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Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)
Author: La Harpe, Jean-François de, 1739-1803
Language: French
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



                 BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.



                         ABRÉGÉ

                           DE

                   L'HISTOIRE GÉNÉRALE

                       DES VOYAGES;



                    Par J.-F. LAHARPE.



                       TOME SIXIÈME.



           [Illustration: Enseigne de l'éditeur]

                          PARIS,
                 MÉNARD ET DESENNE, FILS.
                          1825.



ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES.



SECONDE PARTIE.

ASIE.



LIVRE DEUXIÈME.

CONTINENT DE L'INDE.



CHAPITRE VI.

Guzarate, Cambaye et Visapour.


Nous continuons de parcourir les dépendances du Mogol situées dans la
partie occidentale, retournant sur nos pas du Coromandel à la côte du
Malabar, et nous allons suivre le voyageur Mandelslo dans le Guzarate, à
Cambaye et à Visapour, avant d'entrer dans l'intérieur de l'empire
mogol, proprement nommé l'Indoustan.

On nous représente Mandelslo comme un de ces voyageurs extraordinaires
dans qui le désir de parcourir le globe de la terre est une passion, et
qui lui sacrifient jusqu'à l'espérance de leur fortune. Il était né
d'une famille distinguée dans le duché de Mecklembourg; et dès l'enfance
il avait été page du duc de Holstein. Ce prince ayant pris la résolution
d'envoyer une ambassade en Moscovie et en Perse, le jeune Mandelslo
marqua tant d'empressement pour visiter des régions si peu connues dans
sa patrie, qu'il obtint la permission, non-seulement de faire ce voyage
à la suite des ambassadeurs, en qualité de gentilhomme de la chambre du
duc, mais encore de se détacher de l'ambassade aussitôt que la
négociation serait terminée en Perse, et d'exécuter le dessein qu'il
avait de visiter le reste de l'Asie.

Il s'embarqua le 6 avril 1638, à Bender-Abassi, sur un navire anglais de
trois cents tonneaux et de vingt-quatre pièces de canon, avec deux
marchands anglais nommé Hall et Mandley, que le président du comptoir de
Surate faisait venir d'Ispahan pour les affaires de leur compagnie. Nous
passerons les détails de sa route pour le transporter tout de suite dans
le Guzarate.

Amedabad, capitale de ce royaume, est située à 23 degrés 32 minutes
nord, à dix-huit lieues de Cambaye, et quarante-cinq de Surate, sur une
petite rivière qui se perd dans l'Indus à peu de distance de ses murs.
Cette ville est grande et bien peuplée. Sa circonférence est d'environ
sept lieues, en y comprenant les faubourgs et quelques villages qui en
font partie. Ses murs sont fort larges, ses édifices ont un air étonnant
de grandeur et de magnificence, surtout les mosquées et le palais du
gouverneur de la province. On y fait une garde continuelle, et la
garnison est considérable, par la crainte où on est des Badoures,
peuples éloignés d'environ vingt-cinq lieues, qui ne reconnaissent point
l'autorité du Mogol, et qui se font redouter de ses sujets par leurs
incursions.

L'Asie n'a presque point de nation ni de marchandises qu'on ne trouve
dans Amedabad. Il s'y fait particulièrement une prodigieuse quantité
d'étoffes de soie et de coton. À la vérité, les ouvriers emploient
rarement la soie du pays, et moins encore celle de Perse, qui est trop
grosse et trop chère; mais ils se servent de soies chinoises, qui sont
très-fines, en les mêlant avec celle du Bengale, qui ne l'est pas tant,
quoiqu'elle le soit plus que celle de Perse. Ils font aussi des brocarts
d'or et d'argent; mais ils y mêlent trop de clinquant, ce qui les rend
fort inférieurs à ceux de Perse. Depuis que Mandelslo était arrivé à
Surate, ils avaient commencé à fabriquer une nouvelle étoffe de soie et
de coton à fleurs d'or, qu'on estimait beaucoup, et qui se vendait cinq
écus l'aune: mais l'usage en était défendu aux habitans du pays, et
l'empereur se l'était réservé, en permettant néanmoins aux étrangers
d'en transporter hors de ses états. On faisait librement dans les
manufactures d'Amedabad toutes sortes de satins et des velours de toutes
couleurs; du taffetas, du satin à doubler, de fil et de soie; des
alcatifs ou des tapis à fond d'or, de soie et de laine, moins bons à la
vérité que ceux de Perse, et toutes sortes de toiles de coton.

Les autres marchandises qui s'y vendent le plus, sont le sucre candi, la
cassonade, le cumin, le miel, la gomme laque, l'opium, le borax, le
gingembre sec et confit, les mirobolans, et toutes sortes de confitures;
le salpêtre, le sel ammoniac et l'indigo, qui n'y est connu que sous le
nom d'_anil_, et que la nature y produit en grande abondance. On y
trouve aussi des diamans; mais, comme on les y porte de Golconde et de
Visapour, on peut les avoir ailleurs à moindre prix. Le musc et l'ambre
gris n'y sont pas des marchandises rares, quoique le pays n'en produise
point.

Un commerce des plus considérables d'Amedabad, est celui du change. Les
banians font des traites et des remises pour toutes les parties de
l'Asie, et jusqu'à Constantinople; ils y trouvent d'autant plus
d'avantages, que, malgré les dépenses continuelles du Mogol pour
l'entretien d'un grand nombre de soldats, dont l'unique office est de
veiller à la sûreté publique, les rasbouts et d'autres brigands rendent
les grands chemins fort dangereux.

D'un autre côté, les marchandises ne paient rien à l'entrée ni à la
sortie d'Amedabad; on est quitte pour un présent qui se fait au katoual,
d'environ quinze sous par charrette. Les seules marchandises de
contrebande, pour les habitans comme pour les étrangers, sont la poudre
à canon, le plomb et le salpêtre, qui ne peuvent se transporter sans une
permission du gouverneur: mais on l'obtient facilement avec une légère
marque de reconnaissance.

Cette riche et grande ville renferme dans son territoire vingt-cinq gros
bourgs et deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit villages. Son
revenu monte à plus de six millions d'écus, dont le gouverneur dispose
avec la seule charge de faire subsister les troupes qu'il est obligé
d'entretenir pour le service de l'état, et particulièrement contre les
voleurs, quoique souvent il les protége jusqu'à partager avec eux le
fruit de leurs brigandages.

Mandelslo employa plusieurs jours à visiter quelques tombeaux qui sont
aux environs de la ville. On admire particulièrement celui qui est dans
le village de Kirkéeis. C'est l'ouvrage d'un roi de Guzarate, qui l'a
fait élever à l'honneur d'un juge qui avait été son précepteur, et dont
on prétend que la sainteté s'est fait connaître par plusieurs miracles.
Tout l'édifice, dans lequel on compte jusqu'à quatre cent quarante
colonnes de trente pieds de hauteur, est de marbre, comme le pavé, et
sert aussi de tombeau à trois rois qui ont souhaité d'y être ensevelis
avec leurs familles. À l'entrée de ce beau monument on voit une grande
citerne remplie d'eau et fermée d'une muraille qui est percée de toutes
parts d'un grand nombre de fenêtres. La superstition attire dans ce lieu
des troupes de pèlerins. C'est dans le même village que se fait le
meilleur indigo du pays.

Une lieue plus loin, on trouve une belle maison accompagnée d'un grand
jardin, ouvrage de Tchou-Tchimâ, empereur du Mogol, après la victoire
qu'il remporta sur le sultan Mahomet Begheram, dernier roi du Guzarate,
et qui lui fit unir ce royaume à ses états. On n'oublia pas de faire
voir à Mandelslo un tombeau nommé Bety-Chuit, c'est-à-dire la honte
d'une fille, et dont on lui raconta l'origine. Un riche marchand, nommé
_Hadjom-Madjom_, étant devenu amoureux de sa fille, et cherchant des
prétextes pour justifier l'inceste, alla trouver le juge ecclésiastique,
et lui dit que dès sa jeunesse il avait pris plaisir à planter un
jardin, qu'il l'avait cultivé avec beaucoup de soin, et qu'on y voyait
les plus beaux fruits; que ce spectacle causait de la jalousie à ses
voisins, et qu'il en était importuné tous les jours; mais qu'il ne
pouvait leur abandonner un bien si cher, et qu'il était résolu d'en
jouir lui-même, si le juge voulait approuver ses intentions par écrit.
Cet exposé lui fit obtenir une déclaration favorable qu'il fit voir à sa
fille: mais ne tirant aucun fruit de son autorité ni de la permission du
juge, il la viola. Mahomet Begheram, informé de son crime, lui fit
trancher la tête, et permit que de ses biens on lui bâtît ce monument,
qui rend témoignage du crime et de la punition.

C'est à peu de distance d'Amedabad que commencent à s'élever les
effroyables montagnes de Marva, qui s'étendent plus de soixante-dix
lieues vers Agra, et plus de cent vers Oughen, domaine de Rana, prince
qu'on croyait descendu en ligne directe du célèbre Porus. C'est là
qu'est situé le château de Gourkhetto, que sa situation dans ces lieux
inaccessibles a fait passer long-temps pour imprenable, et que le
grand-mogol n'a pas eu peu de peine à subjuguer. La montagne qui est
entre Amedabad et Trappé est le séjour d'un autre radja, que les bois et
les déserts ont conservé jusqu'à présent dans l'indépendance. Le radja
d'Ider est vassal de l'empire; mais sa situation lui donnant les mêmes
avantages, il se dispense souvent d'obéir aux ordres du Mogol.

Un des plus beaux jardins d'Amedabad est celui qui porte le nom de
Schahbag, ou jardin du roi. Il est situé dans le faubourg de Begampour,
et fermé d'une grande muraille. On n'en admire pas moins l'édifice,
dont les fossés sont pleins d'eau, et les appartemens très-riches. De là
Mandelslo se rendit par un pont de pierre d'environ quatre cents pas de
long, dans le jardin de Nikcinabag, c'est-à-dire joyau, et qui passe
pour l'ouvrage d'une femme. Il n'est pas remarquable par sa grandeur,
non plus que le bâtiment qui l'accompagne; mais la situation de l'un et
de l'autre est si avantageuse, qu'elle fait découvrir toute la campagne
voisine, et qu'elle forme sur les avenues du pont une des plus belles
perspectives que Mandelslo eût jamais vues. Le milieu du jardin offre un
grand réservoir d'eau, qui n'est composé que d'eau de pluie pendant
l'hiver, mais qu'on entretient pendant l'été avec le secours de
plusieurs machines, par lesquelles plusieurs boeufs tirent de l'eau de
divers puits fort profonds qui ne tarissent jamais. On y va rarement
sans rencontrer quelques femmes qui s'y baignent; aussi l'usage en
exclut-il les Indiens; mais la qualité d'étranger en fit obtenir
l'entrée à Mandelslo. Tant de jardins dont la ville est environnée, et
les arbres dont les rues sont remplies, lui donnent de loin l'apparence
d'une grande forêt. Le chemin qui se nomme Baschaban, et qui conduit
dans un village éloigné de six lieues, est bordé de deux lignes de
cocotiers, qui donnent sans cesse de l'ombre aux voyageurs; mais il
n'approche pas de celui qui mène d'Agra jusqu'à Brampour, et qui ne fait
qu'une seule allée, dont la longueur est de cent cinquante lieues
d'Allemagne. Tous ces arbres logent et nourrissent une incroyable
quantité de singes, parmi lesquels il s'en trouve d'aussi grands que des
lévriers, et d'assez puissans pour attaquer un homme: ce qui n'arrive
jamais néanmoins, s'ils ne sont irrités. La plupart sont d'un vert brun;
ils ont la barbe et les sourcils longs et blancs; ces animaux, que les
banians laissent multiplier à l'infini par un principe de religion, sont
si familiers, qu'ils entrent dans les maisons à toute heure, en si grand
nombre et si librement, que les marchands de fruits et de confitures ont
beaucoup de peine à conserver leurs marchandises. Mandelslo en compta un
jour, dans la maison des Anglais, cinquante à la fois, qui semblaient
s'y être rendus exprès pour l'amuser par leurs postures et leurs
grimaces. Un autre jour qu'il leur avait jeté quelques amandes, ils le
suivirent jusqu'à sa chambre, où ils s'accoutumèrent à lui aller
demander leur déjeuner tous les matins. Comme ils ne faisaient plus
difficulté de prendre du pain et du fruit de sa main, il en retenait
quelquefois un par la pate, pour obliger les autres à lui faire la
grimace, jusqu'à ce qu'il les vît prêts à se jeter sur lui.

Le gouverneur d'Amedabad entretient de son revenu, pour le service du
grand-mogol, douze mille chevaux et cinquante éléphans. Il porte le
titre de radja ou de prince. C'était alors Arab-Khan, homme de soixante
ans, dont on faisait monter les richesses à plus de cinquante millions
de piastres. Il avait marié depuis peu sa fille au second fils du
grand-mogol; et pour l'envoyer à la cour, il l'avait fait accompagner de
vingt éléphans, de mille chevaux, et de six cents charrettes chargées
des plus riches étoffes et de tout ce qu'il avait pu rassembler de
précieux. Sa cour était composée de plus de cinq cents personnes, dont
quatre cents étaient ses esclaves. Ils étaient nourris tous dans sa
maison; et l'on assura Mandelslo que, sans compter ses écuries, où il
nourrissait quatre à cinq cents chevaux, et cinquante éléphans, sa
dépense domestique montait chaque mois à plus de cent mille écus. Ses
principaux officiers étaient vêtus magnifiquement. Pour lui, négligeant
assez le soin de sa parure, il portait une veste de simple toile de
coton, excepté les jours qu'il se faisait voir dans la ville, ou qu'il
la traversait pour se rendre à la campagne. Il paraissait alors dans
l'équipage le plus fastueux, assis ordinairement sur une espèce de
trône, qui était porté par un éléphant couvert des plus riches tapis de
Perse, escorté d'une garde de deux cents hommes, avec un grand nombre de
beaux chevaux de main, et précédé de plusieurs étendards de diverses
couleurs.

Mandelslo s'étend sur quelques visites qu'il lui rendit avec le
directeur anglais. «Il nous fit asseoir, dit-il, près de quelques
seigneurs qui étaient avec lui. Quoiqu'il traitât d'affaires, il eut
d'abord l'attention de nous entretenir quelques momens; et je remarquai
qu'il prenait plaisir à me voir en habit du pays. Il faisait expédier
divers ordres; il en écrivait lui-même. Mais ces occupations ne
l'empêchaient pas d'avoir à la bouche une pipe, qu'un valet soutenait
d'une main, et dont il allumait le tabac de l'autre. Il sortit bientôt
pour aller faire la revue de quelques compagnies de cavalerie et
d'infanterie qui étaient rangées en bataille dans la cour. Après avoir
visité leurs armes, il les fit tirer au blanc, pour juger de leur
adresse, et pour augmenter la paie des plus habiles aux dépens de celle
des autres, qu'il diminuait d'autant. Nous pensions à nous retirer; mais
il nous fit dire qu'il voulait que nous dînassions avec lui. Dans
l'intervalle, on nous servit des fruits, dont une bonne partie fut
envoyée au comptoir anglais par son ordre. À son retour, il se fit
apporter un petit cabinet d'or enrichi de pierreries, dont il tira deux
layettes. Dans l'une, il prit de l'opium, et dans l'autre du bengh,
espèce de poudre qui se fait des feuilles et de la graine de chenevis,
et dont les Mogols prennent pour s'exciter aux voluptés des sens. Après
en avoir pris une cuillerée, il m'envoya le cabinet. «Il est impossible,
me dit-il, que, pendant votre séjour d'Ispahan, vous n'ayez pas appris
l'usage de cette drogue. Vous me ferez plaisir d'en goûter, et vous la
trouverez aussi bonne que celle de Perse.» J'eus la complaisance d'en
prendre, et le directeur suivit mon exemple, quoique ni l'un ni l'autre
nous n'en eussions jamais pris, et que nous y trouvassions peu de goût.
Dans la conversation qui suivit, le gouverneur parla du roi de Perse et
de sa cour en homme fort mécontent. «Schah-Séfi, me dit-il, a pris le
sceptre avec des mains sanglantes. Le commencement de son règne a coûté
la vie à quantité de personnes de toute sorte de condition, d'âge et de
sexe. La cruauté est héréditaire dans sa maison; il la tient de
Schah-Abbas, son aïeul, et jamais il ne faut espérer qu'il se défasse
d'une qualité qui lui est naturelle. C'est la seule raison qui porte ses
officiers à se jeter entre les bras du Mogol. Je veux croire qu'il a de
l'esprit; mais de ce côté même, il n'y a pas plus de comparaison entre
lui et le Mogol qu'entre la pauvreté de l'un et les immenses richesses
de l'autre. L'empereur mon maître a de quoi faire la guerre à trois rois
de Perse.»

