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Title: Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois
Author: Anonymous
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



Note sur la Transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

Marquage: _mots en gras_



  BLANCHE ET BLEUE,

  OU

  LES DEUX COULEUVRES-FÉES.



DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET, rue de Vaugirard, nº 9.



  [Illustration]


  BLANCHE ET BLEUE,

  OU

  LES DEUX COULEUVRES-FÉES;

  ROMAN CHINOIS,

  TRADUIT

  PAR STANISLAS JULIEN,

  MEMBRE DE L'INSTITUT, ET PROFESSEUR DE LANGUE CHINOISE AU COLLÉGE DE
  FRANCE.

  [Illustration]


  PARIS.

  LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN,
  RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9.

  M DCCC XXXIV.



  A

  MONSIEUR JOHN CURTIS

  TÉMOIGNAGE D'ESTIME ET D'AMITIÉ.


  STANISLAS JULIEN.



AVERTISSEMENT.[1]


TOUT le monde sait que les Chinois possèdent une multitude de romans. On
en connaît déjà deux en Europe qui ont obtenu un succès mérité: le
_Iu-kiao-li_, ou _les Deux Cousines_, et le _Hao-kieou-tchouên_, dont
M. Francis Davis a publié, en 1829, une traduction anglaise, sous le
titre de _The fortunate Union_. Ces deux ouvrages, qui sont fort estimés
dans le pays pour lequel ils ont été écrits, peignent avec fidélité les
moeurs d'une société choisie, où figurent au premier rang les lettrés
et les fonctionnaires publics.

Il est un autre genre de compositions plus modestes, et aussi répandues
en Chine, qui ne paraissent pas moins dignes d'exciter la curiosité et
l'intérêt des lecteurs européens; ce sont celles qui sont principalement
destinées aux classes inférieures, et qui sont basées sur les croyances
populaires, qu'elles ont pour but de propager ou d'entretenir par des
récits merveilleux propres à frapper l'imagination. C'est à cette classe
qu'appartient le Roman que nous publions aujourd'hui; nous n'avons pas
besoin de dire que c'est le premier de ce genre qui ait paru jusqu'ici
en Europe.

Les personnes qui ont écrit sur la littérature chinoise ont parlé
maintes fois de romans qui décrivent les scènes de la vie réelle, tels
que _les Deux Cousines_ et l'_Union bien assortie_, ou les romans
historiques, dont les chefs-d'oeuvre sont le _Sân-koué-tchi_
(l'Histoire[2] des trois Royaumes) et le _Chouï-hou-tchouên_
(l'Histoire des Insurgés), mais elles n'ont jamais dit un mot des
romans mêlés de merveilleux et de féerie, qui sont très nombreux en
Chine. J'en possède plusieurs[3] d'une date très récente, qui, si l'on
s'en rapporte aux éloges pompeux des Éditeurs, doivent être lus en Chine
avec autant d'avidité et d'intérêt que le sont chez nous _les Mille et
une Nuits_. Mais les deux principaux sont d'une grande étendue, et, pour
traduire l'un ou l'autre, il m'eût fallu y consacrer un temps que
réclament des travaux d'un ordre plus élevé.

Lorsque parut le roman des _Deux Cousines_, qui, suivant l'opinion du
Traducteur, a dû être composé il y a plusieurs siècles, des critiques
éclairés exprimèrent le désir de voir publier quelque composition
moderne, afin de juger si un long intervalle de temps avait pu apporter
quelques changements dans le style, dans les idées et les moeurs.

L'histoire de _Blanche et Bleue_ remonte à une époque peu éloignée de
nous. La préface, rédigée par un ami de l'auteur, porte la date de 1807.
Par malheur, elle est écrite en caractères _tsao_, espèce de
sténographie chinoise où la plupart des mots sont tellement défigurés et
abrégés, qu'il est presque impossible à un Européen de les déchiffrer.
Cette difficulté nous a empêché de puiser dans l'Avant-propos qui
précède le texte chinois, divers renseignements qui ne manqueraient pas
d'intéresser nos lecteurs. La seule observation importante que nous
ayons cru saisir, c'est que l'auteur, qui prenait le titre
_Iu-chân-tchu-jîn_[4] (l'hôte de la Montagne de Jade), était un lettré
célèbre qui recherchait avec ardeur toutes les traditions anciennes.
Comme il visitait un jour la ville de Tchîn-kiang pour examiner les
restes de ses antiques monuments, un vieillard lui raconta l'histoire
merveilleuse de Blanche et Bleue, qui paraît remonter[5] à la dynastie
des Liang.[6]

La plupart des personnes qui lisent le roman de Michel Cervantes, n'y
cherchent et n'y voient que des aventures amusantes; il en est peu qui
sachent y reconnaître à chaque pas, la critique spirituelle qu'il fait
des romans de chevalerie. Nous ne prétendons établir ici aucune
comparaison, mais il est facile de prévoir qu'un grand nombre de
lecteurs ne seront frappés que des aventures merveilleuses de notre
roman, sans chercher à les rattacher aux croyances religieuses sur
lesquelles repose tout l'ouvrage. Nous nous contenterons d'en indiquer
le sujet.

Blanche est une femme, que Fo[7] a fait passer dans le corps d'une
Couleuvre blanche, pour expier, pendant des siècles, les fautes de sa
vie antérieure. Au bout de dix-huit cents ans, ce dieu décide que
l'astre Wen-sing (l'astre de la littérature) descendra sur la terre, où
il doit parvenir aux plus hauts honneurs. En conséquence, il permet à
Blanche de reprendre un corps humain, et d'épouser Hân-wen, afin de
donner le jour à l'astre Wen-sing, qu'il veut récompenser d'une manière
éclatante. Pendant plusieurs années Blanche est exposée aux plus grands
périls, il lui arrive même une fois de perdre la vie; mais comme de
hautes destinées se rattachent à son existence, Bouddha ordonne à un
dieu placé sous ses ordres de la protéger lorsqu'elle est en danger de
périr[8], et de lui communiquer son souffle divin, après que la vue du
génie de l'astre Nân-sing l'a fait mourir de frayeur[9]. Enfin, après
beaucoup de vicissitudes où domine toujours le merveilleux, Blanche
arrive au terme de sa grossesse: une lumière brillante illumine toute
la maison, et l'astre Wen-sing descend dans le monde.

Dès ce moment le rôle de Blanche est accompli; et comme elle n'avait pas
encore expié toutes ses fautes lorsque Bouddha la choisit pour être, à
l'égard de l'astre Wen-sing, l'instrument de ses desseins, il ordonne au
religieux Fa-haï de l'ensevelir sous la pagode de Louï-pong[10]. Vingt
ans après, lorsque Blanche a rempli la mesure de ses souffrances, Fa-haï
vient la tirer de sa prison, et l'élève au séjour des dieux.

Je terminerai cet Avertissement par une observation qui ne s'adresse
qu'aux sinologues. Le texte dont je me suis servi est imprimé avec une
extrême négligence, et j'ai souvent regretté de n'avoir pu imiter M.
Francis Davis, qui eut l'avantage de faire corriger, par un Lettré
chinois, son édition de l'_Union bien assortie_. Je crois avoir restitué
fidèlement la majeure partie des caractères qui étaient illisibles ou
incorrects; mais, dans un très petit nombre de passages, j'ai dû me
contenter d'adopter un sens qui résulte plutôt de l'ensemble de la
phrase que de la valeur individuelle des mots. J'ose espérer que la
difficulté que je viens de signaler me servira d'excuse.

  Avril 1834.


NOTES:

[1] Les quatre caractères chinois placés au-dessus du titre, se
prononcent PÉ-CHÉ-TSING-KI, c'est-à-dire, _l'Histoire de l'Esprit de la
Couleuvre blanche_; le titre que nous avons adopté nous a paru donner
une idée plus juste de l'ouvrage.

[2] Suivant les Chinois, l'_Histoire des trois Royaumes_ est la lecture
favorite des hommes faits, et les jeunes gens ont un goût passionné pour
l'_Histoire des Insurgés_.

La Bibliothéque Royale possède ces deux Romans, qu'il serait aisé de
traduire en français; mais ils ne feraient pas moins de vingt volumes
in-8º, et ce motif s'opposera long-temps à leur publication. Nous avons
donné un des plus beaux épisodes du _Sân-koué-tchi_ à la suite de
l'_Orphelin de la Chine_.

[3] Il existe un curieux Recueil de Contes de Fées, en 26 volumes in-12,
intitulé _Liao-tchaï-tchi-i_; il fait partie de ma Collection.

[4] Tous les monosyllabes terminés par la lettre _n_ doivent se
prononcer comme si l'_n_ était suivi d'un _e_ muet; lisez _châne_,
_jîne_.

[5] Voyez page 149, ligne 11.

[6] Cette dynastie a régné en Chine depuis l'an 502 jusqu'à 556 de notre
ère. L'Éditeur d'un roman dialogué, sous forme d'un Opéra-féerie en
trente-quatre actes, et dont le sujet est puisé à la même source,
rapporte à la dynastie des Song (de 960 à 1278) la mission du religieux
Fa-haï, qui ensevelit Blanche sous la pagode de Louï-pong.

[7] Fo, le Bouddha des Indiens.

[8] Voyez page 115.

[9] Voyez page 121, 229, etc.

[10] Voyez page 278.



TABLE DES CHAPITRES.


  CHAPITRE I.

  KIAO-YONG met son jeune frère en apprentissage, afin qu'il puisse
    gagner sa vie.

  La Couleuvre blanche pense au monde, et se revêt d'une forme humaine.
                                                                Page 3

  CHAPITRE II.

  Hân-wen, en se promenant sur le lac Si-hou, rencontre deux belles
    femmes.

  Il commet un crime qui le fait exiler à Kou-sou.                  24

  CHAPITRE III.

  M. Wou, en voyant la lettre, répond pour l'ami qui lui est recommandé.

  Blanche se marie dans une hôtellerie.                             64

  CHAPITRE IV.

  Blanche lutte de puissance magique dans le temple de Liu-tsou.

  La vue d'une couleuvre fait mourir Hân-wen de frayeur.            87

  CHAPITRE V.

  Blanche brave mille dangers pour aller dérober de l'ambroisie sur les
    bords divins du lac Yao-tchi.

  Elle exerce la médecine, et aide la femme du gouverneur à mettre au
    monde deux jumeaux.                                            107

  CHAPITRE VI.

  Les médecins irrités imaginent un stratagème pour perdre Hân-wen.

  Un magistrat bienveillant lui témoigne son affection, et le condamne à
    une peine légère.                                              141

  CHAPITRE VII.

  Blanche vend des médicaments à Tchîn-kiang.

  Hân-wen, follement épris de sa femme, la reconnaît au milieu de la rue.
                                                                   164

  CHAPITRE VIII.

  Siu-kiên est épris de Blanche, et cherche un stratagème pour la
    posséder.                                                      191

  CHAPITRE IX.

  Hân-wen étant allé se promener sur la Montagne-d'Or, Fa-haï veut le
    délivrer de l'obsession des deux Fées.                         207

  CHAPITRE X.

  Les deux Fées déploient leur puissance magique, et inondent la
    Montagne-d'Or.

  Elles rencontrent Hân-wen à Tié-mou-kiao, et lui racontent ce qui leur
    est arrivé.                                                    218

  CHAPITRE XI.

  Le Tao-ssé du mont Mao-chân, descend, la rage dans le coeur, du sommet
    de sa montagne.

  L'astre Wen-sing entre dans le monde, et sa naissance fait éclater des
    transports de joie.                                            241

  CHAPITRE XII.

  Fa-haï, par l'ordre de Bouddha, reçoit l'âme de la Fée.

  Le dieu Kouân-chi-în prend la forme d'un Tao-ssé et guérit les
    maladies.                                                      261

  CHAPITRE XIII.

  Hân-wen est inscrit sur la Liste d'Or, et son nom est proclamé dans les
    rues de la capitale.

  Il forme un heureux mariage qui réunit deux familles.            297


FIN DE LA TABLE.



  BLANCHE ET BLEUE,

  OU

  LES DEUX FÉES.



CHAPITRE I.

ARGUMENT.

    Kiao-yong met son jeune frère en apprentissage, afin qu'il puisse
      gagner sa vie.

    La Couleuvre blanche pense au monde, et se revêt d'une forme
      humaine.


    Une fée reçoit de grands bienfaits, et par sa reconnaissance elle
      rachète les fautes de sa vie passée. Elle donne le jour à un fils
      qui obtient de brillants honneurs. Le nom de Blanche vivra autant
      que la source qui coule auprès de la pagode de Louï-pong.


SOUS la dynastie mongole des Youan[11], dans le district de Tsien-tang,
dépendant du département de Hang-tcheou-fou, de la province de
Tché-kiang, il y avait un étudiant nommé Hiu; son surnom était Sien, et
son nom honorifique Hân-wen. Son père Hiu-ing, dont le titre était
Nan-ki, exerçait la profession de marchand; sa mère se nommait
Tchin-chi.

Hân-wen avait à peine atteint l'âge de cinq ans, que son père et sa mère
tombèrent malades en même temps, et se suivirent dans la tombe, laissant
à leur fils un modeste héritage. Heureusement pour cet enfant qu'il
avait une soeur aînée, nommée Kiao-yong, qui avait épousé un habitant du
même district, appelé Li-kong-fou; ce Li-kong-fou était employé auprès
du gouverneur du district.

Quand Hân-wen eut perdu ses parents, Kiao-yong le prit chez elle, et
l'éleva avec toute la tendresse d'une mère. Mais le temps s'écoule
rapidement; les jours et les mois glissent comme la navette que lance
une main légère.

Hân-wen atteignit bientôt l'âge de seize ans. La nature s'était plue à
l'embellir: ses yeux étaient vifs et perçants; ses sourcils noirs
formaient deux arcs gracieux, et sa figure ronde et fleurie brillait de
tous les agréments de la jeunesse. Kong-fou et Kiao-yong le chérissaient
comme un fils. Un jour que Kong-fou n'avait point d'occupation qui
l'appelât à son bureau, il vint à songer à la situation de Hân-wen, qui
était déjà grand et fort, et en âge d'embrasser une profession.

«Votre jeune frère, dit-il à Kiao-yong, demeure avec nous depuis sa plus
tendre enfance; maintenant que le voilà devenu grand, il convient de lui
faire apprendre un état avec lequel il puisse gagner sa vie: il ne faut
pas qu'il passe oisivement le temps de sa jeunesse.

--Mon père et ma mère, répondit Kiao-yong, ont quitté la vie de bonne
heure; et, depuis son enfance, mon jeune frère a été constamment l'objet
de vos soins et de votre tendresse. Maintenant que le voilà devenu grand
et fort, si vous daignez vous occuper de son avenir, ma reconnaissance
sera sans bornes.

--Chère épouse, répondit Kong-fou, n'ayez aucune inquiétude sur le sort
de votre frère. J'ai un ami nommé Wang; son surnom est Ming, et son nom
honorifique Fong-chan. Il demeure maintenant dans cette ville, et il a
ouvert, à l'entrée de la rue de Hoaï-tsing, une pharmacie qui est très
fréquentée. Demain matin j'irai lui faire visite, et je lui présenterai
votre jeune frère, afin qu'il acquière sous sa direction la science de
l'herboriste et du pharmacien.» Kiao-yong fut au comble de la joie; ils
se couchèrent, et la nuit se passa sans qu'il fût question de ce nouveau
projet.

Quand le jour fut venu, Kong-fou s'habilla promptement, et alla tout
droit à la boutique de M. Wang. Celui-ci vint le recevoir d'un air
épanoui, le fit entrer dans sa pharmacie; et, quand ils furent assis à
la place prescrite par les rites: «Monsieur Li, lui dit-il, quels ordres
avez-vous à me donner, pour venir de si bonne heure dans mon humble
boutique?

--Je vais vous apprendre le motif de ma visite, lui repartit Kong-fou.
Votre serviteur a un beau-frère nommé Hiu; son surnom est Sien, et son
nom honorifique Hân-wen. C'est un jeune homme d'un esprit actif et d'un
excellent naturel. Depuis son enfance, il demeure dans ma maison; et
comme les faibles ressources de mon commerce ne me permettent pas de le
garder toujours sans rien faire, je désirerais le confier à vos soins,
afin qu'il étudiât la pharmacie sous votre direction. J'ignore si vous
daignerez consentir à ma demande.

--Depuis quelque temps, répondit M. Wang, mon commerce a pris une grande
extension. J'avais justement besoin d'un homme actif et intelligent qui
pût me seconder. Monsieur Li, le choix que vous daignez faire de moi
pour diriger votre beau-frère me donne une nouvelle preuve de votre
excellente amitié.»

Kong-fou, voyant que M. Wang se rendait de si bonne grâce à sa demande,
se retira en lui témoignant toute sa reconnaissance. Dès qu'il fut
rentré chez lui, il fit part à sa femme et à Hân-wen des dispositions
bienveillantes de son ami. Cette nouvelle les transporta de joie.

Kong-fou alla aussitôt trouver un astrologue, et le pria de lui choisir
un jour heureux pour conduire Hân-wen dans la pharmacie de M. Wang.
Lorsqu'il était sur le point de partir avec son beau-frère, Kiao-yong
donna à Hân-wen des conseils que lui dictaient son expérience et sa vive
affection pour lui. Quand ils furent entrés dans la boutique, et qu'ils
eurent pris chacun la place fixée par les rites: «Monsieur, dit
Kong-fou, ces jours derniers vous avez accueilli ma demande avec
bienveillance; et comme nous voici dans un jour heureux, j'ai voulu vous
amener mon beau-frère, afin qu'il reçoive vos doctes leçons. Si, par la
suite, il acquiert quelque habileté dans cette profession, je
n'oublierai jamais vos bienfaits, et ma reconnaissance durera autant que
ma vie.»

M. Wang fut rempli de joie en voyant Hân-wen, qui paraissait l'emporter,
autant par son esprit que par les agréments de sa figure, sur tous les
jeunes gens de son âge. «Votre beau-frère, lui dit-il, semble doué de
tous les dons du ciel; il ne peut manquer de devenir un jour un homme
célèbre, et de répandre sur son humble maître quelques rayons de sa
renommée.»

Kong-fou ordonna aussitôt à Hân-wen de venir saluer M. Wang, qui lui
rendit la moitié de ses salutations. Kong-fou prit congé de M. Wang, et,
dès qu'il fut de retour, il ne manqua pas de raconter en détail à sa
femme tout ce qui s'était passé.

Hân-wen, dès ce jour, se fixa dans la maison de M. Wang. Celui-ci voyant
que son élève s'exprimait avec une rare facilité, et montrait, dans
l'accomplissement de ses devoirs, un zèle et une aptitude au-dessus de
tout éloge, le prit en affection, et finit par le préférer aux autres
personnes qui l'entouraient. Kong-fou venait presque tous les jours dans
la pharmacie pour voir son beau-frère et s'informer de ses progrès. Un
poète a dit avec raison:

«Si la froidure ne pénétrait pas les plantes en hiver, comment leurs
fleurs pourraient-elles, en été, nous réjouir par leurs parfums
délicieux?»

Mais passons à un autre sujet.

A l'ouest de Tching-tou-fou, capitale de la province de Ssé-tchouen, il
y avait une montagne appelée Tsing-tching-chan (la montagne de la ville
bleue). Elle était hérissée de pics sourcilleux, bizarrement entassés
les uns sur les autres, et prolongeait ses flancs escarpés sur une
étendue de mille lis. Cette montagne s'appelait encore le cinquième ciel
aux grottes mystérieuses. Il y avait soixante-douze petites grottes qui
répondaient aux soixante-douze _heou_[12], et huit grandes grottes qui
se rapportaient aux huit _tsié_.[13]

On dit, depuis l'antiquité: Lorsqu'une montagne est haute, elle doit
renfermer des êtres surnaturels; les sommets sourcilleux peuvent
enfanter des esprits. Sur cette montagne, il y avait encore une autre
grotte appelée Tsing-fong-tong (c'est-à-dire, _la grotte du vent pur_).
Dans cette grotte habitait l'esprit d'une Couleuvre blanche, qui passait
là des siècles entiers à pratiquer la vertu. Les fleurs les plus rares
ornaient cette caverne mystérieuse, et mille plantes inconnues y
étalaient à l'envi leurs parfums et leurs couleurs. Cette retraite
charmante, où régnaient la paix et le silence, n'était jamais foulée par
des hommes; c'était vraiment un lieu fait pour épurer son âme dans
l'étude de la raison. Or, cette Couleuvre blanche était dans cette
grotte depuis dix-huit cents ans, uniquement occupée à pratiquer la
vertu, et pendant tout ce temps, elle n'avait jamais fait de mal à un
seul homme. Comme elle cultivait le bien depuis une longue suite
d'années, elle avait acquis, à un degré éminent, la faculté de faire des
prodiges. Elle s'appelait elle-même Blanche, et se donnait le surnom de
Tchin-niang. Au fond, elle appartenait à la classe des bêtes, et n'avait
pas encore pu sortir de cette honteuse condition, et s'élever à la
perfection de la vertu.

Un jour qu'elle se promenait dans sa grotte pour charmer ses ennuis: «Il
y a bien des années, se dit-elle, que je demeure ici, occupée à
pratiquer la vertu, et, jusqu'à présent, je n'ai pas encore pu me
dégager de cette enveloppe hideuse et m'élever à la perfection où
j'aspire. J'ai envie de quitter un instant ce séjour monotone, et
d'aller faire une promenade sur quelque montagne célèbre.»

Soudain, elle pense à la province de Tché-Kiang, à Hang-tcheou, sa
capitale, que l'on appelle le royaume des fleurs, au lac Si-hou, sur les
bords duquel se déploient des sites ravissants. «Allons, dit-elle,
visiter ces riantes contrées; j'y pourrai goûter quelques instants de
bonheur!»

Sa résolution est prise; elle ferme l'entrée de la grotte, monte sur un
char de nuages, et s'élève au milieu des airs. En moins d'un clin d'oeil
elle voit devant elle la ville de Hang-tcheou. Elle n'avait pas prévu
que ce jour-là Tchin-wou, le puissant génie du pôle du Nord, reviendrait
de faire sa cour au maître du ciel. Tchin-wou était encore sur la
montagne des dieux; du sein des nues, il promène au loin ses yeux, doués
d'une pénétration divine. Tout à coup il découvre un nuage enchanté qui
arrivait de l'occident.

Le grand génie s'écrie d'une voix tonnante: «D'où vient ce monstre
odieux qui est assez téméraire pour se promener ainsi sur un nuage
enchanté?»

La Couleuvre blanche reconnaît le grand génie du pôle du Nord; elle est
glacée de terreur, et son âme est prête à s'échapper. Soudain elle se
prosterne sur son char de nuages, et, d'une voix tremblante: «Je suis,
dit-elle, l'esprit de la Couleuvre blanche, reléguée dans la grotte du
vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Depuis dix-huit cents ans
je pratique la vertu, et, pendant cette longue suite de siècles, je n'ai
jamais fait la plus légère blessure à un être vivant. Jusqu'à présent
mes bonnes oeuvres ont été infructueuses, et je n'ai pas encore pu
m'élever à la perfection où j'aspire. Je voulais aller aujourd'hui vers
la mer du Midi, pour obtenir la faveur de voir le dieu Kouan-in et
l'interroger sur le sort qui m'est réservé; j'ignorais que je dusse
rencontrer le grand génie qui gouverne le pôle du Nord. J'ai commis un
crime en négligeant de m'éloigner devant lui; je mérite la mort! je
mérite la mort!...

--Malheureuse! lui dit en souriant le grand génie, si tu désires
sincèrement aller vers la mer du Midi, il faut que tu en fasses le
serment. Alors je te laisserai partir en liberté.»

La Couleuvre blanche se prosterna de nouveau devant lui, et prononça le
serment qu'il exigeait. «Si j'ai laissé échapper, lui dit-elle, une
parole mensongère, si je ne me dirige point vers la mer du Midi, je veux
être ensevelie sous la pagode de Louï-pong!»

Le grand génie voyant qu'elle avait prononcé son serment, ordonna à un
dieu de sa suite de l'inscrire sur le livre sacré; et aussitôt après il
retourna sur la montagne céleste où il a fixé son séjour.

La Couleuvre blanche est ravie du départ du grand génie, et, sans perdre
de temps, elle remonte sur son char vaporeux et arrive à la ville de
Hang-tcheou.

Elle abaisse le nuage, et cherche un jardin silencieux et solitaire où
elle puisse se reposer.

Or, il faut savoir que Hang-tcheou est le pays le plus délicieux et le
plus brillant de tout l'empire, et l'on ne pourrait compter les palais
somptueux, les jardins célèbres et les temples antiques qui
apparaissent de toutes parts. Mais il est un jardin dont la richesse et
l'éclat effacent tous les autres; il est situé à l'est de la ville, et
dépend de l'ancien palais de Kieou-wang. On y voit des tours
majestueuses, des galeries, des terrasses qui semblent suspendues au
haut des airs, et qui sont sans cesse entourées d'une ceinture de
nuages. Mais, par la suite des temps, le palais a perdu ses hôtes, et
nul homme ne fréquente plus ce jardin, où règnent maintenant la solitude
et le silence.

La Couleuvre blanche est remplie de joie à la vue de ce séjour riant et
tranquille, et s'y glisse à la dérobée. Elle ignorait que, dans le lieu
le plus profond et le plus retiré de ce jardin, habitait l'esprit d'une
Couleuvre bleue, qui avait choisi pour asile le pavillon de
Tsouï-tchun[14]. Il y avait déjà plus de huit cents ans que cette
couleuvre s'appliquait à la pratique de la vertu; elle avait le pouvoir
de voler dans les airs et d'opérer des prodiges et des transformations.
Dès qu'elle vit venir la Couleuvre blanche, elle s'élança rapidement à
sa rencontre pour l'empêcher d'avancer.

«D'où viens-tu, monstre audacieux? lui dit-elle; comment oses-tu
pénétrer dans mon jardin fleuri? Ne crains-tu pas le tranchant de mon
glaive?

--Petite Couleuvre bleue, lui dit en riant la Couleuvre blanche, il
n'est pas nécessaire de vanter ta puissance. Écoute avec attention ce
que je vais te raconter: Je suis la Couleuvre blanche qui habite la
grotte du vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Comme je cultive
la vertu depuis dix-huit cents ans sans avoir pu jusqu'ici arriver à la
perfection, je suis montée sur un char de nuages, et je me promène dans
tout l'empire, cherchant la route qui mène à l'immortalité. Permets-moi
de me reposer quelques instants dans ce jardin fleuri. Une même destinée
nous unit, un même souffle nous anime; pourquoi me montrer cette
bouillante colère?

--Ce jardin, lui répondit la Couleuvre bleue, est mon divin palais; tu
n'es qu'un esprit sauvage des contrées étrangères: comment es-tu assez
téméraire pour pénétrer, malgré moi, dans ces parterres fleuris? Mais si
tu as le pouvoir d'opérer des prodiges, veux-tu lutter contre moi?

--Petite Couleuvre bleue, dit en souriant la Couleuvre blanche,
écoute-moi: Tu veux mesurer ta puissance magique avec la mienne: j'y
consens; mais puisque tu es revêtue d'un corps semblable au mien, je te
regarde comme ma soeur, et je ne voudrais point attenter à ta vie.
Luttons seulement pour voir qui de nous deux possède une plus grande
puissance magique. Celle qui sera vaincue deviendra la servante de
l'autre.

--Tu es bien présomptueuse! s'écrie avec courroux la Couleuvre bleue.
Voyons si tu justifieras le pouvoir magique dont tu parles avec tant de
jactance.» Soudain elle tire une précieuse épée qu'elle portait à sa
ceinture, l'élève d'un air menaçant et la lance contre la joue de la
Couleuvre blanche. Celle-ci, sans s'émouvoir, saisit une épée à deux
tranchants dont elle était toujours armée, et l'enfonce dans la figure
de son ennemie. Elle n'eut pas besoin de recommencer la lutte; cette
première rencontre fit éclater au grand jour la supériorité de sa
puissance magique. Elle murmura ensuite quelques paroles, s'empara de
l'épée de la Couleuvre bleue sans qu'elle s'en aperçût et la rendit
invisible.

La Couleuvre bleue est glacée de terreur; et, se prosternant humblement:
«Madame, lui dit-elle, c'en est assez. La petite Couleuvre bleue avoue
sa défaite; elle désire devenir votre servante, et vous obéir jusqu'à la
fin de ses jours comme à sa maîtresse. Je vous en supplie, faites-moi
grâce de la vie.

--Je voulais, lui répondit en riant la Couleuvre blanche, te montrer
seulement ma faible puissance et subjuguer ton esprit obstiné. Puisque
tu formes le voeu de devenir ma servante, tout débat cesse entre nous.
Comment pourrais-je attenter à ta vie?»

La Couleuvre bleue est au comble de la joie, et, sur-le-champ, elle
fait quatre salutations à la Couleuvre blanche, et lui dit: «Madame,
tenez-vous debout, afin que la petite Couleuvre bleue se prosterne
devant vous.»

La Couleuvre blanche l'ayant relevée avec empressement, elles entrèrent
ensemble dans le jardin fleuri.

Ces deux fées continuèrent à vivre ensemble dans le même jardin, en
observant mutuellement les rapports que les rites ont établis entre une
maîtresse et sa servante.

    Unies par un même sort, elles partagent le même séjour. Elles
      rehaussent leur beauté par l'éclat de la parure, en attendant
      l'époux qui leur est destiné.

Revenons à Hiu-hân-wen, que nous avons laissé dans la pharmacie de M.
Wang. Son maître l'aimait comme son propre fils. Mais peu à peu vint la
fin de l'hiver, et aux frimas rigoureux succédèrent les douces matinées
du printemps qui brillait de tous ses charmes. Bientôt arriva l'époque
désirée qu'on appelle Tsing-ming (le 5 avril). C'est alors que les
pêchers et les pruniers se couronnent de fleurs. Hân-wen étant assis
dans la boutique, voyait la route couverte d'une foule de personnes qui
allaient nettoyer les tombes de leurs parents, et y déposer des
offrandes funèbres.

Hân-wen est ému jusqu'au fond du coeur, et sent se réveiller sa douleur
et sa piété filiale. «Dès le moment que mon père et ma mère ont quitté
la vie, se dit-il en lui-même, le mari de ma soeur a pris soin de moi et
m'a comblé de ses bontés. Maintenant me voilà devenu grand, et j'ai
honte de penser que je ne suis pas encore allé visiter les tombes de mes
parents. Nous sommes aujourd'hui à l'époque qu'on appelle Tsing-ming; je
vois la foule couvrir tous les chemins, et aller avec un pieux
empressement nettoyer les tombes et y déposer des offrandes funèbres. Il
faut que j'avertisse M. Wang, et que, demain matin au lever du soleil,
j'aille à mon tour faire des offrandes sur les tombes de mon père et de
ma mère, afin de remplir, autant qu'il est en moi, les devoirs de la
piété filiale.»

Dès que sa résolution est prise, il pénètre dans l'intérieur de la
maison. En ce moment M. Wang était tranquillement assis dans le
vestibule. A peine eut-il aperçu Hân-wen qui se dirigeait vers lui, «Mon
fils, lui dit-il avec bonté, quel motif vous amène ici?

--Je vais vous l'apprendre, répondit Hân-wen. Votre serviteur a perdu
son père et sa mère dans sa plus tendre enfance, et, dès ce moment, j'ai
vécu dans la maison de mon beau-frère, qui m'a guidé de ses conseils
jusqu'à ce que je fusse devenu grand. Je songe avec douleur que je n'ai
pu nourrir mes parents, et que, jusqu'à ce jour, je ne leur ai offert
aucun sacrifice funèbre. Je désirerais aller demain matin, au lever du
soleil, visiter les tombes de mes parents, et leur rendre les honneurs
prescrits par les rites; mais j'ignore si vous daignerez consentir à ma
demande.

--Puisque vous désirez aller visiter les tombes de vos parents, lui
répondit M. Wang en souriant, comment pourrais-je m'y opposer et vous
empêcher d'accomplir un des plus nobles devoirs de la piété filiale?»

Hân-wen fut rempli de joie, et quitta son maître en faisant éclater les
transports de sa reconnaissance.

M. Wang retourna dans sa pharmacie pour préparer comme à l'ordinaire des
médicaments. Ensuite il appela un de ses domestiques nommé Wang-touan,
et le chargea d'aller acheter des monnaies de papier doré et des
offrandes funèbres, et de les porter, le lendemain matin, près des
tombes que devait visiter Hân-wen.

Beaucoup d'événements dignes d'être racontés se passèrent depuis le
départ de Hân-wen. Mais hélas! lorsque vous admirez le calme qui règne
dans la nature, tout à coup le ciel gronde, et une violente tempête
bouleverse la terre et les mers.

Si vous désirez connaître ce qui arriva à Hân-wen, lisez le chapitre
suivant.


NOTES:

[11] La dynastie des Youan a régné en Chine depuis l'an 1260, jusqu'en
1361.

[12] Les 72 _heou_ sont des divisions de l'année. Un espace de cinq
jours s'appelle _heou_; trois _heou_ forment un _khi_; six _khi_ forment
une saison; les quatre saisons forment l'année. (_Siao-hio-kan-tchou_,
liv. I, page 27.)

L'année des Chinois est partagée en quatre parties à peu près égales,
appelées _ssé-chi_, ou les quatre saisons, et puis encore en 24 parties
égales (appelées les 24 _khi_, ou _tsié-khi_), qui sont les points où le
soleil se trouve, en parcourant les différents signes de notre zodiaque.
(_Mémoires sur les Chinois_, tome I, page 160. Voy. aussi Morrison,
_View of China_, page 103.)

[13] Les huit _tsie_ (_pa-tsié_) sont huit époques qui tombent au
commencement et au milieu de chaque saison. Voici leurs noms: 1.
_Li-tchhum_ (5 février), 2. _Tchhun-fun_ (22 mars), 3. _Li-hia_ (7 mai),
4. _Hia-chi_ (solstice d'été), 5. _Li-tchhun_ (9 août), 6. _Thsieou-fun_
(24 septembre), 7. _Li-tong_ (8 octobre), 8. _Tong-tchi_ (solstice
d'hiver, 22 décembre).

[14] C'est-à-dire, le pavillon où l'on s'enivre des beautés du
printemps.



CHAPITRE II.

ARGUMENT.

    Hân-wen, en se promenant sur le lac Si-hou, rencontre deux belles
      femmes.

    Il commet un crime qui le fait exiler à Kou-sou.


    Une belle, aux sourcils noirs, désire imiter l'heureuse union des
      phénix. La vanille et l'_epidendrum_ marient leurs parfums, et
      l'amour pénètre deux coeurs à la fois. Mais, un matin, le malheur
      sépare le phénix de sa compagne.


REVENONS à Hân-wen. Le lendemain il se lève de bonne heure, et s'habille
avec le plus grand soin. Comme Wang-touan était sur le point de sortir
pour aller porter les offrandes funèbres, M. Wang recommanda à Hân-wen
de revenir aussitôt qu'il aurait offert le sacrifice, et le pria
instamment de ne point s'amuser hors de la maison. Hân-wen le lui
promit.

Il sortit aussitôt, suivi de Wang-touan, qui portait les offrandes, et
se dirigea vers le cimetière de l'Ouest. Quand ils furent arrivés près
du tombeau, Wang-touan rangea les offrandes prescrites. Hân-wen se mit à
genoux, et, les yeux baignés de larmes, il adressa ses hommages à son
père et à sa mère; ensuite il présenta les offrandes, et brûla des
monnaies de papier doré. Lorsque cette triste cérémonie fut achevée,
Wang-touan recueillit les offrandes funèbres, et s'en retourna avec son
maître. «Nous ne sommes pas loin du lac Si-hou, se dit en lui-même
Hân-wen; j'ai envie de profiter de cette occasion pour m'y promener, et
contempler les sites enchanteurs qui ornent ses rives. Wang-touan,
dit-il au domestique, remporte cette boîte à la maison; j'ai l'intention
de suivre ce chemin qui conduit chez mon beau-frère, et d'aller faire
une visite à ma soeur aînée; je reviendrai aussitôt après cette courte
excursion.

--Monsieur, lui répondit Wang-touan, il faut que nous nous hâtions de
nous en retourner, de peur de causer de l'inquiétude à M. Wang.

--Je sais ce que j'ai à faire, repartit Hân-wen.»

Wang-touan partit donc seul, et reporta à la maison la boîte dont il
était chargé.

Hân-wen se dirigea vers le lac Si-hou, et, après avoir parcouru
plusieurs lis, il se trouva aux bords du fleuve Kiang. Il monta sur une
barque, et arriva bientôt au lac Si-hou. Il découvre de loin de riches
palais ornés d'élégants pavillons à doubles étages, et le lac Si-hou
déroule devant lui ses eaux transparentes que sillonnent des milliers de
barques, couvertes de sculptures et étincelant des plus vives couleurs.
Des groupes joyeux allaient, venaient, et se croisaient sans
interruption.

Hân-wen est transporté de joie, et ne peut suffire à contempler les
merveilles qui s'offrent de toutes parts. Soudain il aperçoit deux
jeunes filles qui étaient arrêtées au milieu du pont, et se plaisaient
à prendre part au spectacle riant et varié que présentait le lac.

A peine Hân-wen a-t-il arrêté ses yeux sur elles, que ses esprits se
troublent et sa raison s'égare.

    Une coiffure légère, comme un nuage diaphane, caressait leurs noirs
      cheveux, leur taille était svelte et gracieuse, et leur figure
      brillait de tous les charmes de la jeunesse et de la beauté. On
      les eût prises pour les filles de Wang-tsiang et de Si-ché; elles
      auraient éclipsé les deux Kiao, dont le nom retentit encore à
      l'orient du fleuve Kiang.

On pouvait juger, d'après leur costume, que l'une était la maîtresse et
l'autre sa servante; mais la première éclipsait sa compagne par la grâce
et l'éclat de sa figure.

Hân-wen se sent pénétré d'une flamme soudaine; il ne se possède plus, et
ressemble, comme dit le proverbe, «à un lion placé devant un brasier
ardent.» Des coups d'oeil passionnés sont lancés et rendus de part et
d'autre. Hân-wen fixe ses regards sur les deux jeunes beautés, et ne
peut se lasser de les voir et de les admirer.

Le lecteur demandera sans doute quelles étaient ces deux jeunes filles.
C'étaient la Couleuvre blanche et la Couleuvre bleue que nous avons vues
naguère dans le jardin fleuri du palais de Kieou-wang.

Cette promenade, sur les bords du lac Si-hou, n'était point un événement
fortuit; elle devait fournir à Hân-wen l'occasion de contracter un
mariage que le ciel avait arrêté depuis cinq cents ans. Cette première
entrevue avait formé entre eux un lien indissoluble.

Les deux fées se sentent émues à leur tour en voyant la figure riante et
fleurie de Hân-wen, sa tournure noble et aisée, et les agréments
répandus sur toute sa personne; elles le regardent furtivement, et
laissent lire dans leurs yeux les sentiments qui les animent.

Mais tandis qu'ils étaient occupés à s'observer tendrement de part et
d'autre, tout à coup le ciel se couvre de nuages sombres, le vent et la
pluie fondent à la fois sur les joyeux promeneurs; chacun se sépare, et
s'enfuit pour chercher un abri contre la tempête.

Hân-wen ne peut oublier l'émotion que lui a causée la vue des deux fées.
«J'ignore, se dit-il en lui-même, où demeurent et à quelle famille
appartiennent ces deux jeunes filles, si fraîches et si séduisantes!
Quel malheur que le maître du ciel ait envoyé cette pluie fatale, qui
m'empêche de voler sur leurs pas et de m'informer du lieu de leur
naissance! Voici la nuit qui s'approche; il faut que je traverse le
fleuve, et que j'aille à Tsien-tang, dans la maison de ma soeur, pour y
passer la nuit. Demain matin, je reviendrai ici pour obtenir les
renseignements qui m'intéressent.» En ce moment, Hân-wen oublia que M.
Wang l'attendait avec anxiété; et, aveuglé par sa passion, il foula aux
pieds les bienfaits qu'il avait reçus de lui.

Bientôt il arrive aux bords du fleuve Kiang; il aperçoit une petite
barque qui était à l'ancre, et appelle le batelier. «Faites-moi vite
passer le fleuve, lui dit-il; je vous donnerai de quoi boire.» A ces
mots, le batelier conduit sa barque à bord, et vient prendre Hân-wen.

A peine avaient-ils vogué pendant quelques instants, qu'ils entendent
des voix de femmes qui demandaient à passer le fleuve. Hân-wen lève la
tête, et reconnaît les deux jeunes filles qu'il avait vues sur le pont
du lac Si-hou. Son coeur bondit de joie; il s'approche avec empressement
du batelier. «Voyez-vous là-bas ces deux jeunes femmes? lui dit-il;
elles vous crient de les recevoir dans votre barque. Hâtez-vous de vous
rapprocher du bord, et de leur faire passer le fleuve; il y a de
l'argent à gagner.»

A ces mots, le visage du vieux batelier s'épanouit de joie, et en un
instant il ramena son bateau au rivage. La petite Bleue donne la main à
Blanche pour l'aider à descendre dans la barque, et la prie à plusieurs
reprises de marcher avec précaution. Blanche se plaît à faire briller
tous ses attraits, et ses joues se colorent d'une feinte rougeur; elle
va s'asseoir au bord du bateau. La petite Bleue reconnaît Hân-wen, et
le regarde avec un gracieux sourire. Hân-wen n'est plus maître de son
émotion; et, leur adressant le premier la parole: «Mesdemoiselles, leur
dit-il, quel est votre pays, quel est le nom célèbre de votre famille,
quel est votre noble surnom, où désirez-vous aller sur ce bateau?

--Monsieur, lui dit la petite Bleue en souriant, ma maîtresse habite la
ville de Tsien-tang; sa maison est située dans la rue des Deux-Thés. Son
père était jadis gouverneur général des frontières; il n'eut qu'une
fille: c'est elle que vous voyez devant vous. Son père et sa mère
tombèrent malades l'un après l'autre, et se suivirent dans la tombe.
Nous trouvant à l'époque heureuse qu'on appelle Tsing-ming, je suis
allée sur la montagne avec ma maîtresse pour déposer des offrandes
funèbres sur les tombes de ses parents. En revenant, nous nous sommes
arrêtées sur les bords charmants du lac Si-hou; mais tout à coup est
survenue une pluie violente qui a inondé les chemins, et les a rendus
impraticables. Voilà le motif qui nous a engagées à monter sur cette
barque pour retourner chez nous. A mon tour, monsieur, j'oserai vous
demander quel est votre divin pays, votre célèbre nom de famille et
votre illustre surnom; je vous prie de daigner satisfaire ma juste
impatience.

--Et moi aussi, lui répondit Hân-wen, je suis né dans la ville de
Tsien-tang. Mon nom de famille est Hiu; mon surnom est Sien, et mon nom
honorifique Hân-wen: j'ai maintenant dix-sept ans accomplis. Il y a
long-temps que mon père et ma mère ont quitté ce monde, et je suis resté
avec ma soeur aînée, qui a épousé un habitant de la même ville, nommé M.
Li. Le mari de ma soeur me comble de bontés; il m'a mis en apprentissage
chez M. Wang, qui tient une pharmacie dans la rue de Hoaï-tsing.
Aujourd'hui, j'étais sorti pour visiter les tombes de mes parents; et,
profitant de cette occasion, je suis allé me promener sur les bords du
lac Si-hou. Mais soudain le ciel a laissé tomber des torrents de pluie;
et, comme les chemins étaient devenus difficiles, je suis monté sur ce
bateau pour m'en retourner chez moi.»

