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Title: Dans l'extrême Far West - Aventures d'un émigrant dans la Colombie anglaise
Author: Johnson, Richard Byron
Language: French
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book was produced from scanned images of public domain
Archive/Canadian Libraries.)



                      BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE



                                  DANS

                           L’EXTRÊME FAR WEST

                        AVENTURES D’UN ÉMIGRANT

                       DANS LA COLOMBIE ANGLAISE

                                  PAR

                             R. B. JOHNSON

         TRADUITES DE L’ANGLAIS AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR

                            PAR A. TALANDIER

                    OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 25 VIGNETTES

                              PAR A. MARIE

                                 PARIS

                       LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

                    79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79



                                  DANS

                           L’EXTRÊME FAR WEST

            PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2



                                  DANS

                           L’EXTRÊME FAR WEST

                        AVENTURES D’UN ÉMIGRANT

                       DANS LA COLOMBIE ANGLAISE

                                  PAR

                             R. B. JOHNSON

         TRADUITES DE L’ANGLAIS AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR

                            PAR A. TALANDIER

                    OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 25 VIGNETTES

                              PAR A. MARIE

                            DEUXIÈME ÉDITION

                                 PARIS

                        LIBRAIRIE HACHETTE & Cie

                      BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

                                  1874

                          Tous droits réservés



                                  DANS

                         L’EXTRÊME FAR WEST[A]

                               AVENTURES

                D’UN ÉMIGRANT DANS LA COLOMBIE ANGLAISE



CHAPITRE PREMIER

LE DÉPART


Un pays dont on entend rarement parler aujourd’hui fit soudainement--il
nous semble qu’il n’y a de cela que quelques années--un fort grand bruit
dans le monde: ce pays était la Colombie anglaise. Des récits
merveilleux parurent dans le _Times_, et, dans ces récits, il n’était
question que de la prodigieuse richesse des mines d’or de cet Eldorado,
et des nouveaux et vastes champs qu’il offrait à l’esprit d’aventure des
émigrants.

Jeune alors et plein de cet amour des entreprises lointaines qui
caractérise la race anglo-saxonne, je ne pus lire ces récits sans en
être d’autant plus fortement impressionné, que la situation de cette
colonie, isolée du monde civilisé, et sa nature vierge et sauvage,
ajoutaient quelque chose de romanesque à ses autres charmes. Ce fut
ainsi qu’ayant fait par hasard la connaissance d’un chercheur d’or
récemment revenu d’Australie, et qui se proposait de mordre encore à
l’hameçon, je me déterminai à lui offrir de l’accompagner, pour chercher
avec lui les aventures et, si possible, la fortune.

Nous eûmes bientôt formé nos plans, bouclé nos malles et pris passage
pour l’Eldorado (via Panama et San-Francisco) à bord du steamer qui fait
le service de la malle entre Southampton et les Indes occidentales. Cent
cinquante aventuriers environ avaient pris comme nous passage sur
l’avant, et faisaient sensation, sur ce navire aux allures tranquilles,
aristocratiques, _respectables_.

[Illustration: Le pont du paquebot.]

Bien que la plupart d’entre nous appartinssent par leurs antécédents à
une classe supérieure à celle des passagers qui voyagent en troisième,
nous formions, à l’avant, une compagnie fort mêlée. Il y avait un grand
nombre de clercs, de commis, et d’autres jeunes gens de la même classe,
qui, de leur vie, n’avaient touché un instrument de travail manuel;
quelques fils de clergymen (pour la plupart mauvais sujets accomplis),
quelques hommes en qui on pouvait reconnaître les traces d’une éducation
universitaire; un petit nombre d’israélites acharnés au commerce; et
enfin quelques gaillards solides, reconnaissables à leur teint bronzé et
à leur costume de mineur, pour des gens qui, de même que mon compagnon,
avaient abandonné d’autres pays aurifères pour tenter la chance dans
celui que l’on venait de découvrir. Ces derniers étaient nos héros. Que
l’un d’eux vînt à s’asseoir n’importe où, et aussitôt un cercle de
«nouveaux camarades» se formait autour de lui pour lui demander quelque
récit de ses aventures ou profiter des leçons de son expérience.

L’opinion la plus généralement émise par ces vieux routiers était que
leurs auditeurs n’étaient qu’un troupeau d’imbéciles, qui, s’ils avaient
la moindre lueur de bon sens, s’empresseraient de retourner chez eux par
le prochain steamer.

Notre voyage, en dépit des inconvénients inséparables d’un passage en
troisième classe, fut très-agréable. J’eus l’occasion pour ma part de
faire de curieuses études de mœurs.

L’esprit de caste est la première chose (le mal de mer excepté) qui se
manifeste parmi les voyageurs lancés sur les flots bleus. Il y a d’abord
les passagers du grand salon, qui sont généralement de nobles hidalgos,
et leurs familles, des officiers récemment mariés, des docteurs et des
chapelains de régiments, se rendant à quelque station des Indes
occidentales, et enfin quelques négociants aisés.

Tout ce monde tombe bientôt sous la tutelle d’une sorte de comité de
surveillance, formé de deux ou trois vieux messieurs, importants et
bavards, qui ont déjà fait plusieurs fois le voyage, et qui prennent en
peu de temps un empire despotique sur leurs malheureux compagnons. Ces
ennuyeux personnages assomment sans cesse le capitaine et les officiers
du bord d’absurdes questions nautiques dont ils ne comprennent pas
eux-mêmes le sens, et qui n’ont d’autre objet que de tenir la masse
ignorante et inexpérimentée de leurs compagnons sous le prestige de leur
importance et de leur savoir. Ils sont toujours sur le chemin des
matelots de service, qui, en récompense, les envoient de temps en temps
(sans le vouloir, naturellement) faire un plat-ventre sur un cordage
oublié, ou les gratifient d’un seau d’eau sale détourné (toujours par
hasard) de sa destination. Il y a aussi, généralement, une ou deux
vieilles femmes qui appartiennent à la même espèce, et qui maintiennent
parmi les dames de la société une discipline encore plus sévère que
celle des hommes.

C’est un point d’honneur chez les passagers de grand salon que de ne
jamais adresser la parole à un voyageur de la seconde classe; quant à la
_vile multitude_ de l’avant, il ne saurait pour eux en être question.

Les voyageurs qui occupent les cabines des secondes sont une humble et
inoffensive race qui fait ses délices des restes dûment arrangés du
dîner du grand salon. On peut les voir souvent monter la garde à
l’entrée des premières, et d’un œil avide, noter au passage les plats
qui reviennent et qu’ils pourront bientôt reconnaître sur leur propre
table. C’est alors le moment de donner des pourboires aux stewards ou
garçons de service, afin d’être favorisé de tel ou tel plat, et l’on
peut dire que, sur ce point, il existe à bord un véritable système de
surenchère.

Les passagers de la seconde classe se font un point d’honneur de ne
jamais adresser la parole aux passagers de la troisième, on peut même
dire que ceux-là ont une certaine peur de ceux-ci; mais ils cherchent en
revanche, et par tous les moyens, à nouer, en passant, quelques
relations fugitives avec l’un ou l’autre des gros bonnets de la première
classe. On les voit, pour la satisfaction de cette louable ambition,
supporter avec une grande égalité d’âme les plus effroyables
humiliations.

La foule des passagers de troisième classe, cantonnés à l’avant, se
compose en général de gens fort indépendants, et que l’exclusivisme des
classes supérieures touche peu.

Pour nous jeunes aventuriers, ce qui nous manquait, ce n’était ni le
courage ni l’espérance; ces vertus, au contraire, formaient le plus
clair de notre capital, et je crois pouvoir dire que nous étions aussi
heureux qu’en pareille circonstance on peut l’être à notre âge. Flâner
et rire; nous chauffer comme des lézards au brillant soleil du tropique
ou chercher l’ombre des bastingages et du gaillard d’avant; ne quitter
la pipe qu’à l’heure des repas, où notre appétit féroce avait, en un
clin d’œil, raison de notre modeste ordinaire; guetter les
bonitos[B], les poissons volants et les requins; jouer au palet, au
whist (et à quel whist admirablement mal joué!) et à toutes sortes de
jeux de hasard; danser la gigue, l’écossaise, le branle, et mille autres
danses connues ou inconnues au lecteur; boxer, faire des armes, nous
livrer à toutes sortes de farces et de plaisanteries: voilà comment nous
passions le temps, sans jamais penser autrement au lendemain que comme
au jour qui devait nous apporter la fortune.

Mais revenons à notre traversée. Après avoir changé de bateau à
Saint-Thomas, très-jolie petite ville, remarquable par ses trois
collines, nous arrivâmes enfin à Colon ou Aspinwall, où nous prîmes le
train pour Panama. Bien que cette voie ferrée n’ait que 48 milles (77
kilom.) de longueur, il faut environ six heures pour aller d’un Océan à
l’autre.

Là je vis, au départ, un grand personnage, reconnaissable pour tel à la
blancheur de son linge, monter en voiture, et, presque aussitôt,
chercher de tous côtés son bagage dont une partie était absente. Nous
venions de partir et étions déjà à environ 200 mètres de la station.
Ayant mis la tête à la portière, j’aperçus un nègre qui, porteur d’un
énorme sac de nuit, courait après le train en faisant des gestes les
plus extravagants. Je m’adressai au conducteur du train, un Américain,
qui se tenait dans le wagon, et je lui demandai s’il allait donner le
signal d’arrêter pour donner le temps d’arriver au brave nègre qui
courait si vaillamment.

«Ce n’est pas moi que vous prendrez à ce jeu-là! dit-il; si ce
gaillard-là est seulement la moitié d’un nègre, il nous aura rattrapés
avant que nous ayons eu le temps de nous arrêter.»

Et le train continua de marcher, et le nègre de courir, se rapprochant
de plus en plus, si bien que nous pouvions l’entendre haleter. Enfin,
d’un dernier et vaillant effort, il franchit en quelques enjambées
formidables l’espace qui le séparait encore de nous, saisit d’une main
le garde-fou qui entourait la plate-forme, lança son sac dans le wagon,
et se hala lui-même après le sac, à la force du poignet.

«Bon nègre! cria le conducteur, d’un ton approbateur.

--Diable de train! répliquai-je. Est-ce que vous n’allez jamais plus
vite que cela?

--Pas ici, en tout cas, dit-il. Car si nous le faisions, en moins de
deux minutes et demie nous irions patauger dans ce vilain marais!»

Je voulus inviter le nègre à se rafraîchir au comptoir (presque tous les
trains en Amérique ont un comptoir--_a bar_--où l’on peut boire pendant
le voyage)[C], mais je n’oublierai jamais l’expression d’horreur avec
laquelle cette proposition fut accueillie par l’intelligent et distingué
personnage qui servait à boire aux voyageurs.

D’abord il donna cours à son indignation, en enfilant à la suite les uns
des autres une série de jurons effroyables; il se mit ensuite à cracher
violemment autour de lui, reprit haleine, cassa un verre pour calmer son
émotion, et finalement, voyant ma confusion et se radoucissant, me dit:

«Ah! je comprends, vous êtes étranger; vous n’êtes pas au fait de nos
libres institutions; vous avez été élevé dans un pays où l’on regarde
presque ces êtres-là (montrant du doigt le pauvre nègre essoufflé) comme
des créatures humaines. Mais qu’il ne vous arrive plus d’inviter des
nègres à boire à mon _bar_, ou il y aura du tapage, entendez-vous!»

Je donnai donc une petite pièce au malheureux nègre, et me réconciliai
avec le _bar-keeper_, qui n’était pas un mauvais garçon, à part ce que
je considérais alors comme son injustifiable préjugé contre les gens de
couleur (je dois avouer que mes opinions se sont depuis un peu
rapprochées des siennes). Il me fit un verre d’excellent
_mint-julep_[D], et ne voulut pas entendre parler de payement. Ce fut
là, je crois, ce qui me disposa tout particulièrement en sa faveur.

Panama, bien que situé au milieu du plus magnifique paysage, nous fit
l’effet d’une assez vilaine et sale ville. Il n’y avait rien qui valût
la peine d’être vu, sauf les ruines, dont l’aspect rappelait les
dévastations commises par les pirates qui, du temps de la reine
Élisabeth, infestaient ces parages.

Le jour de notre arrivée, le pays était, comme d’habitude, en
révolution, ou pour mieux dire en émeute. Le lendemain l’émeute était
finie, et tous les habitants se remirent à leur occupation habituelle,
qui consiste à rançonner les voyageurs durant le peu de jours que
ceux-ci ont à passer chez eux. Les voyageurs partis, les dissensions
renaissent et amènent la mort de quelques chiens perdus et de quelques
cormorans inoffensifs.

Soit dit en passant, ces oiseaux, qui portent le nom «d’oiseaux
récureurs», sont, dans cette ville et dans plusieurs autres du même
genre, les seuls agents de la salubrité publique. Ils dévorent toutes
les épluchures et les immondices, que les habitants se contentent de
jeter dans la rue, et rendent de si indispensables services, que le
meurtre volontaire d’un de ces oiseaux est puni d’une forte amende.

Nous avions tout à fait assez de ce délicieux endroit où il nous fallut
rester quelques jours pour attendre les voyageurs de New-York. Aussitôt
qu’ils furent arrivés, nous nous embarquâmes pour San-Francisco, sur un
vapeur américain qui n’attendait, pour partir, que _ce petit complément_
de quinze cents passagers.

L’oncle Sam[E] n’a pas pour ses enfants, lorsqu’ils sont à bord, les
soins paternels que John Bull a pour les siens; aussi peut-on se figurer
aisément que l’avant d’un steamer américain, avec neuf cents personnes
entassées dans l’entrepont, comme des harengs dans un baril, n’est pas
le lieu du monde le plus agréable. La plupart des nouveaux venus étaient
des Irlandais ou des Allemands, et comme ils n’étaient d’une propreté
recherchée ni sur leur personne ni dans leurs habitudes, je puis
certifier à mes lecteurs qu’une étable à porcs, qui n’aurait pas été
nettoyée depuis un an, serait un véritable lieu de délices, comparée à
l’endroit qui devait nous servir de salon et de chambre à coucher.

Nos lits consistaient en trois rangées de couchettes de sangle, dont
deux sur les côtés et la troisième au milieu de l’entrepont, disposées
sur toute la longueur de l’avant à l’arrière. Chacun de ces lits de
sangle était occupé par quatre personnes, et l’on comprend que chacun ne
devait avoir que juste la place nécessaire pour s’étendre. Pour ma part,
je préférai de beaucoup étendre ma couverture sur le pont, et dormir à
la belle étoile, au risque d’être en butte aux injures et même aux coups
de pied des hommes de service, ou de me voir asperger par la pompe, qui
inondait le pont de grand matin pour le service journalier.

Les dispositions prises pour nourrir tout ce monde-là n’étaient guère
plus satisfaisantes. Nos repas, grossiers mais à coup sûr suffisants à
ne considérer que la quantité, nous étaient servis sur des tables
suspendues qu’on laissait tomber du plancher supérieur. Nous avions à
manger debout, et heureux ceux qui, même en se tenant debout, pouvaient
obtenir une place. Les tables, vu le nombre des passagers, devaient être
desservies et resservies trois fois à chaque repas, et pour trouver
place à la première ou à la seconde table, c’était une mêlée régulière
dont il fallait sortir vainqueur. Puis, bien souvent, la place conquise
se trouvait tout près des bossoirs, et l’on avait alors la chance de
recevoir quelque coup de pied de l’un ou de l’autre des pauvres animaux
qui étaient entassés là et traités avec à peu près autant d’humanité et
de propreté que les hommes. Quand le temps était mauvais, il est facile
de concevoir que, dans de pareilles circonstances, on recevait sur ses
habits une plus grande portion du dîner qu’on n’en portait à sa bouche.
Heureusement, les gros temps sont rares dans ces parages.

En dépit de tout, nous étions assez gais, mais nous appelions de tous
nos vœux le jour où nous arriverions à cette ville de San-Francisco
dont nous avions tant entendu parler avant et surtout depuis notre
départ. Ceux qui avaient des revolvers passaient leur temps à les
nettoyer et à les mettre en état de service, San-Francisco passant
encore pour le lieu du monde où régnait la licence la plus effrénée.

Je me souviens que c’est durant cette partie de notre voyage que tomba
l’anniversaire de Sa Majesté la reine d’Angleterre, et je ne doute pas
que notre souveraine n’eût ressenti une joie véritable à voir l’entrain
avec lequel nos compatriotes donnèrent en cette occasion carrière à
leurs sentiments. Malheureusement, l’un d’eux poussa l’enthousiasme
jusqu’à dire des injures à un homme de l’Ouest, dont la patience n’était
pas la vertu dominante. Celui-ci, dans la chaleur de la discussion, tira
son revolver, et notre compatriote, qui n’eut que le temps de
s’esquiver, reçut, au moment où il franchissait la porte, une balle dans
certaine partie de sa personne qu’il ne put de quelques jours faire
servir à sa fonction normale, celle de s’asseoir. L’homme de l’Ouest
fut, _pour la forme_, mis aux fers pendant un jour ou deux, puis remis
en liberté sur la parole qu’il donna de ne plus avoir recours à ce genre
d’argument. L’affaire s’arrangea, et tout finit par force poignées de
mains et force rasades.

En remontant la côte du Mexique, nous touchâmes à Acapulco pour faire du
charbon, et nous eûmes le plaisir d’une course à terre et d’un bon repas
d’œufs et de volaille. Les seuls animaux vivants que l’on put
trouver dans la ville nous parurent être des poules et des poulets.

Les indigènes nageaient par centaines autour du steamer et paraissaient
passer la plus grande partie de la journée dans l’eau. Pendant tout ce
temps, de nombreux requins ne cessaient de se montrer autour du
vaisseau; mais les moricauds ne semblaient pas s’en préoccuper le moins
du monde. Ils portaient tous un couteau attaché à une ceinture de cuir
et, lorsque nous leur demandions s’ils n’avaient pas peur des requins,
ils nous montraient leur arme en riant. On les voyait plonger dans dix
brasses d’eau pour la plus petite pièce d’argent que les passagers leur
lançaient par-dessus bord, et la plupart d’entre eux avaient la bouche
pleine de ces menues monnaies lorsque nous nous éloignâmes.

Je suppose que c’est la chaleur qui a porté les indigènes à contracter
de pareilles habitudes, car Acapulco doit être, ou peu s’en faut,
l’endroit le plus chaud de la terre.

Peu de jours après avoir quitté ce four brûlant, nous passâmes par la
Porte d’Or: c’est le nom donné à l’entrée du magnifique port de
San-Francisco. Il me serait difficile de dire quelle était notre joie à
la pensée que nous allions enfin être délivrés de notre infecte prison.

La plupart de nos compagnons de voyage n’allaient pas plus loin, et,
comme le bateau qui devait nous porter à l’île Vancouver ne partait pas
de quelques jours, nous fûmes enchantés de l’occasion qui nous
permettait de faire un court séjour dans la _Golden City_ (cité de
l’or).



CHAPITRE II

SAN-FRANCISCO


L’emplacement où s’élève aujourd’hui la ville de San-Francisco
n’offrait, avant l’année 1849, un spectacle digne d’admiration ni à
l’amant de la nature ni au chercheur de nouvelles relations
commerciales.

Une moitié de cet emplacement était alors occupée par les basses eaux de
la baie, et l’autre moitié n’était qu’un amas de collines de sable
presque absolument dénuées de végétation. Les pères de la mission de
Dolorès et quelques colons et pêcheurs éparpillés dans le voisinage
formaient toute la population. Il eût été difficile de trouver sur la
surface du globe un lieu plus paisible et ayant plus complétement
l’apparence de devoir rester indéfiniment ce qu’il était.

[Illustration: Vue de San-Francisco.]

Telle est cependant la magique puissance d’attraction que l’or exerce
sur les hommes, qu’à la fin de la susdite année, où commença
l’immigration des chercheurs d’or, il ne pouvait pas y avoir moins de
quatre-vingt mille personnes réunies sur la plage où s’élève maintenant
la métropole du Pacifique septentrional. La rade, dont les eaux
n’avaient jusque-là porté aucun bâtiment plus lourd que le canot de
l’Indien ou le bateau du pêcheur, fut soudain couverte de vaisseaux de
toutes les nations du monde, et couverte pour longtemps; car de longs
mois s’écoulèrent avant que la plupart de ces navires pussent repartir,
vu l’impossibilité absolue de retenir les équipages qui les avaient
amenés ou d’en trouver d’autres pour le retour.

Parmi les vieux _forty-niners_ (immigrants de 1849), comme s’appellent
avec fierté ceux des anciens pionniers qui restent encore, il est
curieux de noter le grand nombre de ceux dont les bras tatoués indiquent
quelle fut autrefois leur profession.

Cette année 1849 vit donc une multitude de tentes blanchir à perte de
vue les rivages de la baie, et bientôt s’élevèrent, avec une rapidité
qui tenait du prodige, d’immenses hôtels, des magasins, des bâtiments de
toute espèce, uniformément construits en bois.

Vraiment, l’énergie déployée par ceux qui ont bâti cette ville et
surmonté les obstacles naturels qu’offre sa position, est merveilleuse.
Nulle autre cité d’une grandeur et d’une importance comparable
(Melbourne exceptée peut-être) n’atteignit un pareil développement dans
le court espace de vingt ans. Les collines de sable ont été
littéralement chargées à la pelle dans des tombereaux et portées à la
mer, de sorte qu’en même temps qu’on gagnait sur la terre l’emplacement
occupé par la colline, on gagnait sur la mer un emplacement
correspondant, rempli par la colline qu’on y jetait.

Aujourd’hui même, la partie basse de la ville est entièrement bâtie sur
pilotis, et le sous-sol des maisons, qui faisait autrefois partie de la
baie, est maintenant complétement à sec, grâce à ce travail continu
d’empiétement sur la mer.

Ce sous-sol sert d’habitation à des milliers de rats, de chiens et de
porcs, qui, les épluchures et ordures de toutes sortes ne manquant
jamais, semblent vivre dans la plus heureuse abondance et la plus
parfaite tranquillité. On ne peut, en visitant ce quartier de la ville,
s’empêcher de se féliciter que le choléra soit inconnu sur la côte du
Pacifique.

Il n’est pas étonnant qu’un lieu exerçant de si puissantes séductions
sur les chercheurs d’or ait été, dès l’origine, le rendez-vous des
coquins les plus audacieux du monde entier. Le revolver et le
«bowie-knife» (sorte de long couteau-poignard) commençaient les
querelles et les terminaient, et la justice, rendue du reste par les
agresseurs, n’était qu’une cruelle dérision.

Les choses en arrivèrent à ce point que, quatre ou cinq ans plus tard,
les plus honnêtes parmi les habitants de la ville se dirent qu’après
tout il fallait, pour produire une réaction suffisante, avoir recours
aux mesures extrêmes, et, partant de ce principe que la fin justifie les
moyens, l’administration de la justice fut enlevée aux autorités
régulières et confiée à un _Comité de vigilance_ choisi parmi les
citoyens. Tous les suspects reçurent l’ordre de partir dans les
vingt-quatre heures, sous peine de mort s’ils s’avisaient de reparaître,
et tous ceux contre lesquels s’élevèrent les moindres preuves de vol ou
de crimes plus noirs, furent immédiatement exécutés conformément à la
procédure sommaire de la _Lynch Law_ (loi de Lynch)[F]. Parmi ceux dont
on se débarrassa ainsi se trouvait un des juges du district, qui fut
convaincu d’avoir fait partie d’une bande de voleurs et d’assassins.

Ces mesures terribles eurent bientôt l’effet désiré, et--quoiqu’il soit
malheureusement probable que bien des innocents ont été
sacrifiés--San-Francisco est peu à peu devenue aussi sûre que la
plupart des autres villes du monde. Toutefois il faut convenir qu’au
point de vue des mœurs il y règne une liberté qui trop souvent touche
à la licence.

Ce fut un dimanche que nous entrâmes dans le port, et nous nous
attendions en conséquence à y voir régner un calme religieux; nous fûmes
donc très-surpris de voir--du pont du navire qui longeait les quais, sur
lesquels s’élevaient de longues rangées de docks et d’entrepôts
construits en bois--tous les hôtels et toutes les _bar-rooms_ ouverts et
pleins de monde. Partout on entendait le choc des billes dans les salles
de billard, et nous ne fûmes pas plus tôt à terre que nous apprîmes que,
le soir, les théâtres seraient ouverts. On peut penser si tout cela
offusquait les sentiments religieux des passagers anglais, si sévères
observateurs du repos dominical.

Le port offrait un spectacle des plus animés. Les quais et les rues
fourmillaient de monde. Ici, des parents ou des amis accouraient pour
recevoir les voyageurs attendus d’Europe; là, des foules joyeuses
profitaient du dimanche pour faire des excursions à Oaklands et sur
divers autres points de cette rade, la plus vaste du monde. Le mouvement
et le bruit étaient tels, qu’on pouvait à peine s’y reconnaître. Le
grondement d’innombrables omnibus, camions, voitures et chariots de
toute espèce, roulant sur les routes pavées en bois, était
assourdissant; et, pour mettre le comble à ce tumulte, on entendait de
tous côtés le sifflet strident des bateaux à vapeur, le claquement des
fouets, les jurons des conducteurs, le hennissement des chevaux, les
cris des porteurs et des garçons d’hôtel: bref, une tempête de bruits
dont on ne peut se faire une idée si l’on ne s’est trouvé jeté, au moins
une fois, dans une pareille Babel.

Après un pugilat sérieux, soutenu pour la possession de nos bagages
contre les représentants des divers hôtels,--où figuraient côte à côte
un Irlandais à la figure sale et aux vêtements plus sales encore, un
lourd enfant de l’Allemagne, dont la seule chance d’attirer l’attention
était son énorme stature, un agile et bouillant Français, et un _regular
New York tout_[G] avec ses boutons de faux diamants et son énorme chaîne
de similor,--nous nous trouvâmes enfin, mon ami et moi, dans l’omnibus
d’un modeste hôtel situé dans l’une des rues qui débouchent à angle
droit sur l’artère principale de la cité, la _Montgomery Street_. Nous
eûmes le bonheur peu ordinaire, une fois assis, de nous retrouver en
possession de tout notre bagage, plus une cinquantaine de cartes d’hôtel
dont on avait bourré nos poches.

La vie n’est pas chère à San-Francisco. Le vivre et le logement n’y
coûtent pas, et cela dans les meilleurs hôtels, plus de trois dollars
(16 fr. 25 c.) par jour. Il y a des salons pour les fumeurs, des salles
de billard, des salles de lecture tenues sur le pied le plus somptueux,
et une foule d’arrangements qui nous rappellent bien plutôt nos _clubs_
(cercles) que nos hôtels, ces affreux hôtels où le voyageur n’a pour se
distraire que la contemplation d’un vieux et lourd mobilier d’acajou, un
indicateur des chemins de fer vieux de trois mois, une table à écrire
qui semble disposée pour ôter au voyageur découragé l’envie de s’en
servir, et quelque vieux livre, sale et jauni, qui a toute l’apparence
de n’avoir jamais été ouvert.

[Illustration: Free lunch, à San-Francisco.]

Il y a aux États-Unis quelques coutumes très-singulières. L’une d’elles
est le _free lunch_. Voici en quoi il consiste. Un prix fixe est demandé
dans certains _bars_ ou restaurants pour une boisson quelconque, et,
lorsqu’il s’agit de spiritueux, la bouteille et un verre sont placés
devant le consommateur, qui prend ce qu’il veut, sans que personne
regarde à la quantité. Une collation ou _lunch_ est toujours servie, et,
comme pour les boissons, on compte naturellement que le consommateur en
usera avec discrétion. On doit présumer que la consommation moyenne
reste dans les bornes du prix demandé, car, s’il en était autrement, les
propriétaires de ces établissements en seraient bientôt réduits à
fermer boutique; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la coutume du
_free lunch_ tend à entretenir dans la paresse une armée de _loafers_
(fainéants, vagabonds), qui, ayant chacun de quoi payer son _bit_ ou son
_quarter dollar_ (65 centimes ou 1 fr. 35 c.), se gorgent, comme le boa
constrictor, de façon à pouvoir attendre le jour suivant. Quand ces
pratiques-là sont une fois connues, on s’arrange pour leur administrer,
à leur insu, une bonne purgation, ce qui leur apprend à se montrer un
peu plus réservés dans leurs visites.

Il y a fort peu de villes aussi grandes qui soient plus vivantes et plus
gaies que _Frisco_[H]. La ville elle-même est composée de trois parties
principales. La plus basse, au bord de l’eau, est la partie commerçante
de la cité, et, à l’exception de l’inévitable _bar-room_ qu’on rencontre
à chaque pas, elle est entièrement occupée par d’immenses entrepôts et
des magasins de gros. Les quais et la partie du port qui les avoisine
sont couverts de navires venus de toutes les parties du monde, et la vue
de cette rade immense est vraiment magnifique. La partie centrale est,
pour toute la côte nord du Pacifique, le rendez-vous du monde
fashionable. Elle se compose de Montgomery-Street et des rues
avoisinantes, et la description la plus exacte qu’on en puisse faire
consiste à dire qu’elle tient à la fois du quartier du Strand et de
celui de Regent-Street, à Londres. C’est dans cette partie de la ville
que se trouvent les principaux hôtels, les beaux magasins et les
théâtres; c’est là que se fait admirer la fleur du beau monde, et que
les dames se distinguent par l’exagération des modes parisiennes de
l’année précédente. Les voitures légères et les beaux attelages ne font
qu’aller et venir entre cette partie de la ville et la partie
supérieure. Cette dernière, où se trouvent les villas des résidents
riches, s’étend jusqu’au pied des collines de sable, qu’elle transforme
peu à peu en Élysées parsemés de maisons jolies comme des bonbonnières.

Les rues ont toute l’animation que donne le commerce le plus actif, et
fourmillent de monde appartenant à toutes les nations et à toutes les
classes de la société. Un trait toutefois est commun à tous, c’est le
cosmopolitisme, qui fait que personne ne s’offense des manières ou des
habitudes de ses voisins. Les Chinois constituent un des éléments
importants de la population et vivent dans un quartier à part. Toutefois
je conseille à ceux qui voudraient visiter ce dernier, de ne pas le
faire sans un flacon de sels sous le nez, pour peu qu’ils aient cet
organe délicat.

Dans le voisinage immédiat de la ville, la campagne est d’un aspect
stérile, et le climat n’est pas des plus agréables. Il y règne un vent
froid, qui pendant toute l’année souffle de la mer dans le milieu du
jour, et vous remplit les yeux, la bouche et tous les pores des
particules les plus fines du sable qui couvre partout cette plage. Mais
pour peu que l’on quitte la côte, le pays et le climat sont également
délicieux.

Nous fîmes nombre de charmantes excursions dans le voisinage, et nous
aurions bien voulu, mon ami et moi, pouvoir rester plus longtemps; mais,
comme ni nos projets ni nos finances ne nous le permettaient, nous
partîmes pour l’île Vancouver, en compagnie de la plupart de ceux de nos
compagnons de voyage qui étaient venus avec nous d’Angleterre.

Nous étions en outre accompagnés par trois ou quatre cents mineurs
californiens que la réputation grandissante des nouveaux terrains
aurifères attirait vers la Colombie anglaise.



CHAPITRE III

L’ARRIVÉE


Le nombre beaucoup moins grand des passagers nous permettant d’avoir un
peu plus nos aises à bord, notre voyage fut infiniment plus agréable de
San-Francisco à Vancouver qu’il ne l’avait été de Panama à
San-Francisco.

