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Title: Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau Author: Lepelletier, Edmond, 1846-1913 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau" *** generously made available by Internet Archive/Canadian Libraries (http://archive.org/details/toronto) Note: Images of the original pages are available through Internet Archive/Canadian Libraries. See http://archive.org/details/madamesansgner01lepeuoft Note de transcription: L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections mineures. L'original contient deux pages de titre complètes: une seule page a été retenue ici. EDMOND LEPELLETIER MADAME SANS-GÊNE ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE DE MM. VICTORIEN SARDOU ET Émile MOREAU [Illustration] * La Blanchisseuse PARIS A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 Tous droits réservés. MADAME SANS-GÊNE ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY MADAME SANS-GÊNE PREMIÈRE PARTIE LA BLANCHISSEUSE I LA FRICASSÉE Rue de Bondy, des lampions allumés et fumeux éclairaient l'entrée d'un bal populaire, le _Waux-Hall_. Ce bal, au nom exotique, était dirigé par le citoyen Joly, artiste du Théâtre des Arts. On était aux grands jours de juillet 1792. Louis XVI conservait encore une royauté nominale, mais sa tête, coiffée du bonnet phrygien, au 20 juin, chancelait déjà sur ses épaules. La Révolution grondait dans les faubourgs. Robespierre, Marat et Barbaroux, le beau Marseillais, avaient eu une entrevue secrète où l'on avait, sans pouvoir tomber d'accord sur le choix d'un chef, d'un dictateur, comme le voulait l'Ami du peuple, décidé de livrer un assaut décisif à la royauté retranchée, ainsi qu'en une forteresse, au château des Tuileries. On attendait l'arrivée des bataillons des Marseillais pour donner le signal de l'insurrection. Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche se préparaient, de leur côté, à se jeter sur la France qu'ils estimaient une proie facile, un pays ouvert: comptant sur les trahisons et sur les dissensions intérieures pour frayer un passage à leurs armées jusqu'à la capitale. Avec une arrogance téméraire, le prince de Brunswick, généralissime des armées impériales et royales, avait lancé de Coblentz son fameux manifeste, où il était dit: «Si le château des Tuileries est forcé ou insulté, s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette ou à quelque membre de la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, l'Empereur et le Roi en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d'attentats aux supplices qu'ils auront mérités...» Paris répondit à ce défi féroce en organisant le soulèvement du 10 août. Mais Paris est toujours le volcan à deux cratères: la joie y bout avec la fureur. On s'armait dans les faubourgs. On discourait dans les clubs, et, à la Commune, on distribuait des cartouches aux gardes nationaux patriotes, sans pour cela perdre le goût du plaisir et l'amour de la danse. Car on se trémoussait beaucoup sous la Révolution. Sur les ruines toutes fraîches de la Bastille, enfin démolie, un écriteau fut planté portant ces mots: Ici l'on danse! Et ce n'était pas une ironie. L'usage le plus agréable que pouvaient faire les patriotes de ce lugubre emplacement où, tant de siècles durant, avaient sourdement gémi les malheureux que détenait le caprice monarchique, c'était encore d'y accorder les violons. Les joyeux flonflons succédaient aux cris lugubres des chouettes, et c'était aussi une façon de témoigner de la disparition de l'ancien régime. La Révolution s'est accomplie en chantant _la Marseillaise_ et en dansant _la Carmagnole_. Enumérer les bals ouverts alors dans Paris prendrait toute une page: on dansait à l'hôtel d'Aligre, rue d'Orléans-Saint-Honoré; à l'hôtel Biron, au pavillon de Hanovre; au pavillon de l'Echiquier, à l'hôtel de Longueville; rue des Filles-Saint-Thomas, à la Modestie; au bal de Calypso; faubourg Montmartre, aux Porcherons; à la Courtille, au Waux-Hall enfin, rue de Bondy, où nous allons conduire le lecteur. Comme les costumes, les danses de l'ancien régime se mélangeaient aux entrechats nouveaux: à la noble pavane, au menuet et à la gavotte succédaient la trénitz, le rigaudon, la monaco et la populaire _fricassée_. Dans la grande salle du Waux-Hall, un soir de la fin de juillet 1792, la foule était grande et l'on s'amusait fort. Les danseuses étaient jeunes, alertes, gentiment troussées, et les danseurs pleins d'entrain. Les costumes les plus divers se rencontraient. La culotte courte avec les bas, la perruque et l'habit à la française, étalaient leurs grâces dans les avant-deux où apparaissait le pantalon révolutionnaire; car, disons-le en passant, le terme de _sans-culottes_, dont on s'est servi pour désigner les patriotes, ne signifiait nullement que ceux-ci allaient dépourvus du vêtement destiné à couvrir les jambes; cela voulait dire qu'au contraire les jambes révolutionnaires étaient trop vêtues: les citoyens avaient allongé l'étoffe et ne portaient plus de culottes, mais des pantalons. Les uniformes étincelaient, nombreux. Beaucoup de gardes nationaux, en tenue, prêts à s'élancer hors du bal et à courir, au premier appel du tambour, commencer la danse du trône et le branle de la révolution. Parmi ceux-ci, circulant l'air vainqueur et se cambrant avec avantage en passant devant les jolies filles, on pouvait remarquer un grand et fort garçon aux traits à la fois énergiques et doux, qui portait le coquet costume de garde française avec la cocarde bleu et rouge de la municipalité de Paris. Sur sa manche, le galon d'argent indiquait son grade: un sergent passé, comme beaucoup de ses camarades, dans la milice soldée de la ville, depuis le licenciement des gardes françaises. Il tournait et retournait aux alentours d'une robuste et appétissante luronne, à l'œil honnête et bleu, à l'allure dégagée. Celle-ci regardait ironiquement le beau garde française hésitant à s'approcher d'elle, malgré les encouragements de ses camarades: —Mais vas-y donc, Lefebvre! soufflait l'un des gardes... la place n'est pas imprenable!... —Elle a même peut-être déjà connu la brèche! disait un autre. —Si tu n'oses pas l'aborder, moi, j'essaie! ajoutait un troisième. —Tu vois bien que c'est toi qu'elle reluque! On va danser la fricassée... Invite-la!... reprit le premier, encourageant le sergent Lefebvre. Celui-ci se tâtait; il n'osait accoster la fraîche et jolie commère, nullement décontenancée d'ailleurs et qui semblait n'avoir pas froid aux yeux. —Tu crois, Bernadotte? répondit Lefebvre à celui qui l'excitait ainsi, comme lui sergent... Morbleu! un soldat français n'a jamais reculé ni devant l'ennemi ni en face d'une belle... je vais tenter l'assaut!... Et se détachant de ses camarades, le sergent Lefebvre marcha droit à la jolie fille, dont les yeux s'étaient chargés de colère et qui s'apprêtait à le recevoir de la plus belle façon, ayant entendu les propos peu respectueux des militaires sur son compte. —Attends! ma fille, dit-elle à sa voisine, j'vas leur apprendre, moi, à ces freluquets de gardes françaises, si j'ai une brèche! Et elle se leva vivement, les poings sur la hanche, les yeux pétillants, la langue la démangeant, prompte à l'attaque comme à la riposte. Le sergent crut que l'action valait mieux que la parole... Avançant les bras, il saisit la jeune fille à la taille et tenta de lui déposer un baiser sur le cou, en disant: —Mam'zelle, voulez-vous danser la fricassée? La gaillarde était leste. En un clin d'œil elle se dégagea, puis expédiant sa main avec vivacité dans la direction de la joue du sergent, ébahi et penaud, elle l'appliqua en disant, mais sans colère et plutôt joyeuse de sa réplique: —Tiens, fiston, en voilà d'la fricassée!... Le sergent recula d'un pas, se frotta la joue, devenue cerise, et portant la main à son tricorne dit galamment: —Mam'zelle, je vous demande bien pardon!... —Oh! il n'y a pas d'offense, mon garçon! Ça vous servira de leçon... Une autre fois vous saurez à qui vous avez affaire!... répondit la jeune fille, dont toute la colère paraissait tombée, et qui se tournait vers sa compagne en disant à mi-voix: —Il n'est pas trop mal, ce garde!... Bernadotte, cependant, qui avait suivi avec un regard jaloux son camarade s'approchant de la jolie fille, beaucoup plus satisfait de voir les choses s'envenimer, s'approcha de lui, le prit par le bras et lui dit: —Viens avec nous... tu vois bien qu'on ne veut pas danser avec toi... Mademoiselle ne sait d'ailleurs peut-être pas la fricassée... —Qu'est-ce qui vous demande l'heure qu'il est à vous? dit vivement la luronne... Je sais danser la fricassée et je la danserai avec qui me plaît... pas avec vous, par exemple!... Mais si votre camarade veut m'inviter poliment... eh bien! je tricoterai des jambes avec lui volontiers... sans rancune, n'est-ce pas, sergent? Et cette joyeuse et bonne fille, toute de premier mouvement et de franche allure, tendit sa main à Lefebvre. —Sans rancune, oh! oui, mademoiselle!... Je vous demande encore une fois bien pardon... Ce qui s'est passé tout à l'heure, voyez-vous, c'est un peu la faute des camarades... c'est Bernadotte, que vous voyez là, qui m'a poussé... Oh! je n'ai eu que ce que je méritais!... Et comme il s'excusait ainsi de son mieux, la jeune fille, l'interrompant, lui demanda sans façon: —Mais dites donc, à votre accent, on dirait que vous êtes Alsacien?... —Né natif du Haut-Rhin! à Ruffach! —Parbleu! en v'là un hasard... moi, je suis de Saint-Amarin... —Vous êtes ma payse! —Et vous mon pays! Comme on se retrouve, hein? —Et vous vous nommez? —Catherine Upscher... blanchisseuse, rue Royale, au coin de la rue des Orties-Saint-Honoré. —Et moi, Lefebvre, ex-sergent aux gardes, présentement dans la milice... —Alors, pays, nous ferons tout à l'heure, si vous le voulez bien, plus ample connaissance, mais pour le moment la fricassée nous appelle... Et le prenant sans façon par la main, elle l'entraîna dans le tourbillon des danseurs. Comme elle tournoyait devant un jeune homme, au visage très pâle, presque blême, portant les cheveux longs en oreilles de chien, à la mine discrète et futée, et dont la longue lévite avait des allures de soutane, celui-ci dit assez haut: —Tiens! voilà Catherine qui passe aux gardes!... —Vous connaissez cette Catherine? demanda le sergent Bernadotte, qui avait entendu le propos. —Oh! en tout bien tout honneur, répondit le jeune homme à tournure ecclésiastique: c'est ma blanchisseuse... une bonne fille, vaillante, proprette et vertueuse... le cœur sur la main et la langue joliment pendue!... dans tout le quartier, pour son franc parler et ses manières toutes rondes, on la nomme mam'zelle Sans-Gêne... Le tapage de l'orchestre grandissait et le reste de la conversation se perdit dans le tumulte joyeux de la fricassée. II LA PRÉDICTION La danse terminée, le sergent Lefebvre reconduisit sa payse Catherine à sa place. La paix était complète. Ils se parlaient comme deux vieilles connaissances et s'avançaient bras dessus bras dessous, ainsi que deux amoureux. Lefebvre, pour cimenter tout à fait l'accord, proposa un rafraîchissement. —Accepté! répondit Catherine... oh! je ne fais pas de manières, moi... vous m'avez l'air d'un bon garçon, et, ma foi, je ne refuse pas votre politesse, d'autant plus que la fricassée donne une jolie soif... asseyons-nous! Ils prirent place à une des tables qui garnissaient la salle. Lefebvre paraissait enchanté de la tournure que prenaient les choses. Il eut cependant un moment d'hésitation avant de s'asseoir. —Qu'avez-vous? demanda Catherine brusquement. —C'est que, voyez-vous, mam'zelle, aux gardes comme dans la milice, répondit-il un peu embarrassé, nous n'avons pas l'habitude de faire suisse... —Ah! je comprends!... vos camarades?... Eh bien! invitez-les... voulez-vous que je les appelle?... Et sans attendre la permission, se levant, montant sur le banc de bois peint en vert qui tenait à la table, Catherine, arrondissant ses mains en porte-voix, héla le groupe des trois gardes qui, à distance, regardaient avec de la raillerie dans les yeux le manège du couple: —Ohé! les gas! venez donc par ici!... On ne vous mangera pas!... et de voir boire les autres, ça donne la pépie!... Les trois gardes ne firent aucune difficulté de répondre à l'invitation familière. —Tu ne viens pas, Bernadotte? demanda l'un des gardes au sergent, qui restait en arrière. —Je cause avec le citoyen... répondit d'un ton de mauvaise humeur Bernadotte, jaloux de tout avantage d'un camarade et qui, dépité du succès remporté par Lefebvre auprès de la belle blanchisseuse, voulait se tenir à l'écart en affectant de s'entretenir avec le jeune homme à longue lévite et à oreilles de chien. —Oh! le citoyen n'est pas de trop, cria Catherine... je le connais... il me connaît bien aussi, pas vrai, citoyen Fouché? Le jeune homme ainsi interpellé s'avança vers la table où déjà Lefebvre avait commandé du vin chaud avec des échaudés, et dit en saluant: —Puisque mademoiselle Catherine le veut bien... nous allons prendre place... j'adore me trouver avec les vaillants défenseurs de la cité!... Les quatre gardes et le civil qu'on avait nommé Fouché s'assirent, et les verres ayant été remplis, on trinqua. Catherine et Lefebvre, qui en étaient déjà aux petites privautés galantes, burent, à la dérobée, dans le même verre. Lefebvre voulut s'enhardir et prendre un baiser... Catherine se regimba. —Pas de ça, pays! dit-elle... je veux bien rire tant qu'on voudra, mais pas plus! —De la vertu chez une blanchisseuse, vous ne vous attendiez pas à cela, milicien? dit Fouché... Ah! c'est qu'elle n'est pas commode tous les jours, mademoiselle Sans-Gêne!... —Dites donc, citoyen Fouché, reprit vivement Catherine, vous me connaissez, puisque c'est moi qui ai votre linge... depuis trois mois que vous êtes débarqué de Nantes... est-ce qu'il y a quelque chose à dire sur mon compte?... —Non!... rien... absolument rien! —Je consens comme cela à plaisanter... à danser une fricassée comme tout à l'heure... à trinquer même avec de bons enfants comme vous paraissez l'être, mais personne, entendez-vous, ne peut se vanter, dans le quartier ou ailleurs, d'avoir dépassé le seuil de ma chambre... ma boutique, par exemple, est ouverte à tout le monde!... quant à ma chambre, une seule personne en aura la clef... —Et quel sera l'heureux coquin? dit Lefebvre en frisant sa moustache. —Mon mari!... répondit fièrement Catherine, et, choquant son verre au verre de Lefebvre, elle ajouta en riant:—Vous voilà averti, pays, qu'est-ce que vous en dites?... —Mais ce ne serait peut-être pas si désagréable que cela... répondit le sergent en tortillant sa moustache... on peut voir... A la vôtre, mam'zelle Sans-Gêne!... —A la vôtre, citoyen!... en attendant votre demande... Et tous deux trinquèrent gaiement, en riant franchement de ces libres accordailles... A ce moment, un personnage singulier, coiffé d'un chapeau pointu et vêtu d'une longue robe noire parsemée d'étoiles d'argent, de croissants lunaires bleus et de comètes à queues ponceau, se glissa entre les tables dans une allure spectrale. —Tiens, c'est Fortunatus!... s'écria Bernadotte... c'est le sorcier!... Qui veut se faire dire la bonne aventure?... Chaque bal alors avait son sorcier ou sa tireuse de cartes, prédisant l'avenir et révélant le passé, moyennant cinq sols. Dans ces grands bouleversements, à une époque comme celle de la veille du 10 août, où toute une société disparaissait pour faire place à un monde nouveau, dans un changement à vue rappelant celui des féeries, la croyance au merveilleux était partout. Cagliostro et sa carafe, Mesmer avec son baquet, avaient troublé bien des têtes dans l'aristocratie. La crédulité populaire allait aux devins de carrefours et aux astrologues de guinguettes. Catherine avait envie de connaître sa destinée. Il lui semblait que la rencontre du beau sergent devait modifier sa vie... Au moment où elle allait prier Lefebvre d'appeler Fortunatus et de l'interroger pour elle, le sorcier, se détournant, répondait à un groupe de trois jeunes gens assis à une table voisine... —Écoutons ce qu'il va leur dire! fit Catherine à mi-voix, désignant ses voisins... —J'en connais un, dit Bernadotte... il s'appelle Andoche Junot... c'est un bourguignon... je l'ai rencontré volontaire au bataillon de la Côte-d'Or... —Le second, c'est un aristocrate... dit Lefebvre, il se nomme Pierre de Marmont... c'est un bourguignon aussi, il est de Châtillon... —Et le troisième?... demanda Fouché, ce jeune homme si maigre, au teint olivâtre, qui a des yeux enfoncés... il me semble l'avoir déjà vu!... mais où ça?... —Dans ma boutique sans doute, dit Catherine, rougissant un peu... c'est un officier d'artillerie... démissionnaire... il attend une place... il logeait, près de chez moi, à l'_Hôtel des Patriotes_, rue Royale-Saint-Roch... —Un Corse? demanda Fouché... ils logent tous à cet hôtel... il a un drôle de nom, votre client... attendez donc... Berna... Buna, Bina... ça n'est pas cela! fit-il, cherchant le nom qui lui échappait. —Bonaparte! dit Catherine. —Oui, c'est cela... Bonaparte... Timoléon, je crois? —Napoléon! reprit Catherine... c'est un garçon savant et qui en impose à tous ceux qui le voient!... —Il a un fichu nom ce Timolé... ce Napoléon Bonaparte... et une triste mine! Ah! si celui-là arrive jamais à quelque chose!... Un nom pareil, ça ne se retient pas! grommela Fouché, et il ajouta:—Attention! le sorcier leur parle... qu'est-ce qu'il peut bien leur prédire?... Les quatre jeunes gens se turent, tendant l'oreille, et Catherine, devenue sérieuse, impressionnée par le voisinage du magicien, murmura à l'oreille de Lefebvre: —Je voudrais qu'il prédise bien du bonheur à Bonaparte... il a tant de mérite ce jeune homme-là! il soutient ses quatre frères et ses sœurs... et il est loin d'être riche... aussi, voyez-vous, je n'ai jamais pu lui présenter sa note... il m'en doit pourtant des blanchissages! ajouta-t-elle avec un soupir de commerçante un peu alarmée. Fortunatus cependant, balançant son chapeau pointu, lisait avec gravité dans la main que lui tendait le jeune homme que Bernadotte avait appelé Junot: —Toi! lui dit-il d'une voix caverneuse, ta carrière sera belle et bien remplie... tu seras l'ami d'un grand homme... tu l'accompagneras dans sa gloire... sur ta tête se posera une couronne ducale... tu triompheras dans le Midi... —Bravo! je suis actuellement en demi-solde... tu es consolant, l'ami! Mais, dis-moi, après tant de bonheur, comment mourrai-je? —Fou! dit d'un ton lugubre le sorcier. —Diable! le commencement de ta prophétie vaut mieux que la fin, fit en riant le second, celui que Bernadotte avait désigné sous le nom de Marmont... et moi, me prédis-tu la folie? —Non! tu vivras pour le malheur de ton pays et pour ta honte... après une existence de gloire et d'honneur, tu abandonneras ton maître, tu trahiras ta patrie et ton nom deviendra synonyme de celui de Judas!... —Tu ne me favorises guère en tes prédictions, dit Marmont en ricanant... et que vas-tu annoncer à notre camarade?... Et il désignait le jeune officier d'artillerie, à qui Catherine portait de l'intérêt. Mais celui-ci, retirant vivement sa main, dit d'un ton brusque: —Je ne veux pas connaître l'avenir... je le sais!... Et montrant à ses amis, à travers la clôture en planches du jardin, entourant le Waux-Hall, le ciel, dont un pan s'étalait au-dessus du bal: —Voyez-vous cette étoile là-bas? dit-il d'une voix vibrante... Non? n'est-ce pas? Eh bien! moi, je la vois... c'est la mienne!... Le sorcier s'était éloigné. Catherine lui fit signe; il s'approcha du groupe, et regardant deux des gardes, il leur dit: —Profitez de votre jeunesse... vos jours sont comptés!... —Et où mourrons-nous? demanda l'un des deux jeunes gens, qui devaient être parmi les héros qui tombèrent pour la liberté, le 10 août, fusillés par les Suisses. —Sur les marches d'un palais! —Que de grandeurs! s'écria Bernadotte... et à moi aussi tu vas prédire une fin tragique... avec un palais?... —Non!... ta mort sera douce... tu occuperas un trône, et après avoir renié ton drapeau et combattu tes compagnons d'armes, dans un vaste tombeau lointain, près d'une mer glacée, tu reposeras... —Si les camarades prennent tout, que me restera-t-il à moi? demanda Lefebvre. —Toi, dit Fortunatus, tu épouseras celle que tu aimeras, tu commanderas une formidable armée et ton nom signifiera toujours bravoure et loyauté!... —Et moi, citoyen sorcier, hasarda Catherine, intimidée, pour la première fois de sa vie peut-être... —Vous, mademoiselle, vous serez la femme de celui que vous aimerez... et vous deviendrez duchesse!... —Il faudra donc que je devienne duc alors! général ne me suffirait pas? dit gaiement Lefebvre... Eh! sorcier, achève ta prédiction... dis-moi que j'épouserai Catherine et qu'ensemble nous serons duc et duchesse... Mais Fortunatus, à pas lents, s'en allait parmi les rires des jeunes gens et les regards attentifs des femmes. —Vraiment! dit Fouché, ce magicien est peu inventif... il vous prédit à tous les plus hautes destinées... à moi il ne m'a rien dit... Je ne serai donc jamais un personnage?... —Vous avez déjà été curé, dit Catherine, que voulez-vous donc devenir?... —J'ai été simplement oratorien, ma chère... à présent je suis patriote, ennemi des tyrans... Ce que je voudrais être? oh! c'est bien simple: ministre de la police!... —Vous le serez peut-être... vous êtes si malin, au courant de tout ce qui se passe, de tout ce qui se dit, citoyen Fouché! riposta Catherine. —Oui, je serai ministre de la police, quand vous serez duchesse! fit-il avec un sourire étrange qui illumina un instant sa physionomie triste et adoucit son profil de fouine. Le bal était fini. Les quatre jeunes gens se levèrent en riant aux éclats et s'éloignèrent en se moquant bien fort du sorcier et de sa sorcellerie. Catherine donnait le bras à Lefebvre, qui avait obtenu la permission de la reconduire jusqu'à la porte de sa boutique. Devant eux marchaient leurs trois voisins de table. Napoléon Bonaparte, un peu à l'écart de ses deux amis, Junot et Marmont, devisant insoucieusement, allait grave et raide; par instants il levait les yeux au plafond bleu du ciel, semblant y suivre cette étoile dont il avait parlé, visible pour lui seul. III LA DERNIÈRE NUIT DE LA ROYAUTÉ Le 10 août était un vendredi. La nuit du 9 au 10 fut douce, étoilée, sereine. Jusqu'à minuit, la lune répandit sa clarté rafraîchissante sur la ville, en apparence calme, paisible, endormie. Paris, cependant, depuis une quinzaine ne dormait plus que d'un œil, la main sur ses armes, prêt à se dresser au premier appel. Depuis la soirée où Lefebvre avait fait la rencontre de Catherine la blanchisseuse, au Waux-Hall, la cité était devenue fournaise. La Révolution bouillait dans cette cuve géante. Les Marseillais étaient venus, emplissant les rues et les clubs de leur ardeur, de leur patriotisme ensoleillé et de leur entrain martial. Ils lançaient aux échos l'hymne immortel de l'armée des bords du Rhin, sorti du génie subitement inspiré et du cœur vibrant de Rouget de Lisle. Ils l'apprenaient aux Parisiens, qui, au lieu d'appeler ce chant à jamais national la Française, lui donnèrent généreusement le nom de _Marseillaise_. La cour et le peuple se préparaient à la lutte, au grand jour. La cour barricadait le château des Tuileries, y faisait tenir garnison par les Suisses mandés de Courbevoie et de Rueil, convoquait les nobles fanatiques qu'on avait appelés, après le banquet d'octobre où la cocarde nationale avait été foulée aux pieds, les Chevaliers du poignard. Cette grande journée, qui est la victoire même de la Révolution et l'avènement de la République, car le 22 septembre ne fit que proclamer et légaliser l'acte triomphant du 10 août, nul ne peut se vanter de l'avoir organisée, commandée, décrétée. Danton dormait chez Camille Desmoulins, quand on vint le chercher pour se rendre à la Commune. Marat se terrait dans sa cave. Robespierre demeurait à l'écart; il ne fut élu que le 11 membre de la Commune. Barbaroux avait décliné l'honneur de conduire les Marseillais, et Santerre, le grand agitateur du faubourg Saint-Antoine, ne figura qu'au milieu de la journée dans la lutte. Le 10 août, insurrection anonyme, bataille sans commandant en chef, eut pour général la foule et pour héros tout le peuple. Le mouvement ne commença qu'après minuit, dans cette nuit radieuse du 9. Les émissaires des 47 sections qui avaient demandé la déchéance de la royauté,—une l'avait votée, la section Mauconseil,—circulaient silencieusement par les rues, transmettaient de porte en porte le mot d'ordre: Aux armes, quand vous entendrez le tocsin sonner et battre le rappel!... Vers une heure, le tocsin tinta dans plusieurs paroisses. La cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui avait sonné le massacre de la Saint-Barthélemy, sonna le glas de la monarchie. A ce bruit lugubre qu'accompagna bientôt le roulement lointain des tambours battant le rappel, Paris se leva et empoigna ses fusils, en se frottant les yeux. La lune était couchée. L'ombre avait envahi la ville. Mais, à toutes les fenêtres, des lumières une à une s'allumèrent. Cette illumination soudaine, comme pour une fête, avait un aspect sinistre. Aube factice d'une journée où la fumée du combat, la vapeur des incendies et la buée du sang devaient obscurcir le soleil. Les portes, successivement, s'entre-bâillèrent dans les rues en éveil. Des hommes en armes se montrèrent sur les seuils. Ils interrogeaient l'horizon, tendaient l'oreille, attendant au passage le gros de leur section pour entrer dans les rangs, et regardaient le jour monter au-dessus des toits. Des crosses de fusils résonnaient sur les pavés. Par les ruelles et dans les cours on entendait le crépitement des batteries qu'on faisait jouer, le froissement métallique de la baïonnette dont on essayait la douille et le cliquetis des sabres et des piques. Les maisons avoisinant les Tuileries avaient toutes leurs volets poussés, et déjà plusieurs boutiques s'ouvraient. Mademoiselle Sans-Gêne n'avait pas été la dernière à mettre le nez au vent. Vêtue d'un jupon court, une camisole légère couvrant sa poitrine bombée, un coquet bonnet de nuit sur la tête, après avoir écouté, de la fenêtre, les rumeurs de la nuit, percevant le tambour et reconnaissant le tocsin, elle s'était hâtée de passer dans son atelier, d'allumer et d'entr'ouvrir, avec prudence, sa porte... La rue Royale-Saint-Roch où se trouvait sa boutique de blanchisseuse était encore déserte... Catherine attendit, regardant, écoutant... Ce n'était pas seulement la curiosité qui lui faisait ainsi guetter la venue des sections en armes... Elle était bonne patriote, la Sans-Gêne, mais un autre sentiment que la haine du tyran l'animait alors... Depuis la _fricassée_ dansée au Waux-Hall, elle avait revu son pays, le sergent Lefebvre... On avait fait plus ample connaissance. A une petite partie fine, à la Râpée, où, sans trop de difficultés, elle s'était laissé conduire, on avait échangé des serments et échafaudé plus d'un projet... L'ex-garde française s'était montré fort entreprenant, mais Catherine lui avait répondu d'un ton si énergique qu'elle ne se donnerait qu'à son mari, que le sergent, tout à fait épris, avait fini par causer mariage... Elle avait accepté la proposition. —Nous n'avons pas grand'chose, avait-elle dit gaiement, à apporter en ménage... moi, j'ai ma blanchisserie... où les mauvaises payes ne manquent pas... —Moi, mes galons, et la solde est souvent en retard... —Cela ne fait rien... nous sommes jeunes, nous nous aimons, et nous avons l'avenir devant nous!... Le sorcier de l'autre jour ne m'a-t-il pas promis que je serais duchesse?... —Et à moi ne m'a-t-il pas dit que je deviendrais général!... —Il a d'abord dit que tu épouserais celle que tu aimais... —Eh bien! réalisons la prédiction par le commencement! —Mais on ne peut guère se marier en ce moment... on va se battre!... —Fixons une date, Catherine!... —A la chute du tyran, veux-tu?... —Oui... ça me va!... les tyrans, je les exècre... Tiens, Catherine, regarde-moi ça... Et Lefebvre, retroussant sa manche, fit voir à sa promise son bras droit sur lequel s'étalait un superbe tatouage: deux sabres entrecroisés, surmontés d'une grenade en flammes, avec cette inscription: Mort aux tyrans!... —Hein!... on est patriote! dit-il avec orgueil en étendant triomphalement son bras nu. —C'est très beau! fit avec conviction Catherine. Et comme elle avançait un doigt pour tâter le dessin. —Touche pas! dit vivement Lefebvre, c'est tout frais... Catherine recula sa main, toute craintive d'endommager le chef-d'œuvre. —Aie pas peur; ça ne déteint pas... seulement ça cuit... oh! ça se passera!... mais attends... dans quelques jours tu auras mieux que cela... —Quoi donc?... demanda curieusement Catherine. —Mon cadeau de noces! répondit mystérieusement le sergent. Il n'en voulut pas dire davantage ce jour-là, et après avoir trinqué gaiement, sous la tonnelle du traiteur, à la chute du tyran et à leur prochain mariage, qui en serait la conséquence, Catherine et son amoureux s'en revinrent par la diligence de Charenton, jusqu'à la rue du Bouloi, et de là, à pied, gagnèrent, sous le clignotement malicieux des étoiles, la boutique de la rue Royale-Saint-Roch où, brusquement, pour éviter les scènes d'attendrissement, la blanchisseuse ferma la porte au nez du sergent, en lui criant: —Bonne nuit, Lefebvre!... tu entreras quand tu seras mon mari!... Depuis, toutes les fois que son service lui laissait un peu de liberté, Lefebvre accourait à la boutique et jasait un bon moment avec sa payse. Tous deux commençaient à trouver que le tyran mettait bien du temps à tomber. Aussi, l'on conçoit avec quelle double impatience de bonne patriote et de fille à marier Catherine épiait cette aube du 10 août... Le tocsin, dans la nuit lançant ses notes funèbres, sonnait pour les Tuileries le _De profundis_ de la royauté et, pour la blanchisseuse, l'_Alleluia_ nuptial. Deux autres voisins, en costume nocturne, avaient imité Catherine et se tenaient sur leurs portes, bayant aux nouvelles... —Y a-t-il du nouveau, mam'zelle Sans-Gêne? demanda l'un d'eux à travers la rue... —J'en attends, voisin... tenez! patientez un peu... vous allez savoir ce qu'il en est... Essoufflé, ayant couru vite, Lefebvre, équipé, armé, les buffleteries croisées sur la poitrine, déboucha de la rue Saint-Honoré, déposa son fusil dans l'angle de la porte, et embrassa vigoureusement la blanchisseuse. —Ah! ma bonne Catherine, que je suis content de te voir... Ça va chauffer, va! ça chauffe même déjà... c'est pour aujourd'hui!... Vive la nation!... Les voisins timidement s'étaient rapprochés. Ils demandèrent ce qui se passait. —Voilà... dit Lefebvre, se campant, comme s'il allait lire au tambour une proclamation, il faut vous dire que l'on a voulu assassiner au château le vertueux Pétion, le maire de Paris... Une rumeur indignée s'éleva de l'auditoire. —Qu'avait-il été faire chez le tyran? demanda Catherine. —Dame! on l'avait attiré là comme otage... Imaginez-vous que le château est une vraie forteresse, il y a des madriers aux fenêtres, les portes sont barricadées... Les Suisses sont armés jusqu'aux dents et avec eux se trouvent ces scélérats de Chevaliers du poignard... des traîtres, des amis de l'étranger... ils ont juré d'assassiner les patriotes!... Oh! s'il m'en tombe un entre les mains dans la journée qui se prépare, à celui-là son compte est bon!... s'écria Lefebvre avec une énergie presque sauvage. —Continue, dit Catherine, il n'y en a pas ici, de ces Chevaliers du poignard... et il est douteux que tu en trouves un sur ton chemin... et M. Pétion... dis-nous ce qu'il est devenu?... —Mandé à la barre de l'Assemblée... là du moins il est en sûreté... Oh! il l'a échappé belle!... —Est-ce qu'on s'est battu déjà? —Non... il y a eu cependant un homme tué... Mandat... le commandant de la garde nationale... —Votre chef!... les Suisses ont tiré dessus?... —Lui!... il était de leur côté... on a trouvé, signé de sa main, un ordre de fusiller les patriotes du faubourg, par derrière, quand ils seraient arrivés à la hauteur du Pont-Neuf, pour faire leur jonction avec les camarades de Saint-Marceau et de Saint-Victor... mais la trahison est déjouée: le traître, appelé à l'Hôtel de Ville pour s'expliquer, a été abattu d'un coup de pistolet parti de la foule... rien ne peut arrêter les sections en marche... ce soir, Catherine, nous serons vainqueurs et dans huit jours nous nous marierons!... Tiens, j'ai déjà mon cadeau de noces... tu sais, je te l'avais promis!... Et devant les voisins ébahis, le sergent, mettant à nu son bras gauche, fit voir un second tatouage représentant deux cœurs enflammés. —Tu vois, dit-il, ce qu'il y a d'écrit: A Catherine pour la vie!... Il recula pour mieux laisser admirer le dessin. —Il est beau... plus beau que l'autre! dit Catherine rouge de plaisir, et elle sauta au cou du sergent en répétant par deux fois: —Oh! mon Lefebvre, que tu es gentil et que je t'aime!... A ce moment, des coups de feu au loin déchirèrent l'air brumeux... Le canon répondit... Tous les badauds rentrèrent dans leurs maisons... —Allons! à tantôt, Catherine! il faut que j'aille où le devoir m'appelle... Sois tranquille! nous reviendrons vainqueurs!... dit joyeusement Lefebvre. Et tout en prenant son fusil, il l'embrassa encore une fois, et s'éloigna dans la direction des Tuileries. Les Suisses avaient tiré sur une foule à peine armée et qui parlementait avec eux... Des cadavres jonchaient le vestibule des Tuileries, les trois cours et le Carrousel!... Mais déjà les canons des patriotes envoyaient leurs boulets signifier à la royauté sa déchéance... Louis XVI s'était réfugié au sein de l'Assemblée nationale, qui s'était réunie à deux heures du matin, au son du tocsin. En attendant les événements, les législateurs, sous la présidence de Vergniaud, discutaient l'abolition de la traite des nègres. La cause sacrée de la liberté humaine était ce jour-là défendue partout, sans distinction de races, ni de couleurs. Tapi dans la loge du logotachygraphe, le journaliste sténographe, comme on dirait aujourd'hui, chargé de la rédaction des comptes rendus, l'épais monarque mangeait tranquillement une pêche, sourd aux détonations qui faisaient crouler son trône, indifférent au sort de ses Suisses, et oublieux de ces nobles qui mouraient pour lui... Il faisait grand jour. La dernière nuit de la royauté était passée, et les Marseillais, en chantant, montaient à l'assaut du dernier donjon de la féodalité. IV UN CHEVALIER DU POIGNARD Il était midi quand le canon cessa de gronder du côté des Tuileries. Des rumeurs confuses s'élevaient, où l'on distinguait vaguement les cris de: Victoire! Victoire!... De grosses nuées montaient au-dessus des maisons et des flammèches, des flocons de papier et de laine brûlés, tourbillonnaient et s'abattaient dans les rues... Les péripéties de cette journée à jamais mémorable avaient été diverses. Les sections avaient nommé chacune trois commissaires, qui devaient former la Commune de Paris. Pétion, le maire, appelé à l'Hôtel de Ville, avait été consigné chez lui, afin que l'insurrection pût agir en toute indépendance. Mandat, reconnu coupable de trahison, et tué, Santerre fut, à sa place, nommé commandant de la garde nationale. L'arsenal avait été forcé et des armes distribuées permirent à une première colonne, partie du faubourg Saint-Antoine, de se mettre en route. Le roi, après avoir passé en revue les bataillons de garde nationale requis pour la défense du château, était rentré découragé en son appartement. Les seuls bataillons des Petits-Pères, de la Butte-des-Moulins, l'avaient acclamé. Les autres avaient crié: Vive la nation! A bas le véto! Et les canonniers, retournant leurs pièces, les avaient braquées sur le château. Louis XVI se sentit donc perdu et vit son pouvoir et son prestige s'évanouir. Il alla demander asile à l'Assemblée nationale, dont la salle des séances, au Manège, était alors proche du jardin des Tuileries, à l'endroit où est aujourd'hui, rue de Rivoli, l'hôtel Continental. Trois cents gardes nationaux et trois cents Suisses l'escortèrent. Les Suisses étaient au nombre de neuf cent cinquante, bien armés, bien disciplinés. La plupart ne parlaient que l'allemand. Cette troupe domestique, attachée à la personne du roi, fidèle surtout au point d'honneur de son contrat de louage, était décidée à se sacrifier pour le maître qui l'avait racolée et la soldait. Ignorant d'ailleurs la situation, la garde suisse, trompée par ses chefs et excitée par les Chevaliers du poignard, croyait encore, à l'aube du 10 août, qu'il s'agissait de défendre la personne du roi contre des brigands venus pour l'assassiner. Beaucoup, ainsi qu'en témoigna par la suite un de leurs colonels, M. Pfyffer, furent étonnés et ébranlés en voyant s'avancer, lors de la poussée populaire vers les portes du château, les gardes nationaux. L'uniforme les troubla. Ils pensaient n'avoir affaire qu'à la lie populaire, à des forcenés contre lesquels protestaient les honnêtes citoyens, et ils voyaient s'avancer vers eux la nation armée et organisée. Aussi peut-on croire que le sang eût été épargné dans cette journée, dont les résultats étaient déjà acquis par la retraite de Louis XVI, si un de ces terribles hasards, comme il s'en produit dans ces moments confus, n'était venu donner le signal d'un massacre impitoyable. Les Marseillais et les Bretons ayant pour chef un ami de Danton, ancien sous-officier, Westermann, Alsacien, militaire très énergique, pénétrèrent dans les cours du château. Il y en avait trois à cette époque, et le Carrousel, beaucoup plus restreint qu'aujourd'hui, était couvert de maisons. Westermann avait rangé sa troupe en bataille. Les Suisses étaient postés aux fenêtres du château, prêts à faire feu. On s'observait. Westermann dit quelques mots en allemand aux Suisses pour les dissuader de tirer sur le peuple et les encourager à fraterniser. Déjà quelques-uns de ces infortunés mercenaires lançaient des cartouches par les fenêtres, en signe de désarmement. Les patriotes, encouragés, rassurés par ces démonstrations pacifiques, s'engagèrent sous le vestibule du château. Une barrière était placée au bas des marches du grand escalier, conduisant à la chapelle. Sur chaque degré, deux Suisses, l'un adossé au mur, l'autre à la rampe, se tenaient debout, immobiles, muets et sévères, le fusil en joue, prêts à faire feu... Avec leur haute stature, leurs bonnets à poils et leurs habits rouges, ces montagnards enrégimentés étaient imposants et devaient inspirer la crainte. Mais il n'y avait pas que des fédérés bretons ou marseillais dans cette foule. Des loustics du faubourg s'y étaient faufilés. Gavroche est de tous les temps et de toutes les fêtes: on est sûr de le retrouver au premier rang, les jours de bataille, les matins d'exécution et les soirs de feu d'artifice. Quelques-uns de ces Parisiens, farceurs intrépides, imaginèrent d'attirer à eux, avec des crocs, avec des piques, deux ou trois des Suisses des plus rapprochés... Les hommes ainsi happés se laissèrent assez facilement entraîner, contents peut-être d'échapper à une bagarre possible, se croyant hors d'affaire. Cette pêche aux Suisses allait continuer, aux éclats de rire des assistants, quand tout à coup, sans qu'on ait jamais pu démêler, dans la fumée du combat, l'origine du premier coup de feu et la responsabilité du signal du massacre, une trombe de projectiles balaya cette foule jusque-là inoffensive, et plutôt gouailleuse que menaçante. On est en droit de croire que des gentilshommes, postés sur le palier du haut, voyant les Suisses accrochés se laisser aller sans résistance, prêts à fraterniser, pour arrêter la défection et creuser un fossé sanglant entre le peuple et la garde, ont tout à coup tiré... Les deux Suisses déjà au milieu du peuple tombèrent frappés les premiers... Le feu plongeant, dirigé avec sang-froid par les défenseurs du château, fut terrible... En un instant le vestibule fut plein de cadavres. Le sang coulait en ruisseaux sur les dalles... Une fumée épaisse avait envahi le vestibule... Au signal des coups de feu de l'intérieur, la fusillade s'était engagée partout. Les Suisses et les gentilshommes, dont beaucoup avaient revêtu l'uniforme de la garde, tiraient à l'abri des fenêtres barricadées. Tous leurs coups portaient... Les cours s'étaient vidées. Le Carrousel était balayé. Les Suisses firent alors une sortie vigoureuse jusque dans la rue Saint-Honoré. Mais les Marseillais, les Bretons, les gardes nationaux revinrent en forces, avec du canon. Les Suisses étaient débordés, le château fut envahi. Rien ne résista à la foule triomphante. La plupart des Suisses furent massacrés dans les appartements, dans les jardins; jusqu'aux Champs-Elysées, on les poursuivit. Plusieurs durent la vie à la générosité des vainqueurs, qui s'efforcèrent de les protéger contre la fureur populaire. Le roi avait été sommé de faire cesser le feu des Suisses. Il donna l'ordre à M. d'Hervilly, mais ce chef des Chevaliers du poignard se réserva de s'en servir selon les circonstances. Il croyait alors, avec la reine, que force resterait aux défenseurs du château et que le feu des Suisses aurait raison de ce qu'il appelait la canaille. Quand il reconnut son erreur, il était trop tard: le château était au pouvoir du peuple et le roi, prisonnier dans l'enceinte de l'Assemblée, n'allait pas tarder à être écroué au Temple. Catherine, qui n'avait plus peur, après avoir suivi avec émotion les débuts de l'affaire, rassurée bientôt, n'entendant pas de coups de feu, s'était aventurée jusqu'à gagner le Carrousel... Elle voulait voir si le tyran mettait de la bonne volonté à déguerpir et à hâter sa noce... Et puis, elle se disait aussi, que peut-être, parmi les combattants, elle apercevrait son Lefebvre... Cette idée de le surprendre, noir de poudre, se battant comme un démon au premier rang, sous la mitraille, loin de lui inspirer de la crainte, l'enhardissait... Elle aurait voulu être près de lui, pouvoir lui passer les cartouches... plus que cela: tenir elle-même un fusil, le charger et faire feu sur les défenseurs du tyran!... Elle se sentait une âme de guerrière, à l'odeur de la poudre... Tous les dangers de son Lefebvre elle aurait voulu les partager, et de la gloire qu'il allait acquérir elle se montrait à la fois fière et un peu jalouse... Non! pas une seule fois la pensée ne lui vint qu'il pouvait tomber sous les balles des Suisses... Ne leur avait-on pas prédit qu'il commanderait des armées et qu'elle serait sa femme!... Ni l'un ni l'autre n'étaient destinés à périr en cette journée... Et, bravant le péril, elle avançait toujours plus près des canonniers et des Marseillais, cherchant Lefebvre et dédaignant la mort... Quand la furieuse fusillade des Suisses éclata, il y eut une affreuse débandade... Catherine fut entraînée par la masse des fuyards dans la rue Saint-Honoré. Vers sa boutique elle s'en revint, redoutant que la panique ne se propageât jusque-là et qu'on n'envahît sa maison... Elle n'avait pas perdu tout espoir, mais elle commençait à craindre que sa noce ne fût reculée... —Ah! les hommes!... ils n'ont donc pas de cœur de lâcher pied ainsi! grognait-elle en piétinant de rage sur la porte de sa blanchisserie... Oh! si j'avais eu un fusil, je serais restée, moi!... Je parie bien que Lefebvre ne s'est pas sauvé, lui!... Et, fiévreuse, impatiente, elle prêtait toujours l'oreille... guettant la victoire qu'elle attendait toujours... Quand le canon se remit à tonner avec force, elle trépigna de joie et cria: —Ça, c'est à nous!... bravo, les canonniers!... Puis elle se remit à écouter... Les coups de canon se multipliaient, la fusillade était nourrie, des cris confus lui arrivaient. Pour sûr, les patriotes avançaient. On avait la victoire! Ah! qu'il lui tardait de revoir son Lefebvre sain et sauf, et de l'embrasser vainqueur en lui disant: —A présent, nous pouvons nous marier? Elle allait et venait, fébrilement, dans sa boutique dont elle avait, par prudence, laissé les volets clos. Elle n'osait s'éloigner, quelque envie qu'elle eût de retourner au champ de bataille, de peur que Lefebvre ne revînt en son absence. Il serait alarmé et ne saurait où la chercher. Le mieux était de l'attendre. Il repasserait sûrement par la rue Royale-Saint-Roch avec ses camarades, le château pris. La rue était redevenue calme et déserte. Les voisins s'étaient enfermés chez eux. Midi venait de sonner. On entendait, tout proche, des coups de feu isolés. Par l'entre-bâillement de sa porte, elle entrevoyait au loin, du côté de la rue Saint-Honoré, des ombres qui fuyaient, poursuivies par des hommes armés... C'étaient les derniers défenseurs du château qu'on pourchassait par les rues... Tout à coup, après deux ou trois décharges tout près d'elle, elle distingua comme un bruit de pas précipités dans l'allée qui conduisait à la porte de dégagement de sa boutique sur la rue Saint-Honoré. Elle tressaillit... —On dirait qu'il y a quelqu'un, murmura-t-elle... Oui... on marche... qui donc peut venir? Brave, elle courut tirer la barre de la porte de l'allée et ouvrit... Un homme parut, pâle, faible et tout sanglant, portant la main à sa poitrine; il se traînait avec peine... Ce blessé était vêtu d'un habit blanc, avec la culotte courte et les bas de soie... Ce n'était pas un patriote; s'il avait combattu, c'était assurément dans les rangs des ennemis du peuple... —Qui êtes-vous?... Que voulez-vous? dit-elle avec fermeté... —Un vaincu... je suis blessé... on me poursuit... donnez-moi asile... sauvez-moi, au nom du ciel, madame!... Je me nomme le comte de Neipperg... Je suis officier autrichien... Il n'en put dire davantage. Une écume rose lui montait aux lèvres. Son visage devenait d'une pâleur effrayante. Il s'abattit sur le seuil de l'allée... Catherine, en voyant tomber devant elle ce jeune homme élégant, dont le jabot et le gilet étaient rouges de sang, poussa un cri de pitié et d'effroi: —Ah! le pauvre garçon!... dit-elle... comme ils l'ont arrangé... C'est pourtant un aristocrate!... il a tiré sur le peuple... ce n'est pas même un Français... il a dit qu'il était Autrichien... C'est égal, c'est un homme tout de même!... Et, mue par cet instinct de bonté qui se trouve au cœur de toutes les femmes, même les plus énergiques,—dans toute cantinière robuste il y a une douce sœur de charité,—Catherine se baissa, tâta la poitrine du blessé, écarta doucement les linges englués de sang et chercha à s'assurer s'il était mort... —Il respire encore, dit-elle avec joie... on peut le sauver! Alors, courant à la cuve, elle remplit une jatte d'eau fraîche, et après avoir pris la précaution de fermer la porte de la rue solidement, en assujettissant la barre, elle revint vers le blessé. Elle fit une compresse, déchirant le premier linge qu'elle trouva sous sa main... Dans sa précipitation, elle ne s'aperçut pas qu'elle venait de mettre en pièces une chemise d'homme. —Ah! j'ai fait un joli coup, se dit-elle, voilà que j'ai pris la chemise d'une pratique!... Elle regarda la marque: —C'est à ce pauvre petit capitaine d'artillerie... Napoléon Bonaparte!... Le pauvre garçon n'en a pas de trop... Il me doit aussi une note assez forte... C'est égal, je lui rendrai une chemise neuve... J'irai l'acheter et je la lui porterai moi-même à son garni, en lui disant que j'ai roussi la sienne avec mon fer... Pourvu qu'il accepte, car il est bien fier!... Ah! en voilà un qui ne fait pas beaucoup attention à son linge... pas plus qu'aux femmes, d'ailleurs! acheva-t-elle avec un léger soupir. Tout en pensant ainsi à la pratique dont elle mettait le linge en charpie, Catherine, avec délicatesse, posait ses compresses sur la blessure de cet officier autrichien, hôte inattendu chez une patriote comme elle. La vue de ce jeune homme, frappé à mort peut-être, tout pâle, sans forces, dont l'énergie et la vie coulaient par une plaie énorme, avait changé tous les sentiments de Catherine. Ce n'était plus alors l'amazone en jupon court, s'avançant parmi les combattants, bondissant de joie à chaque volée de mitraille et souhaitant d'avoir un fusil pour participer à cette fête de la mort. Elle était devenue l'ange secourable qui se penche vers les souffrances humaines. Elle avait presque sur les lèvres une malédiction contre la guerre et se disait que les hommes étaient encore bien sauvages pour s'entretuer de la sorte. Mais elle reportait en même temps sa haine et son anathème contre ce roi et cette reine qui avaient rendu fatales et nécessaires ces boucheries. —C'est un Autrichien, murmura-t-elle... Qu'est-ce qu'il venait faire chez nous, cet habit blanc?... Défendre son Autrichienne... Madame Véto!... Pourtant il n'a pas l'air méchant... Elle le considéra plus attentivement. —Il est tout jeune... vingt ans à peine!... On dirait une fille... Puis cette observation professionnelle lui vint: —Son linge est fin... de la batiste!... Oh! c'est un aristo... Et elle soupira, comme pour dire: «Quel dommage!...» Sous l'influence bienfaisante de l'eau froide, et sous les compresses formant ligature, arrêtant l'épanchement du sang, le blessé cependant se ranima... Il rouvrit lentement les yeux... Autour de lui ses prunelles mourantes semblaient chercher... Avec la connaissance, l'impression du danger lui revint... Il fit un mouvement comme pour se lever. —Ne me tuez pas! murmura-t-il dans un effort suprême et instinctif, étendant les bras en avant, comme pour parer les coups d'ennemis invisibles. Faisant alors un énergique effort, rassemblant dans une tension suprême de la volonté toutes ses forces, le blessé arriva à articuler cette phrase: —Vous êtes Catherine Upscher... de Saint-Amarin? C'est mademoiselle de Laveline qui m'a envoyé chez vous. Elle m'a dit que vous étiez bonne... que vous m'aideriez à me cacher... je vous expliquerai plus tard... —Mademoiselle Blanche de Laveline? dit Catherine stupéfaite, la fille du seigneur de Saint-Amarin... ma protectrice! Celle qui m'a permis de m'établir! d'acheter ce fonds! Vous la connaissez donc? Ah! pour elle, il n'est péril que je ne brave. Que vous avez eu raison de venir ici! Vous êtes en sûreté, allez! et l'on me passerait sur le corps avant de vous arracher de cet asile! Le blessé tenta de parler. Il voulait sans doute invoquer encore le nom de cette Blanche de Laveline, qui paraissait avoir si grande influence sur Catherine. Catherine lui imposa silence, d'un geste: —Soyez raisonnable, dit-elle d'une voix maternelle... personne ne veut vous tuer! Mademoiselle Blanche sera contente de moi... Vous êtes ici chez une patriote... Elle s'arrêta, grommelant: —Qu'est-ce que je lui dis là? Les Autrichiens, ça ne sait pas ce que c'est que des patriotes! C'est des sujets, des esclaves... Vous êtes chez une amie, reprit-elle en élevant la voix. Neipperg se laissa retomber sur le sol. Ses forces, un instant ranimées, le quittaient. Mais il avait entendu la voix compatissante de Catherine, il avait compris qu'il était sauvé. Une indicible expression de joie et de reconnaissance éclaira son visage défait. Il était chez une amie... le nom de Blanche de Laveline le protégeait... il n'avait plus rien à craindre... Dans un effort suprême, les yeux demi-clos, il allongea le bras et sa main, exsangue et froide, chercha la main brûlante de Catherine... —C'est bon!... calmez-vous!... laissez-moi vous soigner, citoyen Autrichien... dit Catherine, s'efforçant de maîtriser son émotion... Et, attentive, anxieuse, elle se dit: —Il serait mieux couché... mais je ne suis pas assez forte pour le porter sur le lit... Ah! si Lefebvre était là!... mais il ne vient pas!... est-ce qu'il serait... Elle n'acheva pas sa pensée... L'idée que son Lefebvre pouvait se trouver inerte comme cet officier étranger, plein de sang et à bout de souffle, se présentait pour la première fois à son esprit et la glaçait d'épouvante... —C'est terrible, la guerre!... murmura-t-elle... Puis, son tempérament énergique reprenant le dessus, elle songea: —Bah!... Lefebvre est trop brave, trop solide pour être comme ce petit aristocrate... c'est un coffre à balles, Lefebvre!... il en recevrait une demi-douzaine dans le sac, sans dire seulement ouf!... c'est pas taillé comme ces freluquets... Et ça se mêle de vouloir défendre madame Véto, ça ose tirer sur le peuple!... Elle haussa les épaules, puis regardant de nouveau son blessé: —C'est impossible qu'il reste là... il va passer pour sûr!... Comment faire?... C'est un ami de mademoiselle Blanche... je ne peux pas le laisser mourir comme ça... il faut que je fasse tout pour le ranimer... Cette pensée lui vint tout à coup: —C'est peut-être le fiancé de mademoiselle Blanche?... Ce serait drôle si je la mariais, moi, qu'elle avait promis de doter! Oh! il faut que je sauve ce jeune homme!... et mon Lefebvre qui n'arrive pas! répéta-t-elle embarrassée, cherchant le moyen de transporter l'Autrichien. Puis, cette réflexion lui traversa l'esprit: —Il vaut mieux que Lefebvre ne soit pas là... Oh! ce n'est pas qu'il soit méchant ni qu'il lui vienne à l'idée de me reprocher de sauver un aristocrate... quand il saura que c'est un ami de ma bienfaitrice, il n'aura rien à dire... et puis, après la bataille, un soldat français ne connaît plus d'ennemis... Lefebvre me l'a dit bien souvent! mais il est jaloux comme un tigre!... Ça lui déplairait de me voir tripoter les chairs blanches de cet aristo... ensuite, il se demanderait peut-être, comment que ça se fait que ce jeune homme soit venu se réfugier chez moi... Pour te demander asile, il faut qu'il te connaisse! C'est ce qu'il dirait... je sais bien ce que je lui répondrais moi... mais ça ne fait rien, j'aime mieux qu'il ne le voie pas... Et de nouveau, faisant un effort, elle tenta de soulever le corps, devenu pesant par l'inertie, du jeune Autrichien... A ce moment, on frappa à la porte de la rue... Catherine tressaillit. Elle écouta, aussi pâle que le blessé... —Qui peut venir? se demanda-t-elle. La boutique est fermée et personne ne viendra chercher et apporter du linge un jour pareil... Les crosses de fusils résonnaient sur le pavé... On heurtait en même temps à la porte de l'allée... Des voix s'élevèrent confuses... —Il s'est sauvé par là... —Il est caché ici... Catherine frémit: —C'est lui qu'on cherche!... murmura-t-elle en regardant avec une compassion plus grande le blessé, toujours inerte. Les voix grondaient aux deux issues. Un piétinement irrité témoignait de l'impatience d'une foule. —Enfonçons la porte!... dit tout à coup une voix. —Comment le sauver? murmura Catherine... et, secouant le moribond, elle lui dit: —Allons!... citoyen... monsieur... du courage!... essayez de marcher... Le blessé rouvrit les yeux et soupira d'une voix étranglée: —Je ne peux pas... laissez-moi mourir!... —Il s'agit bien de mourir! grommela Catherine; voyons! de l'énergie, morbleu!... Sachez qu'il faut que je vous ramène vivant à mademoiselle de Laveline... Ce ne serait pas la peine qu'elle vous ait envoyé ici pour y rester... Levez-vous... là... ça y est!... Vous voyez que ce n'est pas difficile... il n'y a qu'à vouloir... Neipperg chancelait comme un homme ivre. Catherine avait peine à le soutenir. Les cris, les menaces, les jurons redoublaient au dehors. Déjà des coups de crosse solidement appliqués faisaient trembler les ais de la porte... Tout à coup une voix s'éleva: —Attendez, citoyens... laissez-moi faire!... on va m'ouvrir, à moi... Et la même voix cria très haut: —Catherine, c'est moi!... n'aie pas peur!... arrive donc!... —Lefebvre!... dit Catherine toute tremblante, heureuse assurément de savoir son pays sain et sauf, mais craintive pour le blessé. —Attends!... j'accours! cria-t-elle. —Vous le voyez, citoyens... elle va ouvrir; un peu de patience!... dame! vous l'aviez effrayée avec votre façon de demander la porte à coups de crosse!... dit Lefebvre assez haut pour que Catherine reconnût sa voix. —Vous avez entendu, dit-elle vivement au blessé... ils vont entrer... je suis obligée d'ouvrir... venez! —Où faut-il aller? —Essayez de monter cet escalier... je vous cacherai dans le grenier... —Monter? Oh! c'est impossible... voyez, je me traîne... —Eh bien! là... dans ma chambre!... Et Catherine le poussant, le remorquant, finit par introduire l'autrichien dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clef... Puis, rouge, essoufflée, contente, elle se hâta d'aller ouvrir à Lefebvre et à la foule, en se disant avec une joyeuse satisfaction: —Maintenant, il est sauvé! V LA CHAMBRE DE CATHERINE La barre tombée, les verrous tirés, la porte s'ouvrit et laissa pénétrer Lefebvre, suivi de trois ou quatre gardes nationaux et d'une foule de voisins, de badauds, où les femmes et les enfants se trouvaient en majorité. —Tu as bien tardé à nous ouvrir, ma bonne Catherine!... dit Lefebvre en l'embrassant sur les deux joues... —Dame! ce bruit... ces cris... —Oui... je comprends cela... tu avais peur... mais c'étaient des patriotes, des amis qui frappaient... Catherine, nous sommes vainqueurs sur toute la ligne!... le tyran n'est plus qu'un prisonnier de la nation... la forteresse du despotisme est prise... le peuple est le maître aujourd'hui!... —Vive la nation!... crièrent des voix. —A mort les traîtres!... A bas les Suisses et les Chevaliers du poignard! crièrent d'autres voix, dans la foule qui se pressait sur le seuil de la boutique de Catherine. —Oui! la mort pour ceux qui ont tiré sur le peuple! dit Lefebvre d'une voix forte... Catherine, sais-tu