«Je me gardai bien d'entrer en contestation avec lui sur une matière si
délicate. Je lui dis qu'il était vrai que ce que j'avais vu des
richesses de Perse n'était pas comparable avec ce que je commençais à
voir dans les états du grand-mogol; mais qu'il fallait avouer aussi que
la Perse avait un avantage inestimable, qui consistait en un grand
nombre de kisilbachs[1], avec lesquels le roi de Perse était en état
d'entreprendre la conquête de toute l'Asie. Je lui tenais ce langage à
dessein, parce que je savais qu'il était kisilbach, et qu'il serait
flatté de l'opinion que je marquais de cette milice. En effet, il me
dit qu'il était forcé d'en demeurer d'accord; et se tournant vers un
seigneur qui était Persan comme lui, il lui dit: «Je crois que ce jeune
homme a du coeur, puisqu'il parle avec tant d'estime de ceux qui en
ont.»

[Note 1: Milice de Perse.]

«Le dîner fut servi avec plus de pompe que le précédent. Un écuyer
tranchant, assis au milieu des grands vases dans lesquels on apportait
les viandes, en mettait avec une cuillère dans de petits plats qu'on
servait devant nous. Le gouverneur même nous servit quelquefois, pour
nous témoigner son estime par cette marque de faveur. La salle était
remplie d'officiers de guerre, dont les uns se tenaient debout la pique
à la main, et les autres étaient assis près d'un réservoir d'eau qui
s'offrait dans le même lieu. Après le dîner, le gouverneur, en nous
congédiant, nous dit qu'il regrettait que ses affaires ne lui permissent
pas de nous donner le divertissement des danseuses du pays.»

Ce seigneur était homme d'esprit, mais fier, et d'une sévérité dans son
gouvernement qui tenait de la cruauté. Dans un autre dîner, il déclara
qu'il voulait donner le reste du jour à la joie. Vingt danseuses, qui
furent averties par ses ordres, arrivèrent aussitôt, se dépouillèrent de
leurs habits, et se mirent à chanter et à danser nues avec plus de
justesse et de légèreté que nos danseurs de corde. Elles avaient de
petits cerceaux, dans lesquels un singe n'aurait pas passé avec plus de
souplesse. Tous leurs mouvemens se faisaient en cadence, au son d'une
musique qui était composée d'une timbale, d'un hautbois et de quelques
petits tambours. Elles avaient dansé deux heures, lorsque le gouverneur
demanda une autre troupe de danseuses. On vint lui dire qu'elles étaient
malades, et qu'elles ne pouvaient danser ce jour-là. Il renouvela le
même ordre, auquel il ajouta celui de les amener dans l'état où elles
étaient; et ses gens répétant la même excuse, il tourna son ressentiment
contre eux. Ces malheureux, qui craignaient la bastonnade, se jetèrent à
ses pieds, et lui avouèrent que les danseuses n'étaient pas malades;
mais qu'étant employées dans un autre lieu, elles refusaient de venir,
parce qu'elles savaient que le gouverneur ne les paierait point. Il en
rit. Cependant il les fit amener sur-le-champ par un détachement de ses
gardes; et lorsqu'elles furent entrées dans la salle, il ordonna qu'on
leur tranchât la tête. Elles demandèrent la vie avec des pleurs et des
cris épouvantables; mais il voulut être obéi; et l'exécution se fit aux
yeux de toute l'assemblée, sans que les seigneurs osassent intercéder
pour ces infortunées, qui étaient au nombre de huit.

Cet étrange spectacle causa beaucoup d'étonnement aux étrangers. Le
gouverneur s'en aperçut, se mit à rire, et leur dit: «Pourquoi cette
surprise, messieurs? Si j'en usais autrement, je ne serais bientôt plus
maître dans Amedabad. Il faut prévenir par la crainte le mépris qu'on
ferait de mon autorité.» Ainsi les despotes se rendent justice. Ils
avouent qu'ils ne peuvent échapper au mépris qu'en inspirant la crainte,
et ils ne sentent pas que par-là même ils sont très-méprisables.

Mandelslo partit pour Cambaye avec un jeune facteur anglais, qui ne
faisait ce voyage que pour l'obliger, et par l'ordre du directeur. La
crainte des rasbouts lui fit prendre une escorte de huit pions,
c'est-à-dire huit soldats à pied, armés de piques et de rondaches, outre
l'arc et les flèches. Cette milice est d'autant plus commode qu'elle ne
dédaigne pas de servir de laquais, et qu'elle marche toujours à la tête
des chevaux. Elle se loue d'ailleurs à si bas prix, qu'il n'en coûta que
huit écus à Mandelslo pour trois jours, pendant lesquels il fit treize
lieues. On en compte huit jusqu'au village de Sergountra, dans lequel il
ne vit rien de plus remarquable qu'une grande citerne où l'eau de pluie
se conserve pendant toute l'année. Cinq lieues de plus le firent arriver
à la vue de Cambaye. Il s'y logea chez un marchand maure, dans l'absence
du facteur anglais de cette ville.

Cambaye est située à seize lieues de Broitschia, dans un lieu fort
sablonneux, au fond et sur le bord d'une grande baie, où la rivière du
May se décharge après avoir lavé ses murs. Son port n'est pas commode:
quoique la haute marée y amène plus de sept brasses d'eau, les navires y
demeurent à sec, après le reflux, dans le sable et dans la boue, dont le
fond est toujours mêlé. La ville est ceinte d'une fort belle muraille
de pierres de taille. Elle a douze portes, de grandes maisons, et des
rues droites et larges, dont la plupart ont leurs barrières qui se
ferment la nuit. Elle est incomparablement plus grande que Surate, et sa
circonférence n'a pas moins de deux lieues.

On y compte trois bazars ou marchés, et quatre belles citernes capables
de fournir de l'eau à tous les habitans dans les plus grandes
sécheresses. La plupart sont des païens, banians ou rasbouts, dont les
uns sont adonnés au commerce, et les autres à la profession des armes.
Leur plus grand trafic est à Diu, à la Mecque, en Perse, à Achem, et à
Goa, où ils portent toutes sortes d'étoffes de soie et de coton pour en
rapporter de l'or et de l'argent monnayé, c'est-à-dire des ducats, des
sequins et des piastres, avec diverses marchandises des mêmes lieux.

[Illustration: _Elle se versa sur la tête un vase d'huile
odoriférante._]

Après avoir employé quelques heures à visiter la ville, Mandelslo se
laissa conduire hors des murs, dans quinze ou seize beaux jardins, qui
n'approchaient pas néanmoins d'un autre où son guide le fit monter par
un escalier de pierre composé de plusieurs marches; il est accompagné de
trois corps-de-logis, dont l'un contient plusieurs beaux appartemens. Au
centre du jardin on voit, sur un lieu fort élevé, le tombeau du
mahométan dont il est l'ouvrage: il n'y a point de situation dont la vue
soit si belle, non-seulement vers la mer, mais du côté de la terre, où
l'on découvre la plus belle campagne du monde. Ce lieu a tant
d'agrémens, que le grand-mogol, étant un jour à Cambaye, voulut y loger,
et fit ôter les pierres du monument pour y faire dresser sa tente. Ce
despote n'avait donc pas assez de toute l'étendue de son vaste empire?
Il fallait pour un moment de plaisir, troubler la demeure paisible des
morts, et disperser les pierres des tombeaux, comme si les monarques ne
pouvaient jamais jouir qu'en détruisant!

Tandis que Mandelslo cherchait à satisfaire sa curiosité, le facteur
anglais, qui était revenu au comptoir de sa nation, vint lui faire des
reproches d'avoir préféré une maison mahométane à la sienne; et,
s'offrant à l'accompagner dans ses observations, il lui promit pour le
lendemain le spectacle d'une Indienne qui devait se brûler
volontairement. En effet, ils se rendirent ensemble hors de la ville,
sur le bord de la rivière, qui était le lieu marqué pour cette funeste
cérémonie. L'Indienne était veuve d'un rasbout qui avait été tué à deux
cents lieues de Cambaye; en apprenant la mort de son mari, elle avait
promis au ciel de ne pas lui survivre. Comme le grand-mogol et ses
officiers n'épargnent rien pour abolir un usage si barbare, on avait
résisté long-temps à ses désirs; et le gouverneur de Cambaye les avait
combattus lui-même en s'efforçant de lui persuader que les nouvelles qui
lui faisaient haïr la vie étaient encore incertaines; mais, ses
instances redoublant de jour en jour, on lui avait enfin permis de
satisfaire aux lois de sa religion.

Elle n'avait pas plus de vingt ans. Mandelslo la vit arriver au lieu de
son supplice avec tant de constance et de gaieté, qu'il crut qu'on avait
troublé sa raison par une dose extraordinaire d'opium, dont l'usage est
fort commun dans les Indes. Son cortége formait une longue procession
qui était précédée de la musique du pays, c'est-à-dire de hautbois et de
timbales; quantité de filles et de femmes chantaient et dansaient autour
de la victime; elle était parée de ses plus beaux habits; ses bras, ses
doigts et ses jambes étaient chargés de bracelets, de bagues et de
carcans; une troupe d'hommes et d'enfans fermait la marche.

Le bûcher qui l'attendait sur la rive était de bois d'abricotier, mêlé
de sandal et de cannelle. Aussitôt qu'elle put l'apercevoir, elle
s'arrêta quelques momens pour le regarder d'un oeil où Mandelslo crut
découvrir du mépris; et, prenant congé de ses parens et de ses amis,
elle distribua parmi eux ses bracelets et ses bagues. Mandelslo se
tenait à cheval auprès d'elle avec deux marchands anglais. «Je crois
dit-il, que mon air lui fit connaître qu'elle me faisait pitié, et ce
fut apparemment par cette raison qu'elle me jeta un de ses bracelets que
j'acceptai heureusement, et que je garde encore en mémoire d'un si
triste événement. Lorsqu'elle fut montée sur le bûcher, on y mit le
feu; elle se versa sur la tête un vase d'huile odoriférante, où la
flamme ayant pris aussitôt, elle fut étouffée en un instant, sans qu'on
vît aucune altération sur son visage. Quelques assistans jetèrent dans
le bûcher plusieurs cruches d'huile qui, précipitant l'action des
flammes, achevèrent de réduire le corps en cendres. Les cris de
l'assemblée auraient empêché d'entendre ceux de la veuve, quand elle
aurait eu le temps d'en pousser.»

Mandelslo ayant passé quelques jours à Cambaye, partit avec beaucoup
d'admiration pour la politesse des habitans. «On sera surpris, dit-il,
si j'assure qu'on trouve peut-être plus de civilité aux Indes que parmi
ceux qui croient la posséder seuls.»

En retournant vers Amedabad, Mandelslo arriva si tard à Serquatra, que
les banians, qui ne se servent point de chandelles, de peur que les
mouches et les papillons ne s'y viennent brûler, refusèrent de lui
ouvrir leurs portes. À l'occasion de l'embarras auquel il fut exposé
pour la nourriture de ses chevaux, il observe que dans l'Indoustan,
comme on l'a déjà remarqué de plusieurs autres pays des Indes, l'avoine
étant inconnue et l'herbe fort rare, on nourrit les bêtes de selle et de
somme d'une pâte composée de sucre et de farine, dans laquelle on mêle
quelquefois un peu de beurre.

Le lendemain, après avoir fait cinq lieues jusqu'à un grand village dont
il ne rapporte pas le nom, sa curiosité le conduisit au jardin de
Tschiebag, le plus beau sans contredit de toutes les Indes; il doit son
origine à la victoire du grand-mogol sur le dernier roi de Guzarate; et
de là lui vient son nom qui signifie jardin de conquête. Il est situé
dans un des plus agréables lieux du monde, sur le bord d'un grand étang,
avec plusieurs pavillons du côté de l'eau, et une muraille très-haute
vers Amedabad. Le corps de logis et le caravansérail dont il est
accompagné sont dignes du monarque qui les a bâtis; le jardin offre
diverses allées d'arbres fruitiers, tels que des orangers et des
citronniers de toutes les espèces, des grenadiers, des dattiers, des
amandiers, des mûriers, des tamariniers, des manguiers et des cocotiers.
Ces arbres y sont en si grand nombre, et plantés à si peu de distance,
que, faisant régner l'ombre de toutes parts, on y jouit continuellement
d'une délicieuse fraîcheur; les branches sont chargées de singes qui ne
contribuent pas peu à l'agrément d'un si beau lieu. Mandelslo, qui était
à cheval et qui se trouva importuné des gambades que ces animaux
faisaient autour de lui, en tua deux à coups de pistolet; ce qui parut
irriter si furieusement les autres, qu'il les crut prêts à l'attaquer;
cependant, malgré leurs cris et leurs grimaces, ils ne lui voyaient pas
plus tôt tourner bride qu'ils se réfugiaient sur les arbres.

Un heureux hasard lui fit trouver dans le faubourg d'Amedabad une
caravane d'environ deux cents marchands anglais et banians qui étaient
en chemin pour Agra, l'une des capitales de l'empire mogol. Il profita
d'une occasion sans laquelle son départ aurait été retardé long-temps.
Le directeur anglais leur avait accordé de puissantes recommandations.
Il se mit en marche le 29 octobre, dans le plus beau chemin du monde: on
rencontre très-peu de villages. Le sixième jour il arriva devant les
murs de la ville d'Héribath, après avoir fait cinquante lieues. Cette
place est de grandeur médiocre; elle n'a ni portes ni murailles depuis
qu'elles ont été détruites par Tamerlan. On voit encore les ruines de
son château sur une montagne voisine.

Entre cette ville et celle de Dantighes, qui en est éloignée de
cinquante lieues, on est continuellement exposé aux courses des
rasbouts. Les officiers de la caravane se disposèrent à recevoir ces
brigands en faisant filer leurs charrettes et les soldats de l'escorte
dans un ordre qui les mettait en état de se secourir sans confusion. À
cinquante lieues de Dantighes, on arriva près du village de Siedek, qui
est accompagné d'un fort beau château. Les rasbouts qui s'étaient
présentés par intervalles causèrent moins de mal aux marchands que de
crainte. On cessa de les voir entre Siedek et Agra, où l'on parvint
heureusement.

Le grand-mogol, ou l'empereur de l'Indoustan, changent souvent de
demeure. L'empire n'a pas de ville un peu considérable où ce monarque
n'ait un palais; mais il n'y en a point qui lui plaisent plus qu'Agra,
et Mandelslo la regarde en effet comme la plus belle ville de ses états.

Il s'associa ensuite avec un Hollandais qui faisait le voyage d'Agra
jusqu'à Lahor; le chemin n'est qu'une allée tirée à la ligne, et bordée
de dattiers, de cocotiers et d'autres arbres qui défendent les voyageurs
des ardeurs excessives du soleil. Les belles maisons qui se présentent
de toute part, amusaient continuellement les yeux de Mandelslo; tandis
que les singes, les perroquets, les paons lui offraient un autre
spectacle, et donnaient même quelquefois de l'exercice à ses armes. Il
tua un gros serpent, un léopard et un chevreuil qui se trouvèrent dans
son chemin. Les banians de la caravane s'affligeaient de lui voir ôter à
des animaux une vie qu'il ne pouvait leur donner, et que le ciel ne leur
accordait que pour le glorifier. Lorsqu'ils lui voyaient porter la main
au pistolet, ils paraissaient irrités qu'il prît plaisir à violer en
leur présence les lois de leur religion, et s'il avait la complaisance
de leur épargner ce chagrin, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour
lui plaire.