Toutefois, lorsque nous approchâmes enfin du but de cette longue
traversée, un changement profond se manifesta parmi les «jeunes». Ce
voyage, à vrai dire, n’avait été pour nous, jusque-là, qu’un voyage
d’agrément; mais le moment arrivait de songer que nous allions être aux
prises avec de dures réalités, et que notre vie d’aventures ne faisait
que de commencer.

En peu de jours, l’air d’insouciante gaieté qui, pour ainsi dire, ne
nous avait pas quittés depuis notre départ, fit place à un sentiment
d’impatience, à une sorte d’agacement nerveux qui, sans bannir
l’espérance, trahissait nos inquiétudes. L’adolescent (la plupart
d’entre nous n’étaient encore que cela) se sentit presque soudainement
transformé, changé en homme. Les liens de l’amitié, qui n’avaient été
qu’ébauchés, se resserrèrent plus étroitement; on forma des plans
d’association; on se mit, d’un œil plein parfois de regrets et de
repentirs, à compter son argent et à tirer plus fréquemment de sa
cachette le portrait chéri d’une mère ou d’une fiancée.

Comme contraste à nos manières et à notre conduite, on ne saurait rien
concevoir de plus complet que la conduite et les manières des vieux
routiers qui se trouvaient parmi nous. D’abord, en thèse générale, rien
n’égale le stoïcisme et le sang-froid de celui qui, depuis longtemps, a
fait de la recherche de l’or sa profession. Des alternatives successives
de bonheur et de malheur, dans lesquelles le malheur n’a que trop
souvent prédominé, l’ont rendu plus indifférent que qui que ce soit au
monde et aux circonstances qu’il traverse.

Le vieux chercheur d’or est la plupart du temps une espèce de bourru
bienfaisant. Son existence solitaire a fini par le rendre réservé et
contemplatif. Il n’est pas rare que ses connaissances, grâce à la
lecture dont il a pris l’habitude pour charmer les loisirs de son
isolement, soient très-supérieures à ce que l’on s’attendrait à trouver
chez un mineur. Quelquefois, naturellement, il se produit une réaction,
violente comme on peut le croire chez des hommes d’un tempérament
pareil, et alors notre ours devient un vrai diable auquel il ne manque
que les cornes et le pied fourchu.

C’était d’un air protecteur et en quelque sorte paternel que nous autres
jeunes novices étions regardés par ces «honnêtes mineurs», qui aimaient
à nous entendre parler du pays et éveiller en eux des souvenirs du jeune
âge, depuis longtemps oubliés. En échange, bien qu’ils fussent
généralement plus disposés à écouter qu’à parler, ils nous donnaient
maint conseil utile, maint avis précieux pour notre conduite future.

Le cinquième jour, nous pénétrâmes dans le détroit de Fuca, qui sépare
l’île Vancouver du territoire de Washington, et nous saluâmes la plus
éloignée à l’ouest des provinces de cet empire britannique «sur lequel
le soleil ne se couche jamais». Quelques heures après, nous jetions
l’ancre dans le port d’Esquimalt, l’une des principales stations navales
que possède l’Angleterre sur la côte nord du Pacifique. Deux ou trois
vaisseaux de guerre se balançaient doucement sur l’eau tranquille de
cette rade où se réfléchissaient, comme dans un miroir, les collines
couvertes de pins qui l’environnent.

[Illustration: Une rue à Victoria.]

Nous nous croyions tous arrivés à Victoria, capitale de la colonie, et
nous nous attendions par conséquent à voir une ville assez
considérable; aussi grand fut notre désappointement en voyant que la
soi-disant métropole ne comptait que quelques douzaines de _log-huts_
(cabanes faites de troncs d’arbres superposés) et de hangars couverts de
planches. Nous nous regardions les uns les autres avec un air de
profonde consternation. Les vieux chercheurs d’or eux-mêmes ne pouvaient
s’empêcher de partager notre inquiétude.

L’amas de cabanes et de hangars que nous prenions pour la ville était
dominé par une construction plus ambitieuse, mais faite aussi de troncs
d’arbres, en face de laquelle s’élevait un sémaphore au haut duquel
flottait un drapeau portant les initiales de la Compagnie de la Baie
d’Hudson «H. B. C.» (Hudson’s Bay Company).

Étant monté sur la dunette pour porter plus loin mes regards, j’entendis
entre deux vieux Californiens le dialogue suivant, peu fait, il faut le
reconnaître, pour modifier favorablement mes premières impressions.

«Hé! Bill, ça me fait l’effet d’une drôle de colonie! Où sont donc les
habitants?

--Je ne saurais dire. Je suppose qu’ils vivent sous terre, à moins
qu’après s’être faits naturaliser Peaux-rouges, ils ne se soient retirés
dans le désert pour y compléter leur éducation et faire exécuter leur
tatouage de guerre.

--Bon! et maintenant, qu’est-ce que c’est donc que ce drapeau-là?

--Ça, dit Bill, après avoir considéré avec attention le drapeau et lu
les lettres qui se déroulaient dans ses plis, «B. C.,» en histoire
ancienne, si je me rappelle bien ce que nous disait autrefois notre
maîtresse d’école, signifie «_Before Christ_» (avant Jésus-Christ); je
soupçonne donc ces trois lettres «H. B. C.,» de vouloir dire «_Here
before Christ_» (ici avant Jésus-Christ), et en effet cet établissement
ne semble pas avoir été visité par beaucoup d’étrangers depuis cette
époque. Je parie que ce que nous aurons de mieux à faire sera de
retourner de ce pas en Californie! Qui est-ce qui veut parier?»

Heureusement pour nous, un changement de scène ne se fit pas attendre.
Nous vîmes de longues files de camions et de voitures--celles-ci, il est
vrai, simples charrettes posées sur les essieux sans le moindre
ressort--s’avancer, conduites par des nègres, le long du quai, et nous
apprîmes avec ravissement que Victoria était situé à trois milles
(environ cinq kilom.) de là, sur le bord d’une autre baie dont les eaux
sont trop basses pour admettre des vaisseaux de haut bord, et que Sambo
ou Cuffey se feraient un plaisir de nous y transporter, nous et tout ce
qui nous appartenait, pour la modique somme d’un demi-dollar par tête.

Nous partîmes aussitôt, et après avoir suivi pendant une demi-heure
environ une route bordée de bois, qui, de distance en distance, nous
laissaient apercevoir la mer par quelque échappée, nous vîmes tout d’un
coup se dérouler devant nous le panorama du port et de la ville de
Victoria. De tous côtés la vue s’étendait sur un ravissant paysage qui
nous apparaissait baigné dans l’atmosphère limpide d’un soir de
printemps.

La ville, composée à ce moment de maisons de bois peintes de diverses
couleurs, s’élevait en amphithéâtre sur une légère éminence descendant
en pente douce jusqu’au bord de l’eau, de sorte qu’on pouvait
parfaitement distinguer tous les édifices. Dans le voisinage immédiat de
la ville, la campagne ressemblait à un parc parsemé çà et là de bouquets
de chênes et d’amas de roches noires se détachant vigoureusement sur le
vert de l’ensemble.

De nombreuses villas surgissaient de tous côtés au sein de la forêt,
pour la plus grande partie vierge encore, qui formait le fond du
paysage, ou couronnaient les hauteurs dominant les environs. De hautes
collines rocheuses, ombragées de bois de pins et de sapins, derrière
lesquels le soleil se couchait en les colorant de ses teintes
changeantes, fermaient la vue du côté de la terre. Du côté de la mer, au
delà du golfe de Géorgie, les monts Olympe montraient leurs cimes
neigeuses encore empourprées par les derniers rayons du soleil, tandis
que sur leurs flancs montait rapidement l’ombre épaisse de la nuit. Dans
le port, quelques bateaux à voile ou à vapeur étaient paisiblement à
l’ancre, immobiles au milieu des rapides canots indiens qui glissaient
comme furtivement autour d’eux, sous l’effort léger des pagayes maniées
par leurs pittoresques occupants. De temps à autre, quelques notes de la
plaintive mélodie que chantent les canotiers indiens, en battant la
mesure avec leurs pagayes, arrivaient jusqu’à nous, portées sur l’air
calme du soir.

En face de la ville, de notre côté, s’élevait la «rancherie» ou village
de la tribu indigène. Ses énormes huttes, dispersées au hasard et
formées de blocs de cèdre mal équarris et noircis par le temps,
faisaient un contraste curieux avec les demeures aux couleurs gaies que
les envahisseurs multipliaient sans cesse. Non loin de là on pouvait
voir, près du chemin même que nous avions à suivre, un assez grand
nombre de tentes, formant à l’écart un village tout blanc, d’où venait
jusqu’à nous le son de voix joyeuses.

[Illustration: Il me montra le plancher.]

Le calme enchanteur du paysage qui se déroulait devant nos yeux invitait
à la contemplation et au repos. Nous nous arrêtâmes d’un mouvement
instinctif, sans nous consulter, pour attacher nos regards sur cette
contrée que nous devions habiter pendant notre séjour dans le nouveau
monde. Nous restions là pensifs, osant à peine faire un pas en avant,
craignant que le charme ne vînt à se rompre et que tous ces rêves dorés
ne s’évanouissent en fumée. Un de nos compagnons, d’une nature moins
poétique que la nôtre et dont l’estomac exigeant était en outre excité
par l’odeur de cuisine qui s’exhalait des campements du voisinage, nous
tira de notre rêverie. Nous nous remîmes en marche, et, quelques
instants plus tard, après avoir traversé le pont jeté sur le port, nous
entrions dans Victoria, port principal de la Colombie anglaise.

Arrivé à l’hôtel, où nous conduisit notre voiturier, qui sans doute
portait quelque intérêt à la prospérité de cet établissement, je ne fus
pas peu surpris de voir l’entreprenant propriétaire m’introduire,
lorsque je lui demandai un lit pour la nuit, dans une salle de billard.
Il me montra sur le plancher, et cela de l’air le plus aimable du monde,
un espace d’environ trois pieds de large où je pouvais, en compagnie de
quarante ou cinquante autres individus aussi confortablement installés
que moi, étendre mes propres couvertures et passer la nuit pour la
bagatelle de cinquante cents.

Je commençai à regretter de ne pas m’être pourvu d’une tente à
San-Francisco ou de ne pas m’être arrêté au camp de _Canvas Town_ (ville
de toile), où j’aurais pu jouir pour rien du droit de possession d’un
espace un peu moins étroit. J’adressai de timides remontrances à mon
hôte, qui me parut légèrement animé par la perspective de gain que lui
offrait le grand nombre de voyageurs à loger; mais tout ce que je pus
obtenir de lui fut la réponse suivante: «Il faudrait avoir bien mauvais
caractère pour élever la moindre plainte en pareille circonstance. Vous
pouvez, si vous en avez envie, ajouta-t-il, étendre vos couvertures sur
le bord du chemin ou demander à un Indien de partager sa hutte avec
vous, mais le prix d’une nuit passée à mon hôtel est pour les blancs de
cinquante cents, les nègres rigoureusement exclus.»

L’originalité de ce singulier aubergiste nous amusa et fut cause, plus
que toute autre chose, que nous nous soumîmes à ce désagrément et à
cette extorsion. Nous allâmes, du reste, dans la soirée, visiter
d’autres maisons; mais nous les trouvâmes toutes pleines et fûmes, en
fin de compte, heureux d’avoir, pour nous étendre, nos six pieds de
parquet en longueur sur trois de largeur.

J’allai me coucher d’assez bonne heure sur ma part de plancher. J’aurais
même assez bien dormi, car je m’étais habitué à n’avoir pour lit que le
pont du vaisseau, si deux messieurs qui arrivèrent fort tard ne nous
eussent demandé la permission de jouer au billard une partie dont
l’enjeu était de cent dollars. Ils ne manquèrent pas de nous promettre
qu’ils ne nous dérangeraient point, et pendant quelque temps ils tinrent
assez bien leur promesse. Mais un des joueurs, oubliant, dans l’accès de
mauvaise humeur que lui causait la perte de la partie, les conditions
auxquelles on lui avait permis de jouer, frappa du gros bout de sa queue
un coup violent sur ce qu’il supposait être le plancher. Le coup porta
en plein dans la poitrine d’un jeune Anglais solide et rageur qui, ne
goûtant pas ce genre de plaisanterie, sauta sur le joueur et l’envoya,
d’un coup de poing dans l’œil, rouler sur les dormeurs étendus sur le
plancher. Une horrible confusion s’ensuivit; les lumières furent
subitement éteintes et chacun se mit à frapper à tour de bras sur tout
ce qui se trouvait à sa portée. Quelqu’un, au milieu du bruit et de
l’obscurité, tira un coup de revolver, et la bagarre ne finit que par la
fuite des deux joueurs.

Depuis lors, éclairé par une connaissance plus intime des roueries
inimaginables des joueurs américains, je me suis demandé plus d’une fois
si le coup de queue final n’avait pas été prémédité de la part du joueur
qui perdait.



CHAPITRE IV

L’ILE VANCOUVER


Il n’y a pas plus d’une quinzaine d’années, les seuls êtres civilisés
(si on peut leur donner ce titre) qui s’aventurassent dans les déserts
de la Colombie anglaise, étaient les trafiquants et les employés de la
Compagnie de la Baie d’Hudson. Ils occupaient quelques forts disséminés
sur d’immenses espaces et servant de postes avancés au vaste système
établi par la Compagnie pour l’exploitation du commerce des fourrures,
et vivaient en termes d’amitié avec les membres des nombreuses tribus
indiennes qui peuplaient le pays.

Ces forts ont été conservés, mais dans un but bien différent de leur
destination première. Quelques-uns d’entre eux forment aujourd’hui le
centre de petites villes et, au lieu d’être des entrepôts de fourrures
et de pelleteries, contiennent les entrepôts où s’approvisionnent les
blancs.

Le pays, au point de vue agricole, offre si peu de ressources, que,
selon toute probabilité, aucun changement ne serait venu, pendant un
siècle ou deux, changer son aspect primitif, sans les découvertes de
l’or faites sur les bords du Fraser en 1858. Aussitôt que le bruit de
ces découvertes parvint en Californie, les mineurs accoururent en foule.
C’étaient pour la plupart de vrais pionniers américains, entreprenants,
expérimentés, et qui poussèrent si avant leurs recherches, qu’en 1861
ils découvrirent le district du Caribou. Ce fut cette même année-là que
les premières nouvelles de l’existence de l’or dans la Colombie anglaise
parvinrent en Angleterre et y excitèrent l’effervescence dont nous avons
déjà entretenu le lecteur.

Un grand nombre de ces premiers pionniers américains sont restés dans le
pays, de sorte que la colonie, bien qu’anglaise de nom, se compose d’une
population dont la moitié au moins est étrangère à l’Angleterre. Du
reste, le caractère cosmopolite commun aux populations de la côte du
Pacifique se retrouve là parfaitement marqué: il y a, outre les
Américains et les Anglais, des Français, des Allemands, des Italiens,
des Espagnols, des Chinois, en un mot des représentants de presque
toutes les races humaines.

Il est difficile de concevoir un pays d’une si vaste étendue ayant une
si petite proportion de sa superficie propre à l’agriculture. On dirait
que, sur ce point du globe, il n’y a que des rocs, des bois de pins et
des torrents dévastateurs. Les estuaires des rivières sont bordés sans
doute de terres qui pourraient être de la plus grande fertilité; mais
ces terres sont couvertes de bois de haute futaie, entremêlés de
buissons épais, et les défrichements exigeraient de trop grands travaux
et de trop fortes dépenses pour qu’on s’y risquât à la légère. Dans le
haut pays, il y a quelques vallées dont les terres arables, d’une
étendue relativement insignifiante, offrent un sol tout à la fois léger
et fertile. Partout où l’irrigation a été possible, on en a tiré bon
parti. Mais quand la fertilité naturelle de ce sol vierge sera épuisée,
ce qui ne tardera pas, le malheureux cultivateur trouvera difficilement
d’autres terres qui ne soient pas trop éloignées des marchés où il peut
écouler ses produits. Quant à fumer les terres dans cette partie du
monde, on ne peut même pas y songer: les frais à faire pour cela
porteraient les produits de l’agriculture à un prix hors de toute
proportion avec ceux du commerce extérieur d’approvisionnement.

La véritable richesse du pays consiste en mines, en bois de haute
futaie, en pêcheries, et, sous tous ces rapports, elle offre
incontestablement de puissantes attractions au capitaliste disposé à
courir la chance de tout perdre ou de faire une fortune colossale.

Pour moi, j’étais pressé de donner suite à mes projets, et je me hâtai
d’en conférer avec mon compagnon de voyage. En discutant, nous ne
tardâmes pas à nous apercevoir que nos vues ne cadraient nullement. Les
miennes--cela tenait sans doute à ce que mon esprit n’avait pas été
mûri, comme le sien, par de fréquentes désillusions--étaient d’une
nature beaucoup plus aventureuse que les siennes. Il désirait, quant à
lui, rester où il était pendant quelque temps et y gagner un peu
d’argent, avant de s’exposer à toutes les vicissitudes de fortune que ne
peut manquer d’offrir la recherche de l’or. Je voulais, au contraire, me
jeter immédiatement au milieu de la mêlée, et je le trouvais même bien
pusillanime de ne pas partager mon ardeur. Mais, comme sa détermination
était tout aussi irrévocable que la mienne, toute discussion ultérieure
était inutile. Nous nous séparâmes en nous souhaitant l’un à l’autre
toutes sortes de succès.

Je dois dire que, pas plus tard que le jour suivant, ma résolution eut
un rude assaut à soutenir. Une offre très-séduisante me fut faite par un
homme de loi dont j’avais, par hasard, fait la connaissance et qui me
conseilla fortement de ne point me rendre aux mines. «Un mineur, me
dit-il, n’est rien autre chose que le canal qui sert à conduire l’or
dans la poche des autres. Sans doute le mineur n’admettra jamais qu’il
en soit ainsi; mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’est qu’un agent
qui travaille pour nous. Pour deux ou trois mineurs qui ont su garder
l’or qu’ils ont trouvé, je pourrais vous en citer des centaines entre
les doigts desquels l’or a coulé comme l’eau. Pour nous, au contraire,
gens de la ville, nous n’avons qu’à attendre à la côte que le flot de
ces pauvres êtres abusés vienne nous apporter les richesses, fruit de
leurs durs travaux.»

Mais l’esprit d’aventure était alors trop puissant chez moi pour me
permettre d’écouter la voix de la raison, et je me bouchai les oreilles
pour ne pas entendre ces sages conseils. Il est extrêmement probable
que, si j’eusse écouté les avis de ce disciple de Blackstone (célèbre
légiste anglais), je serais maintenant assez riche pour n’avoir plus
besoin de travailler; car, avec une prescience digne de son état, il me
recommanda vivement d’employer les deux ou trois cents livres sterling
(de 5 à 7500 fr.) qui formaient mon petit capital, à l’achat de quelques
lots de terrain qui longeaient le port. Je ne manquai pas d’aller
examiner les terrains en question; mais je n’y vis qu’un amas de roches
abruptes, éloigné de toute habitation et destiné, selon toute apparence,
à faire éternellement tache sur le paysage au milieu duquel ils
s’élevaient. Il n’en est pas moins vrai que cet emplacement affreux à
voir se vendit cinq ans plus tard dix mille livres sterling (250 000
fr.), et que l’on y voit aujourd’hui les plus vastes entrepôts de la
ville.

Quelque absurde que fût l’agitation à laquelle j’étais en proie, elle
était d’autant plus pardonnable que presque tout le monde la partageait.
Il n’était pas jusqu’aux hôteliers, gardes-magasins et autres rapaces de
tous genres, qui ne fussent éblouis par les histoires de fortunes
soudaines qui nous étaient rapportées tous les jours, au point
d’abandonner les bénéfices assurés de leur état pour courir les chances
incertaines de la recherche de l’or. La ville tout entière était dans un
état de surexcitation indescriptible, et il aurait vraiment fallu une
fermeté à toute épreuve pour résister aux tentations que faisaient
naître ces récits merveilleux.

Une fois ma résolution prise, je ne perdis point de temps. J’achetai une
paire de mules, autant de provisions qu’elles en pouvaient porter, les
quelques outils indispensables, et, ayant rejoint quelques-uns de mes
compagnons de voyage qui venaient de s’équiper de la même façon, je me
dirigeai avec eux vers un des bateaux à vapeur qui s’apprêtaient à
partir pour New Westminster. Ce ne fut pas sans quelques difficultés que
nous persuadâmes à nos mules de quitter la terre ferme; mais, étant
parvenus, à force de coups de pied et de coups de bâton, à les
convaincre de l’inconvenance de leur conduite, nous réussîmes à les
conduire à bord et à les attacher à leurs râteliers. Après les avoir
débarrassées de leurs fardeaux, nous leur donnâmes une assez forte
ration pour qu’elles pussent être de bonne humeur durant la longue
traversée qu’elles avaient à faire le lendemain, et nous revînmes à
terre pour prendre congé des amis que nous quittions et passer une
dernière nuit à rêver aux lingots d’or que le Fraser ne pouvait manquer
de tenir en réserve pour nous... sinon pour d’autres.

Le matin suivant, au lever du jour, nous partîmes, après avoir eu la
petite aventure suivante.

Un de nos compagnons de voyage, dont les pas mal assurés se ressentaient
des libations trop copieuses de la veille, ne trouvant pas assez large
la planche qui conduisait du quai au bateau, tomba dans l’eau, à la
grande consternation de tous. Comme le pauvre garçon ne savait pas nager
et que personne ne s’empressait de lui porter secours, je me jetai après
lui et je parvins à le conduire jusqu’à un endroit, où prenant pied, je
cherchai à le tirer hors de l’eau. C’était en vain que je le tenais par
le bras: mon protégé n’avait plus de jambes, et il retomba à l’eau,
m’entraînant avec lui et me serrant si fort que je ne pouvais lui être
d’aucun secours ni me sauver moi-même. Je commençais à boire et à perdre
ma présence d’esprit, lorsque, saisissant un moment favorable, je lui
administrai un si violent coup de poing sur le nez, qu’il lui fallut
bien me lâcher et couler à fond sans moi. Un bateau arriva à notre
secours sur ces entrefaites, je me hissai dedans tout à fait épuisé, et
l’objet de mes tendres soins ayant reparu à la surface, fut rattrapé et
mis à bord plus mort que vif.

Quand il eut entièrement repris ses sens (et le repos qu’il prit après
le bain ne lui fut pas inutile), il m’embarrassa autant par la chaleur
de ses remercîments--il était d’origine irlandaise--qu’il m’avait
auparavant embarrassé par la vigueur de ses étreintes aquatiques.
Heureusement, son nez enflé nous fournit matière à rire: il protesta
longuement de la joie qu’il éprouverait à voir son nez rester assez
longtemps dans cet état pour lui servir d’avertissement contre l’abus
des liqueurs fortes. Je crois que le brave garçon se serait après cela
fait couper en morceaux pour moi, et, en vérité, quand plus tard
l’occasion s’en présenta, il ne manqua pas d’en profiter pour me
témoigner sa reconnaissance.

Au bout de dix heures environ de tours et de détours au milieu des îles
nombreuses qui font du golfe de Géorgie le lieu du monde le plus
charmant que l’on puisse imaginer, nous atteignîmes l’embouchure du
Fraser, et nous fûmes bientôt en vue de New-Westminster, capitale de la
Colombie anglaise, petite ville nouvellement éclose sur un des plus
beaux sites que présentent les rives du fleuve. La ville est souvent
désignée par le surnom de _Stump City_ (la ville des troncs d’arbre), et
il faut avouer que nul surnom ne fut mieux mérité. Une immense forêt de
cèdres et de pins a été en partie abattue pour faire place aux rues
irrégulières et aux chalets épars qui forment la noble capitale de la
colonie. Les troncs noirs des arbres énormes s’élèvent de toutes parts,
comme pour railler la puissance de destruction de l’homme, depuis la
berge du fleuve jusqu’aux sombres massifs de la forêt sur lesquels il
n’a pas encore étendu son domaine, et défient les impuissants efforts de
leurs chétifs ennemis.

L’aspect de la ville ne nous en causa pas moins un sensible plaisir, car
nous pouvions espérer d’être promptement délivrés de la nuée de
moustiques qui s’était abattue sur nous depuis le moment que nous étions
entrés en rivière. Ce fut pleins de joie que nous débarquâmes, en
présence de tout ce que la population comprenait d’hommes, de femmes et
d’enfants accourus à l’arrivée du bateau, seul événement qui vînt faire
diversion à la monotonie de leur existence et leur offrir la chance de
gagner de quoi vivre en exploitant sans pitié les voyageurs.



CHAPITRE V

EN REMONTANT LE FRASER


Nous nous consolâmes très-facilement de n’avoir à passer qu’une nuit à
New-Westminster.

La capitale de la Colombie anglaise était alors dans un état tellement
embryonnaire, que bon nombre de rues, situées sur le penchant de la
colline, n’étaient que des carrières; le confiant étranger s’y trouvait
à chaque instant exposé à faire des chutes d’une hauteur de dix à vingt
pieds, à supposer que la première de ces chutes ne l’eût pas rendu
incapable d’aller plus loin. La ville d’ailleurs n’était pas éclairée,
et, comme ce soir-là il faisait nuit noire, il fallait pousser très-loin
la curiosité pour entreprendre de la visiter.

Je le fis cependant, et je revenais sain et sauf à mon hôtel sur le
quai, fier de mon succès et sifflant gaiement un air quelconque le long
du chemin, lorsque... patatras! me voilà à quatre pattes, tombé, d’une
hauteur de huit ou dix pieds, sur une masse vivante qui se met à se
tordre, à gémir, à piailler, à pousser des cris de toute espèce. Je me
rejette en arrière, pour me frotter les tibias, où j’éprouvais une vive
douleur, et je tire une boîte d’allumettes de ma poche. J’aperçois alors
devant moi un Indien dans une attitude pleine de menaces et la hache
levée. Près de lui sa femme et ses enfants gesticulaient et poussaient
des cris sauvages contre l’étranger qui était ainsi venu troubler leur
sommeil.

Ne sachant pas un mot de la langue de l’Indien, et ne pouvant par
conséquent lui faire mes excuses, alarmé d’ailleurs par son attitude, je
tirai mon revolver. Aussitôt il laissa tomber sa hache, s’enfuit avec sa
femme et ses rejetons cuivrés, et me laissa maître du terrain. Un examen
plus attentif me montra que j’étais tombé sur la tente grossière que ces
Indiens avaient plantée dans un enfoncement de la route, et que, dans ma
chute, j’avais entraîné le tout sur la pauvre famille endormie.

Je m’en retournai en boitant, et arrivai à l’hôtel dans une humeur aussi
noire que les rues de New-Westminster.

Nous devions partir le lendemain pour Fort Yale, situé à environ 100
milles (160 kilom.) en amont de New Westminster, et tête de ligne des
bateaux à vapeur qui naviguent sur le Fraser.

Je ne crois pas qu’aucun autre fleuve aussi rapide ait jamais eu un
service régulier de bateaux à vapeur. A certains endroits, près de Yale,
le courant n’a jamais moins de douze à quatorze milles (de 19 à 22
kilom.) de vitesse à l’heure, et tout le cours du fleuve est semé
d’écueils de toute espèce.

Les bateaux sont spécialement construits en vue des difficultés de cette
navigation. Ils sont aussi plats que possible, et leur tirant d’eau
n’est que d’environ deux pieds; mais ils reprennent en longueur et en
largeur ce qu’ils perdent en profondeur. Leur moteur est une énorme roue
de dix-huit à vingt-quatre pieds de diamètre, placée à l’arrière et
aussi large que le bateau lui-même. Les palettes seules plongent dans
l’eau, à une profondeur d’environ dix-huit pouces, et la roue est
attachée à la machine par un système assez compliqué de tiges et de
leviers. Les chaudières sont tout à fait à l’avant, et les foyers au
niveau même du pont, afin qu’ils puissent profiter de tout le courant
d’air que produit le mouvement du navire. La vapeur est conduite des
chaudières aux cylindres de la machine qui est placée tout à fait à
l’arrière dans l’entrepont, par de longs tuyaux qui, en été, donnent une
chaleur insupportable. Il y a quatre gouvernails parallèles. Les
machines sont à haute pression, et ce n’est pas, quand on s’embarque,
sans quelque inquiétude que l’on examine les chaudières; car on peut
être sûr qu’elles seront mises à une rude épreuve pendant le voyage,
surtout si les eaux de la rivière sont ou trop hautes ou trop basses.

Nous eûmes la chance de trouver des places sur un des meilleurs bateaux,
et nous partîmes accompagnés des bénédictions de toute la population qui
nous montrait le plus touchant intérêt. Elle espérait sans doute qu’à
notre retour nous nous arrêterions à New-Westminster, au lieu de courir
en toute hâte dépenser, pendant l’hiver, tout notre avoir à Victoria.

La première partie de notre voyage ne fut pas particulièrement agréable,
car l’épaisseur des bois qui bordent les rives du fleuve était telle
qu’il nous était impossible d’observer le pays à travers lequel nous
passions. Nous eûmes donc tout le temps d’examiner nos compagnons. Tous
allaient aux mines. Les trois quarts étaient de vrais mineurs, à la mise
et à la tenue desquels on ne pouvait se méprendre. L’autre quart était
composé de boutiquiers et de joueurs, et de dames, dont une
blanchisseuse, qui fit, ainsi que je l’appris plus tard, une belle
fortune en exerçant son état, et une jeune femme pleine de courage qui
allait rejoindre son mari.

Quand le dîner fut servi, la foule se précipita dans le salon,
renversant sur son passage un ou deux nègres et les plats qu’ils
portaient. Il semblait vraiment que le premier arrivé dût tout avaler
et ne rien laisser aux autres. Je regrette d’avoir à dire que le
capitaine eut toutes les peines du monde à réserver trois places pour
les deux dames et pour lui.

Le dîner fini--et ce ne fut pas long,--la nappe ne fut pas plus tôt
enlevée que les joueurs, joueurs de profession, grecs et autres,
s’emparèrent de la longue table. L’or et les billets de banque sortirent
des poches et changèrent rapidement de mains. D’énormes piles de pièces
de vingt dollars (108 fr. 40 c.) s’étalaient sur la table de la façon la
plus provocante, et le tintement de l’or mêlé au bruit des voix formait
un concert absolument étourdissant. Les joueurs s’abandonnant à leur
passion faisaient retentir le salon d’exclamations et de jurons
effroyables. Tous, même ceux qui, par prudence ou manque d’argent, ne
jouaient pas, suivaient le jeu avec une émotion presque aussi vive que
celle des intéressés.

La nuit nous surprit ainsi occupés, et, laissant arriver à terre l’avant
de notre bateau, les matelots l’amarrèrent à un arbre pour attendre que
la lune vînt éclairer le fleuve.

Nous cherchâmes, mon compagnon et moi, un coin où l’on pût dormir
tranquillement; mais, sans le mécanicien, avec lequel nous avions fait
connaissance et qui nous permit d’étendre nos couvertures dans son
sanctuaire, notre recherche eût été infructueuse.

Au bout d’une heure environ, nous fûmes réveillés par le bruit de la
machine; nous étions de nouveau en marche. Le mécanicien nous pria
poliment de le débarrasser de notre présence. Désespérant de dormir,
nous allumâmes nos pipes et montâmes sur le pont.

