comportait d'élégances, de distinction, de vice, de vertu, de gloire.
Les jeunes généraux, les vieux parlementaires, les femmes qui portaient
en breloques une boucle de leur fiancé, de leurs frères, ou de leur
premier amant, coupée sur la tête chérie au moment où Samson allait s'en
emparer, les fournisseurs plus cousus d'or que les fermiers généraux de
jadis, les muscadins aux amples cravates de mousseline, les madame Angot
toutes ruisselantes de bijouterie, les savants, les écrivains Monge,
Laplace, Volney, se pressaient dans les salons du Luxembourg, heureux de
survivre, désireux de rattraper les heures perdues, insoucieux de
l'avenir, se disant avec un sourire sceptique: «Pourvu que ça dure!»
Dans l'ombre Talleyrand, revenu d'Amérique, ricanait et couvait cette
société en décomposition, comme un vautour planant sur un charnier.

Quand Joséphine eut fait prévenir Barras quelle désirait l'entretenir en
particulier, on la conduisit dans un petit salon attenant au cabinet du
directeur.

Elle attendit quelques instants. La cloison était légère: un bruit
de voix s'élevait de la pièce voisine; elle entendit la fin d'une
discussion.

—Pourquoi soupçonnes-tu Bonaparte? disait Barras dont Joséphine
reconnut le verbe sonore, c'est un homme pur d'argent, comme il nous en
faut...

—Je le crois ambitieux, répondit la personne avec qui s'entretenait
Barras.

—Ne l'es-tu pas, toi, Carnot? reprit le directeur... Sois donc franc:
tu es jaloux de Bonaparte! les plans qu'il a combinés pour l'armée
d'Italie, tu les as anéantis sans les soumettre au Directoire, craignant
que la gloire t'échappât du triomphe de nos armes!

—Je n'ai pas connu ces plans, répondit le directeur Carnot. Je les
ignorais... Je jure que cela n'est pas vrai...

—Ne lève pas la main! dit brutalement Barras. Il en dégoutterait du
sang!...

—Tu me reproches, toi aussi, dit Carnot avec âpreté, d'avoir signé des
arrêts de mort?

—Tous les arrêts de mort... oui, tu les as tous signés avec
Robespierre...

—Je les ai signés sans les lire, comme Robespierre signait mes plans
d'attaque sans même y jeter les yeux... nous avons servi la Révolution
chacun de notre côté... la postérité nous jugera!...

—Va-t'en, buveur de sang! cria Barras.

—Adieu, toi qui te grises d'or et de volupté! répondit Carnot. Je
te le répète: je crains l'ambition de Bonaparte, mais je ne m'oppose
nullement à ce que tu le nommes général en Italie!... Après tout, lui
aussi fut un terroriste, un protégé des Jacobins, un régicide comme toi
et moi... récompense-le, c'est ton affaire! Mais ne crois pas qu'il ait
d'aussi vertueux desseins que tu le supposes... Le 13 vendémiaire, ce
n'est pas Rome qu'il a sauvée, c'est Byzance!...

Et l'ancien membre du Comité de Salut public sortit en faisant claquer
la porte avec violence.

Barras, soulevant une portière, se présenta souriant à Joséphine et lui
dit:

—Quelle heureuse circonstance vous fait, belle vicomtesse, vous tenir à
l'écart de la fête, et qui me vaut l'agréable surprise de cet entretien
particulier?

Barras, au fond, était inquiet. Il n'avait pas dédaigné les faveurs
passagères de la séduisante créole, mais il ne tenait nullement à
renouer des relations qui, de part et d'autre, n'avaient eu qu'un
caractère occasionnel et capricieux. Joséphine, très à court d'argent,
sans appui, sans relations, avait été heureuse de s'attacher un instant
l'homme qui avait vaincu Thermidor, un ci-devant noble, généreux,
aimable, et qui pouvait lui servir, sinon de protecteur en titre, du
moins de caution dans les circonstances difficiles. Lui, de son
côté, impatient de renouer les traditions de l'ancien régime, avait été
flatté d'une conquête d'origine aristocratique, la veuve d'un président
de la Constituante, général en chef de la glorieuse armée du Rhin. Mais
il n'était resté entre eux que des souvenirs d'une liaison agréable, et
la saveur de voluptés rapidement écoulées.