Tout en causant, ils touchèrent promptement le bord, et débarquèrent
ensemble; puis ils payèrent le batelier. Celui-ci reçut l'argent d'un
air joyeux; et, après les avoir remerciés, il alla attacher son bateau
au pied des saules qui ombrageaient le rivage. C'est ici l'occasion de
dire, avec le poète:[15]

    Songez seulement à enlever la neige qui blanchit le seuil de votre
      porte, et ne faites nulle attention au givre qui couvre la maison
      de votre voisin.

Hân-wen voit une pluie fine et pressée qui tombait sans interruption.
«Mademoiselle, dit-il à la petite Bleue, votre serviteur a un parapluie;
permettez-lui de vous le prêter, afin que vous en couvriez votre
maîtresse jusqu'à son hôtel.» A ces mots, il présente son parapluie à la
petite Bleue, qui le reçoit avec les marques de la plus vive gratitude.

«Monsieur, lui dit-elle en le remerciant, le ciel n'a point encore
repris sa pureté, et il ne convient pas que nous vous laissions exposé à
cette pluie d'orage; en vérité, nous ne souffrirons pas que vous nous
prêtiez votre parapluie pour nous en retourner.

--Votre maîtresse, répondit Hân-wen, ne pourra marcher avec ses petits
pieds sur ce chemin glissant; mais, nous autres hommes, nous courons
partout d'un pas ferme et assuré. D'ailleurs, me voici tout près de la
maison de mon beau-frère; ainsi, mademoiselle, rien n'empêche que vous
acceptiez mon offre.

--Monsieur, répondit la petite Bleue, nous vous remercions mille fois de
vos bontés, et nous ne les oublierons jamais; mais je crains de ne point
vous trouver lorsque je viendrai demain chez vous pour vous remettre
votre parapluie. Dans ce cas, comment devrai-je faire?

--Mademoiselle, lui répondit Hân-wen, il n'est pas nécessaire de me le
reporter; demain matin, si le temps est pur, je viendrai moi-même le
prendre chez vous.

--Vous avez une excellente idée», repartit la petite Bleue; elle lui
indique aussitôt son adresse, et lui fait ses adieux.

La petite Bleue prend le parapluie de la main gauche, et de la droite
elle soutient sa jeune maîtresse[16]. Au moment de s'éloigner, elles
lancent au jeune homme quelques coups d'oeil passionnés; mais elles
avaient déjà subjugué l'âme et les sens de Hân-wen. Dès qu'elles l'ont
quitté, il les suit des yeux, et ne songe à s'en retourner que lorsqu'il
les a entièrement perdues de vue.

Laissons partir les deux fées, et revenons à Hân-wen.

Hân-wen, tout occupé de la passion qui s'était emparé de lui, marcha
lentement, et n'arriva que fort tard chez son beau-frère.

«Mon frère, lui dit Hiu-chi[17] en l'apercevant, par quel hasard
avez-vous trouvé du loisir pour venir nous voir?

--Ma soeur, répondit Hân-wen, comme c'est aujourd'hui l'heureuse époque
appelée Tsing-ming, j'ai demandé à M. Wang la permission d'aller sur la
montagne faire des offrandes funèbres sur les tombes de mon père et de
ma mère, et j'ai profité de cette occasion pour venir m'informer de la
santé de mon beau-frère et de ma soeur.»

A ces mots, Hiu-chi est transportée de joie. «Mon frère, lui dit-elle,
cette conduite fait l'éloge de votre piété filiale et de votre excellent
naturel. Mon mari est sorti de bonne heure pour se rendre à son bureau,
où l'appelaient des occupations pressantes; je vous prie de vous
asseoir.»

Aussitôt elle se hâte de faire chauffer du vin et de préparer des
légumes, et les sert dans le vestibule. Le frère et la soeur mangent à
la même table, et s'entretiennent affectueusement ensemble; mais Hân-wen
se garda bien de dire un mot des jeunes filles qu'il avait rencontrées
dans le bateau, et auxquelles il avait prêté son parapluie. Le repas
fini, Hiu-chi dispose un lit pour son frère dans une chambre
particulière, et l'engage à aller prendre du repos.

Mais à peine Hân-wen fut-il couché, qu'il se mit à penser aux deux
belles qu'il avait vues et qui avaient fait une si vive impression sur
lui; toute la nuit, il se tourne et s'agite dans son lit, et ne peut
trouver un instant de sommeil.

Parlons maintenant des deux fées, qui étaient retournées dans leur
jardin fleuri. Blanche dit à sa servante: «Vous avez vu, petite Bleue,
de quelle manière Hân-wen nous a regardées; il est décidément amoureux,
et je suis sûre que demain matin il ne manquera pas de venir lui-même
chercher son parapluie. Je vous avouerai qu'il m'a plu par sa figure
noble et gracieuse et par ses paroles pleines de bonté et de douceur, et
je m'estimerais heureuse de pouvoir devenir son épouse. Mais une chose
m'arrête; ce jeune homme n'a pas de fortune, et il lui sera impossible
de faire les dépenses nécessaires. Nous-mêmes, nous sommes aussi
pauvres que lui, et n'aurions pas une seule once d'argent à lui donner.
Que faire? que devenir?

--Madame, répondit la petite Bleue, votre servante avait tout à l'heure
la même pensée que vous; mais s'il ne s'agit que de lui offrir une somme
d'argent, je n'y vois aucune difficulté. Vous êtes douée d'une puissance
surnaturelle qui ne connaît point de bornes; faites ce soir un tour de
magie, et vous ne serez plus en peine pour le combler de riches
présents. Je vois à cela plusieurs avantages: d'abord vous ferez briller
à ses yeux notre opulence, et il vous prendra pour la fille de quelque
magistrat de première distinction; en second lieu, il sera pénétré de
reconnaissance pour les bienfaits dont vous l'aurez comblé.

--Voilà une heureuse idée, repartit Blanche toute joyeuse; ce soir même
je veux essayer ma puissance magique.»

La nuit arrive, et, à la troisième veille, Blanche saisit sa précieuse
épée, s'élance au sommet de la constellation du Boisseau; et à l'aide de
quelques paroles magiques, elle évoque tous les démons des cinq parties
du monde. Ils obéissent à sa voix puissante, et, en un clin d'oeil, elle
les voit tous prosternés devant elle. «Madame, lui dirent-ils d'une voix
tremblante, quels ordres suprêmes avez-vous à nous donner?

--J'ordonne, dit-elle, à tous ces démons d'aller me chercher cette nuit
mille onces d'argent. Celui qui me désobéira sera châtié sur l'heure.»

Ils s'éloignent tous, et vont délibérer en secret. Soudain ils se
rendent à la ville de Tsien-tang, s'introduisent sans être vus dans le
trésor, et dérobent les mille onces d'argent, qu'ils vont remettre entre
les mains de Blanche.

Dès que Blanche eut reçu la somme dont elle avait besoin, elle congédia
les démons.

Les deux fées vont faire leur toilette, et revêtir une parure brillante
qui doit rehausser leurs charmes. Un poète a dit, dans une occasion
semblable:

    Le chasseur prépare un arc ciselé avec art, pour percer le tigre de
      la forêt; le pêcheur attache à l'hameçon un appât odorant, pour
      attirer et prendre le poisson Ngao.

Cependant Hân-wen était couché dans la chambre que lui avait préparée sa
soeur aînée. Toute la nuit il ne cessa de penser aux deux jeunes filles,
et ne put dormir un seul instant. Son impatience était trop grande pour
qu'il attendît l'aurore. Il se lève, s'habille avec un soin recherché,
et revêt un habit d'un rouge éclatant. Il sort à la dérobée sans avertir
sa soeur, et court directement à la rue des Deux-Thés. Un vieillard
était debout à l'entrée de la rue. «Mon vénérable ami, lui dit Hân-wen,
j'oserai vous demander si c'est ici la rue des Deux-Thés.

--Vous y êtes, répondit le vieillard.

--Veuillez me dire, ajouta Hân-wen, dans quelle partie de la rue est
situé l'hôtel du général Leblanc.

--Tout ce que je sais, repartit le vieillard, c'est que vous êtes dans
la rue des Deux-Thés; quant à l'hôtel du général Leblanc, je ne sais pas
ce que vous voulez dire.»

A ces mots, il quitte le jeune homme et disparaît.

Dans son embarras, Hân-wen entre dans la rue, et se dispose à examiner
attentivement toutes les maisons. Il aperçoit d'abord un jardin
magnifique qui étalait toutes les richesses du printemps. Comme il était
occupé à examiner ce jardin, soudain la petite Bleue ouvre la porte et
vient au-devant de lui.

Hân-wen palpite de joie en reconnaissant la petite Bleue; et
s'approchant d'elle d'un air empressé: «Mademoiselle, lui dit-il, me
voici venu pour vous voir.

--Monsieur, lui répond la petite Bleue avec un air épanoui, veuillez
entrer.»

Hân-wen a bientôt franchi le seuil de la porte; il suit la petite Bleue,
qui le conduit dans un vestibule appelé le _Pavillon des parfums_.

«Veuillez vous asseoir, lui dit-elle, en attendant que j'aille dans
l'intérieur avertir ma maîtresse de votre arrivée.

--Mademoiselle, répondit Hân-wen, gardez-vous de déranger votre
maîtresse; prenez seulement le parapluie et remettez-le à votre
serviteur, qui a hâte de partir.

--Seigneur, répondit la petite Bleue, il faut que je vous dise qu'hier
mademoiselle m'a recommandé instamment de l'avertir quand vous viendriez
chercher votre parapluie, afin de pouvoir venir elle-même vous
remercier.

--Comment pourrais-je souffrir, répondit Hân-wen, que vous dérangiez
votre maîtresse à cause de moi?»

Quoiqu'il parlât de la sorte, il restait toujours assis, et brûlait
d'impatience de voir bientôt paraître mademoiselle Blanche, s'estimant
heureux s'il pouvait l'apercevoir un seul instant.

A peine la petite Bleue est-elle entrée dans l'intérieur de l'hôtel,
qu'un vent parfumé vint réjouir Hân-wen. Soudain Blanche sort de la
salle, et glisse vers le jeune homme d'un pas leste et gracieux. La
petite Bleue marchait après elle.

Dès que Hân-wen l'aperçoit, il se lève avec empressement et lui présente
ses hommages.

Blanche, à son tour, le salue en lui souhaitant mille félicités, et le
prie de s'asseoir. «Monsieur, lui dit-elle, sans le sentiment d'humanité
qui vous a porté à nous prêter votre précieux parapluie, la maîtresse et
sa servante n'auraient peut-être pu s'en retourner chez elles.

--C'est une bagatelle, lui répondit Hân-wen; je ne mérite point pour
cela que vous daigniez m'accorder de pompeux compliments.»

Ils s'assirent tous deux après les compliments d'usage; et au bout de
quelques instants, la petite Bleue servit du thé qui répandait une odeur
délicieuse.

Dès que Hân-wen en eut pris quelques tasses, il se leva en remerciant,
comme pour reprendre le parapluie et s'en retourner.

«Je ne pouvais espérer, lui dit Blanche, de voir ici mon bienfaiteur,
comment pourrais-je souffrir qu'il s'en retourne à jeun? Si vous ne
dédaignez pas une modeste collation, je serai heureuse de vous l'offrir
pour vous témoigner ma reconnaissance.

--Mademoiselle, lui répondit Hân-wen en la remerciant, je suis confus
de vous causer tant d'embarras; personne n'est plus indigne que moi
d'une réception aussi distinguée.»

Blanche lui fit de nouvelles instances.

Quelques instants après la petite Bleue sert sur une table élégante les
mets les plus rares et les plus exquis. Blanche cède poliment sa place à
Hân-wen, et lui tient compagnie sur une petite table voisine de la
sienne. La petite Bleue reste debout à leurs côtés, et les sert avec
autant de grâce que de prévenance.

Après qu'ils eurent pris quelques tasses de vin, Blanche rompit le
silence: «Généreux bienfaiteur, dit-elle à Hân-wen, je dois vous dire
que Pé-ing, mon père, avait jadis la charge de gouverneur des
frontières, et que Lieou-chi, ma mère, avait reçu de l'empereur des
lettres de noblesse. Ils n'eurent point de fils. Le seul fruit de leur
mariage fut l'humble servante que vous voyez devant vous, et à qui ils
donnèrent le surnom de Tchin-niang. Mais, hélas! mon père et ma mère
quittèrent bientôt la vie et se suivirent dans la tombe. Me trouvant
sans parents, sans appui, dans un âge encore tendre, je craignais de me
perdre au milieu de la corruption du siècle, et je passais les jours et
les nuits à pleurer et à gémir. Hier, comme j'étais allée sur la colline
pour faire des offrandes funèbres à mon père et à ma mère, je fus
assaillie par une pluie d'orage. Heureusement, monsieur, que je vous ai
rencontré, et que vous avez eu la générosité de me prêter votre
parapluie. Ce service précieux m'a montré la bonté de votre coeur. Si
vous ne trouvez point mon origine trop obscure, j'oserai vous offrir de
vous servir toute ma vie. J'ignore si vous daignerez exaucer mes voeux.»

Hân-wen ne se possède plus; il est dans le ravissement, comme un homme
qui aurait reçu ordre écrit de la main de l'empereur; mais il fait
semblant de refuser du geste et de la voix.

«Mademoiselle, lui dit-il, votre noble personne a grandi dans un
appartement parfumé, et vous vous distinguez à la fois par l'éclat de la
naissance et de la beauté. Mais moi, je ne suis qu'un pauvre étudiant,
sans renom et sans fortune, et je flotte encore incertain entre le
pinceau[18] et l'épée. Comment oserais-je prétendre à m'unir avec vous?

--Monsieur, lui dit Blanche en souriant, il n'appartient qu'au vulgaire
de se laisser guider par de telles considérations, et de faire
attention, en se mariant, à l'éclat ou à l'obscurité de la naissance.
Dès mon enfance j'ai appris la science de la physionomie; aussitôt que
j'ai aperçu les traits de votre visage j'ai jugé que vous étiez destiné
au bonheur. J'espère que mon bienfaiteur ne repoussera pas ma demande.

--Je reçois avec joie l'expression de vos sentiments, lui répondit
Hân-wen; mais, hélas! je suis sans fortune, et il me serait difficile
d'acheter des présents de noces qui fussent dignes de vous.

--Cela ne fait rien,» lui répondit Blanche.

A ces mots elle appela la petite Bleue. «Va dans ma chambre, lui
dit-elle, ouvre ma cassette d'or et prends deux lingots d'argent fin que
tu donneras à monsieur.»

La petite Bleue obéit, et revient promptement avec deux lingots d'argent
qui pesaient cent onces, et les dépose sur la table.

Blanche prit elle-même l'argent et le remit à Hân-wen. «Monsieur, lui
dit-elle, emportez cet argent. Vous pouvez maintenant acheter les
présents de noces.»

Hân-wen est ravi de joie, et se lève pour recevoir l'argent. «Je vous
remercie, lui dit-il, de cette générosité, qui est grande comme le ciel.
Je vais aller trouver mon beau-frère et ma soeur aînée, et les prier de
présider à mon mariage. Mademoiselle, ajouta-t-il, je ne vous quitte que
pour quelque temps, et j'espère avoir bientôt le bonheur de vous
revoir.»

Au moment de partir, Blanche lui adressa les plus instantes prières.
«Monsieur, lui dit-elle, gardez-vous d'oublier les sentiments que je
vous ai voués.

--Mademoiselle, lui dit Hân-wen en faisant un serment, si jamais je vous
oublie je veux être en butte à toute la colère du ciel!»

Blanche est ravie de joie, et aussitôt elle ordonne à la petite Bleue
d'aller reconduire Hân-wen.

Laissons maintenant les deux fées, et revenons à Hân-wen. Il partit tout
joyeux, et, pendant la route, il ne songea qu'à son bonheur. Il arriva
bientôt à la maison de son beau-frère.

Or, il faut savoir que, la nuit précédente, on avait volé mille onces
d'argent dans le trésor de Tsien-tang, dont la garde était confiée à
Kong-fou. Le gouverneur de la ville lui avait fait donner vingt coups de
bâton, et lui avait ordonné de chercher le coupable, en le menaçant des
peines les plus rigoureuses si la somme n'était pas rapportée tout
entière au bout de trois jours. Il raconta son malheur à sa femme.

Les deux époux étaient plongés dans la plus profonde tristesse,
lorsqu'ils virent venir Hân-wen avec un visage épanoui.

«Mon frère, lui dit Hiu-chi, tu es sorti de bonne heure aujourd'hui; où
as-tu pris cet air riant, et cette joie animée qui brille sur ton
visage?

--C'est qu'il m'est arrivé un grand bonheur, lui répondit gaîment
Hân-wen; je vais vous l'apprendre dans tous ses détails. Hier, comme je
revenais de visiter les tombes de mes parents, j'allai me promener sur
les bords charmants du lac Si-hou; mais, tout à coup, le ciel fit tomber
une pluie d'orage. Je descendis alors dans un bateau pour regagner votre
maison. Je fis la rencontre d'une demoiselle et de sa suivante, qui
demandèrent à passer sur le même bateau. Après que je leur eus adressé
quelques questions, la servante causa avec moi, et m'apprit qu'elles
demeuraient dans la rue des Deux-Thés; que sa maîtresse, qui a
maintenant dix-sept ans, s'appelait mademoiselle Blanche, et que son
surnom était Tchin-niang; la servante ajouta que son nom à elle, était
la petite Bleue. Lorsque nous débarquâmes, la pluie tombait encore; je
leur prêtai alors mon parapluie pour s'en retourner chez elles. Ce
matin, comme j'étais allé demander mon parapluie, elles m'ont retenu
pour m'offrir une petite collation. Ce n'est pas tout: la maîtresse,
sans être arrêtée par l'idée de mon humble condition, m'a témoigné le
désir généreux de se marier avec moi; et comme je refusais cet honneur,
en alléguant que j'étais sans fortune, elle me fit cadeau de cent onces
d'argent. Je suis revenu pour prier mon beau-frère et ma soeur aînée de
présider à mon mariage.»

A ces mots, il prit l'argent et le remit à Hiu-chi.

Kong-fou et sa femme furent transportés de joie; mais lorsque Kong-fou
eut examiné avec attention l'estampille de cet argent, il reconnut
sur-le-champ qu'il provenait du trésor de Tsien-tang. «Les cent onces
qui viennent d'être volées dans le trésor de Tsien-tang, se dit-il en
lui-même, m'ont attiré un rude châtiment; mais, grâces au ciel, voilà
cet argent retrouvé. Mon beau-frère, lui dit-il, ce mariage inespéré est
une faveur du ciel. Restez ici; je vais aller à la ville de Tsien-tang
pour vous changer cet argent.»--Je m'en rapporte à vous, lui répondit
Hân-wen.

Kong-fou prit l'argent, et courut en toute hâte chez le gouverneur de la
ville. «Seigneur, lui dit-il après s'être mis à genoux à ses pieds,
l'argent qu'on avait volé hier dans le trésor est maintenant retrouvé.»

A ces mots, il présente les deux lingots au magistrat.

Dès que le gouverneur les eut examinés un instant, il reconnut que
c'était en effet l'argent du trésor. Puis adressant la parole à
Kong-fou: «Dans quel endroit avez-vous retrouvé ces deux lingots? lui
demanda-t-il. Où est le voleur?

--Seigneur, répondit Kong-fou, ma femme a un frère cadet qui s'appelle
Hân-wen; je l'ai élevé chez moi dès son enfance. Ce matin il est sorti
de très bonne heure, et a rencontré, je ne sais où, deux jeunes filles
avec qui il a formé un projet de mariage[19]. Ces jeunes filles lui ont
donné cette somme d'argent qu'il m'a remise, en me priant d'aller la lui
changer à la ville et de présider à son mariage. Votre serviteur ayant
reconnu que cet argent provenait du trésor, je n'ai pas osé vous cacher
la vérité. J'ai profité du moment où il était à m'attendre dans ma
maison, pour venir informer votre Excellence de cette découverte.»

Aussitôt le gouverneur délivra à quatre gendarmes un mandat d'amener, et
leur ordonna d'aller de suite chercher Hân-wen.

Les gendarmes obéissent, et partent comme s'ils avaient des ailes. Ils
arrivent bientôt à la maison de Kong-fou, et entrent brusquement.
Hân-wen ignorait le motif de cette visite inattendue, et au moment où il
allait le leur demander, ils le saisissent avec violence, et lui
attachent au cou une chaîne de fer arrêtée avec un cadenas. Ils
l'entraînent hors de la maison, et l'amènent au tribunal du gouverneur.

Le magistrat est surpris de voir dans Hân-wen un air noble et distingué
qui annonce toute autre chose qu'un criminel, et il est disposé à croire
qu'il y a là-dedans quelque méprise. Puis, adoucissant son visage
irrité: «Est-ce vous qui êtes Hân-wen? lui demanda-t-il d'un ton
bienveillant.

--C'est votre serviteur, répondit Hân-wen.

--Où demeurez-vous? lui demanda le gouverneur. Quel est votre âge? Votre
père et votre mère vivent-ils encore? Avez-vous des frères? Êtes-vous
marié? D'où viennent ces deux lingots d'argent? Avouez la vérité devant
mon tribunal, si vous voulez échapper aux tortures.

--Seigneur, répondit Hân-wen, votre serviteur habite dans cette ville;
j'ai dix-sept ans accomplis, mon père et ma mère ne sont plus de ce
monde, et je n'ai aucun frère; j'ai seulement une soeur aînée qui a
épousé un homme appelé Kong-fou. Dès mon enfance, j'ai demeuré dans la
maison de mon beau-frère, qui a bien voulu me mettre en apprentissage
chez un pharmacien. Je ne suis pas encore marié. Cet argent m'a été
donné par une personne de mes amis. J'espère que votre Excellence
examinera mûrement ma cause, et qu'elle me mettra en liberté.

--Quelle impudence! s'écria le magistrat d'un ton courroucé. Eh bien,
faites-moi connaître le nom de cet ami.

--C'est une personne d'une famille distinguée, se dit en lui-même
Hân-wen; si j'avoue la vérité, ne sera-ce pas compromettre sa
réputation? J'aime mieux subir le châtiment qui me menace que de lui
faire du tort.--Seigneur, dit-il au magistrat, cet ami était un
étranger, et d'ailleurs son nom s'est échappé de ma mémoire.»

A ces mots le magistrat est transporté de colère; et il laisse tomber
d'un étui d'or les fiches qui servent à déterminer les coups de bâton.

Soudain des licteurs accourent des deux côtés de la salle, en poussant
un espèce de rugissement. Ils se saisissent de Hân-wen, le couchent sur
le ventre, et lui appliquent quarante coups de bâton. C'était pitié de
voir la peau fraîche et délicate de Hân-wen toute déchirée, et rougie
d'un sang vermeil qui ruisselait le long de ses jambes. Il resta
long-temps sans connaissance. Quand il eut repris l'usage de ses sens,
il versa une pluie de larmes que lui arrachait la douleur. «Seigneur,
dit-il en sanglotant, votre serviteur est victime d'une fausse
accusation.

--Misérable! lui dit le gouverneur en l'accablant d'injures, votre
accusateur est ici; nous verrons si vous oserez le démentir.»

Hân-wen est glacé d'effroi, en apprenant qu'il a un accusateur.
«Seigneur, s'écria-t-il, votre serviteur est accusé injustement; quel
est l'homme qui prétend m'accuser?»

Le magistrat fait amener Kong-fou, pour le mettre en présence de
l'accusé.

«Mon beau-frère, lui dit Kong-fou, parlez-moi maintenant avec sincérité.
Mademoiselle Blanche, qui vous a donné cet argent, a formé avec vous un
projet de mariage. Vous m'avez remis vous-même ces deux lingots, et vous
m'avez prié de présider à vos noces. Comme on a volé une somme d'argent
dans le trésor, dont la garde est confiée à mes soins, et que son
Excellence m'a fait punir de ma négligence, et m'a menacé du châtiment
le plus rigoureux si la somme entière n'était pas retrouvée au bout de
trois jours; dès que j'ai reconnu que ces deux lingots provenaient du
trésor, je n'ai pu m'empêcher d'aller vous dénoncer. Ce n'est pas que
j'aie manqué à votre égard de justice et d'humanité; mais il m'a été
impossible de résister aux tortures. Je vous engage à avouer promptement
votre crime, si vous voulez échapper aux peines les plus sévères.»

Hân-wen, pressé par le témoignage de Kong-fou, palpite de crainte et
change de visage. «Mademoiselle Blanche, dit-il au fond de son coeur, ne
croyez pas que je manque à la justice, et que je craigne lâchement la
mort; mais accablé par le témoignage de mon beau-frère, il m'est
impossible de cacher plus long-temps la vérité.»

Aussitôt il raconta comment, en revenant de visiter les tombes, il avait
rencontré une demoiselle qui monta ensuite sur le même bateau que lui;
il exposa aussi tous les détails qui se rattachaient au prêt du
parapluie, au don des lingots d'argent, et à la conclusion du mariage.

Le magistrat ordonna au greffier de transcrire cette déposition; puis
adressant la parole à Hân-wen: «On a volé dans le trésor de la ville
mille onces d'argent, qui devaient former vingt lingots. Je n'en vois
ici que deux; où sont les dix-huit autres?

--Elle ne m'a donné que deux lingots, répondit Hân-wen; je vous jure,
seigneur, que j'ignore où sont les dix-huit autres.

--En ce cas, lui dit le gouverneur, je vais envoyer des soldats avec
vous pour prendre ces deux jeunes filles, et leur faire rendre le reste
de la somme. De cette manière, vous serez dégagé du crime qui pèse sur
vous.»

A ces mots il rédigea un mandat d'amener, et chargea huit sergents du
tribunal d'aller avec Hân-wen pour prendre les deux jeunes filles.

Ils obéissent, sortent du tribunal, et partent comme un trait.

Revenons maintenant à Blanche. Dès le moment que Hân-wen était parti
avec l'argent qu'elle lui avait donné, elle avait été agitée d'une
inquiétude mortelle. Elle eut recours aux sorts, et s'écria plusieurs
fois: «Malheur! malheur!»

La petite Bleue ayant entendu cette triste exclamation, en demanda la
cause à sa maîtresse.

«Nous avons mal fait, lui dit Blanche, de donner de l'argent à Hân-wen;
il provient du trésor de Tsien-tang. Le mari de sa soeur est maintenant
employé auprès du gouverneur de la ville; s'il aperçoit cet argent,
Hân-wen est un homme perdu. Je t'en prie, va vite prendre des
renseignements à ce sujet.»

La petite Bleue obéit; elle monte sur un nuage, et s'élève au milieu des
airs. Elle voit Hân-wen qui subissait la torture au pied du tribunal, et
qui, accablé par le témoignage de Kong-fou, avouait tout ce qui s'était
passé. Elle aperçoit ensuite le gouverneur, qui envoyait des sergents
pour les arrêter toutes deux. La petite Bleue est remplie d'effroi;
elle détourne aussitôt le nuage, et revient trouver Blanche, à qui elle
raconte ce qu'elle a vu.

«Petite Bleue, lui dit Blanche après avoir médité quelques instants,
échappons-nous, et laissons les sergents reprendre le reste de la somme,
pour que Hân-wen ne soit point exposé à de nouvelles tortures.

--Votre idée est excellente, lui répondit la petite Bleue.»

Laissons les deux fées s'enfuir, et revenons aux sergents. Quand ils
furent arrivés dans la rue des Deux-Thés, ils entrèrent dans le jardin
de Kieou-Wang, et le fouillèrent dans tous les sens; mais ils ne virent
pas même l'ombre d'un homme: seulement ils découvrirent les dix-huit
lingots, qui avaient été laissés par terre au bas d'un pavillon. Ils
interrogèrent les voisins, qui leur répondirent: «Ce jardin dépend de
l'antique palais de Kieou-wang; il est désert, et l'on n'y voit jamais
personne. Souvent des esprits malins apparaissent dans ce jardin; c'est
pour cela qu'aucun homme n'ose y mettre le pied.»

Les quatre sergents furent obligés de se contenter de ces
renseignements. Ils prirent les dix-huit lingots, et reconduisirent
Hân-wen au tribunal du gouverneur. «Seigneur, lui dirent-ils en se
prosternant devant lui, nous sommes allés dans le jardin fleuri du
palais de Kieou-wang, pour prendre les deux jeunes filles, mais nous
n'avons pas même aperçu leur ombre; seulement nous avons trouvé, au bas
d'un pavillon, les dix-huit lingots qui manquaient.» A ces mots ils
présentèrent l'argent au gouverneur, qui le fit reporter au trésor.
Ensuite il fit approcher Hân-wen.

«Si je n'avais égard qu'à votre crime, lui dit-il, je devrais vous
condamner à mort, comme tous ceux qui volent le trésor public; mais je
considère que vous êtes encore jeune, et que vous avez été trompé par
des fées; c'est ce qui me porte à vous traiter avec indulgence. Je me
contente de vous exiler dans le département de Sou-tcheou, à la poste de
Siu-kiang.»

Le magistrat appela alors Kong-fou. «Emmenez ce jeune homme chez vous,
lui dit-il, en attendant mes ordres.»

Kong-fou obéit et ramena Hân-wen dans sa maison.

Hiu-chi le reçut en pleurant. «Je n'ai que toi de frère, lui dit-elle,
et voilà que des fées t'ont plongé dans le malheur! Il est heureux pour
toi que le mari de ta soeur ait reconnu l'argent du trésor, et qu'il ait
couru te dénoncer; sans cela tu serais tombé complétement dans leurs
piéges, et tu étais perdu pour toujours. Je ne désire qu'une chose,
c'est que tu aies un heureux voyage, et qu'au bout de trois ans tu
reviennes en bonne santé.»

Comme ils étaient à pleurer et à gémir ensemble, ils voient entrer M.
Wang qui, ayant appris ce qui s'était passé, était accouru en toute hâte
pour voir Hân-wen. Dès que le jeune homme eut reconnu son maître, il
éprouva un redoublement de douleur et de désespoir.

«Mon enfant, lui dit M. Wang en versant des larmes, je ne prévoyais pas
que vous dussiez tomber dans ce malheur; mais c'était votre destinée: il
faut vous y soumettre avec résignation. Voici quelques onces d'argent
que je vous offre pour subvenir aux frais de votre voyage. J'ai à
Sou-tcheou un ami intime dont le nom de famille est Wou, et le surnom
Jin-kié; il demeure dans la rue de Wou-kia où il a ouvert une pharmacie.
Je vais vous écrire une lettre que vous lui remettrez vous-même. Dès
qu'il aura reçu ma recommandation, je suis sûr qu'il s'intéressera à
vous.

--Je vous remercie, monsieur, lui dit Hân-wen; je n'oublierai de ma vie
ce service signalé.»

Aussitôt M. Wang écrivit la lettre, la remit à Hân-wen et reçut ses
adieux.

Au bout de quelque temps, le magistrat, de qui dépendait le gouverneur,
envoya l'ordre du départ, et fixa un délai de trois jours pour se mettre
en route. Le gouverneur lui transmit immédiatement sa réponse, et se
hâta d'exécuter ses ordres.

Il chargea deux gendarmes de conduire Hân-wen au lieu de son exil.
Ceux-ci se rendent à la maison de Kong-fou, et trouvent le frère et la
soeur qui se tenaient embrassés et confondaient leurs soupirs et leurs
larmes. Kong-fou offrit aux gendarmes des présents de voyage, et Hân-wen
fut obligé de partir avec eux. Kong-fou accompagna son beau-frère hors
de la ville jusqu'à une distance de dix lis.

Depuis cette séparation, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être
racontés. A peine êtes-vous sorti de la gueule du tigre, que vous tombez
dans le repaire du renard.

Si vous désirez savoir ce qui arriva à Hân-wen, lisez le chapitre
troisième.


NOTES:

[15] Ce passage fait allusion au prêt du parapluie dont il va être parlé
tout à l'heure.

[16] Les femmes de distinction, dont les pieds ont été comprimés dès
l'enfance pour acquérir cette petitesse qui est un si grand mérite aux
yeux des Chinois, ne peuvent marcher commodément si quelqu'un ne leur
donne le bras.

[17] Les femmes mariées conservent leur nom de famille.

[18] Les Chinois écrivent avec un pinceau. Cette expression désigne la
carrière des lettres.

[19] Il résulte clairement de ce passage que Hân-wen avait épousé les
deux fées, l'une comme femme légitime, l'autre comme femme du second
rang.



CHAPITRE III.

ARGUMENT.

    M. Wou, en voyant la lettre, répond pour l'ami qui lui est
      recommandé.

    Blanche se marie dans une hôtellerie.


    Des fées lui ont fait commettre un crime; il retombe de nouveau dans
      les piéges des fées.

    Le ciel avait arrêté son mariage depuis des siècles; et il était
      dans sa destinée de s'attirer tous ces malheurs.

    Les deux époux imitent, par un heureux accord, l'harmonie du Kîn et
      du Ché, et renouent leurs premières amours.

    Grâces à leur industrie, ils réussissent dans leur commerce, et se
      livrent aux transports de la joie.


HAN-WEN partit avec les gendarmes, et marcha en se dirigeant vers
Sou-tcheou; il s'arrêtait de temps en temps pour boire et manger,
dormait la nuit; et se remettait en route dès que le jour était venu.
Ils arrivèrent bientôt à Sou-tcheou.

Les gendarmes allèrent présenter leur mandat à la ville de Wou-bien. Le
gouverneur en ayant pris connaissance, exila Hân-wen à la poste
Siu-kiang; ensuite, il écrivit sa réponse officielle, adressée au
magistrat de qui il relevait, et la remit aux gendarmes que nous
laisserons retourner dans la province de Tché-kiang.

Hân-wen étant arrivé à sa destination, rendit visite au chef de la poste
et alla prendre du repos. Le lendemain, il se leva de bonne heure, pesa
une once d'argent et l'offrit à ce magistrat. Ce cadeau de Hân-wen lui
inspira des dispositions bienveillantes, et il ne songea nullement à
gêner sa liberté.

Hân-wen prit la lettre de M. Wang, sortit de la maison, et alla dans la
rue de Wou-kia pour demander la pharmacie de M. Wou. Il le trouva et lui
remit la lettre. Quand M. Wou l'eut ouverte et examinée un instant, il
pria Hân-wen d'entrer dans le salon, et le fit asseoir auprès de lui, à
la place fixée par les rites.

«Monsieur Hân-wen, lui dit-il, puisque mon ami intime, Fong-chân,
m'écrit cette lettre pour me prier de prendre soin de vous, vous pouvez
compter sur tout l'intérêt que m'inspire cette haute recommandation.»

Hân-wen se leva pour le remercier, et se disposa à partir; mais M. Wou
le retint à dîner. Hân-wen ne put se refuser à cette invitation. Pendant
le repas, M. Wou le pria de lui raconter en détail tout ce qui lui était
arrivé. Hân-wen répondit franchement à toutes les questions de M. Wou,
que ce récit remplit d'une tristesse difficile à décrire.

Quand le repas fut terminé, M. Wou alla dans son cabinet, prit dix onces
d'argent, et se rendit avec Hân-wen à la poste de Siu-kiang. Dès qu'il
eut aperçu le directeur: «Je ne vous cacherai point la vérité, lui
dit-il; M. Hân-wen, que voici, est mon parent: j'ai été touché de
compassion en le voyant condamné dans un âge si tendre. Je désire prier
votre seigneurie d'effacer sa faute, et de me le laisser emmener chez
moi. J'ose espérer que vous voudrez bien accepter un faible cadeau.»

A ces mots il tira l'argent de sa manche et le présenta au magistrat.
Celui-ci reçut avec empressement les dix onces; il laissa apercevoir sur
son visage la joie dont il était rempli, et fit un signe affirmatif.

M. Wou rédigea à la hâte une caution et la présenta au directeur;
ensuite il ramena Hân-wen chez lui.

Depuis ce jour, Hân-wen s'établit dans la boutique de M. Wou, où il
continua d'étudier la pharmacie.

Revenons maintenant aux deux fées. Quand les gendarmes étaient venus
pour les prendre, elles avaient fait un tour de magie, et s'étaient
rendues invisibles. Dès qu'ils furent partis, elles revinrent dans leur
jardin.

Blanche prit la parole, et s'adressant à la petite Bleue: «Tu sais, lui
dit-elle, que nous avons formé un projet de mariage avec M. Hân-wen.
J'ai manqué un instant de prudence, lorsque, touchée de sa détresse, je
lui ai donné une somme d'argent qui avait été enlevée dans le trésor. Je
suis cause que le magistrat lui a fait subir au tribunal un châtiment
rigoureux. Maintenant il est exilé à Kou-sou, à une grande distance
d'ici; et ainsi nous manquons un établissement qui intéresse notre vie
entière.

--Pourquoi vous inquiéter à ce sujet? reprit la petite Bleue. Puisque M.
Hân-wen est exilé à Kou-sou, tournons-nous d'un autre côté; croyez-vous
que nous manquerons de trouver un autre époux doué d'esprit et de
beauté?

--Tu ne sais ce que tu dis, lui répondit Blanche; ce n'est pas qu'il
n'y ait ailleurs d'autres époux doués d'esprit et de beauté; mais j'ai
reçu de lui des bienfaits sans lui en avoir témoigné ma reconnaissance;
en second lieu, nous avons juré de l'épouser, et il ne nous convient pas
de nous attacher à un autre homme. Au reste, s'il est exilé dans une
contrée étrangère, c'est nous qui l'avons plongé dans ce malheur. J'ai
l'intention d'aller le trouver avec toi. Va d'abord prendre sur les
lieux d'exactes informations, et voir dans quelle partie de Sou-tcheou
il se trouve maintenant; tu viendras promptement me rendre réponse.»

La petite Bleue obéit, et monte sur un nuage qui la transporte en un
clin d'oeil à Kou-sou. Après qu'elle a pris les informations
nécessaires, elle détourne son char vaporeux et arrive aussi prompte que
l'éclair dans le jardin fleuri de Kieou-wang. «Madame, s'écria-t-elle en
apercevant Blanche, bonnes nouvelles! Votre servante est allée à Kou-sou
pour obtenir des nouvelles de Hân-wen. Il est maintenant employé dans la
pharmacie de M. Wou qui habite la rue de Wou-kia. Nous ferions bien
d'aller le chercher aujourd'hui.»

A ces mots, Blanche est transportée de joie. Les deux fées montent
aussitôt sur un nuage enchanté, et, en un instant, elles arrivent dans
un lieu retiré de Kou-sou. Elles descendent du nuage, se rendent
ensemble dans la rue de Wou-kia, et voient Hân-wen qui était assis dans
la boutique. La petite Bleue s'avance et l'appelle par son nom de
famille.

Hân-wen ayant levé la tête, reconnaît Blanche et la petite Bleue, et il
éprouve à la fois un sentiment de surprise et de colère. «Méchantes
Fées, leur dit-il, ni dans la vie passée, ni dans la vie présente, je
n'ai excité votre haine et votre vengeance; et pourtant vous êtes cause
que j'ai enduré, au tribunal, les plus cruelles tortures, et que je suis
exilé loin de mes parents. Quel motifs vous a engagées à venir me
chercher ici?»

Les deux Fées sont confondues de ces injures, et deviennent rouges de
honte.

«Monsieur, lui dit Blanche, ce qui vous est arrivé est le résultat d'une
erreur involontaire. Mais comme je vous ai donné une promesse
irrévocable, et que je pense aux sentiments qui doivent animer des
époux, j'ai traversé la distance prodigieuse qui me séparait de vous, et
je suis venue ici à travers mille dangers. Pouvais-je m'attendre à vous
trouver aussi froid et aussi indifférent, et à recevoir de votre part
d'aussi cruelles injures? Si j'étais une Fée, comme vous m'en accusez,
croyez-vous que je n'aurais pas pu trouver dans le monde, un autre époux
doué d'une rare beauté? Croyez-vous que j'aurais voulu essuyer tant de
fatigues pour venir exprès vous chercher ici?»

Les personnes qui se trouvaient près de Hân-wen témoignèrent leur
étonnement, en voyant en lui tant de froideur et de dureté.

M. Wou, ayant entendu qu'on se disputait vivement devant sa boutique,
sortit avec précipitation. Il vit deux jeunes filles parfaitement belles
qui se querellaient avec Hân-wen. Soudain il s'approche d'elles:
«Mesdemoiselles, leur dit-il, veuillez entrer dans ma maison, et dites à
votre vieux serviteur quelle affaire vous amène ici; il ne convient pas
à des personnes bien nées, de se disputer de la sorte au milieu de la
rue.»

A ces mots, Blanche se hâte d'entrer dans le vestibule avec la petite
Bleue, en faisant plusieurs salutations.

M. Wou répondit à leur politesse. «Ma femme, cria-t-il à haute voix,
viens recevoir ces demoiselles et leur tenir compagnie avec moi.
Mesdemoiselles, ajouta-t-il quand elles furent assises, j'oserai vous
demander quel est le noble pays que vous habitez, votre célèbre nom de
famille et votre illustre surnom? Votre honoré père, votre respectable
mère, sont-ils encore du monde? Quel est votre degré de parenté avec M.
Hân-wen? Quel motif vous a conduites vers mon humble boutique? Pourquoi
vous disputiez-vous avec lui? J'ose espérer que vous voudrez bien
satisfaire ma juste curiosité.

--Monsieur et madame, répondit Blanche les yeux baignés de larmes,
daignez prêter l'oreille à mon récit. Votre servante habite la ville de
Tsien-tang, qui dépend de Hang-tcheou, dans la province de Tché-kiang.
Pé-ing, mon père, avait la charge de gouverneur général des frontières;
Lieou-chi, ma mère, avait reçu des lettres de noblesse de l'empereur.
Je n'ai point de frères. Mes parents n'eurent point d'autre enfant que
votre servante, à qui ils donnèrent le surnom de Tchîn-niang; j'ai
maintenant dix-sept ans. Ma suivante que voici s'appelle la petite
Bleue. Votre servante a une malheureuse destinée! Mon père et ma mère
ont quitté la vie l'un après l'autre, et il ne me reste au monde aucune
espèce de parents. Voyant l'époque appelée Tsing-ming, j'étais allée sur
la montagne avec la petite Bleue, pour déposer des offrandes funèbres
sur les tombes de mon père et de ma mère; mais je fus assaillie par une
pluie d'orage, et je montai sur un bateau où se trouvait M. Hân-wen, qui
eut l'obligeance de me prêter son parapluie pour m'en retourner chez
moi. Le lendemain, comme il était venu lui-même chercher son parapluie,
je le retins un instant, et lui offris une modeste collation. Tout en
mangeant, je lui demandai des détails sur sa famille; et me voyant sans
parents, sans amis, je formai avec lui un projet de mariage: c'était son
beau-frère, Ki-kong-fou, qui devait présider à notre union. Votre
servante fut touchée de le voir sans fortune, mais elle n'aurait pas dû
lui donner, pour subvenir aux dépenses des noces, deux lingots d'argent
qui provenaient de l'héritage de son père. Tout à coup on commit un vol
dans le trésor de la ville. Le mari de sa soeur alla le dénoncer
injustement, et, à force de tortures, on lui arracha l'aveu du crime qui
lui était imputé. Le gouverneur lança contre moi un mandat d'amener, et
envoya des gendarmes pour me prendre. Heureusement que mes voisins
m'avertirent à temps avec ma servante; et, pour leur échapper, nous
fûmes obligées de nous enfuir dans une autre maison. Le gouverneur
n'ayant pu se saisir de nous, mit Hân-wen en jugement et l'exila dans ce
pays. Comme votre servante met au-dessus de tout, son honneur et sa
réputation[20], elle a juré qu'elle n'aurait pas d'autre époux que lui.
C'est pourquoi elle a franchi avec sa servante une distance de mille
lis, et elle est venue ici, à travers les plus grands dangers, espérant
de voir accomplir cette union. Je ne pensais pas que M. Hân-wen me
montrerait tant d'indifférence, et que, loin de me reconnaître pour son
épouse, il concevrait les soupçons les plus injurieux et qu'il me
traiterait de Fée! C'en est fait; et puisqu'il ne daigne pas me
recevoir, je n'oserai plus retourner dans mon pays natal; j'aime mieux
m'ôter la vie et m'en aller dans l'autre monde.»