Il faisait un brillant clair de lune. Nous remontions le fleuve, non
sans difficulté, vu la force croissante du courant. L’aspect du pays
environnant était complétement changé. A droite et à gauche s’élevaient
d’effrayantes montagnes dont le pied plongeait presque à pic dans les
eaux rapides du fleuve. Çà et là des rochers et des arbres submergés
brisaient le courant et le diapraient de rides argentées. D’un côté, la
lune projetait sa douce et brillante lumière; de l’autre, les montagnes
étendaient leurs grandes ombres, au sein desquelles on ne pouvait rien
distinguer que la lueur expirante de quelque feu révélant un campement
d’Indiens. Plus loin, à un coude de la rivière, une ligne d’écume,
bouillonnant sous les rayons de la lune, trahissait les écueils cachés,
et, sur nos têtes, les étoiles brillaient paisibles, tandis qu’à nos
pieds elles se miraient tremblantes dans les eaux froides du fleuve.
Rien ne troublait le calme de cette scène, si ce n’est la bruyante
respiration du monstre enflammé grâce auquel, luttant résolument contre
les ondes, nous remontions le courant rapide. Le bruit des voix qui
s’échappaient de la cabine faisait un étrange contraste avec la
solennelle tranquillité de la nuit.

Soudain un bruit nouveau vint nous arracher à la contemplation des
beautés de ce lieu et de cette nuit. Courant à l’arrière du navire pour
me rendre compte de ce qui se passait, je vis des étincelles s’échapper
de la cheminée d’un autre steamer, et la lueur rouge du foyer de sa
machine se refléter sur les eaux, qu’il déplaçait rapidement dans ses
efforts pour nous atteindre.

Afin de nous rejoindre, le capitaine du navire en question n’avait pas
craint d’avoir recours au dangereux expédient de remonter la rivière
dans l’obscurité, pendant que nous attendions, attachés au rivage, le
lever de la lune.

Notre capitaine, qui avait l’œil à tout, s’aperçut aussitôt que moi
des projets de notre rival, et se mit à faire retentir les échos de la
rive de ses exclamations et de ses jurements. «Nous le battrons ou nous
sauterons!» disait-il en donnant ses ordres à son équipage. Pour se
confirmer dans cette résolution, il se fit verser deux ou trois rasades
coup sur coup et ne sauta (il est vrai qu’il n’y eut pas de sa faute)
qu’en paroles.

«Eh bien, fainéants! cria-t-il aux malheureux chauffeurs, est-ce que
vous allez vous donner un peu de mouvement là-bas!

--Vous en parlez à votre aise, crièrent les autres, vous qui n’avez rien
à faire qu’à rester là-haut à souffler comme une baleine. Si vous ne
voulez pas être dépassé par l’autre bateau, vous ferez bien de vous
procurer les services de quelques-uns des flâneurs qui s’amusent
là-haut; car nous sommes à bout de forces, nous autres.»

Le capitaine et son second ne répondirent à ces observations que par de
nouveaux jurons. Les Indiens engagés pour faire la provision de bois
furent envoyés, à grands coups de pied et avec force objurgations en
jargon chinouk, servir d’aides aux chauffeurs, et bientôt l’ardent
foyer, dont la gueule embrasée était sans cesse alimentée de bois
résineux, commença à ronfler bruyamment et à projeter au loin ses rouges
lueurs.

Notre marche devint plus rapide; mais notre rival gagnait sur nous; il
fallut donc adopter l’avis des chauffeurs.

Le capitaine se mit à crier: «Cinq dollars par tête, mes enfants, à tous
ceux qui voudront donner un coup de main aux machines!

--Présent! capitaine.--Voilà le cheval de renfort demandé!--Accepté,
pardieu!»

[Illustration: Ils se passèrent les grosses bûches avec la rapidité de
l’éclair.]

Une demi-douzaine de volontaires se précipitèrent dans l’étroit espace
occupé par les chauffeurs et se passèrent les grosses bûches de bois
résineux avec la rapidité de l’éclair. La chaleur les força bientôt à se
mettre nus jusqu’à la ceinture; ils furent en un instant noirs de suie
et de résine; la sueur qui les inondait dessinait sur eux des
tatouages qui leur donnait l’air de vrais sauvages. C’était une scène
à copier pour l’illustration de l’_Enfer_ de Dante.

Notre rival avançait toujours; notre capitaine enrageait.

«Hé! Gluson! cria-t-il à son second, est-ce qu’il n’y a pas quelque part
du lard et des jambons? Il me semble en avoir vu mettre une provision à
bord. La marque est un O.

--Quoi! les jambons d’Oppheimer?

--Sans doute. Quel droit cet israélite a-t-il d’avoir du porc?
Faites-moi jeter tout ça au feu, et vite!

--Très-bien, capitaine.»

Plusieurs sacs de lard et de jambon furent jetés dans les flammes, qui
rugirent comme une tempête. Le manomètre indiqua cent soixante livres de
pression par pouce carré, c’est-à-dire quarante de plus que n’en
permettait le règlement encadré sous verre dans la cabine.

Le mécanicien crut devoir appeler l’attention du capitaine sur ce fait;
mais ce dernier n’était pas d’humeur à entendre raison.

«Eh bien! dit-il, si l’inspecteur du gouvernement est à bord et s’il a
peur pour sa personne, dites-lui qu’il se place aussi loin qu’il pourra
à l’arrière, et qu’il se tienne prêt à se sauver. Le vieux bateau n’a
jamais trouvé son maître, il ne le trouvera pas, à moins qu’il ne
saute!»

A ce moment, les deux bateaux étaient bord à bord, et, des deux ponts,
passagers et équipages se défiaient, se raillaient, en proie à une
surexcitation qui avait gagné tout le monde.

Mais le destin nous était contraire. Soudain nous sentîmes et entendîmes
tout à la fois un choc et un fracas terribles: nous nous trouvâmes
immobiles, enferrés sur un arbre submergé qui venait de pénétrer à
travers la quille de notre navire. Le bateau rival nous envoya en
passant ses rires et ses quolibets, et ne s’arrêta même pas pour voir si
nous allions couler.

L’arbre submergé était un tronc pointu sur lequel nous nous étions jetés
avec tant de violence, qu’après avoir traversé notre charpente il
s’était enfoncé de plus de dix pieds dans l’entrepont, où il avait tué
un malheureux cheval appartenant à l’une des dames.

On put scier l’arbre et, après un léger mouvement de recul, boucher
immédiatement le trou avec des couvertures empruntées aux passagers.
L’eau n’en montait pas moins rapidement; le choc avait été si violent
que toute la charpente du navire avait été ébranlée et disjointe.

Nous dûmes donc gagner la rive et y débarquer avec tout notre bagage.
Nous attendîmes là deux jours qu’un autre bateau vînt nous prendre,
n’ayant pour tout abri que le feuillage des arbres. Pour compléter notre
déconvenue, il plut pendant tout le temps, et nos mules et nous fûmes
réduits à la portion congrue. Mais les joueurs, même sous les sapins qui
les protégeaient à peine contre la pluie, n’en continuèrent pas moins à
jouer.

Ayant pu repartir enfin, nous arrivâmes, non sans peine, à Fort Yale. A
partir de là, nous allions avoir à faire encore près de quatre cents
milles (640 kil.), et cela à pied, avant d’atteindre le district
minier.



CHAPITRE VI

EN ROUTE POUR LES MINES


Ce fut alors que commencèrent véritablement nos peines. Notre voyage
avait été jusque-là si facile, que nous n’avions eu l’occasion de mettre
à l’épreuve ni nos forces physiques, ni notre patience.

Le premier de nos soucis, avant de nous mettre en route, fut de
distribuer entre nos mules les fardeaux qu’elles devaient porter. Cela
exige plus d’habileté qu’on ne le croirait; l’absence d’équilibre
produit sur le dos des animaux des écorchures qui souvent forcent les
voyageurs à s’arrêter à moitié chemin.

Fort Yale était alors encombré de caravanes de bêtes de somme à
destination du district minier; nous eûmes donc une excellente occasion
de nous initier aux mystères du chargement des mulets.

[Illustration: Fort Yale, sur le Fraser.]

A cette époque, il n’y avait, en fait de route, qu’un sentier escarpé
qui tantôt montait du marais à la montagne, tantôt descendait de la
montagne au marais, jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à William’s Creek,
centre du district minier du Caribou, où se trouvait agglomérée une
population d’environ huit à dix mille hommes. On peut aisément se
figurer quelle procession continuelle de bêtes de somme il fallait pour
subvenir aux besoins de cette population.

Yale était un petit centre très-vivant et avait bien plus l’apparence
d’une ville commerçante que New Westminster, la capitale de notre
colonie.

Les chargeurs de profession sont presque tous Mexicains et ont tout
l’air d’une race de véritables bandits. Quand ils sont absolument sans
argent, ils travaillent comme des esclaves pendant un mois, et puis
dépensent en quelques jours tout ce qu’ils ont gagné.

J’eus le bonheur de faire la connaissance d’un de ces _gentlemen_ qui
venait de perdre son dernier dollar à une table de jeu. Avec son vaste
_sombrero_[I], ses guêtres brodées d’argent, son _poncho_[J], c’était
bien l’un des plus beaux spécimens de sa race qu’on pût trouver. Il
condescendit, avec tous les airs d’un grand seigneur qui a éprouvé des
revers de fortune, à nous aider de ses services pendant le premier jour
de notre voyage, moyennant la bagatelle de 5 dollars (27 fr. 10 c.).

La première chose qu’il fit, en voyant les bâts que nous avions apportés
de Victoria, fut de déclarer, en haussant les épaules, qu’ils ne
pouvaient servir à rien, et que, si nous n’avions pas des _aparejos_
convenables, nous n’arriverions jamais aux mines. Sur ce, il sortit et
revint, peu de temps après, avec d’énormes bâts de cuir, en forme de
bissac et rembourrés de foin. Ce ne fut pas pour nous une mince dépense;
mais il fallut en passer par là.

Nos bagages et nos provisions ayant été, avec beaucoup d’adresse,
divisés en huit paquets de 150 livres, et chargés sur nos quatre mulets,
nous nous mîmes en marche le long du sentier tortueux qui se dirige vers
l’intérieur à travers les _cañons_[K] ou gorges du Fraser. Ce sentier,
jusqu’à environ soixante milles (96 kilom.) de Yale, court à travers des
montagnes qui ont reçu le nom de _Cascade Mountains_ (monts des
Cascades).

[Illustration: En route pour les mines.]

Durant notre premier jour de marche, le Mexicain devait nous accompagner
pour nous apprendre à conduire nos bêtes réfractaires, à assujettir
leurs fardeaux quand leurs courroies se relâchaient, enfin à les
décharger le soir. Nous fîmes ainsi une douzaine de milles (19 kilom.).

A de longues distances, nous voyions s’élever sur le bord du chemin une
hutte où le voyageur trop confiant trouvait, pour tout rafraîchissement,
du whiskey capable de tuer un homme, et où nous ne rencontrions que
quelques mineurs, dont les vêtements en haillons disaient assez à quel
point la fortune leur avait été défavorable. Les histoires que ces
pauvres diables racontaient ne ressemblaient guère aux récits
merveilleux des journaux ou à ceux des rares favoris de la fortune que
nous avions pu rencontrer; et notre enthousiasme était singulièrement
refroidi quand nous arrivâmes à _Spuzzum Ferry_ (bac de Spuzzum), où
nous passâmes le fleuve dans un de ces bacs qui sont manœuvrés d’un
bord à l’autre à l’aide de poulies courant le long d’un câble suspendu
au-dessus du fleuve.

Ce passage n’eut pas grands charmes pour moi; car, juste au-dessous de
nous, le Fraser faisait une chute profonde, et la force du courant était
telle que le bateau, tout solidement construit qu’il était, se renflait
et se tordait, quand nous fûmes au milieu du fleuve, comme une feuille
de papier que l’on approche du feu.

A quelque distance de là, nous rencontrâmes deux hommes, dont l’un était
le brave Irlandais que j’avais eu le bonheur de tirer de l’eau. Il
était monté sur une mule, vieille mais ombrageuse, qui avait l’habitude
de ruer toutes les fois qu’elle sentait quelqu’un derrière elle. Je fus
heureux de retrouver ce joyeux garçon, qui, grâce à son goût tout
particulier pour les coq-à-l’âne, promettait de nous divertir le long de
la route. Il ne fut pas moins heureux que nous de la rencontre; son
camarade et lui nous demandèrent à se joindre à nous pour le reste du
voyage.

La nuit venue, nous nous arrêtâmes dans un renfoncement de la montagne,
près d’une cascade qui tombait d’une hauteur d’environ deux cents pieds
dans un bassin dont la profondeur interrompait la rapidité de sa course.
Trouvant à notre portée, dans ce lieu, les deux objets de première
nécessité, le bois et l’eau, nous nous y établîmes pour la nuit, et
notre Mexicain nous fit ses adieux.

Les mulets, débarrassés de leurs fardeaux, furent mis en liberté, sous
la conduite de l’un d’eux qui portait une clochette au cou; puis chacun
se livra au travail pour lequel il se sentait des dispositions
particulières. L’un planta la tente; un autre coupa du bois; un
troisième alluma le feu; Pat, l’Irlandais, qui, entre autres professions
variées, avait exercé celle de cuisinier, se mit à préparer le souper.

Les chercheurs d’or et autres membres des tribus errantes de la côte
nord du Pacifique ont une excellente et prompte méthode de faire une
très-bonne espèce de pain. Ils mêlent de la levûre en poudre à la
farine qui leur sert à faire la pâte, et, sans plus attendre, divisent
leur pâte en tranches assez larges pour couvrir le fond d’une poêle à
frire. Celle-ci est alors placée avec son contenu au-dessus d’un feu
clair; quand un côté de la galette est cuit, on la retourne et l’on fait
cuire l’autre côté. Il faut de cinq à dix minutes pour cuire chaque
pain, de sorte qu’en moins d’une heure, à partir du moment où le feu est
allumé, on peut faire une quantité de pain suffisante pour une nombreuse
compagnie[L].

Nous avions un appétit féroce, et nous dévorâmes notre frugal repas avec
plus de plaisir que jamais alderman de la cité de Londres n’en a trouvé
aux banquets de Guildhall; puis, après avoir fumé nos pipes et causé
autour du feu, nous nous enveloppâmes dans nos couvertures et nous
endormîmes sous les sapins odoriférants.

L’aube nous trouva debout; Pat, fidèle à la tâche qu’il avait choisie,
s’occupa du déjeuner, pendant que les autres couraient après les mules,
pliaient la tente et préparaient tout pour le départ.

Notre voyage, ce jour-là, fut moins agréable que le jour précédent. Il
se mit à pleuvoir à torrents, et, en peu de temps, le sentier devint
glissant et dangereux; mais il n’y avait qu’à se résigner et à achever
tant bien que mal notre étape.

Après bien des peines, nous arrivâmes au sommet d’une énorme falaise
appelée le _Nicaragua slide_. Il nous fallait redescendre jusqu’au bord
de la rivière qui coule à plus de mille pieds au-dessous. Les flancs de
cette montagne sont presque perpendiculaires, et l’on ne croirait pas, à
première vue, que même un chamois pût la gravir; mais, en y regardant de
plus près, on aperçoit un étroit sentier coupé en zigzag et descendant
jusqu’au fond de la vallée. De la hauteur vertigineuse où nous étions,
c’est à peine si nous osions regarder en bas, mais il n’y avait pas à
reculer; la mule porte-clochette (qui malheureusement était à moi) fut
donc chassée devant nous, et, bêtes et gens, tout le monde suivit.

A mi-côte arrivèrent jusqu’à nous les tintements d’une autre clochette
et les cris d’hommes qui conduisaient un train de mulets revenant des
mines. A chaque tournant du zigzag, un petit refuge était ménagé dans le
roc pour donner libre passage à ceux qui se rencontraient. Nous nous
rangeâmes avec tous les animaux dans un de ces refuges pour laisser
passer ceux qui montaient; mais la mule porte-clochette étant trop loin
en avant, nous ne pûmes la rappeler; nous supposions d’ailleurs qu’en
animal expérimenté elle aurait l’intelligence de se garer.

Malheureusement, notre confiance était mal placée: car la sotte bête
poursuivit sa route jusqu’à la rencontre de l’animal qui montait et qui,
mieux avisé, prit obstinément le côté du rocher. Il était impossible aux
deux mulets, vu la largeur de leurs fardeaux, de se croiser en cet
endroit. Ne pouvant s’arrêter à cause de la rapidité de la descente et
de l’impulsion que lui imprimait la lourdeur de sa charge, mon mulet
tâcha de passer sur le bord du précipice; mais, au passage, les paquets
s’accrochèrent, l’animal perdit pied, et, après avoir rebondi une ou
deux fois contre les rochers, alla tomber comme une masse dans les eaux
écumantes du torrent.

Au moment de sa chute, la pauvre bête avait été débarrassée d’une partie
de sa charge. Nous pûmes retrouver quelques paquets non sans peine et
sans péril, et les diviser entre les autres mulets. C’était malgré tout
pour moi une perte sérieuse, car la valeur de cet animal représentait
près de la moitié de mon capital. Ce fut ainsi que, dès le début, je
reçus ma première leçon dans l’art de mettre en pratique la patiente
résolution si nécessaire à un aventurier.

Nous continuâmes à remonter le Fraser, longeant le flanc des montagnes
qui, sur une longueur d’environ soixante milles au-dessus de Yale, se
rapprochent à ce point qu’il semble qu’elles se soient brusquement
fendues pour livrer passage au fleuve puissant et torrentueux qui coule
à leur pied.

Parfois il nous arrivait de rencontrer une longue file d’Indiens qui,
négligeant leurs occupations habituelles pour gagner les dollars de
l’homme blanc, faisaient l’office de bêtes de somme. Comme cela se
pratique ordinairement parmi les sauvages, les malheureuses _squaws_
(femmes des Indiens) avaient plus que leur part de la peine. Chacune
d’elles portaient deux sacs de farine de cinquante livres chaque,
quelquefois trois, et souvent un bébé perché sur le haut de cette énorme
charge, pendant que son seigneur et maître marchait en avant, portant
d’un air calme un seul sac sur ses épaules aristocratiques.

Mais j’ai omis jusqu’à présent de parler des Chinois, qui forment
cependant aujourd’hui le fond le plus important de la population de ce
pays. On ne saurait trop louer la patiente industrie de cette race. Ce
sont eux qui exploitent les _placers_[M] dont les blancs ne voudraient
pas seulement entendre parler, et qui, à force d’ordre et de frugalité,
réussissent à faire des économies là où d’autres ne trouvaient pas de
quoi vivre.

[Illustration: Les terrasses du bassin de Fraser.]

Leur ambition, quand ils ont amassé un peu d’argent, est d’ouvrir un
magasin d’épicerie ou de s’établir blanchisseurs. Ils sont arrivés à
avoir le monopole presque absolu de cette dernière profession en
Californie et dans les autres contrées aurifères de la côte du
Pacifique. Dans les villes, les emplois de domestiques et de garçons de
bureau sont presque tous remplis par des Chinois. Il y a à San-Francisco
des maisons chinoises dont l’importance dépasse de beaucoup celle des
plus fortes maisons américaines ou européennes.

Mais laissons pour le moment les Chinois, et revenons à notre voyage.



CHAPITRE VII

LA VALLÉE DE LA THOMPSON


Deux autres journées de marche nous amenèrent, sans incident digne de
remarque, à la petite ville de Lytton, située au confluent du Fraser et
de la Thompson. A partir de là, c’était le cours de cette dernière
rivière que nous avions à remonter.

De tous les sites d’aspect morne et lugubre qui existent au monde, c’est
assurément à la vallée de la Thompson, ou du moins aux premiers quinze
ou vingt milles de cette vallée, à partir de son embouchure, qu’il faut
donner la palme. Les _cañons_ du Fraser sont cependant d’un aspect bien
sauvage; on n’y voit que rochers entassés où même le sapin refuse de
croître.

Nous nous dirigeâmes en toute hâte à travers cette affreuse solitude,
vers _Cook’s Ferry_ (le bac de Cook), où nous traversâmes la rivière. De
là il nous fallut remonter, le long de la rive nord de ce cours d’eau,
à travers un pays plus ouvert où les prairies abondent, jusqu’à une
petite rivière appelée la Buonaparte.

Les rives de cette dernière sont basses et marécageuses, et nous y fûmes
tourmentés par les moustiques au point que nos mains et nos visages
ressemblaient à des oranges bouillies, barbouillées de jus de betterave.

Deux ou trois jours de marche nous amenèrent à un plateau d’une altitude
d’environ mille pieds, où toute l’eau que nous pûmes trouver était
fortement alcaline. Là, nos animaux nous donnèrent une peine infinie,
car chaque nuit ils s’écartaient de six ou sept milles (9 à 11 kilom.) à
la recherche d’un peu d’eau douce. C’était pour nous un exercice
fatigant, mais excellent, car il nous rendit bientôt aussi habiles que
des Indiens à découvrir la piste de nos bêtes égarées.

Une nuit, nous fûmes joints par un marchand de bestiaux qui ramenait de
l’Orégon environ cinq cents têtes de bétail et un troupeau de moutons.
Nous fûmes heureux, comme on peut le croire, de pouvoir remplacer notre
lard rance par quelques tranches de succulent bifteck.

La compagnie du marchand de bœufs, qui se trouva être un membre de
l’Assemblée législative de l’Orégon, nous fut particulièrement agréable.
Je crois bien qu’en fait d’instruction littéraire il pouvait, à la
rigueur, écrire son nom; mais dans ces pays nouveaux un bras vigoureux
a, la plupart du temps, plus de prix qu’une forte tête, et, comme il
possédait incontestablement le premier de ces deux avantages, il est à
présumer que ses commettants l’avaient nommé en connaissance de cause.

Cet homme était vraiment un magnifique spécimen du colon de l’Ouest.
Haut de six pieds quatre pouces[N], avec un dos et des épaules larges et
forts comme une muraille, droit comme un Indien, il portait tous les
signes de la franchise et de l’intrépidité sur son visage bruni par le
grand air. On voyait, à la résolution qui brillait dans son regard, que
c’était un homme devant lequel plus d’un maraudeur ou voleur de chevaux
avait dû trembler. Avec cela, gai, bon compagnon, et sans la moindre
tendance à abuser de sa force.

Le matin qui suivit notre rencontre, j’allai, au lever du soleil,
rassembler nos mules, et les trouvai, à l’exception de deux, à l’endroit
où je supposais qu’elles devaient être. En cherchant les deux bêtes
absentes, je rencontrai un des bouviers du marchand de bestiaux. Cet
homme avait l’air chagrin, et, comme je lui en demandais la cause, il me
dit qu’il leur manquait quarante têtes de bétail et qu’il commençait à
craindre qu’il n’y eût des voleurs dans les environs. Nous cherchâmes
encore ensemble quelque temps, mais sans succès, et nous dûmes enfin
retourner à notre campement.

En arrivant, nous vîmes Pete[O], le marchand de bestiaux, et l’un de ses
Mexicains explorer d’un œil soucieux les environs, pendant que les
bêtes du troupeau couraient çà et là, mugissant, renâclant, et contenues
avec peine par les autres toucheurs de bœufs. Quand Pete vit revenir
son homme sans les bêtes qu’il attendait et apprit qu’il nous manquait
aussi deux mules, ses soupçons se changèrent en certitude, et il
s’écria: «Allons, mes enfants, je me doute que nous allons avoir à
donner la chasse à ces incorrigibles gredins; qui veut en être?»

Nous voulions tous en être; mais comme il n’y avait pas assez de chevaux
pour tout le monde, et qu’il fallait laisser quelqu’un pour garder ce
qu’on ne nous avait pas volé, Pete, l’Irlandais Pat, un Mexicain et moi,
formâmes l’expédition. Le marchand de bœufs avait sa longue carabine
qu’il portait en travers de sa selle; nous avions, nous, des revolvers à
six coups, et nous étions tous bien montés, Pete ayant d’excellents
chevaux.

La difficulté était de retrouver la piste des voleurs, et nous tînmes
conseil avant de partir. En premier lieu, il était bien évident qu’ils
n’avaient pas dû suivre le chemin tracé, mais trouver quelque moyen de
gagner la chaîne de montagne qui était entre nous et la Thompson, afin
de passer cette rivière à la nage et de se jeter dans le pays ouvert qui
de là s’étend vers la Colombie, sur un espace d’environ trois cents
milles (480 kilom.). Une fois la rivière passée, inutile de chercher à
les atteindre, car ils pouvaient prendre à travers les plaines une
douzaine de directions différentes. L’important était donc de se hâter,
sans pourtant tout risquer en se précipitant à l’aventure sur la
première piste venue.

Dans cette conjoncture, le Mexicain (dont nous ignorions les antécédents
et qui très-probablement avait quitté les charmes d’une vie de
brigandage pour ceux d’une honnête existence) se trouva être un atout
dans notre jeu.

Nous conduisant, à un mille environ, vers une petite colline qui
semblait avoir été placée là par quelque caprice de la nature, notre
guide nous fit monter au sommet. Nous eûmes de là une vue si magnifique
du pays environnant, que nous ne pûmes nous empêcher de pousser des cris
d’admiration.

A l’est tournait une longue et large vallée, de l’autre côté de laquelle
s’élevaient les montagnes qui nous cachaient la fourche septentrionale
de la Thompson. Entre ces montagnes et nous, quelque part dans la
vallée, nous savions que devaient se trouver nos ennemis, hâtant leur
marche vers l’un des cols de la chaîne qui étaient au nombre de trois:
l’un très-grand, à quelque distance au nord, au-dessus de nous; les deux
autres presque en face de nous et plus rapprochés l’un de l’autre, mais
de moindres dimensions et, selon toute apparence, d’un accès moins
facile que le premier.

Au loin, à travers ces ouvertures, on pouvait apercevoir les sommets
escarpés et neigeux des montagnes Rocheuses. Comme je m’abandonnais à la
contemplation de ce spectacle grandiose, Pete me saisit le bras: «Eh
bien! jeune homme, allons-nous cesser de regarder le ciel et nous
occuper de nos affaires? Écoutons ce que le Mexicain veut nous dire.»

Juan regarda d’abord en amont, puis en aval, comme s’il voulait lever le
plan de la vallée. Au bout de quelques instants, il sembla fixé, et
indiquant du doigt les deux cols de la montagne rapprochés l’un de
l’autre en face de nous:

«Voleurs de chevaux par là, Pedro.

--J’aurais cru qu’ils se seraient dirigés vers cette passe, dit Pete en
montrant, vers le nord, la gorge la plus large, ils y trouveraient un
chemin plus facile.

--Voleurs de chevaux pas chercher chemins faciles; chercher, s’en aller
vite. Nous les trouver par ici.»

Restait à découvrir un chemin pour arriver au pied des deux passes, ce à
quoi notre position élevée nous aida beaucoup. Nous apercevions, non
loin de nous, un petit lac presque à sec, mais qui, à l’époque de la
fonte des neiges, donnait naissance à un cours d’eau qui se dirigeait
vers la vallée, à travers un bois épais de sapins rabougris.

Nous descendîmes de notre observatoire, remontâmes à cheval et nous
dirigeâmes en toute hâte vers le cours d’eau dont nous avions reconnu la
direction.



CHAPITRE VIII

LES VOLEURS DE BESTIAUX


Nous parlions à peine, tant notre rage était grande, car dans le Far
West, après l’assassin, il n’est pas de plus grand ennemi de l’homme que
le voleur de bestiaux. Les deux professions, du reste, sont en général
assez intimement associées.

Il nous était impossible, dans un rayon assez étendu autour de notre
camp, de reconnaître par les traces ordinaires la route qu’avaient
suivie les fugitifs. En effet, pendant la nuit tous les bestiaux avaient
erré au loin en quête d’eau potable, et c’était dans toutes les
directions et dans tous les sens que se voyaient les traces de leurs
pas. Il fallait donc arriver à l’extrême limite des excursions de nos
bêtes pour trouver des indices qui pussent nous mettre sur la piste de
nos voleurs.

Nous avions déjà fait sans rien trouver deux ou trois milles le long du
lit desséché du lac et de la petite rivière qui s’en échappe. Pete
commençait à soupçonner Juan de s’entendre avec nos ennemis, lorsque
nous arrivâmes sur le bord d’un ruisseau qui se jetait dans le lit de la
rivière dont nous suivions le cours, et le remplissait d’un ou deux
pieds d’eau. Un peu plus loin le ruisseau se divisait en deux branches;
nous résolûmes de suivre la plus large.

Juan dit qu’il suivrait l’autre pendant quelque temps et puis nous
rejoindrait; ce que voyant, je me décidai à l’accompagner.

Nous piétinâmes dans l’eau pendant quelques minutes; le fond était doux,
sablonneux, et la profondeur diminuait à mesure que nous avancions. Il
était évident que l’eau du ruisseau se perdait dans ce sol léger et
spongieux.

Soudain, à l’endroit même où l’eau cessait et où le terrain redevenait
sec, j’entendis Juan s’écrier: «Ah! lui, rusé coquin! passé dans l’eau
pour cacher ses pieds.»

Nous courûmes au grand galop rejoindre Pete et l’Irlandais, que nous
trouvâmes désolés de n’avoir rien découvert.

Pete, électrisé par les nouvelles que nous lui apportions, partit à fond
de train. Nous avions peine à le suivre. Une fois sur la vraie piste,
nous nous savions sûrs de notre proie, car on ne peut faire marcher des
bestiaux aussi vite que nous les poursuivions. Pete demanda à Juan qui
il croyait pouvoir être le chef de nos voleurs.

«Slippery Jack», dit Juan. _Jack l’insaisissable_ était en effet le plus
fameux voleur du pays et l’un des plus grands scélérats de tout
l’Orégon.

«Dire que je l’ai tenu au bout d’une corde, dit Pete, et que je n’ai pas
serré le nœud parce que j’avais besoin d’une voix pour mon élection à
l’Assemblée législative!»

Je fis mes compliments à Pete.

«Oh! dit-il, les affaires politiques sont réglées maintenant, et il
serait bien possible que d’ici à ce soir j’aie diminué d’une unité le
nombre de mes commettants.»

Il frappa d’une manière significative la crosse de sa longue carabine,
et notre discussion cessa.

Nous approchions du revers du plateau qui descendait dans la vallée. Les
traces de nos voleurs devenaient de plus en plus fraîches et nombreuses.
Juan nous dit qu’il lui semblait entendre au loin le mugissement d’un
taureau.

Au bout d’une autre demi-heure de galop effréné, nous vîmes le ruisseau
tourner soudainement à droite. A gauche s’étendait une prairie d’où je
crus pouvoir obtenir une vue de la vallée. Je m’y élançai et me trouvai
bientôt arrêté sur le bord d’un immense ravin large de cent à deux cents
mètres et profond d’au moins trois cents.

Cette énorme fissure allait, se creusant et s’élargissant, jusqu’au
fond de la vallée, dans laquelle elle se confondait à environ deux
milles de l’endroit où j’étais. Guidé par un filet de fumée bleuâtre, si
mince et si vaporeux que pendant quelques minutes je me demandai si
c’était bien de la fumée, je courus avec toutes les précautions
possibles le long du ravin, jusqu’à ce que j’arrivai à environ un
demi-mille (800 mètres) du lieu où j’apercevais la fumée. Alors, mettant
pied à terre et m’avançant avec précaution en me cachant derrière les
arbres, j’explorai de nouveau du regard les profondeurs de la vallée,
où, délicieux spectacle! je vis enfin nos bestiaux, nos mules et trois
atroces gredins qui faisaient tranquillement cuire leur dîner.

Je courus à l’endroit où j’avais laissé mon cheval, l’enfourchai et
rejoignis Pete et les autres, à qui je dis qu’ils faisaient fausse
route. Il n’en était rien cependant, car les traces que nous avions
reconnues se multipliaient. Le lit du ruisseau changea bientôt de
direction et par une descente rapide nous mena bientôt à la vallée, où
il rejoignait un petit cours d’eau qui descendait du ravin que j’avais
reconnu.