Joséphine, un peu troublée, lui confessa l'objet de ses démarches:

—On veut que je me remarie, mon cher directeur... Qu'en pensez-vous?

—Mais je pense que vous ferez un heureux... Puis-je savoir quel est
l'homme sur lequel vous avez jeté les yeux?

—Vous le connaissez, Barras!... c'est le général Vendémiaire, dit en
souriant Joséphine.

—Bonaparte? Un garçon d'avenir... un artilleur de premier ordre... Si
vous l'aviez vu comme moi à cheval, dans le cul-de-sac Dauphin, braquant
ses canons contre les sectionnaires sur les marches de Saint-Roch, vous
seriez persuadée qu'un homme aussi brave ne peut faire qu'un excellent
mari... Oh! il est intrépide!... j'étais à côté de lui, et les
sectionnaires faisaient un feu du diable, dit Barras en manière
d'aparté.

—Il est bon, fit Joséphine... Il veut servir de père aux orphelins
d'Alexandre de Beauharnais et de mari à sa veuve.

—C'est très louable, mais l'aimez-vous?

—Je serai franche avec vous, Barras; non, je ne l'aime pas...
d'amour...

—Auriez-vous de l'éloignement pour lui?... Dame, il ne paie pas de
mine...

—Je n'ai pour lui ni répugnance, ni désir... je me trouve dans un état
de tiédeur qui me déplaît... C'est ce que les dévots,—vous savez qu'à
la Martinique, mon pays, on est fort attaché à la religion,—trouvent
l'état le plus fâcheux pour l'âme...

—Il s'agit aussi du corps, lorsqu'on parle du mariage...

—L'amour est un culte aussi, Barras! Il exige la foi... on a besoin de
conseils, d'exhortations pour croire, pour être fervente... voilà
pourquoi je réclame vos conseils. Prendre une résolution a toujours paru
fatigant à ma nature nonchalante... J'ai, toute ma vie, trouvé plus
commode de suivre la volonté des autres...

—Alors, il faut que je vous ordonne d'épouser le général?

—Conseillez-le-moi seulement... J'admire le courage de Bonaparte... Il
a sauvé la société au 13 vendémiaire...

—Il a protégé la Convention, abattu les factieux qui voulaient
renverser la République et gagné à lui seul, dans Paris, une bataille de
rues qui vaut toutes les batailles rangées...

—C'est un homme supérieur... J'apprécie l'étendue de ses
connaissances en toutes choses dont il parle généralement bien, la
vivacité de son esprit qui lui fait comprendre la pensée des autres
presque avant qu'elle ait été exprimée; mais je suis effrayée, je
l'avoue, de l'empire qu'il semble vouloir exercer sur tout ce qui
l'entoure...

—Il a l'œil dominateur, en effet! La première fois que je l'ai vu,
dit Barras avec gravité, je fus étrangement surpris à son aspect.
J'aperçus un homme au-dessous de la taille ordinaire, d'une extrême
maigreur... On aurait dit un ascète échappé des solitudes... ses cheveux
coupés d'une façon particulière, encadrant ses oreilles, tombaient sur
ses épaules... Oh! ce n'est pas un de nos muguets de la jeunesse dorée!
Il était vêtu d'un habit droit, boutonné jusqu'en haut, orné d'une
petite broderie en or très étroite; il portait à son chapeau une plume
tricolore... Au premier abord, sa figure ne me parut pas belle, mais des
traits prononcés, un œil vif et fouilleur, un geste animé et brusque
décelaient une âme ardente; son front large et soucieux indiquait le
penseur profond... Son parler était bref; il s'exprime assez
incorrectement... mais, s'il ne cherche la correction, à tous moments il
trouve le sublime... C'est un homme, Joséphine! un homme intègre, un
vaillant qui sera peut-être demain un héros!... Puisqu'il veut de vous,
prenez-le... C'est un conseil d'ami que je vous donne... de bon
ami, croyez-le!...

—Alors, vous m'engagez à devenir sa femme...

—Oui... et, avec le temps, vous l'aimerez...

—Vous croyez?... J'ai un peu peur de lui....

—Vous n'êtes pas la seule!... tous mes collègues le redoutent...
Carnot, un terroriste, un buveur de sang, un complice de Robespierre
pourtant, le déteste, parce qu'il en est jaloux et qu'il le craint...

—S'il intimide les directeurs, jugez l'impression qu'il doit faire sur
une femme!...

