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Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux, Tome quatrième - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
Author: Various
Language: French
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



    MÉMOIRES

    DE

    TALLEMANT DES RÉAUX.



    PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT,
    Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.



    LES HISTORIETTES

    DE

    TALLEMANT DES RÉAUX,


    MÉMOIRES
    POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,

    PUBLIÉS
    SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;

    avec des éclaircissements et des notes,
    PAR MESSIEURS

    MONMERQUÉ,
    Membre de l'Institut,

    DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.


    TOME QUATRIÈME.


    PARIS,
    ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,
    PLACE VENDÔME, 16.

    1834



MÉMOIRES

DE

TALLEMANT.



LA PRÉSIDENTE PERROT.


La présidente Perrot est fille de cet impertinent nommé Combaut, à qui
M. de Sully, comme on voit dans ses Mémoires, vouloit faire couper le
cou à Londres, durant son ambassade; c'est celui-là même pour qui on
prit Gombauld, l'académicien. Il étoit fils d'un garde-sacs fort
riche.

La présidente Perrot est une des femmes du monde qui a le plus de
mignon: je dis qui _a_, parce que, encore aujourd'hui, après avoir
fait dix-huit enfants, si je ne me trompe, elle est encore jolie, et,
quoique petite, elle n'est point devenue trop grosse. Elle a toujours
été un peu coquette; mais on ne croit pas qu'elle ait conclu; elle ne
manque point d'esprit. D'Ablancourt, cousin-germain de son mari, y
mena Patru, avec lequel il avoit fait amitié; ils y étoient tous les
jours.

Un carnaval, qu'on devoit jouer _les Bergeries_ de Racan, en une
société du quartier Saint-André, chez un nommé M. Guiet, greffier du
parlement, il prit une fantaisie à un vieux garçon, parent du
président, nommé Montgazon, Gascon, et qui avoit vu tout le beau
monde, de jouer une farce après cette pastorale: on ne fit que rire de
cette pensée. Le lendemain, la présidente, qui étoit en couche, écrit
un billet à Patru, qu'il vînt vite, et elle lui dit, quand il fut
arrivé: «C'est tout de bon aujourd'hui; Montgazon a déjà fait le plan;
ceux qui jouent les _Bergeries_ sont ravis de notre proposition.» Le
dessein fut fait pour les acteurs qu'on avoit, et pour se moquer des
amants qu'avoit la fille de Guiet. La présidente, quoique, se
conservant avec grand soin, elle fût d'ordinaire fort long-temps en
couche, se leva pourtant au bout de trois semaines. Elle étoit fort
jolie, fort éveillée et fort jeune. Son mari n'étoit alors que
conseiller; on donna à la présidente le personnage de la fille à
marier; son père se nommoit sire Anselme: c'étoit d'Ablancourt; et la
propre demoiselle de la présidente faisoit sa mère. Madame Des Etangs,
sœur du président, faisoit la servante; Gros-Guillaume, c'étoit un
gentilhomme de Brie, nommé Meneton; Patru étoit le premier amoureux;
un conseiller, nommé Ligny, garçon riche, mais assez sot, faisoit un
écolier nouvellement revenu d'Orléans; et quoique, comme j'ai dit, ce
ne fût qu'un impertinent, il ne laissa de faire fort bien; car, en
faisant l'impertinent, il faisoit son personnage. Il étoit encore
garçon et un peu feru de la présidente; il gronda quelque temps de ce
que Patru avoit fait le premier personnage; mais Montgazon, qui étoit
un diseur de vérités, lui dit qu'il se moquoit, et qu'il falloit que
chacun fît ce à quoi il étoit propre. Ce Montgazon jouoit une fois
contre un homme qui avoit les mains fort noires, et qui fit tomber
par mégarde des jetons. «Mais aussi, lui dit-il, monsieur, de quoi
vous avisez-vous, de jouer avec des gants?--Je n'en ai point, dit
l'autre.--Ah! ma foi, reprit-il, je croyois que vous en eussiez.»

Pour revenir à Ligny, il alla dire une fois à Montgazon: «Monsieur,
j'ai considéré comment fait Térence, il ne fait pas comme vous.--Quand
vous entendrez Térence, lui dit Montgazon, on vous en croira.» On
avoit mis un homme du voisinage, nommé Le Fèvre, pour faire le
quatrième amoureux. Le président Perrot faisoit le troisième, qui
étoit un capitan: c'étoit un assez petit rôle. Ce Le Fèvre en un
endroit avoit à dire: «Madame, je l'entendrai volontiers.» Il dit:
_voulentiers_, et prit son chapeau par la forme pour faire une
révérence. Montgazon dit: «Regardez, de sa vie il n'a dit
_voulentiers_, ni n'a pris son chapeau comme cela.» On le cassa.

La scène s'ouvrit par madame Des Estangs, en chantant et en filant,
deux choses qu'elle faisoit admirablement bien; d'ailleurs, elle étoit
née à la comédie, et surtout pour le personnage de servante. Ce début
fut si gai et si agréable qu'un Italien, nommé Andreossi, qui avoit
résolu de s'en aller dès que la pastorale seroit finie, lui qui avoit
vu tous les bons farceurs de delà les monts, y demeura jusqu'à quatre
heures du matin, encore qu'il n'eût point soupé. D'Ablancourt, au
jugement de tous, passa de bien loin Gauthier-Garguille, dont il avoit
imité l'habit. Il chanta aussi une chanson comme lui. En un endroit de
la pièce, Meneton surpassa aussi Gros-Guillaume, car ils paroissoient
l'un et l'autre aussi naturels que ces deux excellents acteurs, et
avoient bien plus d'esprit. Ils furent fort plaisants dans l'entretien
qu'ils eurent sur le Grand-Caire, où sire Anselme avoit, disoit-il,
été consul de la nation françoise. «Ah! vraiment, disoit Agathe (la
présidente s'appeloit ainsi), nous ne dînerons de long-temps; voilà
mon papa sur son Grand-Caire!» Patru et elle se dirent de fort
plaisantes choses. Elle lui reprocha sa petite vie, car elle
n'ignoroit pas l'histoire de madame Levesque[1], et lui ne l'épargnoit
pas, car il la connoissoit fort bien; il savoit qu'elle eût bien voulu
qu'il eût été de ses adorateurs, et lui ne vouloit point avoir affaire
avec une fine mouche qui ne prétendoit que badiner[2]. La demoiselle
faisoit si bien que, quand elle se mettoit en colère, les veines du
col lui enfloient gros comme le doigt; et elle étoit ravie de pouvoir
gronder sa maîtresse, et lui dire ses vérités impunément.

  [1] On a vu plus haut l'histoire de madame Lévêque (t. III, p.
  278).

  [2] Si quelqu'un en a eu quelque chose, ç'a été le fou de
  président de La Barre. (T.)

En une scène, sur la fin, sire Anselme, qui vouloit honnir sa
servante, qu'il avoit surprise en flagrant délit, consultoit avec son
valet; Gros-Guillaume étoit d'avis qu'on la mît sur le cheval de
bronze avec un écriteau: «Voire, dit l'autre; mais qui t'a dit que le
cheval de bronze porte en croupe.» Il dit un million de folies, et
quasi rien de ce qu'on avoit prémédité. Et la seconde fois, il dit
toutes choses nouvelles. Il a l'esprit admirablement vif. Aux noces de
sa fille, il se mit à danser _la Pavane_, et on dit qu'il n'y a jamais
rien eu de si plaisant. Feu M. le comte (_de Soissons_), qui en ouït
parler, voulut voir cette farce, car elle fut jouée deux fois. L'autre
fois, ce fut chez la mère de la présidente; mais on lui fit dire que
s'il venoit on ne joueroit point. Patru dit qu'il n'a jamais tant ri
qu'il rit aux répétitions. Pour le reste on l'a oublié[3].

  [3] Cette description d'une farce jouée en société, du temps de
  Louis XIII, est une des choses les plus curieuses que Tallemant
  nous ait transmises. Les autres Mémoires du temps n'offrent rien
  d'analogue.



PERROT D'ABLANCOURT[4].


D'Ablancourt en ce temps-là avoit le plus beau feu du monde. On lui
avoit donné je ne sais quel dogue à cause qu'il logeoit vers le
Luxembourg: le chien aboyoit toute la nuit. Il le vendit en disant:
«J'aime bien mieux être volé deux fois l'année que de ne dormir point
toutes les nuits.» En ce temps-là il jouoit, et, comme il perdoit, son
laquais le vint tirer par-derrière et lui dit: «Mordieu! vous perdez
là tout notre argent, et tantôt vous me viendrez battre[5].»

  [4] Nicolas Perrot d'Ablancourt, né à Châlons-sur-Marne le 5
  avril 1606, mort à Paris le 17 novembre 1664.

  [5] Ce même valet, qui avoit été nourri avec lui, se mit en tête
  de le marier; mais d'Ablancourt manquoit toujours aux entrevues.
  Une fois il lui dit: «Mais ne me faites donc plus comme cela; je
  n'ai que des reproches de vous.» (T.)

Le père du président, nommé Cyprien Perrot, conseiller à la
grand'chambre, étoit un homme de mérite, et qui ne craignoit rien. Sa
famille l'enferma le jour qu'on jugea la maréchale d'Ancre, car il
n'eût pas manqué de l'absoudre. Ce fut lui qui sauva Théophile. Son
père, Nicolas Perrot, dont l'anagramme est: _portera conseil_, étoit
chancelier du duc d'Alençon, et eût été chancelier de France, si son
maître eût survécu à Henri III: ce chancelier étoit un grand
personnage. Cyprien Perrot avoit beaucoup d'estime pour son neveu
d'Ablancourt, et, voyant que M. de La Salle son cadet, qui s'étoit
fait huguenot, avoit laissé ce garçon, qui étoit son fils, fort jeune,
il l'empauma, et lui fit changer de religion. Il étoit sur le point de
lui faire avoir une abbaye quand il prit je ne sais quels remords à
d'Ablancourt; il n'avoit pas la conscience en repos; il s'en va
étudier en théologie en Hollande. La présidente disoit à Patru que
toute sa frayeur étoit que d'Ablancourt ne se fît ministre. Au retour
de là il se mit à travailler, car il avoit mangé une partie de son
bien, et le père, qui étoit naturellement fainéant, non pas à écrire,
car en vers et en prose il a fait plusieurs méchants ouvrages, lui
disoit toujours: «Ma surdité... (Il en étoit incommodé; et de là vient
qu'un Italien disoit de d'Ablancourt, _stentoreggia sempre_, car il
étoit accoutumé à parler à un sourd.) Ma surdité, disoit ce bon homme,
m'a empêché de faire quelque chose.» Comme d'Ablancourt étoit en
Hollande, un libraire lui dit: «Monsieur, ne vous plairoit-il point
acheter un gentil poète françois?» Il trouva que c'étoit son père.

D'Ablancourt étoit un esprit comme Montaigne, mais plus réglé; il
s'est amusé par paresse aux traductions, et n'a rien produit de
lui-même que la préface de _l'Honnête femme_[6]. Lui et Patru
raccommodèrent fort le livre du Père du Bosc qui a ce titre. Cette
préface fut faite avant que d'Ablancourt allât en Hollande. Après
avoir bien lu les Pères, il dit que pour trouver du sens commun il
faut aller au-dessus de Jésus-Christ. Il disoit à l'Académie, sur le
mot _apostoliquement_: «On dit _prêcher apostoliquement_, pour dire
prêcher mal.» Une fois voyant Patru qui se tourmentoit de ce qu'on
alloit mettre une sotte phrase dans le Dictionnaire, il lui dit: «Ne
te mets point en peine; puisque je tiens aujourd'hui la plume, j'y
mettrai bon ordre.» Je ne parlerai point ici de ses traductions ni des
libertés qu'il s'y donne. Il faut bien qu'il ait raison, puisqu'on lit
ses traductions comme des originaux. Il commença par quelques
harangues de Cicéron: _Pro Quintio_, _pro lege Maniliâ_, _pro
Ligario_, _pro Marcello_, sont de sa traduction; après il traduisit
Minutius Félix, Tacite, Arrien, César, la Retraite des dix mille et
Lucien.

  [6] Ce passage montre que d'Ablancourt a composé la préface de
  _l'Honnête femme_, par le Père Du Bosc, religieux cordelier,
  conseiller et prédicateur ordinaire du Roi. Paris, 1658, petit
  in-12. Nous citons la quatrième édition, qui est sous nos yeux;
  elle est dédiée à la duchesse d'Aiguillon. La préface, qui sert
  de défense à l'ouvrage, indique qu'elle n'est pas de l'auteur,
  mais d'Ablancourt y garde l'anonyme.

Il s'est accoquiné à la province, et il ne vient presque plus ici que
quand il a un livre à faire imprimer. J'oubliois de dire qu'il copie
jusqu'à cinq fois ses ouvrages. C'est un garçon d'honneur et de vertu,
et le plus humain qu'on sauroit trouver. Il a peu de santé à présent,
et cela l'attache encore plus que jamais à la campagne.

Il disoit que la Providence mettoit toujours l'appétit d'un côté et
l'argent de l'autre.

Sur une contestation qu'ils eurent, Conrart et lui, sur l'orthographe
de _fistes_, etc., s'il falloit une _s_ ou non, après avoir disputé je
ne sais combien de jours, un matin il lui porta le livre qu'il vouloit
faire imprimer:

«Tenez, lui dit-il, mettez les _fisstes_ et les _fusstes_ comme vous
voudrez. J'ai doublé l'_s_ pour faire sentir qu'il la faut siffler.»

Quand, pour excuser un mauvais auteur, on lui disoit: «Mais ne
trouvez-vous pas qu'il a bien du feu?--Oui, répondoit-il, mais c'est
du feu d'enfer.»

Ce fut M. Nau, sieur de Montgazon, qui avoit été avocat, et est mort
abbé d'Hermières[7], qui lui inspira l'aversion qu'il eut toute sa vie
pour le barreau. Il soutenoit que presque tous les gens de robe
étoient des ridicules, et il disoit de Patru: «C'est dommage qu'il
soit avocat.» C'étoit un vieux garçon qui avoit vu le beau monde.

  [7] L'abbaye d'Hermières, près de Tournan en Brie.

D'Ablancourt dansoit naturellement en grotesque sans avoir jamais
appris à danser; il contrefaisoit si parfaitement Gauthier-Garguille,
que ce célèbre acteur ne dédaignoit pas quelquefois de disputer contre
lui à qui joueroit le mieux. Tous les soirs il divertissoit son oncle
Perrot en contrefaisant tout le voisinage; il contrefaisoit son oncle
même, et jouoit le baron d'Auteuil plus que personne. «N'ai-je pas,
disoit-il, fait imprimer ma généalogie, mon âge; et l'âge de toutes
mes sœurs n'y est-il pas?» Cela faisoit enrager la présidente. Cette
grande gaîté s'évanouit par son second changement de religion, ou
plutôt, pour parler correctement, par sa récipiscence: il ne fut plus
si agréable à beaucoup près.

Une fois que Patru alloit plaider: «Ah! lui dit-il, mon ami, je te
plains; c'est le malheur des honnêtes gens qu'en quelque lieu qu'ils
parlent, il faut qu'ils parlent devant bien des sots.»



LE BARON D'AUTEUIL.


La présidente Perrot a un frère qui a l'honneur d'être un peu fou par
la tête. Il s'avisa en sa petite jeunesse de dire qu'il étoit de la
maison de Bourbon, non royale; et s'étant mis à suivre le barreau pour
quelques années, pour y faire admirer son éloquence, il se faisoit
porter la robe par un page, et s'appela le baron d'Auteuil; il fit une
belle généalogie, bien imprimée, et prit l'épée. Après, il se maria à
une Bournonville, de bonne maison de Flandre, à la vérité, mais fort
gueuse. Cette femme prit la peine de le faire cocu, et de lui aider à
se ruiner. Elle mourut jeune, et, comme la présidente alloit pour le
consoler, dans le transport, après avoir dit qu'il perdoit une femme
de grande vertu, il se mit à genoux, et dit qu'il n'y avoit que Dieu
qui lui pût donner la consolation nécessaire, et que c'étoit à lui
seul qu'il la falloit demander.

Une fois la présidente, voyant son fils aîné folâtrer, dit à
d'Ablancourt: «Tiens, il sera fou comme toi.--Dites comme son oncle
d'Auteuil, ma cousine, répondit d'Ablancourt; c'est un Perrot enté sur
Combault.»

Une fois le baron et d'Orgeval, maître des requêtes, se prirent de
paroles: le baron conta cela à sa sœur, et lui dit: «Ma sœur, il
fut assez insolent pour m'appeler _chevalier de la table ronde_. Je
vous jure que sans le respect que je me porte à moi-même, je lui eusse
passé mon épée au travers du corps.» Cet homme s'avisa après de faire
des livres; et, pour cajoler le cardinal de Richelieu, il alla faire
l'histoire de tous les ministres d'État, et il veut, à toute force,
que chaque roi ait eu un premier ministre. Depuis, M. le Prince
d'aujourd'hui[8], je ne sais par quelle rencontre, l'alla mettre
auprès du duc d'Enghien, où il ne fut pas long-temps.

  [8] Le grand Condé.



MADAME COULON.


Madame Coulon est fille de Cornuel, contrôleur général des finances[9]
et président des comptes, et de sa servante qu'il épousa un peu avant
de mourir. Elle fut mariée en premières noces à un marchand qu'on
appeloit M. de La Marche; La Marche ne dura guère; elle revint chez
son père. Or, il avoit un commis, nommé Argenoust, qui avoit une jolie
femme; le président s'en accommodoit, et le commis, par droit de
représailles, s'accommodoit de sa fille Cornuel le surprit un jour
avec elle: «Monsieur, lui dit cet homme, vous avez ma femme, il est
raisonnable que j'aie votre fille». Cornuel mit sa fille à
Montmartre, mais elle en sortit. Coulon[10] en devint amoureux. M.
d'Elbeuf en étoit aussi épris; et elle est encore bien faite. On fit
sur cela ce vaudeville:

    Bonjour la compagnie,
    Bonjour monsieur Coulon;
    La Marche est bien jolie,
    Mais craignez le bâton,
    Bonsoir la compagnie,
    Bonsoir monsieur Coulon.

  [9] Il étoit beau-frère de madame Cornuel, si célèbre par ses
  bons mots. (_Voyez_ l'article de cette dernière, p. 72 de ce
  volume.)

  [10] Coulon est conseiller au Parlement, et fils d'un homme
  d'affaires. (T.)

On dit pourtant que Coulon coucha avec elle avant que de l'épouser.
Durant sa grande amour, Coulon, en allant à la messe pour y voir la
belle, demandoit aux gens: «N'avez-vous point vu mon ange? Mon ange
est-il passé? Mon ange est-il allé à la messe?» Enfin, il l'épousa du
consentement du père. Aussitôt il se met à en conter à celle-ci et à
celle-là, et elle à coquetter de son côté. On dit qu'il disoit, voyant
qu'il n'avoit point d'enfans, que tous ses amis et lui ne pouvoient
faire un enfant à sa femme[11]. Cornuel mort, elle se fit séparer de
biens, car c'est un étrange ménage, par le moyen de M. d'Émery, qui,
ayant eu la charge de contrôleur général, s'étoit mis à lui faire
l'amour; elle sauva la charge de son père et bien d'autres choses. Le
prieur Camus fit ce maquerellage; la suivante étoit pour Chabenas.
D'Émery faisoit faire plusieurs petites affaires à son inclination qui
pouvoient valoir huit mille écus par an. Coulon ne bougeoit de chez
le galant de sa femme, et offroit sa faveur à tout le monde; il
l'accompagnoit à la campagne, et n'en faisoit point la petite bouche;
aussi d'Émery lui rendit-il un grand service; car il fit un garçon à
sa femme. L'abbé d'Effiat disoit que cet enfant étoit fort
_émérillonné_. Un jour Coulon, en présence de Tallemant, le maître des
requêtes, et de sa femme, appela la sienne p..... Elle se mit à
pleurer, et lui reprocha que c'étoit lui qui avoit voulu qu'elle se
donnât à M. d'Émery, et, avec une naïveté étrange, elle se mit à
conter tout cela à madame Tallemant, qui se reculoit et lui disoit:
«Madame, en voilà assez; en voilà assez, madame.» D'Émery la quitta
pour Marion[12]. Depuis, je ne sais où elle s'étoit gâtée; mais le
bruit à couru qu'elle avoit sué la v..... à la campagne, il y a plus
de douze ans.

  [11] Un autre disoit: «Tout le monde couche avec ma femme hors
  moi.» (T.)

  [12] Marion de Lorme. (_Voyez_ son article, t. III, p. 141.)

Il prit une fantaisie à Coulon, environ en ce temps-là, d'entendre les
auteurs latins; il fait venir Pepandre[13], mais ce pauvre diable ne
fut pas satisfait du paiement, et il disoit en se plaignant: «Je
l'avois rendu digne d'une honnête femme.»

  [13] Ce nom est incertain dans le manuscrit.

Coulon ne manque pas d'esprit; mais il dit des saletés: en présence
des femmes, je lui ai ouï dire _sucre_. Au reste, on ne sait comme il
a fait; mais, jusqu'à la _fronderie_[14], il a beaucoup dépensé. Sa
femme lui donnoit peu; je ne crois pas que quelque vieille
l'entretînt; il n'est ni assez jeune, ni assez beau pour cela. Je ne
dirai pas aussi que ce fût la fausse monnoie. On parlera de lui
amplement dans les Mémoires de la Régence.

  [14] Le conseiller Coulon s'étoit jeté à corps perdu dans le
  parti de la Fronde.



LA PRÉSIDENTE LESCALOPIER.


Lescalopier, président aux enquêtes, épousa une mademoiselle Germain,
fille unique, qui étoit riche; depuis, il vendit sa charge, et eut un
brevet de conseiller d'État. Ce n'étoit pas un homme trop bien bâti.
Etant marié, il se négligea fort, devint bourru, et ne faisoit plus
que lire Tacite. Sa femme, qu'on nomma toujours la présidente, étoit
blonde et de belle taille, mais un peu gâtée de petite-vérole. Quand
ce fou de marquis de Casquès[15], ambassadeur de Portugal, étoit ici,
la voyant masquée au Cours, il la crut belle; mais quand, par je ne
sais quelle aventure, elle se fut démasquée, il la pria de se
remasquer. Elle vouloit pourtant faire accroire qu'il lui avoit envoyé
des gants et des parfums, comme il faisoit à celles qui lui avoient
plu. Le comte de Charost[16] avoit épousé la sœur de Lescalopier; ils
logeoient ensemble. Toutes deux, aussi sottes l'une que l'autre, elles
ne se vouloient point céder. «Moi, je suis femme de l'aîné.--Moi, je
suis femme d'un capitaine des gardes-du-corps.» Elles se faisoient
garder leur place à la table dès que le couvert étoit mis, l'une par
un page, l'autre par un laquais.

  [15] Cascais (T.)

  [16] Charost, en parlant du cardinal de Richelieu, l'appelle
  toujours _mon maître_. Cela est bien _valet_. (T.)

On dit de la présidente que, croyant que La Rivière, aujourd'hui M. de
Langres, l'aimoit, à une collation elle ne mangea point, parce qu'il
lui avoit dit que si elle lui vouloit témoigner qu'elle agréoit ses
services, elle ne mangeroit point. Il se vouloit moquer d'elle, et en
avoit averti la compagnie. Tout le monde se tuoit de la servir. «Je ne
saurois manger, disoit-elle; j'ai une cruelle migraine.» Quelque temps
après, elle demande un verre d'eau. La Rivière lui fit signe. Elle
n'osa boire, et fit semblait qu'un mal de cœur lui venoit de prendre.

Brégis, en dansant avec elle les _six visages_, la voulut baiser comme
on fait à la fin; elle ne le vouloit pas. Il tâcha de la baiser par
force; elle lui donna un soufflet, et lui la décoiffa. Ne voilà-t-il
pas des gens bien raisonnables?

Montferville a été de ses galans; mais celui qui a fait le plus de
bruit, ç'a été Vassé, neveu de d'Ecqvilly, dont nous avons parlé
ailleurs, mais qui ne valoit pas son oncle. Elle a dit qu'elle l'avoit
aimé, à cause qu'il étoit d'une humeur conforme à la sienne,
c'est-à-dire fort étourdi. Il disoit qu'elle étoit si changeante, que
quand il avoit été quatre jours à Saint-Germain, il falloit
recommencer sur nouveaux frais. Enfin, pourtant cela alla si avant que
Charost s'en scandalisa, et mit le feu sous le ventre au mari, qui ne
songeoit qu'à son Tacite, et, en plein jour, avec un arrêt du conseil,
il la prend, et la mène dans un carrosse aux Feuillantines du
faubourg Saint-Victor, où il avoit une parente. Sur cela, l'abbé de
Laffemas fit la chanson que voici, qui a tant couru par tout le
royaume, et qui en a tant fait faire d'autres:

          Ce fut entre deux et trois,
              Qu'une voix
          S'ouït près de Sainte-Croix[17]:
          Au secours, on m'assassine,
    On me _four..._ (_bis_)[18], on me fourre aux Feuillantines.

          On vit arriver Charost,
              Au grand trot,
          Qui lui dit d'un ton fort haut:
          Celles qui font les badines,
    Je les _four_... (_bis_), je les fourre aux Feuillantines.

          Est-ce donc là la douceur,
            Monseigneur,
          Qu'on a pour sa belle-sœur?
          Belle-sœur, tante ou cousine,
    Je les _four_... (_bis_), je les fourre aux Feuillantines.

          Voyant venir son époux
            En courroux,
          Elle se jette à ses genoux:
          Je ne serai plus mutine,
    Sauvez-moi (_bis_), sauvez-moi des Feuillantines.

          En ce moment a passé
              Son Vassé[19],
          Criant comme un insensé:
          Au secours, voisins, voisines,
    On la _four_... (_bis_), on la fourre aux Feuillantines.

          Hélas! pour le passe-temps
              d'un moment,
          Faut-il que je souffre tant?
          Pour avoir été coquette,
    Faut-il que (_bis_), faut-il que je sois nonnette?

          Encor si je l'avois fait
              Tout-à-fait,
          Je n'y aurois pas regret.
          Pour n'avoir fait que la mine,
    On me _four_... (_bis_), on me fourre aux Feuillantines.

          Les recors et les sergents
              Sont des gens
          Qui ne sont point obligeants.
          Pour gagner pinte ou chopine,
    Ils vous _four_... (_bis_), ils vous fourrent aux Feuillantines.

  [17] De la Bretonnerie. (T.)

  [18] Les femmes disoient bien soigneusement on me _four_.....;
  elles n'avoient garde d'oublier l'_R_. (T.)

  [19] Surnommé à la cour _Son Impertinence_. (T.) (_Voyez_ plus
  bas page 25.)

On fit bien d'autres couplets qu'il n'est pas nécessaire de mettre
ici[20].

  [20] Il y a dans le manuscrit deux autres couplets que Tallemant
  a biffés. Les voici (le second est de Desbarreaux):

          Vous qui entendez mes cris,
                A Paris,
          N'irritez point vos maris,
          Car quand on fait la mutine,
    On vous _four_... (_bis_), on vous fourre aux Feuillantines.

          Monsieur de Bernay y vint,
                En satin,
          Tenant sa lardoire en main;
          Hélas! c'est notre voisine
    Que l'on _four_... (_bis_), que l'on fourre aux Feuillantines.

 Cela fit un bruit du diable, et les enfants se montroient le pauvre
Lescalopier par les rues: «Tiens, tiens, disoient-ils, voilà le mari
de la _Feuillantine_.» En ce temps-là on s'avisa de faire certaines
rissolles au sucre, qu'on appela d'abord des _Florentines_; peut-être
que le premier pâtissier qui en fit se nommoit Florent; mais aussitôt
de _Florentines_ elles devinrent _Feuillantines_.

Elle n'y fut pas long-temps, car la mère, par un arrêt du parlement,
fit casser celui du conseil, et un des messieurs l'alla retirer des
Feuillantines. Elle alla loger avec sa mère; là elle recommença à
mener la même vie.

Un jour, à la comédie au Palais-Royal, Vassé se trouva auprès d'elle,
et les violons d'eux-mêmes se mirent à jouer les _Feuillantines_ entre
les actes. Tout le monde les regarda et se mit à rire. Ce fut une
étrange huée. Charost prit son temps et représenta à la Reine que cela
étoit de grande conséquence, et fit tant qu'il eut un nouvel arrêt.
Elle eut avis qu'avec des gardes-du-corps il vouloit l'enlever; elle
se sauva chez le président de Novion, qui la mena à Villebon, d'où
elle ne sortit qu'après s'être séparée volontairement de corps et de
biens. Le mari lui donna une terre. Depuis elle alla de quartier en
quartier, car sa mère même fut contrainte de l'abandonner. Elle reçut
les violons ayant le grand deuil de sa belle-mère; il y avoit deux
cents hommes et quatre femmes. Elle vendit une partie de cette terre
dont elle eut dix mille écus. Un huguenot béarnois, nommé Hitton, qui
avoit déjà escroqué une vieille veuve d'un des principaux officiers de
la cavalerie des États nommé Valquembourg, lui en arracha dix-huit
mille francs. Elle en avoit d'ordinaire deux; l'un qu'elle payoit, et
l'autre à qui elle ne donnoit rien, mais qui ne lui donnoit rien
aussi. On dit qu'un soir, comme elle avoit du monde à souper, et qu'on
vouloit faire des œufs à la huguenotte, le cuisinier dit que M.
Hitton avoit affaire du jus de mouton, et qu'il lui en falloit tous
les soirs. Cependant elle donna un soufflet à Bouteville qui lui
faisoit quelque insolence.

Une autre fois qu'elle avoit encore les violons, Bouteville, en
présence du prince de Conti, prit en badinant la perruque du chevalier
de Roquelaure, et la jeta au milieu de la salle. Le chevalier lui
donna quelques coups de poing, et puis dit tout haut: «Ce garçon est
incorrigible; les soufflets ne le rendent point sage;» et puis s'en
alla en haut dans la chambre du chevalier de Montaigu, car la
présidente logeoit en chambre garnie: trente Gascons le suivirent.
Pour Bouteville, il demeura sur son siége, et dansa comme si de rien
n'eût été. Le prince de Conti les accommoda, et traita cela de
badinerie. La _Feuillantine_ étoit ravie de voir que Bouteville avoit
encore eu sur les oreilles. Enfin, elle se décria d'une telle force
que Ninon s'offensa de ce qu'elle l'avoit fait prier au bal.

[1650.] L'été d'ensuite, sa mère la fit mettre dans un couvent de la
campagne, car personne n'en vouloit à Paris. Là, le jeune Saucour
l'enleva au bout de quelque temps. Le soir qu'il l'attendoit à la
porte, elle ne se coucha point, laissa coucher les autres, et quand
l'heure fut venue, elle menaça, un couteau à la main, de tuer une
tourière si elle ne lui ouvroit. Cette fille épouvantée, et peut-être
bien aise d'en être défaite, lui ouvrit. Saucour et elle allèrent
joindre M. le Prince.

Elle a fait cent extravagances depuis, et étoit comme en plein b....l.
Enfin, en 1666, vers la fin, elle persuada à son mari de la reprendre,
qu'aussi bien elle n'étoit plus d'âge à pouvoir faire des folies. En
effet, par principe de conscience ou autrement, il se remit avec elle.



M. DE BERNAY.


M. de Bernay étoit des Hennequins, bonne famille de Paris, et dont on
dit: _Hennequin, plus de fous que de coquins_[21]. Il étoit conseiller
à la grand'chambre, et abbé de Bernay en Normandie, une abbaye
d'importance. C'étoit un bel homme et propre; mais il étoit tellement
féru de la vision de tenir la meilleure table de Paris, qu'il en étoit
ridicule. On l'appeloit le _Cuisinier de satin_, car il alloit dans sa
cuisine; on lui mettoit un tablier; il tâtoit à tout, et faisoit tout
cela fort sottement. L'archevêque de Rheims le faisoit tout autrement
galamment que lui: c'étoit, s'il faut ainsi dire, un pédant de bonne
chère, car il étoit esclave de l'ordonnance de ses plats. Les jeunes
gens de la cour prenoient plaisir à lui-mettre tout en désordre. Il
disoit de Martin, autre _happeur_, qu'il ne lui pouvoit pardonner de
mettre du persil sur une carpe; que tout homme de bon sens ne feroit
jamais cette faute. Un de ses dits notables, c'est qu'il n'y avoit
rien si ridicule que de servir une bisque aux pigeonneaux après
Pâques; qu'il ne falloit que cela pour lui donner mauvaise opinion
d'un homme. Il disoit: «Mangez de cela, vous n'en trouverez pas de si
bien apprêté ailleurs.» Il vouloit qu'on tâtât de tout. Il lui arriva
une fois une étrange aventure. On jouoit chez lui; et le bruit couroit
qu'il partageoit l'argent des cartes avec ses gens. Je ne sais quel
brutal y alla dîner, et le bonhomme s'étant scandalisé de quelque
chose qu'il avoit dit, il le traita de cabaretier, et lui dit que sa
maison étoit une maison publique; que si on n'y payoit pas son écot,
on payoit en donnant pour les cartes, et que, de ce profit-là, il
tenoit cette table où il étoit certain qu'en bonne justice tout le
monde devoit être reçu.

  [21] Boinville, qui fut trouvé caché sous le lit de la
  Reine-mère, qui alla à Saint-Gervais avec un habit et un chapeau
  blanc, et qui, ensuite, fut enfermé par ses parents, étoit
  Hennequin. (T.)

Cet homme légua son cuisinier par testament au président Le Cogneux.
Aussi infatué de la cour que de la bonne chère, dans la maladie dont
il mourut, tout son chagrin étoit que le Roi, la Reine, ni le cardinal
n'envoyoient point savoir de ses nouvelles. «Hélas! disoit-il, ne
suis-je pas aussi bon serviteur du Roi qu'à la dernière maladie que
j'ai eue? Le Roi me fit bien l'honneur d'y envoyer.» Pour le
satisfaire, on fit venir des gens apostés qui, de temps en temps,
venoient de la part du Roi, etc. Il mourut ainsi le plus content du
monde. Peut-être en avoit-on usé ainsi l'autre fois?



M. DE VASSÉ.


Vassé étoit si décrié qu'on le surnomma _Son Impertinence_, et plus il
va en avant, plus on trouve qu'il est bien nommé. Ce fut Rouville qui
lui donna ce surnom.

Il devint amoureux de Ninon, et la convia à un cadeau à Saint-Cloud.
Il mit La Mesnardière de la partie. Cet homme, alors médecin-domestique
de la marquise de Sablé, et auteur de profession, vint avec des bas
couleur de feu, et, quoique Vassé eût quatre pages à cheval, il le
laissa sur l'estrapontin, et se mit au fond auprès de la demoiselle,
à qui il vouloit toujours parler bas. Scarron disoit que quand La
Mesnardière avoit ses jambes couleur de feu, il croyoit enflammer tout
le monde. Il étoit fils d'un apothicaire du Maine; et de _Julien_
qu'il s'appeloit il s'appela _Jules_, en l'honneur de Jules-César. Il
a fait une poétique, où il donne pour modèle de la tragédie une pièce
de théâtre qu'il avoit faite, nommée _Ælinde_; mais lorsqu'on voulut
la jouer, elle fut sifflée. Revenons à Vassé. Ninon lui donna avis
qu'il n'avoit pas l'haleine douce. «Que m'importe, répondit-il, je ne
m'en tourmente pas.--Je vois bien, reprit-elle, ce que c'est: vous
laissez ce soin-là à vos amis.»

M. de Vassé, pour s'être marié, ne renonça pas à la galanterie. Il a
épousé mademoiselle de Lansac. Dans son voisinage à la campagne,
auprès de Tours, il y avoit une jeune femme fort jolie dont voici
l'histoire. Une bretonne, nommée madame de Limoges, avoit une fille
unique qu'elle accorda dès l'âge de dix ans, contre l'avis du tuteur
de sa fille, à un cadet de la maison de Maillé[22]. Le tuteur fit
signifier des défenses du parlement à la mère et à l'accordée. Les
raisons de la mère étoient qu'elle ne prétendoit pas qu'on mariât sa
fille comme on l'avoit mariée; qu'elle avoit épousé qui son tuteur
avoit voulu. On passe outre; mais le mariage est rompu au parlement;
la fille est mise en séquestre aux filles Sainte-Élisabeth. Au bout de
quelque temps on accommode l'affaire; on les remarie; ils demeurent
pendant quelques mois à Paris, où, par malheur, la mère et la fille,
aussi étourdies l'une que l'autre, firent connoissance avec une
mademoiselle Alain, femme d'un huissier du conseil, dont on conte
maintes belles choses. Bientôt cette Alain fut leur confidente. Le
mari fit ce qu'il put pour leur ôter cette connoissance, et la mère
n'ayant point voulu cesser de voir cette demoiselle, un beau jour il
loue un logis, et y emmène sa femme. Mais cela ne fit que jeter de
l'huile dans le feu, car la demoiselle Alain, qui déjà étoit en colère
de ce que mesdemoiselles de Carman[23], sœurs de Maillé, et le comte
de La Marche, son frère, l'avoient priée un peu fortement de ne plus
voir leur belle-sœur, résolut de leur donner de l'exercice. Elle se
rend si bonne amie de la petite femme, qu'elle l'avoit des journées
entières chez elle en cachette, et eut tout le loisir de lui mettre la
galanterie dans la tête, et de lui donner de l'aversion pour son mari.
La mère aussi servit à le lui faire haïr. Vassé, qui à cause de la
terre de Lansac qu'il a eue de sa femme, étoit voisin de cette petite
emportée, la trouvant aigrie contre son mari, s'en prévalut, et fit si
bien qu'elle se résolut à se laisser enlever par lui pour se faire
démarier après; pour cela elle se dérobe. Le mari, qui n'est qu'un
veau, l'avoit laissée seule, sans mettre des gens sûrs auprès d'elle.
Les gens de Vassé l'enlevèrent, et lui, à ce qu'on dit, se trouva sur
le chemin à une journée de là, et l'accompagna à Paris secrètement. Il
fut si sot que de la mener toujours à cheval; peut-être avoit-il peur
qu'un carrosse ne fût plus aisé à découvrir. Elle n'avoit que quinze
ans; elle vint vite; elle étoit délicate; cela la fatigua fort. On dit
même qu'elle étoit toute meurtrie. Ici elle prit qualité de fille, et
fut quinze jours avec mademoiselle Alain. Au bout de cela il lui prit
un repentir; elle va trouver madame d'Angoulême, la veuve du bonhomme,
qui loge aux filles de Sainte-Élisabeth, et qui y est toute puissante.
Elle la connoissoit fort; elle étoit masquée, et la pria de trouver
bon qu'elle ne se démasquât point qu'elles ne fussent seules. Madame
d'Angoulême fut bien surprise de la voir. La petite femme la supplie
de faire en sorte qu'on la reçoive dans ce couvent. «On n'y reçoit
point, dit-elle, des personnes qui se veulent démarier.--Mais,
madame, j'ai du regret de ce que j'ai fait; ce n'est qu'en attendant
qu'on puisse accommoder mon affaire que je prétends demeurer
céans.--N'importe, cela est impossible; mais allons à Pique-Puce, chez
madame de Bouchavanes[24].» Comme elle y fut entrée, au bout de deux
jours elle tombe malade. Le mari arrivé envoya, par l'avis d'un de ses
amis, savoir comment elle se portoit, et lui dire qu'il étoit à Paris.
Cet envoyé parle à madame de Bouchavanes, qui lui promet de ramener
cet esprit tout doucement, et lui parle de son mari. «Ah! dit-elle,
madame, il ne me pardonnera jamais.--Ne vous mettez point cela dans la
tête, reprit l'autre; il est à Paris, et envoie savoir de vos
nouvelles.--Il est à Paris, dit-elle, toute surprise, il est à Paris.»
Et au même temps s'étant tournée de l'autre côté, elle entra en
convulsion, et mourut ce jour même. Le mari et Vassé après quelques
poursuites se sont accommodés.

  [22] Leonor-Charles, comte de Maillé, épousa, le 21 octobre 1653,
  Marie de Peschart, fille de François de Peschart, seigneur de
  Limoges, et d'Olive du Coudray.

  [23] Ce nom se prononce _Carman_, mais il s'écrit _Kerman_.

  [24] Une veuve dévote qui a un petit couvent. (T.)



LE SAULNIER.

LE ROI D'ÉTHIOPIE.


Un conseiller au parlement, nommé Saulnier, jeune homme riche, mais
fils d'un apothicaire, avoit une maison à Brie, proche Saint-Maur; il
voulut voir le voisinage, et alla à Gournay, qui appartenoit à
Guepean, président au Grand-Conseil. Ce président avoit un frère qui
portoit le nom de Concressault. Ce frère, après avoir long-temps
entretenu sa servante, l'épousa enfin; il en eut une fille; mais il ne
la traita pas autrement en fille. De sorte qu'étant venu à mourir,
Guepean, qui vouloit avoir le bien de son frère, éleva cette nièce
comme une bâtarde, jusque-là, que feu M. d'Épernon en eut des enfants,
et qu'elle fut même quelque temps au lieu d'_honneur_. Quand Saulnier
alla à Gournay, cette nièce étoit avec madame de Guepean; il en devint
amoureux; elle étoit belle, et puis il ne savoit rien de sa vie
passée; et, la voyant auprès de madame de Guepean, qui étoit une
grande prude, il n'eut pas le moindre soupçon, et s'enflamma si bien
qu'il l'épousa. Ses parents plaidèrent pour faire rompre le mariage.
Lui-même disoit qu'il avoit été ensorcelé, qu'on avoit usé de charmes.
Guepean sollicite pour sa nièce. Saulnier, voyant que l'air du bureau
n'étoit pas pour lui, n'attendit pas un arrêt, et s'accommoda. Guepean
fut attrapé lui-même, car il fallut qu'il donnât vingt-cinq mille écus
à sa nièce, à quoi il fut condamné. C'étoit un méchant homme, il en a
été puni; il est mort sur un fumier.

La Saulnier étant dans la dévotion, à ce qu'elle disoit, quand le roi
d'Éthiopie vint à Paris[25], elle l'alla voir par curiosité comme les
autres; et, sachant la réputation qu'il avoit pour ces choses de nuit,
et que, comme un galant de l'Amadis, il se servoit dans ses combats
d'une antenne au lieu d'une lance, elle eut bientôt conclu avec lui.
Le mari ne s'en doutoit point; mais Des Roches[26], chanoine de
Notre-Dame, enragé de ce que Zaga-Christ (on l'appeloit ainsi) lui
enlevoit ses amours, car on a tout su ensuite par une lettre, le fit
avertir de tout. Ce Des Roches faisoit l'ami de Saulnier, et lui avoit
fait vendre sa charge, lui promettant de le faire conseiller d'État;
il ne le put, et l'autre eut des lettres de vétéran, car il avoit
vingt ans de service. Le mari fait informer des déportements de sa
femme. Les amants, voyant cette persécution, résolurent de s'enfuir,
et prirent ce qu'ils purent. Mais ils furent arrêtés à Saint-Denis.
Elle fut mise en religion, où elle traita avec son mari. Elle disoit
qu'elle aimoit mieux quatre mille écus dans son buffet qu'un sot sur
son chevet. Zaga-Christ ne voulut point répondre devant Laffemas au
Fort-l'Evêque, et dit que les rois ne répondoient qu'à Dieu seul. Pour
faire le conte bon, on accusoit Laffemas d'avoir été comédien; on
disoit que Laffemas avoit dit: «Qu'on m'apporte donc ma robe de
Jupiter.» Le feu évêque d'Angers trouvoit ce conte si plaisant, qu'il
appeloit sa plus belle robe de chambre, _sa robe de Jupiter_. Et dans
son testament, il y avoit un endroit en ces termes: _Item_, je lègue
ma robe de Jupiter, etc.

  [25] Madame de Rambouillet alla voir dans Ramusio, et trouva que
  les esclaves en Éthiopie étoient marqués au-dessus du sourcil. On
  dit qu'on lui trouva cette marque. Il y a une relation imprimée
  de son voyage et de sa fuite, ou plutôt un roman; car ce n'étoit
  en effet qu'une fable. (T.)

  Zaga-Christ se donnoit pour être fils du roi d'Abyssinie. C'étoit
  vraisemblablement un imposteur. Il se fit entretenir à Rome et à
  Paris, où il arriva en 1634. Il mourut en 1638, au château de
  Ruel, où il a été enterré. On lui fit cette épitaphe:

    Ci gît du roi d'Éthiopie
    L'original.... ou la copie.
    Le fut-il? ne le fut-il pas?
    La mort a fini les débats.

  [26] Michel le Masle, sieur Des Roches, portefeuille du cardinal.
  Il a de bons bénéfices. (T.)

Depuis, M. de Ventadour, le chanoine de Notre-Dame, voulut tenter de
la remettre avec son mari; il va le trouver; et, comme il parloit à
lui, cette femme entre à l'improviste et se va jeter à ses genoux; lui
saute à une épée, et la vouloit tuer si le chanoine ne l'eût fait
sauver. Saulnier mourut vers le commencement de la conférence de Ruel
(en 1649). Il laissa trois cent mille livres de bien. Cette femme,
malgré deux arrêts du parlement qui avoient confirmé le traité que son
mari avoit fait avec elle, vouloit entrer chez lui; et les héritiers
furent contraints d'y faire mettre un corps-de-garde.



M. DE LAFFEMAS[27].


M. de Laffemas étoit fils d'un tailleur de cour, surnommé
Beausemblant. Il étudia et fut avocat; mais il s'attacha au Conseil,
et enfin se fit secrétaire du Roi; il étoit tout ensemble secrétaire
du Roi et avocat au Conseil. Le père avoit été à Henri IV, et ce
garçon étoit assez connu du feu Roi qui lui témoignoit de la bonne
volonté. Comme il avoit de l'esprit, il se poussa. On le fit procureur
général de la chambre de justice; après, le Roi voulut qu'il fût reçu
maître des requêtes; il avoit vingt ans de service d'avocat. On lui
donna une partie de sa charge. Ce n'est pas qu'il n'eût de quoi la
payer; car un commissaire au Châtelet, son parent, qui mourut garçon,
et avoit cent mille écus vaillant, lui avoit laissé tout son bien,
comme au plus honnête homme de sa parenté, et qui étoit le plus en
état de faire quelque chose. Cette charge étoit nouvelle; cela de soi
ne plaisoit guère aux maîtres des requêtes; d'ailleurs, leur corps
s'opposa à sa réception comme d'une personne indigne. De Pleix, avocat
assez satirique, mais mauvais plaisant, fut choisi pour plaider contre
lui. On mit en fait qu'il avoit été comédien, et avoit fait le
_fariné_. La vérité est qu'il faisoit assez bien Gros-Guillaume, qu'il
avoit joué plusieurs fois, mais en particulier, comme tout le monde
peut faire. On disoit encore qu'il avoit joué de ses propres pièces
dans une troupe de comédiens de campagne, et qu'il s'appeloit _le
berger Talemas_[28]. Je doute même, comme quelques-uns l'ont soutenu,
qu'amoureux de quelque comédienne, il ait suivi une troupe, et que par
hasard il lui soit arrivé de monter sur le théâtre, une ou deux fois,
pour l'amour d'elle.

  [27] Isaac de Laffemas, d'abord avocat au Parlement de Paris,
  ensuite maître des requêtes, né en 1589, lieutenant civil en
  1638, mourut vers 1650.

  [28] A Navarre, étant écolier, il fit une pastorale, qui y fut
  jouée, où il y avoit un berger _Lefamas_, ou _Lemafas_, ou
  _Falemas_, et un _Semblant beau_. (T.)

Montauban[29], autre avocat qui plaidoit contre lui, dit: «On me
demandera si je le reconnoîtrois bien? Non. Il étoit toujours
enfariné; mais il avoit un gros porreau velu à la fesse gauche, qu'on
voyoit bien clairement quand, pour faire rire, il montroit son c.l.
S'il plaisoit au conseil d'ordonner qu'il vînt en un coin mettre
chausses bas, etc.» Le chancelier de Sillery se mit à rire, et dit:
«Montauban, vous êtes un goguenard.» Laffemas plaida lui-même sa cause
et la gagna. Bois-Robert se vante de lui avoir fort servi auprès du
cardinal de Richelieu. Le cardinal de Richelieu disoit: «Ce M. de
Laffemas est venteux; s'il employoit à bien faire le temps qu'il met à
parler, ce seroit un grand personnage.»

  [29] Ce Montauban, en lisant les auteurs, mettoit ce qu'il y
  trouvoit de beau sur de petits morceaux de papier, et jetoit tout
  cela dans un tiroir; puis quand il faisoit un plaidoyer, il
  tiroit une poignée de ces billets au hasard, et il falloit que
  tout ce qu'il avoit tiré entrât dans ce plaidoyer. (T.)--Si ce
  fait n'est pas exact, c'est au moins une critique spirituelle de
  l'abus qu'on faisoit alors dans les plaidoyers des citations
  sacrées et profanes.

Chastelet, maître des requêtes, est celui qui lui a fait le plus de
mal; car on a une satire de lui contre Laffemas, qui est sanglante, et
il y a pourtant des endroits plaisants. Il insiste sur sa comédie et
sur ses cruautés. Laffemas a passé pour un grand bourreau; mais il
faut dire aussi qu'il est venu en un siècle où l'on ne savoit ce que
c'étoit que de faire mourir un gentilhomme; et le cardinal de
Richelieu se servit de lui pour faire ses premiers exemples. M.
Despeisses le définissoit ainsi: _Vir bonus, strangulandi
peritus_[30]. Il s'est vanté plusieurs fois de faire le procès à
quiconque auroit manié l'argent du Roi, et d'avoir une manière
d'interroger toute particulière pour tirer les vers du nez d'un
criminel. Le cardinal de Richelieu voulant faire pendre un nommé Du
Bois, qui, avec une canne percée dans laquelle il y avoit de l'or
qu'il en fit couler dans une épreuve qu'il fit, lui avoit fait
accroire qu'il avoit trouvé la pierre philosophale, et s'étoit fort
diverti, au bois de Vincennes, à ses dépens; le voulant faire pendre,
il le mit entre les mains de Laffemas, qui dit: «Au pis aller, nous
l'accuserons de magie.» Je ne sais pas comment on s'y prit, mais Du
Bois fut pendu. Je sais d'original une chose dont je ne saurois
l'excuser. Il interrogeoit un marchand de Limoges, nommé Rouillac,
accusé à tort de la fausse monnoie, et qui fut absous ensuite. Il fit
tout ce qu'il put, quoique cela soit défendu par les ordonnances, pour
obliger ce marchand à embarrasser dans ce crime Tallemant, trésorier
de Navarre, père du maître des requêtes, à cause qu'il le haïssoit
pour quelque amourette. Il étoit vindicatif et ambitieux.

  [30] Bois-Robert disoit que quand Laffemas voyoit une belle
  journée, il s'écrioit: «Ah! qu'il feroit beau pendre
  aujourd'hui!» (T.)

  Laffemas est passé à la postérité sous le poids de l'exécration.
  Juge inique, dévoué au cardinal de Richelieu, son nom est devenu
  le synonyme d'homme sans conscience, et presque de _bourreau_. Il
  trouva son second en Angleterre, George Jefferys, chancelier sous
  Jacques II.

On se moque dans cette satire de Chastelet de ce qu'il condamna le
cheval de bataille du baron de Siré à tirer le tombereau dans lequel
étoit l'effigie de son maître. Un maître des requêtes, intendant
d'armée, fit bien mieux, car il condamna les chevaux d'un homme comme
cela à tirer à la charrette de M. l'intendant.

Il étoit dévoué au ministère[31]. A la vérité, quand le cardinal de
Richelieu lui fit exercer par commission la charge de lieutenant
civil, il acquit beaucoup de réputation, et ôta bien des abus. A vivre
en saint, comme on dit, mais ce n'est pas en saint de paradis, la
charge peut valoir vingt mille livres; il n'en tiroit que six: aussi
n'avoit-il rien donné pour cela; au lieu que Moreau avoit emprunté
pour être lieutenant civil. On disoit: «Cet homme s'acquitte bien de
sa charge,» car il voloit en diable et demi.

  [31] Il étoit mal avec le chancelier et avec Bullion, à qui il
  dit en plein conseil, qu'il seroit ravi d'avoir la commission de
  lui faire son procès, et qu'il ne le feroit guère languir.
  Bullion alla au cardinal faire ses plaintes, et lui dit qu'il
  falloit que lui ou Laffemas se retirât. On obligea Laffemas
  d'aller aux champs pour six semaines. (T.)

Laffemas n'avoit pas passé pour voleur dans les intendances qu'il
avoit eues. Je crois qu'il avoit les mains nettes[32]. Il étoit
effectivement bonhomme; je ne lui ai jamais vu rien reprocher que ce
que je viens de marquer. J'ai dit qu'il avoit de l'esprit. Il a fait
plusieurs épigrammes; il n'y en a guère de bonnes que les premières
faites. Il n'avoit pas grand jugement, ni grand savoir, ne se
connoissoit que médiocrement aux choses, et avoit assez des défauts du
peuple. Il s'avisa mal à propos d'aller faire des stances, en 1650,
pour montrer que la Fronde n'avoit fait que du mal. On lui répondit
avec ce titre: _Au Mazarin enfariné_; mais, quand on imprima la
réponse, on ôta le titre.

  [32] Tardieu, lieutenant-criminel, l'alla accuser en plein
  conseil. «Il ne se contente pas, messieurs, dit-il, d'avoir sa
  charge pour rien, il empiète sur la mienne qui me coûte si cher.»
  Le chancelier, Bullion et tous les pendards étoient pour Tardieu.
  Laffemas répondit: «Je n'ai que deux mots à dire pour confondre
  M. le lieutenant-criminel. Un marchand de la rue Aubry-Boucher
  avoit quinze mille livres en argent dans un petit coffre-fort:
  des voleurs rompent sa boutique, entrent et emportent le coffre.
  Ils n'étoient pas encore à cinquante pas que des gens qui
  partoient à la petite pointe du jour viennent à passer par cette
  rue: les voleurs ont peur, et laissent le coffre sur une
  boutique. Un marchand se lève de bon matin, et trouve ce coffre;
  il vient me présenter requête, dit qu'il est prêt de le rendre à
  qui il appartient, et demande quelque chose pour son droit
  d'avis; le maître se trouve, et se présente avec la clef et le
  bordereau des espèces; je fais ordonner cinquante écus pour le
  droit d'avis. N'est-ce pas une affaire civile? Pour les voleurs,
  que M. le lieutenant-criminel les pende, je les lui abandonne;
  mais qu'a fait ce pauvre coffre-fort pour tomber entre ses
  mains?» Tout le monde se mit à rire, et Tardieu fut baffoué. (T.)

Il avoit épousé la fille d'un riche notaire, nommé Haudessens; il en
eut bien des garçons et bien des filles. Il ne leur donnoit rien, et
ne maria jamais que deux filles. L'aîné de ces garçons étoit
conseiller à Metz; il fut six ans sans lui parler, quoiqu'il mangeât à
sa table, lui qui parloit tant aux autres gens. Il avoit un fils qu'on
appeloit l'abbé. Ce garçon a de l'esprit, fait des bagatelles en vers
assez bien; il fit plusieurs épîtres contre le Mazarin, durant la
Fronde; mais il a l'honneur de n'avoir pas un grain de cervelle. Il le
fit mettre en sa jeunesse à Saint-Victor. Le père disoit: «C'est un
débauché, il a fait _les Feuillantines_[33].» Le fils disoit: «C'est
un vieux bourreau.»

  [33] _Voyez_ plus haut, page 19 de ce volume, la chanson dite
  _des Feuillantines_, sur la présidente Lescalopier.



HAUDESSENS.


Le fils de ce notaire, dont nous venons de dire que Laffemas avoit
épousé la fille, étoit bien fait et avoit quelque esprit; mais il
étoit hâbleur et étourdi pour le moins autant qu'un autre. Il disoit
quelquefois de plaisantes choses; il se fourroit partout. On dit qu'il
n'a pas été malheureux en amourettes; on l'appeloit le marquis de la
Barre-du-Bec, parce que son père, qui étoit homme habile et homme de
bien, y logeoit. Coursy-Aubry et Haudessens prirent une telle aversion
l'un pour l'autre, qu'ils se sont battus plusieurs fois à coups de
poing, et quelquefois à coups de bâton. Haudessens fut le dernier à
bâtonner l'autre, et puis s'en alla en Espagne. Ils étoient assez bon
nombre de François. Il persuada aux autres de faire passer quelqu'un
d'entre eux pour marquis, et que les autres se diroient ses suivants;
que sous ce prétexte ce marquis de comédie seroit reçu partout, et
qu'eux par conséquent verroient bien plus à leur aise tout ce qu'il y
avoit à voir. Les autres y consentirent, et le choisirent pour faire
le marquis. Il arriva à Madrid lorsque M. de Rambouillet y étoit
ambassadeur extraordinaire. Il alla chez lui tout couvert d'or, et lui
conta l'invention dont il s'étoit avisé; après il le pria de ne le pas
découvrir. M. de Rambouillet en rit, et à une course de taureaux il
lui fit donner un échafaud; il le dit pourtant au comte-duc, et au
Roi même, qui trouvèrent cela assez plaisant, et le laissèrent jouir
de sa grandeur imaginaire. Il prit un valet espagnol qui le quitta à
Paris, en lui disant: «Vous n'êtes point gentilhomme, et moi je suis
soldat.» C'est quelque chose en Espagne, _soldado del Rey_.

Il alla après à Constantinople, où il s'avisa de _vagheggiare_[34] les
sultanes autant qu'il lui étoit possible; et, comme il rôdoit autour
du sérail, on le prit et on lui donna bon nombre de coups de latte. Il
disoit qu'il avoit quatre-vingt-une religions, et qu'il les trouvoit
aussi bonnes l'une que l'autre. Depuis, il se maria à Montpellier, où
il se fit maître des comptes et conseiller de la cour des aides; tout
cela est ensemble.

  [34] _Vagheggiare_, lorgner.

En ce pays-là il eut une querelle. Un homme l'attaqua l'épée à la
main. Lui qui n'en avoit point se jeta à corps perdu sur cet homme et
lui ôta son épée. «Hélas! disoit-il en racontant cet exploit, jamais
je ne fus si étonné que de me trouver vaillant.»



BEAULIEU-PICART.


La famille des Picart est une des plus anciennes de la robe. Il y a
des grotesques comme dans toutes les maisons où l'on se pique de
noblesse. Il disoit: «Je ne sais quelle reine Blanche épousa en
cachette un Picart, dont ils viennent.» Son père mourut pauvre par
mauvais ménage, et laissa assez d'enfants. Ils étoient trois frères et
trois sœurs. L'aîné de tous étoit un garçon bien fait; il se poussa à
la cour; il étoit adroit à toutes choses, et principalement à dresser
toutes sortes d'oiseaux. Cela fit ombrage à M. de Luynes, qui
commençoit à se mettre bien dans l'esprit du Roi. En effet, il lui fit
dire que le Roi ne le voyoit pas de trop bon œil, et qu'il feroit
bien de se retirer. Il donna dans le panneau; il fit le froid avec le
Roi, qui le chassa enfin. Ce fut lui qui mit ses frères dans le jeu,
disant que, par le jeu, des jeunes gens qui n'avoient guère de bien
s'introduisoient partout et trouvoient moyen de subsister.
Beaulieu-Picart, dont nous écrivons l'historiette, s'y rendit fort
adroit et pipoit aussi bien qu'homme de France. Son aîné avoit un
maître à piper, et tous les grands joueurs s'en escriment. Ils disent
que c'est pour s'empêcher d'être trompés. Cet aîné mourut à vingt-cinq
ans, après avoir été long-temps incommodé d'un coup que lui donna
Souscarrière. Pour avoir prétexte de se battre, sans encourir la peine
de l'édit, ils firent semblant de se quereller sur un coup en jouant
à la paume; ils prennent leurs épées qui étoient sous la corde;
Beaulieu passe et va à Souscarrière, qui recula jusqu'à la grille, et
là, par un coup de prévôt de salle, le blesse et lui fait tomber son
épée. Le blessé enrageoit, car il ne faisoit nul cas de l'autre, et ne
voulut jamais s'accommoder que Souscarrière n'avouât qu'il avoit
reculé jusqu'à la grille.

Beaulieu-Picart, pour sauver la charge de son aîné qui étoit
ordinaire[35] chez Monsieur (il n'avoit voulu disposer de rien), se
met dans le lit comme s'il eût été le malade, et dicte un beau
testament; le voilà ordinaire chez Monsieur. Tout ce qu'il put avoir
de cette charge et tout ce qu'il pouvoit attraper d'ailleurs, car ç'a
toujours été un homme de bien, tout cela s'en alloit en braverie.
C'étoit un garçon fort bien fait, fort propre, et qui ne manquoit pas
d'esprit. Foucault, depuis conseiller au parlement en la place de son
père, devint amoureux d'une de ses sœurs, et l'épousa en dépit de
tout le monde. Il auroit bien mieux fait d épouser la fille du clerc
de son père, qui avoit quatre cent mille livres de bien, car il ne
prêteroit pas sur gages comme il fait, pour se récompenser, dit-il,
d'avoir épousé une femme par amour. Il disoit une fois à ce
secrétaire: «Je veux bien que vous sachiez que je suis le soleil
levant, et que mon père n'est que le soleil couchant.» Depuis cela,
Patru, qui en sa petite jeunesse étoit de leurs amis, pour dire le
soleil couchant, disoit toujours: «M. Famant le père.» Durant la
colère de son père il faisoit toujours des harangues, et il disoit:
«Si on m'appelle au parlement, vraiment je sais bien ce que je
dirai.--Hé! que diras-tu? lui disoit Patru.--Je dirai ma femme est ma
femme, car je l'ai épousée.»

  [35] Gentilhomme ordinaire.

Beaulieu se mit en ce temps-là à faire l'amour à la fille de
Francini[36], à qui Patru donna le surnom de Petit Ange, tant elle
étoit jolie. C'est aujourd'hui la veuve de Du Peray, frère du
président Le Bailleul, gouverneur de Corbeil, que le feu Roi appeloit
Plante-Bourde. Patru, Perreau, le trésorier de France, et Beaulieu en
étoient tous trois un peu épris. Les deux autres, voyant que Beaulieu
étoit le plus épris, la lui cédèrent, c'est-à-dire n'allèrent point
sur ses brisées. Un jour qu'elle lui avoit donné rendez-vous pour un
moment à la porte de la rue, tandis qu'on servoit sur table, elle lui
dit: «Dépêchez-vous, car il faut que je m'en _vase_ souper.--Que je
m'en _vase_, reprit-il; Jésus! comme vous parlez!» Il ne fit que se
moquer d'elle d'avoir dit ce méchant mot, lui qui avoit été si
long-temps à avoir cette petite audience, et qui savoit bien qu'on
parloit de la marier. Une autre fois il n'avoit fait que de
l'entretenir des _reines Blanches_ de sa race. Je me souviens qu'on le
faisoit passer pour un garçon qui écrivoit bien, et c'étoit Patru qui
lui faisoit toutes ses lettres.

  [36] Fontainier italien. (T.)

Il apprit à faire la petite voix, comme l'_Esprit de Montmartre_[37],
et, avec cette invention, il a fait cent espiégleries et cent
escroqueries. Il eut une fâcheuse affaire, car il se trouva à un vol
d'argent du Roi; et, s'il n'eût eu bon bec et bien des parents dans le
parlement, il en tenoit; mais on gagna les témoins. Au bout de
quelques années de campagne, car il fallut aller à la guerre pour
purger un peu sa réputation, un de ses parents, qui, faute de bien,
avoit été contraint de se faire curé-prieur de la Haute Maison, en
Bourgogne, lui donna avis que M. de la Haute Maison, gentilhomme de
quinze mille livres de rente, n'avoit qu'une fille à qui, non plus
qu'à sa femme, il ne faisoit manger que des croûtes; qu'il y falloit
songer, et qu'il l'allât trouver en Bourgogne. Il y fut, et fit
connoissance avec elle. Depuis, il arriva par bonheur que Foucault fut
rapporteur d'un procès de ce gentilhomme. On vient à Paris; la fille
ne bougeoit de chez madame Foucault, à qui le curé l'avoit
recommandée. Là, Beaulieu s'en fit aimer. Il étoit beau, et elle
n'étoit point belle. Il fut question d'épouser en cachette; un prêtre
de Saint-Innocent fit l'affaire pour cent pistoles; par l'avis de
Patru, il se saisit de l'extrait baptistère: le mariage fut consommé
chez sa sœur Foucault. La sœur de Beaulieu, celle qui n'est point
mariée, faisoit la sentinelle à la porte. Le procès gagné, elle
retourne avec son père et sa mère en Bourgogne, où elle s'ennuyoit
fort de n'avoir point son mari, qui étoit d'avis d'attendre que le
père ou la mère qui étoient vieux allassent en l'autre monde. Pour
déterminer son mari à venir la rejoindre, elle feignit qu'on la
vouloit marier. Beaulieu consulte avec ses sœurs, et ils prenoient de
_fichues_ résolutions, quand Patru y arriva, à qui il dit qu'il étoit
résolu de l'enlever. «Il faut donc, lui dit cet ami, avoir vos alibi
bien prouvés.» Et il lui en dit les moyens. Beaulieu part et l'enlève.
Il ne la mena d'abord que dans un bois, à demi-lieue de la maison, où
elle passa la nuit; lui cependant galope au prochain bourg, y bat
exprès un valet d'hôtellerie; en sort aussitôt; va à un autre, y fait
encore quelque désordre, et ainsi à un troisième, afin qu'il y eût
bien des procès-verbaux contre lui. Il étoit bien accompagné; il
faisoit des insolences impunément. Le lendemain matin il alla
reprendre sa femme et la mena à Paris chez madame d'Elbœuf, qui lui
donna une chambre, sans s'informer pourquoi la jeune Beaulieu gardoit
sa belle-sœur, et il n'y entroit que lui. Le beau-père l'accusa de
rapt; mais il fut condamné aux dépens. Depuis, on les accommoda; mais
le vieillard, qui ne valoit guère mieux que son gendre, mit dans
l'accommodement qu'on ne lui demanderoit aucune dot. Beaulieu vint au
conseil à Patru, qui lui dit: «Allez-vous-en chez lui avec bien du
train; il s'en ennuiera bientôt, et là peut-être lui persuaderez-vous
de vous céder quelque rente, ou quelque maison. (Il avoit une rente
sur M. d'Angoulême, qui avoit été rachetée.) Vous lui direz:
«Monsieur, vous ne tirez rien de cette rente; et vous avez souffert
qu'on s'emparât à vil prix de cette maison que vous aviez vers
Orléans. Cédez-moi ces deux pièces, et, par le moyen de mes
beaux-frères et de mes autres parents du parlement, j'en tirerai bien
quelque chose.» Mais, gardez-vous bien, dit Patru, de laisser la
minute de la donation chez le notaire du village, car le bonhomme la
retireroit d'autorité.» Il va chez son beau-père avec une meute de
chiens courants anglois qu'il avoit gagnée à un Anglois à qui auroit
le cheval le plus vite. Beaulieu et cet Anglois avoient quelquefois
dupé les sots, et on sait qu'ils s'entendoient ensemble, et
profitoient des paris que l'on faisoit. Le beau-père en fut bientôt
las, et lui fait la donation. Beaulieu retire la minute, et va à M.
d'Angoulême qui le paie d'une quittance. Il va à cette terre; on lui
montre un contrat de vente en bonne forme; il présente requête, expose
que son beau-père l'a trompé; ordonné qu'il donneroit en autre nature
de biens ce à quoi montoit ce qu'il avoit donné. Il fut donc contraint
de lui donner la terre de Senelé de huit cents écus de revenu. Dans
cette terre, il faisoit apparemment la fausse monnoie, rançonnoit ses
paysans, mais les exemptoit de gens de guerre, troquoit des chevaux,
et avoit trois fois plus de train qu'il n'en pouvoit nourrir en homme
de bien. Il se faisoit craindre par sa _fanfare_, et ne voyoit point
M. le Prince, parce que, disoit-il, il se moque des gentilshommes.

  [37] _Voyez_ plus bas, p. 49.

Il mourut, il y a trois ans, à Rouen, en poursuivant un procès. Depuis
la mort de son beau-père, Patru avoue qu'il étoit embarrassé de cet
homme; qu'il avoit honte qu'on le vît chez lui; mais qu'il ne pouvoit
s'en défaire à cause de la vieille connoissance.

De ses deux autres sœurs, l'aînée épousa un baron de Maudestour, un
diable qui, ayant dessein d'étrangler sa première femme pour épouser
une de ses proches parentes, alla s'informer avant combien il lui
coûteroit pour la dispense, étrangla effectivement sa femme, mais
n'épousa point cette parente. Je ne sais pourquoi ce diable la laissa
veuve. La dernière alla demeurer avec son frère en Bourgogne. Avant ce
mariage, et dans leur grande misère, une de ses cousines nommée
Charpentier, qui avoit épousé Dalibert, aujourd'hui surintendant de la
maison de M. d'Orléans, pour trouver de quoi l'assister, s'avisa de
dire à Dalibert que toutes les servantes ferroient la mule, qu'elle
vouloit aller elle-même au marché. Et elle se chargea de tout ce soin
pour épargner, afin de donner à sa cousine.



L'ESTOILE[38]

ET SAINT-THOMAS.


L'Estoile, l'Académicien, étoit fils d'un audiencier de la
chancellerie[39]; mais d'une des plus anciennes familles de Paris,
jusques à y trouver un chancelier de France[40], il y a long-temps. Il
avoit eu quelque bien de patrimoine, mais il en mangea une bonne
partie en amourettes. Il en contoit à la fille d'un procureur nommé
Sandrier: elle étoit jolie, mais fort coquette; elle prenoit son
argent, se moquoit de lui, et en aimoit d'autres. A la vérité c'étoit
un visage extravagant et difforme tout ensemble. Beaulieu-Picart, qui,
comme nous venons de voir, étoit honnêtement insolent, se voulut
mêler aussi de la cajoler. Il y fut un jour avec Patru; il y avoit
ordre de lui dire qu'elle n'y étoit point; cependant, la porte étant
ouverte, il demande à se reposer dans la salle; là il se met à pester,
et vouloit rompre les vitres. Patru, pour le détourner de cette folie,
lui dit: «Beaulieu, je te prie, faisons réponse aux vers que l'Estoile
a mis sur le luth de sa maîtresse[41].» Voici les vers:

    Je dois bien faire des jaloux
    Lorsque je baise devant tous
    Le sein de ma belle maîtresse.
    Aux amants qui sont sous sa loi
    Elle fait bien quelque caresse;
    Mais elle n'embrasse que moi.

Ils mirent au-dessous, et ce fut de la main de Beaulieu:

    Que te sert de baiser le sein
    De ta belle maîtresse?
    Insensé tu...... en vain,
    Et te flatte d'une caresse;
    Car jamais tu n'iras
    Ni plus haut ni plus bas.

  [38] Claude de L'Estoile, membre de l'Académie françoise, mort
  vers 1652.

  [39] Pierre de l'Estoile, audiencier de France, devenu célèbre
  par le livre Journal sur lequel il inscrivoit l'événement de
  chaque jour. Les Mémoires qu'il nous a ainsi laissés sont un des
  ouvrages les plus curieux qui nous restent sur les règnes de
  Henri III et de Henri IV.

  [40] La mère de Pierre de L'Estoile étoit fille de François de
  Montholon, garde des sceaux sous François Ier. Il n'y a pas eu de
  chancelier de L'Estoile.

  [41] Elle chantoit aussi et dansoit fort joliment; elle avoit de
  l'éclat et étoit fort agréable. (T.)

L'Estoile a avoué depuis qu'il en pensa enrager, qu'il ratissa le mot
déshonnête, et qu'il fut tenté de se battre contre Beaulieu; mais je
m'arrêtai en disant: «Il me battra et se moquera doublement de moi.»
Il passa maintes nuits à la porte de sa maîtresse, car il étoit
poétiquement amoureux. Après, il se maria aussi poétiquement avec la
fille d'un procureur, car ces filles de procureur lui étoient
fatales[42], et celle-ci n'avoit point de bien. Il en fut si jaloux
qu'elle mourut du chagrin que lui donnèrent les bizarreries de son
mari. Il y avoit quelque chose d'extravagant dans cet esprit-là.
D'abord il parloit de lui comme d'un écolier; puis pour peu qu'on le
mît en train, il se mettoit au-dessus de Malherbe. Il y a pourtant
bien à dire, et il ne savoit presque rien. Jamais il ne lui prenoit
envie de vous dire des vers que dans les rues ou sous quelque porte,
et il ne travailloit qu'après avoir fait fermer tous les volets et
allumer de la chandelle, quand même c'eût été en plein midi. Jamais
homme n'eut plus l'air et l'esprit d'un poète que celui-là. Un jour
chez Gombauld un gentilhomme saintongeois demanda à Gombauld s'il ne
connoissoit point un tel qui faisoit si joliment des vers: «Non,» dit
Gombauld. L'Estoile, qui se promenoit dans la chambre, et qui n'avoit
pas desserré les dents, dit comme s'il eût prononcé un arrêt: «C'est
un grand malheur à un homme qui se mêle d'écrire, que nous ne le
connoissions point.» Chez Malleville, il foula aux pieds, comme un
monstre, une méchante pièce dont Malleville se divertissoit, et
prononça anathème contre elle d'un ton de voix foudroyant.

  [42] Je ne sais s'il se repentoit d'avoir eu affaire avec des
  procureurs, mais ayant été poussé assez incivilement au Palais
  par un procureur, il demanda son nom. «Il s'appelle Fléau, lui
  dit-on.--Vraiment, ce nom ne lui convient pas mal; je serois
  d'avis, dit-il, qu'on appelât ainsi tous les procureurs.» (T.)

Un jeune auteur[43] lui lisoit un jour une pièce de théâtre[44]. Il
écouta les deux premières scènes; à la troisième, où un roi parloit,
il s'écria: «Le roi est ivre.» Un soir, comme il rajustoit un vers en
se retirant, on lui prit son chapeau; il ne s'en avisa que quand il
eut trouvé le mot qu'il cherchoit, et après il se mit à crier: _Aux
voleurs_; mais il n'étoit plus temps. Il n'étoit point âgé quand il
mourut; sa maladie fut bizarre, car tout est bizarre en lui. Il
s'étoit mis en fantaisie de ne manger que des confitures, et cela lui
causa une indigestion étrange: il rendoit les choses comme il les
prenoit, et ne sentoit point de douleur. Il en trépassa pourtant. On
dit que, par résignation à la volonté de Dieu, il donna tous ses vers
à un janséniste. Je ne sais ce que ce janséniste en a fait[45].

  [43] Le Clerc. (T.)--Michel Le Clerc, de l'Académie françoise. On
  ne connoît de lui que deux tragédies, _la Virginie romaine_, et
  _l'Iphigénie_, qu'il eut la maladresse de faire représenter peu
  après celle de Racine.

  [44] _Ramire._ (T.)

  [45] Les poésies de L'Estoile sont éparses dans les Recueils du
  temps. On a de lui _la Belle Esclave_, tragédie, 1643, et
  _l'Intrigue des filoux_, comédie, 1648.

Pour la Sandrier, elle eut bien des galants. Saint-Thomas, qui
faisoit, en Savoie, la charge de conseiller d'État, étant ici, en
devint amoureux, et l'emmena en Savoie, lui promettant de l'épouser,
afin de l'ôter aux autres. Elle prétend qu'il l'a épousée, mais qu'il
lui a volé toutes les pièces justificatives de leur mariage. Pour moi,
je ne le crois pas. Elle ajoute qu'il l'a voulu empoisonner: elle a
tâché d'en tirer quelque chose en plaidant; mais je pense qu'elle n'en
a guère eu. Elle revint à Paris il y a bien dix-sept ans, où elle se
mit à chanter des airs italiens; elle avoit appris à Turin. Elle fit
bien du bruit, mais cela ne dura guère; plusieurs trouvent même
qu'elle chante mal, car c'est tout-à-fait à la manière d'Italie, et
elle grimace horriblement; on dirait qu'elle a des convulsions. Elle
est fort fardée, et se mêle d'esprit. Je ne sais comment elle
subsiste. Autrefois elle a eu quelques galants. Le président de Thou
d'aujourd'hui en a été un. Peut-être a-t-elle épargné quelque chose.



L'ESPRIT DE MONTMARTRE ET RACONIS[46].


Un nommé Collet, qui demeuroit au faubourg Montmartre, fut surnommé
_l'Esprit de Montmartre_, à cause qu'avec une petite voix qu'il
faisoit, il sembloit que ce fût un esprit qui parlât de bien loin en
l'air[47].

  [46] Charles-François d'Abra de Raconis, né vers 1580, au village
  de Perdreau, près de Montfort-l'Amaury, évêque de Lavaur, en
  1639, mort en 1646.

  [47] Il paroît que le nom de ventriloque n'étoit pas connu alors.

Avec cette voix, il a fait dire bien des messes pour tirer des âmes du
purgatoire; il a pensé faire mourir des gens de peur, et a fait venir
la fièvre à d'autres. Une fois le cardinal de Richelieu, qui se
vouloit railler de celui qui a été évêque de Lavaur, que les
Jansénistes ont si bien étrillé, fit que cet homme se fourra dans la
foule de ceux qui accompagnoient le cardinal aux Tuileries, du nombre
desquels étoit notre évêque. Il se mit au milieu de la grande allée à
appeler: «_Abra de Raconis! Abra de Raconis!_» c'est son nom. Tout le
monde avoit le mot. Raconis, s'entendant nommer, tourne la tête, mais
ne dit rien pour cette fois. La voix continue: il commença à
s'épouvanter. Enfin, tout d'un coup il s'écrie: «Monseigneur, je vous
demande pardon si je perds le respect que je dois à Votre Eminence; il
y a déjà quelque temps que je me contrains: j'entends une voix dans
l'air qui m'appelle.» Le cardinal et tous les autres dirent qu'ils
n'entendoient rien. On prête silence, et la voix lui dit: «Je suis
l'âme de ton père qui souffre il y a long-temps en purgatoire, et qui
ai eu permission de Dieu de te venir avertir de changer de vie.
N'as-tu pas de honte de faire la cour aux grands, au lieu d'être dans
les églises?» Raconis, plus pâle que la mort, et croyant déjà avoir le
diable à ses trousses, proteste qu'il n'est à la cour qu'à cause que
Son Eminence lui avoit fait espérer qu'il lui pourroit rendre ici
quelque service; mais, etc. Après qu'on s'en fut bien diverti, on le
mena à son logis où il pensa mourir de frayeur, et on fut plus de
quatre jours avant que de le pouvoir désabuser[48]. Le cardinal en eut
quelque petite honte, et, le faisant évêque, lui envoya ses bulles
gratis. Dès qu'il fut évêque, il prit un page. Il donna son nom de
Raconis à un hameau qui s'appeloit Perdreau, près de Montfort-l'Amaury.
Là, il a bien fait de la dépense fort mal à propos, car sa maison ne
vaut pas l'entretien, et il l'a substituée à son neveu, sans avoir
payé ses dettes[49]. Une de ses plus belles qualités étoit de bien
jouer au ballon; il étoit gentilhomme. Il confessa à un de ses amis
dans la maladie dont il est mort que le déplaisir d'avoir été si
malmené par ces messieurs de Port-Royal le mettoit au tombeau[50].

  [48] Cette anecdote semble être la plus ancienne de toutes celles
  qui se rattachent à la bizarre faculté des ventriloques.

  [49] Morery fait naître Abra de Raconis _au château de Raconis_,
  que cet évêque a bâti dans sa vieillesse. Il en fait même un
  grand prélat, et c'est comme cela qu'on écrit l'histoire!

  [50] Raconis, auteur d'une philosophie imprimée en 1617, se
  montra fort opposé aux Jansénistes. Despréaux l'a cité dans le
  quatrième chant du Lutrin.

      ...... Alain, ce savant homme,
    Qui de Bauny vingt fois a lu toute la Somme,
    Qui possède Abéli, qui sait tout _Raconis_,
    Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.

Ce même Collet fit un tour tout pareil, et au même lieu, à M. Mangot,
maître des requêtes. Il le fit mettre à genoux comme Raconis.
Neufvillette avoit dans son régiment de chevau-légers un cavalier qui
faisoit la petite voix, et se faisoit apporter par les paysans, où il
lui plaisoit, leur argent, leurs habits, tout ce qu'ils avoient, et
puis l'alloit prendre quand ils étoient partis.



MADAME DE MONTANDRE.


La veuve du baron de Montandre est une petite femme qui peut encore
passer pour belle; mais, ce qu'elle a de plus beau, c'est les mains.
La Reine, qui s'en pique, et avec raison, les voulut voir. Entre
autres belles choses qu'elle dit à Sa Majesté, elle lui dit: «Ah!
madame, que vous avez l'esprit _pénétratif_.» Il n'y a jamais eu de
plus extravagante créature. Elle va par pays avec des habits de
Cléopâtre, je veux dire de la force de ceux des comédiennes, quand
elles représentent quelque grande reine. Elle a quelquefois dix ou
douze officiers vêtus de velours ou de satin noir, avec de petites
bottes comme des gens de ville, et ils la suivent à cheval à ses
journées; l'un est joueur de luth, l'autre violon, l'autre musicien,
parfumeur, distillateur, etc. Sur son lit, dans les hôtelleries, elle
a plus de vingt carreaux. Elle fut une fois deux jours à un petit
bourg du bas Poitou, nommé Bressuire, où il n'y a qu'un cabaret
borgne; elle s'y promenoit en carrosse avec une femme-de-chambre laide
comme le diable au côté d'elle et un joueur de luth au-devant, et
changeoit trois fois d'habit par jour. La dernière fois qu'elle vint à
Paris, l'argent lui manqua dès Orléans; comme elle s'en retournoit à
la province, elle fit marché à un batelier pour la conduire et la
nourrir elle et tout son monde, jusqu'à Ussé, entre Tours et Saumur.
Le batelier, qui savoit qu'elle avoit la moitié à cette terre, s'y
accorda. Le fermier vint au-devant d'elle et capitula à quatre-vingts
pistoles, pourvu qu'elle n'entrât point dans le château. Elle n'a pas
plus tôt l'argent, qu'elle y entre, fait battre les grains, et en vend
le plus qu'elle peut. Son mari l'avoit fort tenue de court. On le
blâmoit; mais, à cette heure, on l'excuse.



MADAME DE CHAMPRÉ

ET LES AUTRES DAMES DE NOYON.


Madame de Champré est fille d'un conseiller au parlement, nommé Henri;
mais il portoit le nom de la terre de Gerniou. Sa mère avoit été
mariée en premières noces avec un secrétaire du Roi, si je ne me
trompe, qu'on appeloit La Fontaine, et en avoit eu deux garçons. La
mère fut galante en son temps; mais non pas en comparaison de la
fille; car, dès treize ans, elle fut débauchée par un homme qui lui
montroit à jouer du luth, et on dit que le père, à la chaude, intenta
un procès contre cet homme qu'il ne poursuivit pas ensuite.

Après la mort de son père, elle fut mariée au fils de Ferrier, qui
avoit été ministre; ce garçon étoit lieutenant de l'artillerie.
Ferrier s'en contenta, et lui fit de grands avantages en l'épousant.
Elle étoit belle et friande.........; cela ne dura guère. Les
parents, qui, comme vous avez vu, sont fort avares, enrageoient de
payer un gros douaire à une si jeune femme; il y eut procès. En voyant
ses juges, un d'eux devint amoureux d'elle, c'est Mesnardeau Champré.
Il étoit veuf, et n'avoit pas été trop heureux en premières noces. Sa
femme, qui étoit demoiselle, l'avoit toujours méprisé, et il n'en
avoit point eu d'enfants; il étoit riche; il avoit cinquante ans,
petit, de fort mauvaise mine, et à tel point, qu'un laquais lui donna
un soufflet au Palais, le prenant pour un huissier de la chambre des
eaux et forêts. Il le fit emprisonner, et lui pardonna lorsqu'il ne
tenoit qu'à lui de le faire pendre; c'étoit un bon conseiller, mais
c'étoit tout. Un jour il dit à la belle veuve qu'il falloit qu'elle se
remariât, et que si elle l'en vouloit croire l'affaire seroit bientôt
faite. «Je connois, dit-il, un conseiller....» Il se dépeint. Elle vit
facilement que c'étoit de lui-même qu'il vouloit parler; et, après y
avoir pensé, elle accepta le parti. Je pense que ce qui la fit
résoudre, ce fut qu'un conseiller accrédité viendroit à bout de toutes
les affaires qu'elle avoit, bien mieux qu'un autre homme. Ce qui
arriva. Un an, ou environ, après, elle alla faire une promenade à
Courance[51], où étoit Poinville, cadet de Gallard, maître de cette
maison. Ce garçon ne faisoit que sortir du collége, et ne demandoit
qu'à faire galanterie; il étoit riche. Elle, par je ne sais quelle
gaillardise, alla avec madame Aubert, des Gabelles, et quelques autres
jouer du luth, dont elle jouoit aussi bien que personne, dans la
chambre de Poinville qui dormoit; cela l'acheva de vaincre, car déjà
il l'avoit trouvée fort à son gré. Elle avoit bonne mine, n'étoit
point trop grosse en ce temps-là, aux tétons près, grande, fort
blanche par la gorge et par le visage, même trop pâle, le reste n'est
pas de même; et, avec cela, elle dansa bien. Il est vrai que ses
tétons marquoient un peu trop la cadence. Pour la voix, elle l'avoit
d'une harangère ivre, et médiocrement d'esprit. Elle vouloit être
brave; Poinville donnoit; l'affaire fut bientôt conclue. Le mari
amoureux d'elle lui donnoit les violons pour la voir danser.

  [51] Courance étoit un très-beau château du Gâtinois. Il a été
  gravé.

Les frères s'aperçurent bientôt de cette galanterie, et en conscience
cela n'étoit pas difficile; en sorte que Poinville n'osoit plus aller
chez elle. Cela ne plaisoit guère aux amants, qui, pour se voir plus à
leur aise, se mirent d'une partie de promenade qui a bien fait du
bruit. Une madame d'Ecquevilly et une madame de Turgis, toutes deux
jolies, mouroient d'envie d'aller voir Liancourt et Blérancourt[52].
Elles en parlent à leurs galants, Mandat et La Barroullière, tous deux
conseillers au Grand-Conseil. On y ajoute madame de Champré et
Poinville, et pour grands chaperons mesdemoiselles Ogier, deux filles
d'esprit, déjà âgées, sœurs de cet Ogier dont nous avons parlé
ailleurs[53]; point de demoiselles, point de femmes-de-chambre. Les
voilà tous huit dans un carrosse à six chevaux. On dit, pour faire le
conte bon, que madame de Turgis dit à son mari, le plus ancien des
maîtres des comptes, que M. de Champré seroit du voyage, et que les
deux autres dirent à leurs maris que ce seroit Turgis qui les
accompagneroit.

  [52] Le château de Liancourt, auprès de Clermont-Oise, et le
  château de Blérancourt, bâti par Bernard Potier, près de Noyon.

  [53] C'étoient sans doute les sœurs d'Ogier _le Danois_, et du
  prieur Ogier, le prédicateur, dont il a été parlé plus haut dans
  l'article de M. d'Avaux, (tome 3, page 385).

On ajoutoit que quand elles furent parties, les trois maris se
rencontrèrent au palais, et qu'ils furent aussi étonnés que si cornes
leur fussent venues. Comme cette partie étoit faite avec beaucoup de
prudence, elle ne manqua pas d'avoir le succès qu'elle devoit avoir.
La compagnie de M. d'Orléans étoit logée à Noyon. Les officiers, qui
virent de jolies femmes avec des jeunes gens, et qui ne vivoient point
comme s'il y eût eu quelque mari dans la troupe, ne les traitèrent pas
avec tout le respect imaginable. Sur cela on dit à Paris qu'elles
avoient passé par les piques, que les Ogier avoient été pour les
gendarmes, et les trois dames pour les officiers, et que les galants
avoient été malmenés, et avoient eu bien de la peine à retirer leurs
belles des mains des soldats à force d'argent. On en fit une chanson
qui commençoit ainsi:

      Trois jeunes dames
    Sont allées à Noyon;
      Trois forts gendarmes
    Leur y ont pris...
      Les pauvres dames!
    On leur a pris...
      Dedans Noyon[54].

Cette aventure fit tant de bruit, que, pour dire une gaillarde, on
disoit: _Une dame de Noyon_. Pour madame de Turgis, je ne voudrois pas
assurer qu'elle ait conclu; mais c'étoit une des plus fines coquettes
de Paris. Il y avoit un vaudeville qui tranchoit le mot avec La
Barroullière; mais quelquefois les vaudevilles sont aussi mal informés
que les autres gens. Elle eut du déplaisir de ce voyage; mais pour
cela elle n'en fut pas plus prude; à la vérité elle ne fut plus tant
dans le grand monde; elle est morte jeune.

  [54] Il y avoit encore un couplet sur l'air: _La, sol, fa, mi,
  ré, Jacquet_.

    Vous, coquettes de Paris,
    Qui n'êtes pas satisfaites
    De vos cocus de maris,
    En savez-vous la défaite?
    Il faut aller à Noyon
    Avec chacun son mignon.
    D'Ecqvilly, Turgis, Champré
    Vous en diront des nouvelles.
    Qui font la, sol, fa, mi, ré
    Sans en demander congé.

    (T.)

Turgis étoit et est encore la plus grosse bête de toute la chambre. Sa
femme le traitoit fort de haut en bas, ne vouloit point coucher avec
lui. Tous les vingt mois la famille s'assembloit pour l'y obliger, et
c'étoit un enfant fait sans y manquer. Le soir elle l'envoyoit souper,
et elle soupoit seule, sous le prétexte de quelque indisposition; car
elle étoit fort délicate. Il laissoit les gens avec elle, revenoit
après souper et s'endormoit fort souvent. Durant ce temps-là elle
faisoit quelque petite coquetterie; mais elle ne concluoit pas. Lui,
comme elle causoit avec Rambouillet, et ceux au milieu desquels elle
étoit, couloit sa main tout doucement pour lui toucher le bras, et ne
disoit jamais un mot. C'est pour elle que Sarrasin a fait _la
Souris_[55]. Elle étoit jolie; mais elle n'avoit point de belles
dents. Le chagrin du voyage de Noyon l'a tuée; elle n'eut plus de
santé depuis.

  [55] La pièce est intitulée: _Galanterie à une dame à qui on
  avoit donné, en raillant, le nom de Souris_. (_Œuvres de
  Sarrasin_; Paris, 1685, t. 2, p. 146.)

Pour madame d'Ecquevilly, elle avoit aimé Mandat étant fille; et l'on
dit que, dans une grande maladie qu'il eut, elle alla plus de six fois
le voir, la nuit, et, pour cela, il falloit passer le Pont-Neuf; car
M. Sarus, conseiller au Parlement, son père, logeoit sur le quai de la
Mégisserie, et le galant vers les Augustins. Perrachon[56], partisan
huguenot, n'étoit pas mal avec elle. Elle étoit cajolée d'assez de
gens. Ecquevilly, fils de ce M. de Boinville (Hennequin) qui fut
trouvé caché sous le lit de la Reine-mère, dont il étoit amoureux[57],
l'épousa; il portoit l'épée. Au retour, je vous laisse à penser si
Poinville voyoit facilement sa dame. Ils n'eurent pas l'esprit de
trouver une confidente, et cette sottise fit un jour un grand
scandale. Madame de Champré, qui apparemment avoit eu des nouvelles de
son galant, alla exprès jouer chez la présidente de La Barre, sa
voisine, qui alors étoit retirée chez M. de La Gallissonnière, son
père, au coin de la rue du Bouloi dans la rue Coquillière; car tout
cela est nécessaire à savoir: c'étoit un peu après la Saint-Martin.
Sur les sept heures du soir un petit laquais lui vint dire un mot à
l'oreille; il avoit un flambeau. Elle se lève aussitôt, dit qu'elle
avoit un peu affaire, et donne son jeu à un autre. La présidente, qui
lui portoit envie, fit appeler un de ses cousins, nommé le chevalier
Barin (c'est le nom de la famille de La Gallissonnière), jeune garçon
plein de cœur, et qui en avoit voulu conter à la dame, et le prie de
la suivre. Il part un moment après, et la trouve le dos contre le coin
de la rue Coq-Héron, contiguë à celle du Bouloi, et Poinville........
devant elle. Il fit semblant de venir de la ville, et lui dit d'un
ton étonné: «Jésus! madame, que faites-vous là?» Poinville, qui
l'avoit d'abord reconnu, car il le craignoit, et la nuit étoit
assez claire, s'étoit avancé vers la rue du Bouloi qui va à la
Croix-des-Petits-Champs, et elle le suivit sans rien répondre. Le
chevalier lui offrit la main; elle ne voulut pas qu'il la menât, et,
ainsi dans la crotte, et sans flambeau, ils allèrent jusqu'à la Croix.
Là un homme de Poinville lui vint dire: «Madame, on vous attend.» Le
chevalier lui dit: «Que son maître la vînt chercher s'il vouloit, et
qu'il n'étoit guère civil.» Voyant cela, elle fut contrainte de
revenir chez elle, et le chevalier la quitta quand elle fut près de
son logis. Les gens de Poinville l'avoient toujours côtoyé jusque là,
et la belle, quoi qu'il fît, ne lui voulut jamais dire une parole. La
servante, qui lui vint ouvrir, s'écria, la voyant ainsi crottée, et
elle, qui n'eut pas l'esprit de se laisser tomber, comme si elle eût
fait un faux pas, lui dit qu'elle avoit tant tournoyé, pour trouver la
porte, qu'elle s'étoit ainsi gâtée. Notez qu'il n'y avoit qu'une
maison entre deux, et qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on l'eût
laissée sortir sans lui éclairer; mais, comme j'ai remarqué, son
laquais avoit un flambeau.

  [56]

    La Sarus aime Perrachon,
    Encor qu'il ait l'œil de cochon.
    Cette fille aime qui la paie;
        Daye dandaye,
        Daye dandaye.

    (T.)

  [57] C'étoit un maître des requêtes. Il faisoit des présents à la
  Reine, qui les renvoyoit à sa femme. Une fois il se fit mener
  dans une charrette de paille, de peur qu'on ne le découvrît, à
  une maison où étoit la Reine. Elle ne voulut pas qu'on lui fît
  rien quand on le trouva sous son lit.

    (T.)

La présidente de La Barre conta cela à tout le monde. Un maître des
requêtes crut être obligé d'en avertir le bonhomme Champré, qui s'en
plaignit aux deux frères de sa femme; et, comme l'aîné lui eut
remontré qu'il étoit trop bon, il lui promit de faire tout ce qu'il
voudroit. Ce garçon lui fit promettre de ne parler à sa femme de six
jours, et de lui témoigner, par toutes ses actions, qu'il étoit fort
en colère: «Et cependant, lui dit-il, je parlerai à ma sœur.» Trois
jours ne furent pas plus tôt passés, que ce pauvre homme alla trouver
son beau-frère, et le pria de se dépêcher: «Car, lui dit-il, je ne
saurois bouder si long-temps.» Le frère lui promit de voir la dame
avant midi. Il y fut, et la fit pleurer. Le mari, qu'elle appeloit
_Petit-Cœur_, survint, la belle étant encore en larmes. A ce
spectacle le cœur grossit à _Petit-Cœur_, et, pleurant à son tour,
il lui dit qu'il la prioit de lui pardonner sa cruauté, et que c'étoit
son frère qui lui avoit fait faire.

La crainte que le galant avoit des frères lui fit trouver un lieu où
la voir; mais comme cette femme lui coûtoit furieusement, car elle
étoit magnifique, et jouoit gros jeu, il se lassa de la dépense, et
ensuite il se fit conseiller à Toul, où j'ai ouï dire qu'il étoit
aussi sot qu'à Paris. Depuis elle se vantoit que Toré lui avoit voulu
donner un collier de douze mille écus, mais je n'en crois rien; elle
n'étoit pas si sotte que de le refuser. Elle alla quelque temps après
à La Chapelle[58], entre Lagny et Coulommiers, chez la veuve de Camus,
procureur-général de la cour des aides, celle qui entretenoit Tillier,
aujourd'hui intendant des finances, qu'elle a épousé depuis. Elle y
perdit tout son argent, à un quart d'écu près. Il lui prit une vision
de dire qu'elle donneroit ce quart d'écu à celui de tous les jeunes
gens qui étoient là, qui auroit le plus beau c... Aussitôt les voilà
tous chausses bas. Elle jugea que Bermont, conseiller au
Grand-Conseil, méritoit le quart d'écu. Il y a eu un vaudeville:

    Qui veut avoir empire
      Sur la Champré,
    Il ne faut, sans lui dire,
      Que lui montré
    Que lui montrer le c..,
      Que lui montrer.

    Ce fut à la Chapelle
      Chez la Camus,
    Que Bermont devant elle
      Montra son c..,
    Montra son c.. camus,
      Montra son c...