La plupart des habitans de Lahor ayant embrassé le mahométisme, on y
voit un grand nombre de mosquées et de bains publics. Mandelslo eut la
curiosité de voir un de ces bains, et de s'y baigner à la mode du pays.
Il le trouva bâti à la persane, avec une voûte plate, et divisé en
plusieurs appartemens de forme à demi ronde, fort étroits à l'entrée,
larges au fond, chacun ayant sa porte particulière, et deux cuves en
pierre de taille, dans lesquelles on fait entrer l'eau par des robinets
de cuivre, au degré de chaleur qu'on désire. Après avoir pris le bain,
on le fit asseoir sur une pierre de sept à huit pieds de long, et large
de quatre, où le baigneur lui frotta le corps avec un gantelet de crin.
Il voulait aussi lui frotter la plante des pieds avec une poignée de
sable; mais voyant qu'il avait peine à supporter cette opération, il lui
demanda s'il était chrétien; et lorsqu'il eut appris qu'il l'était, il
lui donna le gantelet, en le priant de se frotter lui-même les pieds,
quoiqu'il ne fît pas difficulté de lui frotter le reste du corps. Un
homme de petite taille, qui parut ensuite, le fit coucher sur la même
pierre, et, s'étant mis à genoux sur ses reins, il lui frotta le dos
avec les mains, depuis l'épine jusqu'au côté, en l'assurant que le bain
lui servirait peu, s'il ne souffrait qu'on fît couler ainsi dans les
autres membres le sang qui pourrait se corrompre dans cette partie du
corps.

Mandelslo ne vit rien de plus curieux aux environs de Lahor qu'un des
jardins de l'empereur, qui en est à deux jours de chemin; mais dans ce
voyage qu'il fit par amusement, il prit plaisir aux différentes montures
dont on le fit changer successivement. On lui donna d'abord un chameau,
ensuite un éléphant, et puis un boeuf, qui, trottant furieusement, et
levant les pieds jusqu'aux étriers, lui faisait faire six bonnes lieues
en quatre heures.

Le séjour de Lahor lui plaisait beaucoup mais il reçut des lettres
d'Agra, par lesquelles on le pressait de retourner à Surate, s'il
voulait profiter du départ de quelques vaisseaux anglais, sur lesquels
le président, qui avait achevé le temps ordinaire de son emploi, devait
s'embarquer pour retourner en Angleterre. Il ne balança point à se
mettre dans la compagnie de quelques marchands mogols qui partaient pour
Amedabad. En arrivant dans cette ville, il y trouva des lettres du
président, qui l'invitait à profiter d'une forte caravane, que le
gouverneur d'Amedabad avait ordre de former le plus promptement qu'il
serait possible pour se rendre à Surate avant sa démission, et pour
assister à la fête qui devait accompagner cette cérémonie. Pendant qu'on
préparait la caravane, il eut le spectacle d'un feu d'artifice à
l'indienne; toutes les fenêtres du méidan étaient bordées de lampes,
devant lesquelles on avait placé des flacons de verre remplis d'eau de
plusieurs couleurs. Cette illumination lui parut charmante: on alluma le
feu, qui consistait en fusées de différentes formes; quantité de lampes
suspendues à des roues paraissaient immobiles, quoique les roues
tournassent incessamment avec beaucoup de vitesse.

Aussitôt que la caravane fut assemblée, Mandelslo se mit en chemin avec
le directeur d'Amedabad, et trois autres Anglais qui devaient assister
aussi à la fête de Surate. Ils prirent le devant sous l'escorte de vingt
pions, après avoir laissé ordre à la caravane de faire toute la
diligence possible pour les suivre. Ils emmenaient quatre charrettes et
quelques chevaux. Les pions, qui portaient leurs armes et leurs
étendards, suivaient à pied le train des voitures. Mandelslo fait
observer qu'aux Indes il n'y a point de personne un peu distinguée qui
ne fasse porter devant soi une espèce d'étendard, qui sert, dit-il,
comme de bannière.

Le premier jour ils traversèrent la rivière de Vasset, d'où ils allèrent
passer la nuit dans le fort de Saselpour. Pansfeld, facteur anglais de
Brodra, qui vint au-devant d'eux jusqu'à ce fort, les traita le
lendemain fort magnifiquement dans le lieu de sa résidence. Ils en
partirent vers le soir pour se loger la nuit suivante dans un grand
jardin; et le jour d'après, continuant heureusement leur voyage, ils
allèrent camper proche d'une citerne nommée Sambor. Les habitans du
pays, qui virent arriver en même temps une caravane hollandaise de deux
cents charrettes, craignirent que toute leur eau ne fût consommée par un
si grand nombre d'étrangers. Ils en défendirent l'approche aux Anglais,
qui étaient arrivés les premiers, ce qui obligea le directeur de faire
avancer quinze pions, avec ordre d'employer la force; mais, en
approchant de la citerne, ils la trouvèrent gardée par trente paysans
bien armés qui se présentèrent avec beaucoup de résolution. Les pions
couchèrent en joue et tirèrent l'épée. Cette vigueur étonna les paysans,
et leur fit prendre le parti de se retirer; mais, pendant que le
directeur faisait puiser de l'eau, ils tirèrent quelques flèches et
trois coups de mousquet, qui blessèrent cinq de ses gens. Alors les
pions, faisant feu sans ménagement, tuèrent trois de leurs ennemis, dont
Mandelslo vit emporter les corps dans le village. Une action si vive
aurait eu des suites plus sanglantes, si l'arrivée de la caravane
hollandaise n'avait achevé de contenir les Indiens.

Cependant ce n'était que le prélude d'une aventure plus dangereuse.
Pendant que les Anglais étaient tranquillement à souper, un marchand
hollandais vint leur donner avis qu'on avait vu sur le chemin deux cents
rasbouts qui avaient fait plusieurs vols depuis quelques jours, et que
le jour précédent ils avaient tué six hommes à peu de distance de
Sambor. La caravane hollandaise ne laissa pas de décamper à minuit.
«Nous la suivîmes, raconte Mandelslo; mais, comme elle marchait plus
lentement que nous, nous ne fûmes pas long-temps à la passer. Le matin
nous découvrîmes un _holacueur_, c'est-à-dire un de ces trompettes qui
marchent ordinairement à la tête des caravanes en sonnant d'un
instrument de cuivre beaucoup plus long que nos trompettes. Dès qu'il
nous eut aperçus, il se jeta dans une forêt voisine, où il se mit à
sonner de toute sa force, ce qui nous fit prévoir que nous aurions
bientôt les rasbouts sur les bras. En effet, nous vîmes sortir des deux
côtés de la forêt un grand nombre de ces brigands armés de piques, de
rondaches, d'arcs et de flèches, mais sans armes à feu. Nous avions eu
la précaution de charger les nôtres, qui ne consistaient qu'en quatre
fusils et trois paires de pistolets. Le directeur et moi nous montâmes à
cheval, et nous donnâmes les fusils aux marchands qui étaient dans les
voitures, avec ordre de ne tirer qu'à bout portant. Nos armes étaient
chargées à cartouches, et les rasbouts marchaient si serrés, que de la
première décharge nous en vîmes tomber trois. Ils nous tirèrent quelques
flèches, dont ils nous blessèrent un boeuf et deux pions. J'en reçus une
dans le pommeau de ma selle, et le directeur eut un coup dans son
turban. Aussitôt que la caravane hollandaise entendit tirer, elle se
hâta de nous envoyer dix de ses pions; mais, avant qu'ils fussent en
état de nous secourir, le danger devint fort grand pour ma vie. Je me
vis attaqué de toutes parts, et je reçus deux coups de pique dans mon
collet de buffle, qui me sauva heureusement la vie. Deux rasbouts
prirent mon cheval par la bride, et se disposaient à m'emmener
prisonnier; mais je mis l'un hors de combat d'un coup de pistolet que je
lui donnai dans l'épaule; et le directeur anglais, qui vint à mon
secours, me dégagea de l'autre. Cependant les pions des Hollandais
approchèrent, et toute la caravane étant arrivée presqu'en même temps,
les rasbouts se retirèrent dans la forêt, laissant six hommes morts sur
le champ de bataille, et n'ayant pas peu de peine à traîner leurs
blessés. Nous perdîmes deux pions, et nous en eûmes huit blessés, sans
compter le directeur anglais, qui le fut légèrement. Cette leçon nous
fit marcher en bon ordre avec la caravane, dans l'opinion que nos
ennemis reviendraient en plus grand nombre; mais ils ne reparurent
point, et nous arrivâmes vers midi à Broitschia, d'où nous partîmes à
quatre heures pour traverser la rivière, et pour faire encore cinq
cosses jusqu'au village d'Enclasser. Le lendemain 26 décembre, nous
arrivâmes à Surate.»

Avant de quitter Surate, Mandelslo fait observer que le grand-mogol qui
régnait de son temps était Schah-Khoram, second fils de Djehan-Guir, et
qu'il avait usurpé la couronne sur le prince Pelaghi son neveu, que les
ambassadeurs du duc de Holstein avaient trouvé à Casbin en arrivant en
Perse. L'âge de Khoram était alors d'environ soixante ans; il avait
quatre fils, dont l'aîné, âgé de vingt-cinq ans, n'était pas celui pour
lequel il avait le plus d'affection. Son dessein était de nommer le plus
jeune pour son successeur au trône de l'Indoustan, et de laisser
quelques provinces aux trois aînés. Les commencemens de son règne
avaient été cruels et sanglans; et quoique le temps eût apporté
beaucoup de changement à son naturel, il laissait voir encore des restes
de férocité dans les exécutions des criminels, qu'il faisait écorcher
vifs ou déchirer par les bêtes. Il aimait d'ailleurs les festins, la
musique et la danse, surtout celle des femmes publiques, qu'il faisait
souvent danser nues devant lui, et dont les postures l'amusaient
beaucoup. Son affection s'était particulièrement déclarée pour un radja,
célèbre par son courage et par les agrémens de sa conversation. «Un jour
que ce seigneur ne parut point à la cour, l'empereur demanda pourquoi il
ne le voyait point; et quelqu'un répondant qu'il avait pris médecine, il
lui envoya une troupe de danseuses, auxquelles il donna ordre de faire
leurs ordures en sa présence. Le radja, qui fut averti de leur arrivée,
s'imagina qu'elles étaient venues pour le divertir; mais, apprenant
l'ordre du souverain, et jugeant que ce monarque devait être dans un
moment de bonne humeur, il ne fit pas difficulté d'y répondre par une
autre raillerie. Après avoir demandé aux danseuses ce que l'empereur
leur avait ordonné, il voulut savoir si leurs ordres n'allaient pas plus
loin. Lorsqu'il fut assuré par leurs propres bouches qu'elles n'en
avaient pas reçu d'autre, il leur dit qu'elles pouvaient exécuter
ponctuellement les volontés de leur maître commun, mais qu'elles se
gardassent bien d'en faire davantage, parce que, s'il leur arrivait
d'uriner en faisant leurs ordures, il était résolu de les fouetter
jusqu'au sang. Toutes ces femmes se trouvèrent si peu disposées à
risquer le danger, qu'elles retournèrent sur-le-champ au palais pour
rendre compte de leur aventure au Mogol; et, loin de s'en offenser,
l'adresse du radja lui plut beaucoup.» Je ne crois pas qu'on trouve ces
plaisanteries impériales de bien bon goût; mais ce qui suit est
exécrable.

Son principal amusement était de voir combattre des lions, des taureaux,
des éléphans, des tigres, des léopards et d'autres bêtes féroces; il
faisait quelquefois entrer des hommes en lice contre ces animaux; mais
il voulait que le combat fût volontaire; et ceux qui en sortaient
heureusement étaient sûrs d'une récompense proportionnée à leur courage.
Mandelslo fut témoin d'un spectacle de cette nature, qu'il donna le jour
de la naissance d'un de ses fils, dans un caravansérail voisin de la
ville, où il faisait nourrir toutes sortes de bêtes. Ce bâtiment était
accompagné d'un grand jardin fermé de murs, par-dessus lesquels il fut
permis au peuple de se procurer la vue de cette lutte barbare.

«Premièrement, dit Mandelslo, on fit combattre un taureau sauvage contre
un lion, ensuite un lion contre un tigre. Le lion n'eut pas plus tôt
aperçu le tigre, qu'il alla droit à lui; et, le choquant de toutes ses
forces, il le renversa; mais il parut comme étourdi du choc, et toute
l'assemblée se figura que le tigre n'aurait pas de peine à le vaincre.
Cependant il se remit aussitôt, et prit le tigre à la gorge avec tant de
fureur; qu'on crut la victoire certaine. Le tigre ne laissa pas de se
dégager, et le combat recommença plus furieusement encore, jusqu'à ce
que la lassitude les séparât. Ils étaient tous deux fort blessés; mais
leurs plaies n'étaient pas mortelles.

»Après cette ouverture, Allamerdy-Khan, gouverneur de Chisemer, s'avança
vers le peuple, et déclara au nom de l'empereur que, si parmi ses sujets
il se trouvait quelqu'un qui eût assez de coeur pour affronter une des
bêtes, celui qui donnerait cette preuve de courage et d'adresse
obtiendrait pour récompense la dignité de khan et les bonnes grâces de
son maître. Trois Mogols s'étant offerts, Allamerdy-Khan ajouta que
l'intention de sa majesté était que le combat se fît avec le cimeterre
et la rondache seuls, et qu'il fallait même renoncer à la cotte de
mailles, parce que l'empereur voulait que les avantages fussent égaux.

»On lâcha aussitôt un lion furieux, qui, voyant entrer son adversaire,
courut droit à lui. Le Mogol se défendit vaillamment; mais enfin, ne
pouvant plus soutenir le choc de l'animal, qui pesait principalement sur
son bras gauche, pour lui arracher la rondache de la pate droite, tandis
que de sa pate gauche il tâchait de se saisir du bras droit de son
ennemi, dans la vue apparemment de lui sauter à la gorge, ce brave
combattant, baissant un peu sa rondache, tira de la main gauche un
poignard qu'il avait caché dans sa ceinture et l'enfonça si loin dans la
gueule du lion, qu'il le força de lâcher prise. Alors, se hâtant de le
poursuivre, il l'abattit d'un coup de cimeterre qu'il lui donna sur le
mufle; et bientôt il acheva de le tuer et de le couper en pièces.

»La victoire fut aussitôt célébrée par de grandes acclamations du
peuple; mais, le bruit ayant cessé, il reçut ordre de s'approcher de
l'empereur, qui lui dit avec un sourire amer: «J'avoue que tu es un
homme de courage, et que tu as vaillamment combattu; mais ne t'avais-je
pas défendu de combattre avec avantage? et ne t'avais-je pas réglé les
armes? Cependant tu as mis la ruse en oeuvre, et tu n'as pas combattu
mon lion en homme d'honneur; tu l'as surpris avec des armes défendues,
et tu l'as tué en assassin.» Là-dessus, il ordonna à deux de ses gardes
de descendre dans le jardin et de lui fendre le ventre. Cette courte
sentence fut exécutée sur-le-champ, et le corps fut mis sur un éléphant
pour être promené par la ville, et pour servir d'exemple.

»Le second Mogol qui entra sur la scène, marcha fièrement vers le tigre
qu'on avait lâché contre lui. Sa contenance aurait fait juger qu'il
était sûr de la victoire; mais le tigre lui sauta si légèrement à la
gorge, que, l'ayant tué tout d'un coup, il déchira son corps en pièces.

»Le troisième, loin de paraître effrayé du malheureux sort des deux
autres, entra gaiement dans le jardin, et marcha droit au tigre. Ce
furieux animal, encore échauffé du premier combat, se précipita
au-devant de lui; mais il fut abattu d'un coup de sabre qui lui coupa
les deux pates de devant; et, dans cet état, l'Indien n'eut pas de peine
à le tuer.