—Vous vous y habituerez... d'ailleurs, il vous aime, m'avez-vous
dit?...

—Je crois qu'il est fort amoureux de moi, mais, Barras, entre amis, on
peut se faire de telles confidences, ayant passé la première jeunesse,
puis-je espérer conserver longtemps cette tendresse violente qui, chez
le général, ressemble à un accès de délire!...

—Ne vous inquiétez pas de l'avenir...

—Si, lorsque nous serons unis, il venait à cesser de m'aimer, ne me
reprochera-t-il pas sa faiblesse, son abandon?... Il se repentira de
l'illusion subie. Il cuvera l'amertume de l'ivresse dissipée. Ne
regrettera-t-il pas un mariage plus brillant, avec une femme plus jeune,
qu'il aurait pu contracter! Que répondrai-je alors? que ferai-je?... je
pleurerai... Autant m'éviter les larmes...

—Ne prévoyez donc pas ainsi les malheurs... On souffre à devancer
les misères!... Bonaparte est un gaillard voué au bonheur... Êtes-vous
superstitieuse? Il m'a confié qu'il avait une étoile, et qu'il y
croyait...

—Moi, à la Martinique, une négresse qui pratiquait les enchantements,
et dont les prophéties locales se sont toutes réalisées, m'a prédit que
je porterais un jour une couronne de reine... Je ne vois pas bien
Bonaparte roi et moi partageant son trône...

—Vous pourrez partager avec lui la gloire qui couronnera le commandant
en chef de la plus belle armée de la République.

—Que voulez-vous dire, mon cher Barras? demanda Joséphine surprise, se
souvenant de l'altercation avec Carnot qu'elle avait entendue, et dont
le général Bonaparte faisait l'objet.

—Je veux dire que vous serez la plus heureuse des femmes, comme vous
êtes l'une des plus belles reines de beauté de notre République, si vous
épousez Bonaparte... et comme cadeau de noces, moi, votre vieil ami,
reconnaissant aussi envers le général qui m'a si bien mitraillé les
insurgés des sections, je mettrai dans votre corbeille un joli bijou...

—Vraiment!... quoi donc? une agrafe d'or avec des diamants, comme en
porte la belle madame Tallien?...

—Mieux que cela... le commandement en chef de l'armée d'Italie!...
Mais on doit s'étonner de mon absence de la fête, dit Barras jouissant
de l'étonnement de Joséphine, prenez mon bras et rentrons dans les
salons... Je veux être le premier à féliciter Bonaparte sur son mariage
et sur son nouveau commandement!...

Et, entraînant la veuve Beauharnais, tout étonnée de la décision qui lui
était imposée et de la faveur inestimable que le tout-puissant directeur
accordait à son futur époux, Barras fit sa rentrée majestueuse dans les
salons ruisselants de lumières, de fleurs, de femmes, au bras de son
ancienne maîtresse qui allait s'appeler madame Bonaparte.



XXV

LE SABRE DES PYRAMIDES


Bonaparte fut nommé, le 23 février 1796, général en chef de l'armée
d'Italie. Carnot s'était rallié à l'avis de Barras. Rewbell seul y fit
opposition, mais ses collègues passèrent outre.

Le 9 mars, c'est-à-dire quelques jours après, le mariage du général et
de la veuve Beauharnais fut célébré.

Il est à présumer qu'il avait été consommé auparavant.

Toute cette période de la vie de Bonaparte n'est qu'une fièvre d'amour.

On le vit littéralement à l'adoration de sa Joséphine. Prosterné,
extasié, anéanti devant la crèche comme un carmélite, en face de ce
saint-sacrement.

Il l'accablait de ses caresses, il l'étreignait furieusement, il se
ruait sur elle et l'emportait, comme un fauve sa proie, dans
l'alcôve saccagée. Tel qu'un barbare au pillage, il se jetait sur ces
voiles légers dont Joséphine, en souvenir des tropicales soirées, se
plaisait à envelopper ses charmes. Il arrachait, déchirait, décousait,
mettait en lambeaux tout ce qui faisait obstacle à l'impétuosité de ses
mains frémissantes, de ses lèvres avides. Toute l'exubérance de sa
nature exceptionnelle éclatait dans cette prise de possession brutale
comme une charge de cavalerie. Il aimait, il prenait une femme pour la
première fois, ou à peu près, et ses réserves de passions accumulées
dévalaient comme un torrent, se précipitaient avec la violence d'un
fleuve longtemps retenu, les vannes levées. Dans cette expansion
vigoureuse, dans cet assouvissement de la chair à jeun, dans cette
jouissance double où l'amour-propre satisfait, la vanité flattée, la
joie du but atteint, le rêve accompli mêlaient leurs ivresses, Bonaparte
en oubliait le rut de la guerre, de la gloire, de la puissance dont ses
nerfs furent toute sa vie surexcités. Ce n'était plus le même homme. Il
tremblait, il balbutiait, il riait, il pleurait. Il y eut dans cette
prise de possession de Joséphine de la folie et de l'intoxication.