  [58] A cette maison de la Chapelle, il arriva une fois une assez
  plaisante chose. Un curé de Montevrin, vers Lagny, y étoit soir
  et matin; c'étoit un homme qui faisoit des malices à tout le
  monde, et tout le monde lui en faisoit aussi. En badinant on lui
  mit un casque qui fermoit avec je ne sais quel ressort; et après
  on envoya à Paris un valet qui le savoit ouvrir; de sorte que le
  pauvre curé fut vingt-quatre heures, mangeant, buvant, disant son
  bréviaire, l'armet en tête. (T.)

Peut-être cela se fit-il d'une façon moins gaillarde qu'on ne le
conte; mais il y a fondement à l'histoire. Elle eut pour le jeu une
grande querelle avec madame d'Ecquevilly. Elles aimoient à jouer gros
jeu, et, de peur qu'on ne grondât, la d'Ecquevilly lui dit: «Faisons
semblant de jouer la moitié moins que nous ne jouerons.--Mais vous
n'en tomberez pas d'accord, dit l'autre.--Monsieur, répliqua la
d'Ecquevilly, en sera témoin.» C'étoit un ami commun. La Champré gagne
mille écus; l'autre ne lui veut donner que cent pistoles, et encore en
nippes. Elle en vouloit pour trois cents, et encore, disoit-elle, que
c'étoit assez de grâce de prendre ainsi des bagatelles. Elles se
séparèrent assez mal; et la Champré, s'en allant, disoit: «Cette
petite p..... ne me paiera pas.» Et l'autre disoit: «Cette grosse
tripière ne me quittera rien.» Depuis, elles s'accommodèrent. Je ne
sais si elle gagna davantage depuis; mais elle fit faire un carrosse
si beau, que la Reine s'arrêta en passant devant la boutique du
sellier pour le voir. Le mari, ayant su cela, dit qu'il y vouloit
mettre le feu. Elle fut contrainte de le revendre.

Au mois de novembre 1658, madame de Champré alla avec Ninon chez
madame Burin; le luth et l'humeur _vituperosa_ ont fait leur amitié,
car Ninon a trop d'esprit pour faire aucun cas de cette balourde, qui
pourtant, à cause de l'abbé Du Buisson, son galant, garçon rimant, se
veut mêler de parler de vers; elles avoient vingt-quatre chevaux et
l'équipage de Termes. Boyer, ci-devant capitaine aux gardes, étoit
avec elles. Dès le soir même, Ninon demanda du papier et écrivit à
Termes et à l'abbé Du Buisson, qui étoient à Fromont, chez Nouveau, à
la chasse: «Ne fatiguez point trop votre équipage; venez ici; il y a
de toutes sortes de bêtes: vous n'aurez qu'à vous garantir de prendre
le change.» Elle demande quelqu'un pour porter cette lettre. La Cour
Des Bois-Girard, frère du président de Tillet, qui est galant de la
Burin, en donna un; mais il ouvrit la lettre, car il avoit remarqué
que Ninon avoit assez méprisé les gens. Madame Burin, voyant cela, dit
qu'elle avoit partie faite pour le lendemain chez Bregis à Tigery, où
il y devoit avoir une chasse; elle fait dîner, déjeûner et part avec
ordre à ses gens de ne rien donner. Termes et l'abbé arrivent. Madame
de Champré veut qu'il y ait à souper; elle eut prise avec la femme de
charge, et même lui donna un soufflet. L'autre le lui rendit en
quelque sorte, au moins elle tendit le coude de façon que madame de
Champré s'y heurta bien fort. Voilà les galants et Ninon qui disent
qu'il la falloit abandonner à leurs laquais. Cependant les gens de la
maison et du voisinage s'échauffent, et madame de Champré fut toute
heureuse de se mettre en chemin, quoiqu'il fût déjà assez tard; elle
arriva à Paris à minuit. Burin, qui a des affaires au parlement, fit
satisfaction à M. Mesnardeau; mais madame Burin ne voulut jamais aller
voir madame Champré. Quelqu'un avertit Burin (on dit que cela vient
d'elle) que La Cour Des Bois étoit à pot et à rôt avec sa femme; il
alla à La Grange, où il ne le trouva plus; il entra dans la chambre,
l'épée à la main; la femme se sauva du lit, et voilà tout. Elle vit à
son ordinaire. C'est une impertinente, une folle; mais elle est
obligeante au dernier point. Burin y est retourné depuis dans la
maison à Paris; pour La Grange, la femme n'y a pas été. Ce fut Burin
qui mena Montreuil[59] à sa femme, disant qu'il falloit attirer les
gens d'esprit. Elle ne songeoit pas avant cela à la galanterie.

  [59] Mathieu de Montreuil, auteur de quelques madrigaux pleins de
  délicatesse.

Mademoiselle lui dit une fois: «Madame, quand vous vendrez votre
garde-robe, faites-moi la grâce de m'en faire avertir; j'y enverrai
acheter vos nippes.» Depuis, elle corrompit son mari qui, jusque là,
étoit en assez bonne réputation dans le Palais; durant la _fronderie_,
elle le fit _Mazarin_. Il y a gagné, comme nous verrons dans les
Mémoires de la Régence; car alors on tendoit les bras à tout le monde.
Elle disoit: «Il faut bien que je fasse encore une jupe, car, que
diroit la Reine?» Elle est présentement plus magnifique en toutes
choses que jamais, mais plus grosse et plus pâle sans comparaison.
Elle entretient l'abbé Du Buisson à cent livres par mois. C'est le
fils de Du Buisson, qui étoit gouverneur de Ham, petit homme assez
étourdi, qui fait des chansonnettes et des vers burlesques assez
méchants. Il dit qu'il ne conçoit pas pourquoi on a imprimé Malherbe;
il est amoureux d'une autre bonne dame à qui il porte ce qu'il peut
tirer de la _grosse dame de Noyon_. Mais je pense qu'il est souvent
court d'argent et d'autre chose.

On faisoit encore un conte de madame d'Ecquevilly. En passant dans le
bois de Boulogne, on dit que son carrosse rompit, et que M. le Prince,
qui revenoit de Saint-Cloud, la trouvant la plus jolie (il y en avoit
d'autres avec elle), la prit et la mena dans le bois. Les petits
messieurs s'accommodèrent des autres. Il y avoit une madame De Séve,
de l'île[60], la femme de Coquerel, et une veuve, aussi de l'île,
appelée madame de Bourneuf. Pour faire le conte meilleur, on disoit
que madame d'Ecquevilly crioit à Le Prestre, son galant et son cousin
germain:

    Mon cousin, mon cousin, ôte-moi, je te prie,
            Du malheur où je suis[61];

et qu'après, madame de Bourneuf disoit: «Pour vous autres, vous avez
des maris; mais, pour moi, quel scandale seroit-ce?» Ce Le Prestre est
ce grand joueur, ci-devant conseiller à la cour des aides; constamment
il a vécu avec la d'Ecquevilly. C'est une grande coquette; mais c'est
en même temps une grande ménagère. Elle paroît autant qu'une autre qui
fera trois fois plus de dépense qu'elle; elle est adroite; elle se
lève à Paris à sept heures tous les jours, quelque tard qu'elle se
couche: à la campagne, c'est bien pis. Elle eut, il y a six ans, une
grande maladie; elle disoit à la cadette Ogier, sa confidente: «Je
n'ai nul regret à quitter le monde, moi qui semblois tant l'aimer.--Et
vos enfants?--M. d'Ecquevilly les aime; il en aura soin.» On n'a
jamais rien vu de si constant; cependant son mari est mort devant
elle. Depuis Le Prestre, et cela a cessé il y a long-temps, je n'ai
pas ouï dire qu'elle eût aucun galant. Le jeu est sa passion
dominante.

  [60] Du quartier de l'île Saint-Louis.

  [61] Vers de Malherbe. (T.)

Pour mesdemoiselles Ogier, la cadette a bien plus d'esprit que
l'aînée; elle fait des bagatelles en vers fort joliment. Ceux qui les
connoissent disent que ce sont d'honnêtes filles, mais peu
scrupuleuses, et qui, faute de bien, ont été contraintes de se fourrer
dans les compagnies qui les ont bien voulu recevoir, sans regarder
trop exactement si les choses s'y faisoient dans l'ordre.



D'AMBOISE, PÈRE ET FILS.


M. d'Amboise étoit maître des requêtes. Son père avoit été premier
chirurgien du Roi. Un jour, le feu président de Mesmes lui reprocha en
bonne compagnie que son père étoit chirurgien. «Il est vrai,
répondit-il, et il me souvient qu'il me disoit qu'il n'avoit jamais pu
vous guérir de la ladrerie, ni votre père, ni vous[62].» Ce bon M.
d'Amboise ne rencontroit pas si bien en toutes choses, témoin la
préface qu'il a mise au-devant des œuvres d'Abailard. Il avoit une
grande bibliothèque. Un jour, comme il changeoit de logis, et qu'il
faisoit emporter ses livres, un crocheteur, qu'il avoit un peu trop
chargé, lui dit: «Monsieur, vous m'en donnez plus qu'il ne m'en
faut.--Vraiment, lui dit-il, il te fait beau voir de ne pouvoir
porter ce peu de volumes; je porte bien tout ce qu'il y a ici dans ma
tête.--Saint Jean, dit le crocheteur, il faut donc que vous ayez une
belle paire de cornes!» Le crocheteur disoit mieux qu'il ne pensoit;
car madame d'Amboise se réjouissoit, et principalement avec un jeune
homme, dont le mari étoit si jaloux qu'enfin il se résolut de la
mettre en procès, et faisoit tous les jours interroger ses valets pour
la convaincre. Un de ses amis lui en fit honte, et le fit résoudre à
cesser ses poursuites, pourvu que ce galant ne vît plus sa femme. On y
fit consentir le jeune homme, qui chercha fortune ailleurs.

  [62] Ils en sont accusés; et le plus fâcheux, c'est qu'une de
  leurs sœurs mourut, il y a quelques années, toute dévisagée de
  ladrerie.

    (T.)

Son fils ne fut pas plus heureux en mariage; aussi ne prit-il pas trop
garde où il se mettoit, comme vous verrez par la suite. Il prit
l'épée, et, pour s'appuyer d'une bonne alliance, il épousa
mademoiselle de La Hillière de Touraine. Mais soit qu'elle le
méprisât, ou qu'elle ne voulût pas dégénérer, elle se mit à faire
galanterie. Son mari, pour faire le petit seigneur, acheta auprès
d'Amboise une maison de plaisance que Le Gast, favori de Henri III,
avoit fait bâtir pendant qu'il en étoit gouverneur; et, afin qu'un
jour lui et ses descendants pussent passer pour des gens de la
véritable maison d'Amboise, il prêta de l'argent au comte d'Aubijoux,
qui en est, afin qu'il lui permît de faire enterrer un de ses enfants
dans une certaine cave où l'on mettoit les seigneurs d'Amboise. Il
étoit d'ailleurs fort civil; mais cette sotte vanité le rendoit
ridicule.

Il s'avisa que la fille d'un nommé Floriot, beau-frère de feu Lambert
le riche, qui, en mourant, laissa beaucoup à sa nièce, seroit bien le
fait d'un fils de treize ans qu'il avoit; et, comme le père et la
fille passoient entre Orléans et Blois, Amboise enleva cet enfant, qui
n'avoit que dix ans, et retint le père et une tante. Le marquis de
Sourdis, gouverneur de Beauce, et aussi gouverneur d'Amboise, étoit
avec son ordre à la tête des enleveurs. Il fallut composer à vingt
mille livres. Floriot donna une partie de l'argent pour ravoir sa
fille, et quand il fut à Paris, il présenta requête au parlement. Mais
M. de Beaufort, à cause du marquis d'Aluye, qui étoit du parti de
Paris (c'étoit durant la _Fronderie_), l'intimida, et il fallut donner
le reste. Depuis, d'Amboise est mort, et sa veuve s'est fait épouser
par un Crevant que son père a déshérité à cause de cela.



L'ABBÉ DU LANDAYE.


La mère de madame de La Hillière concubinoit avec un garçon de Paris,
nommé Le Roi, fils d'un huissier au conseil, dont la femme avoit été
galante. Ce garçon trouva le moyen d'avoir l'abbaye du Landaye dans le
voisinage de cette madame de La Hillière, et c'est de là que vint la
connoissance. Elle en étoit folle. Il étoit le maître de tout, et elle
lui donnoit tout ce qu'il vouloit. Ses fils, dont l'un étoit
mestre-de-camp d'un régiment d'infanterie, et d'Amboise, qui l'étoit
aussi, se résolurent de se défaire de M. l'abbé. Ils étoient d'autant
plus irrités que le galant homme s'étoit vanté que la vieille lui
livreroit une jeune fille fort jolie qu'elle avoit. Un soir, ils
l'attrapèrent sur le Pont-au-Double[63]. La Hillière et d'Amboise
avoient avec eux quinze ou vingt de leurs soldats; ils n'osèrent le
jeter dans la rivière, mais ils résolurent de lui couper le nez, et
donnèrent pour cela un couteau à un soldat. L'abbé ne perdit point le
jugement, et dit à La Hillière: «Monsieur, c'est vous que j'ai
offensé; c'est à vous à me punir, et non pas à vos soldats; que ce
soit, je vous prie, de votre main.» La Hillière prit le couteau, mais
il n'eut pas l'inhumanité de lui couper le nez, et le galant en fut
quitte pour une petite balafre.

  [63] Pont situé au midi de l'église de Notre-Dame; il est adossé
  aux bâtiments de l'Hôtel-Dieu qui traversent la rivière.



DU BURCQ.


Du Burcq est un garçon de Bordeaux, fils d'un trésorier de France, qui
étoit riche. Pour son malheur, il s'est mis de tout temps dans la tête
qu'il avoit bien de l'esprit et bien du mérite. Dès qu'il fut arrivé
ici, il voulut plaider, pour montrer son éloquence, quoiqu'il eût la
plus pitoyable voix du monde. Un jour, il commença son plaidoyer par
ces mots: «_Messieurs, à juger par les apparences, qui ne prendroit
Jésus-Christ pour un imposteur, les apôtres pour des séducteurs et la
Vierge pour une femme de mauvaise vie?_»

Son père avoit soin des affaires de madame d'Aiguillon, en Guyenne;
cela fut cause qu'elle lui fit donner la présentation au parlement de
Bordeaux du comte d'Harcourt pour gouverneur de la province. Elle et
madame Du Vigean voulurent voir ce qu'il avoit fait, et, en un
endroit, elle avoit mis: _Cui bono_. Je ne sais comment elles y
avoient pu rien comprendre, car quand il montra son ouvrage à M.
Conrart, ce ne fut que par lambeaux, non que ce ne fût l'ouvrage
entier, mais il étoit écrit par-ci par-là sur des chiffons de papier;
cela réussit de sorte qu'il n'y eut que son père qui en fut content.

C'est le plus gascon de tous les hommes. Il pria Conrart de le mener
chez Patru: «Bien, lui dit l'autre, j'aurai un carrosse (ni l'un ni
l'autre n'en avoient en ce temps-là).--Oh! j'en aurai un moi, dit-il,
et je vous viendrai prendre, car il m'est bien plus aisé qu'à vous.
J'en sais un dont je dispose absolument.» Devinez quel carrosse
c'étoit, dont il disposoit absolument. C'étoit celui de mon père, qui
en avoit assez affaire. Et voyez la discrétion de cet homme: il le lui
emprunta un dimanche, et il fallut remettre au carrosse des chevaux
qui venoient de Charenton; il ne le put avoir qu'à cinq heures. Il va
quérir Conrart, et se mit toujours à la place la moins honorable, afin
qu'on crût que le carrosse étoit à lui.

Pour se vanter en Gascogne qu'il avoit traité les beaux esprits, il
convia Conrart, Patru et Darbo à dîner. Ils prirent jour après en
avoir été pressés un mois d'avance. Le pauvre M. Conrart arriva tout
en eau, tant il s'étoit hâté d'aller à une affaire importante, afin de
ne pas manquer à ce beau repas. Les voilà tous. Il n'y avoit rien de
prêt. Ils dînèrent d'une soupe de la vierge Marie, dont le diable
avoit emporté la graisse, et d'un misérable chapon, sec comme du
bois, qu'on alla quérir à la rôtisserie.

Quelque temps après, il lui arriva une terrible aventure. Lui et un
autre Gascon, nommé Desrain, avoient emprunté cinquante pistoles
solidairement, car le père de Du Burcq étoit avare. Le terme étant
échu, on met Du Burcq en prison; il disoit que Desrain en devoit payer
la moitié; l'autre répondoit: «C'est un ingrat, je lui ai fait cinq
plaidoyers; ils valent bien peu s'ils ne valent cinq pistoles pièce.»
Ainsi Du Burcq paya tout. Par fanfare, il avoit marchandé toutes les
charges d'avocat-général l'une après l'autre, et il sembloit qu'il fût
fâché qu'on ne se fût pas assez moqué de lui, tant il avoit envie de
parler encore en public. Balzac n'a pourtant pas laissé de le traiter
de grand personnage dans ses _Lettres choisies_, car notre Gascon
n'avoit garde de manquer à lui envoyer du galimatias de sa façon.
Depuis, dans les troubles, la charge du président d'Affis, de
Bordeaux, qui étoit venu à mourir, lui fut donnée ici moyennant tant
qu'en tiroit le cardinal. Lui voulut traiter avec la veuve qui n'y
voulut point entendre. A Bordeaux, on lui fit cent affronts. La cour,
voyant cela, supprima la charge.

Pour Desrain, il étoit parent d'un Gascon nommé La Borde, qui étoit
argentier du cardinal de Richelieu. Son parent le fit prêcher, et le
fit entendre au cardinal. Notre homme, comme étant d'un pays dont les
gens disent: _Nous autres nous avons du feu, mais du plus brillante,
pour le jugement, nous n'en tenons compte_, ne manqua de débiter
hardiment bien des sottises. Mais, comme le cardinal aimoit assez les
grotesques, il ne lui déplut pas, et il semble qu'il en vouloit faire
un prédicateur à sa mode. Quoi qu'il en soit, Desrain en eut un bon
prieuré de huit cents écus de rente. Le cardinal mourut peu de temps
après. Notre Gascon se mit à cajoler la servante de M. Mulot, qui fit
tant que son maître résignait son galant sa prébende de la
Sainte-Chapelle; et lui après fut si bon que de la donner au fils
d'une femme dont il devint amoureux.



MADAME CORNUEL.


Madame Cornuel étoit fille unique d'un M. Bigot, qu'on appeloit Bigot
de Guise, parce qu'il étoit intendant de feu M. de Guise. Cette fille
avoit été furieusement dorlotée. Le père, qui étoit riche, fit quelque
méchante affaire; il fut tout glorieux de la donner à Cornuel, frère
du président Cornuel, dont nous avons parlé. Cet homme en devint
amoureux à l'enterrement de sa première femme, et l'épousa peu de
temps après. C'étoit une jolie personne et fort éveillée. Il n'y avoit
pas long-temps qu'ils étoient ensemble quand elle s'avisa d'une
plaisante folie. Un soir, qu'elle avoit fait semblant d'aller dehors à
une assemblée du voisinage, elle s'habille comme on représente les
âmes qui reviennent, et sur le minuit va tirer les rideaux de ce
pauvre homme, et lui fit des reproches de son ingratitude, et après
elle se mit à rire comme une folle.

Elle a été galante, et elle fut cruellement déferrée par Francinet.
C'étoit le fils d'une m........., ou au moins d'une femme qui avoit
passé pour cela dans le monde; mais quoique petit, il est bien fait,
avoit de l'esprit, dansoit bien, et étoit bien venu partout, à la cour
et à la ville. Il devint fou tout-à-coup, lui qui n'avoit eu aucune
pente à la folie; il commença par mettre sa tête en un seau d'eau, en
disant qu'il falloit quitter les vanités: il mourut fou quelque temps
après. Or, comme toutes les personnes de sa connoissance y alloient,
madame Cornuel y fut aussi: elle voulut faire la rieuse, et
l'interroger pour se divertir: «Hé! madame, lui dit-il, vous ne me
connoissez plus? Je suis Genlis, madame; je suis Genlis, ce garçon si
bien fait, qui a de si belles dents.» Elle demeura muette, car on
avoit fort parlé de ce Genlis avec elle. C'étoit un gentilhomme de
qualité, de Picardie.

Elle a de l'esprit autant qu'on en peut avoir; elle dit les choses
plaisamment et finement[64]. Une fille de la première femme de son
mari, qu'on appelle mademoiselle Le Gendre, et une fille de M. Cornuel
et de cette première femme qu'on appelle encore aujourd'hui _Margot
Cornuel_[65], ont aussi toutes deux bien de l'esprit, et de cet esprit
un peu malin, qui est celui qui plaît le plus. Tout cela attiroit bien
du monde chez elle, car ces trois personnes étoient toutes trois
jolies[66].

  [64] Les bons mots de madame Cornuel sont épars dans tous les
  ouvrages du temps. Madame de Sévigné en rapporte les plus
  saillants.

  [65] L'abbé de La Victoire l'appelle, à cette heure, _la reine
  Marguerite_. (T.)--Il existe un portrait de mademoiselle Cornuel,
  sous le nom de la reine Marguerite, composé par M. de Vineuil, et
  adressé au duc de La Rochefoucauld. On le trouve à la suite des
  _Mémoires de mademoiselle de Montpensier_, tome 7, page 22;
  édition de Londres, 1746.

  [66] Il est fait allusion à l'esprit fin et caustique de madame
  Cornuel, et des deux autres dames qui demeuroient avec elle, dans
  les vers suivants, tirés d'une épître anonyme adressée à
  mademoiselle de Vandy. Elle est dans la manière de Benserade:

    Chez Cornuel, la dame accorte et fine,
    Où gens fâcheux passent par l'étamine,
    Tant et si bien qu'après que criblés sont,
    Se trouve en eux cervelle s'ils en ont;
    Si pas n'en ont, on leur fait bien comprendre
    Que fats céans onc ne se doivent rendre,
    Et six yeux fins, par s'entre-regarder,
    Semblent leur dire: Allez-vous poignarder.

  (_Nouveau Recueil des plus belles poésies_; Paris, Loyson, 1654;
  in-12, p. 352.)

Le mari, qui se voyoit fort riche en rentes sur l'Hôtel-de-Ville, ne
prévoyant pas qu'elles seroient réduites, négligea son cadet, le
président, qui avoit pris Margot chez lui, à dessein de la faire son
héritière. La femme, aussi peu sage que lui, se brouilla aussi avec
cet homme, et ils retirèrent cette fille. Il ne laissa pas en mourant
de lui donner dix mille écus. Le mari de notre madame Cornuel a été
étourdi en toutes choses, et a bâti à la campagne le plus mal propos
du monde.

On a fort médit du marquis de Sourdis. Autrefois elle faisoit la
maîtresse chez lui, et d'une manière assez haute. La marquise en
enrageoit. Il prit une vision à madame de Bonnelle, quelques années
après son mariage, de s'en aller à minuit heurter chez madame Cornuel,
et demander M. de Sourdis. «Il n'y est pas.--Je sais bien qu'il couche
céans cette nuit, dit-elle; qu'on me fasse parler à lui.» Et après
elle s'en alla. On croyoit que madame Cornuel se vengeroit de cela,
mais elle avoit fait le calus sur cette amourette, il y avoit
long-temps, et n'en fit ni mise ni recette. Une fois qu'elle le fit
trop attendre, pour se désennuyer, il engrossa sa femme-de-chambre.
Elle ne la chassa point, la fit accoucher secrètement, et entretint
l'enfant, en disant: «Il a été fait à mon service.» Enfin, cette
amourette s'est changée en une bonne amitié, car elle dure encore.
Elle conte de plaisantes choses de cet homme, car elle dit les choses
d'une manière toute particulière. «C'est, dit-elle, un gouverneur
d'eau douce. J'appelle ainsi les gouverneurs de la rivière de Loire,
car hors Saumur il n'y en a pas un qui soit le plus fort dans sa
ville[67].» A Orléans, il s'est rendu ridicule; il y vit mesquinement,
et cependant il est constant qu'il dépense plus qu'il ne devroit
dépenser: il aime le grand train, et donne terriblement dans la
livrée. Il n'iroit pas à Jouy, qui n'est qu'à quatre lieues de Paris,
sans tous ses mulets, son chariot et son fourgon, et je ne sais
combien de gens à cheval. «Que vous voilà aise! lui dit un jour madame
Cornuel, il me semble que c'est Jacob et ses chameaux.» Il laisse des
valets dans ses maisons jusques à la quatrième génération, et ne
daigne pas faire la moindre réparation. Lui, sa femme et son fils ont
tous leurs officiers séparés, et sont presque toujours ensemble. Pour
revenir à Orléans, il n'y donne jamais à manger à qui que ce soit, et
n'y a jamais brûlé de bougies. Il y devint amoureux d'une fille de
quinze ans, car il dit qu'à vingt les esprits d'Orléans ne sont plus
traitables. Il la menoit à la promenade avec d'autres fillettes de
marchands, et jamais la collation ne passoit le biscuit. L'hiver, la
mère de la fille s'ennuya de voir tant de gens chez elle, car il y
avoit bien de la petite jeunesse qui s'y rendoit. Le marquis trouva
une veuve qui lui prêta une arrière-boutique, pour y faire leurs
gambades, mais à condition que chacun paieroit deux sols marqués pour
le bois. M. le gouverneur avoit beau trembler, la veuve ne faisoit
point allumer le fagot qu'il n'y eût nombre compétent, «car,
disoit-elle, l'argent n'y suffiroit pas.» Là, il dansoit _grand
Guénippe_, _la Diablesse_, _etc._, jouoit au _gage touché_ et _à votre
place me plaît_: les courtauts lui donnoient de grands coups de
chapeau; et au _roi Artus_, ils lui donnoient d'une serviette mouillée
par le nez. Au carnaval il alloit en masque avec un habit loué à la
fripière d'Orléans. Une fois on tira un coup de pistolet dans son
carrosse, et on coupa le nez à un de ses gens. Ses enfants ayant un
peu maltraité à la chasse quelque jeunesse de la ville, ils les
envoyèrent appeler en duel par un hobereau. Lui les fit prendre par le
prévôt des maréchaux. Le lieutenant-général, homme sage et aimé du
peuple, lui dit que s'il ne les faisoit point mettre en prison, il lui
promettoit de lui faire faire toutes les satisfactions imaginables. Le
marquis ne le voulut pas croire: il vouloit les faire traiter
prévôtalement, et se porta partie faute d'autre. Il ne l'eut pas plus
tôt fait que le peuple s'émut, mit ces gens hors de prison hautement.
«Je lui disois, ajoutoit madame Cornuel: Depuis que vous avez pris
l'aune, tout le monde vous mesure à la sienne.» Mademoiselle, quand
elle escalada Orléans, en 1652, se moqua fort de lui, l'hiver suivant,
d'aller en masque à la campagne avec un habit fourré chez une dame
dont il étoit amoureux. «J'écrivis sur cela à une de mes amies, disoit
madame Cornuel, et, je l'appelois Cupidon. Ce Cupidon, disois-je,
n'avoit qu'une seringue pour tout carquois. Il en bouda longuement,
et, comme je prétendois me retirer à Orléans, à cause des troubles,
lui et sa femme l'empêchèrent de peur que je ne les tournasse en
ridicule.» Il avoit raison le marquis, car feu La Feuillade disoit que
si elle vouloit elle tourneroit la bataille de Rocroy en ridicule, qui
étoit, disoit-il, la plus belle chose qui se soit faite depuis les
Romains. Elle dit que les cornes sont comme les dents; elles font du
mal à percer, et après on en rit. Ce fut elle qui donna le nom
d'_Importants_ aux gens de la cabale de M. de Beaufort, parce qu'ils
disoient toujours qu'ils s'en alloient pour une affaire d'importance.
Elle a dit depuis que les Jansénistes étoient des _importants
spirituels_. Il n'y a pas long-temps que son mari prit la peine de se
laisser mourir. Madame Pilou l'alla voir, et lui dit: «Ma mie, ne vous
affligez point, votre mari est mort bien gentiment, et bien gentiment
on l'a enterré.» Par ce _gentiment_ elle vouloit dire bien
chrétiennement. Toute la cour y alla.

  [67] Voyez le portrait que madame Cornuel a tracé du marquis de
  Sourdis, dans la Lettre adressée à la comtesse de Maure, que nous
  plaçons à la suite de cet article.

LETTRE DE MADAME CORNUEL

A LA COMTESSE DE MAURE[68].

    Ce 23 octobre 1659.

   «Nous avons vu le marquis de Sourdis céans; si M. le comte de
   Maure se récria du portrait que j'en fis il y a quinze jours, ce
   n'est rien de le peindre de mémoire, il en faut faire un sur
   l'original. Vous savez, madame, qu'il n'y avoit pas trois
   semaines qu'il étoit parti de Paris, dimanche qu'il arriva céans
   le matin. Il a donc vu quatre de ses maisons, Amboise, Tours, des
   religieuses proche de Tours; affermé et rehaussé des terres,
   vendu des hauts bois[69], gagné (cela entre nous) cent mille
   francs sur le marché avec le Roi; mais, s'il vous plaît, n'en
   dites rien. Il a bâti en deux maisons, abattu à Amboise, ordonné
   des levées de la rivière de Loire, avancé pour cela son argent,
   fait sa provision de vin, de bougie, et enfin tant de choses que
   _reçu de l'argent_ m'échappe de la mémoire, aussi bien que
   quelques légers arbitrages. Vous croyez donc, madame, qu'à tout
   cela et n'être que deux jours en chaque lieu, il n'a pas eu de
   temps de reste, excusez: il a fait un roman, vers, prose,
   aventures. Je vous ai souhaitée à la lecture qu'il en fit, car
   rien n'est pareil à un homme âgé et veuf qu'il décrit, dont toute
   la contrée est dépendante par la considération de son âge et de
   ses richesses. Sa femme est morte d'une maladie incurable, et,
   dès son vivant, chacun songeoit à l'épouser. Il le fait amoureux
   d'une personne qui se marie en diligence sans qu'il en sache
   rien. Cela est plaisant à nous qui savons l'histoire de madame Le
   Coigneux[70]. Mais lui se remarie à une personne représentée
   comme vous ou madame de Rambouillet. Ce n'est qu'une des dix ou
   douze histoires de ce roman.

  [68] Nous croyons faire plaisir aux lecteurs en plaçant à la
  suite de cet article une lettre de madame Cornuel, qui est
  vraisemblablement la seule que l'on ait conservée. C'est encore
  une obligation que nous avons à Conrart; il a copié lui-même
  cette lettre qui se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal dans le
  manuscrit nté 902, in-folio. (_Belles-Lettres françoises_, t. 11,
  p. 1293.)

  [69] _Des hauts bois_: des bois de futaie.

  [70] La sœur de l'avocat Galland, qui épousa, en secondes noces,
  le président Le Coigneux. Tallemant a parlé fort au long, ainsi
  que Conrart, des orages qui ne tardèrent pas à troubler cette
  union.

«De la même plume il prend un autre portefeuille, et a écrit même un
traité de la grâce, un de la médecine, et quelqu'autre de la physique.
Dans le carrosse il fait des devises avec D. André, lesquelles mon
ignorance ne connut que pour emblêmes très-chétives. Je m'enhardis de
le lui dire; il en convint, mais disant qu'elles étoient meilleures
ainsi qu'autrement pour mettre sur les cheminées.

«Vous ne vous étonnez pas s'il ne m'a pas demandé comme je me portois,
ni dit un mot de ma maladie en sorte quelconque. M. l'évêque d'Orléans
et M. d'Entragues dînèrent céans comme lui. Il arriva trois heures
avant eux, et coucha céans deux nuits; les deux autres n'y firent que
dîner. Ce fut pour traiter du raccommodement avec Monsieur[71] que je
ne vois pas si aisé à cause des gens qui l'approchent, et qui ont des
vues d'en éloigner le marquis de Sourdis, pour profiter de
quelques-unes de ses dépouilles. Mais il vivra long-temps, quoique je
l'aie trouvé aussi changé qu'il m'a pu trouver changée, s'il y a
regardé; mais il y a lieu d'en douter, ne m'en ayant pas dit un mot.
D. André m'en voulut parler, il coupa le discours pour dire ce qu'il
avoit dans sa tête. Vous le connoissez assez bien, et ne vous étonnez
donc plus, ni moi aussi, s'il ne vous a jamais parlé de votre
raccommodement avec M. le cardinal, et de tout ce qui s'en est suivi;
car à la quantité de choses qui lui passent dans la tête, rien ne peut
y demeurer assez de temps pour passer au cœur; les frivoles bouchent
le passage aux sérieuses.»

  [71] Gaston de France, duc d'Orléans.



BOUTARD.


Boutard, dont nous avons parlé dans l'historiette de Gombauld, est de
Chartres; c'est un petit homme qui a un fort grand nez, mais il a la
langue encore plus longue. Il disoit un jour que dans sa famille ils
aiment tous à parler, et faisoit un conte d'une de ses tantes qui,
étant au sermon, et voyant que le prédicateur ne pouvoit trouver le
nom d'un instrument à cultiver la terre, et qu'il avoit dit plusieurs
fois une...., une....., se leva enfin, et dit: «Là, là, mon père,
n'annonez point tant, c'est une pioche.--Une pioche donc, dit le père,
puisque pioche y a. Nous l'eussions bien trouvée sans vous.» Cela me
fait souvenir d'un miroitier de Châlons, qui entendoit un sot
prédicateur qui, faisant le panégyrique de saint Étienne dans l'église
de ce saint, disoit: «Où mettrons-nous ce protomartyr? A la dextre, ou
à la senestre de Dieu, etc.--Mettez-le en ma place, s'écria le
miroitier, aussi bien suis-je las d'y être,» et il s'en alla. Le
chapitre de saint Étienne, par calomnie ou autrement, tint cet homme
quatre ans en prison, et, pour l'en tirer, il le fallut déclarer fou.

Boutard est un homme à faire peur aux gens. Vous avez vu la méchanceté
qu'il fit à Gombauld[72]. Il étoit plaisant; il n'y avoit que lui qui
se divertît de l'Académie de la vicomtesse d'Auchy[73]; il harangua
le jour du mardi-gras dès l'escalier; feignant d'avoir rencontré
quelqu'un de la compagnie, il entre dans la chambre tout en parlant,
se sied sans cesser; il y avoit un gros quart d'heure qu'il haranguoit
sans qu'on s'aperçût qu'il haranguât: il traita des diverses façons de
cracher; il en trouva cinquante-deux, dont il fit la démonstration aux
dépens du tapis de pied de la vicomtesse.

  [72] _Voyez_ l'article de Gombauld, t. 2, p. 389.

  [73] _Voyez_ son article, t. 1.

Il s'étoit si bien accoutumé à prendre des lavements qu'il n'alloit
point où vous savez sans cela, ou du moins bien rarement. Il avoit un
certain laquais qu'il vouloit chasser: «Ah! monsieur, lui dit ce
garçon, si vous saviez combien je vous ai épargné d'argent, vous ne me
chasseriez pas! car souvent j'ai fait mes affaires dans votre bassin,
afin que vous crussiez que vous aviez fait quelque chose; et, ainsi,
je vous ai sauvé bien des clistères.»

Il fut secrétaire de M. de Fontenay-Mareuil[74], en l'ambassade de
l'Angleterre. On l'accusoit d'avoir, là et ailleurs, fait quelques
petites gaillardises: il étoit avare, et, dès qu'il vit Paris bloqué,
lui qui est garçon, il se défit d'une partie de ses valets. Je trouve
cela bien inhumain. Il est aujourd'hui président des trésoriers de
France à Montpellier; c'est quelque charge nouvelle, je pense qu'il y
a de la maltôte à son affaire. Il demeure, nonobstant cette charge, à
Paris; je crois qu'il cherche à la vendre.

  [74] François Du Val, marquis de Fontenay-Mareuil. (_Voyez_
  précédemment la note 2 de la p. 69 du t. I.)

Il contoit que la _Pecque_[75] Cornuel, c'est ainsi qu'il l'appeloit,
l'avoit voulu marier avec Marion (mademoiselle Legendre), et qu'elle
lui avoit fait un grand dénombrement des avantages qu'il auroit. «Je
lui ris au nez, disoit-il, et lui dis qu'elle oublioit la faveur de M.
de La Rivière.» Or, La Rivière concubinoit et concubine, je pense,
encore avec elle. Elle est à cette heure comme sa ménagère, et, à
Petit-Bourg[76], on l'a vue quelquefois avec un trousseau de clefs.
Autrefois il y avoit un couplet qui disoit:

    Il court un bruit par la ville,
    Que Marion Cornuel
    Voudroit bien faire un duel
    Avec monsieur de Rouville;
    Qu'ils aillent chez la Sautour[77];
    C'est là que l'on fait l'amour.

  [75] _Pecque_: Expression de mépris, pour dire une femme
  ridicule, et qui fait l'entendue. (_Dict. de Trévoux._)

  [76] Le beau château de Petit-Bourg, auprès de Corbeil, construit
  par Galland, secrétaire du conseil, appartenoit alors à l'abbé de
  La Rivière, favori de Gaston. Il étoit avant la révolution à la
  duchesse de Bourbon; il est aujourd'hui propriété de M. Aguado.

  [77] Mère de madame de Boudarnau et de madame de Beaujeu. (T.)



MADAME D'AMET.


Madame d'Amet est fille de M. de Favas, homme de qualité d'auprès de
Bordeaux; elle est veuve d'un cadet de La Force: ç'a toujours été une
enragée. Du vivant de son mari, elle se mit tellement en colère contre
la nourrice de sa fille, que cette femme tenoit alors, qu'elle lui
donna un coup de pied. La nourrice pare de l'enfant, qui reçut le coup
dans l'estomac, et dont la petite-fille pensa mourir. Madame de Favas
prit cette petite. Le mari mort, ce fut encore bien pis. Un jour,
étant logée en une maison garnie au faubourg Saint-Germain, elle
battit sa demoiselle à outrance, et, non contente de cela, elle
l'enferma dans un grenier, à dessein de la revenir battre au retour de
la ville. Cette fille cria, et ceux qui logeoient dans cette maison
attachèrent deux échelles ensemble, et la tirèrent de là. Depuis cette
fille se revengea, et, à son tour, elle battit sa maîtresse; cela les
mit si bien ensemble qu'elles ne pouvoient plus se quitter. Elle
battit tant, il y a dix ou onze ans, le seul fils qu'elle a, qui
pouvoit alors avoir neuf ans, qu'on crut qu'il le faudroit trépaner.
Quand il fut guéri, il s'enfuit chez son grand-père de La Force, où il
a toujours demeuré jusqu'à la mort du bonhomme, et depuis, avec le
fils, car sa mère a changé de religion.

La mine de cette femme est la plus trompeuse du monde; elle paroît
douce; elle est naïve avec cela.

Aux premiers troubles de Bordeaux, elle étoit chez son père. Chambret,
le soudart, qui commandoit les troupes de Bordeaux, y alla loger. Elle
fit la diablesse, dit qu'il ne falloit point souffrir un rebelle, et
écrivit à la cour qu'elle supplioit la Reine de ne la mettre pas au
rang des coupables, encore qu'elle fût dans une maison qui étoit
ouverte aux séditieux; et cela pensa faire piller la maison de son
père. Elle étoit au carnaval à Paris, en 1651, où elle avoit bonne
envie que M. de Maisons l'épousât; mais il fut assez imprudent pour
laisser échapper une si grande fortune. Elle s'avisa un jour de
convier bien des gens à la comédie; puis, quand la pièce fut achevée,
elle fit fermer la porte de la salle, et, avec une porcelaine, alla
quêter tous les hommes qui, pour sortir, furent contraints de payer.



COSTAR[78].


Costar est fils d'un chapelier de Paris, qui demeuroit sur le pont
Notre-Dame, à _l'Ane rayé_[79]. Son père le fit étudier; il réussit,
et, ne manquant pas de vanité non plus que d'esprit, il se voulut
dépayser, et demeura presque toujours dans la province; de sorte que
la première fois qu'il revint ici il se vouloit faire passer pour un
provincial. Mais quelqu'un lui dit joliment qu'il feroit tort à Paris
de lui ôter la gloire d'avoir produit un si honnête homme, et que,
quand il le nieroit, _Notre-Dame_ pourroit fournir de quoi le
convaincre. La première chose qu'il fit ce fut un sermon qu'il
montroit à tout le monde. Un jour il le lut à M. Le Maistre, à M.
Patru et à M. d'Ablancourt. Il y avoit une comparaison d'un vent
coulis qui se glisse entre deux montagnes: cela donnoit une assez
vilaine idée. Le Maistre étoit derrière lui, et lui tiroit la langue
d'un pied de long. Costar disoit: «Il y a eu de sottes gens à la
province qui n'ont pas trouvé que cela fût bien.» Les auditeurs, qui
mouroient d'envie de rire de cette grotesque et de plusieurs autres,
prenant prétexte de rire des provinciaux, se mirent à rire de
lui-même[80].

  [78] Pierre Costar, né à Paris en 1603, mourut le 13 mai 1660.

  [79] On dit que son véritable nom est _Coustar_: il a cru se
  déguiser en ôtant un _u_. (T.)--Il signoit _Costar_.

  [80] Le père Du Bosc, qui le voyoit un jour faire de grands
  compliments à bien des gens, disoit: «Bon Dieu, le grand
  paraphraseur de _votre serviteur très-humble_, que voilà.» (T.)

En ce temps-là les Odes de M. Godeau et de M. Chapelain, à la louange
du cardinal de Richelieu, parurent, et ensuite M. Chapelain eut une
pension de M. de Longueville. Costar, par une étrange démangeaison
d'écrire, et pensant se faire connoître, en fit une censure, qui le
fit connoître en effet, mais non pas pour tel qu'il croyoit être; il
n'y avoit que de la chicanerie, et, ce qui ne se pouvoit excuser, sans
avoir jamais vu M. Chapelain, et sans avoir rien ouï dire qu'à son
avantage, il s'écrioit en un endroit: «Jugez, après cela, si M. de
Longueville n'a pas bien de l'argent de reste, de donner deux mille
livres de pension à un homme comme cela?» Cette censure ne fut point
imprimée; elle courut pourtant partout. Cheselles lui écrivoit une
fois: «Ne pensez pas me fouetter avec vos verges encore toutes
dégoûtantes du sang des Godeaux et des Chapelains.» Quelques années
après, il se donna à l'abbé de Lavardin, aujourd'hui M. du Mans, qui,
après avoir déclaré qu'il se retiroit au Maine pour étudier cinq ou
six ans, et qu'il n'en reviendroit point qu'il ne fût bien sûr de son
bâton, s'y retira effectivement; mais, au bout de ce temps-là, cet
homme, qui devoit jeter de la poudre aux yeux à tout le monde, ne
réussit pas autrement, et eût même le malheur de demeurer court en un
sermon devant la Reine-régente. Madame de Cavoye, dont nous parlerons
ensuite, dit plaisamment «qu'il avoit fait le vidame en chaire.» C'est
que le vidame, fils aîné du duc de Chaulnes, ne fit rien la première
nuit à la veuve de Tournon (fille de Villeroy) qu'il avoit épousée,
quoiqu'elle fût jeune et jolie.

Costar, qui étoit venu à Paris avec l'abbé, reconnut bien qu'il
n'avoit rien fait qui vaille de s'attaquer à des personnes dont la
réputation étoit établie. Il change donc de batterie, et se met à
courtiser Voiture plus qu'il n'avoit fait par le passé; car il y avoit
long-temps déjà qu'ils se connoissoient, afin que, par son moyen, il
pût avoir accès à la cour, et réparer, s'il pouvoit, sa faute. Un jour
que M. Chapelain étoit avec Voiture, Costar y vint, et, n'ayant pas
été averti que c'étoit M. Chapelain, ils s'entretinrent longuement
sans que jamais l'offensé, qui le connoissoit fort bien, fît semblant
de le connoître. Enfin, Chapelain s'en alla, et Costar, qui l'avoit
trouvé d'agréable conversation, demanda à Voiture qui il étoit.
«C'est, lui dit Voiture, M. Chapelain, cet homme que vous avez tant
étrillé.» Costar fit le désespéré d'avoir désobligé un si honnête
homme, et pria Voiture de faire en sorte que M. Chapelain le lui
pardonnât; que c'étoit _delicta juventutis_: notez qu'il avoit
trente-huit ans quand il fit cette _jeunesse_. Voiture y travailla, et
Chapelain, pour assoupir cette querelle et ne plus faire parler le
monde, souffrit cette réconciliation. Costar alla donc le trouver, et
se mit à genoux devant lui. Chapelain, honteux de cette ridicule
soumission, tourna la tête. «Ah! monsieur, lui dit l'autre, regardez
l'état où je suis.» Car, comme s'il avoit eu un robinet à chacun de
ses yeux, il jeta, sur l'heure, une grande abondance de larmes: c'est
un fort bon comédien. Chapelain, cette fois-là, fut tout-à-fait
déferré, et ne savoit que lui dire. Enfin, _tàm ambitiosus imber_[81]
cessa quand il plut à Dieu. Avec tout cela, Costar ne persuada jamais
personne, et n'a jamais pu passer pour sincère. Vous verrez, par ce
que je vais vous dire, qu'on lui faisoit justice.

  [81] _Cette pluie produite par l'ambition._

Il disoit que Ménage étoit son meilleur ami: il lui écrivit un jour
qu'il le prioit d'aller pour quelque affaire voir un homme de lettres
qui demeuroit avec feu M. d'Amiens, et qu'aussi bien il seroit sans
doute bien aise de le connoître. Ménage lui manda qu'il iroit un tel
jour. Costar, qui étoit au Maine, croyant qu'il n'auroit pas manqué à
y aller, comme il lui avoit écrit, laissa passer quelques jours, et
puis lui écrivit une belle lettre dans laquelle il y avoit: «Au
reste, monsieur, un tel est si satisfait de votre visite, que, etc.»
Et, après avoir dit bien des flatteries à Ménage, il ajoutoit: «Mais
il faut le laisser parler lui-même;» et il feignoit que quatre ou cinq
lignes qu'il avoit mises ensuite étoient extraites de la lettre de cet
homme. Il se trouva que Ménage avoit eu affaire, et n'avoit point fait
cette visite; et, ayant reçu cette lettre, il fit une réponse qui
commençoit ainsi: «A d'autres, à d'autres, monsieur Costar, etc.»
Costar lui répliqua que c'étoit par prophétie qu'il avoit écrit de la
sorte, et qu'il n'avoit fait que prévenir les pensées de son ami.

A propos de lettres, voici encore une bonne histoire[82]. M. de Laval
ayant été tué à Dunkerque, M. d'Avaux écrivit une lettre bien faite et
bien civile à la marquise de Sablé, qui, n'étant pas encore trop en
état d'écrire, pria Costar de répondre pour elle. Lui, qui ne
demandoit pas mieux, fit une réponse et la lui porta: elle fit
semblant d'en être contente; mais, à peine eut-il le dos tourné,
qu'elle s'écria: «Ah! mon Dieu! la méchante lettre! que je n'ai garde
de l'envoyer!» Costar, qui n'étoit pas de son avis, en avoit gardé
copie, et aussi de celle de M. d'Avaux, et fut ravi d'avoir une
occasion de se pouvoir louer en tierce personne. Il va donc chez
madame de Saint-Thomas, dont il faisoit le galant, sans scandale, ce
lui sembloit, à cause qu'il est un peu son parent. Là, il se mit à
lire la lettre de M. d'Avaux; on la trouva fort belle. «La réponse,
dit-il, est tout autre chose.» Il la prend et en fait admirer
jusqu'aux virgules. Il se trouva d'assez sottes gens chez cette femme
auxquels pourtant il ne put refuser d'en laisser prendre copie; de
sorte que l'une et l'autre lettres coururent bientôt les rues.
Quelques jours après, M. de Maisons, le fils, demanda à la marquise
s'il n'y avoit point moyen d'avoir copie de la lettre qu'elle avoit
écrite à M. d'Avaux. Elle lui dit que jamais de sa vie elle n'avoit
donné copie d'aucune lettre qu'elle eût écrite. Le lendemain il y
retourne, et lui dit en entrant: «Madame, voilà ce que vous me
refusâtes hier.» Elle, bien étonnée, prend le papier, et trouve que
c'étoit la réponse de Costar; elle lui conta l'histoire, et qu'elle
avoit fait une autre lettre qu'elle avoit envoyée à Munster.

  [82] Tallemant a déjà rapporté cette anecdote, avec quelques
  différences, dans l'article sur Voiture, t. 2, p. 284.

Il avoit une telle bassesse, en faisant la cour à Voiture, qu'il lui
rapportoit tout ce qu'on disoit de lui. Il arriva que M. de Montausier
dit qu'il faudroit changer quelque chose à ce sonnet qu'il a fait sur
les machines des comédiens italiens. Costar alla dire à son ami que le
marquis avoit dit que pour raccommoder ce sonnet il ne falloit refaire
que quatorze vers. Toutes ces choses ensemble déplurent tellement à
madame de Rambouillet qu'elle ne voulut jamais qu'on lui menât cet
homme. Il n'a pas laissé pourtant de lui donner de l'encens dans ses
ouvrages, car il ne veut pas qu'on croie qu'il n'étoit pas connu d'une
si illustre personne.

Je l'ai vu ici faire le beau, nonobstant sa goutte, à l'âge de
cinquante ans, et il mettoit ses cheveux sous son bonnet; il n'alloit
qu'en habit court; mais il s'en avisa sur le tard, car il avoit le
visage un peu bien usé, et les yeux un peu bien rouges. Je crois qu'il
n'avoit pas été mal fait dans sa jeunesse[83]. Il s'avisa même de
copier Voiture; mais il le copioit misérablement, car il étoit
toujours guindé, toujours sur le bien dire, et il lui échappoit
souvent de grandes grotesques. Il disoit sans cesse de puantes
flatteries.

  [83] Voici le portrait de Costar fait par un auteur anonyme qui
  étoit son commensal. Nous le tirons d'une Vie manuscrite de
  Costar adressée à Ménage:

  «Il étoit, comme vous savez, monsieur, d'une taille assez haute,
  fort agréable et fort dégagée. Il avoit le visage rond, et de
  vives et belles couleurs y paroissoient toujours dans sa santé;
  mais il avoit la vue fort courte, et ce défaut ayant commencé à sa
  naissance, il ne fit que s'augmenter et devenir presque extrême
  par l'âge. Ses dents étoient mal arrangées, et plus jaunes que
  blanches. Ses cheveux étoient d'un châtain fort brun, et se
  frisoient naturellement; tout son air avoit quelque chose de
  propre et d'élégant qui auroit extrêmement plu, et qui l'auroit
  rendu très-aimable, s'il n'y eût point eu aussi en tout cela de
  l'affectation et de la contrainte. L'une et l'autre se trouvoient
  même en son entretien, où, quoiqu'il parlât très-éloquemment, et
  que ce qu'il disoit ne fût pas vide de pensées subtiles,
  raisonnables et surprenantes, par tout ce qu'elles avoient de
  nouveauté et de justesse, d'ingénieux et de savant, il y avoit
  néanmoins toujours je ne sais quoi de trop peiné, qui en ôtoit la
  grâce, en faisant voir qu'il avoit trop d'application à mettre en
  ordre ce qu'il disoit, et trop de soin de l'embellir et de
  l'orner. Ce fut cela même qui obligea un jour M. Scarron, dont
  l'esprit étoit vif et tout rempli de naïves grâces, qui ne
  connoissoient aucune étude, et qui agissoient partout librement,
  de dire de lui à l'oreille de quelqu'un de ses amis: «Bon Dieu!
  que j'aimerois bien mieux qu'il dît sans y prendre garde _mangy_
  pour _mangea_, et qu'il donnât des soufflets à Ronsard, que de
  parler toujours si bien et si juste!» (_Vie de Costar_, suivie de
  la _Vie de Louis Pauquet_, manuscrit du temps, communiqué par M.
  Aimé Martin. Nous nous proposons de donner ces deux ouvrages à la
  suite de ces _Mémoires_.)

Un jour que madame de Longueville étoit au Cours, le laquais de
Costar, qui, selon le proverbe: _Tel le maître tel le valet_, étoit un
beau garçon, bien civil et bien disant[84], alla pour aider à
raccommoder quelque chose qui s'étoit rompu à son carrosse, et fit
cela avec beaucoup de zèle et d'un air fort galant. Madame de
Longueville fut surprise de l'honnêteté de ce laquais, et lui demanda
à qui il étoit. «Je suis à M. Costar, madame.--Et qui est ce M.
Costar?--C'est un bel esprit, madame.--Et qui te l'a dit?--Si vous ne
me voulez pas croire, prenez la peine, madame, de le demander à M.
Voiture.»

  [84] Ce laquais s'appeloit Dugue; il devint valet-de-chambre de
  Costar. Ce dernier avoit en outre un lecteur nommé Depoix, «plein
  d'esprit, qui lui lisoit infatigablement tout ce qu'il vouloit
  lui faire lire, d'une voix nette et claire, sans prendre jamais
  un mot pour l'autre.» L'abbé Pauquet étoit le secrétaire en
  titre, «qui lui rendoit les plus grands et les plus importants
  secours dans toutes ses écritures, dont il avoit besoin de
  conserver jusqu'aux moindres lignes et aux moindres syllabes.
  Elles méritoient qu'on eût ce soin, continue l'auteur anonyme,
  car elles lui avoient été si utiles, qu'elles lui avoient produit
  dix mille livres de rente; elles lui avoient donné pour près de
  douze mille francs de vaisselle d'argent, et pour une somme
  considérable d'autres meubles, qui lui pouvoient servir, et pour
  le nécessaire et pour le plaisant.» (_Vie Manuscrite_ déjà
  citée.)

Ce beau garçon nuisit peut-être à Costar, et par réflexion à son
maître. L'évêque du Mans, celui à qui le feu Roi avoit eu l'audace de
donner cet évêché sans en parler au cardinal de Richelieu, étant mort,
en 1648, plusieurs y prétendirent. L'abbé de Lavardin en fut un: les
habitants le demandoient, à ce qu'on dit, parce que c'est un homme
d'une des meilleures maisons du pays, et le peuple a toujours de la
vénération pour ceux qui le mangent. Lui, outre cela, prétendoit cet
évêché quasi par droit de succession, à cause que son oncle l'avoit
eu; et c'est à cause de cela qu'il ne le lui falloit pas donner, car
son oncle y a vécu avec toute sorte de libertinage. Or, quand l'abbé
en parla à M. Vincent[85], alors chef du conseil de conscience de la
Reine, M. Vincent lui dit qu'il avoit tort de penser à l'épiscopat;
que sa vie n'étoit pas dans l'ordre, et qu'il avoit chez lui un M.
Costar, qui étoit un s........, et qui faisoit profession d'impiété et
d'athéisme. Ce fut pour cela que Costar s'en alla à Angers, sous
prétexte d'un mariage dont il se mêloit. Pour l'humeur italienne, on
l'en a toujours un peu accusé; pour le reste, je n'en ai rien ouï
dire. L'abbé ne se rebuta point: il fit la cour trois mois durant à M.
Vincent, et disoit tous les jours la messe à Saint-Lazare. Cet homme
ne se rendoit point, et lui dit un jour: «Allez, vous avez fait un
cours d'athéisme avec votre Costar.» L'abbé lui dit à cela: «Monsieur,
je vous prie d'envoyer chez moi saisir tous mes livres et tous mes
papiers, et vous verrez si vous trouverez que j'aie noté à la marge
aucun passage qui sente l'athéisme, ou qu'il y ait rien de tel dans ce
que je puis avoir écrit.» Cela dura depuis le mois de mai jusqu'à la
Saint-Martin, que M. le coadjuteur[86], Martineau, chantre de
Notre-Dame, nommé évêque de Bazas, feu M. de Senlis (mais il ne s'y
trouva pas), et le pénitencier de Notre-Dame, qui étoient du conseil
de conscience, eurent ordre d'examiner si l'abbé de Lavardin n'étoit
point athée, et si on pouvoit en conscience lui donner un évêché.
Martineau et le pénitencier furent d'avis que, pour le scandale que
cela avoit causé, on ne le fît point évêque cette fois, et qu'il
seroit ridicule de faire évêque un homme dont on a douté qu'il fût
chrétien. Mais le coadjuteur l'emporta, et gronda fort le père
Vincent de ce que, par le rapport qu'il fit dans l'assemblée, il ne se
fondoit que sur ce qu'un homme de condition, qui ne vouloit pas être
nommé, avoit dit à un évêque, qui ne vouloit pas être nommé non plus,
que l'abbé de Lavardin étoit indigne de l'épiscopat. En effet, il ne
faudroit à ce compte-là qu'un ennemi pour perdre un homme de
réputation[87]. Ce M. du Mans, pour imiter, dit-il, ses ancêtres,
s'est mis à tenir table; mais à sa propre table les gens se moquent de
lui. L'abbé d'Effiat un jour avoit des tablettes et écrivoit:
_Première plaisanterie de M. du Mans_; _Seconde plaisanterie de M. du
Mans_. Lui en rit, car il ne voit pas qu'on le raille. Chez le Roi
quelqu'un demanda d'où venoit le mot de prélat; M. du Mans donne dans
le panneau et étale ses éruditions. Nogent, quoique méchant bouffon,
les mena battant d'une façon pitoyable.

  [85] Fondateur des Lazaristes, le vénérable saint Vincent de
  Paul.

  [86] Le cardinal de Retz.

  [87] M. du Mans conserva néanmoins une bien mauvaise réputation;
  car après sa mort, des prêtres ordonnés par lui, et notamment le
  célèbre Mascaron, furent ordonnés de nouveau sous condition.
  (_Vie de Saint-Évremont_, par Des Maiseaux, à la tête de ses
  _Œuvres_, 1753, in-12, t. 1, p. 31.)

Pour revenir à Costar, il a quelquefois des raffinements assez
bizarres. Il dit qu'il se fit durer la fièvre-tierce six mois, parce
qu'au sortir de l'accès il avoit des rêveries agréables. Plusieurs ont
remarqué cela aussi bien que lui; mais je ne pense pas que personne se
soit encore avisé d'une volupté semblable. Pour ses ouvrages, avant la
_Défense de Voiture_, il n'avoit fait que des lettres qu'il n'a pas
publiées. C'est un esprit encastelé[88]; mais on ne peut pas dire
qu'il n'écrive pas bien à tout prendre. Je lui ai vu montrer avec un
plaisir étrange une lettre par laquelle il remercioit M. Servien de
l'emploi de secrétaire qu'il lui offroit lorsqu'il croyoit aller en
ambassade auprès du Saint-Père; mais la _Défense de Voiture_ est, sans
comparaison la meilleure chose qu'il ait faite et qu'il fera; ce n'est
pas que Girac et lui ne se trompent tous deux, car Girac accuse
Voiture de choses dont il ne le devroit point accuser, comme de
libertinage, et d'avoir écrit la lettre de _la Berne_[89] et celle _du
Valentin_[90]. Il pouvoit dire, car il prétend qu'il n'a écrit cette
lettre que pour Balzac seul, et point pour la faire courir comme a
fait Costar, qu'où Voiture badinoit, il étoit inimitable; que son
sérieux ne valoit pas grand chose, et qu'à tout prendre il n'écrivoit
nullement juste. Costar veut tout défendre, et prend le style sérieux
de Voiture pour le style sublime. Cependant la pièce est fort
agréable, en ce qu'elle berne Balzac d'un bout à l'autre, qui étoit un
des hommes du monde qui avoit donné autant de prise sur lui; ce n'est
pas que ce soit une infamie à Costar d'avoir baffoué un homme qu'il
avoit baisé au cul. On voit dans la préface que Girard a mise
au-devant des _Entretiens de Balzac_, la preuve de ce que je dis.
Costar, voyant le succès qu'avoit eu ce livre, en donna un second
qu'il appela les _Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar_; il y a
furieusement de latin et bien des bévues, car il prend souvent
_martre_ pour _renard_[91]; et ma foi cela n'est bon que pour faire
mieux entendre les lettres que Voiture lui a écrites. Il fait
là-dedans le docteur, et il se trouve que Voiture entend tout
autrement bien les auteurs que lui, et se moque de lui en plus d'un
endroit, sans qu'il s'en aperçoive ou qu'il en ose rien témoigner.
Girac a répondu à Costar, et il n'y a déjà que trop de volumes.

  [88] _Encastelé_ se dit d'un cheval qui a la corne du pied trop
  serrée. Pris au figuré, il signifie ici un esprit trop étroit.

  [89] _Voyez_ la Lettre 9 de Voiture, où il raconte à mademoiselle
  de Bourbon, depuis duchesse de Longueville, qu'il a été _berné_
  comme Sancho Pança dans le roman de Cervantes.

  [90] _Voyez_ la lettre 95 de Voiture, écrite à madame de
  Rambouillet. Le Valentin est un château situé près de Turin.

  [91] Allusion à un passage de la _Requête des Dictionnaires_ de
  Ménage, où il est dit que Colletet prenoit souvent Renard pour
  Marte. (P. 13 de l'édition in-4º de 1652.)

Costar s'avisa, en publiant la _Suite de la Défense de Voiture_,
d'écrire à M. le chancelier une lettre qui commence ainsi:
_Monseigneur, si vous n'étiez le grand-prêtre de Thémis et le
souverain sacrificateur des Muses_, etc. M. Gaulmin[92], qui étoit
présent, lui dit: «Monsieur, si vous n'y prenez garde, il vous fera
bientôt chanter messe.» Il écrivit aussi au feu premier président, et
il y avoit en un endroit: «Monseigneur, que vous êtes beau!» Le
premier président, qui ne jugeoit pas trop mal, montrant cela à
Bois-Robert, lui dit: «S'en délecte-t-il? est-il du métier?--Oui, oui,
dit l'autre.--Il faut donc, reprit-il, que je prenne garde à moi
désormais; je n'eusse jamais pensé qu'on me dût traiter de beau!»
Toute l'Académie s'en moqua, car on y montra cette lettre au
chancelier; et Bois-Robert, pour achever Costar, se mit à lire cette
lettre dont j'ai parlé dans son historiette, et il leur disoit, en un
endroit qui étoit un peu malin: «M. le maréchal de Schomberg et M. le
maréchal de Gramont, qui sont infatués de la _Défense de Voiture_,
veulent que j'ôte cela et encore cela: me le conseillez-vous,
messieurs?--Gardez-vous-en bien, lui dirent-ils.--Ma foi, je
l'enverrai donc, dit-il, comme la voilà.»

  [92] Gilbert Gaulmin, maître des requêtes, puis conseiller
  d'État, mourut en 1665, à l'âge de quatre-vingts ans. On a de lui
  de savants ouvrages; mais il est encore plus célèbre par ses
  liaisons avec les érudits et les gens de lettres de son temps.

Sur cette _Suite de la Défense de Voiture_, Costar pria Conrart de lui
dire son avis. L'autre lui écrivit que tout le monde étoit scandalisé
de ce qu'il déchiroit M. de Balzac, car cette fois il lève le masque
et ne raille plus, et aussi de traiter si mal M. de Girac sur une
chose où il n'y avoit motif. C'est sur je ne sais quel passage. Costar
lui répondit en colère qu'on avoit bien raison de lui avoir donné avis
qu'il étoit plutôt pour Girac que pour lui. Conrart, qui a toujours de
la bile de reste, monte sur ses grands chevaux; Costar cale la voile,
et lui demande pardon.

Girac, dans une réponse qu'il faisoit imprimer contre Costar, en 1658,
avoit mis trois ou quatre lettres de Costar assez impies. Courbé,
sottement, comme il est l'imprimeur des deux adversaires, communiquoit
à l'un et l'autre tout ce qu'il imprimoit. Costar, voyant cela, fait
saisir l'impression, et au Châtelet il fut dit que n'étant point
question d'accuser le sieur Costar d'impiété, défenses étoient faites
d'imprimer le livre qu'il ne fût mis en l'état qu'il devoit être.
Costar se sert de la main de Pauquet[93], de sorte qu'on ne sauroit
prouver que ces lettres sont de lui. Il y en a une où il dit qu'il
veut sacrifier à une religieuse, et joue sur tous les endroits de la
messe. Voilà Courbé puni comme il le méritoit.

  [93] Louis Pauquet, chanoine et archidiacre du Mans, étoit
  secrétaire, créature et _factotum_ de Costar. Cet homme, né à
  Bresles, en Bauvoisis, avoit été laquais; il avoit trouvé le
  moyen d'apprendre le latin, mais il étoit livré à l'ivrognerie de
  la manière la plus dégoûtante. Costar le tenoit très-sévèrement
  sur ce chapitre. Après sa mort, Pauquet continua de se livrer à
  la débauche, il mangea son bien, et mourut âgé de soixante-trois
  ans, le 14 novembre 1673. (_Vie de Pauquet_, à la suite du
  manuscrit déjà cité.)

Girac a trouvé que Costar, qui le railloit de n'être que fils d'un
conseiller d'Angoulême, étoit, comme chacun sait, fils d'un chapelier,
et petit-fils d'un gadouard. Dans le premier volume de ses lettres,
car quoiqu'il ne se vende point, il en fait imprimer un second, il y
en a une (c'est la dernière) où il parle assez mal de _la Pucelle_;
cependant M. Chapelain, lâchement, lui écrit tous les ans dix ou douze
fois.

Le cardinal Mazarin, quand il est assez mal pour ne pas songer aux
affaires, se fait lire, pour se divertir, les lettres que Costar lui a
écrites.

Notre homme avoit si bien su traiter Colbert quand il alloit et
revenoit de Mayenne, qu'il le recommandoit au procureur-général[94],
et, par ce moyen, il avoit douze cents écus comme historiographe.
Rose[95] lui avoit valu cinq cents écus de pension, en faisant goûter
au cardinal _la Défense de Voiture_. Il mourut à l'âge de soixante
ans[96] dans de grandes douleurs, car sa goutte étoit remontée, mais
assez philosophiquement. Il fit tout le bien qu'il pouvoit faire à
Pauquet; il lui laissa dix mille écus avec sa prébende du Mans[97].
Pour le reste, aussi bien que pour cela, M. du Mans a suivi la volonté
du défunt: il avoit soin de l'éducation du petit de Lavardin; il
menoit une vie assez douce au Mans.

  [94] Nicolas Foucquet, procureur-général et surintendant des
  finances.

  [95] Secrétaire de Mazarin; il devint ensuite secrétaire
  particulier _ayant la main_ du Roi, c'est-à-dire écrivant les
  lettres qui passoient pour être de la main du Roi. Il a été
  président de la chambre des comptes, et membre de l'Académie
  françoise. Il étoit célèbre pour son avarice.

  [96] Il mourut le 13 mai 1660. (_Manuscrit déjà cité._)

  [97] Par son testament notarié du 9 juin 1659, Costar fit l'abbé
  Pauquet son légataire universel, et la veille de sa mort, il lui
  résigna tous ses bénéfices. Il légua deux mille livres à l'abbé
  Coustard Du Coudray, curé de Gesvres, son neveu, et fit des dons
  assez considérables à diverses églises, mais plus
  particulièrement à celle de Niort, dont il étoit curé. (_Vie
  manuscrite de Costar._)

La comtesse de La Suze dit que Costar est le plus galant des pédants,
et le plus pédant des galants.



MADAME DE CAVOYE.


Madame de Cavoye est fille de Sérignan, gentilhomme de qualité de
Languedoc, qui fut maréchal-de-camp en Catalogne; elle épousa en
premières noces un gentilhomme nommé La Croix, qui la laissa veuve
fort jeune et sans enfants; elle étoit jolie, spirituelle et assez
riche. Cavoye, gentilhomme de Picardie, peu accommodé, mais de
beaucoup de cœur, étoit à M. de Montmorency, quand il en devint
amoureux: il n'avoit pas grande espérance de réussir en sa recherche,
quand, ayant été pris pour second par un de ses amis, il alla chez un
notaire faire un testament par lequel il donnoit à madame de La Croix
tout ce qu'il pouvoit avoir au monde, et après alla dire à une amie
commune qu'il venoit de rendre à madame de La Croix la plus grande
marque d'amour qu'il lui pouvoit rendre; qu'on trouveroit son
testament chez tel notaire, qu'il s'alloit battre, et qu'il la
supplioit d'assurer la belle que, s'il mouroit, il mouroit son
serviteur; et, après cela, s'en va. Cette femme court le dire à madame
de La Croix, qui fit aussitôt monter son père et tous ses amis à
cheval. On cherche partout: on trouve que Cavoye avoit eu l'avantage.
Elle fut si touchée de ce témoignage d'affection, qu'elle l'épousa.
Jamais femme n'a plus aimé son mari. Le cardinal de Richelieu le fit
son capitaine des gardes.

Quand la cour n'étoit pas à Paris, elle avoit toujours une lettre dans
sa poche pour son mari; et dès qu'elle entendoit dire que quelqu'un
alloit à la cour, elle lui donnoit sa lettre; celle-là partie, elle en
alloit faire une autre; et tel jour elle lui en a envoyé plus de
trois. Un jour le cardinal lui demanda lequel elle aimoit le mieux de
lui ou de son mari: «Monseigneur, répondit-elle, Votre Éminence ne
m'en voudra point de mal s'il lui plaît; mais je lui avouerai
franchement que j'aime mieux mon mari. Vous ne me donnez que de
l'inquiétude, je suis toujours en peine pour votre santé, et lui
me donne du plaisir.--Mais lequel aimeriez-vous mieux, ajouta
le cardinal, que M. de Cavoye mourût ou tout le reste du
monde?--J'aimerois mieux que tout le monde mourût.--Mais que
feriez-vous tous deux tous seuls?--Nous ferions ce qu'Adam et Ève
faisoient.»

Elle dit qu'elle avoit tout le soin des affaires et du ménage: «Quand
il revenoit au logis, je le caressois; je me faisois toute la plus
jolie que je pouvois pour lui plaire: il n'entendoit parler de rien de
fâcheux, point de plaintes, point de crierie, point d'affaires. Enfin,
c'étoit comme si le sacrement n'y eût point passé.»

Elle dit un jour à mademoiselle de Bussy, avec laquelle elle causoit
il y avoit une demi-heure: «Mademoiselle, nous nous ennuyons l'une
l'autre, adieu; il vaut mieux se séparer; je vois que la conversation
languit.»

Une fois, au retour de la campagne, quand ce mari fut couché, et qu'il
eût fait le devoir, ils parlèrent un peu de leurs petites affaires:
«J'ai, lui dit-il, plus dépensé que je ne pensois; la nourriture a été
fort chère; j'ai été contraint d'emprunter tant.--Hé bien! dit-elle,
patience, je trouverai bien de quoi remplacer cela.» Après il
recommença: «Oh! lui dit-elle, Cavoye, tu as fait encore _quauque_
dette.» Car elle a un petit accent, et quelques mots du pays, qui
donnent encore plus de grâce à ce qu'elle dit. Ce mari mourut avant le
cardinal de Richelieu. La pauvre madame de Cavoye en fut terriblement
affligée. Madame de Bomelle y alla comme les autres, et, comme elle
prit congé: «Hélas! dit l'affligée, que je serois heureuse, mon
enfant, si j'étois aussi oison que toi! je ne sentirois pas ce que je
sens.» D'Ornano, le dévot, y fut aussi, et avoit avec lui deux vilains
grimauds d'enfants: «Sont-ils à vous? lui dit-elle.--Oui, madame.--Hé!
mon pauvre monsieur, s'écria-t-elle, priez bien Dieu, et ne faites
plus d'enfants.» Elle avoit une fille bien faite, mais fort éveillée;
elle ne la perdoit point de vue: «Cela a le sang trop chaud,
disoit-elle; il faut que je lui donne un mari de Languedoc.» Elle lui
en donna un; et sa fille, après quelques années, étant venue ici avec
son mari (c'étoit un assez pauvre homme), elle tâcha de faire quelque
chose pour lui à la cour; mais comme elle vit qu'il ne s'aidoit point:
«Petite, dit-elle à sa fille, remène ton mari à la province, je n'en
sais que faire ici.»

Quoique chargée de beaucoup d'enfants, elle fait si bien qu'elle
subsiste honorablement; elle a eu la moitié du don des chaises de
Souscarrière[98] dès le temps du feu cardinal, et cela lui vaut
beaucoup. Elle fait la cour; elle est adroite et aimée de tout le
monde, pleure encore quand on lui parle de son mari. Il sera parlé
d'elle dans les Mémoires de la régence, car elle dit toujours quelque
chose de plaisant. Elle, madame Pilou et madame Cornuel, ce sont trois
originaux. Elle est fort libre. Un jour, un garçon, c'est l'abbé
Testu, l'aîné, la menoit chez madame de Chamguy: «Mon pauvre abbé, lui
dit-elle en passant dans une grande salle, tourne la tête.» Et après
elle se met à pisser dans une cuvette. Elle a cinquante ans, et, après
douze grossesses pour le moins, la gorge aussi belle qu'à quinze ans;
elle n'a jamais eu le visage fort beau, mais agréable; pour le corps,
il n'y en avoit guère de mieux fait.

  [98] C'étoit apparemment un privilége pour des chaises à porteur.
  L'usage en fut introduit en France par le marquis de Montbrun,
  fils naturel, mais légitime, du duc de Bellegarde. (Voyez les
  _Antiquités de Paris_, par Sauval, t. 1, p. 192.)



LE CARDINAL DE RETZ[99].


Jean-François de Gondy, aujourd'hui cardinal de Retz, est un petit
homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit
de ses mains à toute chose[100]. Quand il écrit, il fait toujours des
arcades; il n'y a pas une ligne droite, et ce n'est que du
_griffonis_. J'ai vu qu'il ne savoit pas se boutonner. Une fois, à la
chasse, il fallut que M. de Mercœur lui remît son éperon; il n'en put
jamais venir à bout. Il ne connoissoit autrefois de toutes les
monnoies qu'une pistole et un quart d'écu. Il fut destiné à être
chevalier de Malte, et, étant né durant un chapitre, il fut chevalier
dès ce jour-là; de sorte qu'il auroit été grand'croix de bonne heure.
Il avoit deux frères, tous deux ses aînés, le duc d'aujourd'hui, et un
qu'on appeloit le marquis des Isles d'Hières: celui-là étoit blond. M.
de Bassompierre disoit: «Pour celui-là, on ne peut pas dire qu'il ne
soit de ma façon.» J'ai dit ailleurs que la mère étoit une grande
prude. Ce garçon disoit qu'il vouloit être cardinal, afin de passer
devant son frère: il avoit de l'ambition; mais il mourut misérablement
à la chasse; étant tombé de cheval, la jambe engagée dans l'étrier, il
fut tué d'un coup de pied que le cheval lui donna par la tête. Ce
garçon mort, on changea de pensée, et on destina le chevalier à
l'Eglise. Le voilà donc l'abbé de Buzay; c'étoit une abbaye en
Bretagne[101]. La soutane lui venoit mieux que l'épée, sinon pour son
humeur, au moins pour son corps. Tel que je l'ai représenté, il
n'avoit pas pourtant la mine d'un niais; il y avoit quelque chose de
fer dans son visage[102].

  [99] Né en 1613, mort à Paris le 24 août 1679.

  [100] Son père n'étoit pas brave: M. de Guise l'en méprisoit, et
  cela fut cause en partie de l'acharnement qu'il eut contre lui
  dans la prétention que le général des galères devoit être
  dépendant de l'amiral du Levant; M. de Guise l'étoit. Il avoit
  cela tellement en tête, qu'il ne parloit d'autre chose. (T.)

  [101] Près de la Loire, et non loin de Nantes.

  [102] Ce mot est douteux dans le manuscrit autographe. Il semble
  que l'auteur a écrit _quelque chose de fer_, on pourroit aussi
  lire _quelque chose de fier_; mais la première leçon nous semble
  la plus vraisemblable, surtout si on la rapproche de ce qui suit
  du caractère connu du cardinal, et des portraits gravés qui nous
  sont restés de lui.

Dès le collége, l'abbé fit voir son humeur altière: il ne pouvoit
guère souffrir d'égaux, et avoit souvent querelle; il montra aussi dès
ce temps son humeur libérale; car ayant appris qu'un gentilhomme qu'il
ne connoissoit point étoit arrêté au Châtelet pour cinquante pistoles,
il trouva moyen de les avoir et les lui envoya. Au sortir de là, ce
nom de Buzay approchant un peu trop de _buse_, il se fit appeler
l'abbé de Retz. Ce n'étoit pas encore trop la mode en ce temps-là de
ne porter pas le nom de son bénéfice; à cette heure il n'y a si petit
ecclésiastique qui ne s'appelle l'abbé, et ceux qui le sont
effectivement prennent le nom de leur famille aussi bien qu'eux. Il
m'a dit que le gros comte de La Rocheguyon lui vouloit donner tout son
bien, à condition qu'il prendroit le nom et les armes de Silly[103];
mais qu'à sa mort les parents empêchèrent qu'on ne lui fît venir un
notaire. En me contant cela, il me disoit que, s'il eût été d'épée, il
eût fort aimé à être brave, et qu'il auroit fait grande dépense en
habits; je souriois, car, fait comme il est, il n'en eût été que plus
mal, et je pense que ç'auroit été un terrible danseur, et un terrible
homme de cheval: d'ailleurs, il est malpropre naturellement, et
surtout à manger: il est aussi rêveur; de sorte qu'à table, par
malice, on lui mettoit une tête de perdrix sur son assiette; il la
portoit à la bouche sans y regarder, et mettoit les dents dedans. La
plume lui sortoit de tous les côtés. Il ne mange jamais que du plat
qui est devant lui; il n'y a guère d'homme plus sobre.

  [103] La mère du cardinal de Retz s'appeloit Françoise-Marguerite
  de Silly, dame de Commercy.

Il est enclin à l'amour, a la galanterie en tête, et veut faire du
bruit; mais sa passion dominante, c'est l'ambition; son humeur est
étrangement inquiète, et la bile le tourmente presque toujours. Dans
sa petite jeunesse, il voyoit fort sa parenté, et principalement
madame de Lesdiguières. Je crois qu'il en a été amoureux, aussi bien
que de madame de Guémenée. Il voyoit fort aussi M. d'Ecquevilly, son
parent, dont nous avons parlé ailleurs. Ce M. d'Ecquevilly n'avoit
guère de meilleurs yeux que lui, et on dit qu'un jour ils se
cherchèrent un gros quart-d'heure dans une grande cour, sans se
pouvoir retrouver, et qu'il fallut à la fin que deux gentilshommes les
prissent chacun par la main pour les faire joindre. Dans la société de
la famille (madame de Guémenée en étoit), on se divertissoit, entre
autres choses, à s'écrire des questions sur l'_Astrée_, et qui ne
répondoit pas bien, payoit pour chaque faute une paire de gants de
frangipane. On envoyoit sur un papier deux ou trois questions à une
personne, comme, par exemple, à quelle main étoit Bonlieu, au sortir
du pont de La Bouteresse, et autres choses semblables, soit pour
l'histoire, soit pour la géographie; c'étoit le moyen de savoir bien
son _Astrée_. Il y eut tant de paires de gants perdues de part et
d'autre, que, quand on vint à conter, car on marquoit soigneusement,
il se trouva qu'on ne se devoit quasi rien. D'Ecquevilly prit un autre
parti. Il alla lire l'_Astrée_ chez M. d'Urfé même, et, à mesure qu'il
avoit lu, il se faisoit mener dans les lieux où chaque aventure étoit
arrivée.

Notre abbé étoit fort mal avec sa cousine de Schomberg, car il y avoit
deux partis, celui de la maréchale et celui de madame de Lesdiguières;
le dernier étoit le plus fort. Dans une assemblée de la parenté,
madame de Lesdiguières obligea l'abbé à aller prendre à danser madame
de Schomberg, qui étoit toute contrefaite, et qui avoit les pieds tout
tortus, et ne pouvoit quasi marcher; cela la pensa faire enrager; on
la haïssoit; elle étoit laide et méchante.

En ce temps-là, un homme proposa à l'abbé d'épouser je ne sais quelle
grande héritière d'Allemagne, catholique, dont je n'ai pu savoir le
nom; que ses parents luthériens la violentoient, et qu'on la vouloit
donner à un Weimar, qui étoit à l'Académie à Paris. Il y entend, et
promet à cet homme une de ses deux abbayes (il en avoit deux); l'autre
se nommoit Quimperlay; elles valent dix-huit mille livres de rente,
ou environ. Je n'ai pu savoir tout ceci qu'imparfaitement. Il fit un
voyage où il parla à cette fille; même il se battit contre ce Weimar,
et eut l'avantage, non par adresse, mais par bravoure, car il n'est
pas moins vaillant que M. le Prince. Ce n'est pas le seul combat qu'il
ait fait; il s'est battu une autre fois, je pense que c'étoit contre
le comte d'Harcourt[104]. Je lui ai ouï dire à lui-même que cet homme
lui disoit: «Je vous aurai bientôt culbuté, ce n'est pas là votre
métier.--Cependant il laissa, je ne crois pas que ce fut exprès, un
grand baudrier de buffle, sans lequel je l'eusse bien blessé, car je
donnai droit dedans.» Il me contoit tout cela, sans nommer personne,
et je n'ai jamais su d'où venoit leur querelle.

  [104] Le cardinal le dit positivement. (_Mémoires du cardinal de
  Retz_, dans la collection des Mémoires relatifs à l'histoire de
  France, 2e série, t. 44, p. 87.)

Il m'a dit aussi, et j'ai appris depuis, que c'étoit lui-même qu'un
homme de la cour étant une fois enfermé dans une chambre avec une
femme de qualité dont il étoit possesseur, ayant ouï du bruit, fut
obligé d'ouvrir de peur d'être surpris; c'étoient des gens armés qui
l'attaquèrent. Il les repoussa de la porte, la referma, et retourna
caresser la belle, comme s'ils eussent été dans la plus grande sûreté
du monde. «Il faut, me disoit-il, n'avoir guère peur pour cela. Ce
même homme, ajoutoit-il, quoiqu'on lui eût donné avis que le mari le
vouloit faire assassiner, ne laissa pas d'aller partout à son
ordinaire, et sans être autrement accompagné.» Si cette aventure est
vraisemblable, je m'en rapporte; mais, par là, on jugera de l'humeur
du personnage.

Il fit encore un combat contre l'abbé de Praslin, aujourd'hui le
marquis de Praslin, qui a épousé mademoiselle d'Escars, cadette de
madame d'Hautefort: il eut l'avantage; mais le comte d'Harcourt, qui
servoit Praslin, battit le second de l'abbé de Retz[105].

  [105] Le cardinal a parlé de ce duel dans ses Mémoires. Le second
  de Praslin étoit le chevalier du Plessis, et non pas le comte
  d'Harcourt. (_Mémoires du cardinal de Retz_, audit lieu, p. 93.)

Il a toujours été d'humeur remuante; il s'est vanté de savoir bien des
choses des desseins de M. le comte (_de Soissons_), et qu'un jour il
rendit un paquet aux Tuileries à M. de Thou, qui lui dit après: «Ma
foi! monsieur l'abbé, il faut que vous me croyiez bien homme d'honneur
pour m'avoir rendu ce paquet; car cela est bien gaillard[106].»

  [106] Le cardinal de Retz parle dans ses Mémoires des menées
  qu'il fit à Paris pour le comte de Soissons, mais il ne nomme pas
  M. de Thou. (_Ibid._, p. 109 et suivantes.)

La violence que le cardinal de Richelieu fit au père de Gondy pour la
charge des galères qu'il lui fit vendre en dépit de lui, avoit outré
l'abbé: sans cela, sur ma parole, notre homme n'eût pas laissé d'être
son ennemi. Il étoit trop ambitieux; il se vantoit que son père, son
frère et lui avoient été les seules personnes de condition qui
n'eussent point plié.

Quand il fut question de prendre en Sorbonne le bonnet de docteur, il
dédia ses thèses à des saints pour n'être point obligé de les dédier
aux puissances. Il voulut l'emporter de haute lutte sur l'abbé de
Souillac (de La Mothe-Houdancourt), parent de M. de Noyers; c'est
aujourd'hui M. de Rennes[107]. On fit intervenir l'autorité du
cardinal; on proposa assez de choses à l'abbé de Retz; jamais il ne
voulut démordre, et il harangua fort fièrement. Il est vrai que la
Sorbonne, en considération du cardinal de Gondy, soutint ses intérêts,
et représenta, je pense, au cardinal, qu'ils ne pouvoient pas
abandonner le neveu d'un prélat à qui ils avoient tant d'obligation.
Il l'emporta donc sur l'autre, et le cardinal depuis cela l'appela
toujours _ce petit audacieux_, et il disoit qu'il avoit une mine
patibulaire. Cette contestation fut cause que ses parents trouvèrent à
propos qu'il fît un voyage en Italie[108]. Deux de mes frères et moi
ayant dessein d'y aller, le priâmes de trouver bon que nous lui
tinssions compagnie. Je l'entretins presque toujours durant dix mois;
et, comme il a autant de mémoire que personne, car il savoit par cœur
tout ce qu'il avoit jamais appris, il me conta et me dit bien des
choses.

  [107] Disputant un jour contre l'abbé de Souillac en Sorbonne, il
  cita un passage de saint Augustin, que l'autre dit être faux. Il
  envoya quérir un Saint-Augustin, et le convainquit. Souillac,
  qui, quoiqu'il ne soit pas ignorant, parle pourtant fort mal
  latin, dit pour excuse: _Non legeram ista toma_. Le docteur qui
  présidoit lui dit plaisamment: _Ergo quia vidisti, Thoma,
  credidisti_. (T.)

  [108] Voyez _les Mémoires du cardinal de Retz_, _ibid._, p. 100.

Je remarquai que le premier ouvrage qu'il fit, hors quelques sermons,
ce fut _la Conjuration de Fiesque_[109]; car cela convenoit assez à
son humeur. Il avoit fait l'épitaphe du comte de Soissons en prose, où
il l'appeloit _le dernier des héros_.

  [109] C'est peu de chose, et ce qu'il fait est assez médiocre. Il
  a pourtant bien de l'esprit; mais il ne pense point assez aux
  choses, et ne se met pas même en peine de les apprendre. Il avoit
  beaucoup pris du Mascardi. (T.)--Augustin Mascardi, auteur de
  l'Histoire de la Conjuration de Fiesque, 1629, in-4º. Cet ouvrage
  a été traduit en françois par Fontenay-Sainte-Geneviève; Paris,
  1639, in-8º.

Il ne pouvoit pardonner à don Thadée, neveu du pape Urbain, alors
régnant, de ne s'être pas emparé de l'Etat d'Urbin qui retourna alors
à l'Eglise, faute de mâles. Nous ne passions pas devant une place
qu'il ne la prît ou par assaut ou autrement. Il parloit sans cesse de
sa naissance. Il fut fort caressé à Florence par le grand-duc; il
logea chez le chevalier de Gondi, qui faisoit la charge de secrétaire
d'État, et qui avoit été résident en France. Le chevalier avoit les
portraits des Gondis de France dans sa salle, car ils ne sont pas si
grands seigneurs en Italie qu'ici; ils sont pourtant gentilshommes:
j'en ai vu assez de marques dans Florence; mais la question est de
savoir si cela n'est point depuis la faveur d'Albert, et si ceux-ci en
sont. Quillet dit que ce chevalier de Gondi se mit à rire un jour
qu'il lui demanda si les Gondis de France étoient effectivement des
vrais Gondis. Le cardinal de Retz dit qu'il n'y a que lui en France
qui puisse fournir ses trente quartiers[110].

  [110] Villani et Machiavel ne parlent point des Gondis; M. de
  Thou les dit fils d'un banquier. (T.)

Albert, qui a fait la fortune de la maison ici, étoit fils d'un
banquier florentin qui demeuroit à Lyon, nommé Gondy, seigneur Du
Perron, dont la femme, aussi italienne, avoit trouvé moyen d'entrer au
service de la reine Catherine de Médicis, et avoit eu charge de la
nourriture des Enfants de France au maillot. On disoit qu'elle avoit
donné une recette à la Reine pour avoir des enfants[111]; car la
Reine fut dix ans sans en avoir; et cela fit que la Reine l'aima tant,
qu'étant parvenue à la régence, en moins de quinze ans, elle avança si
fort les enfants de cette femme qui, au jour que le Roi mourut,
n'avoient pas tous ensemble deux mille livres de rente, qu'Albert, à
la mort de Charles IX, étoit premier gentilhomme de la chambre et
maréchal de France avec des gouvernements, avoit cent mille livres de
rente pour le moins en fonds de terre, et, en argent et en meubles,
plus de dix-huit cent mille livres; son frère, Pierre de Gondy, étoit
évêque de Paris, et avoit encore trente ou quarante mille livres de
rente en bénéfices, et, en meubles, la valeur de plus de deux cent
mille écus; et M. de La Tour, le cadet des trois, étoit, quand il
mourut, capitaine de cinquante hommes d'armes, chevalier de l'ordre
comme son aîné, et maître de la garde-robe, et tous trois du conseil
privé. Voilà ce que j'ai appris d'un homme de ce temps-là, et qui le
savoit bien.

  [111] J'ai ouï dire que la gloire en est due à Fernel. Ce garçon,
  qui avoit été des _capettes_ du collége de Montaigu, fut quelque
  temps à délibérer s'il suivroit le barreau ou s'il se feroit
  d'église; mais ne se trouvant pas assez de voix, ni pour prêcher,
  ni pour plaider, il se résolut d'étudier en médecine. Ce qui le
  mit en réputation, ce fut la cure qu'il fit d'un gentilhomme qui
  étoit au Roi: ce gentilhomme en parla à Sa Majesté qui n'avoit
  point encore d'enfants. Le Roi le fit venir, et, quoique Fernel
  fût assez jeune encore, le Roi, sur le témoignage du cavalier,
  ajouta foi à ce qu'il lui dit. Le Roi obligea la Reine à dire à
  Fernel toutes les particularités qu'il falloit savoir. Il dit au
  Roi qu'il croyoit que la Reine pourroit concevoir s'il la voyoit
  dans le fort de ses purgations; ce qu'il fit. Mais en récompense
  la plupart de ses enfants n'étoient pas de trop bonne
  constitution. Fernel ensuite fut premier médecin du Roi. On a su
  cette particularité de ceux de sa famille qui la reçurent par
  tradition. (T.)

J'ai ouï conter une chose assez judicieuse de ce maréchal de Retz.
Charles IX avoit une levrette admirable qu'il aimoit fort; il sut
qu'un gentilhomme de Normandie en avoit une fort bonne; il la fait
venir, et le gentilhomme aussi. On court un lièvre avec ces deux
chiennes: la levrette du gentilhomme faisoit mieux que la sienne. Le
Roi, déjà fâché de cela, voyant que ce gentilhomme, qui étoit sans
doute assez mauvais courtisan, dans l'ardeur de la chasse l'avoit
devancé, il lui donne brusquement un coup de houssine. Le lendemain le
maréchal vint au lever du Roi, fort triste. «Qu'avez-vous?--C'est,
sire, que vous avez perdu le cœur de toute votre noblesse.--Je vous
entends, dit le Roi, j'ai tort; je ne suis que gentilhomme, je le veux
satisfaire.» En effet, le Roi le pria de l'excuser devant tout le
monde[112]. En cet instant on eut avis qu'un petit gouvernement
vaquoit; le maréchal dit au Roi: «Sire, il le lui faut donner.» Le Roi
le lui donna. Il en usoit bien, ce favori; car il vouloit toujours
qu'il parût que le Roi donnoit de son propre mouvement.

  [112] C'est on fort beau trait; mais Louis XIV fut plus grand
  quand il jeta sa canne par la fenêtre dans la crainte de
  succomber à la tentation d'en frapper Lauzun.

Le cardinal sut qu'il y avoit chez messieurs Du Puy un manuscrit de M.
de Brantôme, de la maison de Bourdeilles, contenant plusieurs volumes,
dans un desquels étoient les amours de la duchesse de Retz, femme
d'Albert, où il y avoit maintes belles choses à l'honneur de la dame.
Il n'eut jamais de repos que messieurs Du Puy ne lui eussent permis
d'effacer tout ce qui étoit contre sa grand'mère, et le manuscrit est
effacé de façon qu'on ne sauroit déchiffrer un mot[113].

  [113] Il seroit impossible de vérifier ce point, quoique la
  plupart des manuscrits originaux de Brantôme existent à la
  Bibliothèque royale, ainsi que les copies que MM. Du Puy en ont
  fait faire. Les passages indiqués devroient se trouver dans le
  volume des _Dames galantes_, et le manuscrit original de ce
  volume paroît avoir été détruit. (Voyez la _Notice sur Brantôme_,
  t. 1, p. 95; Paris, 1822, in-8º.)

Il y avoit ici un Gondy dans les partis: ce fut celui qui bâtit
l'hôtel de Condé, et qui fit le jardin de Gondy à Saint-Cloud. C'étoit
un homme fort voluptueux: on dit que dînant chez un de ses amis, à
cinq lieues de Saint-Cloud, où il n'y avoit point de verres de
cristal, il dit à un de ses gens: «Va m'en quérir un à Saint-Cloud, et
ne te soucie pas de crever mon cheval.» Il y va. Le cheval crève en
arrivant, et le valet en descendant cassa le verre. Cet homme méritoit
bien de mourir gueux comme il est mort.

Pour revenir où nous en étions: à Florence, un jeune gentilhomme qui
étoit à lui, car il en avoit quatre, et le reste à l'avenant, s'avisa
de faire faire un pourpoint de taffetas à bandes sans les ourler. Un
jour au Cours la grande-duchesse mère et mademoiselle de Guise vinrent
à passer, qui se crevoient de rire de voir cette extravagance, car cet
homme étoit à la portière, et sembloit être vêtu de toiles
d'araignées, tant il avoit de filets aux bras et au corps.

La grande-duchesse étoit une des plus belles personnes d'Italie, mais
elle avoit affaire à un pauvre mari: il avoit cinq ou six calottes
l'une sur l'autre, et en ôtoit et en mettoit selon que son thermomètre
l'ordonnoit. Quand il couchoit avec elle, tout l'État de Toscane étoit
en prière: cela n'arrivoit pas souvent. Je pense qu'enfin elle a eu
un héritier.

A Venise, où nous allâmes ensuite, l'ambassadeur de France[114]
(c'étoit le président Mallier, un vrai cheval mallier) le logea seul
avec un valet-de-chambre. Le comte de Laval, frère de M. de La
Trimouille, étoit retiré à Venise. Je pense qu'il dit, en parlant de
l'abbé: «Il ne manquera pas de me venir voir.» L'abbé n'y alla point,
et en parloit avec fort peu d'estime. Il disoit que quand le comte
alla à La Rochelle, les Rochellois mirent sur sa porte: «Ni plus ni
moins,» voulant dire qu'ils ne se tenoient pour lui ni plus ni moins.

  [114] L'ambassadrice étoit si sotte qu'elle disoit: «Ma charge,»
  en parlant de l'ambassade. (T.)--Cet ambassadeur est appelé _de
  Maillé_ dans les Mémoires du cardinal. (_Mémoires du cardinal de
  Retz_ déjà cités, p. 102.)

A Rome, il se logea bien, et tenoit assez bonne table; on en faisoit
cas à cause qu'il en savoit plus que beaucoup de cardinaux et de
prélats. Il nous voulut faire accroire que le connétable Colonne, à la
maison duquel il disoit que celle de Gondi étoit alliée étroitement,
s'étoit fort plaint de ce qu'il ne l'avoit pas vu; mais qu'il n'avoit
osé à cause que le connétable étoit du parti des Espagnols, car
c'étoit de Naples qu'il étoit connétable.

Il n'étoit pas moins inquiet à Rome qu'à Paris, et il nous fit faire
au mois de novembre un fort ridicule voyage pour voir des mines
d'alun. Nous partîmes, comme s'il eût été question de quelque chose
d'importance, par une fort grosse pluie, et les Italiens disoient:
«_Questo è partir à la francese._» Nous ne fûmes pas plus de trois
mois et demi à Rome, et il nous en fit partir à Noël, pour revenir en
France. Il feignit qu'un homme l'étoit venu trouver dans une église,
et qu'il lui avoit donné un avis qui l'obligeoit à quitter l'Italie
promptement[115]. Quoique je n'eusse que dix-huit ans, je vis bien que
l'argent commençoit à lui manquer; et if eût même été embarrassé en
arrivant, car ses lettres de change tardèrent, sans que nous lui
donnâmes tout ce que nous avions à recevoir. Il le faut louer d'une
chose, c'est qu'à Rome, non plus qu'à Venise, il ne vit pas une femme,
ou il en vit si secrètement, que nous n'en pûmes rien découvrir. Il
disoit qu'il ne vouloit pas donner de prise sur lui.

  [115] C'étoit à la naissance du Roi. (T.)--En 1638.

Après la mort du cardinal de Richelieu, M. l'archevêque trouva bon
que, pour épargner un loyer de maison, il se logeât au petit
Archevêché, où il a toujours logé depuis, car il ne dépensoit que
trop, et la galanterie de madame de Pommereuil avoit déjà
commencé[116].

  [116] _Voyez_ l'article de Bezons, et celui de la présidente de
  Pommereuil qui suit.

Le reste se trouvera dans les Mémoires de la régence.



LA PRÉSIDENTE DE POMMEREUIL.