pourquoi on cognait si rudement à ta boutique?... —Non!... j'ai été effrayée... Il y a eu des coups de feu, près d'ici... —Nous avons tiré sur un aristocrate qui s'était échappé des Tuileries... un de ces Chevaliers du poignard qui voulaient assassiner les patriotes... j'avais juré que s'il m'en tombait un sous la main je lui ferais payer le sang des nôtres... Justement, moi et les camarades, dit Lefebvre en désignant les gardes nationaux qui l'accompagnaient, nous en poursuivions un... nous avions déchargé sur lui nos fusils... quand tout à coup, au détour de la rue, il a disparu... il était blessé pourtant... il y avait du sang jusqu'auprès de la porte de ton allée, Catherine... alors nous avons cru qu'il s'était réfugié chez toi... Lefebvre regarda autour de lui, et aussitôt reprit: —Mais il n'y est pas... on le verrait... et puis tu nous l'aurais déjà dit, n'est-ce pas?... Alors se tournant vers les gardes nationaux: —Camarades, nous n'avons plus rien à faire ici... vous du moins!... vous voyez que l'habit blanc n'est pas là... vous permettrez bien à un vainqueur des Tuileries d'embrasser tranquillement sa femme... —Ta femme? Oh! pas encore, Lefebvre!... dit Catherine. —Comment!... est-ce que le tyran n'est pas abattu?... Et tendant la main aux gardes: —Au revoir, citoyens, à bientôt... à la section!... nous devons nommer un capitaine et deux lieutenants... et puis un curé pour la paroisse... un curé patriote, bien entendu!... le curé a pris peur et s'est enfui, les deux lieutenants et le capitaine ont été tués par les Suisses, il faut donc les remplacer... à tantôt!... Les gardes s'éloignèrent. Les badauds continuaient à stationner devant la porte. —Eh bien! mes amis, vous n'avez pas entendu... pas compris?... dit Lefebvre d'une voix bourrue et bon enfant... qu'est-ce que vous attendez?... l'habit blanc?... il n'est pas chez Catherine, c'est clair!... oh! il a dû tomber pas bien loin d'ici, dans quelque coin... il avait au moins trois balles dans la poitrine... cherchez-le... c'est votre affaire!... ce n'est pas le chasseur qui ramasse le gibier!... Et il les poussa devant lui. —C'est bien!... c'est bien!... on s'en va, sergent! —C'est pas la peine de bousculer le monde!... dit un des curieux. Et il ajouta d'une voix traînarde: —Avec ça qu'on ne pourrait pas cacher quelqu'un dans la chambre... Lefebvre referma brusquement la porte, et revenant à Catherine, lui dit, les bras ouverts, pour l'embrasser de nouveau: —J'ai cru qu'ils ne voudraient jamais s'en aller!... as-tu entendu cette bêtise, ils parlaient de la chambre... de ta chambre!... Quelle idée!... Mais comme tu es tremblante, ma Catherine!... Voyons, calme-toi... c'est fini!... occupons-nous de nous deux... Il surprit un regard de Catherine fixé vers la porte de sa chambre... Instinctivement il alla droit à cette porte et voulut l'ouvrir. Elle résista. Lefebvre s'arrêta, surpris, inquiet. Un vague soupçon envahit son visage. —Catherine, dit-il, pourquoi cette porte est-elle fermée?... —Mais... parce que cela m'a plu!... répondit Catherine avec un embarras visible. —Ce n'est pas une raison... donne-moi la clef?... —Non!... tu ne l'auras pas!... —Catherine, s'écria Lefebvre, blême de colère, tu me trompes... il y a quelqu'un dans cette chambre... un amant sans doute... je veux la clef... —Je t'ai dit que tu ne l'aurais pas... —Eh bien! je la prendrai!... Et Lefebvre, plongeant la main dans la poche béante du tablier de Catherine, prit la clef, alla à la porte de la chambre, l'ouvrit... —Lefebvre, cria Catherine, mon mari seul, je t'en avais prévenu, devait franchir cette porte... Tu veux entrer de force, jamais je n'y entrerai avec toi... On cogna de nouveau aux volets de la boutique. Catherine alla ouvrir. Plusieurs gardes nationaux, en armes, se présentèrent. —Où est le sergent Lefebvre? demandèrent-ils; on le réclame à la section... On parle de le nommer lieutenant... Lefebvre, ému, pâle, grave, sortit de la chambre de Catherine. Il referma soigneusement la porte, en retira la clef, qu'il rendit à Catherine en lui disant: —Tu ne m'avais pas dit qu'il y avait un mort dans ta chambre?... —Il est mort!... Ah! le pauvre garçon! fit Catherine avec tristesse. —Non!... il vit!... Mais c'était donc vrai? Ce n'était donc pas un galant?... —Gros bête! répondit Catherine, s'il avait été bien portant, est-ce que je l'aurais caché là!... Mais tu ne vas pas le livrer, au moins?... reprit-elle avec inquiétude. C'est, tout Autrichien qu'il est, un ami de mademoiselle Blanche de Laveline, ma bienfaitrice... —Un blessé est sacré! dit Lefebvre... ta chambre est devenue une ambulance, ma Catherine, on ne tire jamais dessus!... Soigne ce pauvre diable! sauve-le! je suis content de t'aider à payer ta dette à cette demoiselle qui t'a obligée... mais tâche qu'on ne le sache jamais... ça me nuirait peut-être à ma section!... —Oh! tu es un brave cœur!... aussi bon que brave!... Lefebvre, tu as ma parole! Quand tu voudras, je serai ta femme!... —Ça sera vite fait... mais les amis s'impatientent... il faut que je les suive... —Sergent Lefebvre, on vous attend... on va voter!... dit un des gardes. —C'est bien!... je vous suis... en route, camarades!... Et, tandis que le sergent se rendait à la section, dont les urnes recueillaient les suffrages, Catherine, sur la pointe du pied, pénétrait dans la chambre, où, d'un sommeil léger, entrecoupé de sursauts fébriles, reposait le jeune officier autrichien qu'elle avait recueilli, hôte sacré pour elle, ayant invoqué le nom de Blanche de Laveline. VI LE PETIT HENRIOT Catherine avait apporté du bouillon, un peu de vin au blessé, en lui disant, car il s'était éveillé au léger bruit de ses pas: —Prenez! il faut vous soutenir... Vous avez besoin de vos forces, car vous ne pourrez rester bien longtemps dans cette chambre... Oh! ce n'est pas moi qui vous renverrai!... Vous êtes ici l'hôte de mademoiselle Blanche, c'est elle qui vous a conduit vers ma demeure, c'est elle qui vous abrite et vous protège... Mais, voyez-vous, il vient beaucoup trop de monde dans cette boutique... votre habit est suspect... Mes ouvrières, mes pratiques ne tarderaient pas à jaser, et il pourrait survenir une dénonciation... Dame! vous avez tiré sur le peuple! Neipperg fit un mouvement et dit lentement: —Nous avons défendu le roi!... —Le gros Véto! fit Catherine en haussant les épaules... il s'était réfugié à l'Assemblée... on n'allait pas le chercher là... il était en sûreté, bien tranquille... il vous laissait égorger, en égoïste qu'il est, sans plus penser à vous qu'au bonnet rouge qu'il avait arraché de sa tête le 20 juin, les patriotes partis, après avoir feint de le coiffer de bonne grâce devant nos compagnons du faubourg Antoine!... C'est un propre à rien, un fainéant, votre gros Véto, que sa coquine de femme mène par le bout du nez... savez-vous où? devant les fusils du peuple! Oh! ça lui arrivera pour sûr! Mais, reprit-elle, après un court silence, pourquoi donc vous êtes-vous fourré dans cette bagarre, vous, un étranger? Car vous êtes autrichien, m'avez-vous dit? —Lieutenant aux gardes nobles de Sa Majesté, j'étais chargé d'une mission auprès de la reine... —L'Autrichienne!... grommela Catherine... et c'est pour elle que vous avez combattu, vous qui n'aviez rien à faire dans nos luttes!... —Je voulais mourir! répondit avec une grande simplicité le jeune officier. —Mourir! à votre âge?... pour le roi?... pour la reine?... il doit y avoir autre anguille sous roche, mon jeune monsieur!... dit Catherine avec une raillerie pleine de bonne humeur... Excusez-moi si je suis indiscrète, mais quand on a vingt ans et qu'on veut se faire tuer pour des gens qu'on ne connaît pas et par des gens envers lesquels on n'a aucun motif de bataille... eh bien! c'est qu'on est amoureux... Hein? suis-je tombé juste?... —Vous avez deviné, ma bonne hôtesse!... —Parbleu!... ce n'était pas difficile!... et voulez-vous que je dise de qui vous êtes amoureux?... de mademoiselle Blanche de Laveline, je parie!... Oh! je ne vous demande pas vos confidences, fit vivement Catherine, surprenant de l'inquiétude sur le visage pâle du blessé... d'ailleurs ça ne me regarde pas... et puis mademoiselle de Laveline mérite bien d'être aimée... Le comte de Neipperg se souleva à demi et s'écria avec exaltation: —Oui... elle est belle et bonne, ma Blanche aimée!... Oh! madame, si la mort me prend, dites-lui que mon dernier souffle aura exhalé son nom! dites-lui que ma pensée, avant que la vie se retire de moi, aura été pour elle et pour... Le jeune homme s'arrêta, suspendant un aveu prêt à tomber de ses lèvres. —Vous ne mourrez pas! dit Catherine désireuse de le réconforter... est-ce qu'on meurt à votre âge et quand on est amoureux!... Vous devez vivre, monsieur, pour mademoiselle Blanche que vous aimez, qui vous aime certainement, et pour l'autre personne que vous alliez nommer... son père sans doute, M. de Laveline?... Un fort beau gentilhomme... je l'ai vu deux ou trois fois, le marquis de Laveline, là-bas, en notre Alsace... il portait un superbe habit de velours bleu, avec de l'or dessus, et il puisait du tabac dans une boîte où il y avait des pierres qui brillaient!... Neipperg, en entendant prononcer le nom du marquis de Laveline, avait laissé échapper un geste qui pouvait passer pour un signe de mépris et de colère. —Il paraît, se dit Catherine, qu'ils ne sont pas grands amis... bon à savoir! je ne lui en parlerai plus... sans doute que le père de Blanche s'est opposé au mariage... Pauvre demoiselle!... C'est pour cela que ce jeune homme a voulu se faire tuer!... Et, avec un soupir de compassion, elle se mit à arranger l'oreiller sous la tête du blessé, en lui disant: —Je bavarde et cela ne vous vaut sans doute rien... Si vous reposiez un peu, monsieur?... ça ferait tomber la fièvre... Le malade secoua doucement la tête: —Parlez-moi de Blanche, dit-il... parlez-moi d'elle encore!... Voilà ma guérison!... Catherine sourit et se mit à raconter comment, née dans une petite ferme, non loin du château des seigneurs de Laveline, elle avait vu grandir mademoiselle Blanche. Elevée par sa mère que le marquis laissait seule la plus grande partie de l'année, étant retenu par une charge à la cour, Blanche avait vécu de la vie rustique, courant les forêts, chevauchant, chassant, et se lançant par les prés et par les champs au hasard, sans s'inquiéter des barrières à sauter, des fossés à franchir. Elle n'était pas fière et causait familièrement avec les paysans. Souvent elle était venue à la ferme et avait pris la petite Catherine en affection. Un jour, le marquis avait mandé à Versailles sa femme et sa fille. Catherine avec trois autres jeunes filles du pays avaient été emmenées pour le service de madame et de mademoiselle de Laveline. A la buanderie, Catherine avait été attachée. Elle avait ainsi passé plusieurs années heureuses, puis madame de Laveline était morte; c'était alors que mademoiselle Blanche, que son père avait conduite à Londres, lors d'une mission diplomatique en Angleterre, avait bien voulu l'établir en lui achetant la blanchisserie de mademoiselle Lobligeois... où elle se trouvait présentement. Ah! c'était une créature digne d'être aimée et bénie que mademoiselle Blanche! Comme Catherine achevait le récit de sa modeste existence et retraçait les bienfaits de la fille du marquis de Laveline, on heurta à la porte. —Serait-ce déjà Lefebvre qui reviendrait avec ses camarades de la section? pensa Catherine inquiète... Rassurez-vous!... ne faites pas de bruit! dit-elle à Neipperg qui tendait l'oreille; si Lefebvre est seul, il n'y a aucun danger, mais si ses camarades sont avec lui, je vais leur parler et les renvoyer... Attendez-moi et ne craignez rien!... Elle alla ouvrir, un peu émue. Sa surprise fut extrême en voyant une jeune femme, très effrayée, s'élancer dans la boutique en disant: —Il est là, n'est-ce pas?... on m'a dit qu'on avait vu un homme se traîner de ce côté... vit-il encore?... —Oui, mademoiselle Blanche, dit Catherine, reconnaissant, dans cette femme effarée, mademoiselle de Laveline, il est à côté... dans ma chambre... il vit et il ne parle que de vous!... venez le voir... —Oh! ma bonne Catherine, quelle heureuse inspiration j'ai eue de lui indiquer ta maison comme un refuge sûr, lorsqu'il est parti pour se battre avec les gentilshommes du château!... Et mademoiselle de Laveline prit les mains de Catherine et les serra avec reconnaissance, en lui disant: —Mène-moi auprès de lui!... La vue de Blanche produisit un effet saisissant sur le blessé. Il voulut sauter à bas du lit, où si difficilement Catherine était parvenue à l'allonger. Il fallut que les deux femmes eussent recours presque à la force pour le maintenir. —Méchant!... dit Blanche de sa voix douce, tu as donc voulu mourir!... —La vie sans toi m'était à charge... pouvais-je trouver plus noble occasion de quitter l'existence, qu'au milieu d'un combat, l'épée à la main et souriant à la mort qui venait à moi glorieuse et parée!... —Ingrat!... tu devais vivre pour moi... —Pour toi!... N'étais-tu pas à mes yeux comme une morte?... n'allais-tu pas me quitter pour toujours!... —Ce mariage odieux n'était pas encore conclu... un hasard pouvait nous secourir... il fallait espérer!... —Tu m'avais dit toi-même, fit Neipperg, qu'il n'existait aucune espérance... Aujourd'hui 10 août, tu devais être la femme d'un autre et t'appeler madame de Lowendaal!... ton père l'avait ainsi décidé... et tu n'avais pu résister... —Tu sais bien que mes pleurs, mes prières étaient inutiles... Menacé d'être ruiné par ce baron de Lowendaal, ce Belge millionnaire qui lui avait prêté de grosses sommes et exigeait le remboursement immédiatement... ou ma main, mon père avait consenti à lui accorder ce qu'il désirait le plus... —Et ce qui coûtait le moins à ton père... le Marquis payait ses dettes avec sa fille!... —Oh! mon ami, mon père ignorait que notre amour fût si grand... il ne savait rien... il ne sait rien encore... dit Blanche avec une énergie croissante. Catherine, pendant cette conversation entre les deux amoureux, s'était tenue à l'écart. Par discrétion, elle passa dans l'atelier au moment où Neipperg, avec une exaltation douloureuse, regardant Blanche, répondit: —Oui... ils ignoreront tout... car je m'éloignerai, je disparaîtrai... Ma mort, vois-tu, aurait rendu le silence plus complet, l'ignorance plus profonde... mais les balles des sans-culottes n'ont pas voulu de moi, ce sera à recommencer!... Aussi bien les occasions de mourir ne sauraient manquer dans les années qui vont s'ouvrir... la guerre est déclarée... je vais chercher dans les rangs de l'armée impériale, sur les bords du Rhin, cette mort qui n'a pas voulu de moi dans les décombres des Tuileries!... —Tu ne feras pas cela! —Qui m'en empêcherait?... Mais, pardon, Blanche!... c'est aujourd'hui le 10 août, le jour fixé pour votre mariage... comment se fait-il que vous soyez ici... votre place doit être auprès de votre époux... On vous réclame à l'église!... qu'attendez-vous pour rendre heureux le baron de Lowendaal et acquitter les dettes du marquis?... Le combat a interrompu la cérémonie sans doute, mais à présent les coups de feu ont cessé, le tocsin se tait, on peut sonner les cloches nuptiales... laissez-moi mourir... ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain, peu importe?... —Non!... non! tu dois vivre!... pour moi... pour notre enfant!... s'écria Blanche se penchant sur Neipperg et l'embrassant avec passion. —Notre enfant! murmura le blessé... —Oui... notre cher petit Henriot... tu n'as pas le droit de mourir!... ta vie ne t'appartient plus!... —Notre enfant!... répéta avec douleur Neipperg, mais... mais ton mariage?... —N'est pas encore fait... il y a tout espoir... —Vraiment!... tu n'es pas encore madame de Lowendaal?... —Pas encore!... jamais peut-être!... —Explique-moi... Et une anxiété fiévreuse agita la physionomie du blessé, tandis que Blanche répondait: —Quand tu es parti... me disant un adieu que l'un et l'autre nous pensions devoir être éternel... tu m'as annoncé que tu allais te ranger parmi les défenseurs du château... c'était courir à la mort... j'avais cependant un peu d'espoir au fond du cœur... c'est alors que je t'indiquai la boutique de l'excellente Catherine comme un asile sûr si tu parvenais à t'échapper des Tuileries... j'avais aussi l'espérance de pouvoir t'y rejoindre... —Tu espérais cela, toi?... cependant tu avais obéi à ton père... tu avais consenti à devenir la femme de ce Lowendaal... —Oui... mais quelque chose me disait que le mariage serait reculé... —Et il l'a été?... —L'insurrection grondait dans les faubourgs... Mon père a déclaré qu'il était impossible de célébrer le mariage à la date fixée... Alors le baron de Lowendaal a proposé d'accomplir la cérémonie plus tard... dans trois mois... —Trois mois! —Oui, le 6 novembre... c'est la date qu'il a fixée... —Ah! il est moins pressé, le baron... —Epouvanté par les événements, redoutant les progrès de la Révolution, M. de Lowendaal a quitté Paris hier soir, avant la fermeture des barrières... Il s'est rendu dans ses terres. C'est son château, auprès de Jemmapes, sur la frontière de Belgique, qu'il a désigné pour la célébration de cet impossible mariage... —Et tu iras à Jemmapes?... —Mon père, un peu effrayé aussi, a décidé qu'il se rendrait au château du baron... Nous devons partir prochainement, si les routes sont libres... —Et tu l'accompagneras?... —Je l'accompagnerai... Oh! mais rassure-toi, je sais ce que j'ai résolu... Jamais je ne serai la femme du baron... —Tu me le jures? —Je le jure!... —Mais qui te donnera cette force de résister à Jemmapes, quand ici tu cédais?... —Avant son départ, le baron a reçu une lettre que je lui ai écrite... oh! avec des larmes!... son domestique, gagné par moi, n'a dû lui remettre ce message que les barrières franchies... —Alors il sait?... —La vérité!... il sait que je t'aime et que notre petit Henriot ne peut avoir d'autre père que toi... —Oh! ma Blanche adorée!... ma chère femme, que je t'adore... tiens! tu me rends la vie... il me semble que je serais de force à me relever et à recommencer le combat contre les sans-culottes!... Et Neipperg, dans sa surexcitation, fit un si brusque mouvement que les bandes qui couvraient sa blessure glissèrent, la plaie s'entr'ouvrit et un flot de sang coula. Il poussa un cri. Catherine accourut, offrit ses services. Les deux femmes, de leur mieux, rajustèrent les linges et comprimèrent de nouveau la blessure. Neipperg s'était évanoui. Il reprit lentement ses sens. Ses premières paroles, entrecoupées, laissèrent échapper son secret: —Blanche... je vais mourir... veille sur notre enfant!... murmura-t-il. Catherine, en entendant cette révélation, eut un geste de stupeur: —Mademoiselle Blanche a un enfant! pensa-t-elle; puis aussitôt se tournant vers la jeune femme, honteuse et baissant les yeux: —Ne craignez rien, dit-elle vivement, ce que je viens d'apprendre est entré par une oreille et est sorti par l'autre... Si toutefois vous aviez besoin de moi, vous savez que Catherine vous appartient des pieds à la tête... Voyons! ne vous désolez pas... les enfants, c'est des accidents qui arrivent à tout le monde quand on s'aime! Est-il déjà grand, le chérubin? je suis certaine qu'il est bien gentil! —Il a trois ans bientôt. —Et il se nomme? —Henri... nous l'appelons Henriot. —C'est un joli nom... Est-ce que je pourrai le voir, mademoiselle? Blanche de Laveline réfléchissait. —Ecoute, ma bonne Catherine, tu peux me rendre un grand service... achevant ainsi ce que tu as si bien commencé en recueillant et en soignant M. de Neipperg... —Parlez... que faut-il faire? —Mon fils est chez une brave femme des environs de Paris, la mère Hoche, dans un faubourg de Versailles. —La mère Hoche, mais je la connais! Son fils est un ami de Lefebvre... c'est mon amoureux, Lefebvre, ou plutôt mon mari, car moi aussi je vais me marier et j'aurai un petit Henri... beaucoup de petits Henri... —Je te félicite! Tu iras donc voir la maman Hoche... —J'avais justement une commission pour elle de la part de son fils Lazare... qui était aux gardes-françaises avec Lefebvre... c'est Lefebvre qui l'a mis au port d'armes... ils ont pris la Bastille ensemble... Et qu'est-ce qu'il faudra lui dire à la citoyenne Hoche?... —Tu lui remettras cet argent et cette lettre... dit Blanche en donnant une bourse et un papier à Catherine, et puis tu prendras l'enfant et tu l'emmèneras... Est-ce trop exiger de toi, Catherine? —Ce n'est que cela!... Vous savez bien que vous me demanderiez d'aller, à moi toute seule, reprendre les Tuileries, si les Suisses y revenaient, que je le ferais pour vous!... trop exigeante, vous!... c'te bêtise!... est-ce que ce n'est pas grâce à vous que j'ai pu acheter cette boutique, m'établir, et devenir bientôt la citoyenne Lefebvre?... Voyons, vous devez avoir autre chose à me commander... ça ne suffit pas!... Une fois que j'aurai retiré le mioche de Versailles, qu'est-ce qu'il faudra en faire? —Tu me l'amèneras... —Où cela?... —Au château de Lowendaal... auprès d'un village nommé Jemmapes... C'est en Belgique, à la frontière... pourras-tu facilement t'y rendre?... —Pour vous je braverai tout!... et quand faudra-t-il me trouver avec l'enfant, à Jemmapes?... —Au plus tard le 6 novembre... —Bon. J'y serai!... Lefebvre s'arrangera pour me laisser partir... d'ailleurs, d'ici là, nous serons mariés... et, on ne sait pas, il viendra peut-être avec moi... On pourrait se battre par là!... —Embrasse-moi, Catherine!... un jour, puissé-je reconnaître ce que tu fais pour moi... —Vous l'avez reconnu d'avance... comptez sur moi... —A Jemmapes donc!... —A Jemmapes, le 6 novembre!... Blanche de Laveline dit alors en montrant Neipperg: —Il repose, je vais veiller auprès de lui... Va à tes affaires, Catherine, car tu dois nous trouver bien gênants, bien encombrants... —Vous êtes ici chez vous, je vous l'ai dit... Mais tenez, voici qu'il se réveille, fit-elle en désignant le blessé qui rouvrait lentement les yeux, vous devez avoir à vous raconter tous les deux bien des choses encore... et je n'ai que faire auprès de vous. —Tu t'en vas?... Tu me laisses ici seule? —Oh! je ne serai pas longtemps... Du linge que je reporte à une pratique pas bien loin, et je reviens... N'ouvrez à personne!... A bientôt! VII LE LOCATAIRE DE L'HOTEL DE METZ Tandis que le comte de Neipperg et Blanche de Laveline, dans un tête-à-tête délicieux, échangeaient des projets d'avenir et parlaient de leur enfant, Catherine avait passé un panier empli de linge à son bras et se disposait à sortir. Elle voulait mettre à profit le temps. Les amoureux bavardaient, ils ne seraient pas fâchés de son absence, et puis toute la matinée avait été perdue pour la blanchisseuse. C'est vrai qu'on ne prend pas les Tuileries tous les jours, mais enfin il fallait bien rattraper un peu sa journée. Et puis elle réfléchissait à tous les événements qui venaient de se produire. Elle avait désormais charge d'âmes. Neipperg avait fort approuvé la confiance de Blanche, la chargeant de retirer le petit Henriot des mains de la mère Hoche, qui le gardait à Versailles, pour le conduire à Jemmapes. Une fois guéri, Neipperg irait retrouver la mère de son enfant, bravant la colère du marquis de Laveline, prêt à tenir tête au baron de Lowendaal et à lui disputer Blanche, l'épée à la main, s'il le fallait. Et Catherine, tout en se mettant en route, se disait: —Lefebvre est à sa section où l'on vote... Il ne sera pas de retour avant que l'élection des nouveaux officiers soit proclamée... Oh! ça prendra bien deux heures!... Ils sont longs à voter, à la section des Filles-Saint-Thomas... tous beaux parleurs, sauf mon Lefebvre!... J'ai donc le temps de donner un coup de pied jusque chez le capitaine Bonaparte!... Et pensant à son client, le maigre et hâve officier d'artillerie, elle sourit: —C'est qu'il n'en a pas trop de chemises, le capitaine! se dit-elle, celle-ci peut lui faire défaut... Et, avec un soupir, elle ajouta: —Puisque je vais devenir la citoyenne Lefebvre, je ne veux rien devoir au capitaine Bonaparte... c'est plutôt lui qui me devra... A tout hasard, je vais emporter sa note!... s'il me la demande, je la lui donnerai... sinon, tant pis!... je n'oserai jamais lui réclamer ce qu'il me doit... le pauvre garçon! en voilà un travailleur!... un savant!... toujours à lire ou à écrire... une triste jeunesse que la sienne!... comme s'il ne devait pas y avoir temps pour tout! fit-elle avec une moue ironique et quelque peu dépitée, en fourrant dans sa poche la note de blanchissage du capitaine Bonaparte. Elle se rendit à l'hôtel de Metz, tenu par Maugeard, où logeait alors l'humble officier d'artillerie. Il y occupait une modeste chambre, au troisième étage, portant le nº 14. La jeunesse de l'homme, à la fois grandiose et fatal, qui devait emplir le siècle de son nom et dont la gloire, auréolée de sang, empourpre encore tout notre horizon, fut sans mouvements extraordinaires, sans révélations surprenantes. Ce n'est qu'après coup qu'on a voulu y découvrir des particularités prophétiques, révélant son génie, prédisant sa carrière prodigieuse. Bonaparte enfant, jeune homme, trompa tout le monde. Nul ne put annoncer sa fortune, personne ne crut à son mérite. Ses premières années furent celles d'un étudiant pauvre, timide, laborieux, fier et un peu sombre. Il souffrit cruellement du mal de misère. Sa pauvreté l'isolait. Le sentiment très vif qu'il eut toujours de la famille, de la tribu, lui rendait fort pénible la condition précaire où se débattaient les siens. Son père, Charles Bonaparte, ou, plus exactement, de Buonaparte, d'une ancienne famille noble de la Toscane, établie à Ajaccio depuis plus de deux siècles, exerçait la profession d'avocat. Tous ses ancêtres avaient été gens de robe. Charles Bonaparte se montra l'un des plus ardents partisans de Paoli, le patriote corse. Il se soumit à l'autorité française, quand Paoli eut quitté l'île. Bien que membre du conseil d'administration de la Corse et très en vue, Charles Bonaparte était fort gêné. Il ne possédait, pour toutes ressources, qu'un domaine, vignes et oliviers, rapportant à peine douze cents livres de rente. Il le faisait valoir lui-même. Plus tard, à la suite des troubles dont la Corse fut le théâtre, ce revenu lui manqua et il connut tout à fait le dénûment. Il avait épousé Letizia Ramolino, née le 24 août 1749, belle jeune fille aux traits purs, au profil de camée antique, qui devait par la suite montrer tant de fermeté et de finesse, avec un esprit de prévoyance singulièrement aiguisé. Quand, portant le titre de Madame Mère, elle trônait à côté de ses fils, dominateurs de l'Europe, ne répondait-elle pas à Napoléon, qui lui reprochait de ne pas dépenser toute sa liste civile: «Je fais des économies pour vous, mes enfants, qui en aurez peut-être un jour besoin!» Selon une tradition non démentie, Napoléon Bonaparte naquit de Charles et de Letizia, le 15 août 1769. Il se trouvait ainsi le second des fils du couple Bonaparte. Une assertion, fort plausible, affirme que Joseph n'est que le cadet. Ce serait lui l'enfant né à Ajaccio. Napoléon, né le 7 janvier 1768, aurait eu Corte pour berceau. L'acte de naissance, existant à l'Ecole militaire, et produit pour l'admission du jeune Napoléon, porte bien la date du 15 août 1769, mais d'autres pièces peuvent justifier la confusion qui s'est établie par la suite. L'acte de mariage de Bonaparte et de Joséphine principalement. On a dit que Joséphine, par coquetterie, s'était rajeunie, ce qui est exact, mais on a ajouté que Bonaparte, pour rapprocher les distances d'âge, s'était, de son côté, vieilli de deux ans. Il a pu être incité à donner son âge vrai, par galanterie, et puis les motifs qui avaient poussé ses parents à une substitution d'actes d'état civil, n'existaient plus. La raison, en effet, de ce rajeunissement, tenait tout entière dans la condition d'âge pour l'admission à l'Ecole militaire de Brienne. L'aîné, Napoléon, avait dépassé l'âge limitatif de dix ans. Ses parents, en lui attribuant l'acte de naissance de Joseph, plus jeune de deux ans, et dont les goûts n'étaient pas du tout militaires, auraient ainsi rendu possible l'entrée à l'école du futur général. Deux circonstances influèrent sur la formation de ses idées et la trempe de son caractère: les perturbations politiques de son pays natal et la détresse de sa famille. La guerre civile autour de son berceau, la misère au foyer paternel, endurcirent son âme et assombrirent son enfance. Il était sérieux en entrant à l'École de Brienne; il en sortit triste, ulcéré. Ses camarades s'étaient moqués de son accent italien, de son nom baroque de Napoleone,—on l'appelait _Paille-au-Nez_; ils l'avaient insulté dans sa pauvreté: on sait combien sont féroces ces railleries d'enfant et quelles cruelles plaies elles laissent à leurs victimes. Elève studieux, fort en mathématiques, jouant peu, si ce n'est au fort de l'hiver, où, stratégiste précoce, il conduisait les assauts enfantins, à coups de boules de neige, donnés à des forteresses de glace, dans la cour de l'École de Brienne, il vécut, presque inaperçu, ces premières années de son existence. Ce fut alors qu'il se lia avec Bourrienne, futur concussionnaire, son secrétaire intime, qui s'est vengé des bienfaits et de l'indulgence de son ami, devenu son empereur, en le bafouant et en le calomniant dans des mémoires payés par la police de la Restauration. De Brienne, il passa à l'Ecole Militaire et, là encore, il souffrit, endurant ces petites blessures quotidiennes, supportant ces piqûres d'épingle qui parfois font mourir, que les jeunes gens pauvres connaissent, et dont ils n'osent se plaindre. Il n'avait nul argent et, ne pouvant partager les plaisirs coûteux des fils de famille, il se tenait à l'écart, un peu en paria. Cet isolement, à l'âge où le cœur aime à s'épancher, a contribué certainement à rendre impassible, et impitoyable aussi, celui qui devait devenir l'homme de bronze. Il avait perdu son père, mort, d'un cancer à l'estomac, à l'âge de trente-neuf ans, lorsqu'il fut nommé, le 1er septembre 1785, lieutenant en second à la compagnie des bombardiers du régiment de la Fère, en garnison à Valence. Il occupait ses loisirs de garnison à écrire une histoire de la Corse, et, débutant dans le monde, il prenait des leçons de danse du professeur Dautel et faisait la cour aux dames de la ville, rencontrées dans le salon d'une dame du Colombier. Son régiment fut envoyé successivement à Lyon, à Douai. Il obtint un congé qui lui permit d'embrasser sa famille, à Ajaccio, et après un voyage à Paris, où il logea à l'hôtel de Cherbourg, rue du Four-Saint-Honoré, il reçut l'ordre de rejoindre son régiment à Auxonne, le 1er mai 1788. Le travail, les privations,—il ne se nourrissait guère que de lait, faute d'argent,—le rendirent malade. Pour soulager sa mère, restée veuve avec huit enfants, Napoléon avait pris auprès de lui son jeune frère Louis. Il vivait avec cet enfant, en émargeant quatre-vingt-douze francs quinze centimes par mois. Deux pièces sans feu, sans meubles, composaient tout son logement. Dans l'une, garnie d'un grabat, avec une malle pleine de paperasses, une chaise de paille et une table de bois blanc, travaillait et dormait l'hôte promis aux Tuileries et à Saint-Cloud. Le futur roi de Hollande couchait dans la pièce voisine, sur un matelas jeté par terre. Naturellement, pas de valet de chambre. Bonaparte brossait ses habits, cirait ses bottes et cuisinait la soupe. Napoléon fit un jour allusion à cette époque de sa vie, en présence d'un fonctionnaire qui se plaignait de l'insuffisance de ses émoluments. —«Je connais cela, moi, monsieur; quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté... En public, je ne faisais pas tache sur mes camarades!...» La pauvreté rend chaste et ne dispose guère à l'amour. A cette époque, Bonaparte, se comportant peut-être un peu comme le renard, en présence des raisins inabordables, lançait cet anathème aux femmes: «Je crois l'amour nuisible à la société, au bonheur individuel des hommes; enfin, je crois que l'amour fait plus de mal que de bien.» La bonne Catherine qui, tout en blanchissant le linge de son client, avait éprouvé pour lui, avant de rencontrer Lefebvre, une certaine inclination, n'avait pas tardé à s'apercevoir que Bonaparte, retombé à Paris dans la gêne, pratiquait toujours sa sévère philosophie d'Auxonne. Promu lieutenant en premier au 4e d'artillerie, Bonaparte était revenu à Valence, en compagnie de son frère Louis. Il avait repris sa vie d'officier studieux, sédentaire, un peu farouche. On était à l'aurore de la Révolution. Il se montra aussitôt chaud partisan des idées de liberté et de l'émancipation du peuple. Alors on le voit partout se signaler comme révolutionnaire. Il parle, il écrit, il agit; il se fait inscrire au club des Amis de la Constitution, dont il devient le secrétaire. Il était certainement de bonne foi. Cet homme extraordinaire a pu prendre tous les tons sans paraître mentir, et montrer tous les masques comme son véritable visage. En octobre 1791, il demande un congé de trois mois pour soigner sa santé et embrasser sa famille. Il se rend en Corse. Là, au milieu des siens, se créant des partisans, il brigue le grade de chef de bataillon dans la garde nationale d'Ajaccio. Ce commandement lui donnait la force publique, l'autorité. Il était ardemment disputé. Son principal concurrent se nommait Marius Peraldi; il appartenait à une famille fort influente. Bonaparte déploya une activité fébrile pour se recruter des partisans. Ajaccio fut partagé en deux camps. Les commissaires de la Constituante, envoyés par le pouvoir central, pouvaient disposer, par leur présence seule, d'un grand nombre de suffrages et faire pencher la balance. Le commissaire principal, Muratori, était descendu chez Marius Peraldi. C'était désigner à l'opinion le concurrent de Bonaparte comme agréable au pouvoir. On sait de quel poids pèse en Corse l'appui officiel. Les amis de Bonaparte, impuissants à parer ce coup droit, jugèrent le triomphe de Peraldi certain. Mais l'ardent et tenace jeune homme ne désespéra pas. Il rassembla quelques amis solides, et, à l'heure du souper, quand les Peraldi se trouvaient à table, leur salle à manger fut envahie par une bande en armes. On coucha en joue les convives et, entre deux hommes armés, Muratori, sommé de se lever et de marcher, fut conduit à la maison de Bonaparte. Le commissaire était plus mort que vif. Bonaparte vint à lui souriant, comme s'il ignorait de quelle façon on s'y était pris pour lui amener le visiteur, et dit, la main tendue: —Vous êtes le bienvenu dans ma maison... j'ai voulu que vous fussiez libre, vous ne l'étiez pas chez les Peraldi... asseyez-vous à mon foyer, mon cher commissaire! Comme ses guides avec leurs fusils étaient encore à portée, prêts à obéir aux ordres de Bonaparte, Muratori s'assit, fit contre fortune bon cœur et ne parla plus de retourner chez les Peraldi. Le lendemain, Bonaparte fut élu commandant des gardes nationales d'Ajaccio. L'homme de Brumaire était en germe dans le candidat à la milice. Le coup de force d'Ajaccio présageait celui de Saint-Cloud. La situation de Bonaparte, acceptant un commandement territorial, alors qu'il faisait partie de l'armée active, n'était pas très régulière. Mais on était en période révolutionnaire. Il est certain qu'en des temps différents, cette infraction pouvait lui coûter cher. Il prolongea en effet son congé bien au delà du terme qui lui avait été assigné. Le motif qui le poussa à rester à la tête de la milice corse, où il avait le grade de lieutenant-colonel, ne fut ni l'ambition ni la passion politique. Son génie en ébullition ne pouvait être contenu dans son île étroite et misérable. Ce fut l'argent, toujours la question d'argent, qui gouverna à cette époque la conduite de l'aventureux condottiere. Sa solde dans la garde nationale était de 162 livres par mois, le double de ses appointements de lieutenant d'artillerie. Avec cette somme, il pouvait subvenir aux charges croissantes de sa trop nombreuse famille et élever convenablement son frère Louis. Voilà le motif qui le poussa à rester en Corse. Bonaparte a toujours été un peu la victime des siens. Ajoutons qu'en commandant le bataillon d'Ajaccio, il ne désertait pas, comme on l'a prétendu. La garde nationale alors faisait, surtout en Corse, un service actif. Elle était assimilée à l'armée. Bonaparte, pour se justifier, argua d'ailleurs d'une autorisation du maréchal de camp de Rossi, qui lui avait été délivrée, en attendant la promesse de régularisation de sa situation, conformément au décret de l'Assemblée du 17 décembre 1791, qui autorisait les officiers de l'armée active à servir dans les bataillons de la garde nationale. Destitué par le colonel Maillard, Bonaparte vint à Paris pour exposer sa conduite et plaider sa cause devant le ministre de la guerre. Il avait l'espoir d'obtenir sa réintégration. Mais, en attendant le décret, il menait à Paris une existence solitaire et besogneuse. Il faisait maigre chère à son hôtel, dînait le plus souvent possible en ville, chez M. et madame Permon, qu'il avait connus à Valence et dont la fille devait épouser Junot et devenir duchesse d'Abrantès. Plus tard, Bonaparte eut la pensée de demander la main de madame Permon, restée veuve avec une certaine fortune. Malgré son économie, il eut, à cette époque, quelques dettes. Il devait quinze francs à son gargotier, et, comme nous l'avons vu, une note de quarante-cinq francs à sa blanchisseuse, Catherine Sans-Gêne. Ses relations étaient rares. Il vivait en quotidienne intimité avec Junot, Marmont et Bourrienne. Tous trois, comme lui, dénués d'argent et riches d'espérances. Le matin du 10 août, Bonaparte s'était levé au son du tocsin et, simple spectateur du combat, avait couru chez Fauvelet de Bourrienne, le frère aîné de son camarade, qui tenait un bureau de prêts et de bric-à-brac place du Carrousel. Il avait besoin d'argent, et ne voulait pas être démuni un jour de révolution; il mit alors sa montre en gage chez Fauvelet, qui lui avança quinze francs. De la boutique de ce prêteur, d'où il était difficile de sortir, la bataille étant engagée, Bonaparte suivit toutes les péripéties de la lutte. A midi, quand la victoire fut acquise au peuple, il regagna son logis. Il cheminait pensif, attristé par la vue des cadavres, écœuré à l'odeur du sang. Bien des années après, le grand boucher de l'Europe, oubliant les hémorragies terribles de ses peuples et les monceaux de cadavres accumulés en trophées sous ses pas, se souvenait encore de l'horreur du spectacle: sur le rocher de Sainte-Hélène, il exprimait son indignation et son émotion, à la vue des innombrables victimes des Suisses et des Chevaliers du poignard, rencontrées par lui dans le parcours, pour rentrer à son hôtel, le matin rouge du 10 août. VIII LE JOLI SERGENT Tel était l'homme, encore inconnu, obscur, mystérieux, que Catherine Lefebvre venait trouver dans sa chambrette d'hôtel meublé, où il attendait impatiemment la fortune, déesse capricieuse et tardive, qui ne se décidait pas à venir frapper à sa porte. Tout lui semblait contraire. Rien ne lui réussissait. La malechance le poursuivait... A son retour du Carrousel, en cette matinée sanglante du 10 août, il avait cherché, dans le travail, le repos de l'esprit, la distraction de ses ennuis et l'oubli du spectacle tragique auquel il avait assisté de la boutique du prêteur sur gages. Il avait déployé une carte de géographie et, attentivement, s'était mis à étudier la région du Midi, le littoral de la Méditerranée, Marseille et surtout le port de Toulon, où la réaction royaliste s'agitait et que menaçait la flotte des Anglais. De temps en temps, il repoussait la carte, se plongeait la tête dans les mains, et rêvait... Sa pensée ardente s'échauffait... Comme le voyageur des sables, devant lui il entrevoyait de féeriques et prodigieux mirages... Des villes prises où il pénétrait en vainqueur, monté sur un cheval blanc, au milieu de l'agitation des foules, des acclamations des soldats... Un pont que la mitraille balayait et qu'il traversait, un drapeau à la main, entraînant des bataillons, refoulant l'ennemi... Des cavaliers étranges, aux riches vêtements de laine brodée d'or, qui tourbillonnaient le cimeterre levé, autour de lui, impassible, et tout à coup s'arrêtaient, jetaient leurs armes et inclinaient leurs turbans devant sa tente... Puis, des foulées triomphales, parmi des monceaux de combattants vaincus, en des pays lointains, variés, changeants... Le soleil ardent du Midi brûlant sa tête, la neige du Nord poudrant son manteau... et, aussi, des fêtes, des défilés, des cortèges... des rois soumis, prosternés, des reines lui offrant la coupe de leurs seins... les ivresses, les gloires, les apothéoses... Tout ce rêve fantastique se fondait, se reformait pour s'évanouir de nouveau, tandis qu'il rafraîchissait son front brûlant dans sa main... Rouvrant les yeux, la réalité laide et ridicule de sa chambre d'hôtel lui apparaissait... Un sourire amer errait sur sa lèvre, et, son esprit positif reprenant le dessus, il chassait le trompeur fantôme; cessant de voir le mirage, il envisageait avec des yeux nets ce qui l'entourait, il examinait, avec un froid raisonnement, l'inquiétante situation, le présent mauvais, l'avenir probablement pire... Sa position était déplorable, et nul changement ne paraissait probable... Pas d'argent. Pas d'emploi. Le ministre, sourd à ses réclamations. Les bureaux hostiles. Aucun ami. Nul protecteur... Il se voyait acculé à une impasse navrante: la misère noire et l'impuissance! Ses fumées d'ambition s'étaient dissipées au vent brutal de la vie... ses projets d'avenir s'effondraient ainsi que des châteaux de cartes. Il commençait à sentir sur la nuque le frisson glacé de la désillusion... Que faire?... Il avait un instant imaginé, en passant dans une rue du quartier de la Nouvelle-France, alors en construction, de louer des maisons et d'entreprendre la location en garni... Il songeait aussi à quitter la France et à demander du service dans l'armée turque... Cependant il se disait qu'il avait quelque chose dans la cervelle, et dans ses veines il sentait courir un sang impétueux, avec la rapidité du Rhône... Alors il se remettait à la tâche, s'appliquant à l'étude topographique du bassin de la Méditerranée, son berceau, où le canon allait bientôt gronder... Oh! s'il pouvait être là, où l'on se battrait, où l'on défendrait la nation, en canonnant les Anglais!... Ce songe était possible... s'il demeurait chimérique, c'est que le Corse besogneux se trouvait seul, sans appui, sans personne qui crût en lui... De nouveau, pour vaincre le découragement qui commençait à s'insinuer dans ses veines,—ce poison subtil et charnel qui glace les plus solides énergies,—il se pencha sur sa carte, reprenant la suite de son étude interrompue par son rêve. On frappa deux légers coups à la porte. Il tressaillit. Un peu d'angoisse lui comprima le cœur. Les plus braves, la poche vide, quand soudain on vient, frissonnent. L'inconnu les effraie, les paralyse. Ils accueilleraient, le front haut, l'œil fixe, la Mort heurtant du bout de sa faux. Ils sont lâches et tremblants à la pensée du créancier qui survient, la dette à la main. On frappa de nouveau, un peu plus fort. —C'est peut-être le père Maugeard qui monte pour sa note!... pensa Bonaparte en rougissant.—Entrez! dit-il sourdement. Une minute s'écoula. —Entrez donc! répéta-t-il, impatienté. Et il pensa, surpris: —Ce n'est pas l'hôtelier... Junot ou Bourrienne n'attendraient pas pour entrer... qui donc peut venir aujourd'hui?... moins inquiet, plus étonné, car jamais il ne recevait de visites. Il leva curieusement la tête pour dévisager l'intrus. La porte s'ouvrit, la clef étant restée dans la serrure, et un jeune homme parut, portant l'uniforme de fantassin. Un gentil jeune homme frais, rose, délicat, sans barbe encore, avec des yeux noirs pleins d'énergie... Sur la manche du fusilier luisait le galon de sergent, tout neuf... —Que me voulez-vous? demanda Bonaparte avec brusquerie, vous vous trompez sans doute?... Le jeune sergent fit le salut militaire. —C'est bien au capitaine d'artillerie Bonaparte que j'ai l'honneur de parler? dit-il d'une voix douce. —A lui-même... quelle affaire vous amène?... —Je me nomme René... dit avec une certaine hésitation le petit soldat. —René... tout court? demanda Bonaparte, fixant sur cet inconnu son regard perçant, qui fouillait jusqu'au plus profond de l'âme. —Oui, René... reprit avec plus d'assurance le visiteur... au bataillon des volontaires de Mayenne-et-Loire, où je suis incorporé, on m'appelle aussi le Joli Sergent... —Vous méritez ce surnom, dit Bonaparte souriant, vous avez en effet l'air bien doux, bien coquet pour un soldat... —Vous me jugerez au feu, mon capitaine!... répondit avec crânerie le pimpant volontaire. Bonaparte fit une grimace, où il y avait de la mélancolie. Il grommela: —Au feu!... si on m'y envoie jamais!... Il reprit, examinant plus soigneusement ce visiteur inattendu: —Arrivez au fait... que me demandez-vous? que puis-je pour vous?... —Voici, mon capitaine, l'objet de ma démarche... mon bataillon, commandé par M. de Beaurepaire... —Un brave!... un énergique soldat! je le connais et je l'apprécie, interrompit Bonaparte. Et où est-il en ce moment, votre bataillon? fit-il avec un intérêt plus marqué, sans cesser d'observer dans une attention profonde ce sergent, si jeune et qui semblait si intimidé. —A Paris... oh! pour peu de jours!... nous arrivons en courant d'Angers, et nous avons sollicité l'honneur de partir les premiers pour la frontière... on nous envoie au secours de Verdun... —C'est très bien!... Que vous êtes heureux d'aller vous battre! dit Bonaparte avec un soupir, et il ajouta: —Enfin, que désirez-vous de moi? —Mon capitaine, j'ai mon frère, Marcel... —Votre frère se nomme Marcel? interrogea Bonaparte d'un ton méfiant. —Marcel René!... se hâta de dire le joli sergent se troublant un peu, et baissant les yeux sous le regard inquisitorial du sévère capitaine d'artillerie... Mon frère est médecin... il a été détaché, comme aide-major... au 4e régiment d'artillerie à Valence... —Mon régiment!... mon ex-régiment, plutôt! —Oui, mon capitaine... alors j'ai espéré... ayant appris que vous vous trouviez à Paris, par des gardes nationaux, avec qui je me suis rencontré ce matin, au combat des Tuileries... le sergent Lefebvre entre autres, qui vous connaît... —Le brave Lefebvre! pardieu! oui, je le connais aussi... eh bien! que vous a dit Lefebvre? —Que vous pourriez peut-être... par un mot au commandant... par votre protection... obtenir que mon frère pût permuter... Bonaparte réfléchissait profondément, sans détourner son regard du joli sergent, qui se troublait de plus en plus. Par embarras, pour en finir plus vite et se tirer de sa requête, qui semblait lui causer une vive émotion, le volontaire continua, en précipitant ses paroles: —Enfin, je voudrais que mon frère fût envoyé, du régiment d'artillerie qui est à Valence, à l'armée du Nord... Il serait avec moi... je ne le perdrais pas de vue... on pourrait se rencontrer... on serait l'un près de l'autre... et s'il venait à être blessé, je me trouverais là... Il me serait possible de le soigner, de le sauver, peut-être!... Oh! mon capitaine, faites-nous à tous les deux cette grande joie!... Si nous étions réunis, nous vous bénirions, nous vous serions éternellement reconnaissants!... En achevant ces paroles, la voix du jeune homme s'était entrecoupée de hoquets... on eût dit des sanglots refoulés. Bonaparte s'était levé. Il marcha droit au sergent et lui dit de son ton saccadé: —D'abord, mon enfant, je ne puis rien pour vous, ni pour celui que vous nommez votre frère... Lefebvre aurait dû vous dire que je suis sans emploi, sans grade... on a brisé mon épée!... Ma recommandation au 4e d'artillerie serait nulle... plutôt nuisible... je ne connais personne à Paris... je vis seul... je suis moi-même dans l'attente d'une protection... cependant je connais le frère d'un homme influent, d'un ancien député nommé Maximilien Robespierre... il demeure tout près d'ici, rue Saint-Honoré... Vous irez le trouver de ma part... peut-être pourra-t-il obtenir ce qui me serait refusé à moi... allez voir Robespierre jeune!... —Oh! merci, mon capitaine... comment vous témoigner ma gratitude!... Bonaparte leva un doigt et, moitié souriant, moitié grave, dit lentement: —En m'apprenant, brave sergent, ce qui vous a fait quitter les vêtements de votre sexe, pour vous incorporer et courir le hasard des guerres!... Le joli sergent se mit à trembler: —Ah! pardon! mon capitaine!... ne me trahissez pas!... soyez généreux! respectez mon déguisement... ne me perdez pas en divulguant ma supercherie... Oui, je suis une femme!... —Je l'avais soupçonné tout d'abord! dit Bonaparte avec bonne humeur. Mais vos camarades, vos chefs ne se sont aperçus de rien? —Nous avons au bataillon un grand nombre de tout jeunes gens... pas un n'a de poil au menton... et puis, mon capitaine, je fais mon service très sérieusement! dit avec fierté la jeune guerrière. —Je n'en doute pas!... Enfin, vous voilà volontaire... et vous voulez être rejointe à l'armée du Nord, si j'ai bien compris votre désir, par ce médecin... cet aide, nommé Marcel... qui vous touche certainement plus qu'un frère... pour qui, probablement, vous vous êtes enrôlée... Oh! je ne vous demande pas votre histoire!... Gardez votre secret!... Vous m'avez intéressé, et si je puis vous être utile, comptez sur moi... Allez voir Robespierre jeune! Dites-lui bien que c'est son ami Bonaparte qui vous envoie! Et il tendit la main au joli sergent, qui la serra avec des transports de joie... Le capitaine regarda s'éloigner Renée, toute radieuse. Son visage s'éclaircit un instant; il murmura avec envie: —Ils s'aiment... et ils vont combattre ensemble pour la patrie, ces jeunes gens! qu'ils sont heureux!... Et la mélancolie de nouveau envahit son front. Il se remit à sa table, promena son doigt sur la carte, et, pensif, considéra longuement cette ville de Toulon, la grande place maritime du Midi, en disant avec exaltation: —Oh! si je pouvais battre les Anglais!... car je les battrais... là!... là!... Et son doigt fiévreux pointait, sur la carte étalée, une place inconnue, visible pour lui seul, d'où il foudroyait, par la pensée, la flotte anglaise. IX LE SERMENT SOUS LES PEUPLIERS Le comte de Surgères, dont le château, auprès de Laval, baignait ses vieilles tourelles crevassées dans la Mayenne, aux premiers grondements de la Révolution, s'était empressé de gagner l'hospitalière rive du Rhin. A Trèves, puis à Coblentz, il s'était campé, résolu à observer, en spectateur tranquille, les bouleversements. Nominalement il avait pris du service dans l'armée des princes, mais, excipant de son âge et de ses précoces infirmités, quoiqu'il eût à peine dépassé la cinquantaine, le comte de Surgères s'était surtout attaché à bien vivre et à attendre les événements en repos, sous la protection des armées impériale et royale, dans les calmes petites cités rhénanes. L'empressement qu'il avait mis à quitter son domaine ne tenait pas seulement à la terreur des sans-culottes ou à l'amour pour ses princes... Le comte, resté veuf sans enfants, après quelques courtes années de mariage, avait, depuis un assez long temps, une liaison secrète avec la femme d'un gentilhomme du voisinage, royaliste ardent et qui parlait, dès la nuit du 4 août, de prendre les armes, de faire sonner le tocsin et d'appeler les paysans à la défense de la religion et des fleurs de lys. M. de Surgères, vu son intimité avec son voisin, n'aurait pu se dispenser de le suivre par les grands chemins. Mais il n'avait que des goûts de chevalerie fort paisibles; se bornant aux hommages à rendre aux dames, il laissait aux amateurs de prouesses brutales les honneurs du combat. De plus, il commençait à éprouver une terrible lassitude de son amoureux servage. La dame de ses pensées ne s'était pas seulement alourdie avec l'âge; jadis si mince, si élégante, si fluette, si poétiquement sylphide, à présent robuste et massive quadragénaire, à la poitrine formidablement bastionnée, elle lui pesait lourdement à l'âme. De tous les corps pondéreux, la femme qu'on cesse d'aimer est assurément celui qui offre le plus de densité. Ainsi pensait le comte de Surgères, homme d'esprit, ami du plaisir, mais détestant les reproches, les pleurs, les jalousies, les menaces. Son caractère indépendant, un peu philosophique,—il avait, dans sa jeunesse, à Paris, fréquenté les encyclopédistes,—s'accommodait mal de tout joug. La chaîne de l'adultère lui paraissait la plus insupportable. S'il avait longtemps patienté et conservé, auprès de la marquise de Louvigné, l'attitude fatigante d'un soupirant en titre, c'est qu'il s'ennuyait fort en son domaine, qu'il était trop désargenté pour vivre à la cour et que la marquise était la seule personne courtisable des châteaux d'alentour. Pour lui donner une rivale, il eût fallu se déplacer, chercher en quelque manoir éloigné une gentille châtelaine, ou bien tomber dans la bourgeoisie en aimant à la ville. M. de Surgères, en sage, s'était contenté du bonheur qu'il trouvait à portée de fusil. Mais les événements s'y prêtant, et d'une part les exigences héroïques du marquis, voulant absolument l'entraîner dans les bois et le forcer à la guerre des haies,—de l'autre la prétention de la marquise de jouer les duchesses de Longueville, en cette Fronde qui pouvait être terrible, et de chevaucher par les grands chemins, la cocarde blanche au chapeau et des pistolets à la ceinture, avaient complètement décidé le comte à prendre la route de l'émigration. Cette résolution avait le double avantage de ne pas laisser douter de ses sentiments de fidélité envers le roi, et en même temps de le délivrer de l'amazone obèse et du gentilhomme trop ami des embuscades parmi les buissons. Il était seul et relativement libre. Il annonça donc son départ, un beau matin, et le brusqua, prétendant avoir reçu un message pressant du comte de Provence, l'invitant à le rejoindre au plus vite, à l'étranger. Dans la crainte que le marquis ne renonçât à sa guerre paysanne et surtout que la marquise ne voulût galoper dans les plaines du Palatinat, le comte ajouta malicieusement que le comte de Provence témoignait toute sa reconnaissance à son fidèle Louvigné de son zèle à garder à la couronne les provinces de l'Ouest. Enchanté de cette marque de la confiance royale, le marquis laissa partir son ami. La marquise pleura un peu, mais, toute consolée à l'idée de guerroyer, de coiffer un chapeau à cocarde et d'avoir une carabine accrochée à la selle du cheval puissant qui la porterait, elle sourit, à travers ses larmes, quand le comte de Surgères, lui faisant ses adieux, en présence de son mari, demanda la permission de l'embrasser. Tandis qu'il penchait ses lèvres vers elle, un peu gêné par les ouvrages avancés qui protégeaient sa poitrine, Surgères eut le temps de lui glisser ces deux mots à l'oreille: —Veillez sur Renée... je vais l'embrasser avant de partir! La marquise fit un signe de tête affirmatif, indiquant qu'elle avait compris et qu'elle se souviendrait de la recommandation. Le comte, léger, joyeux, émancipé, fit un dernier signe du pommeau de la cravache à son ami le marquis, déjà tout préoccupé des chemins creux où il irait se poster avec ses fermiers, guettant les soldats de la République isolés ou marchant par petites troupes, puis il se rendit à un des tournants de la route de Fougères, vers une blanche maison, proprette et fleurie, qu'on nommait la Garderie. Là, jadis, était un rendez-vous de chasse, un poste de gardes des seigneurs de Mayenne. Le comte arrêta son cheval devant l'échalier fermant la cour, au milieu de laquelle se trouvait la maisonnette. Il mit pied à terre, effrayant et chassant les poules picorant dans l'herbe, les canards barbotant au milieu d'une mare que recouvrait à demi une taie verdâtre. Un chien avait aboyé. —Paix! paix! Ramonneau!... dit une voix forte, ne reconnais-tu pas notre bon seigneur?... —Oui, c'est moi, père La Brisée... et quoi de nouveau à la Garderie? —Rien de nouveau, monseigneur!... dit le vieux garde-chasse, debout sur le seuil de sa maison, vêtu de sa veste de velours, botté, le couteau sur la cuisse, prêt à découpler ses chiens pour la battue ou à décrocher son fusil, pour l'affût au coucher du soleil. Dans l'intérieur soigneusement lavé, poli, frotté de la pièce servant de cuisine et de salle à manger, des trompes de chasse faisaient étinceler leurs cuivres, à côté de fouets alignés et de défenses de sangliers, d'andouillers, de têtes de cerfs et de museaux de renards, garnissant les parois. —Monseigneur veut-il me faire l'honneur d'entrer un instant se reposer et d'accepter un pot de cidre? —Ce ne serait pas de refus, en un autre moment, mon bon La Brisée, mais aujourd'hui impossible... Je pars... je vais faire une assez longue absence... La Brisée eut un mouvement où il y avait de la tristesse. —Ah! monseigneur nous quitte, dit-il... A une époque pareille!... Qu'allons-nous devenir? —Je reviendrai, mon vieux La Brisée, il s'agit d'un voyage... un simple voyage d'agrément. —Monseigneur est le maître de rester ou de s'en aller! dit avec résignation le garde-chasse... et monsieur le comte a-t-il des ordres à me donner pour le temps de son absence? ajouta-t-il en reprenant son ton ordinaire de serviteur soumis. —Oh! pas grand'chose, La Brisée... le