Les voleurs, il n’y avait pas à en douter, avaient remonté ce nouveau
cours d’eau, en passant dans l’eau pour cacher leurs traces, et étaient
arrivés au ravin où, se croyant en sûreté, ils s’étaient arrêtés pour
laisser reposer leurs bêtes. Sans mon heureuse diversion, ils auraient
fort bien pu nous échapper, car nous aurions pu les chercher toute la
nuit dans la vallée sans les trouver.

Nous attachâmes, pour plus de précaution, nos chevaux à des arbres et
continuâmes notre poursuite à pied, marchant sur le flanc de la colline
pour éviter les coups de feu de quelque sentinelle en embuscade sur le
bord de la petite rivière.

Cette précaution n’était pas superflue: car, en arrivant près du ravin
où nos adversaires étaient cachés, Pete me montra un homme qui montait
la garde en se promenant à pas de loup le long d’un petit bouquet
d’arbres.

M’ayant enjoint de rester où j’étais et d’arrêter la marche en avant de
nos camarades, Pete s’avança, tantôt rampant sur le sol et tirant sa
carabine après lui, tantôt s’élançant rapidement derrière un arbre ou un
buisson pour se mettre à couvert derrière un autre, jusqu’à ce qu’enfin
il fut à courte portée de l’ennemi. Il reconnut Slippery Jack lui-même.
Abattant aussitôt son fusil, il visa et fit feu: l’homme fit un bond et
retomba roide mort.

Sachant que la détonation donnerait l’éveil à ses compagnons, nous nous
élançâmes aussitôt et arrivâmes sur eux avant qu’ils eussent eu le temps
de courir à leurs armes. Les tenant au bout de nos revolvers, nous leur
dîmes que, leur chef étant mort, nous leur ferions grâce de la vie
s’ils se rendaient. Ils étaient complétement démoralisés, et nous
n’eûmes qu’à leur lier les mains avec une branche d’osier que nous
trouvâmes sur le bord de l’eau.

Cela fait, nous attachâmes nos prisonniers sur leurs propres chevaux,
nous les chassâmes devant nous jusqu’à ce que nous trouvâmes un bon
campement pour la nuit. Deux d’entre nous retournèrent enterrer le corps
du malheureux Slippery Jack, pendant que deux autres veillaient sur nos
prisonniers.

Le lendemain nous rejoignîmes nos compagnons, qui furent ravis du succès
de notre expédition. Continuant notre voyage, nous arrivâmes bientôt à
William’s Lake, où nous abandonnâmes nos trois captifs aux tristes
rigueurs de la loi. De William’s Lake nous nous dirigeâmes vers la
Quesnelle. C’est des deux côtés de cette rivière que s’étend le riche
district minier du Caribou.

[Illustration: Pete s’avança.]

Il nous restait, après avoir traversé la Quesnelle, environ soixante
milles (96 kilomètres) à faire pour atteindre William’s Creek; mais
quelle route! Il est impossible de donner une idée de ce qu’était alors
ce chemin. Ici un marais, océan de boue dont les écueils étaient des
racines ou des troncs d’arbres; là les flancs glissants d’une montagne,
détrempés par la fonte des neiges et par une pluie fine qui tombait en
moyenne trois jours sur quatre; plus loin, entre Antler Creek et
William’s Creek, la Bald Mountain (montagne Chauve) de sept ou huit
mille pieds, et dont les sommets, même vers la fin de juin, étaient
couverts de neige. Chaque nuit un froid vif durcissait assez la neige
pour qu’on pût y marcher le matin, avant que la chaleur fût assez forte
pour la fondre.

Nos mules ne pouvant venir jusque-là, il nous fallut les vendre à
Keithley’s Creek pour la moitié de ce qu’elles valaient, diviser nos
bagages en paquets de quatre-vingts livres, les charger sur notre dos et
faire deux fois, ainsi chargés, ce pénible voyage.

Enfin, après seize jours de fatigues inouïes, nous nous trouvâmes sains
et saufs, avec nos bagages, à William’s Creek, où nous commençâmes par
nous accorder deux jours d’un repos indispensable.



CHAPITRE IX

WILLIAM’S CREEK


Personne au monde n’est autant que le chercheur d’or le jouet des
circonstances; personne n’a moins que lui le temps et les moyens de
calculer les chances bonnes ou mauvaises du parti qu’il va prendre;
personne enfin n’est plus que lui la victime ou le favori de la fortune:
sa profession n’est qu’un jeu de hasard et il n’est lui-même qu’un
joueur déterminé.

La science, contrairement à ce qui se passe pour les métaux moins
précieux, ne lui est pour ainsi dire d’aucun secours. L’expérience
pratique a plus de valeur; car, pour ce qui est de l’existence de l’or
sur un point donné, l’opinion de quelques vieux chercheurs d’or a plus
de poids que celle de tous les membres de n’importe quelle société de
géologie. Mais, il faut bien le dire, l’expérience elle-même est à
chaque pas en défaut. Il y a--peut-être faudrait-il dire aujourd’hui il
y avait--en Californie des placers appelés par les vieux mineurs
_Greenhorn_ (pointe des inexpérimentés, des nigauds), et qui, exploités,
devinrent un jour les gisements les plus riches.

On raconte ainsi l’origine de ce nom. Vers 1851, une foule de mineurs
étaient à l’œuvre sur les bords de la rivière où se trouvent ces
placers et recueillaient une grande quantité d’or. Un des axiomes
reconnus de la profession est que le précieux métal a existé d’abord
dans les veines de quartz dont la colline est en partie formée, et que,
la surface du sol se décomposant par l’action des influences
atmosphériques, l’eau a entraîné l’or, qui, en vertu de sa pesanteur
spécifique, s’est déposé dans le lit du fleuve. Jugez, d’après cela, de
la surprise des vieux mineurs quand ils virent une compagnie d’émigrants
nouvellement arrivés s’établir au faîte d’une colline détachée au centre
de la vallée, et là, creuser et bêcher avec toute l’ardeur dont ils
étaient capables. Mais quelle ne fut pas leur surprise quand il fut
constaté que cette colline dont pas un mineur expérimenté n’aurait voulu
entendre parler, et sur laquelle les autres ne s’étaient établis que par
pure ignorance, était l’un des terrains aurifères les plus riches des
environs! _Greenhorn_, ainsi nommée pour caractériser l’inexpérience des
pionniers qui s’y étaient établis, devint un des plus grands centres
aurifères dont on ait jamais entendu parler.

Nous nous trouvâmes, lorsqu’il fallut enfin nous décider nous-mêmes,
dans une grande perplexité. Chacun était d’un avis différent et nous ne
savions à quoi nous arrêter.

Sur un espace de deux ou trois milles, tout le pays était occupé, et
William’s Creek ressemblait nuit et jour à une vaste fourmilière. Les
fourmis humaines travaillaient, car dans les terrains humides le travail
ne peut pas être suspendu, pas même le dimanche. Aussi était-ce un
curieux spectacle que de voir la nuit, dans la vallée, chaque puits avec
son petit feu, sa lanterne et ses ombres allant de l’obscurité à la
lumière, pour rentrer de la lumière dans l’obscurité, comme les démons
dans une féerie, pendant que, de temps à autre, une hutte s’éclairait,
lorsque quelque travailleur fatigué allait enfin se reposer de son
labeur nocturne.

Il semblait qu’il n’y eût qu’un mot d’ordre, _travailler_, toujours
travailler. Des _loafers_ (flâneurs) et des joueurs se voyaient bien
parfois dans les _bar-rooms_ et autour des tables de jeu; mais ne rien
faire était un luxe trop coûteux dans un endroit où les salaires
s’élevaient à deux ou trois livres sterling (50 ou 75 francs) par jour,
et où la farine coûtait six shillings (7 fr. 50) la livre.

[Illustration: William’s Creek.]

Les bruits de toute sorte que l’on entendait étaient aussi curieux que
les objets qui frappaient la vue. De tous côtés, sur les collines,
c’était le craquement des branches, les coups sourds des haches, le
fracas des arbres dans leur chute et le grincement des scies qui
changeaient les troncs en madriers et en planches; au fond de la vallée,
c’était le clapotement de l’eau, le ronflement des roues hydrauliques,
le frottement des pelles sur les cailloux, le tintement des marteaux des
forgerons, et les cris de ceux qui du dehors faisaient passer les seaux
vides à ceux qui travaillaient au fond des puits.

Il n’était pas probable que qui que ce fût, dans une Babel pareille, se
dérangeât pour nous donner des renseignements. Cependant je trouvai
enfin un individu qui voulut bien répondre à mes nombreuses questions,
tout en m’indiquant les puits qui représentaient les placers ou _claims_
les plus riches.

Mon nouvel ami me dit que son nom était Jake Walker; qu’il était un de
ceux qui avaient découvert le Caribou; que précédemment il avait
travaillé à la recherche de l’or sur les bancs de sable du Fraser; et
qu’il était venu en 1858 de la Californie, où, en 1849, ayant abordé
comme matelot, il avait quitté son vaisseau pour courir aux mines.

Le pauvre homme faisait triste figure et ne nous cacha pas qu’il était
réduit aux plus dures extrémités. Je l’emmenai donc à notre tente et il
dîna avec nous. Pendant notre frugal repas, je lui dis qu’il me semblait
fort étonnant qu’un homme expérimenté comme lui, et que tout le monde
serait heureux d’employer, n’allât pas travailler sur l’un des claims où
de simples manœuvres étaient payés seize dollars par jour. Sa réponse
fut caractéristique:

«Voilà treize ans, me dit-il, que je suis mon maître, et je compte bien
ne jamais travailler sous les ordres de personne. Il n’y a pas un
marchand dans la vallée qui ne soit prêt à faire crédit au vieux Jake
pour son ordinaire et son whiskey, et je finirai toujours bien par
payer. Du reste, je vous parie l’océan Pacifique contre un verre d’eau
douce que j’aurai fait fortune avant la fin de la saison.»

Honteux de ma présomption, je changeai de conversation et lui parlai du
lit d’un torrent voisin appelé _Jack of Clubs Creek_, et lui demandai
s’il avait examiné ce terrain.

«Oui, je l’ai examiné, dit-il, et je compte bien y réussir. Mais, il
faut que je vous le dise, il sera difficile d’extraire l’or de cet
endroit-là. Il faudra creuser profondément, dans un sol détrempé, et
travailler comme des chevaux avant d’arriver à la couche d’argile. Par
exemple, une fois là, si l’on n’est pas noyé avant d’y arriver,
croyez-en ma parole, on y fera fortune.

»Tenez, continua-t-il, je veux faire une affaire avec vous. Je vois que
vous avez des provisions pour deux ou trois mois, tandis que je n’ai ni
provisions ni argent; mais j’ai payé mon claim, et il y a tout à
l’entour autant de terrain que nous en voudrons acheter: si vous êtes
des hommes, associons-nous et mettons-nous immédiatement à creuser un
puits.»

Nous débattîmes l’affaire avec Jake et convînmes d’aller examiner les
lieux le lendemain.

Jake passa donc la nuit dans notre tente, et au point du jour nous
partîmes et atteignîmes la montagne Chauve comme le soleil venait de se
lever.

De cette montagne descendent, dans différentes directions, de nombreux
torrents qui ont creusé chacun leur vallée. Jack of Clubs Creek avait sa
source à 100 mètres environ de celle de William’s Creek, et, d’après la
théorie qui explique les gisements de l’or par l’action des torrents sur
le flanc des montagnes, si William’s Creek était riche, Jack of Clubs
devait l’être aussi. Partout, sur cette montagne, le quartz, matrice de
l’or, abondait et faisait pressentir les richesses merveilleuses de
l’intérieur.

Nous suivîmes le cours du torrent sur une longueur de deux ou trois
milles, et la vue de l’endroit où notre guide avait marqué son claim
nous remplit d’espérance; car, s’il existait de l’or dans le lit de la
vallée, il semblait impossible qu’il nous échappât. Nous décidâmes donc
à l’unanimité de nous associer pour la saison.

La semaine suivante fut employée à transporter nos provisions, nos
outils, et à construire une hutte assez grande pour cinq. Nous marquâmes
aussi nos claims, payâmes les droits et nous mîmes au travail. Deux
d’entre nous s’occupèrent d’abattre le bois dont nous avions besoin, un
autre de creuser une tranchée le long de la colline pour nous procurer
une chute d’eau, et les deux autres de creuser le puits.

Nous étions parvenus, à force de travail, à creuser un trou de quarante
pieds de profondeur lorsqu’une crue soudaine du torrent inonda notre
puits, le remplit presque jusqu’au bord de débris de toute espèce et, en
une nuit, détruisit tout notre ouvrage. En vain essayâmes-nous d’une
pompe de notre invention pour vider notre puits; nous n’y pûmes réussir,
et il nous fallut en creuser un autre à une petite distance du premier.
Une nouvelle inondation détruisit encore notre ouvrage, et, malgré les
nombreuses histoires du vieux Jake sur l’inévitable succès des gens qui
savent persévérer, nous commençâmes à désespérer de jamais atteindre le
fond.

Après un travail persévérant qui nous prit tout l’été et une partie de
l’automne, nous parvînmes à creuser un nouveau puits profond de
cinquante pieds. La nature des couches traversées nous faisait espérer
que nous approchions de la roche dans le voisinage de laquelle nous nous
figurions qu’était cachée notre fortune; mais nos provisions tiraient à
leur fin, nos finances aussi, et nos vêtements n’étaient plus que des
haillons. Les boutiquiers, inexorables, refusaient de nous faire crédit
sur nos espérances: il ne nous restait donc qu’à abandonner notre claim
jusqu’à la saison prochaine et à remettre à cette époque éloignée la
réalisation de nos rêves d’or.

Laissant donc ce qui nous restait de provisions au vieux Jake, qui ne
voulait pas quitter le claim et entendait passer l’hiver à trapper les
martres, Pat et moi retournâmes de nouveau nos pas vers la civilisation,
le cœur plus gros que la bourse, mais peu fâchés, après tout, de
quitter notre désert pour six mois de séjour dans des lieux plus
agréables.

Nous partîmes à pied, portant chacun une paire de couvertures sur nos
épaules, et quelques jours de vivres. C’est en vain que nous demandions
du travail à toutes les maisons que nous rencontrions le long de la
route; toute chance d’en obtenir avait été depuis longtemps saisie par
quelques-uns des mineurs ruinés qui nous avaient précédés sur ce triste
chemin.

Au bout de quelques jours, nous fûmes réduits, pour toute nourriture,
aux navets que nous pouvions ramasser dans les champs avoisinant les
maisons, échelonnées sur la route à des distances de dix ou quinze
milles. Nous n’étions ni gras ni fiers quand nous arrivâmes à Fort Yale.
Là encore nous essayâmes d’obtenir du travail, mais sans le moindre
succès. A bout de forces et d’énergie, nous fîmes encore quatre milles
pour gagner Emery’s Bar, où se trouve la station des bateaux à vapeur,
nous proposant de solliciter de l’un des capitaines un passage gratuit
pour Victoria.

Arrivés à Emery’s Bar, nous allumâmes un feu sur le bord d’un petit
plateau et étendîmes nos couvertures, dans l’espérance de faire servir
le sommeil à remplacer le souper. Un bateau était attendu le lendemain
matin, et comme, à cette époque de l’année, il ne pouvait remonter
jusqu’à Yale, nous entretenions le vague espoir de gagner un bon
déjeuner à travailler au déchargement du bateau.

[Illustration: Voulez-vous souper avec nous?]

Nous fumions notre pipe, ayant encore, par bonheur, un peu de tabac,
lorsque soudain j’entendis un rire joyeux partir de la rive, au-dessous
de nous, pendant que mes narines, avec une finesse de perception
très-explicable en pareille circonstance, humaient, portée sur la brise
du soir, une délicieuse odeur de lard grillé. Incapables de résister à
une pareille attraction, Pat et moi bondîmes vers le fleuve et nous nous
trouvâmes bientôt en présence du plus attachant spectacle que nous
pussions rêver alors,--un feu pétillant et quatre personnes assises en
rond, prenant leur part d’un bon souper de lard et de pain frais servi
par terre sur une toile. Trois grandes barques étaient amarrées au
rivage, tout près de là, et on avait établi près du feu une tente formée
de voiles tendues sur des rames.

Un des quatre s’écria aussitôt:

«Eh bien, mes enfants, nous ne savions pas avoir de si proches voisins
ce soir. Asseyez-vous près du feu. Vous êtes sortis du bois aussi
soudainement qu’un ours d’une tanière enfumée. Vous avez failli
m’effrayer, sur mon âme! Voulez-vous souper avec nous?»

Inutile de dire que nous ne refusâmes point cette bonne invitation, que
suivit celle d’apporter nos couvertures dans la tente, où il y avait
assez de place pour nous. Nous fîmes si bien honneur au festin, que nos
hôtes en furent surpris; mais ce fut à l’envi l’un de l’autre qu’ils
mirent leurs vivres à notre disposition. En dépit de la rudesse de leur
extérieur et de la simplicité de leurs manières, il y a plus de vraie
bonté de cœur chez ces rudes pionniers d’une terre nouvelle que chez
toute la foule de nos élégants parasites des villes.

Nous paraissions si épuisés, si misérables, qu’on nous demanda d’où nous
venions et ce que nous comptions faire. Alors je racontai en quelques
mots notre histoire; ajoutant que tout ce que nous désirions était de
trouver du travail, et que nous serions heureux de donner un coup de
main à nos hôtes le jour suivant, en échange du bon souper qu’ils nous
avaient offert.

«Je ne suis point un aubergiste, dit celui qui paraissait être le chef
de la troupe, et vous êtes les bienvenus à notre modeste repas; mais si
vous ne craignez pas de risquer votre vie sur cette maudite rivière, je
puis vous donner du travail et un bon salaire.»

On comprend avec quel empressement Pat et moi nous acceptâmes cette
offre bienveillante, et bientôt, enveloppés dans nos couvertures, nous
dormions d’un meilleur sommeil que nous ne l’avions fait depuis
longtemps.

A l’aube, nous fûmes réveillés par le sifflet du bateau à vapeur qui
arrivait, et bientôt nous nous mîmes à l’œuvre, travaillant comme des
nègres, au milieu d’une foule d’Indiens et de matelots occupés à
décharger le navire et à empiler les colis que nous devions transporter
sur nos embarcations. En deux ou trois heures nous eûmes fini, et nous
nous mîmes à préparer nos canots, qui étaient de quatre tonnes chacun.
Ils avaient près de cinquante pieds de longueur sur six de large, et
chacun d’eux avait été taillé et creusé, à l’aide du feu, dans un seul
tronc de cèdre. Ils étaient montés par huit rameurs, et, au lieu de
gouvernail, portaient à l’arrière une rame de vingt pieds de longueur:
un gouvernail ordinaire n’aurait pas eu assez de force pour les diriger
sur un fleuve pareil. A la proue, où était un fort étançon pour fixer le
câble de remorque, un homme devait stationner pour observer le courant
et éviter les écueils cachés. Ce fut ce dernier poste que l’on nous
confia à Pat et à moi.

Nous nous acquittâmes à notre honneur de notre tâche et eûmes six
voyages à faire d’Emery’s Bar à Fort Yale pour transporter toute la
cargaison.

Cela fait, nous nous jugeâmes capables, Pat et moi, d’entreprendre une
expédition infiniment plus hasardeuse à travers les _cañons_. Ce n’était
pas une petite affaire et il y avait de grands dangers à courir; mais
notre misérable état ne permettait pas à la crainte de nous dominer, et
nous nous jetâmes dans cette nouvelle entreprise avec les sentiments du
soldat qui sait que sa vie est l’enjeu de la bataille.



CHAPITRE X

NAVIGATION SUR LE FRASER


Au bout d’une semaine environ, nous eûmes un chargement complet pour
Lytton, et, après avoir examiné avec soin notre flottille et réparé nos
avaries, nous partîmes à la pointe du jour. Notre voyage, à partir de
Fort Yale, où nous arrivâmes vers les neuf heures du matin, fut des plus
dangereux et des plus pénibles. Ce n’étaient pas seulement les
marchandises qu’il fallait mettre à terre et transporter à force de bras
par-dessus les rochers, aux endroits appelés _portages_, jusqu’à un
endroit où l’on pût se rembarquer, mais il fallait tirer de l’eau les
bateaux mêmes et les pousser à grand renfort de rouleaux et de leviers
jusqu’au lieu de rembarquement.

Ainsi, nous passions nos journées de l’aube à la nuit, tantôt naviguant
sur le fleuve le plus dangereux du monde, tantôt transportant bateaux
et chargement le long de la rive accidentée. Nous étions le plus
souvent trop fatigués, le soir venu, pour changer nos vêtements humides
contre des vêtements secs ou pour faire cuire notre souper. Nous nous
contentions de nous rouler dans nos couvertures auprès du feu que nous
allumions sur le bord du fleuve et de nous abandonner à un sommeil
fiévreux.

Le jour venu, nous nous remettions à cette rude besogne, pour ne nous
voir quelquefois, après une longue journée de travail, qu’à une couple
de milles de l’endroit que nous avions quitté le matin.

Pour donner à mes lecteurs une idée de l’inconcevable force du courant
avec lequel nous avions à combattre, je leur dirai qu’à dix milles (16
kilom.) en amont d’Yale, le Fraser, qui a douze cents milles de longueur
et reçoit dans son cours de nombreux affluents aussi considérables que
lui-même, passe à travers des roches énormes par un chenal qui n’a que
cinquante-deux mètres de largeur. Les bords de ce chenal, bien nommé
Hell’s Gate (porte de l’Enfer), sont presque perpendiculaires, et le
niveau des hautes eaux en été, après la fonte des neiges, n’est pas à
moins de cent pieds au-dessus du niveau des basses eaux en hiver.

Vers la fin du douzième jour nous aperçûmes les eaux bleues de la
Thompson qui, sur une petite distance, courent presque parallèlement
aux eaux jaunes du Fraser, et quelques vigoureux efforts nous amenèrent
au but de notre voyage. Nous bénîmes le ciel d’avoir échappé aux dangers
de cette navigation, et fûmes bien heureux de pouvoir nous reposer un
peu.

Notre repos toutefois ne devait pas être de longue durée. Le voyage
avait été si avantageux aux entrepreneurs qu’ils étaient pressés de
recommencer. La descente du fleuve était la partie la plus dangereuse de
notre tâche, car, au lieu de nous traîner péniblement en longeant la
rive, il fallait se laisser emporter au gré de ce terrible courant et
passer, avec une rapidité vertigineuse, au milieu même des écueils que
nous avions évités à la remonte, en débarquant. A deux endroits
cependant, aux grandes et aux petites chutes, nous dûmes faire encore
des _portages_.

Aussi il ne nous fallut que quatre heures pour accomplir presque la
moitié du voyage et atteindre Boston Bar. Là, nous nous arrêtâmes pour
prendre un peu de repos, car nous avions eu une rude besogne à gouverner
nos canots à travers les rapides.

Une barque montée par sept hommes, dont six rameurs et un homme au
gouvernail, n’ayant pu, faute d’avoir pris les précautions nécessaires,
éviter un tourbillon, fut engloutie corps et biens sous nos yeux, sans
qu’il nous fût possible de lui porter secours. En vain avions-nous
donné aux hommes qui la montaient avis du danger, recommandé de ne pas
abandonner un instant la direction de leur bateau, crié de faire force
de rames, tout fut inutile. L’homme à la barre perdit la tête;
l’agitation des rameurs croissant avec le danger, la barque, qui ne
gouvernait plus, arriva sur les brisants qui la remplirent d’eau, et
bientôt elle s’enfonça avec une lenteur qui, pour nous, fit durer un
siècle cet affreux spectacle. Un des rameurs, jeune et beau garçon,
essaya de franchir d’un bond le cercle maudit, mais il y fut ramené par
le contre-courant. Les autres, convaincus que tout était fini, se
tenaient debout dans la barque, qui sombrait lentement, levant au ciel
leurs bras impuissants. L’eau semblait monter pour étouffer leurs cris
et noyer leurs regards désespérés. Tout disparut; mais cet effrayant
spectacle, ces figures pâles, éperdues, s’enfonçant lentement dans leur
tombe liquide, ne sortiront jamais de ma mémoire.

Peu d’instants après nous passions nous-mêmes, avec la rapidité de
l’éclair, près du lieu où venait de se produire cette horrible
catastrophe. Arrivés à un endroit où la furie du fleuve se calme un peu,
nous nous arrêtâmes, dans l’espérance que nous pourrions encore être de
quelque secours à quelqu’un des naufragés; mais nous attendîmes en vain,
rien ne se montra, pas même un débris quelconque du bateau, dont aucune
épave ne fut retrouvée.

De retour à Yale, nous dûmes attendre plusieurs jours qu’un nouveau
chargement pour Lytton fût complété, et, les eaux ayant baissé, nous
fîmes ce voyage en un peu moins de temps que le premier. Nous eûmes
aussi, par la même raison, un peu moins de dangers à courir; mais Pat et
moi commencions à être exténués, et à notre second retour à Yale nous
fûmes assez satisfaits de ne pas trouver un nouveau chargement. On paya
et congédia les Indiens; il fut convenu que quatre d’entre nous et le
capitaine descendraient dans un des canots jusqu’à Victoria, et que nous
ferions, en passant, une partie de chasse et de pêche dans les îles du
golfe de Géorgie.

La veille même de notre départ, je fus en grand danger de périr dans les
flots du Fraser. Nous étions campés sur la rive à un endroit où un banc
de sable produit avec le courant un vaste remous. Nous avions besoin de
sucre pour notre voyage, et il fallait traverser le fleuve pour en aller
chercher à une petite boutique tenue par un Chinois.

[Illustration: Je me mis à nager de toutes mes forces.]

Je partis seul dans un petit bateau très-léger. L’endroit difficile à
passer était celui où se rencontraient les deux courants contraires: le
moindre faux mouvement pouvait faire chavirer ma frêle embarcation.
Heureusement pour moi, il faisait chaud et je n’avais que ma chemise,
mon pantalon et des pantoufles. J’avais aperçu des Indiens et leurs
femmes qui se baignaient à un coude formé par le banc de sable, et,
comme j’arrivais au passage dangereux, j’entendis une des baigneuses
pousser un cri. Ce n’était rien; la femme s’était un peu coupé le pied
sur un rocher. Je m’étais follement retourné au moment même où je
n’aurais pas dû perdre un seul instant de vue mon bateau. Tout à coup je
sentis qu’il me manquait sous les pieds et je tombai à plat dans l’eau:
l’embarcation s’en allait, emportée comme un morceau de bois.

Je me mis à nager de toutes mes forces; mais, quoique bon nageur,
j’étais stupéfait du peu de chemin que je faisais. Personne ne pouvait
me porter secours, et je savais ne pouvoir compter que sur mes propres
efforts. Voyant que je n’avançais pas et comprenant que, si je luttais
ainsi, je verrais bientôt mes forces s’épuiser, je fis la planche et fus
emporté par le courant, auquel je n’avais nullement la force de
résister.

Je commençais à désespérer de mon sort et à penser tristement à ma
famille et à mes amis, lorsque l’idée me vint que mon seul moyen de
salut était de suivre le courant; si j’étais entraîné au delà du
tourbillon, je pouvais peu à peu me rapprocher du bord en descendant. Ce
fut ce qui arriva; une fois le plus grand danger passé, je jetai les
yeux sur la rive et vit le pauvre Pat qui courait de toutes ses forces
en criant et faisant des gestes désespérés. Un peu plus bas je vis
quelque chose qui pour le moment valait encore mieux, une branche
d’arbre flottant tranquillement sur l’eau. Quelques brassées m’y
amenèrent, et, me jetant sur la branche que je serrai d’un bras, je me
servis de l’autre pour me diriger vers le rivage.

Je descendis ainsi le fleuve sur une longueur d’environ deux milles (3
kilom.) jusqu’à un endroit où les rives se rapprochaient un peu. L’eau
était mortellement froide et les forces étaient sur le point de manquer
à mes membres engourdis. Cependant à quelque distance j’aperçus un arbre
déraciné donc le tronc, encore attaché à la rive, plongeait dans le
fleuve. Je réussis à l’atteindre et m’y cramponnai avec la force du
désespoir. Quelques minutes après, Pat arrivait, suivi du capitaine, qui
portait une corde et une bouteille d’eau-de-vie. Ils me jetèrent la
corde, que je saisis, et me tirèrent sur la rive, où je perdis
connaissance.

Quand je revins à moi, je vis Pat et le capitaine occupés à me bassiner
les tempes avec de l’eau-de-vie. Ils me présentèrent la bouteille et
j’en pris une gorgée qui, en toute autre circonstance, m’aurait ôté
toute espèce de force, mais qui, après le bain froid que je venais de
prendre, me remit sur mes jambes et me permit de gagner le camp avec
l’aide de mes amis.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous partîmes et descendîmes le
fleuve sans autre peine que de gouverner notre embarcation. Une fois
Fort Hope passé, nous pûmes déployer nos voiles, et vers midi nous
arrivâmes à l’embouchure de la rivière Harrison. Nous avions une
commission à faire dans le voisinage, à un endroit où d’immenses
prairies, submergées à l’époque des hautes eaux, étaient alors à sec.
Des hommes, en dépit des moustiques, y étaient occupés à faucher les
foins. Pat fut envoyé comme messager, préalablement muni d’un voile de
mousseline qui lui enveloppait la tête et le cou, et averti qu’il ne
devait pas sortir ses mains de ses poches.

Conformément à ses instructions, Pat traversa la prairie au milieu d’un
nuage ailé de moustiques qui bourdonnaient autour de lui et, dans leur
vaine rage, s’efforçaient de percer ses habits d’épais velours de coton.
Ayant fait sa commission, il revenait au bateau par le chemin le plus
court, lorsqu’il rencontra un troupeau de bœufs espagnols. Un taureau
ombrageux, apercevant sa chemise rouge, courut sur lui, suivi par le
reste du bétail. Pat n’eut que le temps de gagner, en courant comme un
fou, le bois qui longeait la rivière, et, pour respirer, il jeta le
voile qui le protégeait contre les moustiques. Au sortir du bois, il
tomba dans un marais où les bœufs se gardèrent bien de le suivre;
mais lui-même ne s’en tira pas aisément, et, s’il échappa aux bœufs,
il n’échappa point aux moustiques: il en était noir quand il sortit du
marais.

Voyant les insectes voler autour de lui par milliers, nous lui criâmes
de se tenir à l’écart et nous nous éloignâmes du bord: nous savions que
si ces insectes gagnaient le canot, ils nous suivraient et qu’ils ne
nous donneraient aucun repos.

«Et comment irai-je au bateau? demanda Pat.

--A la nage, pardieu! répliqua le capitaine.

--Mais, capitaine, je ne sais pas nager.

--Vous aurez donc à rester où vous êtes; car je n’entends pas être
dévoré par ces enragés buveurs de sang.

--Alors il est sûr que je me noierai. Que faire?»

Je tirai un long aviron du bateau et le dirigeai vers Pat en tenant
ferme la poignée. L’Irlandais, faisant appel à tout son courage et
aiguillonné par les piqûres des insectes, plongea dans la rivière et, en
remontant à la surface, saisit l’aviron à l’aide duquel nous le tirâmes
à bord.

Nous ne nous arrêtâmes à New Westminster que le temps de faire quelques
emplettes et de nous équiper pour la chasse et la pêche.

Le soir du même jour nous atteignîmes l’embouchure du Fraser et nous
arrêtâmes à Point Roberts, limite du territoire américain. Là, nous
trouvâmes un matelot retiré, du nom de Joe, qui, en ajoutant aux
revenus d’une petite exploitation agricole les produits de la chasse et
de la pêche, menait une existence très-confortable. La place ne manquait
point chez lui, ni le whiskey, et le gibier et le poisson ne coûtaient
que la peine de les prendre. Nous pouvions donc, sans trop nous flatter,
compter sur d’agréables loisirs après la saison de rudes labeurs que
nous venions de passer.