Bordeaux, aujourd'hui intendant des finances, a quatre filles:
l'aînée, qui est celle dont nous parlons, eut ordre du père de
regarder Fromont, qui est mort, l'un des secrétaires des commandements
de M. d'Orléans, comme un homme qui seroit son mari. Après, tout d'un
coup, Bordeaux change d'avis, et tombe d'accord d'articles de mariage
avec Pommereuil, président au grand-conseil, qui étoit veuf
nouvellement. Il le mène à la campagne, et, en badinant avec sa fille,
il lui fait signer des articles, et après il lui déclare que c'est
tout de bon. Pommereuil, car l'un et l'autre ne doutoient pas qu'elle
ne fût engagée d'affection avec Fromont, avoit porté des perles, etc.
Elle les refusa, et lui déclara qu'elle ne l'aimeroit jamais: elle se
jeta aux genoux de son père; mais en vain. On les maria la nuit. Elle
ne vouloit pas dire oui, car elle espéroit que Fromont viendroit
l'enlever; mais quand elle vit l'heure passée, de dépit, elle dit oui.
D'autres disent que le père lui donna un soufflet pour le lui faire
dire. Quoi que c'en soit, son mari et elle firent un terrible ménage.
Elle ne revenoit avec sa sœur de Cossigny qu'à cinq heures du matin;
et lui, qui avoit fait enrager sa première femme, trouvoit bien à qui
parler. Il y eut bien des galanteries, et, au bout de dix ans, ils se
séparèrent.



BEZONS[117].


.... Bazin, seigneur de Bezons, est fils d'un trésorier de France, et
petit-fils d'un médecin de Troyes, qui étoit de basse naissance. Sa
mère étoit Talon. C'est un petit homme tout rond, et joufflu comme un
des quatre vents, et aussi bouffi d'orgueil qu'il y en ait au monde,
et qui se prend autant pour un autre. Étant avocat, mais ce n'étoit
qu'en attendant quelque charge d'avocat-général, car il a toujours eu
de l'ambition, il se fit je ne sais quelle société au faubourg
Saint-Germain, où l'on avoit la comédie quelquefois. Un jour, ce petit
monsieur qui en étoit, à tout bout de champ venoit sur le théâtre,
ordonnoit, décidoit, parloit aux comédiennes, et faisoit furieusement
l'empressé... Des gens de la cour qui étoient là demandèrent qui il
étoit. Quelque femme assez simple, pensant accoucher de gros, leur
dit: «Messieurs, c'est M. de Bezons.--Ah! ah! dirent-ils tout haut, le
nom est aussi plaisant que l'homme;» et le bernèrent tout leur saoul.
Ce petit monsieur traita après de la charge d'avocat-général au
grand-conseil, et avoit mis le siége devant la présidente de
Pommereuil, pour parler comme Charleval[118], qui datoit _du camp
devant une telle_, quand l'abbé de Retz s'y attacha. Pour ne pas
effaroucher le président, on trouva à propos de ne se pas défaire de
Bezons, afin que le mari crût que c'étoit cet homme-là, et non l'abbé,
qui en contoit à sa femme. Quelque temps après on parla de le marier
avec une parente proche de M. Conrart qui, s'informant de lui à Patru,
lui demanda, entre autres choses, s'il étoit vrai qu'il eût tant
d'attachement à madame de Pommereuil. «Que cela ne vous mette pas en
peine, dit Patru, je vous promets qu'il ne tient à rien de ce
côté-là.» Le voilà marié sur la parole de Patru, qui répondit qu'il
avoit certainement quarante mille écus de biens. Il fallut, au bout
d'un an, parler à la présentation d'Hocquincourt à la charge de
grand-prévôt. Notre petit homme, qui ne sait rien, y étoit bien
empêché. Conrart et lui vont trouver Patru qui, sur l'heure, dressa
une harangue qui fut le lendemain en état d'être prononcée. Conrart,
par cabale, comme j'ai dit ailleurs, voulut faire son allié de
l'Académie[119]; Patru fit encore le compliment ou la petite harangue
qu'on a accoutumé de faire quand on est reçu, et la fit devant eux
deux; ce que je ne conçois pas, car, pour moi, quoique je n'aie pas
plus de peine qu'un autre à composer, je ne pourrois pourtant rien
produire si je n'étois seul, et, en cette rencontre, je serois un peu
_greffier de Vaugirard_. Mais voici une chose qui m'étonne bien plus,
c'est que ce petit homme eut l'insolence de lire ces deux pièces
comme siennes, en présence de Patru, même chez le premier président de
la cour des Aides. Patru m'a dit: «Mon ami, j'en étois déferré
moi-même.» On en fit une à M. le chancelier protecteur. En ce temps-là
Bezons disoit: «J'ai la place de M. le chancelier, je lui
succède.--C'est bien, lui dit Patru, c'est signe que vous lui
succéderez aussi un jour en celle de chancelier.» Une fois il disoit:
«Si je n'eusse été hier à l'Académie, le plus sot avis du monde eût
passé.» Un jour il dit à M. Conrart, parlant d'un docteur de Sorbonne,
nommé d'Autry, qui avoit été précepteur de M. Talon: «Le bon homme a
demandé en grâce qu'on l'enterrât dans notre chapelle. Vous savez
bien, ajouta-t-il, comment cela s'entend; c'est-à-dire d'être enterré
à nos pieds.--Oui, dit Conrart, comme Bertrand Du Guesclin aux pieds
des rois de France.»

  [117] Claude Bazin, seigneur de Bezons, conseiller d'État, membre
  de l'Académie françoise, mourut en 1684.

  [118] Charles Faucon de Riez, seigneur de Charleval, poète d'un
  tour fin et délicat. Scarron disoit de lui que les Muses ne le
  nourrissoient que de blanc-manger et d'eau de poulet. Il mourut
  en 1693.

  [119] On a déjà vu une partie de ces faits à l'article de
  Conrart. Les titres de Bezons à l'Académie françoise étoient bien
  légers; on lui attribuoit la traduction _anonyme_ d'un traité de
  paix.

Vous avez vu quelles obligations il avoit à Patru; cependant il fut
cause que M. de Rohan-Chabot ne lui donna pas la première cause de
l'affaire contre Tancrède, disant qu'il avoit la voix pitoyable (il ne
l'a que foible). Véritablement il l'a belle, lui qui ne sauroit
prononcer un _r_, et qui semble avoir toujours la bouche pleine de
bouillie. Pour ne rien dire de pis, je ne saurois croire que ce fût
par envie; car il faut quelque espèce d'égalité pour cela. Conrart
disoit que, s'il eût fait cela avant que d'épouser sa cousine, il
auroit rompu le mariage. Il vendit sa charge, et, par le crédit de son
oncle Talon, il eut un brevet de conseiller d'État, et ensuite je ne
sais quelle intendance de Soissons; or, il faisoit si fort l'entendu,
que Patru l'appeloit _le Roi de Soissons_. Une fois il fut diablement
relancé chez M. Du Puy. «J'ai trouvé, disoit-il, à mon retour de mon
intendance[120], les maximes toutes changées; car on dit que nos biens
ne sont point au Roi.--On ne l'a jamais dû dire autrement,» dit
brusquement M. Du Puy l'aîné, qui le traita d'ignorant et de suppôt de
tyrannie. Il eut ensuite l'intendance de l'armée de Catalogne, et
après, celle de Languedoc où il est encore. Dans la régence, nous
parlerons de ses fredaines et de ses méchantes plaisanteries.

  [120] En 1648 qu'on commençoit à fronder. (T.)



SALOMON-VIRELADE[121].


Il faut accoupler Salomon à Bezons: ils ont été tous deux compagnons à
la charge d'avocat-général du grand-conseil, et reçus en même temps à
l'Académie, _Arcades ambo_. M. Chapelain le fit recevoir, disant qu'il
falloit mettre des gens de qualité. A la vérité, il est fils d'un
conseiller au parlement de Bordeaux; mais il n'est pas d'une fort
bonne famille[122]. Si ce que disoit M. Chapelain eût été véritable,
il falloit mettre à l'Académie M. d'Usez et M. de Montbazon[123]. Il
voulut faire accroire gasconnement que M. le chancelier l'en avoit
pressé terriblement, et ce fut lui qui l'en pressa. Ce garçon n'étoit
point mal fait, mais il étoit et est encore un grand fat. Dès qu'il
fut ici, il voulut se faire auteur: il débuta par faire imprimer des
vers latins sur la naissance du Roi, et un méchant _Benedicite_ en
vers françois, où il y avoit, entre autres sottises, que les montagnes
sont les mamelles de la nature, et que les rivières et les fontaines
couloient d'argent potable; et il se trouva qu'il avoit volé cette
belle pièce à un moine de son pays qui la réclama à corps et à cris,
comme un grand joyau. Non content de cela, il adressa à M. Grotius,
alors ambassadeur de Suède en France, qu'il ne connoissoit point, un
discours[124] auquel il avoit fait un mauvais commencement et une
mauvaise fin; mais le reste étoit de Balzac. Là, il parloit à M.
Grotius comme à son ami familier, et Grotius disoit qu'il ne le
connoissoit point. Quand Ménage étoit après à entrer chez l'abbé de
Retz, «Il faudra, lui dit-il, que nous fassions cela pour vous.» Et
depuis il fut assez sot pour aller prier Ménage de le présenter à
l'abbé de Retz. Ménage fut le plus surpris du monde de cette
effronterie-là.

  [121] François-Henri Salomon-Virelade, conseiller d'État, membre
  de l'Académie françoise, mourut en 1670. Ses titres littéraires
  étoient tout aussi légers que ceux de Bezons, et néanmoins il
  l'emporta sur P. Corneille, parce qu'il avoit le mérite de
  demeurer à Paris, tandis que Corneille habitoit Rouen.

  [122] On n'en a pas moins fait à M. Salomon-Virelade une belle
  généalogie, tout aussi fausse que ses titres littéraires. (Voyez
  _les Mélanges d'histoire et de littérature de Vigneul de
  Marville_, tome 3, page 393.)

  [123] Ils étoient tous les deux renommés pour les inepties qui
  leur échappoient, comme à d'autres des bons mots. (_Voyez_ plus
  haut l'article de M. de Montbazon.)

  [124] _Discours d'État à M. Grotius, sur l'histoire du cardinal
  Bentivoglio_; Paris, 1640, in-8º.

Il vouloit épouser madame de Cominges, alors fille[125]; elle étoit de
Bordeaux; elle n'en voulut point. Un jour qu'il parloit à Darbo de
cette recherche: «Il n'y a plus, disoit-il, que quelques petites
difficultés. Mon père n'en a pas trop d'envie, au moins il ne veut pas
assez donner. La mère de la fille ne le veut guère, et la fille
presque point. Cela sera fait pourtant.» Il parla un an durant
d'acheter une charge de maître des requêtes qu'il n'acheta point, et
en parlant de ces charges-là, comme s'il en eût eu une, il disoit:
«Cela fera enchérir nos charges, cela fera diminuer nos charges.»
Enfin il s'en alla à Bordeaux, où il épousa une fille du président de
La Lane, veuve d'un vicomte d'Oreillan, de bonne maison du Limousin.
Lui acheta la charge de lieutenant-général, et prit le nom de
Virelade: c'est une terre. Sa femme est fort laide et fort fardée, le
méprise fort, et le fait fort cocu. Cet été, elle étoit à Paris
publiquement logée avec un La Nogarède, son galant: elle se mêla de
jouer, et perdit ce qu'elle avoit. Virelade, au bout d'un an et plus,
vint à Paris, autant pour affaire que pour cela: or, dans l'auberge où
il logeoit, il y avoit bien de la jeune noblesse. Quelqu'un d'eux fit
une chanson, _Quand la baleine arriva_, où il y avoit que madame de
Virelade avoit la bouche plus grande et le ... plus grand que la
baleine. Elle s'en offensa; il y en eut qui prirent son parti. Voilà
un appel de quatre contre quatre. Les maréchaux de France les
accommodèrent, et la dame avec le mari fut ouïe, et on lui fit
satisfaction. Quand elle vint, un page alla dire: «Messieurs, voilà
cette dame _de la baleine_ qui est là-dedans.»

  [125] Sibille-Angélique-Émilie d'Amabli épousa, en 1643, le comte
  de Cominges.



MADAME DE LA GRILLE.


Un vieux cavalier, qui avoit eu bonne part aux guerres civiles de
Languedoc et de Dauphiné, s'avisa de se marier pour avoir lignée, et
épousa la fille d'un président de la cour des Aides de Montpellier,
nommé Tuffani; mais il se prenoit pour un autre, et ne faisoit pas
autrement qu'il falloit pour cela. Le père de la fille, qui avoit
envie de ne pas laisser échapper le bien de cet homme (il avoit au
moins trente mille livres de rente), fait une assemblée de parents, et
leur propose de remontrer à sa fille que ce seroit un coup d'habile
femme de donner un héritier à cet homme qui en seroit ravi, et de
conserver ses richesses en même temps. On en parle à la dame, et on
lui nomme tout d'un train trois hommes bien faits, ni trop jeunes ni
trop vieux, et qu'on croyoit propres à faire lignée. Elle s'y résolut,
et choisit un conseiller de la cour des Aides, nommé M. Deyde; c'étoit
un garçon de trente-cinq ans ou environ; comme ce conseiller n'étoit
pas trop dans la galanterie, on se servit d'une mademoiselle Marquise
pour les faire joindre. Cette femme, qui étoit gaie, alla trouver ce
M. Deyde, et, en folâtrant, lui demanda s'il n'avoit point quelque
inclination. «Hélas! lui répondit-il, ma bonne demoiselle, qui
voudroit de moi? je ne suis plus jeune.--Qui voudroit de vous?
répliqua-t-elle, je sais bien une dame qui est une des plus belles et
des plus qualifiées du pays qui ne vous hait pas;» elle la lui nomma.
«Et pour vous montrer, ajouta-t-elle, que je ne mens point, vous
n'avez qu'à vous trouver en tel lieu, elle y sera; tâchez seulement de
l'approcher; prenez-lui la main si vous pouvez, elle ne manquera pas
de vous la serrer.» Cela arriva comme elle l'avoit dit; de sorte que
le conseiller eut bientôt mis l'aventure à fin. Au bout de quelque
temps la belle se sentit grosse, et quand elle en fut bien assurée, un
jour que le conseiller pensoit se divertir comme de coutume, elle lui
déclara toute l'affaire, et lui dit qu'elle étoit fondée sur un avis
de parents; qu'elle lui avoit l'obligation de tout son bonheur, et
qu'elle le supplioit de n'en rien dire à personne. Elle eut un garçon
qui ressembloit fort à son véritable père, et qui fut héritier de son
père putatif.



MENILLET.


Voici une histoire qui a du rapport à l'autre en quelque chose. Un
gentilhomme de Champagne, nommé Menillet, qui étoit capitaine dans un
régiment de gens de pied, comme il étoit un hiver en garnison à
Montauban, devint amoureux de la femme de son hôte, qui étoit un
bourgeois assez à son aise; mais quoiqu'il y employât tout ce qu'il
savoit de l'art d'aimer, il ne put pourtant rien gagner. Enfin il usa
de stratagême; et, ayant remarqué que le mari se levoit d'ordinaire
avant le jour pour aller vaquer à ses affaires, une fois qu'il étoit
sorti du logis de grand matin, le capitaine entre dans la chambre de
cette femme et se couche auprès d'elle, qui, tout endormie, ne
discerna pas trop bien la voix de son mari, et prit pour bonnes les
raisons qu'il lui dit pourquoi il se recouchoit. Le galant ne perdit
point de temps; mais il y alloit tellement en gendarme qu'elle
s'aperçut bientôt de la tromperie. Il lui en demanda pardon. Cette
femme, outrée de déplaisir, alla conter sur l'heure sa déconvenue à sa
mère qui fut d'avis d'envoyer quérir le cavalier. Il y alla, et elles
lui firent promettre qu'il n'en diroit rien à personne. Quelques
années après, il passa par Montauban, et, comme il ne songeoit à rien
moins, une femme en deuil et voilée lui dit tout bas, en passant,
qu'elle le prioit de la suivre. Il la suivit, et, quand ils furent
dans le logis de cette femme: «Comment, lui dit-elle, monsieur,» en
ôtant son voile, en cape de deuil qu'on porte en ce pays-là, «vous ne
vous souvenez plus de votre hôtesse?» Elle lui conta après qu'elle lui
avoit l'obligation de tout le bien de son mari, «car, lui dit-elle, je
devins grosse de la tromperie que vous me fîtes, et mon enfant a
hérité de son père putatif.» Pour reconnoître ce bienfait, elle lui
avoit promis de l'épouser au retour de la campagne; mais il y fut tué.



MÉNAGE[126].


Ménage est fils d'un avocat du Roi d'Angers: il fut quelque temps ici
au barreau, mais sans plaider. Il est vrai qu'il n'y étoit pas sans
parler, car il disoit tout ce qui lui venoit à la bouche, et médisoit
du tiers et du quart. Il n'a jamais plaidé qu'une cause, à ce qu'on
dit, encore ne fut-ce à Paris, et ne put-il achever, car il demeura
court. Ce fut pour cela, dit-on, qu'il quitta le palais; c'étoit aux
grands jours de Poitiers. Là il devint amoureux d'une dame, et fit
assez rire le monde, car il avoit des galants[127] vert et jaune, et
il alla voir comme cela feu M. Talon qu'il connoissoit. En causant, M.
Talon lui arracha presque tous ses galants. Son père lui donna sa
charge: il ne la fit que six mois, et après la rendit à son père; cela
les mit mal ensemble. Il disoit, pensant dire une belle chose, qu'il
ne s'étonnoit pas de n'être pas bien avec son père, qu'il lui avoit
rendu un _mauvais office_. Il disoit aussi de son père qu'il étoit
comme Jean de Vert, qu'il ne donnoit point de _quartier_, voulant dire
qu'il ne lui payoit point sa pension. Et dans les lettres qu'il lui
écrivoit, il ne pouvoit s'empêcher de le railler.

  [126] Gilles Ménage, né à Angers en 1613, mort à Paris en 1692.

  [127] Nœuds de rubans qu'on portoit à la jarretière.

Sans connoître autrement Patru, il disoit de lui, parce qu'il le
trouvoit toujours propre, «que c'étoit _Orator optimè vestitus ad
causas dicendas_[128].» A Angers, quoique tout Angevin, pour
l'ordinaire, soit goguenard et médisant, il étoit fort décrié pour la
médisance. Une fille (mademoiselle de Mouriou), dont nous parlerons
ailleurs, lui en faisoit un jour la guerre. «Mais savez-vous bien, lui
dit-il, ce que c'est que médisance?--Pour la médisance, dit-elle, je
ne saurois bien dire ce que c'est; mais pour le médisant, c'est M.
Ménage[129].» Il étoit sujet à la sciatique. A Angers, il souffrit
fort patiemment qu'on lui appliquât des fers chauds à l'emboîture de
la cuisse, et n'en fut pas pourtant guéri. Il étoit beau garçon; mais
il n'a jamais eu une santé vigoureuse.

  [128] Quintilien dit cela d'un homme de son temps. (T.)

  [129] Cette même fille étoit cajolée par un garçon qui, jaloux,
  quand ce fut à son tour à chanter une chanson, en dit une où il y
  avoit qu'il romproit ses fers. Elle, car elle chanta après lui,
  se met à en dire une avec feu, dont la reprise étoit:

    Hélas! mon ange, mes amours,
    M'aimerez-vous toujours?

    (T.)

Il disoit qu'il y avoit trois plaisants prédicateurs à Angers: Costar,
qui n'avoit qu'un sermon; le prieur des Matras, qui n'en avoit que la
moitié d'un, car il demeura à mi-chemin, et le prieur de Pommier, qui
demeura la bouche ouverte, et ne prononça pas une parole.

Il disoit que la traduction de M. d'Ablancour étoit comme une femme
d'Angers qu'il avoit aimée, belle, mais peu fidèle. D'Ablancour le
laissoit dire, et disoit: «Nous sommes amis; mais je ne prétends pas
l'empêcher de babiller. Nous faisons comme l'empereur et le Turc qui
laissent un certain pays entre eux deux, où il est permis de faire des
courses sans rompre la paix.»

Après une épreuve qu'on venoit de faire que les chiens ne mangeoient
point de viande noire, Ménage dit à une dame fort brune: «Regardez,
vous n'êtes pas bonne à donner aux chiens.»

Montmort, le maître des requêtes, qui est de l'Académie, et s'appelle
Habert, parent de l'abbé de Cerizy, dit qu'il faudroit obliger Ménage
à se faire de l'Académie, comme on oblige ceux qui ont honni des
filles à les épouser.

Il ne fut pas plus tôt de retour de la province, qu'il débuta par une
satire contre toute l'Académie; c'est ce qu'il appelle _la Requête des
Dictionnaires_. C'est ce qu'il a fait de meilleur, quoique la
versification n'en soit nullement naturelle, et qu'il y ait par
endroits bien de la _traînasserie_. En ce temps-là il logeoit chez un
auditeur des comptes, nommé Aveline, qui avoit épousé la sœur de
Ménage; c'étoit au-devant du logis de madame de Cressy[130], fille de
La Martellière, fameux avocat. Cette femme étoit fort coquette, et
toute propre à faire donner dans le panneau un homme de lettres comme
Ménage; d'ailleurs elle étoit ravie d'avoir un homme de réputation
pour son mourant[131]. Comme il conte volontiers tout ce qu'il croit à
son avantage, il a conté à quiconque a voulu l'entendre, que cette
femme l'aimoit, et qu'il en avoit eu assez de faveurs; mais, par ma
foi, elle s'en moquoit. Il se pique d'être galant; cependant je l'ai
vu dans l'alcôve de madame de Rambouillet se nettoyer les dents par
dedans avec un mouchoir fort sale, et cela durant toute une visite.
Cette madame de Cressy a dit qu'il faisoit le désespéré devant elle,
jusqu'à se donner de la tête contre la muraille; mais il prenoit garde
que ce fût en un endroit où il y eût une baie de porte ou de fenêtre
derrière la tapisserie. Ce ne fut pas faute d'occasion s'il n'en vint
à bout, car s'étant brouillé avec son beau-frère, Cressy le prit en
pension. Il fit long-temps le fou; il se guérit; il eut des rechutes,
témoin l'élégie où il y avoit:

    Logé dans votre hôtel, assis à votre table, etc.[132].

Peut-être l'a-t-il changé. D'ailleurs le mari cherchoit fortune où il
pouvoit, n'étoit point jaloux, et la dame ne passoit pas pour fort
cruelle. On en avoit fort médit avec M. de La Vrillière, et on
appeloit certaines avances, qui avoient figure de cornes, que Cressy
avoit faites à une maison qu'il a fait bâtir dans une place qui venoit
de La Vrillière, _les cornes de Cressy_. A la fin lui et la dame se
querellèrent tout de bon; car l'ayant rencontrée en une visite, ils se
_harpignèrent_. Elle lui dit qu'elle ne l'avoit jamais trouvé bon qu'à
être le précepteur de ses enfants, que c'étoit un beau prêtre crotté
(il porte toujours la soutane): «Vraiment, lui répondit-il, vous n'en
êtes pas de même; on vous lève si souvent vos jupes qu'elles n'ont
garde d'être crottées.»

  [130] Cressy est un gentilhomme. (T.)

  [131] Son amant, se mourant d'amour.

  [132] On lit dans la _Rechute amoureuse_:

    J'ai failli, je l'avoue, adorable Uranie,
    Et ma faute mérite une peine infinie.
    J'ai rompu mes liens, j'ai forcé ma prison,
    J'ai du joug de vos lois affranchi ma raison.
    J'ai brisé vos autels.... ....
    _Logeant en même lieu, vivant à même table_,
    Je crus que mon bonheur étoit incomparable,
    Que j'étois de la terre élevé dans les cieux,
    Et buvois le nectar à la table des dieux, etc.

  Le vers cité par Tallemant l'a sûrement été de mémoire, car on
  trouve l'autre dans le _Miscellanea_ de 1652, comme dans l'édition
  Elzevir de 1663, et vraisemblablement dans toutes les
  réimpressions des poésies de Ménage.

Il eut prise avec l'abbé d'Aubignac sur une comédie de Térence, et ils
ont écrit l'un contre l'autre; Ménage n'est pas le plus fort[133].
Pour exercer son humeur mordante, il s'avisa de faire la Vie de
Montmaur, le Grec; c'étoit un impertinent et insolent pédant; mais, ma
foi, il falloit bien avoir envie de mordre pour s'amuser à mordre un
pauvre diable comme celui-là. Cependant tout un temps ce fut la mode,
car le centon latin que Ménage fit contre (j'appelle ainsi cette
Vie[134] composée de pièces rapportées des anciens) réussit assez, et
ce fut ce qui servit le plus à le faire entrer chez l'abbé de Retz,
qui, sur la recommandation de M. Chapelain principalement, le reçut de
fort bonne grâce; car n'ayant point de chambre chez lui (il étoit
déjà au Petit Archevêché), il envoya ordre partout le cloître de ne
louer aucune chambre à M. Ménage, et il lui en loua deux à ses dépens
quasi vis-à-vis de son logis.

  [133] Voyez le _Discours sur l'Héautontimoruménos de Térence_ et
  la _Réponse_ de Ménage dans les _Miscellanea_; Paris, 1652,
  in-4º.

  [134] _Vita Gargilii Mamurræ Parasitopædagogi, scriptore Marco
  Licinio_, dans les _Miscellanea_ déjà cités.

Ogier, le prédicateur, fit en ce temps-là un sonnet qui disoit qu'il
étoit surpris de voir que Ménage persécutoit un pédant bien moins
pédant que lui. On croit que ce _maltalent_[135] d'Ogier vient de ce
qu'un jour qu'il avoit prêché, Ménage, à la collation du prédicateur,
dit:

    A la santé de monsieur Ogier! (_bis._)

Ogier crut qu'il vouloit dire qu'il avoit déjà prononcé deux fois ce
sermon. Cela étoit peut-être vrai; mais l'autre n'y pensoit pas, il
n'est pas malin. Ogier est hargneux et grossier, et peut-être aussi
pédant pour le moins qu'un autre. Pour l'éloquence, il se prend pour
le premier homme du monde. On les accommoda.

  [135] _Maltalent_, du mot italien _maltalento_, mauvaise volonté,
  disposition défavorable.

Ce fut après l'édition de la Vie de Montmaur, et des vers latins et
françois, que Ménage et ceux à qui il en avoit demandé avoient
faits[136], que la _Requête des Dictionnaires_ courut les rues.
Girault, beau garçon, qui étoit l'apprenti de Ménage, comme
Pauquet[137] l'est de Costar, dit que Montreuil, surnommé le fou, lui
avoit escroqué cette pièce. Je ne sais ce qui en est, mais l'auteur
est assez vain pour l'avoir laissé aller. Plusieurs de l'Académie s'en
offensèrent, mais surtout Bois-Robert qu'il y traitoit de _patelin_ et
de s......., sans qu'il lui eût jamais rien fait. Bois-Robert fit une
méchante réponse, et après il fit amitié avec lui. Les plaintes de
Bois-Robert et des autres recommencèrent quand Ménage, faisant
imprimer ses _Miscellanea_, y mit cette pièce, lui qui avoit dit
qu'elle avoit couru sans son consentement. Bois-Robert dit qu'un de
ses neveux, qui portoit l'épée, attendit Ménage trois heures à une
porte du cloître pour lui donner des coups de bâton, mais que Ménage
sortit par l'autre. Il fit une satire contre Ménage, où il l'accuse de
se servir de Girault à bien des choses. Cette seconde querelle se
raccommoda comme la première, mais il faut avouer qu'il n'y a guère
l'exemple d'une pareille chose, qu'on aille imprimer une pièce comme
celle-là, qui est contre tout un corps d'honnêtes gens, et qu'on ait
la hardiesse d'y mettre son nom; c'est là qu'est ce livre _adoptivus_,
à la manière de Balzac; car, pour grossir son volume, il y a ajouté
toutes les pièces qui s'adressèrent à lui.

  [136] L'abbé de Retz étoit déjà coadjuteur. (T.)

  [137] _Voyez_ plus haut la note sur l'abbé Pauquet, page 96 de ce
  volume.

Il avoit déjà imprimé, avant cela, _les Origines de la langue
françoise_, qui est la plus utile chose qu'il ait faite; sa vanité y
paroît encore, car en un endroit il dit: «Cela se prouvera par la
Relation que M. de Loire[138] me doit dédier.» Et de Loire ne la lui
dédia point.

  [138] C'étoit un gouverneur des pages de M. d'Orléans, qui avoit
  fait un voyage. (T.)

Vaugelas, Chapelain, Conrart et les politiques de l'Académie,
craignant sa _mordacité_, se firent de ses amis. J'ai cent fois ri en
mon âme de voir ce pauvre M. de Vaugelas envoyer bien soigneusement
l'un après l'autre les cahiers de ses _Remarques sur la langue
françoise_ à un homme qui n'a nul génie, et qui ne s'entend point à
tout cela, quoiqu'à le voir faire, il semble qu'il n'y ait que lui qui
s'y entende. Pour Chapelain, comme j'ai remarqué ailleurs, il lui
montrait tout ce qu'il faisoit; et, quand il crut mourir, il avoit
ordonné que ce seroit Ménage qui reverroit _la Pucelle_; cependant il
avoit avoué à Patru que ce n'étoit qu'un étourdi. Il n'a pas épargné
_la Pucelle_ non plus que les autres. Pour moi, je ne nierai pas qu'il
n'ait bien la lecture, que ce ne soit, si vous voulez, un _savantasse_
(il ne l'est pas tant pourtant qu'on disoit bien), mais il n'écrit
point bien, et pour ses vers il les fait comme des bouts rimés; il met
des rimes, puis il y fait venir ce qu'il a lu, ou ce qu'il a pu
trouver. Il a dit parfois les choses assez plaisamment; mais ce n'est
nullement un bel esprit. Sa vision d'écrire en tant de langues
différentes, car j'espère qu'au premier jour il écrira en espagnol,
est une preuve de la vanité la plus puérile qu'on puisse avoir.
D'Ablancour lui disoit: «J'ai mauvaise opinion de tes vers grecs, car
je les entends trop aisément.» Je ne veux pas dire qu'il ait de la
malice, mais au moins n'a-t-il guère de charité ni de jugement. Il se
mit à décrier les sonnets de Gombauld, et porta chez MM. Du Puy, qui
ne s'y connoissoient point, les premières feuilles de ses poésies. On
le pria de ne point nuire à ce pauvre homme. Il retourne chez MM. Du
Puy, et dit devant cent personnes: «Je n'oserois plus rien dire de
Gombauld, car ses amis m'en ont prié.»

A la vérité, on ne peut pas nier qu'il ne serve ses amis quand il
peut; mais on ne sauroit aussi nier qu'il ne s'en vante furieusement.
Il n'est point intéressé; mais, comme nous le verrons par la suite, il
fait aussi terriblement le libéral, et encore plus l'homme
d'importance. Il a quelque fierté, et jamais personne n'a plus fait
claquer son fouet: il est de ceux qui perdroient plutôt un ami qu'un
bonnet. Dès qu'on parle de quelque chose: «Vous souvient-il, dit-il,
du mot que je dis sur cela?» car jamais il n'y eut une plus sèche
imagination, et il n'entretient les gens que de mémoire. Toutes les
fois qu'il a mangé chez moi, nous avons pris plaisir à lui faire dire
une même sottise. On n'avoit qu'à lui dire: «Monsieur Ménage, je vous
prie, donnez-moi une pomme de reinette; il me semble que vous vous y
connoissez bien.--Vous avez raison, disoit-il aussitôt, car je me
pique de me connoître en trois choses, en œufs frais, en pommes de
reinette et en amitié.» Voyez le bel assemblage. Cela me fait souvenir
de M. de Mâcon (Lingendes), qui disoit «que les trois livres qu'il
aimoit le mieux, c'étoit la Bible, Érasme et l'Astrée.» Et aussi de M.
de Beaufort. Un jour qu'il étoit chez madame de Longueville, cette
princesse dit qu'il n'y avoit rien au monde qu'elle haïsse plus que
les araignées; mademoiselle de Vertus dit qu'elle ne haïssoit rien
tant que les hannetons. «Et moi, dit M. de Beaufort, je ne hais rien
tant que les mauvaises actions.» Voilà qui étoit à peu près assorti
comme les œufs frais, les pommes de reinette et l'amitié.

D'abord, comme c'étoit par estime que l'abbé de Retz l'avoit voulu
avoir, il fut comme une espèce de petit favori; mais cela ne dura pas
toujours. Il se vouloit tirer du pair, et se mêloit même de donner des
avis aux autres de la maison. Rousseau, l'intendant, qui étoit bien
avec le coadjuteur, ne fut pas fâché que notre homme donnât prise sur
lui; et le docteur Paris, un fin Normand qui avoit autrefois servi le
coadjuteur dans ses études, homme accrédité de longue main, et duquel
il sera parlé souvent dans les Mémoires de la Régence, car il a rendu
de grands services au coadjuteur durant la _Fronderie_, et encore plus
durant sa prison. Je dirai, en passant, que ce docteur, ayant un
procès avec l'abbé de La Victoire pour un bénéfice (il en plaidoit
toujours plusieurs à la fois), le coadjuteur voulut les accommoder.
Paris lui dit: «Monsieur, taillez, rognez, faites comme il vous
plaira.» Ce Paris donc étoit fort familier avec le coadjuteur. Ménage
s'avisa de lui dire qu'il ne vivoit pas avec assez de respect; cet
homme le remercia bien humblement, et un jour que quelqu'un, comme
Bragelonne, qui étoit de longue main au coadjuteur, et qu'il avoit
fait chanoine, s'émancipoit un peu: «Chut! lui dit Paris, en lui
montrant Ménage du doigt, vous aurez tantôt une censure.»

Il dit familièrement qu'il ne voit que lui d'homme d'honneur. Il
s'étoit engagé à un de ses amis, nommé Lafon, de lui faire obtenir de
M. le chancelier des lettres de vétéran au parlement de Rouen, où il
n'avoit guère été conseiller. M. le chancelier lui dit: «Cela n'est
pas juste, monsieur.--Pour une chose juste, je ne vous la demanderois
pas en grâce; je l'ai promis, il faut bien que cela soit.» Le
chancelier le fit. A Servien, il s'agissoit des gages d'un cocher
chassé, il dit: «Monsieur, pour les cinquante écus dont il s'agit,
j'ai promis de les lui faire toucher; je les paierai si vous ne les
payez.» Servien les paya.

Le coadjuteur prit quelque temps après un Ecossois, nommé Salmonet,
qui devoit être évêque en son pays, mais qui fut contraint d'en sortir
à cause des troubles. Il a des lettres, et ne manque point d'esprit:
je suis assuré qu'il vendroit Ménage et le livreroit sans que l'autre
s'en aperçût. Le coadjuteur lui fit donner une pension du clergé, car
il s'étoit fait catholique; outre cela, le coadjuteur prit encore deux
ecclésiastiques. Regardez combien en voilà, sans compter un vieux
prêtre qui avoit été son précepteur et qui lui servoit d'aumônier.
Cependant le coadjuteur n'avoit jamais un ecclésiastique avec lui,
mais parfois son écuyer ou un autre gentilhomme. Le père de Gondy s'en
fâcha. Il fallut donc mener des gens d'Église. Ménage s'en plaignoit
hautement, et disoit que de toutes les visites qu'il faisoit avec M.
le coadjuteur, il n'y en avoit aucune qu'il ne pût faire de son chef;
les autres, qui s'estimoient autant que lui, n'y vouloient point aller
s'il n'y alloit, et ne trouvoient nullement bon qu'il se prétendît
mettre entre leur maître et eux.

La Fronde l'acheva, car il se mit à pester, et disoit qu'elle lui
ôtoit trois mille livres de rente en bénéfices qu'il auroit sans doute
si M. le coadjuteur ne s'étoit point avisé de fronder. Non content de
cela, il disoit des choses dont il se fût fort bien passé: «A quoi bon
tenir table, disoit-il, quand on doit, et qu'on n'a encore récompensé
personne?» Après, il blâmoit toujours le parti du coadjuteur.

Avant la Fronde, il avoit déjà témoigné assez de chagrin d'être à
quelqu'un, surtout depuis la mort de son père, qu'il se voyoit du bien
honnêtement; mais il eût bien voulu faire rouler un carrosse, et, pour
cela, il lui falloit demeurer chez le coadjuteur. «Morbleu! disoit-il
quelquefois, je veux faire plus de bien à Girault que M. le coadjuteur
ne m'en fera.» Cependant, c'est une chose constante, qu'il est obligé
au coadjuteur et au grand abord de sa maison, de presque toute la
réputation, et de presque toutes les connoissances qu'il prise le
plus, je veux dire celle des grands seigneurs et des grandes dames.
Enfin, le coadjuteur s'en fâcha, et, en pleine table, aussi
imprudemment que l'autre, dit tout haut, Chapelain y étant présent,
que Ménage étoit un étourdi, et pria Chapelain de lui dire qu'il
n'étoit nullement satisfait de sa petite conduite[139]. Ménage
s'emporta, dit qu'il avoit fait trop d'honneur au coadjuteur. «Si je
jouissois de mon bien, dit-il, si l'Anjou étoit paisible, je le
planterois là.» Et après il fut quatre jours sans aller chez lui.
Chapelain raccommoda la chose, et fit tant que le coadjuteur alla chez
Ménage, le prit par la main et le mena dîner avec lui. L'été suivant,
dans le dessein d'aller en Anjou, où il vouloit mener deux laquais, il
en prit un de plus, et le faisoit manger chez le coadjuteur. Cela
n'étoit pas raisonnable, et on ne souffre point ces choses-là dans les
grandes maisons, à cause des conséquences; on lui en dit quelque
chose; il répondit que ce n'étoit que pour huit jours. Ce laquais y
fut quatre mois, et Ménage vouloit que l'argentier prît tant par jour
pour la dépense de son laquais, «ou bien, disoit-il, je jetterai cet
argent dans la rivière.--De quelle manière mettrai-je cela sur mon
compte, disoit cet homme, et prétendez-vous que M. le coadjuteur ait
tenu le laquais de M. Ménage en pension?» Au retour, ce même laquais y
fut encore un mois.

  [139] C'étoit à la fin de 1649. (T.)

Il fait profession d'être le plus fier des humains, et dit
familièrement qu'il ne voit que lui d'honnête homme. Si fier se prend
simplement pour vain, d'accord; mais vous voyez bien que l'affaire de
ce laquais n'a que voir avec le magnanime. Il se trouvera par la suite
quelque autre chose qui n'y convient peut-être pas plus que celle-là.
Son orgueil est bon à quelque chose, à rabattre le caquet à des petits
Barillon et autres jeunes gens comme cela.

Quand il vit le coadjuteur cardinal, il se radoucit pourtant un peu
pour lui. En ce temps-là lui et Girault se séparèrent. Il s'est vanté
diverses fois qu'il avoit donné mille écus à Girault pour amortir la
pension d'une prébende du Mans qu'il lui avoit fait avoir; qu'outre
cela, il lui donnoit trois cents livres de pension viagère, et qu'il
l'avoit fait faire bibliothécaire de M. le cardinal de Retz. Ce petit
fat de Girault devint tout-à-coup si fier qu'il fit son apologie à un
homme qui le rencontra à pied dans la rue Coquillière, disant qu'il
n'avoit pu trouver de chaise.

Ménage, entre autres dames, prétendoit être admirablement bien avec
madame de Sévigny la jeune[140], et mademoiselle de La Vergne,
aujourd'hui madame de Lafayette. Cependant Le Pailleur m'a juré qu'il
leur avoit ouï dire qu'elles aimoient mieux Girault que lui, et
qu'elles le trouvoient plus honnête homme; et la dernière, un jour
qu'elle avoit pris une médecine, disoit: «Cet importun Ménage viendra
tantôt.» Mais la vanité fait qu'elles lui font caresse. Il y a bien
des hommes qui ont cette foiblesse. Un jour qu'il étoit chez Nanteuil,
le graveur, avec Lionne qui se faisoit faire sa taille-douce, il
parloit sans cesse et disoit «qu'il avoit sept cents pistoles qui ne
devoient rien à personne; qu'il avoit envie de les employer à un
voyage de Rome.--Vous ferez bien mieux, lui dit Nanteuil, de m'en
envoyer dix que vous me devez de reste de votre portrait.» Cela le
mortifia un peu. Il y a autour de ce portrait: _Ægidius Menagius,
Guillelmi filius_. Son père a fait je ne sais quel petit Traité.
«Venez une autre fois tout seul, dit Nanteuil à Lionne.--Voyez-vous,
dit l'autre, cela nous sert dans le monde de mener de ces
beaux-esprits avec nous.»

  [140] Marie de Rabutin-Chantal, dame de Sévigné, notre immortelle
  épistolaire. Il y avoit une autre dame de Sévigné (ou Sévigny),
  belle-tante de Marie de Rabutin; c'étoit la mère de madame de
  Lafayette qui avoit épousé, en secondes noces, le chevalier René
  Renaud de Sévigné.

Il est quelquefois bien grossier et bien peu civil chez lui; il s'est
rogné une fois les ongles devant des gens avec lesquels il n'étoit
point familier. Je lui ai ouï dire à deux fort jolies femmes, et il
n'y en a pas à la douzaine d'aussi bien faites: «Mesdames, excusez si
je vous rends si peu de visites, je ne vois plus que des héroïnes.» Un
jour il étoit dans le carrosse de M. de Laon, fils du maréchal
d'Estrées; Quillet y étoit aussi. M. de Laon lui dit: «Il faut que
j'aille chez M. de Senecterre (Ménage ne le connoissoit pas), après
nous irons nous promener.» M. de Senecterre n'y étoit point: «Dites,
dit M. de Laon, que c'est l'évêque de Laon, qui étoit venu pour avoir,
etc.--Dites, dit Ménage ensuite, qu'un nommé Ménage étoit aussi venu
pour avoir l'honneur de le voir.» Quillet, quelques jours après, alla
chez la comtesse de Charrost avec M. de Laon. Elle n'y étoit pas:
«Dites, dit-il, que c'est l'évêque de Laon.--Dites, ajouta Quillet,
que c'est aussi M. Ménage qui, etc.» M. de Laon dit que madame de
Sévigny est dans les ouvrages de Ménage ce qu'est le chien du Bassan
dans les portraits de ce peintre; il ne sauroit s'empêcher de l'y
mettre.

Quelquefois il a mieux rencontré que cela, témoin un jour que le feu
premier président voulant dire le conte de Du Montier, _le
Bourguemestre de Sodome_, et ne sachant que mettre au lieu de Sodome,
Ménage dit: «Il ne faut que dire, _Bourguemestre de Vendôme_.»

J'ai déjà remarqué ailleurs qu'il n'étoit pas aimé chez le cardinal de
Retz, si ce n'est des gens de livrée et des bas officiers, à cause
qu'il leur donnoit les étrennes avec trop de profusion. Outre cela, il
se vantoit d'être libre, de n'être à personne. Il disoit des choses
messéantes à table, comme de dire que le petit Scarron alloit tenir
b..... de filles et de garçons à Saint-Cloud, pour gagner plus que la
Durier; tantôt il alloit en Italie, tantôt en Suède, dont la Reine lui
avoit envoyé une chaîne d'or; je crois que ce fut pour l'épître qu'il
lui fit en lui dédiant les vers de Balzac, car je ne pense pas qu'il y
en ait une plus pédantesque au reste du monde. Il y a quelque chose de
démonté dans cet esprit, car au même temps qu'il faisoit le libéral,
qu'il disoit qu'il n'étoit à personne, il ne laissoit pas d'envoyer
quérir tous les soirs sa chandelle chez le cardinal, quoiqu'il ne fût
plus logé si près de chez lui, et il se faisoit fort bien saigner,
quand il en avoit besoin, par le chirurgien des domestiques, avec
lequel on étoit abonné à quinze sols pour saignée; cela se voit par
les comptes qu'on m'a voulu montrer.

Il se vantoit d'avoir plus acheté de _Cyrus_ que personne, et d'en
avoir le moins lu. Il employoit son argent à aller en chaise, à faire
peindre celle-ci ou celle-là, et à envoyer tous les livres nouveaux au
maréchal de Brezé, qui, à la vérité, lui demandoit souvent son
mémoire; mais Ménage n'avoit garde de le lui envoyer. Le maréchal
avoit tort. Ménage, comme j'ai dit, n'est pas vilain, mais il est vain
à outrance.

Tout ce que j'ai dit faisoit qu'il n'y avoit pas un ecclésiastique,
pas un suivant chez le cardinal qui ne lui en voulût; il arriva une
aventure qui le fit bien voir. Un président de Pau, qui croyoit avoir
obligation à Rousseau, comme intendant du cardinal de Retz, le convia
à dîner dans un jardin avec l'abbé Rousseau son frère, Ménage,
Salmonet et cinq autres personnes de la maison. On fit carrousse[141];
on se jeta des bouteilles et des verres après dîner dans ce jardin
(c'étoit au mois d'août 1652). Rousseau et trois autres prirent Ménage
en badinant, et, l'élevant en l'air, se mirent à dire: «Voilà notre
philosophe, il faudroit le mettre dans ce tonneau, ce seroit Diogène.»
Ménage crut qu'on se vouloit moquer de lui; il dit qu'il ne prenoit
point plaisir à cela, et en mordit un bien serré. Rousseau en voulut
faire réprimande à Ménage, quoique le blessé n'en eût pas fait grand
bruit. Ménage ne reçut pas bien cela; ils se querellèrent; Rousseau
lui donna un soufflet, et son frère l'abbé, qui est un vrai
crocheteur, lui donna en même temps un coup de poing à assommer un
bœuf, comme s'il falloit tant de gens contre un philosophe. Salmonet
voulut faire passer tout cela pour jeu d'ivrognes; l'intendant offrit
de lui demander pardon, et son frère aussi, et d'avouer qu'ils étoient
ivres: Ménage n'y voulut point entendre, et s'en alla tout furieux
dire au cardinal, après lui avoir fait ses plaintes, qu'il ne lui
demandoit pas qu'il chassât son intendant qui, quoique insolent,
fripon, stupide, lui étoit pourtant nécessaire; mais qu'il le
supplioit de lui permettre par un billet signé de sa main de lui faire
donner des coups de bâton; et qu'à moins de lui laisser prendre cette
petite vengeance, il sortiroit de la maison. Avez-vous jamais vu une
plus belle proposition? Le cardinal le regarda comme un homme en
colère, tâcha de l'apaiser, mais pourtant ne le mit point en balance
avec son intendant. On en fit des contes par la ville. Mademoiselle de
Longueville s'en moqua, et on disoit qu'on avoit joué d'une étrange
façon à _Remue-Ménage_; et, pour faire l'histoire meilleure, on disoit
que Ménage étoit entré d'un côté en criant au cardinal de Retz: _Sire,
sire, justice!_ et que Rousseau de l'autre avoit dit: «_Ah! sire,
écoutez-nous_, etc.[142].» Dans sa fureur Ménage disoit qu'il feroit
donner des coups de bâton à Rousseau; que pour cent pistoles il le
pouvoit faire assassiner; que dès le soir même on s'étoit offert à
lui pour cela. Depuis, il mit de l'eau dans son vin, et se contenta de
sortir d'avec le cardinal de Retz. Quelques-uns de ses amis vouloient
qu'il y demeurât, et qu'il essuyât plutôt toutes les railleries qu'on
pouvoit faire, que de n'avoir pas de quoi vivre comme il avoit
accoutumé; d'autres dirent qu'il avoit bien fait. Pour moi, je lui dis
que j'eusse pris congé du cardinal avant tout cela, car il ne savoit
que trop qu'il n'y étoit plus bien.

  [141] Débauche.

  [142] Paroles du _Cid_, acte 2, scène 9.

Depuis la plainte qu'il fit au cardinal de Retz, il ne mit pas le pied
chez lui, ni le cardinal ne lui fit pas dire la moindre parole de
consolation, ni ne lui parla point d'aller à Compiègne avec lui,
quoiqu'il y menât tout son monde. Il s'en plaignit hautement, dit
qu'il avoit mangé douze mille écus à son service, et perdu dix ans de
temps. Le cardinal disoit que Ménage ne lui avoit jamais rendu le
moindre service en tout ce temps-là. Ménage dit et écrit à toute la
terre que s'il n'eût point été au cardinal, Boislève[143] ne lui eût
point enlevé une prébende d'Angers qui lui venoit par l'indult que lui
avoit donné M. de La Margrie; mais que M. le chancelier ne la voulut
jamais signer, et lui en envoya faire des excuses, disant qu'il en
avoit ordre: «Ni le cardinal Mazarin, ajoutoit-il, ne m'eût point ôté
le joyeux avénement sur Angers que M. de Lionne m'avoit fait avoir.»
Mais, comme j'ai déjà remarqué, ni La Margrie ni Lionne ne lui eussent
rien donné s'il n'eût été comme le petit favori du coadjuteur. Enfin,
le cardinal de Retz a été ravi de s'en défaire.

  [143] Depuis évêque d'Avranches. (T.)

Sarrazin, son ami, ayant appris cette aventure, lui fit écrire par le
prince de Conti. La lettre étoit fort civile; le prince lui demandoit
son amitié, et Sarrazin lui offroit toutes choses de sa part, mais il
n'accepta point, «parce que, disoit-il, il ne vouloit plus de maître.»
Ce lui fut une grande consolation que cette lettre, car il la porta
trois mois dans sa poche, et la lisoit à tout le monde.

A un an de là ou environ, mademoiselle de Rambouillet lui fit un
étrange compliment: «Monsieur, lui dit-elle, j'ai ouï dire que vous me
mêliez dans vos contes, je ne le trouve nullement bon, et vous prie de
ne parler de moi ni en bien ni en mal.» Pour moi, si elle m'en avoit
dit autant, je n'aurois pas mis le pied à l'hôtel de Rambouillet
qu'elle n'eût été mariée, quoique ce soit peut-être un terme bien
long[144]. Il ne laissa pas d'y aller et de manger même avec elle à la
table de M. de Montausier. Cela ne s'accorde guère avec ce qu'il conte
de M. de Rohan-Chabot: «M. de Rohan, disoit-il, qui m'avoit quelque
obligation, car je l'ai servi en ce que j'ai pu, et je lui conseillai
de se battre après qu'il fut marié (il me sembloit qu'il avoit besoin
d'un combat), s'avisa de me dire que dès qu'il seroit à Angers il
feroit mettre mon frère, lieutenant particulier, en prison (c'est
qu'il étoit maire et ne s'accordoit pas avec lui). Je ne pus
souffrir cela, et lui en dis mon sentiment. Depuis, je le saluai
très-humblement chez madame de Sévigny en une petite chambre, face à
face: il n'ôta point son chapeau. Je déclarai à tout le monde et à
ses gens que je ne le saluerois plus: je ne l'ai jamais salué depuis.
A Angers, il m'auroit fait assommer: à Paris, on a une liberté qui ne
se peut payer.»

  [144] Mademoiselle de Rambouillet épousa le comte de Grignan,
  comme on l'a déjà vu plus haut.

Pour subsister, Ménage vendit une terre, qu'il avoit eue en partage, à
M. Servien, qui lui fait la rente de l'argent au denier dix-huit. En
ce temps-là on le pria de faire quelque chose pour le bonhomme
Gombauld; Servien promit de lui faire toucher quinze cents livres,
mais il ne se hâtoit pas autrement. Ménage lui déclara qu'il ne
signeroit point le contrat de vente de cette terre (que Servien avoit
achetée) qui étoit à la bienséance de Sablé, qu'il ne lui tînt parole
touchant M. Gombauld. Et cela fut fait; mais il l'a tant chanté que
Gombauld ne put s'empêcher de faire cette épigramme, car quoiqu'il ne
l'ait point montrée, et qu'il le nie comme beau meurtre, je suis
certain que c'est ce qui lui en a fait venir la pensée. La voici:

    Si Charles[145], par son crédit,
    M'a fait un plaisir extrême,
    J'en suis quitte; il l'a tant dit,
    Qu'il s'en est payé lui-même.

  [145] Il n'a pas osé mettre _Gilles_. (T.)

Il disoit aussi: «M. Servien et M. le premier président sont de mes
amis; Scarron me divertit; par leur moyen je lui ai fait toucher
treize cents livres; et à cause de madame de Rambouillet, deux cents
livres à ce pauvre diable de Neuf-Germain[146].» A l'entendre,
mademoiselle Scudéry ne touchoit de l'argent que par son moyen.
Trillepert[147], que Sarrazin et lui ont cabalé depuis long-temps, et
qui se croit un grand personnage, à cause qu'ils l'ont mis dans un
dialogue, lui donna son indult qu'il mit sur Clugny. Cela lui a valu
le prieuré de Montdidier qui, dit-on, est, en bon temps, de quatre
mille livres de rente; il a eu bien des procès pour cela, et je ne
sais où il en est présentement, mais il est M. l'abbé; il n'a pourtant
point de carrosse encore.

  [146] On a vu précédemment un article sur ce poète ridicule.

  [147] Trillepert étoit l'un des fils du président Aubry. (_Voyez_
  l'article de la présidente Aubry et de son mari.)

Ménage de tout temps avoit aimé à voir bien du monde chez lui: quand
il fut sorti de chez le cardinal de Retz, il se mit à faire une espèce
d'académie où M. Chapelain a encore moins manqué qu'au samedi; il y a
bien du fretin. Je ne sais quel président mena une fois son fils à
Ménage, c'étoit au mois de septembre, et le pria de trouver bon que ce
jeune garçon allât _à ses petites académies_; Furetière, qui étoit
présent, dit malicieusement à ce président: «Mais, monsieur, vous ne
songez pas qu'il n'est pas encore la Saint-Rémi.» C'est cette ridicule
académie qui a fait faire tant d'épigrammes et de bagatelles contre M.
Chapelain et les autres, car ce fut là que les petits Linières, les
petits Boileau, etc., firent connoissance avec Chapelain; et Linières
ayant offert à M. Chapelain de le mener chez une dame avec laquelle il
vouloit faire connoissance, Chapelain s'y fit mener par un autre, ne
voulant pas peut-être être présenté de sa main; cela lui fit faire une
ou deux épigrammes contre lui, et ensuite contre Conrart, Pellisson,
mademoiselle de Scudéry, et enfin contre les principaux de l'Académie,
jusques au marquis de Coislin: même on disoit que celui-là le devoit
payer pour tous les autres.

Ménage fit en ce temps-là l'églogue intitulée _Christine_; il la fit
imprimer avec ce titre:

    CHRISTINE.

    ÉGLOGUE.

On dit que le commandeur de Souvré dit, en voyant cela: «Je ne croyois
pas que la reine de Suède eût deux noms,» et qu'on lui fit accroire
qu'il y avoit une famille d'Églogues comme de Paléologues. Je ne
saurois croire que cela soit vrai; le commandeur n'est pas tel qu'on
l'a chanté; il est toujours fâcheux qu'on lui ait mis cela sur la
tête. Or, il faut conter d'où vient l'_Avis à Ménage_[148] sur cette
églogue. Boileau[149], jeune avocat de vingt-deux ans, fils du
greffier de la grand'chambre, porta un jour à Ménage une élégie latine
qu'il avoit faite; car il veut faire des vers et en latin et en
françois, quoiqu'il n'y soit nullement né; Hallé, poète royal, étoit
alors avec Ménage. Boileau dit qu'_Ægidius Menagius, Guillelmi
filius_, le traita fort de petit garçon en présence de cet homme, et
lui dit: «Nous lirons cela une autre fois; mais lisez mon élégie
latine à la reine de Suède; vous en apprendrez plus là que chez tous
les anciens.» Le jeune homme, qui naturellement est mordant, fut bien
aise d'avoir trouvé un homme sur qui il y avoit à mordre; mais il ne
considéroit pas qu'il imitoit celui à qui il donnoit sur les doigts en
entrant comme lui dans le monde par une médisance; il fit l'_Avis à
Ménage_. Bautru, que Ménage croyoit de ses meilleurs amis, en eut une
copie, je ne sais comment; car le jeune homme, qui avoit tant promis
de n'en point donner, fit comme Ménage à la _Requête des
Dictionnaires_; il la montra au premier président, qui dit à Boileau,
qui s'étoit attaché à lui, qu'il la falloit faire imprimer. Le premier
président n'avoit trouvé nullement bon que Ménage les eût mis, Servien
et lui, comme des égaux; il lui conseilla d'y ajouter quelque chose
sur la pédanterie, en cet endroit où il dit que

    Pour lui seul les Bergères
    Cessent d'être légères[150].

«Voyez-vous, lui dit-il, si vous étiez des gens d'épée, il y auroit du
danger; mais pour des gens de lettres, ils ne versent que de l'encre.»
Au bout de quelque temps on vit cet _Avis_ imprimé. Le petit Boileau
dit qu'il en avoit donné copie au bon homme Pailleur, et qu'à sa mort,
quelqu'un, l'ayant trouvée dans ses papiers, la fit imprimer. Le
Pailleur en avoit donné copie à mademoiselle de La Vergne; Ménage l'a
su, et il en a été furieusement piqué. Mais ils ont fait leur paix. Il
y avoit trois mois que cette pièce couroit, mal imprimée et pleine de
fautes, que Ménage, qui l'avoit vue, à ce qu'il dit, ne savoit de qui
elle étoit. Quand il sut qui l'avoit faite, la colère le saisit; il
vouloit répondre. Chapelain lui conseilla de n'en rien faire. En
effet, qu'y avoit-il à dire contre un garçon qu'on ne connoissoit
point encore? et pour la critique, c'eût été une chose pitoyable et
que personne n'eût lue. Il y eut quelque misérable réponse d'un
certain Le Bret qui alloit à son Académie; mais on conseilla à Ménage
de la faire supprimer; en effet, il en acheta tous les exemplaires. Il
changea donc de batterie, et dit: «Pour Boileau le fils, n'importe,
pourvu que le père n'écrive point contre moi.» Et quand on lui
demanda: «Qu'avez-vous fait à ce garçon?» il répondit: «Je lui ai fait
son Épictète[151].» Boileau, piqué de cela, prend prétexte de ce que
sa pièce étoit mal imprimée, et se met à la faire imprimer avec un
endroit où il donne sur les doigts à Costar, qui avoit dit dans la
_Suite de la Défense de Voiture_, adressée à Ménage: «Vous avez donc
trouvé aussi votre Girac.» Costar n'a osé répondre non plus que
l'autre. Avant cela, dès qu'il eut avis de ce que Boileau vouloit
faire, il écrivit à quelqu'un une lâche lettre qu'on me fit voir pour
l'en empêcher; mais cela ne l'empêcha pas. Patru avoit obtenu de
Boileau qu'il se contenteroit de faire imprimer sa lettre, mais qu'il
n'y ajouteroit rien; mais Conrart, irrité contre Costar de ce qu'il
déchiroit Balzac, avoua à Boileau qu'après ce que Costar avoit dit de
lui, il pouvoit mettre tout ce qu'il voudroit. Pellisson, qui est
joint par cabale à Ménage, déclara assez brusquement à Boileau que
s'il imprimoit, il ne seroit plus son ami ni son serviteur. Il eut
tort de prendre parti; car c'est aux amis communs à réconcilier leurs
amis; et peut-être s'il n'eût point fait cela, ne se seroit-il point
fait certains couplets de chanson contre lui et mademoiselle de
Scudéry.

  [148] _Avis à M. Ménage sur son Églogue intitulée Christine._
  Cette pièce a été réimprimée par La Monnaie dans son _Recueil de
  pièces choisies_. La Haye, 1714, in-8º, 1re partie, p. 277.

  [149] Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux.

  [150] Indication de ces vers de la deuxième églogue de Ménage:

    De ces aimables lieux les nymphes, les bergères,
    Pour toi seul aujourd'hui cessent d'être légères.

  [151] La Vie et la Morale d'Épictète; cela est imprimé pour la
  deuxième fois. (T.)

Patru, qui ne trouvoit point qu'il fût avantageux à Boileau non plus
qu'à Ménage, de rendre cette pièce plus publique qu'elle n'étoit, alla
porter parole à Ménage que Boileau supprimeroit tout ce qu'il faisoit
imprimer, quoique cela lui coûtât trente pistoles; qu'après il le lui
amèneroit, et que Boileau le prieroit d'oublier le passé, etc. Ménage
fit le fier mal à propos, et dit: «Je ne lui veux point de mal, je lui
rendrai ses trente pistoles s'il veut; mais je ne puis souffrir qu'il
mette le pied céans.» Tout le monde dit que ce procédé étoit ridicule,
et le premier président dit: «Refuser d'en croire M. Patru (car le
premier président étoit fort persuadé de son mérite)! je vous
conseille de mettre cela au bout de votre lettre.» Ménage voulut
gronder de ce que Patru et quelques autres, quand Boileau leur
demandoit leur avis sur des façons de parler qu'il employoit dans
cette lettre, lui dissent leur sentiment et le corrigeassent. On lui
répondit: «Pourvu qu'on ne lui donne point de mémoires contre vous,
vous ne sauriez vous plaindre qu'on corrige ce qu'il fait contre vous;
on corrigera de même ce que vous ferez contre lui. On a fait ce qu'on
a pu pour empêcher que vous n'eussiez ce déplaisir, vous ne voulez
pas; que voulez-vous qu'on y fasse?» Chapelain disoit: «Ménage est
fou, et il lui en cuira.» En effet, jamais rien ne s'est mieux vendu,
et je n'ai vu quasi personne qui ne fût bien aise qu'on eût donné sur
les doigts à la vanité de Ménage. On disoit: «Gilles a trouvé Gilles
(ils s'appellent tous deux ainsi); mais Ménage est Gilles le niais (un
enfariné qui s'appelle ainsi).» Je ne voudrois pas jurer qu'on n'eût
fait dire à Scaramouche, pour se moquer de Ménage, ce qu'il dit une
fois; car, en faisant le pédant, il disoit: «_La regina de Suecia
scrive à me._»

Depuis, Boileau a encore ajouté la preuve des larcins de Ménage à une
nouvelle édition, et cela se vend comme le pain. M. Nublé, avocat,
homme de bon sens et de vertu, ami de Ménage de tout temps, et qui ne
peut pardonner à Boileau, dit chez M. Lefèvre Chantereau[152], qui a
écrit des généalogies de Lorraine et autres, en présence de messieurs
Valois et d'un garçon nommé Sauval[153], «qu'il ne trouvoit pas
supportable ce qu'avoit fait Boileau contre Ménage,» et s'emporta
terriblement. Sauval lui fit l'apologie de Boileau. Nublé lui dit que
c'étoit être fou que de défendre une si méchante cause. «Vous êtes fou
vous-même, lui dit brusquement l'aîné Valois; vous parlez bien haut;
il n'y a que trois jours que vous ne souffliez pas; et vos Ménage et
vos Costar ne m'envoient-ils pas tous les jours leur latin et leur
grec à corriger? et il y a souvent des barbarismes et des solécismes.»
Dans les Mémoires de la Régence il sera encore parlé de Ménage à
propos de la reine de Suède.

  [152] Ce M. Lefèvre est président des bureaux des trésoriers de
  France, à Soissons. Ce fut autrefois le premier intendant qu'on
  envoya en Lorraine; il ne tint qu'à lui d'y gagner deux cent
  mille écus. Tout le conseil étoit étonné de la fidélité et de
  l'intégrité de cet homme: il en eut pour toute récompense le
  remboursement d'un office de vingt mille écus qui avoit été
  supprimé. En voici un exemple. Il amassa de lui-même pour plus de
  quatre cent mille livres de grains de çà et de là, sans que la
  cour le sût; il eut ordre d'en acheter pour l'armée qui y alloit.
  Il manda qu'il en avoit déjà pour quatre cent mille livres. Il
  n'y avoit rien plus aisé que de prendre tout cet argent. Il n'a
  pas été employé depuis. (T.)

  [153] Sauval est un garçon de Paris qui fait trois volumes
  in-folio, intitulés: _Paris ancien et moderne_, où il remarque
  tout ce qu'il y a de beau. Ce travail sera utile. Furetière
  disoit: «Les gens de lettres qui voient cela disent: Je pense que
  pour ce qui est de la peinture et de l'architecture, il en parle
  bien; mais pour le reste, ce n'est point bien écrit; et que les
  peintres et les architectes disent: Nous croyons que cela est
  bien écrit; mais il ne parle point bien de l'architecture ni de
  la peinture.» (T.)

  Les recherches de Sauval ont été publiées depuis en trois volumes
  in-folio, sous le titre d'_Antiquités de Paris_.

Boileau dit de la préface de Pellisson sur Sarrazin, et de la lettre
dédicatoire de Ménage du même livre, que Pellisson disoit: «Il n'y a
rien de si beau que l'Épître dédicatoire;» et que Ménage disoit: «Il
faut avouer que la préface est divine.»

Quand Ménage eut cinquante ans, il alla chez toutes les belles de sa
connoissance prendre congé d'elles, comme un homme qui renonçoit à la
galanterie. Hélas! il n'avoit que faire de cette déclaration; ses
galanteries n'ont jamais fait mal à la tête à personne.



M. DE LAVAL.


M. de Laval[154] étoit le second fils de la marquise de Sablé; il fut
destiné à être chevalier de Malte. Il y fit quelque caravane au
retour, dans le dessein de se faire connoître; et, ne pouvant tirer
grand secours de sa maison, il prit une compagnie au régiment de la
marine. Le cardinal de Richelieu en eut de la joie, car il étoit bien
aise d'avoir un chevalier de Bois-Dauphin capitaine dans son régiment;
ce régiment fut embarqué sur l'armée navale que commandoit
l'archevêque de Bordeaux[155]. Le chevalier n'y fut pas long-temps
sans se faire aimer de tout le monde; il y accordoit les querelles et
étoit en grand crédit auprès du général. Je veux croire que sa beauté
n'y avoit pas nui; car c'étoit un des plus beaux gentilshommes et des
mieux faits de France. Le cardinal mort[156], le chevalier s'attacha à
M. d'Enghien, acquit beaucoup de réputation à la bataille de Rocroy et
au siége de Thionville, et fut député pour porter la nouvelle de la
prise. Il fut reçu admirablement bien à la cour; on le regarda comme
une personne qui avoit bien servi, et que M. d'Enghien affectionnoit.
Il eut quatre mille livres pour son voyage, et la Reine lui fit donner
mille écus de pension. Cela le mit en équipage; d'ailleurs il étoit
logé et nourri chez sa mère, alors veuve, qui pour lui avoit vaincu
l'aversion qu'elle avoit à voir de grands enfants autour d'elle. En ce
temps-là madame de Coislin, fille du chancelier, veuve depuis quelques
années[157], visitoit fort souvent la marquise de Sablé, qui logeoit
alors à la Place-Royale avec la comtesse de Maure. La jeune veuve
logeoit assez près de là dans la rue Barbette, dans la maison de
Goulas, secrétaire des commandements de M. d'Orléans, à cette heure
l'hôtel d'Estrées[158], dont elle donnoit deux mille écus de loyer;
car ce fut elle qui fit enchérir les maisons au point où nous les
avons vues. La marquise n'avoit pas autrement recherché l'amitié de
madame de Coislin, qui est une personne comme cent autres: on dit même
qu'elle est naïve, et qu'il n'y a pas long-temps que, croyant faire
plus d'honneur à madame de Longueville, elle mit au-dessus d'une
lettre, _A madame, madame de Longueville, Longueville_[159], mais
elle n'avoit pu s'empêcher de la recevoir, tant cette pauvre femme
s'étoit donnée à elle à corps perdu. Or, Chabot avoit fait
connoissance avec madame de Coislin, un peu après la mort du mari,
chez madame de Sully; et, quoiqu'il eût déjà mademoiselle de Rohan en
tête, il voyoit pourtant si peu de jour à ce qui est arrivé depuis,
qu'il voulut tenter cette aventure, et il y réussit si bien, que s'il
eût poussé, il l'eût assurément épousée; mais il en fit sa cour auprès
de mademoiselle de Rohan, et lui dit ensuite que si, en méprisant
l'avantage qu'il trouvoit, il étoit assuré de faire quelque chose qui
lui fût agréable, il n'y penseroit jamais. Il ajouta ensuite tout ce
qui pouvait servir à son dessein; car on dit qu'il ne s'y entendoit
pas mal. Mademoiselle de Rohan fut touchée de cette générosité; et,
comme j'ai dit ailleurs, elle lui donna assurance que ses services
seroient reconnus. Dès ce moment Chabot négligea un peu madame de
Coislin, et à mesure qu'il s'avançoit auprès de mademoiselle de Rohan,
il s'éloignoit de notre veuve. Durant ce refroidissement elle
rencontra un jour sur l'escalier de la marquise le chevalier de
Bois-Dauphin, qui se sauvoit de crainte d'être arrêté, car il alloit
voir mademoiselle de Pons[160] dont il étoit amoureux. Il donna dans
les yeux à madame de Coislin; par bonheur il étoit ce jour-là ajusté
comme un amant qui espère voir ce qu'il aime. La veuve monte, et dit à
la marquise: «Je viens de trouver M. le chevalier de Bois-Dauphin;
vraiment, il est bien fait.» Ensuite, toutes les fois qu'elle alloit
là-dedans, elle demandoit toujours où étoit M. le chevalier de
Bois-Dauphin. Enfin elle le demanda tant, que la marquise fut obligée
de lui promettre qu'elle le lui enverroit. On eut assez de peine à l'y
faire aller; car c'étoit un vrai jeune homme qui ne songeoit qu'à
suivre ses inclinations; il y fut pourtant, et, comme il en sortoit,
il trouve madame la chancelière dans la cour, qui dit à sa fille en
riant, après avoir demandé qui il étoit, qu'elle ne prendroit point
plaisir à trouver souvent de grands chevaliers comme cela auprès
d'elle.

  [154] Guy de Laval Bois-Dauphin, dit _le marquis de Laval_, mort
  en 1646.

  [155] Henri d'Escoubleau de Sourdis, frère du cardinal de ce nom,
  fut nommé archevêque de Bordeaux après la mort de son frère, et
  lui succéda en 1628. Par un abus très-commun en ce temps, il
  allia les commandements militaires aux dignités de l'Église.

  [156] Tallemant nous semble ici confondre Henri de Sourdis avec
  le cardinal, son frère. Henri n'a pas été revêtu de la pourpre.
  Ses différends avec le duc d'Épernon lui ont donné de la
  célébrité.

  [157] Son mari fut tué à Aire. (T.)

  [158] C'étoit vraisemblablement l'hôtel qui est maintenant une
  succursale de la Légion-d'Honneur. Il appartenoit, avant la
  révolution, à M. de Corberon dont il portoit le nom.

  [159] Cela me fait souvenir d'un enfant qui, voulant écrire au
  valet-de-chambre de son père, sans lui mettre _monsieur_, mit _à
  Chaumat, Chaumat_; c'étoit le nom du valet, et celui de l'enfant
  c'est Marbaut, dont il sera parlé dans l'Historiette de la
  Gaillonnet. (T.)

  [160] C'étoit vraisemblablement Bonne de Pons, depuis marquise
  d'Heudicourt, amie de madame de Maintenon. On verra plus bas,
  dans l'article de M. de Guise, petit-fils du Balafré, comment
  mademoiselle de Pons vint à la cour, et y fut nommée fille
  d'honneur de la reine Anne d'Autriche.

Quelque temps après, M. d'Enghien alla en Allemagne mener des troupes
au maréchal de Guébriant; ce voyage ne fut pas long; cependant notre
veuve s'ennuyoit fort de ne point voir le chevalier qui avoit suivi M.
d'Enghien; elle en parla tant que la marquise crut qu'elle en tenoit,
et un jour elle lui dit: «Vous parlez tant de ce chevalier, comment
l'entendez-vous? N'avez-vous pas conclu avec Chabot?--Vraiment, lui
dit l'autre, c'est un plaisant homme que Chabot.» Elle se mit sur sa
friperie. Chabot avoit le nez mal fait, Chabot avoit de petits yeux,
Chabot ne savoit pas même danser. Le chevalier revient; sa mère lui
parle sérieusement, et, à force de le haranguer, le fait résoudre à
quitter mademoiselle de Pons, et à penser à sa fortune. Il y eut de la
répugnance; mais quand une fois il eut donné sa parole, il fit tout ce
qu'on voulut.

La marquise, qui est très-adroite, ne trouva pas à propos que le
chevalier allât chez madame de Coislin. Il ne la voyoit que chez sa
mère. De longue main les gens de madame de Coislin avoient accoutumé
de s'en retourner quand elle étoit chez la marquise, où elle dînoit ou
soupoit de deux jours l'un. Le chevalier ne mangeoit pourtant point
avec elle; car la marquise tient pour maxime qu'il faut qu'un amant ne
fasse devant sa maîtresse que ce qui est de l'essentiel de l'amour, et
que, par exemple, il ne faut qu'une grimace en mangeant, ou quelque
petite indécence pour tout gâter. Elle appelle cela faire des
_mortalités_. Ces entrevues se faisoient secrètement, car qui que ce
soit ne se seroit avisé qu'un garçon comme lui fût si souvent avec sa
mère, et puis on savoit, comme j'ai déjà dit, qu'elle n'aimoit point à
voir ses enfants. Elle aimoit si fort celui-ci, qu'avant cette
amourette, comme il ne se retiroit qu'à minuit, pour avoir le plaisir
de l'entretenir, elle veilloit fort souvent jusqu'à trois heures du
matin. Ces entrevues durèrent quatre mois. Elle qui s'ennuie quasi de
tout, jugez comment elle se divertissoit là. Tantôt elle lisoit,
tantôt elle leur disoit en passant: «Mais pensez-vous que je ne sois
point lasse de vos coquetteries? Cela durera-t-il long-temps?» ou
quelque autre chose de semblable. Enfin mademoiselle de Chalais[161]
revint de Sablé fort heureusement pour la marquise, car elle la
déchargea d'une partie de la peine, même elle l'en déchargea
tout-à-fait; car elle dit du troussement que tout cela n'étoit rien si
on n'épousoit. On lui faisoit la guerre de ce qu'elle avoit dit: Si on
ne couchoit ensemble; la marquise de Sablé et la veuve eurent dispute,
sur ce que cette innocente disoit qu'elle vouloit bien épouser, mais
non pas coucher.

  [161] Mademoiselle de Chalais étoit dame de compagnie de la
  marquise de Sablé. Voiture lui a adressé plusieurs lettres.

La résolution prise d'épouser, la marquise en parla à ses amis, et
entre autres à son frère le commandeur de Souvré, qui demanda au
cardinal Mazarin sa protection. Le cardinal promit tout ce qu'on
voulut, et l'on étoit assuré de l'amitié de M. d'Enghien. On presse
donc tout de nouveau madame de Coislin, qui, éprise du chevalier, ne
put résister davantage. On fait jeter un ban sous leurs véritables
noms, à quelque chose près; il n'y avoit que Saguier pour Séguier, et
Lavau pour Laval, et cela pouvoit passer pour une faute de copiste.
Pour le nom du marquis de Coislin, il étoit connu de fort peu de gens,
et on ne savoit guère qui étoit César Du Cambout[162]. Pour les deux
autres, on en eut dispense. Ils vouloient avoir permission d'épouser
en quelque village, car la veuve craignoit d'être reconnue de son
curé[163]. Le grand-vicaire, car il n'étoit pas sûr de s'adresser à
l'archevêque, qui eût tout reconnu incontinent, dit qu'il ne pouvoit
donner la dispense, et qu'il les renvoyoit pour cela à leur curé. Le
curé refuse. On retourne encore au grand-vicaire, qui renvoie une
seconde fois au curé.

  [162] Pierre-César Du Cambout, marquis de Coislin,
  colonel-général des Suisses.

  [163] Loisel, curé de Saint-Jean en Grève. (T.)

Cependant on avoit pris jour pour épouser, et madame de Coislin devoit
se rendre chez la marquise le lendemain à dix heures du matin. La
marquise, qui avoit de bons espions, fut avertie, avant que de se
coucher, que La Feuillade[164], qui fut depuis tué à Lens avec le
maréchal de Gassion, avoit été le soir jusqu'à minuit chez madame de
Coislin. Il s'étoit avisé, depuis quinze jours ou environ, qu'elle eût
bien été son fait, et elle, qui avoit à faire le lendemain une si
grande affaire, souffroit un galant chez elle jusqu'à minuit. On a
remarqué depuis que cette femme, tant qu'elle a un mari, ne souffre
pas la moindre ombre de galanterie, mais que dès qu'elle est veuve
elle écoute tout le monde. Pour sa personne, elle est assez belle,
mais il n'y a point d'excès. La marquise n'en passa pas mieux la nuit
pour avoir su que La Feuillade avoit été si tard chez madame de
Coislin; elle se défioit fort de la cervelle de la dame; car une autre
fois qu'elle devoit se rendre en un lieu, où l'on croyait les épouser,
ne prévoyant pas la difficulté qui se rencontroit, elle n'y alla point
pour ne pas perdre une comédie. Le lendemain donc, jour assigné pour
épouser, le chevalier de Bois-Dauphin et le chevalier de Rivière[165]
avec Couleau, homme d'affaires de la marquise, furent à Saint-Jean;
ils demeurèrent à la porte, et Couleau seul entra pour demander au
curé permission d'épouser à Saint-Laurent, hors la ville. Le curé,
bien loin de la lui donner, se douta de quelque chose, et ne voulut
plus rendre la dispense des deux bans que Couleau lui avoit mise entre
les mains. Couleau la lui voulut arracher, et rompit un petit morceau
du papier qu'il fut contraint de lui laisser, et va conter tout le
désordre aux deux chevaliers. Le chevalier de Bois-Dauphin, sans
s'émouvoir autrement, voyant qu'il n'y avoit pas moyen d'épouser ce
jour-là, s'en alla en franc jeune homme chez les baigneurs; car il
s'étoit levé de bonne heure, et n'avoit pas eu le loisir de s'ajuster.
Cependant madame de Coislin, qui devoit venir à dix heures, n'étoit
pas venue à onze: elle arrive enfin sur le midi, dit pour ses excuses
que Pepin, son intendant, l'avoit arrêtée; elle parut assez froide et
assez interdite; elle étoit étonnée de ce qu'elle alloit faire.
Couleau arrive là-dessus qui conte toute la déconvenue: voilà tout le
monde bien déferré. On envoie chercher le commandeur; sa sœur le prie
d'aller parler au curé. Il y va et retire la dispense; ensuite il va
trouver le grand-vicaire, qui refuse la permission et renvoie encore
au curé. Jugez de l'inquiétude de la marquise. Elle voyoit que
beaucoup de gens savoient la chose, car elle avoit été obligée de la
dire à tous ses amis. Il y avoit jusqu'à quatre-vingts personnes qui
savoient ce secret, en comptant M. d'Enghien et la Reine, à qui le
cardinal l'avoit dit le matin. Cependant, comme on l'a su depuis, ils
ne s'en étoient rien dit l'un à l'autre, et chacun, hors la Reine, le
savoit du chevalier, de la marquise ou de son frère. A la vérité, il
faut avouer que le peu de cas que l'on faisoit du chancelier avoit
fort contribué à faire garder le secret. La marquise craignoit que le
curé n'eût lu les noms et n'y eût fait réflexion, ou même que le
grand-vicaire ne se doutât de quelque chose; mais ce qui la fâchoit le
plus, c'étoit que son fils y eût mis autant de légèreté. Dans ce
chagrin on servit à dîner, car on s'attendoit de venir dîner après
avoir épousé; mais personne ne put jamais se résoudre à manger, et on
fut contraint de tout remporter. Madame de Coislin et la marquise se
grondèrent un peu, et l'amante, avec un ton aigre, demanda où étoit
donc M. le chevalier de Bois-Dauphin. La marquise l'excusa du mieux
qu'elle put, et on passa le temps fort mélancoliquement jusqu'à quatre
heures que le chevalier arriva. Sa mère et mademoiselle de Chalais lui
parlèrent avant qu'il vît sa future épouse, et le haranguèrent bien
pour lui faire promettre qu'il la presseroit d'épouser de quelque
façon que ce fût. Il le leur promit; mais il ne le fit que foiblement,
ou plutôt ne le fit point du tout; car il lui sembloit que cela
n'étoit pas dans la bienséance: il avoit l'âme belle et généreuse; je
l'ai remarqué encore à une chose. Il s'étoit fait peindre en Achille,
et, pour marquer que c'étoit Achille, le peintre avoit voulu mettre
dans l'éloignement, comme il traînoit Hector autour de Troie. Laval
lui dit: «Mettez-y autre chose, je vous prie; je n'approuve nullement
cette cruauté.» Dès qu'il parut on n'eut plus de peine après madame de
Coislin, et elle étoit d'autant plus gaie qu'elle voyoit la nuit
approcher (c'étoit l'hiver), pensant qu'elle n'épouseroit point ce
jour-là. Elle reculoit toujours par timidité, craignoit le pouvoir
d'un chancelier de France, et considéroit que son père l'aimoit
tendrement, et beaucoup plus que son autre fille. J'oubliois que la
marquise gronda un peu le chevalier, toutefois elle étoit ravie de le
voir; car elle avoit appréhendé que, ne croyant pas qu'il y eût rien à
faire ce jour-là, il ne retournât qu'à minuit, à son ordinaire.
Cependant quarante gentilshommes ou environ qu'il avoit priés de se
promener aux environs de Saint-Laurent deux à deux, et tous séparément
sans faire semblant de rien, se promenèrent tout leur soûl, car il les
oublia et ne leur envoya rien dire.

  [164] Léon d'Aubusson, comte de La Feuillade, tué à la bataille
  de Lens, en 1647. C'étoit le frère aîné du maréchal de La
  Feuillade.

  [165] Le chevalier de Rivière fit une chanson sur l'air de
  _Catane la belle jardinière_:

    Beau, bien fait, de grande naissance
    Vous êtes, mon cher Bois-Dauphin;
    Mais avouez, en conscience,
    Que c'est un grand coup du Destin,
    Que le cadet d'un pauvre frère
    Soit gendre de la chancelière.

    Quand le galant vit l'assemblée
    Qui assistoit à son bonheur,
    Il dit d'une voix non troublée:
    Messieurs, vous me faites honneur,
    Ma foi! monsieur l'évêque d'Aire,
    Vous me tirez de grand'misère.

    (T.)

  Le chevalier de Rivière a fait beaucoup de chansons et
  vaudevilles; on lui attribue les recueils de ces sortes de pièces.

La marquise, voyant que le commandeur n'avoit fait qu'une partie de ce
qu'il falloit, conclut qu'il falloit les faire épouser par le premier
prêtre, parce qu'il étoit impossible que la chose ne se sût, et,
qu'elle, qui avoit bien des affaires, s'alloit mettre pour rien un
chancelier de France sur les bras. Pour cela elle envoya prier
l'évêque d'Aire[166] de prendre la peine de venir chez elle; il avoit
été élevé auprès de M. d'Auxerre, frère de la marquise, et lui devoit
toute sa fortune. M. d'Aire arrive comme on ne trouvoit point de
prêtre: «Vraiment, dit-il, ce seroit une étrange chose que, faute d'un
prêtre, l'affaire manquât, je les marierai plutôt moi-même; car je ne
doute pas, ajouta-t-il, que M. de Saint-Jean ne me donne la
permission.» Il y va. Le curé la lui donne à condition qu'il se
chargera de l'événement. L'évêque prend ce qu'il falloit pour les
marier (un livre et un surplis), et le donne à un de ses parents, qui
depuis a été à M. de Laval, pour le porter chez la marquise. Et lui,
au lieu d'aller vite achever une affaire si importante et si délicate,
s'en alla à une comédie où M. de Bordeaux l'avoit convié. Celui qui
avoit apporté le livre pour marier étoit un jeune homme qui s'en alla
dans la cuisine de la marquise, et se mit à lire dedans. «Oh! dit-il,
c'est un livre à marier.» Le bruit s'épand aussitôt parmi les
domestique, les laquais du commandeur et ceux du chevalier de Rivière,
qu'on devoit marier quelqu'un ce soir-là. Enfin M. d'Aire arrive à dix
heures du soir et les marie[167]. Après tout le monde les laissa, et
ils furent une heure et demie ensemble. Les gens de madame de Coislin
vinrent à minuit, selon l'ordre qu'ils en avoient. Elle leur dit
qu'ils étoient venus bien tard, et s'en retourna comme si de rien
n'eût été. Le nouveau marié alla courir chez ses amis pour le leur
dire, et éveilla madame de Lansac, sœur de sa mère, à trois heures du
matin, et de là il s'alla reposer chez Prudhomme[168]. Le matin, dès
cinq heures, il y avoit trois laquais avec des billets à la porte de
la marquise pour lui en faire compliment. Madame de Lansac vint après
qui lui dit que tout le monde le savoit, et qu'il falloit mettre
madame de Coislin en lieu de sûreté. Elle étoit encore au lit que
Pepin, son intendant, lui vint dire que tout le monde par la ville
disoit qu'elle avoit épousé M. le chevalier de Bois-Dauphin. Elle fit
la rieuse au commencement; mais enfin elle le lui avoua. M. le
chancelier fut celui qui le sut le plus tard. Sa femme pensa attraper
madame de Laval (ce fut ainsi que le chevalier l'appela après avoir
été marié, car il est de cette maison) chez la marquise: elle n'eût
que le temps de sortir par la porte de derrière. On la mena au
Palais-Royal, dans la chambre de madame d'Hautefort qui lui avoit
offert retraite.

  [166] Boutaut, de Tours. (T.)

  [167] Il lui assigna son douaire sur une pièce de vingt francs;
  c'est qu'il tira un quadruple, quand il fallut donner une pièce,
  comme on les épousoit. (T.)

  [168] Un baigneur célèbre. (T.)

Ce fut le cardinal qui le dit au chancelier. Cet homme, assez étonné
de ce que le cardinal le mandoit, car ils avoient parlé ensemble le
jour même au conseil, alla au Palais-Royal avec quelque inquiétude. Le
cardinal lui dit: «Monsieur, j'ai une mauvaise nouvelle à vous dire.»
Le chancelier crut qu'on lui alloit ôter les sceaux, et lui répondit:
«Monsieur, il y a long-temps que je m'y prépare.» Le cardinal
continua, et lui conta le mariage de sa fille. On a cru que le
cardinal lui voulut donner exprès l'épouvante, afin que, trouvant
moins de mal qu'il n'en avoit attendu, il fût plus disposé au pardon;
mais je croirois, tout au contraire, que cela fut cause en partie de
l'éclat qu'il fit après, fâché de la frayeur qu'il avoit montrée, et
d'avoir témoigné qu'il se défioit de son crédit, car il s'emporta
autant qu'on se peut emporter. Avant que sa colère eût fait du bruit,
M. d'Émery le fut trouver, et lui donna un conseil judicieux: «Vous
êtes, lui dit-il, monsieur, en une place où vous ne pouvez vous
cacher. Si vous voulez éclater, allez jusqu'au bout; sinon, pardonnez
de bonne heure.» Le chancelier ne fit ni l'un ni l'autre, comme on
verra par la suite. D'abord il jeta feu et flamme; envoya tout saisir
chez sa fille, jusqu'aux chevaux, et prit ses petits enfants chez lui.
La chancelière, qui n'aime que sa fille de Sully, la cadette, ou du
moins qui l'aime sans comparaison plus que l'autre, elle est plus
aimable aussi, l'aigrissoit autant qu'il lui étoit possible; car elle
est même jalouse de l'amitié qu'il a pour l'aînée. Ce fut elle qui
l'empêcha de voir son gendre pendant un an entier.

Les nouveaux mariés se retirèrent pour quelque temps à Berny; on
voulut donner cette petite satisfaction au chancelier. On dit que les
gueux qui avoient accoutumé de se bien trouver de la cuisine de madame
de Coislin, quand ils virent que M. le chancelier faisoit emporter les
meubles de chez sa fille, disoient entre eux: «Vraiment, ce M. le
chancelier est plaisant de se fâcher; il a marié sa fille une fois à
un petit bossu mal bâti, et il trouve mauvais qu'une autre fois elle
se soit mariée à un gentilhomme qui est aussi beau qu'un ange.»
Cependant M. le cardinal, M. d'Enghien et cent autres ne perdoient pas
une occasion de parler au chancelier pour les nouveaux époux, et ils
firent tant qu'il consentit que M. de Meaux, son frère, et M. et
madame de Sully les vissent; et quelque temps après il promit lui-même
de les voir, mais il ne dit pas quand ce seroit.

En ce temps-là M. d'Enghien fut demander à M. le chancelier la grâce
de Saint-Etienne[169]: M. le chancelier la lui refusa, dont le prince
irrité lui dit des choses assez fâcheuses, et entre autres qu'on
voyoit qu'il faisoit cela à cause de Laval. Laval ayant su la chose,
alla vite trouver M. d'Enghien, et lui dit: «Ah! monsieur, vous m'avez
perdu.» M. d'Enghien dit qu'il feroit tout ce qu'il voudroit pour
raccommoder ce qu'il avoit gâté. En effet, il vit M. le chancelier en
lieu tiers, et le satisfit. Le chancelier vit en cela l'estime qu'on
faisoit de son gendre, et que sans lui il n'auroit reçu aucune
satisfaction de l'injure qu'on lui avoit faite.

  [169] Saint-Etienne, dont le père étoit gouverneur de
  Château-Renault, avoit enlevé, à Reims, mademoiselle de
  Sallenauve, et il s'étoit battu en duel. (Voyez plus bas
  l'article de mademoiselle de Sallenauve.)

Il arriva encore une autre aventure dont Laval tira avantage; car,
comme si les gens eussent pris à tâche de faire insulte au chancelier,
Tréville, dont la compagnie de mousquetaires avoit été cassée au
commencement de la régence, avoit eu un don qui étoit fort à la charge
du Béarn, sa patrie; M. le chancelier refusa de lui en donner les
expéditions, et lui, par une insolence inouie (c'est un homme fort
brutal), rompit les lettres en plein sceau, et se retira en menaçant.
Le chancelier faisoit état de s'en plaindre au conseil d'en haut; le
lendemain, Laval en est averti par Sainte-Maure, un brave homme de ses
amis; il l'envoie appeler Tréville; Tréville dit qu'il voyoit bien
d'où cela venoit, et qu'il ne se vouloit point battre: l'autre lui
propose tous les expédients imaginables pour faire passer cela pour
une rencontre. Tréville n'y voulut jamais entendre, dit qu'il ne se
cacheroit point, et qu'on se rencontreroit bien toujours. Sainte-Maure
le menace de dire à tout le monde qu'il a refusé un appel. «Je ne m'en
soucie pas, dit Tréville, on sait assez qui je suis.» L'appel se sait,
et, en même temps, la cause de l'appel; la Reine, pour satisfaire le
chancelier, fit tenir prison à Tréville durant quelques jours. Le
chancelier fut touché de la bravoure et de la générosité de son
gendre, et le vit bientôt après. La chancelière enrageoit, et fut
trois semaines à Pontoise sans vouloir revenir que le chancelier n'eût
donné une assez grosse somme d'argent à madame de Sully.

Voilà notre cavalier aux bonnes grâces de son beau-père. Le chancelier
ne pouvoit plus vivre sans lui, et lui ne perdoit point occasion de
lui rendre ses devoirs. Le désordre de Saint-Eustache servit encore à
le faire aimer et estimer du chancelier; voici comment cela arriva. Le
curé de Saint-Eustache étant mort, Merlin, un de ses neveux, et le
frère d'un maître des requêtes, nommé Poncet, disputèrent cette cure.
Les femmes de la paroisse, au moins celles des halles, se trouvèrent
au grand conseil le jour de l'audience; ensuite tout le menu peuple de
cette grande paroisse s'émut; et, parce que le chancelier portoit
Poncet, près de quatre cents femmes voulurent aller chez lui pour lui
parler en faveur du neveu de leur curé; car le peuple espéroit qu'il
seroit aussi charitable que son oncle avoit été. Le suisse ouvrit pour
les repousser, mais il ne put refermer la porte, et ces femmes le
pressèrent tellement qu'il fut contraint de s'enfuir, et il se sauva
dans une maison vers Saint-Eustache, où il s'enferma: c'étoit le
matin. On en vint avertir M. de Laval, qui logeoit dans la rue
Saint-Thomas-du-Louvre; il n'étoit pas achevé d'habiller; il prend son
pourpoint à la main, et se fait mener par le carrosse de madame Lansac
qui étoit chez lui; il s'habille en chemin faisant. Ses gens avec des
armes arrivent presque aussitôt que lui chez le chancelier; ils
suivirent leur maître, qui passa sur le ventre à toute cette populace
émue, car on avoit sonné le tocsin, et il alla délivrer le suisse. Cet
exploit ne se fit pas sans péril, il essuya bien des coups de pierre,
et entre autres un gros grès qu'on jeta d'une fenêtre, et qui tomba
justement à ses pieds. Avant que d'y aller, il avoit envoyé son frère
le chevalier demander à la Reine une compagnie des gardes; cette
compagnie fut long-temps à venir, et le suisse étoit délivré quand
elle arriva. Dès qu'il ouit le tambour, il y courut encore, et avec ce
renfort perça jusqu'à Saint-Eustache, et on a dit qu'à la chaude il
tira un coup de pistolet dans l'église. Pour achever l'histoire de
l'émeute, j'ajouterai que les femmes des halles allèrent en corps au
Palais-Royal, et que là une dame Denise dit à la Reine qu'ils
vouloient ce curé-là, parce qu'ils avoient accoutumé de les avoir de
père en fils, et qu'ils n'avoient que faire de cet _adultère_ de
Poncet; elles vouloient dire _indultaire_[170]. Enfin, comme on vit
que cela alloit trop loin, on fit dire aux paroissiens par Tubeuf,
alors marguillier de la paroisse, que la Reine, à leur prière, donnoit
la cure au neveu du feu curé. On en chanta le _Te Deum_, et le peuple
disoit que ce M. Tubeuf étoit un honnête partisan. On ajoute encore
qu'un charbonnier alla embrasser le nouveau curé, et que, comme
l'autre lui disoit: «Vous me gâtez mon surplis,» il lui répondit:
«J'ai encore un quart d'écu, monsieur le curé, pour le faire savonner;
laissez-moi vous embrasser tout à mon aise.»

  [170] Poncet avoit droit à cette cure en vertu de l'Indult, qui
  appartenoit à son frère, comme maître des requêtes.

Depuis le désordre de Saint-Eustache jusqu'à sa mort, Laval fut le
tout puissant chez le chancelier, et la marquise de Sablé y étoit
quasi aussi bien que lui. Par une bonté assez rare à la cour, il avoit
toujours sur lui une liste de ceux dont il vouloit recommander les
affaires à son beau-père. Outre qu'il étoit aimable de sa personne,
quoiqu'il commençât un peu à grossir (son père étoit fort gros), il
étoit fort civil et dans un perpétuel enjouement. Partout où il se
trouva, il fit toujours tout ce qu'un homme de cœur pouvoit faire, et
s'il eût vécu, il eût sans doute été bien loin. Le chancelier se
résolvoit à ouvrir la grand'bourse pour lui acheter quelque belle
charge. A Dunkerque, où il fut tué, il avoit acquis tant de réputation
que M. d'Enghien le regardoit comme un appui de sa grandeur. A ce
siége pourtant il fit une jeunesse peu excusable. Lui et quelques
petits maîtres faisoient la débauche dans une maison devant laquelle
on alloit pendre un soldat; ils étoient déjà gaillards, quand
quelqu'un, peut-être fut-ce lui-même, car il étoit pitoyable, dit dans
la chaleur du vin: «Il faudroit sauver ce pauvre diable et tuer le
bourreau.» En effet, ils tirèrent et tuèrent, non pas le bourreau,
mais un soldat qui assistoit à l'exécution. Cela fit du désordre:
cependant on l'apaisa. On conta cela à la Reine, et le vin fit tout
excuser.

Il se piqua de faire un logement qui étoit si important que de là
dépendoit le succès du siége; il y alla après que deux autres
maréchaux de camp en eurent été repoussés. Il avoit avec lui un
ingénieur huguenot, nommé Dutens, qui lui dit qu'il n'y iroit sans
casque. Laval lui donna un chapeau de fer qu'il avoit, et après fit le
logement; mais il y reçut un coup de mousquet par la tête, dont il
mourut au bout de dix-sept jours. Le chevalier Chabot, autre maréchal
de camp, garçon de cœur et de mérite, y fut aussi tué en même temps.
Cependant, quoiqu'il fût fort estimé, Laval l'obscurcit de telle façon
qu'on ne songea pas à le plaindre. Le chancelier pleura de la mort de
son gendre comme un enfant, et eut cent fois plus de déplaisir de sa
perte, qu'il n'en avoit eu de son mariage. Pour madame de Laval, au
bout de quelque temps elle s'apaisa, et bientôt il n'y parut plus. On
disoit qu'elle étoit entre deux selles, le cul en terre, parce que sa
sœur et les sœurs de son premier mari avoient toutes le tabouret.

Deux mois après, elle fut passer l'automne à Saint-Liébaud[171], vers
Moret. Vardes, qui l'avoit vue en divers lieux, mais sans lui en
conter, au lieu de prendre occasion du voisinage et de la parenté qui
étoit entre lui et l'abbé de Bois-Dauphin[172], qui étoit avec elle,
s'avisa mal à propos d'envoyer un gentilhomme à la belle avec une
lettre dont elle se mit fort en colère. Il demandoit permission de
l'aller voir, et aussi, je pense, de la servir. L'abbé, qui alloit à
la chasse, ayant appris cela, rentre et l'apaise du mieux qu'il peut,
puis le lendemain va trouver Vardes: «On ne ferme pas la porte aux
gens comme vous, lui dit-il; vous n'en deviez point user ainsi.»
Vardes confessa qu'il avoit tort. Le chancelier, et c'est ce qui fit
parler, prit cela de travers, crut que sa fille vouloit encore se
marier à sa fantaisie, et, bien loin de la laisser revenir à Paris, il
l'obligea à aller pour quelque temps à Sully.