Elle dit; et se levant avec précipitation, elle se penche en avant,
comme pour se briser la tête contre les degrés de pierre. M. Wou et sa
femme sont effrayés de cette fatale résolution; madame Wou se précipite
vers elle, et la saisit dans ses bras.

«Mademoiselle, lui dit M. Wou, pourquoi faire si peu de cas de la vie?
Je me charge de ce mariage, et je vous promets de vous unir tous les
deux.»

A ces mots, il ordonna à sa femme d'inviter mademoiselle Blanche et sa
servante à entrer dans l'intérieur de la maison pour se reposer de leur
long voyage.

M. Wou sortit de la boutique, et ayant appelé Hân-wen, il lui adressa de
sévères reproches: «Gardez-vous, lui dit-il, de la repousser avec
colère: cette jeune personne appartient à une illustre famille, et elle
a bravé les dangers et les fatigues d'un long voyage pour venir vous
trouver ici.» Il lui rapporta alors de point en point le récit de
mademoiselle Blanche.

Hân-wen est ébranlé par ce discours, mais il conserve encore quelques
doutes. «Cependant, se dit-il en lui-même, si cette demoiselle était une
Fée, n'aurait-elle pu trouver ailleurs un époux rempli de grâces et
d'esprit? Puisqu'elle a fait mille lis pour venir me trouver ici, il
faut bien que ce mariage soit arrêté depuis des siècles par le ciel.»
Mais ce n'était pas là le seul motif qui désarmait Hân-wen. Il était
épris depuis long-temps des charmes de Blanche, et il brûlait de la
posséder.

M. Wou voyant que Hân-wen ne lui répondait point, entra tout à coup en
colère. «Ingrat que vous êtes, lui dit-il, puisque moi et ma femme nous
prenons un tel intérêt à cette demoiselle qui nous est étrangère, ne
devriez-vous pas rougir de votre conduite, vous qui êtes lié avec elle
par une promesse de mariage? Dès ce moment je ne vous emploie plus dans
ma pharmacie, et je romps toute relation avec vous.

--Monsieur, lui dit Hân-wen avec émotion, il n'est pas besoin de vous
emporter de la sorte; je suis prêt à vous obéir.»

M. Wou le voyant disposé à céder, adoucit son visage irrité, et lui dit
avec douceur: «Monsieur Hân-wen, si je vous donne des conseils, c'est
uniquement pour votre bien; et quand je tâche de vous unir tous les deux
par les liens du mariage, dites-moi un peu si je cherche mon intérêt ou
le vôtre?»

Aussitôt après, M. Wou disposa une chambre particulière, et la garnit de
tous les objets nécessaires. Puis il choisit un jour heureux dans le
calendrier. Sa femme mit ses habits de fête, et conduisit Blanche à son
époux. Quand ils eurent salué ceux qui leur tenaient lieu de parents,
ils entrèrent ensemble dans la chambre parfumée (la chambre nuptiale);
et le soir même, ils accomplirent ce mariage tant désiré, et se
donnèrent les marques du plus tendre amour.

C'est ici le lieu de dire avec le poète:

    Il la mène toute tremblante sous les rideaux brodés. Semblable à la
      belle Meï, elle rougit de délier le dernier voile de soie. L'époux
      doit ménager sa jeune et timide épouse, dont l'âme novice est
      prête à s'échapper.

Le troisième matin, Hân-wen et Blanche viennent saluer et remercier M.
Wou et sa femme. Dès ce moment, les deux époux se faisaient fête du
matin au soir, et du soir au matin. La petite Bleue elle-même n'était
point oubliée de Hân-wen, qui, de temps en temps, laissait briller sur
elle quelque reflet de sa tendresse.

Mais revenons à M. Wou. Un jour qu'il était tranquillement assis dans sa
boutique, il se mit à songer en lui-même. «J'ai cru faire une fort
belle chose, se dit-il, en engageant Hân-wen à se marier. Mais il n'est
plus seul, comme auparavant, et voilà que sa maison se compose déjà de
trois personnes. Il faut que je m'occupe de son avenir, afin de le
préserver lui et les siens des rigueurs de la misère.»

Dès que son plan est arrêté, il se lève, sort de sa boutique, et va à la
maison de Hân-wen, qui le reçoit dans le vestibule, et le fait asseoir.

«Monsieur Hân-wen, lui dit Wou, comme je n'avais aujourd'hui aucune
affaire pressante, je me suis occupé à faire des projets pour vous. Je
songe que maintenant votre maison se compose de trois personnes; ce
n'est plus comme lorsque vous étiez seul. Si vous ne cherchez pas à
former un établissement, comment pourrez-vous subvenir aux besoins de
tous les jours? Les anciens disaient: «Il vaut mieux économiser un
denier chaque jour que de posséder mille onces d'argent.» Si je songeais
à vous faire embrasser un autre genre de commerce que celui dans lequel
vous êtes versé, vous auriez de la peine à y gagner de quoi vivre; vous
connaissez la pharmacie, et c'est la seule profession qui vous offre des
chances de succès. Ainsi je vous engage à établir une petite pharmacie
dans cet endroit même; vous pourrez vous tirer d'affaire. Si vous avez
besoin de fonds, je vous ouvrirai volontiers ma bourse pour vous aider.

--Monsieur, lui dit Hân-wen tout rempli de joie, vous m'avez déjà comblé
de nombreux bienfaits; comment pourrai-je vous témoigner ma
reconnaissance?

--Cela n'est rien, lui répondit M. Wou; je veux seulement vous montrer
l'intérêt que je vous porte; pourquoi parler de reconnaissance!»

A ces mots il se lève, et prend congé de Hân-wen.

Hân-wen le reconduisit en-dehors de la porte, et revint auprès de
Blanche, à qui il fit part de cette conversation. Nous n'avons pas
besoin de dire que ces offres de services les comblèrent tous deux de
joie. La nuit se passa sans qu'il en fût question.

Le lendemain matin M. Wou se leva de bonne heure, et leur envoya un
domestique qui leur remit cent onces d'argent.

Hân-wen fut ravi de ce riche cadeau; il reçut cette somme avec
empressement, et alla la présenter à Blanche. Ensuite il fit décorer
avec élégance le devant de sa maison, et choisit un jour heureux dans
l'almanach pour ouvrir sa boutique de pharmacien. Il fit peindre sur son
enseigne les mots _Pao-ngan-tang_, c'est-à-dire le magasin de la santé,
et loua un employé intelligent, nommé Tao-jin, pour l'aider dans son
commerce. Bientôt un mois s'était écoulé sans que Hân-wen vît le moindre
signe de succès. Il est agité d'inquiétude. «Chère épouse, dit-il à
Blanche, il y aura tout à l'heure un mois que nous avons ouvert cette
boutique, et, vous le voyez, notre commerce est aussi nul que le premier
jour. Comment faire?

--N'ayez aucune inquiétude, lui dit Blanche. Dès mon enfance,
j'accompagnais mon père dans son bureau, lorsqu'il était inspecteur
général des frontières. Un jour, comme j'étais à m'amuser dans le
jardin, tout à coup la vénérable déesse du mont Li-chan descendit du
milieu des airs, et s'approchant de moi, elle me dit que j'étais
destinée à acquérir la science des dieux, et m'ordonna de la saluer
comme sa maîtresse. Je possède, ajouta Blanche, une puissance
surnaturelle qui me permet de connaître le passé et le futur: je puis
chasser les mauvais esprits et guérir toutes les maladies. Demain matin,
mettez une enseigne de médecin; si l'on vient vous consulter je saurai
d'avance la maladie de vos clients, et je vous promets de les guérir
sur-le-champ en les touchant seulement du bout de mon doigt. Ne craignez
plus de manquer d'argent pour subvenir aux besoins de votre maison.»

A ces mots Hân-wen ne se possède pas de joie. «Où trouver au monde,
s'écria-t-il, une épouse douée de tant d'habileté et de puissance? Quel
bonheur pour moi d'avoir choisi une compagne aussi précieuse!»

Le lendemain matin Hân-wen suspendit une enseigne de médecin, sur
laquelle il écrivit: _Hiu-hân-wen, docteur en médecine, excelle dans
l'art de guérir toutes les maladies_.

Il y avait déjà une dizaine de jours que l'enseigne était suspendue, et
cependant personne ne venait.

Hân-wen, désespéré, informe encore Blanche du malheur qui lui arrive.

«Monsieur, lui répondit Blanche, j'ai examiné cette nuit les astres qui
brillaient au ciel, et j'ai vu que tout à l'heure une maladie
contagieuse va se répandre sur toute cette contrée. Je vais de suite
composer des pilules pour guérir de la peste. Vous les vendrez trois
deniers le grain, et sur-le-champ elles produiront un effet miraculeux.
Soyez assuré qu'on viendra en foule pour en acheter.»

Hân-wen fut rempli de joie; il soupa, et, quand la nuit fut venue, il
alla prendre du repos.

Cette nuit-là Blanche appela la petite Bleue, et lui adressa les ordres
suivants: «Monte sur un nuage, et parcourt tout le pays. Tu répandras
dans les bassins et dans les puits des vapeurs empoisonnées que les
hommes aspireront en buvant. Pendant ce temps je vais préparer des
pilules.»

La petite Bleue obéit aux ordres de sa maîtresse. A la troisième veille,
elle monte sur un char de nuages, se transporte dans chaque endroit et
répand à la surface des eaux des vapeurs empoisonnées, et s'en revient
vers sa maîtresse.

Le lendemain de bonne heure tous les habitants vont puiser de l'eau pour
préparer les aliments de la journée, et aspirent les vapeurs empestées
qu'elle renferme. Au bout de quelques jours la peste étend ses ravages
au-dedans et au-dehors de la ville; de sorte que, sur dix maisons, il y
en avait neuf de frappées par la contagion.

Hân-wen affiche devant sa boutique l'annonce des pilules qui guérissent
de la peste. Les parents des malades en ayant été informés, vont en
acheter chacun un grain, et ne l'ont pas plutôt donné aux personnes
malades qu'elles recouvrent aussitôt la santé et abandonnent le lit où
elles étaient retenues.

En un instant cette heureuse nouvelle se transmet de bouche en bouche,
et bientôt toutes les familles apprennent la vertu miraculeuse des
pilules de Hân-wen. Tout le monde vient en acheter; et la foule qui se
forme devant sa boutique ne diminue pas un seul instant. Chaque grain se
vend trois deniers; et au bout de quelques jours les pilules sont
entièrement vendues, et tous les malades ont recouvré la santé.

Hân-wen, qui avait retiré des bénéfices énormes, ne cessait d'exalter la
puissance de Blanche. Il est facile de penser que la réputation de la
pharmacie de Hân-wen se répandit partout avec la rapidité de l'éclair.

On était alors au premier jour de la quatrième lune: c'était l'époque où
l'on célèbre la naissance du dieu Liu-tsou. Les hommes et les femmes se
rendent en foule au temple pour y brûler des parfums.

Ce jour-là Hân-wen prit quatre onces d'argent, et voulut aller dans la
maison de M. Wou pour acheter de nouveaux médicaments. Comme il passait
devant le temple de Liu-tsou, il vit une foule de monde qui entrait à
flots pressés dans le temple pour y brûler des parfums. «Puisque je
passe par ici, se dit-il, il faut que j'entre comme les autres; j'aurai
beaucoup de plaisir à faire une promenade dans ce magnifique édifice.»

Sa résolution est prise, et il s'élance dans le temple.

Depuis ce moment il se passa beaucoup d'événements dignes d'être
racontés. Celui qui comptait sur sa science magique trouve une
magicienne plus savante que lui, et sa puissance succombe sous une
puissance supérieure à la sienne.

Si le lecteur désire savoir ce qui se passa ensuite, qu'il lise le
chapitre quatrième.


NOTES:

[20] En Chine, il est peu honorable pour une femme de se remarier, ou de
prendre un autre époux que celui avec lequel elle a été fiancée dès son
enfance.



CHAPITRE IV.

ARGUMENT.

    Blanche lutte de puissance magique dans le temple de Liu-tsou.

    La vue d'une couleuvre fait mourir Hân-wen de frayeur.


    Il existe d'autres dieux que ceux qui habitent l'île enchantée de
      Pong-laï. La voix de l'hirondelle, le chant du loriot,
      retentissent dans de brillants palais. Pour avoir fait boire à son
      épouse une liqueur enivrante, Hân-wen meurt d'effroi, et son âme
      s'envole dans l'autre monde.


PARMI les étrangers qui étaient venus visiter le temple du dieu
Liu-tsou, se trouvait un Tao-ssé[21], dont le nom de religion était le
Saint-homme Lo-i. Il était doué d'une rare puissance en magie; il
pouvait expulser les esprits qui animent les fées, chasser les démons,
et dompter même les génies du ciel. S'étant promené jusqu'au temple, il
s'y était installé et distribuait des médicaments d'une vertu
merveilleuse, ne songeant qu'à soulager les maux du genre humain.

Ce jour-là, Hân-wen entra dans le temple avec la foule empressée, et
pénétra jusqu'à la salle principale. Le Saint-homme ayant tout à coup
levé la tête, vit entrer Hân-wen, et il aperçut dans sa figure quelque
chose d'ensorcelé. Il le prend à part, le mène dans une chambre retirée
et le fait asseoir.

«Monsieur, lui demanda-t-il, de quelle contrée êtes-vous? Quel est votre
illustre nom de famille et votre noble surnom? De combien de personnes
se compose votre précieuse maison? D'où vient cet air ensorcelé que je
démêle dans vos traits? Je vous prie de répondre d'une manière précise à
toutes les questions que j'ose vous adresser.»

Hân-wen est pénétré de respect en voyant ce Tao-ssé avec son air
inspiré et son extérieur pieux et imposant.

«Mon père, lui dit-il, votre serviteur habite cette ville; son nom de
famille est Hiu, son surnom Sien, et son nom honorifique Hân-wen. Ma
femme s'appelle Blanche, et sa servante, la petite Bleue. Si par hasard
votre serviteur est dans les liens de quelque démon, de quelque mauvaise
fée, je vous en supplie, mon père, veuillez avoir pitié de moi et me
délivrer.» En disant ces mots il se jette à ses genoux.

«Mon fils, lui dit le Saint-homme en lui présentant la main avec bonté,
levez-vous. Puisque vous désirez que ce pauvre Tao-ssé vous sauve, c'est
une chose très facile.» Il quitte aussitôt son siége, et tire d'une
cassette trois talismans[22] divins. Puis il dit à Hân-wen: «Voici trois
talismans que le pauvre Tao-ssé vous donne. Emportez-les, et gardez-vous
surtout d'en parler à votre femme. Cette nuit, à la troisième veille,
vous en collerez un sur le seuil de la porte, vous en brûlerez un autre
au feu du foyer, et vous garderez le troisième sur vous. Si vous suivez
exactement mes conseils, nulle méchante fée ne pourra vous nuire. De mon
côté, je vais ordonner aux esprits qui sont sous mes ordres, d'aller
arrêter les fées qui vous tourmentent, et de les conduire en enfer pour
vous délivrer. _Souvenez-vous bien de mes paroles._ Adieu!»

Hân-wen remercia le Saint-homme: il prit les trois talismans divins, et
lui offrit les quatre onces d'argent qui étaient destinées à acheter de
nouveaux médicaments.

«Mon fils, lui dit le Tao-ssé en souriant, mon unique désir est de
chasser les mauvais esprits qui vous obsèdent et de vous sauver la vie.
Je ne puis accepter cet argent.

--Je voulais seulement, répondit Hân-wen, vous témoigner ma
reconnaissance. Si vous refusez, mon père, de recevoir ce faible
présent, je n'oserai moi-même prendre vos divins talismans.»

Le Saint-homme, pressé par les instances réitérées de Hân-wen, se
décida à accepter son cadeau, puis il le reconduisit jusqu'à la porte du
temple.

Mais laissons un moment le Tao-ssé qui rentre dans l'enceinte sacrée, et
Hân-wen qui reprend le chemin de sa maison.

Cependant Blanche était tranquille dans sa chambre; mais tout à coup
elle est frappée de terreur. Elle a recours aux sorts, et apprend en un
instant tout ce qui vient de se passer. «Hân-wen, dit-elle à la petite
Bleue, s'est laissé leurrer par un sauvage Tao-ssé du mont Mao-chân; et
dans ce moment il revient avec des talismans dont il veut se servir pour
nous perdre. Dès qu'il sera entré, tu feras de telle et telle manière;
je n'ai pas peur de ses divins talismans.»

La petite Bleue remua la tête en signe d'assentiment.

Quelques instants après Hân-wen entra dans la maison. Il salua Blanche
en l'apercevant, et se garda bien de dire un mot des talismans.

«Monsieur, lui dit Blanche, vous êtes sorti de très bonne heure ce
matin pour aller acheter de nouveaux médicaments chez M. Wou; comment se
fait-il que vous reveniez si tard?»

Hân-wen, déguisant la vérité, lui répondit que M. Wou l'avait retenu à
dîner, et que c'était là le motif qui l'avait empêché de revenir
immédiatement.

Pendant qu'ils étaient à causer ensemble, la petite Bleue entra avec une
tasse de thé et l'offrit à Hân-wen. En étendant le bras, il laissa
paraître les talismans qu'il tenait dans sa main.

La petite Bleue s'en étant aperçue lui demanda ce que c'était.

«Ce sont des prescriptions médicales, répondit aussitôt Hân-wen.

--Quelles prescriptions médicales? lui demanda vivement la petite Bleue.
Permettez à votre servante d'y jeter elle-même les yeux.

--Vous autres femmes, reprit Hân-wen, vous n'entendez rien à la
médecine: qu'avez-vous besoin de voir ces prescriptions?»

La petite Bleue sachant bien que Hân-wen ne consentirait pas à lui
communiquer les papiers qu'il tenait, les lui arracha brusquement et
s'enfuit. Hân-wen courut après la petite Bleue pour les lui reprendre;
mais avant qu'il pût l'atteindre elle les déchira en pièces.

«Petite coquine, s'écria Blanche en faisant semblant de la gronder,
comment as-tu l'impudence de déchirer les ordonnances de mon mari?

--Madame, lui répondit la petite Bleue, ce n'étaient pas des
ordonnances; c'étaient des vers galants qui m'étaient adressés.

--A quoi bon me tromper, lui dit Blanche en souriant, je sais
parfaitement que c'étaient de maudits talismans qui lui ont été donnés
dans le temple de Liu-tsou, par un fripon de Tao-ssé du mont Mao-chân.
Mon mari s'est laissé leurrer par lui dans l'espoir de chasser je ne
sais quelles fées: ce n'est pas tout; le même charlatan lui a escamoté
quatre onces d'argent. Demain matin j'irai m'expliquer avec cet
imposteur et lui redemander l'argent.»

Hân-wen vit bien que Blanche avait découvert son secret; il fut frappé
de stupeur et ne proféra aucune parole. Il passa la nuit dans un morne
silence.

Le lendemain, dès l'aurore, Blanche se lève et promptement fait sa
toilette. «Monsieur, dit-elle à Hân-wen, venez avec moi au temple, je
veux parler à ce charlatan de Tao-ssé et lui redemander l'argent qu'il
vous a pris.»

Hân-wen se vit obligé de l'accompagner. La petite Bleue les suivit,
après avoir recommandé à Tao-jin de bien garder la maison.

Ils allèrent droit au temple de Liu-tsou, et quand ils furent entrés,
ils aperçurent le Saint-homme qui était assis dans la salle principale.

«Est-ce toi qui es le Saint-homme Lo-i? lui demanda Blanche.

--C'est moi-même, lui répondit le Saint-homme.

--Fripon de Tao-ssé, lui dit Blanche en l'accablant d'injures, de quel
pays es-tu? Comment as-tu osé venir dans ce lieu vénéré pour escamoter
l'argent de mon mari? Allons, rends-lui ses quatre onces et je te
laisse tranquille; mais si tu oses faire le moindre signe de refus,
c'est en vain que tu espérerais de sauver ta vie.

--Monstre odieux! lui répond le Saint-homme, comment as-tu eu la
témérité d'abuser de l'art magique pour fasciner Hân-wen? Je t'engage à
rentrer en toi-même et à te retirer promptement dans ta caverne. Tu
pourras alors échapper aux dangers qui te menacent; mais si tu ne
m'obéis pas, prends garde que, par un effet de ma puissance, je ne te
force sur-le-champ à reprendre ta première forme. Il serait trop tard de
te repentir de ton obstination.»

A ces mots Blanche devint rouge de colère. «Stupide Tao-ssé, lui
dit-elle en l'accablant d'injures, tu as osé me prendre pour une fée? Je
te demanderai quelle est cette puissance magique dont tu te vantes; je
désire voir quel est le plus fort de nous deux.»

A ces mots le Saint-homme est transporté d'indignation. Il met le pied
sur la constellation du Boisseau et prononce des paroles sacrées. Puis
il aspire dans un vase quelques gouttes d'eau pure, et les fait jaillir
au milieu des airs. Tout à coup le ciel devient sombre, la terre se
couvre de ténèbres que déchirent d'affreux éclairs, la pluie tombe par
torrents, et le tonnerre gronde et éclate dans l'espace.

«Ta puissance est bien chétive, lui dit Blanche en souriant; ce n'était
pas la peine d'en parler.» A ces mots elle prononce quelques paroles
magiques; et, montrant le ciel du doigt, elle s'écrie d'une voix
tonnante: «Que les nuages disparaissent sur-le-champ, que la pluie se
dissipe, et que le grand astre du jour brille dans toute sa splendeur.»

Le Saint-homme voyant qu'elle a rompu son charme, saisit la précieuse
épée qui pendait à sa ceinture et l'élève dans les airs pour frapper son
ennemie. Mais soudain des milliers de nuages rouges volent vers Blanche
en lançant des éclairs éblouissants, s'arrondissent sur sa tête et
l'entourent d'une auréole lumineuse. Blanche développe une écharpe, qui
s'appelait l'écharpe du ciel et de la terre, et en enveloppe sa tête.
Alors la précieuse épée ne pouvait plus l'atteindre et ne faisait que
frapper l'air de ses coups impuissants. Blanche prononce de nouveau des
paroles sacrées; et montrant du doigt la précieuse épée, elle crie d'une
voix tonnante: «_Tombe!_» et soudain l'épée a roulé dans la poudre. Elle
la ramasse et la rend invisible. Puis, d'un ton impérieux: «Où es-tu,
vaillant guerrier qui porte le bonnet jaune? Prends vite ce charlatan de
Tao-ssé, et suspends-le au milieu des airs.»

Elle n'avait pas encore achevé de parler que le vaillant guerrier au
bonnet jaune était déjà accouru à ses ordres. Il prend le Saint-homme et
le suspend au milieu des airs. Blanche ordonne au guerrier de le frapper
à coups redoublés.

Le Saint-homme, couvert de blessures, pousse des cris lamentables et
implore Blanche d'une voix suppliante. «Je ne connaissais pas, lui
dit-il, les prodiges sublimes de votre puissance magique; et c'est par
ignorance que je vous ai offensée. Je vous en conjure, ayez pitié de ce
pauvre Tao-ssé et laissez-lui la vie. Dans la suite il n'osera jamais
provoquer votre colère.

--Stupide Tao-ssé, lui dit Blanche en souriant, je suis l'élève de la
vénérable déesse du mont Li-chân; et c'est par ordre de ma maîtresse que
je suis descendue de la cime mystérieuse qu'elle habite. Tu as eu
l'audace de m'insulter en me traitant de fée. Hâte-toi de restituer
l'argent que tu as pris, et je te fais grâce de la vie.

--Madame, lui répondit le Saint-homme, l'argent est encore dans ma
cellule; je n'en ai pas ôté l'épaisseur d'un cheveu.»

Blanche, cédant à ses supplications qu'il accompagnait de larmes et de
sanglots, lui dit en riant: «Je te fais grâce aujourd'hui; plie bagage
et va-t-en dans un autre endroit. Si je te retrouve une seconde fois
ici, occupé à leurrer la multitude par tes contes et tes ridicules
prestiges, tu es un homme perdu!»

Elle dit, et, d'un ton impérieux, elle renvoie le guerrier au bonnet
jaune; puis elle détache le Saint-homme, et le remet à la place qu'il
occupait.

Le religieux est couvert de honte; il va dans sa cellule chercher les
quatre onces d'argent qu'il remet à Blanche; puis il retourne sur la
montagne où est situé son couvent, et va visiter son supérieur pour
méditer avec lui quelque moyen de vengeance.

Blanche prit les onces d'argent, et reçut les félicitations de toute la
foule qui remplissait le temple. Hân-wen et sa femme s'en retournèrent
transportés de joie. Quand il fut arrivé dans sa maison, il ordonna à la
petite Bleue de faire chauffer du vin afin de boire avec sa femme. Tout
en buvant, il ne pouvait se lasser de féliciter Blanche sur le triomphe
qu'elle avait obtenu, et sentit redoubler sa tendresse pour elle. Quand
le soir fut venu, il ne se contenta pas de paroles pour lui témoigner
son attachement.

Hân-wen, se trouvant un peu étourdi par les fumées du vin, alla se
coucher le premier.

Pendant ce temps-là, la petite Bleue dit à sa maîtresse: «Madame, vous
savez que c'est demain le jour de fête appelé Touan-yang[23]. Dans
toutes les familles, on achète du vin où l'on mêle du soufre mâle[24].
On dit communément que quand une Couleuvre voit du soufre mâle, c'est
comme lorsqu'un démon voit le roi des enfers. Pour moi, quand je respire
l'odeur de cette drogue fatale, j'éprouve des douleurs aussi cruelles
que si l'on me coupait par morceaux. Je crains que nous ne reprenions
notre première forme, et que Hân-wen ne nous aperçoive. Comment faire?
Mais il me vient une idée: il me semble que ce que nous avons de mieux à
faire est de nous enfuir ensemble demain matin à l'insu de Hân-wen, et
de nous retirer dans un autre endroit; nous reviendrons dans
l'après-midi. J'ignore ce que madame pense de mon projet.

--Petite Bleue, répondit Blanche, il y a bien des années que je cultive
la science du Tao; comment pourrais-je craindre le soufre mâle? Toi, tu
es d'une trempe commune; voilà pourquoi tu as peur pour si peu de chose.
J'ai un projet excellent. Il faut qu'à l'instant même tu te mettes au
lit, et que tu fasses semblant d'être malade; et demain matin, tu te
serviras de ce prétexte pour ne pas te lever. Moi-même je dirai que j'ai
la fièvre; et, dans l'après-midi du jour appelé Touan-yang, je me
lèverai, comme si j'étais subitement rétablie.»

Mais laissons pour l'instant le projet que Blanche vient de former avec
sa servante, et parlons seulement de la petite Bleue. Elle avait coutume
de préparer chaque jour les repas de son maître; mais ce jour-là,
l'heure du déjeuner se passa sans qu'on la vît paraître. Hân-wen
commence à concevoir des doutes et de l'inquiétude; il monte
précipitamment au premier étage, et dit à Blanche: «J'ignore pourquoi,
ce matin, la petite Bleue a négligé de préparer mon déjeuner.

--Hier soir, lui répondit Blanche, elle se plaignait de maux de tête et
de douleurs d'entrailles. Je vais aller la voir avec vous pour savoir
comment elle se porte; peut-être que cette friponne n'a d'autre maladie
que la paresse et l'envie de dormir.»

Elle dit; et donnant la main à Hân-wen, elle va avec lui dans la chambre
du fond. Ils voient la petite Bleue, qui avait les oreilles rouges et le
visage tout en feu.

«Petite Bleue, lui dit Hân-wen, comment vous trouvez-vous?

--Monsieur, lui répondit-elle, j'ai ressenti les atteintes du vent et du
froid, et c'est là le motif qui m'a empêchée de vous servir ce matin
avec madame.

--Si vous pouvez transpirer, lui dit Hân-wen, vous êtes sauvée: nous
vous quittons pour vous laisser reposer.» Le mari et la femme s'en
retournèrent dans leur chambre.

Mais à peine Blanche s'est-elle étendue sur son lit, qu'elle reste
privée de connaissance. Hân-wen l'appelle pendant long-temps, et à la
fin elle commence à reprendre l'usage de ses sens.

«J'avais par hasard éprouvé un étourdissement, lui dit Blanche; mais ce
n'est rien. Pour vous, allez dans le magasin, et occupez-vous des objets
qui réclament vos soins.»

Hân-wen fit préparer tout ce qui était nécessaire pour passer la fête.
Ensuite, il fit porter le riz et le vin soufré dans l'appartement
qu'occupait Blanche, afin de manger à la même table, et de célébrer avec
elle la fête appelée Touan-yang. Hân-wen prit une tasse, et engagea
Blanche à la boire.

«Depuis mon enfance, lui répondit-elle, je n'ai jamais pu boire une
goutte de ce vin; je prie mon époux de boire seul quelques tasses, pour
dissiper ses chagrins et faire évanouir les maléfices des démons. Je me
contenterai de m'asseoir auprès de vous pour vous tenir compagnie.»

Hân-wen leva la tasse, et la pressa à plusieurs reprises de la vider.
Comment Blanche aurait-elle pu répondre à son invitation? Elle opposa à
ses instances les refus les plus obstinés.

Hân-wen lui en témoigna son déplaisir. «Chère épouse, lui dit-il, ne
vous refusez pas plus long-temps à mes prières; et si vous ne pouvez
vider une tasse entière, buvez-en du moins quelques gouttes pour me
contenter.»

Blanche, voyant que son mari commençait à se fâcher, ne put se dispenser
de prendre la tasse pour en boire quelques gouttes. Mais Hân-wen poussa
brusquement la tasse avec ses mains, et lui fit avaler tout le vin
soufré qu'elle contenait.

Blanche est frappée de terreur, et aussitôt de légères douleurs
commencent à tirailler ses entrailles. Elle imagine une ruse. «Monsieur,
dit-elle à son mari, depuis que vous m'avez fait avaler de force toute
cette tasse de vin, je sens que mes yeux s'obscurcissent, et que ma tête
se trouble. Il me serait difficile de vous tenir plus long-temps
compagnie; permettez-moi de me coucher quelques instants. Pendant ce
temps-là, vous irez vous amuser à voir la joute des barques ornées de
têtes de dragons.

--En ce cas, lui répondit Hân-wen, je prie ma chère épouse de prendre du
repos.» A ces mots il ferma la porte de la chambre, et sortit pour
aller voir la joute des barques ornées de têtes de dragons.

Blanche ayant été forcée par son mari d'avaler cette tasse de vin mêlé
de soufre mâle, elle gisait dans son lit, en proie aux plus cruelles
douleurs. Il lui semblait que le feu de la foudre lui dévorait les
entrailles, et que des lames d'acier déchiraient toutes les parties de
son corps. Au bout de quelques instants, elle reprit sa première forme.

Pendant ce temps-là, Hân-wen regardait au bord du fleuve la joute des
barques ornées de têtes de dragons; mais il était agité d'une inquiétude
secrète. Il pensait à sa femme qui était ensevelie dans l'ivresse, et à
la petite Bleue qui était tourmentée par la fièvre. «Si elles ont besoin
de thé ou de potions médicales, se dit-il en lui-même, qui est-ce qui
leur en donnera? Il vaut mieux que je retourne auprès d'elles.»

Aussitôt il part, et prend le chemin de sa maison. Il entre promptement
dans sa chambre, et ouvre les rideaux de soie pour voir Blanche. S'il
n'eût rien vu, encore passe. Mais quand il eut regardé, il aperçut sur
le lit une énorme Couleuvre, qui avait la tête grosse comme un boisseau;
ses yeux étaient larges comme des clochettes de cuivre, sa bouche
ressemblait à une écuelle pleine de sang, et sa langue exhalait des
vapeurs empestées. Il fut si épouvanté à la vue de ce monstre, qu'il
poussa un grand cri, et tomba sans mouvement.

Si vous désirez savoir comment Hân-wen recouvra la vie lisez le chapitre
suivant.


NOTES:

[21] Les Tao-ssé sont des religieux qui reconnaissent Lao-tseu pour leur
maître; ils forment en Chine une secte très nombreuse.

[22] Ces talismans étaient des feuilles de papier couvertes de
caractères magiques.

[23] Cette fête tombe le cinquième jour de la cinquième lune.

[24] On met du soufre mâle dans le vin pour chasser les maléfices des
démons.



CHAPITRE V.

ARGUMENT.

    Blanche brave mille dangers pour aller dérober de l'ambroisie sur
      les bords divins du lac Yao-tchi.

    Elle exerce la médecine, et aide la femme du gouverneur à mettre au
      monde deux jumeaux.


REVENONS à Hân-wen, qui, en entrant dans la chambre de sa femme, avait
ouvert les rideaux pour la voir. Dès qu'il eut aperçu sur le lit une
grande Couleuvre blanche, il était tombé à la renverse, et était mort de
frayeur. A cette époque de la journée, l'heure de midi était passée, et
la petite Bleue avait recouvré sa forme humaine. Ayant entendu pousser
des cris d'effroi dans la première chambre, elle se leva et y courut
avec empressement. Elle aperçoit par terre Hân-wen, qui était étendu
sans vie, et, sur le lit, elle vit Blanche qui avait repris sa forme de
Couleuvre. Elle pâlit d'effroi. «Madame, s'écrie-t-elle en appelant
Blanche d'une voix perçante, hâtez-vous de reprendre votre forme
humaine. Vous avez fait mourir votre époux de frayeur. Je vous en
supplie, réveillez-vous!»

Quoique Blanche fût plongée dans un sommeil léthargique, elle entendit
la voix de la petite Bleue; elle revint à elle, et reprit sa forme
humaine. Elle se lève avec effort, et aperçoit Hân-wen, qui gisait par
terre sans faire aucun mouvement. Elle pousse des cris et des sanglots,
et le serre tendrement dans ses bras. «Cher époux, dit-elle en pleurant,
lorsque vous m'avez fait boire de force ce vin mêlé de soufre mâle, j'ai
éprouvé des douleurs aussi cruelles que si l'on m'eût coupée par
morceaux. Il m'a été impossible de m'occuper de moi-même; je suis
tombée dans un sommeil léthargique, et j'ai repris malgré moi ma
première forme. Je ne savais pas qu'en entrant dans ma chambre, la vue
de ma métamorphose vous ferait mourir de frayeur. C'est moi qui suis
cause de votre mort!» Elle dit et verse un torrent de larmes.

«Madame, lui dit la petite Bleue en pleurant, puisque votre mari est
mort, et qu'il ne peut plus revenir à la vie, à quoi bon vous affliger
de la sorte? Enterrez-le, et qu'il n'en soit plus parlé. J'irai avec
vous dans un autre pays, et je ne crains pas que vous manquiez de
trouver un autre époux, doué d'agréments et d'esprit.

--Quelles paroles as-tu laissé échapper? lui dit Blanche d'un ton
courroucé; puisque je suis mariée avec Hân-wen, comment pourrais-je
montrer une si noire ingratitude? Mais ce n'est pas là le seul motif qui
me guide. Je cultive la science du Tao (de la raison), et je connais les
devoirs de toute femme vertueuse; comment pourrais-je m'attacher à un
second époux? Comme c'est moi qui ai causé la mort de Hân-wen, il est
juste que je cherche quelque moyen de le rappeler à la vie.

--Vous êtes vraiment folle, lui dit la petite Bleue. Votre époux est
mort, et déjà son âme est retournée dans l'autre monde. Il n'existe
aucun remède, aucun art magique qui puisse le rappeler à la vie.

--Petite Bleue, lui répondit Blanche, c'est ce que tu ne sais pas. Je
veux délivrer mon époux, et lui rendre la vie. Pour cela, je veux aller,
au péril de mes jours, sur les bords divins du lac Yao-tchi, et dérober
l'ambroisie des dieux. Pendant ce temps-là, tu resteras auprès de mon
époux, et tu veilleras sur lui.

--Madame, lui dit la petite Bleue pour la détourner de son projet, les
bords du lac Yao-tchi sont habités par la déesse Ching-mou. Si vous
voulez dérober l'ambroisie des dieux, vous vous exposez à perdre la vie.

--Je veux sauver mon époux, repartit Blanche; il faut absolument que j'y
aille. Si je ne réussis pas à dérober l'ambroisie des dieux, je mourrai
sans regrets sur les bords divins du lac Yao-tchi.»

A peine a-t-elle fini de parler, qu'elle prend le costume d'une
religieuse de la secte des Tao-ssé. Elle monte sur un nuage, et arrive
en un instant dans le pays des dieux, sur les bords du lac Yao-tchi.
Elle aperçoit un jeune homme qui avait une tête de singe blanc. Il était
assis en observation à l'entrée de la grotte principale, et l'empêcha
d'y entrer.

Blanche fut obligée de se prosterner devant lui. «Bonjour, frère, lui
dit-elle d'une voix soumise. Votre servante est Blanche, surnommée
Tchin-niang. Je suis l'élève de la vénérable déesse du mont Li-chân. Par
l'ordre de ma maîtresse, j'ai quitté la cime mystérieuse que j'habitais,
pour former avec Hân-wen un mariage qui était décrété depuis des
siècles. Maintenant Hân-wen est dangereusement malade; il est à deux
doigts de la mort, et il n'y a aucun médicament qui puisse le sauver.
J'étais venue pour supplier la déesse Ching-mou de me donner une
parcelle d'ambroisie, afin de rappeler mon époux à la vie. Je vous
prie, mon frère, d'entrer dans la grotte, et d'aller annoncer le but de
mon voyage; j'aurai pour vous une reconnaissance sans bornes.»

Le jeune homme à la tête de singe blanc ouvrit ses yeux, qui étaient
doués d'une pénétration divine, et aperçut un air diabolique répandu sur
toute la personne de Blanche.

«Monstre odieux! s'écria-t-il d'une voix courroucée, d'où viens-tu?
Comment as-tu l'audace d'aborder la montagne des dieux? Si tu es
réellement une élève de la vénérable déesse du mont Li-chân, d'où vient
cet air diabolique que je vois répandu sur toute ta figure? La vénérable
déesse du mont Li-chân se trouve maintenant dans la grotte de la déesse
Ching-mou, avec qui elle raisonne sur les mystères du Tao; je vais te
prendre et te mener dans la grotte: on verra si tu dis la vérité.»

A ces mots, il s'avance pour saisir Blanche.

Blanche est remplie d'effroi. «S'il m'entraîne dans la grotte, se
dit-elle en elle-même, c'en est fait de moi.» Soudain elle lance avec sa
bouche un grain de pierre précieuse qui va frapper la figure du jeune
gardien. Le jeune homme n'ayant pu parer ce coup, fut blessé au nez, et
répandit des flots de sang. Il rentra précipitamment dans la grotte en
poussant des cris aigus, que lui arrachait la douleur. Blanche ramassa
la pierre précieuse, et craignant d'être châtiée par la déesse
Ching-mou, elle s'élança sur un char de nuages, se promettant bien de ne
plus revenir.

Quand le jeune gardien fut rentré dans la grotte, Ching-mou lui demanda
pourquoi il avait le nez meurtri et ensanglanté.

«Puissante déesse, lui dit-il, en se prosternant à ses pieds, il y a en
dehors de la grotte une fée qui se vante d'être l'élève de la vénérable
déesse du mont Li-chân. Elle dit que son mari est dangereusement malade;
elle désirerait venir ici pour vous demander une parcelle d'ambroisie,
et lui rendre la santé. Comme je lui défendais de pénétrer dans la
grotte, elle m'a blessé le nez avec une balle empoisonnée; j'espère que
vous daignerez me venger.»

A ces mots, Ching-mou est transportée de colère. Elle monte sur son
char parfumé, et emmène avec elle le jeune gardien. A peine est-elle
sortie de la grotte qu'elle aperçoit la Couleuvre blanche qui s'enfuyait
rapidement sur un char de nuages.

«Monstre odieux! lui cria Ching-mou, d'une voix courroucée; où vas-tu?»
Elle dit, et étend dans les airs un vaste réseau.

Blanche veut fuir, mais elle se sent arrêtée par le céleste filet, et,
malgré elle, elle se laisse voir sous sa première forme.

Ching-mou saisit l'épée dont elle se sert pour décapiter les démons et
les fées. Elle allait la punir de son crime, lorsqu'elle voit arriver du
midi un nuage étincelant qui volait de son côté, en laissant échapper
les cris: «Grâce! Grâce!» Ching-mou regarde, et reconnaît le dieu
Kouân-în. Soudain elle remet dans le fourreau sa précieuse épée, et se
lève pour aller à sa rencontre.

«Noble Pousa (Dieu), lui dit-elle, quel motif vous amène ici?

--Voici l'objet de ma mission, lui répondit le Pousa en souriant: Le
ciel avait décidé depuis des siècles le mariage de cette Couleuvre
blanche avec Hân-ven. Dans la suite, le génie de l'astre Wen-sing doit
descendre dans son sein pour retourner dans le monde. Quand ce génie
aura atteint l'âge d'un mois, il viendra un Saint-homme qui ensevelira
la Couleuvre sous la pagode de Louï-pong, suivant le serment qu'elle a
fait jadis au dieu Tchin-wou. Il faut attendre que le génie de l'astre
Wen-sing se soit fait un nom illustre, et qu'il ait obtenu des honneurs
posthumes pour ses parents. Cette fée pourra alors être élevée au rang
des dieux. Maintenant il n'est pas permis de lui ôter la vie; j'espère
que la déesse Ching-mou daignera lui accorder sa grâce.

--Noble Pousa, lui répondit Ching-mou, si je ne songeais qu'à l'audace
qu'elle a eue de monter sur cette cime divine pour dérober l'ambroisie,
et de blesser le jeune gardien de ma grotte, il me serait difficile de
ne pas lui trancher la tête. Mais puisque de si grandes destinées se
rattachent à son existence, je dois obéir à vos ordres et lui laisser
la vie.»

A ces mots, Ching-mou replia le filet qui enveloppait le ciel et la
terre, et rendit la liberté à la Couleuvre blanche.

Blanche reprit comme auparavant sa forme humaine, et se prosternant aux
pieds de Ching-mou, elle la remercia de ne pas lui avoir ôté la vie;
puis se retournant, elle salua Kouân-în, et lui témoigna sa
reconnaissance de sa puissante intervention.

«Monstre odieux! lui dit le Pousa, que l'ambroisie des dieux ne soit
plus l'objet de ta folle ambition. Je vais t'indiquer un endroit où tu
pourras aller de ma part. Transporte-toi sur le mont Tsé-weï, dans le
palais appelé Nân-ki-kong, qu'habite le dieu du pôle austral; tu lui
demanderas une branche de l'arbre d'immortalité pour rendre la vie à ton
mari.»

Après avoir dit ces mots, le dieu se leva, fit ses adieux à Ching-mou,
et monta sur un char de nuages pour retourner vers la mer du Midi.
Ching-mou le reconduisit, et, remontant sur son char parfumé, elle se
dirigea vers sa grotte mystérieuse.