La célébration du mariage fut la fin de cette lune de miel si courte.

Deux jours après la cérémonie officielle, il se mettait en route pour
l'Italie. Il était désormais sur la route de la gloire et ne
s'arrêterait plus à l'hôtellerie de l'amour, qu'en passant, entre deux
victoires, jusqu'au jour où la fatalité le ferait trébucher contre le
lit éblouissant de l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche.

Dans l'acte de mariage, Bonaparte par galanterie, pour rapprocher les
distances d'âge, s'était vieilli de deux ans, et, par coquetterie,
Joséphine, par un certificat de nativité, à défaut d'acte de naissance
régulier, s'était rajeunie de quatre ans. Cette supercherie d'une jolie
femme, désireuse de ne pas paraître trop âgée auprès d'un jeune époux,
devait avoir de terribles conséquences pour Joséphine, à l'époque du
divorce, au moins sous le rapport de la légalité de cette procédure.

Bonaparte emporta sa fièvre passionnelle en courant vers cette Italie,
où les triomphes les plus prodigieux l'attendaient.

Il ne laissait passer aucune journée sans adresser à sa Joséphine des
épîtres amoureuses, un peu emphatiques de ton, où l'on retrouvait
l'éloquence et la pompe de Saint-Preux écrivant à Julie. Harassé de
travaux, las de veiller, à peine descendu de cheval après avoir parcouru
les positions où le lendemain il battrait l'ennemi, le jeune général, au
milieu de préoccupations et de dangers qui se multipliaient, ne manquait
jamais de jeter sur le papier des phrases embrasées, témoignant de
l'intensité de son amour, qu'un courrier, galopant nuit et jour, portait
aussitôt à Paris avec le bulletin de la bataille gagnée la veille et
l'annonce des drapeaux pris à l'ennemi qu'un aide de camp déposerait sur
l'autel de la Patrie, dans une cérémonie magnifique présidée par les
directeurs.

Et cette fête de la Victoire qu'il organisait de sa tente dressée sur le
plateau de Rivoli, cette journée de patriotiques réjouissances qu'il
donnait à Paris, quand son ami Junot se présenta à la Convention porteur
des étendards autrichiens, c'était pour sa Joséphine que l'idée, un peu
théâtrale, lui en était venue.

Elle fut la reine de la France, ce jour-là, l'insignifiante et sensuelle
créole. Devant les troupes, en face de tout le peuple rassemblé, au son
du canon et des cloches, clamant à la cité en liesse l'alleluia de la
victoire, elle parada au bras de Junot, en qui l'on saluait le
représentant, l'ami, le compagnon du héros dont le nom montait vers le
ciel, proféré par cent mille bouches en délire.

Carnot debout, au centre de l'autel du Champ de Mars, prononçait une
harangue où le jeune général victorieux était comparé à Epaminondas et à
Miltiade. Lebrun, poète officiel, dirigeait un chœur chantant cet
hymne de circonstance:

    Enivrons-nous, amis, aux coupes de la gloire.
    Sous des lauriers, que Bacchus a d'attraits!
        Buvons, buvons à la victoire,
        Fidèle amante des Français!

Tout Paris se montrait alors la citoyenne Bonaparte et son époux, à
distance, en donnant l'ordre de marcher sur Mantoue et de la prendre,
jouissait du triomphe qu'il lui avait préparé.

Joséphine cependant, le soir même de cette apothéose où elle avait
figuré en déesse, ayant congédié un acteur subalterne qui l'occupait
depuis quelque temps, couchait avec un joli sous-lieutenant de hussards,
M. Charles, auquel elle donnait ce que les fournisseurs, les usuriers,
les marchandes à la toilette, lui laissaient de l'argent, qu'en se
privant, lui envoyait Bonaparte. C'était sa façon à elle de récompenser
l'armée.