»L'empereur fit demander aussitôt le nom d'un si brave homme: il se
nommait _Gheily_. En même temps on vit arriver un gentilhomme qui lui
présenta une veste de brocart, et qui lui dit: «Gheily, prends cette
veste de mes mains comme une marque de l'estime de ton empereur, qui
t'en fait assurer par ma bouche.» Gheily fit trois profondes révérences,
porta la veste à ses yeux et à son estomac; et, la tenant en l'air,
après avoir fait intérieurement une courte prière, il dit à voix haute:
«Je prie Dieu qu'il rende la gloire de Schah-Djehan égale à celle de
Tamerlan dont il est sorti; qu'il fasse prospérer ses armes; qu'il
augmente ses richesses; qu'il le fasse vivre sept cents ans, et qu'il
affermisse éternellement sa maison.» Deux eunuques vinrent le prendre à
la vue du peuple, et le conduisirent jusqu'au trône, où deux khans le
reçurent de leurs mains pour le présenter à l'empereur. Ce prince lui
dit: «Il faut avouer, Gheily-Khan, que ton action est extrêmement
glorieuse: je te donne la qualité de khan que tu posséderas à jamais. Je
veux être ton ami, et tu seras mon serviteur.»

Mandelslo partit de Surate le 5 janvier, sur _la Marie_, vaisseau de la
flotte anglaise, qui portait Méthold et quelques autres marchands de
considération que leurs affaires appelaient à Visapour.

On entre dans cet état après avoir passé la rivière de Madre de Dios,
qui sépare l'île de Goa du continent. Avant d'arriver à la capitale, on
passe par deux autres villes, nommées Nouraspour et Sirrapour, qui lui
servent comme de faubourgs, et dont la première était autrefois la
résidence ordinaire des rois du Décan. Elle est tombée en ruine, et l'on
achevait de la détruire pour employer les matériaux du palais et des
hôtels aux nouveaux édifices de Visapour.

La capitale du Décan est une des plus grandes villes de l'Asie. On lui
donne plus de cinq lieues de tour. Sa situation est dans la province de
Concan, sur la rivière de Mandova, à quarante lieues de Daboul et
soixante de Goa. Ses murailles sont d'une hauteur extraordinaire et de
belles pierres de taille. Elles sont environnées d'un grand fossé et
défendues par plusieurs batteries, où l'on compte plus de mille pièces
de canon de toutes sortes de calibre, de fer et de fonte.

Le palais du roi forme le centre de la ville, dont il ne laisse pas
d'être séparé par une double muraille et un double fossé. Cette enceinte
a plus de trois mille cinq cents pas de circuit. Le gouverneur était
alors un Italien, natif de Rome, qui avait pris le turban avec le nom de
Mahmoud Rikhan. Son commandement s'étendait aussi sur la ville, et sur
cinq mille hommes dont la garnison était composée, outre deux mille qui
faisaient la garde du château.

La ville a cinq grands faubourgs, qui sont habités par les principaux
marchands, surtout celui de Champour, où la plupart des joailliers ont
leurs maisons et leurs boutiques. La religion des habitans est partagée
entre le mahométisme, le culte des banians et l'idolâtrie.

Après avoir terminé les affaires de la compagnie à Visapour, d'autres
intérêts apparemment conduisirent Méthold à Daboul, où Mandelslo ne
perdit pas l'occasion de l'accompagner. Daboul est située sur la rivière
d'Halevako, à 17 degrés 45 minutes nord: c'est une des anciennes villes
du Décan; mais aujourd'hui elle est sans portes et sans murailles.

Le principal commerce de Daboul est celui du sel, qu'on y apporte
d'Oranouhammara, et celui du poivre, que les habitans transportaient
autrefois dans le golfe Persique et dans la mer Rouge. Ils y envoyaient
alors un grand nombre de vaisseaux; mais ils sont tombés de cet état
florissant dans un état de décadence qui ne leur permet pas, suivant
Mandelslo, d'envoyer chaque année plus de trois ou quatre bâtimens à
Bender-Abassy. Les droits que les marchandises paient dans ce port sont
de trois et demi pour cent.

En général, les habitans du royaume que l'auteur nomme les Décanins, ont
beaucoup de ressemblance dans leurs manières, dans leurs mariages, dans
leurs enterremens, leurs purifications et leurs autres usages, avec les
banians du royaume de Guzarate. Mandelslo néanmoins observa quelques
différences. Les maisons des banians décanins sont composées de paille;
et les portes en sont si basses et si étroites, qu'on n'y peut entrer
qu'en se courbant. On y voit pour tous meubles une natte sur laquelle
ils couchent, et une fosse dans la terre, où ils battent le riz. Leurs
habits ressemblent à ceux des autres banians; mais leurs souliers,
qu'ils nomment _alparcas_, sont de bois; et leur usage est de les
attacher sur le coude-pied avec des courroies. Leurs enfans vont nus
jusqu'à l'âge de sept à huit ans: la plupart sont orfévres ou
travaillent en cuivre. Cependant ils ont des médecins, des barbiers, des
charpentiers et des maçons qui s'emploient au service du public, sans
distinguer les religions. Leurs armes sont à peu près les mêmes que
celles des Mogols; et Mandelslo remarqua, comme dans l'Indoustan,
qu'elles sont moins bonnes que celles de Turquie et d'Europe.

Leur principal commerce est en poivre, qui se transporte par mer en
Perse, à Surate, et même en Europe. L'abondance de leurs vivres les met
en état d'en fournir toutes les contrées voisines. Ils font quantité de
toiles qu'on transporte aussi par mer; ce qui n'empêche pas le commerce
de terre avec les Mogols et les peuples de Golconde et de la côte de
Coromandel, auxquels ils portent des toiles de coton et des étoffes de
soie.

On trouve à Visapour un grand nombre de joailliers et quantité de
perles; mais ce n'est pas dans cette ville ni dans ce pays qu'il faut
chercher le bon marché, puisque les perles y viennent d'ailleurs. Il se
fait beaucoup de laque dans les montagnes des Gâtes, quoique moins bonne
que celle de Guzarate. Les Portugais font un grand commerce dans le
Décan, surtout avec les marchands de Ditcauly et de Banda. Ils achètent
d'eux le poivre à sept ou huit piastres le quintal, et leur donnent en
paiement des étoffes ou de la quincaillerie d'Europe. On distingue par
le nom de _vénesars_ une race de marchands décanins qui achètent le riz
et le blé pour l'aller revendre dans l'Indoustan et dans les autres pays
voisins, en caffilas ou caravanes de cinq, six et quelquefois neuf à dix
mille bêtes de charge. Ils emmènent leurs familles entières, surtout
leurs femmes, qui, maniant l'arc et les flèches avec autant d'habileté
que les hommes, se rendent si redoutables aux brigands, que jamais ils
n'ont osé les attaquer.

Le roi de Décan ou de Concan, ou de Visapour (car il porte ces trois
noms), est devenu tributaire du grand-mogol, par des révolutions dont
on a déjà rapporté l'origine. Il conserve néanmoins assez de force pour
mettre en campagne une armée de deux cent mille hommes, avec lesquels il
se rend quelquefois redoutable à la cour d'Agra, quoiqu'elle possède
plusieurs villes dans les états de ce prince, telles que Chaul, Kerbi et
Doltabad. On lit dans les historiens portugais qu'Adelkhan-Schah,
bisaïeul d'Idal-Schah, qui régnait du temps de Mandelslo, prit deux
fois, en 1586, la ville de Goa sur leur nation: mais que, se trouvant
ruiné par cette guerre, il convint avec eux de leur céder la propriété
du pays de Salsette avec soixante-sept villages, de celui de Bardes avec
douze villages, et de celui de Tisouary avec trente villages; à
condition, d'un côté, que les peuples de son royaume jouiraient de la
liberté du commerce dans toutes les Indes, et que, de l'autre, ils
seraient obligés de vendre tout leur poivre aux marchands de Goa. Ce
traité ne fut pas exécuté si fidèlement qu'il ne s'élevât quelquefois
des différens considérables entre les deux nations. Quelques années
avant l'arrivée de Mandelslo aux Indes, les Portugais, avertis que trois
ou quatre vaisseaux du roi de Décan étaient partis chargés de poivre
pour Moka et pour la Perse, mirent en mer quatre frégates, qui ne firent
pas difficulté de les attaquer. Le combat fut sanglant, et les Portugais
y perdirent un de leurs principaux officiers. Cependant la victoire
s'étant déclarée pour eux, ils se saisirent des quatre vaisseaux, et les
menèrent à Goa, où de sang-froid ils tuèrent tous les Indiens qui
restaient à bord. Le roi de Décan feignit d'ignorer cet outrage; mais on
ne doutait point, à l'arrivée de Mandelslo que, sous le voile de la
dissimulation, il ne prît du temps pour disposer ses forces, et qu'il ne
déclarât la guerre à la ville de Goa.

L'Inde n'a pas de prince qui soit plus riche en artillerie. On croira,
si l'on veut, sur le témoignage de Mandelslo, qu'entre plusieurs pièces
extraordinaires, «il en avait une de fonte qui tirait près de huit cents
livres de balles, avec cinq cent quarante livres de poudre fine; et
qu'en ayant fait usage au siége du château de Salpour, le premier coup
qu'il fit tirer contre cette forteresse abattit quarante-cinq pieds de
mur. Le fondeur était un Italien, natif de Rome, et le plus méchant de
tous les hommes, qui avait eu l'inhumanité de tuer son propre fils pour
consacrer par son sang cette monstrueuse pièce; ensuite il fit jeter
dans la fournaise de sa fonte un trésorier de la cour qui voulait lui
faire rendre compte de la dépense.»



CHAPITRE VII.

Voyage de l'ambassadeur anglais Thomas Rhoé dans l'Indoustan.


Avant d'entrer dans la description générale de l'Indoustan, nous
trouverons dans les voyages de l'Anglais Rhoé, et dans ceux de
Taverpagne dont nous parlerons après, quantité de détails très-curieux
mêlés à leurs aventures particulières.

Rhoé fut envoyé au Mogol en 1615, avec la qualité d'ambassadeur du roi
d'Angleterre, mais aux frais de la compagnie des Indes orientales, dont
le commerce était déjà florissant. La flotte anglaise qui portait Rhoé
ayant jeté l'ancre au port de Surate le 26 septembre, il ne s'arrêta
dans la ville que pour donner le temps au capitaine Harris, qui fut
nommé pour l'escorter, de rassembler cent mousquetaires dont l'escorte
devait être composée. On se mit en marche. Rhoé fit peu d'observations
dans une route de deux cent vingt-trois milles qu'il compte à l'est de
Surate jusqu'à Brampour.

Sultan Pervis, troisième fils de l'empereur Djehan Ghir, résidait à
Serralia avec la qualité de lieutenant général de son père. Le 18
octobre, Rhoé se fit conduire au palais du prince, non-seulement pour
observer tous les usages de la cour, mais dans la vue d'obtenir, à la
faveur de quelques présens, la liberté d'y établir un comptoir. En
arrivant à l'audience, il trouva cent cavaliers qui attendaient le
prince, et qui formaient une haie des deux côtés de l'entrée du palais.
Le prince était dans la seconde cour, sous un dais, avec un riche tapis
sous ses pieds, dans un équipage magnifique, mais barbare. Rhoé, qui
s'avançait vers lui au travers du peuple, fut arrêté par un officier
qui l'avertit de baisser la tête jusqu'à terre. Il répondit que sa
condition le dispensait de cet hommage servile, et continua de marcher
jusqu'à la balustrade, où il trouva les principaux seigneurs de la ville
prosternés comme autant d'esclaves. Son embarras était sur la place
qu'il y devait prendre; et dans cette incertitude, il se présenta droit
devant le trône. Un secrétaire, qui était assis sur les degrés de la
seconde estrade, lui demanda ce qu'il désirait. «Je lui exposai, dit
Rhoé, que le roi d'Angleterre m'envoyant pour ambassadeur auprès de
l'empereur son père, et me trouvant dans une ville où le prince tenait
sa cour, je m'étais cru obligé de lui faire la révérence. Alors le
prince, s'adressant lui-même à moi, me dit qu'il était fort satisfait de
me voir; il me fit diverses questions sur le roi mon maître, et mes
réponses furent écoutées avec plaisir. Mais, comme j'étais toujours au
bas des degrés, je demandai la permission de monter pour entretenir le
prince de plus près: il me répondit lui-même que le roi de Perse et le
grand-turc n'obtiendraient pas ce que je désirais. Je répliquai que ma
demande méritait quelque excuse, parce que je m'étais figuré que pour de
si grands monarques il aurait pris la peine d'aller jusqu'à la porte, et
qu'enfin je ne prétendais pas d'autres traitemens que ceux qu'il faisait
à leurs ambassadeurs. Il m'assura que j'étais traité sur le même pied,
et que je le serais dans toutes les occasions. Je demandai du moins une
chaise; on me répondit que jamais personne ne s'était assis dans ce
lieu; et l'on m'offrit, comme une grâce particulière, la liberté de
m'appuyer contre une colonne couverte de plaques d'argent, qui soutenait
le dais. Je demandai la permission d'établir un magasin dans la ville,
et d'y laisser des facteurs: elle me fut accordée; et le prince donna
ordre que les patentes fussent dressées sur-le-champ.»

En quittant la ville de Serralia, il passa la nuit du 6 décembre dans un
bois qui n'est pas fort éloigné du fameux château de Mandoa. Cette
forteresse est située sur une montagne fort escarpée, et ceinte d'un mur
dont le circuit n'a pas moins de sept lieues; elle est belle et d'une
grandeur étonnante. Cinq cosses plus loin, on lui fit observer sur une
montagne l'ancienne ville de Chitor, dont la grandeur éclate encore dans
ses ruines; on y voit les restes de quantité de superbes temples, de
plusieurs belles tours, d'un grand nombre de colonnes, et d'une
multitude infinie de maisons, sans qu'il s'y trouve un seul habitant.
Rhoé fut étonné de ne découvrir qu'un endroit par lequel on puisse y
monter; encore n'est-ce qu'un précipice. On passe quatre portes sur le
penchant de la montagne avant d'arriver à cette ville, qui est
magnifique. Le sommet de la montagne n'a pas moins de huit cosses de
circuit, et vers le sud-ouest on y découvre un vieux château assez bien
conservé. Cette ville est dans les états du prince Ranna, qui s'était
soumis depuis peu au Mogol, ou plutôt qui avait reçu de l'argent de lui
pour prendre la qualité de son tributaire. C'était Akbar, père du Mogol
régnant, qui avait fait cette conquête. Ranna descendait, dit-on, en
ligne directe du fameux Porus, qui fut vaincu par Alexandre-le-Grand.
Rhoé est persuadé que la ville de Chitor était anciennement la résidence
de Porus, quoique Delhy, qui est beaucoup plus avancée vers le nord, ait
été la capitale de ses états; Delhy même n'est maintenant fameuse que
par ses ruines: on voit proche de la ville une colonne dressée par
Alexandre, avec une longue inscription. Le Mogol régnant et ses
ancêtres, descendus de Tamerlan, avaient ruiné toutes les villes
anciennes, avec défense de les rebâtir, dans la vue apparemment d'abolir
la mémoire de tout ce qu'il y avait eu de plus grand et de plus ancien
que la puissance de leur maison.

Le 25, Rhoé arriva heureusement à Asmère, où l'on compte de Brampour
deux cent neuf cosses, qui font quatre cent dix-huit milles
d'Angleterre, et le 10 janvier il entra dans les murs de cette ville
impériale.