Revenons maintenant à Blanche. Après ce départ du dieu et de la déesse,
elle s'éleva rapidement sur un nuage, et se rendit sur la montagne
Tsé-weï, au palais appelé Nân-ki-kong (le palais du pôle austral). Ce
palais était entouré de bocages épais qui exhalaient une odeur embaumée;
ses parterres étaient ornés des plantes les plus rares, et des fleurs
les plus précieuses; des fruits d'un goût exquis pendaient aux arbres,
que des oiseaux merveilleux animaient par leur douce mélodie, et par
l'éclat de leurs couleurs. Blanche n'avait nulle envie de s'arrêter à
ces objets enchanteurs; elle va droit au palais du dieu.

Cet édifice était gardé par un jeune homme à tête de cerf qui se
promenait devant la porte. Blanche s'avance et lui fait une profonde
salutation. «Jeune immortel, lui dit-elle, j'ose vous prier d'aller
m'annoncer au dieu de ce palais. Votre servante s'appelle Blanche, et
son surnom est Tchîn-niang. Comme Hân-wen, mon époux, est dangereusement
malade, et qu'aucun médicament ne peut le sauver, le dieu Kouân-în, dans
sa bonté, m'a engagée à venir demander au dieu de ce palais une branche
de l'arbre d'immortalité pour sauver la vie à mon époux. J'ose espérer
que le jeune immortel qui m'écoute, daignera prendre pitié de mon sort,
et annoncer l'objet de ma visite. J'aurai pour lui une reconnaissance
sans bornes.»

En entendant ces mots, le jeune homme à tête de cerf fut pénétré de
saisissement et de respect, surtout parce qu'elle venait de la part du
dieu Kouân-în.

«Ma soeur, lui dit-il, par égard pour le puissant dieu Kouân-în, je vais
vous annoncer.»

Blanche le remercia à plusieurs reprises, pour lui témoigner sa
reconnaissance.

Le jeune homme à tête de cerf quitte Blanche, et entre dans le palais du
dieu. «Seigneur, lui dit-il en se prosternant à ses pieds, il y a en
dehors de cette enceinte une jeune femme qui s'annonce sous le nom de
Blanche. Elle dit que, comme Hân-wen son mari est dangereusement malade,
le dieu Kouân-în l'a engagée à venir vous demander une branche de la
plante d'immortalité. Elle est maintenant à la porte du palais. Je n'ai
pas osé la faire entrer de mon propre mouvement, et c'est pour ce motif
que je suis venu vous consulter. J'ignore, vénérable seigneur, quels
sont nobles vos intentions.»

--Je sais, lui répondit le dieu, que cette fée perverse n'a pas encore
brisé les liens qui l'attachent à la vie mortelle; je sais qu'elle n'a
pas encore payé la dette qu'elle a contractée par ses fautes, et qu'elle
a formé avec Hân-wen un mariage qui était décrété depuis des siècles.
Bientôt le génie de l'astre Wen-sing doit descendre dans son sein pour
revenir sur la terre. Puisque c'est le dieu Kouân-în qui l'a envoyée
vers moi, va dans la _chambre de nuages_, tu prendras une branche de la
plante qui a le pouvoir de rappeler à la vie, et tu la lui remettras.

Le jeune homme à tête de cerf obéit aux ordres du dieu. Il se
transporte dans la _chambre de nuages_, et prend une branche de la
plante d'immortalité. Puis, sortant du palais, il appelle Blanche.
«Voici, lui dit-il, une branche de la plante d'immortalité que le dieu
m'a ordonné de vous remettre pour ressusciter votre époux.»

Blanche se jette à ses pieds, et après lui avoir témoigné sa
reconnaissance, elle prend la branche de la plante d'immortalité.

Le jeune homme à tête de cerf retourne au palais du dieu pour lui rendre
compte de sa commission.

Blanche est ravie d'avoir obtenu la plante d'immortalité; elle monte
aussitôt sur un nuage, et se hâte d'aller rendre la vie à son époux.
Mais tout à coup elle rencontra le génie de l'étoile Nân-sing, qui
préside à la vie des hommes.

    Gardez-vous de laisser votre visage s'épanouir de joie; bientôt de
      nouveaux malheurs vont fondre sur la Couleuvre blanche!

Le lecteur demandera sans doute ce que c'était que l'étoile Nân-sing.
Il faut savoir que le dieu du pôle austral avait sous ses ordres un
jeune homme à tête de cigogne blanche: c'était le génie de l'étoile
Nân-sing. Ce jour-là, comme aucune affaire ne le retenait dans
l'intérieur du palais, il s'amusait au dehors, en se promenant sur les
nuages. Tout à coup il aperçoit un nuage noir qui roulait rapidement
vers lui, et répandait au loin des vapeurs empestées. Le jeune homme à
tête de cigogne regarde un instant, et reconnaît que c'est une fée qui
arrive vers lui. Soudain il s'élance sur un char de nuages, et vole à sa
rencontre. «Monstre odieux! lui cria-t-il d'une voix courroucée, où
vas-tu?»

A peine Blanche a-t-elle entendu la voix du jeune homme à tête de
cigogne, qu'elle est glacée d'effroi, et que son âme s'échappe de son
corps; elle tombe du haut des airs, et va expirer au pied de la
montagne.

Le jeune homme à tête de cigogne la suit dans sa chute, d'un vol
impétueux, et il était sur le point de la mettre en pièces avec son bec
acéré. Mais tout à coup un jeune dieu à tête de loriot blanc, s'élance
du haut des airs et arrête le jeune homme à tête de cigogne. «Mon frère,
lui dit-il, il ne faut pas lui ôter la vie. Le malheur qui lui arrive
maintenant était décrété par le ciel. Mais le dieu Fo (Bouddha), qui
habite la mer du Midi, m'a envoyé vers vous dans la crainte que vous ne
fassiez périr cette créature perverse, faute de savoir les vues que le
destin a sur elle. Voilà, mon frère, le motif qui m'a engagé à venir
vous attendre ici. J'espère que vous aurez pitié d'elle, et que, pour
obéir au destin, vous lui laisserez la vie.

--Je déteste les fées comme mes plus cruels ennemis, répondit le jeune
homme à tête de cigogne. Mais puisque mon frère vient me trouver par
l'ordre suprême de Fo, je dois lui obéir, et laisser la vie à cette
méchante fée.»

Le jeune dieu à tête de loriot lui ayant fait des remercîments, le dieu
à tête de cigogne prit congé de lui, et s'en retourna au palais du pôle
austral.

Le jeune dieu à tête de loriot s'approche du corps de Blanche, et
voyant qu'elle ne respirait plus, il prononça des paroles magiques qui
ont le pouvoir de ressusciter les morts, et s'approchant de son visage,
il souffla dans sa bouche avec son haleine divine. Sur-le-champ Blanche
recouvra son âme qui s'était échappée, et se réveilla de sa léthargie.
Elle se prosterne aux pieds du dieu, et le remercie de lui avoir rendu
la vie.

«Blanche, lui dit le jeune dieu à tête de loriot, je suis venu par
l'ordre suprême de Fo, pour vous arracher à la mort. Retournez vite
auprès de votre époux, et rappelez-le à la vie.»

A ces mots, il s'élance sur un char de nuages, et s'en retourne vers la
mer du Midi, pour rendre compte au dieu Fo de sa commission.

Blanche ramassa la plante d'immortalité, et monta rapidement sur un char
vaporeux qui la transporta chez elle en un clin d'oeil. Elle entre dans
sa chambre, et appelle la petite Bleue. «Voici la plante d'immortalité,
lui dit-elle; prends-la vite et fais-la bouillir dans de l'eau, pour
ressusciter mon mari.»

La petite Bleue prit la plante d'immortalité. «Madame, demanda-t-elle à
Blanche, cette plante vient-elle des bords divins du lac Yao-tchi?
Pourquoi avez-vous été absente aussi long-temps?

--Petite Bleue, lui répondit Blanche en soupirant, j'ai failli perdre la
vie pour aller chercher cette plante d'immortalité.» Elle lui raconta
alors qu'étant allée près du lac Yao-tchi pour dérober une parcelle
d'ambroisie, elle avait rencontré un jeune dieu à tête de singe blanc
qui gardait la grotte, et l'avait empêchée d'entrer. «Je fus obligée,
ajouta-t-elle, de lui avouer la vérité. Il voulait se saisir de moi, et
me conduire dans la grotte, devant la déesse Ching-mou. Pour me
débarrasser de lui, je lui lançai à la figure une perle précieuse, et je
lui fis une profonde blessure. Mais la déesse Ching-mou m'enveloppa dans
un vaste filet, et voulait me couper la tête. Heureusement que le dieu
Kouân-în vola à mon secours, et supplia Ching-mou de me laisser la vie.
Ce n'est pas tout: le même dieu m'engagea à aller sur la montagne de
Tsé-weï, auprès du dieu du pôle austral, pour lui demander une branche
de la plante divine qui a le pouvoir de rappeler à la vie. J'allai donc
au palais du pôle austral. Le dieu qui l'habitait eut pitié de moi, et
m'accorda une branche de la plante d'immortalité. Je le remerciai de
cette faveur signalée; mais comme je m'en revenais, je rencontrai en
chemin un jeune dieu à tête de cigogne qui me poursuivit avec
acharnement. Je poussai un cri d'effroi et je tombai sans vie au pied de
la montagne. Il s'élança après moi d'un vol impétueux, et se préparait à
me déchirer à coups de bec; mais un jeune dieu à tête de loriot blanc
accourut par l'ordre de Fo (Bouddha), qui habite la mer du Midi; il
arrêta la fureur du dieu à tête de cigogne, et me délivra de la mort. Si
le dieu à tête de loriot blanc ne m'eût communiqué son souffle divin,
comment aurais-je pu revenir à la vie? J'ai bravé mille morts pour aller
chercher cette plante divine. Hâte-toi de la faire bouillir avec le
plus grand soin, afin de ressusciter mon époux.»

En entendant ces paroles, la petite Bleue restait pensive et
silencieuse, et se tenait, sans bouger, à côté de sa maîtresse.

Blanche est transportée de colère. «Misérable! s'écria-t-elle, je me
suis exposée à mille dangers à cause de mon époux, j'ai bravé même la
mort pour obtenir cette plante; et lorsque je t'ordonne d'aller la faire
bouillir, afin de le rappeler à la vie, tu restes dans une froide
indifférence! Il faut que tu aies les entrailles d'une bête féroce!

--Madame, répondit la petite Bleue, vous connaissez mal le fond de mon
coeur. Si je ne vais pas faire bouillir cette plante, ce n'est point que
j'aie les entrailles d'une bête féroce. Naguères, pour avoir bu du vin
mêlé de soufre mâle, vous avez laissé voir votre première forme, et vous
avez fait mourir votre époux de peur. Si je fais bouillir maintenant
cette plante, et que vous le rappeliez à la vie, il ne manquera pas de
dire que nous sommes des fées, et quand vous auriez mille bouches et
mille langues, il vous serait impossible de vous laver de ce reproche et
de le réduire au silence. Voilà ce qui me rend si lente à vous obéir;
voilà ce qui m'empêche de faire bouillir cette plante divine. Il faut,
madame, que vous imaginiez quelque stratagème merveilleux pour tromper
votre époux et dissiper ses doutes.»

Blanche est ébranlée par les paroles de la petite Bleue, et reste
quelque temps en silence. Puis elle relève la tête d'un air épanoui.
«Petite Bleue, s'écria-t-elle, j'ai un moyen excellent.» Soudain elle
ouvre un coffre, et en tire une écharpe de soie blanche. Elle la prend
dans sa main, murmure quelques paroles magiques, et souffle dessus en
criant: _pien!_ (change!)

A ces mots, l'écharpe de soie se change en une Couleuvre blanche. La Fée
saisit une précieuse épée qui était suspendue au mur, et coupe la
Couleuvre blanche en plusieurs morceaux, qu'elle jette dans le
vestibule.

La petite Bleue est transportée de joie à la vue de ce prodige.
«Madame, dit-elle à Blanche, en la félicitant, en vérité, vous êtes
douée d'une puissance merveilleuse. De cette manière, il vous sera
facile de tromper votre époux.»

Elle prit de suite la plante d'immortalité, et sortit de la chambre.
Elle revint bientôt avec l'infusion, qui fut préparée en peu d'instants.

Blanche prit Hân-wen dans ses bras, et lui entr'ouvrit la bouche, et la
petite Bleue lui fit avaler tout le breuvage divin.

En un clin d'oeil il revint aux portes de la vie. Les articulations de
tous ses membres furent agitées d'un mouvement subit, et son âme anima
une seconde fois le séjour qu'elle avait quitté. Il s'éveille en
s'écriant: «Hélas! quel profond sommeil!» Il se retourne, se lève sur
son séant, et voit Blanche qui était assise sur le bord de son lit, et
la petite Bleue qui se tenait debout à ses côtés. «Ainsi donc,
s'écria-t-il en les accablant d'injures, vous êtes toutes deux des
esprits de Couleuvres, qui êtes venues ici pour tourmenter ma vie!
Depuis le commencement, vous n'avez cessé de me tromper, et je vois
clairement que c'est vous qui m'avez fait mourir de frayeur.
Heureusement, le ciel avait décrété que ma famille ne devait pas encore
s'éteindre, et c'est pour cela que je suis revenu à la vie.
Éloignez-vous au plus vite, sans cela je vous extermine avec cette
épée.»

En entendant ces injures, Blanche est couverte de confusion; ses yeux se
baignent de larmes, et elle ne cesse de pousser des cris déchirants.

«Monsieur, dit la petite Bleue, en s'approchant de Hân-wen, est-il
possible que vous montriez tant d'ingratitude! Comme vous étiez allé
voir la joute des barques à têtes de dragon, madame, étant sortie de
l'ivresse où vous l'aviez plongée, entra dans la chambre du fond pour
s'informer de ma maladie. Pendant ce temps-là, une Couleuvre blanche est
venue, je ne sais d'où, et s'est élancée sur son lit. Madame vous
entendant pousser des cris affreux, accourut en toute hâte; elle vous
trouva étendu par terre, sans mouvement, et elle vit sortir du milieu du
lit une énorme Couleuvre qui voulait vous dévorer. Ma maîtresse resta
glacée d'effroi, et fut quelque temps sans savoir quel parti prendre.
Puis elle saisit sa précieuse épée, et coupa ce serpent infernal en
plusieurs morceaux, qu'elle jeta dans la cour. Mais, comme la vue de ce
serpent diabolique vous avait fait mourir de frayeur, elle alla trouver
la vénérable déesse qui habite sur le mont Li-chân. Elle obtint d'elle
une branche de la plante d'immortalité, qu'elle fit bouillir; elle vous
en fit boire une infusion et vous rappela à la vie. Et maintenant,
monsieur, au lieu de reconnaître un si grand bienfait, vous poursuivez
madame de toute votre haine; vous l'accablez d'injures, et vous la
traitez de fée! Si vous ne voulez pas me croire, monsieur, allez dans la
cour, et vous verrez vous-même la vérité de ce que j'avance.

--La petite Bleue a raison, se dit Hân-wen en lui-même; je vais aller
dans la cour, pour m'assurer moi-même de la vérité.» Sur-le-champ, il se
lève et se dispose à sortir.

«Monsieur, lui dit Blanche en l'arrêtant par le bras, songez que vous
êtes en convalescence. Il fait beaucoup de vent dehors, et il y aurait
du danger à vous y exposer.»

D'un côté, se dit Hân-wen en lui-même, la petite Bleue m'invite à aller
voir la couleuvre; de l'autre, Blanche me retient pour m'en empêcher: il
est évident que ces deux femmes se sont liguées contre moi pour me
tromper. Soudain il repousse Blanche, sort précipitamment de sa chambre,
et s'élance dans la cour. Il voit en effet, au bas du vestibule, une
couleuvre blanche qui était coupée en plusieurs morceaux, et dont le
sang avait rougi la terre. Tous les doutes de Hân-wen sont dissipés; il
rentre dans sa chambre, et, s'approchant de Blanche: «Chère épouse, lui
dit-il en riant, apaisez votre juste colère. J'ignorais que vous vous
fussiez donné tant de peine pour me sauver la vie. Je vous ai accusée
injustement; daignez me pardonner. Il faut maintenant enterrer cette
couleuvre, et tout sera fini.

--Monsieur, lui répondit Blanche d'un air joyeux, si vos doutes sont
dissipés et que vous ne me preniez plus pour une fée, je serai au
comble du bonheur, et j'oublierai pour toujours vos cruels reproches.»

A ces mots, elle ordonne à la petite Bleue de prendre la fausse
couleuvre, de la brûler dehors, et d'enterrer ses débris.

La petite Bleue enterra la fausse couleuvre après l'avoir brûlée, et
revint dans la chambre auprès de sa maîtresse.

«Petite Bleue, s'écria Blanche en pleurant à dessein, lorsque j'ai
affronté mille dangers et enduré toutes sortes de fatigues pour aller
chercher l'herbe d'immortalité et rappeler mon époux à la vie, mon
unique désir était de vivre avec lui dans une heureuse union, jusqu'à la
vieillesse la plus avancée. Pouvais-je prévoir que mon époux, sans avoir
égard à toutes les peines que j'ai souffertes pour lui, concevrait
d'injurieux soupçons, et me traiterait de fée!... Au reste, en
réfléchissant à ces reproches, à ces marques de mépris, je reconnais que
c'est la conséquence des péchés que j'ai commis dans ma vie passée. J'ai
l'intention de me couper les cheveux et d'entrer dans un couvent, afin
de me préparer un sort heureux dans ma vie future.»

Hân-wen est consterné en entendant ces dernières paroles. «Chère épouse,
lui dit-il, je vous ai offensée sans le savoir; j'espère que vous
songerez à l'affection éternelle que vous m'avez jurée; je vous en
supplie, pardonnez-moi, et oubliez ce funeste dessein.

--Seigneur, lui dit Blanche, il est bien vrai que je suis une Fée;
laissez-moi entrer en religion, afin qu'à l'avenir je ne tourmente plus
votre existence qui est aussi précieuse que l'or.

--Chère épouse, lui dit Hân-wen, à quoi bon tenir un pareil langage? Si
votre époux vous a offensée, il avoue ses torts et il vous en demande
pardon.» Il dit et se prosterne à ses pieds.

Blanche est remplie d'émotion et se jette à genoux devant lui.
«Monsieur, s'écria-t-elle, levez-vous! Un homme ne doit point se mettre
à genoux, quand ce serait pour ramasser de l'or. Tuez-moi plutôt: tout
cela n'est arrivé que par l'imprudence de ma langue. J'espère que vous
oublierez mon crime et que vous m'accorderez un généreux pardon.»

Hân-wen releva Blanche avec empressement, et se livra à toute la joie
que lui causait cette réconciliation.

Depuis ce moment les deux époux vécurent, comme auparavant, dans une
heureuse harmonie. La petite Bleue riait en secret de la simplicité de
Hân-wen, et du stratagème adroit qu'avait employé sa maîtresse; mais
passons à un autre sujet.

Le préfet de Sou-tcheou-fou s'appelait Tchîn; son surnom était Lun, et
son nom honorifique était So-king. Il s'était élevé à cette charge par
ses succès littéraires. C'était un homme pur et intègre dans
l'accomplissement de ses devoirs, et il aimait le peuple comme sa propre
famille. Sa femme, nommée Hao-chi, était enceinte de neuf mois, et
touchait au terme de sa grossesse. Mais elle ressentit pendant trois
jours et trois nuits les douleurs de l'enfantement, sans pouvoir devenir
mère. Il appela tous les médecins de la ville, qui déclarèrent
unanimement que les ressources de l'art étaient impuissantes. Le préfet
fut rempli d'effroi et de douleur. Il s'assied, tout découragé, dans la
salle de réception; mais bientôt la fatigue s'empare de ses sens, ses
yeux s'obscurcissent, et il s'endort d'un profond sommeil. Il vit en
songe un homme vêtu de blanc, qui lui dit: «Monsieur le préfet Tchîn, je
suis le dieu Kouân-în; je connais la pureté et le désintéressement que
vous avez constamment montré dans toutes vos fonctions; je veux vous en
récompenser aujourd'hui. Votre femme est en travail d'enfant et ne peut
devenir mère; je viens vous indiquer le moyen de la délivrer de ses
souffrances. Envoyez quelqu'un dans la rue de Wou-kia, à la boutique
appelée Pao-ngan-tang (le magasin de la santé), et appelez auprès d'elle
le médecin célèbre que l'on nomme Hiu-hân-wen: c'est le seul homme qui
puisse la sauver. Souvenez-vous bien de mes paroles: adieu!»

Après avoir dit ces mots, il monte sur un char de nuages étincelants, et
disparaît dans l'espace.

Soudain le préfet s'éveilla. Tout à l'heure, se dit-il en lui-même, le
dieu Kouân-în a daigné m'apparaître en songe, et m'a engagé à faire
appeler le docteur Hiu-hân-wen, en m'assurant que ce médecin était
capable de sauver ma femme.

Sans perdre de temps, il envoie deux de ses serviteurs, qu'il charge
d'aller lui remettre un billet pour l'inviter à venir.

Les deux serviteurs obéissent à l'ordre du préfet, et se hâtent d'aller
remplir leur commission.

Le lecteur demandera si c'était en effet le dieu Kouân-în qui était
apparu en songe au préfet: ce dieu n'était autre que Blanche. Comme elle
savait que la femme du préfet était près d'accoucher, et qu'elle ne
pouvait devenir mère, elle s'esquiva de la vue de Hân-wen, prit la forme
et le costume du dieu Kouân-în, et alla se montrer en songe au préfet,
qu'elle invita à venir consulter son époux.

Il y avait déjà quelques instants que Blanche était de retour chez elle,
quand les deux serviteurs arrivèrent devant sa porte. Ils entrent dans
la boutique, présentent le billet du préfet, et font connaître le motif
de leur visite. Tao-jin reçoit le billet, et va les annoncer à Hân-wen.

A cette nouvelle, Hân-wen est rempli d'étonnement. «Chère épouse, dit-il
à Blanche, le préfet de la ville envoie ses serviteurs avec un billet de
sa main, pour me prier de traiter sa femme qui est en travail d'enfant.
Je ne connais que les propriétés des plantes, et je n'entends rien à la
doctrine du pouls. Ajoutez à cela, qu'il s'agit de la femme du préfet;
ce n'est pas comme si je devais donner mes soins à une personne
vulgaire. Si, par hasard, je commets quelque imprudence dans mes
prescriptions médicales, je suis un homme perdu! Comment faire?

--Monsieur, lui dit Blanche, n'ayez aucune inquiétude. Je sais que la
femme du préfet porte dans son sein deux jumeaux, et c'est pour cela
qu'elle a tant de peine à les mettre au jour. J'ai préparé d'avance deux
pilules d'un effet merveilleux. Emportez-les avec vous, je vous réponds
qu'elle accouchera aussitôt après les avoir prises, et que le préfet
vous offrira un riche cadeau pour vous témoigner sa reconnaissance.»

Aussitôt, elle ordonne à la petite Bleue d'ouvrir une cassette et d'y
prendre les deux pilules, qu'elle remit à Hân-wen.

«J'ai vraiment une femme prodigieuse, s'écria Hân-wen transporté de
joie; elle sait trouver des expédients qui annoncent un pouvoir divin.»
Il prit les deux pilules, les serra dans sa manche, et sortit avec les
deux serviteurs.

Dès qu'il fut arrivé à la préfecture, les deux serviteurs entrèrent
devant lui, et allèrent l'annoncer.

A cette nouvelle, le préfet sortit de son cabinet pour aller au-devant
de Hân-wen, et le fit asseoir dans la salle de réception.

«Seigneur, demanda Hân-wen après avoir pris le thé, j'ignore pour quelle
personne votre Excellence me fait l'honneur de réclamer mes soins.

--Monsieur le docteur, répondit le préfet, ma femme est près de son
terme, et elle ressent, depuis trois jours et trois nuits, les douleurs
de l'enfantement sans pouvoir devenir mère. Je connais depuis
long-temps votre haute réputation, et c'est pour ce motif que je vous ai
prié de venir. J'espère que vous voudrez bien aider ma femme de votre
divin savoir, et sauver la vie à deux personnes à la fois; vous pouvez
compter sur ma reconnaissance.

--Seigneur, répondit Hân-wen, que votre noble coeur cesse de
s'inquiéter. Par mon humble condition, je suis soumis aux ordres de
votre Excellence, et je dois faire tous mes efforts pour soulager votre
illustre épouse. J'ose vous promettre qu'elle se sentira soulagée dès
qu'elle aura pris mes médicaments.»

Le préfet est rempli de joie, et accompagne Hân-wen dans la chambre de
sa femme. Le docteur, prenant un air d'importance, tâte le pouls de la
main droite et de la main gauche, et sort avec le préfet, qui le fait
asseoir auprès de lui dans la salle de réception. «Je vous félicite,
seigneur, s'écria tout à coup Hân-wen; l'épouse de votre Excellence
porte deux fils jumeaux dans son sein, et c'est pour cela que son
accouchement est si laborieux. J'ai apporté deux pilules d'une vertu
merveilleuse; donnez-les à madame dans une tasse de bouillon, je vous
réponds qu'elle accouchera sur-le-champ.»

A ces mots il tire de sa manche les deux pilules, et les remet gravement
au préfet.

Celui-ci est ravi de joie; il reçoit dans sa main les deux pillules, et
ordonne à une servante de les faire avaler à sa femme dans une tasse de
bouillon.

Cette prescription médicale donna lieu à beaucoup d'événements. Deux
jumeaux font surgir une foule de malheurs. Le lecteur désire sans doute
savoir si la femme du préfet accoucha après avoir avalé les deux
pilules; qu'il lise le chapitre sixième.



CHAPITRE VI

ARGUMENT.

    Les médecins irrités imaginent un stratagème pour perdre Hân-wen.

    Un magistrat bienveillant lui témoigne son affection, et le condamne
      à une peine légère.


COMME le préfet était occupé à causer avec Hân-wen dans la salle de
réception sur la maladie de sa femme, il vit accourir une servante qui
lui dit: «Seigneur, bonnes nouvelles! Dès que l'épouse de Votre
Excellence eut avalé les deux pilules, elle éprouva une violente
douleur, et accoucha sur-le-champ de deux fils, qui tenaient chacun
une pilule dans la main gauche.»

A ces mots, le préfet est ravi de joie: «Monsieur le docteur, dit-il à
Hân-wen, avec un visage épanoui, vos pilules ont vraiment une vertu
merveilleuse; vous êtes le premier médecin de l'empire, et je suis
convaincu même que vous n'avez point de rival au monde.»

Hân-wen fut enchanté de ces compliments. «Seigneur, répondit-il d'un ton
modeste, cet heureux résultat ne peut être attribué qu'au bonheur qui
accompagne Votre Excellence et sa digne épouse. Votre serviteur
n'oserait jamais l'attribuer à son faible mérite.»

Le préfet fit préparer un festin splendide pour traiter Hân-wen. Nous
n'avons pas besoin de dire que, pendant le repas, il eut pour lui toutes
sortes d'attentions, et qu'il ne cessa de vanter sa rare habileté.

Quand le festin fut terminé, Hân-wen se leva, fit ses adieux au préfet
et lui adressa ses remercîments. Le magistrat lui offrit quatre pièces
de satin à fleurs, et mille onces d'argent, pour lui témoigner sa
reconnaissance.

«Seigneur, lui dit Hân-wen, le faible service que je vous ai rendu ne me
permet pas d'accepter de si riches présents.

--Ne soyez pas si modeste, lui dit le préfet en riant; j'ai voulu
seulement vous donner une preuve de ma gratitude.»

Hân-wen le remercia de nouveau, et quitta la préfecture.

Le magistrat ordonna à deux domestiques de porter les pièces de soie et
les onces d'argent. Huit musiciens accompagnaient Hân-wen qui était
mollement assis dans une chaise à porteurs. Quand il fut arrivé chez lui
avec ce brillant cortége, il congédia toutes les personnes qui l'avaient
accompagné. Cet heureux succès fut un sujet de joie pour toute sa
maison.

Bientôt cette nouvelle se répandit parmi tous les médecins de la ville,
qui furent transportés de colère contre Hân-wen. Ils résolurent de se
réunir le lendemain dans le temple appelé San-hoang-miao, pour
délibérer ensemble sur les moyens de le perdre.

Le lendemain matin, de bonne heure, tous les médecins se trouvèrent
réunis dans le temple. Après qu'ils se furent salués, et que chacun eut
pris la place qui lui était assignée, un jeune médecin se leva et leur
parla en ces termes:

«Vénérables confrères, Hân-wen, cet homme digne de tout votre mépris,
n'est autre chose qu'un criminel qui a été exilé dans notre ville de
Sou-tcheou-fou. Il a eu l'audace d'aller à la préfecture; et non
seulement il a réussi, par sa jactance insensée, à détruire la
réputation dont nous jouissons tous dans ce pays, il a même obtenu, sans
aucun titre, sans aucun mérite, une énorme somme d'argent; n'a-t-il pas
provoqué ainsi votre indignation? Si vous voulez suivre mon humble avis,
nous rédigerons ensemble une plainte contre lui, et nous l'accuserons
devant le préfet, de leurrer la multitude par des paroles ensorcelées,
et de les pousser à ajouter crime sur crime. De cette manière, nous
satisferons notre vengeance, et en second lieu, nous montrerons ce dont
nous sommes capables. Vénérables collègues, que pensez-vous de mon
projet?»

A ces mots, du milieu de l'assemblée se leva un vieillard dont le nom
était Lieou, et le surnom Fong. «Ne l'écoutez pas! ne l'écoutez pas!
s'écria-t-il à haute voix. Hân-wen n'est plus maintenant dans la même
position qu'auparavant. Le préfet a pour lui la plus haute estime; si
vous l'accusez, ce magistrat ne manquera pas de prendre sa défense et de
le tirer d'embarras. Vous savez que dans toutes les choses qui dépendent
des bureaux, celui qui a de l'argent et de l'autorité est toujours sûr de
réussir. Si vous avez le dessous, je crains fort que vous ne vous
attiriez quelque mauvaise affaire. Vous feriez mieux de suivre mon
humble avis.--C'est demain qu'on célèbre la naissance du dieu Tsou-ssé.
L'usage veut que nous exposions dans le temple des objets rares et
précieux pour fêter dignement le jour sacré de sa naissance. Je pense
que comme Hân-wen a beaucoup voyagé de contrée en contrée, il doit
avoir rapporté un grand nombre d'objets curieux. S'il n'en a pas, nous
l'accablerons d'affronts, nous l'empêcherons d'exercer la pharmacie, et
nous le ferons chasser de la ville. Quand cette affaire sera devenue
publique, il n'est pas à craindre que le préfet le prenne sous sa
protection. Que pensez-vous de mon projet?

--Votre stratagème est excellent, s'écria l'assemblée, et, dès ce moment
même, nous allons nous occuper de le faire réussir.»

Sur-le-champ tous les médecins se lèvent, et se rendent ensemble à la
pharmacie de Hân-wen, qui les reçut poliment et les fit entrer dans sa
maison.

«Messieurs, leur demanda Hân-wen quand ils furent assis, veuillez
apprendre à votre serviteur quel noble motif vous a engagés à honorer
son humble boutique de l'éclat de votre présence.

--Mon frère Hiu, lui répondit Lieou-fong, c'est demain qu'on célèbre la
sainte naissance du dieu que notre ville adore. A cette occasion, nous
autres pharmaciens, nous avons coutume de présenter tous les ans, chacun
notre tour, des objets rares et précieux, et de servir dans le temple le
meilleur vin et les mets les plus exquis. C'est demain votre tour, et
voilà le motif qui nous a engagés à venir dans votre célèbre boutique,
afin d'informer votre seigneurie de l'honneur qui lui est réservé.

--Messieurs, leur répondit Hân-wen tout troublé, veuillez considérer que
je suis étranger dans votre noble pays. Cette contrée et ses habitants
me sont également inconnus, et je ne pourrais suivre votre illustre
exemple, et me procurer des objets rares et précieux. Mais je ne manque
pas d'argent pour acheter des parfums; si vous voulez, messieurs, faire
pour mon compte les emplettes nécessaires, je vous en aurai une
reconnaissance sans bornes.

--Quelles paroles avez-vous laissé échapper? répondirent-ils tous à la
fois. Chacun doit s'acquitter lui-même de son devoir. Cette année,
c'est votre tour; qui est-ce qui oserait vous remplacer? Si vous
refusez de manger notre riz, il n'est pas besoin de rien acheter. Il
vous sera même impossible d'exercer désormais la médecine, et de vendre
des simples.»

A ces mots, ils sortent transportés de colère. Hân-wen les reconduisit
avec un visage riant; mais à peine fut-il rentré dans sa chambre, qu'il
se mit à pleurer et à pousser des sanglots.

Blanche l'ayant vu tout en larmes, lui demanda la cause de sa douleur.

Hân-wen lui raconta de point en point la visite des médecins de la
ville, qui voulaient l'engager à présenter cette année, dans le temple,
des objets rares et précieux.

«Cela est bien aisé, lui répondit Blanche en souriant; à quoi bon vous
en inquiéter? Quand mon père vivait, il était revêtu de la haute charge
d'inspecteur des frontières. Croyez-vous qu'il n'avait pas des objets
rares et des vases précieux? Demain matin vous pourrez satisfaire à leur
demande.»

A ces mots, le chagrin de Hân-wen se change en allégresse; il soupe
avec gaîté, et va se coucher tranquillement.

Alors Blanche appela la petite Bleue, et lui donna les ordres suivants:
«Petite Bleue, mon mari veut célébrer demain la naissance du dieu
Tsou-ssé, et il se désole de ne pouvoir présenter, suivant l'usage, des
objets rares et des choses précieuses. Autrefois, lorsque je me
promenais dans la ville de King-hoa, j'ai entendu dire qu'il y avait
dans le palais de l'empereur de la dynastie des Liang une multitude
d'objets précieux. Va à la capitale, et glisse-toi dans le trésor de
l'empereur; tu choisiras quelques objets précieux, tu les enlèveras
secrètement, et tu me les apporteras cette nuit, afin que mon mari
puisse les présenter demain matin dans le temple.»

La petite Bleue obéit; elle monte soudain sur un char de nuages, et
arrive au palais de l'empereur; elle s'y glisse sans être vue, et dérobe
quatre objets du plus grand prix. C'étaient un arbre de corail, un jeune
dieu en jade, une cassolette en forme de ki-lîn[25], et deux paons en
cornaline. Elle détourne son char vaporeux, et rapporte ces objets à
Blanche.

Blanche est ravie de joie; elle prend aussitôt ces quatre objets
précieux, et les serre dans un coffre: après quoi elles vont se coucher
chacune de leur côté.

Le lendemain, Hân-wen se leva de grand matin, et s'empressa de demander
à Blanche ce qu'elle lui avait promis. «Chère épouse, lui dit-il, où
sont les objets précieux?» Blanche ouvrit la cassette, et en tira les
quatre objets précieux qu'elle y avait déposés.

Hân-wen les examine et ne peut se lasser de faire éclater sa joie et son
admiration. «Chère épouse, s'écria-t-il, j'ignorais que vous eussiez
dans cette cassette des objets aussi rares et aussi précieux. Je ne
crains plus maintenant qu'ils viennent me faire affront.»

Sur-le-champ il ordonne à Tao-jîn d'aller acheter les fruits qu'il
devait offrir au dieu. Les médecins vinrent encore plusieurs fois dans
sa boutique pour l'importuner des mêmes demandes.

Tao-jîn eut bientôt acheté toutes les offrandes nécessaires, et il
chargea quelqu'un d'aller les déposer dans le temple.

Quand tous ces préparatifs furent terminés, Hân-wen apporta avec Tao-jîn
les quatre objets précieux. Au moment où il entrait dans le temple, tous
les médecins allèrent au-devant de lui, et l'arrêtèrent en lui
demandant: «Monsieur Hiu, quels sont les objets précieux que vous offrez
au dieu Tsou-ssé?

--Messieurs, leur dit en riant Hân-wen, je ne m'acquitte que faiblement
du devoir qui m'est imposé. J'ose espérer que vous voudrez bien excuser
l'exiguité de mes offrandes.»

A ces mots, il découvre les quatre objets précieux, et les place sur la
table sacrée; puis Tao-jîn range avec ordre plusieurs vases remplis du
vin le plus exquis.

Les médecins sont frappés de stupeur. «Notre intention, se dirent-ils
en eux-mêmes, était de le mettre dans l'embarras. Qui aurait pu penser
que ce petit animal eût des objets aussi précieux, qui l'emportent dix
fois sur ceux que nous avons offerts nous-mêmes les années précédentes?»

Ce résultat inattendu les couvrit de confusion, et ils s'en retournèrent
tristement chez eux.

Hân-wen rit en lui-même de leur dépit, et fit semblant de ne pas s'en
être aperçu. Quand il eut fini de brûler des parfums, il recueillit avec
Tao-jîn les objets précieux qu'il avait apportés; ensuite il revint chez
lui, et raconta à Blanche et à la petite Bleue tout ce qui venait de se
passer. Il n'est pas besoin de dire que son récit les combla de joie.

    Vous avez beau employer votre pouvoir surnaturel, je crains bien que
      de grands malheurs ne viennent effacer vos succès.

Parlons maintenant de ce qui se passe à la capitale. L'empereur fut par
hasard attaqué d'une ophtalmie; il voulut prendre le dieu de jade pour
lui demander la guérison de ses yeux, et ordonna à l'impératrice
d'aller elle-même le chercher dans la partie du trésor où étaient placés
les objets rares et précieux.

L'impératrice alla dans le cabinet, chercha de tous côtés, et ne put
réussir à trouver le petit dieu de jade. Elle recommença ses
perquisitions, et en voulant passer en revue tous les objets précieux,
elle s'aperçut qu'on avait enlevé également un arbre de corail, une
cassolette en forme de ki-lîn et deux paons en cornaline. La perte de
ces quatre objets la remplit d'étonnement et de tristesse. Elle revint
au palais, et informa l'empereur de cette fâcheuse découverte.

L'empereur fut transporté de colère, «Qui a osé, s'écria-t-il, dérober
les objets précieux de mon trésor?» Sur-le-champ il rendit un décret
qu'il envoya dans le département où se trouvait la capitale, afin qu'on
se saisît du coupable. Il écrivit un second ordre semblable au premier,
et chargea les officiers de sa maison d'aller dans chaque province pour
découvrir le voleur, le livrer au magistrat du pays où on l'aurait
pris, et le faire punir conformément aux lois.

Dès que les officiers de l'empereur eurent reçu cet ordre, ils n'osèrent
apporter aucun retard à son exécution. Ils prirent leur mandat, et s'en
allèrent, chacun de leur côté, dans les différentes provinces de
l'empire. Ceux d'entre eux qui avaient mission d'aller dans le Kiang-nân
prirent la route de cette province, où nous les laisserons faire sur
tout leur chemin les perquisitions les plus sévères.

Revenons maintenant à Hân-wen. Depuis le jour où les médecins, qu'il
avait surpassés en magnificence, avaient quitté le temple tout couverts
de confusion, il avait senti redoubler son affection pour Blanche, qu'il
ne quittait plus ni la nuit ni le jour. Comme ils étaient occupés à
boire et à causer ensemble, Blanche lui dit en riant: «Votre servante,
est heureuse des marques de tendresse que vous ne cessez de lui donner;
mais depuis quelque temps elle éprouve dans tout son corps quelque
chose d'extraordinaire; il lui semble qu'elle aura bientôt le bonheur
d'être mère.»

A ces mots, Hân-wen est ravi de joie. «Grâce au ciel, s'écria-t-il, ma
femme est enceinte! Je ne forme plus qu'un voeu, c'est qu'elle ait un
fils qui puisse donner une postérité à ma famille.»

Les deux époux soupèrent gaîment, et allèrent prendre du repos; mais la
nuit fut bien vite écoulée.

Le lendemain, comme c'était l'anniversaire de la naissance de Hân-wen,
il ne put se dispenser de préparer un festin pour traiter les personnes
qui viendraient le féliciter. M. Wou vint aussi faire sa visite à
Hân-wen, et comme la grossesse de Blanche lui causait une joie
inexprimable, il retint chez lui son ancien maître. Il prit les quatre
objets précieux, les exposa dans le vestibule, et ouvrit la grande porte
qui donnait sur la rue. Puis il invita M. Wou à venir boire auprès de
ces objets précieux pour les voir et les admirer. Tous les passants
s'arrêtaient à les contempler, et ne se lassaient point de féliciter
Hân-wen. En un clin d'oeil cette nouvelle se répandit de bouche en
bouche, et dans toute la ville il n'était bruit que des objets précieux
qui ornaient la maison de Hân-wen; mais il ne songeait pas que ces
objets, dont il se faisait gloire, devaient lui causer d'amers regrets.

Ce même jour, les officiers de l'empereur venaient par hasard d'arriver
à Sou-tcheou, et parcouraient toutes les rues de la ville en poursuivant
leurs recherches. Au moment où ils passaient, plusieurs personnes
parlaient, avec l'accent de l'admiration, des objets précieux qui
ornaient la maison de Hân-wen, dans la rue de Wou-kia.

Ce propos n'échappa point à l'un d'eux. «Mes amis, dit-il à ses
collègues, avez-vous bien entendu? Dans cette foule, on parle avec de
pompeux éloges de je ne sais quels objets précieux que possède Hân-wen,
qui demeure dans la rue de Wou-kia. Allons faire des perquisitions chez
lui; il y a mille à parier contre un que nous trouverons les objets
précieux qui ont été dérobés dans le trésor de l'empereur.

--Il a raison,» s'écrièrent tous ses collègues. Sur-le-champ ils le
suivent et se rendent ensemble à la maison de Hân-wen, qui était située
dans la rue de Wou-kia. Ils s'arrêtent sur le seuil de la porte, et à
peine ont-ils jeté un regard dans la maison, qu'ils reconnaissent que
ces quatre objets précieux sont exactement les mêmes qui ont été
enlevés dans le trésor de l'empereur. Soudain ils entrent avec
impétuosité dans le vestibule pour mettre la main sur Hân-wen.

M. Wou ignorait le motif de cette brusque visite. Il est frappé de
crainte en les voyant, et s'esquive au plus vite pour se tirer
d'embarras.

Les officiers, sans laisser à Hân-wen le temps de s'expliquer, lui
attachent une chaîne au cou, reprennent les objets précieux, et
l'entraînent hors de la maison en l'accablant d'injures. «Misérable, lui
dirent-ils, comment as-tu osé dérober ces objets précieux dans le trésor
de l'empereur? Tu es cause des courses pénibles que nous avons faites en
tous lieux pour chercher l'auteur de ce vol. Nous espérons que cette
tête d'âne ne tiendra pas long-temps sur ton col.»

Hân-wen est rempli d'effroi; dans son trouble mortel, qui lui laisse à
peine l'usage de ses sens, il lui est impossible de s'expliquer.

Les officiers l'emmènent et arrivent promptement au tribunal de
Sou-tcheou-fou. Ils frappent sur le tambour qui est placé à la porte.

Le magistrat, qui se trouvait dans l'intérieur de la salle, ayant
entendu le bruit du tambour, ordonna sur-le-champ d'ouvrir l'audience.
Les huissiers sortent de chaque côté en criant d'une voix retentissante:
_Son Excellence Tchîn est assise!_

Les officiers entrent et se prosternent au pied du tribunal. «Seigneur,
lui dirent-ils, vos serviteurs viennent de la capitale, où ils sont
attachés au palais de l'empereur de la dynastie des Liang. On a dérobé,
il y a quelques mois, dans le trésor de l'empereur quatre objets
précieux, un arbre de corail, un jeune dieu en jade, une cassolette en
forme de ki-lîn, et deux paons de cornaline. Sa Majesté a rendu un
décret à cette occasion, et nous a chargés d'aller en tous lieux pour
trouver le coupable. Aujourd'hui, comme nous nous promenions dans la rue
de Wou-kia, nous avons reconnu ces objets précieux, et nous avons arrêté
l'auteur de ce vol; nous prions Votre Excellence de le punir suivant la
rigueur des lois.» A ces mots ils présentent au préfet le mandat de
l'empereur.