droit de chasse est présentement aboli et cela te laisse des loisirs... La Brisée fit un geste mélancolique, et murmura: —C'est l'abomination de la désolation!... Si encore on s'était contenté de supprimer... Il s'arrêta, se rappelant que son seigneur était là, et le vieux garde, partisan sous cape de toutes les réformes de la Révolution, sauf en ce qui concernait la chasse, termina son appréciation en disant: —Toucher au gibier... ça ne s'était jamais vu!... —Vous en verrez... je veux dire, nous en verrons bien d'autres, La Brisée! Mais parlons de ce qui m'amène... Où est Renée?... —Mademoiselle Renée est avec ma femme, tout près d'ici... à la ferme de Verbois... Oh! elles ne vont pas tarder... je les espère depuis un quart d'heure... —Je ne puis attendre... il faut que j'aille coucher à Rennes cette nuit... Vous embrasserez donc Renée pour moi... Adieu, mon brave La Brisée!... portez-vous bien... je reviendrai!... je reviendrai... Et le comte de Surgères s'éloigna, en faisant un signe bienveillant à son garde. Gaillard et dispos, il sauta en selle. L'idée d'une scène d'attendrissement avec Renée l'avait tourmenté jusque-là. Il redoutait les effusions du cœur. Ce n'était pas qu'il fût incapable de tendresse. Renée était sa fille. L'enfant issu de ses amours avec la plantureuse marquise de Louvigné. Il éprouvait, pour cette fille de la passion depuis longtemps refroidie, une affection fort tempérée. Il avait sans doute veillé sur elle, mais de loin, et s'il n'avait pas ménagé l'argent, les cadeaux, il s'était montré moins prodigue de ses caresses. Aussitôt sa naissance, heureusement survenue tandis que le marquis de Louvigné s'était rendu à une assemblée de gentilshommes de la Bretagne et du Perche, tenue à Rennes, Renée avait été confiée aux bons soins de La Brisée et de sa femme. L'enfant avait été élevée en secret, ne voyant que de loin, au hasard des promenades, son père, et plus rarement encore la marquise de Louvigné, sa mère, qui, l'un et l'autre, en présence de témoins toujours à portée, gars de ferme ou villageois curieux, s'abstenaient de lui donner de bien grandes preuves d'intérêt. Elle ignorait donc sa naissance et se croyait la fille de La Brisée et de sa digne mais peu aristocratique compagne. Le comte et la marquise, l'une grande dame du voisinage, l'autre seigneur du domaine où La Brisée était garde, ne lui laissaient en rien soupçonner, par leurs rares visites, le lien naturel qui les attachait à elle. Grâce aux libéralités du comte, Renée avait eu l'éducation large et s'était accoutumée à montrer une indépendance de demoiselle de bonne maison. Elle avait appris à monter à cheval et galopait, seule, sans crainte comme sans tutelle, à travers prés et champs, sur une petite jument, sortie des écuries du château. Le père La Brisée l'avait emmenée dans ses courses sous bois, et, déjà forestière, la gamine s'était improvisée chasseresse. Un jour, pendant que La Brisée, son repas pris en forêt, sommeillait à l'ombre d'un hêtre, comme un pasteur virgilien, elle lui avait doucement dérobé son fusil. A pas lents, elle s'était éloignée... évitant le craquement, sous les pieds, du bois mort ou le froissement des feuilles sèches... Parvenue à une clairière, où le chien de garde, qui, voyant prendre le fusil, sans s'occuper de qui le portait, s'était mis en quête, fit lever un faisan, avec émotion, Renée épaula, ajusta, tira... Dans un lourd battement d'ailes, l'oiseau tomba. Renée demeura un instant stupéfaite: comme assourdie par la détonation, elle regardait avec surprise, et non sans un mouvement d'orgueil, un éclair de victoire aux yeux, le gibier se débattre et tout à coup demeurer inerte dans l'herbe humide, allongé, les plumes raides, le bec bâillant. Le chien s'était précipité sur la proie, et, dans sa gueule, en frétillant, l'apportait. Avec une caresse, Renée récompensa l'animal qu'elle débarrassa de sa capture, puis, comme un avare son trésor, elle enfouit son gibier dans la poche de la veste masculine qu'elle revêtait pour ses courses sylvestres, et s'en revint trouver La Brisée, réveillé, tout ému de ce coup de feu. Il cherchait son fusil, et, ne le trouvant pas à sa portée, se croyait dévalisé par des braconniers. Il gronda Renée d'abord, puis s'humanisa en constatant qu'elle ne revenait pas bredouille, la chasseresse débutante! Il était mécontent d'avoir été désarmé durant le sommeil, mais fier du bon usage que son élève avait fait de l'arme empruntée. Depuis, elle l'accompagna dans ses rondes, chaque fois que l'heure et le temps le permettaient, et, à l'occasion, tirait un lapin ou servait un chevreuil. Ainsi Renée se familiarisa avec la marche, avec la fatigue, avec la poudre, avec les armes. Au hasard de ses courses, bien souvent, le fusil sous le bras, elle s'en allait seule, loin du père La Brisée, occupé à surveiller de rusés fraudeurs ayant disposé pièges et collets dans les sentes et les passes du gibier. Ces jours-là, lièvres, faisans et perdreaux pouvaient, tranquilles, se raser, se percher, ou rappeler. Renée ne renouvelait pas la pierre de son fusil, et ne faisait nulle attention aux rencontres de son chien. Alors elle battait la plaine du côté d'un moulin, où, près du ruisseau jaseur qui l'alimentait, se trouvait, derrière un rideau de peupliers, comme une cabane de verdure faite de plantes sauvages, viornes, prèles, lierres, grimpant et s'enchevêtrant dans un verdoyant fouillis. Ce n'était pas seulement la fraîcheur de cette retraite heureuse, ni le gazouillis du ruisseau sur les cailloux, ni le calme profond sous l'ombre épaisse, qui l'attiraient. Pour Marcel, le fils du meunier, les bords discrets du ruisseau avaient pareillement un attrait. Aussi fréquemment qu'il était possible, les deux jeunes gens se rencontraient là... Un livre à la main, le jeune homme, à pas lents, dès qu'il apercevait Renée partant en chasse, venait au-devant d'elle... Il feignait de lire comme elle de chasser... Leur pensée était ailleurs, et livre et gibier n'intéressaient que comme prétextes. Renée avait alors dix-sept ans, Marcel entrait dans sa vingtième année... Fils de paysan aisé et neveu du curé, Marcel avait appris un peu de latin et l'on avait pensé qu'il entrerait dans les ordres; mais l'église ne le tentait guère. Epris des charmes de la nature, aimant les bois, les prés, les fleurs, cherchant à étudier le secret de la vie universelle et désireux d'en surprendre le mystère, Marcel avait manifesté de très vives dispositions pour les sciences naturelles. Avec l'appui de son oncle le curé, il avait pu prendre quelques leçons d'anatomie chez un vieux médecin, familier du presbytère. A force d'études et de patience, il avait préparé suffisamment ses premiers grades, qu'il avait obtenus à Rennes. Il serait donc médecin et dans ses projets d'avenir, ébauchés au bord du ruisseau babillard, avec Renée, qui, pour lui, négligeait décidément la chasse et ne prenait plus le fusil que comme explication de ses longues absences, il se voyait d'abord à Rennes, puis ensuite à Paris, où seulement la science pouvait être acquise avec la notoriété et la fortune, pratiquant ce bel art de guérir dont les anciens faisaient un attribut divin... Pacifique, sentimental, ayant lu avec ardeur les écrits de Rousseau, Marcel avait l'âme d'un philosophe. Il s'agenouillait devant la Nature et sa profession de foi était celle du Vicaire Savoyard. Sa pensée, élargissant le cercle restreint des êtres et des choses qui l'environnaient, embrassait l'humanité tout entière. Il se rêvait citoyen du monde et proclamait que le globe était la patrie de tous les humains. Il lui était tombé entre les mains plusieurs écrits d'Anacharsis Clootz, connu sous le nom du philosophe Anaxagoras, et il avait fait sa doctrine de sa République universelle. Dans ses courses projetées, le jeune médecin cosmopolite ne partait pas seul pour Paris et pour la gloire... Renée l'accompagnait, Renée, devenue sa femme, car les deux jeunes gens, sans se l'être jamais bien dit nettement, s'aimaient, et, au fond du cœur, s'étaient juré de ne jamais se quitter. Ils étaient d'âge apparié, ils se plaisaient, et leur situation de fortune se trouvant à peu près égale, rien ne semblait donc devoir s'opposer à leur bonheur. Marcel, fils de meunier, ayant pour seigneur le comte de Surgères, ne dérogeait guère en épousant celle qu'il croyait la fille du brigadier des gardes-chasses du comte, le père La Brisée. La bonne maman Toinon, la femme du garde, avait surpris leurs projets, un jour qu'elle s'était trouvée faire de l'herbe pour ses lapins, du côté du ruisseau. Elle n'avait pas grondé fort, mais ce qui avait un peu surpris Marcel, c'est que, dans ses réticences et ses grognements, la mère Toinon avait paru insinuer qu'il y aurait un obstacle, du côté de Renée. Le fils du meunier, dont l'aisance paternelle pouvait justifier quelque opposition à un mariage avec la fille d'un simple garde-chasse, ne devina pas ce que voulait dire la femme de La Brisée; celui-ci ne paraissait tenir aucune place dans les réserves qu'elle indiquait vaguement... son consentement était-il donc nul, ou n'y avait-il aucune raison de s'en inquiéter? Marcel ne démêlait pas trop les craintes de la femme du garde ni les causes de cet empêchement qu'elle signalait, du fait de Renée... Quand le comte de Surgères eut brusquement quitté le pays pour aller, comme on le sut bientôt, retrouver les princes dans l'émigration, la maman Toinon, en regardant avec des yeux narquois les deux amoureux, leur dit: —A présent, mes enfants, si vous voulez toujours vous marier, n'y a plus qu'à demander au meunier... Marcel, sans comprendre pourquoi la mère La Brisée disait que le consentement de son père suffirait désormais, s'en était allé trouver celui-ci et lui avait fait part de son désir d'épouser Renée. Le meunier, tout en déclarant qu'il n'avait rien à dire contre la jeune fille, avait tenté de dissuader son fils. Il lui avait représenté qu'il était très jeune, qu'il devait travailler, se faire une position, enfin ce que les pères disent en pareil cas, lorsqu'il est question d'un mariage qui ne leur convient pas, sans qu'ils puissent donner de bonnes raisons pour refuser franchement. Surpris de cette résistance, qui n'était pas celle qu'il attendait, car le jeune homme supposait que son père aurait invoqué la condition relativement inférieure de la fille d'un garde-chasse, Marcel résolut d'approfondir les motifs du refus paternel. Sa mère—les mamans sont bavardes lorsqu'il s'agit du bonheur de leurs fils—lui apprit que maître Bertrand Le Goëz, tabellion et régisseur des biens du comte de Surgères, de plus son mandataire en son absence, nanti de sa procuration générale, avait jeté des regards fort tendres du côté de la Garderie. La gentille Renée lui avait plu, et il l'avait demandée en mariage, ou peu s'en fallait, à La Brisée. Marcel éprouva une vraie douleur, où la colère ajoutait ses flammes, à cette confidence de sa mère... Il avait donc pour rival maître Bertrand! un homme vilain, vieux, désagréable, sur le compte duquel couraient mille méchants propos!... Mais Renée n'aimait pas le tabellion. Elle ne voudrait pas de lui. Elle résisterait à ses prétentions. Il était sûr d'elle. De ce côté, nulle inquiétude. Quant à La Brisée, il comprenait ses hésitations, étant sous la dépendance de maître Bertrand Le Goëz qui, chargé par le comte de la direction de tous ses biens, était par conséquent libre de congédier les gardes-chasses... Là était le danger. Cependant Le Goëz n'osait pas renvoyer, pour ce motif, un vieux et fidèle serviteur comme La Brisée, l'honneur et le modèle des forestiers d'alentour. C'est pourquoi le rusé tabellion s'était précautionné de l'appui du meunier. Il dépendait de lui de renouveler le bail de diverses terres appartenant au seigneur de Surgères, qui étaient indispensables au meunier pour alimenter son moulin. Le Goëz avait mis nettement le marché à la main. Marcel cesserait donc toute accointance avec Renée, sinon le bail ne serait pas renouvelé et le meunier, ruiné, devrait abandonner son moulin, quitter le pays. Le jeune homme, en apprenant les projets et les calculs du tabellion, ne parlait rien moins que d'aller le trouver dans son étude, au milieu de ses paperasses, et de lui casser les reins. Sa mère l'en dissuada. Le Goëz était puissant autant que vindicatif. Bien que fondé de pouvoirs d'un noble, peut-être pour cette raison, il affectait les principes révolutionnaires les plus violents. Il ne parlait que de couper des têtes et avait réclamé l'installation d'un tribunal chargé de juger les contre-révolutionnaires dans chaque commune. Il était officier municipal et correspondait avec des agitateurs influents des sections de Paris, l'huissier Maillard, le marquis de Saint-Huruge, Fournier l'Américain et autres hommes d'action. Il n'y avait ni à plaisanter avec un pareil citoyen, ni à le braver. —Que faire alors? avait demandé le jeune homme. —Partir, répondit sa bonne femme de mère, ne plus songer à Renée, aller à Rennes, où il finirait ses études, où il deviendrait un grand médecin, où il trouverait l'oubli, le repos, le bonheur peut-être... Le jeune amoureux secoua la tête et s'éloigna tout pensif, sans répondre à sa mère. Il ne voulait ni du repos ni de l'oubli. Il savait bien que loin de Renée il ne pourrait trouver le bonheur. Il resterait au pays et il arracherait Renée à l'odieux tabellion. Ou bien, s'il le fallait, l'âme ouverte à de vagues aspirations de vie en pleine nature, de terres nouvelles où la liberté fleurissait sans péril, il s'expatrierait, il traverserait les mers, il irait dans cette Amérique où la France avait combattu pour l'indépendance; là, il travaillerait, il étudierait, il deviendrait un citoyen laborieux et utile, loin du fracas des camps, hors de tout le tumulte belliqueux de la vieille Europe. Naturellement, dans ce rêve d'émigration, Renée était du voyage. Le soir de cette conversation décisive avec sa mère, Marcel retrouvait Renée au bord du ruisseau, dont la chanson semblait, à l'heure crépusculaire, plus mélancolique et plus triste. Une barre rougeâtre au couchant indiquait la mort du soleil, enseveli dans les linceuls de grands nuages roux et gris. La lune cependant, dissipant les nuées avec lenteur, à l'orient montait, et son disque paisible luisait entre les hautes et frêles branches des peupliers. Renée et Marcel, assis sur l'herbe, au bord du petit cours d'eau, se tenaient les mains et regardaient, comme une roue d'argent, l'astre blanc et doux rouler dans l'espace. L'instant était solennel, l'heure était nuptiale. Comme deux chants d'oiseaux se répondant au mois de mai, sous la ramure enamourée, les deux voix des jeunes gens alternaient dans la sérénité du soir: —Je t'aime, ma Renée, et n'aimerai jamais que toi!... —Toi seul, Marcel, occupes ma pensée, et mon cœur n'est qu'à toi seul... —Nous ne nous quitterons jamais!... —Toujours nous vivrons côte à côte... —Rien ne pourra nous séparer!... —Nous serons réunis jusqu'à la mort... —Tu jures de me suivre partout, ma Renée? —Je jure de t'accompagner où tu iras, Marcel!... —Nous nous aimerons toujours!... —Toujours nous nous aimerons, je le jure!... —Que ces branches, emblèmes de la liberté, que ces arbres qui sont les piliers du temple de la Nature, que ces peuples rustiques reçoivent mes serments et soient témoins! dit Marcel avec l'emphase qui se trouvait alors dans le langage comme dans les gestes, et il étendit la main vers les arbres que la Révolution honorait tels que les symboles de la nation, en manière de serment. Renée imita Marcel et, comme lui, la main étendue, jura d'aimer toujours et de suivre partout celui à qui elle s'engageait librement, sous les peupliers qu'argentait la lune bienveillante. X L'ENROLEMENT INVOLONTAIRE Quand les deux jeunes gens eurent, d'un chaste baiser, scellé le serment échangé sous la sérénité du clair de lune, envahissant toute l'étendue du ciel et dispersant les brumes de l'occident, ils crurent entendre comme un froissement de feuilles derrière eux, suivi d'un cri analogue au houloulement du chat-huant. Cet oiseau de funèbre augure troubla leur extase. Ils se levèrent, impressionnés, et une secrète angoisse comprima leurs élans. Marcel prit une pierre et la lança dans la direction du massif d'où le cri était parti, cherchant à déloger la bête importune. —Veux-tu t'en aller, vilain chat-huant! cria Marcel, regardant avec colère le feuillage sombre où sans doute était blotti, dans quelque creux d'arbre, le témoin jaloux de leurs tendresses. Aucun oiseau ne s'envola. Au lieu d'un battement d'ailes, ce fut comme un bruit de pas précipités que les deux amoureux perçurent, et il leur sembla, dans le fouillis des feuilles, entendre un ricanement d'homme... On les avait donc surpris, épiés, écoutés?... Ils rentrèrent tous deux, au village, attristés, silencieux, inquiets. —J'ai peur de ce mauvais présage! dit Renée au moment des adieux, auprès de la haie bordant la Garderie. —Bah! répondit Marcel, essayant de tranquilliser la jeune fille, c'est quelque mauvais plaisant qui aura voulu s'amuser à nos dépens... un jaloux que notre bonheur fait rager... n'y pensons plus, mignonne! Nous nous aimons, nous avons juré de nous être toujours fidèles et rien ne peut nous séparer!... Ils se quittèrent cependant, alarmés par cet avertissement qui leur avait été donné. Un ennemi les surveillait. On voulait donc les empêcher d'être heureux? Qui pouvait ainsi les suivre et les menacer? A qui leur bonheur portait-il ombrage? Le souvenir des paroles de la meunière et la pensée de ce Bertrand Le Goëz qui osait vouloir posséder Renée, se présenta aussitôt à l'esprit de Marcel. Il se raisonna et chercha à se prémunir contre cette appréhension vague qui pénétrait dans son âme. «Bertrand Le Goëz est un méchant homme et un jaloux, se dit-il, mais que peut-il contre nous, puisque Renée m'aime et qu'elle a juré de n'être qu'à moi!» Il se promit cependant de se tenir sur ses gardes et de veiller sur les manœuvres du tabellion. La crainte qu'il éprouvait n'était pas sans quelque fondement. Le Goëz multipliait ses visites au moulin. Il avait une seconde fois averti le père de Marcel que son bail expirait prochainement et qu'il n'avait à compter sur aucun renouvellement. En vertu de la procuration que le comte de Surgères lui avait remise, Le Goëz signifierait au meunier d'avoir à céder ses terres. Aucun délai ne lui serait accordé... Toutefois le tabellion avertissait le père de Marcel que, s'il voulait envoyer son fils à Rennes et lui déclarer qu'il eût à renoncer à tout espoir d'épouser Renée, il consentirait à un renouvellement de bail. Le meunier était fort embarrassé: son fils persistait dans ses intentions et jurait qu'il épouserait Renée, malgré Bertrand Le Goëz; de son côté, la jeune fille avait répondu à toutes les sollicitations du régisseur amoureux par un refus catégorique. Bertrand Le Goëz résolut de séparer violemment les deux jeunes gens. La France courait aux armes. De tous côtés se présentaient aux municipalités des volontaires, réclamant des fusils, des piques, et s'engageant à mourir pour la patrie. Le tabellion, en sa qualité de procureur de la commune, convoqua, un dimanche matin, tous les jeunes gens du pays et leur adressa un appel chaleureux: il s'agissait d'aller à Rennes renforcer le bataillon d'Ille-et-Vilaine. Plusieurs volontaires se présentèrent, s'enrôlèrent et partirent le lendemain. Bertrand Le Goëz s'empressa de signaler partout le mauvais exemple et la lâcheté de ceux qui, jeunes, vigoureux, capables de porter les armes, se dérobaient à l'honneur de défendre la patrie et préféraient s'amollir en compagnie des vieilles gens et des jeunes filles... Sa harangue visait directement Marcel... Celui-ci, comprenant quel parti Le Goëz comptait tirer de son inaction, se rendit chez le garde-chasse. Il trouva La Brisée occupé à nettoyer ses fusils, en sifflotant un air de chasse. Renée cousait à côté de la femme du garde. Elle poussa un cri de surprise en voyant entrer Marcel. Un malheur était imminent... Du regard elle l'interrogea, le suppliant de la rassurer. —Père La Brisée, dit le jeune homme d'une voix émue, je viens vous faire mes adieux ainsi qu'à Renée... Je pars!... —Oh! mon Dieu! fit la jeune fille, en portant la main à son cœur... Pourquoi nous quittez-vous, Marcel!... Ce méchant Le Goëz veut-il donc toujours reprendre à votre père ses terres?... —Ce n'est pas pour cette seule raison que je dois m'en aller... —Et où vas-tu, garçon?... dit tranquillement La Brisée, tout en frottant la platine de son arme... —Je ne sais... devant tout le village, on m'a reproché ce qu'on a appelé ma lâcheté... ce n'est pas par crainte que je ne prenais pas un fusil, bien que je considère la guerre comme un fléau, et que les peuples qu'on y mène, ainsi que des moutons à la tuerie, soient de bien grands fous, ainsi que l'a démontré Jean-Jacques, mon maître! Pourquoi se laissent-ils entre-détruire pour des intérêts qui ne les touchent pas? La guerre actuelle est juste... c'est celle des esclaves brisant leurs fers... c'est la guerre de la liberté contre la tyrannie, et celle-là, Jean-Jacques Rousseau lui-même l'eût approuvée!... —Alors tu t'es enrôlé, garçon?... dit le garde La Brisée... mais c'est bien, c'est très bien... tu as fait comme les autres... tu es un brave... tu vas en tuer, je l'espère, de ces voleurs de Prussiens... dommage que tu n'aies jamais su tirer un coup de fusil!... tu n'es pas comme Renée, toi!... c'est elle qui ferait un fameux soldat... enfin ça te viendra... tu apprendras... courage, Marcel!... Renée s'était levée, défaillante, le visage subitement pâli. —Je quitte le pays, reprit Marcel avec une émotion croissante, parce que je ne puis plus vivre au milieu des menaces des uns, des insultes des autres... Père La Brisée, je vais, avec mon père et ma mère, qui eux aussi sont chassés m'établir en Amérique... —Comment! dit le garde stupéfait, laissant échapper son fusil, ce n'est pas à l'armée que tu cours?... et quoi faire en Amérique, bon Dieu!... —Je veux, dit le jeune homme avec énergie, que vous me permettiez d'emmener avec moi, comme épouse, votre fille Renée... Là-bas, nous fonderons une famille, là-bas nous serons heureux sous les grands arbres des solitudes! Renée s'était élancée vers La Brisée en disant: —Père! père! venez-vous avec nous dans cette Amérique que je ne connais pas, mais qui doit être bien belle, et que j'aime déjà, puisque Marcel dit qu'il y fait si bon vivre! Le garde s'était levé, très troublé, et apostrophant sa femme, immobile, qui semblait n'avoir rien entendu, continuant à tirer l'aiguille d'un mouvement machinal: —Eh bien, en voilà d'une autre! Emmener Renée en Amérique! L'épouser! Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, la vieille? La mère La Brisée s'arrêta de coudre, et, relevant la tête, répondit d'une voix aigrelette: —Je dis que c'est des bêtises, tout ça! Il est temps que ça finisse. Voyons, La Brisée, faut leur raconter ce qu'il en est à ces deux tourtereaux. Ils ne savent pas qu'ils sont dépareillés! A toi de le leur apprendre! La Brisée alors révéla à Renée qu'elle était la fille du comte de Surgères et ne pouvait devenir la femme d'un fils de meunier. Renée, surprise et accablée, maudissait cette noblesse qui devenait un obstacle à son bonheur. Mais elle se disait aussi que son père absent, ainsi que l'avait dit le garde La Brisée, l'ayant confiée à des soins mercenaires, ne devait ni disposer d'elle ni l'empêcher de se donner à l'homme qu'elle aimait... elle se trouvait placée, de par les conditions irrégulières de sa naissance, en dehors des conventions de la société, pourquoi ne s'en affranchirait-elle pas définitivement?... La Révolution soufflait partout alors, et dans les cerveaux les plus calmes, dans l'âme même d'une jeune fille comme Renée, elle déposait ses germes d'indépendance et de liberté... Marcel, de son côté, réfléchissait. La situation nouvelle de Renée bouleversait tous ses projets et le déconcertait. La noblesse, à laquelle appartenait Renée, ne lui apparaissait pas non plus comme un obstacle sérieux. La Révolution avait aboli tous les privilèges et déclaré les hommes égaux. Mais Renée était riche. Elle ne pouvait suivre, comme elle s'y engageait, le fils d'un meunier ruiné, tel que lui: ce qui n'était qu'amour et entraînement de la jeunesse, à leurs yeux, passerait pour un calcul cupide de sa part, pour une sorte de captation indigne. Non! il ne devait pas accepter le sacrifice auquel était prête Renée... il s'éloignerait!... il s'efforcerait de chasser de sa pensée son souvenir... il irait chercher hors de France, sinon le bonheur, du moins l'oubli, le repos... il partirait seul en Amérique... Son parti fut pris rapidement. Il allait déclarer son intention de s'expatrier... de mettre l'espace entre son amour et lui, quand on frappa à la porte... La mère La Brisée alla ouvrir... Bertrand Le Goëz parut. Il avait ceint l'écharpe et était accompagné de deux commissaires du district, portant le chapeau à plumes tricolores et les insignes de délégués municipaux. Comme La Brisée s'étonnait de la venue des trois personnages, Le Goëz dit à l'un des commissaires, en désignant le jeune homme: —Citoyens, voici le nommé Marcel!... faites votre devoir!... —Vous venez m'arrêter? dit Marcel stupéfait. Qu'ai-je fait?... —Nous venons simplement te demander, citoyen, dit l'un des commissaires, s'il est vrai que tu sois à la veille de partir... de quitter ton foyer, ton drapeau, comme l'a déclaré ton père, le meunier? —J'ai eu cette intention-là, en effet! —Vous le voyez! dit Le Goëz triomphant et prenant à témoin les commissaires. —Alors, tu veux émigrer?... tu veux porter les armes contre ta patrie?... tu ne sais donc pas que la loi punit ceux qui en ce moment désertent?... réponds!... —Je ne déserte pas... je n'émigre pas, je ne puis plus vivre ici... La pauvreté me chasse avec les miens. Je vais sous un autre soleil chercher le travail avec la liberté! —La liberté, elle est sous les drapeaux de la nation, reprit le premier commissaire. Pour du travail, la nation va t'en fournir! Tu es médecin, nous as-tu dit? —Je vais l'être. Il ne me reste plus qu'un diplôme à obtenir... —Tu l'auras... au régiment! —Au régiment! Que voulez-vous dire? —Nous avons un ordre de réquisition pour toi, dit le second commissaire. Nos armées manquent de médecins et nous sommes chargés, mon collègue et moi, de leur en fournir... Il tendait un papier à Marcel, surpris: —Signe ici... et dans vingt-quatre heures va rejoindre à Angers... On te dira au dépôt sur quel corps tu seras dirigé! —Et si je ne signe pas? —Nous t'arrêtons immédiatement comme réfractaire, comme agent de l'émigration... et nous t'envoyons à Angers, mais en prison! Allons, signe! Marcel hésitait. Bertrand Le Goëz, clignant de l'œil, disait à l'un des commissaires, à mi-voix: —Vous auriez mieux fait de m'écouter et de le faire arrêter tout de suite... Il ne signera pas, c'est un aristocrate, un ennemi du peuple! La Brisée et sa femme assistaient, interdits et muets, à cette scène. Renée, cependant, s'étant approchée de Marcel, prit la plume, la lui tendit, en lui disant doucement: —Signez, Marcel... il le faut!... je le désire... —Vous voulez donc que je vous quitte... que je vous laisse, sans défense, exposée à toutes les tentatives de ce misérable! dit-il en montrant Le Goëz. Renée reprit, en se penchant à son oreille: —Signe... j'irai te retrouver... je te le jure!... Marcel fit un mouvement: —Toi!... parmi les soldats!... toi à l'armée! dit-il à voix basse. —Pourquoi pas? je suis un garçon, moi!... je sais me servir d'un fusil, demande au père... ce n'est pas comme toi! Allons, signe! Marcel prit la plume, et nerveusement signa l'acte d'enrôlement, puis s'adressant aux commissaires: —Où faut-il aller?... —A Angers... où l'on forme le bataillon de Mayenne-et-Loire... Bonne chance, citoyen médecin!... —Salut, citoyens commissaires!... —Tu ne me dis rien, à moi? demanda Le Goëz d'un ton goguenard. Marcel lui montra la porte. —Tu as tort de m'en vouloir... à présent que tu es bon sans-culotte et que tu sers la patrie, je te rends mon estime, Marcel! et pour te le prouver, je vais de ce pas renouveler le bail de tes parents! dit le tabellion, riant faux. Bertrand Le Goëz se retira en se frottant les mains. Il avait gagné la partie: son rival s'en allait au loin, à l'ennemi... Reviendrait-il jamais? Renée resterait en son pouvoir... Renée, dont il connaissait la naissance, et qui, devenue sa femme, lui apporterait une partie de ces domaines du comte de Surgères dont il n'était que le régisseur... il se voyait déjà maître et seigneur de ces vastes propriétés dont il avait la garde... il pourrait se montrer bienveillant vis-à-vis des parents de Marcel et leur laisser leurs terres... il aurait en eux des alliés, et Marcel ne pourrait les animer contre lui... Tout lui réussissait, et déjà il savourait la joie de parcourir, non plus en intendant, mais en véritable propriétaire, au bras de Renée, malgré tout sa femme, les domaines du comte, que la loi sur l'émigration allait frapper. Il se chargerait bien de faire reconnaître les droits de l'héritière. Renée, cependant, après avoir déclaré à La Brisée et à Toinon qu'elle n'aurait, malgré Bertrand, jamais d'autre amour, et que Marcel serait un jour son mari, s'en fut, le soir venu, au rendez-vous habituel, au bord du ruisseau, sous les peupliers... Elle y trouva Marcel, bien triste, bien inquiet... Sa main tremblait de fièvre et des larmes roulaient dans ses yeux. Elle le rassura, lui renouvelant sa promesse de le retrouver au régiment... Et comme il manifestait de nouveau son incrédulité, elle lui répondit avec assurance: —Tu verras!... Est-ce que je ne ferai pas un gentil soldat?... Et elle ajouta en riant: —Dame! je n'ai pas tes idées sur la guerre... Je ne suis pas philosophe, moi, mais je t'aime et je te suivrai partout!... —Mais les fatigues?... les étapes?... le fusil est lourd et le sac pèse!... Tu n'as pas d'idée des pénibles travaux de la guerre, pauvre enfant! disait Marcel pour la dissuader de ce projet qu'il taxait de folie. —Je suis forte... et puis l'on s'y fait!... il part tous les jours des jeunes gens, qui ne sont pas si robustes que moi... et ils n'ont pas, comme moi, leur amour sous les drapeaux!... répondait-elle avec crânerie. —Mais si tu venais à être blessée?... —N'es-tu pas médecin?... tu me soignerais, tu me guérirais!... Quelques jours après, à la brune, on aurait pu voir, marchant d'un pas allègre, un tout jeune homme se diriger vers Angers, portant au bout d'un bâton un petit paquet de linge et vêtu du costume de garde national. Ce jeune homme s'était présenté, aussitôt arrivé à Angers, à la mairie, et s'était fait inscrire comme volontaire au bataillon de Mayenne-et-Loire, sous les noms de René Marcel, fils de Marcel, meunier à Surgères. Le jeune homme avait ajouté qu'il rejoignait le corps où son frère Marcel, déjà enrôlé, servait en qualité d'aide-major. La jeune fille fut ainsi incorporée sans difficulté. Nul ne soupçonna son sexe. Cette incorporation de jeunes femmes, sous des habits d'homme et sous des noms supposés, se produisit quelquefois, à cette époque de confusion et de dévouement de toutes sortes. Les bataillons de la Révolution reçurent ainsi nombre de recrues féminines. On conserve encore sur le livre d'or des annales militaires de la République les noms obscurs et les glorieux états de service de ces héroïques guerrières. Au bataillon de Mayenne-et-Loire, où Renée conquit très vite les sardines d'argent et reçut le sobriquet de _Joli Sergent_, une déception cruelle bientôt l'atteignit... Elle ne devait pas rester longtemps auprès de celui qu'elle était venue retrouver: un ordre supérieur ordonna à l'aide-major Marcel de passer au 4e régiment d'artillerie à Valence, où l'on manquait de médecins, et qui devait être dirigé en hâte sur Toulon. La séparation fut cruelle. L'obligation de contenir leur douleur et de cacher leurs larmes, car on observait les deux jeunes gens et trop d'émotion pouvait les trahir, augmenta le déchirement du départ. En se donnant le dernier baiser d'adieu, il fut convenu que chacun ferait tous ses efforts pour rejoindre l'autre. On a vu, par la démarche du Joli Sergent auprès du capitaine Bonaparte, combien Renée s'efforçait de faire revenir auprès d'elle celui qu'elle aimait... Grâce à la protection de Robespierre jeune, dont Bonaparte était l'ami, la permutation désirée fut obtenue et nous ne tarderons pas à rencontrer réunis, sous les ordres du commandant Beaurepaire, l'héroïque défenseur de Verdun, Renée, engagée par amour, et Marcel, le philosophe humanitaire, l'élève de Jean-Jacques, apôtre de la paix et de la fraternité universelles, citoyen du monde, comme il s'appelait, ayant subi un enrôlement un peu involontaire. XI LA CRÉANCE DE MADAME SANS-GÊNE Après le départ du Joli Sergent, Bonaparte, s'isolant dans sa pensée, s'était remis au travail. Combinant, devant la carte, de vastes projets de défense du littoral méditerranéen, il jetait un coup d'œil ambitieux sur les montagnes séparant la France du Piémont, la clef de l'Italie... Au milieu de ses calculs stratégiques, un coup frappé à la porte lui fit relever la tête: —Qui vient encore? pensa-t-il, impatienté d'être dérangé... c'est donc le jour aux visites!... Qui est là? cria-t-il. —C'est moi... répondit une voix de femme... Catherine... la blanchisseuse!... —Entrez! grommela-t-il. Catherine parut, un peu embarrassée, son panier au bras: —Ne vous dérangez pas, capitaine, dit-elle presque timidement... je vous rapporte votre linge... j'ai pensé que vous pourriez en avoir besoin... Sans lever les yeux, Bonaparte grogna: —Le linge? C'est bien... Posez-le sur le lit. Catherine demeura tout interdite. Elle n'osait ni avancer, ni bouger, son panier à la main. Elle pensait: Je dois avoir l'air godiche! Mais c'est plus fort que moi, il m'en impose cet homme-là! Celle qu'on nommait dans tout le quartier Saint-Roch _la Sans-Gêne_, et qui volontiers justifiait son surnom, se trouvait visiblement intimidée. Elle regardait le lit, que lui avait indiqué Bonaparte; elle changeait son panier de bras, et puis aussi, elle palpait, dans la poche de son tablier, la note qu'elle avait apportée, sans oser se décider à une action quelconque. Elle était, comme on dit, dans ses petits souliers. Bonaparte continuait à examiner la carte déployée sur sa table, sans paraître faire aucune attention à elle. A la fin elle se mit à toussoter légèrement, pour indiquer sa présence. —Il n'est guère galant le capitaine! pensait-elle... Sans doute, on est honnête femme, et l'on ne vient pas pour... des bêtises, mais tout de même on vaut bien la peine d'être regardée un brin!... Et, piquée, elle recommença son léger toussotement... Bonaparte releva la tête et fronça le sourcil: —Comment, vous êtes encore là? dit-il peu galamment... Qu'attendez-vous? reprit-il après un court silence, avec sa brusquerie accoutumée. —Mais, citoyen... pardon, capitaine! je voulais vous dire... enfin, c'est que je me marie! dit Catherine vivement. Elle était rouge comme une pomme d'api. Sous son fichu de laine son sein battait. Décidément, le capitaine lui faisait perdre l'aplomb. —Ah! vous vous mariez?... dit Bonaparte, froidement, eh bien! tant mieux pour vous, ma fille... je vous souhaite bien du bonheur!... Et vous épousez un brave garçon, je suppose, quelque garçon blanchisseur?... —Non, capitaine! répliqua vivement Catherine froissée, un soldat... un sergent!... —Ah! très bien! vous avez raison d'épouser un militaire, mademoiselle... reprit Bonaparte d'un ton plus aimable; être soldat, c'est être deux fois Français... je vous souhaite bonne chance!... Bonaparte allait se remettre à son travail, s'intéressant médiocrement aux amours de sa blanchisseuse; cependant il ne put s'empêcher de sourire à l'aspect égayant du corsage solide de Catherine, de la belle santé rayonnante de ses joues et de tout son aspect gaillard et engageant, contrastant avec la mine confite et l'air sainte-nitouche qu'elle prenait, pour lui apporter son linge. Il eut toujours du goût pour les femmes bien en chair; le maigre et famélique officier comme le premier consul nerveux, comme l'empereur bedonnant, se plurent au contact de formes rebondies... La beauté robuste de Catherine l'arracha un instant à ses préoccupations stratégiques... Avec la galanterie, un peu brutale, qui lui était déjà habituelle, il s'avança vivement vers la jeune blanchisseuse et porta une main hardie sur sa gorge... Catherine poussa un léger cri. Le futur vainqueur d'Arcole n'était pas pour hésiter. L'attaque commença... Il redoubla de vivacité et pressa Catherine, la forçant à reculer jusqu'au bord du lit, où elle s'adossa, faisant hardiment front à l'assaillant... Elle se défendit, sans fausse pudeur, sans se montrer effarouchée. Et comme Bonaparte, oubliant tout à fait Toulon, semblait vouloir hâter les travaux d'approche, brusquer le siège et finalement donner l'assaut au corps de place, elle se fit une défense de son panier qu'elle posa devant elle, comme un gabion, et dit à l'assiégeant surpris: —Non!... non! capitaine... c'est trop tard!... Vous ne me prendrez pas... j'ai capitulé... que dirait mon mari!... —Vraiment! dit Bonaparte, s'arrêtant... Alors, ce mariage, c'est sérieux?... —Très sérieux... et je venais vous prévenir aussi, en vous annonçant mon mariage, que je ne pourrais plus continuer à vous blanchir... —Vous fermez boutique, ma belle enfant?... —Ça va si mal, la blanchisserie, en ce moment!... Et puis, je veux suivre mon mari... —Au régiment? fit Bonaparte surpris. —Pourquoi pas?... —Cela s'est déjà vu! Et, pensant à Renée, s'enrôlant pour rejoindre Marcel, il murmura: Ah çà! l'armée, à présent, va donc n'avoir que des ménages!... Alors, vous allez apprendre la charge en douze temps, et peut-être la manœuvre du canon?... reprit-il d'un ton railleur. —Je sais manier un fusil, capitaine, et quant au canon, j'aurais bien pris des leçons avec vous... mais mon homme est dans l'infanterie, fit-elle en riant. Non, je ne ferai pas le coup de feu... à moins d'y être forcée... mais il y a besoin de cantinières dans les bataillons... Je vais verser la goutte aux camarades de mon homme!... et j'espère avoir votre pratique, capitaine, si vous servez de notre côté... —Je m'inscrirai à votre cantine... mais pas pour le moment!... le ministre ne me permet ni de me battre... ni de... Il allait dire: ni de manger. Il se retint et finit simplement sa phrase ainsi: —Ni de dépenser de l'argent à la cantine... Ce sera pour plus tard!... pour beaucoup plus tard, mon enfant!... ajouta-t-il avec un soupir. Et il retourna à sa table, en proie à de tristes pensées. Catherine lentement, sans mot dire, le cœur un peu serré par la mélancolie de ce jeune officier dont elle constatait le dénûment, rangea rapidement sur le lit le linge qu'elle avait apporté, ainsi que le lui avait indiqué son client. Puis, faisant une révérence, elle alla vers la porte, l'ouvrit et dit, comme se ravisant: —Ah! j'avais roussi par mégarde une de vos chemises, je vous en ai remis une autre... elle est là, avec les caleçons et les mouchoirs... Au revoir, capitaine!... —Au revoir!... à votre cantine, ma belle enfant!... répondit Bonaparte, qui se replongea aussitôt dans son étude. En descendant l'escalier de l'hôtel de Metz, Catherine murmurait: —Je lui avais aussi apporté sa note... mais je n'ai pas eu le courage de la lui donner... Bah! il me la paiera un jour ou l'autre... j'ai confiance dans ce garçon-là, moi!... je ne suis pas comme le citoyen Fouché, je suis sûre qu'il fera son chemin!... Puis elle pensa, riant toute seule et mise en belle humeur par un souvenir amusant: —Comme il me lutinait, le capitaine!... Oh! il s'était dérangé tout de même de ses papiers... Voyez vous ça!... il n'y allait pas de main morte!... Dame! ça l'a distrait un peu... il n'a pas tant d'occasions de batifoler, ce pauvre jeune homme!... Et elle ajouta, rougissant un peu: —Dire que s'il avait voulu...! Oh! pas aujourd'hui, mais autrefois, avant de m'être engagée avec Lefebvre!... Elle s'interrompit dans ce regret rétrospectif d'une inclination qu'elle s'était d'abord sentie pour le maigre et triste officier d'artillerie. Gaiement elle reprit: —Au fond, je n'y pense guère... et lui n'y a jamais pensé!... Allons voir si Lefebvre n'est pas à la boutique! Il m'aime bien, celui-là... et je suis sûre qu'il fera un meilleur mari que le capitaine Bonaparte! A peine était-elle rentrée dans la blanchisserie, que des cris, des vivats retentirent dans la rue. Elle ouvrit la porte pour se rendre compte de ce qui se passait. Tout le voisinage était en rumeur. Elle aperçut alors Lefebvre, sans fusil, sans buffleteries, mais tenant à la main son sabre, qu'ornait une dragonne d'or. Ses camarades l'entouraient et semblaient lui faire un cortège triomphal. —Catherine, je suis lieutenant! s'écria-t-il tout joyeux, en sautant au cou de sa fiancée. —Vive le lieutenant Lefebvre! clamèrent les gardes nationaux, levant en l'air tricornes et fusils. —Ajoutez, camarades, dit le nouveau lieutenant en présentant Catherine, vive la citoyenne Lefebvre... car voici ma femme!... Nous nous marions la semaine prochaine!... —Vive la citoyenne Lefebvre! crièrent les gardes enthousiasmés. —Vive madame Sans-Gêne! reprirent les commères accourues... —Qu'ils ne crient pas si fort! dit Catherine à l'oreille de son mari, pensant à Neipperg, couché dans la chambre voisine, ils vont réveiller notre blessé!... * * * * * Dans la petite chambre de l'hôtel de Metz, cependant, l'officier d'artillerie sans solde et sans emploi, ayant fini d'étudier sa carte, rangeait méthodiquement, sur une planchette de sapin, le linge que lui avait apporté Catherine. —Tiens!... elle ne m'a pas laissé sa note! dit le futur empereur, au fond satisfait de cet oubli, car il lui aurait fallu exposer l'impossibilité où il se trouvait de payer. Il ajouta, en faisant mentalement le calcul de ses dettes: —Je dois lui devoir au moins 30 francs, peut-être plus!... Diable!... je passerai lui régler cela... au premier argent que je toucherai!... C'est une bonne fille, cette Catherine, je ne l'oublierai pas! Et il s'habilla pour aller dîner chez ses amis, les Permon... Cette modeste créance, Napoléon devait, durant bien des années, ne plus en entendre parler. Ce ne fut que longtemps après qu'elle lui fut tout à coup mise sous les yeux, à un moment fort imprévu, la note oubliée de la blanchisseuse,—ainsi que l'apprendront nos lecteurs s'ils veulent bien suivre avec nous, dans les pages où seront retrouvés Neipperg, Blanche, le Joli Sergent, Marcel, et le petit Henriot, les étapes pleines d'aventures et de gloire de Catherine la blanchisseuse, devenue cantinière au 13e léger, puis maréchale Lefebvre, ensuite duchesse de Dantzig, et toujours restée sympathique et populaire, vaillante et bonne enfant, héroïque et charitable, sous le sobriquet parisien de _Madame Sans-Gêne_. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DEUXIÈME PARTIE LA CANTINIÈRE I EN CHAISE DE POSTE —Allons, ils ne s'arrêteront pas... Voyez comme le postillon a fait claquer son fouet en passant devant l'Ecu... Il semblait nous narguer! —Les voyageurs ne sont pas si nombreux au jour d'aujourd'hui... —On ne les voit déjà plus!... Ce sera pour le Lion-d'Or... —Ou pour le Cheval-Blanc... Un double soupir ponctuait ces paroles, mélancoliquement échangées entre le ventripotent patron de l'hôtel de l'Ecu et sa fluette épouse sur le seuil de la principale auberge de Dammartin. Les voyageurs en chaise de poste étaient rares, depuis les événements qui avaient suivi le 20 juin. La voiture qui avait disparu, aux yeux désappointés des hôteliers de l'Ecu, avait quitté Paris la veille au soir. Elle était vraisemblablement la dernière qui eût franchi les barrières, car l'ordre d'empêcher qui que ce fût de sortir de Paris avait été notifié dans la soirée, lorsque fut prise la résolution d'attaquer les Tuileries, au matin. Informé par des amis de ce qui s'était agité dans les sections, du mouvement qui se préparait, le baron de Lowendaal avait ajourné son mariage avec la fille du marquis de Laveline et s'était hâté de faire ses préparatifs de départ. Fermier général, il redoutait le contrôle prochain des vrais mandataires de la nation. Le baron de Lowendaal avait du flair. La veille du 10 août, il se jeta donc dans une chaise de poste, accompagné de son factotum Léonard, emportant tout ce qu'il avait pu réunir d'argent, donnant l'ordre au postillon de brûler les premiers relais. Le baron voyageait un peu comme on se sauve. A Crépy, il fallut cependant faire halte. Les chevaux n'en pouvaient plus. Le matin avait chassé la nuit et sur la plaine, déjà, le grand jour avait balayé les nuées, blanchissait les ombres. Les dernières étoiles s'éteignaient dans le recul bleu pâle du ciel, tandis que, du côté de Soissons, le soleil s'allumait. Le baron de Lowendaal se rendait à son château, situé auprès du village de Jemmapes, à la frontière belge. Originaire de Belgique, bien que devenu Français, là, le baron se sentirait en sûreté. La Révolution ne viendrait jamais le chercher jusque sur le territoire belge; d'ailleurs, l'armée du prince de Brunswick était rassemblée à la frontière; elle ne tarderait pas à mettre les sans-culottes à la raison, et à rétablir le roi dans toutes ses prérogatives. Il en serait quitte pour un court déplacement, juste le temps d'épouser la charmante fille du marquis de Laveline. Un simple voyage de noces. Il avait fixé la célébration de son mariage au 6 novembre, car il lui fallait auparavant régler une grosse affaire d'intérêts, dans la ville de Verdun, dont il gérait la ferme des tabacs. Il s'était assoupi au sortir de Paris, certain d'échapper, si par hasard on tentait de le poursuivre. Ses chevaux étaient excellents et ne pourraient être rejoints. Il s'éveilla lorsqu'il avait déjà mis quelques bonnes lieues protectrices entre lui et les sans-culottes. Le nez à la portière, il huma l'air matinal, et comme on avait dépassé les premières maisons de Crépy, tout à fait rassuré, il ordonna au postillon de faire halte. Celui-ci obéit de grand cœur. Il était navré de brûler ainsi, en route, les meilleurs bouchons, sans une lampée, sans un bout de causette. Il en avait pourtant long à raconter! Ce n'est pas tous les jours que l'on peut voir Paris s'armant et se préparant à déloger le roi du château de ses pères... C'étaient des nouvelles, ça!... Comme on l'eût écouté et régalé, narrant ce qui se passait dans les sections!... A l'hôtel de la Poste, on fit relais. Tandis que l'hôte et ses gens s'empressaient, offrant au baron un lit, lui proposant de déjeuner, énumérant des rafraîchissements variés, et qu'ils tournaient autour de lui d'un air inquiet, afin d'avoir des nouvelles de la capitale, l'homme de confiance, Léonard, s'éloigna un moment, sous le prétexte de s'assurer que nul citoyen trop curieux ne rôdait aux alentours. Depuis la fuite manquée du roi à Varennes, non seulement les municipalités étaient plus défiantes, mais aussi beaucoup de particuliers ambitionnaient la gloire du citoyen Drouet, qui avait eu l'honneur d'arrêter Louis XVI. Ces surveillants volontaires examinaient et fouillaient toute voiture suspecte. Une chaise de poste était particulièrement désignée à la vigilance des patriotes. Heureusement pour le baron, le patriotisme local n'était pas encore levé quand la chaise de poste fit son entrée tapageuse dans la bonne ville de Crépy-en-Valois. Tandis que le voyageur s'attablait devant un appétissant bol de chocolat, apporté bouillant par une servante plantureuse, dont il tapota les joues rougeaudes, car c'était un terrible lutineur de tendrons que notre financier, Léonard s'était enfermé dans l'écurie. Là, profitant de la lueur d'une lanterne, il se mit en mesure de lire la lettre que lui avait confiée mademoiselle de Laveline, au moment du départ. Blanche lui avait bien recommandé, en ajoutant à sa prière deux doubles louis, de ne remettre cette missive, fort importante, que lorsque le baron serait sorti de Paris. Léonard, flairant un mystère dont la découverte pouvait être profitable, résolut de prendre connaissance d'abord de ce message si sérieux. Les secrets des maîtres, c'est parfois la fortune des domestiques... Il avait remarqué combien ce mariage, que souhaitait vivement le baron, semblait pénible à mademoiselle de Laveline! Peut-être dans cette lettre remise à ses soins se trouvait-il quelque grave révélation dont il lui serait facile de tirer profit par la suite... Hardiment, mais avec certaines précautions, de façon à pouvoir rendre à l'étrange missive son aspect primitif, il rompit le cachet en se servant de la lame de son couteau, préalablement chauffée à la flamme de la lanterne. Il lut, et son visage exprima la profonde surprise où le plongeait le secret qu'il venait d'apprendre. Voici ce que contenait la lettre de Blanche: «Monsieur le baron, «Je vous dois un aveu pénible, qu'il me faut faire pour ne pas entretenir plus longtemps une illusion sur mon compte, que les événements ne tarderaient pas à dissiper cruellement. »Vous m'avez témoigné de l'affection, et vous avez obtenu de mon père un consentement à un mariage où vous pensiez trouver le bonheur, peut-être l'amour... »Le bonheur est impossible pour vous dans une pareille union: l'amour, je ne saurais vous le promettre, mon cœur appartient à un autre... Excusez-moi de ne pas vous nommer celui qui a toute mon âme, et dont je me considère comme la femme devant Dieu!... »Il me reste un dernier aveu à vous faire: je suis mère, monsieur le baron, et la mort seule pourra me détacher de mon époux, du père de mon petit Henriot. »Je suivrai M. de Laveline à Jemmapes, puisque telle est sa volonté, mais j'ose espérer, qu'informé de l'obstacle absolu qui s'oppose à la réalisation de vos projets, vous aurez pitié de moi et que vous m'épargnerez la honte de révéler à mon père la véritable cause qui rend impossible cette union. »Je me fie, monsieur, à votre discrétion de galant homme. Brûlez cette lettre et croyez à ma reconnaissance et à mon amitié. »BLANCHE.» Léonard, ayant lu, poussa un cri de surprise et de joie. —Saperlipopette! voilà qui peut faire une fortune! se dit-il. Il tournait et retournait la lettre de Blanche entre ses doigts, comme s'il devait, à force de la presser, faire jaillir, de cette éponge à secrets, tout l'or qu'elle lui semblait contenir. —Je me doutais bien de quelque chose, se dit-il en grimaçant un sourire; M. le baron désirait mademoiselle et mademoiselle ne désirait nullement M. le baron. Mais je n'aurais jamais imaginé que mademoiselle Blanche de Laveline eût un enfant... ce que j'aurais encore moins supposé, c'est qu'elle ferait savoir son escapade à M. le baron!... Que les femmes sont bêtes!... elle ne se doute pas, la petite Blanche, de la bêtise qu'elle a faite là... non! pas celle qu'elle s'imagine... ça n'est rien!... un enfant de plus ou de moins, baste!... la sottise c'est d'avoir confié ce secret au papier... heureusement que je suis là, moi!... Il s'arrêta, rapprocha la lettre du falot, dont la clarté douteuse emplissait l'écurie d'un jeu d'ombre et de demi-clartés, et murmura après examen du papier: —Elle a écrit elle-même... pas moyen de nier l'écriture!... Oh! elle est toute naïve cette enfant-là!... elle pourrait regretter ce qu'elle a raconté, dans un moment d'abandon et de nerfs surexcités... heureusement, c'est à moi qu'elle a confié le soin de son honneur et de sa fortune!... Il eut comme un mouvement d'hésitation. Puis, serrant la lettre dans sa poche, il se dit: —Mademoiselle Blanche paiera peut-être un jour fort cher... plus tard, quand elle sera devenue la baronne de Lowendaal... ce qui est inévitable... pour ravoir cette lettre... alors je verrai le prix qu'il me conviendra d'y mettre!... Et Léonard eut un nouveau sourire avantageux et coquin: —Peut-être, murmura-t-il, ne me contenterai-je pas d'un peu d'or... je voudrai mieux... ou du moins un autre prix... car, moi aussi, je la trouve gentille mademoiselle Blanche!... mais, pour le moment, rien à faire qu'à garder précieusement cette preuve... cette arme... tout en encourageant discrètement les projets de mon maître, qui, plus que jamais, doit épouser mademoiselle Blanche!... Et Léonard, après avoir boutonné soigneusement sa veste, palpa, comme pour s'assurer qu'elle se trouvait toujours à sa portée, la lettre révélatrice, avec la joie intime et féroce de l'usurier, gardant le billet qui doit livrer un jour à sa discrétion la victime imprudente, ayant donné sa signature. Il s'en fut retrouver le baron, un peu inquiet, son déjeuner fini, car déjà les curieux s'attroupaient devant la cour de l'hôtel, contemplant la chaise de poste. Il avait à deux reprises demandé pourquoi l'on n'attelait pas?... Léonard donna pour explication de son absence le soin qu'il avait pris de vérifier si rien ne s'opposait au départ. Le baron, rassuré, remonta de fort belle humeur dans sa chaise de poste qui roula bientôt comme un tonnerre sur le pavé, lequel n'était déjà plus celui du roi. II CHEZ LA FRUITIÈRE Sur le seuil de sa boutique de fruitière, rue de Montreuil, à Versailles, la mère Hoche achevait de servir ses pratiques, tout en donnant un coup d'œil maternel à un petit bonhomme, rose et joufflu, qui jouait sur le carreau parmi les tas de choux et les bottes de carottes amoncelées. —Henriot!... Henriot!... Veux-tu ne pas te fourrer ça dans la bouche!... Tu vas te faire du mal! criait-elle de temps en temps, quand le petit garçon essayait de sucer une carotte ou de mordre dans un navet. Et la bonne femme continuait à répondre aux commandes des ménagères, tout en grommelant: —Ce petit garnement-là... quel appétit, quel touche-à-tout!... Il est bien gentil tout de même... Elle ajoutait sur un ton bon enfant, se tournant en souriant vers la pratique: —Et avec cela, ma belle, qu'est-ce qu'il vous faut? Tout à coup, s'interrompant dans sa besogne délicate, qui consistait à mesurer de la fourniture à une bourgeoise, qui achetait une salade, elle poussa un grand cri de surprise! Sur le pas de la porte, précédant un lieutenant,—qui donnait le bras à une fraîche et accorte jeune femme, endimanchée, toute empêtrée dans une robe d'organdi, la tête empanachée d'un haut bonnet tuyauté,—un grand garçon, à l'air fier et au visage martial, venait d'apparaître... Il portait l'uniforme de grenadier... Il souriait... il tendait les bras... —Eh bien, maman Hoche, on ne me reconnaît donc pas! dit-il en avançant brusquement et en serrant sur sa poitrine la bonne femme, émue, tremblante de joie et frissonnante d'orgueil. Les pratiques, ébahies, regardaient, stationnant, à quelques pas de la boutique, le cabriolet qui avait amené de Paris le jeune homme et ses deux compagnons. On admirait l'uniforme tout neuf, le chapeau, l'écharpe, la ceinture et la ganse d'or du sabre du jeune militaire. Et les commères murmuraient: —C'est un capitaine!... —Pardine! je le connais bien, disait une des ménagères, mieux informée, c'est le petit Lazare... le neveu de la fruitière... celui qu'elle a élevé comme son fils... nous l'avons vu jouer avec les polissons de son âge, sur la place d'Armes, le v'là devenu capitaine à c'te heure!... —Oui, ma bonne maman, disait Lazare Hoche à son excellente tante, sa mère adoptive, tu me vois capitaine... hein! c'est une surprise!... nommé d'hier, à l'ancienneté, c'est vrai, mais je regagnerai le temps perdu, je te le jure!... Aussitôt promu, je suis accouru pour t'embrasser... j'ai voulu que tu sois la première à arroser mon grade... car je m'invite, avec ces deux amis que voilà... Et Hoche, s'écartant, présenta ses compagnons: —François Lefebvre... lieutenant... Un camarade des gardes-françaises... Un solide!... C'est pourtant lui qui m'a mis au port d'armes! dit Hoche en tapant familièrement sur l'épaule de son compagnon. —Et te voilà mon supérieur! répondit gaiement Lefebvre. —Oh! tu me rattraperas!... tu me dépasseras peut-être... La guerre, c'est une loterie où tout le monde peut avoir un bon numéro... à condition de vivre!... mais laisse-moi finir les présentations... Maman, voici la bonne Catherine, la femme du camarade Lefebvre, continua Hoche en montrant à la fruitière l'ex-blanchisseuse de la rue Royale-Saint-Roch. Catherine fit vivement deux pas en avant et, sans barguigner, tendit ses deux joues à la fruitière, qui l'embrassa chaudement. —A présent, dit Hoche, que l'on est en pays de connaissance, nous allons te quitter un instant, maman... —Comment, vous vous en allez déjà? dit la bonne femme mécontente... ça n'était pas la peine de venir, alors!... —Calme-toi... nous allons faire un petit tour, près d'ici, avec Lefebvre... nous avons des personnes... des officiers qui nous attendent, ajouta Hoche en clignant de l'œil du côté de son camarade, comme pour lui recommander la discrétion... oh! nous reviendrons!... ça ne sera pas trop long, je pense... pendant ce temps-là tu nous cuisineras un de ces excellents fricots dont tu possèdes le secret... —De l'abatis d'oie aux navets, n'est-ce pas, fiston? —Oui, c'est délicieux, l'abatis!... et puis Catherine a besoin de te parler au sujet de ce moutard, qui nous regarde là, assis sur son derrière, avec de grands yeux étonnés!... —Le petit Henriot? demanda la fruitière surprise. —Oui, dit Catherine intervenant, il s'agit du petit Henriot, citoyenne, c'est pour lui que je suis ici, sans cela