  [171] Une des terres que le chancelier a eues à vil prix. (T.)

  [172] Aujourd'hui évêque de Léon. (T.)

Elle dit qu'elle est encore un peu jalouse de celles que M. de Laval a
aimées, et qu'une de ses plus grandes joies seroit de voir que
quelqu'une de celles-là fût devenue laide. Elle prend plaisir, quand
elle est en confidence avec quelqu'un, à parler de la passion qu'elle
a eue, à dire ce qu'elle a senti et ce qu'elle sent encore, et elle
n'a garde de faire tant la coquette cette fois-ci que l'autre.



ESPRIT.


Esprit[173], l'académicien, sortit de chez le chancelier à cause de ce
mariage; car jamais le chancelier ne se put persuader qu'un homme qui
ne bougeoit de chez madame de Laval ignorât cette amourette: cependant
la marquise (de Sablé) et mademoiselle Chalais jurent qu'il n'en
savoit rien. Esprit avoit un frère aîné, petit homme, mais qui a de
l'esprit comme un lutin: il étoit précepteur de l'abbé de Fiesque,
parent de madame de Rambouillet; ainsi il eut entrée à l'hôtel de
Rambouillet, et il y introduisit son second frère, aujourd'hui
premier médecin de M. d'Anjou[174]; le troisième, dont nous parlons, y
fut aussi introduit. A son arrivée de Béziers, lieu de leur naissance,
il faisoit de si longues visites qu'on croyoit qu'il vouloit demeurer
à coucher chez les gens.

  [173] Jacques Esprit, de l'Académie françoise, né à Béziers en
  1611, mourut dans sa patrie en 1678.

L'abbé de Cerizy, qui étoit chez M. le chancelier, fit en sorte que le
chancelier le prit; après on le fit de l'Académie. Il ne sait pourtant
quasi rien, et n'avoit que quelques paraphrases de psaumes assez
médiocres[175]. Là il intriguoit assez, servoit qui il pouvoit, et
parloit plus hardiment que les autres beaux esprits de la maison; car
il a toujours fait le plaisant, mais quelquefois il ne l'est guère.
Or, un jour Verpillière, qui étoit à madame de Longueville, et dont il
sera parlé amplement dans les Mémoires de la Régence, ayant quelque
chose à demander à M. le chancelier, Chapelain écrivit à Esprit qu'il
se rencontroit la plus belle occasion du monde pour un coquet comme
lui, qu'une des plus belles filles de France, etc. Il fit ce qu'on
souhaitoit de lui; de sorte que, quand il fut dehors de chez le
chancelier, il s'alla loger auprès de l'hôtel de Longueville, où
Verpillière le mit bien avec sa maîtresse. Il a eu, par sa faveur,
deux mille livres de rente sur une abbaye qu'on donna à La Croisette,
intendant de la maison. Il avoit déjà mille livres de pension sur le
prieuré d'Argenteuil, que depuis il a remise par scrupule. Madame de
Laval les lui avoit fait donner. Il suivit madame de Longueville à
Munster; on parlera de lui ailleurs.

  [174] Frère de Louis XIV, depuis duc d'Orléans, et père du
  régent.

  [175] On a de l'abbé Esprit le livre _de la Fausseté des vertus
  humaines_, ouvrage médiocre, qui est une faible contre-épreuve
  des _Maximes_ du duc de La Rochefoucauld. On croit qu'il n'a pas
  été étranger à la composition de ce dernier ouvrage, et que la
  marquise de Sablé y a aussi eu quelque part.

Depuis, passant du blanc au noir, après la délivrance de M. le Prince,
il se mit dans l'Oratoire où son frère aîné étoit déjà. A cause de ses
austérités, il avoit là des maux de tête qui l'eussent rendu
tout-à-fait fou, si le médecin ne l'en eût fait sortir. Ce médecin se
plaignoit de lui, et disoit: «Quelle folie! il leur faut une
inspiration du Saint-Esprit pour se laisser voir à leur parents.» Au
sortir de là, il alla se promener. Il fut voir M. et madame de
Montausier à Angoulême; il alla en Languedoc, où il se donna au prince
de Conti, avec lequel il est présentement; mais il n'est pas si dévot
qu'on diroit bien. Depuis il s'est marié avec une assez belle fille,
et cela, dit-il, pour l'acquit de sa conscience. Sa maison a une porte
dans le jardin du Palais-Royal; on l'y voit toujours avec sa femme.
L'abbé d'Effiat prétend qu'elle a dit: «Mon Dieu! je ne m'aperçois
point que ce soit par principe de conscience que M. Esprit s'est
marié!» Elle l'a dit comme moi.



SARRAZIN.


Sarrazin[176] étoit fils d'un homme de Caen qui étoit comme le
parasite d'un vieux garçon nommé Foucault, qui étoit trésorier de
France à Caen. Foucault le logeoit chez lui, et enfin lui vendit sa
charge, dont il ne toucha que sept ou huit mille livres, qui étoit
peut-être tout le vaillant de Sarrazin; le reste se devoit prendre sur
les émoluments de l'office. Foucault mourut au bout de deux ans, et
Sarrazin épousa la gouvernante du vieux garçon, pour ne rien dire de
pis. La donzelle et lui s'étoient apparemment entendus ensemble à
piller le vieux garçon. Le Roi obligea les trésoriers de Caen de se
faire conseillers de la cour des Aides de Rouen que l'on fit semestre
en ce temps-là. Voilà comment notre Sarrazin étoit fils d'un trésorier
de France à Caen, et conseiller de la cour des Aides de Rouen. C'étoit
si peu de chose pour la naissance qu'il y a encore en Normandie un de
ses cousins germains qui est fils d'un ciergier, et qui est curé de
village. Cependant quand il vint à Paris, il faisoit l'homme de bonne
naissance, et l'homme accommodé. Il eut d'abord la connoissance de
mademoiselle Paulet qui, en le présentant, ne manquoit jamais de dire
que c'étoit une personne de bon lieu et fort à son aise. Il est vrai
qu'il avoit un carrosse; mais ses chevaux étoient les plus mal
nourris de France.

  [176] Jean-François Sarrazin, né en 1605, mort en 1655.

Il s'amusa ici à _pindariser_, et fut contraint d'épouser une vieille
madame Du Pile, veuve du maître des comptes. Il a toujours fait le
plaisant, et il s'avisa de faire je ne sais quels articles de mariage
en prose, qui étoient, à dire vrai, une assez mauvaise galanterie. Il
y avoit, entre autres choses, qu'il ne seroit plus _sans croix ni
pile_. A rendre turlupinade pour turlupinade, on lui eût pu dire assez
long-temps qu'il n'étoit point _sans croix_, mais bien _sans pile_;
car sa femme le tourmentoit et ne lui donnoit pas un sou. Elle lui
devoit donner mille écus; mais elle vouloit qu'il couchât avec elle;
lui ne le vouloit point. «Mais, lui disoit Ménage, que n'y
couchez-vous?--Couchez-y vous-même, si vous voulez,» lui répondoit-il.
Je crois que Ménage l'a assisté, et la table du coadjuteur, dont il
lui donna la connoissance, lui fut d'un grand secours. Une fois qu'il
y étoit, Du Bois[177], qu'on appeloit vulgairement le fastidieux M. Du
Bois, s'avisa, tandis que tout le monde s'étoit levé pour recevoir un
évêque, et qu'on faisoit des révérences, d'arranger les siéges
derrière chacun; il oublia Sarrazin, qui, croyant trouver son siége où
il l'avoit laissé, voulut s'asseoir, et donna du cul à terre. Quand il
fut relevé, on lui demanda quelle pensée il avoit eue en ce moment-là;
il prit un ton sérieux, et dit: «J'ai songé si j'étois un homme à qui
on dût faire un tour comme celui-là.» Le coadjuteur fut obligé de
rechercher d'où cela venoit, et de lui dire qu'il en étoit bien fâché.
Pour moi, cela me fait croire que Sarrazin n'avoit pas toute la
présence d'esprit imaginable, car il falloit faire accroire que
c'étoit sa faute, qu'il étoit bien maladroit, etc.

  [177] L'amant de mademoiselle Paulet. (T.)--C'étoit un docteur en
  théologie, mais Tallemant dit lui-même qu'on n'en a pas médit.
  (_Voyez_ l'article de mademoiselle Paulet, t. 1, p. 196.)

Il fut près de quatre ans comme le courtisan du coadjuteur, jusqu'à
aller à Bourbon avec lui. Je me souviendrai toujours de la burlesque
carrossée de gens que c'étoit. Sarrazin, quoique grand et bien fait de
sa personne, étoit pourtant ce jour-là terriblement fagoté en auteur,
et tous les autres en prêtres de village; cela sentoit la pédanterie à
cent pas à la ronde.

J'oubliois que Sarrazin fut mis dans la Bastille, comme on verra dans
les Mémoires de la Régence, parce qu'on le soupçonnoit d'avoir fait de
méchants vers contre le Roi à l'occasion des machines des comédiens
italiens. On lui faisoit tort, il ne les eût pas faits si mauvais. Il
jura, au sortir de là, de n'en faire plus; mais il recommença dès le
blocus de Paris, ou peut-être plus tôt.

A la guerre de Paris, le coadjuteur fit tant par le moyen de madame de
Longueville, que le prince de Conti prit Sarrazin pour secrétaire. La
nécessité, ou l'humeur normande, ou peut-être toutes les deux
ensemble, firent que Sarrazin, quoiqu'il eût été couché sur l'état de
M. le Prince, à la vérité, c'étoit pour la première place vacante, ne
fit aucune difficulté d'accepter cet emploi. Le prince de Conti avoit
plus de tort que lui; car tandis que Montereul[178] l'académicien
étoit à Rome pour lui avoir un chapeau, il lui ôtoit la moitié d'un
emploi pour lequel il avoit refusé les plus belles résidences.
Montereul, de retour, ne fit point le fâché; il étoit plus fier que
l'autre, c'étoit un Français italianisé, _Francese romanescato_, comme
on dit à Rome; et quoiqu'il eût été traité en cadet, lui qui étoit le
premier en date, il fit semblant d'être content du partage. Il n'avoit
que les bénéfices, et l'autre avoit la maison et le gouvernement
(c'étoit la Champagne). On disoit que madame de Longueville avoit
porté Sarrazin. Dès la première année, Sarrazin dit à un homme de ma
connaissance qu'il n'avoit aucune obligation au coadjuteur de l'avoir
fait entrer chez le prince de Conti, et que le coadjuteur lui en
devait encore de reste; qu'un temps fut qu'il l'eût voulu voir noyé,
et qu'il le donneroit encore au diable sans cet établissement, que
quatre ans de son temps ne se pouvoient assez payer. Notez qu'il fût
peut-être mort de faim sans lui.

  [178] Jean de Montereul, frère de Mathieu, duquel on a des
  lettres et de jolis madrigaux. Il n'existe rien d'imprimé de
  l'académicien.

Dès que la paix fut faite, il fit le petit ministre et l'homme
passionné pour son maître. Quelqu'un lui ayant dit: «Qu'est-ce cela?
je vous trouve tout triste.--Je ne me porte pas bien, répondit-il
gravement, M. le prince de Conti se trouve mal.» Il ne s'épargna pas à
faire des friponneries. Le coadjuteur présenta l'abbé Amelot au prince
de Conti, à qui l'abbé demandoit quelque prieuré. Le prince de Conti
accorda le prieuré. L'abbé, pour plus prompte exécution, donne cent
pistoles à Sarrazin; Montereul étoit absent, si je ne me trompe. Le
premier président de la Cour des aides demande le même bénéfice; le
prince de Conti le lui donne. Voyez quelle manière de faire! L'abbé
demande ses cent pistoles à Sarrazin, qui répond: «Il n'a pas tenu à
moi que vous n'ayez eu le bénéfice; je tiendrai ce que j'ai promis,
faites que M. le prince de Conti en fasse de même.» L'abbé se plaint
au coadjuteur qui peste: «Comment! ce _poétereau_, prendre de l'argent
de mes amis! un homme dont j'ai fait la fortune!» Sarrazin répondit à
cela ce que j'ai déjà dit, qu'il ne lui en avoit aucune obligation,
etc. Ménage et lui se brouillèrent là-dessus, et Ménage disoit: «Ils
se sont bien rencontrés Montereul et lui pour se tirer de belles
bottes de fourberie.»

Il s'est trouvé qu'un nommé Du Bois, qui commandoit les chevau-légers
du prince de Conti en Champagne, durant le quartier d'hiver, avoit
tant volé, que ce prince fut contraint d'envoyer un exempt de ses
gardes pour le faire arrêter; il avoit six mille livres en argent
qu'il avoit volées en moins de rien, sans toutes les autres choses. Il
ne parut point étonné de se voir pris, et dit qu'il savoit bien qu'il
ne seroit pas désavoué. Il avoit été résolu que des six mille livres
il en rendroit cinq, quand il arriva un ordre de l'en quitter pour
trois mille livres; cet ordre venoit de Sarrazin; cela a fait croire
que les deux autres mille livres étoient sa part.

Un gentilhomme de Brie pria Courtin[179] de parler à Sarrazin pour
faire déloger des gens de guerre de son village. Sarrazin lui dit:
«Cela vaut fait.» Quatre jours se passent; il fallut quarante
pistoles, et le village étoit mangé avant que l'ordre arrivât. Il fit
pis que tout cela; car après avoir expédié tout ce qu'il falloit pour
un quartier d'hiver à Bourgogne, homme de service qui étoit dans le
parti du prince de Conti: «Vous verrez, lui dit-il, s'il n'y auroit
point dix pistoles pour nous.» Avec cela il n'a pas eu l'occasion de
s'enrichir: les brouilleries lui ont nui, et la cour l'a trompé. Il
n'eut rien du cardinal qui lui avoit tant promis. Le mariage du prince
de Conti fut fait sans qu'on lui donnât un sou; Cosnac[180] n'eût pas
même été évêque sans que le prince de Conti s'y obstina. Ils avoient
pourtant tous deux bien servi le cardinal, et fort mal leur maître.

  [179] Le petit Courtin qui avoit été à Munster; il est maître des
  requêtes.

  [180] Daniel de Cosnac, évêque de Valence. Le huitième livre des
  _Mémoires de Choisy_ lui est presque entièrement consacré.
  (_Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_,
  deuxième série, tome 63, p. 36.)

Sarrazin n'étoit point fin, quoiqu'il fût Normand; il n'a jamais eu de
cervelle: pour preuve de cela, il ne faut que dire qu'il affectoit de
faire accroire à Bordeaux qu'on lui envoyait de l'argent de chez lui;
car ayant fait une garniture de ruban couleur de rose, il dit qu'il
avoit reçu une petite lettre de change de Normandie. Madame de
Longueville se moqua fort de cette impertinente vanité. Angerville,
gentilhomme de Caen, qui étoit au prince de Conti, lui dit: «Notre
cher, je vous avertis qu'il n'y a nulle apparence, dans l'emploi que
vous avez (Montereul étoit mort), de croire que les gens seront assez
sots pour s'imaginer que vous n'y gagnez pour avoir du ruban.» Le
lendemain, pensant bien raccommoder la chose, il prit un méchant
habit, et fut quelque jour en linge sale. Il vouloit passer pour un
homme qui prévoyoit les choses, et toujours il étoit surpris; il se
faisoit toujours de fête mal à propos.

M. le prince de Conti étant demeuré seul à Bordeaux, et se défiant de
Marsin[181], se servoit de Chouppes[182], qui un jour lui voulut faire
faire quelque chose contre les ordres de la guerre. Angerville tourna
cela en raillerie, et lui dit: «On voit bien que c'est pour nous
éprouver.» Sarrazin sait cela; il va dire à Angerville que Chouppes
s'étoit plaint, et que M. le prince de Conti étoit mal satisfait de
son procédé. Angerville, qui connoissoit bien le pélerin[183], va
trouver le prince de Conti, qui lui dit qu'il n'y avoit pas songé, et
il vouloit en faire recevoir le démenti à Sarrazin devant tout le
monde. Angerville le supplia de n'en rien faire. Cent fois le Prince
l'a traité de coquin, de fripon, en présence de ses officiers. L'autre
sortoit sans rien dire, et puis revenoit aussitôt en bouffonnant:
«Quoi, prince, vous rêvez!» disoit-il parfois, et continuoit sur ce
ton-là. Tantôt il rimoit, tantôt il contrefaisoit quelqu'un, et
faisoit tant qu'il le faisoit rire.

  [181] Jean-Gaspard Ferdinand, comte de Marchin (on prononçoit
  _Marsin_) et du Saint-Empire; il quitta le service de France en
  1653 pour passer à celui d'Espagne. C'est le père du maréchal de
  Marchin.

  [182] On a du marquis de Chouppes des Mémoires importants qu'on
  regrette de ne pas trouver dans la _Collection des Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_. Ils forment deux parties in-12.
  (Paris, Duchesne, 1753.)

  [183] On surprit une lettre de Sarrazin au cardinal Mazarin, qui
  commençoit ainsi: «Ce petit bossu, qui fait le vaillant et qui ne
  l'est pas, vous demande de l'argent pour donner à des gens qui ne
  vous aiment point.» Le prince de Conti, sur cela, lui dit en
  particulier (il n'y avoit que le P. Talon, Jésuite, autrefois son
  précepteur, et un valet-de-chambre): «Traître, tu mériterois que
  je te fisse jeter par les fenêtres; va, que je ne te voie
  jamais.» A deux jours de là, le P. Talon, à la prière de
  Sarrazin, qui pleuroit comme une vache, obtint que cet homme lui
  donnât la comédie; et il se mit à bouffonner si plaisamment, que
  le pauvre prince lui sauta au cou. (T.)

Pour le mariage, le prince de Conti ne s'y résolut qu'à cause qu'il
intercepta une lettre de M. le Prince, par laquelle il ordonnoit aux
gens de guerre d'obéir effectivement à Marsin, et en apparence au
prince de Conti. Marsin et Lenet[184] avoient brouillé les deux
frères. Pour madame de Longueville, ce qui la brouilla avec lui, ce
fut la galanterie de Matha[185]; car le prince, qui avoit eu la vision
de vouloir qu'on crût qu'il avoit couché avec sa propre sœur, dont il
avoit été amoureux, ne trouvoit pas bon que Matha eût l'avantage sur
lui.

  [184] Pierre Lenet. On a de lui des _Mémoires_ assez importants;
  ils font partie de la deuxième série de la _Collection des
  Mémoires relatifs à l'histoire de France_, dont ils forment le
  cinquante-troisième volume.

  [185] Ce Matha devoit être un frère de Barthélemy de Bourdeille,
  baron de Matha, ou _Mata_, ou _Mastas_. Barthélemy mourut en
  1640, laissant un fils posthume. Ce ne peut donc être ni le père
  ni le fils. Il est vraisemblable que celui dont parle Tallemant
  est ce Matha dont Hamilton raconte des traits si plaisants dans
  ses _Mémoires de Grammont_.

Pour revenir à Sarrazin, madame de Longueville le méprisoit
furieusement et ne le pouvoit souffrir. Il est temps de parler de sa
mort. Le prince de Conti ne l'a jamais outragé que de paroles; on a eu
tort de dire qu'il l'avoit frappé. On croit qu'il a été empoisonné par
un certain Catelan, dont la femme couchoit avec lui, après avoir
couché, à ce qu'on dit, avec bien d'autres. On a cru cela d'autant
plus aisément, que cette femme tomba malade le même jour, eut les
mêmes accidents et mourut le même jour que lui et à la même
heure[186].

  [186] Le P. Talon dit que la femme ne fut point empoisonnée; que
  son mari, qui étoit bon gentilhomme, l'épargnoit à cause de ses
  parents qui étoient plus de qualité que lui; il empoisonnoit les
  galants d'un poison bien lent. Il croit que M. de Candale en est
  mort, comme Sarrazin lui fit envie de coucher avec cette femme,
  lui disant qu'il n'en avoit jamais trouvé de si agréable... (T.)

Sa femme s'est encore remariée.

Pour ses ouvrages, il n'y a, ce me semble, rien d'achevé. S'il ne se
fût point jeté dans la plaisanterie, il eût été capable de quelque
chose de grand. La meilleure chose que nous ayons de lui, c'est la
_Pompe funèbre de Voiture_, où il ne le traite pas bien; et, pour
montrer qu'il n'a pas eu dessein de l'épargner, c'est qu'il ne voulut
jamais corriger quelques endroits qui ont empêché qu'on ne l'ait
imprimée à la suite des œuvres de Voiture[187].

  [187] On a de Sarrazin un poème badin intitulé: _Dulot vaincu, ou
  la Défaite des bouts rimés_. L'un des éditeurs possède un imprimé
  en huit pages in-4º, intitulé: _la Défaite des bouts rimés, poème
  héroïque, par M. Sarrazin, avec les éloges et acclamations des
  plus beaux esprits de ce temps_. On y lit un _Avertissement de
  l'imprimeur au lecteur_, par Pellisson, et quelques pièces de
  vers dont deux sont d'Ysarn. Cette brochure s'est trouvée dans
  des portefeuilles de Tallemant des Réaux, qui font partie de la
  bibliothèque de M. Monmerqué. Tallemant y a joint la note
  suivante: «Sarrazin avoit fait _la Défaite des bouts rimés_, mais
  il ne la vouloit point donner. C'étoit du temps du mariage du
  prince de Conti. Pour lui faire malice, Pellisson et Ysarn firent
  imprimer ceci pour le faire crier devant la porte de Sarrazin. Ce
  qu'il y eut de meilleur, c'est que l'imprimeur trouvoit la
  préface admirable.» Cette préface est une véritable facétie.



LA MARQUISE DE SY.


M. de Sy étoit de la maison de Bourtomont de Lorraine; mais il
demeuroit en Champagne. Sa femme étoit une des plus belles femmes, et
lui un des plus pauvres hommes du monde: Amoureux d'elle, c'étoit au
commencement de leur mariage, il lui faisoit familièrement des
caresses en présence de feu M. le comte (_de Soissons_), gouverneur de
Champagne. Aussi s'en trouva-t-il comme il méritoit, car M. le comte
le fit cocu.

Depuis, un nommé Neufchâtel, cadet du baron de Chapelaine, dont le
père[188] gagna tout son bien dans les gabelles, acheta la terre de
Chapelaine en Champagne, et plusieurs autres, la fit bâtir
magnifiquement, et y fit une fort grande dépense. L'Argentier se mit
en tête de faire un somptueux bâtiment. A Chapelaine, ce n'est que
craie; il fallut faire venir la pierre de fort loin, et le bois aussi.
Il y fit porter jusqu'à de la terre, car il n'y pouvoit venir un
arbrisseau. Il détourna des ruisseaux, et fit de fort beaux étangs et
de beaux moulins. On dit qu'il laissa à son fils quarante mille écus
de rente, plus six cent mille livres en argent, sans les meubles. Il y
avoit je ne sais quel pronostic, ou plutôt je ne sais quelle vision
dans la famille, que cette maison seroit brûlée. Elle le fut, je ne
sais comment. Les enfants de Chapelaine ont dissipé la plus grande
partie du bien, et sottement rompirent une opale grande comme une
assiette pour en avoir chacun un morceau; elle valoit bien quarante
mille livres. Cependant il reste encore quarante mille livres de rente
dans la maison.

  [188] Ils s'appellent L'Argentier en leur nom. (T.)

Ce Neufchâtel, qui étoit un brave garçon, et fort bien fait, devint
amoureux de la belle, et en jouit. L'affaire se faisoit si hautement,
que les parents du marquis de Sy l'obligèrent à appeler Neufchâtel.
Cet homme, quoique fort peu vaillant, se battit, mais si mal, qu'on
voyoit bien qu'il ne s'étoit battu que pour n'avoir osé contrevenir à
un avis de parents. Ce combat donna encore plus de liberté à
Neufchâtel: il continue à voir la dame avec tant d'autorité, que le
mari et lui partagèrent, et même il eut une nuit par semaine plus que
le mari. Cette folle se dégoûte du marquis à tel point, qu'elle ne
veut plus qu'il couche avec elle.

C'étoit, comme j'ai dit, un fort pauvre homme, et de plus fort
amoureux de sa femme. Ne sachant plus que faire, il se jette aux
genoux de Neufchâtel pour obtenir cette grâce de sa femme qui n'y
voulut jamais consentir. Les parents de Lorraine, sans qu'il y fût,
viennent avec main forte, et surprennent Neufchâtel couché avec la
marquise. Il se sauve pourtant, suivi d'un valet, dans un cabinet au
bout d'une galerie. Là, avec quelques armes qu'ils avoient, ils se
défendirent, en tuèrent un, et puis se sauvèrent. Tout cela ne servit
qu'à rendre ces amants plus insolents: ils vendent les troupeaux et
coupent les bois; enfin elle se trouve grosse, et, parce que tout le
monde savoit qu'il y avoit deux ans que son mari n'avoit couché avec
elle, elle s'en alla en Hollande pour y accoucher. Neufchâtel l'y fut
trouver, et après, elle retourna en Champagne.

Voici qui est encore pis que tout le reste. Elle maria sa fille, qui
n'avoit que onze ans, à Neufchâtel, et le baisoit devant tout le monde
comme son gendre, et ils étoient tombés d'accord..... Une nuit qu'elle
et Neufchâtel ne pouvoient dormir, ils allèrent fouetter son pauvre
mari pour se divertir.

Neufchâtel fut tué au blocus de Paris un an ou environ après qu'il se
fut marié. Elle remaria sa fille aussitôt à un gentilhomme nommé
Juvigny, à condition que le père de ce garçon coucheroit avec elle;
mais elle le trouva bientôt trop vieux. Enfin elle en vint jusqu'à ses
valets. Elle mourut, il y a cinq ans ou environ, âgée de trente-neuf à
quarante ans.



SOUSCARRIÈRE[189].


Il y avoit un pâtissier à Paris, à l'enseigne _des Carneaux_, qui
traitoit par tête. Ce pâtissier avoit une femme assez jolie, à qui
plusieurs personnes firent leur cour, et entre autres M. de
Bellegarde. Vers le temps où ce dernier la fréquentoit, cette femme se
sentit grosse et accoucha d'un fils. Ce garçon devint adroit à toutes
sortes de jeux et d'exercices; il étoit bien fait et heureux au jeu;
il se pousse, il gagne. Comme il étoit adroit de la main, il s'adonna
à des tours d'adresse, comme de faire tenir une pistole dans la fente
d'une poutre, et autres choses semblables. Il y gagna beaucoup, mais
son plus grand butin fut dans ce commencement une fourberie. Il trouva
un inconnu nommé Dalichon, qui jouoit fort bien à la paume; lui y
jouoit bien aussi; il ne faisoit pourtant que seconder; mais c'étoit
un des meilleurs seconds de France. Il fait acheter des pourceaux, des
bœufs, des vaches à cet homme, et fait courir le bruit que c'étoit un
riche marchand de bestiaux, à qui on pouvoit gagner bien de l'argent;
que cet homme aimoit la paume: on y jouoit fort en ce temps-là.
Souscarrière, c'est le nom d'une maison qu'il acheta dès qu'il eut du
bien, faisoit des parties contre cet homme qui faisoit l'Allemand, et
découvroit insensiblement son jeu. Notre galant trahissoit ceux qui
étoient de son côté, et quand il parioit contre Dalichon, Dalichon se
laissoit perdre, et faisoit perdre ceux qui étoient de son côté, ou
qui parioient pour lui; et avant que la fourbe fût découverte, on dit
que le marchand de bestiaux, à qui Souscarrière ne savoit que donner,
gagna plus de cent mille écus. Comme il eut un grand fonds, le petit
La Lande[190], qui le connoissoit, étant du même métier, car il avoit
appris à jouer à la paume au feu Roi, lui dit un jour: «Pardieu:
monsieur de Souscarrière, vous êtes bien fait, vous avez de l'esprit,
vous avez du cœur, vous êtes adroit et heureux; il ne vous manque que
de la naissance; promettez-moi dix mille écus, et je vous fais
reconnoître par M. de Bellegarde pour son fils naturel. Il a besoin
d'argent; vous lui en pouvez prêter. Voici le grand jubilé: votre mère
jouera bien son personnage; elle ira lui déclarer que vous êtes à lui
et point au pâtissier; qu'en conscience elle ne peut souffrir que vous
ayez le bien d'un homme qui n'est point votre père.» Souscarrière s'y
accorde. La pâtissière fit sa harangue; M. de Bellegarde toucha son
argent, et La Lande pareillement. Voilà Souscarrière, en un matin,
devenu _le chevalier de Bellegarde_[191].

  [189] Pierre de Bellegarde, dit le marquis de Montbrun, seigneur de
  Souscarrière.

  [190] Ce petit homme étoit une espèce de m........ et d'escroc.
  On a dit de lui dans un vaudeville:

    M........ et franc cocu,
          Lanturlu.

  Ses deux filles sont du métier. Ce qu'il y a d'extraordinaire en
  cet homme, c'est qu'il étoit aussi franc athée qu'on en ait jamais
  vu: à sa mort il ne se vouloit point confesser. M. de Chavigny,
  qu'il appeloit Eumènes, parce qu'il étoit secrétaire comme
  Eumènes, y alla pour le persuader à se confesser. «Bien, lui
  dit-il, Eumènes, je le ferai pour l'amour de vous, et à condition
  que le grand _prototrosne_ (il nommoit ainsi le cardinal de
  Richelieu) croira que je meurs son serviteur.» Sa femme lui dit:
  «Si vous ne vous confessez pas, nous voilà ruinés; on ne nous
  paiera plus notre pension.» Il se confessa donc, et en se
  confessant, il disoit à sa femme: «Voyez, ma mie, ce que je fais
  pour vous.» (T.)--Eumènes a été secrétaire de Philippe, roi de
  Macédoine, et ensuite d'Alexandre le Grand.

  [191] Le Père Anselme a été la dupe de cette reconnoissance; et
  qui ne l'auroit été, puisqu'il y avoit des lettres de
  légitimation? Voici la mention de ce généalogiste: «Fils naturel
  de Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, et de Michelle ou
  Léonarde Aubin ou Aubert, femme absente de son mari; Pierre de
  Bellegarde, dit le marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrière,
  près de Grosbois en Brie, fut légitimé par lettres du mois
  d'avril 1628, etc.» (_Histoire généalogique de la maison de
  France_, t. 4, p. 307.)

Quelques années après, Souscarrière, pour se remplumer de quelque
perte qu'il avoit faite, alla en Angleterre pour y attraper aussi les
gens, car c'est un maître pipeur; il y mena des joueurs de paume, des
joueurs de luth et des chanteurs, et tout cela pour amuser le monde.
Il eût bien voulu que Ruvigny, dont la sœur étoit mariée en ce
pays-là, eût fait le voyage pour l'introduire à la cour. Ruvigny
n'avoit garde de vouloir avoir rien de commun avec un homme comme
cela. Souscarrière gagna beaucoup en Angleterre, soit au jeu, soit à
ses tours d'adresse; il est vrai qu'une fois il fut attrapé, car comme
il s'exerçoit à faire tenir une balle dans un nid de pie, qui étoit
sur un arbre dans le parc Saint-James, où le Roi alloit quelquefois se
promener, un Anglois qui le vit y alla mettre de la mousse, en sorte
que la balle n'y pouvoit tenir. Ainsi, quand Souscarrière, ou _le
chevalier de Bellegarde_[192], comme vous voudrez, fit une grosse
gageure, se croyant bien assuré de son bâton, l'Anglois, encore plus
sûr que lui, gagna tout ce que l'autre voulut, et se moqua fort de
lui. A propos de gageure: il fut une fois cause d'une plaisante chose
à Ruel, où il y a un jeu de paume. Le cardinal de Richelieu, le
maréchal de Brezé et Nogent-Bautru voyoient jouer une partie dont il
étoit. Or, il avoit accoutumé de mettre une légère perruque sur ses
cheveux, après les avoir bouclés, car il est fort propre, afin de
n'avoir qu'à se peigner quand il avoit joué. Le cardinal et le
maréchal donnèrent le mot à Souscarrière, afin d'attraper Nogent, qui
est avare en diable et demi. Le maréchal commence donc à dire que
Souscarrière avoit ce jour-là la tête belle. «Voire, dit Nogent, c'est
une perruque.--Gage que non,» dit le maréchal. Ils gagent et qu'on
iroit voir quand la partie seroit achevée. Souscarrière cependant est
averti que Nogent disoit que c'étoit une perruque; il l'ôte, et Nogent
trouva que c'étoit ses cheveux. On fait une autre partie; Souscarrière
joue encore. M. de Chavigny arrive. Nogent, qui mouroit d'envie de
regagner, fait tomber le discours sur la belle tête de Souscarrière.
Chavigny, averti de tout, dit que c'étoit une perruque. Nogent,
croyant avoir trouvé sa dupe, gage ce qu'il avoit perdu. Souscarrière
eut le mot, remit sa perruque, et Nogent perdit pour la seconde fois.

  [192] Une fois chez M. d'Olonne, à propos d'un bâtard d'Espagne,
  Montbrun dit qu'en France on traitoit trop mal les bâtards, etc.
  Quelqu'un dit: «De quoi se plaint-il? on sait ce que sa mère
  étoit, une fort honnête femme.» C'est que beaucoup de gens disent
  que M. de Bellegarde n'avoit point couché avec elle, et qu'il
  disoit qu'au moins n'en avoit-il nul souvenir. Il étoit fils d'un
  loueur de chevaux, premier mari de la pâtissière (T.)

Ce voyage d'Angleterre lui valut encore beaucoup en une chose, c'est
qu'il en apporta l'_invention des chaises_, dont il eut le don en
commun avec madame de Cavoie[193]. Pour les faire valoir, il n'alloit
plus autrement, et durant un an on ne rencontroit que lui par les
rues, afin qu'on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise
lui rend toutes les semaines cent sous; il est vrai qu'il fournit de
chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu'ils
rompent. Souscarrière enleva la fille d'un nommé Roger, écuyer _in_
_ogni modo_, à ce qu'on dit, de feu M. de Lorraine[194]. L'affaire
s'accommoda, et on disoit qu'il eût eu beaucoup de bien, sans le
désordre qui arriva. Cette femme se laissa cajoler par Villandry,
cadet de celui que Miossens tua. Il en découvrit quelque chose. On dit
qu'il la menaça du poignard, et qu'il fit semblant de la vouloir jeter
dans le canal de Souscarrière (c'est vers Gros-Bois). Enfin il eut
avis qu'elle avoit donné un bracelet de cheveux à Villandry, et qu'il
y avoit eu des rendez-vous[195]. Notre homme en colère, et sans
considérer qu'il avoit jusque là donné assez mauvais exemple sur la
fidélité à sa femme, rencontre Villandry aux Minimes de la place
Royale, à la messe, où il lui donna un soufflet, et mit l'épée à la
main dans l'église. Villandry l'appela, et, craignant un peu son
adresse, voulut se battre à cheval contre lui dans la place Royale
même; mais il ne laissa pas d'être battu. On dit que Villandry lui
dit: «Je vous poignarderois si ma réputation étoit établie; mais il
faut que je me batte.» Il lui falloit dire à ce jeune homme: «Mais il
faut que vous le battiez;» car c'est justement l'épigramme de
Gombauld:

    Il fut battu, le bon seigneur,
    En présence de plus de quatre,
    Et, pour réparer son honneur,
    Il s'alla faire encore battre.

  [193] _Voyez_ les _Antiquités de Paris_ par Sauval, t. 1, p. 192.

  [194] Elle s'appeloit Anne des Rogers; son père étoit intendant
  de la duchesse Nicole de Lorraine. Elle mourut le 20 août 1650.
  (Voyez le père Anselme au lieu cité.)

  [195] Étant à la campagne avec sa femme, il surprit une lettre
  d'elle à Villandry; il la mena dans le parc, puis il la fit
  entrer dans un cabinet qui y étoit, et là lui dit en lui montrant
  sa lettre qu'elle priât Dieu. Ce ne fut point pour faire
  semblant, car il tira une baïonnette, et lui voulut donner un
  coup qu'elle para, et eut deux doigts blessés. Voyant son sang,
  il en eut pitié, et lui pardonna, mais à condition de ne se voir
  jamais. Il servit deux mille louis d'or dans un plat au roi
  d'Angleterre en un repas à Paris. Il eut l'insolence de faire
  prendre le deuil de la duchesse de Lorraine (Nicole) à un bâtard
  qu'il avoit. (T.)

On blâma la Reine de n'avoir point puni l'irrévérence de Montbrun (il
s'appela ainsi depuis qu'il fut marié) d'avoir frappé et mis l'épée à
la main dans une église, et encore durant qu'on disoit la messe.

Montbrun n'avoit point acquis de réputation à l'armée, car il fut à
Arras, au moins au convoi; mais il en revint bientôt. Il dit que cette
vie-là n'étoit pas sa vie.

Montbrun, après le combat, tint sa femme un an et demi dans une
religion à la campagne; puis il lui manda qu'elle pouvoit aller où il
lui plairoit, mais qu'il ne la tiendroit jamais pour sa femme. Elle se
retira en Lorraine. On se moqua fort de Montbrun d'avoir été à la
cavalcade du Roi, et encore côte à côte du marquis de Richelieu. Après
il s'avisa d'aller faire fanfare tout seul à la place Royale; car il
n'y eut que lui qui alla faire comme cela l'Abencerrage. Au reste,
c'est un vrai Sardanapale; il a toujours je ne sais combien de
demoiselles; il en élève même de petites pour s'en divertir quand
elles seront grandes. Il a des valets de chambre qui jouent du violon;
il se donne tous les plaisirs dont il s'avise. Il a entre autres une
fille d'une bourgeoise huguenotte, qu'on appelle madame Guionches; il
avoit fait changer de religion à cette fille dont il a eu des enfants.
Or, à Charenton, on ne veut point recevoir la mère à la communion, à
cause qu'elle a vendu sa fille. Un matin, pendant que madame de Rohan,
la douairière, logeoit avec Montbrun, ils ne s'étoient pas mal
rencontrés; il avoit fait ajuster une fort jolie maison, et s'en étoit
gardé une partie en la louant. Ruvigny, qui est député général des
huguenots, en attendant que madame de Rohan fût éveillée, alla voir
Montbrun; il y trouva cette femme qui se vint jeter à ses pieds, et
lui dit: «Eh! monsieur, vous qui êtes député général, représentez,
s'il vous plaît, à messieurs du Consistoire que si j'ai scandalisé
l'Eglise, je l'édifie bien aussi; car voilà M. le marquis, dit-elle en
montrant Montbrun, qui vous dira comme j'ai résisté à tous les
religieux, à tous les curés, à tous les docteurs qu'il m'a fait
venir.--Mais, ma pauvre madame, dit Ruvigny en riant, que veut-on de
vous à Charenton?--Ils sont bien difficiles à contenter, monsieur,
reprit-elle; regardez quelle injustice; ils veulent que je quitte M.
le marquis, à qui nous avons tant d'obligation. Ne seroit-ce pas une
ingratitude punissable devant Dieu et devant les hommes?--Oui, dit
Ruvigny, ils ont le plus grand tort du monde. Si vous voulez, j'en
parlerai à M. le cardinal.»

En 1660, au commencement, Montbrun s'avisa de semer tout doucement le
bruit que son fils (c'est un bâtard adultérin comme lui) étoit fils
d'une personne de fort grande qualité[196]. Et après on contoit qu'en
Lorraine autrefois la feue duchesse lui dit un jour: «M. de
Montbrun,» ou M. de Souscarrière, je ne sais comment il s'appeloit en
ce temps-là, «ne servez-vous point de dame; c'est encore la mode ici.
Il faut que vous soyez le chevalier de quelque belle.» On ajoute qu'il
lui répondit: «Madame, je n'ose me déclarer, car la seule dame pour
qui je le pourrois faire, ne le trouveroit sans doute pas bon; elle
m'accuseroit de témérité.--Pourquoi? dites? Nommez-la.» Il lui dit que
c'étoit elle. Elle lui en sut si bon gré, que depuis, en France, comme
il étoit amoureux à l'hôtel de Lorraine d'une mademoiselle Guerelle,
une belle fille qui étoit à elle, la duchesse lui fit si bon visage,
qu'enfin il en eut ce petit garçon. Eh bien, ne voilà-t-il pas
enchérir sur le jubilé? Quand on lui en a parlé il a fait le fin et
n'a pas fait semblant d'entendre. Je ne sais ce qui en est; mais il
faut que la duchesse ait eu de grandes privautés avec Termes, frère de
M. de Bellegarde-Montespan, car il est constant que M. de Langres (La
Rivière) a un diamant qui vient d'elle, et que Termes lui a vendu
vingt mille livres. Ce bâtard de Montbrun se noya avec tous ceux qui
se trouvèrent dans le vaisseau de la Lune, au retour de Gigery.
Montbrun en pensa mourir de douleur.

  [196] Charles-Henri de Bellegarde, fils naturel de Souscarrière
  et de Jeanne Corolin, fut légitimé et anobli en décembre 1652. Il
  mourut en 1668, au retour de l'expédition de Candie. (_Voyez_ le
  P. Anselme audit lieu). Plus bas Tallemant dit que ce jeune homme
  fut noyé en revenant de Gigery.

A la mort de M. le Grand[197], de Bellegarde-Montbrun se présenta pour
le voir; M. de Bellegarde d'aujourd'hui, alors appelé M. de Montespan,
voulut s'y opposer. «Capitan, Capitan,» lui dit Montbrun (je ne sais
pourquoi il lui donna ce nom, si ce n'est pour se moquer de son peu de
bravoure), «il t'en coûteroit la vie.» L'autre, voyant cette fierté,
le laissa entrer, et il y eut la bénédiction de M. le Grand.

  [197] Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand écuyer de
  France, prétendu père de Souscarrière. Il mourut à l'âge de
  quatre-vingt-trois ans, en 1646.

La fin de Montbrun n'a pas été agréable. J'ai déjà dit qu'il étoit
pipeur. Il alloit jouer chez Frédoc. Un jour qu'il jouoit à la prime
contre Mongeorge, brave garçon, fils de M. Gomin l'escamoteur,
Mongeorge s'aperçut qu'il avoit escamoté une prime qu'il tenoit sur
ses genoux. Voilà un bruit du diable. Mongeorge le traite de fripon et
de filou. Par bonheur pour lui, le maréchal de La Ferté entre, et, par
compassion pour lui, il parvint à obliger Mongeorge à achever la
partie. Mais depuis cela il n'osoit plus guère aller chez Frédoc, ou
du moins il envoyoit voir si Mongeorge n'y étoit point. Il avoit
soixante-dix-sept ans. La vieillesse et le chagrin de cette aventure
le tuèrent.



LA LIQUIÈRE.


C'étoit la femme d'un procureur de Castres nommé Liquière; elle étoit
belle, avoit de l'esprit, et étoit d'une complexion fort amoureuse;
mais c'étoit une personne assez extraordinaire, car elle donnoit à ses
galants, au lieu de recevoir d'eux, et c'étoit la plus grande joie
qu'elle pût avoir au monde. Les guerres de la religion obligèrent son
mari, qui restoit catholique, à se retirer à Toulouse avec toute sa
famille. Comme on commençoit à pacifier toutes choses, un avocat de
Castres fut obligé d'aller à Toulouse pour y poursuivre quelques
affaires: par hasard il se trouva logé vis-à-vis de cette femme; il la
connoissoit déjà: les voilà les plus grands amis du monde. Il devient
amoureux d'elle, et lui déclare sa passion. Elle lui répondit
naïvement qu'elle étoit engagée ailleurs; «car il faut que vous
sachiez, lui dit-elle, que comme je ne puis vivre sans ami, aussi ne
puis-je en avoir plus d'un à la fois. Tout ce que je puis faire pour
vous présentement, c'est de vous prendre pour mon confident en
attendant que la place soit vide; car je vous trouve bien fait et
discret, et ce sont les deux seules qualités que j'estime.» Celui qui
la possédoit alors étoit un jeune homme nommé Canabère, frère d'un
président au mortier, et un des garçons de Toulouse le mieux fait. Le
jeune avocat savoit tout ce qui se passoit entre eux, voyoit les
poulets du galant, et aidoit quelquefois à la belle à faire réponse;
mais quoi qu'il fît, il n'en put jamais rien obtenir, et cette femme,
qui gardoit si mal la foi à son mari, la gardoit si exactement à son
galant. Enfin Canabère la quitta pour se marier, et, prenant la
connoissance du jeune avocat pour prétexte, lui écrivit une lettre
pour rompre avec elle. Elle en fut sensiblement touchée, en pleura la
moitié d'un jour avec autant de douleur qu'il se pouvoit. Le jeune
avocat tâcha de la consoler; mais il n'en put venir à bout. Le soir il
la fit souvenir de sa promesse; aussitôt toute son affliction cesse;
elle se donne à lui, et d'une extrême tristesse passe en un instant à
une extrême joie. Ils vécurent en fort bonne intelligence, et eurent
bientôt pour se voir la plus grande commodité du monde; car la chambre
de l'édit, qui étoit séparée à cause des troubles[198], se rejoignit
après la déclaration du Roi, et fut envoyée à Béziers; de sorte que le
mari de cette femme y transporta sa famille; et l'avocat, qui étoit
fils d'un conseiller, et qui commençoit à travailler au barreau, fut
aussi obligé de s'y rendre.

  [198] C'étoit du temps de M. de Rohan. (T.)

Le mari, qui n'étoit pas autrement satisfait de la conduite de sa
femme, étoit en mauvais ménage avec elle, et elle couchoit d'ordinaire
seule dans une arrière-chambre, où l'on ne pouvoit aller sans passer
par la chambre du père du mari, dans laquelle il y avoit toujours de
la chandelle allumée, parce que cet homme étoit extrêmement vieux et
incommodé; et, quoiqu'elle eût assez de commodité de voir de jour son
galant, elle eut la fantaisie de passer une nuit avec lui. Il fallut
obéir, et passer par cette chambre dont je viens de parler. Le
vieillard, qui ne dormoit presque point, soit qu'il eût entendu du
bruit, ou qu'il eût entrevu quelque chose, se leva du mieux qu'il put,
et, prenant la chandelle, trouva les deux amants couchés ensemble. Ce
spectacle le surprit, de sorte qu'il laissa tomber sa chandelle, sans
dire autre chose que _Jesus Maria_, et s'en retourna comme il étoit
venu. La belle voulut persuader au galant de sauter par la fenêtre
dans le jardin; mais il ne voulut point quitter un chemin qu'il
connoissoit pour un autre qu'il ne connoissoit pas, et, retournant sur
ses pas, il ne trouva personne qui l'empêchât de se retirer.

Soit que cet accident l'eût dégoûté, ou qu'il pensât à quelque nouvel
amour, il commença fort à se relâcher. Il arriva qu'un nommé Gérard,
qui étoit de Béziers, s'imagina que ce garçon en vouloit à une
personne qu'il aimoit, et, pour se venger, il entreprit de faire
l'amour à la Liquière. Elle, qui ne pouvoit endurer qu'on l'aimât à
demi, après avoir gagné absolument Gérard, le mit en la place de
l'avocat. Sur cela la peste prit à Béziers. Gérard, qui étoit marié,
sous prétexte de mettre sa femme et ses enfants en sûreté, les envoya
à un village nommé Florensac, après leur avoir promis de les y aller
bientôt trouver. La Liquière, de son côté, laissa aussi partir toute
sa famille, et, ayant feint d'avoir quelque affaire pour un jour, alla
trouver Gérard qui n'étoit point sorti de la ville. Là, malgré la
peste et l'affliction générale, ils passèrent le temps aussi
tranquillement que de nouveaux mariés eussent pu faire. Cela ne dura
guère; car Gérard fut attaqué de la peste, et par conséquent obligé de
sortir. Elle le suivit dans la hutte, le servit jusqu'à l'extrémité,
et après sa mort, résolut aussi de mourir, baisa cent fois ses
charbons, afin de prendre le mal; «car aussi bien, disoit-elle, je me
laisserai mourir de faim.» On eut bien de la peine à l'arracher de
dessus le corps de cet homme; on la mena dans une autre hutte, où elle
fut attaquée. Elle en eut de la joie, et ne recommanda autre chose en
mourant sinon qu'on l'enterrât dans la même fosse où l'on avoit mis
son amant.



M. DE GUISE,

PETIT-FILS DU BALAFRÉ[199].


M. de Reims, aujourd'hui M. de Guise, est un des hommes du monde le
plus enclin à l'amour. Tandis qu'il possédoit tous ces grands
bénéfices de la maison de Guise, il devint amoureux de madame de
Joyeuse, fille du baron Du Tour, et femme d'un M. de Joyeuse, de
Champagne, de la vraie maison de Joyeuse[200]. Le mari, quoique
accommodé, se fit l'intendant du galant de sa femme. Ce Joyeuse étoit
si lâche que de prendre pension du marquis de Mouy de la maison de
Lorraine, qui étoit aussi un des galants de sa femme. Fabri a dépensé
cent mille écus auprès d'elle. Elle ne profitoit point de tout cela,
et dépensoit tout. C'étoit une fort bonne femme. Joyeuse étoit un
original. Il avoit je ne sais quelle fille avec laquelle il
couchoit[201], mais il juroit qu'il ne lui faisoit rien, et qu'en cela
il n'offensoit pas Dieu.

  [199] Henri de Lorraine, duc de Guise, né à Paris en 1614, mort à
  Paris en 1664.

  [200] La fille de cette dame de Joyeuse a été la comtesse de
  Brosses. (_Voyez_ l'article de Maucroix.)

  [201] Elle s'appeloit Toussine. (_Voyez_ l'article de Maucroix.)

Madame de Joyeuse n'étoit plus ni jeune ni belle; mais elle avoit bien
de l'esprit et jouoit bien de la harpe. Durant cette amourette, M. de
Guise donna au frère de la suivante une prébende de Reims. «Mais je
veux, lui dit-il, que tu prennes l'habit de chanoine, car c'est à toi
que je donne la chanoinie.» En effet, il lui mit l'habit d'hiver de
chanoine, et en cet état la _croqua_. Ce n'étoit pas la première fois.

M. de Reims aima ensuite la Villiers, qui est encore à l'hôtel de
Bourgogne[202]. Elle n'étoit pas trop belle. Pour lui plaire, il
portoit des bas de soie jaune sous sa soutane: elle aimoit cette
couleur.

  [202] Cette actrice mourut en 1670; on l'apprend par une lettre
  en vers de Robinet, citée par les frères Parfaict dans
  l'_Histoire du Théâtre-François_, t. 11, p. 119. Elle jouoit les
  grands rôles tragiques. Son mari, acteur comme elle, a composé
  plusieurs pièces, et particulièrement la comédie des _Coteaux, ou
  les Marquis friands_, dont on se souvient à cause de la troisième
  satire de Despréaux. (_Histoire du Théâtre-François_, t. 8, p.
  264.)

En ce temps-là, quoique cadet, il le portoit si haut, que, pour imiter
les princes du sang, il se faisoit donner la chemise aux plus relevés
qui se trouvoient à son lever. Il se trouva huit ou dix personnes qui
firent cette sottise-là. Une fois on la présenta comme cela à l'abbé
de Retz, qui la laissa tomber dans les cendres et s'en alla.

J'ai parlé ailleurs de ses amours avec madame d'Avenet et la princesse
Anne[203].

  [203] _Voyez_ l'article de madame d'Avenet et de la princesse
  Palatine, à la suite de l'article de Marie de Gonsague, reine de
  Pologne, leur sœur, t. 2, p. 435.

Etant devenu l'aîné[204], sous prétexte qu'il étoit marié, le
cardinal de Richelieu lui voulut ôter ses bénéfices. Cela l'obligea à
se retirer à Sedan. Après la mort de M. le comte (_de Soissons_),
étant passé en Flandre, il prit l'écharpe rouge[205], et ce fut pour
cela qu'on lui fit ici son procès. Là il devint amoureux de la veuve
du comte de Bossu, une fort belle personne; il l'épousa du soir au
matin, et, parce qu'il y avoit quelque formalité omise, le mariage fut
confirmé par l'archevêque de Malines.

  [204] Le Prince de Joinville, l'aîné, ne fit qu'une seule
  campagne, en Piémont, l'année que le Roi naquit. Il se déroba ou
  feignit de se dérober, et alla servir Madame; il mourut de
  maladie au retour. Il étoit bien fait et fort civil; il étoit
  accordé avec mademoiselle de Bourbon. (T.)

  [205] Les couleurs d'Espagne.

Des chevaliers de Malte, natifs de Provence, se mirent en fantaisie la
conquête de l'île de Saint-Domingue, aux Indes, et jetèrent les yeux
sur M. de Reims, depuis M. de Guise, pour le mettre à leur tête. Le
dessein étoit bien pris; mais le cardinal de Richelieu ne le voulut
pas.

M. de Guise revint en France après la mort du cardinal de Richelieu.
J'ai dit déjà comme la princesse Anne lui parla et comme elle n'en eut
aucune raison. Il alla voir sa sœur l'abbesse de Saint-Pierre à
Reims. Il dîna dans un parloir; après il entra dans le couvent comme
prince, comme un homme qui avoit été leur archevêque, et comme frère
de madame l'abbesse. Là il se mit à courir après les religieuses, et
surtout après une qui étoit fort belle fille. «Mon frère, crioit
madame de Saint-Pierre, vous moquez-vous? Aux épouses de
Jésus-Christ!!!--Ah! ma sœur, disoit-il, Dieu est trop honnête homme
pour craindre d'être cocu.» La religieuse, assez fière naturellement,
faisoit bien du bruit de cette insolence. L'abbesse eut peur qu'elle
n'en fît faire des plaintes à la Reine, et, pour y remédier, elle dit
à son frère tout bas: «Faites-en autant à celle-là qui n'est point
jolie.--Ma sœur, elle est bien laide. Mais n'importe, puisque vous le
voulez, elle sera tâtée.» Cette laide lui en sut si bon gré qu'elle se
garda bien de s'en plaindre, et la belle s'apaisa, voyant qu'elle
n'étoit pas la seule.

Il alla voir madame de Longueville, chez laquelle M. d'Enghien se
trouva. Là il se mit à se vanter, et dit, entre autres choses, qu'en
une certaine rencontre il avoit commandé l'armée d'Espagne. «Nous y
étions, dit M. d'Enghien qui vouloit rire; il me souvient d'un homme
fait de telle façon, avec des plumes de telle couleur, monté sur un
tel cheval; tout le reste sembloit lui obéir.» M. de Guise donne dans
le panneau, et dit: «C'étoit moi. Justement j'étois habillé comme vous
dites.» Il ne fut pas long-temps à la cour sans oublier madame de
Bossu, tout de même que la princesse Anne: il devint amoureux d'une
fille de la Reine nommée mademoiselle de Pons[206]. Elle étoit fille
du marquis de La Case, de la maison de Pons; son père et sa mère
étoient venus ici pour quelque affaire. Madame d'Aiguillon fit cajoler
cette fille, qui, mourant d'envie de demeurer à la cour, changea de
religion, afin d'entrer chez la Reine. Madame de Bossu étoit tout
autrement belle; celle-ci étoit trop grossière et trop rouge en
visage pour des cheveux blonds, d'ailleurs un accent de Saintonge le
plus désagréable du monde, et l'esprit comme le corps; mais coquette
et folle de beaux habits autant que fille du monde. On en avoit déjà
un peu parlé avec le maréchal d'Aumont, qui n'étoit alors que
capitaine des gardes-du-corps, mais qui étoit marié il y avoit quinze
ans.

  [206] Bonne de Pons, depuis marquise d'Heudicourt. Elle devoit
  être très-belle, malgré ce que Tallemant en dit quelques lignes
  plus bas, car elle fut sur le point de devenir la maîtresse de
  Louis XIV, et de l'emporter sur madame de La Vallière. (Voyez les
  _Souvenirs de madame de Caylus_, dans la deuxième série de la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 66,
  p. 443.)

Il a écrit à madame de Bossu qu'il étoit vrai qu'il l'avoit épousée,
mais que tant de docteurs lui avoient assuré qu'elle n'étoit pas sa
femme, qu'il étoit obligé de les en croire; qu'il alloit mettre ordre
à ses affaires et qu'il la satisferoit; car il lui avoit mangé quatre
cent mille livres qu'elle avoit, et il la laissa gueuse. Cette femme
n'étoit pas de si bonne maison que le comte de Bossu; elle étoit
pourtant bien demoiselle[207], et une des plus belles personnes de son
temps. Elle vint jusqu'à Rouen, il y a treize ou quatorze ans,
déguisée, avec dessein, disoit-elle, de lui demander au milieu du
Cours s'il la reconnoissoit pour sa femme, et, s'il disoit que non, de
lui tirer un coup de pistolet, et de se tuer elle-même après.
Mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier, qui
étoit alors à Rouen pour un procès, quêta pour elle. Le crédit de
madame de Guise fit qu'on lui ordonna de se retirer, et elle ne vint
point à Paris.

  [207] Elle s'appeloit Honorée de Glimes, et étoit fille de
  Geoffroy, comte de Grimberg. Elle étoit veuve d'Albert Maximilien
  de Hennin, comte de Bossu. Son mariage avec le duc de Guise fut
  célébré le 11 novembre 1641.

M. de Guise fit d'abord entendre à mademoiselle de Pons que son
mariage avec madame de Bossu étoit nul, et qu'il le feroit casser si
elle vouloit l'aimer. L'ambition d'être duchesse et princesse fit
goûter la proposition à la demoiselle, et insensiblement elle s'y
engagea si bien, que M. de Guise n'étoit que douze heures du jour avec
elle; car en ce temps-là, comme bien depuis encore, la Reine laissoit
faire à ses filles tout ce qu'il leur plaisoit, et on les cajoloit à
ses yeux. Pour leur chambre, leur gouvernante la pauvre madame du Puys
n'y avoit pas grand pouvoir; elles lui faisoient même des malices
épouvantables; car non contentes de lui avoir coupé des crins de
vergette dans son lit, pour l'empêcher de dormir, à Fontainebleau, un
été qu'il fit un chaud étrange (1646), elles lui mirent des réchauds
de feu sous son lit. Elle crut que c'étoit l'air étouffé de
Fontainebleau qui lui causoit cette incommodité; elle se leva pour
respirer à la fenêtre, pensant que son lit, découvert, se
rafraîchiroit, et elle le trouva encore plus chaud; elle fut
long-temps avant que de deviner ce que c'étoit.

On voyoit durant cet amour M. de Guise expliquer devant tout le monde
à sa maîtresse un rescrit du pape qu'il avoit obtenu, et elle lui
faire des difficultés. Un jour, M. d'Orléans la rencontra seule et lui
dit plaisamment: «Mademoiselle, si vous n'y prenez garde, mon frère de
Guise vous épousera; au moins, je vous en donne avis.» Toutes les fois
que la Reine sortoit, on le voyoit suivre le carrosse des filles, et
ses folies amoureuses étoient si publiques, que tous les artisans de
la rue Saint-Honoré, approchant du Palais-Royal, ne s'entretenoient
d'autre chose. On lui rapporta qu'un médecin nommé ........[208], qui
servoit la maison, fit quelques vers où il rioit des amours de M. de
Guise et de mademoiselle de Pons. Tout ce qui touchoit cette fille
étoit à son égard un crime de lèse-majesté; de sorte que, sans
s'informer si ce qu'on lui avoit dit étoit vrai, il fit monter ses
gens chez cet homme, et il demeura à la porte tandis qu'on le
bâtonnoit. Cela est assez vilain, ce me semble.

  [208] Le nom est en blanc dans le manuscrit.

Un automne que la cour étoit à Fontainebleau, la demoiselle demeura
chez sa belle-sœur de La Case, pour se baigner. On la purgea; il se
voulut purger aussi. Il prit de la même drogue, la même dose, et de la
main du même apothicaire, disant qu'il en avoit besoin, et qu'il ne
pouvoit pas se bien porter, puisque mademoiselle de Pons étoit
indisposée. Une fois, il lui prit je ne sais quelle vision sur ce
qu'elle lui avoit dit qu'il ne l'aimoit point, de tirer son épée, pour
se tuer, disoit-il. On entendit un grand cri: on y courut; elle se
tuoit de lui dire: «Remettez votre épée, M. de Guise, remettez votre
épée, je crois que vous m'aimez plus que votre vie.»

M. d'Orléans le fit nommer son lieutenant-général en Flandre. Il ne
put se résoudre à partir; il envoya son train. Il fut fort long-temps
en juste-au-corps; mais il n'alla pas plus loin que Fontainebleau; là,
pour le moins aussi fou qu'à Paris, il prit des eaux parce qu'elle en
prenoit; il les prenoit à même heure qu'elle, et avec les mêmes
précautions; soit qu'il fût plus échauffé qu'elle, il les rendoit fort
mal, quoiqu'elle les rendît fort bien. Pour y remédier, il lui prit
une de ses jupes, et se la mettait quand il buvoit, et cela
sérieusement. Toute la cour l'a vu en cet état quinze jours et
davantage.

Il passoit les journées entières avec elle; tout le monde étoit en
peine de ce qu'il lui pouvoit tant dire; enfin, on découvrit qu'il lui
disoit bien souvent des choses par cœur; et un jour qu'elle lui avoit
demandé le second volume de _Cassandre_, il ne le lui envoya pas, mais
il le lut toute la nuit, et le lendemain, il le lui récita d'un bout à
l'autre, sans s'amuser aux paroles de l'auteur, car il est constant
qu'il a la mémoire excellente. Son grand jugement au moins ne
l'empêche pas d'en avoir beaucoup. Il sait quelque chose, a de
l'esprit, dit les choses agréablement, n'est pas méchant, a de la
générosité, du cœur et est fort civil. «C'est dommage qu'il est fou,»
comme disoit M. de Chevreuse. A propos de sa civilité, on dit qu'un
savetier qu'il salua, car, par une tradition de sa maison, il salue
volontiers, lui dit: «Boutez sus, boutez sus; ce n'en est plus le
temps;» voulant dire qu'il n'y avoit plus lieu de faire une Ligue. On
disoit qu'à une collation à Meudon, il fit venir des marionnettes et
des joueurs de passe-passe, et que le bateleur, au lieu de dire à son
chien: _Pour le roi de France_, disoit: _Allons, pour mademoiselle de
Pons_, et qu'au lieu du roi d'Espagne, il disoit: _Pour madame de
Bossu_.

Cet amour ne plaisoit nullement à madame ni à mademoiselle de Guise;
et cela les mit si mal, qu'il ne les voyoit plus. Un jour,
mademoiselle de Guise se résolut de lui parler, et le disposa à voir
madame sa mère. Elle n'y perdit point de temps et fit si bien que
madame de Guise et son fils conclurent toutes leurs affaires. Or, il y
avoit dans la maison pour deux cent mille livres de pierreries; elles
lui appartenoient, il les vouloit avoir. Sa mère, qui voyoit bien que
c'étoit pour donner à mademoiselle de Pons, fit ce qu'elle put pour ne
s'en point dessaisir; mais voyant qu'il s'y opiniâtroit, elle donna
les mains, à condition toutefois qu'il trouveroit bon qu'on lui
rembourseroit un collier de dix mille livres que mademoiselle de Guise
avoit accoutumé de porter. Il n'y voulut pas consentir, et
mademoiselle de Guise, indignée de cette dureté, défit ses perles sur
l'heure, et les lui alloit donner, quand un homme vint dire quelque
chose à l'oreille de M. de Guise. Il y a apparence que c'étoit un
message de la demoiselle. Il part sans songer à ses pierreries. Madame
de Guise, voyant cela, porte la cassette de pierreries à madame
d'Orléans, et, quand M. de Guise la redemanda, on lui dit qu'elle
étoit chez Madame. Cela l'irrita tellement, qu'il commanda à un des
siens d'aller dire de sa part à madame de Guise qu'elle sortît tout
présentement de l'hôtel de Guise. Ce gentilhomme s'en voulut excuser;
mais il lui dit que s'il ne le faisoit, il lui feroit sauter les
fenêtres. Il y alla donc; mais l'affaire s'accommoda. Madame de Guise,
qui avoit tant craint madame de Bossu, eût bien voulu la tenir, tant
elle avoit peur de mademoiselle de Pons.

Quelque temps après il partit pour aller à Rome, avec un frère de
mademoiselle de Pons, qu'on appeloit le comte de Rochefort, disant
qu'il vouloit sortir d'embarras; que madame de Guise, avant qu'il
aimât mademoiselle de Pons, lui disoit qu'il n'étoit point le mari de
madame de Bossu, et qu'à cette heure elle dit que si; et que, pour
lui, il s'en vouloit tenir au jugement du Saint-Père. Il ne fut pas
plus tôt parti que les rieurs disoient: Que ce Pont pourroit bien être
à la fin un _Pont au change_; et d'autres que ce _Pont_ avoit grand
besoin d'un _garde-fou_; d'autres que les fondemens n'en valoient
rien, et qu'il pourroit bien devenir _Bossu_. Et on dit qu'en passant
en Provence, il pria un président de demander pour lui mademoiselle
d'Alez en mariage. Il laissa à Paris un train complet dans une maison
proche du Palais-Royal, dont mademoiselle de Pons se servoit quand
elle en avoit besoin, jusqu'à se faire apporter à manger dans sa
chambre, car elle en avoit une à part. Elle y fit même tendre un lit
de M. de Guise, parce qu'elle devoit faire des remèdes durant quelques
jours, et qu'elle vouloit qu'on la vît dans un beau lit.

Son combat avec Coligny, son voyage de Naples, la suite de ses amours
et ses autres aventures seront dans les Mémoires de la Régence.

M. de Guise parloit un jour d'un jeune garçon nommé Quinault, qui fait
des comédies où il y a beaucoup d'esprit. «Vous voyez, dit-il, c'est
le fils d'un boulanger; il n'enfourne pas mal. C'étoit le valet de
Tristan; Tristan étoit à moi; c'est comme Élie, qui laissa son manteau
à Élisée.--Cela seroit bon, dit Bourdelot qui étoit présent, si
Tristan eût eu un manteau.» M. de Guise ne sut que répondre, lui qui
s'étoit vanté que Tristan étoit à son service[209].

  [209] M. Beffara, dont on connoît les patientes et utiles
  recherches, a retrouvé sur les registres de la paroisse de
  Saint-Eustache, à Paris, sous la date du 3 juin 1635, l'acte de
  naissance de Philippe Quinault; il y est dit être fils de Thomas
  Quinault, _maître boulanger_, et de Perrine Riquier. Quinault n'a
  jamais servi Tristan l'ermite, mais ce poète l'avoit élevé avec
  son propre fils qu'il perdit fort jeune. Pénétré de
  reconnoissance, Quinault demeura près de Tristan, et il tâcha,
  par ses soins assidus, de le consoler dans sa douleur. (Voyez la
  _Notice sur Quinault_, à la tête de ses _Œuvres choisies_;
  Paris, Crapelet, 1824, in-8º, p. 5.)



MADAME DALOT.


Madame Dalot est fille d'un simple bourgeois d'Agen, qui la laissa en
fort bas âge riche de cinquante mille écus. Elle avoit encore sa mère
qui avoit aussi du bien. La chambre de l'édit étoit alors à Agen.
Viger, conseiller huguenot, songea à épouser la mère, et à faire
épouser la fille à son fils; mais la fille étoit si jeune qu'on ne put
que les accorder. Elle eut de l'aversion pour ce garçon, et elle
n'avoit pas encore douze ans qu'elle devint amoureuse d'un jeune homme
de la ville, nommé Dalot, qui étoit bien fait et entreprenant; elle
consentit qu'il l'enlevât; mais cela n'étoit pas aisé; car madame de
Viger, sa mère, la gardoit soigneusement. Néanmoins, il gagna une
servante qui l'avertit de tout, et madame de Viger étant absente, il
fut introduit dans la maison trois heures avant jour. Comme il alloit
à tâtons, au lieu de sa maîtresse il enleva une jeune fille qui
couchoit avec elle. Il étoit déjà assez avant dans la rue quand il
reconnut son erreur; il fallut donc retourner. Par bonheur il étoit
le plus fort, et encore il avoit eu la prévoyance de mettre des
tire-fonds aux portes voisines, de peur qu'on ne vînt au secours. Il
sortit avec la demoiselle par un trou qu'il avoit fait faire à la
muraille de la ville, et se retira dans un château d'un homme de
qualité. Là, il fut assiégé dès le lendemain, et il tint le siége tant
qu'il eut des vivres. Une belle nuit qu'il faisoit fort obscur, il se
sauva avec sa maîtresse en Rouergue, après l'avoir descendue par une
fenêtre; ce fut chez M. d'Arpajon, qui lui donna retraite dans une de
ses maisons; mais le crédule Viger lui faisant peur, ils se déguisent
en pélerins et prennent le chemin de Notre-Dame-de-Craux. En ce
voyage, la pauvre petite eut bien de la peine à s'empêcher d'être
reconnue; elle étoit déguisée en homme. Enfin, ils passèrent en Savoie
et s'allèrent jeter aux pieds de la princesse de Piémont, aujourd'hui
madame de Savoie[210]. Elle les prit en affection et fit instruire la
dame en sa créance, car elle étoit huguenote. Viger, qui avoit des
amis à la cour, fit tant envers le cardinal de Richelieu, que la
princesse fut obligée de la renvoyer à Paris, où elle fut mise chez
feu madame la comtesse[211]. On dit que M. le cardinal en devint
amoureux, et que Dalot en eut bien de la jalousie. Par arrêt du
Conseil, elle fut mise dans un couvent, afin d'être en liberté de dire
si Dalot l'avoit enlevée de gré ou de force, et si elle le vouloit
toujours pour mari. Quelque temps après étant introduite au Conseil
d'en haut, elle dit que Dalot l'avoit enlevée de son consentement, que
c'étoit son mari et qu'elle n'en auroit jamais d'autre. Ils
retournèrent en Savoie, d'où, je ne sais par quelle aventure, ils
s'allèrent établir en Guienne. Dalot mourut bientôt après. Elle disoit
qu'elle n'avoit point de peur du Roi ni des princes quand elle parla
au Conseil, mais seulement du cardinal de Richelieu, et qu'il la
faisoit trembler.

  [210] Chrétienne de France, duchesse de Savoie, fille de Henri
  IV.

  [211] On joint ici une lettre de la princesse de Savoie au
  cardinal de Richelieu, relative à madame Dalot. Elle fait partie
  de la collection d'autographes de M. Monmerqué, un des éditeurs:

    «MONSIEUR MON COUSIN,

   «Je vous ay fait une prierre sur un fait qui regarde l'Eglise et
   la religion; je m'asseure que ces raisons vous auront esmue,
   oultre ma considération, à y porter vostre assistance; de quoy
   j'ay désiré de vous remercier. Le Roy et la Reyne madame ma mère
   m'ont fort obligée de considérer à ma prierre les justes plaintes
   de cette damoiselle fort persécutée en hayne de sa conversion. Je
   recepveray à beaucoup de faveur sy vous les assistez et secondez
   les intentions de leurs majestés, affin qu'elle obtienne justice
   du tort que beau père et mère luy ont fait en sa personne et en
   ses biens. Le sieur Dallot, son mary, va interiner son abolition.
   Je vous recommande l'un et l'autre en la suite de cest affaire,
   parce que je serois bien ayse de les mettre en repos, et que je
   crois en cela faire une grande charité, en quoy je m'asseure vous
   voudrez prendre part, et me tesmoigner que vous avez agréables
   mes prierres, vous asseurant que j'estime tousjours
   très-véritablement vostre amitié, et que je vous continue la
   mienne, comme estant,

    Monsieur mon cousin,

    Vostre affectionnée cousine,

    CHRESTIENNE.

    De Thurin, le 3 janvier 1626.»

Il prit une vision à elle et à deux veuves de qualité de faire un
couvent comme celui des chanoinesses de Miremont, et elles disoient
qu'elles attendoient des bulles du pape pour cela. Cette femme avoit
été fort belle et fort galante: elle eut une fille de Dalot, dont elle
étoit furieusement jalouse, car elle avoit vingt-trois ou vingt-quatre
ans de plus que sa fille, qui n'étoit pas moins belle qu'elle avoit
été à cet âge-là. La fille de son côté n'étoit pas moins galante, et
elle haïssoit sa mère comme la peste. Toutes deux sont _pestes_, mais
ne manquent point d'esprit. Dans les derniers troubles, le comte
d'Harcourt coucha, dit-on, avec la mère. Un page de Saint-Luc, qui
cherchoit le comte, ne le trouvant point dans tout le logis de madame
Dalot (on lui avoit dit qu'il y étoit), ouït du bruit en passant près
d'un cabinet; il prête l'oreille, il entend madame Dalot qui disoit:
«Ah! mon prince, que faites-vous? que voulez-vous faire?» Parmi cela,
il y avoit un bruit de chaises; peu de temps après on ne dit plus mot;
il n'y avoit que les chaises qui parloient. Saint-Luc fit faire le
conte au page devant tout le monde. Le prince de Conti en conta un peu
à la fille; Sarrazin un peu davantage et quelques autres; mais M. de
Candalle pouvoit bien avoir mis l'aventure à fin.



M. DE ROQUELAURE[212],

BOISSAC, MADAME DE LESDIGUIÈRES.


Le maréchal de Roquelaure eut des garçons de sa seconde femme, et des
filles aussi en assez bon nombre. Du premier lit il n'avoit eu que des
filles. Il en maria une à feu M. de Gramont, père du maréchal; une
autre à feu M. de Noailles, et une troisième à M. de La Vauguyon, père
de feu Saint-Mégrin. L'aîné de ses garçons, qui est aujourd'hui duc à
brevet, entra dans le monde long-temps après la mort de son père. La
mère a vécu fort long-temps, et ils ont eu bien des choses à démêler
ensemble. Il y avoit assez d'argent; mais il n'y avoit que vingt mille
livres de rente en fonds de terre. On n'a jamais guère vu un homme
plus gascon ni plus haut à la main, sans avoir la réputation de brave.
Il avoit un tel empire sur les gens de sa volée qu'il les appeloit
presque tous par leur nom, et les autres ne le traitoient guère ainsi.
Feu Saintot-Lardenay, maître des cérémonies, pour faire l'homme
d'importance, un jour à l'hôtel de Bourgogne, crioit d'une loge à
Roquelaure, qui étoit vis-à-vis: _Roquelaure! Roquelaure!_ L'autre lui
répondit: _Saintot, este familiarité ne se font_.

  [212] Antoine, baron de Roquelaure, né en 1543, maréchal de
  France en 1615, mort à Lectoure en 1625.

En une assemblée, un conseiller au parlement, nommé Blancmesnil, de la
famille des Potiers, fils de feu M. d'Ocquerre, secrétaire d'État, et
par conséquent cousin de M. de Fresnes, eut prise avec lui pour un
siége; et, sur ce que quelqu'un dit que c'étoit un conseiller au
parlement, «Un conseiller, mesdioux,» reprit-il, «des bâtons, des
bâtons.» L'affaire s'accommoda; mais Blancmesnil s'éloigna pour
quelque temps; depuis il s'est fait président aux enquêtes. Roquelaure
trouva son _Roquelaure_ quelque temps après; car ayant été pris avec
Saint-Mégrin à la bataille d'Honnecourt, ce neveu, qui étoit pourtant
aussi vieux que lui, en je ne sais quelle rencontre, lui donna un beau
soufflet au sortir de prison. Le maréchal de Gramont les accommoda. En
une assemblée, madame Aubert, dont nous parlerons ailleurs, l'ayant
pris à danser, il se tourna vers un homme de la cour qu'il appeloit
son gouverneur: «Mon gouverneur, lui dit-il tout haut, danserai-je
avec cette bourgeoise?» Sur cela on fit ce vaudeville:

    Roquelaure est un danseur d'importance;
                    Mais
          S'il ne connoît l'alliance,
          Il ne dansera jamais.

On en fit un autrefois qu'il étoit amoureux de madame de Guemenée;
c'est, je pense, sa première galanterie. Le voici:

    Marquis de Roquelaure,
    Vous êtes un faux galant;
    Allez, petit frelaure[213],
    Cajoler la Beaustant;
    Car pour une princesse,
    Vos brusques gentillesses
    N'ont pas assez d'attraits;
    Retournez au Marais.

  [213] _Frelaure_, ou _frelore_, vieux mot qui vient de
  _verloren_, qui signifie en allemand, perdu, gâté. Pendant les
  guerres de religion, les Landsknechté ou Lansquenets avoient
  introduit beaucoup de mots dérivés de l'allemand dans la langue
  françoise.

Un jour qu'il étoit dans le carrosse d'un homme de la cour, je n'ai pu
savoir son nom ou je l'ai oublié, comme ils passoient par la Place
Royale, madame de Guemenée, qui sortoit en carrosse, pria celui avec
qui étoit Roquelaure qu'elle lui pût dire un mot. Il arrête, et ils se
parlent portière à portière. Roquelaure étoit de l'autre côté, elle ne
fit pas semblant de le voir. Son ami l'en railla et lui dit:
«Roquelaure, la princesse ne te connoît plus.» Cela le mit en colère.
«La princesse ne me connoît plus, dit-il, j'ai pourtant pièces en main
pour prouver qu'elle me doit bien connoître.» Il dit encore bien
d'autres sottises en divers lieux; et sur cela mademoiselle de Rohan
lui ayant voulu faire des reproches de ses médisances, et lui ayant
dit que madame de Guemenée étoit une personne de laquelle on ne
parloit point: «On parle de tout le monde, lui répondit-il;
mademoiselle, on parle même de vous.» Depuis il a dit à M. d'Avaugour,
en présence de Barrière: «Te souvient-il, Avaugour, quand je te
rencontrai sur les escaliers de la Guemenée, que tu avois une croix du
bois de la vraie croix, dont elle t'avoit fait présent? Je venois de
la b..... trois fois, ou Dieu me damne! et cependant elle faisoit la
bigotte avec d'Andilly. Je me moquois bien de toi, qui pensois gagner
quelque chose avec ta croix.»

Avant que de parler de madame de Lesdiguières, il faut dire ce qui
arriva à Roquelaure en une compagnie particulière. Quelques femmes
avoient soupé chez feu Du Gué Bagnols[214], depuis grand janséniste,
alors garçon. Madame d'Orgères,[215] qu'on appeloit alors mademoiselle
Garnier, aujourd'hui madame de Champlâtreux, y étoit. L'après-souper,
Châtillon, La Moussaye, Roquelaure et quelques autres y allèrent. On
eut beau dire que c'étoit une compagnie fort particulière, ils
entrent; on fut contraint de leur faire bon visage, et enfin chacun
s'attacha à celle qu'il rencontra le plus à propos. Il y avoit un lit
dans la chambre; plusieurs y étoient couchés: Roquelaure se mit à
badiner avec une femme qui lui sembla d'assez bonne composition. Il y
avoit du feu; mademoiselle Garnier étoit auprès de la cheminée; la
plupart de la compagnie s'en approcha. Le marquis trouva tout assez
bien disposé: il tire un homme de sa connoissance à part, et lui dit
qu'il le prioit de faire en sorte qu'on amusât mademoiselle Garnier...
L'autre y va, et Roquelaure, retourné à sa dame,...... en eut tout ce
qu'il voulut sans partir de là. L'insolence qu'il fit à feu madame de
Lesdiguières est ce qui a fait le plus de bruit, et avec raison; car
un soir, au bal, s'étant mis derrière elle et madame de Longueville,
il dit à cette princesse: «Madame, que vous avez été trahie! Toutes
les confidences que vous avez faites à cette ingrate, dit-il en
montrant madame de Lesdiguières, n'ont pas été tenues secrètes, comme
elles devoient. Voici le sein qui les a toutes reçues; c'est à moi
qu'elle a tout dit.» Et ensuite, il dit d'étranges choses de la pauvre
duchesse. Non content de cela, il écrit au mari même ce qu'il disoit à
tout le monde, à savoir que, dans une grande maladie que lui,
Roquelaure, venoit d'avoir à Fontainebleau, madame de Lesdiguières, au
commencement, avoit envoyé tous les jours pour savoir de ses
nouvelles, puis de deux jours l'un, après de loin en loin, et enfin
plus du tout; que, le voyant en danger, elle avoit trouvé moyen de
retirer toutes ses lettres, et que quand il fut guéri, elle ne le
voulut plus recevoir. On dit que se voyant exclu, il dit au suisse:
«Suisse, que je voie au moins mon fils; apporte-moi mon fils.» Perdant
contre Créqui, héritier présomptif de M. de Lesdiguières avant qu'il
eût un fils, il lui disoit: «Créqui, tu te venges, tu te venges.
Créqui, sans moi tu eusses eu une belle succession; c'est moi qui lui
ai fait un héritier.» On fit en ce temps-là un testament au nom de
Roquelaure, où on lui faisoit donner son fils à M. de Lesdiguières, et
son esprit à Créqui. Ce M. de Créqui, aujourd'hui premier gentilhomme
de la chambre, et duc à brevet, n'a jamais passé pour un grand
personnage. On disoit, pour rire, que, quand on manda par lui au
cardinal de Valençay qu'il se retirât, le cardinal avoit dit: «Je vois
bien qu'on veut que je m'en retourne; car on m'a envoyé un cheval.»
Roquelaure disoit qu'il avoit dépensé quarante mille écus auprès de
cette _carogne_; il l'appeloit ainsi. Une demoiselle qu'elle avoit
nommée Saint-Nazaire en avoit un diamant de douze cents écus. Le jeu,
où il est très-heureux, lui fournissoit de quoi faire toute cette
dépense. On disoit qu'il avoit pris quelque jalousie de M. d'Enghien,
qui pourtant ne s'est jamais attaché à elle, quoiqu'elle fût bien
faite, et qu'elle ne manquât point d'esprit; il avoit le cœur
ailleurs. Cette insolence fit un bruit épouvantable. Le coadjuteur,
cousin germain de la duchesse, qui avoit été un peu amoureux d'elle,
et qui dès le temps de la princesse de Guemenée en vouloit déjà à
Roquelaure, le coadjuteur donc, voyant que son frère le duc de Retz ne
s'en remuait pas autrement, alla trouver le cardinal Mazarin et lui
dit: «Si on ne fait taire Roquelaure, je ne réponds pas que mes amis,
que j'ai eu de la peine à retenir, ne le punissent de son insolence.»
Le cardinal promit d'y mettre ordre. Le jour même, Roquelaure étant
allé, assez bien accompagné, aux Tuileries, le duc enfin se réveilla,
et avec ses amis et ceux de son frère y alla si bien secondé que le
marquis fut contraint de se retirer. Roquelaure envoya sur cette
insulte appeler le duc, qui fut trois quarts d'heure à l'attendre au
rendez-vous (c'étoit à la Place Royale), jusqu'à ce qu'un des siens
l'y surprit; car il étoit seul. Il envoya ce gentilhomme dire à
Roquelaure qu'il falloit aller derrière les Petits-Pères, et qu'il se
pourvût d'un second. Roquelaure s'y fait porter en chaise; mais la
chose étoit si secrète que ses porteurs le savoient, et le furent dire
à Montauron, qui étoit dans l'église à la messe; car il étoit fête;
ainsi ils furent arrêtés. Il y en a qui ne le content pas si à
l'avantage de ce duc, qui à la vérité n'est pas un grand personnage;
mais j'ai ouï dire à gens non suspects une chose de lui qui me feroit
croire qu'il n'a pas manqué au rendez vous, c'est qu'un simple
gentilhomme de Bretagne l'ayant fait appeler, il y alla. C'est un si
grand rêveur, qu'une fois il se jeta, en rêvant, dans un canal où il
se pensa noyer. Une fois il fit une sottise sans rêver. A Ingrande,
sur la rivière de Loire, il y a une espèce de barque armée pour les
traites foraines qui va visiter les bateaux: il crut qu'on lui faisoit
tort d'en user ainsi envers lui, et fit jeter dans l'eau le commis
sans dire gare; après il se trouva que le commis lui venoit présenter
des melons.

  [214] Il a été intendant de Lyon. La spirituelle madame de
  Coulanges étoit sa fille.

  [215] Voyez plus bas l'article de madame d'Orgères.

Pour Roquelaure, il est fanfaron. Je crois qu'il ne s'est battu qu'une
fois, où il n'eut qu'un coup dans ses chausses pour toute blessure:
jamais on ne put l'obliger à changer d'habit, et il alla faire des
visites avec ce haut-de-chausses. Le coadjuteur, avec son
empressement, fit un peu rire les gens, et on disoit: «Ce prêtre en
veut donc aussi à la duchesse.» M. de Lesdiguières ne s'ébranla point
pour tout cela, et fit par stupidité tout ce qu'un autre auroit pu
faire par philosophie. Enfin Roquelaure eut ordre de s'éloigner pour
quelque temps.

Roquelaure ne fut pas plus tôt de retour que le bruit courut, car il
suffit qu'un homme soit en réputation de bonnes fortunes pour lui en
attribuer cent, que madame de Sully, fille du chancelier, avoit pris
la place de madame de Lesdiguières, et qu'on y avoit vu entrer
Roquelaure par la porte de derrière à heure indue. On l'y avoit vu
entrer parce qu'étant sur le soir avec d'autres fainéants comme lui,
il leur dit: «Vous autres, vous allez les uns au Palais-Royal, les
autres jouer, moi je vais à dames;» disant cela, en se peignant et
faisant l'homme accablé de bonnes fortunes. On le suivit et on le vit
entrer à l'hôtel de Sully, comme j'ai dit; mais c'étoit pour une
suivante appelée Pelloquin[216]. Roquelaure dit qu'il avoit gagné la
confidente de madame de Lesdiguières, et que M. le duc d'Enghien,
comme il l'avoit su d'elle, écrivoit à madame de Lesdiguières dans les
lettres de madame de Longueville. M. le duc fit une fête pour elle, où
Roquelaure ne vouloit pas qu'elle allât. Elle s'excusa sur ce qu'il
avoit eu tort de la laisser engager, et qu'elle ne pouvoit pas du soir
au matin feindre une maladie; elle y fut donc quoiqu'il fût encore
venu pour la prier de n'y pas aller; cela acheva de le désespérer. Il
dit pour ses excuses du vacarme qu'il fit, qu'elle le menaça de le
faire maltraiter. Je doute que cela soit vrai.

  [216] Il y avoit un maréchal-ferrant de ce nom-là à la rue
  Saint-Antoine, qui avoit un mouton qui le suivoit partout; il lui
  disoit toujours: «Plus tu deviens grand, plus tu deviens bête.»
  Cela a fait un proverbe: _il ressemble au mouton de Pelloquin,
  plus il devient grand, plus il devient bête_. (T.)

Madame de Lesdiguières, pour vérifier la médisance de Roquelaure,
souffrit depuis les galanteries de M. d'Émery: on voyoit Césarin, fils
de l'intendant de la duchesse, aller et venir sans cesse dans le
cabinet de cet homme. Dès le vivant du maréchal de Créqui, son
beau-père, elle avoit fait parler d'elle. C'est sur cela que
Boissat[217] l'académicien, frère de Boissat, bon officier de
cavalerie, s'avisa de lui donner la _baie_, comme font les masques en
Dauphiné et en Provence. Au carnaval, c'étoit à Grenoble, il s'habilla
donc en sage-femme, et avoit un écriteau sur l'estomac, où il y avoit:
Il n'y a que moi de _sage-femme_. Il dit quelque chose à la dame dont
elle s'offensa fort, outre qu'elle prit l'écriteau à son désavantage.
Il lui dit aussi en lui présentant des ciseaux, «qu'il les lui donnoit
parce qu'elle découpoit fort bien.» Irritée au dernier point, et fière
de sa lieutenance de roi, car M. le comte de Soissons, qui étoit
gouverneur de Dauphiné, vivoit encore, elle obligea son mari, qu'on
appeloit alors le comte de Saulx, à le faire maltraiter. Boissat eut
des coups de bâton, et fut fort blessé à la tête. Par une démangeaison
d'écrire, il écrivit sa déconvenue à l'Académie; car il croyoit
qu'elle engageroit le cardinal de Richelieu à venger l'affront fait à
une personne du corps. Mais il n'avoit pas plus de jugement en cela
qu'en autre chose[218]. C'est un homme d'esprit, mais il est hâbleur
en diable. Ce qu'il a fait en vers et en prose n'est que médiocre. Je
me souviens qu'il vint à Paris incontinent après, et que madame
d'Harambure qu'il vit de nuit, car il ne se montroit point, lui ayant
dit: «Oseroit-on vous parler d'oublier?--Ah! répondit-il, j'ai reçu
des coups trop près de la mémoire.»

  [217] Pierre de Boissat, de l'Académie françoise, mourut en 1662,
  âgé de cinquante-huit ans.

  [218] Pellisson a donné la relation détaillée de ce différend. On
  y lit toutes les pièces du procès, à l'exception de la première
  lettre dans laquelle Boissat racontoit les traitements dont il se
  plaignoit. On voit plus bas qu'il en avoit demandé lui-même la
  suppression. (Voyez l'_Histoire de l'Académie françoise_; Paris,
  1730, t. 1, p. 183.)

La Noye, aujourd'hui le marquis de Piennes, son ami, dès le temps que
Monsieur étoit en Flandre (ils l'avoient suivi tous deux), tâcha de
faire que le comte de Saulx se battît contre Boissat; mais il n'en put
venir à bout. Quand Pellisson fit l'_Histoire de l'Académie_, on
voulut savoir de lui s'il trouveroit bon qu'on y mît sa lettre à
l'Académie, comme on y mettoit toutes celles qui avoient été écrites à
la Compagnie. Il dit qu'on supprimât la première lettre; et quand on
lui demanda si on mettroit le reste, il ne répondit rien. Voilà son
silence pris pour approbation. On croit que, comme feu M. de Créqui
avoit dit qu'il n'étoit gentilhomme, il ne fût fâché qu'on vît dans ce
livre une assemblée de noblesse en sa faveur. Depuis, il s'est ravisé,
et un an après a demandé qu'on ôtât tout cela. On lui a promis de
l'ôter à la seconde édition; mais à quoi cela servira-t-il? La
première édition en sera plus chère. Si j'étois en la place du
libraire, je garderois dès à présent ce qui reste, je ferois une
seconde édition, et je vendrois sous main les premières; car on dira:
Je veux des bons, je veux de ceux où sont les coups de bâton de
Boissat.

Il est devenu dévot, a fait des vers latins de dévotion, et s'est
marié à Vienne; on ne l'a point revu à Paris. Il dit une plaisante
chose, une fois, à un gueux du Cours: «Mon ami, lui dit-il, je
m'appelle Boissat, je suis à Monsieur, et je viens de Flandre.»

Reprenons madame de Lesdiguières. Elle eut depuis un autre garçon. On
a parlé depuis de M. d'Humières avec elle.

La petite de La Vergne[219], fille de La Vergne, gouverneur de M. de
Brezé, qui, dit-on, ressemble à madame de Lesdiguières, dit un jour à
Roquelaure, comme il se mettoit auprès d'elle: «Monsieur, prenez garde
à la ressemblance.--Mademoiselle, répondit-il, prenez-y garde
vous-même.»

  [219] Marie-Madeleine-Pioche de La Vergne, depuis comtesse de La
  Fayette, auteur de _Zayde_ et de _la Princesse de Clèves_. Aymar
  de La Vergne, son père, étoit gouverneur du Havre. Il nous semble
  qu'on ignoroit jusqu'à présent qu'il eût été attaché à
  l'éducation du maréchal de Brézé.

Enfin, il falloit que Roquelaure fût puni de toutes ses insolences en
apprenant ce que c'est que jalousie. Il devint amoureux de
mademoiselle Du Lude, une des plus belles, pour ne pas dire la plus
belle de la cour. Il promit cinq cents pistoles à une femme de la
mère, si l'affaire réussissoit; car la pucelle eût mieux aimé Vardes
que lui, qui n'étoit plus jeune. Le comte Du Lude, depuis un combat
qu'il fit avec Vardes durant le blocus de Paris, où ils se blessèrent
tous deux cruellement, avoit fait une amitié étroite avec ce jeune
cavalier, vouloit lui donner sa sœur et disoit: «Je n'aurai point
d'enfants, ma femme est stérile.» (C'est une chasseuse à outrance et
qui joue ici au mail publiquement en justaucorps[220].) «J'aime mieux
que mon ami ait tout qu'un autre.» Cependant l'affaire réussit, car
il fit bien de l'avantage à sa femme; et le lendemain des noces
Roquelaure compta les cinq cents pistoles à la suivante, et lui dit:
«Mademoiselle, en voilà encore cent par-dessus; mais prenez la peine
de vous aller marier où il vous plaira.» Il ne la voulut plus souffrir
auprès de sa femme. Nous en parlerons amplement dans les Mémoires de
la Régence.

  [220] Rénée-Éléonore de Bouillé, princesse, femme du comte Du
  Lude. Madame de Sévigné la présente aussi dans ce caractère, mais
  elle la peint de cette manière qui lui est propre: c'étoit en
  1672, au moment où l'armée se rendoit sur les bords du Rhin. «Je
  fus hier à l'Arsenal,...... je trouvai La Troche qui pleuroit son
  fils, et la comtesse Du Lude qui pleuroit son mari: elle avoit un
  chapeau gris, qu'elle enfonçoit dans l'excès de ses déplaisirs;
  c'étoit une chose plaisante; je crois que jamais chapeau ne s'est
  trouvé à pareille fête: j'aurois voulu ce jour-là mettre une
  coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin,
  la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre.» (_Lettre_ à
  madame de Grignan, du 27 avril 1672.)

Deux ans après, il lui vint huit mille livres de rente d'une plaisante
façon. Un gentilhomme gascon, vieux garçon, en colère contre ses
parents, sur le point de mourir, voyant par sa fenêtre une maison qui
est à Roquelaure: «Je donne tout mon bien à M. de Roquelaure, dit-il.
Ecrivez, notaire. Sa terre m'a fait souvenir de lui.»

Quand il recherchoit mademoiselle Du Lude, la comtesse, mère de la
demoiselle, alla naïvement s'informer de lui à madame de Lesdiguières,
qui ne put s'empêcher d'en rire, et après lui en dit bien sérieusement
ce qu'elle en pensoit, c'est-à-dire que si sa fille vouloit avoir de
la complaisance, elle serait fort heureuse avec lui. En effet,
Roquelaure est bon mari.



LA TOUR ROQUELAURE.


La Tour, surnommé La Tour-Roquelaure, étoit bien parent de Roquelaure,
mais n'étoit point de la même maison, si ce n'est par les femmes; mais
on l'appela ainsi à cause qu'il étoit toujours avec le marquis, et que
ce fut lui qui l'introduisit dans le monde. Il étoit bien fait et
dansoit fort bien; vrai parent de Roquelaure pour l'insolence. Il eut
une forte galanterie avec madame de Montglas[221]. Un jour qu'il étoit
brouillé avec elle, il dit à la comtesse de Fiesque: «Pensez-vous que
je m'en soucie? J'en ai eu assez de choses.» Il dit aussi qu'il avoit
couché avec madame de Comminges, avec madame de Fosseuse et avec
madame d'Uxelles[222]. «Qui vous croiroit? dit la comtesse, vous
n'avez pas une lettre.--Vous avez raison, dit-il, je suis un fat. Je
ne coucherai plus avec pas une qu'elle ne m'ait écrit auparavant.
Cette Montglas ne m'a jamais voulu écrire à cause de cela.» Leur
querelle vint de ce qu'elle ne vouloit pas qu'il entrât, je ne sais
quel jour qu'elle avoit fait quelque remède; il entra pourtant et lui
parla du style de son cousin. On disoit à cette femme, en la consolant
des insolences de cet homme, qu'il falloit pardonner aux amoureux.
«Ah! pour amoureux, dit-elle en franche coquette, il l'est autant
qu'on le peut être.»

  [221] Cécile-Élisabeth Hurault de Cheverny, petite-fille du
  chancelier, avoit épousé, en 1645, François de Paule de Clermont,
  marquis de Montglas. Elle a été maîtresse de Bussy-Rabutin,
  qu'elle abandonna dans sa disgrâce. Le comte se vengea en la
  faisant peindre sous les traits de la Fortune, avec cette devise:
  _Ambo leves, ambo ingratæ_. (Voyez les _Souvenirs d'une visite
  aux ruines d'Alyse, et au château de Bussy-Rabutin_, par M.
  Corrard de Breban; Troyes, 1833, in-8º, pag. 18.)

  [222] Marie de Bailleul, mariée, en 1645, à Louis Châlons Du Blé,
  marquis d'Uxelles, mère du maréchal. Son mari étoit gouverneur de
  Châlons, et n'étoit pas riche. Elle passoit pour galante; on fit
  sur elle le couplet suivant:

      Mon mari s'en est allé
      A Châlons, en Champagne;

      Il m'a laissé sans argent,
      Mais avec mon enjouement
    J'en gagne, j'en gagne, j'en gagne.

  (_Airs et vaudevilles de cour, dédiés à Mademoiselle_; Paris,
  Sercy, 1665, p. 295.)