A peine le magistrat l'a-t-il examiné, qu'il est transporté de colère,
et ordonne qu'on lui amène le coupable.

Les officiers obéissent en poussant un cri, et amènent Hân-wen, qui se
met à genoux au pied du tribunal.

Le préfet reconnaît le docteur Hiu-hân-wen; il est rempli d'étonnement,
et ne peut s'empêcher de concevoir des doutes. «C'est un homme probe et
loyal, se dit-il en lui-même, comment aurait-il pu commettre un tel
crime? Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous. Tâchons d'abord de
nous assurer de la vérité.»

Aussitôt il fit semblant de ne point reconnaître Hân-wen, et lui dit
d'un ton courroucé: «Hân-wen, quel est ton nom de famille, ton surnom?
Où demeures-tu? Combien y a-t-il de temps que tu as dérobé ces quatre
objets précieux dans le trésor de l'empereur de la dynastie des Liang?
Quels sont tes complices? Allons, dis toute la vérité devant mon
tribunal, si tu veux échapper aux peines les plus sevères.

--Seigneur, lui répondit-il, mon nom de famille est Hiu, et mon surnom
Hân-wen; je demeure dans la rue de Wou-kia, ma femme s'appelle Blanche,
et sa servante, la petite Bleue. Votre serviteur exerce honnêtement la
profession de médecin, et jamais il n'a fait tort à personne de
l'épaisseur d'un cheveu. Comme c'était l'anniversaire de la naissance du
dieu Tsou-ssé, et que, depuis nombre d'années, les médecins ont coutume
de présenter chacun leur tour, dans le temple, des objets rares et
précieux; me trouvant obligé cette fois de remplir ce devoir, je me
désolais de ne point avoir les objets précieux qu'on exigeait de moi.
Heureusement que Blanche, ma femme, me tira d'embarras, en me donnant
quatre objets précieux qui avaient appartenu à son père. Quelque temps
après, ayant à célébrer une fête de famille, j'exposai ces quatre objets
dans le vestibule. Mais tout à coup cette multitude d'hommes est entrée
précipitamment dans ma maison, s'est emparée de moi, et m'a entraîné
jusqu'ici, m'accusant de les avoir volés à je ne sais quel empereur de
la dynastie des Liang. Pour moi, j'ignore absolument ce qu'ils veulent
dire. J'ose compter sur la sagesse et la justice de votre Excellence.

--Vous êtes-vous marié avec une femme de ce pays-ci? lui demanda le
préfet.

--Non, répondit Hân-wen, c'est une personne du district de Tsien-tang,
qui dépend de Hang-tcheou-fou, dans la province de Tché-kiang. Elle
m'avait donné une promesse de mariage dans la ville de Hang-tcheou-fou.
Quelque temps après, ayant été amené dans ce pays par une affaire
imprévue, elle vint m'y trouver, et nous nous unîmes ensemble, suivant
les usages prescrits par les rites.»

La conduite de Blanche m'inspire des doutes sérieux, se dit en lui-même
le préfet. En regardant chaque soir les astres, je vois briller au ciel
une lueur de l'aspect le plus étrange; peut-être correspond-elle au
corps de cette femme.

Aussitôt il fit approcher les officiers, et leur donna les ordres
suivants: «Messieurs, leur dit-il, reportez à l'empereur ces quatre
objets précieux. Cette cause est très compliquée; j'ai besoin de faire
comparaître Blanche avant de rendre ma sentence, et d'appliquer la peine
méritée; plus tard, j'aurai l'honneur d'adresser un rapport à
l'empereur.»

En disant ces mots, il prit vingt onces d'argent et les donna aux
officiers pour subvenir aux dépenses de leur voyage.

Ceux-ci se prosternèrent devant le magistrat pour le remercier; puis ils
se levèrent, et remportèrent à la capitale les quatre objets précieux.

Le magistrat fit mettre Hân-wen en prison, et, sans perdre de temps, il
envoya huit soldats pour prendre Blanche.

Depuis leur départ, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être
racontés. Si vous désirez connaître la suite de cette histoire, lisez le
chapitre septième.


NOTES:

[25] Le ki-lîn est un animal fabuleux.



CHAPITRE VII

ARGUMENT.

    Blanche vend des médicaments à Tchin-kiang.

    Hân-wen, follement épris de sa femme, la reconnaît au milieu de la
      rue.


LA petite Bleue se trouvait derrière un paravent au moment où les
gendarmes entrèrent pour se saisir de Hân-wen. Ayant regardé
furtivement, elle le vit emmener hors de la maison. Elle entre
précipitamment dans l'intérieur, et raconte cet événement à sa
maîtresse.

Blanche est frappée d'effroi. Soudain elle a recours aux sorts, et
s'écrie: «Malheur! malheur! Petite Bleue, de nouvelles calamités
viennent de fondre sur Hân-wen, et c'est encore nous qui en sommes
cause! Dès que Hân-wen sera sorti d'ici, il ne manquera pas de dire que
ces objets précieux lui avaient été donnés par moi; et le préfet enverra
sans doute des soldats pour se saisir de nous. Va vite prendre des
informations.»

La petite Bleue obéit; elle monte sur un char de nuages, et arrive en un
clin d'oeil à la préfecture. Elle voit les gendarmes qui en sortaient
pour aller la prendre avec sa maîtresse. Elle s'en retourne promptement,
et s'écrie en voyant Blanche: «Vous aviez raison, madame; les gendarmes
vont arriver dans un instant. Le temps presse; hâtez-vous de faire un
tour de magie.

--Mon coeur est trop troublé, lui répondit Blanche; il m'est impossible
de trouver aucun stratagème. Prends toutes les onces d'argent, et nous
nous esquiverons pendant quelque temps pour échapper à leurs
poursuites.»

La petite Bleue obéit; elle entre dans l'intérieur, et emporte tout
l'argent. Bientôt après, les gendarmes arrivent, et se disposent à
entrer. Mais les deux fées se rendirent invisibles par un tour de magie,
et sortirent sans être aperçues.

Les gendarmes pénètrent dans la maison; ils fouillent partout, et ne
voient pas même l'ombre des personnes qu'ils cherchaient. Alors ils se
saisissent de Tao-jîn, qui se trouvait dans la boutique, lui mettent une
corde au cou, et l'emmènent avec eux à la préfecture.

Dès qu'ils sont arrivés devant le tribunal, ils se prosternent à genoux.
«Seigneur, dirent-ils au préfet, d'après les ordres de Votre Excellence,
nous sommes allés pour prendre Blanche et la petite Bleue; mais nous
avons fouillé toutes les parties de la maison sans trouver la plus
légère trace des coupables. Tout ce que nous avons pu faire a été de
prendre un homme qui était dans la boutique, et nous vous l'avons amené
en venant vous rendre compte de notre mission.»

Le préfet ordonne qu'on le fasse paraître devant lui.

Les gendarmes obéissent. Ils amènent Tao-jîn, et le font mettre à genoux
sur les dalles rouges.

«Comment t'appelles-tu? lui demanda le juge. Quel est ton emploi dans la
maison de Hân-wen? Sais-tu en quel endroit se sont enfuies Blanche et la
petite Bleue?

--Seigneur, lui répondit Tao-jîn en inclinant la tête jusqu'à terre,
votre serviteur s'appelle Tao-jîn; il demeure dans la maison de M.
Hân-wen, en qualité d'aide de pharmacie. Je ne m'occupe que des objets
relatifs à mes fonctions, et j'ignore les affaires particulières de mes
maîtres. Quant à la manière dont Blanche et la petite Bleue se sont
enfuies, je n'en sais rien. J'ose espérer que Votre Excellence
reconnaîtra la vérité de ce que j'avance.

--Ce sont deux fées, reprit le magistrat, et elles se sont échappées à
l'aide d'un tour de magie: comment aurais-tu pu le savoir? J'aurais tort
de te punir pour cela. Ainsi je te permets de te retirer. Tu peux aller
reprendre tes occupations dans la pharmacie.»

A ces mots, Tao-jîn remercie le magistrat en inclinant sa tête jusqu'à
terre, et sort de la préfecture.

Le préfet leva l'audience et s'en retourna chez lui. «Il est évident, se
dit-il en lui-même, que ces quatre objets précieux ont été dérobés par
ces fées; et c'est parce que Hân-wen s'est laissé ensorceler par elles,
qu'il est tombé dans le malheur qui l'amène ici. Si je punis son crime
suivant la rigueur des lois, il me sera difficile de ne pas le condamner
à la peine capitale; mais comme il a dernièrement sauvé ma femme, et que
d'ailleurs il est tombé dans les liens diaboliques de ces fées, je dois
le traiter avec indulgence, et le préserver de la mort.»

Le lendemain, le préfet monta sur son tribunal; il fit extraire Hân-wen
de sa prison, et donna ordre de l'amener devant lui. «Je sais, lui
dit-il, que ce sont les maléfices des fées qui t'ont fait commettre ce
crime odieux. J'ai envoyé des soldats pour les prendre; mais elles
avaient disparu. La loi porte qu'il faut punir de mort quiconque dérobe
des objets précieux dans le palais de l'empereur. Mais en considération
des services que tu m'as rendus dernièrement en guérissant ma femme, et
par pitié pour le malheur où t'ont jeté les maléfices des fées, je me
contente de t'appliquer une peine légère, celle du bannissement à temps,
avec exemption de la marque: je t'exile à Tchin-kiang.»

Hân-wen se prosterna aux pieds du juge. «Seigneur, lui dit-il en
pleurant, je suis profondément touché de ce grand bienfait, et je ne
l'oublierai de toute ma vie.»

Le préfet ordonna aussitôt à deux gendarmes de le conduire à sa
destination, et leur donna vingt onces d'argent pour les dépenses de
leur voyage. Il leur remit en outre un rapport qu'il adressait à
l'empereur, et où il exposait que Hân-wen étant devenu coupable par
suite des maléfices des fées, ce motif l'avait empêché d'appliquer la
peine capitale.

Hân-wen témoigna au préfet la reconnaissance dont il était pénétré. Les
deux sergents ayant pris la pièce officielle, Hân-wen sortit avec eux
du tribunal; et le préfet leva l'audience et rentra chez lui.

Hân-wen étant sorti de la préfecture avec les deux gendarmes, il
rencontra M. Wou, qui l'attendait à la porte depuis le matin.

Dès que M. Wou les eut aperçus, il alla au-devant de Hân-wen, et
l'invita, avec les deux soldats, à venir jusque chez lui. «Mon fils, lui
dit-il, dans l'origine, j'ignorais que Blanche fût une fée; et, en
t'engageant à la reconnaître et à l'épouser, je t'ai entraîné dans le
malheur qui pèse maintenant sur toi. C'est moi qui t'ai perdu!

--O mon bienfaiteur! lui dit Hân-wen, quelles paroles avez-vous laissé
échapper? Il était dans ma destinée d'appeler sur moi les maléfices des
fées, et le malheur qui m'arrive aujourd'hui était décrété d'en haut.
Comment oserais-je vous en accuser?

--Où êtes-vous exilé, lui demanda M. Wou?

--Dans le département de Tchin-kiang, lui répondit Hân-wen.

--Mon fils, reprit en souriant M. Wou, n'ayez aucune inquiétude. J'ai à
Tchin-kiang un neveu dont le nom est Siu, et le surnom Kien. Il est
jeune et riche, et, de plus, il a beaucoup d'amis dans le tribunal de la
ville. Je suis en correspondance habituelle avec lui; je vais lui écrire
une lettre de recommandation que vous lui remettrez vous-même. Je vous
réponds qu'il vous tirera d'affaire.

--Monsieur, lui dit Hân-wen en le remerciant, vous n'avez cessé de me
combler de bienfaits, et je ne sais comment vous en témoigner ma
reconnaissance.»

Aussitôt M. Wou écrivit la lettre et la donna à Hân-wen, après l'avoir
mise sous enveloppe. Ensuite il lui offrit dix onces d'argent pour les
dépenses du voyage. Il remit en outre quatre onces d'argent aux deux
gendarmes, en leur recommandant d'avoir des égards pour lui pendant
toute la route.

Hân-wen fait ses préparatifs de départ, et prend congé de M. Wou, après
lui avoir exprimé toute sa reconnaissance. Il sort de la ville avec les
gendarmes, et marche dans la direction de Tchin-kiang, où ils arrivèrent
après un long et pénible voyage.

Les gendarmes déposèrent leurs bagages dans une hôtellerie, et allèrent
présenter leur mandat à la préfecture.

Le gouverneur de la ville ayant pris connaissance de cette pièce
officielle, envoya Hân-wen au relai de Siao-yong pour y occuper un des
derniers emplois. Les deux gendarmes reçurent ensuite la réponse écrite
du préfet, et s'en retournèrent à Sou-tcheou-fou.

Quand Hân-wen fut arrivé à la poste de Siao-yong, il alla rendre visite
au directeur, et lui offrit un cadeau. Le directeur fut charmé de cette
politesse, et ne songea nullement à le molester ou à gêner sa liberté.
Un jour Hân-wen demanda à un homme attaché au relai, s'il connaissait
dans ce village une personne nommée monsieur Siu.

--Serait-ce, lui répondit-il, un jeune homme surnommé Kien?

--C'est lui-même, répliqua Hân-wen.

--Pourquoi me demandez-vous des renseignements sur lui?

--Il a dans la ville de Sou-tcheou-fou un parent qui m'a remis une
lettre pour lui; je désire la lui présenter moi-même.

--Il demeure près de la porte orientale de la ville, dans la rue des
Feuilles-de-saule. Vous voyez là-bas cette grande maison qui regarde le
midi d'un côté, et de l'autre le nord, et dont les murs sont peints en
rouge: c'est la sienne.

--Je vous remercie, lui répondit Hân-wen.»

Aussitôt il mit la lettre dans sa manche, et sortit. A peine fut-il
arrivé dans la rue des Feuilles-de-saule, qu'il aperçut en effet une
grande maison qui regardait le midi d'un côté, et de l'autre le nord, et
dont les murs étaient peints en rouge. Il reconnut à l'instant que
c'était celle qu'il cherchait. Il frappa à la porte, et demanda: «Est-ce
ici l'hôtel de monsieur Siu?»

Un vieux domestique vint ouvrir, et lui dit: «C'est ici. Qui êtes-vous?
quelle importante affaire vous engage à demander sa Seigneurie?

--Monsieur Wou de Sou-tcheou, lui répondit Hân-wen, m'a confié une
lettre qui est destinée à votre maître.» En disant ces mots il tire la
lettre de sa manche, et la remet au vieux domestique, qui va la porter
dans l'intérieur de la maison.

Ce jour-là, M. Siu était assis tranquillement dans le salon. Le vieux
domestique entre, et lui présente à deux mains la lettre: «Voici, dit-il
à son maître, une lettre que M. Wou de Sou-tcheou désire vous faire
remettre.»

M. Siu prit la lettre, et quand il l'eut ouverte et examinée un instant,
il rappela le domestique: «Où est la personne qui a apporté cette
lettre? lui demanda-t-il avec vivacité.

--Elle est à l'entrée de la porte,» répondit le vieux domestique.

M. Siu sort pour aller recevoir Hân-wen, et rentre avec lui dans le
salon. Quand ils se furent assis à la place marquée par les rites, et
qu'ils eurent pris le thé: «Je sais le motif de votre visite, lui dit M.
Siu; vous pouvez, monsieur, tranquilliser votre esprit et bannir toute
inquiétude.

--Monsieur, lui dit Hân-wen en le saluant avec respect, je me repose
entièrement sur votre appui, et si vous daignez me sauver, je serai
pénétré pour vous d'une reconnaissance sans bornes.

--C'est mon devoir! c'est mon devoir! s'écria M. Siu.» Sur-le-champ il
écrivit une caution, prit dix onces d'argent, et sortit avec Hân-wen. Il
se rendit au relai de Siao-yong, et quand il eut vu le directeur, il lui
expliqua le but de sa démarche; puis il lui présenta la caution écrite,
et les dix onces d'argent.

Le directeur reçut l'argent, et laissa éclater dans ses yeux la joie que
lui causait ce cadeau.

M. Siu ordonna à un domestique de remporter les effets de son ami.
Ensuite il prit congé du directeur et s'en retourna avec Hân-wen.
Aussitôt qu'il fut arrivé, il fit balayer son cabinet d'étude, qui
devait devenir la chambre à coucher de Hân-wen.

Dès ce moment Hân-wen se fixa dans la maison de M. Siu, où il menait une
vie douce et tranquille.

Revenons maintenant à Blanche. Elle s'était d'abord enfuie avec la
petite Bleue. Mais quand elles eurent vu que les gendarmes étaient
partis après avoir fermé la porte avec un cadenas, elles firent comme
auparavant un tour de magie pour se rendre invisibles, et rentrèrent
sans être aperçues. Blanche s'assit dans le vestibule, le coeur serré
par la douleur. «Petite Bleue, s'écria-t-elle, nous avons encore fait le
malheur de Hân-wen; nous sommes cause qu'il a été banni à Tchin-kiang.
Pourrons-nous souffrir qu'il endure, par notre faute, toutes les
rigueurs de l'exil?» Elle dit, et pleure amèrement.

La petite Bleue s'efforce de consoler sa maîtresse: «Madame, lui
dit-elle, vos larmes ne serviront de rien. Si vous m'en croyez, nous
prendrons notre argent, nous nous déguiserons en hommes, et nous irons
à Hang-tcheou déposer ce petit trésor entre les mains de son beau-frère.
Ensuite nous retournerons à Tchin-kiang, où nous tâcherons de nous
réunir à Hân-wen. Que pensez-vous de mon projet?

--Petite Bleue, répondit Blanche en essuyant ses larmes, ton idée est
excellente.» Soudain elle prend son argent et le serre dans une
cassette. Les deux fées font un léger mouvement, et se changent aussitôt
en hommes. Elles montent sur un nuage enchanté, se transportent en un
clin d'oeil dans la ville de Tsien-tang, qui dépend de Hang-tcheou, et
arrivent tout droit à la maison de Kong-fou. La petite Bleue s'avance la
première et frappe à la porte.

Kong-fou sort et voit deux jeunes gens d'une rare beauté, qui, d'après
leur costume, paraissaient être le maître et le domestique. «Mes nobles
amis, leur demanda-t-il avec empressement, quel motif vous amène ici?

--Votre serviteur arrive de Kou-sou, lui répondit Blanche; veuillez me
dire si c'est bien ici la maison de M. Li-kong-fou?

--Vous l'avez dit, répliqua Kong-fou; c'est ici mon humble demeure.»
Soudain il invite les deux jeunes voyageurs à entrer dans l'intérieur,
et les pria de s'asseoir auprès de lui, à la place marquée par les
rites. La petite Bleue resta debout, à côté de sa maîtresse.

«Messieurs, leur demanda Kong-fou, quel est votre divin pays, votre
illustre nom de famille et votre noble surnom? Veuillez m'apprendre quel
motif vous a conduits sous mon humble toit.

--Votre serviteur a résidé à Kou-sou, lui répondit Blanche; mon nom de
famille est Wang, et mon obscur surnom est Tien-piao; nous nous sommes
liés d'amitié, à Kou-sou, avec M. Hiu-hân-wen, votre noble parent. Comme
je devais venir dans votre illustre pays pour un service public, M. Hiu
m'a confié une lettre et une cassette, et m'a prié de vous les remettre
moi-même.» A ces mots, elle présente à Kong-fou la lettre et la
cassette.

Kong-fou reçut la cassette dans sa main, et sentit qu'elle contenait
quelque chose de très lourd. Quand Blanche eut pris le thé, elle dit
adieu à son hôte, et partit avec sa servante.

Kong-fou reconduisit les deux jeunes voyageurs jusqu'en dehors de la
porte, et rentra dans sa maison. Il présenta à Hiu-chi, sa femme, la
lettre et la cassette qu'ils ouvrirent ensemble: elle était remplie d'or
et d'argent. Les deux époux croient rêver, et se perdent en conjectures
sur l'origine de ce trésor, dont la possession leur cause une joie
inexprimable.

    Ils ne songeaient qu'à l'exil que subissait Hân-wen; pouvaient-ils
      s'attendre à recevoir de lui un coffre rempli d'or et d'argent?

Les deux fées sortirent, après avoir pris congé de Kong-fou. Dès
qu'elles se trouvent dans un endroit tranquille et solitaire, elles
montent sur un nuage enchanté, et arrivent en un clin d'oeil à
Tchin-kiang, où elles apprirent que Hân-wen demeurait dans la maison de
M. Siu. Après avoir mûrement délibéré, elles louent deux petits
logements dans la rue des Trois-branches. L'un était situé à gauche, et
c'est là qu'elles viennent demeurer; elles ouvrirent dans l'autre, qui
se trouvait en face, une petite pharmacie, à laquelle elles donnèrent,
comme dans l'origine, le nom de _Pao-ngân-tang_ (le Magasin de la
santé). Cette rue des Trois-branches n'était pas éloignée de la maison
de M. Siu. Mais laissons les deux fées vendre des médicaments dans leur
pharmacie.

Hân-wen demeurait chez M. Siu, qui avait pour lui autant d'affection que
pour un parent. Mais il s'élève au ciel des tempêtes imprévues, et, sur
la terre, les hommes sont tous les jours frappés de malheurs inopinés.
Comme Hân-wen avait été glacé de terreur quelques jours auparavant, et
qu'ensuite il avait enduré sur la route les rigueurs du vent et de la
gelée, il tomba dangereusement malade. Il restait couché dans le cabinet
d'étude, et éprouvait tour à tour un sentiment de froid et de chaleur
brûlante. Quelquefois il se trouvait privé de connaissance; et le danger
de sa position augmentait de jour en jour. On appela un médecin, dont
les ordonnances furent exécutées fidèlement; mais les ressources de la
science restèrent sans effet.

M. Siu était agité de crainte et d'inquiétude, et se tenait tristement
assis dans le vestibule voisin de la chambre où se trouvait Hân-wen. Un
jour il vit entrer le vieux portier de la maison, qui lui dit:
«Monsieur Siu, depuis quelques jours, deux dames, nouvellement arrivées,
se sont établies dans la rue des Trois-branches, et ont ouvert ensemble
une boutique de pharmacie. J'ai entendu dire qu'elles vendent des
pilules d'une vertu miraculeuse, qui coûtent cinq _tsien_[26] le grain.
Pourquoi, monsieur, n'allez-vous pas en acheter un grain, que vous ferez
prendre à M. Hiu? Je vous réponds qu'il sera guéri sur-le-champ.»

A ces mots M. Siu est rempli de joie; il donne cinq _tsien_ au vieux
portier, et le charge d'aller acheter de ces pilules.

Le vieillard obéit; il sort sans tarder, et va acheter des pilules au
_Magasin de la santé_, dans la rue des Trois-branches.

Blanche savait d'avance le motif qui l'amenait dans sa boutique. Elle
reçoit l'argent, enveloppe avec soin les pilules et les remet au
vieillard, qui se hâte de les rapporter à M. Siu.

Aussitôt M. Siu ordonne à un domestique de les faire dissoudre dans de
l'eau bouillante, et va lui-même porter la potion dans la chambre du
malade. Il ouvre les rideaux du lit, et voit que Hân-wen est privé de
connaissance. Il prie un domestique de soulever le malade, et lui fait
avaler toute la potion; puis il l'enveloppe de plusieurs couvertures
moelleuses, et le couche comme auparavant.

Au bout de quelques instants, Hân-wen éprouva une transpiration
abondante, et s'écria à plusieurs reprises: Je suis sauvé! je suis
sauvé!

«M. Hiu, lui demanda son hôte, comment se trouve votre noble personne?

--Dans cet instant, répondit Hân-wen, je me sens entièrement rétabli.

--Ces pilules ont vraiment une vertu miraculeuse, s'écria M. Siu en
riant; à peine les avez-vous prises que vous voilà tout à coup guéri.

--Monsieur, demanda Hân-wen, à quel célèbre médecin suis-je redevable de
ma guérison?

--Les médicaments des docteurs, répondit M. Siu, n'ont produit aucun
effet. Mais heureusement que, depuis peu, deux dames ont ouvert, dans la
rue des Trois-branches, une boutique de pharmacie, qui s'appelle
_Pao-ngân-tang_ (le Magasin de la santé.) Ayant entendu dire qu'elles
vendaient des pilules d'une vertu miraculeuse, j'en ai envoyé acheter un
grain que je vous ai fait prendre moi-même, et l'effet a répondu à mon
attente.

--Monsieur, dit vivement Hân-wen, ce titre de _Pao-ngân-tang_ (le
Magasin de la santé) est exactement celui que j'avais mis sur l'enseigne
de ma boutique à Sou-tcheou-fou. Comment se fait-il que cette boutique
porte le même nom que la mienne? Pourquoi est-elle tenue par des femmes,
et non par des hommes? Il y a là-dessous quelque chose de louche. Ne
serait-ce pas les deux fées qui sont encore venues me chercher ici?
Demain matin, j'irai avec vous dans la rue des Trois-branches, pour
m'assurer de la vérité.

--Gardez-vous d'y aller, lui dit M. Siu; songez que vous êtes en
convalescence, et il est probable que si vous les revoyez, vous
éprouverez une émotion funeste à votre santé. Soignez-vous encore
quelques jours, et quand vous serez parfaitement rétabli, vous pourrez y
aller sans inconvénient. A quoi bon vous tant presser?

--Je vous remercie mille fois de m'avoir sauvé la vie, lui dit Hân-wen;
comment pourrais-je résister à vos conseils, qui sont précieux comme
l'or?

--Je ne suis pour rien dans cet heureux résultat, lui répondit M. Siu;
il faut uniquement l'attribuer au rare bonheur qui vous accompagne
partout.»

A ces mots, il quitte Hân-wen, et entrant dans l'intérieur de la maison,
il ordonne à un domestique d'avoir soin de fournir à Hân-wen les
bouillons et le riz dont il avait besoin.

Hân-wen soupçonnait au fond de son coeur que les deux fées étaient
encore venues le chercher pour renouer leurs premières relations. Cette
idée l'accablait d'inquiétude. Au bout de quelques jours Hân-wen se
trouva parfaitement rétabli; il commença à sortir comme auparavant, et
invita M. Siu à venir avec lui dans la rue des Trois-branches, au
_Magasin de la santé_. A peine a-t-il jeté les yeux sur les personnes
qui tenaient la pharmacie, qu'il reconnaît Blanche et Bleue. «Méchantes
fées, leur dit-il, en les accablant d'injures, vous êtes donc décidées à
me poursuivre partout et à me tourmenter? Dans la province de
Tchin-kiang, j'ai enduré par votre faute les plus cruelles tortures, et
j'ai été exilé à Sou-tcheou. A Sou-tcheou, vous m'avez entraîné dans de
nouveaux malheurs, et j'ai été exilé dans ce pays. Heureusement que M.
Siu que voici, m'a tiré de peine, et m'a préservé des souffrances qui
m'étaient réservées. Pourquoi venez-vous me chercher ici? Vous voulez
sans doute me faire encore du mal, et continuer vos persécutions jusqu'à
mon dernier moment?»

En entendant ces paroles, Blanche fut couverte de confusion, «Monsieur,
lui dit-elle en pleurant, pourquoi donnez-vous à votre épouse le nom
injurieux de fée? Je suis unie avec vous par les liens du mariage;
comment pourrais-je songer à vous faire du mal? Feu mon père était jadis
inspecteur-général des frontières; croyez-vous qu'il n'avait ni onces
d'argent ni objets précieux? Le gouverneur de Tsien-tang a manqué de
lumières et de prudence, et il s'est trompé en croyant reconnaître
l'argent du trésor. Le préfet de Sou-tcheou a commis une erreur
semblable, en s'imaginant que les objets précieux qui étaient chez vous
avaient été dérobés dans le trésor de l'empereur. Comme j'appartiens à
une famille de magistrats, j'ai craint de me compromettre, et c'est pour
cela que je n'ai pas voulu paraître devant le juge pour montrer mon
innocence. Je me suis enfuie secrètement dans ce pays, et j'ai été cause
de votre condamnation. Le jour de l'anniversaire de votre naissance,
deux voleurs, venus je ne sais d'où ont senti leur cupidité se réveiller
à la vue des objets précieux que vous aviez exposés dans le vestibule,
et ils vous ont traîné violemment devant le juge, qui, gagné par leurs
présens, vous fit avouer, au moyen des tortures, un crime dont vous
étiez innocent. On voit tous les jours, dans le monde, une multitude
d'injustices et de fausses accusations: il n'y a pas que moi qui aie à
me plaindre de la malignité des hommes! J'espère que mon époux
reconnaîtra mon innocence.

--Monsieur Hân-wen, disait M. Siu, qui se tenait à côté de lui, ce que
dit votre illustre épouse paraît juste et fondé; daignez l'écouter.»

Mais Hân-wen restait plongé dans ses réflexions et ne proférait pas un
mot.

«Monsieur, lui dit Blanche, je suis venue ici avec ma servante à travers
mille dangers, et il nous a fallu gravir des montagnes et traverser des
rivières impétueuses. Comme je suis enceinte de trois mois, et que
l'enfant que je porte est votre chair et votre sang, j'ai craint de ne
pouvoir trouver personne à Sou-tcheou qui me donnât les soins et
l'assistance dont j'ai besoin. C'est pour cela que j'ai bravé toute
sorte de peines et de fatigues pour venir vous trouver ici. Ne
connaissant point votre domicile, j'ai loué en cet endroit une boutique
où je vends des médicaments afin de subsister. Monsieur, si vous ne vous
laissez pas guider par votre ancienne affection, que ce soit au moins
par l'amour de Fo (Bouddha), et si vous oubliez l'attachement que vous
avez voué à votre épouse, songez que l'enfant que je porte est votre
chair et votre sang. Des étrangers auraient pitié de moi; mais vous, il
faut que vous ayez des entrailles de fer!» Elle dit et verse des larmes,
en poussant des cris déchirants.

Hân-wen se laisse attendrir par les paroles hypocrites de Blanche, et se
rend aux instances de M. Siu, qui s'efforce de le désarmer. Tout à coup
il se sent ému jusqu'au fond du coeur, et implore lui-même le pardon de
son épouse. «Chère amie, lui dit-il, votre mari vous a injustement
accusée; il espère que vous voudrez bien oublier son crime.

--Monsieur, lui dit la petite Bleue, puisque vous daignez revenir sur le
compte de votre épouse et la reconnaître de bon coeur, comment
pourrait-elle vous garder du ressentiment?»

A ces mots, Hân-wen est transporté de joie; il tire M. Siu par la main,
et entre avec lui dans la boutique.

Blanche et la petite Bleue les introduisent dans le salon, et leur
offrent le thé.

Hân-wen retint aussitôt M. Siu à dîner. Celui-ci envoya un domestique
chez lui pour rapporter les effets de Hân-wen. Quand le repas fut
achevé, M. Siu prit congé de ses hôtes et s'en retourna dans sa maison.
Cette nuit-là, les deux époux se donnèrent, sous la couverture brodée,
de nouvelles marques de tendresse et d'amour. Ils sont heureux comme le
laboureur, qui, après une longue sécheresse, obtient une pluie douce et
féconde; comme le voyageur, qui, dans un pays étranger, rencontre un
ancien ami!

Dès ce moment les deux époux continuèrent à s'aimer comme auparavant, et
Hân-wen reprit sa première profession de pharmacien. Cette
reconnaissance donna lieu à beaucoup d'événements. Une rencontre subite
remplit l'âme du plus vif amour. Si vous désirez savoir ce qui arriva
ensuite, lisez le chapitre huitième.


NOTES:

[26] La moitié d'un _liang_, ou 3 fr. 75 c. de notre monnaie.



CHAPITRE VIII

ARGUMENT.

    Siu-kien est épris de Blanche, et cherche un stratagème pour la
      posséder.


LORSQUE M. Siu était allé, avec Hân-wen, à la pharmacie de la rue des
Trois-branches, il avait vu Blanche, qui était douée d'une rare beauté,
et en était devenu follement épris. Rentré chez lui, il ne faisait que
penser à elle du soir au matin, et poussait sans cesse de profonds
soupirs. Tchin-chi, sa femme, lui demanda souvent le sujet de sa
tristesse, mais elle n'obtint aucune réponse. Au bout de quelques jours,
il tomba malade et fut obligé de se mettre au lit; tout son corps était
en feu. Il prit des médicaments, mais ce fut en vain. La maison entière
était en émoi, et l'on ne savait plus quel parti prendre. Il y avait un
domestique nommé Laï-hing, qui avait accompagné son maître avec Hân-wen,
et qui savait le secret de sa maladie. Un jour il était tristement assis
au bas de l'escalier, et disait en soupirant: «Lorsqu'on n'adore pas le
Pousa (le dieu) qu'on a devant les yeux, il faut adorer le Bouddha qui
habite le ciel d'Occident.» Comme Tchin-chi sortait en ce moment, elle
remarqua ces paroles qui vinrent frapper son oreille. «Laï-hing,
demanda-t-elle au domestique, que veux-tu dire par ces mots: «Si l'on
n'adore pas le Pousa qu'on a devant les yeux, il faut adorer le Bouddha
qui habite le ciel d'Occident?»

--Hélas! madame, s'écria Laï-hing, la maladie de M. Siu est une maladie
qu'il s'est donnée lui-même.

--Qu'entendez-vous, repartit Tchin-chi, par une maladie qu'il s'est
donnée lui-même? Parlez, je vous écoute.»

Laï-hing voulut parler, mais il s'arrêta dès les premiers mots.
Tchin-chi entra en colère. «Si vous voulez parler, lui dit-elle, eh
bien, parlez jusqu'au bout. Que signifie cette hésitation?»

Laï-hing ne put résister aux instances pressantes de sa maîtresse.
«Madame, lui dit-elle, ces jours derniers, monsieur est allé avec
Hân-wen dans la rue des Trois-branches, où il a vu Blanche, sa femme,
qui est douée de la plus rare beauté. Depuis ce moment, il ne cesse de
penser à elle, et c'est là la seule cause de son mal. N'avais-je pas
raison de dire que c'est une maladie qu'il s'est donnée lui-même?»

En entendant ces paroles, Tchin-chi eut autant envie de rire que de se
fâcher. Elle entre précipitamment dans la chambre de son mari, ouvre les
rideaux, et s'assied au bord du lit. Elle voit que M. Siu était dans un
accablement profond, et qu'il était même privé de connaissance.
«Monsieur! lui cria-t-elle d'une voix forte, comment vous
trouvez-vous?»

M. Siu ouvre les yeux, et quand il aperçoit sa femme, il reste
long-temps sans parler, et pousse de longs soupirs.

«Monsieur, lui dit-elle avec bonté, si l'amour est pour quelque chose
dans votre maladie, dites-le-moi franchement. Je ne suis point une femme
jalouse, et vous auriez tort de me cacher la vérité.»

M. Siu s'aperçut, d'après ce peu de mots, que sa femme connaissait la
véritable source de son mal; il vit bien qu'il lui serait impossible de
la tromper. «Chère épouse, lui dit-il, depuis que j'ai vu la rare beauté
de Blanche, je ne puis m'empêcher de penser à elle du matin au soir.
Voilà la cause de ma maladie. Imaginez, je vous en prie, quelque
stratagème qui me fournisse l'occasion de me trouver seul avec Blanche;
autrement c'en est fait de moi.

--Vous avez vraiment perdu la tête, lui dit Tchin-chi en riant aux
éclats. Vous avez une femme légitime, et une femme du second rang:
dites-moi un peu quelles belles qualités vous trouvez dans Blanche, qui
n'est pas autre chose qu'une femme galante, pour tomber malade à cause
d'elle? Cependant, puisque vous êtes follement épris de ses prétendus
charmes, je vais chercher un stratagème qui puisse vous procurer le
remède que vous désirez.»

A ces mots, M. Siu ne se possède plus de joie. «Chère épouse, lui
dit-il, si vous avez quelque heureux stratagème, je vous supplie de le
mettre promptement en oeuvre pour me sauver.

--Monsieur, s'écria-t-elle après quelques instants de réflexion, j'ai
votre affaire; mais pour réaliser ce projet, il faut attendre que vous
soyez rétabli.

--Chère épouse, lui dit-il avec vivacité, puisque vous avez trouvé un
heureux stratagème, je n'ai plus besoin de soins ni de médicaments: je
suis guéri.» A ces mots, il se lève précipitamment, et supplie sa femme
de lui faire connaître son projet.

«Maintenant, lui dit-elle, les belles fleurs du Méou-tân qui est dans la
bibliothéque, viennent de s'épanouir dans tout leur éclat. Je
l'inviterai sous le prétexte de venir admirer les fleurs du Méou-tân.
Dès qu'elle sera arrivée, je ferai servir une collation dans votre
cabinet. Vous pourrez en attendant vous cacher dans ma chambre. Quand le
repas sera fini, j'entrerai dans ma chambre avec elle pour changer de
vêtements; ensuite je ferai exprès de sortir pour quelques instants:
alors le poisson tombera dans le filet. Je ne crains point qu'elle
résiste à vos désirs; mais je vois une difficulté: vous n'êtes pas
encore bien rétabli, et, par prudence, vous devez attendre que vous ayez
recouvré votre première vigueur.»

A ces mots, M. Siu est transporté de joie. «Chère épouse, s'écria-t-il,
vous avez vraiment trouvé un admirable stratagème, et la seule idée de
mon bonheur m'a presque guéri.

--Monsieur, lui dit Tchin-chi en souriant, n'allez pas si vite.... Vous
devez modérer cette ardeur imprudente.» Les deux époux continuèrent à
rire et à s'égayer d'avance sur le succès de ce stratagème.

    L'amant se réjouirait d'expirer sous le Méou-tân en fleurs. Il
      serait heureux d'aller au sombre empire, pourvu qu'il y fût
      conduit par l'amour.

Au bout de quelques jours, M. Siu se trouva parfaitement rétabli; et
quand il eut mûrement arrêté son projet avec sa femme, il remit un
billet à Laï-hing pour qu'il allât inviter Blanche à accepter le
lendemain une collation.

Laï-hing remua la tête en faisant un signe d'intelligence. Il prit les
ordres de ses maîtres, et partit.

Dès qu'il fut arrivé à la maison de Hân-wen, «Monsieur Hiu, lui dit-il,
comme les fleurs du Méou-tân qui est dans la bibliothéque viennent de
s'épanouir ce matin, et que, de plus, M. Siu est absent, ma maîtresse
m'a chargé de remettre un billet à madame Blanche, afin qu'elle vienne
admirer ses fleurs. Elle ose espérer que vous voudrez bien lui permettre
de répondre à cette invitation.» A ces mots, il présente le billet à
Hân-wen.

«Je suis reconnaissant, répondit Hân-wen, de la peine que madame votre
maîtresse a bien voulu prendre. Je vous prie de vous asseoir.» A ces
mots, il entre en riant dans la chambre de sa femme. «Madame Siu, lui
dit-il, a envoyé exprès une personne, avec un billet de sa main, pour
vous inviter à venir voir demain matin les fleurs du Méou-tân qui sont
épanouies. J'ignore si vous voulez répondre à cette invitation.»

Blanche, qui savait d'avance de quoi il s'agissait, consentit gaîment à
cette demande.

Hân-wen sortit, et dit à Laï-hing: «Prenez la peine d'aller dire à
madame votre maîtresse que demain matin, ma femme se rendra à son hôtel
pour répondre à son aimable invitation; seulement elle la prie de ne
point se mettre en dépense.»

Laï-hing fut ravi de cet heureux résultat, et il quitta promptement
Hân-wen pour venir rendre compte à M. Siu du succès de sa commission.
Celui-ci fut transporté de joie, et il aurait voulu être déjà au
lendemain matin. On peut dire avec le poète:

    Il se prépare secrètement à enlever le jade et à dérober le parfum.

    Il voudrait vaincre par la ruse cette jeune beauté qui est douée de
      divins attraits.

La nuit fut bientôt écoulée. Tchin-chi se leva de bonne heure, et fit
faire tous les préparatifs nécessaires. Quelques instants après,
Laï-hing accourut avec un air épanoui, et annonça que la chaise à
porteurs de madame Blanche était déjà devant la maison.

M. Siu s'esquiva promptement, et alla se cacher dans la chambre de sa
femme.

Tchin-chi sort pour recevoir Blanche au sortir de sa chaise, et la
conduisit dans le salon. A peine l'eut-elle regardée qu'elle fut frappée
de sa rare beauté, qui effaçait l'éclat de la lune et le coloris des
fleurs. «Je ne m'étonne plus, se dit-elle en elle-même, que mon mari
soit devenu malade à cause d'elle.» Aussitôt elle fit congédier les
porteurs de chaise. Elles s'assirent dans le salon, et après les
civilités d'usage: «Mon mari, lui dit Blanche, a reçu de grands
bienfaits de M. Siu; il lui doit son salut, et jusqu'ici il n'a pu lui
témoigner sa reconnaissance. Aujourd'hui encore, madame, vous avez
daigné m'inviter. J'avais l'intention de me défendre de cet honneur;
mais j'ai craint de manquer aux convenances. C'est pour ce motif que je
me suis hâtée de répondre à votre aimable invitation.

--Madame, lui répondit Tchin-chi, vos compliments me rendent confuse.
C'est moi, au contraire, qui vous dois de la reconnaissance. Mon mari
est sorti pour aller rendre visite à un parent. Il ne doit revenir que
demain matin; et comme les Méou-tân viennent de s'épanouir, j'ai profité
de cette double circonstance pour vous inviter à venir prendre une
petite collation, et jouir avec moi de la beauté des fleurs. J'espère
que vous voudrez bien m'excuser si je ne vous reçois pas d'une manière
digne de vous.»

Blanche se leva et lui fit ses remercîments. Comme elles étaient à
causer ensemble, elles voient arriver Laï-hing qui leur annonce que la
collation est servie, et invite sa maîtresse à passer dans la salle à
manger.

Tchin-chi conduit Blanche dans le cabinet d'étude pour voir les fleurs
du Méou-tân, dont les teintes blanches et pourprées semblaient rivaliser
de richesse et d'éclat. Quand elles eurent admiré la beauté des fleurs,
une jeune servante vint les presser de se mettre à table.

Madame Siu céda poliment le siége d'honneur à Blanche, et par déférence
elle alla s'asseoir trois places au-dessous d'elle. Après que le vin eut
été présenté plusieurs fois aux convives. Blanche se leva en faisant
semblant de prendre congé de Tchin-chi.

«Ma soeur, lui dit madame Siu, entrons dans ma chambre pour changer de
vêtements et causer gaîment ensemble.» Blanche fait un mouvement de tête
en signe d'assentiment; puis elle suit Tchin-chi dans sa chambre. Elles
changent de vêtements, et s'asseyent à la même table.

Tchin-chi demanda plusieurs fois le thé; mais personne ne lui répondit.
«Je ne sais où sont ces scélérates de servantes, s'écria-t-elle en
prenant à dessein un air irrité; est-il possible qu'il n'y en ait pas
une seule ici pour nous servir! Je vous en prie, ma soeur, veuillez
rester assise; j'irai moi-même chercher le thé.

--Comment pourrais-je souffrir, reprit vivement Blanche, que vous
preniez tant de peine à cause de moi?