j'aurais laissé Lefebvre venir avec le capitaine Hoche. Ils n'avaient pas du tout besoin de moi pour ce qu'ils ont à faire dans le bois de Satory... J'ai à vous parler de ce petit... —Bien, nous causerons du mioche, et vous m'aiderez à gratter mes navets, dit la fruitière, et puis nous casserons le cou à un poulet... avec une omelette au lard, ça fera-t-il votre affaire, mes gaillards? —Fameuse, l'omelette au lard! dit Hoche à Lefebvre... La maman la fait si bien! Mais viens-tu, François, il faut les laisser toutes les deux bavarder et cuisiner. A tantôt! On nous attend! Les deux amis s'en furent au rendez-vous mystérieux, dont Catherine semblait avoir la confidence. Les deux femmes, restées seules, commencèrent les apprêts du repas. Tout en épluchant les légumes et en aidant à trousser le poulet, Catherine fit connaître à la fruitière qu'elle venait chercher l'enfant, pour le conduire à sa mère, ainsi qu'elle s'y était engagée. La bonne fruitière fut tout émue. Elle s'était attachée à Henriot. Il lui rappelait son Lazare, quand il jouait tout petit, sur le pas de la porte. Catherine lui apprit en même temps que son mari partait; de là cette hâte à emmener le fils de Blanche de Laveline. —Où allez-vous donc? demanda la mère Hoche. —Parbleu!... à la frontière, où on se bat... Lefebvre va être nommé capitaine... —Comme Lazare? —Oui... au 13e d'infanterie légère... il a reçu l'ordre de se diriger sur Verdun... —Eh bien! votre mari part à l'armée, pourquoi le petit Henriot ne reste-t-il pas ici? vous le verriez aussi souvent qu'il vous plairait et vous viendriez le reprendre, au dernier moment, quand il serait temps d'aller retrouver sa mère... —Il y a une petite difficulté, dit Catherine en souriant, c'est que j'accompagne Lefebvre... —Au régiment?... vous, ma belle enfant?... —Au 13e léger!... oui, maman Hoche... j'ai dans ma poche mon brevet de cantinière!... Catherine souriait à l'enfant, qui n'avait cessé de la regarder, avec ces yeux fixes et profonds de l'enfance attentive qui écoute, se recueille et semble graver dans la molle matière de sa cervelle tout ce qu'elle voit, entend, touche, surprend. Puis elle tira de son corsage un grand papier format ministre, signé, paraphé et scellé du sceau de la Guerre. Elle le tendit triomphalement à la fruitière: —Vous voyez, ma commission est en règle!... et je dois rejoindre mon corps sous huit jours, dernier délai... c'est qu'il s'agit de délivrer Verdun!... il y a là-bas des royalistes qui conspirent avec Brunswick... nous allons les déloger! ajouta gaiement la nouvelle cantinière. La maman Hoche l'examinait avec surprise: —Comment!... vous voilà cantinière?... dit-elle en hochant la tête; puis, fixant des regards d'envie sur la Sans-Gêne, elle reprit: Ah! c'est un bel état!... j'aurais bien aimé cela, moi, dans les temps!... on marche au son du tambour... on voit du pays... on a tout le jour de la joie autour de soi... le soldat est si bien à la cantine!... il oublie ses misères et il rêve qu'il deviendra général... ou caporal!... Et puis, les matins de combat, on se dit qu'on n'est pas une femme inutile, bonne à pleurnicher et à s'effrayer en entendant la canonnade... on fait partie de l'armée, et, de rang en rang, on verse, aux défenseurs de la nation, l'héroïsme et le courage pour deux sous, dans un petit verre!... l'eau-de-vie que porte la cantinière, c'est de la poudre aussi, et son petit baril a plus d'une fois contribué à décider de la victoire... je vous admire et je voudrais bien être comme vous, citoyenne!... vraiment, si j'étais plus jeune, je demanderais à accompagner mon cher Lazare, comme vous allez suivre votre Lefebvre... Mais l'enfant?... que ferez-vous du petit Henriot au milieu d'un camp, pendant les étapes, dans le tintamarre du combat?... —Comme cantinière du 13e, j'ai droit à une voiture et à un cheval... nous en avons déjà fait l'emplette, sur nos économies, dit Catherine avec orgueil, j'ai vendu mon fonds de blanchisserie... Lefebvre, en se mariant, a reçu une petite somme... ça provenait de l'héritage de son père, le meunier de Ruffach, tout près de chez nous, en Alsace... Oh! nous ne manquerons de rien!... et le petit sera plus dorloté dans notre carriole qu'un fils de commandant... N'est-ce pas que tu te trouveras bien aise et que tu ne regretteras pas d'être venu avec nous? dit-elle en prenant le moutard et en l'élevant à la hauteur de ses lèvres pour l'embrasser. A ce moment, un bruit de pas se fit entendre et l'enfant, subitement effrayé, détourna la tête pour se cacher derrière l'épaule de Catherine, en poussant des cris aigus... Hoche rentrait, appuyé au bras de Lefebvre. Il avait un mouchoir taché de sang, disposé en bandeau, lui cachant la moitié du visage... —N'aie pas peur, maman!... cria-t-il de la porte... ça n'est rien!... une simple coupure qui ne m'empêchera pas de me mettre à table, ajouta-t-il gaiement. —Ah! mon Dieu! il est blessé! que s'est-il donc passé? s'écria maman Hoche. Vous l'avez mené quelque part où l'on assassinait, lieutenant Lefebvre? Hoche se mit à rire et dit: —N'accusez pas Lefebvre, la mère! il a été tout bonnement mon témoin, dans une affaire, assez sotte d'ailleurs! Un duel avec un collègue!... Je vous le répète, ça n'est rien! —Oh! j'étais bien sûr que vous n'auriez pas grand'chose!... dit Catherine, mais lui...? Hoche ne répondit rien. Il était occupé à rassurer sa bonne mère adoptive, tout en réclamant de l'eau pour laver une fente rouge et profonde qui lui partageait le front, et s'arrêtait juste à la naissance du nez. —Hoche a été un vaillant comme toujours, dit Lefebvre... imaginez-vous qu'il y avait autrefois aux gardes, et dernièrement encore dans la milice, un lieutenant nommé Serre qui était bien le plus mauvais coucheur qu'on ait jamais reçu dans une chambrée... il en voulait à Hoche... pour un tapage qui avait eu lieu dans un cabaret—où Lazare avait pris fait et cause pour de simples gardes, ses anciens camarades... ce coquin l'avait dénoncé... il l'avait fait punir de trois mois de cachot, parce qu'il avait refusé de livrer les noms des hommes recherchés... à sa sortie du cachot, une rencontre avait été décidée entre Serre et Lazare... il faut vous dire que Serre passait pour une lame... c'était la terreur du quartier... et il avait tué ou blessé plusieurs hommes en duel... —C'était grave d'aller te battre avec ce bretteur! dit maman Hoche, tout émue du danger qu'avait pu courir son cher Lazare. —Mais, reprit Lefebvre, le duel ne pouvait pas avoir lieu... Lazare n'était que lieutenant et Serre se trouvait capitaine... —Il s'est pourtant battu... —Oui... dès qu'il a été l'égal de son adversaire... —Mais lui si brave, si gaillard, comment a-t-il pu recevoir cet affreux coup? —De la façon la plus simple, maman, dit Hoche en souriant; bien que peu partisan des combats singuliers, car j'estime qu'un soldat déserte quand il risque sa vie pour une querelle particulière, il ne m'était pas possible de rester sous le coup des menaces et des insultes de ce drôle... il faisait trembler les recrues, il avait insulté la femme d'un ami absent... Lefebvre prit la main de Hoche et la serra chaudement, les larmes aux yeux: —C'est pour moi... c'est pour nous, qu'il s'est battu! dit-il en se tournant vers Catherine... n'avait-il pas prétendu, ce Serre, que tu avais un amant caché dans ta chambre, le 10 août... —Oh! le monstre! dit Catherine furieuse, où est-il?... C'est à moi qu'il aura affaire à présent... Mais dites-moi donc où il est le misérable! —A l'hôpital... avec un coup de pointe dans le ventre... il en a pour six mois! dit Lefebvre... s'il guérit, je le retrouverai peut-être à sa sortie... et je lui réglerai à la fois son compte, le mien et celui de Hoche!... —Nous aurons d'autres occasions de nous servir de nos sabres, ami Lefebvre, dit avec énergie Hoche... la patrie est en danger! la patrie nous appelle!... dédaignons ces rixes particulières... mon adversaire avait calomnié, avait insulté, de plus il prétendait que j'avais sollicité mon envoi à l'armée du Nord pour le fuir... il fallait, malgré ma répugnance, mettre le sabre en main et montrer à ce spadassin qu'il n'effrayait pas les braves, je lui ai donné une leçon dont il se souviendra... à présent parlons d'autres choses et, si le fricot est à point, mettons-nous à table... —Mais cette blessure?... dit la fruitière encore toute tremblante, en posant sur la table la soupière d'où montait une buée odorante... —Bah! dit gaiement Hoche, s'asseyant et déployant sa serviette, les Autrichiens et les Prussiens me feront vraisemblablement d'autres estafilades... une de plus ou de moins, ça ne tire pas à conséquence!... d'ailleurs c'est déjà sec, voyez! Et, avec insouciance, il enleva le mouchoir qui lui bandait la peau et mit à nu cette balafre, qui depuis caractérisa la physionomie martiale du futur général de Sambre-et-Meuse. III LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR Le repas fini, la maman Hoche et Catherine disposèrent tout pour le départ du petit Henriot. On cherchait ses modestes hardes, qu'on empilait dans une malle, où la bonne fruitière ajoutait des pots de confitures, des petits gâteaux, des sucreries. L'enfant assistait impassible, et plutôt satisfait, à ces préparatifs. Elle aime le changement, l'enfance! Et tout émerveillé par la dragonne d'or du sabre de Hoche, avec laquelle il avait joué, le jeune Henriot commençait à trouver quelque plaisir dans ce départ. Il entrevoyait les joies du voyage. Et puis, il se disait que là où on le mènerait, il verrait des soldats, beaucoup de soldats, faisant l'exercice, et qu'on le laisserait sans doute s'amuser avec toutes les dragonnes des sabres de tous ces militaires, au milieu desquels il vivrait. Il oubliait toute la tendresse et tous les soins de la bonne maman Hoche. Loin de l'attrister, l'idée de s'en aller loin, très loin, donnait à sa jeune rêverie un tour nullement désagréable. L'enfance est ingrate, et son innocence admirable a pour corrélatif un égoïsme puissant, nécessaire et utile d'ailleurs, qui protège et affermit la débile créature et lui permet de concentrer sur elle-même son attention, son instinct de conservation et sa volonté de vivre. Hoche et Lefebvre, laissant agir les femmes, s'étaient assis à la cavalière sur leurs chaises et parlaient de la Révolution qui grondait, de la guerre qui déjà s'allumait aux quatre coins de la frontière. Ils étaient sortis de la boutique, plaçant leurs sièges devant la façade de la fruiterie, sur la route de Montreuil. Heureux de vivre, pleins de jeunesse, avec l'espoir dans l'âme et la vaillance dans les yeux, ces deux héros promis aux armées de la République, digérant l'excellent déjeuner de la maman Hoche, devisaient gaiement, fumant, riant et dévisageant les passants. Cette route de Montreuil, aujourd'hui appelée avenue de Saint-Cloud, était le grand chemin ordinaire des gens venus à pied de Paris: maraîchers, soldats, petits bourgeois. Par économie, beaucoup de voyageurs modestes prenaient le coche d'eau à la Samaritaine, au Pont-Neuf, et du pont de Sèvres gagnaient ensuite pédestrement Versailles, et réciproquement. Au milieu des allées et venues de ces humbles piétons, Lefebvre distingua tout à coup un jeune homme maigre, à longs cheveux, dont l'uniforme râpé était celui de l'artillerie. Ce passant, qui semblait pressé, accompagnait une jeune fille, en fourreau de laine noire, portant un petit carton à la main. Tous deux cheminaient pensifs dans la poussière de la route. Lefebvre, regardant avec plus d'attention, dit tout à coup: —Mais je ne me trompe pas! on dirait le capitaine Bonaparte... —Qui ça, Bonaparte? demanda Hoche. —Un bon républicain... un excellent artilleur et un chaud jacobin, celui-là! répondit Lefebvre... il est Corse, il paraîtrait qu'on lui a retiré son grade, pour ses opinions là-bas... c'est tous des aristocrates menés par les prêtres, dans cette île!... mais je vais appeler ma femme, elle le connaît plus que moi... Il héla Catherine, qui accourut toute surprise: —Quoi qu'il y a, mon homme? dit-elle en campant ses deux poings sur ses fortes hanches, attitude favorite que tous les maîtres à danser, Despréaux en tête, eurent bien de la peine à lui faire perdre, lorsqu'elle fut maréchale et duchesse. —Est-ce que ce n'est pas le capitaine Bonaparte, qui passe là-bas sur la route, avec cette jeune demoiselle?... demanda Lefebvre. —Parbleu! oui... je le reconnaîtrais entre dix mille... c'est pas parce qu'il me doit de l'argent... mais il me va, moi, le capitaine Bonaparte!... qu'est-ce qu'il peut bien faire à Versailles, avec une jeunesse?... Dis donc, Lefebvre, une idée?... —Parle, ma bonne Catherine... —Si on l'invitait sans façon à se rafraîchir... avec la demoiselle?... il fait chaud et la poussière est desséchante... Lefebvre, avec l'assentiment de Hoche, se leva, courut sur la route et rejoignit le capitaine et sa compagne. Il leur fit part de l'invitation. Le premier mouvement de Bonaparte fut de refuser. Il n'avait jamais ni chaud ni soif. Et puis, lui et la jeune fille qu'il escortait n'avaient pas de temps à perdre, s'ils voulaient prendre le coche d'eau à Sèvres, qui partait dans une heure. —Bah! il y en a un autre à cinq heures, dit Lefebvre... mademoiselle ne sera peut-être pas fâchée de se reposer un instant? ajouta-t-il en se tournant vers la compagne de Bonaparte. La jeune fille insinua qu'elle accepterait volontiers un verre d'eau... Bonaparte suivit donc Lefebvre. On apporta une table, des chaises, que l'on plaça sur la route, à l'ombre, puis des verres et deux bouteilles de bon petit vin aigrelet, couleur de sirop de groseille, provenant des coteaux de Marly. On trinqua à la nation, et Bonaparte, se déridant, présenta sa sœur, Marie-Anne, plus connue sous le nom d'Elisa, et qui devait, par la suite, épouser Félix Bacciochi et devenir successivement princesse de Piombino et de Lucques, puis grande-duchesse de Toscane. Elisa, dont les obsessions continuelles devaient, comme celles de ses sœurs, lasser la patience de Napoléon, et qui toujours fut revêche, au milieu de ses galanteries, et se montra fort jalouse de ses cadettes ayant épousé des rois, avait alors seize ans. Elle ne soupçonnait nullement ses grandeurs futures, ni les convoitises envieuses qui en seraient la conséquence. C'était une grande fille, brune et maigre, avec le teint mat, les cheveux très noirs et très opulents, les lèvres fortes dénotant la sensualité, le menton un peu proéminent, la tête d'un ovale parfait, le regard profond et plein d'intelligence. Tout son aspect était hérissé d'orgueil et son œil toisait dédaigneusement les petites gens, avec lesquelles on la faisait s'attabler, devant la boutique d'une fruitière. Elisa était une de ces demoiselles de Saint-Cyr, dont l'éducation, issue des règles de madame de Maintenon, était rétribuée par la cassette royale, et qui se croyaient toutes sorties de la cuisse de Jupiter. Un décret du 16 août avait supprimé la maison d'éducation de Saint-Cyr, comme un foyer royaliste. Les parents avaient dû au plus vite retirer leurs filles, et l'établissement s'était promptement vidé. Bonaparte, faute d'argent, avait tardé à venir retirer sa sœur du couvent aboli. Il fallait cependant que la maison fût évacuée complètement, le 1er septembre. Sur le conseil de son frère, Elisa adressa une demande au directoire de Versailles à l'effet de toucher la somme nécessaire, pour son retour dans sa famille. M. Aubrun, alors maire de Versailles, délivra un certificat constatant: que la demoiselle Marie-Anne Bonaparte, née le 3 janvier 1777, entrée le 22 juin 1784 comme élève de la maison de Saint-Louis, s'y trouvait encore, et demandait une somme de 352 livres pour se rendre à Ajaccio, résidence de sa famille distante de 352 lieues. En vertu de cette autorisation, Bonaparte était venu le matin à Versailles, pour chercher sa sœur. Il l'emmenait avec lui, à Paris, et de là se rendait en Corse. Lefebvre et Hoche félicitèrent le capitaine d'avoir ainsi pu terminer cette délicate affaire de famille. Bonaparte leur apprit en même temps que l'obligation où il se trouvait de ramener sa sœur dans sa famille lui avait permis de solliciter, avec plus d'énergie, sa propre réintégration dans l'armée. —Alors, lui demanda Hoche avec intérêt, vous rejoignez votre régiment bientôt? —Le ministre de la guerre, Servan, m'a replacé au 4e d'artillerie, avec mon grade de capitaine, répondit Bonaparte, mais je vais en Corse accompagner ma sœur. Là, je suis autorisé à reprendre le commandement de mon bataillon de volontaires. —Bonne chance, camarade! dit Hoche. On se battra peut-être aussi de ce côté-là? —On se battra partout! —C'est dommage qu'on ne puisse pas se faire tuer en deux endroits à la fois! dit alors, avec enthousiasme, Catherine, à qui la langue démangeait furieusement. —Ah! si les circonstances me favorisent, mes amis, s'écria Bonaparte avec conviction, je vous en fournirai, moi, des occasions de périr avec honneur ou de glaner grades, titres, gloire, dignités, richesses, dans le sillon de la victoire!... Mais, excusez-nous, ma sœur et moi... il se fait tard et nous devons nous rendre à pied jusqu'à Sèvres... —Et nous, avant de nous mettre en chemin pour délivrer Verdun que les Prussiens menacent, il nous faut regagner Paris, en emmenant ce futur hussard-là! dit gaiement Catherine, montrant le petit Henriot, tout harnaché, prêt à partir. L'enfant regardait avec impatience tous ces gens qui bavardaient et s'éternisaient, sans paraître se décider à se mettre en route. —On se retrouvera peut-être, capitaine Bonaparte! dit Hoche, serrant la main de son collègue. —Sur le chemin de la gloire! fit Lefebvre. —Pour y arriver, ajouta Bonaparte en souriant, il faut commencer par prendre la galiote au pont de Sèvres!... Allons, venez, mademoiselle de Saint-Louis! fit-il en montrant l'horizon à sa sœur. Tous deux, en cheminant, causèrent. —Comment trouves-tu ce capitaine? demanda Bonaparte à la pensionnaire. —Le capitaine Lefebvre? —Non, pas celui-là... il est marié, Lefebvre! Sa femme, c'est cette bonne réjouie de Catherine... mais l'autre... Lazare Hoche? —Il n'est pas trop mal... —Te plairait-il pour mari?... La future grande-duchesse rougit et eut un mouvement de dénégation. —Oh! il ne te convient pas... dit vivement son frère, interprétant comme un refus son mouvement, c'est dommage! Hoche est un bon soldat et un garçon d'avenir... —Je n'ai pas dit que M. Hoche me déplairait... murmura Elisa, mais, mon frère, je suis bien jeune pour songer à me marier... et puis... —Et puis quoi? —Je ne voudrais pas d'un homme qui ne soit pas dévoué au roi... non! jamais je n'épouserai un républicain!... —Tu es donc royaliste? —Tout le monde l'était à Saint-Cyr... —Voilà qui justifie le décret de licenciement! dit en riant Bonaparte... Voyez-vous ces demoiselles de Saint-Louis... quelles aristocrates! Il faudra peut-être qu'on rétablisse toute une noblesse pour leur trouver des maris!... —Et pourquoi pas? répondit l'orgueilleuse Elisa. Bonaparte fronça le sourcil et ne releva pas le propos ambitieux de sa sœur. La réponse d'Elisa ne le choquait pas, mais il était inquiet de ses visées trop hautes. —Avec cela, pensait-il, que toute élève de Saint-Louis qu'elle soit, il sera facile de lui donner un mari! Ces petites filles ne doutent de rien, ma parole!... Sans dot, des frères sans position... et ça veut encore faire les difficiles!... Toujours hanté par le spectre familial, se représentant la vision lamentable de sa mère Letizia entourée de sa nombreuse nichée, devant un âtre toujours éteint et un buffet souvent vide, il s'effrayait de la responsabilité qu'il prenait, en se déclarant chef de la famille. L'avenir de ses trois sœurs surtout le tourmentait, l'obsédait. Il était impatient de les voir établies et leur cherchait partout des maris. Il avait rencontré ce jour-là Hoche; il n'eût pas été fâché qu'il plût à la jeune pensionnaire de Saint-Cyr. Hoche n'était que capitaine, mais on pouvait prévoir qu'il ne s'arrêterait pas là. Il murmura, avec irritation, méditant le refus de sa sœur: —Ce sont les hommes qui ne devraient pas se marier capitaines, mais les filles sans le sou, qu'ont-elles à risquer?... Puis il reprit, comme répondant à un secret calcul, qu'il faisait dans son âme: —Les capitaines ont raison de se marier, s'ils trouvent une femme agréable, riche, influente, pouvant leur créer des relations, leur donner une situation, un rang dans le monde... mais alors ce n'est pas à des jeunes filles qu'ils doivent s'adresser!... Considérant le mariage comme une façon de sortir les siens de leur détresse sans cesse plus grande, il n'était pas loin de chercher lui-même dans une union, fût-elle disproportionnée, un refuge contre la misère, un instrument de fortune, un marchepied pour s'élever au-dessus de ce misérable grade de capitaine, qu'il venait, non sans difficulté, de reconquérir. IV PREMIÈRE DÉFAITE DE BONAPARTE Le lendemain, après avoir touché le montant de l'indemnité de route allouée à la demoiselle de Saint-Cyr, pour son retour dans sa famille, Bonaparte se rendit, avec Elisa, chez madame Permon. Il voulait lui présenter sa sœur, avant son départ pour la Corse. Un autre projet l'amenait, en même temps, chez la veuve de son ami. Madame Permon, mère de la future duchesse d'Abrantès, Grecque d'origine, ayant habité la Corse, était encore une fort jolie femme. Par coquetterie, elle dissimulait son âge, et insouciante, frivole, sachant s'habiller, s'entourant, à une époque où le luxe était difficile et dangereux, de jolis bibelots du siècle de Louis XV et de meubles artistiques de cette époque délicate et sensuelle, elle apparaissait aux yeux du besogneux corse, comme la reine des grâces et des élégances. Il la voyait parée de toutes les séductions, et cet aspect grande dame qu'elle prenait à ses yeux, qu'elle conserva toujours pour lui, cachait, à ses regards de jeune amoureux pauvre, les rides déjà visibles du visage et les lourdeurs inséparables de la maturité. Les Permon avaient eu une assez jolie fortune. Bonaparte qui, souvent, avec Junot, Marmont et Bourrienne, venait, les jours de déficit, s'asseoir à leur table hospitalière, supposait à la veuve un avoir encore important. Ces considérations le décidèrent à tenter une double démarche. Après avoir laissé Elisa en tête à tête avec Laure, la fille aînée de madame Permon, il accompagna celle-ci dans un petit salon, et lui fit la proposition de marier le jeune Permon. Et comme madame Permon s'informait avec curiosité de la personne qu'il voulait faire épouser à son fils, il répondit: —Ma sœur Elisa! —Mais elle est bien jeune, répondit madame Permon, et je sais que mon fils n'a présentement aucun goût pour le mariage. Bonaparte se mordit les lèvres et reprit aussitôt: —Peut-être ma sœur Paulette, qui est fort jolie, conviendrait-elle mieux à M. Permon? Et il ajouta qu'on pourrait du même coup marier Laure Permon à l'un de ses frères, Louis ou Jérôme... —Jérôme est plus jeune que Laurette, dit madame Permon en riant... En vérité, mon cher Napoléon, vous faites le grand prêtre aujourd'hui... vous voulez marier tout le monde, même les enfants!... Bonaparte fit semblant de rire et répondit, sur un ton embarrassé, qu'en effet le mariage des siens était l'un de ses plus grands soucis. Puis, se précipitant sur la main de madame Permon, il y imprima deux brûlants baisers, en disant qu'il avait décidé de commencer l'union des deux familles, son rêve le plus cher, par un mariage entre lui et elle, aussitôt que les convenances, à raison de son deuil encore récent, le permettraient. Stupéfaite, celle qui se trouvait l'objet de cette démarche inattendue n'y put tenir: elle éclata de rire au nez du postulant. Bonaparte se montra froissé de cette hilarité. Madame Permon se hâta de l'expliquer: —Mon cher Napoléon, lui dit-elle, se faisant tout à fait maternelle, parlons sérieusement: vous croyez connaître mon âge? Eh bien! vous ne vous en doutez pas... je ne vous le dirai point, parce que c'est ma petite faiblesse cette cachotterie-là... je vous dirai seulement que je serais non seulement votre mère, mais celle de Joseph, votre aîné. Laissons donc cette plaisanterie. Elle m'afflige, venant de vous... —Je ne croyais pas plaisanter, dit d'un ton piqué Bonaparte, et je ne vois pas ce que ma demande a de si risible! L'âge de la femme que j'épouserai m'est indifférent. D'ailleurs, sans flatterie, vous ne paraissez avoir que trente ans. —J'ai bien davantage!... —Je l'ignore! je vous vois jeune et belle, s'écria Bonaparte avec feu, et vous êtes la femme que je rêve pour compagne... —Et si je ne consens pas à cette folie, que ferez-vous?... —Je chercherai ailleurs le bonheur que vous m'aurez refusé, reprit Bonaparte, avec énergie. Je veux me marier... ajouta-t-il après un instant de réflexion. Des amis ont pensé pour moi à une femme charmante comme vous... de votre âge ou à peu près... et dont le nom et la naissance sont fort honorables... Je veux me marier, je le répète!... réfléchissez!... Madame Permon n'avait pas à beaucoup réfléchir. Son cœur n'était pas libre. Elle aimait, en secret, un de ses cousins, un grand bellâtre, nommé Stephanopolis. Elle l'avait présenté à Bonaparte et voulait le faire entrer dans la garde de la Convention qu'on créait en ce moment. Pour ce brave soldat, qui d'ailleurs devait mourir fort prosaïquement en se coupant avec maladresse un cor au pied, elle repoussa l'offre de Bonaparte qui lui en garda rancune. A quoi tiennent les destinées? Marié à madame Permon, Bonaparte n'eût peut-être jamais été général en chef de l'armée d'Italie et eût servi sans doute obscurément dans l'artillerie, durant des guerres sans gloire. Bonaparte, dans cette conversation, avait manifesté son désir de réaliser un mariage avantageux, d'épouser une femme riche, qui lui faciliterait ses débuts dans la vie active, et lui ouvrirait les rangs de la haute société alors proscrite et terrifiée, mais qu'il devinait prête à ressortir, plus arrogante, de dessous les échafauds. Le double refus de madame Permon devait faire, de la pensionnaire de Saint-Cyr, la princesse de Piombino, et du futur général Bonaparte, le mari de Joséphine. V LE SIÈGE DE VERDUN M. de Lowendaal avait réussi à franchir la distance qui séparait Crépy-en-Valois de Verdun. Il s'était, aussitôt arrivé, rendu à l'hôtel de ville. Deux grands intérêts l'avaient contraint à se rapprocher du théâtre de la guerre et à venir s'enfermer dans une cité qui, d'un moment à l'autre, pouvait se trouver investie. Il lui fallait liquider sa fortune et rentrer dans le cautionnement, par lui versé à la ville de Verdun, pour sa ferme des tabacs. Et puis un autre grave souci nécessitait la venue du baron à Verdun. Il voulait, à la veille d'épouser Blanche de Laveline, rompre un lien, pour lui insupportable à présent, et s'affranchir d'une affection remontant déjà à quelques années. Il avait rencontré, à Verdun, une jeune fille d'une honorable famille, mais sans fortune, venue d'Angers pour entrer en religion. Mademoiselle Herminie de Beaurepaire n'avait pas sur-le-champ prononcé ses vœux. Sa vocation était médiocre. Elle s'était résignée au sacrifice du voile, afin de permettre à son frère de tenir son rang dans le monde et d'acheter une compagnie. Le baron de Lowendaal n'eut pas de peine à détourner Herminie du cloître. Rappelé à Paris par les soins que nécessitait sa grande fortune, le baron ne tarda pas à oublier complètement la pauvre Herminie. Affolé d'amour pour Blanche de Laveline, il n'avait plus qu'indifférence pour la jeune femme qui l'attendait avec des alternatives d'angoisse et d'espérance, dans la tristesse de l'antique hôtel d'une vieille tante, fort riche et peu valide. Perplexe, le baron se demandait quel genre d'explication il devait fournir à celle qui se considérait toujours comme sa femme, au moment où sa chaise de poste franchit la porte de France, sur la route de Châlons. Il lui fallait absolument trancher dans le vif et signifier à Herminie qu'elle n'eût plus à compter sur lui. Il traversa la ville en rumeur, car les nouvelles les plus étranges et les plus contradictoires circulaient, et se présenta au procureur-syndic, auquel il exposa sa réclamation. Celui-ci répondit que les finances de Verdun étaient à sec et qu'il ne pouvait être question d'un remboursement quelconque. —Cependant, avait ajouté le magistrat, en prenant un air mystérieux et entendu, il vous reste, monsieur le baron, une chance d'être remboursé... —Laquelle?... parlez! dit vivement Lowendaal. —Si nous n'avons pas d'argent, reprit le procureur-syndic, l'empereur d'Autriche en a, lui... Que la paix soit maintenue... que les horreurs d'un siège puissent être épargnées à cette malheureuse ville, et je réponds de votre remboursement, monsieur le baron! Le fermier général hésita avant de répondre. Cosmopolite, comme tous les financiers, peu lui importait que son argent lui vînt du roi de France ou de l'empereur d'Autriche. Il n'était donc arrêté par aucun scrupule patriotique. Il n'éprouvait aucune indignation, en entendant ce magistrat lui parler de la remise de la ville aux ennemis. Le baron se demandait si le procureur-syndic était exactement informé, s'il était certain que les soldats du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche, maîtres de Verdun, sauraient garder la ville et la préserver d'un mouvement offensif des volontaires qu'on disait en route. Il calculait uniquement les chances que pouvait présenter le marché qu'on lui proposait. Après avoir envisagé les fortunes diverses qu'offrait l'affaire, il s'informa des renforts, qu'on disait dirigés de Paris sur Verdun. —Ils arriveront trop tard! répondit le procureur-syndic. —Alors je suis votre homme! dit le baron. —Bien. Vous êtes venu rapidement de Paris?... n'ayant parlé avec personne? —J'étais fort pressé, en effet. —Avez-vous dans votre suite un personnage à la fois discret... et bavard?... —Discret? c'est-à-dire sachant garder un secret? —Et bavard... c'est-à-dire capable de lâcher à propos quelques paroles en apparence inconsidérées... c'est cela!... —J'ai cet homme... Léonard, mon valet de chambre... que devra-t-il taire? —Nos projets d'abord... —Il ne les connaît pas! —Ceci nous garantit sa fidélité... les secrets qu'on ignore sont les mieux gardés. —Et sur quoi devra-t-il se montrer bavard? —Sur les nouvelles de Paris... la cité aux mains des brigands... l'autorité royale cependant forte de l'approche de l'armée de l'empereur d'Autriche et des troupes du roi de Prusse, prête à reprendre tout pouvoir, se disposant à châtier les rebelles... —C'est tout? Léonard n'aime pas les sans-culottes, il s'acquittera fort bien de cette mission... —Votre Léonard pourra ajouter qu'il tient de source sûre que 80.000 Anglais viennent de débarquer à Brest et marchent sur Paris... —Et le but de ces alarmes répandues? —Justifier la décision que nous allons prendre cette nuit... —Où cela? —Ici même... il y a assemblée des principaux bourgeois de la ville... et l'on doit arrêter les termes de la réponse qu'il convient de faire au duc de Brunswick... Vous serez des nôtres? dit le syndic. —Vous avez ma promesse... comme j'ai la vôtre, n'est-ce pas, pour le remboursement de ma créance? —Entre honnêtes gens, monsieur le baron, on n'a qu'une parole! dit le procureur-syndic en serrant la main du fermier général. Les deux complices se séparèrent. L'un allant styler Léonard chargé de propager les bruits alarmistes dans le peuple, l'autre recrutant de nouvelles adhésions secrètes, pour la trahison qui allait s'accomplir. VI A L'ÉTAPE Sur la route de Verdun, gaiement, les volontaires de Mayenne-et-Loire, accompagnés d'un détachement du 13e léger, où François Lefebvre servait en qualité de lieutenant faisant fonctions de capitaine, marchaient en chantant. L'enthousiasme brillait dans les yeux, le désir de vaincre animait les cœurs. En traversant les villages, aux femmes debout sur les seuils, présentant leurs enfants, comme au passage de la procession, les volontaires envoyaient des baisers. Aux hommes, ils promettaient de vaincre ou de mourir. Ils allaient confiants, hardis, superbes, au son aigrelet des fifres, dans le martèlement martial des tambours; les trois couleurs claquaient au vent dans un déploiement joyeux, et l'âme de la patrie était parmi eux. Tous, en quittant leur pays natal, avaient fait don à leurs parents de ce qu'ils possédaient, en déclarant qu'on devait les considérer comme déjà morts. Et ces héros allaient, la chanson aux lèvres, au-devant de cette mort pour la patrie, qui, pour eux, était, comme on l'a dit depuis, le sort le plus beau, le plus digne d'envie. Par les routes, afin d'abréger la longueur des étapes, ils entonnaient sur l'air de la _Carmagnole_ quelque refrain naïf et bon enfant, comme la _Gamelle_: Savez-vous pourquoi, mes amis, Nous sommes tous si réjouis? C'est qu'un repas n'est bon Qu'apprêté sans façon. Mangeons à la gamelle! Vive le son (_bis_) Mangeons à la gamelle! Vive le son du chaudron! Le refrain se propageait par toute la colonne, et l'arrière-garde reprenait avec entrain: Point de froideur, point de hauteur, L'aménité fait le bonheur. Oui, sans fraternité, Il n'est point de gaîté. Mangeons à la gamelle! Vive le son (_bis_) Mangeons à la gamelle! Vive le son du chaudron! Comme on approchait de Verdun, dont les murailles se dressaient au-dessus de la campagne boisée, le commandant Beaurepaire fit faire halte. Il était prudent d'observer les abords de la place. Les Prussiens n'étaient pas loin; d'après les derniers renseignements, l'on pouvait craindre de tomber dans une embuscade. Sur un monticule, au milieu de taillis, bien abritée, invisible de la ville, la petite armée campa. On dominait une gorge verdoyante, au fond de laquelle se groupaient quelques maisons. Un berger, qui avait suivi les soldats depuis leur rencontre auprès de Dombasle, fut interrogé par Beaurepaire. Il ne put fournir aucune indication sur le mouvement présumé de l'armée ennemie. Beaurepaire allait renvoyer le berger. Il le rappela et lui demanda: —Le nom de ce petit village, en face, entre les collines et que des bois cachent si complètement, le connais-tu? —Oui, monsieur... c'est Jouy-en-Argonne! Un tressaillement, aussitôt réprimé, échappa à Beaurepaire. Il prit sa longue-vue et, du haut du tertre, considéra attentivement, avidement, avec de la tristesse dans les yeux, le modeste village... Il ne pouvait en détacher sa vue... On eût dit qu'il cherchait à y découvrir quelque chose qui l'intéressait au plus haut point. Pourtant nulle trace d'un campement, aucune lueur de bivouac; rien de ce qui décèle la présence de soldats n'apparaissait dans la gorge boisée... Beaurepaire revint, pensif, au milieu des volontaires qui déjà, les faisceaux formés, s'occupaient à confectionner la soupe. Tandis que les uns allaient couper du bois, que les autres puisaient de l'eau à une source qui dégoulinait en gazouillant de la hauteur, les aides de cuisine épluchaient les légumes empruntés, en passant, à des champs rencontrés, et accompagnaient leur opération culinaire d'un couplet de la _Gamelle_: Bientôt les brigands couronnés, Mourant de faim, proscrits, bernés, Vont envier l'état Du plus mince soldat Qui mange à la gamelle! Vive le son (_bis_) du chaudron! Un chariot stationnait à quelques pas des cuisines en plein air. Un bon vieux cheval gris, dételé, paisiblement broutait l'herbe, cherchant à tirer sur la longe, pour atteindre l'écorce de jeunes arbrisseaux, objet de sa convoitise. Le chariot portait sur sa caisse cette inscription: 13e LÉGER Mme CATHERINE LEFEBVRE _Cantinière._ A quelques pas du chariot, un enfant gaminait, rôdant autour des faisceaux; comme pour chercher protection, il s'approchait de temps en temps de la cantinière, qui lui tapotait les joues pour le rassurer, sans s'interrompre, pressant la besogne, car les troupiers réclamaient l'ouverture de la cantine. Aidée par un soldat, elle disposait en forme de table, sur deux tréteaux, une grande planche. Bientôt des cruchons, des brocs, un petit tonneau, avec des verres et des assiettes, se trouvaient rangés sur la table improvisée. La cantine était montée. Les buveurs déjà s'empressaient. La route et les chansons avaient donné soif à la troupe pleine de bonne humeur. Bientôt les verres s'emplissaient et l'on trinquait aux succès du bataillon de Mayenne-et-Loire, à la délivrance de Verdun, au triomphe de la liberté! Tous n'avaient pas d'argent, mais la cantinière était bonne fille et faisait crédit aux désargentés... On la rembourserait après la victoire. Beaurepaire regardait, en souriant, ce tableau animé, et ses yeux se reportant vers le village de Jouy-en-Argonne, il murmurait, perplexe: —Impossible de m'éloigner... qui donc pourrai-je envoyer là?... il me faudrait quelqu'un de confiance... une femme serait préférable... mais où trouver cette messagère?... Et il continua à observer les hommes groupés devant l'éventaire de Catherine Lefebvre. A l'écart, et paraissant indifférents à la joie de la troupe en repos, un sergent et un jeune homme portant les aiguillettes distinctives du corps de santé s'entretenaient avec animation, baissant la voix quand ils se supposaient regardés. C'était Marcel, qui avait retrouvé Renée, le joli sergent. Il avait, selon l'espoir de la jeune fille, obtenu par la protection de Robespierre jeune, et sur la recommandation de Bonaparte, d'être détaché du 4e d'artillerie. Envoyé à la batterie dépendant du petit corps placé sous le commandement de Beaurepaire, il avait rejoint le bataillon, à Sainte-Menehould. Les exigences du service, la différence des grades et la place de l'aide-major à la queue de la colonne, avaient empêché les deux jeunes gens d'échanger leurs confidences et de témoigner leur joie de se revoir. L'étape inattendue, ordonnée par le commandant sur la lisière de la forêt de Hesse, au-dessus du village de Jouy-en-Argonne, leur avait enfin fourni cette occasion si attendue. Ils en profitaient. Beaurepaire allait s'éloigner, un peu surpris de l'intimité semblant exister entre ce sergent et l'aide-major. Il se réservait de s'informer des causes de cette familiarité, quand Lefebvre, venant à passer, interpella Marcel: —Vous venez du 4e d'artillerie? demanda-t-il, troublant le tête-à-tête des deux amoureux. —Oui, lieutenant... en droite ligne. —Est-ce que le capitaine Bonaparte, qui a été réintégré dans son grade, se trouvait au régiment, quand vous l'avez quitté? —Le capitaine Bonaparte était en Corse... il a obtenu une permission... mais il a écrit à des amis à Valence, et nous avons eu de ses nouvelles au régiment... On parlait beaucoup du capitaine Bonaparte. Beaurepaire, qui avait entendu, s'avança et dit vivement: —Ah!... et comment va-t-il, Bonaparte?... J'espère qu'il ne lui est rien survenu de fâcheux?... Pouvez-vous me renseigner, major?... Moi aussi, je suis de ses amis... —Mon commandant, dit Marcel, le capitaine Bonaparte est aujourd'hui en sûreté, à Marseille, avec toute sa famille... Mais il a couru un grand danger. —Diable!... contez-moi donc cela... ce cher Bonaparte! que lui est-il donc arrivé?... —Pardon, mon commandant, dit Lefebvre, ne pensez-vous pas que pour écouter le récit du major, nous serions mieux, assis, là, devant un rafraîchissement... C'est ma femme qui nous servira... —Volontiers!... dit le commandant, s'attablant, et à la santé de la citoyenne Lefebvre, la belle cantinière du 13e!... Tous trois choquèrent leurs verres, tandis que Lefebvre, en clignant de l'œil, disait à sa femme: —Ecoute ce que va raconter le major... il a des nouvelles de Corse... il s'agit de ton ami, le capitaine Bonaparte!... —Vas-tu pas être jaloux à présent de ce pauvre Bonaparte! dit Catherine en haussant les épaules... Est-ce qu'il lui serait survenu quelque chose de fâcheux, monsieur le major?... —Il n'a échappé que par miracle à la mort... —Est-ce possible!... Oh! dites-nous vite de quoi il s'agit, monsieur le major... avec la permission du commandant! fit Catherine se campant à califourchon sur un tronc d'arbre, bouche béante, oreilles tendues, impatiente d'avoir des nouvelles de son ancien client. Marcel expliqua d'abord que les Corses, hostiles à la Révolution, avaient cherché à se donner à l'Angleterre. Paoli, le héros des premières années de l'indépendance, avait négocié avec les Anglais. Il avait cherché à entraîner Bonaparte dans sa défection. L'appui du commandant de la garde nationale d'Ajaccio lui devenait indispensable. Mais Bonaparte avait refusé avec indignation de participer à sa trahison. Paoli, irrité, avait ameuté contre lui et contre les siens la population. Napoléon et ses frères Joseph et Lucien avaient été obligés de s'enfuir sous des déguisements. Contre la mère de Bonaparte, Paoli tourna sa fureur. La maison, où Letizia Bonaparte était réfugiée avec ses filles, fut assaillie, pillée, incendiée. La courageuse femme dut se sauver, la nuit, à travers le maquis. Ce fut une fuite tragique. Quelques amis dévoués, sous les ordres d'un énergique vigneron nommé Bastelica, protégeaient les fugitifs. La famille Bonaparte marchait au centre de l'escouade armée de carabines. Letizia tenait par la main la petit Pauline, la future générale Leclerc; Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr qui, à peine sortie de la calme maison d'éducation, tombait dans les aventures d'un exode à travers la montagne, accompagnait son oncle, l'abbé Fesch, dont la pourpre était encore bien lointaine; le jeune Louis gambadait en avant de la colonne, sondant l'épaisseur des halliers et réclamant avec insistance une carabine. Le petit Jérôme était porté par Savaria, la servante dévouée. On évitait les routes battues. On recherchait les sentiers les plus abrupts. Il s'agissait de gagner le rivage sans être aperçu des paolistes. Les arbustes, les ronces, déchiraient au passage les vêtements, les mains, les visages des enfants en pleurs. Après une nuit de fatigue et d'insomnie, les proscrits parvinrent à un torrent. Il était impossible de le franchir avec cette marmaille. Heureusement, on put se procurer un cheval, et le gué périlleux fut traversé. Au moment d'atteindre la côte, une troupe de paolistes, lancée à la poursuite des Bonaparte, passa en courant. On se blottit dans le maquis, chacun retenant son souffle. Madame Letizia s'efforçait d'empêcher la craintive Pauline de crier. Le cheval qui semblait deviner le danger, maintenu par Louis, demeurait immobile, les oreilles dressées, avec un frisson à fleur de peau. Enfin, du haut d'un rocher, on aperçut Napoléon qui venait, en barque, d'un navire français croisant dans le golfe. Bonaparte se hâta d'aborder. A peine était-il réuni avec les siens, qu'un berger accourut prévenir: les paolistes les avaient découverts. On eut juste le temps d'embarquer. Les Corses, débouchant sur le rivage, saluèrent les fugitifs d'un feu de mousqueterie nourri, mais ils étaient déjà hors d'atteinte. Une fois à bord, Bonaparte court à l'unique pièce de canon armant le navire, la charge à mitraille, la pointe, et envoie aux paolistes une si terrible décharge, que huit ou dix de ceux qui avaient tenté de l'assassiner restèrent sur le sable. Les autres s'enfuirent. La famille et son chef étaient sauvés. —Bravo, Bonaparte!... dit Catherine, battant des mains au récit... ah! les canailles de Corsicos, si j'avais été là avec nos hommes, n'est-ce pas, Lefebvre?... —Bonaparte suffisait! dit Lefebvre, c'est un fin canonnier! —Et un bon Français! ajouta Beaurepaire. Il ne voulait pas que sa patrie fût livrée aux ennemis... c'est bien!... Voyez-vous Bonaparte mourant ainsi dans une île, prisonnier des Anglais?... C'eût été absurde et sa destinée vaut mieux que cela... Merci, major, de vos renseignements... Quand nous aurons délivré Verdun, j'écrirai à Bonaparte pour le féliciter... Le commandant s'était levé. Ayant jugé le repos suffisant, rien de suspect ne lui apparaissant en avant de Verdun, il donna l'ordre de tout préparer pour le départ... On devait se remettre en route dans deux heures, afin d'atteindre Verdun un peu avant la nuit, en profitant du crépuscule. Tandis que les hommes, ayant mangé la soupe et nettoyé leurs armes, se disposaient à reformer la colonne, le commandant se dirigea vers la voiture tout attelée de Catherine. Il fit signe à la cantinière qu'il avait à lui parler. A voix basse, il donna ses instructions à Catherine, qui semblait écouter avec quelque surprise. Quand il eut fini, la cantinière répondit simplement: —C'est compris, mon commandant... et quand j'aurai quitté Jouy-en-Argonne et que je serai dans Verdun, que faudra-t-il faire? —Nous attendre, si la ville est tranquille... accourir nous avertir, si l'ennemi avait fait un mouvement... —Bien, mon commandant!... je vais mettre mes vêtements civils... et j'espère que vous serez content de moi... Puis elle cria à Lefebvre, qui se demandait quelle mission secrète le commandant pouvait bien confier à sa femme: —François... je te retrouverai à Verdun... Ordre du commandant!... Aie bien soin d'Henriot... Que La Violette,—c'était le nom du jeune soldat désigné pour le service de la cantine,—prenne garde aux descentes... le cheval toujours au pas... et même tenu par la bride... —On y veillera! dit Lefebvre... Mais, Catherine, sois prudente!... Si les cavaliers prussiens qui battent la campagne allaient te faire prisonnière?... —T'es bête! Est-ce que, sous mes jupons, je n'ai pas mes deux chiens de garde! dit gaiement Catherine. Et, soulevant sa jupe, elle fit voir à son mari les crosses de deux pistolets passés dans la ceinture qui contenait son argent. Les volontaires, cependant, sur un signe de Beaurepaire, s'étaient alignés et se disposaient à continuer leur route. Catherine, bravement, dévalait les pentes rapides de la gorge, au fond de laquelle était tapi le petit village de Jouy-en-Argonne. Elle en avait atteint les premières maisons, quand par-dessus les bois, les prés, les champs, lui arriva ce chant plein d'entrain des volontaires en marche sur Verdun: Ah! ça ira! ça ira! ça ira! Petits comme grands sont soldats dans l'âme: Ah! ça ira! ça ira! ça ira! Pendant la guerre aucun ne trahira... Ah! ça ira! ça ira! ça ira! Et l'écho du vallon répéta: Ça ira! ça ira! rythmant l'allure martiale de ces braves enfants de la patrie courant à la victoire, en chantant, sous le drapeau de la liberté! VII L'ABANDONNÉE Herminie de Beaurepaire se trouvait dans une vaste pièce de l'hôtel de Blécourt, à Verdun, transformée en oratoire, sous les inspirations de sa tante, fort bigote, madame de Blécourt. Deux prie-Dieu et un petit autel improvisé, sur lequel une Vierge Marie, tenant l'Enfant Jésus dans ses bras, étalait sa robe bleue et sa couronne de bois doré, avec des candélabres et deux vases de fleurs, composaient l'ornement de ce salon, devenu chapelle depuis la suppression des ordres religieux. La pieuse tante entendait qu'Herminie continuât à se préparer à la vie monastique, à laquelle elle avait été destinée, en attendant la réouverture des couvents. Quand Lowendaal parut sur le seuil de l'oratoire, mademoiselle de Beaurepaire poussa un cri, fit un bond de surprise, puis s'arrêta, le regardant, indécise, hésitante, intimidée, attendant un mot, un geste, un élan, un mouvement des lèvres, un cri du cœur. Le baron demeurait froid, légèrement embarrassé, pinçant la bouche et n'osant parler. —Ah! c'est vous, monsieur, dit la jeune femme d'une voix tremblante; je ne comptais plus guère vous revoir... un si long temps s'est écoulé depuis que, pour la dernière fois, nous nous sommes trouvés ici, à cette place... et puis là-bas, au village de Jouy-en-Argonne... —Ah! oui... Jouy!... Et comment se porte l'enfant?... toujours bien, je suppose?... —Votre fille grandit... elle aura tantôt trois ans... Ah! plût à Dieu que la pauvre petite ne fût jamais née!... et les yeux d'Herminie s'emplirent de larmes. —Ne pleurez pas! ne vous désolez pas, dit le baron sans se départir de sa calme indifférence... Voyons, Herminie, il faut se faire une raison!... vos larmes, vos sanglots peuvent attirer l'attention... toute la maison est déjà en rumeur par ma venue, voulez-vous faire connaître à tous ce que vous avez si grand intérêt à cacher?... Herminie releva la tête et dit avec fierté: —Quand je me suis donnée à vous, monsieur, ce fut mon cœur qui seul parla... aujourd'hui ma raison revenue me dicte ma conduite... l'heure de folie qui m'a poussée dans vos bras est passée... je ne vis plus pour l'amour... tout en moi est éteint de la flamme d'autrefois... en remuant mon existence je n'y trouve que cendres et débris!... Mais j'ai une enfant... votre fille Alice... pour elle je dois vivre, pour elle je dois conserver les apparences. —Vous avez, pardieu! fort raison... le monde est impitoyable, ma chère Herminie, pour les petites aventures du genre de la nôtre... Que voulez-vous? nous étions tous deux, comme vous l'avez dit, déraisonnables... de la folie traversait nos cerveaux... c'était une ivresse... nous voilà dégrisés... eh bien! mais c'est dans l'ordre... on ne peut rester, toute la vie, fol et enivré!... Et le baron esquissa un geste plein de fatuité et de cynique désinvolture. Herminie s'avança vers lui, sévère, presque tragique. —Monsieur le baron, je ne vous aime plus! dit-elle. —Vraiment! c'est un grand malheur pour moi... —Ne raillez pas!... Oh! je sens bien que vous, pareillement, vous ne m'aimez plus... m'avez-vous même jamais aimée? Je fus pour vous la distraction d'un instant... le jouet du cœur... non pas même du cœur, l'amusement des sens, une façon d'user les heures de désœuvrement au fond d'une retraite provinciale... Vous étiez retenu par vos affaires ici... La vie des gentilshommes et des militaires, avec leurs plaisirs faciles et leurs bruyantes débauches, vous semblait fade et peu digne de vous, brillant personnage de la cour, habitué de Trianon, ami du prince de Rohan et du comte de Narbonne... vous m'avez aperçue dans mon coin, triste, seule, pensive... —Vous étiez charmante, Herminie!... vous êtes toujours désirable et belle, mais à cette époque vous aviez pour moi un attrait indicible... un piquant... une saveur... —J'ai perdu tout cela, à présent, n'est-ce pas? —Je proteste! s'écria galamment le baron. —Ne mentez pas!... je ne suis plus la même à vos yeux... Vous avez vu juste; je vous l'ai dit: je vous aimais alors et aujourd'hui vous m'êtes devenu indifférent. —J'aime mieux cela! pensa le baron. Et il ajouta en lui-même: —Eh! mais, les choses se passent fort bien... La rupture s'accomplit sans secousse, sans trop de pleurs et de reproches... C'est parfait! Il reprit, en tendant la main à Herminie: —Restons de bons amis, voulez-vous? La jeune femme demeura immobile, refusant la main qu'avançait Lowendaal. Un plissement de ses lèvres indiqua son dédain. —Ecoutez-moi, dit-elle d'un ton sévère. J'étais ici bien éloignée de toute idée d'amour... On me destinait au couvent et je me trouvais prête à obéir à ceux qui m'avaient offert le cloître comme un asile noble et digne pour les filles telles que moi, ayant un beau nom et nulle fortune... Auprès de mademoiselle de Blécourt, j'attendais l'heure de prononcer mes vœux. Vous dire que je ne regrettais pas ce monde, à peine entrevu par moi, mais dont je me faisais une idée assez riante, serait mentir... J'avais envié celles de mes compagnes qui pouvaient, grâce à leur richesse, épouser un honnête homme et traverser la vie, la joie au cœur, l'orgueil au front, entre leur mari et leur enfant... Ce bonheur ne m'était pas offert... Je me résignai... —Vous étiez pourtant de celles à qui la vie ne devait donner que des joies... —Et à qui elle n'a donné que des amertumes!... Pardonnez-moi, monsieur, de vous rappeler ces choses douloureuses... Mais c'est alors, quand mon abandon semblait complet et que je me voyais sacrifiée, dans ma jeunesse, dans mes désirs, dans mes rêves... c'est alors que vous m'êtes apparu... Etais-je consciente? Je ne sais... Oh! je ne veux pas récriminer... je ne cherche même pas à excuser ma faute... Mais, en ce jour, dans cette entrevue qui, pour nous deux, peut être décisive, permettez-moi de vous adresser une question... —Laquelle?... Parlez!... Je vous autorise à me poser dix, vingt questions!... Que craignez-vous?... De quoi doutez-vous? —Je ne crains plus! dit avec tristesse Herminie; j'ai malheureusement perdu le droit de douter... Monsieur le baron, vous m'avez juré de faire de moi votre femme, venez-vous aujourd'hui accomplir votre promesse?... —Diable!... nous y voilà! pensa le baron. Et, avec un sourire qui dissimulait mal une grimace, il murmura: —Votre demande me charme... et, je vous l'avouerai, m'embarrasse... Certainement je n'ai pas oublié qu'autrefois... dans ces moments de folie, comme vous les désigniez tout à l'heure, j'ai pu m'engager... Oh! je ne me dédis pas... je vous prie de croire que mes sentiments sont toujours pour vous respectueux, ardents, sincères... —Mais vous refusez? —Je ne dis pas cela!... —Alors, vous consentez?... Voyons, répondez franchement!... Je vous ai dit que je n'avais plus ni doute ni crainte. Je pourrais ajouter que l'espérance a marché côte à côte avec moi, et, brusquement, au détour du chemin, m'a faussé compagnie... J'attends votre réponse avec la fermeté d'un cœur où tout s'est apaisé!... où tout est mort!... —Mon Dieu, ma chère Herminie, vous me prenez là au dépourvu... Je ne suis pas venu précisément à Verdun pour causer mariage... De graves affaires, des intérêts de premier ordre, nécessitent ma présence dans cette ville, où le moment serait mal choisi pour s'occuper de joies nuptiales... —Ne parlez pas de joies entre nous!... Donc, vous refusez?... —Non... je vous prie de m'accorder un délai... Attendez que la paix soit faite... ce ne sera pas long... —Vous croyez?... Vous espérez donc que les lâches et les traîtres l'emporteront, et que Verdun ne se défendra pas? —Je crois la défense impossible... Ce ne sont pas vos artisans, vos petits bourgeois, des cloutiers et des savetiers, qui sont capables de résister aux armées de l'empereur et du roi! —N'insultez pas de braves gens qui se battront comme des héros, s'ils savent se débarrasser des traîtres et des chefs incapables! dit avec énergie Herminie. —Je n'insulte personne, fit le baron de sa voix toujours doucereuse; je vous prie seulement de considérer que cette ville n'a pas de garnison... —Elle en aura une bientôt! murmura Herminie. —Que voulez-vous dire? s'écria le baron stupéfait. —Je veux dire... Tenez! écoutez!... Et Herminie fit signe au baron de prêter l'oreille. Une rumeur confuse, des cris, des vivats montaient vers la ville haute... Des roulements joyeux de tambours se mêlaient aux clameurs du peuple en mouvement. Le baron pâlit. —Que signifie ce vacarme? dit-il. Sans doute quelque émeute... Les habitants qui réclament l'ouverture des portes, et ne veulent pas entendre parler d'un siège... —Non, ce bruit est tout autre, monsieur le baron!... Encore une fois, voulez-vous tenir votre promesse et donner à notre enfant, à notre fille Alice, le nom, le rang, la fortune qui lui appartiennent? —Je vous ai dit, madame, que pour le moment je ne voulais... je ne pouvais prendre aucune décision... Attendez!... j'ai des affaires trop sérieuses à terminer... Que diable! un peu de patience!... A la paix, vous dis-je!... Quand les factieux seront punis et que Sa Majesté rentrera tranquillement, non pas aux Tuileries, la Révolution y pénètre avec trop de facilité, mais à Versailles... alors je verrai!... je déciderai... —Prenez garde, monsieur!... je suis femme à me venger de ceux qui font de faux serments!... —Des menaces!... Allons donc! fit le baron ricanant, j'aime mieux cela... C'est moins dangereux que vos larmes! —Prenez garde, encore une fois!... Vous me croyez faible, désarmée, sans appui... Vous pouvez vous tromper!... —Je vous répète, madame, que vous ne réussirez pas à m'intimider... —Vous n'entendez donc pas ce bruit, ce tumulte?... C'est le tambour qui se rapproche! —En effet... c'est singulier!... Est-ce que les Prussiens seraient déjà dans la ville? murmura le baron. Et il ajouta, avec une satisfaction intérieure très visible: —Ils arrivent à propos, nos bons amis les ennemis, pour couper court à cette sotte histoire et me fournir un honnête prétexte de prendre congé de cette ennuyeuse fille!... —Ce ne sont pas les Prussiens, dit Herminie avec triomphe... ce sont des patriotes qui viennent secourir Verdun... —Les renforts qu'on attendait!... Allons donc, ce n'est pas possible!... Lafayette est au pouvoir des Autrichiens... Dumouriez est occupé au camp de Maulde... Dillon est acheté par les alliés... Il n'y a pas de renforts!... Quels renforts, d'abord?... —Vous allez le savoir!... Et Herminie, ouvrant la porte de son oratoire, dit à une femme qui se trouvait dans une pièce voisine, avec deux jeunes enfants: —Entrez, madame, et faites connaître à M. le baron de Lowendaal ce que c'est que ce bruit de tambours qui réveille la ville!... VIII L'ARRIVÉE DES VOLONTAIRES Une femme jeune et à l'allure franche parut. Elle fit le salut militaire et dit en regardant avec aplomb le baron: —Catherine Lefebvre, cantinière au 13e, pour vous servir!... Vous désirez savoir ce qu'il y a de nouveau?... Eh bien! parbleu! c'est le bataillon de Mayenne-et-Loire qui fait son entrée dans Verdun... avec une compagnie du 13e que commande mon homme, François Lefebvre... Hein, mademoiselle! c'est une belle surprise pour tout le monde!... Le baron murmura, désappointé: —Le bataillon de Mayenne-et-Loire! Que vient-il faire