Le comte de Fiesque écrivit en ce temps-là un billet sans signer à
Belesbat en ces termes: «M. de Belesbat est prié de se trouver chez M.
le marquis de Roquelaure pour, conjointement avec M. de La Tour,
vaquer aux affaires de leur vacation.» La Tour fut fort déferré de
cette équipée. On lui proposa, pour se raccommoder avec tout le sexe,
de faire la fête du Menteur, et que celles qui s'y trouveroient
seroient obligées de le recevoir chez elles; car les dames lui avoient
fermé la porte. Il n'y mordit point. Avant cela, se trouvant en lieu
obscur ou écarté avec madame d'Uxelles, il voulut entreprendre quelque
chose; elle le repoussa rudement. «Pardioux, lui dit-il, madame,
qu'auriez-vous dit d'un gascon qui n'eût rien entrepris en si belle
occasion?» La Tour fut tué à la guerre.

La comtesse de Fiesque écrivit un jour à madame de Montglas: «Ma
chère, venez me voir; il est quatre heures, et il n'est venu encore
personne; je suis au désespoir.»

Au carnaval de 1652, madame de Montglas fit une plaisante extravagance
chez la présidente de Pommereuil. On y devoit jouer _Pertharite, roi
des Lombards_, pièce de Corneille qui n'a pas réussi[223].
Mademoiselle de Rambouillet dit à Segrais, garçon d'esprit, qui est à
cette heure à Mademoiselle[224], qu'elle n'avoit point vu _l'Amour à
la mode_[225]; et qu'elle l'aimeroit bien mieux. «Dites-le à la
comtesse de Fiesque.» La comtesse le dit à Hippolyte; c'est le fils du
président de Pommereuil du premier lit, un benêt qu'on appeloit ainsi
parce qu'on lui faisoit la guerre qu'il étoit amoureux de sa
belle-mère. Hippolyte, qui étoit épris de la comtesse, alla dire aux
comédiens que, quoi qu'il coûtât, il falloit absolument jouer _l'Amour
à la mode_, et les envoya changer d'habits. On joue; madame de
Montglas réclame et fait bien du bruit. La comtesse et elle se
harpignèrent; les autres ne dirent rien. Au troisième acte, patience
échappa à madame de Montglas; elle crie tout haut: «Mon carrosse
est-il venu?--Non, madame.--Celui de l'abbé de Richou y est-il?
(Notez que c'étoit son galant.)--Oui, madame.» Elle sort, et, par une
plaisante rencontre, le comédien qui étoit sur le théâtre dit:

    Retraite ridicule et fort extravagante.

C'étoit justement où il en étoit, et dans la comédie une femme se
retiroit comme cela brusquement. Cela fit rire jusqu'aux larmes.

  [223] _Pertharite_, tragédie de Pierre Corneille, ne fut
  représentée qu'une seule fois, en 1653.

  [224] Il s'étoit attaché au comte de Fiesque, quand ce dernier
  fut relégué en Normandie. Segrais est de Caen. (T.)

  [225] Comédie de Thomas Corneille, en cinq actes, représentée en
  1653.



LE CHEVALIER DE ROQUELAURE.


Le chevalier de Roquelaure[226] est une espèce de fou, qui est avec
cela le plus grand blasphémateur du royaume. On dit qu'il s'est un peu
corrigé. A Malte, il fut mis dans un puits, où on le laissa quelque
temps par punition. A l'armée navale, le comte d'Harcour fut sur le
point de le faire jeter dans la mer avec un boulet au pied. Cela ne le
rendit pas plus sage[227]; car quelques années après, ayant trouvé à
Toulouse des gens aussi fous que lui, il dit la messe dans un jeu de
paume..., baptisa et maria des chiens, et fit et dit toutes les
impiétés imaginables. On en avertit la justice. On y fut; mais ils se
défendirent. Enfin pourtant il fut pris. Quelques jours après il
corrompit le geôlier moyennant six cents pistoles: le geôlier se sauva
avec lui, dont mal lui en prit, car le chevalier lui prit son argent,
et le renvoya comme un coquin. On les suivit, et le chevalier fut
repris. Son frère aîné ne perdit point de temps, et obtint une
évocation à Paris, ou, pour mieux dire, une jussion de ne passer point
outre. Cela lui sauva la vie. Voilà le chevalier à Paris, qui, au lieu
de se retirer, ou du moins de vivre modestement, se promenoit à la vue
de tout le monde, ne bougeoit du cabaret, et menoit toujours sa vie
ordinaire. Quelques dévots représentèrent à la Reine que sa régence ne
prospéreroit point si elle laissoit ce sacrilége impuni. On donne donc
ordre, à l'insu du cardinal Mazarin, au prévôt de L'Ile de prendre le
chevalier; ce qu'il fit, non sans perdre de ses archers; et, du côté
du chevalier, Biran[228], un de ses frères, grand gladiateur, y fut
blessé. On le mena à la Bastille, où il fut assez long-temps. Le
cardinal assura le marquis de la vie de son frère; car pour la prison,
ses parents eussent été ravis qu'on l'y eût tenu à perpétuité. A la
cour on murmuroit de cette sévérité, et les femmes même disoient tout
haut: «qu'on n'avoit jamais vu arrêter un homme de condition pour des
bagatelles comme cela.» Madame de Longueville étoit de ce nombre.
Après il fut mené à la Conciergerie, et on parla tout de bon de lui
faire son procès. En ce temps-là, comme quelqu'un lui disoit qu'il
couroit fortune, et qu'il avoit Dieu pour partie, il répondit: «Dieu
n'a pas tant d'amis que moi dans le Parlement.» Quoiqu'il y eût bien
des témoins, on ordonna pourtant qu'il seroit plus amplement informé,
et cela peut-être pour lui donner le temps de faire évader les
témoins; mais le chevalier trouva que le plus sûr, sans doute, étoit
de s'évader lui-même. La femme du geôlier, nommé Du Mont, qui étoit
une grande coquette, à qui souvent le prisonnier donnoit les violons,
devint amoureuse de lui. Il se consoloit avec elle tout doucement; il
la gagna, et elle fit faire un trou par lequel il se sauva au bout
d'un an de prison. On dit qu'il jouoit au piquet avec le gros La
Taulade, qui étoit là pour dettes, quand on lui vint dire à l'oreille
que le trou étoit fait; il ne se le fit pas dire deux fois, et fit
semblant d'aller dire un mot à quelqu'un. Le chevalier sort; La
Taulade, las de l'attendre, alla voir pourquoi il étoit si long-temps;
il trouva le trou; l'occasion lui sembla belle, il voulut en faire
autant; mais il n'y put jamais passer: la mesure n'avoit pas été prise
pour lui. Le lendemain de l'évasion du chevalier il arriva douze
témoins contre lui; il en avoit eu peut-être avis, et c'est
apparemment ce qui obligea son amante à ne pas différer davantage: on
la prit avec son mari, et on la mena au Châtelet. Je pense qu'il n'y a
pas eu de preuves contre elle; pour moi, je le lui aurois pardonné, à
cause de sa générosité; car elle avoit mieux aimé se priver d'un homme
qu'elle aimoit, que de le voir prisonnier.

  [226] Antoine de Roquelaure, chevalier de Malte. On dit dans
  Morery que ce chevalier mourut jeune. Les généalogies dans ce
  Dictionnaire ont été fournies par la famille. On verra par la
  suite de cet article que les Roquelaure avoient intérêt à
  dissimuler l'existence du chevalier.

  [227] Un jour qu'il jouoit et perdoit, il blasphéma tant, qu'un
  orage étant survenu, tout le monde eut peur et se retira; il
  demeura seul à dîner, et disoit en regardant le ciel: «Tonne,
  tonne, mordieu! tonne; tu penses me faire peur.» Un nommé
  Frissart, grand joueur de paume et grand blasphémateur, fit un
  jour venir un maçon pour lever un carreau d'un jeu de paume, où
  il y avoit, disoit-il, un diable dessous. Il fallut le lever, et
  il fit mille signes de croix avant qu'on le remît. (T.)

  [228] Ce brave fut tué en second par un bâtard de Montauron qu'il
  vouloit marquer, disoit-il, sur le nez. (T.)

Il revint à un an de là, et on ne lui dit plus rien. C'est un assez
plaisant _Robin_; il appelle son beau-frère cocu. On ne se fâche point
de tout ce qu'il dit. On croit qu'il a été amoureux de madame la
Princesse; il lui disoit tout ce qu'il lui plaisoit. Il la suivit à
Bordeaux; mais il ne l'a pas suivie en Flandre. Il dit plaisamment,
quand M. de Luynes, le janséniste, envoya demander dispense pour
épouser sa tante, mademoiselle de Montbason: «Des gens de notre
religion ne voudroient pas faire cela.» Il étoit tout mélancolique,
disoit-il, de ce qu'on lui avoit défendu de chanter la messe. Une fois
il disoit: «Je viens de ce bordel de la maréchale de Roquelaure.» Elle
lui disoit: «Chevalier, je suis toute triste, faites-moi rire.» Il lui
disoit cent extravagances. Un jour Romainville, illustre impie, son
ami, étoit à l'extrémité; un Cordelier vint pour le confesser. Le
chevalier prend un fusil, et couchant le Père en joue, lui dit:
«Retirez-vous, mon père, ou je vous tue: il a vécu chien, il faut
qu'il meure chien.» Cela fit tellement rire Romainville, qu'il en
guérit. Cependant le chevalier se confessa à quelques années de là, et
mourut comme un autre homme, en disant qu'il ne craignoit que de
n'avoir pas assez de temps pour se bien repentir. Il avoit les jambes
fort enflées, et il disoit: «Je les veux léguer à Laverdens.» C'est un
gros frère qu'il avoit.



BELESBAT.


Belesbat[229] se nomme Hurault, et est de bonne maison. Cette maison a
trois branches, celle de Vibraye, celle du chancelier de Cheverny,
dont madame de Montglas est petite-fille, et celle de laquelle
descendoit le père de M. de Belesbat. C'étoit un maître des requêtes,
et il l'a aussi été, et ensuite conseiller d'Etat. Il est demeuré
comme un amphibie entre la ville et la cour, quoi que dise ce couplet
contre lui:

    Ah! que j'aime ce Belesbat,
      Quoiqu'il soit un peu fat.
        Barbe à coquille,
      Et long en ses discours,
        Galant de ville,
      Et non galant de cour.

  [229] Henri-Hurault de L'Hôpital, seigneur de Belesbat, fut reçu
  conseiller au Parlement en 1633. Il devint ensuite maître des
  requêtes, et mourut en 1684.

Depuis, quoiqu'il fût marié, il ne laisse pas de faire furieusement le
galant. Il avoit quarante ans qu'on l'appeloit en riant _le Beau
Ténébreux_, car il a l'honneur d'être pour le moins aussi brun qu'un
autre. Il cajoloit, il y a onze ans ou environ, la sœur de Du Gué
Bagnols[230], femme d'un maître des comptes, nommé Moussy. Or, durant
l'absence de Belesbat, qui, pour avoir dit quelque chose dont il se
fût bien passé sur la perte d'Armentières, eut ordre de faire un petit
voyage à Vannes, en Bretagne, la dame souffrit quelques autres galants
qui effacèrent un peu _le Beau Ténébreux_ de sa mémoire. Au retour, il
s'imagina de se maintenir par autorité; il lui défendoit tantôt
d'aller au Cours, de voir tels et tels hommes, et ne lui vouloit pas
donner la liberté de voir madame de Courcelles-Marguenat, sa bonne
amie, aussi femme d'un maître des comptes. Non content de cela, il
alla quereller cette madame de Courcelles, et, en présence de quelques
personnes, il lui reprocha de l'avoir ruiné auprès de madame Moussy,
qu'elle lui avoit donné un autre galant, et qu'elle vouloit que son
amie l'imitât, et ne se contentât pas d'un à la fois, «car,
ajouta-t-il, madame, on sait bien que tels et tels vous servent,» et
les nomma. Comme cette femme se plaignoit hautement de cette
insolence, Brancas, l'un des galants que Belesbat avoit nommés, entra;
elle lui dit l'outrage qu'on lui venoit de faire. Brancas maltraita
l'autre de paroles, et le menaça de le faire sortir s'il continuoit,
et enfin Belesbat continuant toujours, il le prit par les épaules et
le mit dehors, puis ferma la porte de la chambre. Belesbat ne s'en
tint pas là, car il alla prier le prince d'Harcour, qui lui donnoit
quelque ombrage, de ne plus voir cette madame de Moussy. «J'y suis
engagé il y a long-temps, lui dit-il en présence de Laigues[231], et
si elle vous voyoit, je lui ferois un affront.» Il lui en fit un en
effet, car il fit avertir Moussy par un billet de se trouver à
Saint-Gervais (c'est leur paroisse), où une personne lui diroit une
chose qui lui importeroit extrêmement. On dit qu'il reçut ce billet en
présence de sa femme, et qu'elle fut aussi à Saint-Gervais, sans dire
rien, car elle se doutoit de quelque chose. Là, elle vit que madame de
Belesbat[232] présentoit des lettres à Moussy. Cette femme, ravie de
se venger, lui dit: «Monsieur, ce sont des lettres de votre femme à M.
de Belesbat; où vous verrez _Pierre_, c'est vous.» Moussy, chose
extraordinaire pour un maître des comptes, et qui passe pour une assez
pauvre cervelle d'homme, et qui, d'ailleurs, étoit jaloux, car on dit
que souvent il a fait faire des représentations à sa femme par toute
la famille assemblée, et que là on vespérisoit[233] terriblement la
pauvre chrétienne; Moussy prit les lettres, et répondit à madame de
Belesbat que ce n'étoit pas là l'écriture de sa femme, et que c'étoit
une imposture. Pour faire le conte bon, on ajoutoit qu'il lui avoit
dit: «Madame, si vous étiez tant soit peu jolie, je pourrois me venger
de votre mari; mais ma foi je me punirois plus que lui.»

  [230] Il est parlé de ce maître des requêtes dans l'Historiette
  de Roquelaure. (T.)

  [231] Ce Laigues est mêlé dans toutes les intrigues du temps. Il
  étoit fort lié avec Montrésor; le cardinal de Retz en parle
  fréquemment dans ses _Mémoires_.

  [232] Renée de Flexelles, fille de Jean de Flexelles, seigneur de
  Bregy. Elle se maria en 1637, et mourut en 1707.

  [233] _Vespériser_, réprimander. Cette expression, tout-à-fait
  hors d'usage, est dérivée du mot _vespérie_: on appeloit ainsi le
  dernier acte de théologie que devoit soutenir le licencié avant
  de prendre le bonnet de docteur; cet acte se faisoit la veille au
  soir du jour où devoit avoir lieu la réception; celui qui
  présidoit donnoit au répondant quelques avis, qui pouvoient bien
  quelquefois sentir la réprimande. (Voyez le _Dict. de Trévoux_.)

La dame accusée a dit pour sa défense que Belesbat avoit ôté à un de
ses laquais une lettre qu'elle écrivoit à une de ses amies, et que sur
son écriture il en avoit fait contrefaire quantité; et assez de gens
ont dit que cela étoit vrai, et que Belesbat étoit homme à se vanter
sans fondement; mais cette femme a fait encore une galanterie depuis
avec Fieubet, maître des requêtes. Cela n'a pas servi à contredire
l'histoire de Belesbat. Le mari prit cela pour argent comptant, ou
feignit de le prendre, et envoya prier l'abbé de Belesbat[234] de
venir parler à lui chez M. de Saint-Gervais, et lui dit qu'il s'étoit
voulu plaindre à lui de l'injure que son frère lui avoit faite, parce
qu'il le croyoit homme d'honneur; qu'il lui déclaroit que si M. de
Belesbat ne se dédisoit de ce qu'il avoit dit, il le tueroit partout
où il le rencontreroit. On disoit qu'il étoit assez étourdi pour cela.
Il est bien vrai qu'il fit un peu de peur au galant, et qu'il lui tira
vingt coups de pistolet dans ses fenêtres; mais enfin la fureur
martiale d'un maître des comptes ne peut pas durer long-temps. Il
traita sa femme à l'ordinaire, et on les a vus en ce temps-là à la
promenade ensemble. Belesbat, se voyant blâmé par tout le monde, dit
que c'étoit sa femme qui avoit surpris ces lettres, et que c'étoit un
tour de jalouse. Roquelaure dit là-dessus: «Ce galant de ville veut
m'imiter, mais c'est un poltron; il désavoue tout, moi je ne désavoue
rien.» Cela mit _le Beau Ténébreux_ en si méchante réputation,
qu'ayant été proposé dans une compagnie, lequel il vaudroit mieux
être de Belesbat ou de Saint-Germain-Beaupré, tout le monde conclut
pour le dernier.

  [234] Paul-Hurault de L'Hôpital, prieur de Saint-Benoît-du-Sault,
  mort d'apoplexie le 7 mars 1691.

Plus de quinze ans après, cette madame de Moussy et son mari se sont
séparés; le jeu en est plus cause que la galanterie, car elle étoit
bien passée. Elle jouoit quelquefois d'une telle fureur, qu'elle
couchoit pour cela dehors deux et trois nuits. On dit d'elle que pour
demeurer à coucher dans des maisons pour rejouer dès le matin, comme
on lui refusoit de la retenir, elle subornoit une servante pour
coucher avec elle.



MADAME DE COURCELLES-MARGUENAT,

ET MADAME DE CHAUVRY.


Cette madame de Courcelles, que Belesbat ne vouloit pas que madame de
Moussy vît, est fille d'un homme riche de Paris qui s'appeloit
Passart: elle a un frère maître des comptes. On la maria à un maître
des comptes, homme qui n'étoit point mal fait. Elle est petite et a
les yeux petits, mais elle est fort jolie et fort coquette. Sa mère
lui avoit tant fait entendre de messes, qu'elle n'en fut guère friande
quand elle fut mariée. Elle souffrit bien avec son beau-père, un vieux
fou, chez qui il falloit aller passer tous les ans six mois, en
Champagne; mais en revanche elle en tiroit beaucoup. Le premier qui a
fait galanterie avec elle est un conseiller au grand-conseil, nommé
Gizaucour; il est de Champagne et étoit voisin du beau-père, et frère
de la première femme de Courcelles. Ce Gizaucour se jeta dans la
débauche; c'étoit avant que d'être conseiller, et négligea la dame, ou
bien en fut négligé; mais il a eu la curiosité d'avoir toujours
quelqu'un des gens de la belle à lui, qui lui conte tout ce qu'elle
fait. Il dit que Brancas lui succéda, et que durant sa gueuserie,
madame de Courcelles répondit pour lui aux marchands. Un soir que
Courcelles vint par hasard, et contre sa coutume, dans la chambre de
sa femme, il y trouva Brancas qui prenoit congé; il le conduisit en
bas. Un valet, favori du mari, dit assez haut pour être entendu de la
femme: «Mordieu, je ne saurois souffrir que monsieur fasse comme cela
de l'honneur à un homme qui le fait cocu.» Elle le fit chasser; mais
il fallut six mois pour cela.

Ce bonhomme de mari, quand elle avoit fait bien des fredaines, se
vouloit mêler quelquefois de l'admonester de son devoir. «Je vois
bien, lui disoit-elle, que vous êtes en humeur de prêcher.» Elle lui
apportoit un grand fauteuil. «Mettez-vous là, lui disoit-elle, et
prêchez tout votre soûl.» Puis, quand il avoit bien harangué: «C'est
là, lui disoit-elle, le plus court chemin que vous puissiez prendre
pour vous faire bien haïr.» Enfin le mari se rebuta, et ne couchoit
plus avec elle; mais elle couchoit avec Brancas, et elle se sentit
grosse. Or, elle se prévalut de l'arrivée de leur fermier, appelé
Fissier, qui étoit un paysan qui avoit bon sens et qu'ils aimoient
assez; ils le faisoient toujours manger avec eux. Le soir, quand il
fut temps de se coucher, le mari dit: «Je m'en vais, adieu.--Hé!
où allez-vous? dit cet homme qui avoit le mot.--Dans mon
appartement.--Par ma foi, je vous trouve bien de loisir de faire ainsi
lit à part: il ne faut jamais user quatre draps, quand on peut n'en
user que deux.» Tout en goguenardant, il les fit coucher ensemble. Une
fois, en pareille rencontre, elle fit ôter toutes les vitres de sa
chambre, et le soir, feignant que le vitrier lui avoit manqué de
parole, elle dit à son mari: «Je m'enrhumerai bien cette nuit; si vous
vouliez, je demeurerois ici.--Ce que vous voudrez.» Elle le caressa
bien, et il adopta encore cette fois-là l'enfant d'un autre.

Les coquetteries de cette femme firent tourner la cervelle à son mari.
Quand elle eut lieu de le traiter un peu de fou, elle l'enferma dans
une chambre sur le devant du logis, dont les fenêtres étoient grillées
et même condamnées, de peur qu'il ne vît le beau monde qui alloit voir
sa femme. On disoit qu'elle avoit Brancas[235] pour brave, le
chevalier de Gramont[236] pour plaisant, Charleval[237] pour bel
esprit, et le petit Barillon[238] pour payeur. Un jour elle et deux ou
trois autres coquettes étoient au Cours avec le chevalier de Gramont
et autres. Le petit Coulon, enfant gâté, y étoit; il est leur voisin;
elles l'avoient pris en badinant dans leur carrosse. Ces jeunes gens
prirent leurs manteaux, à cause d'un vent frais qui se leva, et après,
par-dessous leurs manteaux, portèrent la main à ces femmes où vous
savez. Ce sont là leurs belles façons de faire. Quelques jours après,
cet enfant étoit chez madame la présidente de Pommereuil avec sa mère,
et là, ayant froid, il prit son manteau, puis mit la main où vous
savez à la présidente. Elle et sa mère le grondèrent. «Ouais! dit-il,
je vis faire comme cela l'autre jour au Cours.» On approfondit
l'affaire, et la Pommereuil disoit: «Mais ce sont donc des perdues! Il
ne les faut plus voir.» Cela se sut, il y eut une querelle du diable.
Enfin on les accommoda.

  [235] Brancas, le fameux distrait, le _Ménalque_ de La Bruyère.

  [236] Le chevalier de Gramont, le héros d'Hamilton, et l'ami de
  Saint-Évremont.

  [237] Jean-Louis Faucon de Ris, seigneur de Charleval, poète
  agréable et léger, dont les ouvrages, épars dans les Recueils du
  temps, ont été réunis en 1759 par Lefebvre de Saint-Marc, et
  publiées avec les _Œuvres de Saint-Pavin, de Lalanne et de
  Montplaisir_.

  [238] Il a été ambassadeur en Angleterre au moment de la
  révolution qui renversa les Stuarts. Il en est souvent parlé dans
  les _Lettres_ de madame de Sévigné.

La maréchal d'Albret s'avisa, il y a quelques cinq ans, d'en conter à
la Courcelles; elle étoit veuve alors; elle étoit éprise de
Bachaumont[239], comme elle l'est encore. Le bruit court qu'ils sont
mariés. Le maréchal n'y fit rien, et Roquelaure en faisoit une
plaisanterie. «Ce brave Miossens[240], disoit-il, ce conquérant, à qui
rien ne résistoit, a été trois mois devant une bicoque, une méchante
place qu'on appelle _Marguenat_, et a levé le piquet honteusement.»
Les goguenards disoient: «Il n'avoit garde de la prendre, il y a trop
de gens dedans.»

  [239] François Le Coigneux de Bachaumont, auteur de quelques
  poésies légères; il n'est connu aujourd'hui que par le _Voyage_
  qu'il publia conjointement avec Chapelle.

  [240] César Phœbus, maréchal d'Albret, porta le titre de comte
  de _Miossens_, ou _Miossans_, jusqu'au moment où il fut élevé à
  la dignité de maréchal de France.

Son mari devint hébêté. Elle l'enferma fort bien dans une chambre.
Cependant Bachaumont Le Coigneux s'en éprit, et, le mari étant mort,
il vécut avec elle comme avec sa femme. Enfin, au bout de dix ou douze
ans, ils firent jeter des bans, et se marièrent comme s'ils n'eussent
jamais couché ensemble[241].

  [241] Cet alinéa a été écrit par l'auteur à la marge du manuscrit
  plusieurs années après ce qui précède. C'est ce qui explique la
  différence qu'on remarque entre deux passages qui se suivent
  d'aussi près.

Un nommé Cotignon, successeur de Chauvry, étoit conseiller au
Parlement; depuis il a vendu sa charge, et vit de ses rentes. Il est
fils d'un bonhomme Cotignon[242], qui étoit à la Reine-mère; il a
épousé une jolie personne, petite et brune, mais qui a l'esprit fort
vif[243]. Ménébrolles, fils de Roullier, homme d'affaires fort riche,
fut le premier qui l'entreprit, mais en vain. Ce Ménébrolles est un
étourdi qui se disoit le Roquelaure des bourgeois.

  [242] Gabriel Cotignon, seigneur de Chauvry, étoit secrétaire des
  commandements de la reine Marie de Médicis. Il devint, en 1613,
  généalogiste des ordres du Roi. Nicolas Cotignon, son fils,
  l'objet de l'article de Tallemant, succéda à son père dans cette
  charge.

  [243] Elle s'appeloit Marie Royer, dame Du Breuil.

Depuis, cette madame de Chauvry eut la connoissance de madame de
Courcelles; et le mari, qui n'y prenoit pas plaisir, et qui peut-être
savoit que Rambouillet, blondin de réputation, qui étoit frère de sa
femme, avoit été de quelques parties de madame de Courcelles, lui
défendit absolument de la voir. Or, il y eut je ne sais quelle
promenade, où elle alla en cachette; il le sut, chassa le cocher et
les laquais, et donna, dit-on, le fouet à sa femme. En voici deux
autres vaudevilles:

      Du temps de Ménébrolle,
        Petite Chauvry,
    Vous n'étiez pas sur le rôle
    Des coquettes de Paris.

        Dieu! quelle misère
        En ce siècle-ci:
    On donne des étrivières
    A madame de Chauvry!

      Jusqu'à cette heure[244]
      Tu n'es pas cocu;
    Mais tu le seras, je meure.
    Mon ... vengera mon ...

  [244] Elle parle au mari. (T.)

Elle étoit tellement jalouse de lui, que durant six années elle ne
voulut pas souffrir qu'il mît le pied chez sa sœur des Réaux, une des
plus belles femmes de la ville, et il ne la voyoit plus que chez le
père avec lequel il logeoit. Peu de gens s'en aperçurent. Peut-être
avoit-elle remarqué que ce garçon parloit de sa sœur avec trop de
tendresse. Lui, comme discret cavalier, a conté à son propre père que
pour posséder cette femme il avoit loué une maison proche de la sienne
(c'était en un quartier fort éloigné, près les Carmes déchaussés), et
que là il avoit fait une ouverture au mur qui rendoit dans une grande
armoire de bois de poirier noirci, où elle faisoit semblant de mettre
des confitures; et cette armoire étoit scellée dans la muraille. Il
passoit comme cela des nuits entières avec elle.



SAINT-GERMAIN BEAUPRÉ,

LE FEU PRÉSIDENT LE BAILLEUL ET SES FILS.


Saint-Germain Beaupré, gouverneur de la Marche, est fils de feu
Saint-Germain Beaupré, qui avoit fait sa fortune par le moyen de
madame de Sourdis, tante de M. de Beaufort, car ce n'étoit ni un homme
de cœur, ni un homme d'une maison fort illustre. Foucault est le nom
de la famille. Il devint gouverneur de la Marche, et embellit fort sa
maison de Saint-Germain Beaupré, qui est en ce pays-là. C'a été un
fort grand tyran en toutes choses: quand un paysan ou un bourgeois
avoit du bien, il le forçoit à donner sa fille à quelqu'un des gens de
M. le gouverneur, et c'étoit ainsi qu'il récompensoit ses domestiques;
grand voleur, grand emprunteur à ne jamais rendre, et grand
distributeur de coups de bâton. Quelquefois il lui est arrivé de faire
assassiner des gens. Enfin madame de Rambouillet, eu égard au pays
montueux où il étoit, et à sa manière de vie, disoit que c'étoit un
autre _Vieil de la Montagne_. Celui dont nous parlons, qui est son
aîné, n'a pas eu meilleure réputation que son frère pour la bravoure,
et n'est peut-être guère moins pillard. Il eut une querelle avec un
gentilhomme de feu M. le Prince, nommé Villepréau, qu'il attaqua si
bien à son avantage dans la rue Saint-Antoine, qu'un grand laquais
qu'il avoit lui donna un coup d'épée dont il mourut. Saint-Germain
voulut faire passer cela pour une rencontre; on demanda sa grâce au
Roi, qui dit: «Ce n'est pas à lui qu'il la faut donner, c'est à son
grand laquais.» Au siége de Hesdin, Le Drouet, capitaine aux gardes,
lui donna un soufflet, et Saint-Germain se laissa accommoder avec ce
soufflet par-devers lui. Tout cela le mit en si méchante réputation,
qu'encore qu'il ne fût pas mal fait de sa personne, qu'il eût douze
mille écus de rente, un gouvernement, de la plus petite province de
France à la vérité, mais toujours un gouvernement de province, une
belle maison et pour cent mille écus de meubles, le marquis de
Rochefort ne lui voulut jamais donner sa fille, quoiqu'elle eût bien
des frères et bien des sœurs, et qu'il ne lui donnât pas un gros
mariage. Madame de Bouteville lui refusa sa fille, aujourd'hui madame
de Châtillon; elle n'avoit pourtant que cinquante mille écus tout au
plus. Enfin, voyant le feu président Le Bailleul, surintendant des
finances, il épousa la plus jeune de ses trois filles, qui est une
fort jolie personne; il n'en eut que cent mille francs; mais il
espéroit tout de la faveur du surintendant. Il fut bien attrapé, car
l'année ne passa point que d'Émery ne fût surintendant au lieu de Le
Bailleul.

Sa femme et lui ne furent pas long-temps bien ensemble: tous les jours
ce n'étoit que gronderies. Enfin elle découvrit à son père ce que
Saint-Germain vouloit exiger d'elle. Il falloit que l'accusation fût
puissante, car Saint-Germain, tout avare qu'il est, se résolut à
donner huit mille livres de pension à sa femme qui alla demeurer chez
le président.

Depuis cet impertinent s'avisa de dire que sa femme se divertissoit
avec un valet-de-chambre qu'il avoit. Peut-être a-t-il trouvé plus à
propos de passer pour cocu, que pour s........, et qu'il a voulu être
du côté du plus grand nombre. Il dit que ce valet l'avoit trahi, et
qu'il étoit cause de tout le désordre qui arriva entre lui et sa
femme. Ce fut le bonhomme Perrochel, maître des comptes, qui négocia
cette séparation. On disoit qu'il avoit séparé Saint-Germain pour le
redonner à sa femme[245], car cette vieille étoit la seule bonne
fortune que le cavalier avoit eue.

  [245] Cette madame Perrochel, une fois chez madame de Rohan,
  voyant des portraits, demanda de qui ils étoient. «Des princesses
  de Rohan, lui dit-on.--Jésus! vous m'étonnez, répondit-elle, ils
  sont blancs comme neige!» (T.)

Au bout d'un an et demi, Saint-Germain et sa femme se remirent
ensemble. En un voyage à Paris, comme il fut de retour au logis, un
soir, il demanda où étoit sa femme. Elle a mandé, dit-on, qu'elle
soupoit chez madame la Princesse, la jeune. Le soupçon le prend, il y
va; elle n'y soupoit point. Elle revient à minuit. «D'où venez-vous?
De chez madame la Princesse.--Ah! carogne!» Le voilà à coups de pied
et à coups de poing.

Le président Le Bailleul, quoiqu'il se dise d'une bonne maison de
Normandie, qui s'appelle de Bailleul, n'en est point; car il seroit
tout de même descendu des _Ballioli_, roi d'Écosse, si le nom y
faisoit quelque chose. Son père étoit Normand, fort expert à remettre
les os disloqués et rompus, et à panser les descentes de boyau: il
épousa une bourgeoise. Il est vrai qu'il n'avoit point de boutique,
car il n'étoit pas chirurgien, et qu'il se mit je ne sais quelle
vision de noblesse dans la tête. On dit qu'il avoit toujours l'épée au
côté. Le feu président avoit le talent de son père, et de leur nom on
appelle tous les remetteurs des _Bailleuls_. Le feu Roi avoit quelque
affection pour celui-ci, et le fit lieutenant civil, puis il devint
président au mortier. Il s'attacha à la Reine, qui le fit surintendant
des finances, métier auquel il n'étoit nullement bon, car c'étoit un
assez pauvre homme. On faisoit un conte sur cela. On disoit qu'une de
ses filles, ou son fils, voyant qu'il disoit en marchandant un cheval:
«Je n'en veux point donner soixante écus; mais je vous en donnerai
deux cents livres,» lui avoit dit: «Vous verrez qu'on vous fera
surintendant des finances, tant vous comptez bien.» On le fit ministre
d'État, en lui ôtant les finances. On lui dit que son gendre dépensoit
trop, et qu'il s'incommoderoit. «Nous avons accoutumé, répondit-il, de
faire comme cela dans notre maison.»

L'aînée de ses filles, qui est une personne de bonne mine, fut mariée
avec Girard, seigneur de Tillet, qui est une terre de trente mille
livres de rente, à quatre lieues de Paris; c'étoit un des plus riches
garçons de la ville. Il l'épousa pour l'estime qu'il faisoit de
l'alliance, car il eut si peu de chose en mariage que cela ne valoit
pas la peine d'en parler. C'étoit avant la surintendance. Elle
commença de bonne heure à faire bien de la dépense, car de trois mille
louis d'or qu'il lui envoya, il n'en trouva pas un sou le lendemain de
ses noces: le reste alla à proportion. Un an ou deux après son
mariage, elle souhaita d'avoir des lettres de recommandation d'une
veuve d'un avocat-général de Grenoble, nommée madame de Revel, qui a
beaucoup d'esprit et qui faisoit fort joliment des vers; c'étoit pour
quelque affaire au parlement de Dauphiné. Madame de Revel les écrivit
et les lui voulut porter elle-même. Madame de Tillet n'étoit pas
habillée, et ne se voulut pas laisser voir; elle envoya sa suivante en
sa place. Mais la Dauphinoise connut aussitôt la vérité. Quelques
jours après, pour faire voir à l'autre qu'elle n'étoit pas trop aisée
à duper, elle y retourne; mais madame de Tillet fit dire qu'elle n'y
étoit pas, et cela arriva plus d'une fois. Enfin madame de Revel
emprunte un carrosse et des laquais afin qu'on ne reconnût point son
équipage, et y va à une heure précisément. On la fait monter; madame
de Tillet la reçoit, ne sachant qui ce pouvoit être; car elle étoit
montée en même temps que le laquais. Elle lui dit: «Madame, je
demandois madame de Tillet.--Madame, on m'appelle ainsi.--Ce n'est pas
vous pourtant que je demande.--Madame, il n'y a que moi céans de ce
nom-là.--Mais, madame, j'ai vu céans même une autre madame de Tillet
qui ne vous ressemble point du tout.» L'autre reconnoît ce que
c'étoit, et se déferre. La Dauphinoise en eut pitié, et lui dit:
«Madame, c'est assez joué; je ne voulois que vous faire voir que les
provinciales ne sont pas plus bêtes que les autres.» Et après fit une
visite comme si de rien n'eût été. Madame de Tillet, avec sa mère,
l'alla visiter ensuite; mais elle étoit encore déferrée.

Sa galanterie avec Lillebonne, cadet d'Elbeuf, a bien fait du bruit.
Il y en a qui ont dit que La Cour des Bois, cadet de Tillet (il est
président je ne sais où), devint amoureux d'elle, et que, pour se
venger de ce qu'elle ne l'avoit pas voulu aimer, il fit avertir ou
avertit lui-même le mari de tout ce qui se passoit. Tillet alla pour
quelque temps au Tillet et envoya un petit laquais chez lui, à Paris,
fort adroit, avec ordre de s'amuser, et de se laisser surprendre par
le soir, afin d'avoir prétexte d'y demeurer à coucher. Ce petit garçon
se met à jouer, après souper, avec un petit laquais de madame, et sur
les onze heures et demie il entend bien du bruit. «Qu'est-ce que cela?
dit-il. Ne seroient-ce point des voleurs?--Voire! dit l'autre, joue
seulement.--Mais je meurs de peur.--Joue seulement, te dis-je; c'est
M. de Lillebonne qui vient comme cela coucher tous les soirs avec
madame, quand monsieur n'y est pas.» Le lendemain, Le Tillet enleva le
Suisse, car la vanité de cette femme en avoit voulu avoir un, et la
demoiselle, à qui La Cour des Bois donna fort vilainement des coups de
plat d'épée. Le Suisse confessa tout, et le mari renvoya la dame au
président Le Bailleul, son père. On dit que les Suisses, qui servent
de portiers à Paris, allèrent au nombre de trois cents enlever leur
camarade au Tillet; après ils allèrent demander les gages au
président. «Paie-le, dirent-ils, il t'a servi et a servi ta fille
selon son goût.» Il le fallut payer. Tout cela se fit, dit-on, à la
campagne. J'en doute un peu.

Madame Pilou alla comme les autres voir madame Le Bailleul dans cette
affliction. Cette sotte femme lui dit: «Ah! madame, mes pauvres filles
sont bien malheureuses! (On avoit aussi parlé terriblement de madame
d'Uxelles, auparavant madame de Nangis[246].) Le monde est bien
acharné sur elles. Mais on dira ce qu'on voudra; mes filles sont bien
demoiselles. Celles qui ne sont point demoiselles peuvent bien tomber
en ces fautes-là, mais non pas elles.--Ah! ah! madame, dit madame
Pilou, me voilà donc bien _encarognée_, moi qui suis fille et femme de
procureurs. Vraiment, vous me donnez là un beau _casse-museau_.» Le
père parloit à peu près de même. Madame de Tillet prit huit mille
livres de pension. Le mari est ferme et n'en veut point ouir parler;
il dit: «Revenez si vous voulez; mais gare la tour.» Elle est chez sa
mère depuis la mort du président Le Bailleul, le père, où elle a sa
fille. Lillebonne continue toujours et fort scandaleusement.

  [246] Elle sortit de Paris au blocus à la tête d'une compagnie de
  chevau-légers qu'avoit un Chaumont, parent du bonhomme Chaumont,
  beau-frère du président Le Bailleul; elle étoit déguisée en
  homme. On disoit à Chaumont: «Vous avez là un joli cadet.» Ce
  garçon faisoit entrer les jeunes gens de la cour tous les jours à
  Paris. Meret, une fois, pour avoir mal contenté ses porteurs, fut
  en danger, car ils crièrent: «Au Mazarin!» (T.)



MADAME DE CHOISY,

CHAMPAGNE LE COIFFEUR.


Madame de Choisy est sœur de Belesbat. Choisy, maître des requêtes,
aujourd'hui chancelier de M. d'Orléans, l'épousa pour avoir de
l'alliance; car pour lui c'est peu de chose; et la maltôte a enrichi
son père. Elle a été jolie, a de l'esprit, et dit les choses
plaisamment. Elle est gaie, et cherche toujours à se divertir: c'est
un original en certaines choses. Elle plaisoit tellement au cardinal
Mazarin, au commencement de la régence, qu'un jour il dit chez le
maréchal d'Estrées: «Quoi! vous vous divertissez céans, et madame de
Choisy n'en est pas! Comment se peut-on divertir sans elle[247]?»

  [247] Madame de Choisy faisoit le charme de la haute société par
  les agréments de son esprit. Mademoiselle de Montpensier, madame
  de Brégis, Segrais, dans _les Divertissements de la princesse
  Aurélie_, et Somaize, dans _le grand Dictionnaire des
  précieuses_, ont fait d'elle les portraits les plus flatteurs. On
  a parlé ailleurs de cette dame avec quelque détail. (Voyez la
  _Notice sur l'abbé de Choisy_, en tête de ses Mémoires, dans la
  deuxième série des _Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t.
  63, p. 123.)

On dit que jamais elle n'a été déferrée qu'une fois. Elle n'étoit pas
trop bien avec La Rivière[248]; or, il y avoit une partie de lui, de
Goulas[249], de Tambonneau[250] et de sa femme, et de feue
mademoiselle de Belesbat, pour aller chez Goulas. Madame de Choisy
mouroit d'envie d'en être, et ne savoit comment s'en mettre. Enfin
elle résolut de payer d'effronterie. Un jour, à dîner, quoi qu'on lui
dît, elle ne déferra point. Cependant La Rivière la poussa de telle
force, que mademoiselle de Belesbat en vint contre lui aux grosses
paroles. Cela s'apaisa. Elle avoit alors une demoiselle qui n'étoit
pas trop sage: cette fille s'avisa de lui dire qu'on ne lui rendoit
pas assez d'honneur. «Tu verras, une telle, combien je me vais faire
respecter.» La Rivière et les autres surent cela. Ils lui donnent un
grand fauteuil, un cadenas, et laissent deux places entre elle et les
autres. Elle reçoit tout cela sans s'étonner, comme une chose due. Au
milieu du repas, après lui avoir rendu bien des déférences, tout d'un
coup La Rivière et Goulas se lèvent, le verre à la main, et lui
disent: «A toi, la Choisy.» Cela la déferra tout plat.

  [248] Louis Barbier, dit l'abbé de La Rivière, évêque de Langres.
  C'étoit le favori de Gaston, duc d'Orléans, quoique, dit le
  _Gallia christiana_, d'après tous les Mémoires du temps, il ne
  lui ait pas toujours tenu sa foi. C'étoit un véritable roué
  revêtu des habits d'un prélat.

  [249] Secrétaire des commandements de Gaston, duc d'Orléans, dont
  il est souvent parlé dans les Mémoires de mademoiselle de
  Montpensier.

  [250] Le président Tambonneau, il étoit à la chambre des comptes.
  On se souvient que Louis XIV fit, avec madame de Montespan, un
  couplet sur la présidente Tambonneau. (_Œuvres de Louis XIV_,
  tome 6, page 264.)

La Rivière fit un jour un conte de maître Girard, le concierge des
Petites Maisons, qui s'amusa une fois si fort à crosser[251], que les
fous, qui n'étoient pas liés, se pensèrent tous sauver. Depuis, quand
madame de Choisy disoit des folies, il lui crioit: «Madame, maître
Girard crosse; madame, maître Girard crosse.»

  [251] _Crosser_; c'étoit un jeu qui consistoit à chasser une
  balle ou une pierre avec un bâton recourbé. (_Dict. de Trévoux._)
  Ce jeu devoit beaucoup ressembler à celui du mail.

Elle appelle ses yeux _ses vainqueurs_. Un jour qu'elle étoit allée
voir madame de Vendôme, une bonne idiote[252], elle lui dit pour
excuses de ne lui avoir pas rendu plus souvent ses devoirs, que _ses
vainqueurs_ avoient été malades. La bonne princesse crut qu'elle avoit
dit ses chevaux, et lui demanda: «Qu'avoient-ils donc? Avoient-ils le
farcin?»

  [252] On pourra juger de l'étendue de l'esprit de Françoise de
  Lorraine, duchesse de Vendôme, par ce passage d'une lettre écrite
  à Conrart, le 13 novembre 1665, par Marie-Éléonore de Rohan,
  abbesse de Malnoue. (Nous avons copié cette lettre sur l'original
  autographe qui fait partie du manuscrit de la Bibliothèque de
  l'Arsenal, no 151, in-4º, t. 2, p. 239)

  «Il faut encore vous dire que madame de Vendôme, en remerciant le
  Roi des honneurs qu'il a fait rendre à M. de Vendôme, lui dit:--Il
  ne manque rien à ma satisfaction, sinon que M. de Vendôme vît
  lui-même les honneurs que Votre Majesté lui rend après sa mort; il
  en auroit été bien content, et moi aussi.--Je n'ai rien vu d'elle
  de plus joli que ce compliment, non pas même quand elle prioit
  Dieu afin que la mer ne fût point débordée durant que son fils de
  Beaufort seroit dessus.»

Elle disoit familièrement à M. de Candale: «Mais allez au moins faire
un tour dans l'antichambre. «Croyez-vous qu'on n'ait point envie de
pisser?» Un jour elle eut envie de manger d'une tourte; elle en fait
faire une par son sommelier; on la lui apporte devant tout le monde;
elle se met à la manger, sans en donner à personne, et puis quand elle
en eut assez: «Tenez, leur dit-elle, en voilà encore; mangez si vous
voulez.» Elle dit aux gens familièrement: «Vous ne m'accommodez pas;
si je puis m'accoutumer à vous, je vous le ferai savoir;» et elle fait
ce qu'elle dit.

Quand elle voit trop de gens chez elle à la fois, elle leur dit: «En
voilà trop; voyez qui de vous s'en ira.» Elle fit sortir une fois
comme cela deux hommes à leur première visite. On trouve tout bon
d'elle. Le comte de Roussy, homme grave, qu'elle avoit rencontré le
jour de devant quelque part, heurtoit à sa porte: elle met la tête à
la fenêtre. «Monsieur le comte, je vous vis hier, c'est assez; j'ai
affaire à monsieur que voilà.» C'étoit un jeune homme de quinze ans.
On n'en a pourtant jamais médit. Elle dit familièrement aux gens:
«Combien y a-t-il que vous ne m'aviez vue? Vous venez un peu trop
souvent.»

Jerzé lui fit un jour une malice: il emporta une de ses lettres qu'il
trouva sur la table de la princesse Marie[253], à qui elle étoit
adressée. Il la fait imprimer et envoie crier devant sa porte: «_Voilà
la lettre de madame de Choisy à madame la princesse Marie._» Jerzé la
va trouver. Elle étoit dans une colère enragée: il lui dit qu'elle
avoit grande raison, et qu'il ne falloit point souffrir de ces
choses-là. Elle croyoit que la princesse Marie lui avoit fait le
tour. Enfin on en sut la vérité; et, ravie de n'avoir point sujet de
se plaindre de la princesse, elle pardonna de bon cœur à Jerzé.

  [253] Marie de Gonzague, qui devint reine de Pologne en épousant
  Wiesnovieski. «Ma mère, dit son fils, avoit un commerce réglé
  avec la reine de Pologne, Marie de Gonzague, avec madame royale
  de Savoie, Christine de France, avec la fameuse reine de Suède,
  et avec plusieurs princesses d'Allemagne.» (_Mémoires de l'abbé
  de Choisy_, deuxième série de la Collection des _Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, tome 63, page 153.)

On écrit de Naples qu'une dame de fort bonne compagnie, et qui mettoit
tout le monde en train, avoit été huée dans les désordres. «Ah!
dit-elle, voilà la _Choisy_ de Naples morte.»

Un jour, étant au bal auprès de madame d'Angoulême[254] la jeune, qui
seroit bien sa fille, elle lui disoit: «Il faut avouer que les blondes
éclatent plus ici; mais nous autres brunes, nous avons l'agrément.»
Elle disoit cela du meilleur sérieux qu'elle eût.

  [254] Henriette de La Guiche, veuve de Jacques de Matignon, comte
  de Thorigny, femme de Louis de Valois, duc d'Angoulême.

Elle fit une fois un vilain tour au curé de Saint-Germain de
l'Auxerrois: elle avoit pris un remède; ce remède fut si long-temps à
opérer, qu'elle se résolut à aller à la messe avant que de rendre.
Mais à peine la messe fut-elle vers la fin, qu'elle se sentit pressée.
Elle entre chez le curé, et trouve deux hommes dans sa salle qu'il
avoit conviés à dîner; elle leur dit: «Messieurs, M. le curé vous
demande.» Elle plante son paquet dans la cuvette où il y avoit du vin
à la glace, puis se sauve. Elle loge là, auprès de l'hôtel de
Blainville. Le curé la vouloit excommunier: elle répondit «qu'il
valoit mieux qu'elle eût fait tout dans la cuvette que dans l'église;
et qu'après tout, si elle n'eût été bien craignant Dieu, elle n'eût
pas été à la messe en cet état-là.»

Champagne le coiffeur contoit, il y a long-temps, une chose d'elle
que personne n'a crue: il disoit qu'étant une fois allé trouver la
princesse Marie à Notre-Dame-des-Vertus, où elle prenoit l'air chez
Montelon, son avocat, il étoit entré dans la chambre de madame de
Choisy, qui y étoit aussi, et que, l'ayant rencontrée au lit, il avoit
été assez heureux pour trouver l'heure du berger; mais que ce n'étoit
pas ce qu'on pensoit, et qu'elle avoit les cuisses fort maigres. Un
des parents de la dame, qui m'a conté cela, dit qu'il chercha quelque
temps Champagne pour le rouer de coups, mais que le coquin se cacha.
Je ne sais comment, après une chose comme celle-là, la reine de
Pologne a pu emmener Champagne avec elle.

Ce faquin, par son adresse à coiffer et à se faire valoir, se faisoit
rechercher et caresser de toutes les femmes. Leur foiblesse le rendit
si insupportable qu'il leur disoit tous les jours cent insolences: il
en a laissé telles à demi coiffées; à d'autres, après avoir fait un
côté, il disoit qu'il n'achèveroit pas si elles ne le baisoient;
quelquefois il s'en alloit, et disoit qu'il ne reviendroit pas si on
ne faisoit retirer un tel qui lui déplaisoit, et qu'il ne pouvoit rien
faire devant ce visage-là. J'ai ouï dire qu'il dit à une femme, qui
avoit un gros nez: «Vois-tu, de quelque façon que je te coiffe, tu ne
seras jamais bien tant que tu auras ce nez-là.» Avec tout cela elles
le couroient, et il a gagné du bien passablement; car, comme il n'est
pas sot, il n'a pas voulu prendre d'argent, de sorte que les présents
qu'on lui faisoit lui valoient beaucoup. Lorsqu'il coiffoit une dame,
il disoit ce que telle et telle lui avoit donné, et quand il n'étoit
pas satisfait, il ajoutoit: «Elle a beau m'envoyer quérir, elle ne m'y
tient plus.» L'idiote, qui entendoit cela, trembloit de peur qu'il ne
lui en fît autant, et lui donnoit deux fois plus qu'elle n'eût fait.
Avec cela il étoit médisant comme le diable: il n'y avoit personne à
sa fantaisie. De Pologne il alla en Suède, et revint ici avec la reine
Christine.



M. ET MADAME DE BRÉGIS.


Brégis est fils d'un président des comptes, qui s'appeloit Flesselles.
Cet homme, par la vision de conserver de grandes pièces en terres, en
charges et en maisons à Paris, payoit une si grande quantité de rentes
constituées, qu'on payoit chez lui, à la lettre, comme on fait à
l'Hôtel-de-Ville. Brégis étoit cadet[255], et se mit dans le régiment
des gardes, où il acheta un drapeau; depuis il devint l'aîné. Son père
l'obligea à quitter l'épée. Jamais on ne l'y put faire résoudre qu'en
lui disant qu'un conseiller au parlement passoit devant un capitaine
aux gardes. Il n'y a pas de difficultés pour des contrats de mariage,
enterrements et autres choses semblables. Voilà donc Brégis de robe;
mais il n'en fut pas long-temps. Il devint amoureux d'une
femme-de-chambre de la reine, appelée mademoiselle de Charan[256],
fille du premier lit de madame Hébert, autre femme-de-chambre de la
Reine. Pour la lui faire épouser, on donna à cette fille, qui étoit
jolie, quoique brune et petite, la qualité de fille de la Reine, de
dehors. Le père ne consentit point au mariage; depuis il s'apaisa. On
fit un couplet.

    Brégis s'est fait de la cour,
    Épousant Charan, la belle;
    Mais il sera quelque jour
    Aussi cocu que Courcelle[257].

  [255] Madame de Belesbat est sa fille.

  [256] Ce passage de Tallemant donne le véritable nom de la
  comtesse de Brégis, ainsi c'est par erreur qu'elle a été appelée
  Charlotte de Saumaise dans une note des _Œuvres de Louis XIV_,
  t. 5, p. 19.

  [257] Un homme de qualité qui, par amour, avoit épousé une
  gourgandine. Depuis elle consentit à la dissolution du mariage,
  et il épousa madame d'Auriac, sœur du maréchal de Villeroy. (T.)

On dit qu'il lui avoit fait présent de quelque galanterie pour
laquelle il lui fallut subir une opération. Cela se sut, quoique
secret, et on l'appela _le Petit Castillan_, à cause que les chevaux
de ce pays-là ont le bout d'une oreille coupé.

Brégis eut, par le crédit de sa femme, je ne sais quel emploi quand on
parla d'envoyer à Munster, et de là il fut envoyé en Pologne, où après
il eut qualité d'ambassadeur. Du temps du mariage de la reine de
Pologne, il alla en Suède, où la Reine se laissa apparemment tromper à
la hablerie du cavalier; car pour sa physionomie, quoiqu'il soit bien
fait, il a furieusement de ganache. Sa femme cependant s'étoit bien
mise dans l'esprit de la Reine, et y a gagné, dit-on, plus de quatre
cent mille livres. Elle est coquette en diable; cependant on n'a
jamais tranché le mot avec personne. Elle ne manque point d'esprit;
mais c'est la plus grande façonnière et la plus vaine créature qui
soit au monde. Elle dit une chose jolie quand les Polonois étoient
ici. La Reine lui dit: «Mais entendez-vous ce qu'ils disent quand ils
vous cajolent?--Hélas! madame, répondit-elle, en cette matière-là on
entendroit des Topinamboux.» Or, la reine de Suède fit faire un
compliment à madame de Brégis, et lui offrit une province entière, si
elle y vouloit venir. Sur cela madame de Brégis lui écrivit la lettre
que voici. Je l'ai gardée exprès, parce que le monde étoit si sot que
de la trouver belle, et qu'on en a fait, plus de cent copies.

    «MADAME,

«Il m'auroit été avantageux de garder le silence pour ne pas détruire
la bonne impression que Votre Majesté a reçue en ma faveur, si je ne
l'avois jugé trop contraire à la reconnoissance que je lui dois des
bontés qu'elle me témoigne sans les avoir méritées, si ce n'est que
son divin esprit ait pénétré qu'elle a en moi une personne qui est
remplie d'un respect et d'une vénération toute particulière pour une
reine, qui mériteroit le nom de la plus illustre qui ait jamais
existé, si celle que je sers n'étoit d'un mérite qui ne peut être
surpassé, et qui m'oblige de lui faire partager un cœur que je lui
offrirois tout entier s'il n'étoit préoccupé par une rivale avec
laquelle il est toujours heureux d'avoir quelque chose à contester, et
si je n'avois cru qu'une infidélité est un sentiment indigne d'être
offert à Votre Majesté, ni d'être pris par une personne qui ose
désirer son amitié, que je regarde comme une chose qui ne peut être
méritée, mais que je lui demande en faveur des sentiments respectueux
que M. de Brégis a pour elle, qui sont tels qu'elle ne les peut
attendre plus grands de pas un de ceux qui sont assez heureux de voir
Votre Majesté en la présence de laquelle il me seroit doux de
protester que je suis, etc.[258].»

  [258] Cette lettre, quoique multipliée par des copies, n'a pas
  été insérée dans les _Lettres et Poésies de madame la comtesse de
  B._ (Brégis); Leyde, Antoine Du Val, 1666, petit in-12, ou Jean
  Sambix, 1668. Cette pièce, en effet, ne méritoit pas la
  publication, et Tallemant l'a bien jugée en la présentant comme
  un exemple de ridicule et d'affectation.

Sur cette lettre, Comminges, qui haïssoit madame de Brégis, avec
laquelle il avoit eu prise jusqu'à se dire des injures, car elle
l'appela _cocu_, et lui l'appela p....., écrivit à Benserade en ce
sens: «Au reste, après avoir considéré de quelle importance est à
l'État l'alliance des Suédois, je souhaiterais qu'on pensât à
satisfaire la Reine. On voit bien qu'elle est rivale de la Reine, et
qu'elles aiment toutes les deux madame de Brégis, et qu'après l'offre
d'une province entière pour l'attirer en son pays, il n'y a point
d'apparence qu'elle souffre qu'on lui refuse cette dame. Mon avis
seroit donc de lui accorder madame de Brégis, attendu que toutes les
inondations des Goths sont venues de ce pays-là, et que si, pour se
venger, la reine de Suède en faisoit faire encore une, ils seroient
bien plus à craindre maintenant qu'en un autre temps, à cause des
frondeurs qui se joindraient à eux infailliblement.»

A La Haye, au retour de Suède, Brégis disoit à la reine de Bohème,
qu'il avoit fait à qui tireroit le mieux à coups de pistolet
avec je ne sais quel prince d'Allemagne, dont il vantoit fort
l'adresse. «Ce prince, madame, tire, et donne droit au milieu d'une
_richedalle_[259]. Moi (dit-il, en montrant son chapeau, qu'il mit
exprès pour cela, et avançant le bras), avec mes pistolets de
Langen[260], madame, je donne dans le même trou.» Je vous laisse à
penser si on se moqua de lui. Cette cour de La Haye n'étoit pas trop
mal polie.

  [259] _Reichsthaler_, pièce de monnoie allemande.

  [260] Célèbre arquebusier. (T.)

Il disoit au prince de Tarente: «J'ai vu une princesse en tel lieu (il
nommoit le lieu et la princesse), monsieur, croyez-moi, il y a quelque
chose à faire avec elle; ce n'est pas une chose à négliger.» Notez
qu'il y avoit trois cents lieues de Hollande pour le moins. Il est en
méchante réputation du côté du cœur: je l'ai vu une fois (en 1651) à
un bal l'épée au côté; un garçon de la ville nommé Bigot, commissaire
des guerres, dit à demi-haut: «De quoi diable s'avise cet homme de
porter une épée au bal?» Brégis l'entendit, et quand il eut dansé:
«Qui est-ce, dit-il, qui a parlé de mon épée?» Bigot répondit: «C'est
moi.» Voilà Brégis surpris; il croyoit qu'on lui feroit des excuses.
«Je porte une épée, dit-il, parce qu'étant à la Reine (c'est donc de
par sa femme), on ne doit pas aller sans épée en un temps si peu
tranquille que celui-ci.»

Brégis avoit amené une belle fille qui avoit résolu, disoit-il,
d'entrer aux Filles Repenties; mais elle n'y entroit point. Madame de
Brégis, un beau jour, la prend et l'y mène; elle avoit fait promettre
à son mari, avant qu'il arrivât, qu'ils feroient lit à part; elle
avoit trop souvent des enfants. Au bout de quelque temps pourtant, il
fallut coucher ensemble. Le lendemain elle faisoit comme une nouvelle
mariée; elle devint grosse aussitôt, et a continué depuis, de sorte
qu'elle s'est fort gâtée. Son mari se mit à cajoler la suivante: cette
fille le dit à sa maîtresse, qui lui dit: «Donnez-lui rendez-vous au
Calvaire, et là je l'irai trouver.» Il y va, et, comme il croyoit
tenir la fille, il trouve sa femme et la parenté qui lui chantèrent sa
gamme: il se met en colère, donne un soufflet à la fille, et puis s'en
va. Il y a eu depuis bien des noises en ménage. Elle s'est fait
séparer de biens. Pour sa gloire pourtant elle l'a fait faire
lieutenant-général, et il a servi deux campagnes en Italie. Nous en
parlerons ailleurs[261].

  [261] On a attribué au comte de Brégy, ou Brégis, les _Mémoires
  de M. de ***, pour servir à l'histoire du dix-septième siècle_;
  Amsterdam, 1760; 3 vol, petit in-8º. Cette opinion ne repose sur
  rien de solide. _Voyez_ la Notice de M. Alexandre Petitot en tête
  de l'ouvrage, dans la deuxième série de la Collection des
  _Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 58.



CÉRISANTE[262] ET MARIGNY.


Cérisante se nommoit Duncan, et étoit fils d'un Écossois huguenot, qui
étoit médecin et principal du collége de Saumur; c'est celui qui
disoit qu'un médecin étoit _une incombustibilité propter religionem_.
Ce garçon avoit de l'esprit, et faisoit des vers latins aussi bien que
personne; mais il avoit une vanité enragée. Il fit dessein de suivre
la profession de son père, et fut reçu docteur en médecine à
Montpellier. Au retour, on le donna pour précepteur et gouverneur tout
ensemble au feu marquis de Fors, fils de M. du Vigean; ce fut ce qui
le perdit, car, à l'Académie, il se mit à faire les exercices comme
son pupille, et enfin il jeta le froc aux orties. Le marquis, en
changeant de religion, acheta le régiment de Navarre, et donna à
Cérisante[263] la lieutenance de mestre-de-camp. Le marquis de Fors
fut tué à Arras, il avoit bien du cœur et bien de l'esprit; et notre
homme fut obligé de se retirer, car on le traitoit de pédant. Par
malheur, il étoit devenu amoureux de mademoiselle de Fors, depuis
madame de Pons, et aujourd'hui madame la duchesse de Richelieu[264],
et, comme la demoiselle n'étoit pas si persuadée du mérite du
cavalier que le cavalier en étoit persuadé lui-même, par désespoir il
résolut d'aller voir si la fortune lui seroit plus favorable chez les
Ottomans que chez les François; mais il en revint sur des lettres de
madame du Vigean, qui, par le moyen de madame d'Aiguillon, lui vouloit
procurer quelque avancement. En effet, on lui voulut donner un
vaisseau, mais il méprisa cela.

  [262] Marc Duncan de Cérisante, né vers 1600, mort en 1648.

  [263] Ce fut en prenant le parti des armes que Duncan adopta ce
  nom de roman. (T.)

  [264] Anne Poussart, fille de François Poussart, marquis de Fors,
  seigneur du Vigean, dame d'honneur de la Reine, et ensuite de
  madame la Dauphine, veuve en premières noces de
  François-Alexandre d'Albret, sire de Pons, comte de Marennes,
  mariée en secondes noces à Armand-Jean Du Plessis, duc de
  Richelieu. Elle est morte en 1684.

Au retour, ayant touché trois ou quatre mille francs, que M. du Vigean
lui devoit, il s'en alla en Suède. M. Grotius[265], ambassadeur de
Suède en France, lui donna une lettre de recommandation au chancelier
Oxenstiern[266], mais peu pressante. Chapelain, que Cérisante
connoissoit, s'avisa que M. de Longueville avoit à faire réponse au
maréchal Horn[267], qui l'avoit remercié par une lettre de ses
civilités, et il lui parla de Cérisante, pour porter sa lettre, le
priant de le lui recommander. Le maréchal reçut Cérisante à bras
ouverts, le retint chez lui quelques jours, puis le présenta au
chancelier, son beau-père, qui, tout puissant en ce temps-là, car la
reine étoit encore mineure, lui fit donner un régiment de cavalerie en
Allemagne; mais s'étant trouvé qu'on vouloit envoyer ambassadeur en
France un homme qui est venu depuis en 1648, le chancelier, qui le
haïssoit, l'empêcha, et dit qu'un gentilhomme suffiroit. Il jeta les
yeux sur Cérisante, qui se faisoit tout blanc de son épée, et l'envoya
ici résident pour agir conjointement avec Grotius que le chancelier
vouloit débusquer. En effet, Grotius demanda bientôt son congé, et
Cérisante demeura. Chapelain le recommanda à Lionne[268]. Il étoit
payé des neuf mille livres qu'on lui donnoit sur l'argent que le Roi
fournissoit aux Suédois, il le prenoit même par avance.

  [265] Hugues Grotius (ou de Groot), homme universel, poète,
  historien, diplomate. Il vint en France comme ambassadeur de
  Suède, en 1635, et il y remplit ces hautes fonctions pendant dix
  années. Né en 1583, il mourut en 1645.

  [266] Alexandre, comte d'Oxenstiern, chancelier de Suède, et l'un
  des premiers hommes d'État de son temps. Né en 1583, il mourut en
  1654.

  [267] Gustave, comte de Horn, maréchal de Suède, et l'un des plus
  habiles généraux de Gustave Adolphe, mourut en 1657, à l'âge de
  soixante-cinq ans.

  [268] Hugues de Lionne, secrétaire d'État au département des
  affaires étrangères, mort en 1671.

Le feu Roi mourut en ce temps-là; on lui demande à lui, qui ne parloit
que de madame d'Aiguillon, qui seroit premier ministre. Il dit que ce
seroit apparemment le cardinal Mazarin. Cela s'étant trouvé vrai, ils
le prirent, pour un plus habile homme qu'il n'étoit.

Voilà notre homme bien à son aise; il se met en équipage, il avoit
quatre chevaux, un carrosse bien armoirié, et trois laquais. Il prend
un secrétaire, et se fait porter à Charenton un carreau de velours
avec de l'or. Il appeloit ce jour-là le jour de son triomphe. Partout
il affectoit d'avoir un fauteuil, jusque-là que des dames firent, par
malice, clouer tous les fauteuils de leur chambre, afin qu'il n'en pût
prendre un, car il en alloit prendre lui-même en un besoin, et
c'étoit chez M. du Vigean qu'il tenoit le plus de gravité.

Une fois, à l'hôtel de Rambouillet, M. Chapelain, qui y soupoit avec
Voiture et Arnauld, s'y fit mener par Cérisante, qu'on y retint aussi,
et en causant avec ces messieurs durant que Cérisante étoit allé
parler à quelqu'un, comme il vit que les autres s'en moquoient, il
leur dit: «Voyez-vous, c'est un étrange perroquet, ne vous y jouez
point.» Ils se mirent à rire, et tout le soir, dès que Chapelain
disoit quelque chose, ils lui disoient sans cesse: «Ah! pour cela vous
êtes un étrange perroquet;» et se moquèrent de Cérisante en la
personne de son ami. Quand il fallut se retirer, Cérisante le remena,
et, comme Chapelain est fort cérémonieux, et qu'il ne vouloit pas que
l'autre passât le coin de la rue, Cérisante lui dit: «Mais, vraiment,
je dirai donc comme les autres que vous êtes un étrange perroquet.»
Chapelain se mit à rire, et le conta le lendemain à madame de
Rambouillet.

En ce temps-là Bertaut l'_Incommode_[269] revint de Suède, et rapporta
que Marigny[270] étoit fort bien avec la reine de Suède. Par malice,
un jour que Cérisante étoit avec elle, elle envoya chercher Bertaut,
et lui fit conter cela en sa présence. Cérisante, qui étoit assez fou
pour avoir quelque dessein de plaire à la Reine, à mesure que l'autre
contoit les progrès de Marigny, se déferroit, et ne savoit ce qu'il
vouloit dire. En effet, Marigny étoit assez bien pour avoir été prié
par le comte Magnus de La Gardie de le tenir bien dans l'esprit de la
Reine, pendant le voyage qu'il venoit faire ici. Marigny, qui a
toujours été un fou, frondoit tout haut contre le chancelier
Oxenstiern. Ce Marigny étoit fils d'un officier de Nevers, appelé
Carpentier. Connoissant la princesse Marie, il alla à Mantoue, où il
ne trouva rien à faire; de là il passa à Rome, où je l'ai vu
misérable. De retour ici, il trouva moyen d'être secrétaire de M.
Servien, qui s'en alloit à Munster; mais il le quitta en Hollande, à
cause de quelque démêlé, et s'en alla en Suède. Il est bien fait, il
parle facilement, sait fort bien l'espagnol et l'italien, et n'ignore
pas un des bons contes qui se font en toutes les trois langues; fait
des vers passablement: pour du jugement, il n'en a point; mais la
Reine, à qui il avoit affaire, a bien fait voir qu'on n'avoit pas
besoin de jugement pour réussir auprès d'elle. Cérisante, jaloux de
Marigny, dépêche un de ses frères, nommé Montfort[271], pour tâcher de
le détruire. Montfort en dit du mal; Marigny se défend; et, comme il
avoit eu avis de toutes les folies de Cérisante, il en fit des contes
à la Reine, et le rendit ridicule. Enfin Marigny fit tant de sottises
qu'on le voulut assassiner: il se défendit; la Reine prit son parti,
mais avec tout cela on lui conseilla de se retirer. On parlera de lui
dans la _Fronderie_.

  [269] Voir pour l'origine de ce surnom, t. 3, p. 179.

  [270] Jacques Carpentier de Marigny, auteur d'une multitude de
  vaudevilles sur le temps de la Fronde. Son poème du _Pain-Bénit_,
  imprimé en 1673, est le plus connu de ses ouvrages. Marigny
  mourut en 1670.

  [271] Ce garçon, pour avoir fait quelque insolence dans une
  débauche, fut battu par le comte Jacques de La Gardie, cadet du
  comte Magnus, et à tel point qu'il en mourut de regret. (T.)

Voici les folies que Cérisante avoit faites à Paris. Il devint
amoureux, à Charenton, d'une belle-fille nommée Lolo: il songea à
l'épouser, et fit consulter, disoit-on, si on pouvoit assigner un
douaire sur les bienfaits qu'on espéroit recevoir; car il avoit de
grandes prétentions sur l'ambassade de Suède en France, et disoit à
tout bout de champ, qu'un tabouret siéroit bien à cette fille. On la
maria quelque temps après[272]. Quand il sut que l'affaire étoit
conclue, par galanterie, il se fit son épitaphe à lui-même. Il s'en
fût fort bien passé, car c'étoient des vers françois pitoyables. Pour
se moquer de lui, Sablière Rambouillet, comme on l'a su depuis, fit
imprimer un billet d'enterrement que voici:

«Vous êtes prié d'assister à l'enterrement de messire Marc Duncan,
seigneur de Cérisante, conseiller d'État de la couronne de Suède,
résident et prétendant à l'ambassade de France?»

  [272] Elle épousa Gondran, fils de l'avocat Galland. (_Voyez_
  plus bas l'Historiette de madame Gondran.)

On porta un de ces billets dans une maison où il étoit: il s'emporta,
et dit mille extravagances. Cela ne servit qu'à rendre la chose plus
plaisante. Il alla voir la belle deux ou trois jours après qu'elle eut
été mariée; elle étoit encore chez son père; il lui voulut dire
quelque chose tout bas: le mari ne le trouva pas bon, ils se
querellèrent. Le mari le menaça de le jeter par les fenêtres.
Cérisante lui répondit que sans le respect de madame, il lui
donneroit cent coups d'éperon, et se retira après avoir dit adieu pour
jamais à cette belle.

Il jeta les yeux sur une autre jolie huguenotte, fille de La Rallière,
qui a fait le parti des Aisés[273] et bien d'autres. A cause de lui et
de Catalan, autrefois huguenot, on appela la maltôte de la Théologie
de Charenton. Il envoya demander cette fille en mariage, et dit à
celui qu'il chargea de cette belle commission: «Je pense que le
bourgeois sera bien aise.» Il en fut si aise, qu'il répondit que sa
fille n'avoit que douze ans, et que quand elle en auroit vingt, il
penseroit à la marier. Cependant un an après il la maria avec le comte
de Saint-Aignan, fils du marquis de Clermont-Gallerande, de la maison
d'Amboise.

  [273] Ce partisan avoit pris à ferme la taxe établie sur les
  _gens aisés_.

Mais voici la plus grande folie de toutes. Un jour qu'il étoit au
Cours avec madame de Besançon et sa fille, dans un embarras, Jerzé,
qui étoit à la portière du carrosse de M. de Candale qui étoit au
fond, dit au cocher de madame de Besançon: «Hé! mon ami, recule un
pas; si tu savois ce que tu nous ôtes et le peu que tu nous donnes, tu
me ferois cette grâce.» Ce carrosse l'empêchoit de voir quelque belle.
Mademoiselle de Besançon s'offensa de cela, et dit en se tournant vers
Cérisante: «Vraiment, ces princes chimériques s'en font un peu bien
accroire.» Cérisante pensa avoir trouvé une belle occasion de se
signaler. Il envoya le lendemain de bonne heure son frère, nommé
Sainte-Hélène, faire un appel à M. de Candale. Par bonheur pour ce
frère, M. d'Épernon n'en sut rien, car je crois qu'il eût mal passé
son temps. M. de Candale dormoit encore: on ne voulut point
l'éveiller. Ce garçon attendit si long-temps qu'on se douta de quelque
chose; toutefois on le fit parler enfin. M. de Candale, qui ne s'étoit
jamais battu, et qui n'avoit point encore été à l'armée, crut que ce
seroit mal enfourner que de refuser un appel; il lui demanda donc
rendez-vous derrière les Minimes de la Place-Royale. Cependant cela
s'évente; M. de Candale alla pourtant au lieu de l'assignation; mais
Cérisante fut en grand'peine, et il fallut que le cardinal le prît en
sa protection; car on craignoit d'offenser les Suédois. Si feu M.
d'Épernon eût vécu, il ne s'en seroit pas sauvé, et les Simons[274]
eussent eu là une bonne curée. Il fut si fou que de dire, pour
s'excuser, qu'il venoit des rois d'Écosse, et qu'il y en avoit de son
nom, et il porta je ne sais quels vieux parchemins à M. de Lionne, par
lesquels il prétendoit prouver sa noblesse.

  [274] C'étoit apparemment le nom du bourreau de ce temps-là.

A propos de noblesse, avant cela, il entreprit de se faire déclarer
noble à la cour des aides; et, comme il fallut des témoins pour
déposer comme son père avoit vécu noblement, il fait ajourner pour
témoins le maréchal de Châtillon, le maréchal de La Meilleraye et le
marquis de Montausier, et n'en avertit point le rapporteur, qui
n'avoit point de greffier, et n'étoit pas seulement en état de les
recevoir: il fallut remettre à une autre fois. Le maréchal de
Châtillon dit que, sans Cérisante, Arras n'eût pas été pris. Les deux
autres, qui avoient étudié à Saumur, dirent que feu M. Duncan avoit
été visité et honoré de tous ceux qui venoient étudier à Saumur,
quelques grands seigneurs qu'ils fussent. Cérisante prenoit tout cela
pour argent comptant, et ne voyoit pas que l'on se moquoit de
lui[275].

  [275] Depuis peu, Sainte-Hélène n'a pu se faire déclarer noble.
  (T.)--Il ne faut pas confondre ce frère de Cérisante avec le
  Cormier de Sainte-Hélène, l'un des juges du surintendant Fouquet.

M. de Metz écrivit en Suède l'extravagance de cet homme, et que, sans
le respect de la Reine, on l'auroit traité comme il le méritoit. Au
bout de quelque temps, endetté par-dessus les yeux, il fut contraint
de s'en aller sans dire gare. Du présent qu'on lui fit en Suède, il
envoya de quoi payer ce qu'il devoit ici; et, voyant qu'il n'y avoit
guère rien à faire, de là il alla en Pologne, où quelques
gentilshommes qu'il avoit connus dans ses voyages lui firent saluer la
Reine: il n'y trouva point d'emploi; et il revint à Paris, où il fut
quelques jours _incognito_, de peur de ses créanciers; après il alla à
Venise. Là, le marquis de Clermont-Gallerande, aîné de Saint-Aignan,
dont nous avons parlé ci-dessus, qui étoit au service de la
république, lui conseilla de se faire Turc. Notre homme lui confessa
que sans la circoncision cela seroit déjà fait, mais qu'un vieux
renégat lui avoit dit que c'étoient de trop grandes douleurs.

Il alla donc à Rome, où il se fit catholique; le pape lui donna pour
cela six cents livres de pension. Il étoit sur le point de se faire
prêtre. Mais M. de Guise allant à Naples, il lui fut donné par les
ministres de France, M. de Saint-Nicolas (Arnauld) en étoit un, pour
tenir les chiffres auprès de M. de Guise; car il disoit naïvement
qu'il avoit bien voulu laisser le premier lieu à ce prince, et il
juroit qu'il ne quitteroit pas ses prétentions pour la fortune du
maréchal de Gassion. Il assembla, de son chef, le conseil chez Gennaro
Annèse, en qualité d'ambassadeur de France, et fit demander la charge
de mestre-de-camp général. Il fit mettre un jour un carreau avec de
l'or à l'église, comme ambassadeur. M. de Guise, devant tout le monde,
le menaça des Petites-Maisons.

M. de Guise, ne trouvant pas bon qu'il donnât avis de tout à la cour,
comme il faisoit, le fit mettre en prison. Ce fut Modène[276], qui,
voyant qu'il les traversoit, le fit arrêter comme un homme suspect. Il
y avoit trois semaines qu'il étoit en prison, quand un valet adroit
qu'il avoit prit son temps de se jeter aux pieds de M. de Guise,
devant le peuple, et fit si bien que son maître sortit. Gennaro
Annèse, avec lequel il avoit quelque intrigue, le fit sortir. Il eut
ensuite quelque commandement vers Salerne; enfin il revint à Naples.
Après l'attaque des postes des Espagnols, M. de Guise, voyant que le
colonel, qui commandoit à cette attaque, avoit été tué, dit à
Cérisante, qui étoit auprès de lui: «Il n'y a plus personne là pour
commander.» Cérisante pour cela ne s'offrit point, de peur que M. de
Guise ne dît qu'il s'étoit fait de fête; ainsi le duc fut contraint de
lui dire qu'il le prioit d'y aller. Il y fut et reçut un coup de
mousquet dans le talon dont il mourut au bout de douze jours; il
écrivoit à M. de Chapelain, ne croyant pas être blessé si
dangereusement, «qu'au moins s'il mouroit, il mourroit comme
Achille[277]» On dit que Modène fut cause de cela, et qu'il ne donna
pas comme il avoit ordre; de sorte que tout fondit sur notre
aventurier. Il fit un testament par lequel il ordonna qu'on l'enterrât
à la _Madonna del Carmine_, et il fit une inscription latine pour
mettre sur son tombeau, qui disoit qu'il s'étoit dévoué pour la
liberté du peuple de Naples. Il donnoit à son hôte quelque peu
d'argent qui lui restoit, avec son équipage qui étoit assez médiocre,
et après il ajoutoit: «Quant à mes autres biens, villes, forteresses,
châteaux, seigneuries, terres, et tous autres lieux, de quelque titre
qu'ils soient titrés, mes héritiers les partageront selon la coutume
des lieux où ils sont situés.» Ce testament a été apporté ici, et je
le sais d'homme qui l'a vu[278].

  [276] Esprit de Raimond de Mormoiron, comte de Modène, né en
  1608, mort en 1673. On a de lui l'_Histoire des révolutions de
  Naples_, complément nécessaire des _Mémoires du duc de Guise_.
  Cet ouvrage, qui étoit devenu fort rare, a été réimprimé par les
  soins de M. le comte de Fortia-d'Urban, membre de l'Académie des
  inscriptions; Paris, Sautelet, 1826, ou Pellicier, 1827. Les
  exemplaires de cette dernière date sont de la même édition que
  ceux de 1826; mais, en réimprimant des titres, on a retranché la
  généalogie de la maison de Raimond-Modène.

  [277] M. de Guise dit qu'il fut blessé en mettant chausses bas,
  et que ce fut à la jambe. La vérité est que ce fut au gros
  orteil. Lui, pour se comparer en quelque chose à Achille, écrivit
  à M. Chapelain qu'il eût mieux aimé que c'eût été au talon pour
  mourir de la mort d'Achille. (T.)

  [278] Cet homme-là a tort; car moi j'ai eu curiosité à Saumur de
  lire ce testament; il y a dans le style du notaire, qui le
  prenoit pour un grand seigneur, quelques termes de châteaux et
  seigneuries; mais où il parle de lui, il n'y en a pas un mot. Son
  frère Sainte-Hélène, qui m'a montré ce testament, prétend qu'en
  1641, qu'il fut à Constantinople, il y alla par ordre du cardinal
  de Richelieu. Il se peut faire qu'y voulant aller, il se fit
  donner quelque patente par la faveur de madame du Vigean auprès
  de madame d'Aiguillon. (T.)



MADAME DE GONDRAN.


Cette belle fille, cette Lolo[279], dont nous avons dit que Cérisante
devint amoureux, est celle qu'on appela depuis madame de Gondran: elle
est fille d'un nommé M. Bigot de La Honville, contrôleur-général des
gabelles. La famille des Bigots est une assez bonne famille; mais il
n'y a point de gens au monde qui s'estiment plus les uns les autres
que ceux-là. Le frère de celui-ci avoit fait un arbre généalogique de
leur famille, et écrivoit soigneusement la naissance de tous les
enfants issus de Bigots ou de Bigottes; c'est pour cela que l'abbé
Tallemant[280] appeloit cette famille _la maison d'Autriche_. Ils
emploient toute la matinée leurs laquais à envoyer savoir des
nouvelles les uns des autres. La Honville, comme l'aîné de tous, est
aussi le plus grimacier; la première chose qu'il fait quand il est
levé, c'est d'aller dans la chambre de sa fille aînée, avec laquelle
il loge depuis qu'il est veuf[281], pour savoir comment elle a passé
la nuit. Il fit une fois un voyage à Bourbon avec elle, et Louvigny,
son mari, qui étoit devenu aveugle; d'Agamy, beau-frère de Louvigny,
et sa femme, y étoient aussi. Tout le long du chemin, cet homme venoit
dire à sa fille: «Ma fille, ne vous plaît-il pas qu'on mette les
chevaux?» La fille, bien instruite, répondoit: «Ce qu'il vous plaira,
mon papa, c'est à vous à ordonner.» Il en falloit autant pour
déjeûner, autant pour monter en carrosse, autant à la dînée et à la
couchée, pour savoir en quelle hôtellerie on iroit; et, sans d'Agamy,
car, pour le gendre, il ne souffloit pas, je pense qu'il eût fallu
retourner dès l'entrée d'Essone; peut-être même ne fussent-ils point
partis, car un jour que cet homme devoit mener chez lui, à la
campagne, une de ses sœurs, il fallut, avant que de se quitter,
résoudre à quelle heure ils partiroient le lendemain; voilà donc le
frère qui, d'un ton grave, dit à sa sœur: «Ma sœur, à quelle heure
vous plaît-il que nous partions?--A quelle heure il vous plaira, mon
frère.--Mais, ma sœur, c'est pour vous que je vais à La
Honville.--Mais, mon frère, c'est vous qui me menez.» Ils furent comme
cela un gros quart-d'heure. Moi, qui n'avois point là mon carrosse, et
qui voulois que ce monsieur me menât quelque part, j'enrageois de
cette cérémonie. Enfin je m'approchai, et leur dit: «Ne sait-on pas
bien que pour faire huit ou neuf lieues (car il y en avoit autant de
Paris à cette maison), il faut partir à onze heures?» Je terminai
tous leurs compliments.

  [279] Diminutif de Charlotte.

  [280] François Tallemant Des Réaux, abbé du Val-Chrétien, membre
  de l'Académie françoise, oncle de l'auteur de ces _Mémoires_,
  mourut en 1693.

  [281] Sa femme étoit fille de Sarrau, secrétaire du Roi.
  (_Mémoires de Conrart_, dans la Collection des _Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t. 48, p. 188).

Or, La Honville est situé entre le chemin de Lyon et le chemin
d'Orléans; de sorte que cet homme épie tous ceux de sa connoissance
qui prennent l'une ou l'autre de ces deux routes, pour les prier de
loger chez lui, non pas qu'il y prenne si grand plaisir, mais par
vanité; car quand on lui a conseillé de se délivrer de cette servitude
qui lui a coûté bon, il a répondu que ses pères en avoient usé ainsi,
et qu'il ne vouloit pas dégénérer. Il y mène souvent ses sœurs et
leur _mesgnie_[282], et quand il est dans la cour, il descend le
premier, et leur fait un compliment avec autant de sérieux que s'il
recevoit M. le chancelier. Ce cérémonieux pourtant fit une chose que
les plus libres ne feroient pas; car, quand sa sœur de Mérouville
maria sa fille, il lui offrit sa maison des champs; il n'y avoit
qu'une carrossée de personnes. Cependant lui laissa faire toute la
dépense, et ne leur donna que de l'eau. Il fit la même chose pour ma
sœur de Ruvigny, et n'eut pas l'esprit de ne s'y pas trouver. Je m'en
crevois de rire, et surtout quand il fallut se mettre à table; car,
comme maître de la maison, il vouloit être au bas bout, et d'autre
côté, ne donnant point à manger, il voyoit bien qu'il étoit comme un
étranger chez lui-même; enfin on le fit mettre au milieu comme un
amphibie. Un M. d'Harambure l'attrapa bien, car il lui écrivit: «Je
vais moi-même me marier chez vous; je vous prie de nous traiter
familièrement, et de retrancher quelque chose de votre ordinaire.»
Effectivement il y fut.

  [282] Leur famille.

Revenons à Lolo. J'ai connu cette personne dès sa plus tendre enfance,
car mon frère aîné a épousé sa sœur, et j'ai vu de quelle manière
elle a été élevée; je n'ai jamais vu une plus aimable enfant: elle
étoit belle, mais elle étoit plus agréable que belle; un air, un
enjouement, une vivacité, la plus charmante qu'on se puisse imaginer.
Par malheur, sa mère lui manqua de trop bonne heure; car, quoique ce
ne fût pas la plus habile personne du monde, elle avoit une sévérité
qui étoit très-utile à ses enfants, et les deux filles qu'elle a
nourries n'ont fait parler d'elles en façon quelconque: l'aînée même a
fort bien vécu avec son mari aveugle; je veux croire qu'il y avoit
bien autant de tempérament que de vertu, car elle a bien fait voir, à
la nourriture qu'elle a faite de sa sœur Lolo, qu'elle ne voyoit
guère plus clair que son mari; car elle souffrit insensiblement un si
grand abord de jeunes gens, et même de cavaliers, auprès de cette
jeune fille, que quelquefois on y en a compté jusqu'à quinze. Depuis,
quand on lui a dit qu'elle avoit perdu sa sœur, elle a paru étonnée
comme une personne qui n'y entendoit aucune finesse. Je disois en ce
temps-là, de tous ces galants de Lolo: «Voilà les plus sottes gens du
monde; ils s'amusent tous à une fille qui n'oseroit conclure avant
qu'elle soit mariée, et voilà une femme de vingt-cinq ans, jolie, et
dont le mari est aveugle, et au diable l'un, qui a l'esprit de lui en
conter.» La bonne opinion qu'elle avoit de sa race est apparemment ce
qui l'aveugloit, car elle et les autres de la famille sont
naturellement curieux, et remarquent fort bien les défauts d'autrui.
Elle et sa sœur mirent la vanité dans la tête de cet enfant; car
elles la cajoloient sans cesse, et lui disoient qu'au Cours on n'avoit
regardé qu'elle. Un gros frère qu'elle avoit, à qui on avoit donné le
nom de Chaumont, et qu'on appeloit vulgairement le gros Lolo, lui
disoit tous les jours qu'il n'y avoit rien de si beau que d'être
galante. Les cajoleries des étrangers sont suspectes, mais celles des
proches passent pour des vérités. Ainsi cette petite fille s'en
faisoit un peu bien accroire. Tous les jours ses sœurs et ses frères
racontoient à tout le monde combien de gens venoient voir leur Lolo,
ce qu'avoit fait celui-ci, ce qu'avoit fait celui-là, et comme, en
badinant, elle avoit été enfermée avec le comte de Pas[283] ou quelque
autre; car la mode de leur famille, c'est de redire à tort et à
travers tout ce que font et disent leurs jeunes gens. Elle fut cajolée
par deux Rambouillet, mes cousins-germains, et depuis mes
beaux-frères, mais l'un après l'autre. L'aîné, par mon avis, s'en
retira de bonne heure; le second, qui s'appelle Sablière[284], ne me
crut pas absolument, et s'engagea plus avant que l'autre; mais ayant
trouvé moyen de savoir où il en étoit avec cette fille, je lui en dis
mon sentiment. Elle l'aimoit, ne songeoit qu'à l'attraper. Il en
avoit eu la petite oie[285]. Elle lui eût donné volontiers le reste;
s'il eût eu du sens, il étoit aisé de la mitonner de façon qu'il en
eût tout eu après qu'elle fut mariée, et elle le fut bientôt; mais il
s'alla éprendre d'une autre fille. Masclary[286], secrétaire du Roi,
et le meilleur parti qu'elle pouvoit espérer, l'eût épousée sans sa
mère, qui ne voulut jamais consentir qu'il épousât une fille qui étoit
si fort dans le monde.

  [283] Cadet de Feuquières. (T.)

  [284] Antoine Rambouillet de La Sablière, auteur de jolis
  madrigaux, publiés en 1680. M. Walkenaer, de l'Académie des
  Inscriptions et Belles-Lettres, a donné, sur ce poète, des
  détails jusqu'alors inconnus, dans l'article de la _Biographie
  universelle_ qu'il lui a consacré, et dans la notice qu'il a
  placée à la tête de l'édition de ses _Poésies diverses_ (Paris,
  Nepveu, 1825). Il a puisé ces détails dans les Mémoires de
  Tallemant Des Réaux que nous publions.

  [285] Des privautés, de menues faveurs. (_Dict. de Trévoux._)

  [286] Gaspard Masclary, fils, secrétaire du Roi en 1636. (Voyez
  _l'Histoire de la chancellerie de France_, de P. Tessereau, t. 1,
  p. 403.)

Enfin Gondran, fils de l'avocat Galland[287], dont il est fait si
honorable mention dans les Mémoires de M. de Rohan, la fit demander;
c'étoit pour la seconde fois. D'abord on la lui avoit refusée, en
prenant excuse sur la trop grande jeunesse de la fille. Cette fois-ci,
le père, qui, comme on a su depuis, n'avoit point d'argent (il avoit
trop dépensé à sa maison[288], et son fils aîné lui avoit mangé vingt
mille écus), ne fut pas fâché de trouver un amoureux qui ne songeât
pas autrement à avoir le mariage avec la fille.

  [287] A l'enterrement de son père, il dit à un avocat: «Ferai-je
  porter le poêle par des avocats ou bien par des gens d'honneur?»
  (T.)--Ce mot prouve que Gondran, ce qui n'arrive que trop
  souvent, avoit la sottise de renier son origine, et de rougir de
  n'être pas né gentilhomme.

  [288] La maison de Rambouillet située à Reuilly. Il en reste
  encore quelques murailles, et la porte d'entrée, à l'extrémité de
  la rue de Charenton. (Voyez la _Vie de La Sablière_, par M. le
  baron Walckenaer, à la tête des Poésies de cet auteur, p. 9.)

Ce Gondran étoit un brutal, mais il avoit du bien, car son aîné étoit
mort sans enfants, et un autre frère s'étoit fait père de l'Oratoire.
Une fois il jouoit au tric-trac avec Turcan[289]; ils furent en
dispute sur un coup; Turcan lui dit qu'il faisoit bien le roi Gontran
d'Orléans[290]. Gondran répliqua quelque sottise, et l'autre lui donna
un beau soufflet.

  [289] Turcan, maître des requêtes, dont on verra plus bas
  l'historiette.

  [290] L'un des fils de Clotaire, qui eut pour sa part le royaume
  d'Orléans, en 562.

Par vanité, Gondran fit mettre quarante mille livres dans le contrat,
au lieu de dix mille écus, et il dit à Patru qu'on lui donnoit une
pièce de quarante mille francs. Dans les annonces, il se fit
conseiller d'État et point du tout avocat, quoiqu'il allât au Palais
tous les jours. Son frère aîné avoit mis _monsieur maître_[291],
n'osant pas mettre _messire_[292]; il étoit avocat avocassant: il est
vrai qu'il avoit un brevet de conseiller d'État. Je ne sais si Gondran
en avoit un. Le jour de ses noces, il avoit un habit long. Après dîner
on s'alla promener au bois de Vincennes: là le marié ôta sa soutane,
et fut tout le jour en habit court, bâti comme un cuistre et sans
manteau. Le lendemain nous fûmes tous voir si la mariée étoit morte;
elle n'étoit pas morte à la vérité, mais elle ne se portoit pas
tout-à-fait bien. Elle fut plus de huit jours à se plaindre. Dès
qu'elle aperçut son gros frère qui entra le premier dans la chambre:
«Ah! lui dit-elle, mon pauvre Chaumont, ne crains pas que je sois
jamais p......» Elle dit cent naïvetés que son père redisoit lui-même
comme si c'eût été un enfant; elle avoit pourtant dix-sept à dix-huit
ans; mais cette innocente... s'est dédite depuis de ce qu'elle avoit
promis à son _gros Lolo_.

  [291] On appeloit un magistrat, _monsieur maître_; _monsieur_
  étoit l'expression d'honneur, et _maître_ indiquoit le _gradué_.

  [292] _Messire_ n'appartenoit qu'aux nobles ou aux
  ecclésiastiques.

Le mari, d'humeur jalouse, mais qui ne vouloit pas qu'on le crût,
s'imagina qu'il couvriroit bien son jeu s'il donnoit à sa femme la
même liberté qu'elle avoit eue: il menoit des jeunes gens déjeuner
avec elle, et la faisoit saluer à quelques-uns. Cette jeune femme,
naturellement étourdie, chez des gens qui ne savoient point vivre, car
feu madame Galland n'étoit qu'une _happelourde_[293], fit bien des
sottises en peu de temps. Je ne m'amuserai point à mille petites
choses qui lui sont arrivées, je dirai seulement les principales.
Quelque temps avant que d'être mariée, un gentilhomme de qualité de
Bretagne, huguenot, nommé La Roche Giffard, jeune et bien fait de sa
personne, grand parleur, grand vanteur, et tout propre pour réussir
auprès d'une coquette de la ville[294], s'étoit mis à la cajoler,
encore qu'il fût marié; mais sa femme étoit à la province, et il avoit
été marié de si bonne heure, qu'il en étoit déjà las. Elle l'aimoit
quand il fut marié, et au bout de huit jours elle avoua à Sablière et
à un autre qu'elle ne pouvoit aimer son mari. Voyez le grand sens de
la demoiselle.

  [293] C'est-à-dire qu'elle avoit du brillant, mais qu'en
  l'examinant avec attention, on ne lui reconnoissoit aucun mérite.
  (Voyez _le Dict. de Trévoux_.)

  [294] C'étoit un assez sot homme; il se fâchoit si un laquais
  disoit, La Roche Gifflard, au lieu de La Roche Giffard. Il fut
  tué au combat du faubourg Saint-Antoine. (T.)

Quand elle fut chez son mari, La Roche Giffard fit des parties de
promenade, car c'étoit l'été; les sœurs de la belle en étoient, et
le Breton et elle les prenoient tous pour dupes. Voici comment on sut
qu'il en avoit eu toute chose. Madame d'Agamy avoit une cuisinière
catholique qui mouroit d'envie de donner sa fille à madame de Gondran:
cette fille étoit jeune et jolie, mais elle étoit catholique. On lui
dit qu'il falloit que Margot, c'étoit son nom, se fît huguenote.
«Bien, dit-elle, il faut donc qu'elle soit de cette _chorre_-là[295],
puisque vous le voulez.» La fille fait profession; la voilà avec
madame de Gondran. Bientôt après on s'aperçut chez madame Galland que
Margot avoit bien des louis d'or et de beaux bracelets, où il y avoit
quelques rubis. On l'accuse d'avoir volé; elle se défend, et dit que
si on la presse, elle dira tout. Elle va chez sa mère, et toutes deux
ensemble vont trouver madame de Louvigny, à qui elles dirent que le
jour du jeûne qui se célébra à Charenton pour le synode national[296],
madame de Gondran fit semblant d'être indisposée, et que M. de La
Roche Giffard la vint trouver, et que, pour se défaire de Margot, le
cavalier avoit fait semblant d'avoir perdu une bague en entrant, et la
pria de l'aller chercher; elle chercha long-temps, et La Roche Giffard
lui donna bien de l'argent pour la peine qu'elle avoit prise. Depuis,
cette Margot fut chassée, se refit catholique et épousa un potier
d'étain; car elle avoit gagné honnêtement avec sa maîtresse. La Roche
Giffard couchoit aussi avec elle; elle se vantoit qu'il l'alloit voir
quelquefois et qu'il lui prêtoit son carrosse pour se promener avec
ses voisines. Depuis, elle continua à se divertir; des jeunes gens de
sa connoissance l'envoyèrent quérir en chaise: elle vint le plus
secrètement qu'elle put; or, elle étoit prête d'accoucher; le mal la
prit à table: on la remet vite dans la chaise; elle y accoucha. Les
porteurs se déchargèrent de la vache et du veau dans sa boutique, et
s'en allèrent le plus vite qu'ils purent.

  [295] Mot de jargon, terme de mépris, que nous n'avons vu nulle
  part. Peut-être faut-il prendre cette expression comme _chorea_,
  danse. Rabelais s'est servi du mot _chorée_ dans ce dernier sens.
  (_Voyez_ le Glossaire des _Œuvres de Rabelais_; Janet, 1823.)

  [296] En mai 1645. (T.)

Une autre fois madame de Gondran fit bien pis. Un soir qu'elle avoit
soupé chez son père, qui logeoit au quartier Montmartre, on lui donna
un carrosse, une fille et un homme pour l'accompagner chez elle,
auprès de Saint-André. Au lieu d'y aller, elle fait passer au faubourg
Saint-Germain, à la Ville de Brissach dans la rue de Seine, où logeoit
le cavalier de Bretagne. Elle entre seule et monte dans sa chambre
sans que personne l'aperçût. En sortant, l'hôtesse la vit et se mit à
faire un bruit de diable, que, merci Dieu! elle ne souffriroit point
qu'on menât des g...... chez elle. Le galant lui dit qu'elle rêvoit,
et que c'étoit une femme de condition. «Voire, reprit-elle, les
honnêtes femmes viennent bien toutes seules trouver des hommes à onze
heures du soir dans leur chambre.» Cela se sut, car les valets qui
l'accompagnoient n'étoient point gagnés. L'hôte et l'hôtesse sont
huguenots et étoient assez exacts; c'est une honnête auberge, et tout
est plein de gens de la religion, là autour.