CHAPITRE XI

NOS VACANCES


Si parmi nos lecteurs il en est qui aient eu le bonheur de voir le golfe
de Géorgie, ses charmants rivages et ses îles nombreuses, ils
attesteront, je crois, avec moi, qu’il est difficile de rien concevoir
de plus beau.

Fermé à ce point que, sur une longueur d’environ 200 milles, ce golfe
ressemble à une mer intérieure de 50 à 60 milles de largeur, sa surface
azurée est parsemée d’îles innombrables couvertes de forêts vierges au
milieu desquelles paraissent çà et là de ravissantes clairières de
prairies naturelles. Du côté du continent, l’horizon est fermé par des
montagnes aux sommets neigeux, au-dessus desquelles, vers le sud,
s’élève majestueusement le cône du mont Baker, volcan éteint d’environ
13 000 pieds de haut. Du côté de l’île de Vancouver s’élèvent aussi des
montagnes, mais moins hautes et formant, par la variété de leurs
teintes, un ravissant contraste avec celles de la rive opposée.

[Illustration: Le golfe de Géorgie.]

De ce côté aussi se montrent plus abondants les signes de la vie
sauvage. Les eaux sont çà et là tachetées de blanc par les voiles des
canots, et les rives sont bordées de villages indiens dont les
habitants, vêtus de couvertures diversement coloriées, font sur le
paysage la tache de couleur brillante si chère aux artistes.

Les Indiens n’enterrent point leurs morts; ils les mettent, revêtus de
tout ce qu’ils ont de plus précieux, dans des boîtes d’environ un mètre
de hauteur et de longueur, sur deux pieds de large, de façon que les
genoux se trouvent ramenés à peu près à la hauteur de la tête, et que le
cadavre est dans la position affectionnée par les Indiens lorsqu’ils
s’assoient en cercle autour du feu. Le cercueil est ensuite hissé assez
haut dans un arbre où on l’attache solidement. Tout autour on pend les
armes et les instruments favoris du mort.

Je me rappelle avoir admiré une fois les reliques d’un chef de tribu.
Elles se composaient d’un canot de grande dimension suspendu à un arbre,
à une trentaine de pieds de hauteur, par des cordes faites d’écorce
tressée. Aux flancs du canot étaient attachés divers articles parmi
lesquels plusieurs pagayes, le squelette d’un chien favori, des
couvertures qui avaient dû être rouges, mais qui, au vent et à la
pluie, avaient fini par devenir noires, le canon rouillé d’un vieux
fusil à pierre, un arc, un épieu, deux peaux d’ours, un pantalon en
haillons, et, brochant sur le tout, un vieux chapeau de castor avec...
une _crinoline_. Ce dernier objet avait sans doute été mis là par
quelque tendre fille du défunt, dans l’espoir que, lorsque l’esprit de
son père serait appelé au bienheureux pays de chasse qui constitue le
paradis des Peaux-rouges, il pourrait emporter cet article de toilette
pour l’offrir à la femme qu’il prendrait dans sa nouvelle sphère. Quant
au castor (article peu commun dans cette partie du monde), il faut
croire qu’il avait été mis là pour contre-balancer, toujours en vue du
pèlerinage céleste, la pauvreté de la garde-robe du défunt.

L’endroit où Joe avait établi ses pénates était particulièrement
agréable. La maison, abritée par un promontoire contre les vents froids
du nord et de l’est, se trouvait tout au bord de la mer, au centre d’une
belle prairie bordée de bois; un joli cours d’eau murmurant tombait des
collines et courait à la mer, et comme la marée ne se faisait que
faiblement sentir en cet endroit, la maison et la prairie étaient tout à
fait à l’abri des inondations.

[Illustration: Tombeau d’un chef Indien.]

Au point du jour, Pat et moi allâmes à la chasse aux canards sauvages,
et, étant tombés au milieu d’un vol de sarcelles, nous pûmes en
rapporter une demi-douzaine à la maison. Quel déjeuner! quelle
profusion! Huîtres, saumon, truites, venaison, canards sauvages,
gelinottes, formaient notre menu; et pour faire couler tout cela, du bon
café à discrétion. Nous avions aussi du lait et du beurre, car Joe avait
une paire de vaches dans son enclos.

Après déjeuner, nous retournâmes à la chasse, et ayant aperçu dans une
petite baie des canards en telle quantité que la mer en était noire sur
un espace d’un demi-mille, nous revînmes en toute hâte à la maison
chercher un petit canon à pivot et à large gueule que nous y avions vu.
Nous voulions tout simplement voir combien il nous serait possible de
tuer d’oiseaux d’un seul coup. A la faveur d’une pointe avancée couverte
de bambous, nous montâmes le vieux canon sur l’avant du canot et fîmes
feu dans le tas. L’énorme bande d’oiseaux s’envola comme un nuage noir,
et, quand nous comptâmes les morts (le lecteur ne voudra pas le croire),
il y en avait quatre-vingt-trois!

Il faut dire que dans ces parages le gibier est si peu familiarisé avec
le danger qu’il ne se doute de rien et attend le chasseur. J’ai souvent
tué dans les arbres des gelinottes à coups de pierre ou de bâton; on
peut les manquer trois ou quatre fois sans qu’elles bougent, et
lorsqu’elles s’envolent, c’est pour aller s’abattre à quelques mètres
plus loin.

Le capitaine, qui était allé à la pêche avec quelques-uns des nôtres,
revint avec une quantité de morue et de _halibut_ (flétan, sorte de
grosse plie qui ressemble au turbot); et Joe, qui rentra plus tard,
parut avec un chevreuil sur les épaules, apportant la bonne nouvelle
qu’il avait aperçu dans la forêt les traces d’un troupeau d’élans.

Le lendemain, Joe, le capitaine et moi étant partis longtemps avant le
jour avec les trois seuls fusils que la compagnie possédât, nous
aperçûmes, à l’aube, des traces fraîches se dirigeant vers un petit lac
situé à une dizaine de milles dans l’intérieur. N’ayant pas de chiens,
nous dûmes user de beaucoup de précautions pour pouvoir retrouver le
gibier. Au bout de trois heures de marche pénible à travers les bois et
le long des marécages, nous vîmes soudain une quinzaine de ces belles
bêtes broutant dans une jolie petite clairière, sur le bord du lac.

Le bois s’étendant en demi-cercle autour de la clairière, le capitaine
s’en alla d’un côté, en suivant la lisière du bois, et moi de l’autre,
Joe restant à l’endroit où nous nous étions d’abord arrêtés. Lorsque
nous eûmes atteint tous les deux notre poste, nous fîmes signe à Joe, et
nous nous avançâmes tous ensemble vers le troupeau, de manière à ne lui
laisser d’autre retraite que le lac.

Bientôt les élans nous aperçurent et, levant leurs belles têtes, ils
aspirèrent bruyamment l’air et se formèrent en phalange serrée; puis le
chef partit, et tous les autres le suivirent, se dirigeant le long du
lac vers l’endroit où je me trouvais. Je les laissai arriver à une bonne
portée et fis feu; le chef tomba. Les autres s’arrêtèrent d’un air
étonné, puis, sentant soudain l’odeur du sang de leur compagnon, ils
comprirent qu’un danger inconnu les menaçait, et, faisant volte-face,
s’enfuirent dans la direction d’où ils étaient venus. Joe et le
capitaine accouraient; se voyant cernés, les élans sautèrent dans le
lac, mais trop tard pour empêcher deux des leurs de tomber sous nos
balles.

Ayant fait, à l’aide d’une hachette que nous portions, un radeau de
branches liées avec des cordes d’osier, nous plaçâmes notre gibier sur
cette embarcation d’un nouveau genre, et, nous servant de perches, nous
atteignîmes l’endroit où la petite rivière sort du lac. Le courant était
si violent que nous ne pûmes remonter que de 2 milles, et surpris par la
nuit tombante, nous quittâmes notre embarcation et nous en allâmes à
travers bois, marquant les arbres à coups de hache tout le long du
chemin, pour retrouver le lendemain l’endroit où nous avions laissé
notre radeau.

Le jour suivant, avec l’aide de nos compagnons, nous amenâmes notre
chargement de gibier à la maison. Un des élans fut laissé à Joe. Les
deux autres, chargés sur notre canot, furent transportés à
New-Westminster, où nous les vendîmes 30 dollars (168 fr.) pièce, les
bois étant des trophées de prix. Nous y vendîmes aussi des canards
sauvages dont nous obtînmes _eighteen pence_ (1 fr. 80 c.) la paire. On
voit que la chasse, même comme spéculation, n’est pas une mauvaise
affaire dans cette partie du monde.

Quinze jours durant, nous jouîmes de cette délicieuse existence, ne
faisant rien que pêcher, chasser, nous promener en canot, jusqu’à ce
qu’enfin nos esprits aventureux s’échauffant de nouveau, nous résolûmes
tous (à l’exception de Joe) de faire un petit voyage de découverte aux
sources de la Squawmish, rivière qui se jette dans le golfe de Géorgie,
à _Burrard’s Inlet_ (baie de Burrard), près de l’embouchure du Fraser.
Nous voulions savoir s’il y avait quelque chance d’y trouver de l’or.
Aucun homme blanc n’avait encore visité ces lieux, et les Indiens
passaient pour ne pas être animés d’intentions très-bienveillantes;
aussi d’assez vives émotions nous attendaient dans cette expédition.



CHAPITRE XII

UNE EXPÉDITION DANGEREUSE


Ayant fait provision de vivres pour une quinzaine de jours, acheté
quelques outils de mineurs, renouvelé notre provision de munitions, et
nous étant procuré les services d’un Indien Squawmish qui avait exercé
quelque temps, à New Westminster, la profession de guide, nous nous
embarquâmes dans un grand canot indien.

Nous eûmes fort mauvais temps au départ et notre embarcation fut mise à
la plus rude épreuve, lorsque nous eûmes à passer l’entrée de Burrard’s
Inlet; mais elle flottait sur les vagues comme un canard, et nous
n’eûmes aucun mal. Nous entrâmes alors dans le magnifique lac ou
estuaire d’eau salée, long d’environ 40 milles (64 kilomètres), dans
lequel se déverse la rivière Squawmish, le but de notre expédition.

Tout le reste du jour, par une pluie battante, nous fîmes force de
rames et remontâmes l’estuaire sur une longueur de 30 milles. Ayant
aperçu un petit courant d’eau douce descendant des collines, nous
abordâmes à cet endroit et y plantâmes notre tente pour la nuit. Nous
n’étions pas en pays ami, et chacun de nous eut à monter la garde à son
tour pendant deux heures.

La nuit se passa tranquillement; nous n’avions point vu d’Indiens, car
ils étaient presque tous à la mer, occupés à faire leur provision de
poisson pour l’hiver qui approchait. Nos craintes se calmèrent donc
sensiblement. Le jour suivant, étant partis de bonne heure, nous
atteignîmes avant midi l’embouchure de la rivière. Nous nous dirigeâmes
vers ce qui nous parut être la plus considérable de plusieurs bouches,
et remontâmes sans peine le courant à travers un delta de terres basses
et marécageuses, sur une longueur de 4 ou 5 milles.

La rivière changeait de caractère et devenait rapide et très-accidentée;
nous arrivions au cœur même de la _chaîne des Cascades_, où nous
devions trouver les traces géologiques des gisements de l’or, si
toutefois il en existait. Un grand village indien, momentanément
abandonné, était situé non loin de là; nous prîmes, pour la nuit,
possession d’une des huttes, et, ayant rencontré quelques Indiens que
l’âge ou la maladie avait empêchés de suivre les autres, nous obtînmes,
à l’aide de notre guide, qu’ils nous louassent une paire de petits
canots avec lesquels il nous fût possible de remonter le courant; notre
grand canot était beaucoup trop lourd pour les eaux basses et rapides
qu’il nous fallait affronter.

Le lendemain, nous fîmes plusieurs haltes pour explorer le lit de la
rivière. Nous y trouvâmes de l’or, en si petite quantité que le produit
n’aurait pas couvert la dépense. Le quartz ne manquait pas; mais il
était trop dur pour qu’on pût espérer que les trésors qu’il contenait
eussent été emportés par les eaux. Nous pûmes constater l’existence de
nombreux dépôts de charbon de terre; et si jamais les incontestables
richesses minérales de ce pays sont exploitées, l’industrie y trouvera
réunies par la nature toutes les conditions nécessaires à son
développement.

Pendant deux ou trois jours nous poursuivîmes ainsi notre route, jusqu’à
ce qu’enfin toute navigation devînt absolument impossible. Alors nous
dressâmes notre tente, la laissant à la garde de deux d’entre nous,
pendant que le capitaine, Pat et moi, chargés de nos couvertures et de
quelques provisions, partions, avec notre guide, pour finir notre
exploration à pied.

La seconde journée de marche nous conduisit à la source de la rivière,
située dans une passe élevée, au milieu même de la chaîne de montagnes.
On dominait de là la chaîne de moindre hauteur qui circonscrit le Fraser
à Lillooet, à environ 230 milles de son embouchure. De tous côtés ces
montagnes nous offraient des traces évidentes de leur énorme richesse
minérale, parmi lesquelles nous pouvions surtout distinguer des minerais
de cuivre, de plomb et de fer. Nous y trouvâmes un village indien, gardé
par quelques vieillards des deux sexes; mais ils n’appartenaient pas à
la même tribu que notre guide, et, bien que voisins, ils pouvaient à
peine se comprendre. Ces Indiens n’avaient jamais vu d’hommes blancs;
ils en avaient seulement beaucoup entendu parler, et ils nous
regardaient avec une surprise qui n’était pas exempte de terreur.

Nous leur donnâmes du tabac et un pain, ce qui leur inspira un peu de
confiance; notre guide leur montrait tantôt les montagnes et quelques
échantillons de nos minerais, et tantôt se frappait la tête et riait,
pour leur expliquer que nous étions de pauvres fous peu dangereux.

Sur ce, un vieil Indien, le patriarche de la tribu, alla chercher dans
sa hutte une petite boîte pleine de morceaux de quartz fraîchement
brisés et couverts de pyrites de fer d’un jaune brillant. Le vieil
Indien prenait évidemment cela pour de l’or, idole de l’homme blanc; et
j’en ai connu bien d’autres que des Indiens qui s’y laissaient prendre.
Ce fut avec beaucoup d’intérêt que j’observai ces échantillons, car, à
première vue, je reconnus qu’un grand nombre de ces morceaux de quartz
contenaient des fragments de minerai d’argent exactement semblables à
ceux qui provienait des territoires de Washoe et d’Idaho.

Je fis mon possible pour obtenir quelques-uns de ces échantillons que
j’aurais voulu faire essayer, mais mes offres n’étaient pas à la hauteur
de la cupidité du propriétaire; plus je lui en offrais un prix élevé,
plus il se faisait une haute idée de la valeur d’un objet que l’homme
blanc était désireux d’avoir. J’essayai, par signes, de lui faire
indiquer l’endroit de la montagne d’où provenaient ces échantillons;
mais je ne pus obtenir de lui qu’un mouvement de bras qui s’étendait à
tout l’horizon, après quoi il se retrancha dans ce silence absolu d’où
il est impossible de faire sortir un Indien; si bien que, nos provisions
s’épuisant, il nous fallut nous en retourner sans avoir acquis autre
chose que les vagues indices des richesses infinies qui attendent, dans
quelques siècles d’ici peut-être, de hardis aventuriers.

Nous rejoignîmes le lendemain soir, après une longue journée de marche,
les deux camarades que nous avions commis à la garde de nos canots, et
nous fûmes heureux de pouvoir jouir d’un jour de repos.

Nous résolûmes de retourner aussitôt à New-Westminster, et emmenâmes un
des petits canots que nous achetâmes. Près de l’embouchure de la
rivière, sur la déclivité d’une colline escarpée, nous tuâmes un mouton
sauvage. C’est un animal très-rare, et qui ressemble plus à une chèvre
qu’à un mouton; il a le poil long et des cornes comme celles d’un bélier
de race anglaise.

Deux jours plus tard nous arrivions à l’endroit où nous avions campé
pour la première fois sur les bords de l’estuaire de la rivière
Squamwish. Nous avions attendu la nuit pour nous arrêter, dans
l’espérance que nous ne serions pas observés par les Indiens qui
occupaient un vaste camp dont nous voyions les feux à environ cinq
milles de là. Assez tard dans la soirée, après avoir fait cuire notre
souper à un petit feu que nous avions allumé derrière de gros rochers,
pour le dérober aux regards perçants de nos voisins, nous avions
remarqué l’absence de notre guide indien. En le cherchant de tous côtés,
nous nous aperçûmes qu’il s’était enfui avec notre petit bateau et une
bonne partie de nos provisions. Heureusement pour nous, nos armes à feu
et nos avirons étaient dans notre tente sous la garde constante de l’un
de nous: sans quoi le gredin nous aurait sans doute dépouillés tout à la
fois de nos moyens de défense et de nos moyens de fuite.

Nous comprenions parfaitement que son projet était d’avertir les Indiens
et de revenir avec eux nous dépouiller et, si possible, nous tuer, pour
éviter toute conséquence fâcheuse. Quelle poursuite d’ailleurs eût été
possible dans les défilés inaccessibles des montagnes que nous venions
de quitter!

En explorant de tous nos yeux le cours du fleuve, nous aperçûmes le
traître à moitié chemin de l’autre rive, mais il était déjà trop tard
pour lui donner la chasse. En toute hâte donc nous levâmes le camp, et
jouâmes si bien de nos avirons qu’au bout de quelques heures nous
n’étions plus qu’à environ dix milles de l’entrée de la baie. Arrivés
là, nous étions tellement rendus de fatigue, que nous tirâmes le canot à
terre et nous nous endormîmes, après avoir convenu que chacun monterait
la garde pendant une heure à tour de rôle.

Au point du jour je m’éveillai et, jetant les yeux sur la rivière,
j’aperçus, à environ un mille de nous, une dizaine de canots faisant
force de rames pour nous atteindre. Celui de nous qui était de garde
s’était laissé aller au sommeil et nous plaçait ainsi dans une position
critique. J’éveillai en hâte tout le monde, et, profitant d’une brise
matinale, nous mîmes aussitôt à la voile en nous aidant de nos rames.
Mais notre canot était grand et lourd, et nous n’étions pas assez
nombreux pour le manœuvrer comme il aurait fallu pour échapper à nos
ennemis. D’un côté, nous pouvions voir, à quelques milles de nous,
l’entrée de la baie, et au delà une mer agitée et dangereuse même pour
un canot comme le nôtre; de l’autre côté, les nombreuses barques des
Indiens lancées à notre poursuite.

C’était entre eux et nous une course dont l’objectif était l’entrée de
la baie. Nous savions qu’ils ne pourraient nous suivre jusque-là, leurs
canots étant trop petits pour braver cette mer orageuse, qui nous
offrait notre seule chance de salut. Dans cette conviction, nous
luttions vaillamment, oubliant nos fatigues et nos insomnies; mais il
devenait de plus en plus évident que nous ne pourrions gagner la haute
mer avant d’être rejoints. Nous commencions à désespérer et à maudire le
malheureux qui s’était endormi étant de garde, lorsque le capitaine nous
rappela à la raison en jurant qu’il brûlerait la cervelle au premier qui
interromprait son travail pour se plaindre.

«Nous aurons encore raison de ces misérables, je vous le parie, nous
dit-il. Ayez bon courage, et si nous réussissons à mettre du plomb dans
la tête à deux ou trois de ces enragés qui nous poursuivent, peut-être
bien cela donnera-t-il à réfléchir aux autres. Mais si vous vous mettez
à vous quereller comme de vieilles femmes, nous pouvons dès à présent
renoncer à défendre notre vie.»

[Illustration: J’aperçus une dizaine de canots.]

Nous étions en ce moment à environ 3 milles de la passe, et le canot le
plus près de nous à moins de 400 mètres. Dans ce canot nous pouvions
reconnaître notre misérable guide. Le capitaine me confia le gouvernail,
et examina avec soin l’amorce de sa carabine, ordonnant en même temps
qu’on chargeât les deux autres. Le vent devenait plus violent à mesure
que nous approchions de la mer, et le mouvement du bateau n’eût pas
permis, à la distance où étaient encore les Indiens, de bien ajuster.

«Tenez-vous prêt, me dit le capitaine, et quand je vous dirai:
_maintenant!_ tournez au vent, et je ferai une petite surprise à nos
amis là-bas. Après quoi, nous reprendrons notre course, et vivement.»

Quelques instants après, tout étant prêt, le capitaine me dit à voix
basse: _maintenant, Dick!_ et, au risque de chavirer, je tirai
brusquement la barre. Trois coups de feu se succédèrent rapidement, et
je vis Squawmish Jack, notre ex-guide, tomber au fond du canot; l’Indien
qui dirigeait la barque, blessé au bras, laissa échapper en même temps
son aviron et l’écoute de la voile, et l’embarcation présentant le flanc
aux vagues s’emplit d’eau et sombra.

Ce fut notre salut; car les autres canots interrompirent leur poursuite
pour secourir leurs camarades qui, à l’exception de Squawmish Jack, tué
roide sans doute, furent tirés de l’eau. Pendant ce temps, nous fîmes
force de rames, et, ayant réussi à prendre le vent près d’un des
promontoires qui bordent l’entrée de la baie, nous entrâmes dans le
golfe.

Comme nous ne pouvions plus gagner l’embouchure du Fraser, nous prîmes
quelques jours de repos dans le chenal de Plumper’s Pass et résolûmes
ensuite de nous rendre tout droit à Victoria pour y passer l’hiver sans
retourner à New Westminster. Nous y arrivâmes sans autre mésaventure, et
ne fûmes pas fâchés, après notre téméraire expédition, de nous retrouver
pour quelque temps au milieu d’une société civilisée.



CHAPITRE XIII

UN HIVER A VICTORIA


De grands et heureux changements s’étaient accomplis à Victoria depuis
que nous l’avions quittée. La jolie petite ville contenait maintenant
plus de dix mille habitants et grandissait à vue d’œil. D’immenses
hôtels s’élevaient pour recevoir et héberger les chercheurs d’or. On
construisait des entrepôts et même des églises. Je remarquai notamment,
et non sans un vif chagrin, qu’une nombreuse troupe d’ouvriers carriers
était occupée à faire disparaître, pour élever à leur place de vastes
magasins, les rochers qui couvraient les terrains qu’avait voulu me
faire acheter l’homme de loi dont j’avais fait la connaissance lors de
mon premier passage à Victoria.

Mais je vis aussi d’autres indices qui me plurent beaucoup moins et qui
m’inspirèrent même de sérieuses craintes. Des milliers d’hommes, sans
ressource ni travail d’aucune espèce, s’attroupaient aux portes des
_bar-rooms_, et quand ils rencontraient quelqu’un de leur connaissance
moins pauvre qu’eux, s’attachaient à lui dans l’espérance d’en obtenir
l’argent nécessaire au repas du jour. En longeant la rue du
Gouvernement, je ne fus pas mis à contribution moins de quatre fois, et
chaque fois d’un demi-dollar. Cela m’alarma fort, car ma bourse était
légère et je ne voyais aucun moyen de gagner ma vie.

Pat, après être resté avec moi quelques jours, me quitta pour aller
exercer, pendant l’hiver, sur l’une des scieries établies de l’autre
côté du _Puget sound_ (détroit du Puget), son ancien état de cuisinier;
et, pour ménager mes ressources, je louai, dans une impasse un peu
écartée, une petite cabane et y mis des provisions pour un mois, me
promettant de ne pas faire le difficile et d’accepter tout travail qui
me permettrait de retourner au commencement de l’été à notre placer.

Au bout de deux mois, mes provisions étaient épuisées; il ne me restait,
outre les habits que j’avais sur le corps et qui étaient déjà en piteux
état, qu’une paire de vieilles couvertures sans valeur.

Plus de cinq mille hommes n’avaient pour passer l’hiver d’autre
ressource que la charité publique. Cependant, bien qu’à cette époque je
fusse réduit la plupart du temps à m’envelopper le soir dans mes
couvertures sans savoir d’où me viendrait le déjeuner du lendemain, je
parvins à vivre sans emprunter à mes voisins et sans rien demander à
l’hospitalité coloniale; mais j’eus des moments bien durs. J’avais passé
trois jours sans manger et me traînais par les rues, me demandant si je
n’entrerais pas mendier un dîner dans le premier restaurant venu,
lorsque je me sentis frapper amicalement sur l’épaule. Je me retournai,
et mon cœur bondit de joie dans ma poitrine, lorsque je reconnus mon
vieil ami le capitaine, avec lequel j’avais navigué sur le Fraser.

«Eh bien, jeune homme, me dit-il, que faites-vous là à regarder cette
fenêtre de restaurant comme si vous vouliez l’avaler? Venez prendre un
grog avec moi.»

Nous en bûmes deux et j’en aurais bu davantage, car, à défaut de
nourriture solide, j’étais décidé à me contenter de liquide, lorsqu’il
me dit:

«Si maintenant nous allions souper à ce restaurant devant lequel vous
étiez arrêté il n’y a qu’un instant? qu’en dites-vous? La traversée m’a
aiguisé l’appétit.»

J’acceptai avec empressement, et, le capitaine m’ayant chargé de faire
la carte du dîner, je ne me fis aucun scrupule de satisfaire mes
propres désirs et de laisser languir la conversation pour donner toute
mon attention au repas. Cependant mon compagnon ayant terminé me
regardait; et comme je continuais à manger avec un appétit féroce, il
finit par me dire:

«Parbleu! mon ami, vous me faites l’effet d’être singulièrement affamé;
et maintenant je m’aperçois que les habits que vous portez sont tout à
fait usés. Les temps ont-ils été si durs que cela, mon pauvre garçon?»

Je lui dis que ce repas, en dépit de tous mes efforts pour gagner de
quoi vivre, était le premier que j’eusse fait depuis trois jours. Il
sauta sur sa chaise.

«Et les gens d’ici se disent civilisés! Morbleu! tiens, mon fils,
ajouta-t-il en plongeant sa large main dans sa poche, tiens, tu me
rendras cela quand les temps seront meilleurs!»

En parlant ainsi et devenant pourpre jusqu’aux oreilles, il plaça devant
moi une grosse pièce d’or de vingt dollars. Je ne pus retenir une larme
lorsque je serrai la généreuse main de celui qui, pour la seconde fois,
me sauvait des cruelles atteintes de l’extrême misère.

[Illustration: Vous me faites l’effet d’être singulièrement affamé.]

Le lendemain matin, le capitaine repartit pour le Fraser. En me
quittant, il me fit toutes sortes d’amitiés et m’exprima le désir de me
voir bientôt le rejoindre pour faire avec lui quelques expéditions à
travers les cañons. L’argent qu’il m’avait prêté me permit de vivre
jusqu’au jour où je trouvai une place de camionneur dans une brasserie.
J’étais assez satisfait de mon emploi; mais un soir, revenant tard par
de mauvais chemins, je fus violemment lancé de mon siége sur la route et
me cassai le bras. Une fois guéri, j’eus la bonne fortune de trouver une
place d’aide-chimiste dans un bureau de vérification de l’or. Ayant fait
autrefois, à la grande terreur des servantes, quelques expériences de
chimie dans la cuisine paternelle et ayant, à l’école, failli suffoquer
un appariteur au moyen d’un flacon d’acide chlorhydrique adroitement
renversé dans son pupitre, au moment où il y mettait le nez, je me
jugeai suffisamment apte à remplir cette fonction.

Après les jours de détresse que je venais de traverser, je trouvai fort
agréable de remplir une place dont le seul inconvénient était le
sentiment d’envie que je ne pouvais m’empêcher d’éprouver parfois à la
vue des tas de poussière d’or que d’heureux mineurs nous apportaient
pour les faire changer en barres brillantes, poinçonnées de façon à
constater à tous les yeux leur titre et leur valeur.

Pendant que j’étais ainsi occupé, le printemps arriva, et, un jour, en
allant à mon bureau, j’aperçus une affiche annonçant que des régates
devaient prochainement avoir lieu. Je résolus de tirer parti de cette
circonstance; je m’associai donc avec un jeune et vigoureux gaillard qui
m’avait accompagné dans quelques parties de bateau, et nous nous fîmes
inscrire pour toutes les courses à deux rames ou à un seul aviron. Au
bout d’une semaine d’_entraînement_, nous nous jugeâmes de force à nous
mesurer avec n’importe quels adversaires.

Le jour attendu arriva enfin; c’était avec des sentiments mélangés
d’espoir et d’appréhension que nous mesurions du regard l’étendue que
nous avions à parcourir, car de notre succès dépendait la chance que
nous avions de retourner à notre placer, qui sans cela serait confisqué.

La distance à parcourir, à partir d’un pont qui traverse une partie du
port jusqu’à une petite île qu’il fallait tourner avant de revenir,
était d’environ deux milles, et comme nous devions disputer trois prix,
nous avions de l’ouvrage devant nous.

Notre première course fut une course à deux rames, et nous n’eûmes
affaire qu’à un seul bateau monté par deux robustes bateliers du port
d’Esquimalt. Nous comprîmes, dès le premier demi-mille, que nous
n’avions pas grand’chose à craindre de nos rivaux, qui n’étaient
habitués qu’à de petites courses de moins d’un mille, du port aux
navires en rade.

Les spectateurs en jugeaient tout autrement et regardaient comme frisant
l’effronterie que nous eussions l’audace de nous mesurer, nous jeunes
gens inexpérimentés, avec deux bateliers ayant dix fois notre
expérience. Les spectateurs américains tout particulièrement nous
poursuivaient de leurs sarcasmes; ils tinrent contre nous tous les paris
que nous voulûmes accepter, sur le pied de trois à cinq contre un. Aussi
notre carnet était-il rempli quand sonna l’heure du départ.

La course, ainsi que nous nous y attendions, fut très-mal disputée. Nos
adversaires partirent avec force embarras, en gens sûrs d’une victoire
facile. Ils nous distancèrent pendant le premier demi-mille; mais quand
nous atteignîmes le point extrême de notre course, ils étaient déjà
essoufflés, et nous les dépassâmes facilement. Lorsque nous arrivâmes,
ils étaient, au grand étonnement des parieurs, considérablement
distancés.

La course suivante était une course à un seul aviron, dans laquelle nous
étions quatre engagés. Je jouai le jeu de mon ami, qui arriva facilement
premier.

La dernière course de la journée fut une course à deux avirons, dans
laquelle nous courûmes seuls, personne ne se souciant de nous disputer
le prix. Cette journée nous procura de quoi retourner aux mines et
recommencer à nouveaux frais notre entreprise. J’écrivis à Pat de
revenir, et nos autres associés étant aussi prêts, nous repartîmes tous
pour notre placer de _Jack of Clubs Creek_.



CHAPITRE XIV

SECONDE SAISON AUX MINES


Le gouvernement colonial poussait activement la construction d’une route
qui devait relier Fort Yale aux mines. Comme nous ne pouvions commencer
nos opérations minières avant un mois, nous conclûmes un engagement avec
l’un des entrepreneurs de travaux pour cette courte période de temps.

Notre tâche, consistant à abattre des arbres, à remplir de fascines les
ravins et les fossés, à construire des ponts en bois sur les cours
d’eau, n’avait rien pour nous de désagréable, et ce moment fut bientôt
passé.

Après un mois employé à cette occupation, nous continuâmes notre route
vers les mines, que nous n’atteignîmes que vers le milieu de mai.
Cependant la neige était encore épaisse sur les montagnes, et aucun
sentier n’ayant été frayé à travers la neige, il fallut nous pourvoir
de souliers à raquettes pour arriver aux mines.