Non seulement Joséphine trompait ce jeune mari si ardent, si glorieux,
si convoité par toutes les femmes, qu'elle n'aimait pas, mais elle ne
feignait même pas d'avoir pour lui les égards que la simple convenance
exigeait. Elle se refusa longtemps à se rendre en Italie où il
l'appelait de tous ses désirs. Bonaparte, à la pensée surexcitée par la
privation, en arrivait aux plus folles divagations: il parlait
d'abandonner son commandement, de donner sa démission et d'accourir à
Paris, auprès de sa Joséphine, si elle ne se décidait à venir le
rejoindre.

Elle consentit enfin, le cœur gros, à quitter ce Paris qui lui
tenait tant au cœur, et à se mettre en route. Dans ses bagages, elle
emmenait le beau Charles.

Lorsque, dans la suite de ce récit (_La Maréchale_), nous parlerons du
divorce de Napoléon, nous reviendrons sur ces épisodes de la trahison
continuelle de cette gourgandine couronnée sur laquelle romanciers,
dramaturges, poètes, trompant la postérité, ont apitoyé l'âme populaire.

Napoléon n'a pas été trahi que par les maréchaux qu'il avait gorgés
d'honneurs, engraissés de dotations. Les deux femmes qu'il avait
appelées à partager la gloire de son nom, furent deux infâmes coquines;
même la bestiale fille d'empereur, cette Marie-Louise, archiduchesse
toujours en chasse, est-elle plus excusable? Elle n'était pas tirée des
boudoirs équivoques de la galanterie directoriale, et l'on ne pouvait
exiger d'elle de la reconnaissance pour le soldat couronné qui l'avait
conquise l'épée à la main, et était entré dans son lit en vainqueur,
comme dans une capitale rendue.

Après la campagne d'Italie, les préliminaires de Léoben, le traité de
Campo-Formio, Bonaparte, à la fois triomphateur et pacificateur, se
retrouva hanté des visions de l'Orient.

Ce n'était plus alors l'aiguillon de la misère, l'ambition, la vague
convoitise d'une femme ardente et cupide de tout ce qui pouvait
s'acquérir, se prendre, se tenir dans des mains rapaces et solides comme
des serres, dont il se sentait pressé. L'Orient n'était pas seulement
pour lui un paradis de conquêtes et de gloire qu'il entrevoyait dans les
fumées de son rêve éveillé. C'était aussi un port, un abri.

Revenu à Paris le 5 décembre 1797, après les ratifications du traité de
Campo-Formio, et la signature de la convention militaire qui remettait à
la France Mayence et Manheim, c'est-à-dire le Rhin, il n'avait pas
tardé, dans son petit hôtel de la rue Chantereine, flatteusement
débaptisée et devenue rue de la Victoire, à connaître les dangers de la
popularité et les périls d'une situation exceptionnelle dans la
République.

Il dut tout d'abord assister à des fêtes célébrées en l'honneur des
armées victorieuses. Il en fut le héros. On ne voyait que lui parmi
l'éclat frissonnant des drapeaux, et son nom résonnait dans toutes les
bouches. Barras, Talleyrand, qui déjà s'essayait au métier de traître,
le louangèrent solennellement. Bonaparte répondit en termes vagues. De
son remerciement une seule phrase sortait claire, presque menaçante:
«Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois
organiques, l'Europe entière deviendra libre» dit-il avec énergie. Un
orage était ainsi prophétisé. Le coup de foudre du 18 brumaire
s'annonçait sourdement, sous cette phrase grosse de tempêtes.

Bonaparte cherchait alors à se dérober aux ovations qui le
poursuivaient. Carnot, proscrit après Fructidor, avait laissé une place
vacante à l'Institut. Elle lui fut offerte et depuis, dans les
cérémonies publiques, il affecta de se montrer vêtu du modeste habit à
palmes vertes. Sous cette livrée de la science, il semblait moins un
soldat vainqueur, qu'un laborieux serviteur de l'idée.

On avait proposé de lui donner le château de Chambord, cette merveille
de l'art de la Renaissance, à titre de donation nationale. Il refusa. Il
déclina également toutes distinctions qui lui furent offertes. Il ne
voulut accepter que le titre de général en chef de l'armée d'Angleterre.