L'impatience d'exécuter les ordres de sa compagnie le fit aller dès le
jour suivant au dorbar, c'est-à-dire au lieu où le Mogol donnait ses
audiences et ses ordres pour le gouvernement de l'état. L'entrée des
appartemens du palais n'était ouverte qu'aux eunuques, et sa garde
intérieure était composée de femmes chargées de toutes sortes d'armes.
Chaque jour au matin, ce monarque se présentait à une fenêtre tournée
vers l'orient, qui se nommait le djarnéo, et dont la vue donnait sur une
grande place: c'était là que s'assemblait tout le peuple pour le voir.
Il y retournait vers midi, et quelquefois il y était retenu assez
long-temps par le spectacle des combats d'éléphans et de diverses bêtes
sauvages. Les seigneurs de sa cour étaient au-dessous de lui sur un
échafaud. Après cet amusement, il se retirait dans l'appartement de ses
femmes; mais c'était pour retourner encore au dorbar ou au djarnéo, sur
les huit heures du soir: il soupait ensuite; en sortant de table, il
descendait au gouzalkan, grande cour au milieu de laquelle il s'était
fait élever un trône de pierres de taille, sur lequel il se plaçait
lorsqu'il n'aimait pas mieux s'asseoir sur une simple chaise qui était à
côté du trône. On ne recevait dans cette cour que les premiers seigneurs
de l'empire, qui ne doivent pas même s'y présenter sans être appelés. On
n'y parlait point d'affaires d'état, parce qu'elles ne se traitaient
qu'au dorbar ou au djarnéo. Les résolutions les plus importantes se
prenaient en public et s'enregistraient de même: pour un teston, chacun
avait la liberté de voir le registre. Ainsi le peuple était aussi bien
informé des affaires que les ministres, et jouissait du droit d'en
porter son jugement. Cet ordre et cette méthode s'exécutaient si
régulièrement, que l'empereur ne manquait pas de se trouver aux mêmes
heures dans les lieux où il devait paraître, à moins qu'il ne fût ivre
ou malade; et, dans cette supposition, il s'était assujetti à le faire
savoir au public: ses sujets étaient ses esclaves; mais il s'était
imposé si solennellement toutes ces lois, que, s'il avait manqué un jour
à se faire voir sans rendre raison de ce changement, le peuple se serait
soulevé.

Rhoé fut conduit au dorbar. À l'entrée de la première balustrade, deux
officiers vinrent au-devant de lui pour le recevoir. Il avait demandé
qu'il lui fût permis de rendre ses premières soumissions à la manière de
son pays, et cette faveur lui avait été promise. En entrant dans la
première balustrade il fit une révérence; il en fit une autre dans la
seconde, et une troisième lorsqu'il se trouva dans le lieu qui était
au-dessous de l'empereur. Ce prince était assis dans une espèce de
petite galerie ou de balcon élevé au-dessus du rez-de-chaussée de la
cour. Les ambassadeurs, les grands du pays et les étrangers de quelque
distinction étaient admis dans l'enceinte d'une balustrade qui était
au-dessous de lui, et dont le plan était un peu plus haut que le
rez-de-chaussée. Tout l'espace qu'elle renfermait était tendu de grandes
pièces de velours, et le plancher couvert de riches tapis. Les personnes
de condition médiocre étaient dans la seconde balustrade. Jamais le
peuple n'entre dans cette cour; il s'arrête dans une autre plus basse,
mais disposée de manière que tout le monde peut voir l'empereur. Ce lieu
a beaucoup de ressemblance avec la perspective générale d'un théâtre, où
les principaux seigneurs seraient placés comme les acteurs sur la scène,
et le peuple plus bas, comme dans le parterre.

L'empereur prévint l'interprète des Anglais; il félicita Rhoé du succès
de son voyage, et dans toute la suite du discours il traita le roi
d'Angleterre de frère et d'allié. Rhoé lui présenta ses lettres
traduites dans la langue du pays; sa commission, qui fut examinée
soigneusement; enfin ses présens, dont le monarque parut fort satisfait.
Ce prince lui fit diverses questions; il lui témoigna de l'inquiétude
pour sa santé qui n'était qu'imparfaitement rétablie; il lui offrit même
ses médecins, en lui conseillant de ne pas prendre l'air jusqu'au retour
de ses forces. Jamais il n'avait traité d'ambassadeur avec tant de
marques d'affection, sans excepter ceux de la Perse et de la Turquie.

Rhoé ne laissa pas d'essuyer beaucoup de difficultés dans les demandes
qu'il faisait pour les intérêts du commerce de la compagnie anglaise. Il
trouvait en son chemin la faction des Portugais soutenue par Azaph-Khan,
l'un des principaux officiers de la cour, et il n'aurait rien obtenu,
sans une circonstance particulière qu'il faut rapporter dans ses propres
termes:

«Le 6 août je reçus ordre, dit-il, de me rendre au dorbar ou à la salle
d'audience. Quelques jours auparavant j'avais fait présent au Mogol
d'une peinture, et je l'avais assuré qu'il n'y avait personne aux Indes
qui fût capable d'en faire une aussi belle. Aussitôt que je parus: «Que
donneriez-vous, dit-il, au peintre qui aurait fait une copie de votre
tableau, si ressemblante, que vous ne la puissiez pas distinguer de
l'original?». Je lui répondis que je donnerais volontiers vingt
pistoles. «Il est gentilhomme, répondit l'empereur; vous lui promettez
trop peu.» Je donnerai mon tableau de bon coeur, dis-je alors, quoique
je l'estime très-rare; mais je ne prétends pas faire de gageure; car si
votre peintre a si bien réussi, et s'il n'est pas content de ce que je
lui promets, votre majesté a de quoi le récompenser. Après quelques
discours sur les arts qui s'exécutent aux Indes, il m'ordonna de me
rendre le soir au gouzalkan, où il me montrerait ses peintures.

«Vers le soir il me fit appeler par un nouvel ordre, dans l'impatience
de triompher de l'excellence de son peintre. On me fit voir six tableaux
entre lesquels était mon original; ils étaient sur une table, et si
semblables en effet, qu'à la lumière des chandelles j'eus à la vérité
quelque embarras à distinguer le mien; je confesse que j'avais été fort
éloigné de m'y attendre. Je ne laissai pas de montrer l'original, et de
faire remarquer les différences qui devaient frapper les connaisseurs.
L'empereur ne fut pas moins satisfait de m'avoir vu quelques momens dans
le doute; je lui donnai tout le plaisir de sa victoire en louant
l'excellence de son peintre. «Hé bien! qu'en dites-vous?» reprit-il. Je
répondis que sa majesté n'avait pas besoin qu'on lui envoyât des
peintres d'Angleterre. «Que donnerez-vous au peintre?» me demanda-t-il.
Je lui répondis que, puisque son peintre avait surpassé de si loin mon
attente, je lui donnerais le double de ce que j'avais promis, et que,
s'il venait chez moi, je lui ferais présent de cent roupies pour acheter
un cheval. L'empereur approuva mes offres; mais, après avoir ajouté que
son peintre aimerait mieux toute autre chose que de l'argent, il revint
à me demander quel présent je lui ferais. Je lui dis que cela devait
dépendre de ma discrétion. Il en demeura d'accord. Cependant il voulut
savoir absolument quel présent je ferais. Je lui donnerai, répondis-je,
une bonne épée, un pistolet et un tableau. «Enfin, reprit le monarque,
vous demeurez d'accord que c'est un bon peintre; faites-le venir chez
vous, montrez-lui vos curiosités, et laissez-le choisir ce qu'il voudra.
Il vous donnera une de ses copies pour la faire voir en Angleterre et
prouver à vos Européens que nous sommes moins ignorans dans cet art
qu'ils ne se l'imaginent.» Il me pressa de choisir une des copies; je me
hâtai d'obéir: il la prit, l'enveloppa lui-même dans du papier, et la
mit dans la boîte qui avait servi à l'original, en marquant sa joie de
la victoire qu'il attribuait à son peintre. Je lui montrai alors un
petit portrait que j'avais de lui, mais dont la manière était fort
au-dessous de celle du peintre qui avait fait les copies, et je lui dis
que c'était la cause de mon erreur, parce que, sur le portrait qu'on
m'avait donné pour l'ouvrage d'un des meilleurs peintres du pays,
j'avais jugé de la capacité des autres. Il me demanda où je l'avais eu.
Je lui dis que je l'avais acheté d'un marchand. «Hé, comment,
répliqua-t-il, employez-vous de l'argent à ces choses-là? Ne savez-vous
pas que j'ai ce qu'il y a de plus parfait en ce genre? et ne vous
avais-je pas dit que je vous donnerais tout ce que vous pourriez
désirer?» Je lui répondis qu'il ne me convenait point de prendre la
liberté de demander, mais que je recevrais comme une grande marque
d'honneur tout ce qui me viendrait de sa majesté. «Si vous voulez mon
portrait, me dit-il, je vous en donnerai un pour vous et un pour votre
roi.» Je l'assurai que, s'il en voulait envoyer un au roi mon maître, je
serais fort aise de le porter, et qu'il serait reçu avec beaucoup de
satisfaction; mais j'ajoutai que, s'il m'était permis de prendre quelque
hardiesse, je prenais celle de lui en demander un pour moi-même, que je
garderais toute ma vie, et que je laisserais à ceux de ma maison comme
une glorieuse marque des faveurs qu'il m'accordait. «Je crois bien, me
dit-il, que votre roi s'en soucie peu; pour vous, je suis persuadé que
vous serez bien aise d'en avoir un, et je vous promets que vous
l'aurez.» En effet, il donna ordre sur-le-champ qu'on m'en fît un.»

L'empereur, qui était rentré dans son palais après le dorbar, envoya
chez Rhoé vers dix heures du soir. On le trouva au lit. Le sujet de ce
message était de lui faire demander la communication d'une peinture
qu'il regrettait de n'avoir pas encore vue, et la liberté d'en faire
tirer des copies pour ses femmes. Rhoé se leva, et se rendit au palais
avec sa peinture. Le monarque était assis les jambes croisées sur un
petit trône tout couvert de diamans, de perles et de rubis. Il avait
devant lui une table d'or massif, et sur cette table cinquante plaques
d'or enrichies de pierreries, les unes très-grandes et très-riches, les
autres de moindre grandeur, mais toutes couvertes de pierres fines. Les
grands étaient autour de lui, dans leur plus éclatante parure. Il
ordonna qu'on bût sans se contraindre, et l'on voyait dans la salle
quantité de grands flacons remplis de diverses sortes de vins.

«Lorsque je me fus approché de lui, raconte Rhoé, il me demanda des
nouvelles de la peinture. Je lui montrai deux portraits, dont il regarda
l'un avec étonnement. Il me demanda de qui il était. Je lui dis que
c'était le portrait d'une femme de mes amies qui était morte. «Me le
voulez-vous donner?» ajouta-t-il. Je répondis que je l'estimais plus que
tout ce que je possédais au monde, parce que c'était le portrait d'une
personne que j'avais aimée tendrement; mais que, si sa majesté voulait
excuser ma passion et la liberté que je prenais, je la prierais
volontiers d'accepter l'autre, qui était le portrait d'une dame
française, et d'une excellente main. Il me remercia; mais il me dit
qu'il n'avait de goût que pour celui qu'il me demandait, et qu'il
l'aimait autant que je pouvais l'aimer; ainsi, que, si je lui en faisais
présent, il l'estimerait plus que le plus rare joyau de son trésor. Je
lui répondis alors que je n'avais rien d'assez cher au monde pour le
refuser à sa majesté, lorsqu'elle paraissait le désirer avec tant
d'ardeur, et que je regrettais même de ne pouvoir lui donner quelque
témoignage plus important de ma passion pour son service. À ces derniers
termes, il s'inclina un peu; et la preuve que j'en donnais, me dit-il,
ne lui permettait pas d'en douter. Ensuite il me conjura de lui dire de
bonne foi dans quel pays du monde était cette belle femme. Je répondis
qu'elle était morte. Il ajouta qu'il approuvait beaucoup la tendresse
que j'avais pour elle; qu'il ne voulait pas m'ôter ce qui m'était si
cher, mais qu'il ferait voir le portrait à ses femmes, qu'il en ferait
tirer cinq copies par ses peintres, et que, si je reconnaissais mon
original entre ses copies, il promettait de me le rendre. Je protestai
que je l'avais donné de bon coeur, et que j'étais fort aise de l'honneur
que sa majesté m'avait fait de l'accepter. Il répliqua qu'il ne le
prendrait point, qu'il m'en aimait davantage, mais qu'il sentait bien
l'injustice qu'il y aurait à m'en priver; qu'il ne l'avait pris que
pour en faire tirer des copies; qu'il me le rendrait, et que ses femmes
en porteraient les copies sur elles. En effet, pour une miniature, on ne
pouvait rien voir de plus achevé. L'autre peinture, qui était à l'huile,
ne lui parut pas si belle.

»Il me dit ensuite que ce jour était celui de sa naissance, et que tout
l'empire en célébrait la fête; sur quoi il me demanda si je ne voulais
pas boire avec lui. Je lui répondis que je me soumettais à ses ordres,
et je lui souhaitai de longues et heureuses années, et que la même
cérémonie pût être renouvelée dans un siècle. Il voulut savoir quel vin
était de mon goût, si je l'aimais naturel ou composé, doux ou violent.
Je lui promis de le boire volontiers tel qu'il me le ferait donner, dans
l'espérance qu'il ne m'ordonnerait point d'en boire trop, ni de trop
fort. Il se fit apporter une coupe d'or pleine de vin mêlé, moitié de
vin de grappes, moitié de vin artificiel. Il en but; et, l'ayant fait
remplir, il me l'envoya par un de ses officiers, avec cet obligeant
message, qu'il me priait d'en boire deux, trois, quatre et cinq fois à
sa santé, et d'accepter la coupe comme un présent qu'il en faisait avec
joie. Je bus un peu de vin; mais jamais je n'en avais bu de si fort. Il
me fit éternuer. L'empereur se mit à rire, et me fit présenter des
raisins, des amandes et des citrons coupés par tranches dans un plat
d'or, en me priant de boire et manger librement. Je lui fis une
révérence européenne pour le remercier de tant de faveurs. Asaph-Khan me
pressa de me mettre à genoux et de frapper la tête contre terre; mais sa
majesté déclara qu'elle était contente de mes remercîmens. La coupe d'or
était enrichie de petites turquoises et de rubis. Le couvercle était de
même; mais les émeraudes, les turquoises et les rubis en étaient plus
beaux, et la soucoupe n'était pas moins riche. Le poids me parut
d'environ un marc et demi d'or.

»Le monarque devint alors de fort belle humeur. Il me dit qu'il
m'estimait plus qu'aucun Français qu'il eût jamais connu. Il me demanda
si j'avais trouvé bon un sanglier qu'il m'avait envoyé peu de jours
auparavant; à quelle sauce je l'avais mangé; quelle boisson je m'étais
fait servir à ce repas. Il m'assura que je ne manquerais de rien dans
ses états. Ces témoignages de faveur éclatèrent aux yeux de toute la
cour. Ensuite il jeta deux grands bassins pleins de rubis à ceux qui
étaient assis au-dessous de lui; et vers nous, qui étions plus proches,
deux autres bassins d'amandes d'or et d'argent mêlées ensemble, mais
creuses et légères. Je ne jugeai point à propos de me jeter dessus, à
l'exemple des principaux seigneurs, parce que je remarquai que le prince
son fils n'en prit point. Il donna aux musiciens et à d'autres
courtisans de riches pièces d'étoffes pour s'en faire des turbans et des
ceintures, continuant de boire, et prenant soin lui-même que le vin ne
manquât point aux convives. Aussi la joie parut-elle fort animée, et,
dans la variété de ses expressions, elle forma un spectacle admirable.
Le prince, le roi de Candahar, Asaph-Khan, deux vieillards et moi, nous
fûmes les seuls qui évitâmes de nous enivrer. L'empereur, qui ne pouvait
plus se soutenir, pencha la tête et s'endormit. Tout le monde se
retira.»

L'empereur avait plusieurs fils. Cosronroé, l'aîné, avait été sacrifié à
une cabale qui gouvernait la cour, et à la jalousie qu'inspiraient à
l'empereur l'amour et l'admiration des peuples pour ce jeune prince.
Quoiqu'il aimât son fils, et qu'il l'eût même désigné pour son
successeur, il le tenait enfermé dans une prison. Un des malheurs d'un
despote est d'avoir à craindre son propre sang; car un despote n'a point
d'enfans, il n'a que des esclaves. Le Mogol faisait alors la guerre au
roi de Décan. Il avait donné le commandement de ses armées à sultan
Coroné, le second de ses fils, qu'un parti puissant voulait porter au
trône au préjudice de Cosronroé. Sultan Coroné venait de prendre congé,
et était parti dans un carrosse fait à la mode de l'Europe, présent que
les Anglais avaient offert au Mogol. Ce monarque voulut visiter le camp
où étaient rassemblées ses troupes.