Nous trouvâmes à notre claim notre vieil ami Jake, occupé à apprêter les
peaux de martre qu’il avait recueillies en grand nombre durant l’hiver.
Le vieux semblait aussi gai qu’un oiseau dans sa solitude, et quand nous
lui demandâmes comment il avait passé l’hiver, il nous répondit que
pendant ces longs mois il n’avait eu d’autre compagnon que les martres
et quelques élans. Il avait été plusieurs fois à William’s Creek
chercher des provisions, et avait failli une nuit être gelé; il avait
presque perdu l’usage d’un de ses orteils.

«Rien de nouveau, je suppose, à notre _claim_? lui dis-je; en passant,
j’ai vu que le puits était plein d’eau et complétement gelé.

--Oh! pour ce qui est de ça, j’ai quelque chose à vous montrer.
Regardez, qu’en pensez-vous?» et il nous montra quelques jolies pépites
d’or pesant ensemble environ deux onces. On peut se figurer avec quelle
joie nous contemplions ce premier produit de notre mine.

«Savez-vous, continua Jake, que ces spécimens ont failli me coûter la
vie?

--Comment cela?

--Peu après votre départ, tout en m’occupant de préparer mes piéges à
martre, j’eus l’idée de creuser un peu notre puits, avant que les
fortes gelées rendissent tout travail impossible. Comme il me fallait
quelqu’un pour manœuvrer le treuil, je me rendis à William’s Creek,
où je trouvai un pauvre diable, dénué de tout, que j’engageai pour
m’aider.

»Après souper, nous nous mîmes à fumer et à causer de choses et
d’autres, et en particulier de ce district et de notre placer. Il était
fort curieux et me fit une foule de questions sur notre concession de
terrain, nos espérances, le nombre des associés, l’époque où nous
reviendrions. Pendant ce temps, il examinait tout autour de lui d’un
œil curieux, il semblait faire l’inventaire de tout ce que nous
possédions. Mais sur le moment je ne fis pas grande attention à tout
cela.

»Le premier jour nous mîmes le puits complétement à sec, et armé d’une
pioche et d’une pelle, je me fis descendre par mon homme à l’aide du
treuil. Après avoir traversé une couche fort dure, ma pioche rencontra
soudain une roche plus molle; je me baissai et grattant avec mon
couteau, je trouvai les pépites que voilà. Transporté de joie, je
m’écriai: «Enfin, grâce à Dieu! nous y voilà.» A ce moment, levant les
yeux, je vis mon homme penché sur le bord du puits. Sa figure étant en
pleine lumière me parut avoir un air fort peu rassurant. Je lui criai de
me remonter.

--Nous allons voir ça! me répondit-il.

[Illustration: Piége à martres.]

»Je me mis donc à rire comme si c’eût été une plaisanterie de sa
part, et, mettant ces pépites dans ma poche, je m’assis, en lui disant
que sans doute il en aurait bientôt assez de ce jeu-là; mais il s’en
alla sans me répondre.

»L’affaire commençait à prendre mauvaise tournure; cependant je ne
pouvais croire encore qu’il eût l’infamie de m’abandonner au fond du
puits, où je devais infailliblement mourir de faim, car il était peu
probable que quelqu’un vînt à passer par là. Et puis, je me disais que
notre cabine était vraiment trop pauvre pour tenter sa cupidité. Il me
vint à l’esprit toutes sortes d’idées: je pensai qu’il était peut-être
fou, ou qu’il s’imaginait que nous avions quelque trésor caché dans la
cabine et qu’il était en train de le chercher; d’un autre côté, je me
dis qu’il ne s’en irait pas sans revenir voir où j’en étais, et je me
promis de lui demander de prendre mon revolver dans la cachette où je le
gardais près de ma couchette et de me tuer du coup pour en finir. Puis
je pensai qu’après tout je ne tenais pas à quitter la vie de sitôt, et
je me mis à chercher quelque moyen de sortir de ma prison. Grimper
contre les parois du puits, il n’y avait pas à y songer; il avait retiré
le seau, et, ne l’eût-il pas fait, il est probable qu’il eût coupé la
corde. Je pensai que peut-être il me serait possible de sortir à l’aide
de mon couteau et de ma pioche, en les plantant alternativement dans les
parois du puits et m’en servant comme d’échelons; mais si je venais à
glisser! Cette pensée me fit passer un frisson dans tout le corps.

»Cependant je ne pouvais découvrir aucun autre moyen de sortir de là, et
je me résolus d’attendre que mon ennemi fût parti pour tenter
l’aventure. En attendant, l’eau montait dans le puits, car il avait
détourné l’eau de la roue et la pompe ne fonctionnait plus. Il y avait
dans ce dernier détail une espèce de consolation, car, mourir pour
mourir, mieux valait être noyé du coup que de succomber lentement à la
faim et au froid.

»Pendant que je songeais ainsi à mon triste sort, le scélérat vint voir,
avant de partir, ce que je faisais.

--Eh! en bas! dit-il, en se montrant à l’ouverture du puits.

»Je crus qu’il venait enfin pour me tirer dehors; mais lorsque je levai
les yeux, le cœur me faillit, car je vis qu’il avait sur ses épaules
un paquet de tout ce qu’il avait pu prendre dans la cabine.

«Infâme gredin! lui criai-je du fond de mon trou; vas-tu donc me laisser
mourir ici comme un chien?

--Au revoir, me répondit-il en ricanant; désolé que vous ne soyez pas
mieux logé!

»Je poussai des cris, je jurai, je tempêtai, je lui promis de lui tordre
le cou si jamais je sortais de là; prières, menaces, tout fut inutile:
il s’en alla.

--Mais comment, au nom du ciel, fîtes-vous pour vous tirer de là, Jake?

--Après le départ de ce misérable, je regardai encore une fois autour de
moi. Tout à coup je vis le moyen de sortir de ma prison et je faillis
devenir fou de joie plus encore à l’idée de pouvoir me venger de ce
misérable qu’à celle d’échapper à la mort. Il y avait la pompe! Je
n’avais qu’à fixer solidement au fond du puits, avec ma pioche enfoncée
dans une des parois, la courroie qui portait les augets, et à grimper en
me servant des augets comme d’échelons.

--Ce fut pour vous une véritable échelle de Jacob, Jake.

--Oui, en effet. Pour plus de prudence, j’attendis que mon ennemi se fût
éloigné, car au moindre bruit il aurait pu revenir, couper la courroie
et m’envoyer au diable en une minute.

»Quand je jugeai qu’il était assez loin, je mis mon projet à exécution,
et je sortis facilement du puits; une fois là, je tombai la face contre
terre, brisé de fatigue et d’émotion. Puis je courus à la cabine pour
m’assurer s’il n’avait pas trouvé mon revolver qui était caché; l’ayant
pris, je mangeai un morceau et partis à la poursuite de mon homme.

»Je suivis ses traces pendant quelque temps le long de la vallée; puis
je reconnus qu’il s’était dirigé vers les fourches de la Quesnelle. Je
me demandai alors s’il ne vaudrait pas mieux, plutôt que de le suivre
seul et de le tuer sans témoins, d’aller chercher quelques-uns de nos
camarades pour apprendre à ce monsieur à respecter la loi de Lynch. Je
me rendis donc à William’s Creek et pris avec moi une demi-douzaine
d’hommes.

»Nous n’eûmes pas de peine à retrouver ses traces, et, après avoir fait
une dizaine de milles, nous l’aperçûmes marchant tranquillement, chargé
de mes dépouilles. Il venait de se remettre en route, après s’être
reposé un peu sans doute pour faire cuire son repas, car nous trouvâmes
encore du feu à l’endroit où il s’était arrêté. Quand il nous entendit,
il se retourna et, nous apercevant, il jeta son fardeau et prit la
fuite; mais nous l’eûmes bientôt rejoint. Alors il fit volte-face,
m’ajusta et tira. La balle m’effleura le bras et me fit même un peu
saigner, mais sans me causer d’autre mal. Nous fûmes bientôt maîtres de
lui.

»Revenu avec tous les autres à la cabine de _Jack of Clubs Creek_, je
racontai en détail toute l’histoire; je montrai à mes compagnons
l’intérieur du puits et la courroie de la pompe encore attachée comme je
viens de le dire; il n’y avait pas à nier le fait.

»Séance tenante, le scélérat fut amené dans la forêt, où nous le
pendîmes à un arbre, après lui avoir lu un chapitre de la Bible.

[Illustration: Il m’ajusta et tira.]

»Nous retournâmes tous à William’s Creek, car je ne me souciais pas de
dormir cette nuit-là dans la cabine si près de cet homme mort, et, le
lendemain matin, deux hommes vinrent le détacher et l’enterrer au pied
de l’arbre. Je vous montrerai l’endroit si vous le désirez.»

Nous allâmes, en effet, voir le lieu où s’était accomplie cette scène
tragique: au pied de l’arbre s’élevait un petit tumulus surmonté d’une
croix de bois accompagnée d’une planchette où l’on avait inscrit le nom
de l’homme (trouvé sur une lettre en sa possession), et la date de son
exécution, 21 décembre 1862.

Nous ne pûmes que féliciter le vieux Jake de la façon dont il avait
échappé à un si grand danger.

Il nous fallut attendre, avant de nous mettre au travail, l’arrivée de
nos compagnons, car nous reconnûmes qu’il était impossible de dessécher
notre puits tant que nos voisins ne travailleraient pas de leur côté au
desséchement de leurs claims. Pour utiliser notre temps, en attendant
nous nous mîmes à travailler dans le bois et à préparer quantité de
planches et de madriers qui devaient nous être fort utiles pour nos
travaux de mine.

Vers la fin du mois, nos associés arrivèrent; nos voisins se mirent au
travail et nous parvînmes à dessécher notre puits. Le vieux Jake avait
montré ses spécimens aux marchands, et l’on nous avait offert à chacun
2000 livres (50000 francs) de notre part dans l’entreprise. Mais nous
avions repoussé ces offres comme bien au-dessous de nos espérances.

Nous avions ouvert au fond de notre puits un tunnel ou galerie; mais
nous nous aperçûmes bientôt que la roche fuyait à mesure que nous
creusions, de sorte qu’il ne restait qu’à en creuser un autre plus loin.
Les pépites de Jake n’étaient que le contenu d’une petite «poche» qui
fut bientôt épuisée. Nous nous remîmes cependant au travail avec ardeur,
et bientôt nous eûmes atteint une profondeur de soixante pieds. Mais
l’eau filtrait à travers le sable poreux en si grande quantité qu’aucune
des pompes que nous avions ne pouvait empêcher ses progrès. Nos voisins
étaient exactement dans la même situation que nous, et l’impossibilité
d’arriver au but devenait de plus en plus évidente à mesure que nous
approchions de l’endroit où nous _savions_ que devait se trouver l’objet
de nos convoitises. Il nous fallait donc de nouveau attendre la saison
prochaine; alors les routes, dans le haut pays, seraient faites, et nous
pourrions faire venir des machines à vapeur pour entreprendre une
dernière lutte contre l’infiltration des eaux.

Combien je regrettais de n’avoir pas accepté l’offre des 2000 livres
lorsqu’il me fallut, après trois mois du plus dur travail, partir en
quête de quelque moyen d’existence qui me permît d’attendre l’été
suivant!

A quelle nouvelle industrie allais-je me livrer? Comme je quittais notre
malheureux _claim_, des muletiers vinrent à passer. Le chef, un
ex-matelot anglais auquel je m’adressai, offrit de me prendre à son
service; ce que j’acceptai avec empressement.

L’existence des muletiers n’a rien de désagréable en été: toujours par
voie et par chemin, avec une besogne facile, au grand air. Aussi ce ne
fut pas sans chagrin que je dus, à la fin de la saison, dire adieu à mon
excellent patron, qui, après avoir gagné une petite fortune, se retirait
des affaires et s’en retournait en Angleterre. Heureux homme!
l’industrie des transports à dos de mulets valait mieux que celle de la
recherche de l’or. Il avait commencé l’année précédente avec un modeste
capital de 500 livres (12 500 francs), et il se retirait avec 20 000
livres (500 000 francs); tandis que moi j’avais encore à passer
misérablement l’hiver, avec le faible espoir de faire une nouvelle et
plus heureuse tentative à notre malheureux claim de Jack of Clubs
Creek.



CHAPITRE XV

NOUVELLES AVENTURES


_Rustling_ est un américanisme employé pour désigner dans la société
humaine la lutte pour l’existence avec toutes les chances contre soi.
C’est, à proprement parler, lutter[P] en désespéré et par tous les
moyens possibles contre la mauvaise chance, et telle était exactement ma
situation lorsque je débarquai, pour commencer ma seconde campagne
d’hiver, sur le quai de Victoria.

Il y a naturellement des degrés dans la lutte contre la misère. Pour
commencer par le bas de l’échelle, il y a l’existence du pauvre diable
qui arrive à peine, à force de travail, à garder la peau sur les os,
comme je l’avais fait l’hiver précédent, et qui s’estime assez heureux
s’il parvient à ne pas mourir de faim et à reposer la nuit ses membres
fatigués sur un plancher qui n’est pas trop dur.

Il y a, quelques degrés au-dessus de ce pauvre hère, le _rustler_
bourgeois, qui, selon le crédit qu’il trouve, monte un magasin, un café,
un restaurant, fait des conférences ou organise une table de jeu.

Au-dessus de tous plane le _rustler_ aux manières aristocratiques,
marchand aux faillites nombreuses, politicien aux principes élastiques,
oracle des couloirs, homme qui vit toujours au Grand-Hôtel, s’habille à
la dernière mode, patronne les rédacteurs de journaux, dirige des
explorations aux frais du gouvernement, et dont nos cousins d’Amérique
disent que l’essence de son être consiste dans la roideur dédaigneuse de
sa lèvre supérieure.

N’ayant que trop présent à l’esprit les souvenirs de mes malheurs de
l’année précédente, je résolus de lutter contre la mauvaise fortune; je
m’empressai donc de me faire habiller à la dernière mode et d’élire
domicile dans un des meilleurs hôtels de Victoria, où je me trouvai en
compagnie d’un juge du territoire de Washington, d’un sénateur de
l’Orégon, d’un rédacteur en chef d’un des journaux de la ville, et d’un
de mes compatriotes qui était venu en Colombie pour coloniser et perdre
son argent, sans parler de plusieurs membres de ma nouvelle profession
sur laquelle il est inutile que j’insiste plus longuement. Je me
contentai, pendant les premiers jours, d’écouter et de profiter de tout
ce que j’entendais pour tracer avec soin ma propre ligne de conduite. Ce
fut le rédacteur en chef que je résolus de gagner d’abord à mes projets.
Je réussis à lui faire accepter une série d’articles suggérant la
formation d’une compagnie pour l’application des machines à vapeur à
l’exploitation des mines. J’espérais naturellement que notre _claim_
serait le premier à en profiter.

Mes articles firent sensation, et bientôt je fus l’objet des attentions
d’une foule de marchands et de spéculateurs. Une compagnie fut formée
sous le nom de _Cariboo Steam Machinery Company_ (Compagnies des
machines à vapeur du Caribou), et mon nom fut des premiers sur la liste
des directeurs. Je reçus, en outre, comme promoteur de l’affaire, des
honoraires considérables en actions libérées que je m’empressai de
partager avec le rédacteur en chef du journal, qui m’avait fourni le
premier échelon de ma nouvelle fortune.

Je passai ainsi l’hiver, me berçant des plus flatteuses espérances.
Quand le printemps arriva, nous avions une longue liste d’actionnaires.
Nous importâmes un grand nombre de machines de San-Francisco, nous en
fîmes construire d’autres à Victoria, et prîmes nos arrangements pour
les faire transporter aux mines. L’idée était excellente, comme des
milliers d’autres; mais nous n’avions pas tenu suffisamment compte des
difficultés d’une telle entreprise. D’abord, il nous fallut payer des
prix excessifs pour le transport; le printemps fut tardif; les routes,
qui n’avaient été tracées que l’été précédent, furent mises hors de
service en plusieurs endroits par les inondations. Bref, quand nos
machines arrivèrent aux mines, la saison était fort avancée et les prix
que nous étions obligés de demander pour leur usage étaient trop élevés
pour que les mineurs pussent nous les payer. Il fallut les vendre à
perte, et notre compagnie fit faillite.

J’avais fait, par mon influence, établir une machine sur notre claim;
mais comme nos voisins n’en avaient pas, le travail d’une seule fut
insuffisant, et la saison se passa encore sans amener de résultat. Mon
désappointement fut grand lorsque Pat, qui m’avait représenté aux mines,
m’apporta ces tristes nouvelles.

Mon rédacteur en chef, furieux de l’insuccès de notre entreprise,
exaspéré par les articles mordants de ses rivaux, m’annonça qu’il se
passerait de mes services, de sorte que je me trouvais de nouveau à la
recherche d’une position sociale.

J’entrai d’abord comme garçon chez un épicier; puis je passai comme
comptable sur un bateau à vapeur du Fraser; et enfin, un beau jour, je
me trouvai, à ma grande joie, promu au grade de capitaine d’un de ces
navires à bord desquels j’avais si souvent travaillé comme simple
porte-faix.

C’était de tous les genres de vie celui qui avait pour moi le plus de
charmes. Après avoir été déjà si souvent le jouet des circonstances,
quel plaisir pour un homme de mon âge que l’exercice du commandement!
Puis le sentiment émouvant des dangers de cette navigation périlleuse
convenait à mon tempérament. J’avais vu que la vigueur, le courage et le
sang-froid étaient les principales qualités requises, et je me flattais
de les posséder.

Je me rappelle, comme si c’était hier, le sentiment de pouvoir absolu
que j’éprouvais lorsque, à quelque endroit particulièrement dangereux de
ce fleuve terrible, le bateau presque immobile, arrêté par la force
énorme du courant, tremblait dans toute sa membrure et se tordait sous
les efforts de la vapeur portée à sa plus haute pression. Au dedans
grondait le foyer incandescent de la machine; au dehors rugissait le
fleuve; la sûreté de tous ceux qui étaient à bord dépendait de moi, et
le moindre tour de roue donné mal à propos pouvait nous envoyer tous
dans l’autre monde en laissant le courant prendre le dessus sur nous et
nous jeter, nous briser contre ces effrayantes murailles de rochers
entre lesquelles le fleuve précipitait sa course furieuse. En de tels
instants, seul dans ma petite cabine de verre, les dents serrées, les
yeux immobiles, la poitrine gonflée, oubliant jusqu’à l’existence des
personnes à bord, il me semblait être le dernier homme livrant un combat
à la nature et le gagnant. Puis, après cette violente émotion, c’était
l’agréable repos que le danger passé fait succéder à une extrême tension
d’esprit: je quittais mon poste où je me faisais remplacer par mon
second ou par quelque matelot; je me mêlais à la société de mes
passagers et je prenais plaisir à causer joyeusement avec les dames
quand j’étais assez heureux pour en avoir à bord. C’est une chose
étrange que la façon dont le mépris pour le danger croît en nous; par la
force de l’habitude, nous nous faisons peu à peu à tout, et nous en
arrivons à envisager si fermement le danger que toute son imminence ne
peut nous empêcher dans les moments les plus terribles à ne penser
qu’aux choses les plus futiles. Nous sommes en cela comme l’homme qui,
sur le point de se marier ou d’être pendu, voit son attention se porter
malgré lui sur l’étoffe dont est fait le surplis du prêtre ou sur la
forme des bottes du bourreau: toujours en nous le remous de l’absurdité
remonte côte à côte du plein et fort courant de la vie sérieuse.

Une aventure me mit surtout en renom. Nous remontions un jour un rapide
très-dangereux, et le fleuve était gonflé à un tel point que tout le
monde disait que nous ne franchirions jamais ce passage. Le manomètre de
la machine à vapeur montrait déjà des chiffres tout à fait
inaccoutumés, et il semblait impossible d’obtenir une plus haute
pression. Nous arrivâmes jusqu’au haut du rapide, à l’endroit même où
l’eau d’agitée devient calme; mais là nous nous arrêtâmes soudain:
impossible d’avancer d’un pouce. Je compris immédiatement que nous n’en
sortirions pas si le mécanicien ne pouvait, par quelque moyen inusité,
augmenter la force de la vapeur.

«Que pourriez-vous faire? lui demandai-je.

--Rien, me répondit-il, absolument rien; et si nous ne sortons pas
immédiatement de là, nous sauterons et serons tous envoyés à tous les
diables.»

Je résolus de ne m’en rapporter qu’à moi-même. M’étant donc fait
remplacer au gouvernail par mon fidèle second et lui ayant bien
recommandé de maintenir le bateau absolument immobile jusqu’à mon
retour, je descendis en bas et vis que le mécanicien avait fait
réellement tout son possible, excepté en un point: il n’avait pas pensé
à fermer la soupape de sûreté! Tout autour de la chaudière se trouvait
justement un groupe d’Indiens à moitié endormis par suite de l’extrême
chaleur qu’il faisait en cet endroit. Une idée soudaine, suggérée par
une vieille histoire de voyage sur le Mississipi, se présenta à mon
esprit.

«Viens, dis-je à celui des Indiens qui me parut le plus lourd et le plus
obtus de la compagnie. Tu aimerais à être un grand chef, comme moi qui
suis le chef du bateau?

--Oui, capitaine, répondit-il, ses yeux se dilatant à la vue d’une pièce
d’or de cinq dollars que je lui montrai.

--Parfait! Eh bien, assieds-toi sur ce petit rond de fer, et bientôt
vous verrez tous le bateau monter. (Je ne savais trop si le bateau ne
monterait pas très-haut en l’air au lieu de remonter le courant du
fleuve, mais il n’y avait pas pour moi d’autre alternative.) Je suis un
grand sorcier, ajoutai-je, et vous allez voir que je dis la vérité.»

L’Indien se mit sur son siége sans dire un mot, et je plaçai la pièce de
cinq dollars dans sa main en lui disant de la bien tenir, parce que
c’était un talisman et que le charme serait détruit s’il la laissait
échapper. Il resta là, majestueux comme un sauvage seul peut l’être,
serrant de toutes ses forces la pièce dans sa main et jetant sur ses
camarades un regard de souverain mépris. Heureusement la chaudière était
neuve et solide et elle résista. En deux minutes nous eûmes franchi
l’endroit dangereux, et je fis aussitôt échapper la vapeur et presque
éteindre le feu. Quant à l’Indien, je lui fis gagner sa pièce de cinq
dollars en le gardant sur son trône quelque temps encore après que le
danger fut passé. Outre les cinq dollars, il gagna à cette affaire le
sobriquet de _safety-walve Jack_ (Jack-soupape), et moi je passai plus
que jamais auprès des Indiens pour un très-grand sorcier.

Mes lecteurs jugeront peut-être après cela que ce fut, pour moi et pour
d’autres, une chose fort heureuse que je ne gardasse pas longtemps mon
poste de capitaine. Quoi qu’il en soit, cette aventure me mit fort en
relief parmi les gens du métier.

Au bout de quelque temps, la compagnie ayant fait faillite, je me
trouvai de nouveau sans emploi et je dus retourner à Victoria.

Un matin que je me promenais sur le port, je vis venir à moi un de mes
amis, nommé Walton, marin déserteur, qui avait quitté la mer pour les
mines et brûlait maintenant du désir de quitter les mines pour la mer.

«Vous regardiez ce schooner? me dit-il en me montrant un charmant petit
navire. Il est à vendre, et plût au ciel que j’eusse de quoi l’acheter!
j’aurais bientôt fait fortune en trafiquant avec les Peaux-rouges. C’est
un navire d’une trentaine de tonnes; je le chargerais de whiskey, et
avec cela j’achèterais toutes les fourrures qui se peuvent trouver d’ici
à Sitka.

--Oui, lui répondis-je, et vous vous feriez confisquer, à votre retour,
et le bâtiment, et tout ce que vous auriez obtenu à vil prix des
Indiens. Mais combien veut-on de cette goëlette?

[Illustration: L’Indien se mit sur son siège.]

--Environ deux mille dollars, mais je n’en ai que mille, et
malheureusement il n’est guère possible de trouver en ce moment à
emprunter le restant de la somme.

--Peut-être, lui dis-je. Voyons, vous êtes un marin de profession, et
vous savez que je ne suis pas tout à fait novice à ce métier-là. Si
j’avais les autres mille dollars et si je vous proposais de nous
associer pour acheter le navire et faire ensemble un voyage de commerce,
que penseriez-vous de ma proposition?

--Par Jupiter! s’écria-t-il, c’est justement la bonne fortune que
j’appelle de tous mes vœux! Si vous le voulez, c’est une affaire
faite!»

Nous allâmes aussitôt inspecter le navire et, avant la fin du jour, nous
en avions fait l’acquisition en commun. Nous eûmes alors à nous occuper
de la cargaison, que nous obtînmes facilement à crédit comme
propriétaires du navire, et nous passâmes quelques jours à courir la
ville en quête des articles dont nous avions besoin: cotonnades de
Manchester, farines, couvertures, mélasses, bottes, souliers et autres
objets recherchés par les Indiens. Quant au whiskey, je refusai
absolument d’en faire le commerce. C’était un grand sacrifice, car
l’honnête négociant qui ne vend pas de whiskey aux Indiens est sûr de se
voir distancer par des rivaux moins scrupuleux. Aussi mon associé me fit
d’énergiques représentations, mais je restai ferme.

Cela fait, il nous restait à compléter notre équipage. Walton,
naturellement, devait être capitaine, et moi je dirigerais les
opérations commerciales. Nous engageâmes comme matelot un brave et
robuste loup de mer, et je fis prévenir Pat, qui arriva le jour suivant,
ravi d’être de nouveau dans ma compagnie. Ayant mis notre cargaison à
bord, et, ayant régularisé nos papiers, nous partîmes pour une croisière
de six mois parmi les sauvages.

Le Fort Rupert, à quelque deux cents milles au nord, fut le premier
endroit où nous nous arrêtâmes, et, après avoir passé trois ou quatre
jours à étudier les courants et les marées et à attendre le moment
favorable, nous jetâmes l’ancre à la hauteur du village indien.

Walton et moi descendîmes à terre pour voir ce que les indigènes
possédaient en fait de fourrures et pour leur offrir les marchandises
que nous avions à bord. Les Peaux-rouges firent une grimace fort
dédaigneuse quand ils surent que nous n’apportions pas de whiskey.

Cependant, poussés par leurs femmes, ils se décidèrent à mettre leurs
fourrures dans leurs canots et à venir inspecter notre cargaison. Nous
ne fîmes pas de très-bonnes affaires avec ces Indiens, qui étaient trop
rapprochés de la civilisation et qui, pour cette raison, étaient de plus
grands coquins et de plus incorrigibles voleurs que leurs frères
sauvages.

De là nous nous rendîmes à Bella Coola, sur le continent, et puis,
toujours en tirant vers le nord, à l’île de la Reine-Charlotte et à Fort
Simpson; enfin, en quittant la rivière Stickeen, sur les frontières de
la Colombie anglaise et de ce qui était alors l’Amérique russe, nous
remontâmes loin au nord de Sitka jusqu’aux îles Aléoutiennes, près du
détroit de Behring.

Nous étions, il faut l’avouer, de vrais contrebandiers dans cette
dernière partie du monde; car le gouvernement russe ne souffrait dans
ses eaux aucuns trafiquants étrangers autres que la Compagnie de la Baie
d’Hudson, à laquelle il avait accordé le monopole du commerce dans la
Russie d’Amérique; mais nous nous inquiétions fort peu de cette
prohibition: nous savions qu’il n’y avait qu’un seul navire de guerre
russe dans ces parages, et qu’il était confortablement à l’ancre dans le
port de Pétropavlowski; nous n’étions donc point d’humeur à renoncer,
par crainte d’un danger imaginaire, à un commerce qui, là plus que
partout ailleurs, devait nous être avantageux.

Cette expédition nous procura une quantité de fourrures magnifiques. Les
loutres de mer, les renards argentés et une foule d’autres espèces
abondaient, et bien que nous eussions quelques difficultés à nous
entendre avec des peuplades dont nous ne comprenions point les
dialectes, nous réussîmes à nous défaire de presque toute notre
cargaison, et dûmes prendre du lest pour notre retour.

Notre genre de vie était passablement monotone et fatigant. Aussi
j’éprouvai un vif plaisir lorsque, ayant tout vendu, moins un petit
stock que nous destinions aux habitants de la côte occidentale de
Vancouver, nous nous décidâmes à revenir.

Nous avions fait d’excellentes affaires, et je me berçais de l’agréable
idée que, ce voyage fini, je me trouverais assez riche pour pouvoir
bénéficier d’expéditions futures sans y prendre part de ma personne.



CHAPITRE XVI

UNE TRISTE AVENTURE


En quittant l’île de la Reine-Charlotte, nous nous arrêtâmes à
Quatseemo, au nord de l’île Vancouver, et nous y engageâmes un jeune
indigène pour nous servir d’interprète le long de la côte.

Cet Indien, nommé Jack, nous fut très-utile et se montra d’une fidélité
à toute épreuve.

Dans la journée, nous nous arrêtions parfois pour camper sur la côte,
mais à la tombée de la nuit, nous gagnions le large, de crainte de
quelque surprise des sauvages. Nous arrivâmes ainsi à un grand village
situé sur le bord d’une petite rade naturelle, à quelques milles à
l’ouest de la baie Esperanza. Nous y vendîmes ce qui nous restait de
marchandises et nous songeâmes à regagner au plus tôt Victoria, dont
nous n’étions plus qu’à quelques journées de navigation.

Ce jour-là le vent soufflait avec violence du nord-ouest, circonstance
assez extraordinaire à cette époque de l’année (fin septembre), mais la
baie était si complétement abritée par des collines boisées, qu’il nous
était impossible de nous faire une idée de la force de la tempête qui
agitait l’Océan. Ce ne fut qu’après avoir doublé une pointe de terre qui
nous cachait la pleine mer, que nous nous en rendîmes compte. La marée
était basse; il ne devait y avoir que peu d’eau au-dessus de la barre,
et, à supposer qu’il y eût un chenal, nous ne le connaissions point,
étant entrés à marée haute. De plus, le temps au dehors était si
effroyable que, sans la crainte que nous inspirait le voisinage des
Indiens, nous eussions été fort heureux de passer la nuit à l’ancre où
nous nous trouvions.

Walton observait d’un œil vigilant ce qui se passait à terre, et il
me signala deux ou trois fois l’agitation extraordinaire qui régnait
parmi les sauvages. Un vieillard, qui, ainsi que notre guide nous en
informa, était le chef, haranguait une foule d’hommes à l’entrée du
village, et nous pouvions reconnaître à leurs gestes que nous étions
l’objet de leur attention. Nous cherchâmes une explication naturelle à
cette agitation dans le fait que nous étions les seuls blancs qu’ils
eussent vus depuis longtemps, mais nous ne pouvions nous empêcher de
nous dire que plus tôt nous nous éloignerions, mieux cela vaudrait.

[Illustration: Le chef haranguait la foule.]

Notre Indien Jack, consulté sur ce point, corrobora nos pressentiments
en nous disant qu’une petite goëlette russe, de la force de la nôtre,
ayant fait naufrage sur ce point de la côte, l’année précédente, cette
tribu avait massacré l’équipage jusqu’au dernier homme. Jack nous
suppliait de partir à l’instant même, si cela se pouvait. Son conseil
était évidemment désintéressé, car un Indien, s’il peut l’éviter, se
soucie médiocrement de s’aventurer sur une mer orageuse.