--C'est mon devoir, c'est mon devoir,» lui répondit Tchin-chi. En disant
ces mots, elle sortit de la chambre.

Dans ce moment, M. Siu, qui était caché sous le lit, sortit promptement
de sa retraite et se présenta devant Blanche. Elle fait semblant d'être
remplie d'effroi à sa vue, et se lève comme pour s'enfuir. Il court
après Blanche, et se jetant à ses pieds: «Madame, lui dit-il, depuis le
jour où votre serviteur a vu l'éclat de vos charmes, son âme égarée ne
voit que vous, ne rêve qu'à vous seule! Il oublie de manger, il perd le
sommeil, et sa vie mourante est prête à s'échapper. Puisque le ciel m'a
accordé la faveur de vous trouver aujourd'hui, je vous en supplie, ayez
pitié de mon tourment, et accordez-moi un instant de bonheur. De ma vie,
je n'oublierai cette faveur inespérée.

--Monsieur, lui dit Blanche en lui présentant les deux mains pour le
relever, vous avez délivré mon mari des rigueurs de l'exil, vous l'avez
rendu aux voeux de son épouse, et jusqu'ici je n'ai pu vous remercier
dignement d'un si grand bienfait; quand je sacrifierais cent fois ma
vie, ce serait encore trop peu pour vous témoigner toute ma
reconnaissance. Puisque vous daignez, monsieur, m'honorer de votre
amour, comment oserais-je me refuser à vos ordres? Je suis heureuse de
pouvoir vous payer au moins de la millième partie de vos bienfaits; mais
je crains que votre femme ne vienne: je serais couverte de confusion si
elle nous surprenait en ce moment.

--Madame, s'écrie monsieur Siu transporté de joie, si vous daignez vous
rendre à mes voeux, j'aurai pour vous une reconnaissance sans bornes.
Quant à ma femme, c'est mon adjudant: ne craignez pas qu'elle vienne.

--Ah! ah! s'écria Blanche en riant, il paraît que vous aviez comploté
ensemble pour me faire tomber dans le piége. Eh bien, allez fermer la
porte de la chambre, et revenez tout de suite.» A ces mots elle se met
au lit la première, et laisse retomber les rideaux de soie.

M. Siu ne se possède pas de joie, et une vive émotion s'empare de tout
son corps. Il court fermer la porte de la chambre, revient promptement
sur ses pas, et s'élance vers le lit. Il ouvre, en palpitant, les
rideaux; mais il reste immobile d'étonnement et pousse des cris
d'effroi. Le lecteur se demande sans doute la cause de ses cris: le lit
était vide, et il n'y vit pas même l'ombre de Blanche.

Tchin-chi et tous les domestiques ayant entendu de dehors les cris
perçants qui retentissaient dans la chambre, accourent précipitamment
pour voir ce que c'était; mais ils trouvent la chambre étroitement
fermée. Ils enfoncent la porte, et ne voient point Blanche. M. Siu
était renversé par terre, les yeux effarés et la bouche béante. Tout le
monde s'empresse autour de lui, et tâche de rappeler l'usage de ses
sens. M. Siu et sa femme aperçoivent sur le chevet du lit une feuille de
papier écrit. Tchin-chi la prit et la présenta à son mari, qui y lut les
lignes suivantes:

    Je suis venue du palais d'or qui s'élève aux bords du lac Yao-tchi.
      Montée sur un phénix, je me promène dans le pays des dieux. Parce
      que mon union avec Hân-wen était décrétée depuis des siècles, je
      suis descendue, par ordre de ma maîtresse, de la cime sacrée que
      j'habitais.

    C'est en vain qu'un homme perdu de moeurs a employé un perfide
      stratagème pour posséder la femme de son ami.

    Les hommes doivent réprimer les désirs de leur coeur, s'ils veulent
      se préserver de la corruption du siècle.

Après avoir lu ces vers, M. Siu pencha tristement la tête et tomba dans
un abattement profond. Tchin-chi s'efforça de le consoler, et défendit
aux domestiques de divulguer au dehors ce qui venait de se passer.
Seulement elle ignorait où s'était enfuie Blanche, et elle craignait que
Hân-wen ne vînt la chercher dans sa maison. Elle ne pouvait se défendre
d'une vive inquiétude. Cependant plusieurs jours s'étant passés sans que
Hân-wen vînt demander sa femme, elle commença à se tranquilliser.

Cet événement guérit M. Siu de sa folle passion. Si vous désirez savoir
ce qu'était devenue Blanche, lisez le chapitre neuvième.



CHAPITRE IX.

ARGUMENT.

    Hân-wen étant allé se promener sur la Montagne-d'Or, Fa-haï veut le
      délivrer de l'obsession des deux Fées.


REVENONS maintenant à Blanche. Au moment où Siu-kien vint pour ouvrir
les rideaux du lit, elle se rendit invisible, et s'en retourna chez
elle. Le jour commençait déjà à s'obscurcir. Hân-wen fut rempli de
surprise en la voyant. «Chère épouse, lui dit-il, comment se fait-il que
vous reveniez à pied?»

Blanche se garda bien de dire un mot du tour qu'elle venait de jouer à
son ami. «Mes porteurs de chaise se sont égarés au milieu du chemin, lui
répondit-elle en riant; je les ai laissés là, et je m'en suis revenue à
pied. Je suis toute fatiguée du voyage que j'ai fait.

--En ce cas, lui dit Hân-wen, entrez promptement dans votre chambre,
pour prendre le repos dont vous avez besoin.»

Blanche entra lentement dans sa chambre, et quand elle se vit seule avec
sa servante, elle lui raconta tout ce qui s'était passé. La petite Bleue
ne put s'empêcher de rire aux éclats de la mésaventure de Siu-kien.

Mais le temps s'écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs.
Bientôt arriva l'hiver avec ses frimas, auxquels succédèrent les charmes
du printemps. Un jour Siu-kien invita Hân-wen à venir dîner chez lui, à
l'occasion de la saison nouvelle. Comme il se disposait à partir,
Blanche lui recommanda avec prières de revenir promptement: Hân-wen le
lui promit. Aussitôt il prit congé de sa femme et sortit. Quand il fut
arrivé, Siu-kien vint le recevoir, et le fit entrer dans la salle à
manger, où tout avait été préparé en l'attendant. Ils s'assirent et
burent gaîment ensemble.

Le repas fini, Siu-kien invita Hân-wen à faire une promenade. «Mon
frère, lui dit-il, près d'ici s'élève le temple de la Montagne-d'Or,
c'est une des merveilles de cette contrée. Ces jours derniers, on l'a
décoré avec une rare magnificence. Ce temple est sous la direction d'un
vénérable vieillard, dont le nom de religion est Fa-haï. Il possède une
grande puissance en magie, et il est doué de la connaissance du passé et
de l'avenir. Si vous voulez, nous profiterons de notre loisir et de
cette belle matinée de printemps, et nous irons nous promener dans ce
temple.

--Vous avez une heureuse idée, lui répondit Hân-wen d'un air épanoui.
J'y vois deux avantages: d'abord j'aurai l'occasion de voir un temple
magnifique; et en second lieu, je pourrai consulter ce Saint-homme sur
ma destinée. Partons sans perdre de temps.»

Siu-kien le voyant dans de si bonnes dispositions, ordonna sur-le-champ
à son domestique de desservir. Les deux amis s'occupent un instant de
leur toilette, et partent en se donnant le bras. Tout en marchant, ils
ne peuvent se lasser d'admirer les charmes du printemps qui se
déployaient à leurs yeux, tantôt sur de riants paysages, tantôt sur des
parterres brillant de mille couleurs. Bientôt ils arrivèrent au temple
de la Montagne-d'Or. A peine l'ont-ils regardé, qu'ils voient s'élever
au-dessus de leur tête une pagode d'une beauté et d'une richesse sans
égale.

Ils visitent le vaste temple[27] où règne un silence mystérieux; ils
voient des tours hardies qui s'élancent dans les airs, des milliers de
portes ornées de sculptures et étincelant de l'éclat des pierres
précieuses. Le palais de Bouddha était entouré de pics sourcilleux qui
dérobaient la vue des nuages et adoucissaient la brillante clarté du
jour. Des ruisseaux transparents serpentaient autour du temple, et des
vases élégants, placés sur leurs bords, répandaient dans l'air de
célestes parfums. Tantôt on entendait le sourd murmure des cloches,
tantôt le bruit solennel des cantiques, qui s'élevait par degrés comme
celui des vagues qu'apporte le flux de la mer. Les arbres de la montagne
flottaient majestueusement autour de l'édifice sacré, et le protégeaient
en toute saison de leur ombre fraîche et pure. Souvent les flots, qui
coulaient à ses pieds, étaient sillonnés par des barques ornées de
riches couleurs, que montaient des lettrés célèbres ou des voyageurs
distingués. Quelquefois, après une promenade entreprise dans un but
futile, ils entraient dans le couvent, et, renonçant tout à coup au
monde, ils demandaient à partager les devoirs de la vie religieuse. On
peut dire que la Montagne-d'Or, avec toutes ses merveilles, était un
séjour digne des dieux.

Les deux voyageurs ne peuvent se lasser d'admirer la magnificence du
temple. Après avoir parcouru plusieurs galeries, ils entrent dans le
sanctuaire et se prosternent devant la statue de Fo (Bouddha). Dans
l'intérieur du temple, un prêtre, nommé Fa-haï, était assis sous un dais
majestueux. Comme il savait d'avance l'arrivée de Hân-wen et de
Siu-kien, il sortit de l'enceinte sacrée, et alla au-devant d'eux.
«Messieurs, leur dit-il après les saluts d'usage, veuillez entrer afin
que je vous offre le thé.»

Ils rendent au religieux ses salutations, et après l'avoir remercié, ils
entrent avec lui dans le couvent. Quand ils se furent assis à la place
marquée par les rites, et qu'ils eurent pris le thé, Fa-haï leur adressa
la parole: «Ce matin, dit-il, pendant que j'étais en méditation, j'ai su
d'avance que deux nobles hôtes devaient m'honorer de leur visite.
J'oserai demander quel est leur illustre nom de famille?

--Votre disciple s'appelle Siu, répond l'ami de Hân-wen, et son surnom
est Kien; il est originaire de ce pays. Monsieur, que voici, s'appelle
Hiu, et son surnom est Sien; il est né dans la province de Tché-kiang.
Depuis long-temps nous avons entendu parler de la sainteté de cette
pagode et de vos sublimes leçons sur la doctrine de Bouddha. Voilà le
motif qui nous a engagés à venir admirer ce temple et recevoir vos sages
instructions.

--Il y a long-temps, il y a bien long-temps, lui répondit Fa-haï, que je
désirais de vous voir! J'oserai demander à monsieur Hiu, si son illustre
épouse ne porte pas le nom de Blanche, et le surnom de Tchin-niang?

--Oui, mon père, s'écria Hân-wen rempli d'étonnement, tels sont en effet
les noms de mon humble épouse. Comment avez-vous pu les savoir?

--Mon fils, lui dit Fa-haï en souriant, le vieux prêtre qui vous parle
connaît le passé et l'avenir. D'ailleurs, il n'est pas difficile
d'apercevoir cet air ensorcelé qui est répandu sur votre noble visage.
Cette fée n'a point une obscure origine. C'était jadis l'esprit de la
Couleuvre blanche, qui pratiquait la vertu dans _la grotte du
Vent-pur_, sur la _montagne de la Ville-bleue_, dans la province de
Ssé-tchouen. Elle pensa au monde, se transporta à Hang-tcheou, et fixa
son séjour dans le jardin fleuri du palais de Kieou-wang. Elle a une
servante nommée la petite Bleue, qui est aussi l'esprit d'une Couleuvre.
Il y a déjà plusieurs années que vous vous laissez fasciner par ces
fées, dont l'union avec vous était décrétée depuis des siècles. Elles
ont dérobé de l'argent dans le trésor de Tsien-tang, et des objets
précieux dans le cabinet de l'empereur, et deux fois elles vous ont
conduit à subir un châtiment rigoureux. Vous souvenez-vous, mon fils,
qu'à l'époque appelée Touan-yang, Blanche, pour avoir bu, malgré elle,
du vin mêlé de soufre mâle, reprit tout à coup sa première forme, et que
la vue de sa métamorphose vous fit mourir de frayeur? Quelque temps
après, elle vous trompa par un adroit stratagème, et vous avez continué
à vivre avec elle comme auparavant. Gardez-vous maintenant de retourner
chez vous, c'est le seul moyen de conserver votre vie. Mais si vous ne
suivez pas les conseils du vieux prêtre qui vous parle, vous êtes un
homme perdu!»

A ces mots, Hân-ven est saisi d'un frisson subit. «Les paroles de
Fa-haï, se dit-il en lui-même, sont précieuses comme l'or et le jade;
chaque mot, sorti de sa bouche, est l'expression de la vérité. C'en est
fait de moi, si je ne me dérobe pas sur-le-champ aux persécutions de ces
deux fées!»

Il dit, et se jetant aux pieds du religieux: «Mon père, lui cria-t-il
d'une voix suppliante, votre disciple s'est laissé tromper par des fées,
et il ne peut, tout seul, se soustraire à leur fatale puissance. Je vous
en prie, ayez pitié de moi, et daignez me sauver!

--Levez-vous, mon fils, lui dit Fa-haï en lui présentant la main. Ce
vieux prêtre, en entrant dans la vie religieuse, a adopté la
bienveillance et la tendre pitié, comme la base de sa conduite. Puisque
votre coeur s'ouvre à la vérité, et que vous priez ce vieux prêtre de
vous sauver du péril où vous êtes, c'est la chose la plus facile. Je
vous engage à rester quelque temps dans mon humble couvent. Je crois
bien que les deux Fées n'oseront venir vous chercher sur la
Montagne-d'Or; et quand elles se seront retirées dans un autre pays,
vous pourrez alors descendre de la montagne.

--Mon père, lui répondit Hân-wen avec émotion, votre serviteur est las
d'être obsédé par ces deux fées. Veuillez m'admettre au nombre de vos
disciples; mon unique désir est de me faire couper les cheveux et
d'embrasser la vie religieuse.

--Mon fils, lui dit Fa-haï en souriant, les liens qui vous attachent au
monde ne sont pas encore brisés; plus tard, nous nous retrouverons ici,
à l'époque marquée par le ciel. Maintenant il n'est pas nécessaire de
vous couper les cheveux, il vous suffira de rester quelque temps dans ce
couvent.

Hân-wen obéit. Siu-kien, qui se trouvait près d'eux, entendit les
paroles de Fa-haï, et il éprouva un sentiment de surprise et de
crainte, en songeant à tout ce qui s'était passé. Mais le changement
subit qui venait de s'opérer dans Hân-wen, redoublait encore sa surprise
et son émotion. Aussitôt il prit congé de Fa-haï et de Hân-wen,
descendit seul de la montagne, et s'en retourna chez lui.

Nous laisserons maintenant Hân-wen dans le monastère. Ce séjour
momentané donna lieu à une multitude d'événements qui méritent d'être
racontés. La place étroite où s'élevait le temple fut assaillie
subitement par une vaste inondation. Si le lecteur veut savoir ce qui se
passa ensuite, qu'il lise le chapitre dixième.


NOTES:

[27] Cette description est imprimée d'une manière aussi imparfaite que
le reste de l'ouvrage; mais la difficulté des vers m'a empêché de
rétablir tous les caractères illisibles ou incorrects qui s'y trouvent.
Plusieurs endroits de ma traduction ont dû se ressentir de ce défaut.



CHAPITRE X.

ARGUMENT.

    Les deux Fées déploient leur puissance magique, et inondent la
      Montagne-d'Or.

    Elles rencontrent Hân-wen à Tié-mou-kiao, et lui racontent ce qui
      leur est arrivé.


    Le Religieux essaya d'arracher Hân-wen aux séductions des Fées, mais
      Blanche ordonna aux flots d'inonder la Montagne-d'Or.

    Après quelques printemps, l'époux et l'épouse se retrouvent avec
      leur ancienne affection.

    Quoiqu'ils se voyent réunis, ils craignent encore d'être bercés par
      un songe.


REVENONS maintenant à Blanche. Depuis le moment que Hân-wen avait quitté
la maison, l'inquiétude s'empara de son âme. Elle l'attendit jusqu'au
soir, et, ne le voyant point revenir, elle éprouva de tristes
pressentiments. Ses pupilles tremblaient dans leur orbite, ses oreilles
étaient brûlantes, et son coeur était en proie à la plus vive agitation.
«Petite Bleue, dit-elle à sa servante, mon mari est allé ce matin chez
M. Siu-kien; comment n'est-il pas revenu à cette heure? Je meurs
d'inquiétude!

--Madame, répondit la petite Bleue, puisque vous êtes si inquiète,
permettez-moi d'aller m'informer où il est.»

Aussitôt elle monte sur un char enchanté, et lorsqu'elle s'est élevée au
haut des airs, elle promène ses regards pénétrants dans la maison de
Siu-kien; mais elle n'aperçoit pas même l'ombre de Hân-wen. Elle
détourne la tête, et arrêtant ses yeux sur la Montagne-d'Or, elle
reconnaît qu'il s'est retiré dans le couvent. Elle revient promptement
sur son char vaporeux, et se rend auprès de sa maîtresse. «Madame, lui
dit-elle, votre époux est allé se promener sur la Montagne-d'Or, et
voilà le motif qui l'a empêché de revenir auprès de vous.»

En entendant ces mots, une morne tristesse se répand sur le visage de
Blanche, et ses yeux se baignent de larmes. La petite Bleue l'interroge
avec émotion. «Hélas! lui répond Blanche, en soupirant: Vous ignorez que
dans le couvent de la Montagne-d'Or, il y a un prêtre appelé Fa-haï, qui
est doué d'une grande puissance en magie. Dès que M. Hiu est venu se
promener dans le temple, il lui aura sans doute promis de rompre les
liens qui l'attachent à nous. Je suis sûre que mon mari s'est laissé
retenir par lui, et que dès ce moment il a étouffé au fond de son coeur
l'affection qu'il avait jurée à son épouse.» A peine eut-elle cessé de
parler, qu'elle se mit à pleurer et à pousser des cris déchirants.

La petite Bleue s'efforce de consoler sa maîtresse. «Madame, lui
dit-elle, pourquoi vous abandonner à la douleur? Rappelez-vous qu'il y a
quelques années un stupide Tao-ssé du mont Mao-chân, se vantait
follement de sa puissance, et vous l'avez châtié de sa témérité en le
suspendant au milieu des airs. Comment pouvez-vous craindre cet âne
tondu de la Montagne-d'Or?

--Petite Bleue, lui répondit Blanche, tu n'as que des connaissances
bornées. Tu ignores que Fa-haï est doué d'une puissance prodigieuse;
c'est un autre homme que le Tao-ssé du mont Mao-chân. Pour le moment il
faut nous garder d'avoir recours aux moyens violents. Allons ensemble
sur la Montagne-d'Or, je lui parlerai d'une voix suppliante, et nous
verrons s'il consentira à laisser sortir Hân-wen.

--Madame, lui répondit la petite Bleue, j'approuve votre résolution.»
Soudain les deux fées montent sur un char de nuages et se transportent
au couvent de la Montagne-d'Or. Elles descendent du milieu du nuage et
se présentent à l'entrée de la montagne. Elles voyent un jeune religieux
qui était assis à la porte du couvent. «Mon frère, lui dit Blanche,
veuillez avertir votre respectable supérieur, et lui dire que nous
sommes des parentes de M. Hiu, qui venons pour le voir.»

A ces mots, le jeune religieux entre dans le couvent pour s'acquitter de
sa commission. «Mon père, dit-il au supérieur, il y a, à la porte du
couvent, deux jeunes femmes qui s'annoncent comme les parentes de M. Hiu
et témoignent le désir de le voir.

--Voilà, s'écria Fa-haï, en souriant, des fées bien ignorantes, ou bien
téméraires!» Aussitôt il mit sur sa tête son bonnet sacré, et se revêtit
de sa tunique violette; il prit dans la main gauche son bâton, armé
d'une tête de dragon, et dans la droite, un vase d'or[28]. Fa-haï sort
du couvent dans une agitation difficile à décrire, et montrant du doigt
Blanche, «Méchante fée, lui dit-il, tu vois un religieux qu'anime la
bienveillance et la tendre pitié de Bouddha. Je sais que tu as cultivé
la vertu pendant des siècles, et pour ce motif, je ne veux point te
faire de mal. Vous avez toutes deux fasciné l'esprit de Hân-wen; mais ce
n'est pas là votre plus grand crime. Comment avez-vous osé franchir
aujourd'hui ma montagne d'or? Allons, retirez-vous au plus vite, si vous
voulez que je vous fasse grâce de la vie. Sans cela, je ferai évanouir,
comme une vaine fumée, les actions vertueuses que vous avez amassées
pendant mille ans; il serait alors trop tard de vous repentir de votre
témérité.»

Blanche se prosterna à ses pieds, et d'une voix suppliante:
«Saint-homme, lui dit-elle, votre servante n'a point fasciné l'esprit de
Hân-wen. Il y a déjà plusieurs années que je suis mariée avec lui, et
cette union était décrétée depuis des siècles. J'espère que le
Saint-homme voudra bien montrer sa bonté compatissante, et me rendre mon
époux. Ma reconnaissance sera sans bornes.

--Je sais, lui dit Fa-haï, que votre union était décrétée par le ciel;
mais quoique vous soyez enceinte, je ne puis maintenant me rendre à vos
désirs. Quand votre terme approchera, je permettrai à Hân-wen de
descendre de la montagne pour vous assister dans vos souffrances.
Excusez-moi aujourd'hui si je ne puis vous montrer cette tendre pitié
qui est le premier de mes devoirs.»

Blanche le supplia encore plusieurs fois en versant des larmes; mais
Fa-haï fut sourd à ses prières.

La petite Bleue, qui se tenait auprès d'eux, ne put contenir les
transports de sa colère, et l'accabla d'injures: «Ane tondu, lui
dit-elle, un disciple de Bouddha doit mettre avant tout, le bien de ses
semblables. Puisque tu brises les liens d'amour qui unissent les hommes,
puisses-tu être malheureux sur la terre et sur l'eau, et tomber au fond
des enfers! Je vais te déchirer en mille pièces pour assouvir ma
fureur.»

A ces mots, elle détache sa ceinture de soie rouge et la jette dans
l'air. Elle se change sur-le-champ en un dragon de feu qui s'élance vers
le visage de Fa-haï.

«Ta puissance est bien chétive, lui dit le religieux, souriant d'un air
de mépris: je vais te montrer à mon tour ce dont je suis capable.»
Soudain il élève son vase d'or de la main droite, et y reçoit le dragon
de feu.

La fureur de Blanche ne connaît plus de bornes. Elle lance avec sa
bouche une perle enflammée pour frapper le visage de Fa-haï.

Le religieux est glacé d'effroi, et la seule ressource qui lui reste est
de lancer son vase d'or au milieu des airs. Tout à coup le tonnerre
gronde, mille éclairs déchirent le voile des ténèbres, des vapeurs
rouges arrêtent la perle brûlante, et enveloppent la tête de Blanche
dans un réseau de feu.

A peine Blanche a-t-elle vu la puissance magique du vase sacré de
Bouddha, qu'elle est frappée de terreur, et son âme est prête à
s'échapper. Sans perdre de temps, elle reprend sa perle précieuse, monte
sur un nuage avec la petite Bleue, et s'enfuit en toute hâte.

Fa-haï ramasse le vase d'or et retourne au couvent. Dès qu'il est entré
dans la salle principale, il ordonne de battre le tambour et de sonner
les cloches pour rassembler tous les religieux qui sont sous ses ordres.
«Mes frères, leur dit Fa-haï, écoutez bien ce que je vais vous
recommander. Aujourd'hui deux Couleuvres-fées ont voulu mesurer leur
puissance magique avec la mienne; mais la vertu du vase sacré de Bouddha
les a mises en fuite. Elles conservent dans leur coeur des projets de
vengeance, et je sais qu'elles reviendront cette nuit pour inonder la
Montagne-d'Or, et faire périr sous les flots les innombrables habitants
de Tchîn-kiang. Quoique ces événements arrivent par la volonté du ciel,
je vais vous donner à chacun un talisman que vous tiendrez cette nuit
dans votre main. J'étendrai ma tunique violette sur les portes du
couvent, et je le préserverai ainsi des désastres de l'inondation. Je
veux veiller moi-même à l'entrée de la montagne, et je verrai à quoi
aboutiront les menaces de ces fées. Pour vous, tenez-vous sur vos
gardes, et suivez fidèlement mes avis.»

Les religieux obéissent; ils prennent les talismans, et se retirent
chacun dans leur cellule en attendant l'ennemi.

Revenons maintenant à Blanche. Elle était rentrée dans sa maison avec sa
servante, et de ses yeux s'échappaient deux ruisseaux de larmes.
«Madame, lui dit la petite Bleue, est-il possible que cet âne tondu
s'obstine à garder Hân-wen, et qu'il se soit emparé de votre précieuse
ceinture! Si vous m'en croyez, je retournerai avec vous sur la
Montagne-d'Or; nous nous saisirons de ce moine odieux, et nous
remmenerons votre époux.

--Petite Bleue, lui dit Blanche en soupirant, sa puissance magique est
plus forte que la mienne, et de plus, il possède un vase d'or qui est
toujours pour lui un instrument de victoire. C'est ce que tu as pu voir
de tes propres yeux. Heureusement que nous nous sommes échappées avant
qu'il n'engloutît notre âme au fond de son vase d'or. Je veux bien
retourner cette nuit sur la montagne. J'aurai seulement recours aux
prières et aux supplications. Nous verrons si Fa-haï daignera revenir à
des sentiments de bonté.»

Mais bientôt le disque rouge de la lune s'inclina vers l'Occident, et le
soleil commença à éclairer le ciel de ses premiers rayons. Les deux Fées
montent sur un nuage et se transportent sur la Montagne-d'Or. Elles
voient Fa-haï qui était assis sur le seuil du couvent, dont les portes
étaient étroitement fermées. Un réseau céleste était tendu à l'entrée de
la montagne. Blanche se prosterne avec la petite Bleue aux pieds du
religieux, et lui parle d'une voix suppliante: «Saint-homme, lui
dit-elle, nous espérons que vous ouvrirez votre coeur à la pitié, et que
vous laisserez sortir M. Hiu; vos servantes en conserveront une
reconnaissance éternelle.

--Monstres odieux! leur dit Fa-haï d'un ton courroucé, Hân-wen a fait
couper ses cheveux, et il a embrassé la vie religieuse; vous n'avez plus
besoin de penser à lui. Retournez promptement dans votre caverne, si
vous voulez échapper à une mort certaine.»

Lorsque Blanche eut entendu ces menaces, elle vit bien que Fa-haï ne
laisserait point partir Hân-wen. Elle se lève avec la petite Bleue, et
l'accable d'injures: «Ane tondu, lui dit-elle, puisque tu as la cruauté
de séparer l'époux de son épouse, je te jure une haine implacable.»
Elle dit et, avec sa bouche, elle lui lance à la figure une perle
précieuse.

Fa-haï ouvre aussitôt son vase d'or et y reçoit la balle meurtrière;
puis levant son bâton, il se prépare à en frapper Blanche. Heureusement
qu'un génie libérateur accourut du haut des airs. Le lecteur demandera
sans doute quel était son nom; c'était le génie de l'étoile Koueï-sing.
Comme Blanche portait dans son sein un fils qui devait obtenir le titre
Tchoang-youân (le premier des docteurs), sa mort eût été un événement
affreux. C'est pourquoi le génie de l'étoile Koueï-sing arrêta le bâton
du religieux avec la pointe de son pinceau, et sauva la vie à Blanche.

Dès que Blanche eut échappé ainsi à la mort, elle monta sur un nuage
avec la petite Bleue, et s'enfuit en toute hâte. Ce que voyant Fa-haï,
il comprit la cause secrète à laquelle elle devait sa délivrance. Il
ramassa son bâton, étendit sa tunique violette sur la porte du couvent,
et resta en sentinelle pour garder la Montagne-d'Or.

Mais revenons à Blanche qui s'était enfuie avec la petite Bleue.
«Est-il possible, s'écria-t-elle en grinçant les dents, que ce moine
tondu s'obstine à retenir mon époux, et qu'il se soit emparé de ma
précieuse ceinture! C'en est fait, je veux suivre l'axiome: «Si vous ne
réussissez pas la première fois, ne vous découragez pas la seconde.» Je
veux maintenant lui faire une guerre d'extermination. Je vais inonder la
Montagne-d'Or, et engloutir sous les eaux tous ces moines tondus dont le
couvent est rempli; c'est alors que j'aurai assouvi ma juste fureur.»

La petite Bleue félicite sa maîtresse de ce projet, et la presse de le
mettre à exécution.

Soudain Blanche monte sur un nuage avec la petite Bleue. Dès qu'elle
s'est élevée au haut des airs, elle prononce des paroles magiques et
appelle les rois des dragons qui habitent les quatre mers. Les rois des
dragons des quatre mers accourent en un clin d'oeil et se prosternent
devant elle. «Madame? s'écrient-ils d'une voix soumise, quels ordres
suprêmes avez-vous à nous donner?

--Soulevez les flots, leur dit Blanche, et engloutissez la
Montagne-d'Or.» Les rois des dragons obéissent. Soudain ils ordonnent à
leurs troupes écaillées, à leurs généraux à tête de homard, d'amonceler
des nuages et de verser des torrents de pluie. Bientôt tout le pays est
couvert d'une vaste inondation; les flots argentés, les vagues
blanchissantes montent en bouillonnant et enveloppent la Montagne-d'Or.

Dès que Fa-haï voit l'inondation arriver à grands flots, il prononce des
paroles sacrées, déploie sa tunique violette et ordonne à tous les
religieux de lancer dans l'eau leurs divins talismans. Au même instant,
les eaux se retirent, et descendent du haut de la montagne en torrents
écumeux.

Les rois des dragons ne peuvent lutter plus long-temps contre la
puissance de Fa-haï. Les flots qui tout à l'heure semblaient inonder le
ciel, s'abaissent comme par enchantement, et baignent à peine le pied de
la montagne. Qui ne verserait des larmes sur les habitants de la ville
de Tchîn-kiang! Les riches et les pauvres, les nobles et les roturiers
sont tous engloutis sous les eaux.

A la vue de ces désastres, Blanche est remplie d'effroi. «Petite Bleue,
s'écrie-t-elle d'une voix gémissante, vous voyez que les eaux de la mer
n'ont pu s'élever au-dessus de la Montagne-d'Or, et que loin de servir
ma vengeance, elles ont fait périr les nombreux habitants de la ville de
Tchîn-kiang. Je me suis révoltée contre le ciel, j'ai commis un crime
impardonnable! Retournons ensemble dans la caverne du Vent-pur et
fixons-y quelque temps notre séjour; nous méditerons là sur ce que nous
devons faire.

--Vous avez raison, lui répondit la petite Bleue.» Blanche prit congé
des rois des dragons et leur adressa ses remercîments. Ceux-ci se
mettent à la tête de leurs troupes écaillées et retournent au fond des
mers. Blanche arrive avec sa servante sur la montagne de la Ville-bleue;
elle descend de son char de nuages et va se retirer dans la grotte du
Vent-pur.

    Cette fois Blanche a pu soulever les flots sur une étendue de mille
      lis; bientôt elle sera ensevelie sur la pagode de Louï-pong.

Les religieux de la Montagne-d'Or furent en émoi pendant toute la nuit.
Dès que le jour parut, Fa-haï rompit lui-même le charme auquel il avait
eu recours; il reprit sa tunique violette, et rentra dans le couvent.

Quand les religieux lui eurent rendu leurs devoirs, Fa-haï parla à
Hân-wen. «Monsieur, lui dit-il, votre femme a inondé la ville de
Tchîn-kiang, et elle a fait périr, sous les eaux, une multitude
innombrable d'êtres vivants. Par cette conduite, elle s'est révoltée
contre le ciel, et elle a commis un crime pour lequel il n'est point de
pardon. Elle a pris la fuite et s'est retirée dans la grotte du
Vent-pur. Vous ne pouvez rester long-temps dans ce couvent; et puisque
vous êtes arrivé au terme fixé pour l'expiation de vos fautes, vous
pouvez retourner dans votre ville natale. A Hang-tcheou, il y a un de
mes disciples qui demeure dans le couvent de Ling-în-ssé; je vais vous
donner une lettre de recommandation pour lui. Vous pourrez rester
quelque temps dans ce pieux asile où vous goûterez le bonheur que
procure le calme de la vie religieuse, et vous échapperez ainsi aux
dangers d'un monde corrompu.»

A ces mots, il écrit la lettre destinée à Hân-wen. Celui-ci salue
Fa-haï, en se prosternant jusqu'à terre, et le remercie de lui avoir
sauvé la vie; puis il prend la lettre et lui fait ses adieux. En
descendant de la montagne, Hân-wen aperçoit de loin la ville de
Tchîn-kiang, que l'inondation a changée en une affreuse solitude. Il ne
peut s'empêcher de songer que la maison de Siu-kien a sans doute été
enveloppée dans le même désastre, et cette pensée remplit son âme
d'amertume et de douleur. Pendant son voyage, il ne s'arrêtait que pour
prendre ses repas, et se reposer la nuit des fatigues du jour.

Laissons Hân-wen continuer sa route, et revenons à Blanche. Depuis
qu'elle s'était retirée dans sa grotte, elle ne cessait de penser à
Hân-wen, et s'abandonnait tout le jour aux pleurs et aux gémissements.
La petite Bleue s'efforçait de la consoler. «Madame, lui dit-elle un
jour, il est temps de mettre un terme à votre douleur. J'ai l'intention
d'aller sur la Montagne-d'Or pour savoir des nouvelles de votre mari;
nous verrons alors ce que nous devons faire. Que pensez-vous de mon
projet?»

Blanche fit un mouvement de tête en signe d'assentiment. Soudain la
petite Bleue monte sur un nuage enchanté, et arrive à la Montagne-d'Or.
Elle se métamorphose, et s'introduit dans le couvent sous la forme d'un
papillon. Bientôt elle sut tous les détails relatifs à Hân-wen; ensuite
elle retourna promptement à la grotte du Vent-pur, et elle apprit à sa
maîtresse que Fa-haï avait engagé Hân-wen à retourner à Hang-tcheou.

A cette nouvelle, Blanche fut remplie de joie. Elle sortit aussitôt avec
la petite Bleue de la grotte du Vent-pur, monta sur un char de nuages,
et se dirigea vers Hang-tcheou. Du haut des nues, les deux Fées
aperçoivent Hân-wen, qui arrivait dans un pays dépendant de Hang-tcheou,
et nommé Tié-mou-kiao. Elles descendent de leur char vaporeux, et
courent au-devant de lui. «Monsieur, lui dirent-elles, où allez-vous?»

Hân-wen lève les yeux, et dès qu'il les a reconnues, il est frappé de
stupeur, et reste comme privé de l'usage de ses sens.

«Monsieur, lui dit Blanche les yeux baignés de larmes, vous avez ajouté
foi aux paroles d'un charlatan, et vous m'avez fait l'injure de me
prendre pour une fée! Depuis que votre servante est unie avec vous par
les liens du mariage, elle a partagé pendant plusieurs années les soins
de votre profession, et elle n'a épargné aucunes peines pour faire
prospérer l'établissement que vous aviez formé. Et quand même elle
serait une fée, vous savez qu'elle ne vous a jamais fait de mal. Je vous
en prie, monsieur, réfléchissez mûrement sur ce que vous devez faire.

--J'ai embrassé la vie religieuse, lui répondit Hân-wen; vous n'avez pas
besoin de venir encore m'obséder.

--Monsieur, lui dit Blanche avec un sourire amer, il faut que vous ayez
perdu la raison! Si vous embrassez la vie religieuse, dites-moi, je
vous prie, qui est-ce qui acquittera votre dette envers vos ancêtres,
qui est-ce qui leur donnera des descendants de qui ils attendent des
sacrifices funèbres? Ce n'est pas tout: l'enfant que je porte dans mon
sein est votre chair et votre sang! Si vous êtes devenu étranger aux
sentiments qui unissent un époux à son épouse, songez du moins aux
devoirs que vous impose l'amour paternel.» Elle dit, et verse un torrent
de larmes.

Hân-wen est ému jusqu'au fond du coeur, et reste quelque temps sans
pouvoir proférer un mot. Il songe aux marques d'amour que lui a données
Blanche pendant plusieurs années, et il ne peut résister plus long-temps
à ses pleurs et à ses tendres prières.

«Monsieur, lui dit la petite Bleue en s'approchant de lui, bannissez
d'injustes soupçons. Comme ma maîtresse met au-dessus de tout, sa vertu
et sa réputation, elle aurait cru se déshonorer en passant dans les bras
d'un autre époux. Voyant que vous ne reveniez pas de la Montagne-d'Or,
où vous étiez allé vous promener, elle éprouva, ainsi que moi, la plus
vive inquiétude, et elle y alla elle-même pour vous chercher. Mais tout
à coup, la ville de Tchîn-kiang fut désolée par une vaste inondation.
Heureusement que nous nous trouvions ensemble sur la montagne, et nous
avons ainsi échappé à une mort certaine. Mais, hélas! notre maison est
entièrement ruinée, et nous ne savons maintenant où chercher un asile.
Il y a quelques années, lorsque vous étiez exilé à Sou-tcheou, ma
maîtresse a envoyé secrètement cent onces d'argent à Ki-kong-fou, votre
beau-frère[29]. Maintenant, se voyant sans ressources et sans appui,
elle se disposait à aller le trouver à Hang-tcheou, lorsqu'elle a eu le
bonheur de vous rencontrer ici. J'ose espérer que vous reviendrez à des
sentiments de bienveillance, et que vous cesserez d'être insensible aux
peines et à l'affection de votre épouse.»

Hân-wen se sent attendrir par ces dernières paroles. «Chère épouse,
s'écria-t-il, j'ai été un instant plongé dans l'aveuglement; et pour
m'être laissé tromper par les contes ridicules d'un moine imposteur,
j'avais ouvert mon coeur à d'injustes soupçons; j'espère que vous
daignerez oublier mon crime.

--Monsieur, s'écria Blanche en serrant tendrement sa main, puisque vous
revenez à des sentiments de bienveillance, et que vous ne réduisez pas
votre servante à gémir jusqu'à ce que l'âge ait blanchi ses cheveux, je
reconnais là une preuve de votre excellent coeur; quel pardon
pourriez-vous me demander maintenant?»

Hân-wen est transporté de joie. «Chère épouse, lui dit-il, où
voulez-vous que nous allions fixer notre séjour?

--Monsieur, lui répondit Blanche, j'ai déposé cent onces d'argent entre
les mains de votre beau-frère, allons le trouver ensemble; cet argent
nous offrira des ressources pour vivre: plus tard, nous délibérerons sur
ce que nous devons faire.

--J'approuve entièrement votre projet, lui répondit Hân-wen.» Et à ces
mots, ils se dirigent tous trois vers la ville de Tsien-tang.

Depuis ce départ, il se passa beaucoup d'événements qui méritent d'être
racontés. Si, d'un côté, des parents se rapprochent plus intimement par
de nouveaux liens, de l'autre, un ennemi implacable sent redoubler sa
haine et ses désirs de vengeance. Si vous désirez savoir ce qui arriva
ensuite, lisez le chapitre onzième.


NOTES:

[28] Il y a dans le texte _po-iu_, expression qui désigne un vase dont
les religieux bouddhistes se servent pour demander l'aumône.

[29] Voyez plus haut, page 177.



CHAPITRE XI.

ARGUMENT.

    Le Tao-ssé de Mao-chân descend, avec la rage dans le coeur, du
      sommet de sa montagne.

    L'astre Wen-sing[30] entre dans le monde, et sa naissance fait
      éclater des transports de joie.


    Depuis mille automnes l'astre Wen-sing[31] vivait inconnu sur une
      montagne céleste[32]. Tantôt il dormait sur les nuages, tantôt il
      dirigeait une barque légère dans les vagues de l'empyrée.

    Les péchés des deux astres qui lui ont donné le jour le retenaient
      encore captif; mais une fois entré dans le monde, il arrive au
      faîte des honneurs.


Hân-wen ayant renoué ses premières relations avec les deux Fées, se
dispose à les accompagner dans la ville de Tsiên-tang. Ils louent un
bateau et arrivent chez Ki-kong-fou, qui se trouvait en ce moment sur le
seuil de sa porte. Dès qu'il eut aperçu Hân-wen, il fut rempli de joie,
et rentra promptement dans l'intérieur de sa maison. «Chère épouse,
dit-il à Hiu-chi, voilà votre frère qui arrive.»

En entendant ces paroles, Kiao-yong éprouve la même allégresse que son
mari, et s'élance en un instant hors du vestibule. Elle voit Hân-wen qui
se tenait devant la porte, avec deux jeunes femmes d'une rare beauté.
Quand Hân-wen eut salué sa soeur, «Je vous félicite, lui dit Hiu-chi, de
revenir aujourd'hui chez nous; mais dites-moi, je vous prie, quelles
sont ces deux jeunes femmes?

--L'une est mon épouse, lui répondit Hân-wen; son nom est Blanche, et
son surnom est Tchîn-niang; l'autre est sa servante, qui s'appelle la
petite Bleue.

--Je me réjouis, lui dit Hiu-chi, d'avoir une belle-soeur aussi
distinguée.» Blanche et Bleue s'avancèrent ensuite pour saluer Hiu-chi.

Quand tous se furent assis à la place marquée par les rites, le frère et
la soeur se racontèrent ce qui leur était arrivé depuis leur séparation.
«Depuis que vous m'avez quittée pour aller en exil, dit Hiu-chi, je n'ai
eu de repos ni le jour ni la nuit. Heureusement que l'hiver dernier,
nous avons reçu de vos nouvelles lorsque vous nous avez envoyé un dépôt
d'argent; nous avons su que vous étiez à Kou-sou, et que tout
réussissait au gré de vos désirs. Quelque temps après, nous apprîmes
qu'une nouvelle condamnation vous avait fait exiler à Tchîn-kiang, et
cette nouvelle changea notre joie en tristesse. Mais grâces au ciel,
vous revenez aujourd'hui avec votre épouse; cet événement met le comble
à notre bonheur.»

Hân-wen allait répondre à sa soeur, mais Blanche eut peur qu'il ne
laissât échapper quelque parole imprudente, et se hâta de parler à sa
place. «Ma soeur, dit-elle, l'an dernier nous demeurions à Kou-sou. Le
jour où l'on célèbre la naissance du dieu Tsou-ssé, l'usage veut que
l'on présente dans le temple des objets rares et précieux. J'en avais
plusieurs que j'avais trouvés dans l'héritage de mon père; je les remis
à mon mari, afin qu'il les offrît dans cette solennité. Quelque temps
après, le jour de sa naissance, mon mari étala ces objets précieux dans
le vestibule; mais en les voyant, des brigands, venus je ne sais d'où,
sentirent s'éveiller leur cupidité. Ils traînèrent M. Hiu devant le
magistrat, qui, à force de tortures, lui fit avouer un vol qui lui était
faussement imputé, et l'exila à Tchîn-kiang. Votre servante recueillit
alors tout l'argent qu'elle possédait, et le déposa entre vos mains.
Ensuite elle se rendit à Tchîn-kiang pour servir son mari. Le premier
jour de l'année, comme il était allé se promener sur la Montagne-d'Or,
il se laissa tromper par un moine nommé Fa-haï, qui l'engagea à se faire
couper les cheveux et à embrasser la vie religieuse. Dès que j'eus
appris cette nouvelle, j'allai avec ma servante, sur la Montagne-d'Or,
pour ramener mon mari. Mais soudain, la ville de Tchîn-kiang fut
couverte d'une vaste inondation qui engloutit tous les habitants. Le
ciel a permis que je me trouvasse en ce moment sur la Montagne-d'Or, et
que j'échappasse ainsi à la fureur des flots. Aujourd'hui que nous voici
de retour, nous osons vous demander la permission de demeurer quelques
jours chez vous; nous espérons que vous voudrez bien nous accorder cette
précieuse faveur.