En ce temps-là Gondran alla faire un voyage à une terre qu'il avoit en
Picardie; il fit ce voyage fort à propos, car, pendant son absence, on
empêcha sa femme d'être vache à lait. Elle logeoit chez son père;
elle sentit de la cuisson, le dit à sa sœur, qui en parla au jeune
Guenaut, leur médecin ordinaire. Lui, qui savoit que le mari étoit
débauché, se douta de ce que ce pouvoit être. Le Large la traita et la
guérit avant que le mari fût de retour. Nous la trouvions toute
changée; mais on nous disoit qu'elle avoit la fièvre toutes les nuits.
Il y a toutes les apparences du monde que c'étoit un présent de
l'auberge. Le galant, qui ne voyoit pas la belle autant qu'il eût bien
voulu, avoit sans doute été en lieu qui n'étoit pas sûr; c'étoit un
grand étourdi. Pour le mari, il étoit amoureux et tenoit si grand
ordinaire, qu'il n'avoit pas besoin d'aller ailleurs. Cela n'empêcha
pas que La Roche Giffard ne retournât chez la belle. On l'a vue
montrer à tout le monde les robes qu'elle faisoit faire pour les
petites filles du Breton; et si Gondran n'y eût mis ordre, il eût pu
habiller les enfants du cavalier en pensant habiller les siens
propres; mais il le chassa avant que sa femme devînt grosse.

Le mari fut une fois plus jaloux depuis le soupçon qu'il eut du
Breton: il passoit des après-dînées entières dans la chambre de sa
femme fait comme un clerc du Palais; car il ne portoit plus la
soutane, et n'avoit autre emploi que de barbouiller quelquefois du
papier en gardant sa femme. Un jour il lui dit sérieusement: «Que je
suis malheureux de vous avoir épousée! Plût à Dieu que feu
Louvigny[297] eût eu assez d'éloquence pour persuader à ton père,
comme il en avoit envie, de me refuser!» Elle ne s'en offensa point,
car elle est d'humeur douce et caressante et qui n'avoit besoin que
d'être bien gouvernée; au contraire, elle lui sauta au cou. Quelque
temps après, comme elle étoit prête à sortir, il lui demanda où elle
alloit: «Je vais en tel lieu.--Je ne veux pas que vous y alliez, La
Vespière y doit être.--Si vous craignez cela, venez avec moi; vous
pouvez bien venir où je vais.--Non, non, reprit-il, vous n'irez pas.»
Il fallut demeurer. Ce La Vespière étoit cadet d'un gentilhomme de
Picardie nommé Liambrune; c'étoit un bon gros dada qu'elle n'aimoit
point. Ce garçon vint à Paris du temps de feu M. le comte de Soissons;
n'ayant pas encore tâté de l'adversité, il étoit assez fier. Il arriva
que ce bon gentilhomme s'alla baigner devant l'Arsenal à un endroit où
M. le comte jetoit de l'eau à tout le monde; il en jeta donc à La
Vespière, qui, comme _Picouart_, avoit la tête _caude_, et dit que
celui qui l'avoit mouillé étoit un sot. M. le comte se mit à rire, et
disoit à ceux de sa troupe: «Ce garçon est nouveau-venu; je crois
qu'en descendant du coche il est entré dans le bateau pour se venir
baigner.» Le provincial s'échauffoit. Quelqu'un s'approcha de lui, et
lui dit: «C'est M. le comte.--Quand ce seroit, répondit-il, M. le
marquis, je suis fâché de ne lui avoir pas donné une tape.» Les gens
de M. le comte le prirent, et en riant le firent boire. Sans Ruvigny,
qui par bonheur se trouvoit là, il couroit quelque fortune. Depuis, au
siége d'Arras, où M. d'Enghien fit sa première campagne, comme s'il
lui eût été fatal de tomber entre les mains de jeunes princes,
celui-ci trouva l'homme et le nom si ridicules, qu'il s'en moquoit
sans cesse.

  [297] Il mourut d'apoplexie à Charenton. (T.)

Ce jaloux pourtant a laissé aller sa femme tous les jours au bal la
même année: elle cabaloit pour se faire prier partout. Je crois qu'ils
étoient las l'un de l'autre; car souvent elle paroissoit fort
chagrine, et ce n'étoit pas son ordinaire, car quoiqu'elle fût un peu
inégale, elle étoit pourtant assez gaie.

Le galant qui suit La Roche Giffard, car je ne mets que ceux qui ont
eu de l'attachement, fut le feu marquis de La Case, frère de
mademoiselle de Pons[298]: c'étoit un grand parleur et par conséquent
un grand diseur de sottises; il étoit marié avec la veuve de
Courtaumer, car les trois principaux galants de madame de Gondran
étoient tous trois mariés. Cet homme faisoit le bel esprit; il
reprenoit un endroit de l'Epitre de Voiture à M. de Coligny, où il y
a:

            Ces dieux des fables
    Sont pesants comme tous les diables,

parce que, disoit-il, les diables sont des esprits; et une autre fois
que chacun disoit à quel âge il eût souhaité de demeurer sans
vieillir, il dit que pour lui il eût voulu demeurer à trois mois,
parce qu'on en étoit d'autant plus loin de la mort. Par cette raison,
il devoit donc souhaiter de demeurer à un jour. Il disoit que madame
de Gondran étoit la plus complaisante femme du monde; qu'à Charenton
il n'avoit qu'à lui faire signe qu'il vouloit voir son bras et sa
main, qu'elle ôtoit aussitôt son gant, si sa gorge, qu'elle faisoit
semblant d'avoir à raccommoder un devant, si son visage, qu'elle
levoit le masque comme si c'eût été pour se moucher. Il avoit trouvé
moyen de faire société avec Gondran, et les deux femmes en étoient.
Madame de La Case ou étoit bien stupide ou bien complaisante. Entre
autres extravagances qu'ils firent, une fois La Case[299], en soupant,
donna un coup à madame de Gondran sur la joue avec une éclanche rôtie,
et le jus lui gâta tout son mouchoir; il crut faire une belle
galanterie, et elle en rit de tout son cœur. Je crois pourtant qu'il
n'y a rien eu entre eux, et en voici une preuve. Un jour Rambouillet
l'alla voir, il y trouva une jolie huguenote qui avoit épousé un oncle
de Gondran; elle s'appelle madame de L'Orme. Rambouillet se mit à
causer avec la belle qui étoit au lit, et madame de L'Orme avec
Saintot-Lardenay, qui y arriva en même temps: ils chuchotèrent si
fort, que madame de Gondran ne put s'empêcher de leur en faire la
guerre. «Sans doute ils nous vendent, dit-elle à Rambouillet.--Point,
répondit Saintot, nous ne parlions point de vous; mais nous parlions
d'une personne, que vous ne haïssez pas.--Vous pourriez vous tromper,
reprit-elle, je ne me soucie de guère de gens.--Ah! madame,
répliqua-t-il, nous parlions de M. le marquis de La Case; ne vous
souciez-vous point de celui-là?--Pas plus que d'un autre,» dit-elle.
Rambouillet, qui vit que Saintot avoit fait une impertinence, et qui
craignoit que la dame n'en fît aussi quelqu'une, dit qu'il voyoit bien
qu'on lui vouloit faire prendre le change, et qu'il voyoit que c'étoit
à ses dépens qu'on avoit parlé tout bas. Madame de L'Orme, de l'autre
côté, juroit qu'ils n'avoient pas dit un mot du marquis de La Case.
Durant ce temps-là, la maîtresse du logis, qui avoit eu tout le loisir
de songer à ce qu'elle avoit à faire, tout d'un coup se mit à pleurer,
et dit en colère qu'elle ne trouvoit nullement plaisant qu'on se vînt
moquer d'elle en sa propre maison; qu'elle savoit bien que depuis que
M. le marquis de La Case venoit chez elle, on avoit dit mille
sottises; qu'on avoit fait courir le bruit qu'il étoit amoureux
d'elle. «Jésus, madame, disoit Saintot, vous m'apprenez là des choses
que j'ignorois.» Ils dirent l'un et l'autre mille extravagances.
Saintot et madame de L'Orme sortirent dans ce désordre, et Rambouillet
les suivit, car il ne savoit que dire à cette femme. Ils allèrent tous
trois prendre une sœur de madame de L'Orme, et se rendirent tous
ensemble au Cours. Là, Saintot, comme s'il eût été enragé ce jour-là
(il n'avoit guère fréquenté d'honnêtes femmes), voyant passer
Turcan[300], dit à madame de L'Orme: «Madame, voilà Turcan; madame,
c'est Turcan lui-même; regardez Turcan, madame.» Ce Turcan l'avoit
fort cajolée autrefois. Elle ne faisoit pas semblant d'entendre.
«Madame, reprit-il après, pourquoi me poussez-vous du genou (elle n'y
avoit pas songé)? quelle finesse y entendez-vous?» Rambouillet ne
savoit que dire; la dame étoit déferrée; tout ce qu'il put faire, ce
fut de changer de discours. Il gronda ensuite Saintot, qui lui dit,
pour excuse, une grande impertinence: «J'entendois, dit-il, par le
marquis de La Case, le _patron de la case_, c'est-à-dire Gondran.»
Cependant, dès qu'ils furent sortis de chez madame de Gondran, le
marquis de La Case y vint. Elle lui dit qu'elle le prioit de ne la
plus voir, que cela faisoit dire des sottises. La Case s'en alla en
Saintonge quelques jours après.

  [298] Mademoiselle de Pons, qui épousa le marquis d'Heudicourt,
  et dont il est souvent question dans les livres du temps. Elle
  fut l'amie intime de madame de Maintenon.

  [299] Le père de La Case étoit un original sur sa noblesse. Pour
  ses enfants, quoiqu'il les appelât monsieur un tel et
  mademoiselle une telle, il les traitoit de sujets, toujours
  debout et tête nue devant lui à table: s'il ne disoit: «Monsieur
  un tel, mangez de cela,» ils n'eussent osé toucher à rien. On
  servoit chez lui des plats de vingt grandeurs et de vingt façons
  différentes, de même des assiettes et du reste. Il disoit que
  c'étoit aux maisons nouvelles à avoir de la vaisselle d'argent
  neuve. Cela me fait souvenir d'un avocat nommé Sevin, qui, ayant
  eu un brevet de conseiller d'État par la faveur de La Chambre,
  son beau-frère, acheta pour quatre mille livres de vaisselle
  d'argent, et toute la nuit ne fit que la rouler par les montées
  afin qu'elle se bosselât, et qu'on crût qu'elle n'étoit pas
  neuve. Une de ses filles, qui avoit trente ans, n'eût pas osé
  aller dans le parterre sans sa permission. Cet homme s'étoit fait
  faire chevalier de Saint-Michel. (T.)

  [300] _Voyez_ plus bas l'historiette de Turcan.

En ce temps-là, il y eut grand désordre en Bretagne entre La Roche
Giffard et sa femme. Elle se douta de quelque chose; et, ayant
remarqué qu'il recevoit souvent des lettres sans lui dire de qui elles
étoient, un jour qu'il étoit à la chasse, elle rompt la serrure de sa
cassette, et trouve vingt lettres d'écriture de femme, et toutes d'une
même main. Ces lettres parloient bon françois, et ne laissoient
aucun sujet de douter. Elle les prend toutes, se retire chez sa
mère, et sans perdre de temps en va prendre acte par-devant le
procureur-général du Parlement de Rennes, où les lettres furent toutes
lues. La Roche Giffard ne trouve ni ses lettres ni sa femme; il
apprend qu'elle étoit chez sa mère; furieux, il assemble ses amis pour
la ravoir de force, ou du moins ses lettres, car c'étoit ce qui lui
tenoit le plus au cœur. La belle-mère se met en état de le recevoir.
Cette première fureur passée, il fallut venir à composition; il promet
de bien vivre avec sa femme, et de ne faire plus tant de voyages à
Paris, pourvu qu'on lui rendît ses lettres. Cela fut exécuté. Or, on a
su d'un ami commun[301] du gendre et de la belle-mère, qu'il y avoit,
dans une de ces lettres: «Nous allons à la Honville, nous en partirons
à telle heure, il y aura telles personnes; prenez vos mesures, etc.»
En une autre: «Nous serons tant de temps à la Bretonnière (c'étoit
chez sa belle-mère), tâchez de me voir, etc.» Mais le pis de tout, est
une réponse à quelques reproches sur les bruits qui couroient de M. le
marquis de La Case, où il y avoit: «Vous avez grand tort d'avoir
soupçon de moi; je n'ai jamais aimé qu'un garçon qui est mort, et
vous.» Je crois que c'est Du Livet[302], fils d'un président de Rouen.
Il mourut d'une blessure qu'il reçut à la bataille de Sédan, et dont
il fut long-temps malade. Elle le vit à Bourbon. Ensuite il y avoit:
«Je n'ai jamais couché qu'avec mon mari et avec vous. Je souhaite si
fort de vous voir, que si vous voulez, je vous suivrai en Catalogne.»
Il parloit d'y aller en ce temps-là: il n'y fut pas pourtant.

  [301] Il l'a dit à feu Martin, intendant de M. de Rohan, de qui
  je le tiens. Ce Martin ne m'eût pas menti, il avoit été notre
  commis. (T.)

  [302] Il étoit enseigne des gendarmes de la Reine. (T.)

A Paris, car il y vint ensuite, madame de L'Orme, qui avoit toujours
été jalouse de madame de Gondran, aussi n'a-t-elle garde d'être si
bien faite, entreprit de se faire aimer de La Roche Giffard: elle lui
fit tant d'avances, que le cavalier n'y fut pas plus de temps qu'à
l'autre. La sœur Charlotte d'Esgorry avoit aussi son galant; c'étoit
Fercourt, son voisin, fils du président Perrot; tous quatre alloient
faire des promenades sans aucune fille de chambre, et se
divertissoient tout à leur aise. Elles avoient de qui tenir, car la
mère a été de bonne composition: Gillot[303], conseiller-clerc de la
grand'chambre, l'entretenoit; en ce temps-là, on fit ce vaudeville:

    La d'Esgorry, ta hantise
    Trop fréquente avec l'Église,
    Nous a fait croire de toi
    Que tu branles dans ta foi[304].

Gillot n'a pas été le seul; le maréchal de Saint-Luc en a aussi tâté
depuis.

  [303] Jacques Gillot, conseiller-clerc au parlement de Paris,
  mort en 1619, l'un des auteurs de la _Satire Ménippée_. (_Voyez_
  la Notice sur sa Vie et ses ouvrages, t. 49, p. 241 de la
  première série de la _Collection des Mémoires relatifs à
  l'histoire de France_.)

  [304] Elle étoit huguenote.

Les deux sœurs depuis se brouillèrent, et la cadette ayant été mariée
à un jouvenceau de la campagne, nommé Montpinson, elle donna
rendez-vous à Fercourt chez madame Du Tort, où ils dînèrent: c'est une
veuve, cousine-germaine de Fercourt, qui est aussi une bonne dame. La
dame sortit aussitôt qu'ils eurent dîné, et pour lui dire adieu, le
galant la roncina fort bien; après elle jura qu'elle ne vouloit plus
ouïr parler d'amourettes. Je ne sais ce qui en est, c'est à son mari à
s'en informer.

Madame de Gondran alors voyoit plus de monde que jamais. Il prit une
vision au mari; il remplit d'eau les galoches de tous les galants de
sa femme, et quand ils voulurent sortir, ils trouvèrent leurs galoches
toutes trempées.

Un soir qu'on dansoit chez elle, trouvant sa chemise un peu humide,
car elle étoit déjà bien grosse, elle alla dans la ruelle du lit,
changea de chemise, remit des taffetas à ses cheveux, se rhabilla, se
reboucla et revint danser sur nouveaux frais. Elle se serroit
tellement pour paroître de belle taille, qu'elle se blessa si fort au
côté qu'il s'y fit un trou. Cela me fait ressouvenir de quelques
filles de la Reine, qui, pour être chaussées mignonnement, se
serrèrent une fois les pieds avec les bandelettes de leurs cheveux, et
de douleur, s'évanouirent dans le cabinet de la Reine.

Gondran, qui avoit toujours aimé la goinfrerie, se mit tout-à-fait
dans le vin; il l'obligeoit à boire avec lui. Le vin pur qu'elle
avaloit la maigrit, et elle devint de plus belle taille qu'elle
n'avoit été il y avoit long-temps. Un jour qu'il revint ivre, il tira
des bouchons de bouteille de sa poche, et les étalant sur la table:
«Tiens, dit-il, voilà de quoi filer.» En ce temps-là, un des
Rambouillet, nommé Chavanes, capitaine en Hollande, c'étoit le
quatrième à qui madame de Gondran plaisoit fort, fut d'une partie dont
elle étoit pour aller à la Honville. Il me dit qu'il l'avoit trouvée
fort dévergondée, et que, jouant une farce à trois personnages où elle
avoit son habit, elle juroit un _mordieu_ aussi sèchement que personne
eût pu faire. A table, elle fit un couplet sur Cabou, cet avocat au
conseil, qui danse aux ballets du Roi: c'est une espèce de coquin,
qui tire du volant, qui joue, qui danse et qui boit, et qui est
maltôtier parmi tout cela.

Elle fit bien d'autres gaillardises, et tout cela ou la plupart à la
barbe de son père. En ce voyage de La Honville, on donna du chicotin à
Chavanes: c'est une sotte coutume bourgeoise qu'on a là-dedans. Madame
Tallemant, la maîtresse des requêtes, en railla fort ce pauvre garçon,
qui disoit que, par complaisance, il s'en étoit laissé donner trois
jours durant, parce que cela divertissoit la belle; et, quelqu'un
ayant appelé, en riant, La Honville _l'empire du Chicotin_, Sablière
et Rambouillet firent deux triolets que voici:

    Dans l'empire du Chicotin[305]
    On vit d'une plaisante sorte;
    On y jeûne soir et matin
    Dans l'empire du Chicotin.
    On n'y dort non plus qu'un lutin[306],
    On s'y jette fenêtre et porte,
    Dans l'empire du Chicotin.

    Si vous mangez du chicotin,
    Vous passerez pour galant homme;
    Vous serez toujours le plus fin,
    Si vous mangez du chicotin,
    Et fussiez-vous le plus badin
    Qui soit de Paris jusqu'à Rome,
    Si vous mangez du chicotin.

Le bonhomme, quelque mine qu'il fît, ne trouva point tout cela trop
bon, et dit, comme on lui parloit de sa bonne chère: «Vous vous
moquez, on n'y mange que du chicotin.» Ce pauvre Chavanes, qui étoit
un garçon de grand cœur, fut tué depuis à Barcelonne, quand le
maréchal de La Mothe fut blessé; il étoit si estimé, que le régiment
de Piémont le retira de dessous les pieds des chevaux, et le porta
dans la ville, où il mourut au bout de quelques jours. Je veux croire
que le nom de Rambouillet, car on l'appeloit ainsi, servit à le faire
considérer, car bien des gens croient qu'il étoit fils de M. le
marquis de Rambouillet. Il avoit assez d'équipage et étoit fort
libéral.

  [305] Celui-ci est de Sablière. (T.)

  [306] Ils se faisoient des malices toute la nuit.

Un certain fou d'abbé de Romilly[307] s'étoit rendu insensiblement si
familier chez la belle, qu'en visite, devant tout le monde, il se
jetoit sur son lit, et mettoit même la main dedans, et elle ne faisoit
qu'en rire. Elle disoit de Mandat, le conseiller, et d'un autre:
«Avez-vous jamais vu de si sottes gens; je leur ai mandé qu'il n'y
avoit céans ni mari ni belle-mère, et ils n'ont pas l'esprit d'y
venir?»

  [307] Voyez les _Mémoires de Conrart_, dans la _Collection des
  Mémoires relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t. 48,
  p. 191. Conrart est d'accord avec Tallemant sur l'incroyable
  dévergondage de cette madame de Gondran, mais il entre dans
  beaucoup moins de détails. Cette femme a eu la triste célébrité
  d'avoir été la cause du duel dans lequel fut tué le marquis de
  Sévigné.

La Case, qui étoit à M. d'Orléans, se rendit à Paris auprès de lui en
1652; il avoit envie, car il étoit toujours amoureux, de dîner avec la
Gondran (on commençoit à l'appeler ainsi), et que le mari n'y fût
point: il s'avise pour cela de convier Gondran à dîner, qui part à
midi ou environ pour s'y rendre. La Case part en même temps de son
logis et va chez madame de Gondran, où il se met à dîner avec elle:
Gondran alla chercher à dîner où il put, et revint à deux heures, et
trouve La Case chez lui, qui dit: «Je suis venu pour dîner avec vous,
voyant que vous ne veniez point.--J'étois chez vous à midi et demi,
dit Gondran.--Vous vous moquez, répliqua La Case, je vous ai attendu
jusqu'à une heure.» Le carnaval suivant, madame de Gondran, qui buvoit
comme un Templier, convia madame de Genlis, mademoiselle de Congis et
madame de Boudarnault à souper: elles burent si bien, que mademoiselle
de Congis, ne pouvant s'en retourner, fut mise au lit avec bien des
singeries; elle y vomit si bien qu'elle gâta draps, couverture,
carreaux et tapis d'alcôve; une autre en ayant envie, on lui apporta
un bassin. En carrosse, la seule qui n'avoit pas vomi dégobilla sur la
portière.

Un homme qui avoit la fièvre quarte alla chez elle, c'étoit la
première visite: «Je vous veux guérir, lui dit-elle, je vous veux
donner de ma tisane, et tout-à-l'heure.» Aussitôt elle envoie quérir
du vin d'Espagne et se met à boire avec lui. Il lui prit fantaisie en
été de changer de chemise, elle en changea devant un homme qu'elle
n'avoit jamais vu que cette fois-là. La première fois qu'elle alla
chez madame d'Ombreval, elle donna un grand coup de cul dans le
derrière au mari, qui est avocat-général de la cour des aides, disant
qu'il falloit faire bientôt connoissance. Etant accouchée depuis trois
jours, elle vit sa garde accroupie devant le feu; elle se lève, lui
fait prendre un parterre, puis court vite se recoucher.

Une fois La Case, Sablière et Hippolyte[308] se trouvèrent ensemble
chez elle. «Or çà, dit Sablière, il n'y en a pas un qui n'en ait été
fou; contons ce que nous en savons.» Hippolyte donne dans le panneau
et conte son histoire. Elle n'y étoit pas. Sablière et La Case firent
semblant de disputer à qui parleroit le premier, et ne dirent rien.

  [308] Sans doute un membre de la famille Rambouillet.

Sur la mort de Sévigny on faisoit faire à Hippolyte de beaux
compliments à Gondran: «Il étoit votre allié, disoit Hippolyte.--Mais
bien plutôt le vôtre, répondoit Gondran, à cause du bonhomme.» Et
Hippolyte répliquoit: «Les cornes d'un père ne touchent pas tant que
celles qu'on porte soi-même.»

L'abbé de Sainte-Croix, fils du premier président Molé, depuis
garde-des-sceaux, fut ensuite le patron. On dit que le mari y
consentoit, car il s'étoit incommodé à la débauche et aux braveries de
sa femme. Gondran dit à sa femme: «Fais-toi jolie, il faut que ce
garçon-là soit amoureux de toi.» Il lui donna, à ce qu'on dit, un
collier de perles de sept mille livres. Voici comme cela se fit: un
vieux garçon, ami de Sainte-Croix, lui montroit des raretés et ce
collier entre autres: «Ah! qu'elles sont belles! dit la dame.--A votre
service, répondit-il.--Vraiment, cela n'est pas de refus.» Et en
badinant elle les emporta. On dit que pour une _discrétion_[309], il
donna une toilette de cinq cents écus où tout est d'orfévrerie, et on
parle de pendants de six mille livres.

  [309] Une _discrétion_ étoit une gageure indéterminée, dont
  l'importance étoit laissée à l'arbitrage de celui qui la perdoit.
  (_Dictionnaire de Trévoux._)

Le commandeur de Saint-Simon lui fit une terrible malice; c'étoit
quelque temps après le combat de Saint-Antoine. «Il n'y avoit rien
plus pitoyable, disoit-il; vous eussiez vu apporter ce pauvre M. _de
La Roche_....» Elle rougit. Il s'arrête, et puis ajoute:
_Foucauld_[310]. Elle croyoit qu'il alloit dire _Giffard_. Il lui prit
en ce temps-là une haine étrange pour La Case; elle lui défendit son
logis. On ne sait pourquoi, si ce n'est que Sainte-Croix ne trouvoit
pas bon qu'il y allât.

  [310] Il y fut fort blessé au visage. (T.)

Gondran tomba malade au mois de mars 1653; il ne fut malade que douze
jours: on lui fit venir un ministre, il l'écouta. Madame de Genlis
alla dire au curé de Saint-André que Gondran étoit catholique. «J'y
irai, dit le curé, quand on m'appellera.» Elle alla au premier
président, qui lui demanda si cet homme vouloit des prêtres. «Il ne
parle point, dit-elle.--Eh bien, répondit-il, ayez patience.» Elle fut
enfin à la Reine, qui y envoya un exempt et des archers du
grand-prevôt. Il y entra aussitôt des capucins, et le Père Vigner de
l'Oratoire, fils d'un ministre; c'est un religieux fort impétueux et
fort impertinent. Sa femme dit: «Il faudroit envoyer quérir M. de
Sainte-Croix, c'est son meilleur ami. Il lui fera dire ce qu'il est.»
Sainte-Croix apporte l'abjuration de Gondran, faite il y avoit près
d'un an. La femme et Sainte-Croix parlent tout bas; Gondran déclare
qu'il est catholique. Cependant il avoit été pendant l'été au prêche
auprès de Pontoise avec son beau-père; il n'alloit ni à prêche ni à
messe. Il appela toujours Sainte-Croix son bon ami. On disoit que
Sainte-Croix damnoit la femme et sauvoit le mari. Gondran mourut comme
une bête: il disoit à sa garde: «Ah! vieille m........., dès que je me
porterai un peu mieux, je te ferai un enfant pour ta récompense.»
Quand on lui parloit de mourir, il disoit mille sottises. Le curé de
Saint-André conseilla à madame Galland de ne faire qu'un enterrement à
la sourdine; cette sotte femme dit qu'il falloit faire les choses
honorablement, et il lui en coûta cinq cents écus. Gondran dit à sa
femme le soir de ses noces: «Tu m'as bien de l'obligation; ce n'est
que pour t'épouser que je ne me suis pas fait catholique.»

Dès qu'elle fut veuve, elle vécut régulièrement, et rendit à sa
belle-mère tous les devoirs imaginables. On commençoit à dire que le
mari avoit plus de torts qu'elle, et que c'étoit lui qui avoit voulu
qu'elle fît galanterie; elle fut plus d'un an et demi à mener la plus
triste vie du monde. Elle étoit garde-malade de sa belle-mère, qui
puoit d'une façon épouvantable; il ne falloit pas faire semblant de
s'en apercevoir et se tenir toujours là à entendre gronder; le
meilleur temps qu'elle eût, c'étoit de lire des sermons; avec cela en
même temps elle faisoit faire des habits magnifiques. Elle eut cette
complaisance pour faire avantager ses enfants par sa belle-mère. A
vingt-six ans, elle s'avisa de commencer à apprendre à jouer du grand
et du petit luth; mais cela demeura là au bout de quelque temps. Je la
fus voir peu après la mort de sa belle-mère (en 1655), je la trouvai
qui parloit en personne détachée des choses du monde, qui n'aime que
la solitude, les livres et l'ouvrage: «Car, disoit-elle, je ne
comprends pas comment on peut s'ennuyer, quand on sait faire du point
d'Espagne. J'aime sur toutes choses à rêver, j'y prends le plus grand
plaisir du monde; j'aime ma liberté, non pour vivre dans le
libertinage, mais pour pouvoir me coucher sur mon lit quand il me
plaît. N'y a-t-il pas, ajouta-t-elle, bien du plaisir à pleurer tout
son soûl quand on a été quinze jours sans pleurer?» Tantôt elle
regrettoit son mari, parloit contre les seconds mariages. Quelque
temps après elle se mit en tête de maigrir. Pour cela, elle étoit
vingt-quatre heures sans manger, buvoit du vinaigre, mangeoit des
citrons et autres vilainies. Elle se joua à se faire hydropique; elle
maigrit, mais elle n'a quasi plus de santé; elle est un peu cruche; il
lui prend des visions de faire fermer ses fenêtres en plein midi, et
de lire sur son lit avec de la bougie. Elle ne voit plus tant d'hommes
et est fort mélancolique. Il est vrai qu'elle a perdu assez de procès.
On dit pourtant toujours que Sainte-Croix continue à la voir, et il y
en a qui disent qu'ils sont mariés, mais qu'à cause des bénéfices on
n'en déclare pas le mariage. Je sais bien que Sainte-Croix a vu les
sœurs de madame de Gondran quand il y a eu quelque affliction dans la
famille. Cette galanterie a cessé, aujourd'hui qu'elle est logée vers
le Petit-Luxembourg.

Villars de M. le prince de Conti, Villars, qu'on appelle vulgairement
Villars _Orondate_, à cause de sa mine de héros[311], l'alla voir. Je
dirai en passant que madame Pilou ne sachant ce que c'étoit
qu'Orondate, l'appela Villars _La Rondache_; elle en a fait elle-même
une plaisanterie, et on ne l'appelle quasi plus que Villars _La
Rondache_.

  [311] _Orondate_, personnage du roman de Cyrus. Saint-Simon
  raconte, dans ses Mémoires, l'anecdote qui fit donner ce surnom
  au père du maréchal de Villars. (_Mémoires de Saint-Simon_;
  Sautelet, 1829, t. 2, p. 114.)

La dame étoit ravie d'en être coquetée, quand madame de Gouville[312],
dont il sera amplement parlé dans les _Mémoires de la Régence_, aussi
bien que de ce Villars[313], enragée de ce qu'il s'attachoit plus à
madame de Gondran qu'à elle, alla dire à madame de Villars[314] que
son mari étoit épris de cette huguenote. La pauvre madame de Villars,
qui étoit folle de son mari, fut trois jours sans manger; enfin il la
pressa tant qu'elle lui dit ce que c'étoit. «Je ne la verrai plus,»
lui dit-il. Ils se sont épousés par amour et par estime; elle est
sœur de Bellefonds. Il fut quelque temps sans y aller. Elle, voyant
cela, en usa fort bien, et maintenant elle s'est faite amie de madame
de Gondran, et elles mangent quelquefois ensemble.

  [312] Lucie de Cotentin de Tourville, femme de Michel d'Argouges,
  marquis de Gouville. Bussy-Rabutin en a souvent parlé dans ses
  Lettres.

  [313] Le mépris semble percer dans cette expression de Tallemant.
  Il paroît bien que Villars, le père, ne dut sa fortune qu'à une
  infâme trahison. (Voyez les _Mémoires du P. Berthod_, dans la
  _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 48,
  p. 396 et suivantes.)

  [314] Marie Gigault de Bellefonds, marquise de Villars. C'étoit
  une femme de beaucoup d'esprit. Les lettres qu'elle écrivit à
  madame de Coulanges pendant qu'elle étoit ambassadrice en
  Espagne, l'ont mise au rang de nos épistolaires. On en a publié
  un petit volume en 1762, réimprimé depuis.

Cette Gondran voudroit fort attraper le bonhomme
d'Entragues-Chantemesle, qui est outré du mariage de son fils, qui, à
l'âge de vingt-deux ans, en dépit de lui, a épousé une fille de
trente ans qui n'a point de bien. A la vérité elle est de bonne
maison: c'est la sœur de Sourdeac de Rieux, dont il est parlé au
chapitre des extravagants. Madame de Gondran a joué au vert avec lui;
ils sont assez voisins; il se laissoit prendre sans vert; mais j'ai
peur, car ce n'est pas un sot, qu'il ne se laisse pas prendre d'une
autre façon. Elle changeroit volontiers de religion pour lui; d'Avaux
est aussi de ses galants. Il a quitté madame Dalesso.

Madame de Gondran fut à Bourbon l'automne de 1659. Il y avoit
là un vieux barbon de doyen des _Turlutains_[315] de M. le
procureur-général, nommé Choppin. Cet homme, dans une compagnie où
elle étoit, ayant ouï nommer madame de Gondran, dit: «Madame de
Gondran?--Oui, madame de Gondran, répondit-on.--Quoi, cette belle
madame de Gondran d'autrefois, dont on a tant parlé?» Quelqu'un ayant
peur qu'il ne lui échappât quelque sottise, dit: «Oui, cette belle
madame de Gondran elle-même, la voilà.» Ce rustre la regarde. «Ah!
madame, on m'avoit dit que vous étiez si belle; je n'eusse jamais cru
que c'eût été vous; mais l'âge change bien les gens.» Voilà cette
femme déferrée qui ne put que lui dire: «Il est vrai, monsieur, l'âge
change bien les gens.» On rompit les chiens par charité. En effet,
elle n'est ni âgée ni trop changée. A Paris, comme elle vit qu'on en
faisoit le conte, elle le fit elle-même, et s'en railloit la première.

  [315] Nous ignorons entièrement le motif de cette expression
  dérisoire de Tallemant à l'occasion des substituts du
  procureur-général du Parlement. Le mot se lit au manuscrit
  très-distinctement.

Depuis, ses incommodités continuant, on lui conseilla de voir Le
Large, parce que son mari avoit été bien débauché. Elle crut ce
conseil et se renferma pour trois semaines; les servantes même, hors
une, n'y entroient pas. Tout le monde veut que ce soit la v...... Ce
dernier mois de mars 1660, elle se plaignoit fort des douleurs qu'elle
sentoit dans les jointures; elle se plaignoit d'une jambe il y avoit
long-temps. Au sortir de là, elle ne se pouvoit quasi soutenir; elle
m'a dit: «Je ne sais si mes jambes reviendront; mais jusqu'ici je me
trouve bien plus mal que je n'étois.»



SÉVIGNY ET SA FEMME.


Sévigny[316], qui par la faveur du coadjuteur, son parent, à qui
l'abbé de Livry, Coulanges, fou de la mère, avoit voulu faire sa cour,
avoit épousé cette jolie mademoiselle de Chantal, de la maison de
Rabutin de Bourgogne, qui avoit cent mille écus en mariage,
aujourd'hui cette madame de Sévigny dont nous avons parlé dans
l'historiette de Ménage; ce Sévigny devint amoureux de madame de
Gondran. Pour moi, j'eusse mieux aimé sa femme. Pour réussir en son
dessein, il se met à faire la débauche avec le mari et à le mener
promener. Il étoit une fois au Cours avec lui, et le chevalier de
Guise se met avec eux; Gondran disoit qu'il n'y avoit point d'homme
plus heureux que lui, qui étoit toujours en festin, et avec de grands
seigneurs; que les gens de la cour étoient tout autrement agréables
que les gens de la ville, et qu'il ne pouvoit plus souffrir les
bourgeois. Le chevalier de Guise demanda à voir la belle madame de
Gondran; le mari ne s'y opposa pas autrement, mais la belle-mère ne le
voulut pas. M. d'Aumale, depuis M. de Reims, aujourd'hui M. de
Nemours, y fut reçu: je pense que la soutane rassura la bonne femme.

  [316] Henri, marquis de Sévigny, ou Sévigné. Le vrai nom est
  Sévigny, mais dans l'usage on adopta la seconde terminaison.

Ce Sévigny n'étoit point un honnête homme, et il ruinoit sa femme, qui
est une des plus aimables et des plus honnêtes personnes de
Paris[317]. Elle chante, elle danse, et a l'esprit fort vif et fort
agréable; elle est brusque et ne peut se tenir de dire ce qu'elle
croit joli, quoique assez souvent ce soient des choses un peu
gaillardes; même elle en affecte et trouve moyen de les faire venir à
propos. Quelqu'un lui avoit écrit un billet et l'avoit priée de ne le
montrer à personne: elle laisse passer quelques jours, puis le montra
et lui dit: «Si je l'eusse couvé plus long-temps, il fût devenu
_poulet_.»

  [317] Tallemant est en général si avare d'éloges pour les femmes,
  que son témoignage en faveur de madame de Sévigné ne doit pas
  paroître suspect; il est d'ailleurs l'écho de tous les
  contemporains. Nous croyons devoir citer ici ce qu'en dit
  Conrart.

  «Sévigné avoit épousé la fille unique du baron de Chantal...
  Quoiqu'elle soit fort jolie et fort aimable, il ne vivoit pas bien
  avec elle, et avoit toujours des galanteries à Paris. Elle, de son
  côté, qui est d'humeur gaie et enjouée, se divertissoit autant
  qu'elle pouvoit, de sorte qu'il n'y avoit pas grande
  correspondance entre eux.... On dit qu'il disoit quelquefois à sa
  femme qu'il croyoit qu'elle eût été très-agréable pour un autre,
  mais que, pour lui, elle ne lui pouvoit plaire. On disoit aussi
  qu'il y avoit cette différence entre son mari et elle, qu'il
  l'estimoit et ne l'aimoit point, au lieu qu'elle l'aimoit et ne
  l'estimoit point. En effet, elle lui témoignoit de l'affection;
  mais comme elle a l'esprit vif et délicat, elle ne l'estimoit pas
  beaucoup, et elle avoit cela de commun avec la plupart des
  honnêtes gens, car bien qu'il eût quelque esprit, et qu'il fût
  assez bien fait de sa personne, on ne s'accommodoit point de lui,
  et il passoit presque partout pour fâcheux.» (_Mémoires de
  Conrart_, dans la _Collection des Mémoires relatifs à l'histoire
  de France_, deuxième série, tome 48, page 187.)

Sévigny avoit fort peu de bien, il faisoit des marchés qu'après il
rompoit. On fit séparer sa femme. Cependant, par amitié, elle
s'engagea jusqu'à cinquante mille écus. Ces esprits de feu, pour
l'ordinaire, n'ont pas grande cervelle. Elle disoit: «M. de Sévigny
m'estime et ne m'aime point; moi je l'aime et ne l'estime point.»
Ménage lui disoit: «Le plus grand malheur qui pouvoit arriver à M. de
Sévigny, c'étoit de vous épouser; car tout le monde dit: _Quel homme
pour cette femme!_»

Elle baisoit un jour Ménage comme son frère; des galants s'en
étonnoient. «On baisoit comme cela, leur dit-elle, dans la primitive
Eglise.» Une fois qu'il lui disoit qu'elle avoit tort d'avoir mis tant
de bien sur la tête de son mari: «Pourvu, dit-elle, que je ne lui
mette que cela sur la tête; patience!» Elle faisoit confidence
de tout à Ménage, et lui, qui en avoit été amoureux autrefois,
lui disoit: «J'ai été votre _martyr_, je suis à cette heure votre
_confesseur_.--Et moi, répondit-elle, votre _vierge_[318].» Vassé en a
été amoureux; Ménage lui demanda comment cela étoit arrivé; elle se
mit à chanter une chanson que Patris fit à Gravelines pour un
provincial, où il y avoit:

    Il fut blessé comme là,
    Et moi j'étois comme ici.

  [318] Il étoit constant que la princesse d'Harcourt et elle
  étoient nées en même jour. «Madame, lui dit-elle une fois,
  tombons d'accord de nos faits; dites-moi, voyons quel âge nous
  voulons avoir?» (T.)--Anne d'Ornano, comtesse de Montlaur, avoit
  épousé, en 1645, François de Lorraine, comte d'Harcourt; elle
  mourut au mois de septembre 1695, quelques mois avant madame de
  Sévigné, laquelle étoit née, comme on l'a récemment découvert, le
  5 février 1626. Voir son extrait baptistère, t. 4, p. 156 de la
  _Revue rétrospective_.

Et en disant cela, elle lui montra l'endroit où ils étoient assis tous
deux.

Un Gascon, nommé Laeger, dont nous avons parlé dans l'historiette de
la comtesse de La Suze[319], s'avisa de faire une fable qui fut crue
par tout Paris; il alla débiter que l'abbé de Romilly, par jalousie,
en un bal, avoit dit les plus étranges choses du monde à madame de
Gondran, et avoit déchiré ses lettres en sa présence. A tout cela il
n'y avoit rien de vrai; l'abbé seulement lui avoit dit chez elle
qu'elle l'avoit mieux traité autrefois qu'elle ne faisoit[320].
Sévigny, pour venger la belle, vouloit donner des coups de bâton à
Laeger dans une assemblée où il devoit être; mais on l'en fit avertir.
Ce Laeger est un grand coquin; il fait l'homme à bonnes fortunes: il
avoit une fois un portrait de la Desrulis[321], il le montroit assez
volontiers, et disoit que c'étoit d'une dame de qualité. Il y eut une
femme qui trouva moyen de mettre dans la boîte la reine de carreau au
lieu du portrait, et en pleine table le comte de Roussy, chez qui ils
étoient à la campagne, lui ayant demandé à voir ce portrait, on y
trouva la reine de carreau.

  [319] Voir t. 3, p. 250.

  [320] Conrart a rapporté les propos que l'abbé de Romilly auroit
  tenus (Voyez les _Mémoires de Conrart_, audit lieu, p. 191.)

  [321] Une g..... et comédienne. (T.)--Le nom surchargé dans le
  manuscrit est incertain.

Le carnaval, Sévigny emprunta les pendants d'oreille de mademoiselle
de Chevreuse pour mademoiselle de La Vergne[322], et puis les porta à
madame de Gondran. Deux jours après on demanda à mademoiselle de
Chevreuse d'où venoit qu'elle avoit prêté ses pendants à madame de
Gondran: la chose s'éclaircit, et mademoiselle de La Vergne fut
obligée d'aller remercier mademoiselle de Chevreuse.

  [322] Qui fut depuis madame de Lafayette, l'auteur de _la
  Princesse de Clèves_.

Le chevalier d'Albret, frère de Miossens, aujourd'hui le maréchal
d'Albret, alloit aussi chez la belle, et lui en contoit; mais il
n'avoit garde d'être si bien traité que Sévigny. Sévigny en fit des
railleries dont le chevalier lui envoya faire éclaircissement par
Saucour. Ils se battirent, et le chevalier le tua[323] aussi franc que
Miossens avoit tué Villandry. Saint-Maigrin disoit: «Ma foi! ce
chevalier d'Albret est un fort joli garçon, bien fait, bien spirituel,
et qui tue fort bien le monde.» La pauvre amante disoit: «M. de
Gondran et moi perdons notre meilleur ami.» Madame de Sévigny lui
renvoya toutes ses lettres: on dit qu'elles parloient aussi bon
françois que celles de La Roche Giffard. Pour faire le conte bon, on
dit que madame de Sévigny n'ayant ni portrait ni cheveux de son mari,
car il étoit enterré quand elle arriva de Bretagne[324], envoya
incontinent en demander à madame de Gondran.

  [323] Ce duel eut lieu le 3 février 1651. Conrart a fait de cet
  événement un récit très-circonstancié. (Voyez les _Lettres de
  madame de Sévigné_; Paris, Blaise, 1818; pièces préliminaires, t.
  I, p. 57, ou les _Mémoires de Conrart_, au lieu déjà cité, p.
  186.)

  [324] Madame de Sévigné revint à Paris au mois de novembre 1651,
  dix mois après la mort de son mari. On lit dans la _Muse
  historique_ de Loret, à la date du 19 novembre 1651:

    Sévigny, veuve jeune et belle,
    Comme une chaste tourterelle,
    Ayant d'un cœur triste et marri
    Lamenté monsieur son mari,
    Est de retour de la campagne,
    C'est-à-dire de la Bretagne,
    Et malgré ses sombres atours,
    Qui semblent ternir ses beaux jours,
    Vient augmenter dans nos ruelles.
    L'agréable nombre des Belles.

On conte une chose fort étrange de ce combat. Sévigny reçut une lettre
de sa femme quatre jours avant qu'il se battît, par laquelle elle lui
faisoit des reproches de ce qu'elle avoit appris par d'autres qu'il
s'étoit battu contre un tel, qu'elle lui nommoit, et qu'il y avoit
reçu un coup d'épée. Madame de La Loupe, mère de madame d'Olonne et de
la maréchale de La Ferté[325], dit que quelques mois avant la mort de
son premier mari, un frère qu'elle avoit lui apparut (apparemment
c'étoit un songe; elle dit que non, elle, et qu'elle ne dormoit
point), et qu'il lui dit: «J'ai été tué, je suis en purgatoire; mais
il n'est pas fait comme vous pensez; on souffre diversement; j'ai pour
punition d'errer certain temps dans la forêt des loups ici proche:
votre mari me viendra trouver dans cette année.» Elle, qui aimoit
tendrement ce frère, s'est promenée vingt fois bien avant dans cette
forêt toute seule, pour voir si ce frère ne lui apparoîtroit point.

  [325] Ces deux sœurs sont les véritables héroïnes des _Amours
  des Gaules_, de Bussy-Rabutin.

Madame de Sévigny ayant rencontré Saucour deux ans après dans un bal,
pensa s'évanouir; une autre fois elle s'évanouit à demi pour avoir vu
le chevalier d'Albret. Le printemps suivant, comme elle s'étoit allée
promener à Saint-Cloud, elle aperçut Laeger dans une allée proche de
la source. «Ah! dit-elle à deux officiers aux gardes qui étoient avec
elle, voilà l'homme du monde que je hais le plus.--Madame, lui
dirent-ils, voulez-vous qu'on le pende, qu'on le noie, qu'on
l'extermine?--Non, dit-elle, il suffit qu'on le jette dans la
fontaine.» En ces entrefaites, la compagnie avec laquelle Laeger étoit
venu parut; elle reconnut des gens et n'osa faire affront à ce garçon
devant eux. «Arrêtez, dit-elle, voilà de mes parents avec lui.» C'eût
été un beau tour à elle.



TURCAN.


Turcan est un maître des requêtes qui a été conseiller au grand
conseil: cet homme a toujours été un diseur banal de fleurettes, et, à
tout prendre, fort sot homme. Madame Des Etangs, sœur du président
Perrot, fit autrefois ce vaudeville sur lui:

    Turcan ne sauroit vivre
    S'il ne fait le coquet;
    A l'une il donne un livre,
    Et à l'autre un bouquet.
    Il dit de belles choses,
    Ne parle que de roses,
    Que d'œillets et de lys;
    C'est un _Quand pour Philis_[326].

  [326] Le commencement d'une chanson de Porchères, qui avoit eu
  grande vogue autrefois. (T.)

Il se maria avec la fille d'un intendant de M. de Guise; ils furent
quelques années ensemble sans qu'on ouît dire qu'il y eût noise en
ménage; mais à la fin elle voulut savoir si les autres hommes......,
car il étoit si décrié de ce côté-là, qu'on l'appeloit vulgairement
_Turcan brin de vergette_. Elle trouva facilement un galant, quoique
médiocrement belle, et comme Turcan étoit à la campagne vers
Châtellerault (il est originaire de ce pays-là[327]), un de ses amis
lui écrivit qu'un cavalier d'Auvergne, nommé Canillac, visitoit fort
soigneusement sa femme, et qu'on commençoit à en murmurer. Turcan
revint aussitôt à Paris, et, après avoir ôté le nom de celui qui lui
avoit écrit, montre la lettre à sa femme, et lui dit qu'encore qu'il
n'y ajoutât point foi, il la prioit pourtant, afin d'éviter scandale,
de ne voir plus ce gentilhomme. «Il n'y a rien plus aisé, lui
dit-elle, il ne faut qu'en avertir les gens de céans.» Cela n'ôta pas
au mari tout le soupçon qu'il pouvoit avoir. Il donna à sa femme un
petit laquais qu'il avoit reconnu fidèle en d'autres rencontres, afin
qu'il fût l'espion de la donzelle. Or, un jour d'été qu'il revint au
logis d'assez bonne heure, il trouva ce petit laquais sur la porte,
qui lui dit que madame s'étoit défait de lui, et qu'il ne savoit où
elle étoit. Cela mit notre homme de si mauvaise humeur, que, pour
rêver à son aise, il prend le chemin du Luxembourg seul, en habit
court et à pied; il logeoit au quartier des Cordeliers. Comme il
sortoit par la porte Saint-Germain, il aperçut un carrosse dont on
avoit ôté fraîchement les armoiries; cela lui donna du soupçon; il le
laissa pourtant passer; mais après, venant à considérer qu'il y avoit
vu des femmes, et qu'elles avoient tiré le rideau, il se confirma dans
son soupçon, et se mit à le suivre de loin. Ce carrosse cherchoit à se
décharger de sa marchandise dans quelque église; mais par malheur il
n'y en avoit pas une d'ouverte; il fallut donc aller jusqu'à la rue
des Deux-Portes. Là madame Turcan et sa suivante, car c'étoient
elles-mêmes, furent contraintes de descendre à la porte d'une femme de
leur connoissance. A peine furent-elles descendues, que le mari en
furie demanda à sa femme d'où elle venoit, et lui dit même quelque
injure. Elle lui soutint effrontément qu'elle ne descendoit point de
carrosse et qu'il étoit jaloux. Lui, pour la convaincre, court après
ce carrosse, et ne put pourtant l'attraper que vis-à-vis de
Saint-Severin; il étoit déjà entre chien et loup, de sorte que,
croyant n'être point connu, il prit prétexte, en un passage si sujet
aux embarras, de quereller le cocher, en lui disant qu'il l'avoit
pensé rouer. Sur cela, faisant semblant de s'en vouloir plaindre à son
maître, il tire le rideau et vit que c'étoit Canillac. Il en fut
tellement transporté, qu'il ne put s'empêcher de lui donner un coup de
poing. L'autre sortit du carrosse, et avec ses laquais eût outragé ce
pauvre homme en sa personne aussi bien qu'en celle de sa femme, sans
que Turcan cria au secours, et que le bourgeois s'émut aussitôt en sa
faveur.

  [327] Il avoit fait mettre sur la porte de sa maison: _In
  fundulo, sed avito_. Châtelet, l'académicien, l'interprétoit
  ainsi: «Je suis gueux, mais c'est de race.» (T.)

Cette femme cependant se retira chez la mère de Turcan, avec qui elle
étoit fort bien, parce qu'elles n'avoient rien, à ce qu'on dit, à se
reprocher l'une à l'autre, et que le fils n'était pas en bonne
intelligence avec sa mère[328]. On fit une chanson sur cette aventure,
à l'imitation de la grande, qui commençoit: _Gérard est fort bon
compagnon_, etc.

CHANSON.

    Canillac fut bon compagnon
    De suborner dame _Prudence_[329],
    Qui se targuoit de haut renom,
    Faisant la femme d'importance.
    Elle blâmoit fort le déduit.
    Le passe-temps, le badina a a a a a age,
    Et cependant on la surprit
    En revenant de garoua a a a a a age[330].

    Son mari la vit en passant
    Dans un carrosse sans livrée;
    Il la poursuit au même instant
    D'église en église fermée.
    La surprenant, elle jura
    Qu'elle venoit du voisinage;
    Mais en effet il la trouva
    Qu'elle venoit de garouage.

    Lui, plus ardent qu'un fier dragon,
    L'appela louve carnassière
    Et la chassa de sa maison.
    Hélas! qui eût dit que sa mère,
    J'entends la mère du cocu,
    La reçut sans mauvais visage;
    Si bien que l'on s'est aperçu
    Qu'elle approuvoit le garouage.

    Le beau-frère[331], trop prétendant
    A la faveur du codicile,
    Prenant en main le différend,
    La reçut en son domicile,
    Et fit rendre à ce mécontent
    Entièrement le mariage,
    Et consentit que le galant
    Continuât le garouage.

  [328] Le marquis de Royan, de La Trémouille, l'a depuis épousée.
  On fit un couplet contre d'Olonne, où il y avoit:

    Digne fils de ton père Royan,
    Et de ta mère Turcan, etc. (T.)

  [329] Elle faisoit fort la prude, et on l'appela ainsi pour se
  moquer d'elle. (T.)

  [330] _Garouage_, débauche. _Courir le garou_, _courir le
  guilledou_. (Voyez le _Dictionnaire de Trévoux_, et le
  _Dictionnaire comique_ de Leroux.)

  [331] Perrot de La Malmaison espéroit d'hériter de cette
  belle-sœur qui n'avoit point d'enfants. (T.)

La femme, quelques années après, demanda à être démariée: il furent
visités l'un et l'autre. Elle vouloit être masquée; Guenaut, qui étoit
pour Turcan, l'obligea à se démasquer..... Cependant, sans en venir au
congrès, ils furent démariés. Après, elle épousa Canillac, qui la bat
comme il faut. Ainsi, Turcan a eu de son vivant le plaisir qu'un
innocent disoit à sa femme qu'il auroit s'il étoit mort: «Car, lui
disoit-il, si j'étois mort et que tu fusses remariée à un autre qui te
battît, je rirois tant, je rirois tant....»

Tout ce désordre n'empêcha point Turcan de faire le fat. Il alla une
fois chez la sénéchale de Rennes, avec qui Montreuil[332] le fou
couchoit. «Vous êtes tout chagrin, lui dit-elle.--Je le crois bien,
dit-il, j'approche de quarante ans.--Allez, allez, reprit-elle, ne
soyez point chagrin de cela, vous n'en approcherez jamais.» Il en
avoit plus de quarante-cinq.

  [332] Mathieu de Montereul, le poète, celui duquel madame de
  Sévigné disoit qu'il étoit _douze fois plus étourdi qu'un
  hanneton_. (Lettre à Ménage, t. 1, p. 47 de l'édition de Blaise;
  Paris, 1818, in-8.)



NINON DE LENCLOS.


Ninon est fille de Lenclos, un suivant de M. d'Elbeuf, qui jouoit fort
bien du luth[333]. Elle étoit encore bien petite quand son père fut
obligé de sortir de France pour avoir tué Chaban[334], de façon que
cela pouvoit passer pour un assassinat, car l'autre avoit encore le
pied dans la portière quand Lenclos le perça d'un coup d'épée.

  [333] Lenclos étoit un gentilhomme de Touraine, qui avoit épousé
  une demoiselle de Raconis, d'une famille noble de l'Orléanais.
  Anne, leur fille, plus ordinairement appelée Ninon, née à Paris
  le 15 mai 1616 (d'autres disent 1615), y mourut en octobre 1706.

  [334] Il est parlé de ce Chaban dans l'historiette de la
  maréchale de Themines.

Durant son absence, cette fille devint grandette. Elle n'eut jamais
beaucoup de beauté, mais elle avoit dès-lors beaucoup d'agrémens; et
comme elle avoit l'esprit vif, jouoit bien du luth et dansoit
admirablement, surtout la sarabande, les dames du voisinage (c'étoit
au Marais) l'avoient souvent avec elles.

Saint-Etienne fut le premier qui lui en conta: il avoit de grandes
libertés là-dedans. La mère croyoit qu'il épouseroit Ninon; mais enfin
ce commerce finit, non, à ce qu'on dit, sans la mettre à mal. Le
chevalier de Barai en fut amoureux ensuite. On dit qu'une fois qu'on
ne vouloit point qu'elle lui parlât; l'ayant vu passer dans la rue,
elle descend vite à la porte, et lui parle. Un gueux les incommodoit
fort; elle n'avoit rien pour lui donner: «Tiens, dit-elle en lui
donnant son mouchoir où il y avoit de la dentelle, laisse-nous en
paix.»

Cependant Coulon[335] poussoit sa fortune, car il lui en vouloit
aussi. Je pense qu'il traita avec la mère au Mesnil-Cornuel. Madame
Coulon découvrit tout le mystère; alors toutes les honnêtes femmes, ou
soi-disant, abandonnèrent Ninon et cessèrent de la voir. Coulon leva
le masque et l'entretint tout ouvertement; il lui donnoit cinq cents
livres par mois, qu'il a, dit-on, continué de lui donner jusqu'en
1650, huit ou neuf ans durant, quoiqu'il fût bien arrivé des désordres
entre eux[336]. Aubijoux, quelque temps après, fut associé à Coulon,
et contribuoit aussi de son côté.

  [335] Coulon, conseiller au Parlement, qui a beaucoup marqué dans
  les troubles de la Fronde. (_Voyez_ plus haut l'Historiette de sa
  femme, où il est un peu question de lui.)

  [336] Ceci ébranleroit fort la réputation de désintéressement que
  la plupart des biographes de Ninon s'étoient accordés à lui
  faire. «Elle poussoit les scrupules du désintéressement, lit-on
  dans la _Biographie universelle_, jusque-là que ceux dont elle
  avoit satisfait les désirs, perdoient le droit de lui faire
  accepter les dons les plus légers.» Toutefois, sans crainte de se
  contredire, Tallemant n'en dit pas moins, quelques pages plus
  loin: «_Elle n'est point intéressée._»

Le premier dont elle devint amoureuse fut feu M. de Châtillon, qui fut
tué à Charenton; il n'étoit alors que d'Andelot. Elle lui écrivit, et
lui donna rendez-vous. Il y va; mais comme c'étoit un inconstant, il
la quitta bientôt. Elle qui, comme vous verrez par la suite, étoit
plutôt d'humeur à quitter qu'à être quittée, ne trouva point ce
traitement supportable, et s'en plaignit à La Moussaye, qui fit leur
paix et lui ramena le fugitif. Ensuite elle eut des galants en assez
bon nombre. Cependant la subvention de Coulon marchoit toujours.
Sévigny[337], Rambouillet ont été de ses amants par quartier. Elle a
eu un fils de Méré[338], et un de Miossens[339]. Un jour, au Cours,
elle vit que le maréchal de Grammont obligea un homme bien fait, qui
passoit à cheval, à se venir mettre dans son carrosse; c'étoit
Navailles[340], qui n'étoit pas encore marié: il lui plut; elle lui
envoie dire qu'elle seroit bien aise de lui parler à la sortie; bref,
elle l'emmena chez elle. Ils soupèrent; après elle le conduit dans une
chambre bien propre, lui dit qu'il se couche, et qu'il aura bientôt
compagnie. Lui, qui étoit peut-être las, s'endort. Quand elle le vit
ainsi, elle alla coucher dans une autre chambre, et emporta les habits
de ce dormeur. Le lendemain elle s'en habille, et, l'épée au côté,
entre dans la chambre d'assez bonne heure en jurant. Navailles se
réveille; il voit un homme qui veut tout tuer: «Ah! monsieur, lui
dit-il, je suis homme d'honneur; je vous satisferai; point de
supercherie, au nom de Dieu!» Alors elle s'éclate de rire......

  [337] Ninon captiva non-seulement Henri de Sévigné, mais Charles,
  son fils; le marquis de Grignan, petit-fils, se plaisoit aussi
  beaucoup dans la société de cette femme célèbre. (_Notice_ sur
  madame de Sévigné, par M. Saint-Surin, t. I, p. 59 de l'édition
  de Blaise, 1818.)

  [338] Georges Brossin, chevalier de Méré. On a de lui divers
  ouvrages écrits avec roideur et obscurité, mais avec une grande
  pureté de style. (Voyez ses _Œuvres_; Amsterdam, 1692, 2 vol.
  in-12.)

  [339] Miossens devint depuis le maréchal d'Albret.

  [340] Philippe de Montault-Benac, depuis duc de Navailles, et
  maréchal de France. Il épousa, en 1651, Suzanne de Baudean de
  Neuillan, qui devint gouvernante des filles d'honneur de la
  Reine, et eut, à cette occasion, quelques démêlés avec Louis XIV.

Comme Charleval[341] la pressoit de lui accorder ce que vous savez,
elle lui dit: «Attends mon caprice.» C'a été son premier martyr;
jamais il n'en a pu avoir rien, non plus que Brancas[342]. Mais ce qui
m'a le plus surpris, c'a été feu Moreau, fils du lieutenant civil: il
étoit fort aimable. Elle l'a toujours bien voulu pour ami; mais il est
mort sans en avoir reçu aucune faveur. On a distingué ses amants en
trois classes: les _payeurs_, dont elle ne se soucioit guère et
qu'elle n'a soufferts que jusqu'à ce qu'elle ait eu de quoi s'en
passer; les _martyrs_, et les _favoris_.

  [341] Jean-Louis-Faucon de Ris, seigneur de Charleval, dont
  Lefèvre de Saint-Marc a réuni les poésies légères en 1759.

  [342] Le marquis de Brancas, le distrait, le Ménalque de La
  Bruyère.

Elle disoit qu'elle aimoit bien les blonds, mais qu'ils n'étoient pas
si amoureux que les bruns. En 1648 elle fit un voyage à Lyon: les uns
disoient que c'étoit pour se faire traiter secrètement de quelque
incommodité; je ne crois cependant pas qu'elle ait jamais eu de mal;
les autres, par fantaisie. On a dit que ce fut pour Villars
_Orondate_, depuis ambassadeur en Espagne, et qu'elle fit le voyage en
poste comme un courrier, et point en chaise, comme on a fait depuis:
elle étoit déguisée en homme. Elle disoit que c'étoit à dessein de se
retirer. En effet, elle se mit dans un couvent. Là, le cardinal de
Lyon[343] devint un peu amoureux de sa belle humeur, et fit quelques
folies pour elle.

  [343] Le cardinal de Lyon étoit le frère du cardinal de
  Richelieu.

Un frère de Perrachon[344] en fut transpercé de part en part; et, sans
lui rien demander, la pria de trouver bon qu'il la vît quelquefois, et
qu'il lui donnât une maison qui pouvoit bien valoir huit mille écus;
mais comme après il en prétendit des choses qu'elle ne lui vouloit pas
accorder, un beau matin, car elle n'est point intéressée, elle lui
rendit sa donation.

  [344] Perrachon étoit un avocat de Lyon. (Voyez le _Faux
  Satirique puni_; Lyon, Claude Rey, 1696, in-8º.)

De retour, elle se met dans la tête de ne s'abandonner absolument qu'à
ceux qui lui donneroient dans la vue; elle alloit au-devant, le leur
disoit ou le leur écrivoit. Elle eut Sévigny, tout marié qu'il étoit,
trois mois ou environ, sans qu'il lui en ait rien coûté qu'une bague
de peu de valeur. Quand elle en fut lasse, elle le lui dit, et mit
Rambouillet en sa place pour trois autres mois. Elle lui écrivit en
badinant: «Je crois que je t'aimerai trois mois; c'est l'infini pour
moi.» Charleval y ayant trouvé ce jouvenceau, s'approcha de l'oreille
de la belle et lui dit: «Ma chère, voilà qui a bien la mine d'être un
de vos caprices.» Depuis on appelle ses passants ses _caprices_, et
elle disoit: «Par exemple, j'en suis à mon vingtième caprice,» pour
dire à mon vingtième galant. Durant sa passion, personne ne la voyoit
que celui-là; il alloit bien d'autres gens chez elle; mais ce n'étoit
que pour la conversation et quelquefois pour souper, car elle avoit un
ordinaire assez raisonnable. Sa maison étoit passablement meublée, et
elle avoit toujours une chaise fort propre.

Vassé succéda à Rambouillet. Elle reçut de celui-là parce qu'il étoit
fort riche: il ne laissa pas de payer encore quand son temps fut fait;
mais comme Coulon et Aubijoux, il ne la touchoit que quand la
fantaisie en prenoit à Ninon.

Fourreau, gros gars, fils de madame Larcher, qui n'a qu'un talent,
c'est de se connoître admirablement bien en viande, étoit comme son
banquier; elle tiroit sur lui des lettres de change: _M. Fourreau
paiera_, etc. On croit qu'il n'en a quasi rien eu.

Charleval, un M. d'Elbène et Miossens ont fort contribué à la rendre
libertine. Elle dit qu'il n'y a point de mal à faire ce qu'elle fait,
fait profession de ne rien croire, se vante d'avoir été fort ferme en
une maladie où elle se vit à l'extrémité, et de n'avoir que par
bienséance reçu tous ses sacrements. Ils lui ont fait prendre un
certain air de dire et de trancher les choses en philosophe; elle ne
lit que Montaigne, et décide de tout à sa fantaisie. Dans ses lettres,
il y a du feu, mais tout y est bien déréglé. Elle se fait porter
respect par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffriroit pas que le
plus huppé de la cour s'y moquât de qui que ce soit qui y fût.

Coulon et elle se brouillèrent (1650) parce qu'elle quitta le Marais
pour le faubourg Saint-Germain, où logeoit Aubijoux. Feu le petit
Moreau, fils de la lieutenante civile, en étoit alors furieusement
amoureux; il étoit devant elle comme devant la Reine: il payoit, mais
on ne sait s'il vivoit avec elle. J'ai ouï dire à des voisins que son
laquais lisoit toujours le billet de son maître en entrant chez la
demoiselle, et la réponse de la demoiselle après en sortant. Elle
disoit un jour à Rambouillet: «Dites-moi, un tel est-il beau? car j'ai
grand besoin de ragoût.» Elle faisoit cela assez en honnête personne,
car elle n'en prenoit jamais trop et ne se hasardoit que rarement à
devenir grosse.

Le carême de 1651, des gens de la cour mangeoient gras chez elle assez
souvent; par malheur on jeta un os par la fenêtre sur un prêtre de
Saint-Sulpice qui passoit: ce prêtre alla faire un étrange vacarme au
curé, et, par zèle, ajouta, comme une vétille, qu'on avoit tué deux
hommes là-dedans, outre qu'on y mangeoit de la viande tout
publiquement. Le curé s'en plaignit au bailli[345], qui étoit un
fripon. Ninon, avertie de cela, envoie M. de Candale et M. de
Mortemart parler au bailli, qui leur fit civilité.

  [345] Le faubourg Saint Germain étoit alors soumis à la
  juridiction de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés. Un édit du mois
  de mars 1674 ayant réuni les justices particulières au Châtelet
  de Paris, celle de Saint-Germain fut réduite à l'enclos de
  l'abbaye. (Voyez _l'Histoire de l'abbaye de
  Saint-Germain-des-Prés_, par D. Bouillart; Paris, 1724, in-folio,
  p. 269.)

L'été suivant elle se trouva au sermon auprès d'une madame Paget,
femme d'un maître des requêtes. Cette femme prit grand plaisir à
causer avec elle, et demanda à Du Pin, trésorier des menus plaisirs,
qui elle étoit. «C'est madame d'Argencourt de Bretagne qui vient
plaider ici.» Il goguenardoit sur ce mot d'Argencourt; l'autre le
crut, et dit à Ninon: «Madame, vous avez donc un procès? Je vous y
servirai; j'aurois la plus grande joie du monde de solliciter pour une
si agréable personne.» Ninon se mordoit les lèvres, de peur de rire.
Bois-Robert en ce temps-là la salua. «D'où connoissez-vous cet homme?
dit madame Paget.--Madame, je suis sa voisine; je loge au
faubourg.--Ah! je ne lui pardonnerai jamais de nous avoir quittés
pour une Ninon, pour une vilaine.--Ah! madame, dit Ninon un peu
déferrée, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, c'est peut-être une
honnête fille. On en peut peut-être autant dire de vous et de moi; la
médisance n'épargne personne.» Au sortir, Bois-Robert aborde madame
Paget[346], et lui dit: «Vous avez bien causé avec Ninon.» Voilà la
dame en colère contre Du Pin et contre Ninon aussi; cependant elle
l'avoit trouvée si agréable que Du Pin hasarda de mener Ninon dans le
jardin de Thévenin l'oculiste, à la porte de Richelieu, où le
voisinage alloit se promener. Madame Paget, qui est femme du neveu de
madame Thévenin, s'y trouva, et elle causa encore avec Ninon[347].

  [346] Cette madame Paget est galante. (T.)

  [347] La même anecdote a été racontée précédemment, avec quelques
  différences, par Tallemant, dans l'Historiette de Bois-Robert.

Un jour qu'on faisoit la guerre à Bois-Robert en présence de Ninon,
qu'il aimoit les beaux garçons: «Ah! vraiment, dit-il, il n'y a pas
d'apparence de dire cela en présence de mademoiselle.--Moquez-vous de
cela, dit-elle, je ne suis pas si femme que vous penseriez bien.»

Villarceaux est le dernier galant qu'elle ait eu. Pour le voir plus
facilement et n'être point à Paris (c'étoit en 1652), elle alla dans
le Vexin, chez un gentilhomme de qualité nommé Varicarville, qui est
riche et fait bonne chère aux gens; mais c'est un original, et surtout
en mangeaille, car il ne tâte de rien qui ait eu vie, non point par
aversion comme un gentilhomme de Beauce nommé d'Auteuil, qu'on n'a
jamais pu tromper là-dessus, l'estomac lui soulève incontinent, mais
par vision. Ce Varicarville ne croit pas grand'chose non plus qu'elle.
Un jour ils s'enfermèrent tous deux pour raisonner; on leur demanda ce
qu'ils faisoient là. «Nous tâchions, dit-elle, de réduire en articles
notre créance; nous en avons fait quelque chose, une autre fois nous y
travaillerons tout de bon.»

Un jour, Villarceaux, dans sa grande passion, vit par sa fenêtre, car
il logeoit exprès vis-à-vis, qu'elle avoit une bougie allumée; il lui
envoya demander si elle se faisoit saigner; elle répondit que non: il
conclut donc qu'elle écrivoit à quelque rival. La jalousie le prend,
il veut aller lui parler; et, dans ce transport, croyant prendre son
chapeau, il se met une aiguière d'argent sur la tête, et de telle
force qu'on eut bien de la peine à l'arracher: elle ne le satisfit
pas; il tombe malade dangereusement. Elle en fut si touchée qu'elle se
coupa tous ses cheveux, qui étoient très-beaux, et les lui envoya pour
lui faire voir qu'elle ne vouloit point sortir ni recevoir personne
chez elle. Ce sacrifice fit cesser son mal; la fièvre le quitta
aussitôt: elle l'apprend, va chez lui, se couche dans son lit, et ils
demeurèrent couchés ensemble huit jours entiers.

Elle a eu deux enfants de Villarceaux[348]. On disoit: «Elle vieillit,
elle devient constante.» Elle pouvoit avoir trente ans. Deux ans
après, un grand garçon fort bien fait, nommé Des Mousseaux, il est de
Beauvais, au retour de Suède, où la Reine, sur sa bonne mine, l'avoit
fait capitaine de ses gardes, depuis elle fut contrainte de lui ôter
cet emploi, sur ce que d'autres François dirent qu'il n'étoit pas
gentilhomme (avant cela il avoit été en Candie, où il avoit porté les
armes quelque temps pour les Vénitiens); ce Des Mousseaux donc fit
connoissance avec elle à la comédie, et l'alla voir; elle étoit au
lit. «Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui avez la hardiesse de me
venir voir sans introducteur?--Je n'ai point de nom, répondit-il.--Et
d'où êtes-vous?--Je suis Picard (elle hait les Picards).--Et où
avez-vous été nourri?--En Candie.--Jésus! quel homme! Mais ne
seriez-vous point un filou? Pierrot, prenez garde qu'il ne me vole. Je
ne sais qui vous êtes, il me faudroit un répondant.--Je vous donnerai
Bois-Robert.--Ce n'est pas ce qu'il me faut, ni à vous aussi.--Je vous
donnerai donc Roquelaure.--Il est trop gascon (notez qu'il ne les
connoissoit que de vue)--Mais quand j'aurois un répondant, qu'en
seroit-il?--Nous verrions; vous passeriez quelque temps ici, car je
suis changeante, Pierrot vous serviroit.--Mais je n'ai rien, dit-il,
il me faut entretenir.--Combien voulez-vous?--Une pistole par
jour.--Allez, dit-elle, je vous donne quarante sous.» Enfin il se
coupa et nomma Rambouillet qu'il connoissoit. «Ah! dit-elle, je prends
celui-là pour répondant.» Ils se séparèrent là-dessus. Depuis ce
garçon s'est donné à M. de Noailles.

  [348] On assure que le fils que Ninon avoit eu de Villarceaux
  conçut une passion très-vive pour sa mère qu'il ne connoissoit
  pas, et qu'en apprenant le secret de sa naissance il se donna la
  mort. Ce fait ne nous semble pas être bien établi, mais Ninon est
  du nombre de ces personnages singuliers au sujet desquels on a
  souvent altéré la vérité.

L'amourette de Villarceaux donna bien du chagrin à sa femme.
Bois-Robert dit qu'un jour qu'il étoit allé à Villarceaux, car
Villarceaux est son hôte à Paris, le précepteur de ses enfants fit
voir à Bois-Robert comme ils étoient bien instruits: il demanda à l'un
d'eux: «_Quis fuit primus monarcha?--Nembrod.--Quem virum habuit
Semiramis?--Ninum[349]._» Madame de Villarceaux se mit en colère
contre le pédagogue. «Vraiment, lui dit-elle, vous vous passeriez bien
de leur apprendre des ordures;» et que c'étoit la mépriser que de
prononcer ce nom-là chez elle. Villarceaux (1656) prit jalousie du
maréchal d'Albret qui, n'ayant pu rien faire chez Guerchy[350], qui
logeoit vis-à-vis de Ninon, passa le ruisseau, et en conta à Ninon
pour la deuxième fois. Il se vantoit hautement qu'il en étoit défait
pour toujours. On verra dans les Mémoires de la Régence la persécution
que les dévots firent à la pauvre Ninon, et le reste de ses aventures.
En 1671, elle s'éprit d'un garçon de ma connoissance. Un jour, comme
ils étoient ensemble en carrosse, elle remarqua que ce jeune homme
remarquoit toutes les femelles qui passoient. «Hé! vous lorgnez bien,»
lui dit-elle; et en disant ceci, elle lui donne un grand soufflet:
c'est qu'elle n'est plus jeune, et qu'elle se défie de ses forces.

  [349] Molière a mis cette scène dans sa comédie de _la Comtesse
  d'Escarbagnas_.

  [350] Mademoiselle de Guerchy, fille d'honneur de la reine Anne
  d'Autriche. Sa mort tragique donna lieu au sonnet de _l'Avorton_.
  (Voyez les _Délices de la poésie galante_, deuxième partie;
  Paris, Jean Ribou, 1667, in-12, p. 36)



M. DE VILLARCEAUX

ET MADAME DE CASTELNAU,

AVEC M. ET MADAME DE NOUVEAU.


Villarceaux[351] est fils d'un M. de Villarceaux, qui étoit un
gentilhomme de qualité du Vexin françois; sa mère étoit de Leuville,
grande joueuse, qui avoit de l'esprit, mais fort médiocrement de
cervelle. Au retour de Hollande, où il avoit porté les armes,
quoiqu'il fût tout jeune, on parla de le marier à la fille d'une
madame d'Espinay, dont le mari, qui étoit Girard[352], avoit gagné du
bien, durant les troubles, à être gouverneur de Saint-Denis. La mère
est de Châteaudun: elle a bien chanté autrefois. Ils se prirent
d'amour tous deux; et, moitié figue, moitié raisin, il en eut tout ce
qu'il vouloit; le lendemain elle lui écrivit qu'elle étoit au
désespoir de ce qu'elle avoit fait, qu'elle vouloit mourir, etc.
Cependant le mariage se rompt, et Castelnau-Mauvissière l'épouse[353].
Villarceaux y retourne comme si de rien n'étoit; et, dès que le mari
fut à l'armée, voilà le commerce établi entre eux. Cela dura assez
long-temps, quoique Villarceaux fut marié; car il avoit épousé
mademoiselle d'Esches[354], dont le frère étoit devenu fou d'amour
pour mademoiselle de Gramont, aujourd'hui madame de Saint
Chaumont[355]. Il fut dix ans sans vouloir sortir de son écurie;
depuis le mariage de sa sœur, il est revenu en son bon sens, et a
épousé mademoiselle de Clinchamp. Castelnau réussit à l'armée; il
parvint à être lieutenant-général. Il étoit peint en général d'armée
dans la ruelle du lit sur lequel on le faisoit cocu. Dans l'action
même elle le voyoit, et...... elle disoit d'un ton entremêlé de
soupirs et tremblotant: «Faut-il que je fa fa fasse cocu un si
vaillant hom, homme,» et quelquefois elle s'écrioit: «Grand héros, me
le pardonnerez-vous!» Avec cela il est bien fait; mais je crois qu'il
n'a pas grande vivacité, et qu'il n'est bon qu'au métier qu'il fait.

  [351] Louis de Mornay, marquis de Villarceaux. Il est mort en
  1691.

  [352] Je pense des Girard dont il y a eu un procureur-général de
  la chambre; il y en a encore un présentement. Le président de
  Tillet est de cette famille; c'est peu de chose dans l'origine.
  (T.)

  [353] Jacques de Castelnau, seigneur de Mauvissière, maréchal de
  France, épousa, au mois de mars 1640, Marie de Girard, fille d'un
  maître-d'hôtel ordinaire du Roi, et mourut eu 1658, à l'âge de
  trente-huit ans.

  [354] Denise de La Fontaine, demoiselle d'Esches et d'Orgerus,
  fille d'honneur de la Reine.

  [355] Suzanne-Charlotte de Gramont, femme de Henri Milte de
  Miolans, marquis de Saint-Chaumont.

Enfin il vint un soupçon à Villarceaux; il crut que Nouveau,
beau-frère de la dame, étoit trop bien avec elle; il interrogea une
petite fille, et lui fit dire, en badinant avec elle, que Nouveau et
sa maman se baisoient. Un jour qu'elle lui avoit fait finesse, et
qu'il y avoit apparence qu'elle se vouloit défaire de lui, Nouveau
arriva; la voilà embarrassée; il conclut que c'étoit un rendez-vous,
et que c'étoit pour cela qu'on avoit fait tant de façons; il
s'emporta furieusement, et dit à Nouveau: «Venez-vous-en, et celui qui
en aura eu le moins la cèdera à son compagnon.» Il montra deux cents
lettres, des portraits, des bracelets de cheveux. Nouveau lui avoua
qu'il n'en avoit jamais eu que des baisers: «Mais si vous pouvez, lui
dit-il, m'en faire avoir davantage, vous me ferez plaisir.» Dans cette
fureur il lui donna je ne sais combien de lettres; et, après avoir
traité la dame de carogne, il sema le reste par tout Paris. On croit
que Nouveau lui succéda. Cette femme fait la cavalière, et tire un
pistolet; elle a plus d'esprit que sa sœur, mais sa sœur est plus
jolie; ce n'est pas grand chose pourtant. Ce Nouveau[356], un jour, au
commencement qu'il eut équipage de chasse, courant un cerf, demanda à
son veneur: «Dites-moi, ai-je bien plaisir à cette heure[357]?»
Un jour il parut sur son balcon avec un Saint-Esprit à son
juste-au-corps, le cordon et la croix par-dessus, et un autre
Saint-Esprit à son manteau. Vineuil dit en riant: «De ce balcon je
pense qu'on a fait un colombier; que de pigeons[358]!»

  [356] Jérôme de Nouveau, surintendant-général des postes, grand
  trésorier des ordres du Roi en 1654, mourut en 1665.

  [357] Ce propos ridicule étoit si connu, que La Bruyère, dont
  l'ouvrage n'a paru qu'en 1687, en a aussi fait mention. L'auteur
  des _Caractères_ désigne Nouveau sous le nom de _Ménalippe_. «Un
  autre (_le président Le Coigneux_), avec quelques mauvais chiens,
  auroit envie de dire, _ma meute_...... Il ne dit pas comme
  Ménalippe: _Ai-je du plaisir?_ Il croit en avoir, etc.» (La
  Bruyère, chap. _de la Ville_.)

  [358] Ce mot nous fait souvenir de ce grand seigneur (c'étoit, ce
  nous semble, un duc de Brissac) qui tenoit tant à son cordon
  bleu, qu'il en avoit fait imiter un avec du fer-blanc, afin de ne
  point s'en séparer quand il entroit dans le bain.

Madame de Nouveau est la plus grande folle de France en braverie. Pour
un deuil de six semaines, on lui a vu six habits; elle a eu des jupes
de toutes les couleurs tout à la fois. Qu'on la prie de montrer celle
qu'elle a: «Ah! dit-elle, c'est la moindre; ma verte est débordée, on
met des points de soie à ma bleue, le brodeur refait quelque chose à
ma jaune, la ceinture de mon incarnate est défaite.» Une jupe de toile
d'or avec quatre grandes dentelles, ce n'est qu'une petite jupe: «Ne
vous amusez pas à cela, disoit-elle, mais regardez mon velours, car il
est divin.» Et tout le jour elle ne parlera d'autre chose. Une vanité
la plus impertinente qu'on ait jamais vue: «Mademoiselle de Chevreuse
et moi, disoit-elle, nous donnerons les violons tour à tour.» Elle dit
une fois que la Reine lui avoit dit en amie qu'elle ne tînt plus
table, qu'il n'y avoit plus qu'elle qui fît cette dépense: «Aussi ne
la tiens-je plus. Pourtant Miossens (et quatre ou cinq autres qu'elle
nommoit) ont dîné chez moi; mais je n'appelle pas cela du monde[359].»
Etant grosse, on retint deux nourrices, de peur d'en manquer. Une fois
elle ne voulut pas prendre un laquais parce qu'il étoit laid, et que
si elle devenoit grosse, il y auroit du danger à le regarder. «Voire,
répondit ce laquais, et ne voit-elle pas tous les jours son mari?»
Ruvigny dit, quand cet homme eut le cordon bleu, que depuis cela ses
coutures paroissoient une fois davantage.

  [359] C'étoit à la fin de l'année 1651. (T.)

Ce n'est pas tout: elle prit une intendante de sa santé; c'étoit une
madame Convers, femme d'un commis au grenier à sel de Châteaudun; on
en a un peu médit autrefois. Cette femme lui dit ce qu'il faut qu'elle
fasse pour se bien porter; peut-être la sert-elle aussi en ses amours.
Elle s'éprit un peu de Jeannin[360], trésorier de l'épargne; mais
Jeannin lui avoit fait un peu faux bond, et en contoit à Guerchy. La
dame en inquiétude alla voir madame de Chalais[361]; et, l'ayant mise
sur le discours de son frère: «A propos, dit-elle, on m'a dit qu'il en
vouloit à mademoiselle de Guerchy.--Eh! vraiment il n'y songe pas; il
est un peu rouillé; il n'a écrit il y a long-temps; puis à la cour on
se moque tant de ces gens de la ville.--Ce n'est pas que je m'en
tourmente; car quel intérêt y ai-je? Ma foi, je suis bien folle de
vous parler de cela.» Jeannin eut sur ses doigts à son tour; car,
comme il se rapprochoit, le comte Du Lude vint à la traverse qui
l'emporta sur l'autre de grande hauteur; mais par malheur il laissa
tomber un billet où, pour toutes jolies choses, elle lui mandoit
qu'elle avoit une espèce de perte de sang. On en fit une telle guerre
au galant qu'il ne savoit où se mettre. Jeannin remonta enfin sur sa
bête; il se logea tout contre, et y mangeoit tous les jours, jusque là
qu'elle faisoit attendre à servir qu'il fût venu; c'étoit le meilleur
ami du mari. On tient toujours une table admirable là-dedans, mais on
dit que Nouveau emprunte de tous côtés. Jeannin tient table aussi et a
d'autres amourettes.

  [360] Nicolas Jeannin de Castille, marquis de Montjeu, mourut au
  mois de juillet 1691.

  [361] C'étoit la veuve de Henri de Talleyrand, comte de Chalais;
  elle étoit sœur de Jeannin de Castille. (_Voyez_ plus haut son
  article dans ces Mémoires, t. 2, p. 350.)



MADEMOISELLE DE SALLENAUVE.


Mademoiselle de Sallenauve étoit une demoiselle de Champagne qui
n'avoit ni père ni mère, et rien qu'un frère; elle pouvoit avoir
quarante mille écus de bien. Saint-Etienne, fils du gouverneur de
Château-Renault, l'enleva de Reims, où elle étoit chez ses parents. Il
prit le temps qu'elle alloit à la messe et l'heure qu'il n'y a guère
de gens par les rues. Ce n'étoit point de son consentement; mais on
dit que, dès qu'ils furent hors des faubourgs, elle s'apprivoisa avec
lui. Il étoit assez adroit auprès des femmes; on dit qu'elle ne le
trouva pas vigoureux. Il la mena à Château-Renault: il croyoit obliger
son père à lui donner du bien en se mariant; mais le père ne le voulut
jamais.

Quand M. le Prince alla en Champagne pour mener des troupes au
maréchal de Guebriant en Allemagne, Saint-Etienne lui demanda sa
protection; Arnauld étoit son parent ou son ami. M. le Prince la lui
accorda[362]. Elle fut assez long-temps entre ses mains: enfin elle
s'en lassa. Cet homme ne manquoit pas d'esprit, mais il n'étoit pas
trop sain, et n'étoit brave ni en guerre ni en amour. Il faut bien
qu'elle y ait trouvé quelque chose à refaire, puisqu'après tout le
bruit que cela a fait, elle n'a pu se résoudre à l'épouser.
Saint-Etienne fut enfin obligé de la mettre en religion à Mézières;
mais c'étoit chez une des tantes du cavalier. Là, M. le Prince lui
parla; elle dit qu'elle vouloit bien M. de Saint-Etienne pour son
mari. M. le Prince s'avance. Cependant les parents écrivent à feu M.
Le Gras, secrétaire des commandements de la Reine, qui étoit leur
allié, et, ayant fait entendre à Sa Majesté qu'il usoit de violence
envers cette fille, obtint ordre de la rendre à ses parents. Un de ses
oncles, nommé Tuisy, trésorier de France à Châlons, l'alla chercher et
la mena aux Cordelières, à Reims. M. le Prince, qui n'étoit pas loin
encore, averti de cela, et en colère de ce qu'on avoit fait entendre à
la Reine qu'il y avoit eu de la violence, vouloit aller à Châlons se
venger des parents de cette fille; il vouloit la faire enlever de
Reims. Le lieutenant de ville, c'est comme le prévôt des marchands,
qui avoit ordre d'empêcher les gens de M. le Prince de faire aucune
violence, mit les bourgeois en armes. M. le Prince en a voulu un peu
de mal à ceux de Reims. Là, mademoiselle de Sallenauve apprit que
Saint-Etienne devoit beaucoup; cela augmenta l'aversion qu'elle avoit
pour lui; mais il s'apaisa quand la Reine, qui n'avoit pas accoutumé
de rien faire dans son gouvernement sans lui en donner avis, lui en
eut fait quelque espèce de satisfaction, et que la fille eut déclaré
qu'elle n'avoit osé dire son sentiment, étant entre les mains de la
tante de Saint-Etienne.

  [362] Il a déjà été question de Saint-Étienne et de sa grâce
  sollicitée par M. le Prince dans l'article de M. de Laval.
  (_Voyez_ plus haut, p. 165.)

Cuile, frère de la demoiselle, fit appeler en vain trois ou quatre
fois Saint-Etienne en duel; enfin, ayant su qu'il étoit à Paris, il y
vient. Un jour[363] il eut avis que Saint-Etienne n'alloit point sans
trois ou quatre de ses amis; il prend donc aussi trois gentilshommes
et rôde autour du logis de Saint-Etienne. Là, il apprit que son homme
étoit sorti avec un Jésuite dans son carrosse; il le suit; l'autre
quitte son Jésuite; Cuile fait arrêter à cinquante pas près, et, seul
avec deux épées, va à Saint-Etienne et lui en présente une:
Saint-Etienne prit deux pistolets qu'il avoit dans son carrosse; un
des laquais de Cuile lui en ôte un, et Cuile lui ôte l'autre;
Saint-Etienne crie qu'on l'assassine, et entre dans une maison. Des
valets de pied de M. le Prince vinrent à passer par là: c'étoit au
faubourg Saint-Germain; ils reconnoissent Saint-Etienne; ils prennent
son parti. Cuile et ses amis sont contraints de se sauver à l'Arsenal.
Le maréchal de La Meilleraie les reçut fort bien, et alla trouver M.
le Prince, qui déclara qu'il ne prenoit nulle part en cette affaire.
Aussi ne faisoit-il pas grand cas de Saint-Etienne. On informa, et
Cuile ne s'étant point défendu, le bailli du faubourg[364] le condamna
par contumace à avoir la tête coupée; Arnauld demanda sa confiscation.
Depuis Cuile se défendit, et ne fut plus condamné par le même bailli
qu'à cent pistoles; il fit appeler Arnauld, qui ne se voulut point
battre. Depuis Saint-Etienne fit encore parler à la fille, qui, contre
l'avis de ses parents et de son frère même, n'y voulut jamais
entendre.

  [363] Au mois de janvier 1648. (T.) \

  [364] Ceci se passoit dans l'étendue de la justice de l'abbaye de
  Saint-Germain-des-Prés. (_Voyez_ plus haut la note, p. 316.)

En ce temps-là M. d'Etoges, de la maison d'Anglure, qui a épousé une
des parentes de mademoiselle de Sallenauve, voyant que cette fille
s'ennuyoit dans ce couvent, la mène à Etoges. Elle y étoit depuis un
an ou environ, quand un gentilhomme huguenot, peu accommodé, qui
n'étoit alors qu'enseigne des gardes de M. de Turenne (il s'appelle
aujourd'hui La Berge, et se nommait alors Chalnay), écrivit à Cuile et
lui demanda sa sœur en mariage, avec promesse de changer de religion.
Cuile répondit qu'il n'avoit point de réponse à faire. Quelque temps
après, Chalnay, qui est aussi de Champagne, rencontra à
Châtillon-sur-Marne un laquais de Cuile; il sut de lui que son maître
devoit y dîner; il va l'attendre sur le chemin; Cuile étoit seul; ils
se parlent, se querellent, et entrent dans un bois pour se battre.
Comme ils s'alongeoient, une espèce de petite hermine, qu'on appelle
_bavole_, leur passa trois ou quatre fois entre les jambes. «Voilà un
mauvais présage pour l'un de nous deux, dit Cuile.--Cela ne signifie
rien, répondit l'autre, bon courage, bon courage!» Cuile blessa le
premier son homme d'un coup dans le ventre; Chalnay perdoit assez de
sang, mais il ne perdoit point cœur, et en se moquant disoit à Cuile:
«Ce n'est rien! bon courage, bon courage!» Cuile lui donna un second
coup dans l'épaule, et son épée demeura engagée dans les os; cela
l'obligea à en venir aux prises; il saisit l'épée de Chalnay à deux
mains: Chalnay ne la lâcha point pourtant; il la tint toujours d'une
main, et de l'autre s'arracha l'épée de Cuile qu'il avoit dans
l'épaule, et l'ayant accourcie, le voulut faire parler. Cuile ne
vouloit point demander la vie, et Chalnay lui donna un coup qui lui
perça le cœur[365]. Quoique ce ne fût qu'une rencontre, cela passa
pour un duel, et le chevalier de Baradas[366] eut la confiscation de
Cuile. Quel désordre de n'attendre pas qu'un homme soit condamné! Le
chevalier fit entendre qu'il n'avoit demandé la confiscation que pour
épouser l'héritière, qui, par la mort de son frère, avoit plus de
six-vingt mille écus de bien; il demanda à la voir. Le vicomte
d'Etoges, chez qui elle étoit, lui fit dire qu'il seroit le bienvenu.
Il y va donc; mais il trouve un corps-de-garde à la porte du château,
et on le fit attendre une demi-heure, en hiver, dans une salle sans
feu. Le vicomte n'y étoit pas; au bout de ce temps-là madame d'Etoges
vint, qui le reçut très-froidement. Mademoiselle de Sallenauve ne vint
qu'une demi-heure après, qui fit encore une plus grise mine que sa
parente. Il voulut dire quelque chose d'obligeant à la fille, mais
elle ne fit pas semblant de l'entendre. Il parla du brevet[367] qu'il
lui avoit envoyé, mais sans sa démission. Elle lui dit qu'elle tenoit
ce papier pour une chanson, et qu'elle ne savoit ce qu'il étoit
devenu. En s'en allant, il lui dit en soupirant: «Mademoiselle, je
vois bien que j'ai été trop hardi de vous saluer; mais pour réparer ma
faute, je vous baiserai le bas de la robe.» Elle le laissa faire. Elle
est fière comme un dragon; elle est petite, mais elle n'est point
laide et a quelque chose de vif dans les yeux; elle se pique d'esprit.
Baradas disoit que d'Etoges lui avoit joué ce tour-là. Il fallut
pourtant renoncer à toutes les belles prétentions, et d'Etoges fit si
bien, que le brevet fut révoqué.

  [365] La plupart du monde dit que ce fut le valet-de-chambre de
  Chalnay qui tua Cuile, et que Chalnay n'en pouvoit plus. En
  effet, il fut fort mal de ses blessures. Ce Cuile étoit fort
  incommode avec son humeur de gladiateur; avec cela c'étoit un
  petit tyranneau. (T.)

  [366] Le chevalier de Baradas avoit été le favori de Louis XIII
  pendant quelques mois, et durant ce peu de temps, il étoit devenu
  premier écuyer, premier gentilhomme de la chambre, etc. Disgracié
  en 1626, il sortit du royaume, où il rentra quand la Régente
  rappela les exilés. (Voyez les _Mémoires du cardinal de
  Richelieu_, deuxième série des _Mémoires relatifs à l'histoire de
  France_, t. 23, page 218 et suivantes, et l'_Histoire de Louis
  XIII_, par Le Vassor, t. 6, p. 680 de l'édition in-4; Amsterdam,
  1757.)

  [367] Le brevet contenant le don de la confiscation des biens du
  frère de mademoiselle de Sallenauve.

Après cela d'Etoges témoigna à la demoiselle qu'il souhaitoit qu'elle
épousât son neveu, le fils du marquis de Bourbonne. La demoiselle
reçut cette proposition très-froidement, et se retira ensuite dans un
couvent à Châlons, où elle voyoit à la vérité tous les jours M.
d'Etoges et son neveu de Bourbonne, mais d'une façon peu civile.
Cependant elle avoit de grandes obligations à d'Etoges, qui l'avoit
prise chez lui en un temps que personne ne se vouloit charger d'elle,
et qui avoit pensé être assassiné à Paris par les gens de Baradas.
Elle ne vouloit point ouïr parler de Bourbonne, et disoit pour ses
raisons qu'il étoit cadet, qu'il falloit donc faire auparavant
renoncer l'aîné, qui étoit abbé, à la succession, et qu'il se tînt à
ses bénéfices, que M. de Bourbonne[368], le père, lui donnât sa
lieutenance de roi de Bassigny, et douze mille livres de rente. Voilà
ce qu'elle disoit devant ses parents; mais à ses bons amis elle leur
avouoit qu'elle ne pouvoit aimer un homme qui n'avoit point songé à
elle tandis que son frère avoit été en vie, quoiqu'elle l'eût vu deux
mille fois, et elle donnoit assez à connoître qu'elle eût bien mieux
aimé le vicomte de Saint-Souplet, frère de feu madame de Vaubecourt, à
cause qu'il l'avoit toujours très considérée.

  [368] Il est chevalier de l'ordre. (T.)

En ces entrefaites[369], le couvent où elle étoit tombe en nécessité
par les désordres de la frontière, et l'abbesse est contrainte de
renvoyer presque toutes ses filles chez leurs parents; mademoiselle de
Sallenauve se retire donc chez Tuisy, son oncle et son tuteur, qui lui
permet de voir M. d'Etoges et M. de Bourbonne une fois la semaine,
sans recevoir aucune autre visite. Un jour M. d'Etoges va la voir dans
un carrosse à quatre chevaux; et, étant entré dans la cuisine, où elle
étoit par hasard, il lui dit, en lui présentant sa fille: «Voilà une
parente que je vous amène; je la viens de tirer de religion.» Ensuite
étant monté dans une chambre, et les gens s'étant retirés: «Sachez,
lui dit-il, ma cousine, que nous sommes las de vos froideurs, et que
je ne suis venu ici qu'à dessein de vous enlever.» En disant cela, il
tire un coup d'un pistolet de poche qu'il avoit; c'étoit le signal;
aussitôt Bourbonne entra avec cinq ou six hommes, qui l'enlèvent à
demi évanouie. Mais ayant repris ses esprits sur l'escalier, elle
commença à se débattre. On la presse; elle se défend. Enfin, comme la
rumeur augmentoit, Tuisy, qui jouoit dans le voisinage, arrive, prend
l'épée d'un laquais et en donne dans le ventre à un des chevaux du
timon. Là-dessus M. d'Etoges lui porte le pistolet à la gorge, et lui
dit qu'il ne l'épargne qu'à cause qu'il est allié.

  [369] Dans l'été de 1650. (T.)

D'autre côté, de Vraux, frère de Tuisy, qui étoit accouru au bruit,
faisoit ce qu'il pouvoit pour ôter sa nièce aux ravisseurs; mais
voyant que le carrosse partoit, il jette un fauconnier de M. d'Étoges
par terre, monte sur son cheval, et coupe chemin au carrosse; il avoit
un pistolet; mais dans le temps qu'il l'appuie sur l'estomac du
cocher, il est lui-même porté par terre d'un coup qu'on lui tire. A ce
bruit le peuple arrête quatre ou cinq des furetiers[370] qui suivoient
le carrosse, et prit un M. de Conigy prisonnier, qui étoit de la
partie, et qui venoit de tuer de Vraux. D'Étoges avoit traversé toute
la ville par l'endroit le plus peuplé, le pistolet et l'épée à la
main, pour faire faire place au carrosse; et, étant à la poste, il y
fit ferme pour donner temps d'atteler deux autres chevaux. A peine
furent-ils hors du faubourg que le cheval blessé mourut: il fallut
s'arrêter encore; mais on ne les poursuivoit point. La moindre
charrette, car les rues sont fort étroites, ou deux hommes avec des
hallebardes les eussent pu arrêter; et celui qui y a été tué et son
frère y sont fort aimés. Bourbonne et le chevalier, son frère,
tenoient cette fille de travers dans le carrosse, l'un par les jambes,
l'autre par la tête. C'est un fort pauvre homme que Bourbonne;
d'ailleurs il n'a point de bien. Elle le menaçoit sans cesse de le
poursuivre, mais quand elle se vit un enfant, elle s'apaisa. Elle
gouverne tout, elle va souvent à Reims, et donne quelques pistoles à
son mari pour aller jouer à la paume. Elle est demeurée un peu
boiteuse des deux côtés de sa première couche; elle a eu depuis
d'autres enfants. Avec le temps son mari pourra avoir du bien de sa
maison, car l'aîné est abbé.