ici? —Ce que nous venons faire? dit Catherine, parbleu! fiche une brûlée aux Prussiens, rassurer les patriotes, et taper sur les aristos, s'ils font mine de bouger! —Bien parlé, madame! dit Herminie, ajoutez donc le nom du chef des volontaires de Mayenne-et-Loire... cela fera plaisir à monsieur... —C'est le brave Beaurepaire qui les commande!... —Beaurepaire! dit le baron avec effroi. —Oui... mon frère!... qui, une heure avant son entrée dans la ville, m'a envoyé cette vaillante femme pour m'avertir, pour me rassurer!... dit Herminie dont le pâle visage était empourpré de joie. —On dirait que ça vous défrise, mon petit père! fit Catherine Lefebvre, tapant familièrement sur l'épaule du baron décontenancé. Vous n'êtes donc pas patriote?... Ah! faut faire attention, voyez-vous, parce que les aristos qui voudraient parler de capitulation, à présent, ils n'auront pas beau jeu avec nous! —Combien sont-ils vos volontaires? demanda le baron tout soucieux. —Quatre cents... et puis, il y a la compagnie de Lefebvre, mon homme... Ça fait, en tout, cinq cents lapins qui vont remuer la ville, allez! La physionomie du baron était redevenue calme. —Cinq cents hommes! Le mal n'est pas si grand que je le craignais!... Ces cinq cents forcenés ne pourront tenir la ville... surtout si la population bien travaillée réclame à cor et à cris la capitulation... Le pire, c'est la présence de ce Beaurepaire!... Comment me débarrasser de lui? Herminie, cependant, avait été chercher l'un des deux enfants qui se trouvaient dans la pièce voisine. Elle amena une petite blondinette, blême et craintive, se tenant mal sur ses jambes grêles, et dit au baron: —Voici votre fille, monsieur... voulez-vous l'embrasser?... Lowendaal, dissimulant une grimace, se pencha vers l'enfant et déposa sur son front un rapide baiser. L'enfant eut peur et se mit à pleurer. Alors, s'élançant de l'autre chambre, un petit bonhomme, coiffé d'un bonnet de liberté, avec la cocarde nationale, vint à la fillette, l'emmena, la calma, en lui disant: —Ne pleure pas!... Nous allons bien nous amuser, Alice... on va tirer le canon!... Poûm!... Poûm!... c'est joliment drôle le canon!... Catherine Lefebvre montra le gamin avec orgueil, en disant: —C'est mon petit Henriot... un futur sergent que j'élève, en attendant que mon homme me donne des mioches pour défendre la République!... Herminie, pressant doucement la main de la cantinière, dit au baron: —Cette excellente personne traversait, avec le bataillon, le village de Jouy-en-Argonne... le commandant de Beaurepaire la fit appeler et la pria de se rendre dans une maison du village, où elle trouverait un enfant qu'il lui désigna... le commandant lui indiqua en outre cette demeure... ici, elle devait me remettre l'enfant et me prévenir de l'arrivée des volontaires, de la présence d'un protecteur pour la malheureuse mère abandonnée... Voilà comment votre fille se trouve ici, monsieur!... —Alors, balbutia Lowendaal, le commandant de Beaurepaire sait... —Tout! dit avec fermeté Herminie... Oh! ce fut une douloureuse confession, allez! Mais je n'avais plus d'espoir qu'en mon frère... je ne savais comment il accueillerait la triste confidence que je lui faisais, un jour de découragement, où, lasse de tout, je voulais mourir. —Et votre frère s'est montré clément?... dit le baron essayant de paraître indifférent et calme, ainsi qu'au commencement de l'entretien. —Mon frère a pardonné... il s'est hâté de venir me secourir, me délivrer... Les volontaires de Mayenne-et-Loire, entraînés par lui, ont traversé la France en courant... —Ah! nom de nom! quelles étapes, mes enfants! dit Catherine... Nous montrions tous grand désir d'arriver à temps pour secourir votre bonne ville de Verdun... mais le commandant Beaurepaire avait des ailes aux talons!... Le son du tambour s'était rapproché. La ville semblait en fête. Des cris de joie, plus nourris, s'élevaient du côté de la Meuse. —Il faut que je me retire, dit le baron... on m'attend à l'hôtel de ville!... —Et moi j'ai besoin d'embrasser mon homme! fit Catherine. Allons! toi, marche, jeune conscrit!... ajouta-t-elle en empoignant le petit Henriot. L'enfant résista. Il avait gardé dans sa main la jupe de la petite fille, et semblait vouloir rester auprès d'elle. —Voyez-vous, le gaillard, dit avec bonne humeur la Sans-Gêne, il s'attache déjà au cotillon!... Ah! il promet, le moutard!... En route, petit, tu la reverras... tu la retrouveras, la gamine, quand nous aurons administré une frottée soignée aux Prussiens!... —Madame, dit Herminie avec émotion, jamais je n'oublierai ce que vous avez fait pour moi... dites à mon frère que je vous bénis et que je l'attends!... Quant à cette enfant, ajouta-t-elle en montrant Alice, qui souriait au jeune Henriot et semblait, elle aussi, ne plus vouloir le quitter, si le malheur faisait que je ne puisse plus la défendre, l'aimer, la garder... remettez-la aux mains de mon frère... —Comptez sur moi!... j'ai déjà ce gamin-là à brouetter dans ma carriole, ça me fera la paire... un moyen de prendre patience en attendant que mon homme se décide à me donner des enfants à moi... Ce qui ne sera pas trop long, je crois! dit-elle, en riant de son franc et large rire, et en avançant sa robuste poitrine... Au revoir, madame, v'là qu'on rappelle à présent, mes soldats doivent avoir besoin de moi là-bas et Lefebvre s'étonne, sans doute, de ne pas me trouver sur les rangs! Emmenant alors le petit Henriot, devenu boudeur et mécontent de quitter si vite la jeune Alice, Catherine se hâta de rejoindre la compagnie détachée du 13e léger, qui formait les faisceaux sur la place. Herminie, après un salut glacial au baron, s'était retirée dans la chambre voisine avec sa fille, qu'elle couvrait de caresses. Lowendaal s'éloigna tout pensif dans la direction de l'hôtel de ville, en se disant: —Si la capitulation pouvait me débarrasser de ce Beaurepaire!... Mais non!... cet enragé-là voudra défendre la ville et me faire épouser sa sœur!... Ah! dans quel guêpier suis-je venu me fourrer!... Et, fort peu satisfait des événements, le baron monta à l'hôtel de ville, où déjà les notables se trouvaient rassemblés, sur la convocation du président du directoire Ternaux et du procureur-syndic Gossin, deux traîtres, dont les noms doivent demeurer cloués au pilori de l'histoire. IX L'ENVOYÉ DE BRUNSWICK Dans la grande salle de l'hôtel de ville de Verdun, à la lueur des flambeaux, les membres du district et les notables étaient rassemblés. Le commandant du génie Bellemond, gouverneur de la place, assistait à la délibération. Le président Ternaux ayant ouvert la séance, le procureur-syndic Gossin exposa la situation. Le duc de Brunswick campait aux portes de la ville. Fallait-il les lui ouvrir toutes grandes et acclamer le généralissime impérial comme un libérateur, ou bien devait-on lever les ponts-levis et répondre à coups de canon aux sommations de les baisser? C'était déjà une honte que de poser la question. —Messieurs, dit le procureur d'une voix dolente, notre cœur saigne à l'idée des malheurs qui peuvent fondre sur Verdun assiégé... Messieurs, la résistance est folie contre un ennemi dix fois supérieur... Voulez-vous recevoir une personne qui nous est envoyée avec une mission conciliante? Et le président consulta du regard en même temps l'assemblée, sollicitant son adhésion. —Oui, nous le voulons! dirent plusieurs voix. —Je vais donc, messieurs, reprit le président, faire introduire la personne qui nous est annoncée. Un mouvement de curiosité se produisit. Tous les yeux étaient tournés vers la porte du cabinet du président. Elle s'ouvrit bientôt, livrant passage à un jeune homme, portant le costume civil. Il était très pâle et maintenait son bras en écharpe. On eût dit qu'il relevait d'une longue maladie. —M. le comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt, général en chef de l'armée autrichienne! dit le président, présentant le mandataire de Brunswick. C'était en effet le jeune Autrichien sauvé par Catherine Sans-Gêne, dans la matinée du 10 août. A peine rétabli de sa blessure, grâce aux soins de la bonne Catherine, il s'était échappé de Paris, et avait gagné le quartier général autrichien. Bien que souffrant encore, il avait voulu reprendre du service. Le souvenir de Blanche de Laveline le faisait plus souffrir que sa blessure. En pensant à son enfant, le petit Henriot, exposé à tous les périls d'une naissance irrégulière, en se reportant aux tentatives de Lowendaal, soutenu par le marquis, et qui pouvait contraindre Blanche à un mariage les séparant à jamais, Neipperg éprouvait une cruelle et lente torture. Il avait besoin d'oublier, et la guerre ne permet pas à la pensée de s'éterniser dans la douleur. Avec joie il avait donc repris du service. Le général Clerfayt, qui avait apprécié les qualités de bravoure et de finesse de Neipperg, l'avait attaché à son état-major. Comme il connaissait parfaitement la langue française, le général l'avait choisi pour porter aux notables et aux autorités de Verdun les propositions de capitulation. Après avoir salué l'assemblée, le jeune envoyé fit connaître les conditions de Brunswick: elles consistaient dans la reddition de la ville et de la citadelle dans les vingt-quatre heures, sous peine de voir Verdun soumis à un bombardement et ses habitants livrés, après l'assaut, à toute la fureur du soldat. Au milieu d'une morne stupeur, ces farouches conditions furent écoutées. On a beau se dire royaliste, comme se vantaient de l'être ces notables, et craindre pour ses propriétés, il était difficile à ces riches bourgeois d'entendre sans quelque révolte dans le cœur cette hautaine et insultante menace. Plusieurs de ces poltrons n'auraient pas été fâchés d'assister à une protestation courageuse, ne fût-ce que pour la forme, afin de sauvegarder les apparences de l'honneur. Mais nul n'éleva la voix. Personne n'osait paraître appeler sur Verdun la colère des Allemands. Neipperg demeurait immobile, baissant les yeux. Il s'indignait intérieurement de la couardise de ces marchands qui préféraient la honte et le démembrement de la patrie à une résistance, où leurs maisons auraient à subir les obus. En lui-même il pensait que ce n'étaient point là les Français du 10 août, contre lesquels il s'était battu, et qui avaient si furieusement emporté d'assaut le château des Tuileries. Il n'avait plus que de l'admiration pour ces patriotes qui l'avaient blessé. Les cœurs de soldat ne gardent pas de rancune après la bataille. Mais la peur de ces bourgeois lui faisait mal et leur silence honteux l'écœurait... Il avait besoin de sortir, de respirer, de ne plus avoir sous les yeux le spectacle de cette lâcheté collective. Il lui semblait que sa blessure s'envenimait au contact de ces trembleurs, qui étaient aussi des traîtres. Il se leva et dit froidement: —Vous avez entendu, messieurs, la communication du général en chef, que dois-je rapporter comme réponse à M. le duc de Brunswick?... Et il attendit, plus pâle qu'à son arrivée, debout, la main appuyée au rebord de la table. Une voix parla dans le silence général: —Ne pensez-vous pas, messieurs, que tout en rendant hommage aux sentiments miséricordieux de monseigneur le duc de Brunswick, vous feriez bien d'ajourner votre réponse... ne fût-ce que pour permettre à l'artillerie de M. le duc de faire à notre ville l'honneur de quelques bombes?... C'était Lowendaal qui avait pris tout à coup la parole. Neipperg avait reconnu son rival. Un flot de sang lui monta au visage. Il eut un mouvement instinctif, comme pour s'élancer vers le baron, afin de le provoquer... Mais il se contint: il était ambassadeur: il avait une mission à remplir, il ne s'appartenait pas... Cette pensée lui traversa en même temps l'esprit: si le baron de Lowendaal se trouvait à Verdun, Blanche de Laveline devait y être aussi?... Mais où la rencontrer? où la voir? où lui parler? Il eut alors cet espoir que peut-être le baron, à son insu, lui ferait connaître la retraite de Blanche... Il fallait donc se montrer impassible, attendre, chercher... Un murmure assez vif avait suivi les paroles de Lowendaal. —De quoi se mêlait-il, ce fermier général? se disaient les bourgeois chuchotant entre eux. Est-ce qu'il a des maisons, des ateliers, des marchandises dans la cité? Est-ce lui qui supportera les dégâts des propriétés? Puisqu'on sait qu'il est impossible de résister, le commandant du génie l'a reconnu, à quoi bon faire massacrer du monde et pour quelle raison exposer les immeubles au feu de l'artillerie? —Notre population est sage et redoute les horreurs d'un siège, dit le président, la proposition de M. le marquis de Lowendaal n'aurait pour elle que la canaille... encore, presque tous ces braillards qui ne possèdent rien, ont-ils déjà quitté la ville... ils se sont réfugiés du côté de Thionville... ils ont retrouvé là un pas grand'chose de leur espèce, un certain Billaud-Varennes qui va les envoyer au feu... Espérons qu'on ne les reverra jamais à Verdun... Messieurs, êtes-vous d'avis de les imiter ici?... Voulez-vous être mitraillés? —Non! non! pas de bombardement! Signons tout de suite! crièrent vingt voix. Et les plus empressés, saisissant des plumes, entourèrent le président, le pressant de leur laisser apposer leur signature sur le projet de capitulation, rédigé à l'avance, dès l'annonce de l'arrivée de l'envoyé autrichien. Neipperg observait en silence cette réunion qui, d'abord paisible, menaçait de devenir batailleuse. Le baron de Lowendaal avait repris sa place, à l'écart: —Mettons que je n'ai rien dit, avait-il murmuré, dépité. Déjà le président levait la plume et cherchait l'endroit où il convenait, sur le projet de capitulation, de mettre son nom, qui engageait l'honneur de la ville, quand une fusillade lointaine éclata, en même temps que le tambour battait la générale et que, sous les fenêtres de l'hôtel de ville, des voix chantaient le _Ça ira_! X LE SERMENT DE BEAUREPAIRE Tout le monde s'était levé dans un effarement indescriptible. Les moins affolés avaient couru aux fenêtres... La ville apparaissait illuminée, comme pour une fête... Sur la place, des torches brûlaient, des femmes, des enfants battaient des mains et formaient une ronde fantastique dans cette rougeur d'incendie... C'étaient les volontaires de Mayenne-et-Loire qui avaient entonné le _Ça ira_, donnant le signal joyeux du réveil à la ville engourdie. Les hommes étaient rares dans cette foule... Ils se tenaient à distance et semblaient ne participer que des yeux à ce tumulte martial. Le procureur-syndic en fit la remarque au président. —Voilà ces damnés volontaires qui font leur tapage! dit en soupirant M. Ternaux. Et M. Gossin de répondre avec un haussement d'épaules: —Patience!... le duc de Brunswick nous en débarrassera bientôt! Et il ajouta: —Pourvu que ces diables déchaînés ne nous attirent pas un bombardement! Au même instant, une lueur rouge traversa l'espace et un corps flamboyant vint s'abattre sur une des maisons qui faisaient l'angle de la place, en même temps qu'une forte détonation ébranla les vitres de l'hôtel de ville... —Tenez!... je l'avais prévu!... s'écria le procureur-syndic, voilà ce que nous attirent ces coquins!... Les Prussiens tirent à boulets rouges sur nos maisons!... Le voilà le bombardement que vous demandiez... vous devez être satisfait, baron? Le procureur se tourna, cherchant Lowendaal, mais le fermier général avait disparu. Impatient, désireux de le suivre, supposant que Lowendaal se dirigeait du côté de Blanche de Laveline, Neipperg voulut se retirer. —Je n'ai rien à faire ici désormais, messieurs, dit-il en prenant congé. Le canon parle, je n'ai plus qu'à me taire... je vais retourner à mon quartier général... Ma réponse, c'est votre poudre qui la porte en ce moment!... —Monsieur le comte, supplia le président, ne partez pas... restez!... c'est un malentendu... tout va s'expliquer... tout s'arrangera... —Je ne vois pas trop comment! dit en souriant Neipperg; écoutez!... voici le canon de vos remparts qui donne la réplique à nos obusiers... le tambour bat dans vos rues... et il me semble que l'on vient jusque dans votre hôtel de ville chercher des renforts pour garnir les murailles et servir les pièces!... Le tambour résonnait en effet dans l'escalier de l'hôtel de ville et des pas nombreux martelaient les degrés. On entendait sonner sur le pavé du vestibule les crosses des fusils. —Ils osent venir ici! dit le procureur-syndic exaspéré. Monsieur le commandant, vite, signez l'ordre de faire taire le tambour, et que les hommes rentrent dans les logements qui ont dû leur être assignés! ajouta le magistrat en invoquant M. Bellemond, directeur du génie et de l'artillerie. —Oui, monsieur le procureur, répondit cet officier pusillanime, je vais donner ces ordres... dans un quart d'heure Verdun sera tranquille... —Dans un quart d'heure Verdun sera en flammes et nous chanterons l'Hymne des Marseillais à la lueur des obus! cria une voix forte, derrière eux. La porte s'était ouverte sous une poussée, et Beaurepaire, accompagné de Lefebvre, et entouré de soldats du 13e et de volontaires de Mayenne-et-Loire, apparaissait terrible comme le Dieu de la guerre, devant ces citadins effarés. Le président essaya de prendre un peu d'autorité: —Qui vous a autorisé, commandant, à venir troubler les délibérations de la municipalité et des citoyens qu'elle a réunis en conseil? dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme. —On assure, répondit Beaurepaire, sans se troubler, que vous machinez tous ici une infâme trahison et que vous parlez de rendre la ville... Est-ce vrai, citoyens?... répondez! —Nous n'avons pas à vous faire connaître les résolutions de l'autorité, commandant... veuillez vous retirer avec vos hommes et faire cesser le feu que vous avez ordonné sans avoir pris l'avis du conseil de défense! dit sévèrement le président, se sentant soutenu par les notables. Beaurepaire réfléchit un instant, puis, se découvrant, dit avec une intonation respectueuse: —Messieurs, c'est vrai, je n'ai pas attendu l'avis du conseil de défense pour faire feu sur les Prussiens qui déjà s'approchaient des portes et faisaient mine d'entrer au premier signal... un signal qu'ils paraissaient attendre du dedans... J'ai barricadé les portes; mon brave ami Lefebvre, que voilà, a placé ses voltigeurs des deux côtés de chaque palissade, et l'ennemi s'est arrêté... en même temps, pour l'empêcher de voir de trop près ce que nous faisions sur les remparts, j'ai envoyé quelques boulets qui ont fait reculer un peloton d'Autrichiens trop pressés de nous rendre visite... je venais d'arriver avec mes volontaires quand on m'a prévenu de ce qui se passait... j'avoue que je n'ai pas pensé à prendre l'avis du conseil de défense! —Et vous avez eu tort, commandant! dit le directeur du génie Bellemond. Beaurepaire remit son chapeau. —Camarade, dit-il au commandant, ceci me regarde... je répondrai, s'il le faut, de ma conduite devant les représentants du peuple qui ne vont pas tarder à venir ici... Je respecte la Commune de Verdun et ses officiers municipaux... j'espère qu'ils sont patriotes, et prêts à faire leur devoir... je prendrai leurs ordres pour tout ce qui concerne le service intérieur et les mesures de police... Je sais l'obéissance que les soldats de la nation doivent aux mandataires du peuple... Mais, pour ce qui regarde mon métier de soldat et les obus à envoyer aux Prussiens, vous me permettrez, camarade, d'agir comme il me paraîtra utile... Tenez-vous-le pour dit! je suis ici votre égal, et nous n'avons qu'à marcher d'accord ensemble pour repousser l'ennemi et sauver la ville!... Ces paroles énergiques, lancées d'une voix mâle, impressionnèrent le directeur du génie, officier subalterne subitement promu, et qui eût agi bravement s'il ne se fût senti dominé par le président et le procureur-syndic. —Pourtant, hasarda-t-il, le conseil de défense existe... vous devez prendre ses avis avant de livrer bataille! —Quand l'ennemi est aux portes, et que déjà les combattants de la ville hésitent, le conseil de défense, s'il était alors consulté, ne pourrait qu'ordonner au chef des troupes de barrer la route, de disperser les tirailleurs sur les remparts, de braquer des pièces sur les corps ennemis s'approchant, et de commencer le feu... C'est ce que j'ai fait, camarade! tout comme si j'avais eu le temps de consulter le conseil que vous présidez... Mais en réalité, pouvait-il avoir un autre avis? Pouvait-il me commander autre chose? Tout ce qu'il devrait me reprocher, c'est de n'avoir pas ouvert un feu assez vif... Mais les munitions manquaient... Les voilà qui arrivent... Ecoutez!... ça va chauffer!... De violentes détonations suivirent les paroles de Beaurepaire; c'était dans la direction de la porte Saint-Victor. Les notables frémirent. Plusieurs se glissèrent dehors, inquiets pour leurs demeures, car à cette furieuse canonnade les Prussiens et les Autrichiens allaient certainement répondre par une pluie d'obus. —Parbleu! voilà un brave homme! se dit Neipperg en regardant la franche physionomie de Beaurepaire. Sa vue console de tout ce spectacle honteux!... Et s'avançant vers lui poliment, il lui dit: —Commandant, je ne dois pas vous laisser ignorer qui je suis... le comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt... —Vous êtes en civil? dit Beaurepaire défiant, regardant celui qui se présentait ainsi à lui. —Je ne suis pas venu en parlementaire, commandant, mais simplement chargé de remettre à la municipalité de Verdun et au conseil de défense une note officieuse du généralissime. —Une sommation d'avoir à rendre la place sans doute? —Vous l'avez dit. —Et qu'a-t-on répondu ici?... Beaurepaire jeta un regard accusateur sur les notables et sur les magistrats municipaux, qui baissèrent les yeux et détournèrent la tête. Gossin, le procureur, souffla à l'oreille du président: —Si cet agent de Brunswick dit tout, ce chenapan de Beaurepaire est capable de nous faire fusiller par ses brigands, mon pauvre monsieur Ternaux! —J'en ai peur, mon pauvre monsieur Gossin! répondit tristement le président. Mais Neipperg se contenta de dire habilement: —Je n'ai pas eu le temps de recueillir l'avis de ces messieurs... Vous vous êtes chargé de répondre vous-même au généralissime!... Cette franchise plut à Beaurepaire, qui dit aussitôt: —Alors, monsieur, votre mission est terminée... Voulez-vous me permettre de vous reconduire moi-même jusqu'aux avant-postes? —Je suis à vos ordres, commandant! Beaurepaire, avant de quitter la salle, se tourna une dernière fois vers le président et le procureur-syndic: —Messieurs de la Commune, leur dit-il, j'ai promis à mes hommes de m'ensevelir avec eux sous les ruines de Verdun plutôt que de rendre la ville... J'espère que vous partagez mon avis?... —Mais, commandant, si la ville entière voulait capituler?... Si les habitants refusaient de se laisser bombarder? Que décideriez-vous? Iriez-vous, malgré toute une population, continuer à entretenir un feu meurtrier? dit le président... Voyons! que feriez-vous?... Nous attendons votre réponse... Beaurepaire réfléchit une seconde, puis il éclata: —Si vous me forciez à rendre la ville, entendez-vous bien, messieurs? plutôt que de subir cette honte et de trahir mon serment... je me ferais sauter la cervelle!... J'ai juré de défendre Verdun jusqu'à la mort!... Il alla vers la porte, puis revint brusquement, frappa d'un grand coup de poing la table et répéta: —Oui, jusqu'à la mort!... jusqu'à la mort!... Il sortit suivi de Neipperg, laissant les notables terrifiés. —Il se tuerait?... Ma foi, ce serait de la besogne toute faite et un fort soulagement pour tout le monde, dit à mi-voix Lowendaal qui venait de rentrer, sans bruit, dans la salle du conseil. On l'interrogea. On lui demanda ce qui se passait dans la ville. —On se bombarde ferme de part et d'autre, dit-il avec son sourire sceptique. Les volontaires courent sur les remparts comme des fauves... Il y en a déjà parmi eux plusieurs d'atteints... Ah! ces fantassins du 13e!... ils ont avec eux une sorte de démon femelle, la femme du capitaine Lefebvre, m'a-t-on dit, une cantinière, qui se démène, va, vient, porte les munitions, s'attelle aux pièces de canon, arrache la mèche tout allumée des obus prussiens qui tombent sur les glacis... Je crois vraiment qu'elle a ramassé à plusieurs reprises les fusils des voltigeurs tombés près d'elle et ne s'en est allée qu'après avoir fait le coup de feu... comme un homme!... Heureusement qu'il n'y a pas beaucoup de soldats comme cette amazone, autrement jamais les Autrichiens n'entreraient ici!... —Vous espérez donc encore, baron? demanda le président. —Plus que jamais... Ce bombardement était nécessaire, je vous l'ai dit... les habitants n'étaient pas suffisamment impressionnés... Mon domestique, le fidèle Léonard, avait eu beau griser des artisans, des bourgeois, et leur raconter mille balivernes selon mes instructions, ils n'étaient pas encore persuadés... ils n'acceptaient qu'avec hésitation la capitulation... Demain matin, ils la réclameront tous!... —Vous nous redonnez confiance!... —Je vous dis, monsieur le président, que l'on viendra vous obliger à signer la capitulation... vous aurez la main forcée!... —Le ciel vous entende! soupira le président; mais voici l'envoyé du duc de Brunswick retourné à son quartier général... Quand le revoir? Comment le faire revenir... il a gardé le projet de capitulation... —Il suffit que quelqu'un de sûr aille au camp autrichien et lui porte le double que vous avez conservé... avec l'assurance que demain le généralissime trouvera les portes ouvertes... —Mais qui charger d'une telle mission? —Moi! dit Lowendaal. —Ah! vous nous sauvez!... s'écria le président qui, se levant, dans un élan de joie, lui donna l'accolade comme il l'eût fait pour un messager annonçant une victoire. XI LA MISSION DE LÉONARD Quelques instants après, Lowendaal, muni du double du projet de capitulation, quittait l'hôtel de ville. Il retrouva sur la place Léonard qui l'attendait. A voix basse, bien que toute oreille fût éloignée, le baron lui donna un ordre assez détaillé. Léonard eut des mouvements de surprise, témoignant qu'il comprenait la tâche qui lui était confiée, mais aussi montrant qu'elle l'embarrassait et l'effrayait même un peu... Il se fit répéter deux fois ce que venait de lui dire son maître. Celui-ci, d'un ton sévère, ajouta: —Hésiteriez-vous, maître Léonard?... vous savez pourtant que, bien que nous nous trouvions dans une ville assiégée, il s'y rencontre des prisons et des gendarmes pour y conduire ceux qui... comme certain personnage de ma connaissance... ont contrefait le sceau de l'Etat et délivré, aux employés des aides et des gabelles, de faux récépissés... —Je sais cela, monsieur le baron, hélas!... dit Léonard d'un ton soumis. —Si vous le savez, ne l'oubliez plus! reprit le baron se radoucissant. Cela me peine, Léonard, d'être obligé de rappeler à un serviteur dévoué comme vous l'êtes, que je l'ai sauvé des galères!... —Et que vous pouvez l'y renvoyer! Oh! monsieur, je m'en souviendrai! —Alors, vous obéirez?... —Oui, monsieur le baron... Mais songez comme c'est grave... comme c'est terrible ce que vous me demandez là!... —Vous vous exagérez l'importance de cette affaire... de confiance, dont il me plaît de vous charger... Morbleu! maître Léonard, vous m'avez accoutumé à plus de docilité, à plus de dévouement aussi! Vous devenez ingrat!... C'est un vilain défaut, l'oubli des bienfaits!... —Monsieur le baron, je vous serai éternellement reconnaissant, larmoya le misérable que Lowendaal avait surpris volant avec les employés des fermes à l'aide de faux poinçons... je suis prêt à vous suivre et à vous obéir partout où il vous plaira me conduire... Mais ce que vous m'ordonnez présentement est... —Abominable? vous avez des scrupules à présent, maître Léonard? dit le baron, d'un ton devenu goguenard. —Je ne me permettrais pas de trouver abominable une chose que M. le baron me commande... je voulais dire autrement... —Et quelle était votre pensée? Je serais curieux de connaître votre opinion... —Monsieur le baron, la... chose... est dangereuse... oh! pour moi seulement! se hâta de dire Léonard, car si j'étais pris, on me rôtirait à petit feu plutôt que de me faire dire ce que M. le baron m'aurait ordonné... —D'abord, on ne vous croirait pas, interrompit sèchement le baron; ensuite, aucune preuve de l'ordre, que vous prétendriez avoir reçu de moi, ne serait trouvée... Enfin, et ceci doit vous rassurer pleinement, mes dispositions sont prises pour assurer votre retraite, au cas improbable où vous seriez découvert... —Vraiment, monsieur le baron? dit avec joie Léonard. —Ma chaise de poste vous attendra auprès de la Porte-Neuve, sur la route de Commercy... On ne se bat pas de ce côté!... —Mais comment sortirai-je? —Mission du conseil de défense... Prenez ce sauf-conduit et venez me retrouver demain, au point du jour, au camp du duc de Brunswick... Et Lowendaal remit à Léonard un laissez-passer en blanc de la municipalité. —J'obéirai! dit Léonard, plus rassuré. —Tâchez de ne pas compromettre sottement votre mission en vous faisant prendre par les enragés volontaires de Beaurepaire... Si vous vous laissez arrêter, il me sera impossible de taire vos antécédents... Alors gare les galères!... C'est aussi peut-être la mort immédiate, comme espion! Léonard eut un frisson. —Je ferai attention, monsieur le baron! —Bien... vous avez compris... allez donc!... et que du camp des émigrés je reçoive de vos nouvelles!... —Je tâcherai, monsieur le baron!... C'est égal, ce que vous voulez de moi n'est pas commode... et j'ai peur que la chaise de poste attende inutilement à la Porte-Neuve!... —Imbécile!... dans une ville que de toutes parts l'on bombarde... où la flamme est partout... la surveillance est impossible... Je compte sur vous, maître Léonard!... Si vous me trahissiez, ou si vous veniez à faiblir, comme je rentrerai demain dans Verdun, vous pouvez compter que ma première visite sera pour le présidial et la seconde pour le fonctionnaire chargé de ferrer les galériens en attendant le départ de la prochaine chiourme pour Toulon!... Adieu, maître Léonard, ou plutôt à demain, à la pointe du jour!... Et Lowendaal s'éloigna d'un pas tranquille vers la Porte-Neuve, tandis que Léonard, perplexe, méditant sur l'accomplissement de sa mission, se demandait: —Comment pénétrer, sans éveiller l'attention de personne, dans cet hôtel de madame de Blécourt?... Comment aborder au milieu de la nuit le commandant Beaurepaire?... sans escorte, désarmé, endormi?... XII LE CAMP DES ÉMIGRÉS Lowendaal, en quittant Léonard, murmura d'un air satisfait: —Le drôle fera ce que je lui ai dit... il tremble un peu... mais la peur des galères sera pour son esprit plus forte que la crainte du grand sabre de ce sacripant de Beaurepaire!... placer l'homme entre deux alternatives inégalement chanceuses, être envoyé aux galères ou bien risquer de l'être seulement si l'on est pris, tous les gens intelligents, et Léonard n'est pas un sot, choisiraient ce dernier parti... donc il ira et ne se fera pas prendre!... Il marchera un peu à contre-cœur et en serrant les jambes, mais il marchera... Les soldats ne font-ils pas ainsi? Quand on les envoie à la gueule d'un canon, ce n'est pas toujours l'amour de la gloire qui les y pousse, c'est aussi la crainte d'être fusillés s'ils lâchent pied... ce qui le prouve bien, c'est que l'on ne fuit qu'en masse... le châtiment, en se répandant sur trop de têtes, ne pourrait atteindre personne... Léonard est seul... il ne reculera pas... du camp des émigrés, comme le bon Talthybios, le héraut veillant au palais des Atrides, j'espère apercevoir bientôt le signal attendu!... ajouta en souriant le baron qui, en sa qualité de fermier général, s'il ne se montrait pas très scrupuleux en toutes matières, aimait fort à prouver sa délicatesse littéraire et sa connaissance érudite des bons auteurs. Il marchait lentement dans la nuit, par les quartiers déserts de la ville, prêtant l'oreille aux détonations lointaines, et suivant d'un regard indifférent la trace lumineuse des obus qui, comme de rapides météores, s'entre-croisaient sur le fond noir du ciel. On ne se battait pas de ce côté de la ville. Quelques factionnaires veillaient sur les remparts, et leurs cris d'appel: Sentinelles, prenez garde à vous! espacés dans le silence, troublaient seuls les abords de la Porte-Neuve vers laquelle le baron se dirigeait. Il trouva à cette porte des gardes nationaux à qui, ainsi que cela avait été convenu secrètement à son départ de l'hôtel de ville, un ordre avait été envoyé par le procureur-syndic de laisser passer le baron de Lowendaal. Sans difficulté, le chef de poste fit franchir la poterne au baron, en lui souhaitant bonne réussite. S'orientant dans la campagne déserte, le baron gagna un petit bois dont il longea les maigres arbres et marcha droit vers un feu qui brûlait à quelque distance dans la plaine,—un bivouac d'avant-poste vraisemblablement. Un cri de: «Qui-vive?» prononcé en français le fit s'arrêter. —Je ne me suis pas trompé! murmura-t-il, ce sont des Français qui sont là! Il demeura immobile après avoir répondu: —Ami!... envoyé de la municipalité de Verdun!... Un silence suivit, puis il vit se détacher une masse sombre, qu'accompagnait un cliquetis de fer. Une lueur se balançait et marchait vers lui... Quatre hommes, avec le porteur du falot, venaient le reconnaître. Après avoir décliné ses qualités au chef de l'escouade, et avoir demandé à être conduit au général en chef, le baron fut prié très poliment de prendre place au bivouac, en attendant qu'on pût le mener au quartier général. Il accepta de grand cœur, car la nuit était fraîche. Il vint s'asseoir auprès des volontaires royaux, devant des fagots brûlants. Son arrivée avait mis en rumeur le campement, et les plus dormeurs s'étaient éveillés pour venir aux nouvelles et apprendre de l'arrivant ce qui se passait dans Verdun. Ce camp des émigrés était étrange et bigarré. L'armée de Condé se composait de volontaires accourus de tous les points de la France, mais principalement de l'Ouest, pour se battre contre les armées du pays, défendre le drapeau blanc, rétablir le roi et abattre la Révolution. Beaucoup de ces volontaires étaient venus là un peu contraints. Les uns poussés par leurs familles, entraînés par l'exemple, incapables de rester dans leurs propriétés ruinées ou envahies. Quelques-uns par fanatisme, beaucoup dans l'espoir de rentrer avec triomphe et profit en France, escomptant vingt-cinq ans d'avance le fameux milliard des émigrés. Cette armée de rebelles et de traîtres était divisée par provinces. Les gentilshommes y conservaient leurs privilèges et leur infatuation. Ils ne se mêlaient pas aux roturiers. Ainsi la Bretagne avait fourni sept compagnies de nobles, et une huitième avait été réservée aux défenseurs issus du tiers état. Le costume affirmait encore cette distinction des castes. Les non-nobles portaient un uniforme gris de fer; les gentilshommes avaient l'habit bleu de roi avec retroussis. Ainsi ces insurgés contre la volonté de la nation, rassemblés pour une même cause, courant les mêmes dangers, se préoccupaient de perpétuer dans leurs bandes de partisans des hiérarchies et des catégories sociales qui n'étaient déjà plus qu'un legs du passé. Les bourgeois, avec leur triste casaque gris de fer, avaient pourtant plus d'abnégation et de vrai dévouement que les nobles, puisqu'ils se battaient pour défendre des privilèges auxquels ils n'avaient aucun droit. Quelques déserteurs, conservant l'uniforme de leur corps, des officiers de marine en très grand nombre, formaient le seul élément vraiment militaire de l'émigration. Le corps de la marine, brave, mais superstitieux et très entiché de la royauté, était surtout recruté parmi les familles du littoral breton, toutes hostiles à la Révolution. La désertion de ces marins affaiblit pour longtemps notre force sur mer et, malgré le courage des matelots, assura aux Anglais la victoire sur nos flottes et leur conserva l'empire des eaux. On n'a pas assez tenu compte de cette trahison des officiers de la marine royaliste, lorsqu'on a énuméré les mesures de rigueur prises par la Convention dans l'Ouest. La résistance héroïque des chouans fanatisés fut moins funeste à la patrie que la fuite de ces marins expérimentés, les compagnons de La Pérouse et de d'Estaing, ces glorieux adversaires des Anglais durant la guerre d'Amérique, quittant le pont de leurs navires pour aller caracoler ridiculement derrière un général prussien et se faire battre par des gardes nationaux. Les volontaires royaux étaient mal équipés, mal armés, mal approvisionnés en tout. Leurs fusils, de fabrication allemande, étaient fort pesants. Beaucoup de gentilshommes n'avaient que leurs armes de chasse. La composition de cette armée disparate la faisait ressembler à une troupe de bohémiens révoltés. Les âges étaient mêlés. De vieux hobereaux, cassés, voûtés, traînant la jambe, s'avançaient à côté de jouvenceaux étiolés. Des familles entières, depuis le grand-père jusqu'au petit-fils, se trouvaient côte à côte sur les rangs. C'était touchant et grotesque. L'armée des princes était d'ailleurs dépourvue d'artillerie et, malgré le courage individuel dont firent preuve la plupart de ces soldats improvisés, leur appoint à la cause royale ne fut jamais qu'une quantité négligeable. Les Prussiens et les Autrichiens ne se firent pas faute de le faire sentir à plus d'une reprise à ces gentilshommes encombrants et inutiles. Le baron de Lowendaal écoutait, avec son sourire railleur, les confidences, les vantardises et les récriminations des volontaires. Comme il venait de Paris, on l'accablait de questions sur l'état de la capitale et les prévisions favorables au retour triomphal du roi. Le baron leur répondait évasivement, disant qu'à son avis tout pouvait encore s'arranger, qu'il fallait cependant compter avec la surexcitation des foules et l'ardeur avec laquelle on courait s'enrôler, depuis que la patrie avait été déclarée en danger. Les jeunes gentilshommes écoutaient avec des ricanements hautains les réponses pourtant fort mesurées du baron qui, de son côté, tout en s'informant de l'heure à laquelle le général en chef pourrait le recevoir, témoignait une certaine impatience de remplir sa mission. Tout en racontant à son auditoire irritable ce qu'il savait des préparatifs de résistance de la nation tout entière debout, prête à mourir, le baron, du coin de l'œil, par-dessus la flamme rouge du bivouac, guettait un coin sombre, par delà les remparts de Verdun, du côté de la porte Saint-Victor. Il semblait attendre d'un instant à l'autre un signal qui ne se produisait pas... Par moments il tirait sa montre, la consultait et, avec anxiété, n'écoutant plus que distraitement le verbiage des gentilshommes, regardait le coin du ciel toujours noir au-dessus de la ville... —Que fait donc ce faquin de Léonard? murmurait-il. M'aurait-il trahi!... aurait-il manqué de courage au bon moment... Oh! je me vengerai terriblement... je l'envoie aux galères comme je l'ai dit, s'il m'a trompé!... Et le baron, ne faisant même plus mine de prêter l'oreille aux propos des volontaires, feignant de céder au sommeil, fermait les yeux et s'apprêtait à se rouler dans son manteau, le long des cendres rougeâtres du bivouac, quand on vint l'avertir que le général Clerfayt l'attendait et qu'il le recevrait sur-le-champ dans sa tente. Le baron se leva en rechignant et suivit le planton qui devait le guider, non sans jeter une dernière fois un regard chargé d'inquiétude vers les maisons de Verdun se dressant au-dessus du rempart, dans la ville haute. Plongées dans l'ombre et le repos, ces demeures paisibles semblaient indifférentes au bombardement qui continuait de l'autre côté de la ville, plus faible, plus ralenti, les Prussiens ne répondant que modérément au feu des assiégés, et ceux-ci, en prévision d'un siège qui pouvait, qui devait être long, ménageant les munitions. Dans la tente du général en chef, le baron retrouva l'aide de camp qui s'était présenté à l'hôtel de ville. Il fit une grimace en saluant toutefois poliment le comte de Neipperg. Celui-ci lui rendit froidement son salut. L'entrevue fut brève. Le général autrichien s'informa des dispositions de la ville de Verdun. Et comme le baron lui assurait qu'elles étaient excellentes, favorables à la reddition, le général répondit d'un geste muet, entr'ouvrant la toile de sa tente, comme pour montrer les flamboiements d'obus au-dessus des remparts... Le baron regarda, suivant machinalement le geste du général. Quelque maître qu'il fût de lui-même, il ne put s'empêcher de pousser une rapide exclamation où il y avait du triomphe et du soulagement. Il venait d'apercevoir, dans la partie nord de la ville, une rougeur ardente. Des flammes tourbillonnaient au milieu de flocons de fumée dans ce quartier de Verdun, qui jusque-là semblait épargné par le feu des assiégeants. —Qu'avez-vous? demanda le général en chef, surpris de l'émotion extraordinaire que venait de manifester l'envoyé de la municipalité. —Rien, mon général... rien du tout! la fatigue, le trouble... la joie aussi où je me trouve de savoir que demain les horreurs d'un siège seront épargnées à cette belle cité... Voilà l'explication de mon cri à la vue des obus et des boulets rouges sillonnant l'espace!... dit-il en s'efforçant de paraître calme. —Alors vous croyez, dit Clerfayt, que la ville ouvrira demain ses portes?... —J'en suis sûr, monseigneur... un homme à moi doit m'apporter ce matin même la capitulation signée... —Pourquoi ne pas l'avoir apportée vous-même? Pourquoi renvoyer mon aide de camp, M. le comte de Neipperg que voici, chargé par moi et par monseigneur le duc de Brunswick de vous remettre votre acceptation?... —Je n'étais pas certain, général, que la ville serait en état de capituler demain matin?... —Ah!... et quel était l'obstacle? —Un forcené... un chef de brigands, le commandant de Beaurepaire... entré hier soir, par surprise, dans la place, et qui pourrait contrecarrer nos projets, ruiner nos espérances... —Un brave soldat! un adversaire énergique, que ce commandant, dit le comte de Neipperg à Clerfayt. —Vous l'avez vu? demanda Clerfayt avec intérêt. —Je l'ai vu... je l'ai entendu parler... vous pouvez le voir agir... car c'est lui qui a mis Verdun si rapidement en état de défense... tant qu'il sera debout, je ne suis pas de l'avis de monsieur, moi: Verdun ne capitulera pas... Et Neipperg jeta un regard méprisant au baron. —Qu'avez-vous à dire? fit Clerfayt. Vous me promettez l'ouverture des portes pour demain matin... mon aide de camp, qui a vu la place et qui affirme l'énergie de son défenseur, dit qu'elle ne cédera pas aussi facilement... répondez-moi! —Pardon! monseigneur, dit le baron de sa voix onctueuse, je ne contredis point l'aide de camp... je vous avais déjà signalé cet obstacle... Beaurepaire... et je vous faisais part de mes hésitations, de mes craintes... je n'étais pas assuré, je vous l'ai dit, que Verdun capitulerait... —Et maintenant vous croyez la reddition possible? —Certaine, monseigneur!... —Mais... Beaurepaire?... —Beaurepaire est mort, monseigneur! —Mort!... qu'en savez-vous?... qui vous l'a appris?... Le baron s'inclina, et, avec un sourire plus accentué que de coutume: —Monseigneur, dit-il, me permettra d'attendre la confirmation officielle de la nouvelle dont je ne suis que le prévoyant messager... L'homme qui doit apporter la capitulation signée vous apprendra également la fin, pour moi certaine, du commandant de Beaurepaire... —Bien, monsieur, nous attendrons! dit froidement Clerfayt en faisant signe au baron que l'entretien était terminé. Tandis que Lowendaal se retirait, le comte de Neipperg disait au général autrichien: —Comment cet homme louche, à figure d'espion, sous son masque débonnaire et souriant, sait-il que Beaurepaire n'est plus?... Il était vivant il y a deux heures, quand j'ai quitté Verdun... l'auraient-ils assassiné là-bas!... Clerfayt regarda avec surprise son aide de camp: —Nous faisons la guerre loyale et au grand jour, nous autres soldats, mon cher Neipperg... Mais ces marchands qui nous tendent les mains et nous ouvrent les portes de leurs villes sont capables de bien des lâchetés!... il y a des épluchures et des débris peu propres dans la cuisine de la victoire!... Les convives du festin ne doivent pas trop s'inquiéter de la façon dont on leur a préparé les plats... Autrement personne n'aurait d'appétit et personne ne mordrait à la gloire!... Achevons notre courrier, mon cher, car déjà le matin paraît et, si ce baron a dit vrai, nous aurons pas mal de choses à faire dans la journée: la ville à occuper, les postes à garnir, les autorités à changer et à surveiller, sans compter la revue que Leurs Majestés doivent passer au milieu des félicitations et des hommages des habitants! A la besogne, et faisons comme si ce Lowendaal n'avait pas dit vrai... Continuons à envoyer quelques messagers énergiques à ce Beaurepaire, qui m'a l'air en effet d'un rude adversaire!... Et tandis que Neipperg s'asseyait devant la petite table du général, se disposant à écrire sous sa dictée, Clerfayt, soulevant la porte de sa tente, cria à l'un des officiers d'artillerie qui attendait auprès d'une batterie: —Commandant, continuez le feu jusqu'à ce que, sur les remparts de Verdun, vous aperceviez hissé le drapeau parlementaire!... XIII LE SECOND ENFANT DE CATHERINE Léonard, en quittant, fort perplexe, comme nous l'avons vu, son maître, peu commode ce soir-là et beaucoup trop porté à se souvenir d'un passé désagréable, se rendit vers la porte de France. De ce côté, le canon tonnait sans relâche. Ce n'était pas que Léonard fût fort amateur de cette musique des canons. Mais il avait reçu des ordres précis et il lui fallait les exécuter. Là où l'on se battait, il pensait devoir rencontrer celui qu'il cherchait, celui qu'il avait reçu l'ordre de trouver: le commandant Beaurepaire. Avant de gagner les abords de la porte où, debout sur le revers des glacis, se tenaient plusieurs officiers, parmi lesquels se trouvait certainement celui qu'il avait mission d'aborder, Léonard se faufila parmi des groupes de curieux entourant une carriole, devant laquelle une table était installée avec des bouteilles, des verres, quelques morceaux de pain, du cervelas et du saucisson. C'était la cantine du 13e léger. Derrière la table que deux torches fumeuses éclairaient, Catherine Lefebvre, alerte, joyeuse et bourrue, vaquait à la distribution des vivres et des rafraîchissements, suffisant à peine à répondre aux commandes réitérées des canonniers altérés et des soldats venus, entre deux coups de feu, s'offrir la goutte et boire à la délivrance de Verdun. De temps en temps, Catherine s'arrêtait de verser du vin ou de couper des tronçons de cervelas pour donner un coup d'œil à sa carriole... Là, dans un petit lit, dormait du sommeil inaltérable de l'enfance le petit Henriot. —Ça le berce, le canon! disait Catherine rassurée. Elle se remettait à sa distribution, non sans grommeler quelques paroles énergiques à l'adresse des Prussiens. Dès le commencement de la bataille, lorsque, les ennemis s'approchant déjà des portes de la ville, Beaurepaire avait surgi, se multipliant, courant aux batteries, déployant ses tirailleurs, faisant garnir de gabions et de fascines les ouvrages protégeant la porte de France, Catherine, dédaignant l'abri de sa cantine, avait grimpé sur les glacis. Là, comme une furie de la guerre, harcelant les traînards, encourageant les braves, ramassant les premiers blessés, et, par moment, saisissant un fusil et le déchargeant sur les cavaliers autrichiens qui s'étaient hasardés jusque sous les embrasures des poternes, elle avait contribué énergiquement à enrayer la panique et à arrêter l'ennemi, surpris de cet accueil. Beaurepaire l'avait aperçue et l'avait félicitée. Puis, l'ennemi s'était retiré, ayant renoncé à surprendre une ville qui se trouvait ainsi sur ses gardes; Catherine était retournée à sa cantine où les clients abondaient. Elle avait, dans l'intervalle du premier combat, entrevu Lefebvre qui, avec ses voltigeurs, garnissait les parapets et, des meurtrières, dirigeait un feu plongeant sur les éclaireurs autrichiens. Toute rassurée et tout heureuse, car c'était pour elle le baptême du feu, elle avait repris ses fonctions de cantinière, dont elle s'acquittait avec bonne humeur, à la satisfaction générale. Comme elle venait de verser la goutte à deux artilleurs, elle aperçut, un peu à l'écart, un civil qui les regardait boire: —Eh! l'ami, lui cria-t-elle sans façon, pourquoi ne viens-tu pas t'arroser d'un bon coup de schnick, comme on dit chez nous?... Tu es un civil, ça ne fait rien... Demain, tu seras comme les autres, sous les armes... Va! tu peux trinquer avec les défenseurs de ton pays... on est tous des frères! Et comme l'homme ne répondait pas à cet appel engageant et faisait mine de s'éloigner, elle le rappela: —Eh! l'ami, ne t'en va pas comme ça!... Viens, que je t'ai dit... Tu n'as peut-être pas d'argent pour trinquer?... Ça ne fait rien... c'est moi qui régale aujourd'hui, demain tu paieras à ton tour... Qu'est-ce qu'il faut te servir, citoyen? L'homme interpellé répondit sèchement: —Merci, je ne bois pas... —Tu n'as pas soif... et tu ne te bats pas? Alors, qu'est-ce que tu viens faire ici?... L'homme hésita, puis dit d'une voix sourde: —Je voudrais parler au commandant Beaurepaire... Catherine le regarda avec surprise. —Toi?... parler au commandant?... et qu'est-ce que tu lui veux?... —J'ai des choses importantes à lui dire... Catherine haussa les épaules. —Tu choisis bien ton moment, mon garçon!... —On choisit le moment qu'on peut... —C'est possible... mais pour l'instant le commandant n'est pas visible... L'homme se frotta la tête et murmura: —C'est qu'il faut absolument que je le trouve... Catherine regardait avec méfiance son interlocuteur. Son insistance lui semblait suspecte. Elle résolut d'avertir son mari. Elle allait le signaler à l'un des soldats, en le priant de chercher Lefebvre sur-le-champ, quand l'ordonnance de Beaurepaire survint. Excité par le bruit du combat, la langue déliée par des libations abondantes offertes par l'un des membres de la municipalité qui l'avait interrogé longuement sur son chef, l'ordonnance se mit à bavarder. Le soldat raconta, malgré les coups d'œil significatifs de Catherine, que Beaurepaire avait été prendre un peu de repos chez une de ses parentes dans un hôtel de la ville haute, où il devait, à quatre heures du matin, aller l'éveiller, en lui amenant son cheval. Catherine, à bout de patience, cria à l'ordonnance: —Tu jacasses comme une pie borgne, veux-tu aller dormir un peu... ça te fera du bien!... tu ne seras jamais en état d'éveiller le commandant à quatre heures... comme il te l'a dit... Allons! demi-tour, ou je fais venir le lieutenant Lefebvre... il ne plaisante pas avec les indiscrets et les ivrognes, lui... —C'est bien! on se tait... et l'on s'en va!... grommela l'ordonnance qui, en trébuchant, s'éclipsa. Catherine s'était remise à servir ses soldats. Machinalement elle regarda du côté de l'homme qui insistait pour parler à Beaurepaire... Il avait disparu... Catherine crut le voir se diriger en compagnie de l'ordonnance vers un cabaret, entre-bâillant sa porte à des curieux hardis désireux d'assister, à l'abri, aux travaux de défense de la ville. Elle eut le rapide soupçon que cet homme complotait et qu'un danger menaçait Beaurepaire... Elle aurait voulu le suivre et le signaler à Lefebvre, mais elle ne pouvait songer à quitter sa cantine en un pareil moment. Les défenseurs de Verdun, passant la nuit à dresser des gabions sur les remparts, à élever des palissades, à disposer des fascines, tandis que le canon tirait sans relâche, avaient droit à trouver la cantine ouverte. Elle piétinait d'impatience, essayait de se persuader qu'elle s'alarmait à tort et qu'aucun péril ne pourrait atteindre Beaurepaire du fait de cet homme... Le souvenir de Lowendaal, toutefois, se présenta à sa pensée. Ce baron avait l'aspect d'un traître... Qui pouvait deviner ce qu'il avait machiné contre l'intrépide défenseur de Verdun? A la fin Catherine n'y tint plus, et quand, la nuit avançant, les buveurs se firent plus rares, elle annonça brusquement son besoin de sommeil et congédia les soldats attardés, les engageant, s'ils n'avaient point le désir de se reposer, à se donner de la distraction sur les remparts, où l'on n'avait pas trop de monde pour placer les gabions et poser les fascines. XIV LA FIN D'UN HÉROS Après avoir rangé sa cantine et donné un baiser léger au petit Henriot qui dormait paisiblement, Catherine s'enfonça dans les rues sombres de la ville haute. Le soupçon lui restait. C'était vers l'hôtel de madame Blécourt, dans cette maison où le commandant lui avait fait conduire la petite fille gardée à Jouy-en-Argonne, qu'un péril menaçait Beaurepaire... Elle devinait le piège, elle flairait la trahison. Au moment où elle s'approchait de l'hôtel de madame de Blécourt, elle entendit une détonation d'arme à feu... Ce n'était pas un bruit capable de surprendre dans une ville bombardée... Mais ce coup de feu dans ce quartier isolé, paisible, loin des remparts et où tout semblait sommeiller, l'effraya... Elle pressentit un malheur, un crime. Au bout d'une ruelle elle aperçut la silhouette d'un homme fuyant... Il lui sembla reconnaître le singulier personnage dont les allures, à la cantine, avaient éveillé sa méfiance. Elle lui cria à tout hasard: —Eh! l'homme!... pas si vite.... qui donc a tiré par ici?... Mais l'inconnu redoublait de vitesse, sans répondre; tournant court, il disparut dans une rue sombre... Catherine hésita un instant. Devait-elle le suivre? Mais elle réfléchit qu'un homme marchant vite, la nuit, dans une ville assiégée, n'était pas par cela même un coupable... et puis, quel rapport pouvait-il exister entre cet inconnu et Beaurepaire? Ce n'était pas là qu'était le péril, si Beaurepaire se trouvait menacé... A l'hôtel de Blécourt il fallait d'abord s'assurer que le commandant reposait en sûreté. Catherine rebroussa donc chemin et marcha rapidement vers la maison, où Herminie de Beaurepaire devait être endormie, ayant auprès d'elle la petite Alice, où sans doute Beaurepaire, brisé de fatigue, s'était jeté sur un lit, en attendant qu'on vînt l'éveiller pour retourner au combat. Comme elle allait soulever le marteau et frapper, des cris, des appels s'élevèrent de l'intérieur... Les fenêtres s'ouvrirent avec force. Des têtes effarées apparurent, réclamant du secours... En bonnet de nuit et en chemise, la vieille douairière de Blécourt se montra au balcon, agitant convulsivement les bras, d'un air désespéré. En même temps une lueur rouge darda son reflet sinistre sur la façade de la maison voisine... Des tourbillons de fumée noire s'échappaient des fenêtres ouvertes... De longs jets de flammes jaillissaient sur les toits... —Le feu!... il y a le feu!... cria Catherine... et cette porte qui ne s'ouvre pas!... Les domestiques, perdant la tête, couraient en poussant des cris par les escaliers, s'appelant, réclamant les clefs. Ils finirent par ouvrir la porte et se précipitèrent dans la rue... Quelques habitants du voisinage, réveillés en sursaut, accoururent... Mais déjà Catherine, courageusement, s'était élancée dans la maison en flammes... Le danger l'attirait, et elle se disait qu'il y avait là des existences à sauver... Elle montait au hasard, dans la fumée, se guidant à la clarté fauve de l'incendie. Une chambre, dont la porte était ouverte, s'offrit à sa vue, au premier étage... Elle y pénétra hardiment, criant: —Y a-t-il quelqu'un qui dort ici?... Sauvez-vous vite! La fumée l'empêchait d'avancer. Nulle voix ne répondait. Une gerbe de flammes vint brusquement empourprer le palier et éclairer la chambre... Catherine jeta un cri de terreur... Elle venait d'apercevoir, étendu sur le lit, Beaurepaire, semblant endormi, inerte, sourd au tumulte grandissant. Elle se précipita vers lui. —Mon commandant, vite, éveillez-vous! Levez-vous! c'est le feu! cria-t-elle. Le commandant demeura immobile. La chambre était redevenue sombre. La fumée tourbillonnait, épaisse, suffocante. Catherine se pencha, avançant la main à tâtons. Elle cherchait dans ces ténèbres fumeuses à reconnaître la place du lit. Elle voulait secouer le commandant, pensant: «Peut-être s'est-il évanoui?» Elle toucha le corps inerte. Prêtant l'oreille, elle écouta. Aucun bruit de respiration ne montait du lit. —Quel étrange et profond sommeil! pensa-t-elle. Et l'épouvante envahit son âme virile. S'approchant davantage, elle posa son oreille sur la poitrine du commandant... —Son cœur ne bat plus! murmura-t-elle pleine d'angoisse. Un silence terrible emplissait la chambre... Elle avait appliqué sa main sur le front du commandant, elle sentit quelque chose d'épais, de gluant, qui poissait ses doigts... Effrayée, elle recula... Elle éprouvait comme un vertige, une faiblesse générale l'enveloppait, des nausées lui montaient à la gorge, elle allait tomber... C'était la mort... Elle rassembla son énergie. —Ah! la fenêtre!... se dit-elle, étonnée de ne pas avoir pensé plus tôt à ouvrir. Elle se précipita vers la croisée, et donna brusquement de l'air... Il était temps. La suffocation lui venait. Une seconde de plus, elle s'affaissait étourdie, étouffée par la fumée... La réverbération de l'incendie sur la maison d'en face éclaira le lit où Beaurepaire était étendu. Le commandant semblait dormir, rigide, insensible. Sa