Il préparait avec certain fracas un projet de descente en
Grande-Bretagne. En réalité, il étudiait le moyen de frapper
l'implacable ennemi de la France et de la Révolution, là où surtout elle
était vulnérable: dans ses colonies. L'Egypte le tentait. Il résolut d'y
entraîner ses compagnons d'armes. Il y avait sur les bords du Nil des
lauriers inattendus à récolter. Il reviendrait de ce fabuleux pays avec
un prestige éblouissant. Le plan gigantesque et chimérique se
développait dans son cerveau bouillonnant de conquérir non seulement
l'Egypte, mais la Syrie, la Palestine, la Turquie, d'entrer, comme un
chef de croisés, dans Constantinople, et là, de prendre l'Europe à
revers, poussant les vagues de son armée, grossies de fellahs, de
Bédouins, de Druses, de Turcs et des peuplades attirées de l'Asie
Mineure; il battait toutes les armes, il reformait la carte du monde et
sous son épée triomphale courbait tous les souverains et toutes les
nations.

Bonaparte s'emballait ainsi, devant les plans et les cartes concernant
l'Egypte, dans ses fantastiques rêveries d'immense empire occidental. En
même temps, sa froide raison lui conseillait une absence. Il n'était pas
fâché de prouver que, lui parti, le Directoire ne pouvait commettre que
des fautes, les généraux ne connaître que les défaites. Son besoin
d'activité le stimulait à chercher de nouvelles occasions de gloire. Il
se rendait compte aussi que le peuple est mobile, et qu'il se lasse bien
vite d'encenser une idole: «On ne m'aura pas vu trois fois en spectacle,
disait-il, qu'on ne me regardera plus.»

Une sourde conspiration le décida à brusquer son départ. La jalousie des
directeurs s'était allumée. Déjà Rewbell, un honnête homme mais un
parfait imbécile, lui avait tendu la plume, un jour qu'il parlait de
donner sa démission, pour qu'il la signât. On cherchait vaguement à le
mettre en accusation sous un prétexte de concussion, à propos de sommes
touchées en Italie. Le Directoire feignait d'oublier qu'il avait poussé
le général à tirer de l'Italie des sommes en argent, des tableaux,
des statues, du butin de toute nature, et que chaque mois le victorieux
Bonaparte faisait passer à Moreau et à ses autres collègues moins
heureux de l'armée du Rhin, des subsides leur servant à régler les
soldes en retard.

Le 19 mai 1798, il s'embarquait à Toulon. Avant de prendre la mer, il
adressa à ses troupes une proclamation vibrante d'espoir, où miroitait
la splendeur de la terre promise:

«Soldats, apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie,
et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais vous mener
dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui
étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les
services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles. Je
promets à chaque soldat, qu'au retour de cette expédition, il aura à sa
disposition de quoi acheter six arpents de terre.»

La campagne d'Egypte, avec ses légendaires étapes,—les soldats
plaisamment demandèrent en foulant les sables du désert de Giseh si
c'était là que le général voulait leur distribuer les arpents de terre
promis,—ses victoires invraisemblables, ses désastres maritimes, sa
revanche terrestre d'Aboukir, furent comme un conte des Mille et une
Nuits dont le sultan public demeura charmé, impatient d'apprendre la
suite.

Le 15 octobre 1799, grande nouvelle: Bonaparte est débarqué à
Fréjus. Il se dirige vers Paris, escorté de l'acclamation des foules. Il
est le héros, le sauveur, le dieu. La France se donne à lui, dans un rut
formidable, comme une gouge pâmée tombant aux bras d'un premier rôle,
dans l'entr'acte du drame palpitant.

Avait-il, en revenant ainsi précipitamment, le projet préconçu de
renverser le gouvernement et de substituer sa volonté à la Constitution
existante? Nullement. C'était un grand rêveur, Napoléon Bonaparte. Il
avait entrevu la possibilité d'un changement de régime comme l'hypothèse
de la reconstitution d'un empire carlovingien. Il subordonnait aux
événements la réalisation de ces utopiques conceptions.

Le 18 brumaire a été commandé par l'opinion, exécuté par Bonaparte. Le
Directoire était discrédité; la France, lasse de cette dictature de
l'incapacité. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait, mais elle le
voulait absolument. Si Bonaparte n'eût pas tenté le coup de Brumaire,
Augereau, Bernadotte ou Moreau l'eussent essayé.