Le récit de notre interprète était loin de nous tranquilliser, mais
c’eût été folie que de vouloir traverser en ce moment les brisants de la
barre, et nous cherchâmes avec notre longue-vue un endroit de la baie où
l’eau plus unie indiquât l’existence d’une passe. Il nous sembla
apercevoir des indices de ce genre tout à fait à l’extrémité opposée de
la baie; mais nous jugeâmes qu’il serait dangereux de diviser nos forces
en envoyant quelques-uns d’entre nous en reconnaissance dans le petit
canot que nous avions à bord. Nous nous résignâmes donc à surveiller les
mouvements des Indiens tant que le jour nous le permettrait, et, la nuit
venue, à redoubler de vigilance.

A la tombée du jour, une activité nouvelle se manifesta parmi les
indigènes. Ils se mirent à tirer leurs canots à terre, à les nettoyer, à
les débarrasser de tout ce qui les encombrait. Le pauvre Jack nous
supplia de gagner la haute mer à tout hasard, car, bien sûr, les Indiens
allaient nous attaquer dans leurs embarcations aussitôt que la nuit
serait venue.

Vivement impressionné par ces préparatifs, je me décidai à aller avec
Pat, dans notre petit canot, pour examiner de près la passe. Nous la
trouvâmes si étroite et la mer était si agitée au dehors, qu’il était
impossible de savoir s’il existait ou non des écueils à l’entrée de la
passe. Somme toute, nous revînmes peu satisfaits de notre
reconnaissance, mais avec la certitude qu’au pis aller il nous restait
encore une chance de nous échapper.

De retour au navire, nous allâmes, Walton et moi, examiner nos armes et
délibérer sur le choix d’un plan de défense, laissant Pat sur le pont
surveiller les mouvements des indigènes.

Tout d’abord Jemmy, notre vieux matelot, fut chargé de couper dans les
bordages quelques embrasures de cinq à six pouces carrés. Les Indiens
n’ayant pour toutes armes que des arcs, des flèches et des épieux de
bois durci, nous pensions que nos légers bordages suffiraient à nous
protéger jusqu’au moment où l’ennemi parviendrait à nous aborder.

Nous avions deux ou trois fusils que nous chargeâmes avec des balles et
des lingots, et quatre bons revolvers de Colt. Jack devait avoir soin
des armes pendant le combat, mais, ne l’ayant pas encore mis à
l’épreuve, nous avions des doutes sur lui. Nous le fîmes venir dans la
cabine. Sa pâleur et son air effrayé ne nous disaient rien de bon. Mais
il avait sans doute le courage du désespoir, car il déclara sans ambages
que, la tribu à laquelle nous avions affaire étant ennemie de la sienne,
il serait tué s’il était pris et que, par conséquent, il combattrait,
s’il y avait lieu, jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Il nous restait encore comme dernière ressource de nous retirer dans
notre petite cabine, dans le cas où les sauvages parviendraient à se
rendre maîtres du pont, et de nous y défendre encore vigoureusement.
Nous avions aussi quelques feux de Bengale qui pouvaient nous servir à
effrayer nos ennemis s’ils escaladaient nos bordages.

Pendant que nous délibérions encore, nous entendîmes Pat s’écrier:

«Les voilà! Ils arrivent en force!»

Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur nos préparatifs, passé nos
revolvers à notre ceinture, et rangé les fusils près de l’écoutille,
nous montâmes sur le pont. L’obscurité déjà croissante permettait à
peine de distinguer à environ un demi-mille de nous un assez grand
nombre de canots qui venaient de quitter le rivage.

Lorsque les premiers canots furent arrivés à une distance d’environ deux
ou trois cents mètres, nous ordonnâmes à notre Indien de leur demander
ce qu’ils voulaient. N’obtenant aucune réponse, il leur déclara de notre
part que, s’ils avançaient, nous ferions feu sur eux. Cette menace ne
produisit aucun effet.

Pat, qui était un tireur de première force, demanda alors à Walton la
permission de tirer sur eux; posant son revolver sur le bordage, il visa
soigneusement et fit feu. Un des Indiens tomba en poussant un cri; mais
il n’était sans doute blessé que légèrement, car il se releva aussitôt
et nous menaça en brandissant son javelot. Cependant les deux canots,
qui étaient en avant, s’arrêtèrent et attendirent les autres pour
délibérer. Jack essaya de nouveau de leur parler; mais ils criaient et
gesticulaient tous à la fois, et il ne put se faire entendre.

Nous avions devant nous cent cinquante à deux cents hommes montés sur
une vingtaine de canots. A ce moment-là ils n’étaient guère à plus de
cent mètres de nous. Ils hésitèrent un instant, mais ils ne se rendaient
point compte de l’effet des armes à feu, et, bien que déconcertés par
leur premier échec, l’impression n’était évidemment pas assez forte pour
les arrêter. Ils savaient, étant venus à notre bord, que nous n’étions
que cinq, y compris Jack, et ils se fiaient à la supériorité de leur
nombre. Ils tenaient évidemment conseil avant de recommencer l’attaque,
car tous les canots étaient réunis, et deux ou trois d’entre eux
haranguaient le reste à tour de rôle.

Profitant de ce moment de répit, Walton envoya Jemmy, Pat et Jack lever
l’ancre, pour nous éviter de couper le câble, pendant que, de mon côté,
je coupais l’amarre d’une ancre plus petite qui tenait notre poupe
immobile. En deux ou trois minutes, nos voiles furent déployées et nous
nous dirigeâmes lentement vers la passe que nous avions été reconnaître
quelques heures auparavant.

Aussitôt qu’ils s’aperçurent que nous nous en allions, ils firent force
de rames vers la passe, et, comme ils marchaient très-vite, ils nous
eurent bientôt dépassés, et se placèrent de façon à nous barrer le
passage.

Walton et moi étions à la barre du gouvernail, cherchant ce que nous
pourrions bien faire pour nous tirer de là avec aussi peu d’effusion de
sang que possible, quand deux ou trois flèches sifflèrent au-dessus de
nos têtes. Il n’y avait pas à s’y méprendre: ce qu’ils voulaient,
c’était nous piller et nous assassiner par-dessus le marché.

«Il va faire chaud ici tout à l’heure, dis-je en me baissant derrière le
bordage; mais tiens-toi dans l’écoutille, Walton, et veille au
gouvernail.»

Walton suivit mon conseil.

«Maintenant, me dit-il, fais de ton mieux. Moi je tiendrai la barre tant
qu’il nous restera une chance de leur échapper. De temps à autre je
tâcherai bien de leur envoyer quelques dragées.»

Je me plaçai avec Pat aux embrasures de tribord, et Jemmy et l’Indien
se tinrent à celles de bâbord.

«Attention au commandement! dis-je; Jemmy et moi, nous tirerons d’abord
nos six coups, et nous rechargerons pendant que Pat fera feu de son
revolver et Jack de son fusil. En joue! feu!»

Je commençai en visant de mon mieux au milieu du groupe le plus
compacte, car la nuit était tout à fait venue et ne permettait de
distinguer que confusément les formes. J’entendis les coups de Jemmy
suivre chacun des miens, et bientôt des cris et des gémissements qui me
firent passer un frisson dans les veines nous donnèrent l’assurance que
la plupart de nos balles avaient porté. De nombreuses flèches volèrent à
travers nos agrès ou se piquèrent dans nos voiles, mais ne purent nous
atteindre, à couvert comme nous l’étions.

Bientôt nous entendîmes dans toutes les directions le bruit des rames,
et nous vîmes que l’ennemi s’enfuyait. Pendant que nous nous dépêchions
de recharger nos armes, Pat continuait à tirer, quand tout à coup nous
entendîmes un bruit épouvantable, comme si le navire venait de sauter:
c’était l’un des fusils de Jack qui avait éclaté, sans faire d’autre mal
heureusement que de briser en éclats une planche du bordage et de causer
une terrible peur au pauvre Jack. Les sauvages se réunirent et allèrent
tenir conseil à environ un quart de mille sur notre chemin.

Cela nous donnait le temps de réfléchir. Que faire? la nuit était si
noire que c’était folie de s’exposer, à moins d’y être absolument forcé,
au danger de franchir la passe. Il était plus que probable que, dans le
cas où nous échouerions, nous serions brisés contre les rochers par
l’épouvantable houle qui roulait à l’extérieur de la baie. Nous
résolûmes donc de rester, jusqu’à nouvel ordre, où nous étions, espérant
que les sauvages profiteraient de la leçon qu’ils venaient de recevoir
et se retireraient.

Notre surexcitation avait été si grande pendant la demi-heure qui venait
de s’écouler, que nous n’avions pas même eu le temps d’avoir peur; mais
quand nous pûmes respirer, je sentis une sueur froide me couler le long
du dos, et, courant à la cabine pour y prendre la bouteille de whiskey,
je m’aperçus qu’elle n’y était plus.

Ce fut pour moi un trait de lumière; quelqu’un de ces pillards avait dû,
pendant le jour, se glisser, à notre insu, dans la cabine et s’emparer
de cette malheureuse bouteille; cela avait suffi pour que deux ou trois
d’entre eux s’enivrassent, et leur vue avait dû enflammer le reste du
fol espoir d’atteindre le même état de béatitude. Je tirai vite une
autre bouteille de whiskey de notre soute aux provisions, et nous en
prîmes chacun une bonne gorgée.

Nous savions à quoi s’exposeraient les Indiens pour obtenir de l’_eau
de feu_, et la découverte que je venais de faire nous remplit de
nouvelles inquiétudes; il était évident qu’ils ne se tiendraient pas
pour battus, et qu’après avoir compté leurs pertes et respiré un
instant, ils reviendraient à l’attaque.

En effet, nous entendîmes bientôt de nouveau le bruit des pagayes. Cette
fois, nous les laissâmes approcher, et quand ils furent à portée, nous
déchargeâmes nos armes dans le tas aussi rapidement que possible.
Plusieurs durent être blessés et quelques-uns tués, car de tous côtés
s’élevèrent des gémissements, et le bruit de corps tombant dans l’eau
parvint jusqu’à nous.

«Il faut en courir la chance et tâcher de sortir d’ici, Dick, me dit
Walton. Si les Indiens persistent dans leur projet, nous ne pourrons
résister plus longtemps; gagner la mer est donc notre seule chance de
salut.»

Tout à coup, un bruit de rames nous fit retourner et nous n’eûmes que le
temps de baisser la tête pour éviter trois ou quatre flèches et un lourd
javelot, qui s’enfonça en vibrant dans notre bordage.

Au même instant nous arrivait le bruit d’une lutte sur l’avant du
navire; c’étaient les sauvages qui essayaient de nous aborder. Je me
précipitai dans l’entre pont pour y prendre quelques feux de Bengale; en
allumant un, je courus à la proue, où j’arrivai à temps pour voir
Jemmy aux prises avec deux ou trois Indiens qui essayaient de monter en
s’accrochant aux chaînes du navire.

[Illustration: Jemmy aux prises avec deux Indiens.]

Je venais de mettre en place le feu de Bengale, lorsque j’entendis un
coup violent frappé derrière moi, et, me relevant précipitamment, je vis
Pat tenant encore la hache levée au-dessus du cadavre d’un Indien qui
roulait à ses pieds.

«Vous l’avez échappé belle, me dit-il; ce maudit gredin s’était glissé
sur le bordage et allait vous frapper par derrière de son javelot, quand
je lui ai fait son affaire.»

La lumière soudaine du feu de Bengale paralysa nos adversaires et nous
donna un instant de répit qui nous permit de recharger nos armes et de
faire un affreux carnage parmi nos ennemis. La lueur qui se projetait au
loin nous montrait à une très-petite distance de nous l’entrée de la
passe. Nous mîmes aussitôt toutes voiles dehors pour forcer le passage,
et, pour éclairer notre route, nous allumâmes quelques autres feux de
Bengale, à la grande stupéfaction des sauvages, qui poussaient des
hurlements de surprise et de rage en voyant que malgré tous leurs
efforts nous allions leur échapper.

Cependant quelques-uns des plus téméraires continuaient à nous lancer
des flèches. Nous étions presque hors de la baie et nous nous préparions
à replier nos voiles pour faire face à la tempête, lorsque le pauvre
Walton, poussant un grand cri, tomba mort, le cœur percé d’une flèche
égarée.

La barre du gouvernail se mit à osciller et faillit me renverser lorsque
j’accourus. Avant que j’eusse pu m’en emparer, un bruit horrible se fit
entendre; nous touchions, et les vagues, dont l’écume eut en un instant
éteint nos lumières, déferlaient sur nous. Mes compagnons accoururent,
mais ce ne fut que pour voir combien notre désastre était complet.

Cher et brave Walton! les effroyables dangers qui nous entouraient ne
purent m’empêcher de donner libre carrière à mon émotion depuis si
longtemps comprimée. Je ne pouvais en ce moment penser qu’à lui, à lui
qui, pendant toute cette affaire, était resté si bravement à son poste.
Penché sur son cadavre, je pleurais comme un enfant, en pensant à sa
mère, à ses sœurs, dont il m’avait si souvent parlé près du feu de
notre petite cabine, et le cœur me manquait lorsque je me demandais
comment je m’y prendrais pour leur annoncer cette affreuse nouvelle.

Cette pensée me rappela à l’horrible réalité. N’étions-nous pas perdus,
perdus sans retour?

Notre situation était désespérée. Ce n’est pas que nous eussions pour le
moment rien à craindre des Indiens, qui n’oseraient pas s’aventurer
jusqu’ici avant le jour; mais d’ici là notre petit navire serait brisé
en mille morceaux sur les écueils.

«Eh bien, capitaine, me dit Jemmy (je vous appelle capitaine, maintenant
que le pauvre monsieur Walton est mort), je ne vois pas que nous
puissions faire autre chose que de rester où nous sommes jusqu’à ce que
la tempête se calme; si le vent tournait un peu et soufflait de terre,
nous pourrions nous mettre dans le petit canot et nous en aller en
côtoyant le bord.»

Le bruit des flots qui battaient furieusement les flancs de notre navire
nous empêchait presque de nous entendre.

«Croyez-vous, lui criai-je, qu’avec le vent qu’il fait nous puissions
passer la nuit entière sans être mis en pièces?

--Ce serait bien possible, car le navire est solide; mais nous aurons de
nouveau les sauvages à nos trousses. Nous n’avons qu’une chose à faire,
c’est de partir aussitôt que nous aurons la moindre chance de le faire.
J’ai bien peur cependant que ce pauvre petit canot ne tienne pas la mer
une minute.»

Le canot, abrité par le navire, flottait sous le vent, dansant comme un
bouchon sur les vagues. Nous parvînmes, non sans peine, à réunir
quelques provisions (biscuits, eau-de-vie, etc.) et des couvertures que
nous nous tînmes prêts à jeter dans le canot; nous trouvâmes aussi
quelques avirons de rechange, et je serrai précieusement dans ma
ceinture quelques allumettes chimiques enveloppées dans un morceau de
toile cirée. Alors chacun de nous mit dans sa ceinture ce qu’il avait de
plus précieux, ceignit son revolver et attendit le moment favorable pour
se confier à la légère et frêle embarcation.

Au bout d’une heure, le vent, comme Jemmy l’avait espéré, se calma un
peu, puis recommença à souffler, mais du rivage. Nous cessâmes d’être
secoués violemment sur l’écueil, et je conçus même l’espoir de sauver le
navire quand la marée serait tout à fait haute, car la coque ne semblait
pas fort endommagée et nous n’avions pas plus d’un pied d’eau dans la
cale.

Ayant trouvé un de nos feux de Bengale, je l’allumai pour me rendre
compte aussi bien que possible de notre position, et je vis alors qu’il
n’y avait absolument aucun espoir de sauver le navire. Nous avions été
poussés très-loin du chenal, au milieu de brisants, et il eût fallu un
remorqueur pour nous en tirer. Les Indiens avaient complétement disparu.

La mer s’étant un peu calmée, nous plaçâmes dans la chaloupe le corps du
pauvre Walton, ainsi que quelques objets de première nécessité, et nous
nous embarquâmes. Une fois hors du chenal, nous pûmes doubler un cap,
derrière lequel la mer se trouvait relativement calme. La tempête
s’était apaisée, de sorte que nous pûmes gagner la haute mer et faire
au pauvre Walton les funérailles du marin.

Au bout de huit ou dix jours, nous arrivâmes à Victoria, épuisés de
fatigue, n’ayant que la plus triste des histoires à raconter, et la
perspective d’un long hiver à passer non dans la misère, car nous avions
eu soin de faire assurer notre schooner, mais avec la désolante pensée
qu’avec notre navire nous avions perdu la petite fortune que nous avions
si péniblement gagnée.

L’hiver se passa sans incident remarquable. Pat et moi, désormais
inséparables, le passâmes ensemble, et dès le retour du printemps nous
résolûmes de tenter une dernière fois la fortune aux mines, nous
promettant que ce serait notre dernier effort, et que si le sort nous
était encore défavorable, nous quitterions le pays.



CHAPITRE XVII

A LA DÉCOUVERTE DE L’OR


Nous étions décidés à abandonner définitivement Jack of Clubs Creek, et
à faire notre dernière tentative sur un terrain vierge où nul homme
blanc n’eût encore mis le pied. A cet effet, sitôt arrivés à William’s
Creek, nous achetâmes pour un mois environ de farine, de lard et
d’autres provisions; nous nous munîmes d’une pioche, d’une pelle, d’une
poêle à laver le minerai, et nous prîmes la direction de la _Bear River_
(rivière de l’Ours), ayant chacun sur notre dos une centaine de livres.

Bien que nous fussions à la fin de mai, la neige n’avait pas entièrement
disparu, et nous en trouvions encore de deux à trois pieds dans les bois
que nous traversions; ce qui, chargés comme nous étions, rendait notre
marche très-pénible. Il n’y avait point de chemin tracé, et tout ce que
nous pouvions faire était de suivre d’aussi près que possible le cours
de la rivière, qui tantôt se précipitait impétueusement à travers les
cañons, tantôt se perdait dans des marais couverts d’osiers. Le seul
instant du jour où la fatigue du voyage fût tolérable était l’heure
matinale où la neige était encore dure par suite du froid intense de la
nuit. Aussitôt que le soleil se montrait, la surface de la neige fondait
et il devenait impossible de faire plus d’une douzaine de pas sans
enfoncer et buter contre les troncs d’arbre cachés sous la nappe
blanche. Puis de temps en temps nous avions à escalader des pentes
escarpées ou à suivre la crête de précipices s’élevant à pic au-dessus
de torrents coulant à une profondeur vertigineuse.

Un matin, en me laissant glisser sur une pente couverte de neige, je
faillis périr. Ne voyant, en regardant du haut de la montagne, qu’un
talus très-uni présentant une pente à l’inclinaison d’environ 45 degrés:
«Parbleu, dis-je, voilà une magnifique occasion de se reposer: je vais
me laisser glisser jusqu’en bas. Viens-tu, Pat?»

Ce projet ne lui souriant point, Pat assujettit son fardeau sur ses
épaules et se mit à descendre prudemment en mettant lentement un pied
devant l’autre.

«Je tiendrai le déjeuner prêt pour quand tu arriveras au bas de la
montagne», dis-je à Pat; et m’étendant sur le dos, mon paquet sous moi,
je me laissai glisser rapidement sur la surface unie.

Soudain, à peu près à mi-côte, j’aperçus à 30 mètres devant moi le
sommet d’un sapin se montrant au-dessus de la nappe blanche, et en
regardant plus attentivement, je vis que, sur une assez grande étendue,
les sommets d’autres arbres couverts d’une épaisse couche de neige
formaient comme une continuation du talus sur lequel je glissais
rapidement. Le précipice, mesuré du sommet à la base de ces sapins,
devait être d’environ deux cents pieds, et quelques secondes de plus de
cette glissade devaient m’y précipiter. A une très-petite distance de
moi, un peu sur la gauche, était un jeune pin. Ne pouvant m’arrêter, je
réussis à donner à ma course la direction de cet arbre, et, en passant,
je l’embrassai et m’y cramponnai de toutes mes forces. L’impulsion
acquise, doublée par le poids du fardeau que je portais, était si forte
que l’arbre plia et que je craignis un instant qu’il ne cédât; mais il
tint bon et je fus sauvé. Cet instant critique fut suivi chez moi d’une
réaction nerveuse qui me laissa aussi faible qu’un enfant. Je remontai
avec précaution, et j’aperçus bientôt Pat qui avait trouvé un peu plus
loin un chemin que ne coupait point le précipice où j’avais failli
tomber; j’étais complétement épuisé et je tremblais si fort que, ne
pouvant plus porter mon paquet, je me mis à le faire rouler devant moi
jusqu’à ce que nous eûmes atteint le bas de la montagne, où je calmai
mes nerfs à l’aide d’un bol de thé que Pat s’empressa de me préparer.

Plusieurs jours de suite nous marchâmes ainsi, n’avançant que bien
lentement, à travers un pays aussi accidenté. Nous étions déjà bien loin
de toute habitation des blancs et seuls avec la nature, dans sa
grandeur, sa beauté et sa sauvagerie primitives. La rivière
s’élargissait ainsi que la vallée, et sur son cours s’entassaient çà et
là des piles de bois mort, charrié et blanchi par les eaux. Des prairies
naturelles s’étendaient sur les deux rives jusqu’au pied des montagnes,
sur les flancs desquelles croissait une végétation qui du pin et du
sapin allait, en diminuant sans cesse de force et de grandeur, se perdre
dans les régions des neiges éternelles où rien ne rompait l’uniforme
monotonie de cette blancheur éblouissante que quelques pics noirs et
pointus, trop escarpés pour que les flocons de neige pussent s’y
arrêter. Bien loin à l’est, à travers l’atmosphère limpide des
montagnes, on pouvait distinguer sous toute espèce de formes, châteaux,
pointes d’aiguille, les prodigieux sommets des montagnes Rocheuses. A la
lumière d’un brillant lever ou d’un éclatant coucher de soleil, cette
vue dépassait de beaucoup par son inexprimable grandeur tout ce que le
pinceau de l’artiste peut rendre, tout ce que la parole du poëte peut
exprimer.

A mesure que la vallée s’élargissait, l’air devenait plus chaud, la
végétation changeait de caractère et la stérilité faisait place à la
fertilité. Le climat était de deux mois en avance sur l’inhospitalière
région du Caribou que nous venions de quitter. La neige avait depuis
longtemps disparu dans les plaines: arbres, arbustes, fleurs sauvages,
tout poussait ou s’ouvrait à la chaleur du bienfaisant soleil, et de
tous côtés des baies se gonflaient sur les buissons. Le gibier abondait
dans les bois autant que le poisson dans les rivières. La nuit nous
entendions le cri de l’élan, le grognement de l’ours et l’aboiement du
coyote (chien sauvage); et le jour la gelinotte et la perdrix
traversaient presque à chaque pas notre chemin. Si l’on eût pu y arriver
sans risquer cent fois par jour de se casser le cou, ce pays eût été un
vrai paradis pour le chasseur ou l’amateur de la nature vierge. Nous
faisions bombance avec tout le gibier et le poisson que nous tuions avec
notre vieux revolver, ou que nous prenions avec un petit filet que nous
avions fabriqué. Du reste la chasse ne nous faisait pas perdre de vue le
but de notre voyage, et toutes les fois que nous rencontrions un endroit
où il y avait la moindre probabilité de trouver de l’or, notre poêle à
laver entrait en jeu. Nous obtînmes ainsi à plusieurs reprises de
petites quantités du précieux métal, mais jamais assez pour nous faire
espérer une exploitation fructueuse.

Un matin, après une marche fatigante de quatre ou cinq milles, nous
aperçûmes sur le versant opposé de la vallée un ruisseau dont les bords
nous offraient des apparences favorables à notre entreprise, et nous
résolûmes de passer la rivière pour explorer le lit de ce cours d’eau.

Il ne fallait pas penser à traverser la rivière à l’endroit où nous
étions. Un incendie avait détruit jusqu’au dernier morceau de bois sur
un espace de plusieurs milles et il était impossible de faire un radeau.

A environ deux milles, au-dessus de nous, à un endroit où, la vallée se
rétrécissant, la rivière se précipitait entre ses rives avec une
rapidité terrible, nous avions observé un long et mince érable que
l’incendie avait épargné et qui était resté couché en travers d’une rive
à l’autre, dans la position où un ou deux ans auparavant, à en juger par
les apparences, quelque Indien l’avait fait tomber pour effectuer le
passage de la rivière. Mais ce long arbre était si mince! Figurez-vous
une longue perche, la plus longue que l’on puisse imaginer, et encore
toute hérissée d’un inextricable fouillis de branches.

Nous hésitions à nous aventurer sur ce pont étroit et fragile, car notre
poids, auquel s’ajoutait celui des lourds fardeaux que nous portions,
devait le faire balancer de bas en haut comme une corde mal tendue, et
le moindre faux pas, le moindre coup de pied contre une des branches
latérales nous aurait précipités dans le torrent impétueux où nous
aurions infailliblement péri; nous suivîmes donc le cours de la rivière
dans l’espoir de trouver plus bas assez d’arbres pour faire un radeau.

La fortune nous favorisa plus tôt que nous ne l’espérions, car deux ou
trois milles plus bas nous vîmes au milieu de la rivière une île, et
tout près du bord, de notre côté, un immense pin qui, se trouvant tout à
fait seul, avait échappé à l’incendie.

Nous nous mîmes aussitôt à jouer de la hache, et nous le fîmes tomber de
telle façon que sa tête porta en plein dans l’île et qu’il nous offrit
un pont très-solide. Le bras de la rivière, de l’autre côté de l’île,
n’était pas très-large et n’avait que trois pieds de profondeur; nous
pûmes donc le traverser à gué, mais plus d’une fois la force du courant
nous fit perdre pied; nous réussîmes cependant à gagner sans encombre la
rive opposée. Nous nous hâtâmes de remonter le cours de la rivière
jusqu’au ruisseau que nous avions observé, et comme la nuit approchait,
nous fîmes du feu et soupâmes, après quoi nous allumâmes nos pipes, et
ayant étendu nos couvertures sur des jeunes branches de pin, nous nous
étendîmes les pieds contre le foyer.

Après nous être entretenus de nos espérances, chacun de nous s’étendit
sur sa couverture, et nous fûmes bientôt plongés dans un profond
sommeil. Environ deux heures après, autant que j’en pus juger à la
hauteur de la lune, nous fûmes réveillés en même temps par un fort
grognement poussé tout près de nous. Me levant en sursaut, je saisis la
hache qui se trouvait à portée de ma main, pendant que Pat tirait le
vieux revolver de dessous le sac de farine qui lui servait d’oreiller.
L’éclat de notre feu qui brûlait encore nous empêchait de rien
distinguer; mais nous entendions le bruit de pas lourds et mesurés. Nos
yeux s’habituant peu à peu à l’obscurité, nous aperçûmes un énorme ours
brun qui tournait autour de nous.

Cet animal, très-rare et d’une grande férocité, s’était probablement
réveillé depuis peu de sa torpeur hivernale, et sentant, au sortir de sa
caverne, l’odeur de notre cuisine, il était accouru pour satisfaire son
appétit bien justifiable après une si longue abstinence.

Nous l’observâmes pendant quelques minutes, nous tenant sur le qui-vive,
comme on le pense bien. Il continuait à tourner autour de nous, se
maintenant à une distance d’une vingtaine de mètres. Que n’aurions-nous
donné, Pat et moi, pour avoir en cet instant une bonne carabine! Nous
suivions d’un œil circonspect les pas de l’animal, et voyant qu’il
restait toujours à la même distance de nous, nous reprîmes quelque
confiance et discutâmes le plan de défense que nous devrions adopter en
cas d’attaque.

D’abord nous savions parfaitement que, tant que le feu brûlerait, il ne
se risquerait pas à s’avancer jusque sur nous; mais sur un espace de
plus de 100 mètres il ne restait pas un copeau de bois pour entretenir
notre foyer, qui nécessairement devait s’éteindre au bout d’une heure ou
de deux au plus. Il était évident, d’après l’obstination de maître
Martin, qu’il était bien déterminé à ne pas s’en retourner bredouille et
à se régaler de nos provisions ou de nos personnes. Or l’existence de
ces dernières dépendait des premières, car, dans les pays montagneux et
arides que nous avions à traverser, nous serions morts de faim en route
si nous avions perdu nos provisions. Il fallait donc nous préparer à la
lutte. Nos seules armes étaient le vieux revolver déjà mentionné, une
hache et une pioche. Nous devions bien nous garder de provoquer notre
ennemi par un coup de feu de nature à le blesser seulement et à lui
faire surmonter même son horreur du feu. Il fallait attendre l’attaque
et ne tirer que lorsque nous serions sûrs de le frapper dans un de ses
organes vitaux. Avec quel soin j’examinai notre vieil engin de
destruction, j’en graissai les rouages, et je m’assurai qu’il ne nous
jouerait pas de mauvais tours! car s’il nous avait raté dans la main,
comme cela lui était arrivé plus d’une fois, cela eût très-bien pu
coûter la vie à l’un de nous.

[Illustration: Il fit feu sur l’ours.]

Il y avait aussi des conditions stratégiques à considérer.
Immédiatement derrière nous se trouvait une petite élévation de terrain
d’environ trois pieds de hauteur, qui avait la forme d’un fer à cheval
et qui pendant notre sommeil nous avait abrités contre le vent. Ce
pouvait être, pour le cas où nous aurions à faire de l’escrime avec
maître Martin, une position avantageuse.

Je proposai d’abord un plan qui ne péchait pas par le manque de
hardiesse: c’était d’aller, en s’approchant de l’ours aussi près que
possible, lui lancer un brandon enflammé à la figure, et de revenir se
placer de nouveau sous la protection du feu avant qu’il eût le temps de
se remettre de son émotion. Si le coup portait en pleine figure, cela
pourrait l’effrayer assez pour qu’il se retirât; et si nous avions
seulement le temps d’aller ramasser du bois pour faire un grand feu qui
pût durer jusqu’au jour, nous serions sauvés. D’un autre côté, cela
pourrait le jeter dans une rage folle et nous mettre dans une attitude
de défense moins calme que si nous attendions patiemment qu’il nous
attaquât. Mais la tête de Pat, en dépit de sa nationalité, était plus
froide que la mienne.

«J’ai notre affaire, s’écria-t-il. Je reste où je suis et j’attends mon
gentleman avec le vieux revolver. Quand il ne sera plus qu’à 10 mètres,
je lui envoie une cheville dans le coffre, et je saute près de vous sur
la levée. Vous, si je ne le tue pas du coup et qu’il s’élance après moi,
vous vous tiendrez prêt à lui fendre la tête avec votre hache, et cela
me donnera le temps de lui servir une autre dragée qui cette fois fera,
j’espère, son affaire.»

Je me rangeai à l’avis de Pat, me contentant de substituer à la hache la
pioche, arme plus lourde et tournant moins facilement dans la main, et
nous nous assîmes près du feu, attendant les événements, mais en proie,
je dois l’avouer, à de vives inquiétudes. A mesure que le feu baissait,
le cercle que l’ours continuait à décrire se rétrécissait, et lorsque la
dernière langue de flamme s’évanouit, il n’était plus qu’à une douzaine
de mètres. Nous le suivions en tournant dans un cercle plus petit et
gardant toujours le brasier entre nous et lui. A la fin, il s’arrêta, se
leva lourdement sur ses pattes de derrière et, avec sa gaucherie
apparente, fit vers nous quelques pas.

«Tire, Pat! m’écriai-je en levant ma pioche, prêt à la laisser tomber de
tout son poids sur le crâne de maître Martin.

--Oui, mon ami, répondit Pat, voilà!» et faisant feu sur l’ours, qu’il
atteignit en pleine poitrine, il courut se placer aussitôt sur la levée
à côté de moi.