Ses femmes montèrent sur les éléphans qui les attendaient à leur porte.
Rhoé compta cinquante éléphans, tous richement équipés, mais
particulièrement trois, dont les petites tours étaient couvertes de
plaques d'or. Les grilles des fenêtres étaient de même métal. Un dais
de drap d'argent couvrait toute la tour. L'empereur descendit par les
degrés de la tour avec tant d'acclamation, qu'on n'aurait point entendu
le bruit du tonnerre. Rhoé se pressa pour arriver proche de lui au bas
des degrés. Un de ses courtisans lui présenta dans un bassin une carpe
monstrueuse. Un autre lui offrit dans un plat une matière aussi blanche
que de l'amidon. Le monarque y mit le doigt, en toucha la carpe et s'en
frotta le front; cérémonie qui passe dans l'Indoustan pour un présage de
bonne fortune. Un autre seigneur passa son épée dans les pendans de son
baudrier. L'épée et les boucles étaient couvertes de diamans et de
rubis; le baudrier de même. Un autre encore lui mit son carquois, avec
trente flèches et son arc, dans le même étui que l'ambassadeur de Perse
lui avait présenté. Son turban était fort riche. On y voyait paraître
des bouts de corne. D'un côté pendait un rubis hors d'oeuvre de la
grosseur d'une noix, et de l'autre un diamant de la même grosseur. Le
milieu offrait une émeraude beaucoup plus grosse, taillée en forme de
coeur. Le bourrelet du turban était enrichi d'une chaîne de diamans, de
rubis et de grosses perles, qui faisaient plusieurs tours. Son collier
était une chaîne de perles trois fois plus grosses que les plus belles
que Rhoé eût jamais vues. Au-dessous des coudes il avait un triple
bracelet des mêmes perles. Il avait la main nue, avec une bague
précieuse à chaque doigt. Ses gants, qui venaient d'Angleterre, étaient
passés dans sa ceinture. Son habit était de drap d'or sans manches, et
ses brodequins brodés de perles. Il entra dans son carrosse. Un Anglais
servait de cocher, aussi richement vêtu que jamais comédien l'ait été,
et menant quatre chevaux couverts d'or. C'était la première fois que
l'empereur se servait de cette voiture, qui avait été faite à
l'imitation du carrosse d'Angleterre, et qui lui ressemblait si fort,
que Rhoé n'en reconnut la différence qu'a la housse, qui était d'un
velours travaillé avec de l'or qui se fabrique en Perse. Deux eunuques
marchèrent aux deux côtés, portant de petites malles d'or enrichies de
rubis, et une queue de cheval blanc pour écarter les mouches. Le
carrosse était précédé d'un grand nombre de trompettes, de tambours et
d'autres instrumens mêlés parmi quantité d'officiers, qui portaient des
dais et des parasols, la plupart de drap d'or ou de broderie, éclatans
de rubis, de perles et d'émeraudes. Derrière suivaient trois palanquins
dont les pieds étaient couverts de plaques d'or, et les bouts des cannes
ornés de perles avec une crépine d'or d'un pied de hauteur, aux fils de
laquelle on distinguait un grand nombre de perles régulièrement
enfilées. Le bord du premier palanquin était revêtu de rubis et
d'émeraudes. Un officier portait un marchepied d'or bordé de pierreries.
Les deux autres palanquins étaient couverts de drap d'or. Le carrosse
que Rhoé avait présenté suivait immédiatement. On y avait fait une
nouvelle impériale et de nouveaux ornemens; et l'empereur en avait fait
présent à la princesse Nohormal, qui était dedans. Ce carrosse était
suivi d'un troisième à la manière du pays, dans lequel était le plus
jeune des fils de l'empereur, prince d'environ quinze ans. Quatre-vingts
éléphans venaient à la suite. Dans le récit de Rhoé, on ne peut rien
imaginer de plus riche que l'équipage de ces animaux: ils brillaient de
toutes parts des pierreries dont ils étaient couverts. Chacun avait ses
banderoles de drap d'argent. Les principaux seigneurs de la cour
suivaient à pied.

L'empereur, passant devant l'édifice où sultan Cosronroé son fils était
prisonnier, fit arrêter son carrosse, et donna ordre qu'on lui amenât ce
prince. Il parut bientôt avec une épée et un bouclier à la main. Sa
barbe lui descendait jusqu'à la ceinture; ce qui est une marque de
disgrâce dans ces régions. L'empereur lui commanda de monter sur un de
ses éléphans, et de marcher à côté du carrosse. Il obéit avec de grands
applaudissemens de toute la cour, à qui le retour d'un prince si cher à
la nation fit concevoir de nouvelles espérances. L'empereur lui donna un
millier de roupies pour faire des largesses au peuple. Asaph-Khan qui
l'avait gardé, et ses autres ennemis paraissaient humiliés de se voir à
ses pieds.

Rhoé, ayant pris un cheval pour éviter la presse, arriva aux tentes
avant l'empereur. Il trouva dans la route une longue haie d'éléphans qui
portaient chacun leur tour. Aux quatre coins de chaque tour on voyait
quatre banderoles de taffetas jaune, et devant la tour un fauconneau
monté sur son affût. Le canonnier était derrière. Rhoé compta trois
cents de ces éléphans armés, et six cents de parade, qui étaient
couverts de velours broché d'or, et dont les banderoles étaient dorées.
Plusieurs personnes à pied couraient devant l'empereur pour arroser le
chemin par lequel il devait passer. On ne permet point d'approcher du
carrosse de l'empereur de plus près qu'un quart de mille; et ce fut
cette raison qui fit prendre le devant à Rhoé pour attendre la cour à
l'entrée du camp. Les tentes n'avaient pas moins de deux milles de
circuit. Elles étaient entourées d'une étoffe du pays, rouge en dehors,
et peinte en dedans de diverses figures comme nos tapisseries. La forme
de toute l'enceinte était celle d'un fort, avec ses boulevarts et ses
courtines. Les pieux de chaque tente se terminaient par un gros bouton
de cuivre. Rhoé, perçant la foule, voulut entrer dans les tentes
impériales; mais cette faveur n'est accordée à personne, et les grands
mêmes du pays s'arrêtent à la porte. Cependant quelques roupies qu'il
donna secrètement à ceux qui la gardaient lui en firent obtenir
l'entrée. L'ambassadeur de Perse, moins heureux ou moins libéral, eut le
désagrément d'être refusé.

Au milieu de la cour de ce palais portatif, on avait dressé un trône de
nacre de perle, dont le dais, qui était de brocart d'or, ne paraissait
soutenu que par deux piliers. Les bouts ou les chapiteaux de ces piliers
étaient d'or massif. Lorsque l'empereur approcha de la porte de sa
tente, quelques seigneurs entrèrent dans l'enceinte, et l'ambassadeur de
Perse obtint la permission d'y pénétrer avec eux. L'empereur, en
entrant, jeta les yeux sur Rhoé; et lui voyant faire la révérence, il
s'inclina un peu en portant la main sur sa poitrine. Il fit la même
civilité à l'ambassadeur de Perse. Rhoé demeura immédiatement derrière
lui, jusqu'à ce qu'il fût monté sur son trône. Aussitôt que tout le
monde eut pris sa place, sa majesté demanda de l'eau, se lava les mains
et se retira. Ses femmes entrèrent par une autre porte dans
l'appartement qui leur était destiné. Rhoé ne vit point le prince de
Cosronroé dans l'enceinte des tentes; mais il est vrai qu'elles
composaient plus de trente appartemens, dans un desquels il pouvait être
entré. Les seigneurs de la cour se retirèrent chacun à leurs tentes, qui
étaient de différentes formes et de différentes couleurs, les unes
blanches, les autres vertes, mais dressées toutes dans un aussi bel
ordre que les appartemens de nos plus belles maisons; ce qui forma pour
Rhoé un des plus beaux spectacles qu'il eût jamais vus. Tout le camp
paraissait une belle ville. Le bagage et les autres embarras de l'armée
n'en défiguraient pas la beauté ni la symétrie. Rhoé n'avait pas de
chariot, et ressentait quelque honte de ne pas se montrer avec plus de
distinction; mais c'était un mal forcé, dit-il; cinq années de ses
appointemens n'auraient pas suffi pour lui faire un équipage qui
approchât de celui des moindres seigneurs mogols.

Il admira le même faste dans la tente du prince Coroné, autre fils de
l'empereur, protégé par la cabale ennemie de Cosronroé. Son trône était
couvert de plaques d'argent, et, dans quelques endroits, de fleurs en
relief d'or massif. Le dais était porté sur quatre piliers, aussi
couverts d'argent. Son épée, son bouclier, ses arcs, ses flèches et sa
lance étaient devant lui sur une table. On montait la garde lorsque Rhoé
arriva. Il observa que le prince paraissait fort maître de lui-même, et
qu'il composait ses actions avec beaucoup de gravité. On lui remit deux
lettres qu'il lut debout avant de monter sur son trône. Il ne laissait
apercevoir ni le moindre sourire ni la moindre différence dans la
réception qu'il faisait à ceux qui se présentaient à lui. Son air
paraissait plein d'une fierté rebutante, et d'un mépris général pour
tout ce qui tombait sous ses yeux. Cependant, après qu'il eut lu ses
lettres, Rhoé crut découvrir quelque trouble intérieur et quelque espèce
de distraction dans son esprit, qui le faisaient répondre peu à propos à
ceux qui lui parlaient, et qui l'empêchait même de les entendre, et il
attribua cette distraction à l'amour du prince pour une des femmes de
son père qu'il avait eu la permission de voir.

Rhoé trouva une autre fois le même prince qui jouait aux cartes avec
beaucoup d'attention. Le sujet de sa visite était pour obtenir des
chariots et des chameaux, sans lesquels il ne pouvait suivre l'empereur
en campagne. Il avait déjà renouvelé plusieurs fois la même demande.
Coroné lui fit des excuses du défaut de sa mémoire, et rejeta la faute
sur ses officiers. Cependant il lui témoigna plus de civilité qu'il
n'avait jamais fait. Il l'appela même plusieurs fois pour lui montrer
son jeu, et souvent il lui adressa la parole. Rhoé s'était flatté qu'il
lui proposerait de faire le voyage avec lui; mais ne recevant là-dessus
aucune ouverture, il prit le parti de se retirer, sous prétexte qu'il
était obligé de retourner à Asmère, et qu'il n'avait pas d'équipage pour
passer la nuit au camp. Coroné lui promit d'expédier les ordres qu'il
demandait, et le voyant sortir, il le fit suivre par un eunuque et par
plusieurs officiers qui lui dirent en souriant que le prince voulait lui
faire un riche présent; et que, s'il appréhendait de se mettre en chemin
pendant la nuit, on lui donnerait une escorte de dix chevaux. Il
consentit à demeurer. «Ils me firent, dit-il, une aussi grande fête de
ce présent que si le prince eût voulu me donner la plus belle de ses
chaînes de perles. Le présent vint enfin: c'était un manteau de drap
d'or qu'il avait porté deux ou trois fois. On me le mit sur les épaules,
et ce fut à contre-coeur que je lui en fis mes remercîmens. Cet habit
aurait été propre à représenter sur un théâtre l'ancien rôle du grand
Tamerlan. Mais la plus haute faveur que puisse faire un prince dans
toutes ces régions est celle de donner un habit après l'avoir porté
quelques fois.»

Le 16, l'empereur donna ordre qu'on mît le feu à toutes les maisons
voisines du camp, pour obliger le peuple à le suivre. Les flammes se
communiquèrent jusqu'à la ville, qui fut aussi brûlée. Il en faut
conclure que des villes qu'on brûle si facilement ne coûtent pas
beaucoup à bâtir.

Dans l'intervalle on fut informé de quelques circonstances qui
regardaient le prince Cosronroé. Tout le monde continuait de prendre
part à sa disgrâce, et gémissait de le voir remis en prison et retomber
entre les mains de ses ennemis. L'empereur, qui n'y avait consenti que
pour satisfaire l'ambition de son frère, sans aucun dessein d'exposer sa
vie, résolut de s'expliquer assez hautement pour le mettre en sûreté et
pour apaiser en même temps le peuple, qui murmurait assez haut de sa
prison. Il prit occasion, pour déclarer ses sentimens, d'une incivilité
qu'Asaph-Khan avait eue pour son prisonnier. Ce seigneur, qui était
comme le geôlier du prince, était entré malgré lui dans sa chambre, et
s'était même dispensé de lui faire la révérence. Quelques-uns jugèrent
qu'il avait cherché à lui faire une querelle, dans l'espérance que le
malheureux Cosronroé, qui n'était pas d'humeur à souffrir un affront,
mettrait l'épée à la main ou se porterait à quelque autre violence, qui
servirait de prétexte aux soldats de la garde pour le tuer. Mais il le
trouva plus patient qu'il ne se l'était promis. Le prince se contenta de
faire avertir l'empereur par un de ses amis de l'indigne hauteur avec
laquelle il était traité. Asaph-Khan fut appelé au dorbar, et l'empereur
lui demanda s'il y avait long-temps qu'il n'avait vu son fils. Il
répondit qu'il y avait deux jours. «Qu'est-ce qui se passa l'autre jour
dans sa chambre?» continua l'empereur. Asaph-Khan répliqua qu'il n'y
était allé que pour lui rendre une visite. Le monarque insistant sur la
manière dont elle avait été rendue, Asaph-Khan jugea qu'il était informé
de la vérité. Il raconta qu'il était allé voir le prince pour lui offrir
son service, mais que l'entrée de sa chambre lui avait été refusée; que
là-dessus, étant responsable de sa personne, il avait cru que son devoir
l'obligeait de visiter la chambre de son prisonnier, et qu'à la vérité
il y était entré malgré lui. L'empereur reprit sans s'émouvoir: «Eh
bien! quand vous fûtes entré, que lui dîtes-vous? et quel respect,
quelle soumission rendîtes-vous à mon fils?» Ce barbare demeura fort
confus, et se vit forcé d'avouer qu'il ne lui avait fait aucune
civilité. L'empereur lui dit d'un ton sévère qu'il lui ferait connaître
que ses enfans étaient ses maîtres, et que, s'il apprenait une seconde
fois qu'il eût manqué de respect à sultan Cosronroé, il commanderait à
ce prince de lui mettre le pied sur la gorge et de l'étouffer. «J'aime
sultan Coroné, ajouta-t-il, mais je veux que tout le monde sache que je
n'ai pas mis mon fils aîné et mon successeur entre ses mains pour le
perdre.»

L'armée mogole étant partie avant que Rhoé pût avoir fini ses
préparatifs, il ne se vit en état de suivre l'empereur que vers la fin
de novembre. Le premier jour du mois suivant, il arriva le soir à
Brampour, après avoir trouvé en chemin les corps de cent voleurs qui
avaient souffert les derniers supplices. Le 4, ayant fait cinq cosses,
il rencontra un chameau chargé de trois cents têtes de rebelles, que le
gouverneur de Candahar envoyait à l'empereur comme un présent. On fait
souvent de pareilles rencontres dans les états despotiques, où de
pareils messages sont très-fréquens.