Bonaparte avait groupé autour de lui tout un état-major brillant et
valeureux: Lannes, Murat, Berthier, Marmont, puis des légistes,
inclinant la jurisprudence devant la force comme Cambacérès, des
pêcheurs en eaux troubles comme Fouché et Talleyrand. Ses deux frères,
Lucien et Joseph, travaillaient activement pour lui, Lucien surtout
qui était membre des Cinq-Cents.

Le complot s'organisa sans grandes précautions.

Tout le monde en était, ou à peu près.

Le 18 brumaire,—9 novembre 1799,—à six heures du matin, tous les
généraux et officiers supérieurs, convoqués par Bonaparte, se trouvaient
rassemblés dans son hôtel de la rue de la Victoire, sous le prétexte
d'une revue à passer. Il y avait les six adjudants de la garde
nationale, et, à leur tête, Moreau, Macdonald, Murat, Sérurier,
Andréassy, Berthier, plus le prudent Bernadotte, seul en civil.

Un seul général important manquait. Bonaparte en fit la remarque avec
inquiétude:

—Où donc est Lefebvre? demanda-t-il à Marmont. Lefebvre ne serait-il
pas avec nous?...

Au même instant, on annonça le général Lefebvre.

Il avait fait du chemin, le mari de la Sans-Gêne.

L'ancien garde-française, le lieutenant de la milice, le capitaine de
Verdun à l'armée du Nord, était devenu le général commandant la 17e
division militaire, c'est-à-dire le gouverneur de Paris.

De capitaine au 13e d'infanterie légère à Jemmapes, il avait été nommé
chef de bataillon, chef de demi-brigade, puis général de brigade à
l'armée de la Moselle, sous les ordres de son ami Hoche.

Le 10 janvier 1794, il était promu général de division et commandait
l'immortelle armée de Sambre-et-Meuse, à la mort de Hoche. A Fleurus, à
Altenkirchen, il s'était comporté en héros.

Après avoir commandé l'armée du Danube, il avait été candidat au
Directoire, mais écarté à raison de ses opinions très républicaines et
de sa qualité de militaire.

Nommé au commandement en chef de l'armée de Paris, Lefebvre était
peut-être le général dont le concours se trouvait le plus indispensable
à la réussite des desseins de Bonaparte.

Il n'avait pas été averti des projets du futur maître de la France.

A minuit, ayant appris que des mouvements de troupes s'opéraient, il
était monté à cheval et avait parcouru la ville.

Surpris de voir sans son ordre de la cavalerie prête à se mettre en
route pour une destination inconnue, il avait interrogé sévèrement le
commandant: Sébastiani. Celui-ci l'avait renvoyé à Bonaparte.

Lefebvre arrivait donc de fort méchante humeur chez le général.

Bonaparte, l'apercevant, courut à lui, les bras ouverts:

—Eh bien, mon vieux Lefebvre, lui cria-t-il familièrement, comment cela
va-t-il?... Et ta femme, la bonne Catherine? Toujours le cœur sur
la main et la réplique alerte, je suppose?... Madame Bonaparte se
plaint de ne pas la voir assez souvent...

—Ma femme se porte fort bien, je vous remercie, général, dit Lefebvre,
très froid, mais il ne s'agit pas d'elle pour le moment...

Bonaparte l'interrompit.

—Voyons, Lefebvre, mon cher camarade, dit-il avec le ton affectueux et
l'air bon garçon qu'il savait prendre à l'occasion, vous, l'un des
soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains de
ces avocats?... Tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides, je
vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance...

Et il tendit à Lefebvre, hésitant et flatté, un magnifique sabre, à
poignée ornée de pierreries, le cimeterre de Mourad-bey.

—Vous avez raison, dit Lefebvre subitement calmé, jetons les avocats à
la rivière!...

Et il ceignit le sabre des Pyramides.

Le 18 brumaire était accompli.

Le soir de cette journée décisive, qui changeait encore une fois la
destinée de la France, Lefebvre, embrassant Catherine, lui dit, tirant à
demi du fourreau le don de Bonaparte:

—Ça, vois-tu, femme, c'est un sabre de Turc, ce n'est bon qu'à la
parade ou à taper du plat dans le dos des avocats... nous le laisserons
au fourreau... il nous rappellera seulement l'amitié du général
Bonaparte... un parvenu comme nous, ma Catherine!...