face était livide, l'oreiller était rouge... Un trou à la tempe, d'où suintait un filet de sang, révélait de quel sommeil dormait l'héroïque commandant. —Ah! les misérables, ils l'ont assassiné! cria Catherine en s'élançant hors de la chambre. Elle poussa un appel désespéré que nul n'entendit dans la confusion générale et qui se perdit parmi l'horreur de l'incendie. Comme elle cherchait à s'orienter à travers l'escalier où pleuvaient des décombres, des débris de charpente calcinée, des plâtras, des lambeaux de boiseries à demi brûlées au milieu d'une pluie d'étincelles crevant de lourds flocons de fumée noire, elle entendit une voix douce qui chantait sur un mode plaintif: Do, do, L'enfant do, L'enfant dormira tantôt. Stupéfaite, Catherine chercha à reconnaître d'où provenait ce chant inattendu. Quelle nourrice aveugle et sourde berçait son enfant avec ce chant paisible au milieu de cette nuit d'épouvante? La voix venait de l'étage supérieur. Hardiment, bravant la flamme qui pouvait d'un moment à l'autre attaquer l'escalier derrière elle et lui couper la retraite, Catherine escalada les marches à travers la fumée. Elle poussa vivement la porte d'une chambre d'où partait la voix dolente, chantonnant toujours, sur un ton égal, le refrain berceur... Elle aperçut, insensible, l'œil vague, la tête penchée, Herminie de Beaurepaire, assise au bord du lit et tenant sur ses genoux la petite Alice, dormant du lourd sommeil de l'enfance. —Venez vite!... venez vite, madame! s'écria Catherine... C'est le feu! Mais Herminie continua à chantonner et à bercer la petite Alice. Aux cris de Catherine, l'enfant s'était éveillée... —Il n'y a pas de temps à perdre!... vite! descendons! dit Catherine impérativement. Et elle prit par la main l'enfant qui tremblait de frayeur. Herminie, debout, fit une grave révérence et dit: —Bonjour, madame!... vous ne savez pas? je vais me marier... vous viendrez à ma noce, n'est-ce pas?... vous verrez comme je serai belle!... —La malheureuse est folle!... oh! la pauvre femme! fit avec pitié Catherine, mais ce n'est pas le moment de s'attendrir... Allons! il faut me suivre! reprit-elle, donnant exprès à sa voix une intonation rude. La folle se mit en mouvement, d'une seule pièce, les yeux fixes, les bras pendants, comme un automate effrayant. Catherine, entraînant la petite Alice, se hâta de descendre. Elle se retourna pour voir si Herminie la suivait... Celle-ci continuait à marcher droite et raide... En passant devant la chambre où gisait Beaurepaire, Herminie allongea le bras, poussa un cri aigu et cria: —C'est là... là... l'homme... le pistolet à la tempe!... Oh! il me tue aussi!... Et elle tomba inanimée sur le palier. Catherine jugea impossible de l'emporter. Il fallait aller au plus pressé. Elle dégringola les marches du premier étage, traînant toujours Alice après elle et, farouche, bondit dans la rue. Elle était sauvée avec l'enfant. Des soldats, accourus au signal de l'incendie attribué à un obus des Prussiens, commençaient à organiser une chaîne. Elle leur confia l'enfant, et, reconnaissant des hommes de la compagnie de Lefebvre, elle les supplia de monter dans la maison pour essayer de soustraire aux flammes Herminie encore vivante et le cadavre du commandant. Trois ou quatre hommes de bonne volonté s'élancèrent aussitôt. Quelques instants après, on ramenait le corps de Beaurepaire, et deux soldats maintenaient la folle qui criait: —Laissez-moi partir!... il faut que j'aille m'habiller... vous ne savez donc pas! je me marie!... voyez tout ce monde... et puis l'on a allumé les cierges... Oh! que c'est beau, l'église, un jour de mariage!... Et, tragique, elle montrait aux assistants glacés de terreur les flammes qui léchaient les murs déjà noircis... * * * * * Madame de Blécourt s'était cassé la jambe, en sautant de son balcon dans la rue. Elle mourut peu de jours après. Herminie, dont la raison n'était pas revenue, fut emmenée chez un parent qui s'offrit à la garder, à la soigner. Le corps de Beaurepaire fut transporté à l'hôtel de ville. Là, le président et le procureur-syndic déclarèrent que le commandant s'était suicidé pour ne pas signer la capitulation de Verdun. Cette intention avait été, disait-on, manifestée à haute voix par Beaurepaire, la veille, lorsqu'on délibérait sur les conditions de la reddition de la ville. Plusieurs témoins en déposèrent, et la nouvelle de la mort héroïque du commandant, ne voulant pas assister vivant à la reddition de la ville qu'il avait charge de défendre, propagée par les traîtres qui l'avaient fait assassiner, fut acceptée par les patriotes. De grands honneurs funèbres furent par la suite décernés à la mémoire de l'héroïque Beaurepaire. La Convention accueillit l'explication d'un suicide exemplaire et glorieux. Les lâches qui avaient poussé à l'assassinat de Beaurepaire, accompli par Léonard, ouvrirent le lendemain la porte de leur ville aux armées autrichiennes et prussiennes, en vertu du traité de capitulation que Lowendaal avait porté au quartier général du duc de Brunswick. Le roi de Prusse fit une entrée triomphale dans Verdun. Tous les riches bourgeois l'acclamèrent. Le président Ternaux lui offrit un banquet à l'hôtel de ville, et le procureur-syndic Gossin, au dessert, le compara à Alexandre le Grand prenant possession de Babylone. Des jeunes filles royalistes, qui furent plus tard exécutées, et que la poésie a glorifiées comme des martyres, insultèrent au dévouement des défenseurs de Verdun, en apportant, vêtues de blanc, avec la bannière de leur confrérie en tête, des couronnes au roi de Prusse, vainqueur sans combat, maître de la ville par la trahison. Verdun, comme Longwy, méritait d'être désormais appelée la ville des lâches. La frontière était dégarnie, la route de Paris ouverte, et les armées d'Autriche et de Prusse n'avaient plus qu'à marcher sur la capitale afin de lui infliger le châtiment exemplaire promis par Brunswick. Aucune forteresse, aucune armée, aucune résistance ne pouvait, pensaient les royalistes dans l'ivresse de l'espérance, arrêter la course victorieuse des alliés. On n'avait pas prévu le Moulin de Valmy. * * * * * La garnison de Verdun avait été admise aux honneurs de la guerre. Elle défila avec armes et bagages. Lefebvre, promu capitaine, fut dirigé avec le 13e d'infanterie légère sur l'armée du Nord. Catherine Lefebvre avait emmené avec elle la petite Alice, que la folie de sa mère faisait orpheline. Elle la coucha dans la carriole, à côté du petit Henriot, enchanté de retrouver sa jeune camarade de Verdun, puis elle dit à Lefebvre avec un bon sourire, en lui montrant ces deux têtes blondes endormies: —Dis donc, mon homme, ça nous fait déjà deux enfants que la patrie nous envoie, est-ce que ça ne te donne pas un peu de honte? Le capitaine Lefebvre, en embrassant sa femme, promit de rattraper le temps perdu. Et l'on se mit en route, la colère aux yeux et l'espoir de la revanche au cœur, en jurant de reprendre bientôt la ville livrée et de reconduire, la baïonnette aux reins, les Prussiens et les Autrichiens, qui n'auraient pas toujours en face d'eux les traîtres de Verdun. XV AU BORD DU NÉANT Pendant que ces événements s'accomplissaient dans l'Est et que Dumouriez et Kellermann arrêtaient l'invasion à Valmy et sauvaient la France et la République en forçant les Autrichiens et les Prussiens à se rejeter sur la Belgique, que faisait Bonaparte? Il se trouvait fort en peine au milieu de toute sa famille, réfugiée à Marseille et dénuée de toutes ressources. Après plusieurs pérégrinations de logements en logements, en des quartiers pauvres, expulsée sans pitié par d'intraitables logeurs, madame Letizia Bonaparte, âme virile, cœur énergique, trouva un local assez convenable dans la rue du faubourg de Rome. Le propriétaire était un riche marchand de savons, nommé Clary, qui montra tout de suite une grande sympathie pour les exilés. L'existence de la famille Bonaparte était laborieuse et digne. Levée dès l'aube, madame Bonaparte se mettait aux soins du ménage, balayait, lavait, préparait le modeste repas, puis distribuait à ses filles la besogne. L'une allait aux provisions, l'autre raccommodait le linge et les habits de la maisonnée, la plus jeune seule avait la permission de jouer. Dans le jour, la mère et les deux filles aînées faisaient des travaux d'aiguille dont l'humble produit les aidait à vivre. Joseph venait d'obtenir un emploi de commissaire des guerres dans l'administration des subsistances militaires, mais ses émoluments lui suffisaient à peine. A titre de réfugiés corses, victimes de leur dévouement à la France, la famille Bonaparte recevait de la municipalité des rations de pain de munition. Bonaparte, encore une fois privé de solde, était dans l'impossibilité de contribuer à l'alimentation des siens. Face à face avec l'horrible spectre de la misère, il perdit courage, et le suicide hanta son cerveau surexcité. Un jour, n'ayant dans la poche qu'un sou qu'il jeta à un pauvre, il se dirigea vers un rocher dominant la mer. Il s'abîma alors dans une méditation profonde. L'eau verte miroitante l'attirait... Inutile à son pays, désarmé, sentant son génie réduit à l'impuissance, n'ayant plus confiance en soi, ne voyant plus au firmament assombri cette étoile qui l'avait guidé, accablé par le sentiment de son isolement, ne pouvant supporter l'idée d'être à charge à sa mère au lieu de la soutenir, il considéra d'un œil fixe et farouche la mer battant doucement la pointe d'un roc à fleur d'eau. Là, en se précipitant de la hauteur, il se fracasserait sûrement le crâne... Délivré de la vie, il débarrasserait les siens d'une bouche inutile et leur laisserait tout entière la ration de pain allouée par la charité publique. Il demeura ainsi, en proie aux plus sinistres résolutions, se tâtant, se reprochant d'hésiter à mourir, se persuadant qu'il n'avait rien à espérer sur la terre, et ses yeux, fixes et froids, semblaient attirés par l'abîme sombre et tournoyant au-dessous de lui. Il resta ainsi une longue heure, au bord du néant. La vue d'une barque cinglant au loin, et qui semblait se diriger vers la côte, l'arracha à sa torpeur désespérée... —Il faut en finir! se dit-il brusquement. Déjà il calculait la distance et l'élan nécessaire pour s'élancer du roc dans la mer, quand son nom prononcé le fit se retourner. Un homme vêtu en pêcheur accourait vers lui, les bras ouverts. Surpris et irrité d'être troublé dans sa détermination, il allait descendre vivement du rocher et chercher un endroit plus écarté où il pût mettre à fin sa sinistre résolution, quand le pêcheur lui cria: —C'est bien toi, Napoléon?... Que diable fais-tu ici? tu ne me remets donc pas?... Desmazis, ton ancien camarade d'artillerie au régiment de la Fère?... as-tu donc oublié nos bonnes soirées de Valence? Bonaparte reconnut alors son ancien compagnon, et tous deux s'embrassèrent. Desmazis expliqua qu'il avait émigré, aux premiers grondements de la Révolution. Il vivait tranquille en Italie, auprès de Savone, sur la côte. Ayant appris que sa vieille mère, retirée à Marseille, se trouvait gravement malade, il avait équipé à ses frais, car il était fort riche, une balancelle, et était parvenu, sous un costume de pêcheur, jusqu'au port où il avait abordé sans éveiller l'attention. Rassuré sur la santé de sa mère qu'il avait pu serrer dans ses bras, et que son arrivée avait contribué à rétablir, il allait se remettre en mer. Par prudence, il avait donné l'ordre à son matelot de venir le prendre en dehors du port. Il attendait sa barque. —Mais, toi, que faisais-tu en cet endroit solitaire? demanda-t-il avec intérêt. Bonaparte balbutia quelque vague explication. Puis il cessa de parler, et, retombant dans une morne méditation, il se mit à regarder de nouveau avec fixité l'eau verte ourlant d'argent la pointe noire du roc. —Ah çà! qu'as-tu? dit avec émotion le bon Desmazis. Tu ne m'écoutes pas... ça ne te réjouit donc pas de me revoir?... Quel chagrin te fait souffrir?... est-ce qu'un malheur te menace?... réponds-moi!... vraiment tu m'as tout l'air d'un fou qui va se tuer!... Bonaparte, gagné par l'accent de sympathie de son camarade, lui révéla sa situation et confessa son désir d'en finir avec l'existence. —Quoi! ce n'est que cela? dit Desmazis. Oh! j'arrive bien alors! Tiens, ajouta-t-il en détachant sa ceinture, voici dix mille francs en or. Je n'en ai pas besoin pour le moment. Tu me les rendras quand tu le pourras. Prends donc et va sauver les tiens. Et il tendit à Bonaparte abasourdi les dix mille francs, une fortune pour le pauvre officier sans solde. Puis, comme pour se dérober à la reconnaissance, et aussi pour ne pas permettre, avec la réflexion, à un refus de se produire, Desmazis quitta brusquement son ami, en lui disant: —Au revoir!... ma balancelle accoste... mes matelots m'attendent... bonne chance, Napoléon!... Et, dégringolant rapidement le sentier par lequel il avait grimpé pour surprendre si à propos son camarade désespéré, le généreux Desmazis gagna sa barque, fit déployer la voile et prit rapidement le large. Bonaparte, cependant, tout ahuri, avait laissé partir son sauveur, sans un mot; comme fasciné, il considérait cet or qui semblait tombé du ciel. Puis, tout à coup, prenant sa course, il s'élança vers la ville, entra comme une trombe dans la pauvre chambre où madame Bonaparte cousait avec ses filles... Il répandit, ainsi qu'un semeur le grain, les pièces d'or sur la table, en s'écriant: —Mère, nous sommes riches!... Mes sœurs, vous pourrez manger tous les jours et vous acheter chacune une robe neuve... Ah! c'est un coup du sort!... Et il faisait ruisseler les pièces joyeusement autour de lui... Et ses oreilles s'emplissaient du tintement du métal sur le carreau... Plus tard, Napoléon fit rechercher par la police son bienfaiteur. Desmazis, caché dans un village de la Provence, s'occupait d'horticulture. Il cultivait des violettes et semblait ne plus se souvenir du camarade qu'il avait si à propos obligé. Napoléon eut toutes les peines du monde à lui faire accepter trois cent mille francs à titre de remboursement; il lui donna en même temps la place d'administrateur des jardins de la couronne. Les dix mille francs prêtés par l'ancien camarade de régiment, non seulement sauvèrent de la misère Bonaparte et de la famine les siens, mais ils permirent aussi à Joseph de faire un riche mariage, en parant aux premières nécessités de la vie quotidienne. M. Clary, le propriétaire de la maison, avait deux charmantes filles: Julie et Désirée. Joseph fit la cour à Julie et bientôt elle devint sa femme. Bonaparte, toujours préoccupé de projets matrimoniaux, enviait le bonheur de Joseph. Il jeta les yeux sur Désirée et se déclara à plusieurs reprises, comme prétendant sérieux. Mais il fut éconduit poliment, doucement, éconduit quand même. Le futur vainqueur préludait à ses triomphes de toute sorte par deux échecs féminins successifs. Désirée, pas plus que madame Permon, ne semblait tentée par sa mine chétive et son avenir problématique. Il se montra longtemps dépité du refus de Désirée Clary. La ténacité avec laquelle il l'avait poursuivie ne fit qu'accroître son irritation. Le désir de prendre une éclatante revanche conjugale de cette petite sotte qui avait dédaigné celui qui, par la suite, était appelé à choisir parmi tout un gracieux étalage de princesses et d'archiduchesses, contribua pour beaucoup à le jeter bientôt dans les bras de la veuve Beauharnais, celle qui devait être un jour l'impératrice Joséphine. Quant à Désirée Clary, sa destinée, pour être moins éblouissante, fut brillante cependant. Elle épousa, en effet, Bernadotte, et nous la retrouverons reine de Suède. Telle était donc la situation de Bonaparte au moment où Lefebvre et sa femme, dans les bataillons de l'armée du Nord, marchaient vers le village immortel de Jemmapes. XVI JEMMAPES Robespierre avait dit: La guerre est absurde. Et il avait ajouté: Il faut la faire quand même! C'était le _Credo_ républicain. La guerre était absurde parce qu'on n'avait ni soldats, ni généraux, ni armes, ni munitions, ni vivres, ni argent,—rien de ce qui permet à un peuple d'entrer en campagne pour attaquer, ou de se resserrer sur son territoire pour barrer la route à l'invasion. Les généraux étaient tous des royalistes et des traîtres: Dumouriez, Dillon, Custine, Valence. Le jeune duc de Chartres, qui devait plus tard s'appeler Louis-Philippe, était favorisé par le général en chef. Dumouriez, dans un but secret, devançant de beaucoup trop d'années l'avenir, avait réservé au prince royal un rôle très brillant: le jeune duc devait occuper la Meuse et arrêter les Autrichiens en marche sur Valenciennes et Lille. On lui ménageait ainsi des lauriers susceptibles de se transformer en fleurs de couronne. Bien que le duc de Chartres se soit conduit très bravement dans l'immortelle journée de Jemmapes, ce fut un simple domestique, nommé Baptiste Renard, au service de Dumouriez, qui rallia la brigade du jeune prince, ébranlée et prête à reculer, décidant ainsi de la victoire au centre. L'armée,—il n'y avait pas d'armée, mais une cohue de combattants équipés à la diable, dont beaucoup étaient encore vêtus de la blouse et du sarreau rustiques, beaucoup sans fusils, armés de piques, forgées à la hâte,—n'avait ni cohésion, ni discipline, ni instruction. C'était le peuple debout, ayant, dans un instant d'enthousiasme, empoigné les armes qui se trouvaient sous sa main, courant pêle-mêle à la délivrance du sol natal. Ils allaient en chantant, ces volontaires sublimes. La _Marseillaise_, la _Carmagnole_, le _Ça ira_ rythmaient leur marche tumultueuse. Mais ces bandes héroïques avaient la foi, l'entraînement, l'élan... Elles eurent bien vite raison, à Valmy, des vieilles troupes mercenaires. A Jemmapes, l'infanterie improvisée des volontaires de la République, commandée, il est vrai, par de vieux sous-officiers comme Hoche et Lefebvre, remplaçant les officiers nobles passés à l'ennemi, allait devenir, pour vingt ans, la reine des batailles. Le 5 novembre 1792, au coucher du soleil, rouge vif, traînant comme une bannière de sang à l'horizon, l'armée de la République déboucha devant les formidables positions de Jemmapes. Les hauteurs qui avoisinent la ville de Mons supportent trois villages, aujourd'hui centres actifs d'exploitation houillère: Cuesmes, Berthaimont, Jemmapes. Les Autrichiens s'étaient retranchés sur ces positions. Des redoutes, des abatis de bois, des palissades, quatorze petits fortins, une artillerie nombreuse, des chasseurs tyroliens embusqués dans les bois, la cavalerie massée dans les vallons entre les trois villages, prête à déboucher et à sabrer les Français montant imprudemment à l'assaut des collines, telle était l'inexpugnable forteresse naturelle que les conscrits de la liberté avaient à enlever. Le duc de Saxe-Teschen, prince d'Empire, lieutenant de l'empereur d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas, commandait en chef, ayant sous ses ordre Clerfayt, général habile, mais dont les sages conseils ne purent prévaloir. Clerfayt se défiait de l'impétuosité gauloise et, au lieu d'attendre l'assaut, il proposait de déboucher, par trois colonnes, la nuit, sur les Français surpris, et de les disperser avant qu'ils aient pu adopter un ordre de bataille. L'avantage devait rester dans cette surprise à des troupes aguerries et disciplinées. Le duc de Saxe-Teschen, heureusement, considéra comme peu glorieuse une attaque de nuit: il rêvait l'apothéose d'une retentissante bataille, livrée au grand soleil. Dumouriez profita de l'inaction de l'ennemi pour disposer son armée en demi-cercle: le général d'Harville commandait l'extrême droite; Beurnonville, la droite marchant sur Cuesmes; le duc de Chartres, occupant le centre, devait attaquer Jemmapes de front, le général Ferrand manœuvrait sur le flanc du village à gauche. L'ordre était de s'avancer en colonnes, par bataillons. La cavalerie soutenait les flancs. L'artillerie avait été bien disposée pour enfiler les vallons séparant les trois collines. Les hussards et les dragons étaient massés entre Cuesmes et Jemmapes pour barrer la route à la cavalerie autrichienne. Ces dispositions prises de part et d'autre, on alluma les feux et on passa la nuit à s'observer. Tandis que la bataille se préparait, voici ce qui se décidait dans le château de Lowendaal, campé à mi-côte du village de Jemmapes, entre les deux armées. Un ruisseau et un bouquet de bois le protégeaient du côté des Français, la montagne s'élevant derrière les tourelles l'abritait du feu des Autrichiens. Terrain neutre entre les deux camps, le château avait été désigné comme poste avancé par les deux états-majors. Des escouades françaises, envoyées en reconnaissance, avaient rencontré sous ses murailles, venant en sens inverse, des patrouilles autrichiennes. On s'était salué de quelques coups de fusil, puis chaque petite troupe s'était repliée, pour faire le rapport sur la situation. Les Autrichiens soutenaient que le château était au pouvoir des Français, et les Français déclaraient que les Autrichiens y avaient déjà pris position. Le résultat fut que la demeure du baron de Lowendaal resta seulement occupée par ses hôtes naturels. Le baron de Lowendaal, arrivé de l'avant-veille, y avait reçu, comme il avait été convenu, son ami le marquis de Laveline, accompagné de Blanche. Les troupes n'ayant pas encore opéré leur mouvement de concentration, le baron, plus épris que jamais de Blanche, rassuré par Léonard sur les suites de son aventure d'amour avec Herminie de Beaurepaire, n'avait pas hésité à hâter les préparatifs de son mariage. Beaurepaire mort, Herminie, corps sans raison et sans existence sociale, ne pouvait plus être un obstacle. De ses reproches, de ses plaintes, de ses menaces, Lowendaal se trouvait affranchi. La preuve vivante de ses importunes amours, la petite Alice, avait disparu; le baron se trouvait donc absolument libre... Il touchait au but de ses désirs. Encore quelques heures et il posséderait Blanche. Malgré les observations du marquis de Laveline, estimant que le moment et le lieu apparaissaient fort mal choisis pour célébrer un mariage, l'ennemi—pour le marquis et son futur gendre, l'ennemi, c'étaient les soldats français—pouvant survenir d'un jour à l'autre, le baron avait répondu en exigeant du marquis qu'il tînt sa promesse. Il lui rappela même assez brutalement que les opérations militaires n'empêchaient nullement le règlement des dettes et que les biens du marquis étant situés en Alsace, c'est-à-dire sous le canon des armées impériales, il lui serait difficile de se soustraire à ses engagements. Il ajouta même une phrase comminatoire dont M. de Laveline parut comprendre très nettement la portée, car il cessa ses objections et répondit: —Allons, il n'y a plus qu'à décider ma fille... je ne peux pourtant pas la traîner de force à l'autel! Le baron avait grommelé: —Cela vous regarde!... Arrangez-vous pour mettre à la raison cette jeune rebelle! Il manda aussitôt le notaire de Jemmapes et ordonna au chapelain du château de tout disposer pour la bénédiction nuptiale... A minuit, le mariage serait célébré, et immédiatement après, profitant de la nuit, les époux partiraient pour Bruxelles avec le marquis. On attendrait là, bien en sûreté, derrière l'armée impériale, le résultat des hostilités. Blanche, depuis son arrivée au château, s'était enfermée, ne voulant recevoir personne. Le baron avait insisté par deux fois pour avoir ensemble un entretien; elle avait refusé de le laisser pénétrer dans l'appartement qui lui était réservé. Anxieusement elle guettait, auprès d'une fenêtre, la venue de quelqu'un qui tardait... Ses yeux parcouraient la campagne déserte, cherchant en vain... C'était Catherine Lefebvre dont elle attendait l'apparition... La poitrine serrée, le cœur battant et s'arrêtant avec des sursauts douloureux, la gorge sèche et les mains agitées d'un tremblement nerveux, Blanche de Laveline se remémorait les promesses de la vaillante femme... Elle avait toute confiance. Elle se disait que si Catherine ne se trouvait pas au rendez-vous fixé, si elle ne lui amenait pas son enfant, ainsi qu'il avait été convenu, c'était qu'un obstacle imprévu était survenu... Quel pouvait être cet empêchement qui arrêtait Catherine Lefebvre et lui faisait ainsi manquer à sa promesse? La malheureuse Blanche ne le devinait pas. Elle ignorait la présence de Catherine dans l'armée du Nord... Elle ne se doutait point qu'à quelques mètres d'elle, des éclaireurs du 13e léger fouillaient les bois de Cuesmes, et qu'au retour de leur reconnaissance, à la cantine où Catherine, ayant auprès d'elle Henriot et Alice, leur versait la goutte, ils racontaient leurs hardies explorations jusque sous les murs du château de Lowendaal... Catherine, elle, n'avait pas eu de peine à apprendre que Blanche de Laveline se trouvait au château... Un paysan, dévoué à la cause de la liberté, avait rapporté que, la veille, un beau monsieur et une belle dame étaient arrivés s'installer au château... Dans ces hôtes élégants, Catherine avait reconnu sa protectrice, et aussitôt son plan fut bien arrêté: elle se rendrait au château, elle verrait Blanche de Laveline et lui apprendrait que son enfant, le petit Henriot, se trouvait tout près d'elle, sous la protection des baïonnettes de Lefebvre... On combinerait ensuite la façon la moins périlleuse de réunir la mère et l'enfant, en leur facilitant le passage à travers les lignes. Sa résolution prise, Catherine, ayant mis dans sa ceinture les deux pistolets dont elle avait coutume de s'armer les jours de combat, sortit à la brune du camp et se dirigea vers le château de Lowendaal. Elle n'avait rien dit à Lefebvre, car il eût probablement désapprouvé l'expédition, redoutant les périls auxquels s'exposait sa femme courant les bois et les plaines, la nuit, entre les deux armées prêtes à prendre contact. Mais, avant de partir, elle embrassa longuement le petit Henriot, déjà au lit, dans le chariot où reposait aussi Alice, en murmurant: —Dors... petit, je vais chercher ta mère!... Puis elle se mit en route, insoucieuse et brave, se moquant des Autrichiens qui battaient la campagne, un peu inquiète cependant du retour, craignant d'être grondée par Lefebvre. Au moment où elle franchissait un petit bouquet d'arbres, dernier avant-poste français, elle vit se dresser devant elle une forme longue et maigre... La silhouette d'un homme, embusqué derrière l'un des arbres, lui apparut... Elle porta la main à sa ceinture, prit un des pistolets, l'arma et dit, pas très fort, de peur d'être entendue des sentinelles postées dans le voisinage: —Qui va là?... Elle visait en même temps, prête à faire feu... —Pas de bêtises! m'ame Lefebvre... c'est un ami, dit une voix qu'elle crut reconnaître. —Qui ça, un ami?... —Mais... La Violette, pour vous servir. —Ah! c'est toi, imbécile... tu m'as fait presque peur! dit Catherine reconnaissant l'aide-cantinier, garçon dévoué un peu simplet et dont le bataillon se moquait volontiers. La Violette ne passait pas pour un brave, et il était l'objet de quolibets et de brimades chaque jour. Catherine avait désarmé son pistolet. Elle riait à présent de son émoi. —Eh bien! avance, dit-elle... que diable! je ne dois pas te faire peur!... qu'as-tu donc à rôder par ici, en avant des lignes, toi, un poltron? La Violette, timidement, fit quelques pas. —J'vas vous dire, m'ame Lefebvre... je vous ai vue sortir du camp, pour lors j'ai voulu vous suivre... —Pour m'espionner? —Oh! non... mais je me suis dit comme ça qu'il y avait peut-être du danger là où vous allez... —Du danger!... oui, oui, il y en a, mais qu'est-ce que cela te faisait?... Le danger et toi, ça fait deux! —Il y a longtemps, m'ame Lefebvre, que je veux m'apprivoiser avec le danger... Je m'suis dit comme ça que c'était peut-être une bonne occasion ce soir... —Pourquoi ce soir? dit Catherine, surprise de l'attitude et de l'insistance de l'aide-cantinier. —Dame! répondit La Violette un peu embarrassé, cherchant ses mots, parce que... le soir, on est tranquille, on n'a pas crainte d'être vu... —Tu ne voulais pas être vu? —Ah! pour ça, non!... Si j'ai peur, la nuit, on ne le verra pas, tandis que le jour ça m'intimiderait... Mais quelque chose me dit qu'avec vous, m'ame Lefebvre, je n'aurai pas peur. —Tu veux donc venir avec moi? demanda Catherine de plus en plus surprise. —Oh! ne me refusez pas! ne me renvoyez pas! supplia le pauvre garçon, et il ajouta d'un ton très sincère, très ému aussi: Je vous aime tant, m'ame Lefebvre!... je n'aurais jamais osé vous le dire dans le jour... à la cantine... devant les camarades... Mais ici... où tout est noir, je suis hardi... je ne me reconnais plus. Catherine, tout en écoutant La Violette, avait continué sa route. Elle allait répondre, d'un ton à demi irrité, à demi ironique, à cet amoureux ridicule, quand deux coups de feu retentirent dans la nuit. —Arrête-toi! cria Catherine à La Violette, qui s'était élancé en avant. Où vas-tu donc?... Prends garde! cria-t-elle plus fort. La Violette courait toujours. Derrière son dos ballottait un objet rond... on eût dit une bosse mobile. Catherine avait vu disparaître l'aide-cantinier dans une houblonnière, d'où les deux coups de feu étaient partis... Craignant une embuscade, elle s'arrêta sur la bordure de la houblonnière... Elle entendit comme un bruit sec de branches cassées, le tapage d'une lutte, un piétinement... puis, au loin, dans la plaine, elle aperçut la silhouette indécise d'un homme s'enfuyant vers les bois qui montaient jusqu'à Jemmapes. —Il file du mauvais côté!... il va tomber dans les avant-postes autrichiens et se faire prendre, pensa-t-elle, supposant que c'était La Violette qui fuyait ainsi. Et elle ajouta avec un soupir où il y avait un tantinet de regret: —C'est dommage! C'était un bon garçon, quoique poltron! On le remplacera difficilement à la cantine. Elle se disposait à poursuivre son chemin, en tournant la houblonnière, et voulait gagner les communs du château dont elle apercevait déjà les toits, quand reparut parmi les perches à houblon, long et maigre comme elles, La Violette. Il tenait son sabre nu à la main et en essuyait la lame dans les feuilles. —C'est toi! fit-elle stupéfaite. D'où viens-tu? Qu'as-tu fait? —J'ai empêché ce kaiserlick de recharger son fusil comme il en avait l'intention, dit tranquillement La Violette en remettant son sabre au fourreau. —Où est-il? demanda Catherine. —Là... dans les houblons!... —Il est mort?... —Je crois que oui... Quant à l'autre, il a eu de la chance d'avoir affaire à un poltron comme moi... sans cela je l'aurais attrapé à la course... Car je cours bien, m'ame Lefebvre!... Mais j'avais ça qui me gênait, ajouta l'aide-cantinier, en montrant l'objet rond qu'il portait sur le dos... —Qu'est-ce donc?... —La caisse de Guillaumet, le tapin... Je la lui ai empruntée... —Pourquoi faire?... —Ça peut servir, des fois... Et puis, ça me va mieux que le fusil, le tambour. Oh! que j'aurais été tapin avec plaisir... mais y a pas mèche!... j'suis trop grand, m'ame Lefebvre. A présent, dites donc, si on poussait un peu les cailloux?... L'Autrichien que j'ai désarmé va donner l'alarme et il pourrait nous tomber pas mal de ces habits blancs sur le dos... Ce n'est pas pour moi que je dis cela!... —Tu n'as donc plus peur?... —La nuit, jamais!... je vous l'ai dit... Marchons, m'ame Lefebvre! —La Violette, tu es un brave!... —Ne vous moquez pas de moi, m'ame Lefebvre!... je sais bien que je ne suis qu'un poltron et je sais aussi que je vous aime si tellement si fort!... —La Violette... je te défends de parler comme ça... —C'est bon!... on s'taira... mais, avançons!... avançons!... à présent que le terrain est déblayé... Catherine regarda avec une nouvelle surprise son aide-cantinier. Il se révélait à elle sous un aspect fort inattendu. La Violette ne bronchait pas sous le feu! La Violette se précipitait le sabre à la main sur deux Autrichiens en embuscade! on lui avait changé son aide de cantine!... Elle eut un instant la pensée de le renvoyer au camp, mais le voyant si aguerri, si martial, elle craignit de lui faire de la peine. Et puis, à deux on pouvait mieux se tirer d'affaire. —La Violette, lui dit-elle avec une voix plus douce, plus amicale, je dois te prévenir que là où je vais il y a du danger... beaucoup de danger... Tu persistes à vouloir m'accompagner? —Je vous suivrai dans le feu, m'ame Lefebvre!... —Eh bien! commence par m'accompagner dans l'eau, car il faut franchir le ruisseau pour parvenir à ce château que tu vois... C'est là que je vais... —Que nous allons!... Marchez, m'ame Lefebvre! je vous suis!... —Bien! tais-toi!... et ouvre l'œil!... Tous deux descendirent dans le lit du petit ruisseau la Wême, et ayant de l'eau à mi-jambes, le traversèrent... Bientôt ils se trouvèrent devant la porte des écuries du château. Avec précaution Catherine suivit les murs, cherchant un endroit par où pénétrer facilement dans les jardins. Ayant aperçu une place où la muraille était en partie démolie, elle fit signe à La Violette de l'aider à grimper. —Avec bonheur, m'ame Lefebvre, dit le naïf amoureux se courbant, tout joyeux de sentir frôler ses épaules par la robuste jambe de Catherine, qui se servait de ses reins comme d'un escabeau. Quelques instants après, tous deux étaient dans le jardin et se dirigeaient avec prudence, en se dissimulant derrière les arbres, vers une salle du rez-de-chaussée où brillait une vive lumière. XVII LA MESSE DE MARIAGE Le baron de Lowendaal et le marquis de Laveline, dans une entrevue décisive, avaient terminé leurs accords. Le fermier général avait posé ses conditions: Blanche serait sa femme, cette nuit-là même, ou bien, partant immédiatement pour l'Alsace, il ferait mettre sous séquestre les biens de Laveline, sans parler d'autres mesures dont il se réservait d'user... Il pouvait perdre à tout jamais le marquis. Celui-ci avait aussitôt témoigné de son vif désir d'avoir pour gendre le baron. Ce n'était pas seulement l'honneur de ce mariage qui préoccupait M. de Laveline, son propre honneur était en jeu et lui faisait désirer ardemment que Blanche se montrât raisonnable et consentît à répondre aux vœux de Lowendaal. Le baron, comme lorsqu'il avait décidé Léonard à le débarrasser de Beaurepaire, agissait par contrainte. Il avait su engager le marquis, toujours pressé d'argent, dans une opération scandaleuse et pleine de dangers. Ami du prince de Rohan, Laveline avait trempé dans l'affaire misérable du Collier. Il avait échappé aux poursuites, mais le baron détenait la preuve de sa participation aux manœuvres frauduleuses des instigateurs de cette vaste escroquerie, où le rôle de la reine Marie-Antoinette fut plus qu'équivoque. Le marquis, pour échapper au baron, fuyait-il la France? La cour autrichienne, dont il deviendrait le prisonnier, lui ferait son procès, vengeant ainsi l'honneur de la reine, archiduchesse de l'empire. Demeurait-il en son pays? Dénoncé au gouvernement révolutionnaire, son rôle dans l'aventure du Collier le désignait inévitablement à l'échafaud. Il se trouvait donc absolument à la discrétion du baron. Comme le château même qui l'abritait, un peu forcément, le père de Blanche était pris entre deux feux. Il résolut donc de tenter une dernière démarche auprès de sa fille. Il trouva Blanche plus décidée que jamais à résister aux désirs du baron. M. de Laveline, à bout d'arguments, finit par confesser le péril où il s'était placé. Le baron était maître de ses biens, de son honneur, de sa vie. Il fallait que Blanche le sauvât ou il n'aurait plus qu'à mourir. Voudrait-elle, en le poussant à un acte de désespoir, assumer le remords d'une sorte de parricide? Blanche, émue, tremblante, en recevant cette confidence, ne put que balbutier des paroles sans suite. Elle s'étonnait de l'étrange persistance du baron. N'avait-il donc ni pitié, ni dignité, celui qui voulait encore être son époux, bien que sachant qu'elle le détestait, qu'elle en aimait un autre et qu'un enfant était né de son amour? Persuadée que le baron avait reçu la lettre remise à Léonard, Blanche essayait de calmer les alarmes de son père. Elle se disait que pour avoir gardé le silence vis-à-vis de M. de Laveline, il fallait que M. de Lowendaal eût été touché par la confession qui lui était parvenue. Il n'avait pas révélé son secret, c'est donc qu'il ne voulait pas abuser de son influence redoutable sur M. de Laveline. Epris fortement, il comptait que Blanche reviendrait sur sa détermination. Il pardonnait la faute qui lui avait été avouée. Il voulait oublier qu'un autre avait été aimé avant lui. Peut-être espérait-il se faire aimer à son tour... Il y avait donc, au fond du cœur de M. de Lowendaal, une espérance qu'il convenait de détruire. Pour cela, il fallait persister dans le refus, et sans rien dire à M. de Laveline des motifs qui la poussaient, Blanche répéta que jamais elle ne serait la femme du baron. —Eh bien! fit M. de Laveline, emporté par la fureur et taxant de folie cette résistance, fille rebelle et perverse, je te contraindrai bien à obéir... tu seras mariée cette nuit, entends-tu, cette nuit, quand je devrais te traîner moi-même, les pieds attachés, jusqu'à l'autel!... Puis il était sorti pour retrouver le baron, et lui dire de presser les préparatifs du mariage. Blanche, restée seule, se mit à réfléchir. La résolution de Lowendaal ne tiendrait pas contre l'énergie dont elle s'armait. Elle devait résister encore, et jusqu'au bout refuser cette union qui lui faisait horreur. Mais, pour cette lutte, il lui manquait l'allié le plus sûr: son enfant... Pourquoi ne l'avait-elle pas auprès d'elle? La présence de ce témoignage vivant de son amour pour un autre convaincrait le marquis et forcerait Lowendaal à renoncer à sa poursuite. Elle se demandait avec une inquiétude croissante ce qui empêchait Catherine Lefebvre de tenir sa promesse... La nuit était venue et elle ne pouvait plus parcourir du regard la campagne. Elle devait renoncer à l'espoir de découvrir au loin une femme, en marche vers le château, portant un enfant dans les bras. Alors elle tomba dans une profonde mélancolie, songeant à ces armées qui, autour du château, comme un filet, déployaient leurs masses sombres. Elle se disait qu'au milieu de ces gens de guerre, Catherine avait dû craindre de se mettre en route; on l'avait peut-être forcée à retarder son voyage. —Elle ne viendra pas! pensait-elle douloureusement, et qui sait si je reverrai jamais mon enfant?... Alors, épouvantée à l'idée d'être contrainte à ce mariage odieux qu'on préparait en ce moment même, désespérée de causer la ruine et peut-être la mort de son père par son refus, la pensée lui vint de s'enfuir... Elle irait par les chemins, au hasard, droit devant elle... La nuit était propice; le voisinage des deux armées favorable. Au milieu de tous ces soldats elle pourrait se glisser, les routes étaient remplies de pauvres gens effrayés qui fuyaient devant les troupes. Une femme se sauvant passerait inaperçue, ou du moins insoupçonnée. Elle gagnerait une ville quelconque, Bruxelles ou Lille, et de là se rendrait à Paris, à Versailles, à la recherche de Catherine et de son petit Henriot... Des bijoux et un peu d'or lui restaient; elle écrirait à son père, une fois loin de ce château détesté, et le premier moment de colère passé, elle recevrait du marquis des ressources. Son projet arrêté, elle se mit aussitôt en mesure de l'exécuter... Elle prit un petit sac dans lequel elle jeta pêle-mêle ce qu'elle avait de plus précieux, puis elle s'enveloppa dans son manteau de voyage et, par précaution, prit une seconde cape, destinée à servir de couverture et de matelas dans les auberges incommodes où le hasard des routes lui ferait chercher un gîte... Ayant soin de laisser la lumière allumée, bien en vue, elle ouvrit la porte avec précaution, descendit sur la pointe du pied, sondant les corridors, prêtant l'oreille, retenant sa respiration, s'arrêtant à chaque pas pour repartir, oppressée, anxieuse, vaillante quand même. Elle parvint à une porte donnant sur les jardins potagers... Sans bruit, elle fit glisser le verrou et se trouva en plein air... La nuit était fraîche et belle. Pas assez obscure. Il fallait éviter, en traversant les espaces découverts, de se laisser apercevoir des gens du château. Quand elle aurait gagné les bois avoisinant les murs du parc, elle serait sauvée: s'apercevrait-on de sa fuite, on ne pourrait la rejoindre dans ces halliers ténébreux... Comme elle contournait avec précaution les bâtiments du château, et qu'elle passait devant une salle basse joyeusement éclairée, où les gens de service achevaient leur repas, il lui sembla voir, embusquées derrière un arbre, deux formes étranges... Elle tressaillit, elle s'arrêta... Lentement les deux formes se détachèrent, vinrent à elle... La peur la paralysait. Elle n'osait ni fuir, ni avancer, ni crier... Elle distingua vaguement une longue et maigre silhouette d'homme, puis une femme portant un jupon court, avec un petit chapeau aux bords relevés... Deux secondes après, l'homme et la femme étaient près d'elle: —Ne dites rien! nous sommes des amis, fit vivement la femme... —Cette voix!... murmura Blanche, qui êtes-vous?... j'ai peur... je vais appeler... —N'appelez pas!... dites-nous où nous pourrions trouver mademoiselle Blanche de Laveline... —Mais c'est moi... Ah! mon Dieu! Catherine, c'est vous!... je distingue votre voix! s'écria Blanche, reconnaissant celle qui devait lui rendre son enfant. Catherine, surprise et heureuse de la rencontre, apprit rapidement à Blanche qu'elle venait en compagnie de La Violette, qu'elle présenta, et qui se mit respectueusement au port d'armes, faisant le salut militaire, pour lui parler de son enfant et le lui remettre, si elle pouvait, au milieu des désordres d'une guerre, s'en charger. —Où est-il, mon petit Henriot? demanda Blanche tremblante, craignant d'apprendre une terrible nouvelle. Elle fut bien vite rassurée. —Mais ce costume? demanda-t-elle, étonnée de l'accoutrement de la cantinière. Catherine lui fit connaître qu'elle servait au régiment et que son petit Henriot reposait au milieu des voltigeurs du 13e. Blanche voulait se rendre aussitôt au camp. Catherine lui conseilla de rester plutôt au château. Le lendemain, au jour, on saurait à quoi s'en tenir sur les mouvements de l'armée autrichienne. Peut-être les Français viendraient-ils occuper le château. Rien ne serait plus simple que de lui amener alors l'enfant. Se hasarder au milieu de la nuit, à travers la campagne que parcouraient les éclaireurs, était folie! —C'est bon pour moi, une cantinière, de courir ainsi entre deux armées! dit gaiement Catherine. Et La Violette ajouta: —Vous ne savez pas ce que c'est d'avoir peur, mam'zelle!... c'est effrayant, allez! je connais ça, moi!... restez ici, c'est le meilleur... M'ame Lefebvre, dites-lui donc qu'il peut y avoir encore des Autrichiens dans la houblonnière! Catherine confirma l'opinion de La Violette. Blanche devait raisonnablement passer la nuit au château et le lendemain on aviserait. Mais mademoiselle de Laveline déclara alors à Catherine qu'elle voulait fuir le château où, par force, on entendait qu'elle fût, cette nuit même, éternellement liée au baron de Lowendaal. Que faire? se demanda la bonne Catherine embarrassée, et elle murmura: Quel malheur que Lefebvre ne soit pas avec nous!... il nous donnerait un bon conseil, lui!... Si encore cet imbécile-là avait une idée, grommela-t-elle en regardant La Violette... —Voyons! as-tu une idée, toi? demanda-t-elle avec brusquerie à l'aide-cantinier. —Si vous voulez, m'ame Lefebvre, répondit-il timidement, je m'en vas retourner au camp et je ramènerai le petit. Catherine haussa les épaules. —Je ne te vois pas bien, La Violette, portant un enfant dans les bras... —Si j'allais avec vous? dit vivement Blanche... Oh! oui, Catherine, permets-moi de t'accompagner... —Mais le danger?... les balles?... les sentinelles?... —Je ne crains rien de tout cela... Est-ce qu'une mère a peur de quelque chose lorsqu'il s'agit d'embrasser son enfant! Catherine allait se décider à donner satisfaction à Blanche; avec elle on battrait en retraite vers le camp français, quand un bruit de voix les contraignit à se taire et à se blottir derrière un bouquet d'arbres dont l'ombre pouvait les protéger. Entouré de valets portant des flambeaux, le baron de Lowendaal disait à l'un de ses domestiques: —Prévenez mademoiselle de Laveline que l'heure de la cérémonie est avancée et que je l'attends à la chapelle, en compagnie du marquis, son père... Le baron traversa le terre-plein, devant le château, et se rendit à la chapelle, petit édifice élevé sur la droite, au milieu d'une pelouse. —Ah! mon Dieu! je suis perdue... on va s'apercevoir de ma disparition! murmura Blanche. —Il faudrait gagner du temps... mais comment?... Ah! il y a un moyen, mais il est bien chanceux, dit Catherine. —Lequel?... parle, ma bonne Catherine... je suis prête à tout braver plutôt que de me laisser violenter par cet homme... je n'irai pas à la chapelle!... —Si quelqu'un s'y rendait à votre place?... cela permettrait de dérouter un quart d'heure leurs recherches... —Un quart d'heure, ce serait le salut! dit Blanche. Je pourrais sortir du parc, me cacher dans la campagne... Qui sait? atteindre peut-être les avant-postes français... Oui! l'idée est excellente... Mais qui donc oserait ainsi prendre ma place? —Moi! dit Catherine... Allons! il n'y a pas une seconde à perdre... Donnez-moi votre manteau... Hâtez-vous! Tenez, voilà votre baron qui sort. Lowendaal, ayant examiné si tout se trouvait disposé à la chapelle pour la cérémonie, revenait, satisfait, chercher M. de Laveline et donner en passant des ordres aux écuries pour le départ. Aussitôt le mariage célébré, il comptait monter en berline et gagner avec sa jeune épousée la route de Bruxelles. L'approche de l'armée autrichienne et l'imminence du combat lui faisaient avancer l'heure qu'il avait fixée pour la cérémonie et pour le voyage. Rapidement, Catherine s'était enveloppée du manteau de Blanche. Celle-ci, se couvrant de la cape dont elle avait eu la précaution de se munir, après avoir embrassé silencieusement l'énergique cantinière, s'éloigna suivie de La Violette, tout fier de son rôle nouveau d'écuyer d'une demoiselle errante... Catherine les suivit anxieusement jusqu'à ce qu'elle vît leurs formes se fondre dans la nuit... Ils avaient alors atteint la limite du parc... Blanche se trouvait à l'abri des violences du baron de Lowendaal. Elle allait bientôt embrasser son enfant. —Pauvre petit Henriot! le reverrai-je seulement?... se dit Catherine avec émotion; et mon Lefebvre, s'il ne me revoyait plus, lui aussi?... Bah! ne pensons pas à tout cela, et tâchons de jouer de notre mieux notre rôle de fiancée! reprit-elle avec sa bonne humeur habituelle. Elle marcha hardiment vers la salle basse aux clartés joyeuses, où, le souper terminé, les domestiques bavardaient. Elle se montra sur le seuil et dit, d'un ton bref: —Qu'on prévienne M. le baron que mademoiselle de Laveline l'attend à la chapelle!... Puis elle se retira lentement, s'efforçant de marcher avec majesté, et prenant garde de ne pas s'embarrasser dans les plis de la cape, un peu longue pour sa taille. Comme elle allait pénétrer dans la chapelle, des pas et des voix près d'elle la surprirent. Le baron parlait. —Alors, tu as le mot d'ordre, Léonard?... —Oui, monsieur le baron, répondait l'homme interrogé, j'ai pu le surprendre... J'avais attiré ici, à la cuisine, une estafette, sous prétexte de lui fournir des renseignements... je lui ai offert à boire, il avait grand'soif et probablement grand sommeil aussi, car il dort à présent. —Et ses papiers? demanda vivement Lowendaal. —Je les ai lus... rien d'important... sauf le mot d'ordre que j'ai retenu... —Bien, Léonard... cours vite aux grand'gardes autrichiennes... avertir l'officier qui commande!... Et le baron, cessant de parler, rentra dans le château. —Que veut dire cela? se demanda Catherine... Quel mot d'ordre ont-ils surpris?... Serait-ce par hasard celui des nôtres?... Elle hésita sur ce qu'elle devait faire. Ne fallait-il pas s'enfuir, courir au camp français et donner l'alarme?... Mais elle avait promis à Blanche, sa bienfaitrice, de tromper ses persécuteurs, en jouant un instant son personnage à la chapelle... Elle allait d'abord tenir sa promesse, ensuite elle aurait le temps de regagner le camp et de prévenir Lefebvre de la trahison. Elle entra donc résolument dans la chapelle, impatiente à présent de voir paraître le baron et de s'échapper pour donner l'alarme aux soldats de son mari. —Si on les surprenait pendant leur sommeil! pensa-t-elle avec effroi. Son insouciance reprit le dessus bien vite. —Bah! se dit-elle, les braves du 13e ne dorment que d'un œil, et ils ne laisseront pas les kaiserlicks, même avec le mot d'ordre volé, arriver à portée de fusil, sans leur montrer qu'on fait bonne garde chez nous, et qu'on s'y méfie des traîtres... Elle s'assit donc, un peu plus rassurée, sur l'un des deux fauteuils préparés, devant l'autel, pour les époux. Un prêtre, agenouillé, priait dévotement dans un angle. Il parut ne faire aucune attention à elle. Curieusement, elle examina les tableaux du chemin de croix, les ornements du tabernacle, la petite lampe astrale où brûlait une mèche vacillante et les quatre cierges allumés jetant une lueur funèbre. —Brrr!... est-ce qu'on voulait chanter ici l'office des morts et non célébrer une messe de mariage? murmura Catherine, impressionnée par la tristesse de l'édifice religieux. L'attente lui parut longue. Tout à coup la porte de la chapelle s'ouvrit avec fracas. Un bruit de pas, auquel se mêlait un cliquetis de sabres, résonna. Catherine, pour conserver plus longtemps son personnage, se drapa complètement dans le manteau de Blanche et s'agenouilla, évitant de se retourner. Le prêtre, lentement, s'était relevé après deux génuflexions et s'était approché de l'autel. Il avait commencé rapidement la lecture, à voix basse, de son rituel. Le baron de Lowendaal cependant, se dirigeant vers celle qu'il croyait sa fiancée, l'aborda le chapeau à la main, la jambe tendue, le sourire aux lèvres, et lui dit galamment: —J'espérais, mademoiselle, avoir l'honneur et le très grand plaisir de vous accompagner moi-même en ce saint lieu, avec monsieur votre père... bien heureux comme moi de votre bon vouloir. Je comprends vos timidités et vous les pardonne... Veuillez me permettre de prendre place à vos côtés! Catherine ne répondit rien, ne bougea pas. Le marquis à son tour s'avança et dit à mi-voix: —C'est très bien, ma fille... et je vous félicite d'être enfin devenue raisonnable!... Et il ajouta plus haut: —Mais, Blanche, débarrassez-vous donc de ce manteau de voyage... ce n'est pas aimable de se marier ainsi!... et puis il faut faire honneur à nos invités, vos témoins et ceux de votre mari... des officiers du général Clerfayt... Montrez-leur au moins votre visage! souriez un peu, c'est de mise en un pareil jour!... qu'on puisse voir votre sourire!... Catherine, en entendant nommer des officiers autrichiens, fit un mouvement brusque. Son manteau s'écarta et dégagea sa jupe à ganse tricolore. Vivement le marquis porta la main au manteau, le tira entièrement. —Ce n'est pas ma fille! cria-t-il abasourdi. —Qui êtes-vous? dit le baron non moins stupéfait. Le prêtre, à ce moment tourné vers l'assistance, étendait les bras, marmottant: —_Benedicat vos, omnipotens Deus!... Dominus vobiscum!