Le 6, il fit quatre cosses jusqu'à Goddah, où il trouva l'empereur avec
toute sa cour. Cette ville, qui est fermée de murailles et située dans
le plus beau pays du monde, lui parut une des plus magnifiques et des
mieux bâties qu'il eût vues dans les Indes. La plupart des maisons y
sont à deux étages, ce qui est fort rare dans les autres villes. On y
voit des rues toutes composées de boutiques, qui offrent les plus
riches marchandises. Les édifices publics y sont superbes. On trouve
dans les places des réservoirs d'eau environnés de galeries dont les
arcades sont de pierres de taille et revêtues de la même pierre, avec
des degrés qui, régnant alentour, donnent la commodité de descendre
jusqu'au fond pour y puiser de l'eau ou pour s'y rafraîchir. La
situation de Goddah l'emporte encore sur la beauté de la ville. Elle est
dans une grande campagne, où l'on découvre une infinité de beaux
villages. La terre y est extrêmement fertile en blé, en coton, en
excellens pâturages. Rhoé y vit un jardin d'environ deux milles de long
et large d'un quart de mille, planté de manguiers, de tamariniers et
d'autres arbres à fruit, et divisé régulièrement en allées. De toutes
parts on aperçoit des pagodes ou petits temples, des fontaines, des
bains, des étangs et des pavillons de pierres de taille bâtis en dômes.
Ce mélange forme un si beau spectacle, qu'au jugement de Rhoé, «il n'y a
pas d'homme qui ne se crût heureux de passer sa vie dans un si beau
lieu.» Goddah était autrefois plus florissante, lorsque, avant les
conquêtes d'Akbar, elle était la demeure ordinaire d'un prince rasbout.
Rhoé s'aperçut même en plusieurs endroits que les plus beaux bâtimens
commencent à tomber en ruine; ce qu'il attribue à la négligence des
possesseurs, qui ne se donnent pas le soin de conserver ce qui doit
retourner à l'empereur après leur mort.

Le 9, il vit le camp impérial, qu'il nomme une des plus admirables
choses qu'il eût jamais vues. Cette grande ville portative avait été
dressée dans l'espace de quatre heures; son circuit était d'environ
vingt milles d'Angleterre; les rues et les tentes y étaient ordonnées à
la ligne, et les boutiques si bien distribuées, que chacun savait où
trouver ce qui lui était nécessaire. Chaque personne de qualité, et
chaque marchand sait également à quelle distance de l'atasikanha, ou de
la tente du roi, la sienne doit être placée; il sait à quelle autre
tente elle doit faire face, et quelle quantité de terrain elle doit
occuper: cependant toutes ces tentes ensemble contiennent un terrain
plus spacieux que la plus grande ville de l'Europe. On ne peut approcher
des pavillons de l'empereur qu'à la portée du mousquet; ce qui s'observe
avec tant d'exactitude, que les plus grands seigneurs n'y étaient point
reçus, s'ils n'y étaient mandés. Pendant que l'empereur était en
campagne, il ne tenait point de dorbar après midi; il employait ce temps
à la chasse ou à faire voler ses oiseaux sur les étangs; quelquefois il
se mettait seul dans un bateau pour tirer: on en portait toujours à sa
suite sur des chariots. Il se laissait voir le matin au djarnéo; mais il
était défendu de lui parler d'affaires dans ce lieu; elles se traitaient
le soir au gouzalkan; du moins lorsque le temps qu'il y destinait au
conseil n'était pas employé à boire avec excès.

Le 16, Rhoé s'étant rendu aux tentes de l'empereur, trouva ce monarque
au retour de la chasse, avec une grande quantité de gibier et de poisson
devant lui. Aussitôt qu'il eut aperçu l'ambassadeur anglais, il le
pressa de choisir ce qui lui plairait le plus entre les fruits de sa
chasse et de sa pêche; le reste fut distribué à sa noblesse. Il y avait
au pied de son trône un vieillard fort sale et fort hideux. Ce pays est
rempli d'une sorte de mendians qui, par la profession d'une vie pauvre
et pénitente, parviennent à se faire une grande réputation de sainteté.
Le vieillard, qui était de ce nombre, occupait près de l'empereur une
place que les princes ses enfans n'auraient osé prendre. Il offrit à sa
majesté un petit gâteau couvert de cendre, et cuit sur les charbons,
qu'il se vantait d'avoir fait lui-même. L'empereur le reçut avec bonté,
en rompit un morceau, et ne fit pas difficulté de le porter à sa bouche,
quoiqu'une personne un peu délicate n'y eût pas touché sans répugnance.
Il se fit apporter une centaine d'écus, et de ses propres mains
non-seulement il les mit dans un pan de la robe du vieillard, mais il en
ramassa quelques-uns qui étaient tombés. Lorsqu'on lui eut servi sa
collation, il ne mangea rien dont il ne lui offrît une partie; et voyant
que sa faiblesse ne lui permettait pas de se lever, il le prit entre ses
bras pour l'aider lui-même; il l'embrassa étroitement, porta trois fois
la main sur sa poitrine, et lui donna le nom de son père.

Le 6 février, on arriva sous les murs de Calléade, petite ville
nouvellement rebâtie, où les tentes impériales furent dressées dans un
lieu fort agréable, sur la rivière de Scepte, à un cosse d'Oughen,
principale ville de la province de Mouloua. Calléade était autrefois la
résidence des rois de Mandoa. On raconte qu'un de ces princes étant
tombé dans une rivière, d'où il fut retiré par un esclave qui s'était
jeté à la nage, et qui l'avait pris heureusement par les cheveux, son
premier soin, en revenant à lui-même, fut de demander à qui il était
redevable de la vie. On lui apprit l'obligation qu'il avait à l'esclave,
dont on ne doutait pas que la récompense ne fût proportionnée à cet
important service; mais il lui demanda comment il avait eu l'audace de
mettre la main sur la tête de son prince, et sur-le-champ il lui fit
donner la mort. Quelque temps après, étant assis, dans l'ivresse, sur le
bord d'un bateau, près d'une de ses femmes, il se laissa tomber encore
une fois dans l'eau: cette femme pouvait aisément le sauver, mais,
croyant ce service trop dangereux, elle le laissa périr, en donnant pour
excuse qu'elle se souvenait de l'histoire du malheureux esclave. Jamais
il n'y eut de plus juste retour ni de meilleur raisonnement.

Le 11, tandis que l'empereur était allé dans la montagne d'Oughen pour y
visiter un dervis âgé de cent trois ans, Rhoé fut averti par une lettre
que sultan Coroné, malgré tous les ordres et les firmans de son père,
s'était saisi des présens de la compagnie: on lui avais représenté
inutilement qu'ils étaient pour l'empereur. Il s'était hâté de lui
écrire qu'il avait fait arrêter quelques marchandises qui appartenaient
aux Anglais; et, sans parler des présens, il lui avait demandé la
permission d'ouvrir les caisses, et d'acheter ce qui conviendrait à son
usage; mais les facteurs qui étaient chargés de ce dépôt, refusant de
consentir à l'ouverture des caisses, du moins sans l'ordre de
l'ambassadeur, il employait toutes sortes de mauvais traitemens pour les
forcer à cette complaisance. C'était un droit qu'il s'attribuait de
voir, avant l'empereur son père, tous les présens et toutes les
marchandises, pour se donner la liberté de choisir le premier.

Rhoé, fort offensé de cette violence, prit d'abord la résolution de
porter ses plaintes à l'empereur par la bouche d'Asaph-Kan, parce que ce
seigneur aurait pris pour une injure qu'il eût employé d'autres voies.
Cependant l'expérience lui ayant appris à s'en défier, il se réduisit à
le prier de lui procurer une audience au gouzalkan. Ensuite les
objections augmentant sa défiance, il se détermina, par le conseil de
son interprète, à prendre l'occasion du retour de l'empereur pour lui
parler en chemin. Il se rendit à cheval dans un lieu où ce monarque
devait passer; et, l'ayant rencontré sur un éléphant, il mit pied à
terre pour se présenter à lui. L'empereur l'aperçut et prévint ses
plaintes. «Je sais, lui dit-il, que mon fils a pris vos marchandises.
Soyez sans inquiétude. Il n'ouvrira point vos caisses, et j'enverrai ce
soir l'ordre de vous les remettre.» Cette promesse, qui fut accompagnée
de discours fort civils, n'empêcha point Rhoé de se rendre le soir au
gouzalkan pour renouveler ses instances. L'empereur, qui le vit entrer,
lui fit dire qu'il avait envoyé l'ordre auquel il s'était engagé, mais
qu'il fallait oublier tous les mécontentemens passés. Quoiqu'un langage
si vague laissât de fâcheux doutes aux Anglais, la présence
d'Asaph-Khan, dont ils craignaient les artifices, leur fit remettre
leurs explications à d'autres temps, d'autant plus que l'empereur, étant
tombé sur les différens de religion, se mit à parler de celle des juifs,
des chrétiens et des mahométans. Le vin l'avait rendu de si bonne
humeur, que, se tournant vers Rhoé, il lui dit: «Je suis le maître, vous
serez tous heureux dans mes états, maures, juifs et chrétiens. Je ne me
mêle point de vos controverses. Vivez en paix dans mon empire. Vous y
serez à couvert de toutes sortes d'injures, vous y vivrez en sûreté, et
j'empêcherai que personne ne vous opprime.» Si c'était le vin qui le
faisait parler ainsi, il faut croire que ce prince n'avait jamais tant
de raison que dans le vin.

Deux jours après, sultan Coroné arriva de Brampour. Rhoé était
désesperé qu'on ne parût point penser à lui rendre justice, et l'arrivée
du prince ne semblait propre qu'à reculer ses espérances. Comme il
croyait l'avoir aigri par ses plaintes, et que les ménagemens n'étaient
plus de saison, il résolut de faire un dernier effort auprès de
l'empereur; mais, tandis qu'il en cherchait l'occasion, quel fut son
étonnement d'apprendre que l'empereur s'était fait apporter secrètement
les caisses et les avait fait ouvrir! C'est dans ses propres termes
qu'il faut rapporter la conclusion de ce singulier démêlé, où l'on voit
dans tout son jour la basse avidité qui forme un des caractères du
despotisme.

«Je formai, dit-il, le dessein de m'en venger; et, dans une audience que
mes sollicitations me firent obtenir, je lui en fis ouvertement mes
plaintes: il les reçut avec des flatteries basses, et plus indignes
encore de son rang que l'action même. Il me dit que je ne devais pas
m'alarmer pour la sûreté de tout ce qui était à moi, qu'il avait trouvé
dans les caisses diverses choses qui lui plaisaient extrêmement, surtout
un verre travaillé à jour, et des coussins en broderie; qu'il avait
aussi retenu les dogues, mais que s'il y avait quelque rareté que je ne
voulusse pas lui vendre ou lui donner, il me la rendrait, et qu'il
souhaitait que je fusse content de lui. Je lui répondis qu'il y en avait
peu qui ne lui fussent destinées; mais que c'était un procédé fort
incivil à l'égard du roi mon maître, et que je ne savais comment lui
faire entendre que les présens qu'il envoyait avaient été saisis, au
lieu d'être offerts par mes mains à ceux entre qui j'avais ordre de les
distribuer; que plusieurs de ces présens étaient pour le prince Coroné
et pour la princesse Nohormal; que d'autres devaient me demeurer entre
les mains, pour les faire servir dans l'occasion à me procurer la faveur
de sa majesté contre les injures que ma nation recevait tous les jours;
qu'il y en avait pour mes amis et pour mon usage particulier; que le
reste appartenait aux marchands, et que je n'avais pas le droit de
disposer du bien d'autrui.

«Il me pria de ne pas trouver mauvais qu'il se les eût fait apporter.
Toutes les pièces, me dit-il, lui avaient paru si belles, qu'il n'avait
pas eu la patience d'attendre qu'elles lui fussent présentées de ma
main. Son empressement ne m'avait fait aucun tort, puisqu'il était
persuadé que dans ma distribution il aurait été servi le premier. À
l'égard du roi d'Angleterre, il se proposait de lui faire des excuses.
Je devais être sans embarras du côté du prince et de Nohormal, qui
n'étaient qu'une même chose avec lui. Enfin, quant aux présens que je
destinais pour les occasions où je croirais avoir besoin de sa faveur,
c'était une cérémonie tout-à-fait inutile, parce qu'il me donnerait
audience lorsqu'il me plairait de la demander; et que, n'ignorant pas
qu'il ne me restait rien à lui offrir, il ne me recevrait pas plus mal
lorsque je me présenterais les mains vides. Ensuite prenant les
intérêts de son fils, il m'assura que ce prince me restituerait ce qu'il
m'avait pris, et qu'il satisferait les facteurs pour les marchandises
qu'il leur avait enlevées. Comme je demeurais en silence, il me pressa
de lui déclarer ce que je pensais de son discours. Je lui répondis que
j'étais charmé de voir sa majesté si contente. Il tourna ses yeux sur un
ministre anglais, nommé Terry, dont je m'étais fait accompagner. «Padre,
lui dit-il, cette maison est à vous; vous devez vous fier à moi.
L'entrée vous sera libre lorsque vous aurez quelque demande à me faire,
et je vous accorderai toutes les grâces que vous pouvez désirer.»

»Après ces flatteuses promesses, il reprit avec moi le ton le plus
familier, mais avec une adresse que je n'ai connue qu'en Asie. Il se mit
à faire le dénombrement de tout ce qu'il m'avait fait enlever, en
commençant par les dogues, les coussins, le verre à jour et par un bel
étui de chirurgie. «Ces trois choses, me dit-il, vous ne voulez pas que
je vous les rende, car je suis bien aise de les garder. Il faut obéir à
votre majesté, lui répondis-je. Pour les verres de ces deux caisses,
reprit-il, ils sont fort communs: à qui les destiniez-vous? Je lui dis
que l'une des deux caisses était pour sa majesté, et l'autre pour la
princesse Nohormal. Hé bien! me dit-il, je n'en retiendrai qu'une? Et
ces chapeaux, ajouta-t-il, pour qui sont-ils? ils plaisent fort à mes
femmes. Je répondis qu'il y en avait trois pour sa majesté et un pour
mon usage. Vous ne m'ôterez pas, continua-t-il, ceux qui étaient pour
moi, car je les trouve fort beaux. Pour le vôtre, je vous le rendrai, si
vous en avez besoin; mais vous m'obligerez beaucoup de me le donner
aussi.» Il en fallut demeurer d'accord. «Et les peintures, reprit-il
encore, à qui sont-elles?» Elles m'ont été envoyées, lui répondis-je,
pour en disposer suivant l'occasion. Il donna ordre qu'elles lui fussent
apportées; et faisant ouvrir la caisse, il me fit diverses questions sur
les femmes dont elles représentaient la figure. Ensuite, s'étant tourné
vers les seigneurs de sa cour, il les pressa de lui donner l'explication
d'un tableau qui contenait une Vénus et un satyre; mais il défendit en
même temps à mon interprète de m'expliquer ce qu'il leur disait. Ses
observations regardaient principalement les cornes du satyre, sa peau
qui était noire, et quelques autres particularités des deux figures.
Chacun s'expliqua suivant ses idées; mais l'empereur, sans déclarer les
siennes, leur dit qu'ils se trompaient et qu'ils en jugeaient mal.
Là-dessus, recommandant encore à l'interprète de ne me pas informer de
ce qu'il avait dit, il lui donna ordre de me demander mon sentiment sur
le sujet de cette peinture. Je répondis de bonne foi que je la prenais
pour une simple invention du peintre, et que l'usage de cet art était de
chercher ses sujets dans les fictions des poëtes. J'ajoutai d'ailleurs
que, voyant ce tableau pour la première fois, il m'était impossible
d'expliquer mieux le dessein de l'artiste. Il fit faire la même demande
à Terry, qui reconnut aussi son ignorance. «Pourquoi donc, reprit-il,
m'apporter une chose dont vous ignorez l'explication?»

«Je m'arrête à cet incident, pour l'instruction des directeurs de la
Compagnie, et de tous ceux qui me succéderont. C'est un avis qui doit
leur faire apporter plus de choix à leurs présens, et leur faire
supprimer tout ce qui est sujet à de mauvaises interprétations, parce
qu'il n'y a point de cour plus maligne et plus défiante que celle du
mogol. Quoique l'empereur n'eût pas expliqué ses sentimens, je crus
reconnaître aux discours qu'il avait tenus que ce tableau passait dans
son esprit pour une raillerie injurieuse des peuples de l'Asie,
c'est-à-dire qu'il les y croyait représentés par le satyre, avec lequel
on leur supposait une ressemblance de complexion, tandis que la Vénus
qui menait le satyre par le nez exprimait l'empire que les femmes du
pays ont sur les hommes. Il ne me pressa pas davantage d'en porter mon
jugement, parce qu'étant persuadé, avec raison, que je n'avais jamais vu
ce tableau, il ne le fut pas moins que l'ignorance dont je me faisais
une excuse était sans artifice. Cependant il y a beaucoup d'apparence
qu'il conserva le soupçon que je lui attribuais; car il me dit d'un air
froid qu'il recevait cette peinture comme un présent.