L’animal chancela; puis, avec un rugissement de fureur, s’élança vers
Pat. Je le frappai sur le crâne avec la pioche; mais, comme j’avais dû
frapper de côté, le fer, au lieu de lui entrer dans la tête, lui
traversa l’épaule et s’enfonça dans la poitrine. Au même instant, Pat
fit feu pour la seconde fois, et le monstre, touché au cœur, alla
rouler près des cendres de notre foyer.

Ce fut avec un inexprimable sentiment de soulagement et de joie que nous
contemplâmes notre ennemi gisant à nos pieds. Nous nous hâtâmes de
rassembler tout le bois nécessaire pour entretenir un grand feu, résolus
à nous assurer contre toute visite nocturne du même genre, et notamment
contre celle de la femelle de l’ours, qui aurait bien pu venir à la
recherche de son seigneur. Le feu flamba bientôt de nouveau, et,
fatigués tout à la fois par la surexcitation de la lutte et la longue
veille qui l’avait précédée, nous nous roulâmes dans nos couvertures et
dormîmes d’un sommeil de plomb jusqu’au milieu du jour suivant.



CHAPITRE XVIII

LA DERNIÈRE CHANCE


Notre première occupation, le lendemain, fut de dépouiller l’ours de sa
peau, que nous voulions porter en trophée à William’s Creek. Puis, ayant
creusé un trou, nous y plaçâmes les pattes de maître Martin, et nous
allumâmes un grand feu par-dessus. Nous recommandons ce procédé indien à
nos lecteurs: il n’y a pas de mets recherché qui puisse se comparer à
des pattes d’ours cuites de cette façon.

Cette agréable besogne terminée, nous reprîmes notre travail sur les
rives du ruisseau; mais n’ayant rien trouvé, nous revînmes dîner un peu
découragés. Après ce repas, nous résolûmes de faire une dernière
tentative à environ deux milles plus haut vers les sources du ruisseau.

[Illustration: Il se mit à exécuter une danse folle.]

Quelques coups de pioche nous amenèrent au rocher, et pendant que je
continuais à creuser, Pat prit une bonne pelletée de la terre que
nous venions d’extraire et descendit au bord du ruisseau pour procéder
au lavage.

Tout à coup, j’entendis sa voix joyeuse qui m’appelait. Je laissai
tomber ma pioche et me mis à courir vers lui. Il était assis par terre,
la boîte à laver entre les jambes.

«Eh bien, qu’y a-t-il? As-tu vu un autre ours? lui dis-je en regardant
autour de moi, tout essoufflé par ma course après les rochers.

--Au diable l’ours, répondit-il; tenez!» Et prenant dans ses doigts une
poignée de terre humide, il se leva et se mit à exécuter une danse folle
et bizarre.

Je crus qu’il perdait la raison, et je l’apostrophai avec véhémence. Il
se contenta de hausser les épaules en me disant de regarder dans la
boîte.

J’examinai attentivement l’intérieur et n’y vis rien que de la boue. Pat
continuait à battre des entrechats autour de moi. Fatigué enfin, hors
d’haleine, il vint se rasseoir près de la boîte.

«Remuez donc un peu cette boue avec vos doigts», me dit-il.

Je fis ce qu’il désirait; je retirai un grand nombre de pierres, et au
bout d’un instant j’aperçus comme un éclair jaune dans la masse; c’était
un petit lingot de la grosseur d’une noix. Presque aussi ému que Pat, je
ne pus que me jeter par terre et fermer les yeux, tant était forte la
sensation de joie que j’éprouvais. Bientôt me relevant, je courus au
bord de l’eau avec la boîte, je lavai complétement tout ce qu’elle
contenait, et je trouvai au fond un petit lingot avec plusieurs pépites.
Nous restions là, absorbés dans cette vision extatique, trop émus l’un
et l’autre pour pouvoir parler.

«Mais si tout cela, dis-je enfin, n’était que le contenu d’une petite
poche égarée dans le rocher, et si nous allions ne plus rien trouver?

--C’est ce que je craindrais aussi, répondit Pat, si nous n’avions que
le gros morceau; mais regardez ces jolies pépites; c’est une preuve que
nous tenons un filon.»

Nous reprîmes notre travail avec courage, et chaque lavage nous donna
non plus de gros morceaux, mais une foule de petits.

Le succès n’étant plus douteux, nous résolûmes de retourner
immédiatement à William’s Creek pour chercher des outils et des
provisions. Je coupai avec l’aide de Pat un jeune sapin, dont je fis six
poteaux; puis ayant tracé sur le sol un carré de deux cents pieds de
côté pour chacun de nous (c’est l’étendue accordée à ceux qui découvrent
de nouveaux gisements), je plantai les poteaux en terre et j’y écrivis
nos noms en grosses lettres.

Il plut à torrents pendant toute la nuit, mais nous étions parfaitement
abrités sous les branches d’un sapin géant qui formait au-dessus de nous
un véritable parapluie. Nous entendions la rivière mugir de plus en plus
fort à mesure qu’elle se gonflait sous l’orage; mais que nous
importaient le temps et la rivière et l’endroit perdu, ignoré du monde,
où nous étions? Nous n’avions de pensée que pour la fortune qui enfin
nous souriait.

Le matin, à notre réveil, nous trouvâmes que la rivière avait crû de
trois pieds durant la nuit, et qu’il était plus difficile que jamais de
la traverser. L’arbre sur lequel nous étions parvenus à atteindre l’île,
quelques milles plus bas, avait été emporté par la crue, et en tout cas
il nous eût été impossible de passer à gué le petit bras qui nous
séparait de l’île. A un mille de nous, entre les deux branches
principales de la rivière, s’élevait un rocher au pied duquel était
tombé, en travers du courant, un arbre long et mince qui semblait être
notre dernière ressource. Le temps avait désormais pour nous une telle
valeur que nous décidâmes de tenter le passage au moyen de cet arbre.

Cet arbre, qui semblait être notre dernière ressource, à moins que nous
ne descendissions beaucoup plus bas jusqu’à un endroit où nous
trouverions des arbres pour faire un radeau. Nous étions si pleins du
sentiment de notre richesse prochaine, que la valeur de notre existence
avait augmenté à nos yeux de mille pour cent depuis l’instant où, de
l’autre bord, nous avions examiné d’un œil soupçonneux ce même arbre
et l’avions dédaigné. Le temps, d’un autre côté, avait désormais pour
nous une telle valeur que nous ne nous sentions pas d’humeur à perdre
trois ou quatre jours pour descendre le cours de la rivière: nous nous
décidâmes donc à tenter le passage sur l’arbre, dont la souche fort
heureusement était de notre côté.

Nous cachâmes, à la manière des Indiens, la moitié de nos provisions et
les outils dont nous n’avions pas besoin; et, chargés de nos paquets
beaucoup plus légers cette fois, nous nous mîmes en route.

L’endroit nous parut terrible vu de près. Au centre de la rivière, le
poids seul de l’arbre lui faisait subir une dépression de deux ou trois
pieds, et l’eau se brisait contre ce frêle obstacle; il était évident
que le poids d’un homme le ferait encore plus enfoncer. Le courant, dans
sa rapidité furieuse, détachait de temps à autre de la rive de gros
rochers qui tombaient dans l’eau avec un bruit sourd, et il était à
craindre que quelque débris flottant n’entraînât le frêle sapin qui
devait nous servir de passerelle.

[Illustration: L’endroit nous parut terrible vu de près.]

Cependant le rapide au-dessus de nous était long d’un mille et en droite
ligne, de sorte que nous pouvions voir assez loin pour être sûrs
qu’aucun accident de ce genre n’arriverait pendant que nous serions en
train de passer. Pour ne négliger aucune chance de salut, nous
changeâmes la disposition de nos paquets et les attachâmes en travers de
la poitrine.

Nous tenions notre couteau à la main, prêts à couper la corde dans le
cas où le pied nous aurait manqué et où nous serions tombés à l’eau.

Les chances de Pat eussent à coup sûr été assez minces, car il ne savait
pas nager; mais même pour un bon nageur la question était de savoir si
le courant le pousserait vers le bord ou l’entraînerait vers quelque
gouffre.

Comme nous étions ainsi à délibérer sur la rive, peu ravis de la
perspective qui s’offrait à nous, Pat regarda en amont et s’écria:
«Pardieu! voici venir quelque chose qui va faire cesser nos
hésitations!»

En effet, vers le haut du rapide commençait à paraître une masse informe
d’arbres, de souches et de branches entremêlés. A chaque instant cette
espèce d’île flottante s’accrochait à quelque projection de la rive,
s’arrêtait quelques secondes, et, l’obstacle vaincu par la force du
courant, reprenait sa marche.

«Je me risque, Dick!» s’écria Pat. Et, retroussant son pantalon,
enfonçant son chapeau sur sa tête, il monta sur le tronc renversé et
s’avança d’un pas ferme, évitant habilement les petites branches qu’il
rencontrait çà et là. Nous ne pouvions passer en même temps, et
j’attendis sur le bord, surveillant Pat, qui bientôt arriva au centre de
la rivière où, l’arbre s’enfonçant sous lui, l’eau lui monta jusqu’à
mi-jambes. Il chancela un instant; mais il reprit son équilibre, et
bientôt je le vis, à ma grande joie, atteindre la rive opposée sain et
sauf.

Alors vint mon tour. Tant que je fus sur la partie la plus grosse de
l’arbre, tout alla bien; mais lorsque j’arrivai au centre, et que
sentant l’eau me battre les jambes, je ne pus voir bien distinctement où
placer le pied, la sensation que j’éprouvai fut absolument le contraire
d’agréable. Comme Pat, je m’arrêtai quelques secondes pour reprendre
haleine; mais, en levant les yeux, je vis que l’île flottante
approchait; je ne pouvais rester là une minute de plus; je repartis
donc; mais juste au moment où je venais de passer l’endroit le plus
difficile et où j’approchais de la rive, je butai contre une de ces
maudites branches latérales et faillis tomber. Le cœur en cet instant
fut près de me manquer, toutefois je réussis à regagner mon équilibre;
mais cela me causa un tremblement nerveux, et je sentis que je ne
pouvais continuer à marcher d’un pas aussi sûr qu’auparavant; je me
décidai donc à courir, et, étant arrivé ainsi tout près de la rive, je
tombai moitié à terre, moitié dans l’eau; mais Pat, qui m’attendait, me
saisit par les épaules et m’arracha à l’étreinte mortelle du courant où
j’avais été si près de périr. Quelques minutes plus tard arrivait
l’énorme masse d’arbres déracinés, brisant comme une paille l’arbre qui
nous avait servi de pont.

Une fois la rivière derrière nous, nous nous sentîmes fort à l’aise, et,
marchant d’un pas rapide, nous arrivâmes en peu de jours à William’s
Creek.

La première chose que nous fîmes fut de faire enregistrer notre _claim_
chez le commissaire du gouvernement. Il nous fallut décrire aussi
exactement que possible l’emplacement et payer les droits de cinq
dollars. Nous nous occupâmes ensuite de réunir les provisions et les
outils nécessaires. Nous ne désirions pour le moment nous associer
personne, le travail de deux hommes étant suffisant pour l’exploitation
d’un claim où il n’était pas nécessaire de creuser de puits profonds;
mais nous ne manquâmes pas de faire part en secret de notre découverte à
nos anciens associés de Jack of Clubs Creek, et nous les engageâmes fort
à venir aussitôt que possible choisir des terrains et s’établir auprès
de nous.

Ce qui nous causait le plus d’embarras était de savoir comment
transporter nos outils et nos provisions. Notre claim était à plusieurs
journées de marche, et c’était tout ce qu’un homme pouvait faire que de
porter jusque-là de quoi se nourrir en chemin. Il était donc évident que
nous ne pouvions nous passer de mulets, et pour cela il nous fallait
l’aide d’un marchand. Je frappai à plusieurs portes et n’essuyai que des
refus. A la fin, je trouvai un juif allemand nommé Schwartz, qui avait
ouvert récemment boutique et venait de recevoir du bas pays un certain
nombre de mulets. Nos récits et la vue de notre or, qui ne ressemblait
nullement à celui qu’il avait vu jusque-là (les marchands et les mineurs
expérimentés savent très-bien dire à première vue de quelle creek du
voisinage vient l’or qu’on leur montre), l’excitèrent au plus haut
point; mais nous eûmes de la peine à nous entendre. Il voulait d’abord
avoir, en échange des provisions et des outils qu’il fournirait, la
moitié de tout ce que nous trouverions. Nous n’entendions point de cette
oreille, et il eut beau nous raconter comment il avait été maintes fois
victime de sa confiance, cela ne nous toucha nullement.

Enfin, après bien des débats, notre juif devenant plus raisonnable, nous
conclûmes l’arrangement suivant: il s’engageait à nous fournir dix
mulets avec leur chargement de provisions et d’outils, et à nous
accompagner avec un seul homme qu’il laisserait avec nous pour veiller à
ses intérêts; de notre côté, nous nous engagions à prendre 100 mètres
carrés de terrain pour lui près des nôtres, à ne faire des 300 mètres
carrés qu’un seul _claim_, et à payer, sur le produit brut de notre
travail, 10 dollars par jour à l’homme qui le représenterait.

[Illustration: Le chemin devint très-mauvais.]

Nous nous gardâmes bien de dire à cet homme où nous allions, de crainte
qu’il ne commît quelque indiscrétion; et le lendemain matin, après avoir
chargé nos mulets de tout ce qui nous était nécessaire, nous partîmes en
suivant le cours de la William’s Creek pour gagner Antler Creek, source
de la rivière de l’Ours, par une route différente et moins connue que la
route ordinairement suivie. Nous ne manquâmes pas cette fois d’emporter
deux bonnes carabines que Schwartz nous procura et une provision de
poudre, de balles et d’autres munitions.

Le premier jour, le chemin fut assez praticable; mais les deux jours
suivants il devint très-mauvais; nous ne pûmes faire qu’une douzaine de
milles, et malgré cela nos pauvres animaux étaient horriblement
fatigués. Nous arrivâmes enfin à un endroit situé à deux milles
au-dessus de notre creek, sur le bord opposé du cours d’eau principal.
Pendant notre absence, la neige avait fondu dans le haut pays et la
rivière avait repris son niveau habituel: nous n’éprouvâmes aucune
difficulté à construire un radeau. Nous eûmes deux ou trois traversées à
faire pour transporter nos animaux et nos provisions de l’autre côté, ce
qui, avec les allées et venues, nous prit encore quelques jours.

Une fois arrivés à notre claim, nous abattîmes des arbres pour
construire une confortable hutte qui fut bâtie en trois jours; puis,
comme c’était convenu, je laissai Pat et le représentant de Schwartz
compléter la cabine, couper des planches pour les vannes et creuser un
fossé pour amener une rigole à l’endroit où nous voulions travailler, et
je retournai à William’s Creek pour y reconduire les mules. Cela fait,
je revins en hâte me remettre au travail.

A mon retour, je trouvai la cabine finie, et l’eau amenée sur les lieux
par une suite d’écluses complétées le jour précédent et dans lesquelles
Pat et Jim (l’homme de Schwartz) jetaient à tour de rôle des pelletées
de cette boue dans laquelle était cachée notre fortune future. Ils
avaient, durant mon absence, travaillé comme des nègres.

Pendant trois mois nous ne vîmes personne; mais à la fin du troisième
mois Schwartz vint accompagné d’un homme, nous amenant cinq chevaux
chargés de provisions fraîches et d’outils neufs dont nous commencions à
avoir grand besoin. Nous avions amassé un joli tas de poussière d’or;
Pat partit avec Schwartz pour placer notre trésor à la banque.

[Illustration: Exploitation des mines d’or, dans le Caribou.]

Plusieurs de ces individus qui sont toujours à l’affût des nouvelles
eurent vent de cette seconde expédition, et peu après le retour de Pat
nous eûmes une invasion de vingt à trente mineurs, à la tête desquels
je reconnus l’homme même que Schwartz avait amené avec lui. Mais il ne
nous molestèrent en aucune façon, et se mirent diligemment au travail.
Au reste, il y avait amplement de la place pour nous tous, et nous fûmes
plutôt satisfaits que contrariés de les voir s’établir près de nous.
Notre petite colonie, avec ses six ou sept huttes de troncs d’arbres, ne
manquait pas d’animation; les bords du ruisseau offraient même le
spectacle d’une grande activité; tous les travailleurs étaient à
l’ouvrage, piochant la terre, lavant les roches, triant le minerai.

A la fin de la saison, notre claim étant presque épuisé, nous cédâmes
notre terrain à un prix très-modéré à quelques-uns de nos anciens amis
qui étaient venus s’établir auprès de nous.

Par un hasard assez fréquent dans la recherche aventureuse des gisements
aurifères, la partie de la creek sur laquelle était tombé notre choix se
trouva de beaucoup la plus riche du voisinage, et au bout de cinq mois
de travail nous avions amassé une somme très-considérable.

Lorsqu’on sut que nous étions devenus riches, on nous fit à Victoria
l’accueil le plus sympathique et l’on nous entoura d’un respect tout
particulier. Le journal auquel j’avais autrefois collaboré publia
quelques articles où Pat et moi étions désignés comme «deux des
principaux et des plus entreprenants pionniers»; mais lorsqu’on sut que
nous n’avions point l’intention de semer sur les lieux les richesses que
nous venions d’acquérir, on changea de ton, et le journal se livra à une
véritable explosion d’indignation contre «ces avides et ingrats
personnages qui viennent faire leur fortune dans le pays et s’en vont la
dépenser ailleurs».



CONCLUSION


Pat fut de beaucoup le plus sage de nous deux. L’ambition n’était point
un des traits dominants de son caractère; et c’est pourquoi, se voyant
désormais riche pour la vie, il se fit habiller convenablement, se munit
de tout ce qui pouvait lui être utile ou agréable durant la traversée,
et prit un passage de première classe sur un navire qui retournait en
Irlande. Deux ans plus tard il m’écrivit pour m’apprendre que sa fiancée
Brigitte et lui étaient mariés et possédaient une jolie petite propriété
située non loin du lieu de sa naissance. Il m’engageait fort à l’imiter,
et ajoutait, dans le langage imagé d’un vieux mineur, que si je voulais
abandonner l’exploration des montagnes du Far West pour celle de sa
propriété, j’étais sûr d’y trouver, sans longues recherches, le roc
solide de sa vieille affection. Il me faisait les amitiés de Brigitte,
et me disait qu’en dépit du regret qu’elle avait eu de donner à son
premier enfant «le nom saxon et païen de Richard», elle l’avait
cependant ainsi baptisé en souvenir de moi et de mon amitié pour son
mari.

Pour ma part, je n’avais nullement le désir de rentrer de sitôt au pays
et de faire une fin. Je me livrais alors avec acharnement à la
spéculation, et j’avais déjà amassé une grande fortune; mais le sort ne
me fut pas longtemps favorable et je perdis une grande partie de mon
avoir. J’eus le bonheur toutefois de retrouver mon vieil ami le
capitaine, qui n’avait pas été fort heureux dans ses dernières
entreprises; et ce fut pour moi une grande joie de pouvoir lui témoigner
ma reconnaissance et lui venir en aide à mon tour.

Après un hiver agréable à Victoria, je partis, avec un de mes vieux
amis, pour San-Francisco, d’où je comptais aller explorer le riche
district argentifère de Washoe, et c’est au moment d’entreprendre cette
nouvelle expédition que je ferme ce volume et dis adieu à ceux de mes
lecteurs qui ont bien voulu me suivre jusqu’ici.

FIN

PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2.



TABLE DES MATIÈRES


CHAP. Ier. Le départ                               1

II. San-Francisco                               18

III. L’arrivée                                  32

IV. L’île Vancouver                             46

V. En remontant le Fraser                       55

VI. En route pour les mines                     68

VII. La vallée de la Thompson                   84

VIII. Les voleurs de bestiaux                   91

IX. William’s creek                            100

X. Navigation sur le Fraser                    116

XI. Nos vacances                               128

XII. Une expédition dangereuse                 139

XIII. Un hiver à Victoria                      151

XIV. Seconde saison aux mines                  160

XV. Nouvelles aventures                        174

XVI. Une triste aventure                       189

XVII. A la découverte de l’or                  208

XVIII. La dernière chance                      222

Conclusion                                     243

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2



LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS

LE JOURNAL DE LA JEUNESSE

NOUVEAU RECUEIL HEBDOMADAIRE

POUR LES ENFANTS DE 10 A 15 ANS

PUBLIÉ

PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

Et très-richement illustré par les plus célèbres artistes


PROSPECTUS

Ce nouveau recueil hebdomadaire est spécialement destiné aux jeunes gens
et aux jeunes filles de dix à quinze ans.

Il forme, chaque semaine, une magnifique livraison de seize pages
imprimées sur deux colonnes, contenant environ 1200 lignes de texte et
de belles gravures d’après nos meilleurs artistes. La première partie
est consacrée aux œuvres d’imagination, aux voyages; l’autre, à ces
mille notions de science, d’art, d’industrie, qu’il est si utile de
présenter à la jeunesse et qui l’intéressent d’autant plus, qu’elles lui
sont présentées avec tout l’attrait de l’actualité.

Les trois premiers semestres du _Journal de la Jeunesse_ forment trois
magnifiques volumes in-8º, richement illustrés par les plus célèbres
artistes.

Ces volumes sont les livres les plus attrayants et les plus instructifs
que l’on puisse mettre entre les mains de la jeunesse. Il suffira de
jeter un coup d’œil sur le rapide énoncé des principaux articles qui
les composent pour se convaincre que le _Journal de la Jeunesse_ a
fidèlement observé le programme qu’il s’était proposé.


MATIÈRES CONTENUES DANS LES PREMIERS VOLUMES DU

JOURNAL DE LA JEUNESSE

     NOUVELLES, CONTES, RÉCITS.--Les Braves gens, la Ferme des Quatre
     Chênes, Panade, la Terre de Servitude, par J. Girardin; Une
     sœur, par Mme de Witt; En congé, par Mlle Fleuriot;
     Gertrude, par la comtesse de Sannois; la Récompense partagée, le
     Marchand de Venise, le Sultan et les Fauvettes, le Chasseur indien,
     par Ét. Leroux; le Chien de Newton, l’Énigme du sphinx, une
     Réhabilitation, une Mouche qui vole, par Mlle Marie Maréchal; la
     Fille aux pieds nus, les Hirondelles de mon oncle, par Eug. Muller;
     le Tailleur de pierres, Tamerlan et la fourmi, le Cadi du Caire,
     par P. Vincent; le Poisson d’avril, le Parapluie omnibus, par J.
     Levoisin; le Violoneux de la Sapinière, la fille de Carilès, par
     Mme Colomb, etc.

     CAUSERIES.--Le Jury, Incendies et pompiers, Oberkampf, les Oranges,
     une Croisade d’enfants, Copernic, la Monnaie, Bonjour, les Jeux
     floraux, l’Hôtel de Ville, les Écoliers soldats, la Jambe de bois,
     par l’oncle Anselme, le Parapluie, le Jeu d’échecs, par P. Vincent;
     le Bal costumé, par J. Levoisin; le Panorama des Champs-Élysées,
     une Chasse aux crocodiles en Cochinchine, par Claparot; l’Hôtel des
     Invalides, par Louis Rousselet, etc.

     GÉOGRAPHIE, VOYAGES, AVENTURES.--Dans l’extrême Far-West, par
     Johnson; Livingstone, par R. Cortambert; la Marine française et les
     pirates chinois, Éruption du Mauna Loa, Henry Stanley, les Mines de
     diamants du Cap, les Sources du Nil, Sir S. Baker, le Turkestan, la
     Guinée, l’Indo-Chine, par Louis Rousselet; les Naufragés du détroit
     de Magellan, le Sahara algérien, un Nouveau Robinson Crusoé, les
     Modocs, les Indes hollandaises, par Ét. Leroux; les Premiers
     explorateurs des régions arctiques, l’Expédition du capitaine Hall
     au pôle Nord, l’Équipage du _Polaris_, les Naufragés au Spitzberg,
     le royaume de Dahomey, par Lucien d’Elne; la Grotte d’Adelsberg,
     par Louis Énault, etc.

     HISTOIRE NATURELLE, ZOOLOGIE, BOTANIQUE.--Le Cormoran, le Pélican,
     l’Amour maternel chez les oiseaux, par E. Menault; l’Hippopotame du
     Jardin zoologique, le Hamster, l’Autruche, le Bouquetin du Tyrol,
     les Invasions de sauterelles en Algérie, la Taupe, la Pêche du
     hareng, le Départ des hirondelles, l’Éléphant, le Calmar, par Th.
     Lally; un Perroquet centenaire, le Cresson, le Mégathérium, par H.
     Norval; le Jardinage de la jeunesse, par L. Châtenay; les Oiseaux
     gigantesques, par Marcel Devic; la Mer chez soi, l’Aquarium d’eau
     douce, par H. de la Blanchère; le Phylloxera, par Albert Lévy, etc.

     ASTRONOMIE.--La Terre rencontrée par une comète, la Planète Vénus,
     l’Éclipse du 26 mai, Comment on mesure la distance du soleil à la
     terre, par A. Guillemin.

     INVENTIONS, DÉCOUVERTES.--Les Bateaux à vapeur de la Manche, par A.
     Guillemin; les Dépêches microscopiques et les Pigeons voyageurs,
     Impressions de voyage en ballon, le Professeur Charles, par G.
     Tissandier; la Bouée de l’espérance, par Ét. Leroux; un Nouvel
     appareil de sauvetage, le Pyrophone, par A. Lévy; un Fanal
     inextinguible, une Mine de gaz d’éclairage, les Omnibus, par P.
     Vincent; les Navires cuirassés, par Léon Renard; le Chemin de fer
     du Rigi, le Scaphandre, par H. Norval, etc.

     CAUSERIES INDUSTRIELLES.--La Laine, le Coton, Thomas Highs ou le
     Métier à filer le chanvre, par Eug. Muller; Comment on obtient la
     glace dans l’Inde, par Louis Rousselet; Les Huiles de pétrole, par
     G. Tissandier; Comment se fait une aiguille, les Vendanges, Emploi
     de l’air comprimé, les Eaux de Paris, par P. Vincent; les Bonbons,
     par H. Norval.

     ACTUALITÉS, CONTEMPORAINS, VARIÉTÉS.--Les Inondations, par A.
     Guillemin l’Incendie de Boston, par R. Cortambert; le Naufrage du
     _Northfleet_, la Famille Durand à l’Exposition de Vienne, par Eug.
     Muller; Découvertes au Forum romain, par Fr. Wey; les Cyclones, par
     G. Tissandier; l’Exposition de Vienne, les Bohémiens, une Réception
     à Péking, par L. Rousselet; le Naufrage de l’_Atlantic_, le
     Tremblement de terre de San-Salvador, Horace Greeley, le Voyage du
     chah de Perse, par P. Vincent; l’Ouverture de la chasse,
     l’Exposition des races canines, par Th. Lally; les Funérailles d’un
     roi indien, Agassiz, Livingstone, Latour d’Auvergne, Kaméhaméha V,
     par Ét. Leroux; l’Arc, par H. de la Blanchère; Paganini, Nélaton et
     Coste, par H. Norval, etc.


CONDITIONS ET MODE DE LA PUBLICATION

LE JOURNAL DE LA JEUNESSE paraît le samedi de chaque semaine à partir du
7 décembre 1872. Chaque numéro, imprimé sur deux colonnes par M.
MARTINET, contient 16 pages de texte et de gravures, et est protégé par
une couverture.--Le prix du numéro est de 40 centimes.

Chaque année de la publication forme deux beaux volumes in-8º richement
illustrés. Prix de chaque vol.: broché, 10 fr., cartonné en percaline
rouge, tranches dorées, 13 fr.


PRIX DE L’ABONNEMENT

POUR PARIS ET LES DÉPARTEMENTS

  UN AN (2 volumes)        20 FRANCS
  SIX MOIS (1 volume)      10   --

_Les abonnements ne se prennent que pour un an ou six mois, du 1er
décembre et du 1er juin_


ON S’ABONNE A PARIS

_A la Librairie HACHETTE et Cie, boulevard Saint-Germain, 79_

ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DE LA FRANCE ET DE L’ÉTRANGER

PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2

[Illustration]

Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.


FOOTNOTES:

[A] Le _Far West_ (Grand Ouest) est le nom donné en anglais aux pays qui
s’étendent du Mississipi et des grands Lacs jusqu’au rivage de l’océan
Pacifique.

[B] Sorte de thon à ventre rayé qu’on trouve dans les mers
intertropicales.

[C] Le lecteur doit se souvenir qu’en Amérique les wagons, au lieu
d’être des voitures fermées et séparées les unes des autres comme sur
les lignes d’Europe, communiquent ensemble au moyen de passerelles et
sont traversés par un couloir qui permet aux voyageurs de circuler d’une
extrémité à l’autre du train.

[D] Boisson faite d’eau glacée, de sucre, d’eau-de-vie et de feuilles de
menthe que l’on y laisse infuser pendant quelques minutes.

[E] _Oncle Sam_ et _cousin Jonathan_ sont les sobriquets donnés aux
Américains des États-Unis par les Anglais, qui portent eux-mêmes celui
de _John Bull_.

[F] Cette loi, ou plutôt cette coutume sauvage, n’est que l’application
par la collectivité du droit primitif de défense individuelle. A défaut
de tribunal, le peuple s’assemble, constate le flagrant délit et pend le
coupable sans autre forme de procès. Il n’est pas rare que, dans les
pays nouvellement occupés, on soit obligé d’avoir recours à cette
justice sommaire.

[G] Les _touts_ ou _touters_ sont les commissionnaires qui se trouvent à
l’arrivée des trains ou bateaux pour recommander les hôtels aux
voyageurs.

[H] C’est le nom que les habitants donnent, par abréviation, à
San-Francisco.

[I] Chapeau espagnol à larges bords.

[J] Manteau américain fait d’une couverture de couleur au milieu de
laquelle on a ménagé une ouverture pour la tête.

[K] _Cañon_, en espagnol, signifie tuyau et s’emploie aujourd’hui, dans
l’Amérique du Nord, pour désigner les _gorges_, _cols_ ou _défilés_ des
montagnes.

[L] Ce procédé nous paraît ressembler fort, sauf l’usage de la _Yeast
powder_, levûre en poudre, à celui que, de temps immémorial, suivent nos
paysans de la Bretagne et du Limousin, pour faire leurs galettes de
farine de blé noir. (_Note du traducteur._)

[M] _Placer_, nom donné par les Espagnols aux gisements de métaux
précieux, et appliqué depuis aux mines d’or.

[N] Le pied anglais n’a que 0m,30.

[O] Abréviation de _Peter_, Pierre.

[P] Le verbe _to rustle_ signifie _frôler_, _braire_, et, au figuré, _se
pavaner_. _Rustle_, dérivé de _to rustle_, veut dire, au fond, _en
imposer_, _gagner sa vie en faisant croire à des ressources que l’on n’a
point_. (_Note du traducteur._)

       *       *       *       *       *


On a effectué les corrections suivantes:

se destination=> sa destination {pg 6}

retourner de ce pas en Califournie=> retourner de ce pas en Californie
{pg 38}

lui demandai s’ii avait examiné=> lui demandai s’il avait examiné {pg
106}

ceux qui provienait=> ceux qui proviennait {pg 143}

cette avanture=> cette aventure {pg 182}

marche très-penible=> marche très-pénible {pg 208}

à Wiliam’s Creek=> à William’s Creek {pg 222}

nous fûmes plutôt satisfait=> nous fûmes plutôt satisfaits {pg 241}

haranguait une une foule=> haranguait une foule {pg 190}





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Dans l'extrême Far West - Aventures d'un émigrant dans la Colombie anglaise" ***

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