_ Et il attendait qu'on répondît: —_Et cum spiritu tuo!..._ Mais l'effarement était trop général pour qu'on pût suivre la liturgie. Les officiers autrichiens s'étaient approchés: —Une Française!... une cantinière! dit, avec un effroi comique, celui qui paraissait le chef. —Eh bien! oui, une Française!... Catherine Lefebvre, cantinière au 13e! Vrai! ça vous estomaque, mes gas!... s'écria madame Sans-Gêne, se dépêtrant de son long manteau et prête à rire au nez du fiancé déconfit, à tirer la langue au marquis furieux et à ratisser des doigts devant les officiers autrichiens inquiets, regardant si des soldats du 13e, dont Catherine avait fièrement lancé le numéro, comme un appel de trompette, comme un signal de combat, n'allaient pas surgir du confessionnal et sortir du tabernacle, sous la protection du Dieu des armées. XVIII DETTE DE RECONNAISSANCE Le premier moment de surprise passé, l'un des officiers mit la main sur l'épaule de Catherine: —Vous êtes ma prisonnière, madame! reprit-il gravement. —Allons donc! fit Catherine... moi, je ne me bats pas!... je suis ici en visite... en parlementaire... —Ne raillez pas!... vous vous êtes introduite dans ce château... dont j'ai pris possession au nom de S. M. l'empereur d'Autriche... vous êtes Française et en territoire autrichien... je vous garde!... —Vous arrêtez les femmes à présent?... ça n'est pas galant... —Vous êtes cantinière... —Les cantinières ne sont pas des soldats... —Ce n'est pas comme soldat que vous êtes prisonnière, c'est comme espionne!... répondit l'officier, et faisant un signe derrière lui, il commanda: —Qu'on aille chercher quatre hommes, et qu'on emmène cette femme... qu'elle soit gardée à vue jusqu'à ce qu'on ait examiné ce qu'il conviendra de faire d'elle... Le baron de Lowendaal, qui s'était précipité au dehors et avait couru à la chambre de Blanche, revenait effaré: —Messieurs, dit-il d'une voix étranglée, cette femme est la complice d'une évasion... elle a facilité la fuite de mademoiselle de Laveline, ma fiancée... Où est mademoiselle de Laveline? reprit-il, furieux, s'adressant à Catherine. Celle-ci se mit à rire. —Si vous voulez revoir mademoiselle de Laveline, dit-elle au baron, vous devrez quitter ces messieurs autrichiens et vous rendre au camp français... c'est là qu'elle vous attend!... —Au camp français!... qu'a-t-elle été y faire?... Le marquis se pencha à l'oreille du baron: —Ceci vous rassure... ce n'est pas chez les Français qu'elle aura été retrouver ce Neipperg, dont vous étiez jaloux... Il essayait ainsi de calmer le fiancé déconfit. —C'est possible, répondit le baron, mais, encore une fois, qu'est-ce qui l'a pu décider à se sauver chez les Français... Est-ce qu'elle est amoureuse de Dumouriez? —Elle a été retrouver son enfant, dit tranquillement Catherine. —Son enfant! s'écrièrent le marquis et le baron, également stupéfaits. —Eh! oui... le petit Henriot, un joli chérubin... comme vous n'auriez jamais été capable d'en fabriquer un, baron! cria familièrement la Sans-Gêne, narguant l'épouseur déçu. Mais Lowendaal se dépitait à l'écart, trop mystifié, trop accablé aussi pour relever les paroles narquoises de Catherine. Léonard cependant, qui assistait à cette scène, tout déconcerté contournait sa lèvre dans une piteuse grimace. Tous ses projets s'écroulaient: Blanche partie, l'enfant, dont le baron apprenait l'existence, cessait d'être un moyen d'intimidation, une menace, une arme perpétuellement levée sur celle qui devait s'appeler dans quelques instants la baronne de Lowendaal. Il n'avait plus aucun espoir de réaliser les combinaisons avantageuses qu'avait fait naître en lui la possession du secret de mademoiselle de Laveline. Il réfléchit rapidement au parti qu'il convenait de prendre. C'était un homme de tête et qu'aucun scrupule n'arrêtait, maître Léonard, sauf la crainte des galères, dont à propos savait l'entretenir son patron, dans les circonstances difficiles. —Moi aussi, je vais au camp français!... murmura-t-il, j'ai le mot d'ordre... je pourrai passer... et tout n'est peut-être pas perdu pour moi!... A nous deux, madame la baronne! Alors, sans bruit, se glissant derrière les soldats autrichiens que l'un des officiers avait été chercher, il gagna la porte de la chapelle, et s'élança dans la campagne... L'officier qui avait arrêté Catherine dit alors d'une voix brève: —Il faut en finir... monsieur le baron, vous n'avez aucune observation à faire?... aucune question à poser à notre prisonnière?... —Non... non, emmenez-la!... gardez-la!... fusillez-la!... s'écria-t-il exaspéré, ou plutôt, reprit-il avec un désespoir comique, interrogez-la, obtenez d'elle que je sache ce qu'est devenue mademoiselle de Laveline... qu'elle dise enfin ce que signifie cet enfant dont elle a parlé... L'officier répondit tranquillement: —Nous allons l'enfermer dans une des salles du château... la prison porte conseil, demain elle nous répondra... —Demain, les soldats de la République seront ici et pas un de nous ne parlera, car vous serez tous morts ou détalés, cria crânement Catherine. —Emmenez-la, dit froidement l'officier, se tournant vers ses hommes. Et il ajouta: —Déposez vos fusils, et emportez cette femme après l'avoir garrottée si elle résiste. Les quatre hommes appuyèrent leurs fusils contre la balustrade qui fermait le chœur et s'avancèrent d'un pas lourd, prêts à exécuter l'ordre. —N'approchez pas! cria Catherine... Le premier qui bouge est mort!... Et tirant vivement ses deux pistolets de sa ceinture, elle les braqua sur les soldats qui s'arrêtèrent. —Avancez donc!... mais avancez donc! rugit l'officier, une femme vous fait peur à présent!... Les quatre hommes allaient se décider à exécuter l'ordre, quand, dans le silence de la nuit, tout proche de la chapelle, éclata un roulement de tambour... C'était le pas de charge qu'on battait... —Les Français!... les Français!... dit avec terreur le baron. La panique fut soudaine, irrésistible. Les soldats, oubliant leurs fusils, s'enfuirent en désordre. Sur leurs traces, les officiers s'élancèrent, cherchant à les rallier pour se replier sur les positions autrichiennes, persuadés qu'ils étaient d'une surprise par l'avant-garde de Dumouriez. Le marquis et le baron avaient couru s'enfermer dans le château... La chapelle était déserte. Le prêtre, à l'autel, indifférent à tout ce qui s'était accompli, achevait son office... Le tambour cependant battait toujours plus fort... Sur le seuil de la chapelle, Catherine, surprise et joyeuse, vit déboucher, tapant à tour de bras sur la peau d'âne, le maigre et long La Violette... —Toi ici! dit-elle... Que viens-tu faire?... où est le régiment?... —Au camp, parbleu!... fit La Violette cessant de taper. Je suis arrivé à temps, hein? m'ame Lefebvre... Dites donc, si nous fermions l'entrée, nous serions plus chez nous?... Et, rapidement, il poussa les deux battants de la porte et assujettit solidement la barre. Puis, il expliqua à Catherine étonnée qu'il avait conduit Blanche vers le camp, mais qu'à mi-chemin ils étaient tombés dans une patrouille française, commandée par Lefebvre. Il avait confié à deux hommes sûrs mademoiselle de Laveline, qui, à cette heure, devait se trouver en sûreté, dans les lignes de Dumouriez, avec son petit Henriot. Alors il avait pris le parti de revenir vivement au château, craignant pour la brave cantinière du 13e. Surpris d'entendre du bruit dans la chapelle, il en avait fait le tour et, se haussant vers un vitrail, il s'était rendu compte du danger que courait la femme de son capitaine. L'idée lui était venue d'utiliser son tambour, afin d'effrayer les kaiserlicks... —Hein! m'ame Lefebvre, j'sais bien m'en servir de la caisse à Guillaumet... qu'en pensez-vous? j'ferais un fameux tapin tout de même, si j'n'étais pas si long!... dit en terminant son récit le brave garçon. —Et mon mari, où l'as-tu laissé?... demanda Catherine anxieuse. —A deux cents mètres d'ici! prêt à accourir avec ses hommes, si je donne le signal... —Quel signal?... —Un coup de feu... —Attendons!... il me semble qu'on vient... entends-tu ces pas, ce bruit?... on dirait des chevaux?... Un piétinement d'hommes et un frappement de sabots indiquaient en effet l'arrivée d'une troupe nombreuse, avec de la cavalerie. —Faut-il tirer, m'ame Lefebvre? demanda La Violette décrochant son fusil qu'il portait en bandoulière. Et il ajouta, montrant les fusils abandonnés par les Autrichiens: —Nous avons là de quoi donner, quatre fois encore, le signal. —Ne tire pas! dit-elle vivement. —Pourquoi ça?... vous croyez donc qu'ils me font peur vos kaiserlicks... puisqu'il est nuit, je vous l'ai dit, je ne crains rien... —Malheureux!... les Autrichiens ont du renfort... tu ferais tomber Lefebvre et les nôtres dans une embuscade... nous deux, nous nous échapperons toujours... il vaut mieux parlementer... —Commandez, m'ame Lefebvre, je vous obtempère! On cogna rudement à la porte, et une voix cria: —Ouvrez! ou l'on enfonce la porte... Catherine dit à La Violette de faire tomber la barre. La porte fut ouverte, et des cavaliers, des soldats apparurent. Leur masse sombre se discernait au scintillement des sabres, des casques et des baïonnettes, dans la nuit. Catherine et La Violette s'étaient réfugiés jusqu'auprès de l'autel. Ils aperçurent là un fantôme noir, accroupi. C'était le prêtre, qui, ayant terminé sa messe, marmottait tout bas des prières... peut-être celles qu'on dit pour les agonisants... Les soldats avaient envahi la chapelle. On ne voyait que des fusils et des sabres. L'officier qui avait voulu arrêter Catherine reparut, humilié de s'être sauvé devant une femme, désireux de prendre sa revanche. Il se tourna vers un personnage, enveloppé dans un manteau galonné, et qui semblait un officier supérieur. —Mon colonel, dit-il, nous allons fusiller ce soldat et cette femme... —La femme aussi? demanda froidement celui qu'on avait désigné comme colonel. —Ce sont deux espions... les ordres sont formels... —Demandez-leur qui ils sont... leurs noms... ce qu'ils voulaient faire en s'introduisant ici... après nous déciderons! dit le colonel. Catherine avait entendu: —Je demande, fit-elle avec fermeté, qu'on nous traite en prisonniers de guerre... —La bataille n'est pas commencée, dit l'officier. —Si... par nous!... j'étais l'avant-garde et voici la première colonne, dit-elle en montrant La Violette. Vous n'avez pas le droit de nous fusiller, puisque nous nous rendons... Prenez garde! si vous commettez cette lâcheté, ça se saura chez les nôtres... n'attendez alors pas de grâce des voltigeurs du 13e!... Ils ne sont pas loin... ils ne tarderont pas à être ici... souvenez-vous du moulin de Valmy... Vos prisonniers paieront pour nous deux!... Mon mari, qui est capitaine, nous vengera, allez! aussi vrai que je me nomme Catherine Lefebvre... L'officier au manteau, qu'on avait appelé colonel, fit un mouvement de surprise. Il s'avança de quelques pas, cherchant à discerner dans l'ombre celle qui venait de parler ainsi. —Seriez-vous parente, madame, dit-il avec politesse, d'un Lefebvre, qui servait dans les gardes à Paris, et qui a épousé une blanchisseuse... qu'on nommait madame Sans-Gêne? —La blanchisseuse, la Sans-Gêne, c'est moi!... Lefebvre, le capitaine Lefebvre, c'est mon mari!... Le colonel, en proie à une vive émotion, très visible, fit deux pas vers Catherine, puis, entr'ouvrant son manteau et la regardant bien en face, il lui dit: —Ne me reconnaissez-vous pas, à votre tour?... Catherine recula d'un pas, disant: —Votre voix... vos traits, mon colonel, il me semble... oh! c'est comme dans un brouillard que votre personne m'apparaît. —Un brouillard fait par la fumée des canons... Avez-vous oublié la matinée du 10 août?... —Le dix août?... c'est donc vous, le blessé?... l'officier autrichien? s'écria Catherine. —Oui, c'est moi, le comte de Neipperg, que vous avez sauvé... et qui vous ai gardé une éternelle reconnaissance... Venez, que je vous embrasse, vous à qui je dois la vie! Et il s'avançait, les bras ouverts, cherchant à l'attirer vers lui... Mais Catherine, reculant, dit vivement: —Je vous remercie, mon colonel, d'avoir ainsi conservé la mémoire... Ce que j'ai fait pour vous, le 10 août, m'était inspiré par l'humanité... vous étiez poursuivi, désarmé, de plus blessé; je vous ai protégé... sans m'occuper de savoir sous quel drapeau vous aviez reçu une blessure, pour quelle cause vous preniez la fuite... Aujourd'hui, je vous retrouve, portant l'uniforme des ennemis de la nation, commandant des soldats qui envahissent mon pays: je ne veux plus me rappeler ce qui s'est passé à Paris... mes amis, les soldats de mon régiment, mon mari... ce brave garçon que vous voyez là, prisonnier, à côté de moi, tous les patriotes pourraient me reprocher d'avoir préservé la vie d'un aristocrate, d'un Autrichien, d'un colonel qui fait fusiller des gens qui se rendent... Monsieur le comte, ne me parlez pas du 10 août!... je ne veux pas savoir que j'ai sauvé un ennemi tel que vous... Neipperg se contint. Les paroles énergiques de Catherine Lefebvre produisirent en lui une émotion extraordinaire. —Catherine, ma bienfaitrice, dit-il avec un accent sincère, ne me reprochez pas de servir mon pays comme vous servez le vôtre. Comme votre vaillant mari défend son drapeau, je me bats pour le mien... la destinée nous a séparés en nous faisant naître sous un ciel différent, elle ne semble nous rapprocher qu'aux heures de grand péril... Ne m'accablez pas de votre hostilité... Si vous voulez oublier le 10 août, moi, je dois m'en souvenir, et le colonel d'état-major de l'armée impériale victorieuse... —Pas encore victorieuse! interrompit sèchement Catherine. —Elle le sera demain, reprit Neipperg, et il ajouta: Le colonel de l'Empire qui commande ici, n'a pas oublié, lui, qu'il doit payer la dette contractée par le combattant des Tuileries, le blessé de la blanchisserie Saint-Roch... Catherine Lefebvre, vous êtes libre!... —Merci, répondit simplement la cantinière. Mais, et... La Violette? dit-elle en montrant l'aide-cantinier, qui redressa sa haute taille avec fierté, désireux de se montrer sous tous ses avantages à l'officier ennemi. —Cet homme est un soldat... il a pénétré ici par ruse... je ne puis lui éviter le traitement réservé aux espions... —Alors, vous me fusillerez avec lui! dit simplement Catherine. Il ne sera pas raconté par la suite, dans nos camps, que Catherine Lefebvre, la cantinière du 13e, aura laissé passer par les armes un brave garçon qui n'est venu que pour elle se faire prendre par les Autrichiens. Allons, colonel, donnez les ordres, et qu'on fasse vite, car je pourrais m'attendrir... ce n'est pas toujours drôle de penser qu'on va recevoir douze balles dans la peau, quand on est jeune... et qu'on aime son mari!... Pauvre Lefebvre, j'vas lui manquer! Enfin, c'est la guerre!... —Pardon, excuse, mon colonel, dit La Violette, de sa voix enfantine, si ça ne vous faisait rien de me fusiller tout seul... car moi je l'ai mérité, oh! je ne dis pas non! chacun pour soi et malheureux qui est pris!... moi, je ne dois pas y couper au peloton d'exécution... Mais m'ame Lefebvre n'a rien fait... parole, mon colonel, c'est moi qui l'ai traînée ici!... —Toi... et pourquoi cela?... Que venait-elle chercher avec toi dans cette demeure? —Je l'ai forcée à venir... pour porter l'enfant, donc! quand on se serait entendu... moi, je ne suis pas fameux comme nourrice... —Quel enfant?... Oh! mon Dieu, s'écria Neipperg se penchant vers Catherine, vous deviez porter un enfant... Cet enfant? —C'est le vôtre, monsieur le comte... j'avais promis à mademoiselle de Laveline de lui remettre son fils, ici, à Jemmapes... —Et vous avez risqué?... Oh! brave cœur!... Et où est-il, mon enfant?... —En sûreté au camp français... auprès de sa mère... —Mademoiselle de Laveline n'est donc plus ici!... que m'apprenez-vous?... —Elle s'est enfuie... au moment où son père allait la contraindre à épouser le baron de Lowendaal... —Je serais donc arrivé trop tard pour la délivrer, sans vous? —Sans La Violette! dit Catherine, c'est lui qui a tout fait. —Allons, je vois qu'il faut aussi que je mette en liberté La Violette, dit Neipperg en souriant. Catherine, vous êtes libre... je vous le répète, emmenez aussi votre camarade... Je vais vous donner deux hommes qui vous accompagneront jusqu'aux grand'gardes... Puis, ayant donné les ordres nécessaires, Neipperg dit à Catherine: —Vous allez revoir Blanche, dites-lui que je l'aime toujours et que je l'attends... Après la bataille, je la retrouverai sur la route de Paris... —Ou sur la route de Bruxelles, monsieur le comte! répliqua Catherine très crâne. Neipperg ne répondit rien. Il porta la main à son chapeau et dit à Catherine: —Profitez des dernières heures de la nuit pour regagner votre camp... Croyez bien, ma chère madame Lefebvre, que je ne m'estime pas avoir assez payé ma dette... je suis toujours votre obligé... Peut-être les hasards de la guerre me fourniront-ils encore l'occasion de vous prouver que le comte de Neipperg n'est pas un ingrat!... —Bah! fit Catherine, nous sommes quittes, monsieur le comte, pour l'affaire du 10 août... mais je vous redois encore quelque chose pour ce garçon-là, fit-elle en montrant La Violette... comme vous le dites, nous sommes gens de revue, et l'on s'acquittera un jour ou l'autre... Allons, adieu, mon colonel... et toi, grand clampin, par file à droite et au pas accéléré, en avant, marche! ajouta-t-elle en bourrant amicalement La Violette. Tous deux passèrent, fièrement, devant les soldats autrichiens. La Violette ne perdant pas un pouce de sa haute taille, et Catherine, le poing à la hanche, le coquet chapeau à cocarde tricolore sur le côté, et son rire de défi aux lèvres. Au moment de franchir la porte de la chapelle, elle se retourna et dit ironiquement: —A tantôt, messieurs, je reviendrai ici avec Lefebvre et ses voltigeurs, avant midi!... XIX AVANT L'ATTAQUE Neipperg, tout soucieux, regardait s'éloigner Catherine. Il se demandait si, comme l'avait annoncé la brave cantinière, il lui serait donné de retrouver bientôt Blanche et de revoir enfin son petit Henriot. Comment, au milieu d'armées en bataille, une jeune femme, avec un enfant, pourrait-elle se frayer un passage sans danger? Il était heureux toutefois de savoir que le mariage comploté par Lowendaal et le marquis n'avait pas été accompli. Blanche demeurait libre et pouvait encore être à lui. Il chercha, des yeux, Lowendaal et M. de Laveline, mais ils avaient disparu. Un sous-officier, qu'il interrogea, lui apprit que le baron et le marquis étaient montés dans la berline tout attelée qui les attendait. Ils avaient pris en hâte la route de Bruxelles. Neipperg poussa un soupir de soulagement. Son rival ne serait plus là pour lui disputer celle qui tenait toute son âme. L'espoir lui appartenait. L'avenir n'était plus un gouffre noir, où il s'abîmait. Blanche et son enfant lui apparaissaient, émergeant de ce gouffre. Il les arrachait à la nuit, et, avec eux, se baignait dans un bonheur radieux... Une ombre à cette vision rayonnante. Comment rejoindrait-il Blanche? en quel endroit retrouverait-il son enfant?... La bataille allait commencer. Il ne pouvait songer à traverser les lignes, ni à se rendre au camp français, même comme parlementaire, à l'heure où, avec le soleil allumant la crête des collines, luirait de Jemmapes à Mons la flamme des canons... Il fallait attendre le résultat de la journée. La victoire devait sans nul doute appartenir aux vieilles troupes disciplinées de l'armée impériale. Les cordonniers, les tailleurs et les merciers qui formaient les bataillons républicains pouvaient-ils avoir l'espérance de tenir contre les soldats aguerris du duc de Saxe? La canonnade de Valmy n'avait été qu'une surprise. La fortune des armes, à Jemmapes, devait revenir du côté du nombre, du savoir militaire et de l'ordre tactique: le duc de Saxe-Teschen avait déjà dépêché un courrier à Vienne annonçant la défaite des sans-culottes. Mais, dans la déroute inévitable des Français, que deviendraient Blanche et son enfant?... L'angoisse de Neipperg croissait, à la prévision des dangers qui suivraient cette défaite, et la débandade de cette armée improvisée, incapable d'opérer une retraite, selon les règles de l'art militaire. Il cherchait vainement le moyen de préserver les deux êtres qui lui étaient si chers des conséquences terribles de la débâcle prévue, quand une rumeur au dehors le fit sortir précipitamment du grand salon du château transformé en quartier général, où les officiers qui l'accompagnaient rédigeaient sous sa dictée les ordres de combat du général Clerfayt et remettaient aux estafettes des plis pour les différents chefs de corps, en vue de l'action qui allait s'engager... Il s'informa de la cause de ce tumulte. On lui apprit qu'une femme échevelée, les vêtements déchirés, souillés de boue, l'air égaré, venait d'être arrêtée par les sentinelles, à l'entrée du parc. Elle voulait pénétrer dans le château. Elle prétendait qu'elle était la fille du marquis de Laveline, logé en ce moment chez M. de Lowendaal. Neipperg poussa un cri de surprise et d'effroi. Blanche au château! Blanche ayant passé à travers les troupes occupant la plaine!... Que signifiait ce retour brusque de la jeune fille, que Catherine lui avait assuré être en sûreté au camp des Français?... Quel malheur inattendu présageait cette rencontre inespérée!... Il ordonna qu'on lui amenât sur-le-champ cette femme... C'était bien Blanche de Laveline, le costume en lambeaux, ayant couru à travers les buissons et les fondrières de la campagne marécageuse. Il se précipita vers elle, il l'étreignit dans un élan passionné... Au milieu de ses sanglots et de ses sourires, car la joie, comme un rayon de soleil à travers la pluie, croisait sa douleur, Blanche de Laveline raconta à son amant sa fuite, qu'il savait déjà, et son arrivée au camp des républicains, escortée par les soldats du capitaine Lefebvre. Selon les indications données par la bonne Catherine, elle s'était dirigée en hâte vers la cantine du 13e léger... Là, dans la carriole de la cantinière, elle avait trouvé un enfant endormi sur un matelas roulé dans des couvertures. Auprès se trouvait un autre matelas, mais dont les couvertures étaient rejetées... Elle s'était penchée vers l'enfant endormi, et déjà sa lèvre maternelle allait se poser, ravie, sur le front pur de son fils, surpris dans son sommeil par ce baiser, quand, à la lueur d'une lanterne que portait un des soldats lui servant de guide, elle distingua les traits du petit être reposant... C'était une fillette, qui, s'éveillant, se mit à l'examiner avec des yeux effarés... Elle poussa un grand cri: —Où est mon enfant?... où est mon petit Henriot? s'écria-t-elle, le cœur déchiré d'angoisse. La petite fille, regardant à côté d'elle, dit: —Tiens... Henriot qui n'est plus là!... Est-ce qu'il est allé voir tirer le canon?... Oh! le vilain, de ne pas m'avoir éveillée!... Un soldat expliqua alors qu'il avait cru apercevoir un homme,—un civil,—qui s'enfuyait du côté de Maubeuge, emportant dans ses bras un enfant endormi... Blanche s'était évanouie en apprenant cette affreuse nouvelle. On la transporta au poste de santé. Des premiers soins lui furent donnés. Dès qu'elle rouvrit les yeux, elle réclama son enfant... elle se souvenait de ce qu'elle venait d'apprendre... cet homme aperçu s'enfuyant vers Maubeuge, un enfant dans les bras... elle voulait se lever, s'élancer à sa poursuite... L'aide-major qui la soignait eut pitié de sa douleur. —Vous ne pourriez, lui dit-il, passer par cette route tout encombrée de charrois, de caissons, de troupes, de fuyards aussi... —Je veux retrouver mon enfant! répétait la malheureuse mère avec obstination, et elle ajoutait, en suppliant l'aide-major de la laisser partir: Mais pourquoi cet homme a-t-il pris mon fils?... quel crime cet enlèvement cache-t-il? quel or a payé ce scélérat?... pour le compte de qui agissait-il? L'aide-major Marcel ne pouvait répondre à ces questions pressées, qui s'échappaient confusément de la gorge enfiévrée de la jeune femme. Un sergent qui était venu rejoindre à l'ambulance l'aide-major et lui avait parlé à l'oreille, dit tout à coup, comme pris de pitié devant cette grande souffrance: —Madame, un renseignement que j'ai surpris peut vous mettre sur la trace du misérable qui s'est introduit dans le camp, à l'aide de la trahison sans doute... —Oh! dites-moi ce que vous savez, sergent! fit Blanche reprenant espoir. —Parle, René, dit l'aide-major, dans une audacieuse tentative comme celle-ci, le moindre indice peut aider à surprendre le coupable... Et le Joli Sergent, car c'était la jeune fiancée de Marcel le philosophe qui intervenait, raconta que dans sa compagnie se trouvait un homme qui avait été, à Verdun, l'ordonnance du malheureux commandant Beaurepaire. Cette ordonnance avait reconnu, s'approchant de la carriole de la cantinière Lefebvre, un homme avec lequel il avait bu à Verdun, la nuit du bombardement. Il l'avait parfaitement reconnu. Cet homme était le domestique du baron de Lowendaal. Il se nommait Léonard... —Léonard?... le valet à tout faire de M. de Lowendaal? s'était écriée Blanche. Et aussitôt, devinant d'où le coup partait, elle avait accusé Lowendaal de lui avoir fait enlever son enfant par ce Léonard, afin de la dominer, de la contraindre au mariage qu'elle avait cru rompre à jamais par sa fuite. Le petit Henriot devenait un otage aux mains du baron. Aussi, malgré les conseils de l'aide-major et de René, Blanche, subitement ranimée, s'était remise en route. Elle avait refait le chemin périlleux déjà parcouru; se glissant parmi les herbes, les taillis, les ronces, enjambant les fossés, franchissant les ruisseaux, les pieds ensanglantés, la robe en loques; elle était revenue au château, espérant y retrouver, avec Lowendaal et Léonard, son enfant volé. Elle ne savait ce qu'elle ferait, ce qu'elle dirait pour résister aux menaces de Lowendaal, aux injonctions de son père... Mais elle se sentait forte, elle ne faillirait pas puisqu'il s'agissait d'arracher son enfant aux mains du ravisseur. Sa joie de trouver Neipperg au château se mêlait à l'accablement où la jetait la nouvelle du départ de son père et de Lowendaal, sans qu'aucune trace de Léonard et de l'enfant eût été reconnue. Sans doute, le scélérat avait été rejoindre, à un endroit désigné à l'avance, le baron, et lui avait remis l'enfant. Où et comment atteindre Lowendaal, le marquis de Laveline? car personne ne savait certainement vers quel point s'était dirigé Léonard avec son précieux fardeau. Neipperg fit connaître à Blanche que son père et le baron avaient pris la route de Bruxelles. —Nous les rattraperons là demain, dit-il, avec une assurance qui calma un peu Blanche. —Pourquoi ne pas nous mettre en route cette nuit même? demanda Blanche impatiente. Demain nous serions à Bruxelles... —Demain, chère amie, chère femme, dit en souriant Neipperg, il faut que je me batte... Quand nous aurons mis les Français en déroute, je pourrai revenir sur mes pas et poursuivre les misérables qui nous ont volé notre enfant... mon devoir de soldat passe avant mes angoisses de père!... Blanche poussa un soupir et dit: —Je vous obéis... j'attendrai donc... Oh! que cette nuit, que cette journée vont me paraître longues!... Neipperg réfléchissait profondément. —Blanche, dit-il tout à coup avec gravité, qu'allez-vous devenir ici, seule femme au milieu de tant de gens de guerre rassemblés?... Je ne puis me tenir sans cesse auprès de vous... et ma protection ne saurait être que discrète, réservée... je suis sans droits pour vous faire respecter... pour réclamer en votre nom l'aide, les égards, et même l'appui de nos généraux, de nos princes, de nos soldats aussi... Blanche, me comprenez-vous?... Mademoiselle de Laveline rougit, baissa la tête, et ne répondit pas. Neipperg continua: —Si nous rejoignons, après la bataille, votre père et M. de Lowendaal, croyez-vous qu'ils ne se targueront pas de leur autorité!... —Je résisterai... je me défendrai... —Ils vous domineront par votre enfant... qu'ils garderont... ainsi ils s'empareront de mon fils!... quel droit pourrais-je invoquer pour réclamer cet enfant, pour leur ordonner de vous le remettre?... Blanche, avez-vous songé à cette difficulté que rien ne saurait surmonter... rien que votre volonté? —Que faut-il faire? —Me donner les droits qui me permettront de parler haut et ferme, en votre nom et au mien... —Faites ce que vous jugerez bon, ne savez-vous pas que mon sort est lié au vôtre?... —Eh bien, quoique séparés, les hasards de la guerre nous ont rapprochés, il faut que nous soyons à jamais unis, Blanche, il faut que vous soyez ma femme!... Y consentez-vous?... Pour toute réponse, mademoiselle de Laveline s'élança dans les bras de celui qui allait devenir son époux. —Tout avait été préparé ici pour la célébration du mariage, dit Neipperg... le prêtre est à l'autel, le notaire sommeille avec ses paperasses dans une des salles du château... il n'y a qu'à l'éveiller... il changera les noms du futur, tandis que l'ecclésiastique donnera sa bénédiction... Venez, Blanche, venez faire de moi le plus heureux des époux!... Une heure après, dans la chapelle où Catherine Lefebvre avait joué un instant le personnage de l'épousée, Blanche de Laveline devenait comtesse de Neipperg... A peine les paroles sacramentelles de l'église avaient-elles uni les époux, pendant que le tabellion, effaré, remportait précipitamment son contrat dûment signé, paraphé, scellé, un crépitement de fusillade éclata dans le vallon au pied de la chapelle... Les trompettes, les tambours lançaient éperdument aux échos le signal du combat... —Messieurs, dit Neipperg en conduisant Blanche vers un groupe d'officiers, je vous présente la comtesse de Neipperg, ma femme... Tous s'inclinèrent et souhaitèrent mille chances et prospérité à une union contractée un si beau matin de bataille, la veille d'une grande victoire, dans une chapelle transformée en redoute, où les volées formidables du canon remplaçaient l'alleluia des cloches. XX LA VICTOIRE EN CHANTANT... Ceux qui se trouvaient, ce mémorable matin du 6 novembre 1792, sur la crête de Jemmapes,—les paysans belges opprimés par l'Empire que la victoire des sans-culottes allait affranchir,—virent un inoubliable et majestueux spectacle... Une aube pâle et grise se levait sur les collines. De légers frissons couraient sur les sommets, courbant les tiges des arbustes, éparpillant des feuilles séchées. Les masses profondes des Autrichiens, des Hongrois, des Prussiens, garnissaient toutes les cimes. Les pelisses fourrées des hussards, les hauts bonnets des grenadiers, les shakos demi-coniques de l'infanterie, les lances, les sabres courbés de la cavalerie, luisaient, papillotaient, bruissaient, dans la clarté livide de cette matinée automnale. Plus bas, des redoutes improvisées, des fortins, des palissades, abritaient des tirailleurs tyroliens, aux chapeaux de feutre en pointe, avec une plume de faisan ou de héron passée dans la ganse. L'artillerie, embusquée à droite et à gauche, espaçait, dans l'embrasure des gabions et des madriers, ses longs cous de bronze aux bouches prêtes à cracher la mitraille. La position des Autrichiens s'étendait formidable: la droite s'adossait au village de Jemmapes, formant une équerre avec le front et la gauche appuyée à la chaussée de Valenciennes. Sur les trois collines boisées, en amphithéâtre, s'étageaient trois rangs de redoutes garnies de vingt pièces de grosse artillerie, d'autant d'obusiers et de trois pièces de canon par bataillon, formant un total de près de cent bouches à feu. L'avantage de l'emplacement, la supériorité incontestable d'une armée aguerrie, bien pourvue de munitions, commandée par des chefs expérimentés comme Clerfayt et Beaulieu, la puissance d'une artillerie foudroyant d'en haut l'ennemi s'avançant dans une plaine coupée de marais, et forcé de gravir sous un feu meurtrier des pentes aussi terriblement défendues, donnaient aux généraux de l'Empire la presque certitude de la victoire. De plus, l'armée autrichienne, bien reposée, installée sur un terrain sec, avait le ventre garni, quand le premier coup de canon, avec l'aurore, ouvrit la bataille. Les Français, eux, avaient pataugé toute la nuit dans un terrain humide, ils n'avaient pas eu le temps de faire la soupe. On leur avait dit qu'ils mangeraient dans la journée, à Mons, après la victoire. Ils s'étaient mis en marche, l'estomac vide, mais le cœur plein d'espérance, se promettant de gagner, avec la bataille, leur déjeuner avant midi... Le brouillard lentement se leva sur les fonds fangeux de la plaine couverte d'hommes, piétinant, se bousculant, avançant dans un désordre de torrent... Au signal du canon, en même temps que l'armée s'ébranlait, toutes les musiques des brigades attaquèrent, dans un ensemble sublime, la _Marseillaise_... Les sonorités des cuivres répondaient aux détonations des obusiers... De cinquante mille poitrines s'échappaient à la fois, rythmées par l'artillerie et soutenues par les instruments, les paroles martiales de l'hymne terrifiant de la Révolution... Et les échos de Jemmapes, de Cuesmes, de Berthaimont renvoyaient aux Autrichiens les défis superbes de ces appels héroïques: Aux armes, citoyens!... formez vos bataillons!... Ce n'était plus une armée qui entrait en ligne, c'était une nation entière, debout, se ruant, pour défendre son sol et sauver sa liberté... La vieille tactique était abandonnée. Comme une mer rompant ses digues, la France écumante poussait sa marée d'hommes à l'assaut de ces hauteurs, brisant tout, emportant redoutes, fortins, palissades, abatis, sous ses vagues de plus en plus hautes... Une inondation dans un ouragan, telle fut la bataille de Jemmapes... Le canon et la baïonnette furent seuls employés... De loin, l'artillerie ravageait les défenses autrichiennes, puis, à l'arme blanche, les volontaires, les gardes, les bourgeois et les ouvriers d'hier s'élançaient sur les pièces, sabraient les artilleurs, enfonçaient les carrés d'infanterie, arrêtaient les escadrons, les cavaliers en un instant culbutés... Les antiques bandes impériales, les vétérans des guerres dynastiques, furent décimés, dispersés, anéantis, par ces héros à jeun, dont beaucoup portaient encore le sarrau campagnard, la veste de l'artisan, et dont les mains pour la première fois maniaient le fusil. Le général d'Harville commandait à gauche, avec le vieux général Ferrand. Chargé d'enlever le village de Jemmapes, celui-ci trouva de la résistance; Dumouriez lui envoya Thévenot comme renfort, qui, bientôt, pénétrait victorieux dans la place. Il était midi. Beurnonville attaquait à droite. Sous ses ordres, Dampierre commandait les volontaires parisiens. A ces enfants des faubourgs de Paris revint l'honneur d'emporter les trois redoutes. Ils hésitaient un peu, nos guerriers improvisés. L'imposante ordonnance de l'armée autrichienne les surprenait. Les dragons impériaux les chargeaient avec un ensemble magnifique et terrifiant. Intrépides, face à la mort, croisant le fusil, ils se laissèrent aborder, puis, faisant feu à bout portant, se jetèrent la baïonnette en avant et dispersèrent cette cavalerie chamarrée. Les hussards de Dumouriez achevèrent la déroute, détruisant tout, jusqu'à Mons. Au centre, deux brigades s'étaient arrêtées. Un combattant, sans grade, sans uniforme, le valet de chambre de Dumouriez, Baptiste Renard, prit sur lui de les rallier, de les entraîner, et assura la victoire sur ce point. Là commandait le lieutenant-général Egalité, plus connu par la suite sous le nom de Louis-Philippe. Ce fut au chant de la _Marseillaise_ et du _Ça ira_ que les derniers retranchements des Autrichiens furent emportés par les bataillons parisiens, celui de la section des Lombards entre autres, et par les braves volontaires. Les troupes de ligne, le 13e léger où Lefebvre se battit comme un enragé, les chasseurs et hussards de Berchiny et de Chamborand contribuèrent également à cette victoire décisive, qui préservait la France de l'invasion, délivrait la Belgique, écrasait les vieilles bandes d'Allemagne et donnait à la République naissante le baptême de la gloire. * * * * * Après la bataille, on se mit en mesure de souper, chez les vainqueurs. L'heure du déjeuner et du dîner était passée. On se rattrapa sur le repas du soir. On but à la victoire, à la nation, à Dumouriez, à Baptiste Renard, héros en livrée, à la Convention nationale, aux Belges affranchis, et aussi à l'humanité!... Ce dernier toast fut porté au bivouac des volontaires de Mayenne-et-Loire, par un aide-major, à l'uniforme tout éclaboussé de sang, car il avait, lui aussi, terriblement manœuvré avec l'arme blanche, parmi les héros de cette immortelle journée. Comme on se racontait les diverses péripéties de la bataille, un soldat dit tout à coup: —Vous ne savez pas ce que nous avons trouvé dans ce château que l'on voit là-bas, à mi-côte, et qui était, paraît-il, le quartier général des Autrichiens?... Major Marcel, ça pourrait vous intéresser... —Qu'est-ce qu'il y avait donc dans ce château? demanda notre philosophe, qui avait, ce jour-là du moins, de décisifs arguments, vivants et morts, à faire valoir contre la barbarie des guerres. —Eh bien! major, il y avait un enfant... —Que dites-vous, un enfant?... Expliquez-vous, dit René qui s'était approché, ce qui ne pouvait guère surprendre, car on était sûr de rencontrer le Joli Sergent partout où se trouvait l'aide-major Marcel. René ajouta: —La citoyenne Lefebvre, la cantinière du 13e, s'informait tantôt d'un enfant... Dites-nous un peu ce que c'était que ce p'tiot ramassé au milieu des balles?... —Je ne l'ai pas ramassé, dit le soldat. —Vous avez eu le cœur de laisser cet innocent exposé à la mitraille... Ça n'est pas d'un soldat français! —Ecoutez donc, sergent, reprit le narrateur... Nous avancions, quelques camarades et moi, dans ce château tout désert... On se défilait avec prudence, redoutant quelque embuscade... Ça ne nous disait rien de bon, ce silence, cette tranquillité... —C'était sage, dit le major... Continue... —Voilà que tout à coup, en regardant par un soupirail, dans une cave, nous apercevons comme une ombre... j'ajuste... je tire... plus rien!... nous descendons vers la cave... nous entendons vaguement appeler... crier... nous enfonçons la porte... qu'est-ce que nous trouvons?... Un petit bonhomme, tout effaré, qu'on avait enfermé là, et qui nous dit, en nous voyant:—C'est Léonard!... Il s'est sauvé par là!... Et l'enfant nous montrait un second soupirail donnant sur une cour extérieure. —Léonard!... on devait retrouver ce traître-là partout où il y a une lâcheté à commettre, dit une voix derrière les soldats... C'était Catherine Lefebvre qui survenait. Elle avait entendu la fin du récit du soldat. Elle dit vivement: —Et qu'avez-vous fait?... Vous avez fusillé Léonard, je pense... et rassuré l'enfant... Où est-il, mon petit Henriot? Car c'est lui, j'en suis sûre, que ce scélérat avait volé et qu'il voulait livrer à ce baron de Lowendaal... Mais parle donc, clampin! cria-t-elle au soldat. Celui-ci secoua la tête: —Léonard s'est échappé... quant à l'enfant... —Tu l'as abandonné, malheureux? —Il a bien fallu!... En se donnant de l'air, ce coquin que vous nommez Léonard a mis le feu à un baril de poudre abandonné par les Autrichiens... Nous avons tous failli sauter avec la baraque!... Alors, nous avons battu en retraite... —Mes amis, s'écria Catherine, des gens de cœur il n'en manque pas ici... qui veut aller chercher sous les décombres du château?... peut-être ce pauvre petit être sera-t-il encore vivant!... Allons! ne parlez pas tous à la fois! dit la cantinière irritée du silence. —C'est qu'on est moulu, fit un des soldats. —On n'a seulement pas fini la soupe, dit un autre. —Demain, il faut être d'aplomb pour entrer dans Mons, ajouta un troisième. Et celui qui avait raconté l'aventure grommela: —Il y a peut-être encore des coups de fusil à attraper et des barils de poudre à voir péter dans ce maudit château!... Un moutard ne vaut pas la peine qu'on risque sa peau comme ça... —J'irai donc, moi, dit Catherine, et toute seule encore, puisque Lefebvre est de service aux grand'gardes et que vous êtes tous trop lâches pour m'accompagner... J'ai promis à sa mère de lui rendre un jour cet enfant, je tiendrai ma promesse... Buvez bien, mangez bien, dormez bien, les enfants!... bonsoir!... —Citoyenne Lefebvre, je vous suivrai, moi, si vous le voulez, dit le Joli Sergent. A deux, on a plus de courage!... —Dites à trois, fit une voix timide, et le long La Violette apparut. Son sabre n'avait plus de fourreau, son uniforme était haché de coups de sabre. Il était coiffé d'un casque de capitaine de dragons impériaux. —Tu viens avec nous, La Violette?... C'est bien ça, mon garçon!... Il s'agit, tu sais, de notre petit Henriot, car c'est certainement lui que ce misérable Léonard a abandonné dans le château. —Il s'agit de vous, m'ame Lefebvre!... j'veux pas vous laisser seule, dans les champs de bataille, vous le savez bien... ah! c'est que j'ai eu une fière peur toute la journée, allez!... il s'en apercevait, le capitaine de dragons!... oh! oui, quand il m'a fendu mon shako d'un coup de sabre... J'étais décoiffé, voyez-vous... —Et tu l'as tué, le capitaine?... —Oui... pour lui prendre son casque... je ne pouvais pas m'en aller nu-tête... j'aurais eu l'air de m'être endormi pendant qu'on se battait... Oh! ça n'a pas été si commode, m'ame Lefebvre!... le capitaine avait auprès de lui cinq dragons qui ne voulaient pas me laisser emporter le casque de leur chef... ils y tenaient, paraît-il! Je l'ai eu tout de même, vous le voyez... mais ça a été dur... les cinq dragons ont tenu bon jusqu'au dernier... c'est très entêté, ces Allemands!... —Brave garçon, tu as fait cela, toi... un aide-cantinier?... —Oui, m'ame Lefebvre... Mais marchons, allons au château... vous verrez que, la nuit, je vous l'ai dit, je ne suis pas un poltron... Au moment où ils se disposaient à se mettre en route, une forme sombre se dessina, leur barrant le passage... Catherine eut un mouvement de surprise: —Comment! c'est vous, major Marcel? dit-elle étonnée. —Il vient avec nous! dit René aussitôt. —Ne faut-il pas un médecin, là-bas?... si l'enfant est blessé, fit l'aide-major. Et tous les quatre s'enfoncèrent dans la nuit, parmi les morts, les débris d'affûts, les armes brisées, encombrant les pentes glorieuses de Jemmapes. Sous les ruines du château de Lowendaal, Catherine découvrit le petit Henriot, évanoui, atteint seulement de contusions légères. Marcel le soigna, le ranima. Ramené au camp, le jeune garçon sauvé du champ de bataille fut adopté par le 13e léger et devint l'enfant du régiment. XXI L'ÉTOILE Toulon, comme Lyon, Marseille, Caen, Bordeaux, était devenu une place forte de la trahison. Les royalistes, unis aux Girondins, avaient ouvert les portes de la ville, avec l'arsenal, à la coalition. Toute la poésie lamartinienne, tout le charme qui s'attache aux talents oratoires, aux vertus et aux renommées des députés de la Gironde, ne sauraient les amnistier du crime de lèse-patrie. A l'heure où l'Europe monarchique se ruait sur la France et prétendait dicter des lois et imposer un régime dynastique à la nation affranchie, les Girondins, oublieux de leur passé, méconnaissant le devoir, par haine contre la Montagne, par peur aussi, dans un mouvement de recul à jamais exécrable, pactisèrent avec l'ennemi, firent appel à l'étranger. Heureusement, Robespierre, Saint-Just, Couthon, Carnot veillaient au Comité de salut public; les volontaires accouraient aux armées; de jeunes généraux comme Hoche et Marceau remplaçaient aux frontières les Dumouriez et les Custine, conspirateurs royalistes; heureusement, surtout, le hasard fit que les canons de la République, devant Toulon et la flotte anglaise, furent confiés à un jeune artilleur inconnu, Napoléon Bonaparte. La ville traîtresse était occupée par une tourbe exotique venue, comme à la curée, de tous les ports du littoral: des Espagnols, des Napolitains, des Sardes, des Maltais. Le pape avait envoyé des moines chargés de fanatiser la population. C'était la Vendée du Midi. Une Vendée pire que celle de l'Ouest: les rebelles ayant la route de la mer pour recevoir des renforts et, au milieu d'eux, les troupes anglaises. L'armée républicaine était divisée en deux corps séparés par le mont Pharon; l'enthousiasme, l'inexpérience, la bravoure et l'indiscipline se rencontraient, dans le mélange tumultueux de ces bataillons improvisés, qui furent le noyau de la future armée d'Italie. Le commandement était échu un peu au hasard. De simples soldats devenaient généraux en une semaine. Le général en chef était un mauvais peintre, pire militaire, Carteaux. Le médecin Doppet et le ci-devant marquis Lapoype étaient ses seconds. Cette bigarrure s'expliquait par la désertion et l'émigration de presque tous les anciens officiers, appartenant à la noblesse. Les commissaires de la Convention, Salicetti, Fréron, Albitte, Barras et Gasparin, se multipliaient, enflammant le zèle des chefs, haranguant les soldats, et décrétant la résistance, en attendant la victoire. Le siège se prolongeait. Les gorges d'Ollioules, les défilés avoisinant Toulon, avaient été emportés, mais la place tenait toujours, défendue par de formidables ouvrages. Les sièges réclament de l'expérience militaire, de la science et des qualités de sang-froid qui faisaient défaut aux chefs comme aux soldats de cette armée, formée de la veille. Carteaux, le général en chef, ne connaissait même pas la portée d'une pièce d'artillerie. Le hasard lui amena Bonaparte. Se rendant d'Avignon à Nice, Bonaparte s'arrêta à Toulon pour faire visite à son compatriote le représentant Salicetti. Celui-ci le présenta à Carteaux, qui, avec une satisfaction réelle, quêtant un compliment, s'empressa de montrer à l'officier d'artillerie ses batteries. Bonaparte ne put que hausser les épaules; les pièces étaient si mal placées que les boulets destinés à atteindre la flotte anglaise n'allaient pas jusqu'au rivage. Carteaux se retrancha derrière la mauvaise qualité de la poudre, mais Bonaparte n'eut pas de peine à démontrer l'inanité de l'explication. Les représentants, frappés de ses raisonnements, lui confièrent aussitôt la direction des opérations du siège. En quelques jours, avec une activité prodigieuse, il fit venir du matériel, des pièces, des officiers, de Lyon, de Grenoble, de Marseille. Il sentait qu'il était inutile de faire un siège en règle. Si l'on parvenait à forcer l'escadre anglaise à s'éloigner de Toulon, la ville bloquée se rendrait. Il fallait donc s'emparer d'un point, d'où l'on pût battre la double rade, le promontoire de l'Eguillette. «Là est Toulon!» dit Bonaparte, avec la vision du génie. Il s'empara en effet du fort de l'Eguillette; la flotte anglaise mit à la voile, et Toulon se rendit. La coalition était vaincue. Le Midi ne connaîtrait point la Vendée, et Bonaparte entrait dans l'histoire, victorieux et tout surprenant de génie. Il fut fait général d'artillerie et envoyé à Nice au quartier général de l'armée d'Italie, commandée par Dumerbion. Glorieux, pourvu d'un grade qui pouvait, à vingt-quatre ans, satisfaire son ambition et amortir le choc de ses désirs, Bonaparte se préoccupa de l'établissement de ses frères et sœurs, son idée fixe. Le bonheur de Joseph le ravissait. Il ne cessait de dire en parlant de lui: «Est-il heureux, ce coquin de Joseph!» Avoir épousé la fille d'un marchand de savons lui semblait alors la plus belle destinée. Il se mêlait, à cette admiration pour le couple nouvellement uni, un peu de regret de n'avoir pu épouser Désirée, la seconde fille du négociant Clary. Mais un incident matrimonial qu'il n'avait pas prévu vint le troubler et l'irriter. Il apprit, à Nice, que son frère Lucien venait de se marier. Et dans quelles conditions! Bonaparte n'en décoléra pas de dix ans. Lucien avait un petit emploi dans l'administration militaire, à Saint-Maximin, dans le Vaucluse. Il était jeune, ardent, beau parleur, et faisait la joie et la gloire d'une auberge où il prenait ses repas. Boyer, l'aubergiste, avait une fille charmante, nommée Christine. Celle-ci ne put demeurer insensible à la faconde et aux compliments du futur président des Cinq-Cents. Elle déclara à son père qu'elle voulait épouser Lucien. L'aubergiste, qui était sur le point de refuser la clef et la table à son pensionnaire, toujours en retard pour le paiement des quinzaines, se gratta la tête et finit par donner son consentement. C'était une façon de solder le compte de ce mauvais payeur. Bonaparte, en découvrant que son frère lui donnait pour belle-sœur la fille d'un aubergiste, eut un violent accès de fureur. Déjà il devinait sa grandeur et s'irritait de tout ce qui pouvait, parmi les siens, nuire à sa fortune ou amoindrir l'éclat de sa renommée grandissante. Il rompit toute relation avec son frère. A la jeune femme il garda toujours rancune. Elle était douce et résignée, cette Christine Boyer; elle s'efforça à plusieurs reprises d'apaiser Bonaparte et de rentrer en grâce. On a conservé d'elle cette lettre touchante, écrite au moment où elle allait devenir mère: «Permettez-moi de vous appeler du nom de frère. Fuyant Paris d'après votre ordre, j'ai avorté en Allemagne. Dans un mois, j'espère vous donner un neveu. Une grossesse heureuse et bien d'autres circonstances me font espérer que ce sera un neveu. Je vous promets d'en faire un militaire; mais je désire qu'il porte votre nom et soit votre filleul. J'espère que vous ne me refuserez pas. Parce que nous sommes pauvres, vous ne nous dédaignerez pas, car après tout vous êtes notre frère; mes enfants sont vos seuls neveux et nous vous aimons plus que la fortune. Puissé-je un jour vous témoigner toute la tendresse que j'ai pour vous!» Bonaparte demeura sourd à cette plainte. La fille de l'aubergiste demeura consignée à la porte de son cœur. Il rêvait d'ailleurs pour lui-même une alliance qui flattait son amour-propre, et se souciait peu de présenter à la grande dame qu'il se proposait d'épouser l'ignorante et rustique Christine. Les événements s'étaient précipités pour Bonaparte. Il avait perdu ses protecteurs: les deux Robespierre guillotinés, les thermidoriens poursuivaient leurs vengeances. Bonaparte eut un instant la pensée, en apprenant le 9 thermidor, de proposer aux représentants de marcher sur Paris avec ses troupes. Il renonça à ce projet, mais ne put se faire pardonner ses attaches avec les révolutionnaires. Dubois-Crancé, membre du Comité de Salut public, désireux de disperser les Jacobins, qui, selon des rapports de police, étaient nombreux à l'armée d'Italie, désigna Bonaparte comme général d'artillerie en Vendée. Stupéfait et accablé par ce coup, Bonaparte partit pour Paris, accompagné de ses deux aides de camp, Junot et Marmont. Un capitaine d'artillerie sans valeur, Aubry, étant alors ministre de la guerre, jalousait les officiers de son arme qui avaient eu de l'avancement rapide. Girondin par-dessus le marché, Aubry se vengea de l'ami de Robespierre, du stratégiste de Toulon, en l'envoyant comme général d'infanterie à l'armée de l'Ouest. C'était renchérir sur la disgrâce de Dubois-Crancé. Comme on essayait de fléchir le ministre de la guerre, ce triste successeur de Carnot s'étonna que l'on soutînt aussi chaleureusement un terroriste. Bonaparte ayant voulu plaider sa cause lui-même, Aubry lui dit sèchement: —Vous êtes trop jeune pour commander l'artillerie d'une armée! —On vieillit vite sur les champs de bataille et j'en arrive! répondit cruellement le général, cinglant le rond de cuir arrogant. Aubry fut inflexible. Bonaparte, refusant d'aller combattre en Vendée, fut rayé de l'armée. Il chercha alors à prendre du service auprès du sultan, et serait retombé dans la misère noire des années précédentes, si son frère Joseph ne lui était venu en aide. Un des directeurs du ministère de la guerre, Doulcet de Pontécoulant, se souvint tout à coup de lui et le fit entrer au service topographique, au moment même où il allait s'embarquer pour Constantinople. L'Orient l'attirait toujours. Il rêvait, sous un ciel lointain, la fortune et la gloire. Un fatalisme tout musulman dominait déjà son âme: «Tout me fait braver le sort et le destin, écrivait-il à son frère Joseph, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture.» Avec les pays bleus de l'Islam, un autre mirage attire et fascine sa pensée: il entrevoit, parée, brillante, ornée d'élégance et toute rehaussée d'aristocratie, une femme, de l'ancienne société, à qui il donnera son cœur, son nom, et qui en échange lui apportera la satisfaction des sens, le bonheur domestique, l'aisance aussi, et l'accès dans la société qui se reconstitue. Un événement retentissant vint condenser les vapeurs de cette rêverie en réalité... La Convention avait terminé sa laborieuse et formidable carrière. La Constitution de l'an III était son legs. Les conventionnels, en se retirant, avaient décidé que les deux tiers de membres de la Convention resteraient sur leurs sièges. Ces décrets soulevèrent une insurrection dans Paris. Le 11 vendémiaire (3 octobre 1795), les électeurs de diverses sections réunis à l'Odéon, et, le 12, les électeurs de la section Lepelletier (Bourse) firent un appel aux armes. Le général de Menou, qui reçut l'ordre de désarmer les sections, se laissa déborder. Il sortit du couvent des Filles-Saint-Thomas, aujourd'hui l'emplacement de la rue du 4 Septembre et de la rue Vivienne, en parlementant. Les insurgés triomphaient. Il était huit heures du soir. Bonaparte se trouvait au théâtre Feydeau. Surpris par les événements, il se rendit à l'assemblée. On discutait les mesures à prendre. On cherchait à désigner un général pour remplacer Menou. Barras, qui était désigné pour assurer le maintien de l'ordre, se ressouvint de Bonaparte qu'il avait connu et apprécié devant Toulon. Le lendemain 13 vendémiaire, Bonaparte balayait les sectionnaires devant l'église Saint-Roch, et se trouvait nommé général pour l'intérieur. Il tenait cette fois le pouvoir et n'allait plus le lâcher. La veille, destitué et sans ressources, il se voyait brusquement maître de Paris et bientôt de la nation. Son étoile, tour à tour radieuse et pâlissante, luisait enfin claire et fixe au firmament. Pour vingt ans elle allait devenir le phare de la France éblouie. XXII YEYETTE La fortune avait soudainement souri à Bonaparte. Un coup de bascule inattendu et puissant venait de l'envoyer au pinacle. Malgré ses talents militaires déjà révélés, et les éloges que lui avaient décernés publiquement des hommes au pouvoir, son nom demeurait obscur et sa situation précaire. Cambon, le grand financier de la Convention, homme intègre et esprit d'élite, le héros favori de Michelet, peu tendre pour la plupart des vrais chefs de la Révolution, avait délivré en sa faveur ce certificat à l'occasion des combats d'Antibes: «Nous étions dans ces imminents dangers, lorsque le vertueux et brave général Bonaparte se mit à la tête de cinquante grenadiers et nous ouvrit le passage.» Fréron déclarait qu'il était seul capable de sauver les armées en péril de la République. Barras, le corrompu mais intelligent politicien, l'oubliait. Mariette, arrachée par lui à la mort, au milieu des forçats de Toulon lâchés par les Anglais, ne donnait aucun signe de vie. Aubry, le capitaine obtus qui s'était bombardé général de division en prenant le portefeuille de la guerre, le rayait de l'armée. Enfin ce rêve d'un mariage riche qu'il avait par deux fois tenté de réaliser, en épousant, soit la veuve de son ami Permon, soit Désirée Clary, la seconde fille de l'aubergiste Boyer, s'était évanoui. Il ne lui restait plus qu'à partir pour la Turquie, organiser la garde du sultan, ainsi que l'y autorisait un décret du Comité de Salut public, en date du 15 septembre 1795, ainsi conçu: «Le général Bonaparte se rendra à Constantinople avec ses deux aides de camp pour y prendre du service dans l'armée du Grand-Seigneur et contribuer de ses talents et de ses connaissances acquises à la restauration de l'artillerie de ce puissant empire, et exécuter ce qui lui sera ordonné par les ministres de la Porte. Il servira dans sa garde et sera traité par le Grand-Seigneur comme les généraux de ses armées. »Il sera accompagné, pour l'aider dans sa mission, par les citoyens Junot et Henri Livrat, en qualité d'aides de camp, capitaines Sergis et Billaud de Villarceau, comme chefs de bataillon d'artillerie, Blaise de Villeneuve, capitaine du génie, Bourgeois et la Chasse, lieutenants d'artillerie de première classe, Maissonnet et Schneid, sergents-majors d'artillerie.» Mais l'insurrection du 13 vendémiaire avait éclaté. Tout le monde avait perdu la tête, excepté celui qui devait sauver la Convention et rétablir l'ordre légal. Barras, que les souvenirs du 9 thermidor désignaient au choix de ses collègues, chargé de tous les pouvoirs, chercha autour de lui le militaire capable de commander les troupes, dans cette journée où chacun jouait sa vie. Il avisa Bonaparte qui rôdait dans les couloirs. Carnot avait proposé de confier le commandement à Brune. Barras répondit qu'il fallait un artilleur. Fréron, très amoureux de Pauline Bonaparte et qui sollicitait sa main, appuya le nom de Bonaparte. —Je vous donne trois minutes pour réfléchir, dit Barras. Durant ces trois minutes, la pensée de Bonaparte tourna avec la rapidité vertigineuse et insensible des sphères célestes. Il craignait, en acceptant, d'assumer la responsabilité lourde, parfois injuste, terrible toujours, de ceux qui se chargent des besognes de répression. Ecraser les sectionnaires, c'était peut-être vouer son nom à l'exécration de la postérité. Il avait refusé d'aller commander une brigade contre les Vendéens: devait-il prendre sur lui de faire marcher une armée contre les Parisiens? Il n'était pas fait pour la guerre civile. Et puis, au fond, il partageait beaucoup les sentiments des sectionnaires. Ces insurgés voulaient chasser les impuissants et les incapables qui cherchaient à s'éterniser au pouvoir, en enlevant au peuple les deux tiers du choix de la représentation nationale. Vaincu, il serait perdu, livré à la vengeance des sectionnaires maîtres de Paris. Victorieux, il trempait son épée dans le sang français et devenait, comme il l'a dit lui-même, le bouc émissaire des crimes de la Révolution, auxquels il était étranger. Mais, sa pensée, évoluant avec la promptitude de la foudre, lui montra les conséquences de son refus: si la Convention était dispersée par la force, que devenaient les conquêtes de la Révolution? Les victoires de Valmy, de Jemmapes, de Toulon, du Col de Tende, les glorieux succès des armées de Sambre-et-Meuse et d'Italie devenaient inutiles; la réaction, la trahison effaçaient tout cela. La défaite de la Convention, c'était la déroute de la Révolution et l'oppression de la France: les Autrichiens à Strasbourg, les Anglais débarquant à Brest, les principes et les libertés de la République anéantis avec les conquêtes... Le devoir d'un bon citoyen était de se rallier à la Convention, malgré ses fautes, et, puisqu'il tenait une épée et savait s'en servir, il agirait bien en défendant le gouvernement établi, quelle que fût l'incapacité de ceux qui le composaient. Relevant la tête, il répondit à Barras: —J'accepte, mais je vous préviens que l'épée tirée, je ne la remettrai au fourreau que l'ordre rétabli... Il était une heure du matin. Le lendemain, la victoire de la Convention était définitive et Barras disait à la tribune: —J'appellerai l'attention de la Convention nationale sur le général Bonaparte. C'est à lui, c'est à ses dispositions savantes et promptes que l'on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait distribué des postes avec beaucoup d'habileté. Je demande que la Convention confirme la nomination de Bonaparte à la place de général en second de l'armée de l'intérieur. Quelques jours après, Barras donnait sa démission et Bonaparte restait seul investi du commandement. Il était temps. Il n'avait plus de bottes aux pieds et son habit se fendait d'une façon cynique et dérisoire. Quelques jours auparavant, il s'était enhardi à se présenter chez madame Tallien. Cette créature séduisante et perverse, Thérézia Cabarrus, qui avait armé le bras du versatile Tallien et décrété, du fond de sa prison, le 9 thermidor, gouvernait Barras, alors personnage de premier rang. Pour obtenir l'appui de Barras et décrocher un emploi quelconque, Bonaparte, à bout de ressources, n'ayant ni un écu ni un vêtement, se rendit à une soirée de la belle courtisane. Il lui fallut une énergie et une force de caractère énormes pour oser s'avancer, en son piteux accoutrement, au milieu de femmes élégantes, de muscadins pimpants et de généraux empanachés. Il portait de longs cheveux tombant des deux côtés du front, sans poudre,—et pour cause: les perruquiers faisaient payer cher leur accommodement,—une petite queue derrière nouait ses mèches lisses. Ses bottes ne résistaient que par un miracle de précaution. Les crevasses en avaient été soigneusement barbouillées d'encre. Son uniforme tout râpé était le même qu'il avait porté devant l'ennemi, glorieux mais usé, et un simple galon de soie remplaçait, par économie, la broderie insigne du grade. Il apparut si minable à la triomphante maîtresse en titre, qu'elle lui donna sur-le-champ une lettre pour M. Lefeuve, ordonnateur de la division de Paris, la 17e, à l'effet de lui faire obtenir, conformément au décret de fructidor an III, qui accordait un costume aux officiers en activité, du drap pour un habit neuf. Bonaparte n'était pas en activité, n'avait aucun droit à cette distribution, mais la protection de madame Tallien valait mieux qu'un décret: le pauvre officier sans solde eut du drap pour se faire tailler un habit, et put, le 13 vendémiaire, montrer aux conventionnels, transis de peur et ensuite exubérants de joie, un sauveur vêtu à peu près proprement. Rapidement, comme les princesses de contes de fées pour qui les palais sortent des citrouilles, Bonaparte se métamorphosa et autour de lui les choses changèrent. Il s'installa au quartier général, situé rue des Capucines. Junot, Lemarois sont auprès de lui. Son oncle est mandé à Paris pour lui servir de secrétaire. Il emploie le premier argent que lui verse le trésorier à secourir sa famille. Il envoie cinquante mille francs à sa mère, se contentant, lui, d'acheter de belles bottes neuves dont il avait envie et de se faire coudre une broderie d'or luisant, à l'habit qu'il devait à l'intervention de madame Tallien. Il se hâta d'user de son influence pour placer ses frères: il prend Louis comme aide de camp, avec le grade de capitaine, et sollicite un consulat pour Joseph. Il expédie de l'argent au collège où se trouve Jérôme, réglant l'arriéré et ordonnant qu'on lui apprît les arts d'agrément, le dessin, la musique. Rassuré sur le sort des siens, sûr de l'avenir quant à lui, redevenu général et en passe de choisir un commandement avantageux, car la Convention n'a rien à refuser à son sauveur et le Directoire qui va entrer en fonctions ne peut se passer de son épée, il en revient à ses idées matrimoniales. Un mariage riche, avec une femme lui donnant la fortune, l'influence, le poids social qui lui manquent, effaçant les traces de la gêne antérieure et l'aidant à tenir son nouveau rang, voilà le but de son ambition. Mais Bonaparte, mathématicien inflexible, cerveau puissant et infaillible, devait connaître, comme le plus naïf jeune homme, la domination du turbulent viscère qui règle les actions des hommes et souvent les dérègle. Il devint amoureux. Avec une étourderie de collégien, il se laissa prendre au piège voluptueux d'une coquette sur le retour, de cette créole vaine, volage, dépensière et sotte, qui ne l'aima que le jour où l'empereur lui ôta le diadème d'impératrice qu'il avait follement posé sur son front de femme légère. Ce fut chez madame Tallien, que le général de vendémiaire venait remercier de l'accueil fait à l'officier destitué du mois précédent, que Bonaparte rencontra la veuve Beauharnais. Cette veuve Beauharnais était une créole des Antilles. Une de ces aventurières qui courent le monde, et, sensuelles, audacieuses, charmantes, sont des courtisanes pires, protégées par leur exotisme et admises dans la société à la faveur de leur aspect d'étrangères. A beau séduire qui vient de loin. Elle se nommait Marie-Josèphe-Rose Tascher de la Pagerie. Elle était née le 23 juin 1763, dans la paroisse de Notre-Dame de la Purification, à la Martinique. Le père de cette Josèphe, dite Joséphine, nommé Joseph Gaspard, cultivait les plantations que lui avait léguées sa famille, venue de France, pour coloniser, en 1726. Ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis et page de la Dauphine, il avait peu de fortune et se préoccupait fort de marier convenablement sa fille aînée, car Joséphine avait encore deux sœurs: Catherine-Marie-Désirée et Marie-Françoise. Une certaine dame Renaudin, tante de la jeune fille, lui procura le mari souhaité. Elle l'avait sous la main: le fils cadet du marquis de Beauharnais, ancien gouverneur des Iles du Vent. Les Beauharnais provenaient de l'Orléanais. La tante Renaudin était la maîtresse du marquis. Le mariage fut décidé à distance, car le jeune Beauharnais se trouvait en France, et sa fiancée s'embarqua en septembre 1779. Elle parvint à Bordeaux et, quelque temps après, épousa le vicomte Alexandre de Beauharnais, nommé capitaine au régiment de la Sarre, à l'occasion de son mariage. Il avait dix-huit ans, elle seize. Bonaparte, à l'époque où sa future impératrice se mariait, avait dix ans et entrait à l'Ecole de Brienne. Ce fut rue Thévenot, à Paris, que se logèrent les deux époux. Le 2 septembre 1780, naquit Eugène, le futur prince, vice-roi d'Italie. Le ménage ne demeura pas longtemps uni. Bientôt le jeune vicomte quittait sa femme pour aller servir en Amérique, sous les ordres de Bouillé. Le désir de donner aux Américains l'indépendance, et de s'immortaliser aux côtés de Lafayette et de Rochambeau, s'alliait, chez le trop précoce mari, au désir de s'éloigner d'une femme coquette, frivole à l'excès et surtout dépensière. Il laissait Joséphine enceinte. Elle mit au monde, le 10 avril 1781, la future reine Hortense, la mère de Napoléon III. A cette époque, Joséphine n'avait donné à son mari aucun sujet de plainte. Celui-ci, marié trop jeune, s'abandonnait au désir des amours nouvelles et à l'entraînement des distractions passagères. Son départ n'attrista que médiocrement l'étourdie. Il lui rendait une liberté dont elle se montrait friande. Elle mena dès lors une existence à moitié régulière, ayant des amants, des dettes, des hauts et des bas. Elle vivait en marge de la société. La cour lui était non pas interdite, car les Beauharnais faisaient partie de la bonne noblesse d'Orléans, mais difficile à aborder. Elle n'avait que sa tante Renaudin pour la présenter, et la situation équivoque de cette dame lui interdisait l'entrée de Versailles. M. de Beauharnais revint en France, plaida en séparation. Le Parlement lui donna gain de cause, mais les torts étant réciproques, l'arrêt alloua à Joséphine une pension de dix mille livres. La séparée jugea à propos de faire un voyage au pays natal. Elle retourna à la Martinique, en revint en 1791, en compagnie d'un galant officier de marine, M. Scipion de Roure. Elle retrouva son mari en haute situation. Le vicomte de Beauharnais, député de la noblesse, était devenu l'un des membres influents de la Constituante. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir proposé, dans la nuit fameuse du 4 août, l'admissibilité de tous les citoyens dans les emplois civils, militaires et ecclésiastiques, et l'égalité des peines pour toutes les classes de citoyens; l'abolition, par conséquent, de l'ancien régime en deux articles. Il avait été élu plusieurs fois président de l'Assemblée nationale et recevait, en son hôtel de la rue de l'Université, un grand nombre de députés dont il était le chef. Joséphine, ambitieuse et avide de présider un salon politique, où fréquentait tout ce que l'Assemblée comptait d'hommes distingués, voulut se réconcilier avec son mari. Elle se fit humble, douce, repentante, féline. Elle réussit. Pendant quelque temps, elle rayonna dans cet hôtel de la rue de l'Université dont elle était la reine. Mais les jours s'assombrissaient. La Terreur avait clos les salons. Beauharnais était à l'armée. Général en chef de l'armée du Rhin, il fit le siège de Mayence. Démissionnaire, il fut arrêté en 1794, comme frère et major général de l'armée de Condé. Bien qu'un républicain et un patriote comme le général Beauharnais ne dût pas pactiser avec les traîtres, malgré la présence de son frère dans leur état-major, il fut guillotiné, le 5 thermidor. Quatre jours plus tard, les prisons s'ouvraient, et il eût été sauvé. Sa mort fut le fait d'une erreur, et de la précipitation avec laquelle, dans ce terrible moment, s'exécutaient les arrêts criminels. Beauharnais doit être réhabilité entièrement, quoique sa tête ait roulé pêle-mêle avec celles des traîtres, des conspirateurs et des ennemis de la patrie. Il a été victime de dénonciations injustes. Lui-même a déclaré qu'il ne fallait point reprocher à la Révolution sa mort. Avant de marcher à l'échafaud, dans un testament sublime, digne d'un philosophe de l'antiquité, Beauharnais exprima surtout cette crainte que la postérité ne le crût un «mauvais citoyen», relevant son cadavre parmi ceux des traîtres que le glaive de la loi frappait. «Travaille à réhabiliter ma mémoire, écrivait-il à sa femme, dans cette lettre suprême, interrompue par le bourreau; prouve qu'une vie entière consacrée à servir son pays et à faire triompher la liberté et l'égalité doit, aux yeux du peuple, repousser d'odieux calomniateurs pris surtout dans la classe des gens suspects. Mais ce travail doit être ajourné, car, dans les orages révolutionnaires, un grand peuple qui combat pour pulvériser ses fers, doit s'environner d'une juste méfiance et plus craindre d'oublier un coupable que de frapper un innocent.» Le noble citoyen terminait en recommandant à sa jeune femme de se consoler dans l'éducation de ses enfants, en leur apprenant que c'était à force de civisme qu'ils devaient effacer le souvenir de son supplice. Quel admirable caractère que ce héros, qui, sorti des rangs de l'aristocratie, se fait le défenseur du peuple, abat la féodalité, proclame le premier, à une époque où cette loi des sociétés modernes semblait une hérésie, une anarchique utopie, l'égalité des peines et l'admissibilité des nobles et des roturiers aux grades dans l'armée, aux emplois dans la magistrature, dans les fonctions de l'État, et qui, après avoir présidé la plus grande des assemblées françaises, commandé l'armée immortelle du Rhin, périt sur l'échafaud, victime de passions aveugles, subissant le contre-coup d'une cruelle et injuste fiction de solidarité fraternelle, et n'a, au seuil de la mort, qu'une crainte, c'est que la peine inique qu'il subit ne laisse supposer qu'il l'ait méritée! Alexandre de Beauharnais a le droit de prendre place au Panthéon de la Révolution, parmi les martyrs sanglants de l'évangile nouveau,—au Panthéon égalitaire et indistinct où se retrouvent proscripteurs et proscrits, les décapités de germinal et les vaincus de thermidor ou de prairial: Danton à côté de Saint-Just, et Vergniaud près de Couthon et de Soubrany. Joséphine a été favorisée, entre toutes, par le mariage. Beauharnais et Bonaparte, quelle femme n'eût été fière de ces deux maris, ne les eût aimés, adorés, respectés! Elle ne les a aimés ni l'un ni l'autre; elle les a trompés, à bouche que veux-tu, avec les premiers gentils officiers et muscadins que le hasard des sociétés faciles où elle se plaisait jetait dans ses jupes. La Révolution fit de Joséphine, qui, jusque-là, n'avait été qu'une déclassée, une sorte de grande dame. Le nom de son mari lui servit de titre auprès des femmes de l'ancienne cour ayant échappé à la Terreur. En prison, elle se lia avec plusieurs vénérables survivantes du naufrage de la vieille aristocratie. Elle connut aussi la Cabarrus. Chez celle-ci, trônant et minaudant sous le double pavillon du citoyen Tallien, son époux, et du directeur Barras, son amant, Joséphine, un jour, se trouva en face du maigre et silencieux vainqueur de vendémiaire. Bonaparte était à la mode. On ne parlait que de ce jeune général qui, d'un bond, venait de sauter dans la gloire. Les salons se le disputaient. Les femmes lui souriaient, cherchaient à l'attirer. Lui, passait grave, indifférent, souverain déjà. La veuve Beauharnais, avec sa nonchalance créole, ses graves manières, ses charmes déjà fanés, séduisit le froid jeune homme du premier regard. En cette entrevue décisive chez madame Tallien, Bonaparte se sentit attiré, pris, enveloppé. Dans le cercle vaporeux de cette brune enfant des îles, il se voyait entraîné, et, avec charme, subissait le vertige. Elle était loin d'être belle. Son futur beau-frère, Lucien Bonaparte, fit part en ces termes de l'impression qu'elle produisit sur lui: «Elle avait peu, fort peu d'esprit; point du tout de ce que l'on pourrait appeler la beauté; mais certains souvenirs créoles, dans les souples ondulations de sa taille, plutôt petite que moyenne; une figure sans fraîcheur naturelle, il est vrai, à laquelle les apprêts de sa toilette remédiaient assez bien, à la clarté des lustres; tout enfin dans sa personne n'était pas dépourvu de ces quelques restes de sa première jeunesse, que le peintre Gérard, cet habile restaurateur de la beauté flétrie des femmes sur le retour, a fort agréablement reproduits dans les portraits qui nous restent de la femme du Premier Consul... dans les brillantes soirées du Directoire où Barras m'avait fait l'honneur de m'admettre, elle ne me paraissait plus jeune et inférieure aux autres beautés qui composaient ordinairement la cour du voluptueux directeur et dont la belle Tallien était la véritable Calypso...» Le portrait, peu flatté, paraît exact. Joséphine avait alors plus de trente-deux ans. Elle était mère de deux jeunes enfants, et son existence mouvementée, ses tracas princiers, ses voyages, le décousu de sa vie domestique, ses amours de passage, avaient certainement contribué à accélérer pour elle la marche du temps. Elle vainquit cependant le vainqueur à leur premier tête-à-tête. Bonaparte sortit de chez la Tallien le cœur bouleversé, les yeux brillants, secoué dans tout son être par une fièvre qui, pour la première fois, n'était pas celle de la gloire, tourmenté d'un besoin qui n'était plus la faim, oubliant même sa famille et dédaignant la conquête du monde, qu'il rêvait en ses heures solitaires de jeunesse besogneuse, pour ne penser qu'à celle de _Yeyette_, comme lui avait dit se nommer familièrement, pour les intimes, la voluptueuse créole. XXIII MADAME BONAPARTE Bonaparte,—dont toute la première jeunesse fut chaste, laborieuse, et qui ne connut que les débauches cérébrales et les griseries de l'intellect,—fut amoureux de Yeyette avec emportement. Il est certain que Joséphine ne méritait nullement cet excès d'amour. Mais le jeune général se trouvait dans une situation psychologique telle que son cœur devait fatalement s'éprendre au premier contact d'une femme répondant à peu près à ce type, à ce modèle, que dans ses songes antérieurs, sa pensée avait si longuement et si avidement évoqué. Joséphine n'était pas une de ces femmes d'esprit, de ces bas-bleus dont il eut justement, toute sa vie, l'horreur. Elle ne se piquait point de lancer des saillies ou de malicieuses épigrammes. Elle plut d'abord au général, en paraissant s'intéresser énormément à ses conquêtes militaires, en lui parlant stratégie. Elle avait en outre à ses yeux un prestige incomparable: n'appartenait-elle pas à l'ancienne aristocratie? Pour le petit gentillâtre corse, élevé dans un domaine misérable, et qui jamais n'avait approché de femmes bien vêtues, fleurant le parfum de l'ancienne cour, cette vicomtesse personnifiait la beauté féminine alliée à la grandeur. Le prestige de la noblesse, la Terreur passée se ravivait, lustral: la guillotine avait rajeuni les oripeaux fanés de l'ancien régime, et, sous l'ondée de sang, la noblesse reprenait coloris et vigueur. Il redevenait véridique le mot de la galante douairière: «Pour un roturier, une marquise a toujours trente ans.» Cette attraction nobiliaire, ce prestige du titre, du nom, du rang, jusqu'au plus profond de nos couches sociales démoralisées s'est perpétuée. Le commerçant ne fait-il pas étalage de sa clientèle titrée? Les hôteliers n'ouvrent-ils pas toutes grandes les portes de leurs appartements, parfois celles de leurs coffres-forts devant des monseigneurs aussi redoutables souvent que les pinces des cambrioleurs? Et, dans la trivialité de leur verbiage amoureux, les don Juan en casquette ne formulent-ils pas encore leur admiration et leurs désirs, à la vue d'une jolie fille, par cette exclamation toute chargée du respect de jadis: «Je l'embrasserais comme une reine!» Bonaparte, dont le génie en ébullition n'excluait pas une ignorance absolue des usages et des choses du monde, ne pouvait faire la distinction entre une vraie grande dame, puisqu'il n'en avait jamais vu auparavant, et cette irrégulière veuve, aux allures molles et aux yeux langoureux, qui lui adressait des éloges si simples, si sincères, sur ses talents militaires. Dans toute passion naissante, si déraisonnable qu'elle soit ou si logique, si inévitable qu'elle apparaisse par la suite, il convient de toujours constater un germe, un mobile initial, une monère, diraient les embryogénistes. Chez l'un c'est le besoin d'aimer, le sexe qui commande; un autre subira la loi de l'attraction et de la sociabilité, fuyant l'isolement, l'ennui, monstre flasque, gluant comme un poulpe, qui vous enlace en ses tentacules; pour celui-ci, l'amour sera comme une fleur qui pousse, dans un terrain préparé, jaillissant d'une plante où la sève a monté; enfin pour certains hommes, au cerveau intuitif, à la pensée objective, pour les grands imaginatifs, les constructeurs de châteaux en Espagne, les armateurs d'esquifs invraisemblables destinés à appareiller vers des rivages fabuleux, l'amour est un concept réalisé, une idée incarnée, une vapeur d'esprit qui se condense en chair marmoréenne... pour ceux-là, dont Napoléon était, poètes sans jamais écrire de vers, la femme est évoquée comme une apparition désignée; elle sort de l'inconnu telle que la statue conçue par le statuaire du bloc informe de la glaise, presque comme la blonde Eve tirée de la côte du premier amant... Napoléon aimait en Joséphine l'amante idéale. Il ne retrouva pas en elle les traits, le nez, la bouche, les yeux qu'il avait combinés dans l'esquisse de sa figure d'amour. Avec son teint mat, sa peau de tropicale riche, élevée à l'ombre, portée en manchy de rotin et balancée en des hamacs, tandis que, de grandes plumes d'autruche, deux négresses éventaient sa sieste gracieuse, ses yeux gros bleu foncé, ses cheveux châtains dorés aux boucles frisottantes que contenait un cercle d'or, Yeyette ne réalisait sans doute pas au point juste le type physique de son imagination. Mais elle personnifiait admirablement la femme idéale qu'il attendait, qu'il espérait, qu'il voulait. Sa tentative auprès de madame veuve Permon, qui aurait pu être sa mère, prouvait qu'il n'attachait qu'une importance secondaire à la question d'âge. La maturité de Joséphine devenait sans doute un attrait de plus pour le rude soldat, le politique impitoyable et glacé qu'il était déjà. Avec les femmes, Bonaparte n'avait guère que les désirs et les audaces d'un collégien. Sa démarche, sans résultat, auprès du marchand de savon de Marseille pour épouser Désirée, la sœur de madame Joseph Bonaparte, prouvait qu'il n'était pas indifférent à la dot. Il voulait une femme qui pût tenir un salon, et qui lui apportât, avec une aisance acquise, un intérieur, un mobilier, des relations, et un rang social établi. Joséphine, pour lui, présentait tous ces avantages. Elle appartenait, comme la veuve Permon, à l'aristocratie, et de plus elle était, comme Désirée Clary, riche. Bonaparte le croyait du moins. Après son entrevue chez la Tallien, il fut invité au petit hôtel du nº 6 de la rue Chantereine, et fut ébloui de ce qu'il prenait pour un luxe de vraie vicomtesse. Disons à ce propos qu'elle est absolument inexacte l'anecdote, charmante d'invention, du jeune Eugène Beauharnais venant réclamer, chez le général Bonaparte, l'épée de son père, confisquée au cours des perquisitions exécutées chez les sectionnaires, après leur défaite. Aucun récit contemporain ne mentionne ce fait. L'épée du général n'avait pu être saisie que chez sa veuve. Et la vicomtesse de Beauharnais était l'amie de madame Tallien, elle vivait dans la société de Barras, elle passait même pour remplacer, de temps à autre, auprès de lui, la belle Notre-Dame de Thermidor. Chez une femme aussi protégée du commandant en chef de l'intérieur, au nom duquel le désarmement s'opérait, la police se fût bien gardée d'oser perquisitionner. Et puis, dans ce cas, c'est à Barras, et non à Bonaparte, son subordonné militaire, que se serait adressée la réclamation légitime de la famille Beauharnais. Le logis de la rue Chantereine était modeste et meublé de bric et de broc. La gêne y inscrivait partout son passage. Avec Gauthier, son jardinier-cocher-valet de pied, et mademoiselle Compoint, femme de chambre, très avancée dans l'amitié, dans l'intimité de Joséphine, habillée presque aussi élégamment qu'elle et traitée en amie, en sœur, Joséphine réussit à éblouir Bonaparte qui ne savait rien du luxe, et ressemblait à un sous-officier invité chez la femme du colonel. La bohème dorée logeait à l'hôtel Chantereine, loué, à la citoyenne Talma, quatre mille livres. Il n'y avait pas de vin dans la cave, ni de bois sous la remise, mais un carrosse avec deux chevaux étiques s'étalait, bien en vue, à l'entrée du pavillon. Joséphine, très coquette, tenait au luxe apparent. Elle avait beaucoup de robes, très peu de chemises. Ses costumes légers, vaporeux en gaze, en mousseline, produisaient beaucoup d'effet aux réunions, et lui coûtaient fort peu. Bonaparte fut tout de suite pincé. Il sortit de la maisonnette délabrée, la tête folle et les sens embrasés. Il désirait à présent Joséphine comme femme, comme chair, comme être à posséder, à étreindre, à fouler sous l'impétuosité de ses caresses. Celle qu'il avait cherchée sans la connaître par ses qualités extérieures, sa position dans le monde, son origine, ses affinités, son milieu, il la trouvait et, comme femme, elle satisfaisait toutes les exigences de son désir. Donc il la voulait, il l'aurait. Rien ne pouvait arrêter sa volonté lancée comme un obus hors du canon. Joséphine hésita tout d'abord. Bien que sa position fût précaire, elle se demandait si la fortune du général Bonaparte persisterait. Après tout, pour elle, ce n'était qu'un parvenu, grâce à l'amitié de Barras. Sans le choix de Barras, c'est Brune ou Verdières, proposés par Carnot, qui eussent été chargés de défendre la Convention au 13 vendémiaire. Barras continuerait-il sa protection au jeune aventurier? Le tout-puissant Directoire ne verrait-il pas d'un mauvais œil ce mariage? Joséphine résolut d'aller consulter le sensuel et cynique potentat. Elle fit donc atteler un soir, et se rendit au Luxembourg, chez le citoyen Barras, membre du Directoire. XXIV CHEZ BARRAS Il y avait fête au Luxembourg quand Joséphine de Beauharnais se fit annoncer. Elle s'était habillée avec recherche à la mode nouvelle, robe à la Flore, flottante à la façon d'une écharpe, vaporeuse, légère, au tissu presque transparent, laissant luire sous son réseau délié l'ivoire mat des chairs. Il s'agissait, non seulement de plaire à Barras, mais aussi d'éclipser toutes les beautés qui s'épanouissaient en corbeilles roses, blanches, bleues, à la grecque, à la romaine, à la Diane, à la Terpsichore, toute la mythologie de l'Olympe du moment, dans les salons de Barras. Qu'elle refusât ou qu'elle donnât sa main au général Bonaparte, Joséphine entendait maintenir sa réputation de femme à la mode, courtisée, recherchée, et prouver qu'elle n'avait pas renoncé à l'empire des grâces. Au fond du cœur, cette démarche qu'elle risquait, ce conseil et cet appui qu'elle venait demander au brillant directeur, n'étaient qu'un prétexte à se montrer sollicitée, désirée, aimée, par un personnage, sans doute un peu nouveau, mais dont le monde déjà semblait subir l'ascendant et présager les hautes destinées. Elle voulait exhiber à ses rivales son amoureux Bonaparte, comme une parure inédite, comme un bijou un peu sauvage, mais précieux, et il ne lui déplaisait pas de dire à Barras, en feignant de le consulter, que son collègue au commandement de l'armée intérieure, son second dans la journée de vendémiaire, dont l'épée victorieuse pouvait peser autant que son sabre de parade dans la balance de l'avenir, la trouvait adorable et n'avait pas la sottise de lui préférer quelque impure aux charmes avilis. Était-ce coquetterie, regrets ou ironie? Joséphine n'a pas été historiquement la maîtresse de Barras. Elle fut dans la réalité des boudoirs restaurés, dans le décor poétique des sylphides et des nymphes diaphanes peintes par Prud'hon, la sultane d'une heure de Barras, démocrate pacha à la face brutale de soudard, aux prétentions élégantes d'un roué de la Régence. Aucune femme ne lui résistait, à ce casse-cœur qui était un casse-cou. Sa vie avait été pleine d'aventures amoureuses. Ce révolutionnaire était un aristocrate de naissance, talon et bonnet rouges, le comte Paul de Barras, s'il vous plaît! Méridional, cela va sans dire, étant né à Fox-Emphoux, dans le Var, capitaine aux armées du roi, membre de la Convention, régicide, président de la redoutable assemblée, investi du commandement suprême au 9 thermidor et au 13 vendémiaire, il avait été élu membre du Directoire, le dernier par 129 voix sur 218 votants. On sait que le Directoire était composé de 5 membres nommés par le Conseil des Anciens sur une liste de 50 membres présentés par l'Assemblée des Cinq-Cents. Ses collègues étaient Larévellière-Lépeaux, élu par 216 voix, Rewbell, Letourneur et Carnot. Le dernier de tous, Barras, s'était imposé et gouvernait réellement le Directoire. Il était grand, robuste, avec l'aspect d'un Fanfan-la-Tulipe parvenu aux honneurs; il conservait, sous le fastueux manteau directorial, ses mœurs et ses allures de don Juan de caserne. Ses collègues laborieux comme Letourneur, austères comme Carnot et Rewbell, enthousiastes, honnêtes, mais peu décoratifs comme le difforme Larévellière-Lépeaux, ne représentaient pas le pouvoir brillant, théâtral, cabotin même, si l'on peut employer ce vocable alors inconnu, tel que le voulaient les Français de l'an III, las de la liberté, regrettant les plaisirs, l'insouciance, le laisser-aller des mœurs et la pompeuse allure de l'ancien régime. Barras, par sa prestance, par la façon dont il portait la tête au milieu des solliciteurs de tout rang et de toute origine, par le geste dont il soulevait son chapeau à triple plume blanche, par la soldatesque nonchalance avec laquelle il laissait traîner sur les parquets du Luxembourg son sabre courbé au fourreau de vermeil, personnifiait admirablement, pour la foule redevenue servile, la majesté royale rétablie sans la monarchie. Ce Louis XIV de corps de garde était le roi de la République. Tout le servait. Ses vices surtout. Ses maîtresses formaient la garde de son pouvoir joyeux. Il rassurait par les fêtes qu'il donnait. Le peuple ne songeait pas à reprocher à ce jouisseur ses jouissances. On sortait d'une bataille terrible, d'un carême effrayant: à tous les rangs de la société, un seul régime apparaissait désirable, celui qui permettrait de vivre en paix et de faire tous les jours Mardi-Gras. La guillotine, les fêtes affreuses de la rue, les hommes en bonnet rouge et en carmagnole, les furies de la guillotine coiffées du madras évoquant la face hideuse de Marat, le luxe proscrit, l'amour suspect, l'art réfugié à l'étranger, tout cela n'était plus qu'un cauchemar. On s'éveillait dans la joie, dans l'ivresse; on se reprenait à des plaisirs brusquement ranimés, on se retrouvait à table entre échappés de la charrette. Les dîners, les parties de campagne, les vins débouchés au milieu de gais compagnons et de jolies filles décolletées, les roses dont on jonchait les nappes et les surtouts, les équipages qui semblaient revenir des écuries de Pluton, les convives dont beaucoup, comme Lazare, sortaient réellement du tombeau, donnaient à cette époque étrange, bigarrée, puissante, une couleur et une outrance que jamais plus les âges pacifiés ne reverront. Il la personnifiait superbement dans ses folies, dans ses passions, dans ses forces aussi, cette transitoire période du Directoire, le voluptueux et intelligent Barras. Il avait rétabli l'ordre dans la rue, et le plaisir dans la société. Quoi d'étonnant que toutes les femmes fussent folles de lui? Avec cela, très dépensier: comme il jetait l'or sur les tables de brelan du Palais-Royal, il lançait par poignées les louis aux jeunes beautés attirées, phalènes vénales, par le flamboiement de cet astre nouveau. La Cabarrus était l'odalisque favorite. Cette intrigante courtisane qui repoussa, n'ayant plus besoin de lui, l'odieux Tallien, n'est pas seulement maîtresse en titre, elle est aussi la complice de Barras. C'est elle le grand agent de corruption sociale. Son rôle est celui d'une magnifique proxénète. Elle aide le sybarite directeur à enterrer la Révolution sous les fleurs et à faire succéder l'orgie crapuleuse à la débauche sanglante. La Révolution, où les frères s'entre-dévorèrent, fut un repas des Atrides: la Cabarrus avec Barras en fit un festin de Trimalcion. Une soirée chez Barras rassemblait tout ce que la société d'alors comportait d'élégances, de distinction, de vice, de vertu, de gloire. Les jeunes généraux, les vieux parlementaires, les femmes qui portaient en breloques une boucle de leur fiancé, de leurs frères, ou de leur premier amant, coupée sur la tête chérie au moment où Samson allait s'en emparer, les fournisseurs plus cousus d'or que les fermiers généraux de jadis, les muscadins aux amples cravates de mousseline, les madame Angot toutes ruisselantes de bijouterie, les savants, les écrivains Monge, Laplace, Volney, se pressaient dans les salons du Luxembourg, heureux de survivre, désireux de rattraper les heures perdues, insoucieux de l'avenir, se disant avec un sourire sceptique: «Pourvu que ça dure!» Dans l'ombre Talleyrand, revenu d'Amérique, ricanait et couvait cette société en décomposition, comme un vautour planant sur un charnier. Quand Joséphine eut fait prévenir Barras quelle désirait l'entretenir en particulier, on la conduisit dans un petit salon attenant au cabinet du directeur. Elle attendit quelques instants. La cloison était légère: un bruit de voix s'élevait de la pièce voisine; elle entendit la fin d'une discussion. —Pourquoi soupçonnes-tu Bonaparte? disait Barras dont Joséphine reconnut le verbe sonore, c'est un homme pur d'argent, comme il nous en faut... —Je le crois ambitieux, répondit la personne avec qui s'entretenait Barras. —Ne l'es-tu pas, toi, Carnot? reprit le directeur... Sois donc franc: tu es jaloux de Bonaparte! les plans qu'il a combinés pour l'armée d'Italie, tu les as anéantis sans les soumettre au Directoire, craignant que la gloire t'échappât du triomphe de nos armes! —Je n'ai pas connu ces plans, répondit le directeur Carnot. Je les ignorais... Je jure que cela n'est pas vrai... —Ne lève pas la main! dit brutalement Barras. Il en dégoutterait du sang!... —Tu me reproches, toi aussi, dit Carnot avec âpreté, d'avoir signé des arrêts de mort? —Tous les arrêts de mort... oui, tu les as tous signés avec Robespierre... —Je les ai signés sans les lire, comme Robespierre signait mes plans d'attaque sans même y jeter les yeux... nous avons servi la Révolution chacun de notre côté... la postérité nous jugera!... —Va-t'en, buveur de sang! cria Barras. —Adieu, toi qui te grises d'or et de volupté! répondit Carnot. Je te le répète: je crains l'ambition de Bonaparte, mais je ne m'oppose nullement à ce que tu le nommes général en Italie!... Après tout, lui aussi fut un terroriste, un protégé des Jacobins, un régicide comme toi et moi... récompense-le, c'est ton affaire! Mais ne crois pas qu'il ait d'aussi vertueux desseins que tu le supposes... Le 13 vendémiaire, ce n'est pas Rome qu'il a sauvée, c'est Byzance!... Et l'ancien membre du Comité de Salut public sortit en faisant claquer la porte avec violence. Barras, soulevant une portière, se présenta souriant à Joséphine et lui dit: —Quelle heureuse circonstance vous fait, belle vicomtesse, vous tenir à l'écart de la fête, et qui me vaut l'agréable surprise de cet entretien particulier? Barras, au fond, était inquiet. Il n'avait pas dédaigné les faveurs passagères de la séduisante créole, mais il ne tenait nullement à renouer des relations qui, de part et d'autre, n'avaient eu qu'un caractère occasionnel et capricieux. Joséphine, très à court d'argent, sans appui, sans relations, avait été heureuse de s'attacher un instant l'homme qui avait vaincu Thermidor, un ci-devant noble, généreux, aimable, et qui pouvait lui servir, sinon de protecteur en titre, du moins de caution dans les circonstances difficiles. Lui, de son côté, impatient de renouer les traditions de l'ancien régime, avait été flatté d'une conquête d'origine aristocratique, la veuve d'un président de la Constituante, général en chef de la glorieuse armée du Rhin. Mais il n'était resté entre eux que des souvenirs d'une liaison agréable, et la saveur de voluptés rapidement écoulées. Joséphine, un peu troublée, lui confessa l'objet de ses démarches: —On veut que je me remarie, mon cher directeur... Qu'en pensez-vous? —Mais je pense que vous ferez un heureux... Puis-je savoir quel est l'homme sur lequel vous avez jeté les yeux? —Vous le connaissez, Barras!... c'est le général Vendémiaire, dit en souriant Joséphine. —Bonaparte? Un garçon d'avenir... un artilleur de premier ordre... Si vous l'aviez vu comme moi à cheval, dans le cul-de-sac Dauphin, braquant ses canons contre les sectionnaires sur les marches de Saint-Roch, vous seriez persuadée qu'un homme aussi brave ne peut faire qu'un excellent mari... Oh! il est intrépide!... j'étais à côté de lui, et les sectionnaires faisaient un feu du diable, dit Barras en manière d'aparté. —Il est bon, fit Joséphine... Il veut servir de père aux orphelins d'Alexandre de Beauharnais et de mari à sa veuve. —C'est très louable, mais l'aimez-vous? —Je serai franche avec vous, Barras; non, je ne l'aime pas... d'amour... —Auriez-vous de l'éloignement pour lui?... Dame, il ne paie pas de mine... —Je n'ai pour lui ni répugnance, ni désir... je me trouve dans un état de tiédeur qui me déplaît... C'est ce que les dévots,—vous savez qu'à la Martinique, mon pays, on est fort attaché à la religion,—trouvent l'état le plus fâcheux pour l'âme... —Il s'agit aussi du corps, lorsqu'on parle du mariage... —L'amour est un culte aussi, Barras! Il exige la foi... on a besoin de conseils, d'exhortations pour croire, pour être fervente... voilà pourquoi je réclame vos conseils. Prendre une résolution a toujours paru fatigant à ma nature nonchalante... J'ai, toute ma vie, trouvé plus commode de suivre la volonté des autres... —Alors, il faut que je vous ordonne d'épouser le général? —Conseillez-le-moi seulement... J'admire le courage de Bonaparte... Il a sauvé la société au 13 vendémiaire... —Il a protégé la Convention, abattu les factieux qui voulaient renverser la République et gagné à lui seul, dans Paris, une bataille de rues qui vaut toutes les batailles rangées... —C'est un homme supérieur... J'apprécie l'étendue de ses connaissances en toutes choses dont il parle généralement bien, la vivacité de son esprit qui lui fait comprendre la pensée des autres presque avant qu'elle ait été exprimée; mais je suis effrayée, je l'avoue, de l'empire qu'il semble vouloir exercer sur tout ce qui l'entoure... —Il a l'œil dominateur, en effet! La première fois que je l'ai vu, dit Barras avec gravité, je fus étrangement surpris à son aspect. J'aperçus un homme au-dessous de la taille ordinaire, d'une extrême maigreur... On aurait dit un ascète échappé des solitudes... ses cheveux coupés d'une façon particulière, encadrant ses oreilles, tombaient sur ses épaules... Oh! ce n'est pas un de nos muguets de la jeunesse dorée! Il était vêtu d'un habit droit, boutonné jusqu'en haut, orné d'une petite broderie en or très étroite; il portait à son chapeau une plume tricolore... Au premier abord, sa figure ne me parut pas belle, mais des traits prononcés, un œil vif et fouilleur, un geste animé et brusque décelaient une âme ardente; son front large et soucieux indiquait le penseur profond... Son parler était bref; il s'exprime assez incorrectement... mais, s'il ne cherche la correction, à tous moments il trouve le sublime... C'est un homme, Joséphine! un homme intègre, un vaillant qui sera peut-être demain un héros!... Puisqu'il veut de vous, prenez-le... C'est un conseil d'ami que je vous donne... de bon ami, croyez-le!... —Alors, vous m'engagez à devenir sa femme... —Oui... et, avec le temps, vous l'aimerez... —Vous croyez?... J'ai un peu peur de lui.... —Vous n'êtes pas la seule!... tous mes collègues le redoutent... Carnot, un terroriste, un buveur de sang, un complice de Robespierre pourtant, le déteste, parce qu'il en est jaloux et qu'il le craint... —S'il intimide les directeurs, jugez l'impression qu'il doit faire sur une femme!... —Vous vous y habituerez... d'ailleurs, il vous aime, m'avez-vous dit?... —Je crois qu'il est fort amoureux de moi, mais, Barras, entre amis, on peut se faire de telles confidences, ayant passé la première jeunesse, puis-je espérer conserver longtemps cette tendresse violente qui, chez le général, ressemble à un accès de délire!... —Ne vous inquiétez pas de l'avenir... —Si, lorsque nous serons unis, il venait à cesser de m'aimer, ne me reprochera-t-il pas sa faiblesse, son abandon?... Il se repentira de l'illusion subie. Il cuvera l'amertume de l'ivresse dissipée. Ne regrettera-t-il pas un mariage plus brillant, avec une femme plus jeune, qu'il aurait pu contracter! Que répondrai-je alors? que ferai-je?... je pleurerai... Autant m'éviter les larmes... —Ne prévoyez donc pas ainsi les malheurs... On souffre à devancer les misères!... Bonaparte est un gaillard voué au bonheur... Êtes-vous superstitieuse? Il m'a confié qu'il avait une étoile, et qu'il y croyait... —Moi, à la Martinique, une négresse qui pratiquait les enchantements, et dont les prophéties locales se sont toutes réalisées, m'a prédit que je porterais un jour une couronne de reine... Je ne vois pas bien Bonaparte roi et moi partageant son trône... —Vous pourrez partager avec lui la gloire qui couronnera le commandant en chef de la plus belle armée de la République. —Que voulez-vous dire, mon cher Barras? demanda Joséphine surprise, se souvenant de l'altercation avec Carnot qu'elle avait entendue, et dont le général Bonaparte faisait l'objet. —Je veux dire que vous serez la plus heureuse des femmes, comme vous êtes l'une des plus belles reines de beauté de notre République, si vous épousez Bonaparte... et comme cadeau de noces, moi, votre vieil ami, reconnaissant aussi envers le général qui m'a si bien mitraillé les insurgés des sections, je mettrai dans votre corbeille un joli bijou... —Vraiment!... quoi donc? une agrafe d'or avec des diamants, comme en porte la belle madame Tallien?... —Mieux que cela... le commandement en chef de l'armée d'Italie!... Mais on doit s'étonner de mon absence de la fête, dit Barras jouissant de l'étonnement de Joséphine, prenez mon bras et rentrons dans les salons... Je veux être le premier à féliciter Bonaparte sur son mariage et sur son nouveau commandement!... Et, entraînant la veuve Beauharnais, tout étonnée de la décision qui lui était imposée et de la faveur inestimable que le tout-puissant directeur accordait à son futur époux, Barras fit sa rentrée majestueuse dans les salons ruisselants de lumières, de fleurs, de femmes, au bras de son ancienne maîtresse qui allait s'appeler madame Bonaparte. XXV LE SABRE DES PYRAMIDES Bonaparte fut nommé, le 23 février 1796, général en chef de l'armée d'Italie. Carnot s'était rallié à l'avis de Barras. Rewbell seul y fit opposition, mais ses collègues passèrent outre. Le 9 mars, c'est-à-dire quelques jours après, le mariage du général et de la veuve Beauharnais fut célébré. Il est à présumer qu'il avait été consommé auparavant. Toute cette période de la vie de Bonaparte n'est qu'une fièvre d'amour. On le vit littéralement à l'adoration de sa Joséphine. Prosterné, extasié, anéanti devant la crèche comme un carmélite, en face de ce saint-sacrement. Il l'accablait de ses caresses, il l'étreignait furieusement, il se ruait sur elle et l'emportait, comme un fauve sa proie, dans l'alcôve saccagée. Tel qu'un barbare au pillage, il se jetait sur ces voiles légers dont Joséphine, en souvenir des tropicales soirées, se plaisait à envelopper ses charmes. Il arrachait, déchirait, décousait, mettait en lambeaux tout ce qui faisait obstacle à l'impétuosité de ses mains frémissantes, de ses lèvres avides. Toute l'exubérance de sa nature exceptionnelle éclatait dans cette prise de possession brutale comme une charge de cavalerie. Il aimait, il prenait une femme pour la première fois, ou à peu près, et ses réserves de passions accumulées dévalaient comme un torrent, se précipitaient avec la violence d'un fleuve longtemps retenu, les vannes levées. Dans cette expansion vigoureuse, dans cet assouvissement de la chair à jeun, dans cette jouissance double où l'amour-propre satisfait, la vanité flattée, la joie du but atteint, le rêve accompli mêlaient leurs ivresses, Bonaparte en oubliait le rut de la guerre, de la gloire, de la puissance dont ses nerfs furent toute sa vie surexcités. Ce n'était plus le même homme. Il tremblait, il balbutiait, il riait, il pleurait. Il y eut dans cette prise de possession de Joséphine de la folie et de l'intoxication. La célébration du mariage fut la fin de cette lune de miel si courte. Deux jours après la cérémonie officielle, il se mettait en route pour l'Italie. Il était désormais sur la route de la gloire et ne s'arrêterait plus à l'hôtellerie de l'amour, qu'en passant, entre deux victoires, jusqu'au jour où la fatalité le ferait trébucher contre le lit éblouissant de l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche. Dans l'acte de mariage, Bonaparte par galanterie, pour rapprocher les distances d'âge, s'était vieilli de deux ans, et, par coquetterie, Joséphine, par un certificat de nativité, à défaut d'acte de naissance régulier, s'était rajeunie de quatre ans. Cette supercherie d'une jolie femme, désireuse de ne pas paraître trop âgée auprès d'un jeune époux, devait avoir de terribles conséquences pour Joséphine, à l'époque du divorce, au moins sous le rapport de la légalité de cette procédure. Bonaparte emporta sa fièvre passionnelle en courant vers cette Italie, où les triomphes les plus prodigieux l'attendaient. Il ne laissait passer aucune journée sans adresser à sa Joséphine des épîtres amoureuses, un peu emphatiques de ton, où l'on retrouvait l'éloquence et la pompe de Saint-Preux écrivant à Julie. Harassé de travaux, las de veiller, à peine descendu de cheval après avoir parcouru les positions où le lendemain il battrait l'ennemi, le jeune général, au milieu de préoccupations et de dangers qui se multipliaient, ne manquait jamais de jeter sur le papier des phrases embrasées, témoignant de l'intensité de son amour, qu'un courrier, galopant nuit et jour, portait aussitôt à Paris avec le bulletin de la bataille gagnée la veille et l'annonce des drapeaux pris à l'ennemi qu'un aide de camp déposerait sur l'autel de la Patrie, dans une cérémonie magnifique présidée par les directeurs. Et cette fête de la Victoire qu'il organisait de sa tente dressée sur le plateau de Rivoli, cette journée de patriotiques réjouissances qu'il donnait à Paris, quand son ami Junot se présenta à la Convention porteur des étendards autrichiens, c'était pour sa Joséphine que l'idée, un peu théâtrale, lui en était venue. Elle fut la reine de la France, ce jour-là, l'insignifiante et sensuelle créole. Devant les troupes, en face de tout le peuple rassemblé, au son du canon et des cloches, clamant à la cité en liesse l'alleluia de la victoire, elle parada au bras de Junot, en qui l'on saluait le représentant, l'ami, le compagnon du héros dont le nom montait vers le ciel, proféré par cent mille bouches en délire. Carnot debout, au centre de l'autel du Champ de Mars, prononçait une harangue où le jeune général victorieux était comparé à Epaminondas et à Miltiade. Lebrun, poète officiel, dirigeait un chœur chantant cet hymne de circonstance: Enivrons-nous, amis, aux coupes de la gloire. Sous des lauriers, que Bacchus a d'attraits! Buvons, buvons à la victoire, Fidèle amante des Français! Tout Paris se montrait alors la citoyenne Bonaparte et son époux, à distance, en donnant l'ordre de marcher sur Mantoue et de la prendre, jouissait du triomphe qu'il lui avait préparé. Joséphine cependant, le soir même de cette apothéose où elle avait figuré en déesse, ayant congédié un acteur subalterne qui l'occupait depuis quelque temps, couchait avec un joli sous-lieutenant de hussards, M. Charles, auquel elle donnait ce que les fournisseurs, les usuriers, les marchandes à la toilette, lui laissaient de l'argent, qu'en se privant, lui envoyait Bonaparte. C'était sa façon à elle de récompenser l'armée. Non seulement Joséphine trompait ce jeune mari si ardent, si glorieux, si convoité par toutes les femmes, qu'elle n'aimait pas, mais elle ne feignait même pas d'avoir pour lui les égards que la simple convenance exigeait. Elle se refusa longtemps à se rendre en Italie où il l'appelait de tous ses désirs. Bonaparte, à la pensée surexcitée par la privation, en arrivait aux plus folles divagations: il parlait d'abandonner son commandement, de donner sa démission et d'accourir à Paris, auprès de sa Joséphine, si elle ne se décidait à venir le rejoindre. Elle consentit enfin, le cœur gros, à quitter ce Paris qui lui tenait tant au cœur, et à se mettre en route. Dans ses bagages, elle emmenait le beau Charles. Lorsque, dans la suite de ce récit (_La Maréchale_), nous parlerons du divorce de Napoléon, nous reviendrons sur ces épisodes de la trahison continuelle de cette gourgandine couronnée sur laquelle romanciers, dramaturges, poètes, trompant la postérité, ont apitoyé l'âme populaire. Napoléon n'a pas été trahi que par les maréchaux qu'il avait gorgés d'honneurs, engraissés de dotations. Les deux femmes qu'il avait appelées à partager la gloire de son nom, furent deux infâmes coquines; même la bestiale fille d'empereur, cette Marie-Louise, archiduchesse toujours en chasse, est-elle plus excusable? Elle n'était pas tirée des boudoirs équivoques de la galanterie directoriale, et l'on ne pouvait exiger d'elle de la reconnaissance pour le soldat couronné qui l'avait conquise l'épée à la main, et était entré dans son lit en vainqueur, comme dans une capitale rendue. Après la campagne d'Italie, les préliminaires de Léoben, le traité de Campo-Formio, Bonaparte, à la fois triomphateur et pacificateur, se retrouva hanté des visions de l'Orient. Ce n'était plus alors l'aiguillon de la misère, l'ambition, la vague convoitise d'une femme ardente et cupide de tout ce qui pouvait s'acquérir, se prendre, se tenir dans des mains rapaces et solides comme des serres, dont il se sentait pressé. L'Orient n'était pas seulement pour lui un paradis de conquêtes et de gloire qu'il entrevoyait dans les fumées de son rêve éveillé. C'était aussi un port, un abri. Revenu à Paris le 5 décembre 1797, après les ratifications du traité de Campo-Formio, et la signature de la convention militaire qui remettait à la France Mayence et Manheim, c'est-à-dire le Rhin, il n'avait pas tardé, dans son petit hôtel de la rue Chantereine, flatteusement débaptisée et devenue rue de la Victoire, à connaître les dangers de la popularité et les périls d'une situation exceptionnelle dans la République. Il dut tout d'abord assister à des fêtes célébrées en l'honneur des armées victorieuses. Il en fut le héros. On ne voyait que lui parmi l'éclat frissonnant des drapeaux, et son nom résonnait dans toutes les bouches. Barras, Talleyrand, qui déjà s'essayait au métier de traître, le louangèrent solennellement. Bonaparte répondit en termes vagues. De son remerciement une seule phrase sortait claire, presque menaçante: «Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre» dit-il avec énergie. Un orage était ainsi prophétisé. Le coup de foudre du 18 brumaire s'annonçait sourdement, sous cette phrase grosse de tempêtes. Bonaparte cherchait alors à se dérober aux ovations qui le poursuivaient. Carnot, proscrit après Fructidor, avait laissé une place vacante à l'Institut. Elle lui fut offerte et depuis, dans les cérémonies publiques, il affecta de se montrer vêtu du modeste habit à palmes vertes. Sous cette livrée de la science, il semblait moins un soldat vainqueur, qu'un laborieux serviteur de l'idée. On avait proposé de lui donner le château de Chambord, cette merveille de l'art de la Renaissance, à titre de donation nationale. Il refusa. Il déclina également toutes distinctions qui lui furent offertes. Il ne voulut accepter que le titre de général en chef de l'armée d'Angleterre. Il préparait avec certain fracas un projet de descente en Grande-Bretagne. En réalité, il étudiait le moyen de frapper l'implacable ennemi de la France et de la Révolution, là où surtout elle était vulnérable: dans ses colonies. L'Egypte le tentait. Il résolut d'y entraîner ses compagnons d'armes. Il y avait sur les bords du Nil des lauriers inattendus à récolter. Il reviendrait de ce fabuleux pays avec un prestige éblouissant. Le plan gigantesque et chimérique se développait dans son cerveau bouillonnant de conquérir non seulement l'Egypte, mais la Syrie, la Palestine, la Turquie, d'entrer, comme un chef de croisés, dans Constantinople, et là, de prendre l'Europe à revers, poussant les vagues de son armée, grossies de fellahs, de Bédouins, de Druses, de Turcs et des peuplades attirées de l'Asie Mineure; il battait toutes les armes, il reformait la carte du monde et sous son épée triomphale courbait tous les souverains et toutes les nations. Bonaparte s'emballait ainsi, devant les plans et les cartes concernant l'Egypte, dans ses fantastiques rêveries d'immense empire occidental. En même temps, sa froide raison lui conseillait une absence. Il n'était pas fâché de prouver que, lui parti, le Directoire ne pouvait commettre que des fautes, les généraux ne connaître que les défaites. Son besoin d'activité le stimulait à chercher de nouvelles occasions de gloire. Il se rendait compte aussi que le peuple est mobile, et qu'il se lasse bien vite d'encenser une idole: «On ne m'aura pas vu trois fois en spectacle, disait-il, qu'on ne me regardera plus.» Une sourde conspiration le décida à brusquer son départ. La jalousie des directeurs s'était allumée. Déjà Rewbell, un honnête homme mais un parfait imbécile, lui avait tendu la plume, un jour qu'il parlait de donner sa démission, pour qu'il la signât. On cherchait vaguement à le mettre en accusation sous un prétexte de concussion, à propos de sommes touchées en Italie. Le Directoire feignait d'oublier qu'il avait poussé le général à tirer de l'Italie des sommes en argent, des tableaux, des statues, du butin de toute nature, et que chaque mois le victorieux Bonaparte faisait passer à Moreau et à ses autres collègues moins heureux de l'armée du Rhin, des subsides leur servant à régler les soldes en retard. Le 19 mai 1798, il s'embarquait à Toulon. Avant de prendre la mer, il adressa à ses troupes une proclamation vibrante d'espoir, où miroitait la splendeur de la terre promise: «Soldats, apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles. Je promets à chaque soldat, qu'au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre.» La campagne d'Egypte, avec ses légendaires étapes,—les soldats plaisamment demandèrent en foulant les sables du désert de Giseh si c'était là que le général voulait leur distribuer les arpents de terre promis,—ses victoires invraisemblables, ses désastres maritimes, sa revanche terrestre d'Aboukir, furent comme un conte des Mille et une Nuits dont le sultan public demeura charmé, impatient d'apprendre la suite. Le 15 octobre 1799, grande nouvelle: Bonaparte est débarqué à Fréjus. Il se dirige vers Paris, escorté de l'acclamation des foules. Il est le héros, le sauveur, le dieu. La France se donne à lui, dans un rut formidable, comme une gouge pâmée tombant aux bras d'un premier rôle, dans l'entr'acte du drame palpitant. Avait-il, en revenant ainsi précipitamment, le projet préconçu de renverser le gouvernement et de substituer sa volonté à la Constitution existante? Nullement. C'était un grand rêveur, Napoléon Bonaparte. Il avait entrevu la possibilité d'un changement de régime comme l'hypothèse de la reconstitution d'un empire carlovingien. Il subordonnait aux événements la réalisation de ces utopiques conceptions. Le 18 brumaire a été commandé par l'opinion, exécuté par Bonaparte. Le Directoire était discrédité; la France, lasse de cette dictature de l'incapacité. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait, mais elle le voulait absolument. Si Bonaparte n'eût pas tenté le coup de Brumaire, Augereau, Bernadotte ou Moreau l'eussent essayé. Bonaparte avait groupé autour de lui tout un état-major brillant et valeureux: Lannes, Murat, Berthier, Marmont, puis des légistes, inclinant la jurisprudence devant la force comme Cambacérès, des pêcheurs en eaux troubles comme Fouché et Talleyrand. Ses deux frères, Lucien et Joseph, travaillaient activement pour lui, Lucien surtout qui était membre des Cinq-Cents. Le complot s'organisa sans grandes précautions. Tout le monde en était, ou à peu près. Le 18 brumaire,—9 novembre 1799,—à six heures du matin, tous les généraux et officiers supérieurs, convoqués par Bonaparte, se trouvaient rassemblés dans son hôtel de la rue de la Victoire, sous le prétexte d'une revue à passer. Il y avait les six adjudants de la garde nationale, et, à leur tête, Moreau, Macdonald, Murat, Sérurier, Andréassy, Berthier, plus le prudent Bernadotte, seul en civil. Un seul général important manquait. Bonaparte en fit la remarque avec inquiétude: —Où donc est Lefebvre? demanda-t-il à Marmont. Lefebvre ne serait-il pas avec nous?... Au même instant, on annonça le général Lefebvre. Il avait fait du chemin, le mari de la Sans-Gêne. L'ancien garde-française, le lieutenant de la milice, le capitaine de Verdun à l'armée du Nord, était devenu le général commandant la 17e division militaire, c'est-à-dire le gouverneur de Paris. De capitaine au 13e d'infanterie légère à Jemmapes, il avait été nommé chef de bataillon, chef de demi-brigade, puis général de brigade à l'armée de la Moselle, sous les ordres de son ami Hoche. Le 10 janvier 1794, il était promu général de division et commandait l'immortelle armée de Sambre-et-Meuse, à la mort de Hoche. A Fleurus, à Altenkirchen, il s'était comporté en héros. Après avoir commandé l'armée du Danube, il avait été candidat au Directoire, mais écarté à raison de ses opinions très républicaines et de sa qualité de militaire. Nommé au commandement en chef de l'armée de Paris, Lefebvre était peut-être le général dont le concours se trouvait le plus indispensable à la réussite des desseins de Bonaparte. Il n'avait pas été averti des projets du futur maître de la France. A minuit, ayant appris que des mouvements de troupes s'opéraient, il était monté à cheval et avait parcouru la ville. Surpris de voir sans son ordre de la cavalerie prête à se mettre en route pour une destination inconnue, il avait interrogé sévèrement le commandant: Sébastiani. Celui-ci l'avait renvoyé à Bonaparte. Lefebvre arrivait donc de fort méchante humeur chez le général. Bonaparte, l'apercevant, courut à lui, les bras ouverts: —Eh bien, mon vieux Lefebvre, lui cria-t-il familièrement, comment cela va-t-il?... Et ta femme, la bonne Catherine? Toujours le cœur sur la main et la réplique alerte, je suppose?... Madame Bonaparte se plaint de ne pas la voir assez souvent... —Ma femme se porte fort bien, je vous remercie, général, dit Lefebvre, très froid, mais il ne s'agit pas d'elle pour le moment... Bonaparte l'interrompit. —Voyons, Lefebvre, mon cher camarade, dit-il avec le ton affectueux et l'air bon garçon qu'il savait prendre à l'occasion, vous, l'un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains de ces avocats?... Tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides, je vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance... Et il tendit à Lefebvre, hésitant et flatté, un magnifique sabre, à poignée ornée de pierreries, le cimeterre de Mourad-bey. —Vous avez raison, dit Lefebvre subitement calmé, jetons les avocats à la rivière!... Et il ceignit le sabre des Pyramides. Le 18 brumaire était accompli. Le soir de cette journée décisive, qui changeait encore une fois la destinée de la France, Lefebvre, embrassant Catherine, lui dit, tirant à demi du fourreau le don de Bonaparte: —Ça, vois-tu, femme, c'est un sabre de Turc, ce n'est bon qu'à la parade ou à taper du plat dans le dos des avocats... nous le laisserons au fourreau... il nous rappellera seulement l'amitié du général Bonaparte... un parvenu comme nous, ma Catherine!... —Tu ne t'en serviras pas de ce beau sabre? demanda la Sans-Gêne. —Non... pour défendre la patrie... pour taper sur les Autrichiens, les Anglais, les Prussiens, partout où Bonaparte voudra nous conduire, fût-ce au tonnerre de Dieu, j'ai le mien, femme, mon sabre de Sambre-et-Meuse, il me suffit!... Et le général Lefebvre, attirant à lui sa bonne épouse, qu'il aimait toujours comme au 10 août, déposa sur ses grosses joues un long baiser, franc et pur comme son sabre de combat. FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE[1] [1] L'épisode qui complète l'ouvrage a pour titre: _Madame Sans-Gêne, la Maréchale_, et paraîtra à la fin du mois de mai prochain. TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE LA BLANCHISSEUSE I.—La fricassée 1 II.—La prédiction 10 III.—La dernière nuit de la royauté 20 IV.—Un chevalier du poignard 31 V.—La chambre de Catherine 50 VI.—Le petit Henriot 56 VII.—Le locataire de l'hôtel de Metz 71 VIII.—Le joli sergent 85 IX.—Le serment sous les peupliers 95 X.—L'enrôlement involontaire 114 XI.—La créance de madame Sans-Gêne 129 DEUXIÈME PARTIE LA CANTINIÈRE I.—En chaise de poste 138 II.—Chez la fruitière 147 III.—La demoiselle de Saint-Cyr 158 IV.—Première défaite de Bonaparte 169 V.—Le siège de Verdun 174 VI.—A l'étape 179 VII.—L'abandonnée 193 VIII.—L'arrivée des volontaires 203 IX.—L'envoyé de Brunswick 210 X.—Le serment de Beaurepaire 217 XI.—La mission de Léonard 228 XII.—Le camp des émigrés 233 XIII.—Le second enfant de Catherine 246 XIV.—La fin d'un héros 253 XV.—Au bord du néant 265 XVI.—Jemmapes 273 XVII.—La messe de mariage 289 XVIII.—Dette de reconnaissance 306 XIX.—Avant l'attaque 321 XX.—La victoire en chantant 332 XXI.—L'étoile 343 XXII.—Yeyette 353 XXIII.—Madame Bonaparte 370 XXIV.—Chez Barras 377 XXV.—Le sabre des Pyramides 391 ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY * * * * * Modifications: Page 38 «bouique» remplacé par «boutique» (dans sa boutique dont elle avait) Page 58 «uste» par «juste» (Hein? suis-je tombé juste?...) Page 79 «pratiquai» par «pratiquait» (pratiquait toujours sa sévère philosophie) Page 105 «vervoyant» par «verdoyant» (dans un verdoyant fouillis). Page 107 «se» par «ses» (c'est que, dans ses réticences et ses grognements). Page 116 «qu» par «qui» (cette appréhension vague qui pénétrait son âme). Page 134 «ajouta-il» par «ajouta-t-il» (ajouta-t-il avec un soupir). Page 174 «Crépi-en-Valois» par «Crépy-en-Valois» (qui séparait Crépy-en-Valois de Verdun). Page 203 «Catheriue» par «Catherine» (—Ce que nous venons faire? dit Catherine). Page 219 «l'Hymme» par «l'Hymne» (l'Hymne des Marseillais). Page 230 «Commercv» par «Commercy» (sur la route de Commercy...) Page 238 «C'étai,» par «C'était» (C'était touchant et grotesque). Page 289 «Lavelide» par «Laveline» (et le marquis de Laveline). Page 338 «ne ne» par «ne» (Ça ne nous disait rien de bon). Page 341 «skako» par «shako» (il m'a fendu mon shako). Page 357 «j'en je ne» par «je ne» (je ne la remettrai au fourreau). Page 381 «volupteux» par «voluptueux» (le voluptueux et intelligent Barras). Page 397 «L'Orien» par «L'Orient» (L'Orient n'était pas seulement pour lui). Page 405 Appel de la note [1] ajouté. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Madame Sans-Gêne, Tome I - Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.