—Tu ne t'en serviras pas de ce beau sabre? demanda la Sans-Gêne.

—Non... pour défendre la patrie... pour taper sur les Autrichiens, les
Anglais, les Prussiens, partout où Bonaparte voudra nous conduire,
fût-ce au tonnerre de Dieu, j'ai le mien, femme, mon sabre de
Sambre-et-Meuse, il me suffit!...

Et le général Lefebvre, attirant à lui sa bonne épouse, qu'il aimait
toujours comme au 10 août, déposa sur ses grosses joues un long baiser,
franc et pur comme son sabre de combat.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE[1]


  [1] L'épisode qui complète l'ouvrage a pour titre: _Madame
  Sans-Gêne, la Maréchale_, et paraîtra à la fin du mois de mai
  prochain.



TABLE DES MATIÈRES


PREMIÈRE PARTIE

LA BLANCHISSEUSE

      I.—La fricassée                          1
     II.—La prédiction                        10
    III.—La dernière nuit de la royauté       20
     IV.—Un chevalier du poignard             31
      V.—La chambre de Catherine              50
     VI.—Le petit Henriot                     56
    VII.—Le locataire de l'hôtel de Metz      71
   VIII.—Le joli sergent                      85
     IX.—Le serment sous les peupliers        95
      X.—L'enrôlement involontaire           114
     XI.—La créance de madame Sans-Gêne      129

DEUXIÈME PARTIE

LA CANTINIÈRE

      I.—En chaise de poste                  138
     II.—Chez la fruitière                   147
    III.—La demoiselle de Saint-Cyr          158
     IV.—Première défaite de Bonaparte       169
      V.—Le siège de Verdun                  174
     VI.—A l'étape                           179
    VII.—L'abandonnée                        193
   VIII.—L'arrivée des volontaires           203
     IX.—L'envoyé de Brunswick               210
      X.—Le serment de Beaurepaire           217
     XI.—La mission de Léonard               228
    XII.—Le camp des émigrés                 233
   XIII.—Le second enfant de Catherine       246
    XIV.—La fin d'un héros                   253
     XV.—Au bord du néant                    265
    XVI.—Jemmapes                            273
   XVII.—La messe de mariage                 289
  XVIII.—Dette de reconnaissance             306
    XIX.—Avant l'attaque                     321
     XX.—La victoire en chantant             332
    XXI.—L'étoile                            343
   XXII.—Yeyette                             353
  XXIII.—Madame Bonaparte                    370
   XXIV.—Chez Barras                         377
    XXV.—Le sabre des Pyramides              391


ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY



       *       *       *       *       *



Modifications:

  Page  38 «bouique» remplacé par «boutique» (dans sa boutique dont
             elle avait)
  Page  58 «uste» par «juste» (Hein? suis-je tombé juste?...)
  Page  79 «pratiquai» par «pratiquait» (pratiquait toujours sa sévère
             philosophie)
  Page 105 «vervoyant» par «verdoyant» (dans un verdoyant fouillis).
  Page 107 «se» par «ses» (c'est que, dans ses réticences et ses
             grognements).
  Page 116 «qu» par «qui» (cette appréhension vague qui pénétrait son
             âme).
  Page 134 «ajouta-il» par «ajouta-t-il» (ajouta-t-il avec un soupir).
  Page 174 «Crépi-en-Valois» par «Crépy-en-Valois» (qui séparait
             Crépy-en-Valois de Verdun).
  Page 203 «Catheriue» par «Catherine» (—Ce que nous venons faire?
             dit Catherine).
  Page 219 «l'Hymme» par «l'Hymne» (l'Hymne des Marseillais).
  Page 230 «Commercv» par «Commercy» (sur la route de Commercy...)
  Page 238 «C'étai,» par «C'était» (C'était touchant et grotesque).
  Page 289 «Lavelide» par «Laveline» (et le marquis de Laveline).
  Page 338 «ne ne» par «ne» (Ça ne nous disait rien de bon).
  Page 341 «skako» par «shako» (il m'a fendu mon shako).
  Page 357 «j'en je ne» par «je ne» (je ne la remettrai au fourreau).
  Page 381 «volupteux» par «voluptueux» (le voluptueux et intelligent
             Barras).
  Page 397 «L'Orien» par «L'Orient» (L'Orient n'était pas seulement
             pour lui).
  Page 405 Appel de la note [1] ajouté.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau" ***

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