--Mon frère, dit alors Hiu-chi, il serait difficile de trouver au monde
une personne aussi accomplie; tâchez de lui témoigner tout l'amour
qu'elle mérite. Mais notre maison est trop étroite pour vous recevoir
même pendant quelques jours.

--Ne vous inquiétez pas, lui dit Kong-fou, il y a tout près d'ici une
petite maison composée de deux chambres spacieuses. Le propriétaire
cherche maintenant à la vendre. Je vais aller le trouver et en arrêter
le prix.» A ces mots, Hân-wen fut transporté de joie.

Hiu-chi alla préparer une collation pour son frère et sa belle-soeur, et
disposa deux tables séparées. Kong-fou s'assit dans le vestibule avec
Hân-wen, et Hiu-chi se plaça dans sa chambre avec Blanche et la petite
Bleue. Tout en causant à table, Hân-wen apprit que M. Wang était mort
depuis long-temps. Il se rappela les bienfaits qu'il avait reçus de lui,
et ne put s'empêcher de verser des larmes.

Quand le repas fut fini, Kong-fou loua, dans le voisinage, un
appartement où ses trois hôtes pussent passer la nuit. Le lendemain il
prit les cent onces d'argent qui lui avaient été confiées, et les remit
à Hân-wen.

«Mon frère, lui dit celui-ci, il n'est pas nécessaire de me rendre ce
dépôt; je vous prie d'en employer une partie pour acheter la petite
maison dont vous m'avez parlé, et la garnir des meubles et des
ustensiles dont nous avons besoin; le reste de la somme me servira à
monter une boutique.

--Puisque telles sont vos dispositions, lui dit Kong-fou, je me charge
de toute cette affaire, et je vais m'en occuper dans l'instant même.

--Je me repose entièrement sur vous, lui dit Hân-wen.

--Nous sommes étroitement unis par les liens de famille, reprit
Kong-fou, et je ne fais que remplir un devoir sacré.» Aussitôt il prit
l'argent, et alla trouver le propriétaire de la maison, qui n'eut pas de
peine à tomber d'accord avec lui. Ensuite il signe le contrat de vente,
et paie la somme convenue. De là, Kong-fou va acheter les meubles et les
ustensiles de ménage dont Hân-wen et Blanche avaient besoin. Hân-wen
choisit un jour heureux dans le calendrier, et se transporta ensuite
avec ses effets dans sa nouvelle maison. Kong-fou remit à son beau-frère
l'argent qui lui restait.

Hân-wen remercia son beau-frère, et après avoir mûrement délibéré avec
Blanche, il ouvrit, comme auparavant, une boutique de pharmacie. Ces
deux familles étant voisines l'une de l'autre, se voyaient tous les
jours, et resserraient ainsi leurs liens d'affection et de parenté.

Comme Blanche avait inondé la ville de Tchîn-kiang, et qu'elle avait
fait périr tous ses habitants, elle se rendait chaque nuit dans un
jardin fleuri où elle brûlait de l'encens, et adressait des prières au
ciel, dans l'espoir d'effacer ses crimes, et d'échapper au juste
châtiment qu'elle avait mérité.

    Au fond de son coeur elle désire de voir calmer les vents et les
      flots; mais la tempête qu'elle a suscitée va se grossir d'une
      nouvelle tempête.

Laissons un instant Blanche, et revenons au Saint-homme Lo-i. Le jour où
Blanche l'avait vaincu et couvert de confusion, il était retourné, avec
la rage dans le coeur, sur sa montagne sacrée, pour cultiver la vertu et
se perfectionner davantage dans l'étude de la raison. Il avait reçu
parmi ses disciples l'esprit d'un serpent noir[33]. Un jour qu'il était
dans sa grotte, occupé de soins religieux, il se dit en lui-même: «Le
serpent noir possède maintenant toutes les ressources de la science
magique; il faut que je le fasse descendre avec moi de la montagne, et
que je le charge de me venger.» Soudain il appelle son disciple, et
demande où il est.

Le serpent noir accourt à la voix de son maître, et lui dit d'une voix
soumise: «Mon père, voici votre disciple; quels ordres suprêmes
avez-vous à lui donner?

--Sage disciple, lui dit le Saint-homme, voici pourquoi je t'ai appelé.
Jadis, comme je me trouvais à Sou-tcheou, dans le temple du dieu
Liu-tsou, la Couleuvre blanche de la montagne de la ville Bleue m'a
suspendu au haut des airs, et m'a couvert de honte. Cet affront sanglant
n'est pas encore vengé. La Couleuvre blanche est maintenant à
Hang-tcheou. Veux-tu descendre avec moi de la montagne, et aller à
Hang-tcheou pour exterminer ce monstre odieux, et satisfaire ma juste
fureur?»

Le serpent noir s'élance devant lui par un mouvement impétueux. «Mon
père, lui dit-il, votre disciple désire descendre avec vous de la
montagne, et exterminer cette méchante fée, pour laver votre affront.»

Le Saint-homme est ravi de cette résolution. Soudain il sort de sa
grotte avec le serpent noir, monte sur un nuage enchanté, et arrive en
un clin d'oeil à la ville de Hang-tcheou. Le maître et le disciple
descendent de leur char vaporeux, et se rendent d'abord dans le temple
du dieu qui protège la ville. «Sage disciple, dit Lo-i au serpent noir,
va maintenant exterminer la Couleuvre blanche. Mais il faut user de
prudence, et ne l'attaquer qu'au moment favorable; tâche surtout qu'elle
ne puisse s'échapper.»

Le serpent noir obéit. Il monte sur un nuage qui le transporte dans le
jardin fleuri de Blanche, et s'y cache en l'attendant.

Revenons maintenant à Blanche. Elle s'était levée au milieu du calme de
la nuit, et s'était rendue dans son jardin fleuri pour prier le ciel et
brûler des parfums. Comme elle allait se prosterner jusqu'à terre, le
serpent noir la voit, et s'élance rapidement de son côté. Blanche est
frappée tout à coup d'une odeur empestée, qui s'exhalait autour d'elle.
Elle lève la tête, et quand elle aperçoit le monstre, elle tombe par
terre sans connaissance et sans mouvement.

Le serpent noir ouvre une gueule béante et se prépare à la dévorer.
Mais, du milieu des airs, accourut tout à coup un jeune dieu à tête de
loriot blanc. Ému du danger de Blanche, il arriva d'un vol rapide par
l'ordre suprême de Bouddha. Dès qu'il eut vu le serpent noir qui allait
déchirer Blanche avec ses dents envenimées, il fondit du haut des nues
sur ce monstre, et, d'un coup de bec, il lui emporta la moitié du corps;
l'autre moitié resta toute sanglante par terre. Aussitôt que le jeune
dieu eut ainsi délivré Blanche, il retourna vers la mer du Midi, pour
rendre compte à Bouddha de sa commission.

La petite Bleue, se trouvant par hasard dehors, entendit pousser des
cris affreux dans le jardin. Elle accourut précipitamment, et aperçut sa
maîtresse qui était étendue par terre, sans donner signe de vie. Elle la
relève avec empressement, et parvient à rappeler l'usage de ses sens.
«Madame, lui demanda-t-elle, comment êtes-vous tombée de la sorte?

--Petite Bleue, lui répondit Blanche, quand elle fut sortie de sa
léthargie, tout à l'heure j'étais venue brûler des parfums, et implorer
la clémence du ciel; mais tout à coup je fus attaquée par un serpent
noir qui était sur le point de me dévorer. Je fus glacée d'effroi et je
tombai par terre sans connaissance. Comment as-tu appris ce triste
événement, qui est-ce qui t'a envoyée à mon secours?

--Madame, répondit la petite Bleue, j'ai entendu vos cris d'effroi, et
voilà pourquoi je suis accourue. Je pense que le serpent noir s'est
enfui.» En disant ces mots, elle ramène Blanche dans sa chambre.

Parlons maintenant du Saint-homme Lo-i, qui était resté dans le temple.
Ne voyant pas revenir le serpent noir, il conçut les plus vives
inquiétudes. Soudain, il monte sur un nuage, pour aller s'informer de ce
qu'il était devenu. Il vit le serpent noir qui venait d'expirer sous le
bec acéré du dieu à tête de loriot blanc, et resta frappé de stupeur.

La petite Bleue ayant conduit Blanche dans sa chambre à coucher,
retourna dans le jardin, pour rapporter la table des parfums, et
aperçut, au bas d'une touffe de fleurs, la moitié du corps du serpent
noir. Elle n'était pas encore sortie de son étonnement, lorsque, levant
la tête, elle vit le Saint-homme Lo-i, qui était monté sur un nuage. Les
soupçons de la petite Bleue s'éclaircissent sur-le-champ, et elle ne
peut s'empêcher de l'accabler de reproches et d'injures. «Misérable! lui
dit-elle, l'an passé ma maîtresse a eu pitié de toi, et t'a fait grâce
de la vie; et au lieu de lui témoigner ta reconnaissance, tu es venu
aujourd'hui avec un serpent noir pour la faire périr! Mais, grâces au
ciel, ce serpent est mort de lui-même. Sans cela, elle aurait succombée
sous tes coups homicides.

--Monstre odieux, lui répondit le religieux, elle a tué mon disciple, et
elle a redoublé ainsi ma haine acharnée.»

La petite Bleue est transportée de fureur, et lève son glaive pour lui
fendre la figure, mais le religieux pare le coup mortel avec un fouet
qu'il tenait dans sa main. Après avoir lutté quelques instants sans
succès, la fée détache sa ceinture de soie bleue, la lance dans l'air et
la transforme en une corde qui a le pouvoir de lier les dieux eux-mêmes.
Elle s'en sert pour garrotter le Saint-homme; ensuite elle appelle le
vaillant guerrier qui porte un bonnet jaune, et lui ordonne d'aller
précipiter le Saint-homme dans la mer d'Orient. La petite Bleue reprend
alors sa ceinture, descend de son char de nuages, et rentre dans la
chambre de sa maîtresse. «Madame, lui dit-elle, le stupide Tao-ssé du
temple de Liu-tsou, était venu avec ce serpent noir, pour venger ses
injures; mais je l'ai enchaîné avec ma ceinture bleue, et je l'ai jeté
dans la mer d'Orient. J'ignore quel dieu bienfaisant a exterminé ce
monstre, et a sauvé la vie de ma maîtresse.»

Blanche eut recours aux sorts. «Petite Bleue, s'écria-t-elle, c'est le
jeune dieu à tête de loriot blanc, qui est venu par l'ordre de Fo
(Bouddha) pour me délivrer.» A ces mots, elle sort de sa chambre avec la
petite Bleue, et se tournant vers le ciel, elle remercia Fo de lui
avoir sauvé la vie.

Blanche avait éprouvé tant d'émotion et d'effroi qu'elle était tombée
malade, et était forcée de garder le lit. Hân-wen la soignait nuit et
jour avec un zèle et une tendresse infatigables. Hiu-chi en ayant été
informée, s'empressa de venir lui rendre visite. «Ma soeur, lui
dit-elle, j'ai appris la maladie qui afflige votre précieuse santé, et
j'ai voulu savoir moi-même de vos nouvelles.

--Je regrette, lui dit Blanche, que l'indisposition fortuite de votre
indigne servante vous ait engagée à fatiguer vos pieds, qui sont beaux
comme le jade; je ne mérite point un tel degré d'attention.»

La petite Bleue servit le thé dans la chambre à coucher. «Ma soeur, lui
dit ensuite Hiu-chi, votre grossesse touche bientôt à son terme; vous
devez prendre toutes les précautions convenables. Je ne forme qu'un
voeu: c'est que vous ayez un fils qui puisse propager les rejetons de la
famille de Hiu.

--Je vous remercie, lui dit Blanche, de ces paroles bienveillantes que
j'estime autant que l'or. J'ai appris que ma belle-soeur est devenue
enceinte en même temps que sa servante; j'aurais une prière à lui
adresser: j'ignore si elle daignera répondre à mes voeux.

--Ma soeur, lui répondit Hiu-chi en souriant, parlez, je n'ai rien à
vous refuser.

--Votre servante, lui dit Blanche toute joyeuse, arrivera comme vous, ce
mois-ci, au terme de sa grossesse. Si nous avons chacune un fils, je
désire qu'ils soient unis comme des frères; si nous avons deux filles,
elles se regarderont comme des soeurs; mais si l'une obtient un fils et
l'autre une fille, je désire qu'ils soient fiancés ensemble. J'ignore
quelles sont vos dispositions.

--Ce serait une affaire charmante, lui dit Hiu-chi en souriant; je serai
ravie de me rendre à votre désir. Ma résolution est prise; je jure de
n'en jamais changer.»

Blanche allait répondre, lorsque Hân-wen entra dans la chambre.
Aussitôt, elle l'informa du projet qu'elle venait de former avec
Hiu-chi.

«Puisque ma soeur est dans de si bonnes dispositions, lui dit Hân-wen en
riant, je veux lui remettre un faible présent, comme gage de notre
promesse.» En disant ces mots, il ôte de son doigt un anneau de jade, et
le présente à Hiu-chi. Celle-ci détache de sa tête une aiguille d'or,
qu'elle remet à Hân-wen. Hân-wen retint sa soeur, et lui offrit une
collation.

Quand le repas fut terminé, Hiu-chi prit congé de ses parents, et fit
connaître à son mari le projet de mariage qui devait resserrer encore
les liens des deux familles. Cette nouvelle remplit Kong-fou d'une joie
inexprimable.

    Aujourd'hui elles ont formé un projet de mariage; dans la suite,
      elles obtiendront de l'empereur de brillantes distinctions.

Revenons maintenant à Blanche. Comme elle était toujours malade, la
longue conversation qu'elle avait eue avec Hiu-chi dans cet état de
faiblesse, lui avait causé une vive émotion, et avait avancé l'époque de
son accouchement. Au milieu de la nuit, elle commença à éprouver les
premières douleurs. Hân-wen et la petite Bleue ne quittaient pas son
lit, et lui prodiguaient les soins les plus assidus. A la troisième
veille, à l'heure de midi, une clarté brillante illumina toute la
maison, et l'astre Wen-sing descendit dans le monde. La petite Bleue
prend l'enfant dans ses bras, et voyant que c'est un fils, elle se
réjouit avec Hân-wen de ce bonheur qui mettait le comble à ses voeux.
Ensuite, elle l'aide à porter Blanche sur son lit.

Quand le jour parut, Kong-fou, qui avait été informé de cet heureux
événement, accourut pour en féliciter Hân-wen.

Le troisième jour, Hân-wen prépara un repas, auquel il invita son
beau-frère et sa soeur. Après qu'ils eurent bu ensemble _le Vin de
l'allégresse_[34], on donna à l'enfant le petit nom de Mong-kiao, et le
nom honorifique de Yng-youân. Tout en buvant, Kong-fou dit à Hân-wen:
«Votre épouse vient de vous donner un Ki-lin[35] de jade; mais j'ignore
quel sera l'enfant de votre noble soeur.

--Mon frère, lui répondit Hân-wen, le ciel exauce toujours les voeux de
l'homme; je suis sûr qu'elle vous donnera une fille.» Bientôt le soir
vint, et les convives se séparèrent. Au milieu de la nuit, Hiu-chi
éprouva les premières douleurs de l'enfantement; et, au lever du soleil,
elle mit au monde une fille. Kong-fou et sa femme furent transportés de
joie, et reconnurent que le ciel avait en effet exaucé leur voeu. Cette
nouvelle ne fit qu'augmenter l'allégresse de Hân-wen et de Blanche.
Hân-wen acheta aussitôt un rouleau de satin rouge, et alla le porter le
troisième jour dans la maison de son beau-frère. Quand Kong-fou eut reçu
ce présent, il invita Hân-wen à boire _le Vin de l'allégresse_, et donna
à sa fille le nom de Pi-liên[36]. Pendant le repas, Hân-wen dit à
Kong-fou: «Je vous avais bien dit que ma soeur aurait une fille: vous
voyez que le ciel a exaucé nos voeux.» Quand le repas fut terminé, les
convives se séparèrent.

Les deux familles fiancèrent leurs enfants, et depuis ce moment, elles
se lièrent plus étroitement qu'auparavant. Mais, hélas! de cruels
malheurs doivent encore fondre sur Blanche. A peine est-elle sortie de
la caverne du tigre, qu'elle tombe sous la dent des dragons des eaux.

Si vous désirez savoir ce qui arriva ensuite, lisez le chapitre
douzième.


NOTES:

[30] Le mot Wen-sing signifie _l'astre de la littérature_. On comprendra
aisément pourquoi le fils de Blanche, qui n'est autre que cet astre
incarné, obtient dans la suite les premiers honneurs littéraires.

[31] On a vu, dans le chapitre V, pag. 125, ligne 2, que les Chinois
regardent les constellations comme des montagnes célestes habitées par
des dieux.

[32] Il y a, dans le texte chinois, Kin-sing son père, et Mou-sing sa
mère. Les mots Kin-sing et Mou-sing sont les noms des planètes que nous
appelons _Jupiter_ et _Vénus_.

[33] J'ai pris la liberté de mettre un _serpent noir_ au lieu d'un
insecte, dont le nom et les dimensions exiguës choquent à la fois le
goût et la vraisemblance.

[34] En chinois _Hi-tsieou_; on appelle ainsi le vin que l'on boit le
troisième jour après la naissance d'un enfant.

[35] Le Ki-lin est un animal fabuleux, qui apparaît, dit-on, à la
naissance des grands hommes. Cette expression _Ki-lin de jade_ désigne
ici un enfant distingué.

[36] Ce mot signifie nénuphar bleu.



CHAPITRE XII.

ARGUMENT.

    Fa-haï, par l'ordre de Bouddha, reçoit l'âme de la Fée.

    Le dieu Kouân-chi-în prend la forme d'un Tao-ssé, et guérit les
      maladies.


    La paix et le silence règnent dans l'enceinte sacrée, et les fleurs
      les plus rares y répandent leurs parfums. Mais, hélas! des désirs
      coupables pénètrent encore dans la salle de jade. Vous tournez la
      tête, et des malheurs inouis viennent faire couler vos larmes. La
      pureté du vent, la fraîcheur de la rosée, vous rappellent malgré
      vous le sort de Lieou-lang.


REVENONS maintenant au religieux Fa-haï, qui avait engagé Hân-wen à se
retirer dans le couvent de Ling-în-sse. Il apprit, quelque temps après,
qu'il avait rencontré les deux Fées au milieu de la route; que, séduit
de nouveau par leurs discours perfides, il avait renoué ses premières
liaisons avec elles, et les avait ramenées dans la ville de Tsien-tang.
Cet événement remplit son âme d'amertume et de douleur.

Un jour que Fa-haï était absorbé dans sa méditation, il vit un
personnage vénérable qui tenait un papier jaune dans sa main, et entrait
dans sa cellule, située au milieu des nuages.

«Fa-haï, lui dit-il d'une voix imposante, j'arrive des extrémités du
Midi pour vous apporter un décret de Bouddha. L'astre Wen-sing vient
d'entrer dans la vie. Quand il aura atteint l'âge d'un mois, vous irez
dans la ville de Tsien-tang, vous recevrez dans votre vase d'or l'âme de
la Couleuvre blanche; et, pour accomplir le serment qu'elle a fait jadis
au génie du pôle du nord[37], vous l'ensevelirez sous la pagode de
Louï-pong. Vingt ans après, lorsque l'astre Wen-sing aura acquis un nom
brillant, et qu'après avoir obtenu des honneurs pour ses parents, il
viendra offrir un sacrifice dans cette pagode, vous permettrez à la mère
de voir un instant son fils; ensuite elle retournera dans le séjour des
âmes heureuses.» Il dit, et disparaît comme une vapeur légère.

Le religieux se prosterna au milieu de sa méditation pour recevoir les
ordres de Bouddha. Il quitte sa cellule mystérieuse, et parle ainsi à
ses disciples rassemblés: «Je vais descendre de la montagne, et voyager
dans l'empire; bientôt je reviendrai au milieu de vous. En attendant,
observez la règle dans toute sa pureté, et réprimez sévèrement les
écarts de votre coeur.» Ils promettent tous de suivre ses sages
instructions.

Fa-haï prend son vase d'or et son bâton sacré, et descend de la
montagne. Ensuite il s'élève sur un char de nuages qui le transporte au
couvent de Ling-în-sse, dans la ville de Tsien-tang.

Mais le temps s'écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs.
Mong-kiao venait d'atteindre l'âge d'un mois. Hân-wen fait préparer un
repas splendide pour traiter ses parents, qui doivent venir le visiter à
cette occasion. La nuit suivante, comme Blanche tenait Mong-kiao dans
ses bras, elle éprouve une commotion subite, et il lui semble que tout
son sang remonte vers son coeur. A peine a-t-elle eu recours aux sorts,
qu'elle reste frappée d'effroi, et son âme est prête à s'échapper.
«Petite Bleue, s'écrie-t-elle d'une voix gémissante, demain un grand
malheur viendra fondre sur moi: comment faire pour le détourner?

--Madame, répond la petite Bleue, vous possédez mille moyens d'échapper
aux dangers; qui vous empêche d'avoir recours à votre puissance magique?

--Hélas! lui dit Blanche en soupirant, je crains que mon heure ne soit
venue, et alors, il n'y a ni sacrifices, ni science magique qui puissent
me faire échapper à ma destinée.»

La petite Bleue fit de nouvelles instances à sa maîtresse. «Eh bien, lui
dit Blanche, va préparer dans le jardin une table chargée de parfums:
je consens à offrir un sacrifice pour conjurer les calamités qui me
menacent.»

La petite Bleue obéit, et se hâte de disposer tous les objets
nécessaires pour cette pieuse cérémonie. Blanche se baigna dans une eau
parfumée, changea ses vêtements, et se rendit dans le jardin, les
cheveux épars, et armée d'un glaive étincelant.

Elle prononce à voix basse des paroles sacrées, brûle des parfums, et
consume des étoffes brochées d'or. Le sacrifice achevé, elle revient
dans sa chambre avec sa servante.

    Le malheur et le bonheur ont été décrétés d'avance; ni les prières
      ni les sacrifices ne peuvent changer la volonté du ciel.

Le lendemain matin, tous les parents et les amis de Hân-wen vinrent le
féliciter. Il allait au-devant d'eux avec un visage épanoui, et les
conduisait dans la salle de réception. Pendant qu'il était tout occupé
de faire les honneurs de sa maison, il voit un vieillard vénérable qui
se tenait sur le seuil de la porte. Hân-wen ne l'a pas plus tôt regardé,
qu'il reconnaît Fa-haï, le supérieur du couvent de la Montagne-d'Or. Il
se hâte d'aller le recevoir, et l'introduit dans le salon.

Le religieux s'étant assis, adressa la parole à Hân-wen. «Monsieur, lui
dit-il, vous souvenez-vous des conseils que ce vieux prêtre vous donna
dans le couvent? Vous vous êtes encore laissé tromper par Blanche; mais
le jour de votre délivrance est arrivé. Je viens aujourd'hui pour
chasser cette Fée qui vous obsède.

--Mon père, lui répondit Hân-wen, peu m'importe qu'elle soit une Fée;
elle ne m'a jamais fait de mal, et de plus elle est remplie de sagesse
et de vertus; voilà pourquoi votre disciple n'a pu se résoudre à
l'abandonner. J'ose espérer, mon père, que vous approuverez ma conduite.

--Eh bien, lui dit le religieux, puisque vous persévérez dans votre
aveuglement, je vous abandonne tous deux à votre sort; mais, après un si
long voyage, je sens ma bouche desséchée; je vous prie de m'apporter une
tasse de thé.

--Nous en avons, lui répondit vivement Hân-wen.» Comme il se levait pour
entrer dans l'intérieur de la maison, le religieux le retint. «Je
crains, lui dit-il, que vos tasses à thé ne soient pas parfaitement
pures. J'ai apporté avec moi un vase qui est à mon usage; vous pouvez
aller me le remplir de thé.» Il dit, et lui remet le vase sacré.

Hân-wen ne se doutait pas de la puissance mystérieuse de ce vase; il se
contenta de dire en lui-même: Ce religieux est d'une propreté bien
recherchée. Aussitôt il prit le vase, et entra dans l'intérieur de la
maison.

En ce moment, Blanche était occupée à faire sa toilette. Quand elle vit
entrer Hân-wen, qui tenait dans sa main un objet tout brillant d'or,
elle eut envie de l'interroger. Mais, tout à coup, le vase s'échappe des
mains de Hân-wen et s'élève dans l'air; et, au même instant, des
milliers de nuages rouges enveloppent la tête de Blanche d'une auréole
de feu. Blanche se sent étreindre par le vase de Bouddha; elle palpite
d'effroi, et son âme est prête à s'échapper. Elle se jette à deux genoux
par terre, et supplie le religieux de lui faire grâce de la vie.

Hân-wen est frappé de terreur; il s'élance vers Blanche, la serre dans
ses bras, et s'efforce d'arracher le vase; mais il semble qu'il ait pris
racine sur son corps, et il ne peut le remuer de l'épaisseur d'un
cheveu.

Blanche verse deux ruisseaux de larmes. «Cher époux, lui dit-elle, j'ai
outragé la majesté du ciel! Voilà ma dernière heure qui arrive; il faut
que je me sépare de vous. Confiez mon fils Mong-kiao à ma belle-soeur,
afin qu'elle l'élève avec la tendresse d'une mère. Pour vous, ménagez
votre précieuse santé, et ne l'altérez pas en me pleurant.»

Hân-wen sent son âme se briser de douleur, et il ne peut retenir ses
soupirs et ses sanglots.

La petite Bleue ayant appris ce qui se passait, accourut dans la
chambre, et se jeta aux genoux de Blanche. «Madame, lui dit-elle en
pleurant, lorsque je vous ai engagée à offrir un sacrifice expiatoire,
j'espérais que vous pourriez détourner les calamités qui vous
menaçaient. J'ignorais qu'il était impossible d'échapper à sa destinée,
et que vous deviez tomber dans cet affreux malheur.» Elle dit, et verse
un torrent de larmes.

«Petite Bleue, lui dit Blanche d'une voix éplorée, je sais que je ne
pourrai échapper aujourd'hui au malheur qui me menace. Pendant plusieurs
années, tu as été ma fidèle compagne. Quoique j'eusse le rang de
maîtresse, et toi celui de servante, cependant je t'ai aimée comme ma
soeur. Mais aujourd'hui il faut que je te quitte; voilà ce qui me brise
le coeur! Ma belle-soeur pourra prendre soin de mon fils. Fais tes
préparatifs de départ, et retourne dans la grotte du Vent pur: ne te
laisse point séduire comme moi par les plaisirs du monde; c'est le seul
moyen d'échapper au malheur.»

En entendant ces paroles, la petite Bleue s'abandonne de nouveau aux
transports de sa douleur. Elle se lève ensuite, prend congé de Hân-wen,
et, montant sur un nuage enchanté, elle retourne dans la grotte du Vent
pur, afin de se perfectionner encore dans la vertu, et d'être appelée,
dans la suite des temps, au céleste séjour de Bouddha. Mais passons à un
autre sujet.

Kong-fou et Hiu-chi, sa femme, accoururent précipitamment dans la
chambre de Blanche, et, en la voyant, ils restèrent frappés de crainte
et de stupeur.

Blanche éleva la voix et prononça ces paroles, qu'interrompaient ses
larmes et ses sanglots: «Mon beau-frère, ma belle-soeur, et vous, mon
époux, écoutez l'histoire de ma vie. J'étais jadis la Couleuvre blanche,
qui habitait la grotte du Vent pur, sur la montagne de la ville Bleue.
Il y avait déjà bien des années que je pratiquais la vertu dans cette
grotte mystérieuse. Mais un jour que je me promenais au pied de la
montagne de Tsouï-'go, je m'endormis, et au milieu d'un songe, je repris
ma première forme. Un mendiant me ramassa et me porta au marché pour me
vendre. Hân-wen, qui passait par hasard en cet endroit, fut ému de pitié
en me voyant. Il m'acheta, et me reporta sur la montagne, où je
continuai à vivre en liberté. Je conservai dans mon coeur le souvenir de
ce bienfait, et comme je savais que le destin l'avait condamné à ne
point avoir d'héritiers dans cette vie, je suis descendue de la
montagne pour m'unir avec lui par les liens du mariage, et lui donner
des enfans qui pussent continuer la postérité de sa famille. J'ai voulu
par là lui témoigner ma reconnaissance. Voyant qu'il était sans fortune,
je lui fis présent d'une somme d'argent qui avait été enlevée dans le
trésor de la ville. Ce crime le fit exiler à Kou-sou. J'allai le trouver
dans cette ville avec ma servante, la petite Bleue, et je l'épousai
suivant les usages prescrits par les rites. Je composai des pilules
d'une vertu miraculeuse, et je fis prospérer la pharmacie de mon époux.
Quelque temps après, comme Hân-wen célébrait la fête appelée Touân-yang,
il me fit avaler de force une tasse de vin soufré, et je repris ma
première forme. Mais la vue de ma métamorphose le fit mourir de frayeur.
Après avoir échappé à la mort comme par miracle, j'allai sur la montagne
sacrée qu'habite le dieu qui gouverne le pôle austral, et j'obtins de
lui un rameau de la plante d'immortalité, avec lequel je ressuscitai mon
mari. Mais craignant qu'il ne découvrît que j'étais une fée, j'imaginai
un stratagème pour le tromper[38] et dissiper ses doutes. Du matin au
soir je partageai les soins de son commerce, et je contribuai
puissamment à la réputation de sa pharmacie. Quelque temps après, vint
l'anniversaire de la naissance du dieu Liu-tsou. Les médecins de la
ville, qui avaient formé le projet de perdre mon mari, le pressèrent de
présenter dans le temple des objets rares et précieux. Hân-wen se
désolait de n'en point avoir. Pour le tirer d'embarras, j'eus recours à
l'adresse de la petite Bleue, qui alla dérober dans le cabinet de
l'empereur les objets précieux dont il avait besoin. Hân-wen ayant étalé
ces mêmes objets dans le vestibule, le jour de sa naissance, des
officiers que l'empereur avait chargés de chercher les auteurs de ce
vol, se saisirent de Hân-wen, et le traînèrent devant le magistrat, afin
qu'il le punît suivant la rigueur des lois. Heureusement que le préfet
de Sou-tcheou, qui était rempli d'humanité, ne lui infligea qu'une
peine légère, et l'exila à Tchîn-kiang. Je recueillis avec la petite
Bleue tout l'argent que nous possédions, et j'allai le déposer entre les
mains de son beau-frère; ensuite je revins trouver mon mari dans la
ville de Tchîn-kiang. Je voulais par là le remercier des bienfaits que
j'avais reçus de lui dans ma vie précédente, et quoiqu'il m'ait
abandonnée plusieurs fois, je ne lui en ai témoigné ni haine ni colère.
Quelque temps après, mon mari étant allé visiter le temple de la
Montagne-d'Or, Fa-haï le fit rester dans son couvent. Guidée par mon
amour pour lui, j'allai le chercher dans le couvent avec la petite
Bleue. N'ayant pu y réussir, je voulus inonder la Montagne-d'Or, et, par
mon imprudence, je fis périr sous les flots tous les habitants de
Tchîn-kiang. J'ai commis un crime pour lequel il n'est point de pardon.
Je désirais attendre que mon fils Mong-kiao eût atteint l'âge d'un mois;
je serais retournée dans ma grotte pour me perfectionner encore dans
l'étude de la vertu, et racheter mes fautes passées. J'ignorais qu'il
est impossible d'échapper à sa destinée. Je supplie ma belle-soeur
d'élever mon fils Mong-kiao, et de lui tenir lieu de mère, en souvenir
des liens de parenté et d'affection qui nous unissaient, afin que, quand
il sera devenu grand, il puisse donner des héritiers à mon époux.
J'espère que l'étrangeté de son origine ne l'empêchera pas de prendre
soin de lui.»

En entendant le récit de Blanche, Kong-fou et sa femme sont remplis à la
fois d'étonnement et de tristesse.

«Ma soeur, lui dit Hiu-chi, nous ne pouvions avec nos yeux charnels,
apercevoir le caractère divin que votre fils porte sur son visage.
Désormais, il sera encore davantage l'objet de mes soins et de ma
tendresse; je vous en prie, ne vous inquiétez point sur son sort. Je ne
forme plus qu'un voeu, c'est que le Saint-homme, qu'anime la
bienveillance de Bouddha, prenne enfin pitié de vous, et qu'à l'aide de
son vase sacré, il vous transporte au séjour des âmes heureuses.

--Chère épouse, dit alors Hân-wen, allons ensemble dans le salon
supplier le ministre de Bouddha.

--Ma destinée est irrévocable, lui répondit Blanche; vos larmes et vos
prières ne serviraient de rien.»

Pendant que les deux époux s'entretenaient douloureusement ensemble,
sans pouvoir se détacher l'un de l'autre, leurs parents et leurs amis
qui se trouvaient en dehors de la chambre, s'émurent au bruit de ces
nouvelles, et s'enfuirent chacun de leur côté, laissant le religieux
tout seul au milieu du salon.

Après avoir attendu long-temps sans voir revenir Hân-wen, il frappa la
terre avec le bâton sacré qu'il tenait dans sa main. Au même instant, le
vase mystérieux se détacha de lui-même, et _Blanche disparut_.

Hân-wen s'abandonne à tous les transports de sa douleur; Hiu-chi est
muette de saisissement, elle pousse des sanglots et laisse couler
silencieusement ses larmes. Hân-wen prend à deux mains le vase sacré, et
jetant les yeux dans l'intérieur de la maison, il aperçoit une petite
couleuvre blanche qui était roulée au haut du bâton. Hân-wen étendit la
main pour la détacher, mais il ne put y réussir. Alors il entre dans le
salon en tenant le vase sacré, et arrivé devant le religieux, il se
prosterne à ses pieds: «Mon père, lui dit-il, ayez pitié de votre
disciple qui vient d'être séparé de ce qu'il avait de plus cher au
monde.»

Fa-haï le relève en lui présentant les deux mains. «Mon fils, lui dit-il
avec gravité, son destin était fixé par le ciel: ce vieux prêtre qui
vous parle, n'était que l'exécuteur des volontés de Bouddha. Eh bien,
puisque telle est l'affliction de votre coeur, venez avec moi près du
lac Si-hou; je lui ordonnerai de paraître pour que vous la voyiez encore
une dernière fois.»

Hân-wen remercia le religieux, qui prit le vase sacré, et se dirigea
avec lui vers la porte du nord.

Lorsqu'ils sont arrivés près du lac Si-hou, au pied de la pagode de
Louï-pong, Fa-haï élève le vase d'or, et prononce à voix basse des
paroles sacrées, puis il dit d'un ton impérieux: «Blanche, paraissez!»

A ces mots une lumière blanche s'élève du milieu du vase; elle se
condense et prend la forme de Blanche.

Hân-wen la serre dans ses bras et la presse sur son coeur, en l'arrosant
de ses larmes. Au moment où les deux époux se tenaient tendrement
enlacés, et confondaient leurs caresses et leurs soupirs, le religieux
s'écria d'une voix imposante: «Blanche, partez!»

Blanche se prosterne toute tremblante à ses pieds: «Mon père, lui
dit-elle, j'obéis; mais après cette séparation cruelle, j'ignore si plus
tard je pourrai sortir de ma prison.

--Partez! lui dit le religieux. Si vous pouvez épurer votre coeur et
vous perfectionner dans la science de la vertu; quand votre fils aura
acquis un nom illustre, et qu'il reviendra pour offrir un sacrifice dans
cette pagode, je briserai moi-même les liens qui vous enchaînent ici, et
je vous ferai passer dans le séjour des âmes heureuses. Mais si vous ne
purifiez pas votre coeur, si vous n'effacez pas vos fautes, le lac se
dessèchera, la pagode tombera en ruines, et vous ne pourrez sortir de
votre prison.

--J'obéirai aux ordres de Bouddha,» lui dit Blanche, en frappant la terre
de son front.

Le religieux lève son bâton et en frappe la pagode. Au même instant elle
s'éloigne, et du sein de la terre s'échappe une source impétueuse.
«Blanche, descendez!» s'écrie Fa-haï d'une voix imposante; et soudain
Blanche se précipite dans les flots qui coulent aux pieds de la pagode.
Il frappe une seconde fois la pagode de son bâton, et la pagode
obéissante, revient couvrir la place qu'elle occupait.

Le religieux, ayant exécuté la sentence de Bouddha, monta sur un char de
nuages et s'en retourna au couvent de la Montagne-d'Or. On peut dire
avec le poète:

    L'époux et l'épouse sont comme deux oiseaux d'une même forêt;
    quand le terme fatal est arrivé, ils s'envolent chacun de leur côté.

Hân-wen s'abandonna si vivement aux émotions de sa douleur, qu'on
craignit un instant pour ses jours. A la fin, il partit, et s'en
retourna lentement dans sa maison; mais la vue de Mong-kiao ne fit que
redoubler ses gémissements et ses larmes. Kong-fou et sa femme
s'efforcent de le consoler, et parviennent à calmer son affliction.

«Mon beau-frère et ma soeur, leur dit-il d'une voix forte, je connais
maintenant les vanités et les illusions du monde. Je désire aller au
couvent de la Montagne-d'Or. Je me ferai couper les cheveux, et
j'embrasserai la vie religieuse. Je vous confie Mong-kiao, afin que vous
lui teniez lieu de père et de mère. Si par la suite il peut arriver à
l'âge mûr, j'ai l'espoir qu'il donnera des descendants à ses ancêtres.
Je vous abandonne tout ce que je possède.»

A ces mots, il part, n'emportant que les habits dont il est revêtu et
quelques onces d'argent pour subvenir aux dépenses de son voyage. Déjà
il a quitté la maison, et se dirige promptement vers Tchîn-kiang, afin
d'aller embrasser la vie religieuse dans le couvent de la
Montagne-d'Or.

Kong-fou et Hiu-chi furent remplis de douleur, et versèrent des larmes
abondantes. Ils recueillent tous les objets dont ils venaient d'hériter,
et emportent Mong-kiao, qu'ils élevèrent avec plus de soins et de
tendresse que s'il eût été leur propre fils.

Mais le temps s'échappe avec la vitesse de la navette que lance une main
légère. Mong-kiao atteignit bientôt l'âge de dix ans. Il était doué de
tous les charmes de la jeunesse, et possédait en même temps l'aplomb et
la gravité de l'âge mûr. Kong-fou et Hiu-chi le regardaient comme leur
propre enfant. Ils l'envoyèrent aussitôt à l'école, où il se distinguait
par la finesse et la pénétration de son esprit. Il lui suffisait de lire
une fois sa leçon pour être en état de la réciter. Lorsqu'on
l'interrogeait, ses réponses coulaient comme de source. Au bout de trois
ans, il acquit une connaissance profonde des auteurs classiques et des
historiens. Sa rare intelligence lui avait gagné l'estime et l'amitié de
son maître. Ses compagnons d'étude en conçurent de la haine et de la
jalousie, et ils ne cessaient de lui chercher querelle; mais Mong-kiao
n'y faisait nulle attention. Un jour que le maître était absent, ses
camarades se mirent à rire et à jaser sur son compte. «Son nom de
famille n'est pas Ki[39], dit l'un d'eux; il s'appelle Pé (Blanc).--Sa
mère était une fée, dit un autre. J'ai entendu dire qu'un religieux l'a
prise et l'a exterminée.--C'est le fils d'une Couleuvre, ajouta un
troisième; il n'a pas le droit de se comparer à nous. Dès ce moment,
nous devons rompre toute relation avec lui.»

Quelques-uns de ces propos frappèrent les oreilles de Mong-kiao, qui
entra en colère, et s'en retourna aussitôt chez ses parents. Quand il
fut arrivé à la maison, il appela sa mère, et la pria de lui ouvrir la
porte.

Hiu-chi, entendant la voix de Mong-kiao, alla promptement le recevoir.
«Mon fils, lui dit-elle, pourquoi avez-vous quitté si tôt l'école?»

Mong-kiao suit Hiu-chi dans l'intérieur de la maison, puis il se jette
à genoux devant elle. «Ma mère, s'écria-t-il en fondant en larmes, si
votre fils vous a offensée par quelque parole, daignez lui pardonner
d'avoir manqué aux devoirs de la piété filiale.

--Mon fils, lui dit Hiu-chi avec émotion, pourquoi tenir un tel langage?

--Ma mère, répond Mong-kiao en sanglotant, aujourd'hui, pendant que le
maître était absent, mes camarades ont dit entre eux que je n'étais pas
votre fils, et que je devais le jour à une fée! Je vous en supplie, ma
mère, veuillez éclairer votre fils.»

A ces mots, Hiu-chi reste quelque temps interdite, et ne peut retenir
ses larmes. «Mon enfant, lui dit-elle, vous voulez connaître le secret
de votre naissance: si je ne vous l'apprends pas, vous ne saurez jamais
qui étaient votre père et votre mère; mais ce récit réveillera dans mon
âme de bien tristes souvenirs!» A ces mots, elle lui raconta toute la
vie de Hân-wen et de Blanche, et lui dépeignit le rôle auguste et
terrible de Fa-haï.

Mong-kiao poussa des cris de douleur, et tomba par terre sans
connaissance et sans mouvement.

Hiu-chi le pressa dans ses bras en fondant en larmes, et s'efforça de
rappeler l'usage de ses sens.

Mong-kiao revient enfin de l'abattement dans lequel il était plongé. «Ma
mère[40], lui dit-il d'une voix éplorée, vous m'avez élevé avec
tendresse, et mon père m'a instruit par ses bienveillantes leçons.
Maintenant que je suis devenu grand, je songe avec amertume que je ne
pourrais, même par le sacrifice de ma vie, vous témoigner toute ma
reconnaissance. Mais, hélas! j'ai l'âme brisée par les malheurs de mon
père et de ma mère! Si du moins je pouvais les voir une seule fois, je
mourrais sans regret!

--Mon enfant, lui dit Hiu-chi, il ne faut pas vous abandonner ainsi à
la douleur. J'ai entendu dire jadis, d'après la prédiction d'un
religieux, que si un jour vous revenez à Tsien-tang, après avoir été
inscrit sur la liste d'Or[41] et avoir obtenu des honneurs pour vos
parents, vous aurez le bonheur de revoir votre mère. Vous devez, mon
enfant, tourner tous vos efforts vers les succès littéraires: peut-être
que cette heureuse prédiction pourra se réaliser.»

En entendant ces paroles, Mong-kiao passe de la tristesse à la joie;
mais il n'ose encore s'abandonner à l'espoir de revoir sa mère.

Depuis ce moment, il songeait jour et nuit à son père et à sa mère, et
telle était sa triste préoccupation, qu'il en perdit même le goût de
l'étude. Peu à peu sa figure devint pâle et décharnée, son corps
maigrit, et il tomba dans une maladie de consomption qui empirait à
chaque instant. Le jour et la nuit, il appelait son père et sa mère avec
l'accent du désespoir: on eût cru qu'il avait perdu la raison.