  [370] Gens du furet, terme de chasse.



PRIEZAC.


Priezac[371], aujourd'hui conseiller d'Etat, et l'un des principaux de
l'Académie, eut le bonheur de plaire à M. le chancelier, alors
garde-des-sceaux, au dernier voyage que le feu Roi fit à Bordeaux.

  [371] Daniel de Priezac, membre de l'Académie françoise, mourut
  en 1662.

Il le trouva savant homme et bonhomme. Il l'est en effet, mais il n'a
guère de cervelle et est diablement inquiet; à la vérité il n'écrivoit
point bien, mais il a appris; lui et La Chambre en ont l'obligation à
l'Académie.

Le garde-des-sceaux le fit venir à Paris avec toute sa famille;
j'étois à Bordeaux en ce temps-là. On se moquoit un peu de ce voyage,
et on disoit que sa fille avoit dit, en se vantant, que le moins qu'il
lui pouvoit arriver, c'étoit d'épouser un conseiller au parlement. Il
lui arriva mieux que cela, comme vous verrez par la suite.

La femme de Priezac étoit une laide, vieille et sotte bête, de qui on
avoit fort mal parlé. Je l'ai vue ici danser au bal, comme une jeune
fille, parée comme Proserpine, avec de fausses dents, des boules de
cire pour enfler ses joues, un doigt de plâtre sur le visage, et
coiffée d'une passe de crapaudaille[372], attachée sur sa perruque
avec des épingles de diamant. Sa fille n'étoit guère plus jolie, et
toutefois un gentilhomme de l'ancienne chevalerie de Lorraine, nommé
le marquis de Châtelet, riche et pas trop mal fait, malgré la
réputation de la mère et le peu de bien du père, l'épousa et l'emmena
en son pays. On fut huit ou neuf ans sans entendre parler d'eux, quand
on sut que cette femme, jalouse d'une personne que son mari aimoit, la
fit prendre et lui fit couper le nez. Le mari fit une chose trop
raisonnable pour un homme qui s'étoit marié si sottement; car il
écrivit à son beau-père que sa fille s'étoit emportée à quelques
violences par un soupçon qu'elle avoit pris mal à propos; qu'il
n'avoit point en cela voulu user de son autorité, et qu'il se
remettoit de tout à lui. Priezac écrivit à sa fille qu'il vouloit
qu'elle vécût bien avec son mari, et que si elle venoit ici, comme on
lui avoit dit qu'elle faisoit état d'y venir, il la renverroit bien
vite.

  [372] _Crapaudaille_, ou _crépaudaille_, crépon, espèce de crêpe
  de soie bouillie, dont on faisoit anciennement les coiffes des
  femmes. (Voyez le _Dictionnaire de Trévoux_.)

Une madame de Montaigne, de la maison de Michel de Montaigne, femme
d'un conseiller de Bordeaux, devint jalouse, sans aucune raison, d'une
cliente de son mari, la fit prendre, lui coupa le nez, et l'alla mener
en cet état à M. de Montaigne, en lui disant: «Voilà l'objet de votre
affection.» On conta cette histoire quand on sut ce que je viens
d'écrire de cette madame de Châtelet.

Priezac avoit encore une fille, mais bien mieux faite que l'autre,
qui fut mariée encore plus extraordinairement. Un seigneur de la
Franche-Comté vit son portrait par hasard, et en devint amoureux; il
la fit demander, et l'épousa.



LE PRÉSIDENT AMELOT.


Le premier président de la Cour des Aides se nomme Amelot-Beaulieu,
pour le distinguer des autres Amelot, qui sont riches et en grand
nombre à Paris. C'est une bonne famille de la robe; ils se piquent de
bonne maison; et celui-ci, étant conseiller, disoit à ceux de sa
chambre qu'il ne prenoit pas plaisir à coucher avec sa femme, parce
qu'elle n'étoit pas demoiselle. Elle a pourtant un frère maître des
requêtes, nommé Du Pré.

Amelot traita de la charge de premier président de la Cour des Aides
avec M. de Maisons, qui se faisoit président au mortier: il n'y fut
pas long-temps sans se brouiller avec la plupart de sa compagnie. A la
vérité, dans les commencements, ce ne fut qu'à cause qu'il ne vouloit
pas souffrir les friponneries de quelques-uns. Les autres disoient que
c'étoit par sa faute, et qu'il étoit si étourdi, qu'il découvroit tous
les desseins de la compagnie, car ils l'accusoient d'avoir dit au
chancelier, en 1647, quand on portoit tant d'édits, que la Cour des
Aides avoit donné arrêt pour faire le procès à Catelan, qui traitoit
de tous les retranchements de gages d'officiers, etc. Lui soutenoit
qu'il avoit dit qu'il y avoit un arrêté seulement, ce qui étoit vrai;
mais il avoit tort de le dire. Il fit encore une chose que je ne blâme
pas pourtant, mais qui le mit mal avec la cour, c'est qu'il dit en
grosses lettres au procureur-général Le Camus, beau-frère d'Emery, que
c'étoit une chose honteuse qu'un procureur-général de la cour des
aides eût intérêt dans les partis. Et il offrit de prouver ce qu'il
disoit. A cette heure il ne seroit pas si hardi que de reprocher cela,
car je sais gens qui ont vu des comptes par lesquels il paroît qu'il y
est lui-même pour quelque chose; je crois que c'est pour peu et depuis
peu. Sa principale folie, c'est l'amour, et on en a fait d'assez
plaisants contes. On dit qu'il alla un jour au Marais chez madame de
La Ferté, sœur de Charleval et femme d'un maître des requêtes; elle
étoit avec bien d'autres femmes; et que là, après avoir dit d'assez
méchantes choses, car il n'a point l'air du monde et n'a nulle
vivacité, il voulut faire des insolences à l'une d'elles, et qu'elles
le mirent dehors par les épaules. On ajoute que quelques jours après
il revint au même quartier, et que, craignant de n'avoir pas l'entrée
libre s'il se nommoit, il fit dire que c'étoit un président de
Bretagne appelé le président Capon: car pour rien il n'eût rabattu de
sa qualité de président. Le nom sembla plaisant aux dames, elles le
firent monter: il y en avoit quelques-unes de celles qui l'avoient vu
chez madame de La Ferté, qui pourtant ne firent pas semblant de le
reconnoître. Il fut aussi bon que l'autre fois, et même passa bien
plus avant. On lui dit qui il étoit, et il courut fortune d'être
battu. J'ai ouï dire aussi qu'un jour qu'il étoit chez une demoiselle
qui étoit une espèce de Marion de l'Orme, un gentilhomme de chez M.
d'Orléans, nommé Vieux-Pont, s'y rencontra; le président n'entendit
pas bien le nom, et le prit pour Du Pont l'opérateur. Vieux-Pont, qui
vouloit rire, dit qu'il étoit venu pour voir les dents de mademoiselle
d'Amy: il prit envie au président de lui montrer les siennes.
Vieux-Pont lui regarde dans la bouche, et, s'écriant, lui dit qu'il
avoit une dent toute pourrie, et qu'il la falloit ôter plus tôt que
plus tard. Il dit qu'il le vouloit bien, et se met en posture pour
cela. Le fin arracheur de dents la lui déracina avec ses pincettes à
arracher le poil; et, après s'en être assez diverti, dit qu'il avoit
oublié son pélican[373] et que ce seroit pour le premier jour, et le
laissa avec la bouche tout en sang. Je crois qu'il y a quelque
fondement à ces trois contes; mais on les a bien embellis. Mais voici
une sottise qu'il a dite où il n'y a rien d'ajouté. Après que Des
Landes Payen eut gagné le procès de la Charité contre le comte de
Lyon, notre homme, en présence de cent personnes, dit à un de ses
avocats: «J'ai donné à M. Des Landes vingt de ses juges, et je dis au
président de Pommereuil qu'il regardât s'il aimoit mieux être des amis
du cardinal de Lyon, qui ne lui pouvoit rendre aucun service, que de
désobliger M. le premier président de la Cour des Aides qui s'en
ressouviendroit cent ans durant.»

  [373] _Pélican_: on appelle ainsi une pince à l'usage des
  dentistes. (_Dict. de Trévoux_.)

Patru le connoît de tout temps: il dit qu'il n'y a jamais eu un
meilleur homme ni un moins judicieux. Un soir qu'il soupoit chez lui,
le président fit venir trois ou quatre filles fort jolies et fort
_mouchées_[374], qui dansoient, chantoient et jouoient du luth.
C'étoit pourtant de la nourriture d'une dévote, de madame de Morangis,
qui, n'ayant point d'enfants, se divertit à cela; son mari et elle
font assez de charités. Notre homme s'amusoit à _pantalonner_ avec ces
fillettes devant ses valets. Patru lui en fit honte, et aussi de ce
qu'il dit à un laquais: «Laquais, faites-moi souvenir d'aller demain
chez le marquis de Nesle; il a querelle.--Est-ce que vous lui voulez
offrir votre épée? lui dit Patru. En la place où vous êtes, vous êtes
exempt de faire des visites, ou du moins il en faut faire fort peu.»
Il sut bien dire une fois à une femme qu'il pressoit: «Madame,
voyez-vous, un président n'a point de temps à perdre.» Quelqu'un,
peut-être pour se moquer de lui, l'envoya chez une jolie fille qu'on
appeloit mademoiselle de La Forêt, qui logeoit avec sa sœur qui étoit
veuve: il y va pensant trouver _chape-chute_; il fait tant qu'elle
vint lui parler à la porte; il étoit en une chaise des rues
_incognito_. «Je suis discret, mademoiselle, lui dit-il, je ne
parlerai point; je vous prie, ne me faites point languir.» Cette
fille, qui est fière (à la vérité on en disoit bien quelque chose avec
Maupeou-Mallebranche, mais on ne tranchoit pas le mot; je crois qu'il
l'a épousée depuis), se mit en une colère étrange, le quitte et
remonte en haut, sanglotant comme si elle eût été au désespoir. Un
homme qui étoit là s'offrit à aller désabuser le galant; il y va et
attrape sa chaise comme il s'en retournoit. Le président lui cria, dès
qu'il voulut parler: «Confusion! monsieur, confusion!» Et il se
mettoit les mains devant le visage. «Confusion! confusion! tous hommes
sont hommes! Confusion!» Notez qu'il avoit plus de quarante-cinq ans.

  [374] C'est-à-dire qu'elles avoient beaucoup de mouches, suivant
  l'usage d'alors.

Quelque temps après, ayant su que madame de Gondran devoit aller voir
la chaise de Villayer[375], faite comme celle du cardinal Mazarin,
pour se faire porter du bas en haut du logis, et du haut en bas avec
des contre-poids, et que l'abbé de Romilly[376], qui y devoit
accompagner la belle, avoit emprunté la maison, notre président y fait
secrètement préparer la collation. Elle entre et demande l'abbé. «Il
est là-haut.» L'abbé vient au-devant d'elle. Ils voient en passant la
porte de la salle ouverte, et une collation servie; voilà M. l'abbé
tout honteux de voir que le président avoit été plus galant que lui.
Notre _soutanier_ la prie; elle se met à table. Il ne l'avoit jamais
vue; elle lui plut fort; il va chez elle: Gondran étoit dans le
fauteuil et avoit son manteau; tantôt il tâtoit les bras de sa femme,
et il mettoit quelquefois la main dans le lit; le président ne le
connoissoit point; il crut donc que la dame n'étoit pas trop
scrupuleuse, et s'adressant à Gondran: «Vous êtes bien heureux,
monsieur, lui dit-il, d'être si bien avec une si belle dame. De grâce,
faites-moi part de votre bonheur.--J'ai bien de la peine, dit
l'autre, à en obtenir quelque chose pour moi, bien loin de presser
pour les autres.» Il falloit que ce jaloux fût ce jour-là de bonne
humeur; car, non content de cela, il se retira. Alors le président
s'échauffa furieusement dans son harnois, et lui dit tout franc ce qui
l'amenoit; il la pressoit, quand elle se mit à dire assez haut:
«Monsieur, monsieur de Gondran, venez ici.» Voilà le président déferré
qui se met à lui faire des réprimandes, et lui dit qu'elle se jouoit à
faire bien du désordre, et puis la laissa là. Depuis il se mit
tellement à garçailler qu'il alla avec des p...... dans son carrosse,
sans changer de livrée, acheter de la marée à la halle, le propre jour
de Notre-Dame de décembre. Les harangères disoient: «Ce n'est pas
madame la présidente, elle n'achèteroit pas comme cela elle-même.»
Enfin sa femme, enragée de cela, d'ailleurs c'est une assez aigre
créature et assez laide, la petite-vérole l'a gâtée, se cabra
tellement qu'ils ne mangeoient plus ensemble; elle avertissoit Patru
de tout, qui en faisoit des remontrances au président; mais cela ne
servoit de rien. Il avouoit bien qu'il avoit tort, et c'étoit tout.

  [375] Un maître des requêtes. (T.)

  [376] _Voyez_ sur cet abbé l'article de madame de Gondran, dans
  ce même volume, et les _Mémoires de Conrart_ qui y sont cités.

Il n'y a que deux ans que madame de Gondran, qui étoit déjà veuve,
s'étant trouvée un peu mal, il y alla avec trois médecins dans son
carrosse; elle lui dit familièrement: «Allez-vous-en, vous
m'importunez.» Un jour, elle et quelques-unes de ses voisines lui
mirent une chaise le dossier tourné contre lui, et lui firent réciter
la dernière harangue qu'il avoit faite au Roi. Il se mit à la dire;
mais il s'aperçut qu'on se moquoit de lui et s'enfuit. A propos de ses
harangues, le monde les trouve belles; pour moi, je n'approuve point
ces discours qui n'ont ni pied ni tête; ce n'est pas qu'il n'y ait de
belles choses et qu'elles ne soient meilleures, sans comparaison, que
celles des autres. Les conseillers de la chambre, et surtout Sanguin,
qui a du bon sens pour les affaires, croyoit que c'étoit Patru qui les
lui faisoit, parce qu'il est son ami; mais il ne connoît guère le
caractère de Patru. Nous avons été long-temps à découvrir de qui il se
servoit; mais il y a apparence que c'est d'un nommé Saureau, avocat,
car cet homme, quoique obscur, a de belles-lettres, et le président va
chez lui; d'ailleurs ce n'est point un homme d'assez de réputation
pour cela: on conclut donc que c'est pour ses harangues; car, disent
les gens de la Cour des Aides, jamais il n'y eut un si pauvre homme
que notre premier président: il prend toutes les affaires de travers,
il opine ridiculement; il n'a qu'une chose, c'est que, comme il a de
la mémoire, il prononce assez bien[377].

  [377] Le récit de Tallemant est difficile à concilier avec la
  belle harangue attribuée par Conrart au président Amelot;
  d'autant que plusieurs passages de cette pièce ont dû être
  improvisés. (_Mémoires de Conrart_, deuxième série de la
  collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. 48,
  p. 33.)



GOMBERVILLE[378].


Marin Le Roy, sieur de Gomberville et du Parc aux Chevaux, est
d'honnête famille de Paris: il a été secrétaire du Roi; mais pour
avoir fait un petit livre où il y avoit quelque chose qui n'avoit pas
plu à la Reine, on l'obligea de se défaire de sa charge. Il a fait
quelques vers: ils sont plus beaux que naturels; son principal
attachement a été aux romans. Il avoit fait d'abord _Polexandre_ en
deux volumes, avec le titre de _l'Exil de Polexandre_; depuis il a
tout changé et a continué jusqu'à cinq volumes. Beaucoup de gens
aimoient mieux les deux premiers. Pour moi, je trouve, outre que cet
homme n'est point naturel, qu'il y a mille obscurités; il est presque
partout embarrassé, et cherche midi à quatorze heures; il a même
quelquefois de mauvais mots. Pour le corps du roman, je laisse à juger
s'il est raisonnable d'avoir mis la scène en un lieu inconnu, et en un
siècle si connu et si proche du nôtre. Il prétendoit ne s'être point
servi de la particule _car_ dans tout ce roman, et prétendoit prouver
par là qu'on s'en pouvoit fort bien passer. Malleville[379] dit cela
au maréchal de Bassompierre, qui étoit alors dans la Bastille. Un
valet-de-chambre du maréchal se mit en fantaisie de voir si cela étoit
vrai; il lut les deux tomes et marqua grand nombre d'endroits où _car_
étoit employé. Je pense que c'est de là qu'est venu que l'Académie,
car Gomberville en est, vouloit supprimer le _car_ dans le privilége
de _Polexandre_[380]. Il fit mettre par M. Conrart que défenses
étoient faites à tous faiseurs de comédies de prendre des argumens de
pièces de théâtre dans son roman, sans sa permission. Il fit cela à
cause que je ne sais quel misérable rimailleur ayant fait une méchante
pièce qu'il appela _Ariane_, et qui étoit l'histoire d'Ariane de M.
Des Marets, le peuple crut, quoiqu'elle eût été sifflée sur le
théâtre, que M. Des Marets l'avoit faite. Personne, je ne sais si
c'est de peur de l'amende, ou plutôt s'il n'y a guère d'histoires
vraisemblables dans ce livre, n'en a tiré la moindre aventure. Je
voudrois bien voir un procès sur cela. Quand il eut achevé
_Polexandre_, feu madame de Lorraine lui dit qu'elle croyoit qu'il
s'étoit épuisé en aventures, et qu'il ne pourroit pas faire après cela
un petit roman d'une heure de lecture. Il voulut gager d'en faire,
dans un certain temps, un de quatre volumes, et il fit _Cythérée_; ce
sont petits volumes à la vérité. Ce second a moins réussi que le
premier. En récompense, on ne trouvera guère d'auteur si riche que
celui-ci; il a quinze mille livres de rente. Je pense qu'une bonne
partie vient d'épargnes; car c'est un homme qui n'a jamais donné un
verre d'eau à personne. Il a je ne sais quelle charge pour laquelle
il fut taxé à quatre mille livres, du temps de M. d'Emery; il remua
ciel et terre pour s'en faire décharger. Il fut parler au surintendant
avec un crocheteur chargé des livres qu'il avoit mis en lumière, car
il avoit fait encore d'autres livres et même d'autres romans avant ces
deux dont j'ai parlé; mais on ne les connoît pas autrement. Feu M. de
Schomberg, qui sollicita fort pour lui, lui représentoit que c'étoit
un écrivain et non point un homme d'affaires. «Je vous promets, dit
d'Émery, qu'il ne paiera point comme auteur, mais comme officier
seulement.»

  [378] Né à Paris en 1600, mort à Paris en 1674.

  [379] Claude de Malleville, de l'Académie françoise, poète
  françois dont quelques pièces se lisent encore. Il étoit
  secrétaire du maréchal de Bassompierre.

  [380] Cette dispute sur la particule _car_ donna lieu à la 51e
  lettre de Voiture, adressée à mademoiselle de Rambouillet, madame
  de Montausier.

Ce M. de Gomberville s'est toujours pris pour un autre. Je l'ai vu
cesser d'aller chez le coadjuteur parce que le cardinal n'avoit pas
été à l'enterrement de la mère de sa femme, dont il lui avoit envoyé
un billet à l'ordinaire par un crieur de corps morts, et le coadjuteur
ne savoit pas seulement qu'il fût marié. Je crois qu'il avoit prétendu
à être précepteur du Roi, car il fit je ne sais quelle morale avec de
grandes tailles douces qu'il trouva toutes faites. Cette pièce étoit
fort bizarre; mais ce qu'il y avoit de plus extraordinaire étoit le
portrait de l'auteur, vêtu comme un des sept sages de la Grèce, et au
bas _Thalassius Basilides à Gombervillâ_; pour _Thalassius Basilides_,
c'étoit _Marin Le Roy_ en masque, mais _à Gombervillâ_ passoit tout;
il devoit ajouter _à Parco caballorum_[381].

  [381] M. du Parc aux Chevaux. _Caballus_ se prend dans le sens de
  rosse, mauvais cheval.

Il y a dix ans ou environ que Gomberville se laissa donner un coup de
pied de crucifix. Courbé lui disoit: «Eh! monsieur, vous ne ferez
plus de romans.--Que sais-tu, mon ami, lui dit-il, si je n'en ferai
point de spirituels, qui vaudront mieux que les autres.» Je l'ai vu
grand frondeur. Depuis (1650), ayant été fait marguillier de
Saint-Louis dans l'île Notre-Dame[382], il pensa faire enrager les
gens avec ses austérités, car il est janséniste. Il ne vouloit pas que
les femmes allassent à la messe, ni au sermon avec des rubans de
couleur à leurs coiffes. Il publia l'année suivante le premier volume
d'un roman (il y en devoit avoir deux) intitulé: _la Jeune Alcidiane_;
c'étoit la fille d'Alcidiane et de Polexandre. Ce livre, je ne sais
pourquoi, fut un an imprimé sans être publié. Là, ceux qui sont morts
dans _Polexandre_, comme Iphidamante, se portent bien. De peur de
passer pour un homme qui n'a point été à la cour, il affecte tellement
de faire dire à Alcidiane la mère, «le Roi mon seigneur,» en parlant
de Polexandre, et autres choses semblables, qu'il n'y a rien de si
ennuyeux. Au reste, c'est un roman de janséniste, car les héros, à
tout bout de champ, y font des sermons et des prières chrétiennes.
Cydane en un endroit détourne son fils d'aimer une femme mariée, et
fait cela comme un confesseur; aussi le roman n'a-t-il pas été achevé
d'imprimer[383].

  [382] On appeloit ainsi alors l'île Saint-Louis.

  [383] Les _Mémoires du duc de Nevers_, en deux volumes in-folio,
  sont le seul ouvrage de Gomberville qui doive rester; ce n'est,
  au reste, qu'un grand recueil de pièces historiques.



LA PRÉSIDENTE AUBRY, SON MARI,

ORGEVAL ET SENAS.


La présidente Aubry étoit de bonne maison de Normandie; c'étoit une
veuve bien faite, mais elle n'avoit rien quand le président Aubry
l'épousa par amour: ce fut une madame d'Olus qui fit ce mariage.
Cependant la présidente n'a pas laissé de se brouiller avec elle,
comme avec les autres gens, car c'étoit une étrange tête. Au
commencement, le bruit courut que le fils aîné de son mari en étoit
amoureux; mais si cela a été, cela n'a guère duré. Elle a toujours
vécu fort mal avec les enfants du premier lit. Elle devint beaucoup
plus insupportable quand elle se vit du bien; car par la mort de
madame de Vatan, sa parente, elle devint riche, et le président Aubry
eut cette belle terre de Vatan, de vingt mille livres de rente, en
Berry, en s'accommodant avec les créanciers.

Elle a eu quatre filles et deux fils; un d'eux étant mort, elle eut
une grande querelle avec M. Aubry, conseiller d'Etat, frère aîné de
son mari, pour un ais que ce bonhomme fit mettre dans leur chapelle
pour se parer du vent. Je pense que cet ais empêchoit de voir la tombe
de ce petit. Elle s'en met en colère, mène un menuisier, et fait ôter
cette planche. Le bonhomme s'en plaint à son frère, qui dit qu'il ne
savoit ce que c'étoit: on poursuit le menuisier; la présidente le
défend. Ils en ont été brouillés jusqu'à la mort du bonhomme.

Elle disoit une fois qu'elle avoit vu la comédie des _Deux Messies_,
pour les _Deux Sosies_[384].

  [384] C'étoit la comédie de Rotrou, imitée de Plaute, et
  intitulée _les Sosies_. Représentée en 1636, elle eut un grand
  succès. Molière n'a pas dédaigné d'en emprunter des vers pour son
  _Amphitryon_, représenté en 1668.

Il y a quinze ou seize ans qu'elle se mit en quelque sorte sous la
protection de Brancas, son parent. Un jour qu'elle l'avoit envoyé
avertir qu'elle avoit besoin de son assistance, il s'y en alla avec
quelques-uns de ses amis. Le secrétaire du président Aubry, qui
gardoit la porte, ne voulut pas lui ouvrir: «Si tu n'ouvres, lui dit
Brancas, nous sommes ici cinquante qui te donnerons chacun cent coups
de bâton.--Comment, répondit cet homme froidement, cinq mille coups de
bâton!» J'admire la présence d'esprit de cet homme, et il me semble
qu'il falloit être le secrétaire d'un président des comptes pour faire
ce calcul si prestement.

Un jour son mari étant allé dîner chez madame d'Orgeval, qui est du
premier lit, il envoya un des gens de son gendre quérir de l'eau de sa
fontaine; la présidente lui en refuse. D'Orgeval y envoya un porteur
d'eau; cette folle lui fait donner les étrivières par son cocher:
d'Orgeval obtint prise de corps contre ce cocher. Le président en
colère veut envoyer sa femme à la campagne; elle dit qu'elle n'y iroit
point si ce cocher ne la menoit. Cependant elle fait emporter
secrètement ce qu'elle avoit de meilleur hors du logis. Enfin il lui
fallut donner ce cocher. On s'aperçoit qu'elle avoit fait emporter des
meubles du garde-meuble; on les cherche; on en trouve en divers lieux.
Elle dit après que c'étoit de peur des voleurs en s'en allant à la
campagne. Chanvalon fit la paix et la ramena à son mari. Elle promit
d'être la meilleure femme du monde à l'avenir; mais elle ne tint pas
autrement ce qu'elle avoit promis. Elle s'aperçoit qu'il y avoit une
porte dans le cabinet de son mari, qui répondoit au logis de ses
enfants du premier lit. Pensez qu'on l'avoit faite en son absence.
Elle prend son temps, un jour qu'il étoit allé à Brevanes, à quatre
lieues de Paris, avec son fils aîné, qui porte le nom de cette terre,
et se met à faire murer cette porte. On en donne avis à Coursy, le
deuxième fils, qui, en robe de chambre, va menacer les maçons et leur
fait quitter leur besogne. Elle ne se rebute point pour cela, et, avec
des pièces de bois et du plâtre, elle bouche elle-même cette porte du
mieux qu'elle peut; quelques heures après elle y remet les maçons, et
amène avec elle un homme qui étoit garde de la Reine, et qui avoit été
à M. Aubry; pour elle, elle s'étoit armée; elle tenoit d'une main une
escoupette[385], et de l'autre un pistolet. Coursy retourne à la
charge, et, ayant fait rondache d'un ais, lui ôte ses armes sans
beaucoup de peine. Le garde lui fait ses excuses, et dit qu'il étoit
venu croyant que M. le président avoit affaire de lui. En ces
entrefaites, le secrétaire part et va avertir son maître de ce
désordre; la fille aînée de la présidente se tient sur la porte et dit
au président: «Mon papa, Coursy a voulu tuer maman.» Le président
entre; Trillepert, troisième fils, voulut lui conter l'histoire; cette
enragée se met entre deux et dit qu'elle ne souffriroit point qu'il
approchât de son père. Le président entre dans le cabinet qui avoit
été le champ de bataille; elle se met sur la porte pour en défendre
l'entrée à Trillepert. Lui, qui étoit las des extravagances de cette
femme, lui dit: «Ne pensez pas vous jouer à me frapper comme vous avez
fait quelquefois, car je ne le veux plus souffrir.» Nonobstant cette
remontrance, elle lui donna un soufflet comme il vouloit entrer: ce
garçon lui en donne un autre, dont il la jette à ses pieds; elle se
relève, et trouvant sous sa main Brevanes, qui sortoit de maladie,
elle lui donne un si fort soufflet, qu'elle le fait tomber sur
l'escalier. Elle étoit grande et puissante. Elle les appelle fils de
p...... Information de leur part pour réparation d'injures: le mari la
relègue derechef à la campagne. Voilà ce que j'ai appris de plus
remarquable.

  [385] L'_escoupette_, ou _escopette_, étoit une petite arquebuse
  que la cavalerie françoise portoit en bandoulière sous Henri IV
  et sous Louis XIII. Cette arme à feu n'est plus en usage depuis
  fort long-temps. (_Dict. de Trévoux._)

On appeloit le président Aubry _Robert le Diable_. Je n'en sais pas
bien la raison, si ce n'est qu'ayant nom Robert, et étant brusque, on
lui ait donné ce surnom: vous voyez qu'il ne l'a pas trop été pour sa
femme qui étoit plus diablesse qu'il n'étoit diable. Elle le
méprisoit, de sorte qu'elle a p... plus d'une fois dans les bouillons
qu'elle lui faisoit prendre.

Prévost-Biron, car il se disoit fils du maréchal de Biron, jouant un
jour avec le président Aubry, qui étoit en caleçon de ratine, avec une
barrette et des plumes (jugez de la sagesse de l'homme!) il vint un
trésorier de France récipiendaire: le président le vouloit renvoyer.
«Hé! dit Prévost, ce pauvre homme n'a peut-être pas de temps à perdre;
par pitié, donnez-moi votre robe.» Il la lui donne, et va écouter.
Prévost dit à cet homme: «Voyez-vous, dans votre harangue, ne vous
amusez point à nous dire de belles choses, car nous sommes tous des
ignorants.» Le président ne put se tenir, il sort sans songer comme il
étoit fait, et dit au récipiendaire: «C'est moi qui suis le président
Aubry, c'est un fou, ne vous amusez point à ce qu'il vous dit.»

Il disoit qu'il y avoit tel père qu'on pouvoit battre sans battre son
père. C'étoit un extravagant: il épousa enfin sa servante, et alla
demeurer à la dernière maison du faubourg Saint-Germain, où il vivoit
comme un ermite.

On dit que les Aubry viennent d'un vinaigrier de la rue Montmartre, et
cela leur fut une fois plaisamment reproché par un homme qui étoit de
leurs parents contre lequel ils plaidoient: ils traitoient cet homme
de haut en bas, et lui, en riant, dit en plein conseil: «Messieurs,
MM. Aubry sont un peu aigres, et je ne m'en étonne pas; je me souviens
d'avoir ouï dire à mon père qu'on disoit que leur père leur avoit
donné plus de moutarde que de bouillie et plus de vinaigre que de
lait.» C'est une espèce de proverbe.

D'Orgeval se nomme Luillier: il est de bonne famille; mais il le porte
plus haut que les tours Notre-Dame: sa femme n'est guère moins fière
que lui. Elle avoit une grande fille demi-géante, avec un visage d'un
arpent, pas mal faite toutefois; à la vérité tout aussi orgueilleuse
que sa mère. Elles se mirent dans la tête, il y a sept ou huit ans,
d'avoir tout l'hiver les violons. La fille croyoit que celui à qui
elle donneroit le bouquet[386] le lui rendroit toujours; cela n'alla
pas ainsi, dont elles pensèrent enrager. Il y eut pourtant quelques
assemblées de suite chez elles; elles firent honnêtement
d'incivilités.

  [386] Il sembleroit, d'après ce passage, que les dames qui
  recevoient chez elles engageoient les hommes à danser en leur
  présentant des bouquets.

Madame de Pommereuil, leur amie, y voulant mener madame de Chauvry,
envoya savoir de madame d'Orgeval si elle le trouverait bon. «Tout ce
que madame de Pommereuil amènera, répondit-elle, sera toujours le
bienvenu; mais ce n'est pas trop la coutume d'aller sans être priée.»
Madame de Pommereuil n'y fut point.

Une dame bien faite étant allée au bal chez elles, madame d'Orgeval
disoit: «Il faut trouver place pour madame, quoique je ne sache d'où
elle me vient.» Une autre dansoit un peu trop à sa fantaisie, car elle
ne vouloit point qu'on dansât autant que sa fille: «Madame, lui
dit-elle, si vous ne faites cesser vos cabales, je ferai jouer les
branles[387].»

  [387] Le branle étoit une danse en rond, où tout le monde pouvoit
  danser à la fois. Le _Dictionnaire de Trévoux_ donne d'assez
  curieux détails sur les diverses espèces de branles.

La mi-carême ensuivant, madame de Pommereuil voulut faire une
assemblée; les dames d'Orgeval le surent, et elles envoyèrent des
billets partout un peu devant que la présidente ne fît convier; toutes
les principales promirent: la Pommereuil n'eut que le rebut.

L'année d'après il y avoit bal trois fois la semaine chez elles: le
mari s'amusoit à faire le maître des cérémonies. A tout bout de champ
il livroit combat aux laquais qui vouloient entrer dans la salle. Un
jour il en mit un tout en sang à coups de pommeau d'épée, et le traîna
comme une victime au milieu de la salle. Il fit bien pis, car il fit
faire une guérite, où, tantôt lui, tantôt son secrétaire, puis son
valet-de-chambre, faisoient le guet tour-à-tour; et si les laquais
vouloient faire quelque insolence, il faisoit tirer dessus. Le jour de
mardi-gras, il donna un coup d'arquebuse dans la cuisse d'un laquais
du marquis d'Aluye. Ce laquais étoit le plus sage de tous, et avec ses
camarades entroit dans le carrosse de son maître. Le prince de
Guemené, pour se divertir, fit accroire à d'Orgeval que ce laquais
faisoit informer, et d'Orgeval en fit satisfaction au marquis.

Le prince de Guemené faisoit ce conte de d'Orgeval: «Je fus,
disoit-il, pour voir M. d'Orgeval un matin, il y avoit eu bal le soir;
je trouvai trois corps morts dans sa cour. «Y a-t-il eu bataille
céans?» dis-je. L'autre, sans s'émouvoir, dit à ses gens: «Qu'on ôte
ces corps.»

A ces bals sa fille s'éprit d'un beau danseur qui étoit aussi fort
beau garçon; c'étoit un huguenot qu'on appeloit le marquis de Senas;
il est de Provence; la mère en étoit aussi charmée. Il enleva la
demoiselle, et madame d'Orgeval ne l'ignoroit pas: d'Orgeval fit bien
le méchant. Au bout de quelques années, Senas ayant changé de
religion, tout s'accommoda.

Une fois qu'il y avoit du désordre chez M. et madame d'Orgeval, on
leur rompit un fort beau miroir; M. d'Orgeval cria à sa dame, devant
toute l'assemblée: «Notre grand miroir est cassé; nous en avons pour
cinq cents écus dans les fesses.»



GAUFFREDY[388].


Un jeune garçon de Provence, de la famille de ce prêtre, nommé
Gauffredy, qu'on fit mourir pour sortiléges[389], étoit à Boulogne, où
l'on dit qu'il servoit un médecin et suivoit sa mule. Je ne voudrois
pas l'assurer; quoi que ce soit, il étoit en fort pauvre posture. Il
fit connoissance avec l'Achillini[390], poète bolonois, car il avoit
bien étudié. L'Achillini, à qui le duc de Parme[391] demanda un
secrétaire pour la langue latine, lui envoya ce garçon: il avoit de
l'esprit, écrivoit bien en latin, et a même fait un roman en cette
langue. En peu de temps il empauma le duc, qui étoit un _bon gros
mâcheux_. Après avoir mangé demi-cent de beccassines, sans le reste,
il disoit: _Poco è bono_. C'étoit un écervelé: il sortit brusquement
de son pays avec quatre mille teigneux contre le roi d'Espagne, après
avoir pris pour devise une épée nue avec ces mots: _J'en ai brûlé le
fourreau_[392].

  [388] Jacques Gauffredy, ou Gauffridi, décapité en 1670.

  [389] Louis Gaufridy, ou Goffridi, curé d'une paroisse de
  Marseille, brûlé vif à Aix, le 30 avril 1611, comme sorcier.
  (Voyez l'_Histoire admirable de la possession et conversion d'une
  pénitente séduite par un magicien_, etc., par le révérend père
  Sébastien Michaélis; Paris, 1613, première partie, p. 458.)
  L'arrêt y est rapporté. Gaufridy avoua, par la crainte des
  tortures, comme il arrivoit presque toujours dans ces procédures
  extravagantes.

  [390] Claude Achillini, né à Bologne en 1574, mort en 1640. Ce
  poète a imité le _Marino_, dont il a l'enflure et le mauvais
  goût.

  [391] Odoardo, le dernier mort. (T.)--Il mourut le 12 septembre
  1646.

  [392] Le manifeste qu'Odoard publia dans cette occasion étoit si
  rempli de hauteur et de fierté, que le grand-duc de Toscane
  s'écria, après l'avoir lu: «Le _roi de Parme_ déclare la guerre
  au _duc d'Espagne_.» (_Art de vérifier les dates._)

On dit qu'il étoit vaillant, et qu'au siége de Valence M. de Créqui le
voyant aller aux mousquetades comme un François, dit: «Quel Italien
est-ce ci?» On dit même qu'il ne manquoit pas d'esprit: Gauffredy
étoit à tel point dans sa confidence, que le duc lui disoit tout ce
qui se passoit entre la duchesse et lui. Le feu Roi, à ce qu'on dit,
jugea, quand le duc de Parme vint ici, que Gauffredy ne dureroit pas,
qu'il étoit trop fier et s'en faisoit trop accroire: il n'étoit pas en
ce temps-là au point où il a été depuis.

Gauffredy se maria avantageusement; il épousa une fille de bon lieu,
qui avoit cinquante mille écus en mariage (c'est beaucoup en ce
pays-là); il acheta de belles terres, et son maître le fit marquis. Il
étoit si chatouilleux sur sa naissance, qu'un pauvre garçon de son
pays, ayant dit par hasard à Parme que Gauffredy étoit de la famille
de ce sorcier, et nullement gentilhomme, car les François se
détruisent toujours les uns les autres en pays étranger, notre homme
le fit accuser d'avoir voulu escalader un couvent, et le fit mettre
dans un cachot où il ne pouvoit s'étendre tout de son long, ni se
tenir droit; il y fut neuf ans et en sortit tout hébêté; ce fut par le
moyen de la maréchale d'Estrées, qu'on en avertit. Elle en parla à la
Reine, qui dit au résident de Parme qu'elle prioit le duc de donner la
liberté à ce pauvre garçon.

Ce qui nuisit le plus à Gauffredy, ce fut d'entretenir noise entre le
mari et la femme, qui est sœur du grand-duc, et de faire faire au duc
de petits voyages à Venise pour se divertir; il fit encore une grande
faute à la mort du duc, qui mourut à trente-six ans; car le duc lui
ayant donné en mourant la clef d'un cabinet d'ébène[393], où il y
avoit pour cinquante mille écus de bagatelles, et lui ayant dit en
présence de tout le monde: «Tenez, Goffrido, c'est pour vous,» il eut
l'imprudence de le faire enlever aussitôt que son maître eut rendu
l'esprit. Sa belle-mère, qui n'étoit pas une sotte, lui dit qu'il
avoit eu grand tort. Lui, croyant réparer sa faute, offrit le cabinet
à la duchesse, qui lui répondit qu'elle ne vouloit pas enfreindre les
ordres de son mari.

  [393] On appeloit _cabinet_ un meuble ordinairement en
  marqueterie, ayant un grand nombre de petits tiroirs, qui servoit
  à renfermer les bijoux et les raretés.

Le duc mort, Gauffredy, aveuglé d'ambition, et s'imaginant qu'il
gouverneroit le fils comme le père, presse pour faire la guerre contre
le pape; il vouloit être général, lui qui n'entendoit point du tout la
guerre. La duchesse s'y oppose. On écrit de Paris: «Gardez-vous-en
bien, la France ne fera rien pour vous.» On donne avis de Rome que le
pape[394] étoit fort. Gauffredy, à qui toutes les lettres
s'adressoient, les cache toutes, les laisse sottement derrière un
coffre dans son cabinet, et rapporte tout le contraire de ce qu'elles
contenoient. Il se propose pour général, et prend tout sur lui. La
duchesse, qui ne cherchoit qu'à le perdre, lui dit: «Eh bien! vous
vous y soumettez donc?» A ces conditions, on lui donne le bâton de
général publiquement, et il se met en campagne. Quelques troupes du
pape, qui étoient dans le Bolonois, chargent l'avant-garde: celui qui
la commandoit savoit son métier; il envoie avertir Gauffredy de venir
à son secours; Gauffredy n'avance point, et le laisse défaire. Le
jeune duc lui envoie ordre de revenir, et on l'arrête entre les deux
postes; de là on le mène dans la citadelle de Plaisance; on lui
produit les lettres qu'il avoit cachées; et, après l'avoir convaincu
de quelque intelligence avec l'Espagnol, on lui fit couper le
cou[395]. On rendit la dot à sa femme, et on laissa dix mille écus à
chacune de ses filles; il n'avoit point de garçons. Pour le reste, qui
montoit à cinq cent mille écus, il fut confisqué.

  [394] La querelle venoit de ce que le pape Innocent X avoit nommé
  Giarda évêque de Castro, malgré le duc Ranuce. Gauffredy fit
  assassiner le prélat, et le pape ayant fait marcher ses troupes
  sur Castro, le prit, en rasa le château, et en réunit le duché à
  la chambre apostolique. (_Art de vérifier les dates._)

  [395] 1670. Les détails contenus dans cette Historiette nous
  semblent, pour la plupart, être entièrement inconnus.



MADEMOISELLE GARNIER,

OU MADAME D'ORGÈRES,

DEPUIS DAME DE CHAMPLATREUX.


Garnier étoit un homme d'affaires qui avoit fait une fort grande
fortune[396]; il avoit plusieurs enfants; il songea à s'appuyer de
bonnes alliances; et sa fille aînée étant en âge d'être mariée, un
jour il lui donna une boîte de portrait, et lui dit: «Voilà celui avec
lequel je vous veux marier.» Elle répondit qu'elle feroit ce qu'il lui
plairoit. C'étoit le portrait d'un M. Mangot, seigneur d'Orgères[397],
qui étoit maître des requêtes et de bonne famille de la robe. Il y a
eu un garde-des-sceaux de son nom, mais ce garde-des-sceaux n'étoit
pas un grand personnage: on dit qu'il fut d'avis, une fois qu'il
falloit envoyer promptement du secours quelque part, qu'on y envoyât
une armée en poste[398]. Le père conclut donc l'affaire; mais quand
ce fut à se voir, cet homme y alla sottement en grosses bottes et
tout crotté, en arrivant de la campagne. Elle n'avoit garde de le
trouver en cet état comme on l'avoit peint, outre que le peintre
l'avoit un peu fardé; de sorte qu'elle ne l'épousa qu'à regret.

  [396] Il étoit trésorier des parties casuelles.

  [397] Jacques Mangot, seigneur d'Orgères, conseiller au grand
  conseil, puis maître des requêtes, fils du garde-des-sceaux.

  [398] Nous ayons vu se réaliser ce qui passoit alors pour une
  chose impossible. En 1805, l'armée de Boulogne ayant été
  transportée comme par enchantement sur les bords du Rhin, après
  une campagne de six semaines Napoléon fit son entrée à Vienne.

Les cajoleries de Champlâtreux, fils du procureur-général Molé, depuis
premier président, ne servirent pas à lui donner plus d'inclination
pour son mari qu'elle n'en avoit. Enfin elle l'accusa d'impuissance.
On dit qu'il se résolvoit à la quitter, quand son confesseur lui
remontra qu'il y alloit de son salut, et que si c'étoit sa femme, il
ne la pouvoit quitter en conscience; cela fut cause qu'il ne voulut
jamais consentir à la dissolution, et il y a grande apparence que le
mariage avoit été consommé, puisqu'elle lui donna vingt-mille écus
pour être séparée de corps et de biens volontairement. Madame Pilou
lui conseilla de demeurer avec son mari, et lui dit que Champlâtreux
la tromperoit. Garnier cependant vint à mourir, et d'Orgères ensuite
dont elle ne prit point le deuil; et, depuis, elle s'est fait toujours
appeler mademoiselle Garnier, jusqu'à ce que Champlâtreux, dont elle
avoit quatre enfants en cachette, l'ait reconnue pour sa femme[399].

  [399] Madeleine Garnier, veuve d'Orgères, épousa Jean-Édouard
  Molé de Champlâtreux. Voyez la généalogie des Molé dans le
  _Dictionnaire de Moreri_. Les auteurs de ce livre demandoient aux
  familles des articles généalogiques; aussi n'y est-il fait aucune
  mention du premier mariage de Madeleine Garnier. A l'article
  _Mangot_, M. d'Orgères est indiqué comme mort sans alliance,
  effet évident de la complaisante vénalité des éditeurs du Moreri.
  Fauvelet du Toc, dans son _Histoire des secrétaires d'État_ (p.
  234), dit que Jacques Mangot, seigneur d'Orgères, épousa
  Madeleine Garnier d'_avec laquelle il fut démarié_. Il paroît
  s'être trompé sur ce dernier point; d'après le récit de
  Tallemant, les deux époux furent tout au plus séparés de corps.

Pour moi, une des choses du monde qui m'a le plus fait voir la
légèreté des femmes, c'est l'estime qu'elles ont fait de Champlâtreux,
un des plus vilains petits hommes qu'on puisse voir: elles ne
pouvoient trouver rien de bien en lui que sa dépense. Cependant madame
d'Alinville, sa parente, une des plus belles femmes de Paris, l'a
aimé; madame de Charny, aussi une des plus belles, tout de même.
Miossens, à propos de cela, disoit un jour devant la comtesse de
Maure, que Marion avoit dit à madame de Charny: «Mais, ma chère, que
trouves-tu d'aimable à ce Champlâtreux?» et que la Charny lui avoit
répondu: «Tu ne demanderois pas cela si tu l'avois vu à cheval...» La
comtesse de Maure se mordit les lèvres, et ne fit pas semblant
d'entendre.

Champlâtreux avoit, durant son intendance de Champagne (1648), cent
chiens et cinquante coureurs: il faisoit si fort l'entendu, qu'il ne
reconduisit pas le présidial de Vitry qui l'étoit allé voir en corps.
Il étoit propre jusqu'à l'excès; si un de ses gens s'étoit présenté
devant lui avec du linge sale, il le chassoit; il arrivoit quelquefois
à ses laquais de changer par jour d'autant de collets que M. de La
Rivière[400]. Mademoiselle Garnier, de son côté, ne faisoit pas moins
de dépense que lui. Au carnaval de 1648, un maître des requêtes, nommé
Foulé, sieur de Prunevaux, aujourd'hui intendant des finances, homme
veuf, s'engagea à donner la comédie le soir à l'hôtel de Bourgogne, à
une veuve qu'il recherchoit, et en même temps à mademoiselle Garnier,
à madame Doradour, sa sœur, et à la L'Escossois, leur confidente.
Madame Larcher, sœur de Prunevaux, y avoit, par l'ordre de son frère,
ou autrement, convié encore d'autres femmes; et comme la chose n'étoit
pas secrète, il y en vint qu'elle n'avoit pas conviées, et en assez
bon nombre; de sorte que mademoiselle Garnier et sa troupe, venant un
peu tard, trouvèrent bien du monde et point de places pour elles; car,
quand c'est le soir, on se met dans le parterre avec des siéges. Les
voilà en fureur, et mademoiselle Garnier, qui est une espèce de
colosse, vint d'une démarche fière, et, sans se démasquer, tâcha de
prendre une bougie à des plaques qui étoient au bas d'une loge, et,
n'y ayant pu atteindre, dit assez mal gracieusement à un gentilhomme
qui étoit là, qu'il lui en donnât une; c'étoit pour s'éclairer à
descendre. Le cavalier la lui donna: elle la prend sans le remercier,
et s'en va. Prunevaux et sa sœur courent après, lui offrent telle
place qu'elle voudra, car toute la compagnie, de peur qu'on ne jouât
pas, consentoit à les laisser mettre où elles voudroient. Elles
répondirent qu'elles n'étoient pas assez ajustées pour se démasquer en
un lieu où il y avoit tant de belles personnes parées, qu'elles
avoient cru être seules, et non pas venir à une assemblée pour servir
de lustre aux autres. Enfin, quoiqu'on leur pût dire, elles s'en
allèrent. Prunevaux ordonna aux comédiens de jouer; mais comme on
voulut commencer, il vint une si épaisse fumée de la porte, que tout
le monde fut contraint de se ranger tout contre le théâtre. Il y a
grande apparence que cette belle mademoiselle avoit fait mettre le
feu, par dépit, à ce taudis de bois qui est en dehors. Ce furent des
laquais qui l'y mirent, et qui, non contents de cela, portèrent sur
les degrés des bottes de foin mouillé; il en venoit une puante fumée.
Cela s'apaisa pour un temps, et on eut le loisir de jouer un acte;
mais au second acte, la fumée recommença. Alors l'épouvante prit tout
de bon, et tout le monde se pressa à qui sortiroit par la petite porte
qui est à côté du théâtre. J'y étois avec des femmes, et je n'ai
jamais été guère plus empêché. Si le feu se fût mis à un si vieux
bâtiment, il eût été bien vite, et, en se pressant, on se fût étouffé.
Ce M. de Prunevaux, outre que la bagarre des maîtres des
requêtes[401], qui attira toute la fronderie, étoit déjà commencée,
n'a point du tout une figure à donner la comédie aux dames.

  [400] La Rivière, quand il étoit en habit court, en changeoit
  trois et quatre fois par jour. (T.)--Il s'agit ici de l'abbé de
  La Rivière, favori de Monsieur, qui devint évêque de Langres.

  [401] Cette _bagarre_ étoit la protestation des maîtres des
  requêtes contre un édit de création de nouvelles charges que le
  surintendant d'Émery étoit sur le point de présenter à
  l'enregistrement du Parlement. Les maîtres des requêtes cessèrent
  de remplir leurs fonctions, ils protestèrent le 8 janvier 1648,
  furent mandés et tancés par la Reine, et l'édit n'en fut pas
  moins enregistré, mais en lit de justice, le 15 janvier 1648.
  (Voyez les _Mémoires d'Omer Talon_ dans la deuxième série des
  _Mémoires relatifs à l'histoire de France_, t. 61, p. 108.)

Deux ans après, ou environ, comme le premier président étoit déjà
parti pour Poitiers, car il étoit aussi garde-des-sceaux, mademoiselle
Garnier, lasse de se laisser ruiner par Champlâtreux, qui ne vouloit
point déclarer leur mariage, se mit en religion, et là, elle se
plaignoit hautement de Champlâtreux, qui, non content de lui avoir
mangé plus de quatre cent mille livres, et lui avoir fait quatre
enfants, lui avoit volé toutes les pièces justificatives de leur
mariage. Il avoit déchiré la feuille du registre du curé et la lui
avoit donnée; elle la gardoit soigneusement, et la portoit sur elle.
Il gagna la suivante, qui lui découvrit que sa maîtresse portoit ce
papier dans son corps de jupe: il aposta des gens qui, à la promenade,
les volèrent, et lui rompirent son corps de jupe, d'où, sans faire
semblant de rien, ils ôtèrent ce papier, en les houspillant. On dit
aussi qu'il fit acheter la pratique du notaire qui avoit passé le
contrat de mariage, afin d'être maître de la minute, car il lui avoit
déjà fait voler la grosse. Au bout de quelques mois, elle sortit de
religion. Mais enfin, un an devant la mort du garde-des-sceaux, elle
fut reconnue du père et du fils.



LE PETIT GRAMMONT[402].


Le petit Grammont est frère d'un président de Toulouse[403]. Ce garçon
se donna autrefois à Monsieur, aujourd'hui M. d'Orléans, à qui il est
encore attaché. Il n'étoit pas en trop bonne réputation: il passoit un
peu pour m........; il s'en railloit lui-même tout le premier. En un
bal où il y avoit grande confusion, cette étourdie de madame
Lescalopier[404], c'étoit avant qu'on eût tant parlé d'elle, à cause
qu'il étoit en lieu pour se faire entendre aux violons, au lieu de le
prier de leur dire qu'ils jouassent une courante parce qu'il n'y avoit
plus moyen de danser _la figurée_, lui cria brusquement: «Grammont, la
chabotte.--Je ne suis point violon, répondit-il; je suis m........ à
votre service, madame[405].» Un jour qu'il entra chez madame de
Choisy, avec un beau carrosse et des laquais bien vêtus: «Jésus,
dit-elle, un m........ en si bon équipage! c'est donc un bon métier?»
Il lui arriva une fois une aventure qui n'étoit point plaisante; ce
fut chez Nouveau[406]. On vint à parler de La Rivière: Roquelaure, qui
y dînoit avec lui, dit que s'il avoit été de la cour de Monsieur, il
auroit bien _dequillé_[407] La Rivière. Et là-dessus il se mit à dire
qu'il lui eût fait ceci et cela. «On vous en eût bien empêché, dit
Grammont.--Et qui m'en eût empêché?--Moi.--Vous?» répliqua Roquelaure.
Et en même temps il lui donne un soufflet. On se mit entre deux, et
puis on les accommoda du mieux qu'on put.

  [402] Amans de Barthélemy, seigneur de Grammont, baron de Lanta,
  chambellan de Gaston, duc d'Orléans.

  [403] Gabriel de Barthélemy, seigneur de Grammont et de Montlaur,
  conseiller au grand conseil, puis président aux enquêtes du
  Parlement de Toulouse. Il a composé, en latin, une Histoire du
  règne de Louis XIII.

  [404] Voir son article précédemment, p. 17.

  [405] Comme il a de l'esprit, il s'en est raillé le premier.
  Peut-être avoit-il servi La Rivière en quelque amourette. (T.)

  [406] Le surintendant des postes. (_Voyez_ précédemment, page
  323, note 1.)

  [407] Expression familière empruntée du jeu de quilles.

Quelques années après, Grammont demanda la confiscation d'un
gentilhomme de Languedoc, qui avoit été tué en duel; or, ce
gentilhomme avoit une sœur. On lui avoit proposé, pour faire d'une
pierre deux coups, d'épouser la sœur en même temps. Voici ce que
c'étoit que cette sœur: la mère de ce gentilhomme et de cette fille
étoit veuve; elle avoit un homme d'affaires nommé Bressieu, qui
n'étoit pas bien fait, mais qui n'étoit pas un sot; la mère étant
morte, amoureux de cette fille, il fit si bien qu'il en jouit; elle
devint grosse. Le galant lui conseille de dire à une tante, chez qui
elle étoit, qu'elle souhaitoit d'aller en religion dans une abbaye de
la campagne, et qu'elle y vouloit demeurer un an pour voir si elle s'y
accoutumeroit. Elle y va, et quand elle fut à terme, Bressieu
contrefait une lettre de la tante, qui prioit l'abbesse de la laisser
venir pour un mois. Durant ce mois, la fille écrivoit à sa tante comme
du couvent, et à l'abbesse comme de chez sa tante. Elle accouche et
retourne en religion, sans qu'on en découvrît rien. Bressieu[408],
après cela, l'emmène et l'épouse secrètement à Blaye. Le galant trouva
moyen de la marier ensuite avec un gentilhomme du pays nommé le comte
d'Elbe, qui avoit du bien vers Chartres, car il avoit épousé en
premières noces une vieille m......... de Paris, qui avoit été belle
autrefois, nommée la Toinville: elle avoit quatre ou cinq mille livres
de rente au pays Chartrain, qu'elle lui donna. Ce comte d'Elbe avoit
tout mangé, et meurt pauvre; Bressieu épouse cette femme pour la
seconde fois à Chartres. Elle vouloit, disoit-elle, mettre sa
conscience à couvert. L'archidiacre les maria: il avouoit lui-même
que ç'a été contre les formes, et qu'il ne sauroit soutenir en justice
ce qu'il avoit fait; mais que c'étoit à bonne intention. Ces amants
étoient réduits à faire de la fausse monnoie dans les montagnes vers
Narbonne, quand de deux frères qu'elle avoit, l'un mourut, et l'autre
fut tué en duel; aussitôt elle paroît, et on proposa de la marier avec
Grammont. Elle étoit bien faite et avoit dix mille livres de rente en
fonds de terre; elle épouse Grammont. Bressieu, qui n'osoit paroître à
cause de la fausse monnoie, ayant eu avis du parti des rogneurs et
faux monnoyeurs, et qu'on en étoit quitte pour de l'argent, va à
Toulouse; il lui parle: elle lui dit: «Donnez-vous patience, nous
vivrons bien avec celui-ci comme avec l'autre.» Ils concubinoient du
vivant de ce comte d'Elbe, et on croit qu'ils s'en défirent. Bressieu
intente action et soutient que c'est sa femme: on plaide; elle gagne
son procès contre Grammont, qui vouloit avoir le bien et faire rompre
le mariage, et elle ne voulut pas consentir à la dissolution par
impuissance; il l'a laissée là. Il disoit, faisant le goguenard: «Me
voilà cette fois

    «M......... et franc cocu[409].»

  [408] Grammont dit que c'étoit un gentilhomme, qui, amoureux de
  cette fille, se fit précepteur de ses frères, et qu'à la grille,
  à Chartres, pensant qu'elle voulût être religieuse, il se donna
  trois coups de poignard au travers du corps; il en a été guéri.
  (T.)

  [409] Couplet contre le petit de La Lande. (T.)--_Voyez_
  précédemment, p. 185, note 1.

Bataille, en plaidant pour lui contre elle, voulut réfuter une lettre
de Grammont, où il y avoit: «Si vous n'y voulez consentir, je me
servirai de mes amis;» et dit: «Aristote dit, messieurs, que l'amitié
est une vertu, par conséquent des amis sont des gens vertueux.»
Montelon, qui plaidoit pour Bressieu, dit qu'il avoit de grandes
preuves, à savoir, un testament de cette femme fait à La Rochelle:
«Mais on me l'a escroqué,» disoit-elle; et elle prouvoit, par un acte
passé devant notaire, qu'elle étoit alors à Blaye. Montelon disoit que
les témoins ont pris 1640 pour 1641. Il y a une célébration de mariage
par l'archidiacre avec permission de l'évêque: on la lui a encore
escroquée; une promesse de quatre mille livres d'argent prêté: on la
lui a aussi escroquée. Pour prouver la noblesse de cet homme, il
disoit qu'il avoit été condamné à avoir le cou coupé, quoiqu'on eût
condamné ses complices à être pendus. C'étoit, je pense, pour la
fausse monnoie; et sur le nom de cette femme, qui est _Lastou_, il dit
qu'on la devroit nommer _Lasse de tout_.



PROVENÇAUX ET PROVENÇALES[410].


Les conseillers de ce pays-là sont pour la plupart gentilshommes:
avant que de prendre une charge, pour l'ordinaire, ils ont fait deux
ou trois voyages sur les galères, et se sont battus en duel; il y en a
même dont la soutane ne tient qu'à un bouton, et qui ne laissent pas
de se battre, encore qu'ils soient sénateurs. Ils méprisent tout le
reste du monde, et entre eux quelquefois ils se traitent d'une étrange
sorte, comme vous allez voir par une querelle arrivée entre deux
conseillers pour un paon.

  [410] Ils sont grands rimeurs. Pour se venger ils font des
  chansons: ils en firent d'atroces contre M. d'Épernon; ses gens
  l'excitoient à les châtier: «Hé! messieurs, leur disoit-il,
  laissez-les chanter pour leur argent.» (T.)

Un conseiller du parlement d'Aix avoit un paon chez lui qu'il
nourrissoit dans une assez grande cour pleine d'arbres; un autre
conseiller, son voisin, avoit un jardin le plus propre de la ville. Ce
jardin et cette cour se touchoient, de sorte que le paon y voloit
assez souvent; et, comme cet oiseau gratte, il y gâtoit toujours
quelque chose. Le maître du jardin s'en ennuya; mais au lieu d'en
parler à l'autre bien civilement, et de lui proposer de lui ôter
quelques principales plumes qui l'empêchassent de voler par-dessus le
mur, il lui envoya dire par son secrétaire que, s'il n'empêchoit ce
paon de voler dans son jardin, il tueroit le paon la première fois
qu'il l'y trouveroit. Le secrétaire ne trouva qu'un des frères du
conseiller, à qui il fit son message, mais non pas si crûment. Ce
frère, qui étoit un jeune garçon, dit qu'il le diroit au conseiller;
mais vraisemblablement il l'oublia. Le lendemain, le maître du jardin
tue le paon sans s'informer si son secrétaire s'étoit acquitté de sa
commission, oui ou non; il étoit fier, et traitoit l'autre de haut en
bas, parce qu'il se prétendoit de meilleure maison, qu'il étoit plus
riche, et qu'il avoit épousé depuis peu la fille du marquis d'Irville,
de Dauphiné. Il tua le paon d'un coup de pistolet, et l'envoya par un
laquais chez son confrère, qui étoit allé au Palais; il y va aussi, et
de là à une maison des champs, dont il ne revint que le soir. Le
conseiller trouve son paon mort dans sa cuisine; le voilà piqué au
dernier point; il assemble ses amis qui, au nombre de cinquante,
toutes choses mûrement délibérées, enfoncent une porte de derrière du
jardin de l'agresseur, et, avec tous les ferrements qu'ils purent
trouver, y font le dégât d'un bout à l'autre. La maîtresse du logis
leur parla, mais au lieu de la respecter, ils lui dirent mille
insolences. Le mari, de retour, assemble dès le soir même tous ses
amis: les deux partis se grossissent, et on fut sur le point de voir
donner bataille dans la ville. Il y eut cependant vingt appels de part
et d'autre entre les jeunes gens des deux partis; voilà cent querelles
pour une. Le comte d'Alais, gouverneur de la Provence, étoit assez
empêché. M. le marquis d'Irville, averti du désordre, se met en chemin
avec si grand nombre de noblesse du Dauphiné, que le gouverneur fut
obligé de faire garder tous les passages de la Durance pour l'empêcher
de venir. Enfin M. d'Irville vint seul, et quand l'affaire fut en
train de s'accommoder, M. le comte d'Alais, qui le connoissoit pour un
homme fort raisonnable, lui dit qu'il écrivît les satisfactions qu'il
prétendoit qu'on dût faire à sa fille, et qu'il ajoutât toutes choses
à sa fantaisie, qu'il s'en rapportoit à lui. Ce M. le marquis
d'Irville démêla si bien tant de différentes querelles et tant de
circonstances qu'il y avoit, et se mit si fort à la raison, que M. le
comte d'Alais ne changea pas une syllabe de tout ce qu'il avoit écrit,
et lui dit: «Monsieur, vous en avez demandé moins que je ne vous en
eusse donné.»

Ce paon me fait souvenir de trois oisons pour lesquels toute la
noblesse de Béarn se pensa couper la gorge. Un gentilhomme, qui
vouloit traiter M. de Grammont, avoit retenu d'un de ses voisins,
dans le village, trois petits oisons que nourrissoit un paysan; car on
ne mange guère de petits pieds en ce pays-là; et il n'y a pas
long-temps qu'on n'y tuoit point de veau parce qu'il deviendroit
bœuf. Le seigneur du village dit qu'il les vouloit pour lui; il ne
les prit point pourtant, mais il défendit au paysan de les donner.
L'autre les prend de force. Voilà toute la noblesse à cheval. M. de
Grammont eut bien de la peine à mettre le holà.

Un Marseillois, dont je n'ai pu savoir le nom, fut pris sur mer par un
corsaire turc, et mis avec d'autres prisonniers, entre lesquels étoit
une fille italienne bien faite dont il devint amoureux et en fut aimé;
cette fille fut donnée à la sultane, et dit qu'il étoit son mari. En
cette considération, car il plaisoit fort à sa maîtresse, on met ce
Marseillois dans le sérail, au service du grand-seigneur; on les fit
renier tous deux. Les capucins le leur permirent avec de certaines
restrictions chimériques. Elle se fait riche et lui propose de se
sauver avec leurs trésors et leurs enfants, car ils en avoient eu
quelques-uns: ils se dérobent, mais comme ils étoient encore dans les
terres des Mahométans, un beau matin il se sauve tout seul, emporte
leurs richesses, et ne laisse à sa femme que leurs enfants. Elle
retourne à Constantinople, fait entendre à la sultane que son mari
l'avoit trompée, et que, comme elle avoit découvert que son intention
étoit de s'enfuir en son pays, elle n'y avoit voulu consentir, et
étoit revenue avec ses enfants, mais que le perfide l'avoit volée. La
sultane lui fait encore du bien; de sorte qu'au bout de quelques
années, comme on n'avoit garde de se défier d'elle, elle se sauva à
Marseille avec son bien et ses enfants. Son mari ne la vouloit point
reconnoître; enfin, voyant que tout le monde maudissoit son
ingratitude, il fut contraint de la reconnoître et de l'épouser
publiquement.

Pour les dames de Provence, outre la médisance ordinaire aux petites
villes, leur coutume de se dire toutes leurs vérités au carnaval fait
qu'on n'y vit guère sans querelle: elles sont pour l'ordinaire hautes
à la main; en voici un exemple. Le baron d'Allemagne a marié une de
ses filles à un M. de Joucques. Ce M. de Joucques et l'archevêque
d'Aix prétendent tous deux les droits honorifiques d'une paroisse à la
campagne. Un jour que la dame y étoit, et M. l'archevêque aussi, ce
prélat fait mettre sa chaise en la principale place: elle la fait
ôter, y met la sienne et s'y assied. Quand l'archevêque vint il trouva
sa place prise. Elle, non contente de cela, le querelle, et on dit
qu'elle eut la main levée. C'étoit une petite femme, assez jolie et
diablement fière. Je voudrois que c'eût été le cardinal de
Sainte-Cécile[411], pour voir ce qu'eussent fait deux si sages têtes.

  [411] Michel Mazarin, frère du cardinal Mazarin, a été général de
  l'ordre des frères Prêcheurs, et archevêque d'Aix. Il fut fait
  cardinal du titre de Sainte-Cécile, en 1647, et en 1648 il fut
  nommé vice-roi de Catalogne. Ce cardinal est mort à Rome, au mois
  de septembre 1648.



MADEMOISELLE DIODÉE.


Mademoiselle Diodée est fille d'un M. Diodati, de Marseille (car
_Diodée_ est un nom corrompu) originaire de Lucques et d'une famille
noble. C'étoit une personne bien faite et qui avoit de l'esprit. En
allant en Italie[412], je passai par là; je lui voulus dire quelques
douceurs, elle me répondit qu'elle lisoit _le Miroir qui ne flatte
point_[413]. Depuis elle continua à lire à tort et à travers, et se
fit un esprit un peu pédant; elle ne parloit que de livres, et
n'entretenoit le monde que de sa science. Un Jésuite, à ce qu'on dit,
lui avoit montré le latin. On dit qu'un jour un pauvre chevalier de
Malte l'étoit allé voir; elle lui cita Aristote, Platon, Zoroastre et
Mercure-Trismégiste. Ce garçon ne s'y divertit pas trop bien; il prend
congé d'elle; elle le veut reconduire, il fait ce qu'il peut pour l'en
empêcher; enfin il se met à genoux: «Par Platon, par Aristote, par
Zoroastre, mademoiselle, je vous conjure, ne me faites point cet
affront.» Venoit-il quelque prince étranger à Marseille, elle faisoit
si bien, qu'au bal elle avoit toujours une chaise auprès de lui. (On
danse en ce pays-là l'été comme l'hiver.) Elle méprisoit tout le
reste et croyoit qu'il n'appartenoit qu'à elle de l'entretenir: cela
parut plus que jamais une fois qu'un prince de Danemarck passa à
Marseille. Elle s'en laissa cajoler, souffrit de lui toutes les
galanteries dont un _Danemarquois_ se peut aviser, et cet homme
pourtant n'avoit rien de remarquable en lui que la naissance. On lui
faisoit la guerre qu'elle avoit harangué le chevalier de Guise quand
il revint de Florence. Voici la vérité de l'histoire: lorsqu'il
arriva, madame Diodée et sa fille se promenoient par hasard sur le
port: cette femme, de qui on a un peu médit avec feu M. de Guise, se
mit étourdiment à lui faire des compliments en provençal; car les
dames et demoiselles de Marseille ne parlent pas toutes françois: le
chevalier n'y entendoit rien. La fille prit la parole et lui dit
maintes belles choses auxquelles il n'entendit peut-être pas plus
qu'au provençal, et ne leur répondit qu'avec des révérences. Quelques
années après, Scudéry ayant eu le gouvernement de Notre-Dame de la
Garde, s'alla établir à Marseille, et y mena sa sœur: notre
demoiselle n'avoit garde de manquer à faire amitié avec des personnes
de réputation. La conversation de mademoiselle de Scudéry la guérit un
peu de cette conversation pédantesque, et, ne lui voyant point parler
de Zoroastre, etc., elle n'en osoit plus parler. Une fois, il est vrai
que c'étoit au commencement, elle lui dit: «Mais, mademoiselle, je
n'ai point vu cela dans les Pères.» Elle ne pouvoit vivre sans cette
nouvelle amie, et elles étoient presque tous les jours ensemble; enfin
elle se brouilla avec elle au bout d'un an et demi, et c'étoit
beaucoup pour elle d'avoir atteint un si long terme, car jusque là
elle n'avoit jamais pu bien vivre avec personne pendant six mois
entiers. Voici comment cela arriva:

Un gentilhomme de Provence, nommé le baron de La Baume, qui étoit un
homme d'esprit, mais un homme assez bizarre, avoit cajolé cette fille
deux ans entiers, et avoit dit à mademoiselle de Scudéry que ce
n'avoit été que par charité, et pour empêcher qu'elle n'achevât de se
gâter si quelque autre l'entreprenoit; mais qu'ayant été obligé d'être
éloigné de Marseille assez long-temps, à son retour il l'avoit trouvée
toute déréglée. Or, ce baron ne la cajoloit plus, dont elle enrageoit
dans son petit cœur: il vint le carnaval suivant à Marseille. Diodée
et deux autres dames vinrent masquées à la turque le plus joliment du
monde, car à Marseille on trouve de véritables habits de sultane. Le
baron étoit dans l'assemblée où elles vinrent, et, par hasard,
lorsqu'on les obligea de se démasquer, elle se trouva vis-à-vis de
lui. Le lendemain, mademoiselle de Scudéry envoya par un masque, en
plein bal, à Diodée et à ses compagnes un feint extrait d'une lettre
écrite de Constantinople, qui portoit que trois sultanes s'étoient
sauvées du sérail du grand-seigneur, et qu'il y en avoit une (on
désignoit Diodée) qui étoit sortie pour rattraper un esclave chrétien
qui lui étoit échappé; mais qu'on croyoit qu'elle perdroit ses pas,
parce qu'il s'étoit mis sous la protection de la reine de Mauritanie:
c'étoit une dame assez brune dont il étoit amoureux. Cette fille fut
si folle que de se gendarmer de cela, elle qui avoit accoutumé comme
les autres de s'entendre dire des choses assez sèches quelquefois, et
elle ne vit plus mademoiselle de Scudéry[414].

  [412] C'étoit en 1638. (T.)--Tallemant parle de son voyage
  d'Italie dans l'article qu'il a consacré au cardinal de Retz.

  [413] Volume de La Serre. (T.) Jean Puget de La Serre, écrivain
  ridicule dont Despréaux a fait justice.

  [414] Mademoiselle de Scudéry avoit laissé à Marseille des
  souvenirs et des regrets. «Madame de Pennes a été aimable comme
  un ange; mademoiselle de Scudéry l'adoroit; c'étoit la princesse
  Cléobuline: elle avoit un prince Thrasibule en ce temps-là; c'est
  la plus jolie histoire de _Cyrus_.» (_Lettre de madame de Sévigné
  à sa fille_, du 13 mai 1671.)

Un garçon de Paris, fils de Scarron de Vaure, intéressé aux gabelles,
et beau-frère de M. de Villequier, aujourd'hui le maréchal d'Aumont,
commandoit la galère de la reine, et revint en ce temps-là à Marseille
d'un petit voyage. Dès qu'il eut vu cette fille, le voilà amoureux,
lui qui l'avoit vue mille fois en sa vie, et tout aussi belle qu'elle
étoit alors; elle est bien faite, hors qu'elle est trop grosse. Sur
l'heure il lui parle d'amour et de mariage tout ensemble: elle
l'écoute et l'accepte, elle qui s'en étoit moquée deux mille fois et
qui avoit été témoin qu'il n'avoit ni cœur ni esprit. Cela sembla
d'autant plus étrange à mademoiselle de Scudéry, qu'elle lui avoit ouï
dire qu'il faudroit qu'un homme qui ne seroit pas gentilhomme, eût
furieusement de cœur pour lui plaire. Le père de Vaure (on appelle
ainsi cet épouseur) en a avis; il envoie des défenses, car la
demoiselle n'avoit point de bien. Nonobstant ces défenses, la mère et
elle, car le père étoit mort, demandent permission d'épouser: on la
leur refuse. Enfin, sous un faux donné-à-entendre, ils font aller leur
curé chez M. d'Allemagne, qui loge de l'autre côté du port, et là,
après qu'il leur eut refusé la bénédiction nuptiale qu'ils lui
demandèrent à genoux, ils prirent acte par-devant un notaire, qui
étoit présent, comme ils se prenoient l'un l'autre à mari et femme; et
de là, ils furent, je ne sais par quelle raison, consommer le mariage
à un méchant village dans une caverne. Elle vint à Paris quelque temps
après. Les parents de son mari ne la voulurent point voir. Depuis,
ayant pris habitude chez les filles de la Reine, elle fit si bien par
leur moyen, que M. de Villequier la vit. Elle a été assez long-temps
mal à son aise. Depuis le grand jubilé, Fleschet, le beau-père, qui
est mort ensuite, leur a laissé du bien; elle s'est bien façonnée ici:
c'est une personne qui a bien soin de son ménage et de ses affaires,
et qui n'a point fait parler d'elle.



CLINCHAMP.


Clinchamp étoit fils d'un gentilhomme de Normandie fort accommodé: on
le tenoit riche de quatorze ou quinze mille livres de rente. Cela fut
cause que ce garçon fit beaucoup de dettes, car il trouva du crédit
comme héritier d'un homme riche et qui n'avoit que lui de garçon: il
se donna à Monsieur, depuis duc d'Orléans; il n'a jamais passé pour
homme de cœur, et a fait en sa vie plus de cent tours de filou. On en
conte un, entre autres, assez plaisant. Il voulut emprunter de
l'argent à un vieil avaricieux de sa connoissance, qu'on appeloit
Marsillac. Cet homme demanda caution. «Je vous donnerai un tel,
cordonnier à Paris, un nommé Turpin.» Marsillac s'informa; on lui dit
que le cordonnier étoit riche. Clinchamp va trouver ce Turpin,
cordonnier, dont il se servoit de tout temps, et lui demande sa
boutique pour un jour, et qu'il lui donneroit tant. Le jour venu, le
valet de Clinchamp se met dans la boutique comme s'il eût été le
maître; ce valet s'oblige. Il y eut procès pour cela: Turpin prouva
qu'il étoit absent ce jour-là, et que quelque escroc s'étoit servi de
son nom. Une autre fois, Clinchamp vola quelques pièces de ruban d'or
et d'argent au palais, comme on lui en montroit de plusieurs façons;
cela fit quelque bruit au palais. Un jour, comme un jeune avocat
contoit cette filouterie de rubans dans un jeu de paume, le comte de
Saint-Aignan, qui étoit sous la galerie, ouït que cet homme disoit que
le comte de Saint-Aignan[415] étoit avec Clinchamp. Le comte
s'entendant nommer, s'approche et dit: «Je vous assure que le comte de
Saint-Aignan n'y étoit point.--Il y étoit, je vous en réponds,»
réplique l'autre, et le soutint si effrontément, que le comte, ennuyé
de cela, lui donna sur ses oreilles, en lui disant: «Avocat, apprenez
une autre fois à connoître mieux les gens.» Ces rubans me font
souvenir de M. d'Uxelles[416], le rousseau, qui étoit encore un
bonhomme. Madame Coinard, marchande de dentelles de la rue
Aubry-le-Boucher, avoit apporté plusieurs pièces de dentelles d'Amiens
chez madame de La Vrillière où il étoit: elle en trouva une à dire et
disoit, après l'avoir bien cherchée: «Je n'accuse personne; mais j'ai
opinion que je n'aurois point perdu ma pièce de dentelles, si ce grand
gentilhomme rousseau n'eût point été ici.»

  [415] Aujourd'hui premier gentilhomme de la chambre, brave homme.
  Il étoit alors à Monsieur. (T.)

  [416] Allié des Phélippeaux. (T.)

Pour revenir à Clinchamp, il fut enfin réduit en si pitoyable état,
qu'on disoit que le matin il appeloit un crieur d'eau-de-vie par qui
il se faisoit allumer un misérable fagot pour se lever, et que le soir
il appeloit l'oublieur pour se faire débotter; et il les y obligeoit,
disoit-on, le pistolet à la main.

Cet homme pourtant trouva à se marier, quoique son père ne fût point
mort. Il n'étoit point mal, comme j'ai dit, avec cette Madame de La
Forest Montgommery, que le bonhomme de La Force vouloit épouser. Il ne
faisoit seulement que coucher avec elle. Il n'étoit pas le seul, si je
ne me trompe, car elle dit une fois à des dames: «Je suis peureuse, et
pour cela je fais coucher un petit page dans ma chambre.» Au même
temps, l'unique page qu'elle avoit vint parler à elle; il paroissoit
bien dix-sept ans, et n'étoit pas trop petit pour son âge: elles se
mirent à rire et en firent le conte à tout le monde. Clinchamp, pour
l'attraper, fit si bien, que M. d'Orléans lui écrivit souvent des
lettres fort obligeantes, par lesquelles il lui donnoit lieu d'espérer
quelque grande récompense. Cette pauvre femme fut ainsi dupée et
l'épousa. Il la mangea autant qu'il put, et étoit ravi de dire: «Qu'on
donne l'avoine à mes sept chevaux de carrosse.» Quand il venoit des
ouvriers apporter des parties[417], elle vouloit les payer; car elle
n'est pas friponne, mais elle est un peu folle: «Madame, lui
disoit-il, ne vous amusez point à cela; vous irez prendre là de
mauvaises habitudes.» Quillet m'en disoit autant, me voyant tirer de
l'argent pour donner l'aumône.

  [417] Des mémoires.

Cette madame de Clinchamp a les plus plaisants jurons du monde; elle
dit: _Le diable fende en quatre la langue à Louise de Montgommery!
Cent mille pipes de diables puissent-elles m'entrer dans le corps et y
vivre trois mois à discrétion!_



MADAME DE LA ROCHE-GUYON.


La comtesse de La Roche-Guyon[418] demeura veuve à vingt ans, et sans
enfants, du frère de M. de Liancourt[419]. Son mari et elle firent le
plus fou mariage qu'on ait jamais vu; car, bien qu'il eût de l'esprit,
il ne laissoit pas d'être extravagant, et elle, comme vous verrez par
la suite, l'étoit encore plus que lui. Elle ne fut pas plus tôt veuve
qu'elle se mit à faire la duchesse: son mari, à la vérité, avoit eu
un brevet de duc, car madame de Guercheville, sa mère, demanda cela
pour récompense; mais en ce temps-là, si on n'avoit été reçu au
parlement, on n'entroit point en carrosse dans le Louvre, comme on
fait aujourd'hui, et les femmes n'avoient point le tabouret. Pour
faire mieux la duchesse, elle augmenta de beaucoup sa dépense, et fit
si bien qu'avec dix mille écus de rente qu'elle pouvoit avoir (M. de
Liancourt lui devoit beaucoup; Matignon lui devoit quarante mille écus
qu'elle quitta pour vingt-cinq; elle avoit l'hôtel de La Roche-Guyon
et pour cent mille écus de bijoux), avec tout cela elle ne laissa pas
de s'incommoder; cela l'obligea parfois à faire des éclipses de deux
ou trois ans, et puis elle ressortoit, comme de dessous la terre, plus
florissante que jamais, et toujours avec de nouvelles livrées et tout
extraordinaires. On étoit si accoutumé à cela qu'on n'y prenoit plus
garde; et enfin on fut très long-temps sans parler d'elle en aucune
sorte.

  [418] Catherine-Gillone Guyon de Matignon, née en 1601, mariée à
  François de Silly, comte, puis duc de La Roche-Guyon.

  [419] Le comte de La Roche-Guyon (François de Silly) étoit frère
  utérin de Roger Du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon, sa
  mère ayant épousé en deuxièmes noces Charles Du
  Plessis-Liancourt, marquis de Guercheville. (_Voyez_ les
  _Mémoires de l'abbé de Choisy_, dans la _Collection des Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, 2e série, t. 63, p. 515.)

Il y a dix ans à cette heure que, m'étant trouvé à l'hôtel de
Rambouillet, j'en ouïs conter une fort plaisante histoire. Un Italien,
qui avoit succédé à Silésie[420], ayant ouï nommer madame de La
Roche-Guyon, entra dans le cabinet de madame de Rambouillet, et dit:
«Madame, j'en sais plus de nouvelles que personne. Il y a trois mois,
ou environ, qu'un cordelier italien me dit que madame la comtesse de
La Roche-Guyon l'avoit prié de lui adresser quelque gentilhomme
italien qui connût fort bien toutes les bonnes maisons d'Italie, et
qu'il me prioit de l'aller trouver: j'y fus. Elle me dit qu'elle avoit
un million et demi de bien, qu'elle avoit été mariée et n'avoit pas
été heureuse en mariage. J'ai dessein de me remarier; mais je me suis
si mal trouvée des gens de mon pays, que je me suis résolue d'épouser
un étranger. J'ai jeté les yeux sur toutes les nations chrétiennes:
les Allemands me semblent trop grossiers; pour les Espagnols, il y a
trop d'antipathie entre les François et eux; les Anglois sont
hérétiques; je conclus pour les Italiens. Dans ce dessein, j'ai voulu
vous voir pour savoir de vous quels sont les grands partis d'Italie;
car, pour vous dire la vérité, je n'ai pas cru qu'il fût à propos
qu'une personne de mon âge demeurât veuve.» (Notez qu'il y avoit vingt
ans qu'elle l'étoit.) «Nommez-moi, ajouta-t-elle, les princes
souverains d'Italie.--Madame, lui répondis-je, il y en a plusieurs;
mais ils le portent bien haut, et ne veulent guère épouser que des
souveraines ou des filles de souverains.--Ah! dit-elle en
m'interrompant, ils ne se méprendront guère quand ils épouseront des
personnes de ma naissance; je suis du sang royal de France[421].--Je
le crois, repris-je, mais le grand-duc et le duc de Modène sont
mariés, et le duc de Savoie, le duc de Mantoue et le duc de Parme sont
bien jeunes.--N'y en a-t-il point d'autres, répliqua-t-elle?--Il y en
a d'autres, dis-je, mais ils ne sont pas souverains, ni même de maison
souveraine. Par exemple, à Rome, il y a tels et tels qui sont mariés:
entre ceux qui ne sont point mariés, le plus riche est le prince
Caïetan.--C'est celui que je veux, dit-elle; et, pour cela, il faut
que j'aille en Italie; mais devant je serai obligée de faire un voyage
en Normandie pour vendre mes terres et en faire de l'argent; cependant
prenez la peine d'aller trouver M. le chevalier de La Valette; il doit
retourner bientôt à Venise, demandez-lui escorte pour moi jusques au
plus près de Lorette qu'il se pourra, car je feindrai d'y
aller.»--«Moi qui voulois voir ce que deviendroit cette aventure, je
fus trouver M. le chevalier de La Valette de la part de madame la
duchesse de La Roche-Guyon.--«La duchesses de La Roche-Guyon? dit-il,
je ne la connois point. Où demeure-t-elle?--Dans la rue des
Bons-Enfants, à l'hôtel même de La Roche-Guyon.--Ah! je vous entends.
Dites-lui que je suis à son service, et que si elle peut partir quand
je partirai, car je ne dépends pas de moi, je l'accompagnerai
très-volontiers.--Je me lassai de cette extravagante, et je ne l'ai
pas vue depuis.» L'Italien finit ainsi son historiette.

  [420] Meneur de M. de Rambouillet. (T.)

  [421] Elle étoit fille du comte de Thorigny, fils du maréchal de
  Matignon, de la maison de Guyon de Normandie; La Moussaye en est
  une branche. Ce Thorigny avoit épousé une cadette de Longueville,
  sœur de la marquise de Belle-Isle. De quatre qu'elles étoient,
  les deux autres avoient mieux aimé être religieuses que de ne pas
  épouser des princes. La grand'mère de la comtesse Roche-Guyon,
  aussi grand'mère de M. de Longueville d'aujourd'hui, étoit de
  Bourbon. (T.)--C'était Marie de Bourbon-Vendôme, duchesse
  d'Estouteville, comtesse de Saint-Paul.

J'ai su qu'effectivement elle avoit donné dix mille livres à un
petit-père pour lui louer un palais à Rome, et lui retenir des
estafiers. Le moine lui fit de belles parties, et elle ne retira rien
de cet argent. Si le chevalier de La Valette n'eût point été arrêté à
Paris durant le blocus, elle partoit avec lui à trois jours de là.

Dans sa fantaisie d'épouser un prince, elle pensa épouser ce fou de
Wirtemberg, dont il est parlé dans l'historiette de madame de
Rohan-Chabot. Depuis, je n'ai point ouï dire qu'elle ait parlé de
voyager, mais j'ai bien ouï dire qu'elle entretenoit Bensserade[422],
et qu'elle prenoit le chemin de l'hôpital au lieu de celui d'Italie.
Elle fit faire un meuble de dix mille écus qu'elle ne fit servir qu'un
jour; après il fut toujours dans un grenier où il s'est gâté. On
disoit qu'elle dépensoit horriblement en bains et en odeurs; peut-être
étoit-ce pour baigner et pour parfumer Bensserade, qui est rousseau:
ce garçon l'avoit cajolée avant qu'elle eût la vision de se marier. Il
avoit besoin, et ne regardoit pas qu'elle étoit fort petite, et qu'il
ne lui restoit rien de ce qu'elle avoit eu de joli en sa jeunesse: il
avoit une maison à l'année auprès de l'hôtel de La Roche-Guyon, un
carrosse à couronnes, trois laquais; il avoit de la vaisselle d'argent
chez lui, et n'étoit pas trop mal meublé. Cependant, il étoit plus
chagrin qu'il n'avoit été de sa vie; je pense qu'il s'ennuyoit de
baiser la vieille. Il prit une vision à cette femme d'aller à
Jérusalem; puis Bensserade et elle se brouillèrent, et insensiblement
les trois laquais furent réduits à un, et le carrosse disparut; il
roula jusqu'en 1651. Bensserade disoit que ses chevaux étoient
malades. Madame de La Roche-Guyon se retira en ce temps-là à l'hôtel
d'Angoulême. On disoit qu'un homme qui étoit à elle étoit accusé de
fausse monnaie: elle parut après, et cet homme disoit qu'on avoit eu
son abolition; mais le carrosse de Bensserade ne reparut plus.

  [422] Isaac de Bensserade, si connu par les poésies qu'il composa
  pour la cour de Louis XIV, naquit en 1612, et mourut en 1691.
  Paul Tallemant, de l'Académie françoise, parent de l'auteur de
  ces Mémoires, a été l'éditeur de ses _Œuvres_. _Le Discours
  sommaire touchant la Vie de M. de Bensserade_, qui est placé à la
  tête, est de cet abbé Tallemant. Quoiqu'il ait fait à l'éloge une
  part assez large, on voit qu'il a eu connoissance des Mémoires de
  son parent, auxquels il a emprunté plus d'un trait.

Ce garçon est fils d'un hobereau[423] qui étoit, à ce qu'on m'a dit,
un peu parent du cardinal de Richelieu: cependant jamais il n'en a eu
que deux cents écus de pension. Pour sa mère, le cardinal ne l'a
jamais voulu voir, à cause de sa mauvaise vie. Il étoit encore en
philosophie, au collége de Navarre, quand il fit la _Cléopâtre_[424],
car il a du génie; mais il ne sait rien: au sortir de là, il devint
amoureux de la fille aînée de madame de Saintot; il n'étoit pas mai
avec la demoiselle, mais la mère le chicanoit; et quand ils se
trouvoient chez elle, le soir, l'un auprès de l'autre, pour les
empêcher de chuchoter, elle mettait un siége entre deux avec un
flambeau dessus. Chabot en conta aussi à cette fille, et ce fut contre
lui que Bensserade fit cette pièce où il y a:

    Il est sot et me fait ombrage,
    Car elle est sotte comme lui.

  [423] _Hobereau_, ou _haubereau_, petit gentilhomme de campagne,
  apprentif, novice dans le monde. (_Dict. de Trévoux._)

  [424] Cette pièce, imprimée en 1636, est dédiée au cardinal de
  Richelieu.

La mère en fut terriblement courroucée, et ne lui vouloit point
pardonner. Enfin, il s'alla mettre à genoux auprès d'elle à l'église,
et jura qu'il ne se lèveroit jamais si elle ne lui faisoit grâce. Elle
en étoit peut-être à cet endroit du _Pater_: _Sicut et dimittimus
debitoribus nostris_, et elle lui pardonna.

Enfin, le duc de Brezé lui donnoit pension[425], et il le suivit une
fois sur la mer; mais il démentit bien le sang des Abencerrages, dont
il se disoit issu; car, dans un combat, on dit qu'il se mit à fond de
cale, et que, comme quelqu'un lui eut dit que les coups de canon à
fleur d'eau étoient les plus dangereux, «Hélas! s'écria-t-il, où
est-ce donc que je me fourrerai?» Après, il se poussa le mieux qu'il
put à la cour, et, par le moyen de Lyonne, qui se divertissoit à faire
des bouts-rimés avec lui au cabaret, il eut quinze cents livres de
pension de la Reine, et même il toucha quatre mille livres pour aller
en Suède faire compliment à la Reine, qui avoit pensé être assassinée
par un régent de collége hors du sens; on croyoit qu'il la tiendrait
en belle humeur. Il n'y alla pas pourtant, mais l'argent lui demeura.
Il a de la vivacité d'esprit, mais il a une présomption enragée, et
souvent il lui est arrivé de dire des sottises en pensant dire de
plaisantes choses[426]. Pour sa cervelle, vous en allez juger. Il fit
des couplets de chansons sur toutes les filles de la Reine; il
s'étoit acharné sur Saint-Michel; il en fit de même sur Ségur, qui fut
la doyenne en sa place. En voici un:

    Quelle injustice pour Ségur!
      Elle est blanche, elle est blonde,
      Et trouve à tout le monde
        Le cœur un peu dur.
        Je la vois réduite
      En un étrange point;
      Ses amants sont en fuite,
        Et son embonpoint
      Ne les rappelle point[427].

  [425] En allant à Orbitelle, il demanda une abbaye pour
  Bensserade; il l'auroit eue enfin s'il eût vécu. (T.)

  [426] Guerchy disoit à Bensserade: «Mandez-moi si les filles de
  la reine de Suède ont une aussi impertinente Dupuy que nous.»
  (T.)--Madame Dupuy étoit gouvernante des filles de la Reine.
  Bensserade lui a adressé une _très-humble Remontrance_. (Voyez
  les _Œuvres de Bensserade_, 1698, in-8º, première partie, p.
  58.)

Déjà il avoit dit dans l'_Adieu_ de Nucillan qui s'alloit marier:

    Ségur, excusez-moi, si je suis incivile
            De passer devant vous[428].

Et, en plein cercle, elle lui dit: «M. de Bensserade, vous avez fait
des vers contre moi. Dans notre race il n'y a point de poètes pour
vous rendre la pareille; mais il y a bien des gens qui vous traiteront
en poète si vous y retournez plus.» Ce fut elle qui avertit M. de
Châtillon que Bensserade avoit fait le couplet que voici:

    Châtillon, gardez vos appas
    Pour quelque autre conquête;
      Si vous êtes prête
      Le Roi ne l'est pas.
      Avecque vous il cause,
        Mais en vérité,
    Il faut quelque autre chose
        Pour votre beauté
        Qu'une minorité[429].

  [427] Ces vers ne se trouvent pas dans les _Œuvres_ de
  Bensserade.

  [428] _Œuvres de Bensserade_, première partie, p. 56. On y lit:

    Pardonnez-moi, Ségur, si je suis incivile
      De passer devant vous.

  [429] Ce couplet, que Bensserade ne pouvoit pas avouer, n'est pas
  dans ses _Œuvres_, mais il se trouve dans les Recueils
  satiriques manuscrits du temps.

Madame de Châtillon lui dit: «Vraiment, monsieur de Bensserade, je
vous ai bien de l'obligation de faire comme cela des chansons sur
moi.» Mais le mari lui dit: «Mon petit ami, s'il vous arrive jamais de
parler de madame de Châtillon, je vous ferai rouer de coups de
bâtons.» Il fut quelque temps après cela sans oser se montrer, car
cette infortune lui arriva en un temps où il étoit mal avec Lyonne, et
voici pourquoi. Le beau-père de Lambert tenoit alors cabaret à
Bel-Air, près le Luxembourg; Bensserade lui devoit cinquante écus pour
dépense de bouche, car il avoit été comme en prison là-dedans quelque
temps. La femme pria de Lessins, neveu de Lyonne, car la voix
d'Hilaire et celle de Lambert attiroient beaucoup d'honnêtes gens dans
cette maison, de dire à Bensserade, qui alors avoit les quatre mille
livres de son ambassade échouée, et quinze cents livres de sa pension,
de lui payer les cinquante écus. Il le promit jusqu'à trois fois;
enfin il dit qu'il l'avoit payée, et cela s'étant trouvé faux, Lessins
le dit à Lyonne, qui, déjà en colère de ce que ce garçon avoit publié
des bouts-rimés de sa façon, ce qu'il lui avoit défendu, ne le voulut
plus voir. On fut contraint de céder ces cinquante écus à un valet de
pied de M. d'Orléans, qui tourmenta tant Bensserade, qu'il le fit
enfin payer. Scarron, qui n'aimoit pas Bensserade, après avoir daté
une fois:

    L'an que le sieur de Bensserade
    N'alla point en son ambassade,

data ainsi l'année suivante:

    L'an que le sieur de Bensserade
    Fut menacé de bastonnade.

Depuis, il se rajusta peu à peu avec Lyonne, qui souffrit enfin qu'il
allât chez lui.

En ce temps-là Bensserade commença fort à décheoir; ses premières
pièces sont bien plus raisonnables; il y a au moins presque toujours
deux bons vers pour deux méchants. Il en fit alors une, où il disoit à
une femme:

    Et vous avez cent choses
    Par-delà la beauté.

Je lisois cette pièce devant une femme, et je m'arrêtai exprès après
ce vers,

    Et vous avez cent choses.
«Hélas! dit-elle, il n'en faut point tant: on est quelquefois bien
empêchée d'un.» On fit un couplet contre lui sur l'air de _Grand
Guenippe_:

            Bensserade,
            Bensserade,
        Pourquoi pus-tu tant?
    --J'ai le pied fin et le gousset friand,
        Et je n'ai point d'argent
    Pour avoir des chaussons blancs.

On le faisoit enrager, en l'appelant _le poète Bensserade_, car les
voleurs dirent dans leur déposition qu'ils avoient volé un soir le
poète Bensserade. «Helas! dit-il, ils ne me prirent que deux quarts
d'écu; mais ils m'ôtèrent mon manteau; pour ma montre, je la coulai
dans mon caleçon, et trépignois des pieds de peur qu'ils
n'entendissent le balancier. Le cocher de celui avec qui j'étais dit
naïvement aux voleurs: Messieurs, avez-vous fait? irai-je?»

La plus raisonnable action que Bensserade ait faite de sa vie, ce fut
que M. de Châteauneuf ayant été fait garde-des-sceaux pour la seconde
fois, en 1650, il fit en sorte que la pension que Gombauld avoit sur
le sceau fût continuée: il étoit des amis de madame de Leuville, femme
du neveu du garde-des-sceaux, et il la fit agir comme il falloit;
après il écrivit un billet à Gombauld, sans signer, par lequel on
l'avertissoit que l'affaire étoit faite, et qu'il en avoit
l'obligation à madame de Leuville, à madame de Villarceaux sa
belle-sœur, à madame de Chaulnes la vidame[430], à madame
de.......[431], et au président de Bellièvre, et ne parloit point de
lui.

  [430] Françoise de Neuville-Villeroy, femme de Henri-Louis
  d'Alberg d'Ailly, duc de Chaulnes, vidame d'Amiens.

  [431] Il y a ici un nom que l'on n'a pas pu lire. Il est dit,
  dans l'_Historiette_ de Gombauld, que sa pension fut rétablie à
  la prière de mesdames de Chaulnes-Villeroy, de Rhodes, de
  Bois-Dauphin et de Leuville.

L'abbé Tallemant[432] dit que cela vient de ce qu'un jour il dit à
Bensserade que Gombauld faisoit cas de sa poésie. A la vérité il avoit
été prié de prendre cette peine par quelque ami de Gombauld, et ne
s'en étoit pas avisé de son propre mouvement; aussi n'étoit-il pas
tenu de savoir que l'autre fût en nécessité. Nous parlerons de lui
dans les _Mémoires de la Régence_.

  [432] François Tallemant des Réaux, aumônier du Roi, membre de
  l'Académie françoise, frère consanguin de l'auteur de ces
  Mémoires.



MADAME DE CASTELMORON[433].


Madame de Castelmoron étoit héritière de Vicose, une maison de
gentilshommes de Gascogne, et avoit trente mille livres de rente. On
la maria à un cadet de La Force, frère du duc d'aujourd'hui. Cet homme
n'avoit pas vingt mille écus de partage, étoit et est encore un petit
homme fort mal bâti et qui n'a rien de recommandable en lui que
d'entendre bien la chasse. Elle n'étoit point mal faite, et ne manque
nullement d'esprit.

  [433] Marguerite de Vicose, dame de Casenave, mariée à François
  de Caumont, marquis de Castelmoron.

A la première guerre de Bordeaux (1650), il arriva à cette femme une
assez étrange aventure. Saint-Geniez, aujourd'hui gouverneur de
Brienne pour le cardinal Mazarin (c'est un cadet de Navailles), comme
lieutenant-général, commandoit un quartier vers les landes de
Bordeaux, où cette femme a une maison appelée Casenave; il fit
connoissance avec elle: on avertit le mari qu'il y avoit de la
galanterie entre eux. Cependant Saint-Geniez est un garçon qui a une
jambe de bois, et, ce qui est de plus difforme, sa véritable jambe
n'est point coupée, mais elle lui est inutile, et du pied il se touche
quasi le derrière; avec cela il a un bras si fort collé contre le
corps, qu'il ne s'en sert quasi point; il a peu d'esprit, mais
beaucoup de cœur. Le mari, à ce qu'elle dit, avoit déjà été excité
contre elle par ceux de sa famille: elle dit que le duc, alors le
marquis de La Force, avoit été amoureux d'elle, qu'elle en avoit des
lettres d'amour, et qu'il étoit enragé contre elle de ce qu'elle
l'avoit rebuté. D'autres disent que c'est une coquette, et qu'on en
avoit déjà médit à Bordeaux, avec je ne sais quel médecin. Un jour,
durant les premiers troubles, Castelmoron vit un paysan qui, voulant
entrer dans le château, se retira dès qu'il l'aperçut; il l'appelle;
cet homme s'enfuit; il court après lui, et enfin le fait revenir. Ce
paysan lui avoue qu'il apportoit des lettres, et qu'il avoit ordre de
les donner secrètement au maître d'hôtel. Castelmoron les prend; il y
en avoit deux, une à cet homme, par laquelle on le prioit de rendre
l'autre à madame. Le mari ouvre celle de sa femme; il y voit des
lignes en chiffres en deux ou trois endroits; le voilà en colère: il
va brusquement demander à sa femme les clefs de sa cassette, de son
cabinet et de tous ses coffres. Elle eut beau haranguer, il fallut
enfin les donner. Il prend tout ce qu'il trouve de lettres, qui
n'étoit pas un petit paquet, car cette femme se pique d'écrire à tous
les beaux esprits de province, et reçoit une infinité de lettres; et
avec cela il s'en va à Castelnau[434] trouver tous les MM. de La Force
qui y étoient alors assemblés. Là on se met à déchiffrer cette lettre,
et, après y avoir bien rêvé, ils crurent l'avoir déchiffrée, et qu'il
y avoit en un endroit, _consolez-vous de la mort de votre petite, à la
première vue nous réparerons cette perte_. Par l'avis de la parenté,
le mari écrit à sa femme que le bien de leurs affaires l'obligeoit à
demeurer à Castelnau, et qu'elle l'y vînt trouver aussitôt la présente
reçue. Elle va consulter sa mère, remariée au comte de Cabrères; cette
femme n'est point d'avis qu'elle y aille: «Tenez-vous chez vous, vous
y êtes la maîtresse.» Celle-ci se dérobe et s'y en va avec sa fille
aînée, un enfant de sept à huit ans: au même temps, on pratique un
brave qui querelle Saint-Geniez; ils se battent; mais le pauvre brave
ne se trouve pas bien du tour d'ami qu'il faisoit à MM. de La Force;
car Saint-Geniez le tua. Madame de Castelmoron arrivée, on la fait
mettre sur la sellette: elle se défend fort bien, car elle ne manque
pas de courage, non plus que d'esprit. Le vieux duc étoit pour elle,
et il en pleuroit de compassion: elle étoit toujours à table auprès de
lui, et, pour plus grande sûreté, ne mangeoit que de ce qu'il
mangeoit.

  [434] Madame de Castelmoron étoit fille de Henri, baron de
  Castelnau, et de Marie de Favart. (_Voyez_ le Père Anselme, t. 4,
  p. 472.)

Le mari, au bout de quelque temps, fait semblant d'être satisfait, et
parle de s'en retourner: on ne dit rien au bonhomme de ce qu'on avoit
résolu. Ils partent; mais ils n'eurent pas fait deux lieues, que voilà
des gens armés qui l'emmènent toute seule dans un vieux château à
chats-huants. Ce coup-là elle crut être morte; mais pour ne pas leur
donner lieu de pouvoir dire qu'elle étoit morte de sa mort naturelle,
elle se résout à ne manger que des œufs en coque et à ne boire que de
l'eau. Voyant sa résolution, ils firent une mine qui fit sauter tous
les planchers du corps de logis où elle étoit, dans l'instant que, par
bonheur, elle étoit entrée dans un petit cabinet qui étoit dans
l'épaisseur du mur. Cette espèce de miracle touche le mari; il croit
qu'elle est innocente, et que c'est pour cela que Dieu l'a sauvée, car
c'est un bigot entre les Huguenots.

La marquise de La Force en est de même, et, persuadée du crime de
cette femme, elle croyoit qu'une adultère étoit digne de mille morts;
il pouvoit aussi y avoir de la jalousie, à cause de son mari, si ce
que dit madame de Castelmoron est véritable. Le mari se jette aux
pieds de sa femme, lui demande pardon, et elle retourne avec lui.

Comme j'ai déjà dit, elle est la maîtresse, gouverne tout; lui ne se
mêle de rien: il y a quelque douceur à cela; d'ailleurs un mari est
nécessaire à une galante. La mère avoit commencé un procès à Bordeaux;
on jette les informations au feu. Elle a su depuis que la famille
avoit mis dans la tête de Castelmoron le plus ridicule scrupule du
monde: elle étoit grosse; on suppute combien il y avoit qu'il n'avoit
couché avec elle, et on lui fait promettre d'en faire justice si elle
n'accouche précisément dans les neuf mois. Par bonheur elle y
accoucha.

Quelques années après, Isar[435], garçon bien fait, qui a bien de
l'esprit, et qui fait joliment des vers, fit connoissance avec elle à
Toulouse; il avoit déjà été plusieurs fois à Paris; je ne doute pas
qu'il n'en ait eu toutes choses. Il alla même avec elle à la campagne;
et, à Paris, où il vint ensuite, elle lui écrivoit sans cesse; même il
découvrit que son valet avoit été gagné et que la demoiselle de la
dame avoit commerce avec lui pour savoir toutes les galanteries de son
maître. Il trouva moyen de retirer toutes les lettres de la suivante
que ce valet gardoit, et puis il le renvoya tout doucement.

  [435] Il s'appeloit Isarn. On a conservé de lui une jolie pièce
  en prose et en vers, intitulée: _le Louis d'or_; elle est
  adressée à mademoiselle de Scudéry. (Voyez le _Recueil de pièces
  choisies_, dit de La Monnoye; La Haye, 1714, in-8º, t. 2, p.
  241.)

Enfin la conduite de la dame a justifié le mari et la famille du mari.
Elle a fait encore d'autres galanteries, et puis elle a changé de
religion; même elle voulut faire accroire à la cour que ses filles,
qui sont déjà assez grandes, vouloient en faire autant. Il fallut les
faire venir et les mettre en sequestre: elles déclarèrent qu'elles
vouloient être de la religion de leur père.



RÉNEVILLIERS.


Rénevilliers s'appelle Henri Barjot. Son père étoit maître des
requêtes et s'appeloit M. de Marchefroid. Cet homme ne fut pas le
meilleur ménager du monde; il ne laissa pas pourtant de conserver
assez de bien pour pourvoir honnêtement ses enfants, et Rénevilliers,
quoique cadet, a quatre mille livres de rente de partage. Il se fit
d'épée; ils sont de bonne famille. Il acquit de la réputation, se
battit en duel et eut avantage. Il quitta bientôt le service et se mit
à faire une vie assez bizarre. Son frère aîné, nommé d'Auneuil,
faisoit le gentilhomme, sans porter les armes; il n'étoit point marié.
Rénevilliers, qui ne vouloit point qu'il se mariât, car il est
terriblement avare, et il espéroit que ce frère, qui se portoit bien,
et qui n'a qu'un an de plus que lui, mourroit, avoit soin de le
remettre bien avec une certaine femme dont il étoit amoureux; car ils
se brouilloient souvent cette femme et lui; et le jour qu'ils devoient
se revoir, notre homme alloit à la chasse, et leur apportoit toujours
quelque couple de perdrix. Mais malgré tous ses soins, ce frère se
maria avec la sœur de Saint-Etienne, dont nous avons parlé, nièce du
père Joseph. Cela mit notre cadet en si méchante humeur, et lui tenoit
si fort à la tête, qu'il ne pensoit à autre chose ni nuit ni jour; et
on m'a dit qu'une nuit qu'ils étoient couchés en même chambre dans
une hôtellerie, je crois qu'ils avoient eu quelques différends sur
leurs partages, Rénevilliers, tout en dormant, alla, l'épée à la main,
pour tuer son frère, qui n'avoit point encore d'enfants; mais ce frère
se réveilla fort à propos. Toute leur vie les deux frères ont eu
maille à partir. Le commencement vint de ce que Rénevilliers fut forcé
de tuer un gentilhomme de leurs voisins; et voici comment. Leur père
avoit laissé perdre beaucoup de droits, de sorte qu'eux, les ayant
voulu rétablir, eurent bien des démêlés avec leur voisinage. Un jour
que notre homme étoit à l'affût dans un bois, où il prétendoit droit
de chasse, celui à qui étoit le bois survint, et en l'appelant _Petite
Ecritoire_, car Rénevilliers étoit fort jeune, va à lui l'épée à la
main. Rénevilliers lui dit que s'il avançoit, il le tueroit: l'autre
ne laissa, et Rénevilliers en fit comme il eût fait d'un lapin. Cette
affaire leur coûta beaucoup, et, comme elle avoit eu lieu pour
conserver les droits de leur terre, il prétendoit que toute la famille
y contribuât. Il arriva aussi long-temps après que, des gens de guerre
voulant loger à Auneuil, il contrefit l'aide-de-camp, et changeant
leur route, les envoya chez un homme de robe de leurs voisins; mais
cet homme, qui avoit du crédit, le fit condamner aux dépens. Je me
souviens qu'on le faisoit enrager quand on l'appeloit _M.
l'aide-de-camp_. Il prétendoit encore qu'on le remboursât de ces
frais-là. Enfin ils s'accommodèrent.

Rénevilliers a toujours aimé le sexe, mais à son profit. Il étoit
grand et bien fait et baisoit une fruitière pour avoir du dessert, une
bouchère pour de la viande, et une grènetière pour de l'avoine. Il est
vrai qu'il paya une fois une pourpointière en la plus plaisante
monnoie du monde. Une veille femme veuve, de la rue de la
Pourpointerie[436], avoit long-temps habillé ses laquais, de sorte
qu'il lui devoit une assez grosse somme: cette femme l'alloit voir
souvent et lui présentoit toujours ses parties; Rénevilliers la
remettoit de jour à autre, et cependant il cherchoit quelque invention
pour ne point payer. Enfin il lui dit une fois: «Venez demain matin à
dix heures, je vous donnerai contentement.» La vieille fut dès neuf
heures dans sa chambre: il envoie chercher à déjeûner, la fait boire,
la met en belle humeur, et tout d'un coup il la pousse sur le lit, où
il la contenta si bien, qu'après cela elle prend ses parties, les
jette au feu, et lui dit: «Allez, vous ne méprisez point vieillesse;
il ne sera jamais dit que je demande rien à un si honnête homme que
vous.»

  [436] C'étoit la rue des Lombards. Elle portoit, au XIIIe siècle,
  le nom de _rue de la Buffeterie_, comme on le voit dans le _Dit
  des rues de Paris_, publié par l'abbé Le Beuf:

    Lors ving en la _Buffeterie_,
    Tantost trouvai _la Lamperie_,
    Et puis la _rue de la Porte
    Saint-Mesri_, etc.

  Mais les Lombards, qui y exerçoient l'usure depuis des temps fort
  reculés, l'emportèrent sur ces deux noms (Voyez Sauval,
  _Antiquités de Paris_, t. 1, p. 174; et Jaillot, _Recherches sur
  Paris, quartier Saint-Jacques la Boucherie_.)

Il chercha dix ans durant à tromper en mariage, comme il avoit fait en
concubinage; mais il pensa bien être trompé lui-même. Une marieuse de
gens, on appelle cela vulgairement une _apparieuse_, qui se nommoit,
disoit-on, _dame Bricolleuse_, lui proposa un parti de conséquence, et
lui dit qu'il se trouvât à Saint-Gervais un tel jour pour voir la
dame. Elle lui conseilla, lui protestant qu'elle ne faisoit point de
conscience de le servir au préjudice d'un autre, d'emprunter
l'équipage de quelqu'un de ses amis. Rénevilliers emprunte donc
l'habit et le train d'un seigneur de la cour qu'il connoissoit, et
entre à Saint-Gervais suivi d'un page, qui lui portoit un carreau avec
de l'or, et d'assez bon nombre de laquais: il n'y fut pas plus tôt que
la _Bricolleuse_ l'accoste, et lui montre une femme de bonne mine,
bien vêtue, et qui n'avoit pas moins de suite que lui; ils se
regardent long-temps tous deux, et enfin le galant se retire après
avoir su le logis de la dame. Il y alla le lendemain et reconnut
bientôt que la _Bricolleuse_ les trompoit tous deux, et il coucha
bientôt avec cette créature et sans grande peine.

Il lui arriva une assez plaisante aventure au faubourg Saint-Germain.
Il s'y promenoit dans un jardin avec une femme dont il étoit amoureux,
et, ayant trouvé l'heure du berger, il étoit sur le point de mettre
l'aventure à fin, quand un couvreur, qui les voyoit de dessus un toit,
se mit à crier: «Allez...... plus loin.»

Il arriva une chose toute pareille à Habert, secrétaire du Roi, frère
aîné du commissaire de l'artillerie et de l'abbé de Cérisy; il alloit
tout de même...... une suivante de La Bazinière, dans une hôtellerie
des Ardillières à Saumur, quand une sentinelle du château menaça de
leur tirer s'ils n'alloient...... plus loin.

Quoiqu'il cherchât fortune en ville, il ne laissoit pas d'avoir un
ordinaire chez lui; c'étoit une vieille servante, nommée Blanche.
Cette femme avoit été long-temps dans un hôpital; elle y avoit appris
cent recettes, et dans la Villeneuve-sur-Gravois[437], près la porte
Saint-Denis, ou Rénevilliers demeuroit pour avoir une chambre à
meilleur marché, elle servoit de chirurgien, saignoit, renouoit, etc.
Elle y étoit connue de tout le monde, jusqu'aux petits enfants. Son
maître ne l'étoit pas moins; et quand on disoit M. le baron, on
entendoit Rénevilliers. Blanche le plus souvent composoit elle seule
tout son train, car comme il vivoit un peu en bohême, la plupart du
temps il n'avoit pas un pauvre laquais, et plusieurs fois il est
arrivé à Blanche de l'aller quérir le soir en ville, montée sur son
cheval, avec un flambeau à la main et une épée au côté.

  [437] Le quartier qui s'étendoit depuis le couvent des
  Filles-Dieu, de la rue Saint-Denis, où sont aujourd'hui le
  passage, la rue et la place du Caire, jusqu'à la rue Poissonnière
  et le boulevard de Bonne-Nouvelle, étoit désigné, dans le XVIe
  siècle, sous le nom de _la Villeneuve_. Pendant les guerres de la
  Ligue on ruina ce faubourg, et les maisons en furent abattues.
  Ces démolitions avoient rehaussé le terrain, et quand, sous Louis
  XIII, on commença à rebâtir, tout cet espace fut appelé _la
  Villeneuve-sur-Gravois_. Il ne reste pas aujourd'hui d'autre
  trace de ces dénominations que le nom de la rue
  _Bourbon-Villeneuve_. (_Voyez_ Jaillot, _Recherches sur Paris,
  quartier Saint-Denis_, t. 2, p. 8.)

Au commencement de la régence, espérant attraper un bénéfice, il se
mit à porter la soutane et à faire le dévôt; il disoit qu'en effet il
sentoit quelque repentir, et qu'il n'étoit pas trop mal dans le chemin
du paradis. Mais la dévotion cessa avec l'espérance du bénéfice, et
aussi la soutane ne valoit plus rien. Nous avons su depuis que cette
soutane n'étoit point à lui, et qu'un nommé Bouillon, qui avoit été
aumônier de Montmoron, la lui avoit prêtée et ne l'avoit pu ravoir.
Durant sa dévotion, il se fit donner l'intendance des enfans trouvés
du diocèse de Beauvais, car Rénevilliers est en ces quartiers-là[438].
Les méchantes langues disoient que c'étoit pour avoir leurs langes et
leurs couches. Enfin insensiblement il se défit de toute sa
bigotterie, à une croix d'or près, qu'il portoit attachée à son
pourpoint avec un ruban violet; encore s'en défit-il à la fin. Depuis
il eut un procès contre M. de Beauvais, qui défendit au curé du
village de Rénevilliers de le recevoir à la communion; je pense que
c'étoit à cause de Blanche. Rénevilliers ne s'en prit point au curé;
mais il alla s'en plaindre au bailli de Beauvais, vieux cavalier âgé
de quatre-vingts ans, lui représenta qu'il étoit le père de la
noblesse, et que c'étoit à lui à faire faire raison aux gentilshommes.
Le bailli se moqua de lui. Quelqu'un qui s'y trouva dit après à cet
homme qu'il avoit tort de traiter ainsi un homme de cœur et de
condition qui s'en pourroit bien prendre à son fils. M. de Villeroi,
qui le sut, envoya des gardes à Rénevilliers, qui déclara qu'il n'en
vouloit point à ce vieux radoteur; mais lui, qui ne sait quasi pas
lire, il accusa M. de Beauvais d'avoir fait un livre où il y a des
choses contre la doctrine de l'Eglise. Cela s'accommoda avec le temps.
Il y a quelques années qu'il envoya aux filles de madame d'Agamy, chez
laquelle il est familier de tout temps, une souris dans une boîte
pour leurs étrennes. Elles, pour s'en venger, lui envoyèrent, au nom
de leur père, deux bouteilles, l'une de vin d'Espagne, et l'autre de
décoction. Il se défioit de quelque malice, et, pour s'en assurer, il
en fit boire au laquais. Le laquais, qui, averti de tout, savoit
laquelle étoit la bonne bouteille, en but volontiers un grand verre:
Blanche vient, qui ne le vouloit point croire; il gage un écu contre
elle et le gagne. Aux Rois, il envoie l'autre bouteille à son
procureur, qui en fit grande fête à ses voisins, et les convia d'en
venir boire; mais ils pensèrent le gourmer, quand ils en eurent goûté.
Voilà le procureur outré; il fait perdre le procès à Rénevilliers, et
il fallut rendre à Blanche son écu, et lui en donner encore un autre.

  [438] C'est vraisemblablement la terre de Rainvillers, située à
  cinq quarts de lieue à l'ouest de Beauvais, à peu de distance de
  l'ancienne abbaye de Saint-Paul, dans un lieu humide et aquatique
  (_Ranarum villa_). La terre d'Auneuil, qui appartenoit au frère
  aîné, est fort près de là.

Présentement il parle d'aller en Canada pour épouser la reine des
Hurons, et il n'est pas plus sage qu'il étoit il y a vingt-cinq ans.



MADAME ROGER.


Madame Roger est fille d'un gentilhomme d'entre la Lorraine et le
Liége, de bonne maison, mais pauvre; elle l'appeloit M. le comte de
Fermont. Le nom de la fille, c'est d'Ueil. Sa mère n'étoit pas
tout-à-fait si noble; elle étoit fille d'un chanoine de Toul qui lui
avoit donné un assez gros mariage. Notre madame Roger, étant fille,
demeura assez long-temps à Toul en attendant quelque bonne occasion.
Enfin, au dernier voyage que le feu Roi fit en ce pays-là, un nommé
Roger, fils d'un riche orfèvre de Paris, qui avoit quitté sa boutique
et étoit mort quelque temps après, devint amoureux d'elle, l'épousa et
l'emmena à Paris. Elle a dit depuis qu'elle avoit cru que Roger étoit
gentilhomme, et qu'autrement elle n'eût eu garde de l'épouser. C'étoit
une grande femme, assez bien faite, qui parloit sans cesse de sa
maison; et surtout elle étoit insupportable au Cours, car elle ne
faisoit que prôner sur les armoiries des carrosses; d'ailleurs elle
avoit de l'esprit comme une Lorraine. Son mari, d'autre côté, ne
faisoit que jouer, aller au b....., et ivrogner. J'ai ouï dire à la
dame que plus de deux ans durant après leur mariage, il petunoit[439]
tous les soirs dans le lit, elle y étant. Il lui arriva une fois une
plaisante aventure: il avoit une guenon un soir qu'il prit quelque
drogue; la guenon en but une partie: il la met coucher avec lui à son
ordinaire; sa femme étoit aux champs. La drogue opère pour la guenon
comme pour lui; mais elle n'alloit pas au bassin, et elle foira d'une
si épouvantable manière, qu'elle chia sur le nez de Roger et remplit
le lit d'ordure de l'un à l'autre bout.

  [439] Il fumoit du tabac. _Petun_ est le nom que les peuples de
  la Floride donnoient au tabac. (Voyez le _Dict. de Trévoux_.) Les
  Bas-Bretons se servent également, dans la même signification, du
  mot _betun_. Sans doute c'est une importation faite de l'Amérique
  en Bretagne par les nombreux marins de cette province; le mot
  aura seulement, dans la traversée, subi une légère altération.

Cette femme faisoit fort la prude. Un de mes frères, nommé Lussac,
grand garçon, bien fait et bien dansant, s'avisa de l'entreprendre,
et nous déclara hautement qu'il y alloit planter le piquet et que s'il
en venoit à bout, il l'en feroit bien marcher droit. Je le trouvois
bien hardi de se jouer à une femme qui méprisoit terriblement les gens
de la ville: aussi, quoiqu'il y tînt le siége fort longuement, n'y
fit-il pas grand progrès, et les médisants disoient qu'il lui avoit
prêté de l'argent sans coucher avec elle, et que, de cet argent, elle
en avoit payé un autre galant. Ce galant étoit un gentilhomme lorrain,
nommé Vinueilles[440], qui étoit, disoit-elle, son parent.

Elle étoit notre voisine, et ayant été obligé de donner les violons, à
mon tour, comme les autres jeunes gens du quartier à cause de sa
fille, il fallut que ce fût à elle que je les donnasse. Je voyois bien
à sa mine qu'elle avoit quelque honte qu'un bourgeois lui donnât les
violons, et je disois: «Sur ma foi, je suis bien fâché qu'elle soit si
sotte, car à une autre je lui ferois comprendre que c'est le roi
Jugurtha qui lui donne les violons, car mon père les paie à cause de
la traduction que je lui ai faite de la guerre de Jugurtha[441].» Il
pensa arriver une étrange esclandre à ce bal. Le prince d'Harcourt,
avec ses frères, heurta à la porte un moment après que les laquais et
ceux qui la gardoient s'étoient battus. Le cuisinier d'un de mes
beaux-frères, qui s'étoit mis du côté de nos portiers, avoit une
estocade[442], dont la lame étoit fort étroite: croyant que ce fût
encore ces laquais qui heurtassent, il passe son épée par la serrure
de la porte, et larde le prince d'Harcourt, qui en eût eu un demi-pied
dans le corps s'il ne se fut tourné pour parler à quelqu'un; mais
effectivement le cuisinier, comme s'il eût piqué de la viande, ne prit
que la peau. Aussitôt voilà un bruit du diable; je sors de la salle
avec un de mes amis, nous voyons un valet-de-chambre qui, tout
furieux, montoit en haut; nous le suivons; il alloit tirer un coup de
fusil sur M. d'Elbeuf dans la cour; nous lui ôtons son arquebuse et
l'attachons à la quenouille du lit, non sans lui donner quelque
horion; nous descendons, et nous voyons tous les trois frères qui
entrent dans la salle l'épée à la main. On n'entendoit autre chose que
_monsieur mon frère est blessé_. Je me mis derrière, et ne me vantai
pas autrement d'être le maître du bal; Pimpernelle vient, panse
_monsieur mon frère_, qui dansa avant que de partir. Madame de Congis,
qui fourre toujours son nez partout, me fit parler au prince
d'Harcourt, et nous fûmes les meilleurs amis du monde. Il y avoit eu
des coups rués à la porte, car un cocher, qui se sentoit innocent, fut
si sot que d'ouvrir sans m'avertir, et en eut la tête cassée. Pour le
cuisinier, il s'évada, et on ne l'a jamais vu depuis. Il fallut mener
ce cocher au prince d'Harcourt, car il croyoit que c'étoit lui qui
l'avoit blessé; j'en fus quitte pour cela; il ne le voulut pas voir,
et me traita fort civilement.

  [440] Ne seroit-ce pas Vineuil, gentilhomme qui a été long-temps
  exilé?

  [441] Cette traduction n'a pas été imprimée.

  [442] L'estocade étoit une longue épée fort pointue.
  (_Dictionnaire de Trévoux._)

Pour revenir à madame Roger, elle devoit tant à tous ceux qui la
fournissoient, et elle avoit tant emprunté, qu'elle résolut de s'en
aller: en ce dessein elle prend une chaise, se fait porter aux
Jésuites de la rue Saint-Antoine, prend une autre chaise et va chez
la mère Marguerite, auprès de Charonne. Vineuilles l'avoit ruinée plus
que tout le reste. Le mari, qui avoit été si sot que de donner à sa
femme une procuration générale, trouva après qu'elle lui avoit fait
pour cinquante mille écus de dettes. Quelques jours après elle envoya
dire qu'elle étoit chez la mère Marguerite; il l'y fut prendre et la
mena à une maison qu'il avoit à Essone. Là, il tâcha, par toutes
sortes de voies, de lui faire confesser ce qu'elle avoit fait de tout
cet argent. On dit qu'il n'en put rien tirer, sinon qu'elle avoit
donné à diverses fois vingt mille livres à son père: il est vrai qu'il
venoit tous les ans faire la récolte; c'étoit un des plus sots hommes
que j'aie vus de ma vie. Elle dit aussi qu'elle avoit donné huit mille
livres à son cousin de Vineuilles.

Le mari, pour passer son chagrin, alla un jour à la chasse: dans ce
temps-là elle donna pour sept cents livres tout le bétail de la maison
qui valoit bien mille écus, et se retira dans une religion à Corbeil;
de là elle alla jusqu'à Gênes, parce qu'elle y avoit un de ses parents
marié. Au retour, car elle ne trouva pas son compte à Gênes, elle se
mit dans les filles de Saint-Nicolas de Lorraine au faubourg
Saint-Germain. Enfin Roger l'a laissé et ne sait que lui donner par
an.

On fait un plaisant conte de ces filles de Saint-Nicolas. Les Cravates
brûlèrent Saint-Nicolas quand on prit la Lorraine; plusieurs d'entre
elles se retirèrent d'abord à Châlons: la plupart avoient été violées
par ces brûleurs de maisons, et comme il n'y avoit pas moyen de le
nier, elles appeloient cela _souffrir le martyre_. On dit que, comme
elles faisoient le récit de leur infortune à l'évêque, il y en avoit
telle qui disoit l'avoir souffert deux fois, qui trois, qui quatre:
«Ah! ce n'est rien auprès de moi, dit une autre, je l'ai souffert
jusqu'à huit fois.--Huit fois le martyre! s'écria l'évêque; ah! ma
sœur, que vous avez de mérite!»



MADAME DE VERVINS.


Madame de Vervins, mère de Vervins qui a épousé depuis peu
mademoiselle Fabert[443], est fille d'un maréchal de Lorraine, nommé
de Braisne: c'étoit une grande dignité en ce pays-là; elle avoit
épousé en secondes noces le feu marquis de Vervins, premier maître
d'hôtel de la maison du Roi, qui étoit un des plus pauvres hommes de
France. Cette femme étoit une enragée, s'il y en a jamais eu; elle
battit tant de fois son mari, et lui fit tant de fois porter ses
marques, que le feu Roi conseilla à Vervins de l'enfermer, et la Reine
fut contrainte de lui faire dire qu'elle ne vînt plus au Louvre. Cette
folle disoit: «C'est que la Reine est jalouse, et qu'elle voit bien
que le Roi devient amoureux de moi.»

  [443] Anne-Dieu-Donnée Fabert, fille du maréchal, épousa, le 3
  octobre 1657, Louis de Cominges, marquis de Vervins, premier
  maître d'hôtel du Roi.

Durant l'amour du feu Roi (Louis XIII) pour Hautefort, elle enrageoit
de ce qu'il ne s'adressoit point à elle. A Saint-Germain, pour aller
voir ses amours, il falloit qu'il passât devant la porte de sa
chambre; elle le faisoit toujours guetter, et se montroit à lui
toujours fort parée: à la messe elle se mettoit toujours devant lui.
Quelque belle qu'elle fût, cela n'y fit rien.

Je crois, en effet, que madame de Vervins avoit été belle en sa
jeunesse, mais alors elle étoit crevée de graisse, et, à bien parler,
elle n'avoit plus rien de beau que les cheveux: ce n'étoit pas
pourtant son opinion, car elle a cru encore depuis que M. d'Enghien
seroit tout heureux de jouir de ses embrassements. Effectivement on a
dit qu'au retour de Fribourg elle s'adressa à un chirurgien qui le
venoit de traiter de quelque incommodité qu'il n'avoit pas gagnée à la
guerre, pour moyenner un rendez-vous entre elle et cet Alexandre dont
elle vouloit être la Thalestris, car elle se vantoit d'être la plus
vaillante femme du monde; et c'est pour cela qu'elle vouloit coucher
avec lui pour faire un héros. On verra ensuite quelques-uns de ses
exploits.

Sa maison étoit une espèce de conciergerie. Dès qu'une fille étoit
entrée chez elle, elle n'en pouvoit plus sortir; elle les faisoit
travailler et les châtioit fort rudement, car elle les faisoit
fouetter. Une fois elle en mit une dehors après lui avoir fait
donner les étrivières si rudement, qu'elle en mourut. Son suisse
n'eût osé ouvrir la porte sans son ordre; et, pour l'avoir ouverte
une fois, il fut fouetté quatre jours durant. Un chanoine de
Saint-Thomas-du-Louvre, dont la maison répond dans la sienne, disoit
que, le vendredi-saint de 1647, elle ne fit autre chose tout le jour
que faire fesser un homme et une femme l'un après l'autre. Voiture
disoit que c'étoit sans doute des Juifs sur lesquels elle vouloit
venger la mort de Notre-Seigneur[444].

  [444] Cette femme étoit apparemment de l'humeur de la
  _grand'dame_ dont parle Brantôme, qui prenoit tant de plaisir à
  fouetter les dames et filles qui étoient attachées à son service.
  (Voyez les _Œuvres de Brantôme_; Paris, Foucault, 1822, t. 7, p.
  255.)

Au reste, elle étoit si lubrique, que j'ai ouï dire que quand il y
avoit quelqu'un qui lui plaisoit à souper chez eux, car son mari
tenoit la table de premier maître d'hôtel, elle défendoit de lui
ouvrir la porte, et il falloit qu'il couchât dans un petit lit qui
étoit dans la même chambre où son mari et elle couchoient en deux
différents lits. Le lendemain le mari sortoit, mais le galant ne
sortoit pas; on tiroit la porte sur la dame et sur lui, et si
quelqu'un eût été assez hardi pour entrer sans qu'elle eût appelé,
elle l'eût fait assommer. Vinueilles, dont nous venons de parler[445],
disoit qu'il en étoit si las, qu'il avoit juré de n'y plus retourner;
et une fois qu'il n'y avoit pas voulu coucher, elle le battit; elle
aimoit ce garçon et vouloit une fois que son mari troquât sa charge
contre des terres que ce garçon avoit en Lorraine; elle étoit jalouse
de madame Roger. Un jour que celle-ci avoit mené Vinueilles jouer chez
mon père, elle fut chez elle et fureta depuis le grenier jusqu'à la
cave. Du temps que la Montarbaut étoit réfugiée chez M. de Chevreuse,
d'où elle ne sortoit que de nuit, un soir qu'elle étoit en chaise,
elle trouve madame de Vervins à sa porte: elle envoya un laquais pour
savoir qui étoit cette femme; on n'avoit garde de le lui dire. «Je le
veux savoir.» Les gens de cette folle grossissent: la Montarbaut, qui
avoit peut-être ouï parler d'elle, envoie vite à l'hôtel de Chevreuse,
et, durant la contestation, les gens de l'hôtel de Chevreuse vinrent
en si grand nombre, qu'ils en tuèrent trois ou quatre; depuis elle ne
se frotta plus à eux.

  [445] Dans l'Historiette de madame Roger.

Elle ne passa guère mieux le jour de Pâques de l'année suivante
qu'elle avait fait le vendredi-saint de 1647. Madame de Brassac, qui
logeoit auprès de cette extravagante, passoit en chaise devant son
logis; les gens de madame de Vervins se mirent à dire: «Voilà dame
Ragonde, voilà la _Martingalle_ qui passe.» Ceux de madame de Brassac
répondirent quelque chose de plus fâcheux encore pour madame de
Vervins; de sorte que cette femme, qui, oyant du bruit, s'étoit mise à
la fenêtre, entendit ce qu'on avoit dit contre elle; la voilà en
fureur; elle crie: «_Aux armes!_ tue! tue!» Madame de Brassac monte et
lui fait satisfaction pour ses gens, offre de les chasser, et de ne
les reprendre qu'à sa prière. Elle ne reçoit point cette satisfaction;
au contraire, plus enragée qu'auparavant, elle jure qu'elle les fera
tous tuer, et dit un million d'extravagances: madame de Brassac se
retire. Le lendemain matin cette folle lui envoya dire bien
sérieusement qu'elle fît confesser tous ses gens, parce qu'après dîner
madame de Vervins avoit résolu de les faire tous tuer. Après dîner,
elle arme tout son domestique, se met à leur tête, la hallebarde à la
main, et va à la porte de madame de Brassac, où elle ne trouva pas
autrement de gens à tuer, car ils étoient sortis avec leur maîtresse.
Par bonheur un gentilhomme[446] qui la connoissoit s'y rencontra, qui
aussitôt la saisit au corps et la mena chez elle. Par le chemin elle
crioit: «Vous m'empêchez de montrer ma générosité,» et lui arracha une
bonne partie des cheveux et de la barbe. Cet homme lui fit toutes les
remontrances imaginables; mais il n'en put obtenir autre chose, sinon
qu'elle faisoit trève pour ce jour-là et pour le lendemain avec madame
de Brassac; mais que si madame de Brassac ne faisoit tuer ceux de qui
elle avoit été offensée, qu'elle en feroit une vengeance exemplaire.
Enfin, il en fallut avertir la Reine, qui fit dire à madame de Vervins
qu'elle ne vouloit plus ouïr parler de semblables extravagances.

  [446] Un gentilhomme de M. de Parabère, beau-frère de Brassac.
  (T.)

Une fois, elle donna le fouet à son mari, et elle en eut après un tel
repentir, que, pour en faire pénitence, elle s'alla mettre jusqu'au
cou dans un marais. Elle a des foiblesses de son pays, où l'on croit
fort aux sorciers; elle dit que, quand elle a fait bien bouillir des
broquettes[447], ses ennemis n'ont plus de force contre elle: pour
cela, elle en a toujours une caque pleine. Elle se vante d'avoir rendu
paralytique la main de madame de Moret, alors madame de Vardes, en lui
donnant sa malédiction, parce qu'elle avoit écrit à M. de Vervins
qu'il se devoit défaire de cette enragée. Depuis la mort de cet homme,
les gens de guerre l'ayant prise, elle et je ne sais combien de filles
qu'elle a toujours, ils la laissèrent aller; mais ses filles furent
menées dans un bois; au retour, elle les visita toutes pour voir ce
qui s'étoit passé. Le lieutenant-général de Soissons, où elle étoit
allée demeurer, de peur de pareil accident, fut enfermé chez elle, je
ne sais combien d'heures: elle l'avait querellé et ne le vouloit pas
laisser sortir. Il cria par la fenêtre; le peuple s'émut et enfonça la
porte. Elle croit présentement que le suisse qu'elle a est un seigneur
de Suisse qui s'est déguisé pour avoir l'honneur de la servir.

  [447] Espèce de chou qu'on appeloit _broque_, ou _broccoli_.
  C'étoient des rejetons d'un chou d'êté.



RUQUEVILLE.


Ruqueville étoit un gentilhomme de Normandie, qui s'étoit donné à M.
de Longueville. C'étoit un assez plaisant homme. Il avoit un frère de
mère, nommé Boisdalmais[448]; c'est celui que Ruvigny tua[449]. Il
n'étoit pas trop bien avec ce frère, et il disoit que c'étoit son
_frère de loin_, comme on dit _parent de loin_. Ruqueville n'avoit pas
été trop bon ménager, et il disoit: «Ah! si feu mon bien étoit encore
au monde, on feroit bien plus cas de moi qu'on n'en fait.»

  [448] Voir précédemment, t. 3, p. 56, note 2.

  [449] Ce duel eut lieu à Venise, en 1627. _Mémoires manuscrits de
  Goulas_, cités dans le père Lelong. (_Bibliothèque historique de
  la France_, t. 2, page 449, no 21395.)

Il s'étoit marié; mais sa femme et lui ne purent jamais s'accorder, et
se séparèrent volontairement: ils avoient une fille qu'ils marièrent à
un gentilhomme, nommé Le Mesnil-Leurry; elle devint amoureuse d'un
garçon appelé Montrada: c'étoit un garçon bien fait et qui vivoit de
ses rentes. Elle se résout, par son conseil et par celui de sa mère,
d'empoisonner son mari: deux fois le poison n'opéra point. Enfin le
galant lui écrit: «Je vous envoie du poison qui fera mieux son effet
que les autres.» Elle prend le poison et jette la lettre dans le feu
sans la déchirer; la fumée, poussée par l'air qui étoit assez grand
dans la chambre, peut-être y avoit-il quelque porte ou quelque fenêtre
ouverte, emporte cette lettre par le tuyau dans la cour, et elle tombe
aux pieds du frère du mari qui s'y promenoit; il ramasse cette lettre,
la lit, court trouver son frère, qui avoit avalé un bouillon et
disoit: «Quel bouillon ai-je pris? sans doute je suis empoisonné.--Il
n'y a rien de plus certain, dit le frère: tenez, voilà une lettre qui
en est la preuve.» La femme accusa le cuisinier; mais il étoit
constant qu'elle avoit voulu donner le bouillon elle-même à son mari,
à qui elle avoit fait prendre médecine au retour d'un voyage. Je pense
que le mari fut sauvé par du contre-poison: pour la mère et pour la
fille, elles furent mises dans un couvent, où elles sont mortes.
Ruqueville fit de cela une chanson pitoyable et lamentable, comme sur
l'exécution de quelque insigne criminel.

Ruqueville étant à l'extrémité, son tailleur, à qui il devoit
beaucoup, le pria de lui donner une reconnoissance. «Bon, mon ami, lui
dit-il, écrivez, je la signerai.» Il lui dicta: «Je soussigné, etc.,
promets à maître, etc., maître tailleur d'habits à Paris, demeurant
rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache, etc.» Il lui en fait mettre
tout le plus long qu'il peut, et, après l'avoir bien fait écrire, il
ajoute _cent coups de bâton_, au lieu de la somme. Le tailleur le
donne au diable, et s'en va. Je ne sais si le diable prit Ruqueville,
mais il trépassa peu de temps après.

Une fois il se rompit la jambe et en fut fort long-temps malade:
enfin, un jour il se traîna à l'hôtel de Longueville. Quelqu'un lui
dit: «Vous avez là une méchante jambe.--Méchante, dit-il, elle me
coûta pourtant deux mille livres rendue ici.»

Il avoit un neveu âgé de vingt ans, fort débauché. «Je ne veux point,
disoit-il, fréquenter ce coquin, car je pourrois prendre de mauvaises
habitudes avec lui.» Il avoit quarante ans de plus que ce garçon; il
étoit brave. Une fois, se battant en duel, il reçut un grand coup
d'épée au travers du corps, et pourtant désarma son homme; l'autre lui
demanda la vie. «Attends,» dit-il froidement. En disant cela, il
crache dans sa main, et voyant son crachat blanc: «Va, dit-il, je te
la donne.» C'est qu'il avoit ouï dire qu'on étoit blessé à mort quand
on crachoit le sang. Une autre fois, celui contre qui il se battoit
lui donna un coup d'épée dans les cheveux. «Hé! lui dit-il en jetant
son épée, vous pourriez bien m'éborgner: vous avez appris d'un mauvais
maître; je ne me battrai jamais contre vous.» Et la chose en demeura
là.

A l'extrémité, il avoit du dépit de ce que ses camarades de chez M. de
Longueville ne lui venoient point dire adieu; il ôte son bonnet, et
parlant comme s'ils eussent été présents: «Adieu, dit-il, monsieur de
Plenoches, adieu monsieur Farsau, adieu celui-ci, celui-là; vous êtes
de braves gens de n'avoir pas manqué à rendre ce dernier devoir à
votre pauvre camarade.»

On dit que sa mine étoit fort plaisante, et qu'il ne rioit jamais. Un
jour qu'on parloit de je ne sais quelle antiquaille, M. de Longueville
lui dit: «Cela est tout autrement beau à voir à Rome; c'est une honte
que vous ne l'ayez point vu.» On fut quatre mois sans entendre parler
de Ruqueville. Enfin il revint. «Eh! d'où venez-vous?--Je viens de
Rome, dit-il.--Et y avez-vous été long-temps?--J'y ai dîné, et, après
avoir vu ce que vous m'aviez dit, je suis remonté à cheval.»

A l'article de la mort, il envoya quérir l'argentier de M. de
Longueville et lui dit: «Monsieur un tel, je vous lègue cinq cents
écus.» L'autre le remercia. Mais quand ce vint après sa mort à lire le
testament, on trouva l'article ainsi couché: «_Item_, je lègue à....
les cinq cents écus qu'il m'a volés sur les commissions qu'il a faites
pour moi.»



LE PAGE ET SES DEUX FEMMES.


Le Page étoit un homme bien fait, mais de bas lieu: son père étoit
sergent à Châlons. A son _avènement_ à Paris, il épousa une laide
femme, parce qu'elle avoit quatre mille livres en mariage. Il fit
fortune dans l'extraordinaire de la guerre, et, las de sa femme, qui
étoit une vraie harangère et jalouse par-dessus tout cela, il couroit
un peu l'aiguillette. Un jour qu'il dînoit en ville, elle voulut
savoir du cocher où son maître étoit demeuré. Le cocher avoit
peut-être bu, ou bien il n'en faisoit pas grand cas, à l'imitation de
son maître, de sorte qu'elle lui ayant dit des injures, il lui donna
des coups de fourche. Le cocher en eut le fouet par la main du
bourreau. Je me souviens que le _peuple bariolé_[450] pensa faire
désordre, et disoit tout haut que les valets n'avoient que faire de
souffrir de la jalousie des femmes de leurs maîtres. Ces coups de
fourche ne la rendirent pas plus sage. Une autre fois elle pensa
surprendre son mari à Bagnolet avec des gourgandines, et il n'eut que
le loisir de remonter en carrosse. Elle crioit: «Le voilà le
_ruffien_[451] qui se sauve avec ses g.....! le voilà.» Un jour qu'il
traitoit des gens chez lui, elle gronda tout le matin, puis ne voulut
pas se mettre à table, c'étoit un jour maigre. On lui envoya une hure
de saumon: elle jeta le plat par la fenêtre, qui, dit-on, alla coiffer
un homme dans la rue. Enfin le bon Dieu l'en délivra; mais le pauvre
homme ne se souvint pas du conseil de saint Paul, car il reprit une
autre femme qui lui a bien fait voir du pays.

  [450] _Peuple bariolé._ Cette expression n'est expliquée ni dans
  Trévoux, ni dans Nicot, ni dans Richelet. On pense qu'elle
  signifie _le menu peuple_. Sous Henri IV, Louis XIII et la
  minorité de Louis XIV, tous les hommes étoient vêtus de noir ou
  de gris, il n'y avoit que le peuple qui portât des vêtements de
  toutes les couleurs. C'est vraisemblablement de cet usage qu'est
  empruntée cette expression pittoresque.

  [451] Le _débauché_, de l'italien _ruffiano_.

Il devint amoureux de mademoiselle de La Roche-Posay, cadette de celle
que le cardinal de Richelieu avoit fait épouser à Sabattier. D'Émery
fit ce qu'il put pour empêcher Le Page d'épouser cette belle[452];
mais il lui dit: «Hé! monsieur, laissez-moi avoir un ange: n'ai-je
pas eu assez long-temps un diable?»

  [452] Elle est petite, mais elle étoit jolie et vive. (T.)

Or, vous allez voir quel ange c'étoit. Elle étoit un peu parente du
feu cardinal, et on disoit même qu'il avoit couché autrefois avec la
mère. A propos du cardinal, on dit qu'un jour qu'elle étoit conviée
chez lui à une assemblée, elle prit un remède pour avoir le teint plus
beau; mais ce remède opéra si tard qu'elle alla au Palais-Cardinal
lorsque personne n'y entroit plus. Elle étoit engagée[453] jusqu'aux
yeux, tant elle avoit fait de dépense. Celui dont on avoit le plus
médit avec elle étoit un petit abbé de Sasilly qui avoit des rubans de
couleur; on dit qu'ils furent une fois huit jours dans une hôtellerie,
sur le chemin de Poitiers. Je vous laisse à penser ce qu'ils
faisoient. Voilà l'ange de M. Le Page. Elle ne fut pas plus tôt mariée
qu'elle lui fit prendre une maison de quatre mille cinq cents livres
de loyer; le reste alloit à proportion: elle lui fit acheter une belle
terre en Poitou appelée Saint-Loup: pensez que ce fut sous son nom.
Tous les jours on demandoit au mari: «Où est madame de Saint-Loup?» M.
de Schomberg s'y attacha. Bautru disoit: «Je ne m'étonne pas qu'il
l'aime, son nom a des charmes pour lui; elle s'appelle madame Le
Page.» On a un peu accusé M. de Schomberg d'aimer les ragoûts de delà
les monts. Quand on traitoit le mariage de madame d'Hautefort et de
lui, cette pauvre madame de Saint-Loup fut toute une après-dinée chez
Maurice le parfumeur, d'où elle voyoit tout ce qui entroit et sortoit
de l'hôtel de Schomberg, et elle appela l'un après l'autre, tant elle
étoit en inquiétude, tous les gentilshommes du maréchal.

  [453] C'est-à-dire obérée.

Elle s'éprit peu de temps après de M. de Candale, qui valoit bien pour
le moins ce qu'elle perdoit, et, pour le voir plus facilement, elle
fit changer de quartier à son mari, et s'approcha le plus qu'elle put
de la rue Plâtrière, où est l'hôtel d'Epernon[454].

La veille de Pâques fleuries, elle, M. de Candale, la comtesse
de Fiesque[455], le marquis de La Vieuville, mademoiselle
d'Outrelaise[456], parente de Fiesque, et le marquis d'Alluye furent
manger du jambon, un matin, aux Tuileries. On en fit un vaudeville
appelé un _Pour et contre_.

    Comtesse, dans les Tuileries
    Vous avez mangé du jambon
    La veille de Pâques fleuries;
    Mais ce n'étoit pas la saison.
    Toutefois, dans cette rencontre,
    Le comte est pour, la mère contre[457].

  [454] L'hôtel d'Épernon, acheté par d'Hervart, contrôleur-général
  des finances, fut par lui rebâti presque en entier. Acquis par M.
  d'Armenonville, il portoit son nom, quand il fut acheté, en 1757,
  pour y établir le bureau des postes. (Voyez les _Recherches sur
  Paris_, par Jaillot, t. 2, _Quartier Saint-Eustache_, p. 42.)

  [455] Gilonne d'Harcourt, femme de Charles-Léon, comte de
  Fiesque, amie de madame de Sévigné. On l'appeloit _la comtesse_.

  [456] Mademoiselle d'Outrelaise, l'amie de madame de Frontenac,
  demeuroit avec elle à l'Arsenal. On les appeloit _les Divines_;
  c'étoient des personnes qui donnoient le ton, et dont il falloit
  avoir l'approbation. (_Mémoires du duc de Saint-Simon_, t. 2, p.
  209, édition de 1829.)

  [457] Le comte de Fiesque en rit, sa mère en gronda. (T.)

Madame de Rohan-Chabot rompit avec madame de Saint-Loup, disant
qu'elle menoit une vie trop scandaleuse. Cependant, tandis que le
chevalier de Chabot vivoit, madame de Saint-Loup étoit l'amie du
cœur; mais à cette heure on n'avoit plus besoin d'une femme qui lui
donnât de quoi subsister. Elle donnoit au chevalier ce qu'elle tiroit
du maréchal. Bien d'autres que M. de Candale en tâtoient; mais elle a
fait bien de la vanité de l'avoir retenu près de six ans. Un jour
qu'elle étoit avec Vardes, le bonhomme Sennectère la vint prendre, et
dit: «Monsieur, avec votre permission, j'ai un mot à dire à madame;»
et il la mène dans une garde-robe: à un quart-d'heure de là il la lui
rend. Vardes eut envie de quelque chose: il trouva les pistes du
bonhomme. Elle n'avoit pas eu le loisir d'y mettre ordre. «Ah! madame,
lui dit-il, vous jouez donc de ces esteufs-là?» Il l'alla conter
partout. Regardez si cela n'est pas honorable au bonhomme, il avoit
soixante-douze ans, de venir à cet âge-là ôter une dame à un
godulereau.... Depuis on lui dit, un peu avant qu'il se fût remarié:
«Monsieur, ne voyez-vous plus madame de Saint-Loup?--Voulez-vous que
je vous die, répondit-il, je suis trop vieux pour aller à la brèche.»
C'est qu'elle étoit brèche-dent depuis quelque temps.

Cependant regardez quel abus: la Reine souffrit que madame de
Saint-Loup entrât dans son carrosse en allant de Saumur à Tours;
c'étoit en 1652. Le Page a eu bien du désordre dans ses affaires; je
crois que cela ne va pas trop bien.

Sa femme, depuis qu'elle est dévote, car il faut bien se donner à Dieu
quand le monde ne veut plus de nous, elle se fait appeler par humilité
madame Le Page. Voici comme cela lui prit. Il y a deux ans qu'elle
s'avisa de dire qu'elle se sentoit appelée à se convertir, et quelque
temps après elle fit cette fable: «La nuit, disoit-elle, je sentis
tirer mon rideau, je m'éveille, je n'entends plus rien; je crus qu'on
avoit oublié de le fermer, je le ferme et me rendors une seconde fois:
je l'entends encore tirer, je le referme et me rendors encore. (Voyez
quel courage!) Quelque temps après la même chose arrive, et je sens
une douleur effroyable; je m'écrie; on vient; je me fais apporter de
la lumière, je regarde à ma main, j'y trouve une croix rouge la mieux
empreinte du monde, auprès de laquelle il y a comme des marques de
clous.» Elle montre cette croix à ses amis, et aux autres elle dit
qu'elle a du mal à la main, et y porte un emplâtre. L'abbé de La
Victoire dit que c'est la fleur de lys de paradis, et que si elle
retourne à sa première vie, elle sera pendue. Ce qu'il dit a du
brillant, mais il ne le faut pas examiner de trop près. Nonobstant
cette sainte aventure, elle alla trois jours après à la comédie.
Depuis quelque temps elle ne montre plus cette croix qu'on ne lui
donne pour les pauvres[458].

  [458] Ce prétendu miracle a bien l'air d'être une imitation des
  mots mystérieux que l'on assuroit avoir été miraculeusement
  gravés sur la main de la mère des Anges, supérieure des
  religieuses ursulines de Loudun. Avant Tallemant, le conte
  ridicule de la croix de madame de Saint-Loup avoit été rapporté
  par Gourville, dont nous empruntons le passage suivant: «A mon
  retour de Guyenne, dit-il, j'allai voir madame de Saint-Loup: je
  trouvai sa tapisserie couverte de petits cadres où il y avoit des
  sentences et des dictums pleins de dévotion, avec un assez gros
  chapelet qui pendoit sur son écran. Elle me dit qu'elle avoit
  bien prié Dieu pour moi, et qu'elle souhaitoit fort que je fisse
  mon profit de ce qui lui étoit arrivé, comme avoit fait M. de
  Langlade: je la remerciai de ses vœux et de ses prières, ne me
  trouvant pas encore touché; mais quand l'heure du dîner fut
  venue, je le fus encore moins, quand je vis servir deux potages,
  l'un à la viande pour eux, et un maigre pour moi, me disant
  qu'ils avoient été bien fâchés de rompre le carême à cause de
  leurs indispositions. On ôta les potages, et on servit une
  poularde devant eux, avec un petit morceau de morue pour moi.
  Madame de Saint-Loup, voyant que je la regardois, me dit qu'elle
  auroit mieux aimé manger ma morue que sa poularde; M. de Langlade
  citoit à tous propos saint Augustin: elle le faisoit souvenir des
  passages de ce saint, et tous deux me jetoient de temps en temps
  quelques propos de dévotion... Force gens étoient curieux d'aller
  voir cette croix. Souvent madame de Saint-Loup, la montrant, leur
  demandoit quelque chose pour les pauvres... Le temps qui s'étoit
  écoulé avoit effacé la croix; mais ce qu'on aura peine à croire,
  c'est qu'elle supposa que, par un autre miracle, la croix avoit
  été renouvelée. Elle disoit qu'étant aux Pères de l'Oratoire fort
  attentive, comme on levoit le Saint-Sacrement, elle avoit encore
  senti à sa main, qui étoit gantée, la même chose que la première
  fois, et qu'ayant ôté son gant, elle avoit trouvé la croix
  très-bien refaite. Mon étonnement augmenta beaucoup; mais M. de
  Langlade parut si persuadé de ce second miracle, qu'il
  l'attestoit avec des serments effroyables, etc.» (_Mémoires de
  Gourville_, 1782, t. 1, p. 184, et dans la _Collection des
  Mémoires relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t. 52,
  p. 305.)

On m'a conté que je ne sais quelle prude disoit un jour, en présence
de madame Le Page, qu'elle alloit retirer deux de ses filles de
religion. «Ah! Jésus! lui dit-elle, madame, gardez-vous-en bien: le
monde est plein de mauvais exemples. Pour moi, j'y laisserai les
miennes.--Ah! madame, reprit l'autre, c'est selon l'éducation et les
exemples qu'on leur donne.»



LE VICOMTE DE LAVEDAN,

DEPUIS LE MARQUIS DE MALAUSE.


Le vicomte de Lavedan[459] se donna à Monsieur, aujourd'hui M.
d'Orléans; il fut amoureux de madame de La Maisonfort, et il tint à
peu qu'il ne la fît demander. Depuis il eut inclination pour une de
ses cousines germaines, fille de madame la marquise de Kerveno, sa
tante. Comme il étoit fils unique, on pensa à le marier de bonne
heure: on lui proposa en Languedoc, son pays, plusieurs partis, entre
autres l'héritière de Rieux, qui avoit de grandes et belles terres
proches des siennes. Il la voulut voir, et alla incognito à Toulouse,
ayant fait habiller un des siens en seigneur anglois; mais il fut
bientôt reconnu. Il ne put se résoudre à l'aimer, et soupiroit
toujours après sa Bretonne: c'est ainsi qu'il appeloit mademoiselle de
Kerveno, qui effectivement étoit Bretonne. Son père et sa mère, voyant
qu'il n'en vouloit point d'autre, consentirent qu'il la demandât en
mariage. En ce temps-là le marquis d'Asserac la recherchoit, et
l'affaire étoit fort avancée. Cette fille, qui connoissoit fort Le
Pailleur[460], car la maréchale de Thémines étoit la bonne amie de sa
mère, le pria de lui faire son horoscope. Le Pailleur feignit de faire
sa figure, et, au plus loin de sa pensée, lui dit qu'elle épouseroit
un homme brun, or Asserac étoit blond, et qu'un jour elle feroit
galanterie avec un homme d'Eglise. On fait la proposition de Lavedan;
voilà madame de Kerveno[461] bien empêchée; elle va à la maréchale:
«Ma bonne, conseillez-moi.» Le Pailleur, qui s'y trouva, dit qu'il n'y
avoit pas à hésiter, qu'Asserac étoit de religion et de même pays, et
que leurs terres étoient voisines. Elle part résolue de la donner au
blond, et le lendemain l'affaire étoit conclue avec le brun. La
Chalais, qui étoit lors auprès d'elle, ayant été gagnée, lui avoit
tourné l'esprit. On dit que madame de Kerveno, en bonne tante, lui
avoit dit qu'elle ne lui conseilloit pas de prendre sa fille, que
c'étoit un esprit altier et hardi qui lui donneroit bien de
l'exercice: nonobstant cet avertissement, il passa outre[462].

  [459] Louis de Bourbon, marquis de Malause, vicomte de Lavedan,
  mourut le 1er septembre 1667.

  [460] On a vu déjà l'Historiette de Le Pailleur.

  [461] Marie de Lannoy La Boissière, marquise de Kerveno.

  [462] Le vicomte de Lavedan épousa Charlotte de Kerveno, en
  l'église de Saint-Sulpice de Paris, le 22 avril 1638. (_Voyez_ le
  P. Anselme, t. 1, p. 371.)

Ils passèrent un an ou deux dans la plus grande intelligence du monde;
elle alloit à la chasse avec lui, et ils n'étoient jamais l'un sans
l'autre. Au bout de ce temps elle commença à n'être pas bien avec sa
belle-mère[463]; elles étoient toutes deux impérieuses; la belle-mère
vouloit tout gouverner à l'ordinaire, et l'autre eût bien voulu être
la maîtresse. Enfin la mère donna à entendre à son fils qu'il feroit
bien de se retirer avec sa femme à Miramont, l'une des terres qu'on
lui avoit données en mariage. Ce fut là que la désunion commença entre
le mari et la femme: elle devint jalouse d'une de ses demoiselles; la
fille fut renvoyée. Celle qu'on mit en sa place, et qui passoit pour
une sainte, fut soupçonnée de grossesse, et on la congédia comme
l'autre.

  [463] Marie de Chalon, dame de La Case, femme de Henri de
  Bourbon, marquis de Malause, filleul de Henri IV.

Quelque temps après ils retournèrent chez le père, parce que madame de
Malause étoit morte. Le comte parla de faire un voyage à Paris, et
elle, qui ne demandoit pas mieux que d'aller à la cour, le voulut
accompagner. Pour s'en défaire, il lui fit trouver bon de le laisser
partir devant, et lui promit de l'envoyer quérir; mais il n'en fit
rien, s'amusa à faire l'amour[464], et remettoit de mois en mois à
revenir. Elle savoit toute chose et s'en plaignoit hautement. Enfin
elle changea de langage, et commença à dire qu'elle étoit bien aise
qu'il fût à Paris, puisqu'il s'y plaisoit tant: dès-lors on eut
soupçon qu'elle se vengoit avec un nommé Mongé, un homme d'affaires
qui étoit à son mari, mais qui n'avoit rien d'aimable. Il est constant
que cet homme passoit des cinq et six heures avec elle, sous prétexte
de parler d'affaires. Depuis, allant à quelqu'une de ses terres, elle
passa par Alby et eut curiosité de voir l'église cathédrale, qui est
une des plus belles de France, bâtie par le cardinal d'Amboise. M.
d'Alby, de la maison Du Lude, prélat jeune et bien fait, la retint
quelques jours et la traita magnifiquement. Je ne sais si ce fut la
prophétie de Le Pailleur, car elle avoit été étonnée de ce qu'il lui
avoit prédit, ou autre chose, mais elle écouta les cajoleries de
l'évêque, et quand elle fut de retour chez elle, il lui alla rendre
visite. Les domestiques remarquèrent qu'un peu auparavant elle avoit
changé d'appartement, et s'étoit logée en un endroit d'où elle
pouvoit, sans être aperçue, aller à l'appartement qu'elle fit donner à
M. d'Alby. Ce ne fut pas la seule visite qu'il lui fit, et le bonhomme
le recevoit d'aussi bon cœur que sa belle-fille; car de tout temps
elle avoit fort dorloté le beau-père, jusqu'à se jeter à son cou, lui
embrasser les genoux et lui baiser les mains. Avec ces caresses, elle
l'avoit gagné entièrement, et elle étoit capable de lui persuader tout
ce qu'elle eût voulu: il y avoit même des gens malpensants qui en
médisoient, à cause que ce bonhomme avoit fort aimé les femmes; mais
il avoit quatre-vingts ans.

  [464] Le marquis de Malause eut en effet, vers cette époque, un
  enfant naturel qui fut appelé Louis, bâtard de Bourbon-Malause,
  né de Françoise de Birgand, et qui fut baptisé à Saint-Sulpice de
  Paris le 17 février 1641. (_Voyez_ le P. Anselme.)

Cependant les visites du prélat scandalisoient toute la maison, qui
étoit tout huguenote. Le vicomte, qui s'amusoit à Paris, fut averti de
ce qui se passoit, et revint bientôt chez lui: elle affecta de ne s'y
point trouver, pour lui faire voir qu'elle ne se tourmentoit guère de
lui: néanmoins, dès qu'elle sut son arrivée, elle partit en diligence
de Castres, où elle étoit, pour le venir trouver; mais ils ne furent
jamais bien ensemble. Elle, qui se sentoit peut-être coupable, fit
d'abord dessein de se séparer d'avec lui, s'il se pouvoit. Pour en
venir à bout, voici comme elle s'y prit. Elle écrit à la cour que le
marquis de Malause avoit assez de pente à se faire catholique; qu'elle
l'avoit presque gagné, mais que le vicomte, son fils, s'y opposoit
fortement, jusqu'à la quereller sans cesse depuis qu'elle avoit fait
un si louable dessein. Elle écrivit plusieurs lettres, par lesquelles
elle faisoit toujours espérer la conversion de son beau-père. Elle
s'imaginoit que soit qu'elle réussît ou non, si son mari venoit à la
maltraiter tant soit peu, ce lui seroit un prétexte pour le quitter,
et s'en aller à la cour, où elle croyoit qu'on la recevroit à bras
ouverts. Quelque temps après le mari étant allé en Auvergne à
quelqu'une de ses terres, elle persuada au bonhomme d'aller se
promener à une maison qu'il avoit auprès d'Alby. Aussitôt voilà tout
le pays d'alentour, qui étoit tout huguenot, fort alarmé, et il courut
un bruit qu'elle vouloit enlever le marquis pour le faire changer de
religion. Le jour qu'ils devoient partir, les gentilshommes et les
ministres du voisinage se rendirent à La Case, séjour ordinaire du
marquis, résolus d'empêcher ce voyage jusqu'au retour du vicomte. Elle
tâcha de leur ôter le soupçon qu'ils avoient, et le bonhomme, qui
étoit assez grossier, mais franc et résolu, et qui jusqu'alors avoit
fait profession de dire tout ce qu'il pensoit, leur représenta en son
patois, car il n'avoit pu parler autre langage que le gascon, que s'il
avoit envie de changer de religion, personne ne l'en empêcheroit, et
qu'il le pouvoit faire aussi bien et mieux chez lui qu'ailleurs,
puisqu'il y étoit le maître; mais qu'il n'y avoit point d'apparence
qu'il s'avisât de cela en sa vieillesse, sans nécessité et sans
profit, lui qui ne l'avoit pas fait lorsqu'on lui faisoit espérer un
bâton de maréchal[465]; qu'il lui importoit de faire ce voyage pour
désabuser le monde; qu'autrement on alloit dire qu'il étoit tombé en
enfance, quoiqu'il eût aussi bon sens que jamais. Il dupa ainsi les
gentilshommes et les ministres. On remarqua pourtant qu'il pleura aux
exhortations que lui fit un de ses plus anciens domestiques. Il part,
et ne fut pas plus tôt à cette maison que l'évêque s'y rendit, et là
il fit abjuration[466]; après cela il s'en alla à Malause, qui est en
Guienne, et là il mourut quelque temps après de mort soudaine[467].

  [465] Il est descendu d'un bâtard de Bourbon; c'étoit un fort
  grand seigneur. (T.)--Henri de Bourbon-Malause, descendu de
  Charles, bâtard de Bourbon, fils de Jean, deuxième du nom, duc de
  Bourbon et d'Auvergne, fait connétable le 23 octobre 1483, mort
  le 1er août 1488. (_Voyez_ le P. Anselme, t. 1, p. 311.)

  [466] Il abjura dans l'église de Las-Graisses, l'une de ses
  terres, à deux lieues d'Alby, le 3 octobre 1647. (_Voyez_ le P.
  Anselme, audit lieu.)

  [467] Suivant le Père Anselme, il seroit mort au château de
  Sanche-Marans, en Quercy, le 31 décembre 1647.

Elle, l'ayant accompagné jusque là, prit le chemin de la cour; mais le
marquis, de retour d'Auvergne, avoit informé la Reine, M. d'Orléans et
les parents de sa femme, de la vérité. Sa mère ni le comte de Lannoy,
son oncle, ne la voulurent point voir, et la Reine lui dit qu'elle
étoit trop honnête femme pour vouloir vivre séparée de son mari
ailleurs que dans un couvent, et que la bienséance ne permettoit pas
qu'elle demeurât à la cour. Elle, qui n'avoit pas remué tant de choses
pour s'enfermer dans une religion, et qui se voyoit rebutée de ses
proches, par leur ordre, et ne sachant où se retirer, s'en alla à
Miramont; mais celui qui étoit dans le château avoit ordre de lui en
refuser l'entrée, et elle fut contrainte de se retirer chez un
gentilhomme jusqu'à ce que, par les prières de madame de Kerveno, le
mari se résolut à la voir. Il la vit donc, mais avec beaucoup de
froideur, et, la laissant dans Miramont, il donna ordre qu'elle ne
manquât de rien, mais qu'on ne souffrît pas que personne la vît. Aussi
elle étoit comme prisonnière dans cette solitude, où elle se
nourrissoit bien, et ne faisoit point d'exercice; elle devint
prodigieusement grasse, et un homme prédit qu'elle crèveroit de santé.
En effet, cela lui augmenta le mal de mère[468], auquel elle étoit
sujette, et qui lui donnoit d'étranges convulsions. Comme ses accès
étoient quelquefois très-violents, et qu'il sembloit qu'elle allât
mourir, on le fit savoir à son mari, qui se rendit aussitôt à
Miramont: elle le reçut avec toutes les caresses et toutes les
cajoleries imaginables, mais il demeura toujours froid et insensible.
Ils soupèrent ensemble, mais il ne voulut point coucher avec elle, de
peur peut-être de la guérir; et la rage de se voir ainsi méprisée
augmenta son mal de telle sorte, qu'elle en mourut la nuit même.

  [468] Des suffocations hystériques. (Voyez le _Dictionnaire de
  Trévoux_.)

Quelques-uns ont voulu dire qu'elle avoit été empoisonnée; mais les
moines mêmes qui l'ont assistée, et qui l'ont vue mourante et morte,
justifièrent le mari; aussi madame de Kerveno ni les autres parents ne
l'en ont jamais soupçonné, et ont vécu avec lui comme devant.

Les enfants de cette femme moururent un peu après que la sœur de leur
mère, qui étoit religieuse, eut fait profession; de sorte que tout le
bien de madame de Kerveno va aux enfants de la princesse d'Harcourt.

Le marquis de Malause épousa depuis une Duras[469], nièce de M. de
Turenne.

  [469] Il épousa, en secondes noces, en 1653, Henriette de
  Durfort, fille de Guy-Aldonce de Durfort et d'Élisabeth de La
  Tour de Bouillon.



DE NIERT, LAMBERT ET HILAIRE.


De Niert, car c'est ainsi qu'il se nomme[470], quoique tout le monde
die _Denière_ ou _Denièle_, est de Bayonne: il dit que son grand-père,
étant maire du temps de la Saint-Barthélemy, empêcha qu'on ne fît le
massacre dans Bayonne. Il s'adonna dès sa jeunesse à la musique: M. de
Créquy le prit en qualité de suivant. Il a toujours chanté, de façon
qu'on ne pouvoit pas dire qu'il fît le chanteur. M. de Créquy le
traitoit fort bien, et ne lui disoit jamais _chantez_, ni le menoit en
aucun lieu en lui disant que c'étoit pour chanter; mais De Niert lui
disoit: «Monsieur, porterai-je mon théorbe[471]?--Ce que tu voudras,»
répondoit M. de Créquy.

  [470] Il se nommoit Pierre Denyert, et il étoit premier
  valet-de-chambre du Roi. (_Quittance de deux cents livres
  tournois pour son habit de deuil, à cause de la mort de la
  duchesse de Parme, passée devant notaire le 29 août 1663._
  Cabinet de M. Monmerqué.)

  [471] On disoit _téorbe_, _théorbe_ et _tuorbe_. Cet instrument
  avoit remplacé le luth. (_Dict. de Trévoux._)

Je crois que De Niert fut amoureux autrefois de madame Aubry, qui
chantoit fort bien; mais malgré tout cela, parce qu'elle avoit fait
venir l'ambassadeur de Venise à un souper où il avoit promis de
chanter devant le marquis de Pompéo Frangipani, il n'y voulut jamais
aller, et elle eut bien de la peine à faire la paix.

Quand M. de Créquy fut à Rome pour l'ambassade d'obédience[472] du feu
Roi, De Niert prit ce que les Italiens avoient de bon dans leur
manière de chanter, et le mêlant avec ce que notre manière avoit aussi
de bon, il fit cette nouvelle méthode de chanter que Lambert pratique
aujourd'hui, et à laquelle peut-être il a ajouté quelque chose. Avant
eux on ne savoit guère ce que c'étoit que de prononcer bien les
paroles. Au retour, le feu Roi le voulut voir; M. de Créquy ne laissa
pas de lui continuer les mêmes appointements: le feu Roi lui donna la
place de premier valet de garde-robe, à la charge de donner douze
mille livres de récompense. Il n'avoit pas un sou; mais il étoit en
bonne réputation, et on voyoit bien que le Roi l'affectionnoit: il
trouva cent mille écus avant que de sortir de la chambre de Sa
Majesté; de là il alla dans la chambre de la Reine, où il dit le don
que le Roi lui venoit de faire: «Mais, ajouta-t-il, je suis bien
empêché, car il me faut trouver quatre mille écus.»

  [472] Cette expression doit être prise uniquement dans le sens de
  la soumission à l'autorité spirituelle. Salvaing de Boissieu,
  lieutenant-général de Grenoble, accompagna M. de Créquy, en
  qualité d'_orateur de Sa Majesté très-chrétienne_. On lit un
  extrait de sa harangue dans l'Histoire de Louis XIII, par
  Levassor (t. 4, p. 332, édition de 1757, in-4º). Cette ambassade,
  dont le but étoit d'amener le pape à entrer dans une ligue contre
  la maison d'Autriche, eut lieu en 1633.

Une jeune veuve, femme-de-chambre de la Reine, lui offrit de la
meilleure grâce du monde de les lui prêter. Cela le charma, et dans ce
moment il en devint amoureux. C'étoit la fille d'un ministre de
Languedoc que l'on avoit convertie; je crois que ce fut elle qui
appela la Reine _Siresse_. Il en fut amoureux douze ans. Cet amour a
furieusement nui à De Niert, car le feu Roi, qui haïssoit la Reine, et
qui ne vouloit pas qu'il y eût aucune correspondance entre ses gens et
ceux de sa femme, n'approuvoit nullement cette affection, et il eût
fait sans cela tout autre chose pour notre homme qu'il ne fît. Il lui
disoit: «Vous n'attendez que ma mort pour vous marier.»

Quand le cardinal de Richelieu, qui vouloit que les officiers qui
approchoient le Roi de fort près ne lui voulussent point de mal, fit
faire compliment à De Niert sur cette charge, De Niert le dit au Roi,
et lui demanda s'il ne trouveroit pas bon qu'il en remerciât le
cardinal; le Roi le lui permit. On ne sauroit croire combien il étoit
chatouilleux pour les charges de sa maison; il ne vouloit pas souffrir
que le cardinal s'en mêlât. Durant la grande faveur de M. le Grand,
tous les premiers valets-de-chambre et tous les premiers valets de
garde-robe étoient comme de petits favoris.

Le feu Roi mort, De Niert épouse cette femme. Elle est adroite et même
un peu _escroque_, s'il faut ainsi dire, car elle n'a jamais rien
perdu faute de demander, et elle a obligé parfois telles gens à lui
donner qui n'en avoient nullement envie; d'ailleurs elle est fort
avare; lui est prodigue; elle l'appelle _Panier percé_, et le
_ragote_[473] sans cesse sur sa dépense. Il dit qu'une fois elle
voulut avoir un carrosse: la nuit elle entendoit du bruit dans
l'écurie; elle réveille son mari. «Ce sont, lui dit-il, les chevaux
qui mangent.--Quoi, reprit-elle, nourrir des animaux qui mangent la
nuit! Dieu m'en garde!» Elle les vendit dès le lendemain.

  [473] _Ragoter_, gronder, grogner. Expression triviale et
  populaire. (_Dict. de Trévoux._)

Lui et sa femme se tourmentèrent tant qu'ils obtinrent pour leur fils,
qui est le seul qu'il aient, la survivance de cette charge de premier
valet de garde-robe. Le Roi témoigna assez de bonté en cette
rencontre, car il se mit à genoux afin que cet enfant, qui n'avoit que
cinq ans, lui pût donner sa chemise pour entrer en possession. Le
pauvre De Niert pleuroit de joie quand il racontoit cela: depuis il
fut fait premier valet-de-chambre, et, l'année passée, comme sa femme
poursuivoit chaudement la survivance, le Roi lui dit: «Qui te
donneroit quatre doigts de parchemin te feroit bien aise?--En vérité,
oui, Sire, dit-elle.--Eh bien, ajouta le Roi en riant, ce sera dans
douze ans.» Le cardinal la trouva ensuite à la messe, et lui dit: «Que
demandes-tu encore à Dieu? ta chienne[474] est retrouvée et ton fils a
la survivance.» Elle lui sauta au cou tout devant la Reine, en lui
disant: «Madame, excusez, s'il vous plaît, mon transport.»

  [474] Elle en avoit une qu'elle aimoit fort. (T.)

Lambert[475] est de Champigny; il étoit enfant de chœur à Champigny
même où il y a une sainte chapelle, quand Moulinié, qui étoit maître
de la musique de Monsieur, le prit et le fit page de la musique de la
chambre de Monsieur. Lambert, ayant quitté les couleurs, se trouva un
tel génie pour la belle manière de chanter, que De Niert, en peu de
temps, n'eut plus rien à lui montrer. Ni l'un ni l'autre ne sont de
ces belles voix, mais la méthode fait tout.

  [475] Michel Lambert, suivant les biographes qui ont copié Titon
  Du Tillet (_Parnasse françois_; Paris, 1732, in-folio, p. 390),
  naquit en 1610 à Vivonne en Poitou. Il mourut en 1696. Tallemant
  le fait naître à Champigny en Touraine; il y avoit un beau
  château qui appartenoit à mademoiselle de Montpensier. La sainte
  chapelle, dont les vitraux représentoient la vie de saint Louis,
  étoit de l'architecture la plus élégante.

Lambert étudia soigneusement et à composer et à exécuter, et encore
présentement[476] il chante tous les matins pour lui-même, afin de se
perfectionner d'autant plus. Un de ses chagrins, à ce qu'il dit, c'est
de ne pouvoir laisser par écrit sa science, car tout cela dépend de la
manière qu'on ne sauroit exprimer.

  [476] Tallemant écrivoit ceci vers 1660.

Lambert commença à montrer et à chanter dans les compagnies: on
l'appeloit le petit Michel, le petit Maître, Champigny[477] et
Lambert; de sorte qu'une fois il y eut une plaisante dispute. Quatre
femmes un jour se pensèrent prendre aux cheveux; l'une soutenoit que
Lambert chantoit mieux que personne. «Voire, dit l'autre, c'est le
_petit Michel_.--Vous vous trompez, dit une troisième, c'est le _petit
Maître_.--Vraiment, vous vous y entendez toutes, dit la dernière,
c'est _Champigny_ qui est le plus estimé de tous.» Ce n'est pas que
Lambert ne grimace horriblement, et qu'il ne soit effroyable à voir
en cet état, car même il est fort vilain quand il ne grimace pas. Il
n'y a que lui qui montre bien, et les écolières des autres ne sont
rien au prix des siennes. Si Dieu avoit voulu que c'eût été un homme
plus régulier, il y auroit un grand nombre de personnes qui
chanteroient bien; mais, quoiqu'il ne soit point débauché, il est si
peu exact, que c'est quasi peine perdue que de s'y amuser. Il n'est
point intéressé, et n'a jusqu'ici guère songé à sa fortune; s'il avoit
voulu, il iroit à cette heure en carrosse.

  [477] Cette circonstance rend vraisemblable ce que dit Tallemant
  sur le lieu d'origine de Lambert.

Il étoit toujours de çà et de là en parties où il ne gagnoit rien, et
comme il promettoit à tout le monde, il manquoit aussi à tout le
monde[478]. Une fois, je ne sais quel homme de la cour qui s'étoit
vanté de le faire entendre à une dame, voyant que Lambert lui avoit
manqué trois jours de suite, l'attendit long-temps dans le Luxembourg
pour le battre; mais par bonheur, il ne le trouva pas.

  [478] Si Boileau n'avoit voulu, avant tout, donner à son
  amphitryon de la satire du Festin le caractère d'un hâbleur, on
  pourroit croire que c'est cette inexactitude de Lambert qui lui a
  fait dire:

    Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,
    Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole.
    C'est tout dire en un mot, et vous le connoissez.
    --Quoi! Lambert?--Oui, Lambert.--A demain. C'est assez.

    (_Satire_ IIIe.)

Lambert fit connoissance avec la fille de Bel-Air[479] qui avoit la
voix fort belle et qui étoit assez jolie: il se mit à lui montrer, et
en lui montrant, il en devint amoureux, car il est d'assez amoureuse
manière: il s'y engagea si avant qu'il lui promit de l'épouser, et en
parla publiquement; ils furent même accordés, mais il ne concluoit
point. Enfin la mère de la fille, comme voisine de madame d'Aiguillon,
alla se plaindre à elle; madame d'Aiguillon en parle au cardinal, qui
lui dit: «Laissez-moi faire.» Sur l'heure, il envoie chercher
Desmarets, et lui dit de faire un dialogue sur telle chose; le
dialogue fait, il l'envoie à Lambert pour y faire un air, car Lambert
compose bien. On le fait apprendre à Lambert et à sa maîtresse, et
après cela on les fit venir à Ruel, où madame d'Aiguillon se trouva.
Voici le dialogue:

    TIRCIS.

    Philis, j'arrête enfin mon humeur vagabonde.

    PHILIS.

    Trop volage Tircis, pourquoi me fuyois-tu?

    TIRCIS.

        C'étoit pour dire à tout le monde
        Que rien n'égale ta vertu.

    PHILIS.

            Oh! l'excuse légère
            D'un esprit trop léger!

    TIRCIS.

              Pardonne, ma bergère,
              Pardonne à ton berger.

    TOUS DEUX.

             Aimons-nous désormais,
             Aimons-nous pour jamais.

  [479] A l'Historiette de Bensserade, il est parlé du père de
  cette fille.

    (T.)

Le cardinal les fit marier; mais il ne leur donna rien: il perdit là
une belle occasion; il n'a jamais rien fait pour eux. Tant pis pour
lui[480].

  [480] Cette anecdote peut servir de pendant à la dure _négation_
  du cardinal de Richelieu, en réponse au beau sonnet que chacun
  sait par cœur, et qui commence par ces vers:

    Armand, l'âge affoiblit mes yeux,
    Et toute ma chaleur me quitte, etc.

La femme de Lambert étoit assez enjouée. Je ne sais si cela lui déplut
ou s'il crut avoir été attrapé; mais, quoi qu'il en soit, il ne la
traita point bien. Elle s'en plaignit au bonhomme Le Pailleur, leur
voisin, qui lui conseilla d'en parler à son père, à sa mère et à ses
sœurs. «Dieu m'en garde! répondit-elle; ils se moqueroient de moi;
car c'est moi toute seule qui l'ai voulu.» Le Pailleur en parla donc à
Lambert, qui ne lui voulut jamais rien avouer.

Le feu cardinal se divertissoit pourtant de Lambert. Un jour que notre
Orphée s'étoit laissé entraîner dans une de ces caves de vin muscat, à
la Croix du Tiroir[481], il en sortit la tête en compote, et en s'en
retournant, il trouva Le Puis, son beau-père, qui lui dit qu'il le
cherchoit, que le cardinal le demandoit, et qu'il y avoit un carrosse
au logis qui attendoit il y avoit long-temps. Il fallut aller. Par
bonheur pour lui, il y avoit ce jour-là deux comédies chez le
cardinal, l'une françoise, l'autre italienne, durant lesquelles il
dormit fort bien; on soupa: il n'avoit pas besoin de souper; il
employa encore ce temps-là à dormir. Il étoit dix heures quand on le
fit chanter: il n'eut jamais tant de voix.

  [481] C'est ce qu'on appelle _la Croix du Trahoir_; cette croix
  étoit placée au coin de la rue de l'Arbre-Sec et de la rue
  Saint-Honoré. L'orthographe de ce nom, de même que l'étymologie
  qui s'y rapporte, ont singulièrement varié. (Voyez les
  _Recherches sur Paris_, par Jaillot, t. 1, _quartier du Louvre_,
  p. 7.)

Sa femme mourut de chagrin au bout de trois ou quatre ans de mariage:
il en a eu une fille.

Mademoiselle Lambert avoit une petite sœur: c'est Hilaire. De Niert,
qui lui trouva beaucoup de dispositions, se mit à lui montrer, et elle
réussît admirablement. Lambert, voyant cela, voulut avoir sa part de
la gloire. De Niert se retira aussitôt: cela causa quelque petite
froideur entre eux; depuis pourtant cela s'est raccommodé, et de Niert
les va voir fort souvent: il prend grand plaisir à montrer quelque
chose à cette fille. Comme la plupart des gens de musique sont
bizarres, Lambert s'avisa de devenir amoureux de cette fille, parce
que c'était la seule dont il ne le devoit pas être; sa beauté ne lui
servoit point d'excuse, car elle n'est point jolie: il est vrai
qu'elle ne fait pas peur; mais, ma foi, elle n'a rien de beau que la
voix et les dents: c'est une fille fort raisonnable; et quand je
considère les sottes gens avec qui elle a été nourrie, je m'étonne
qu'elle ait l'esprit si bien fait. Cette amour l'a pensé faire
enrager, car il a été un temps qu'il ne lui vouloit rien montrer qu'en
particulier, et quand ils étoient tous deux tout seuls, il se mettoit
à genoux, et lui disoit cent extravagances. Elle aimoit mieux ne rien
apprendre; je dis _ne rien apprendre_, parce que ce n'est pas tout que
d'avoir les airs notés, il faut que ce soit lui qui vous les montre,
ou vous ne leur donnez pas la centième partie de l'agrément qu'il leur
donne. Une fois il en vint jusqu'à faire détendre son lit pour quitter
la maison du père d'Hilaire; après, il le fit retendre. Un jour il
vouloit mettre sa fille en religion: «Vous ferez bien,» lui dit
Hilaire. Aussitôt il ne le voulut plus. Quand il lui parloit de sa
passion, elle lui disoit: «Que voulez-vous, vous êtes fou. Si j'étois
capable de faire quelque sottise, vous m'en devriez empêcher.» Cela le
mit en colère: il s'en va, et ni lui ni son valet ne venoient plus
manger au logis. Cela l'ennuyoit furieusement, et il étoit bien
embarrassé de sa colère; pour se raccrocher, il renvoya son valet
prendre ses repas à l'ordinaire: il y revint lui-même bientôt après,
et il disoit à tout le monde: «Ne croyez pas que j'en sois amoureux.»
Et tout le monde le croyoit un peu plus fort.

Lambert voulut penser à quelque charge de la musique: il se trouva si
gueux qu'il en eut honte; cela lui servit à une chose. M. de
Lisieux-Matignon aimoit fort à les entendre lui et Hilaire. Ils
chantent des dialogues ensemble les plus agréables du monde. Il leur
envoyoit tous les ans un carrosse pour aller le trouver à la campagne,
et ne les renvoyoit point sans quelque présent. Un honnête homme,
nommé M. Marchand, _custodi-nos_[482] du prince Eugène, car il a une
sœur chez madame de Carignan, étoit aussi comme l'intendant de M. de
Lisieux.

  [482] Le _custodi-nos_ étoit le titulaire d'un bénéfice; il
  prêtoit son nom à celui qui en étoit le véritable usufruitier.

Cet homme s'affectionna à Hilaire; il aimoit aussi Lambert: il demanda
si le père d'Hilaire le vouloit prendre en pension. On lui fait
quitter le cabaret. Marchand est infirme, et passe une bonne partie de
l'année au lit; il a fait du bien à toute la maison, car il fit donner
une pension de mille livres à Lambert sur les bénéfices de M. de
Lisieux. On eut bien de la peine à faire faire à notre homme ce qu'il
falloit pour cela: c'est un petit esprit _de bois blanc_, comme disoit
Le Pailleur. Il donna une prébende de Dreux de douze cents livres de
rente au frère d'Hilaire, qui prit une des filles avec lui, et ils
vivent là tous deux.

Lambert avoit eu une pension de quatre cents écus du temps de M.
d'Émery, à qui il en avoit l'obligation, et tout le monde est ravi de
le faire payer de sa pension; aussi est-il assez reconnoissant.

Marchand payoit gros, et faisoit valoir ce qu'Hilaire avoit pu amasser
des présents qu'on lui faisoit et des ordonnances qu'elle avoit pour
avoir chanté aux ballets du Roi.

Hilaire avoit une sœur qu'elle a encore, qui est jalouse d'elle
horriblement. Cette fille dit tant de sottises de Marchand et d'elle,
que cet homme sortit de la maison. Enfin pourtant on l'y fit revenir,
et Lambert, qui n'est plus amoureux, considérant que sa belle-sœur
lui étoit nécessaire, qu'ils se faisoient valoir l'un l'autre, et
aussi pour se délivrer des impertinences du père, de la mère et de
cette belle-sœur, alla loger avec Hilaire, avec ce M. Marchand,
auprès des Petits-Pères, où Hervault[483] les attira, et leur fait
payer leurs pensions soigneusement, car Hilaire en a une aussi, si je
ne me trompe: ils ont soin du bonhomme, de la bonne femme et de la
sœur même; il est vrai que cette fille travaille. La fille de Lambert
est assez jolie, danse bien, joue bien du clavecin, et Lambert dit
qu'il lui trouve de la voix: elle aime sa tante tendrement, aussi lui
a-t-elle bien de l'obligation[484]. M. de Langres a donné depuis peu
un bénéfice de huit cents livres de rente à Lambert.

  [483] Ce nom est douteux.

  [484] Lulli épousa la fille de Lambert. (_Parnasse françois_ de
  Titon Du Tillet, p. 391 et 401.)



LA GAILLONNET ET SA FILLE.


Une lavandière de Paris avoit une jolie fille qu'elle vendit à un
commandeur de Malte, qui l'entretint quelque temps; après, un nommé
Gaillonnet[485], de l'extraordinaire des guerres, l'entretint et en
eut une fille; et après, afin qu'il lui en coûtât moins, il y associa
aussi un garçon de l'extraordinaire des guerres, appelé Marbault. Tous
deux ensemble ils la marièrent à un nommé Chirat, qui avoit un frère
procureur du roi du Châtelet. C'étoit un coquin que ce Chirat, qui
n'ignoroit pas la vie de la demoiselle; cependant, comme il s'avisa de
faire le fâcheux quelque temps après, sa femme et Gaillonnet le
voulurent empoisonner. Il les accusa d'adultère et d'empoisonnement,
et ils furent pris tous deux. L'affaire s'accommoda pour quinze mille
livres, par l'avis du procureur du roi, et comme il n'y avoit point
d'enfants, on les démaria par impuissance. Voilà Gaillonnet et
Marbault en liberté; ils font une nouvelle société avec leur confrère
Le Page[486], dont nous avons parlé ailleurs. Sa première femme, qui
découvrit l'affaire, l'attendit une fois tout un jour dans une écurie
pour le châtier, comme il alloit voir sa mignonne. Gaillonnet, qui
avoit beaucoup donné à cette femme, et qui voyoit qu'elle avoit tiré
de bonnes nippes de ses associés, pour jouir de ce bien-là, épousa la
demoiselle. On mit sa fille sous le poêle, disant qu'il n'y avoit
point eu de mariage avec Chirat. La fille étoit déjà grandette; on
parle de la marier et de lui donner cinquante mille écus. Fourrilles,
grand maréchal-des-logis, jeune homme à qui son père avoit laissé
assez de dettes, voyant la fille jolie, le père de bon lieu et de quoi
s'acquitter, n'eut point d'égard à tout le reste et l'épouse. Je ne
sais à qui en est la faute; mais au bout de deux jours, les voilà aux
couteaux tirés. Par une bizarrerie admirable, il hait sa femme et
devient amoureux de sa belle-mère; il est vrai que cette femme est
vive et a quelque chose de fort aimable. Un jour le chevalier, son
frère, trouva la mère et la fille et une parente, l'une avec la pelle,
l'autre avec les pincettes, et la troisième avec le balai, en haut,
pour assommer le pauvre Fourrilles. «Comment, ce dit-il, à quoi
songes-tu? Que ne jettes-tu toutes ces p......-là par la fenêtre?»
Voilà encore plus de _grabuge_ que jamais, quoiqu'il n'y eût point de
coups rués. Fourrilles avoit été si sot que d'épouser sans toucher
l'argent[487]; c'étoit là le véritable sujet de tout ce qui
s'ensuivit; car n'aimant point sa femme, et mal satisfait de n'avoir
que du papier, il ne la traitoit nullement bien. Elle se mit à le haïr
encore plus fort; enfin, il les fallut démarier. Voici une nouvelle
bizarrerie. Dès qu'elle ne fut plus sa femme, il en devint amoureux,
et fit, mais en vain, tout ce qu'il put pour coucher encore avec
elle[488]. D'autres ne la trouvèrent pas si cruelle. Le père, voyant
du scandale, la fait mettre dans un couvent; le père consent qu'elle
en sorte quelque temps après, parce que Pâris, qui étoit à M. de
Turenne, parloit de l'épouser; mais il l'entretint seulement. Or,
Fourrilles avoit touché quelque chose de la dot: il demandoit à payer
sûrement; un créancier huguenot fit aller l'affaire à l'édit[489].

  [485] Vions, sieur de Gaillonnet. On dit qu'ils sont
  gentilshommes.

    (T.)

  [486] Voyez l'Historiette de Le Page.

  [487] Il dit que, pour ne le pas payer d'une partie qu'il devoit
  toucher d'eux dans quelque temps, ils prirent prétexte sur ce que
  la fille n'avoit pas encore douze ans quand on la maria. (T.)

  [488] M. de Cornusson de La Valette avoit épousé une femme qui se
  gouverna assez mal; elle n'eut qu'une fille; elle supposa un
  fils, puis, par colère, elle le tua. Accusée, elle prouve qu'il
  étoit à une meunière: on étouffe l'affaire. Sou mari et elle se
  séparent, font rompre le mariage. Il prend une seconde femme.
  Etant à Paris, il trouve sa première femme en chambre comme une
  gourgandine: il couche avec elle, se renflamme, et la reprenoit
  si la deuxième n'eût accouché tout à propos d'un garçon. (T.)

  [489] La chambre de l'édit étoit mi-partie de conseillers
  catholiques et de juges protestants. Elle avoit été créée par
  l'édit de Nantes.

Après Pâris, un gentilhomme de Normandie, mais qui n'étoit pas un fin
Normand, nommé Bressey, fils de madame de Clinchamp[490], l'entretint
et en avoit même eu des enfants. Pour s'exempter de retourner jamais
en religion, elle se met en tête de l'attraper, et lui dit, en
sollicitant son procès, que s'il la traitoit de femme, cela serviroit
à son affaire. Il le fit et dit à tous ses juges que c'étoit sa femme.
Après elle lui dit: «Mais la chose seroit bien plus croyable si nous
faisions un petit contrat de mariage.» Il en fit un tout niaisement,
et même en badinant elle se fit épouser; il est vrai qu'il y avoit
quelques nullités: elle gagne son procès, et sur l'heure[491], avant
que de sortir de l'audience, elle présente requête, exposant que M. de
Bressey, qui l'a toujours traitée de femme, comme tous ces messieurs
en sont témoins, et qui l'avoit épousée après un contrat de mariage
qu'elle produisoit, ne la vouloit pas reconnoître pour telle: il étoit
présent et disoit pour ses raisons qu'il ne l'avoit épousée qu'à la
cavalière, et pour lui faire gagner son procès; il fut ordonné sur
l'heure qu'il iroit en bas[492], si mieux n'aimoit la reconnoître pour
sa femme. Il la reconnut, et, pour plus grande sûreté, elle fit
recélébrer le mariage. Fourrilles dit qu'il est fort des amis de la
dame, et qu'ils s'écrivent assez souvent.

  [490] Louise de Montgommery, dame de Clinchamp; elle avoit épousé
  Clinchamp en secondes noces. (_Voyez_ l'article Clinchamp, p.
  376.)

  [491] Vers la fin du Parlement, en 1657. (T.)

  [492] _En bas_, dans les prisons de la Conciergerie.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE QUATRIÈME VOLUME.


                                                                 Pages

    La présidente Perrot.                                            5

    Perrot d'Ablancourt.                                             9

    Le baron d'Auteuil.                                             13

    Madame Coulon.                                                  14

    La présidente Lescalopier.                                      17

    M. de Bernay.                                                   23

    M. de Vassé.                                                    25

    Le Saulnier. Le roi d'Éthiopie.                                 29

    M. de Laffemas.                                                 31

    Haudessens.                                                     37

    Beaulieu-Picart.                                                39

    L'Estoile et Saint-Thomas.                                      45

    L'esprit de Montmartre et Raconis.                              49

    Madame de Montandre.                                            52

    Madame de Champré et les autres dames de Noyon.                 53

    D'Amboise, père et fils.                                        66

    L'abbé Du Landaye.                                              68

    Du Burcq.                                                       66

    Madame Cornuel.                                                 72

    Lettre de madame Cornuel à la comtesse de Maure.                77

    Boutard.                                                        80

    Madame d'Amet.                                                  83

    Costar.                                                         84

    Madame de Cavoye.                                               98

    Le cardinal de Retz.                                           102

    La présidente de Pommereuil.                                   115

    Bezons.                                                        116

    Salomon-Virelade.                                              119

    Madame de La Grille.                                           122

    Menillet.                                                      123

    Ménage.                                                        125

    M. de Laval.                                                   152

    Esprit.                                                        170

    Sarrazin.                                                      173

    La marquise de Sy.                                             178

    Souscarrière.                                                  184

    La Liquière.                                                   193

    M. de Guise, petit-fils du Balafré.                            197

    Madame Dalot.                                                  207

    M. de Roquelaure, Boissac, madame de Lesdiguières.             211

    La Tour Roquelaure.                                            223

    Le chevalier de Roquelaure.                                    226

    Belesbat.                                                      230

    Madame de Courcelles-Marguenat, et madame de Chauvry.          234

    Saint-Germain Beaupré, le feu président Le Bailleul et ses
      fils.                                                        240

    Madame de Choisy, Champagne le coiffeur.                       247

    M. et madame de Brégis.                                        253

    Cérisante et Marigny.                                          259

    Madame de Gondran.                                             270

    Sévigny et sa femme.                                           298

    Turcan.                                                        305

    Ninon de Lenclos.                                              310

    M. de Villarceaux et madame de Castelnau, avec M. et madame
      de Nouveau.                                                  321

    Mademoiselle de Sallenauve.                                    326

    Priezac.                                                       334

    Le président Amelot.                                           336

    Gomberville.                                                   343

    La présidente Aubry, son mari, Orgeval et Senas.               347

    Gauffredy.                                                     354

    Mademoiselle Garnier, ou madame d'Orgères, depuis dame de
      Champlâtreux.                                                358

    Le petit Grammont.                                             363

    Provençaux et provençales.                                     367

    Mademoiselle Diodée.                                           372

    Clinchamp.                                                     376

    Madame de La Roche-Guyon.                                      379

    Madame de Castelmoron.                                         390

    Rénevilliers.                                                  395

    Madame Roger.                                                  401

    Madame de Vervins.                                             406

    Ruqueville.                                                    411

    Le Page et ses deux femmes.                                    414

    Le vicomte de Lavedan.                                         421

    De Niert, Lambert et Hilaire.                                  428

    La Gaillonnet et sa fille.                                     439


FIN DU TOME QUATRIÈME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les historiettes de Tallemant des Réaux, Tome quatrième - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle" ***

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