Kong-fou et Hiu-chi ne savaient plus quel parti prendre. Ils appelèrent
d'habiles médecins, ils invoquèrent les dieux; mais ce fut en vain.
Lorsque Kong-fou se trouvait seul avec elle, il lui adressait d'amers
reproches. «Vous autres femmes, lui disait-il, vous êtes vraiment
dépourvues de sens et de jugement. Il ne fallait pas lui révéler le
secret de sa naissance. C'est votre imprudence qui est cause de son
affliction profonde et de sa maladie. S'il arrive un malheur, vous aurez
à vous reprocher la perte de votre jeune frère, et vous aurez rendu
inutiles toutes les peines que nous avons prises pour l'élever.»

Hiu-chi ne répondait que par ses larmes et ses sanglots. Mong-kiao
continuait à appeler jour et nuit son père et sa mère avec une
persévérance qui semblait tenir de la folie. Kong-fou et sa femme
avaient épuisé, pour le guérir, tous les moyens que pouvait suggérer
leur tendre affection. Attachés jour et nuit à son chevet, ils ne
savaient plus que pleurer et gémir.

Mais laissons un instant Mong-kiao, et passons à un autre sujet. Un
jour le Bouddha compatissant de la mer du Midi, se promenait dans le
bois de bamboux violets; il rencontra par hasard le dieu Kouân-în. «Je
suis ravi de vous voir, lui dit-il; le génie de l'astre Wen-sing est
maintenant affligé d'une maladie qu'aucuns remèdes humains ne peuvent
guérir. Je veux vous prier d'aller lui sauver la vie.»

Kouân-în obéit. Il sort aussitôt du bois de bamboux violets, s'élève sur
un nuage brillant, et se transporte en un clin d'oeil aux bords du lac
Si-hou. Il se métamorphose, et prend la forme et le costume d'un
mendiant de la secte des Tao-ssé. Il arriva bientôt à la porte de
Kong-fou, et se mit à demander l'aumône.

En ce moment Kong-fou était dans le vestibule, ne songeant qu'à son
neveu, dont la maladie l'accablait de tristesse. Ayant entendu la voix
du religieux qui demandait l'aumône, il sortit dehors, et aperçut un
Tao-ssé, revêtu du costume de sa secte. Il avait un bâton à la main et
des sandales de paille aux pieds, et son visage était empreint d'un
caractère noble et élevé. Kong-fou va au-devant de lui, et se hâte de
l'introduire dans le salon. «Mon père, lui dit-il après lui avoir
présenté ses hommages et l'avoir fait asseoir, quelle est la montagne
céleste où se trouve votre cellule vénérée? Veuillez, je vous en
supplie, satisfaire à ma demande.

--Ce pauvre Tao-ssé, lui répondit le dieu, a embrassé la vie religieuse
dès son enfance. J'ai habité long-temps un couvent de l'Inde, où je
rencontrai un homme extraordinaire qui me transmit des recettes divines,
et m'apprit à composer des pilules d'une vertu miraculeuse. Je parcours
l'empire pour soulager les maux du genre humain. Étant arrivé depuis peu
dans votre noble pays, je suis venu aujourd'hui à votre illustre maison
pour vous demander une aumône.»

En entendant ces paroles, Kong-fou est transporté de joie. «Mon père,
lui dit-il, le fils de votre disciple a une maladie qui tient du délire,
et il ne cesse de crier et d'appeler jour et nuit; jusqu'ici, les
ressources de la médecine ont été impuissantes. Je suis heureux, mon
père, d'apprendre que vous possédez des recettes divines; mais j'ignore
si vous daignerez le sauver.

--Mon enfant, lui dit le dieu en souriant, l'unique but de ce pauvre
Tao-ssé est d'être utile aux hommes et de les soulager. Puisque le noble
fils de mon bienfaiteur est affligé d'une grave maladie, je me ferai un
devoir d'employer tous mes soins pour le guérir.»

Kong-fou fut ravi de cette promesse. Il se lève, et invite le dieu à
entrer dans la chambre du malade.

«Ce n'est rien, lui dit le dieu; la maladie de votre noble fils vient
d'une des sept affections de l'homme (la douleur), qui, portée à
l'excès, a égaré son esprit et sa raison. J'ai une pilule d'une vertu
miraculeuse: vous la ferez prendre à votre noble fils dans une tasse de
bouillon; je vous promets qu'il sera guéri sur-le-champ.»

En disant ces mots, il délie son sac et prend la pilule miraculeuse,
qu'il présente à Kong-fou. Celui-ci reçoit la pilule des deux mains, et
témoigne au religieux la reconnaissance dont il est pénétré. Puis il la
remet à Hiu-chi; et, quittant avec le dieu la chambre du malade, il va
s'asseoir près de lui dans la salle de réception, pendant qu'on prépare
le repas qu'il veut lui offrir.

Après avoir mangé, Kouân-în fit ses adieux à Kong-fou et s'en retourna
vers la mer du Midi, pour rendre compte à Fo (Bouddha) de sa commission.

Hiu-chi fit dissoudre la pilule; puis elle souleva Mong-kiao, et lui fit
avaler la potion prescrite.

En moins d'un instant, Mong-kiao se sentit soulagé; sa figure reprit un
air de santé et de fraîcheur, et il se trouva presque guéri.

Kong-fou et sa femme ne se possédaient pas de joie. «Cher enfant, lui
dirent-ils, tout-à-l'heure vous étiez affligé d'une maladie grave qui
vous avait fait perdre l'usage de la raison; toutes les ressources de la
médecine avaient été inutiles. Mais heureusement que le ciel nous a
envoyé aujourd'hui un saint homme, qui vous a sauvé la vie. Sans lui,
nous serions morts de douleur. Dès ce moment, tâchez de ne plus vous
abandonner à la tristesse et aux pleurs.»

Mong-kiao inclina la tête en signe d'assentiment. Peu à peu il recouvra
sa première santé. Kong-fou pria un maître d'un profond savoir, de venir
lui donner dans sa maison, des leçons particulières. Mong-kiao avait
entendu dire à sa tante, que s'il obtenait des succès dans les lettres,
il verrait un jour sa mère. Encouragé par ce doux espoir, il éloigna de
son esprit les pensées douloureuses qui avaient causé sa maladie, et se
livra à l'étude avec une ardeur infatigable. Au bout de quelques années,
il acquit une érudition précoce qui faisait l'admiration de tout le
monde.

Bientôt arriva l'examen annuel du premier degré littéraire. Mong-kiao se
présenta au concours, et obtint le premier rang sur la liste des
Sieou-tsaï[42]. Quand cette nouvelle parvint chez ses parents, Kong-fou
et Hiu-chi furent transportés de joie.

Pendant plusieurs jours, il fut obligé de faire des visites en habits de
cérémonie, et reçut les félicitations de tous ses amis. Mais le temps
s'échappe avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Le concours
d'automne[43] approchait; Mong-kiao fit ses préparatifs de départ, et se
rendit ensuite dans la capitale de sa province, pour obtenir le grade de
Kiu-jîn. Lorsque le concours fut terminé, et qu'on eut proclamé la liste
des candidats qui avaient réussi dans leurs trois compositions,
Mong-kiao se trouva le premier des licenciés, et obtint en conséquence
le titre de Kiaï-youân[44].

A cette nouvelle, Mong-kiao fut au comble de la joie. Quand il eut
assisté au repas appelé _Lou-ming-yen_[45], il alla saluer les
examinateurs du concours, qui ne manquèrent pas de le féliciter des
succès honorables qu'il venait d'obtenir.

Après s'être acquitté des devoirs que lui imposaient l'étiquette et les
convenances, il s'en retourna chez ses parents.

Nous n'avons pas besoin de dire que pendant plusieurs jours, une foule
de parents et d'amis vinrent le voir et lui offrir leurs compliments. En
entrant chez lui, Mong-kiao alla saluer Kong-fou et Hiu-chi, qui furent
transportés de joie.

«Cher neveu, lui dit Hiu-chi, que je suis heureuse de vous voir revenir
aujourd'hui avec un titre littéraire aussi distingué! Nous sommes bien
récompensés des peines que nous avons prises pendant dix ans pour votre
éducation. Je ne forme plus qu'un voeu, c'est que vous puissiez cueillir
la branche d'olivier[46], et qu'après avoir obtenu des honneurs[47] pour
vos parents, vous reveniez offrir un sacrifice à votre mère dans la
pagode de Louï-pong[48]. Vous pourrez ainsi la remercier de vous avoir
donné le jour. Mais il y a une circonstance importante que vous ignorez.
Votre père et votre mère vous ont jadis fiancé, avant le moment de votre
naissance, avec la fille que je portais dans mon sein. J'ai encore les
présents qu'ils m'ont donnés comme gage de leur promesse. Aussitôt que
j'eus mis au monde votre cousine Pi-liên, nos deux familles
sanctionnèrent ce mariage, suivant les usages prescrits. Depuis que
votre mère nous a quittés, vous êtes resté dans notre maison, et vous
vous êtes donné le nom de frère et de soeur. Maintenant votre cousine
est en âge de se marier, et elle n'attend plus que le moment où cette
union pourra se réaliser. Mais j'ignore, cher neveu, quelles sont vos
dispositions.

--Mon oncle et ma tante, répondit Mong-kiao, depuis mon enfance vous
m'avez élevé avec tendresse; et quand je sacrifierais ma vie pour vous,
je ne pourrais vous payer dignement de tous vos bienfaits. Si j'ai été
assez heureux pour obtenir quelques succès dans les lettres, je les dois
uniquement aux soins que vous avez pris de mon éducation. Si le ciel me
favorise, et que je puisse ajouter encore à la faible réputation que
j'ai acquise, je ne manquerai pas de demander à Sa Majesté des titres et
des honneurs qui puissent vous récompenser des sacrifices que vous avez
faits pour moi. Quant à mon mariage avec ma cousine, je vous prie de
vouloir bien en régler toutes les dispositions. Puisque vous ne me jugez
pas trop indigne d'elle, je me soumets d'avance à vos volontés; mais je
vous prie d'attendre la fin du concours de printemps. Je choisirai
ensuite un jour heureux pour accomplir cette union, qui est l'objet de
toutes mes espérances.

--Cher neveu, lui dit Kong-fou en faisant un mouvement de tête,
j'approuve entièrement l'idée que vous venez d'exprimer.»

Pi-liên fut remplie d'une joie secrète en apprenant cette nouvelle dans
son appartement retiré.

Mong-kiao fit ses préparatifs, et se disposa à aller à la capitale pour
subir son troisième examen, et obtenir le grade de docteur.

Kong-fou lui offrit le repas du départ; et Hiu-chi lui adressa, en le
quittant, de sages conseils et de tendres recommandations, qu'il promit
de suivre fidèlement.

Kong-fou chargea un vieillard, qui avait toute sa confiance,
d'accompagner son neveu dans la capitale.

Depuis ce départ, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être
racontés. Mong-kiao l'emporte sur tous ses concurrents, et voit
inscrire son nom sur la liste d'or.

Si vous désirez connaître la fin de cette histoire, lisez le chapitre
treizième.


NOTES:

[37] Voyez page 5, ligne 5.

[38] Voyez page 127.

[39] Son oncle, qui le faisait passer pour son fils, s'appelait
_Ki-kong-fou_.

[40] Dans ce passage, les mots _ma mère_ et _mon père_ désignent la
tante et l'oncle de Mong-kiao. Plus bas, ils doivent se prendre dans
leur véritable acception.

[41] La liste des docteurs.

[42] Le mot _Sieou-tsaï_ signifie talent en fleurs; il s'applique à ceux
qui ont obtenu le premier degré littéraire, qui répond à peu près au
titre de Bachelier.

[43] L'examen de province appelé Hiang-chi, pour obtenir le second degré
littéraire, ou le grade de Kiu-jîn. Il répond à celui de Licencié.

[44] On appelle ainsi le premier de ceux qui obtiennent le grade de
Kiu-jîn, qui est le plus élevé auquel on puisse parvenir dans le
concours de province.

[45] Le repas du _Chant du cerf_, c'est-à-dire dans lequel on chante
l'ode du Chi-king, ou livre des Vers (part. I, chap. 1, od. 1), qui
commence par ces mots: _yeou-yeou lou-ming_, «le cerf fait entendre sa
voix.» On offre ce repas à ceux qui viennent d'obtenir le grade de
Kiu-jîn, ou de Licencié. L'examinateur en chef et le vice-gouverneur
président à cette cérémonie, à laquelle assistent les principaux
fonctionnaires civils de la province.

[46] Cueillir la branche de l'_olea fragrans_, c'est-à-dire obtenir le
grade de docteur.

[47] Plus haut (page 115, ligne 12), c'est ainsi qu'il faut lire, au
lieu de: _honneurs posthumes_.

[48] Le lecteur n'a pas oublié la prédiction du religieux Fa-haï,
lorsqu'il ensevelit Blanche sous la pagode de Louï-pong. Voy. page 315.



CHAPITRE XIII.

ARGUMENT.

    Hân-wen est inscrit sur la liste d'or, et son nom est proclamé dans
      les rues de la capitale.

    Il forme un heureux mariage qui réunit deux familles.


    Des nuages d'un heureux augure entourent le palais de l'empereur.

    Des parfums délicieux pénètrent dans le vestibule rouge.

    Un décret suprême descend du neuvième ciel.[49]

    Il[50] va à la pagode de Louï-pong, et se voit élevé au séjour des
      dieux.


MONG-KIAO ayant fait ses adieux à son oncle et à sa tante, partit pour
la capitale, où il désirait obtenir le grade de Tsîn-ssé[51]. Dès qu'il
fut arrivé, il choisit un hôtel, où il continua ses travaux littéraires
en attendant l'époque du concours. Au jour marqué, il entra avec ses
rivaux dans la salle des examens. Il acheva ses trois compositions[52],
dont l'élégance et l'éclat ne pouvaient se comparer qu'à une riche
broderie, ou à un réseau formé de perles et de pierres précieuses.
Quelques jours après, on publia avec solennité la liste des docteurs:
Mong-kiao occupait le premier rang.

Quand cette nouvelle parvint à son hôtel, il fut transporté de joie; et
à peine le messager fut-il parti, que tous les employés[53] du concours
vinrent lui rendre visite et lui présenter leurs félicitations.
Mong-kiao les reçut en habits de cérémonie, et se rendit ensuite au
banquet que l'empereur offre aux nouveaux docteurs. Il salua le
président, et partagea avec ses collègues tous les plaisirs de cette
fête. Bientôt vint l'examen appelé Tiên-chi[54], dans lequel l'empereur
pose lui-même des questions d'économie politique. Tous les magistrats se
tenaient debout, et deux cents Tsîn-ssé (docteurs) étaient prosternés
sur les dalles rouges.

Quand on proclama les trois premiers docteurs[55], Mong-kiao s'entendit
donner le titre de Tchoang-youân. On nomma ensuite les deux docteurs qui
avaient obtenu le titre de Pang-yân et de Tân-hoa.

Ils burent chacun trois tasses de vin, qui leur fut offert au nom de
l'empereur; ensuite on orna leurs cheveux de fleurs, et on suspendit au
haut d'un étendard, l'ordre impérial qui leur accordait la faveur
d'être promenés en pompe dans toute la ville[56]. Pendant trois jours,
ils furent entourés d'honneurs et comblés de félicitations. Tous les
habitants de la capitale accoururent en foule pour contempler leur
brillant cortége, et ils ne purent s'empêcher de faire éclater leur
admiration en voyant la jeunesse et la beauté du Tchoang-youân[57].

Quand cette cérémonie fut achevée, les trois docteurs allèrent au palais
pour remercier l'empereur du titre qu'il leur avait accordé.

Quelque temps après, Mong-kiao fut nommé membre de l'Académie des
Hân-lîn, et reçut la charge de Sieou-tchân[58]. A peine fut-il entré en
fonctions qu'il rédigea un placet, où il exposa succinctement
l'histoire de son père et de sa mère, et son séjour dans la maison de
Ki-kong-fou, qui avait pris soin de son éducation. A la cinquième
veille, il fut admis dans la salle d'audience. Aussitôt que l'empereur
fut entré, et qu'il eut été salué par les acclamations unanimes de tous
les magistrats, Mong-kiao se prosterna au bas des degrés d'or, et
prononça ces paroles: «Votre humble sujet, Hiu-mong-kiao, nouvellement
élevé au grade de Tchoang-youân, demande la faveur de présenter un
placet à Votre Majesté.

--Quel est l'objet de ce placet?» lui demanda l'empereur.

Mong-kiao ayant remis son placet sur la table du dragon[59], l'empereur
l'ouvrit, et le lut en entier avec une grande attention. Ce placet était
ainsi conçu:

    _Le nouveau Tchoang-youân, membre de l'Académie des Hân-lin_,

      _votre sujet_

    _Hiu-mong-kiao, a l'honneur d'exposer, depuis l'origine, les
    malheurs de son père et de sa mère. Il supplie_

  VOTRE MAJESTÉ

    _de daigner l'écouter, et d'accorder des honneurs à ses parents._

      _votre sujet_

    _a toujours entendu dire que le prince ne fait qu'un corps avec son
    peuple; qu'il regarde ses sujets comme ses propres enfants, et qu'il
    se plaît à exaucer les voeux que forme leur piété filiale. Le père
    de_

      _votre sujet_

    _Hiu-siên, ayant perdu ses parents dès sa plus tendre enfance,
    demeura dans la maison de sa soeur aînée, qui prit soin de l'élever.
    La mère de_

      _votre sujet_,

    _Blanche, cultivait la vertu sur la Montagne-Bleue, dans la grotte
    du Vent-pur, où elle avait fixé son séjour. Ils se rencontrèrent sur
    le lac Si-hou, et ayant conçu l'un pour l'autre une affection
    semblable à celle du phénix et de sa compagne, ils se donnèrent une
    promesse de mariage. Après avoir vécu pendant cinq ans comme de
    tendres époux, ils se sont vus séparer l'un de l'autre. Lorsque_

      _votre sujet_

    _eut atteint l'âge d'un mois, sa mère eut le malheur d'être
    ensevelie sous une pagode. Comme_

      _votre sujet_

    _avait perdu son père, et qu'il se trouvait sans asile et sans
    appui, sa tante Hiu-chi eut pitié de son délaissement et de sa
    faiblesse, et l'éleva elle-même avec la tendresse d'une mère; elle
    fit même de grands sacrifices pour payer les frais de son
    instruction. Enfin elle lui a promis de lui donner sa fille en
    mariage._

  VOTRE MAJESTÉ

    _a comblé de bienfaits cet indigne Hân-lîn; mais, hélas! son père et
    sa mère n'ont encore obtenu aucun honneur, aucune dignité! Quand un
    homme ne s'est point acquitté de ses devoirs de fils, il est à
    craindre qu'il ne manque à ceux de sujet. Je supplie humblement_

  VOTRE MAJESTÉ

    _d'accorder à mon père et à ma mère de brillantes distinctions, et
    de me permettre de retourner dans mon pays natal pour offrir un
    sacrifice funèbre à mes parents. Je pourrai ainsi accomplir les
    devoirs d'un fils, et je serai moins indigne de LA servir comme
    sujet._

  _Requête respectueuse._

L'empereur ayant lu ce placet, un sourire de joie brilla sur sa figure
majestueuse. «Puisque vos parents ont éprouvé de si grands malheurs,
dit-il à Mong-kiao, j'accorde avec plaisir, à votre père, le titre
de Tchong-ki-tiên-hio-ssé[60]; à votre mère, le titre de
Tsié-i-tiên-siên-fou-jîn[61]; à votre oncle Ki-kong-fou, qui vous a
instruit avec succès, le titre de Tchong-i-lang[62]; et à votre tante
Hiu-chi, qui vous a élevé comme une tendre mère, le titre de
Hién-cho-i-jîn[63]. Je vous accorde un congé d'un an pour retourner dans
votre pays natal, offrir un sacrifice à vos parents, et réaliser votre
projet de mariage. Vous reviendrez ensuite à la cour pour reprendre vos
fonctions.»

  _Respectez cet ordre._

Mong-kiao remercia l'empereur, et sortit du palais par la porte appelée
Wou-men. Il se hâta de faire ses adieux à ses collègues, disposa tout ce
qui était nécessaire pour son voyage, et partit sur un char élégant qui
lui était destiné. Il fut fêté sur toute la route, et les officiers
civils et militaires des villes qu'il traversait vinrent le recevoir
avec solennité, et le comblèrent de marques de respect. En passant par
Tchîn-kiang, il ne put s'empêcher de songer aux événements qui s'y
étaient passés. Il ordonna aussitôt aux personnes de sa suite de
s'arrêter avec son équipage dans une hôtellerie. Il prit le costume de
bachelier, et se dirigea avec deux domestiques vers le couvent de la
Montagne-d'Or. Dès qu'il y fut arrivé, il ne s'arrêta pas à admirer les
merveilles qui s'y déploient de toutes parts; il alla droit au
sanctuaire du temple pour brûler des parfums et saluer la statue de
Bouddha. Il entra ensuite dans une chapelle où il trouva un vénérable
religieux qui l'invita à passer dans le couvent.

Quand ils se furent assis à la place marquée par les rites, et qu'un
novice leur eut servi le thé, le docteur prit la parole. «Mon père,
dit-il au religieux, est-ce vous qui êtes le vénérable Fa-haï?

--Fa-haï est le supérieur de ce couvent, lui répondit-il; maintenant il
voyage dans l'empire.

--Mon père, lui dit le docteur, quel est votre nom de religion? quel est
le nom honorable que vous portiez dans le monde? pourquoi avez-vous
embrassé la vie religieuse? Je vous supplie de satisfaire ma juste
curiosité.

--Mon obscur nom de religion est Tao-tsong, lui répondit-il; mon nom
séculier est Hiu; mon surnom, Siên; et mon nom honorifique, Hân-wen. Je
suis originaire de la ville de Tsiên-tang.» Ensuite il lui raconta son
séjour dans la maison de Ki-kong-fou, sa rencontre et son mariage avec
Blanche, son double exil, l'inondation de la ville Tchîn-kiang, son
retour à Tsiên-tang, la naissance de son fils Mong-kiao, qu'il avait
fiancé avec sa nièce lorsqu'ils étaient encore tous deux dans le sein de
leur mère, et lui dépeignit le rôle terrible de Fa-haï, qui, lorsque son
fils eut atteint l'âge d'un mois, ensevelit Blanche sous la pagode de
Louï-pong. «J'ai reconnu, ajouta-t-il, les vanités et la corruption du
monde; pour m'y soustraire, je me suis fait couper les cheveux dans le
couvent de la Montagne-d'Or, et il y a déjà plusieurs dizaines d'années
que je cultive ici la vertu sous la direction du vénérable Fa-haï. J'ai
confié mon fils à ma soeur aînée; j'ignore s'il est encore du monde.»

A peine le religieux eut-il achevé de parler que le docteur se jeta à
ses pieds en versant des larmes abondantes. «Mon père, s'écria-t-il, je
suis Hiu-mong-kiao, votre fils indigne.»

Hân-wen est rempli d'étonnement. Il examine attentivement le jeune
homme, et le relevant avec bonté: «Sage lettré, lui dit-il en souriant,
vous vous trompez.

--Je ne me trompe point, lui répondit Mong-kiao.» Il lui raconta alors
qu'ayant été l'objet des railleries de ses camarades d'école, il était
venu s'en plaindre à sa tante, qui lui avait appris l'histoire de ses
parents. «A force de pleurer et de gémir en songeant à mon père et à ma
mère, ajouta-t-il, je tombai malade. A peine fus-je guéri que je me
livrai à l'étude avec ardeur, et j'obtins bientôt le titre
Kiaï-youân[64]. J'allai à la capitale afin de concourir pour le
doctorat, et grâce à la bienveillance de l'empereur, je reçus le titre
de Tchoang-youân[65]. Sa Majesté a mis le comble à ses bienfaits en
accordant des honneurs à mon père et à ma mère. Comme je passais par
Tchîn-kiang, je suis venu au couvent de la Montagne-d'Or pour rendre
visite à mon père, le ramener avec moi dans la ville de Tsiên-tang, et
lui procurer une existence honorable, afin de remplir autant qu'il est
en moi les devoirs de la piété filiale.»

En entendant ces paroles, Hân-wen éprouva en même temps un sentiment de
douleur et de joie. «Mon enfant, s'écria-t-il, d'après votre récit, je
reconnais que je suis votre père. Je suis heureux de voir que le ciel a
daigné prendre pitié de vous, en permettant que votre nom fût inscrit
sur la liste d'or[66]. Mais, hélas! votre mère a été ensevelie sous la
pagode de Louï-pong! Cette pensée me poursuit et me tourmente jour et
nuit.» Il dit, et ses yeux se baignèrent de larmes.

«Mon père, lui dit Mong-kiao en pleurant, cessez de vous abandonner
ainsi à la douleur. J'ai obtenu des honneurs pour ma mère, et je vais
lui offrir un sacrifice à la pagode. J'ose espérer que vous voudrez bien
descendre de la montagne et accompagner votre fils.

--Mon enfant, lui répond Hân-wen, votre père a embrassé la vie
religieuse; il désirerait ne point fouler de nouveau la poussière d'un
monde corrompu. Cependant, touché de votre piété filiale et de vos
instantes prières, je consens à aller avec vous offrir un sacrifice à
votre mère. Je reviendrai ensuite sur la Montagne-d'Or.» Le docteur fut
transporté de joie.

Tous les religieux du couvent, ayant appris que Mong-kiao était le
Tchoang-youân[67] de la nouvelle promotion, et que Tao-tsong était son
père, ils furent remplis d'étonnement et de joie. Ils mettent à la hâte
leur tunique et leur bonnet, et accourent en foule dans la salle du
couvent.

«Seigneur, disent-ils à Mong-kiao en se prosternant à ses pieds, nous
ignorions que son Excellence le Tchoang-youân avait daigné visiter notre
obscur couvent. Nous avons manqué de venir le recevoir et lui rendre
hommage; nous méritons la mort! nous méritons la mort!»

Le docteur les releva l'un après l'autre. «Mes pères, leur dit-il en
souriant, pourquoi tenir un tel langage? Vous avez daigné accueillir
Hân-wen dans votre précieux couvent; cet humble lettré en conservera une
reconnaissance éternelle.

--Mes frères, leur dit à son tour Hân-wen, je ne puis souffrir que vous
vous abaissiez ainsi devant mon fils.»

Les religieux étaient transportés de joie, et ne pouvaient se lasser de
louer et d'exalter les talents du Tchoang-youân.

Hân-wen ayant fait connaître aux religieux les bienfaits dont l'empereur
l'avait comblé, ils croisèrent les mains sur leur poitrine en signe de
respect, et le comblèrent de félicitations.

Le docteur ordonna à un de ses domestiques d'offrir aux religieux vingt
onces d'argent[68] pour acheter des parfums.

«Monsieur le docteur, lui dirent-ils, nous ne pouvons recevoir un si
riche présent.»

Le docteur les ayant priés avec instance d'accepter cet argent, ils
n'osèrent persister dans leur refus. Il invita ensuite son père à
quitter avec lui le couvent de la Montagne-d'Or. Les religieux les
reconduisirent jusqu'au dehors de la porte.

Revenons maintenant à Ki-kong-fou. Aussitôt que le messager du concours
lui eut annoncé que Mong-kiao avait obtenu le titre de Tchoang-youân,
sa maison se remplit bientôt de musiciens dont les accords bruyants
ébranlaient le ciel et la terre. Ses parents et ses amis accoururent en
foule, et la rue fut encombrée en un instant des chevaux et des voitures
des visiteurs. Tous les magistrats de la ville vinrent aussi lui offrir
leurs félicitations.

Kong-fou et Hiu-chi étaient heureux comme s'ils fussent montés au ciel,
et faisaient éclater leurs transports de joie. Nous n'avons pas besoin
de dire que Pi-liên[69] partageait toute l'allégresse de ses parents.

Lorsque Kong-fou eut appris ensuite que le docteur avait obtenu un congé
pour offrir des sacrifices à ses ancêtres, et accomplir son projet de
mariage, il décora sa maison avec magnificence, et fit tous les
préparatifs nécessaires en l'attendant.

Le char du Tchoang-youân ne tarda pas à arriver. Tous les magistrats
sortirent de la ville pour aller au-devant de lui. Ils le conduisirent
en pompe dans sa maison, où il fut reçu au son des instruments de
musique, et avec de joyeuses acclamations.

Le docteur salua son oncle et sa tante, qui sentirent redoubler leur
joie en voyant que Hân-wen était revenu avec lui. Mong-kiao leur raconta
tous les détails de la visite qu'il avait faite au couvent de la
Montagne-d'Or, pour voir son père et le ramener auprès de ses parents.

Quand Hân-wen se trouva en présence de son beau-frère et de sa soeur,
ils s'embrassèrent tendrement et versèrent des larmes de joie.

Toute la famille se trouvant réunie, ils préparèrent un grand festin
pour célébrer ce bonheur inespéré. Mais comme Hân-wen voulait observer
fidèlement la règle de son ordre, on lui servit à part plusieurs plats
de végétaux. Les convives burent jusqu'au milieu de la nuit.

Le lendemain le docteur se leva dès l'aurore, prit avec lui plusieurs
domestiques, et, sortant par la porte de l'ouest, il alla offrir un
sacrifice funèbre sur les tombes de ses aïeux. Quand il fut de retour,
on le pria de montrer l'ordre impérial qui conférait des titres et des
dignités à ses parents.

Hân-wen, Kong-fou et Hiu-chi se revêtirent d'habits de cérémonie, et se
prosternèrent du côté du palais pour remercier l'empereur de ses
bienfaits.

Le docteur les pria ensuite d'acheter des présents funèbres, et de venir
avec lui offrir un sacrifice à la pagode de Louï-pong, sur les bords du
lac Si-hou.

Dès qu'ils furent arrivés, ils rangèrent sur une table les offrandes
prescrites. Le docteur se mit à genoux, et quand il eut lu le décret
impérial qui accordait à sa mère des honneurs posthumes, il poussa des
cris lugubres, et resta quelque temps absorbé dans sa douleur.

Hân-wen ne put résister aux émotions de son coeur; il embrassa Kong-fou
et Hiu-chi dans une attitude morne et silencieuse, et ils confondirent
ensemble leurs soupirs et leurs larmes. Mais tout à coup ils
aperçoivent le vénérable Fa-haï, qui descendait du milieu des airs.
«Illustre docteur, s'écria-t-il d'un ton inspiré, quel bonheur pour moi
de voir que vous êtes revenu aujourd'hui pour sacrifier à la pagode! Ce
vieux prêtre vient aussi en ce moment pour accomplir une grande oeuvre.»

En voyant le religieux, ils sont transportés de joie et le saluent
humblement. «Ce vieillard est le vénérable Fa-haï, dit Hân-wen au
docteur.

--Saint homme, lui dit le docteur en se prosternant à ses pieds, je vous
en supplie, faites sortir ma mère de sa prison.

--Docteur, lui dit le religieux en le relevant avec bonté, vous êtes
maintenant un des plus illustres serviteurs de l'empereur; comment ce
vieux prêtre oserait-il désobéir à vos ordres? Votre noble mère a rempli
aujourd'hui la mesure de ses peines, et je viens, par l'ordre de
Bouddha, pour l'arracher de sa prison et la mettre en présence de son
fils.»

En entendant ces paroles, le docteur est rempli d'une joie difficile à
décrire.

Soudain le religieux murmure en silence des paroles magiques, et frappe
la pagode de son bâton sacré. Au même instant, la pagode s'agite sur sa
base et s'éloigne de quelques pas. «_Blanche!_ s'écrie Fa-haï d'une voix
imposante, _Blanche! paraissez_.»

A ces mots, une lueur blanche s'élève du sein de la terre, et Blanche
apparaît à leurs yeux.

Le religieux frappe une seconde fois la pagode, et la pagode docile se
transporte aussitôt à la place qu'elle occupait.

Le docteur s'élance vers sa mère, et se jette à genoux devant elle. Puis
l'embrassant avec tendresse: «Ma mère, lui dit-il d'une voix éplorée,
vous avez éprouvé des malheurs inouïs; plût au ciel que votre fils eût
pu les endurer pour vous! Mais, hélas! c'est la première fois
aujourd'hui que j'ai le bonheur de voir ma mère.» Il dit, et pousse des
cris déchirants.

Blanche le caresse et le console. «Mon fils, lui dit-elle le visage
baigné de larmes, que je suis heureuse en ce jour! Après avoir inscrit
votre nom sur la liste d'or, et avoir obtenu des honneurs pour votre
mère, vous êtes venu encore la délivrer de ses souffrances! Voilà ce qui
met le comble à votre piété filiale.

--Tendre épouse! s'écria Hân-wen, votre mari craignait de ne plus vous
revoir dans cette vie; comment pouvait-il espérer de vous rencontrer en
ce jour?» Il dit, et pleure amèrement.

«Cher époux, lui dit Blanche d'une voix entrecoupée de sanglots, votre
servante a commis des crimes qui vous ont forcé de vous retirer dans un
couvent; en vous revoyant aujourd'hui, il lui semble qu'elle est bercée
par un songe.»

Hiu-chi et Kong-fou s'approchèrent ensuite de Blanche, et lui parlèrent
à leur tour avec une émotion mêlée de douleur et de joie.

    L'homme rencontre dans la vie des douleurs sans nombre; mais il est
      une douleur qui les embrasse toutes, c'est la séparation des
      personnes qu'on aime.

Après avoir attendu la fin de cet entretien, le religieux appela
Blanche. «La mesure de vos malheurs et de vos souffrances est remplie
aujourd'hui, lui dit-il. Vous ne pouvez rester plus long-temps dans ce
monde corrompu. Ce vieux prêtre va vous faire passer au séjour des
dieux.» A ces mots, il prend une pièce de soie blanche, et l'étend par
terre. «Blanche, s'écria-t-il, marchez sur cette pièce de soie; je vais
vous élever aux célestes demeures.»

Blanche se prosterna devant lui pour le remercier d'un si grand
bienfait. Puis elle se lève, et place ses pieds sur la pièce de soie.

Le religieux montre du doigt la pièce de soie, et prononce à haute voix
des paroles sacrées. Soudain la pièce de soie se change en un nuage
blanc, qui embrasse mollement Blanche, et l'élève au neuvième ciel,
toute rayonnante de lumière et de gloire.

Fa-haï prend ensuite une pièce de soie bleue, et l'étend par terre. Puis
il appelle Hân-wen, de son nom de religion. «Tao-tsong, mon sage
disciple, lui dit-il, marchez sur cette pièce de soie bleue; ce vieux
prêtre va vous élever au séjour des dieux, pour partager le bonheur de
votre épouse.»

Hân-wen se prosterne devant lui en frappant la terre de son front;
ensuite il se lève et place ses pieds sur la pièce de soie bleue.

Le religieux ayant prononcé des paroles sacrées, la pièce de soie bleue
se changea en un nuage azuré, qui enveloppa Hân-wen, et l'éleva
majestueusement au milieu des airs. Au même instant, le ciel fut inondé
de vapeurs brillantes qui exhalaient une odeur embaumée. Les deux
groupes de nuages lumineux qui portaient Blanche et Hân-wen se
dirigèrent vers l'Occident, et disparurent dans l'espace.

Fa-haï ayant élevé ces deux mortels au séjour des dieux, monta sur un
nuage qui le transporta sur la montagne sacrée, où il rendit compte à
Bouddha de sa mission.

En ce moment, Kong-fou et Hiu-chi se mirent à genoux, et les yeux élevés
au ciel, ils saluèrent le religieux, qui les quittait pour toujours.
Mais le docteur resta par terre, absorbé dans sa douleur.

Kong-fou se penche vers lui et s'efforce de le consoler. «Mon enfant,
lui dit-il, votre père et votre mère viennent de monter au ciel en plein
jour; c'est un bonheur qu'il est donné à peu de mortels d'obtenir.
Pourquoi vous abandonner ainsi aux gémissements et aux larmes? Je vous
en prie, revenez avec nous.»

Le docteur céda aux tendres instances de Kong-fou, monta dans une chaise
à porteurs, et revint chez ses parents. Mais à peine fut-il arrivé,
qu'il se sentit tourmenté par le souvenir de son père et de sa mère. Il
fit mouler en or leur image chérie, qu'il plaça dans sa chambre pour les
saluer et leur offrir ses hommages du matin au soir, comme s'ils eussent
été vivants.

Le docteur étant resté quelque temps chez ses parents, il ne put
s'empêcher de songer que le congé que lui avait accordé l'empereur
allait bientôt expirer, et que son mariage n'était pas encore accompli.
Au moment où il était occupé de cette pensée, le gouverneur de
Tsiên-tang vint lui rendre visite. Il alla le recevoir d'un air joyeux,
et le fit entrer dans le salon. «Seigneur, lui dit-il quand il se fut
assis, votre serviteur a une affaire importante dont il désire charger
Votre Excellence.

--Illustre docteur, lui répondit le magistrat, daignez m'apprendre de
quoi il s'agit; je me ferai un devoir d'obéir à vos ordres.

--Seigneur, lui dit-il, depuis mon enfance, j'ai été élevé par mon
oncle, qui, sans être arrêté par mon peu de mérite, m'a promis de me
donner sa fille en mariage. L'empereur m'a accordé la faveur de
retourner dans mon pays natal, pour accomplir cette union, qui est
l'objet de tous mes voeux. Au moment où vous êtes entré, je m'inquiétais
de n'avoir personne qui pût se charger de la demander en mariage pour
moi; j'ose espérer que vous voudrez bien me rendre ce précieux service.

--Illustre docteur, lui répondit-il, puisque tel est votre noble désir,
je suis prêt à vous prouver tout mon dévouement.»

Aussitôt il alla trouver Kong-fou, et lui fit connaître l'objet de son
message.

Kong-fou donna avec joie son consentement, et il fixa l'époque du
mariage au quinzième jour de la huitième lune.

Quand le gouverneur vint rendre réponse au docteur, celui-ci le retint,
et lui offrit une collation. Après le repas, le magistrat lui fit ses
adieux.

Aussitôt que le jour du mariage fut arrivé, ses parents, ses amis, et
tous les fonctionnaires publics, vinrent lui offrir leurs félicitations.
Ils remplirent toute sa maison de fleurs d'or, et de riches présents.

Le docteur mit un bonnet de crêpe noir, et se revêtit d'un manteau d'un
rouge éclatant. Il enlaça des fleurs d'or dans ses cheveux et s'avança à
cheval au milieu d'une foule de musiciens, dont les accords bruyants
retentissaient jusqu'au ciel. Le gouverneur de la ville mit ses habits
de cérémonie, et vint se joindre à son cortége.

De son côté Pi-liên se para de ses plus riches atours, où étincelaient
l'or et les pierres précieuses. En voyant l'éclat de sa toilette, et les
agréments répandus sur toute sa personne, on l'eût prise pour une jeune
immortelle. Kong-fou et Hiu-chi mirent aussi leurs vêtements de fête en
attendant le nouvel époux.

Bientôt le docteur arriva. Ils le saluèrent, et le conduisirent dans
leur maison. Après avoir adoré le ciel et la terre, et s'être prosterné
ensuite devant les tablettes de son père et de sa mère, il entra avec
son épouse dans la chambre parfumée.[70]

On avait servi, dans un salon voisin, un repas magnifique pour traiter
le gouverneur, ainsi que les parents et les amis qui étaient venus
assister à cette solennité. Les convives burent jusqu'au milieu de la
nuit, et se retirèrent chacun de leur côté.

Nous ne parlerons pas des marques d'amour que se donnèrent les deux
jeunes époux; nos expressions ne sauraient dépeindre leurs transports
et leur bonheur. Il est inutile de rappeler aussi les visites et les
félicitations qu'ils reçurent encore le lendemain de leurs parents et de
leurs amis.

Au bout d'un mois accompli, le docteur alla saluer son beau-père et sa
belle-mère, et les invita à venir demeurer dans sa maison et partager
ses honneurs et sa fortune. Dès que le congé que lui avait accordé
l'empereur fut expiré, il se disposa à retourner dans la capitale. Il
choisit un jour heureux dans le calendrier, et emmena avec lui son
beau-père et sa belle-mère. Comme il passait par la ville de Sou-tcheou,
il alla seul rendre visite à M. Wou, afin de le remercier de ses
bienfaits. Dès qu'il fut arrivé à la capitale, et qu'il eut salué
l'empereur, il se rendit au collége des Hân-lin pour s'acquitter des
fonctions qui lui avaient été conférées. Dans la suite il fut élevé aux
charges les plus éminentes, et après les avoir honorablement remplies,
il revint comblé de gloire dans la ville de Tsiên-tang.

Pi-liên eut deux fils. Le docteur voulut que son beau-père adoptât le
second, afin qu'il lui donnât des héritiers. Kong-fou et Hiu-chi
parvinrent, sans aucune infirmité, à la vieillesse la plus avancée. Le
docteur et sa femme eurent le même bonheur, et quittèrent doucement la
vie.

Il eut de nombreux descendants, qui s'élevèrent tous aux premières
dignités de l'État, et perpétuèrent sans interruption la gloire qu'il
leur avait léguée. C'est ainsi que le ciel récompensa sa droiture et
sa piété filiale.


FIN.


NOTES:

[49] Cette expression désigne ici l'appartement de l'empereur.

[50] Hân-wen.

[51] Le troisième degré littéraire, qui répond au doctorat.

[52] En chinois _san-tchang_. Ce sont trois dissertations ou
amplifications, faites sur des thèmes donnés par le président du
concours. Le premier est tiré des quatre livres classiques, et le
second, des cinq livres canoniques; le troisième se compose de questions
relatives à l'histoire ou à l'économie politique.

[53] Les inspecteurs, les huissiers, etc.

[54] C'est-à-dire l'examen du palais.

[55] L'empereur examine lui-même les compositions des dix premiers
docteurs, et en choisit trois dont le premier reçoit le titre de
_tchoang-youân_ (c'est-à-dire celui dont la tête est ornée de fleurs),
le second le titre de _pang-yân_, et le troisième le titre de _tân-hoa_,
c'est-à-dire _le chercheur de fleurs_, parce qu'il est obligé de
demander des fleurs aux deux premiers docteurs.

[56] L'empereur permet aux trois premiers docteurs de porter une fleur
d'or à chaque côté de leur bonnet, et de se promener à cheval dans la
ville avec un nombreux cortége, pendant les trois premiers jours qui
suivent leur promotion. Ce sont de véritables jours de fête pour les
nouveaux docteurs, ainsi que pour tous leurs parents et leurs amis.

[57] Du premier des docteurs.

[58] Nom donné à plusieurs membres du collége impérial des Hân-lîn, qui
sont spécialement chargés de composer l'histoire nationale.

[59] C'est-à-dire la table de l'empereur.

[60] Charge littéraire dans le palais de l'empereur.

[61] Ce titre signifie littéralement: dame renommée par sa vertu et sa
justice, et élevée au rang des dieux.

[62] C'est-à-dire, homme célèbre par sa droiture et sa justice.

[63] C'est-à-dire, dame sage et vertueuse, élevée au cinquième degré de
noblesse.

[64] Le premier sur la liste des Licenciés.

[65] Voyez plus haut, pag. 299, note.

[66] La liste des docteurs.

[67] Le premier des docteurs.

[68] Environ 180 francs de notre monnaie.

[69] Nom de leur fille, qui doit épouser Mong-kiao.

[70] La chambre nuptiale.



Correction:

La première ligne indique l'original, la seconde la correction:

Note 12:

  Voy. aussi Morrison, _Wiew of China_,

  Voy. aussi Morrison, _View of China_,

Page 22:

  je je ne leur ai offert aucun sacrifice

  je ne leur ai offert aucun sacrifice





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