«Pour les autres bagatelles, ajouta-t-il, je veux qu'elles soient
envoyées à mon fils: elles lui seront agréables. D'ailleurs je lui
écrirai avec des ordres si formels, que vous n'aurez plus besoin de
solliciter auprès de lui. Il accompagna cette promesse de complimens,
d'excuses, et de protestations, qui ne pouvaient venir que d'une âme
fort généreuse ou fort basse.

«Il y avait dans une grande caisse diverses figures de bêtes qui
n'étaient au fond que des masses de bois. On m'avait averti qu'elles
étaient fort mal faites, et que la peinture dont elles étaient revêtues
s'était écaillée en divers endroits. Je n'aurais jamais pensé à les
mettre au nombre des présens, si j'avais eu la liberté du choix. Aussi
l'empereur me demanda-t-il ce qu'elles signifiaient, et si elles étaient
envoyées pour lui. Je me hâtai de répondre qu'on n'avait pas eu
l'intention de lui faire un présent si peu digne de lui, mais que ces
figures étaient envoyées pour faire voir la forme des animaux les plus
communs de l'Europe. «Hé quoi! répliqua-t-il aussitôt, pense-t-on en
Angleterre que je n'aie jamais vu de taureau ni de cheval? Cependant je
veux les garder. Mais ce que je vous demande, c'est de me procurer un
grand cheval de votre pays avec deux de vos lévriers d'Irlande, un mâle
et une femelle, et d'autres espèces de chiens dont vous vous servez pour
la chasse. Si vous m'accordez cette satisfaction, je vous donne ma
parole de prince que vous en serez récompensé, et que vous obtiendrez de
moi plus de priviléges que vous ne m'en demanderez. Ma réponse fut que
je ne manquerais pas d'en faire mettre sur les vaisseaux de la première
flotte; que je n'osais répondre qu'ils pussent résister aux fatigues
d'un si long voyage; mais que, s'ils venaient à mourir, je promettais,
pour témoignage de mon obéissance, de lui en faire voir les os et la
peau.» Ce discours parut lui plaire. Il s'inclina plusieurs fois, il
porta la main sur sa poitrine avec tant d'autres marques d'affection et
de faveur, que les seigneurs mêmes qui se trouvaient présens
m'assurèrent qu'il n'avait jamais traité personne avec cette
distinction: aussi ces caresses furent-elles ma récompense. Il ajouta
qu'il voulait réparer toutes les injustices que j'avais essuyées, et me
renvoyer dans ma patrie comblé d'honneur et de grâces; il donna même
sur-le-champ quelques ordres qui devaient faire cesser mes plaintes.
«J'enverrai, me dit-il, un magnifique présent au roi d'Angleterre, et je
l'accompagnerai d'une lettre où je lui rendrai témoignage de vos bons
services; mais je souhaiterais de savoir quel présent lui sera le plus
agréable.» Je répondis qu'il me conviendrait mal de lui demander un
présent; que ce n'était pas l'usage de mon pays, et que l'honneur du roi
mon maître en serait blessé, mais que, de quelque présent qu'il me fît
l'honneur de me charger, je l'assurais que, de la part d'un monarque qui
était également aimé et respecté en Angleterre, il y serait reçu avec
beaucoup de joie: ces excuses ne purent le persuader. Il s'imagina que
je prenais sa demande pour une raillerie; et, jurant par sa tête qu'il
me chargerait d'un présent, il me pressa de lui nommer quelque chose qui
méritât d'être envoyé si loin. Je me vis forcé de répondre qu'autant que
j'étais capable d'en juger, les grands tapis de Perse seraient un
présent convenable, parce que le roi mon maître n'en attendait pas d'une
grande valeur. Il me dit qu'il en ferait préparer de diverses fabriques
et de toutes sortes de grandeurs, et qu'il y joindrait ce qu'il jugerait
de plus propre à prouver son estime pour le roi d'Angleterre. On avait
apporté devant lui plusieurs pièces de gibier: il me donna la moitié
d'un daim, en me disant qu'il l'avait tué de sa propre main, et qu'il
destinait l'autre moitié pour ses femmes. En effet, cette autre moitié
fut coupée sur-le-champ en plusieurs pièces de quatre livres chacune. Au
même instant, son troisième fils et deux femmes vinrent du sérail; et
prenant ces morceaux de viande entre leurs mains, les emportèrent
eux-mêmes comme des mendians auxquels on aurait fait une aumône.

«Si des affronts pouvaient être réparés par des paroles, je devais être
satisfait de cette audience. Mais je crus devoir continuer de me
plaindre, dans la crainte qu'il n'eût fait toutes ces avances que pour
mettre mon caractère à l'épreuve. Il parut surpris de me voir revenir
au sujet de mes peines. Il me demanda si je n'étais pas content de lui;
et lorsque j'eus répondu que sa faveur pouvait aisément remédier aux
injustices qu'on m'avait faites dans ses états, il promit encore que
j'aurais à me louer de l'avenir. Cependant ce qu'il ajouta me fit juger
que ma fermeté lui déplaisait. «Je n'ai qu'une question à vous faire, me
dit-il; quand je songe aux présens que vous m'avez envoyés depuis deux
ans, je me suis étonné plusieurs fois que, le roi votre maître vous
ayant revêtu de la qualité d'ambassadeur, ils aient été fort inférieurs
en qualité comme en nombre à ceux d'un simple marchand qui était ici
avant vous, et qui s'est heureusement servi des siens pour gagner
l'affection de tout le monde. Je vous reconnais pour ambassadeur. Votre
procédé sent l'homme de condition. Cependant je ne puis comprendre qu'on
vous entretienne à ma cour avec si peu d'éclat.» Je voulais répondre à
ce reproche. Il m'interrompit. «Je sais, reprit-il, que ce n'est pas
votre faute ni celle de votre prince; et je veux vous faire voir que je
fais plus cas de vous que de ceux qui vous ont envoyé. Lorsque vous
retournerez en Angleterre, je vous accorderai des honneurs et des
récompenses; et, sans égard pour les présens que vous m'avez apportés,
je vous en donnerai un pour votre maître. Mais je vous charge d'une
commission dont je ne veux pas me fier aux marchands. C'est de me faire
faire dans votre pays un carquois pour des flèches, un étui pour mon
arc, dont je vous ferai donner le modèle, un coussin à ma manière pour
dormir dessus, une paire de brodequins de la plus riche broderie
d'Angleterre, et une cotte de mailles pour mon usage. Je sais qu'on
travaille mieux chez vous qu'en aucun lieu du monde. Si vous me faites
ce présent, vous savez que je suis un puissant prince, et vous ne
perdrez rien à vous être chargé de cette commission.» Je l'assurai que
j'exécuterais fidèlement ses ordres. Il chargea aussitôt Azaph-Khan de
m'envoyer les modèles. Ensuite il me demanda s'il me restait du vin de
raisin. Je lui répondis que j'en avais encore une petite provision. «Eh
bien! me dit-il, envoyez-le-moi ce soir. J'en goûterai; et si je le
trouve bon, j'en boirai beaucoup.»

Ainsi, dans cette audience qui passa pour une faveur extraordinaire,
Rhoé se vit dépouillé de ses caisses et de son vin, sans emporter
d'autres fruits de ses libéralités que des promesses. Il faut convenir
qu'il n'y a guère de spectacle plus vil et plus dégoûtant que celui d'un
monarque des Indes faisant ainsi l'inventaire des caisses d'un étranger
pour s'approprier sous divers prétextes, ou pour demander bassement ce
qu'elles contiennent. Il semble que les princes d'Asie regardent comme
une des marques de leur dignité le privilége de recevoir. Les princes
d'Europe ont des idées plus justes de la grandeur. Ils ne se croient
faits que pour donner; et c'est une faveur très-distinguée de leur part
quand ils veulent bien recevoir.

Rhoé assure qu'avec beaucoup de recherches il ne trouva point dans le
pays un seul prosélyte qui méritât le nom de chrétien, et qu'à la
réserve d'un petit nombre de misérables qui étaient entretenus par la
charité des jésuites, il y en avait même très-peu qui fissent profession
du christianisme. Il ajoute que les jésuites, connaissant la mauvaise
foi de cette nation, se lassaient d'une dépense inutile. Tel était,
suivant son témoignage, le véritable état du christianisme dans
l'Indoustan.

«Il n'y avait pas long-temps que l'église et la maison des jésuites
avaient été brûlées. Le crucifix était échappé aux flammes, et sa
conservation fut publiée comme un miracle. Pour moi, qui aurais béni
tout accident dont on aurait tiré quelque avantage pour la propagation
de l'Évangile, je gardai le silence. Le père Corsi me dit de bonne foi
qu'il croyait cet événement fort naturel; mais que les mahométans mêmes
l'ayant fait passer sans sa participation pour un miracle, il n'était
pas fâché qu'ils en eussent conçu cette opinion.

«L'empereur, fort ardent pour toutes les nouveautés, appela le
missionnaire, et lui fit diverses questions. Enfin, venant au sujet de
sa curiosité: «Vous ne me parlez pas, lui dit-il, des grands miracles
que vous avez faits au nom de votre prophète. Si vous voulez jeter son
image dans le feu en ma présence, et qu'elle ne brûle pas, je me ferai
chrétien.» Le père Corsi répondit que cette expérience blessait la
raison, et que le ciel n'était pas obligé de faire des miracles chaque
fois que les hommes en demandaient; que c'était le tenter, et que le
choix des occasions n'appartenait qu'à lui: mais qu'il offrait d'entrer
lui-même dans le feu pour preuve de la vérité de la foi. L'empereur
n'accepta point cette offre. Cependant tous les courtisans firent
beaucoup de bruit; et, demandant que la vérité de notre religion fût
éprouvée par cette voie, ils ajoutèrent que, si le crucifix brûlait, le
père Corsi serait obligé d'embrasser le mahométisme. Sultan Coroné
apporta l'exemple de plusieurs miracles qui s'étaient faits dans des
occasions moins importantes que celle de la conversion d'un si grand
monarque, et conclut que, si les chrétiens refusaient cette expérience,
il ne se croyait pas obligé de s'en rapporter à leurs discours.»

Un charlatan de Bengale offrit à l'empereur un grand singe qu'il donnait
pour un animal divin. On a fait remarquer effectivement dans d'autres
relations que plusieurs sectes des Indes attribuent quelque divinité à
ces animaux. Comme il était question de vérifier cette qualité par des
preuves, l'empereur tira d'un de ses doigts un anneau, et le fit cacher
dans les vêtemens d'un de ses pages. Le singe, qui ne l'avait pas vu
cacher, l'alla prendre dans le lieu où il était. L'empereur ne s'en
rapportant point à cette expérience, fit écrire sur douze billets
différens les noms de douze législateurs, tels que de Moïse, de
Jésus-Christ, de Mahomet, d'Aly, etc., et les ayant mêlés dans un vase,
il demanda au singe quel était celui qui avait publié la véritable loi.
Le singe mit sa main dans le vase, et tira le nom du législateur des
chrétiens. L'empereur, fort étonné, soupçonna le maître du singe de
savoir lire les caractères persans, et d'avoir dressé l'animal à faire
cette distinction. Il prit la peine d'écrire les mêmes noms de sa propre
main, avec les chiffres qu'il employait pour donner des ordres secrets à
ses ministres. Le singe ne s'y trompa point; il prit une seconde fois le
nom de Jésus-Christ et le baisa. Un des principaux officiers de la cour
dit à l'empereur qu'il y avait nécessairement quelque supercherie, et
lui demanda la permission de mêler les billets, avec offre de se livrer
à toutes sortes de supplices, si le singe ne manquait pas son rôle. Il
écrivit encore une fois les douze noms; mais il n'en mit que onze dans
le vase, et retint l'autre dans sa main. Le singe les toucha tous l'un
après l'autre sans en vouloir prendre aucun. L'empereur, véritablement
surpris, s'efforça de lui en faire prendre un. Mais l'animal se mit en
furie, et fit entendre par divers signes que le nom du vrai législateur
n'était pas dans le vase. L'empereur lui demanda où il était donc. Il
courut vers l'officier, et lui prit la main dans laquelle était le nom
qu'on lui demandait. Rhoé ajoute: quelque interprétation qu'on veuille
donner à cette singerie, le fait est certain.



CHAPITRE VIII.

Voyage de Tavernier dans l'Indoustan.


Tavernier parcourut d'abord plusieurs contrées de l'Europe. Mais ces
courses n'appartenant point à notre plan, nous le transporterons tout de
suite dans l'Indoustan, en partant de Surate pour Agra.

Des deux routes de Surate à Agra, l'une est par Brampour et par
Seronghe; l'autre par Amedabad. Tavernier, s'étant déterminé pour la
première, passa par Balor et Kerkoa, et vint à Navapoura.

Navapoura est un gros bourg rempli de tisserands, quoique le riz fasse
le principal commerce du canton. Il y passe une rivière qui rend son
territoire excellent. Tout le riz qui croît dans cette contrée est plus
petit de la moitié que le riz ordinaire, et devient en cuisant d'une
blancheur admirable; ce qui le fait estimer particulièrement. On lui
trouve aussi l'odeur du musc, et tous les grands de l'Inde n'en mangent
point d'autre. En Perse même, un sac de ce riz passe pour un présent
fort agréable.

De Navapoura, on compte quatre-vingt-quinze cosses jusqu'à Brampour.
C'est une grande ville ruinée, dont la plupart des maisons sont
couvertes de chaume. On voit encore au milieu de la place un grand
château qui sert de logement au gouverneur. Le gouvernement de cette
province est si considérable, qu'il est toujours le partage d'un fils ou
d'un oncle de l'empereur. Aureng-Zeb, qui régnait alors, avait commandé
long-temps à Brampour pendant le règne de son père. Le commerce est
florissant à Brampour. Il se fait dans la ville et la province une
prodigieuse quantité de toiles fort claires, qui se transportent en
Perse, en Turquie, en Moscovie, en Pologne, en Arabie, au grand Caire,
et dans d'autres lieux. Des unes, qui sont teintes de diverses couleurs
à fleurs courantes, on fait des voiles et des écharpes pour les femmes,
des couvertures de lit et des mouchoirs. D'autres sont toutes blanches,
avec une raie d'or ou d'argent qui borde la pièce et les deux bouts
depuis la largeur d'un pouce jusqu'à douze ou quinze. Cette bordure
n'est qu'un tissu d'or ou d'argent et de soie, avec des fleurs dont la
beauté est égale des deux côtés. Si celles qu'on porte en Pologne, où le
commerce en est considérable, n'avaient aux deux bouts trois ou quatre
pouces au moins d'or ou d'argent, ou si cet or et cet argent devenaient
noirs en passant les mers de Surate à Ormuz, et de Trébizonde à
Mangalia, ou dans d'autres ports de la mer Noire, on ne pourrait s'en
défaire qu'avec beaucoup de peine. D'autres toiles sont par bandes,
moitié coton, moitié d'or et d'argent, et cette espèce porte le nom
d'_ornis_. Il s'en trouve depuis quinze jusqu'à vingt aunes, dont le
prix est quelquefois de cent et de cent cinquante roupies; mais les
moindres ne sont pas au-dessous de dix ou douze. En un mot, les Indes
n'ont pas de province où le coton se trouve avec plus d'abondance qu'à
Brampour.

Tavernier avertit que, dans tous les lieux dont le nom se termine par
_séra_, on doit se représenter un grand enclos de murs ou de haies, dans
lequel sont disposées en cercle cinquante ou soixante huttes couvertes
de chaume. C'est une sorte d'hôtellerie fort inférieure aux
caravansérails persans, où se trouvent quelques hommes et quelques
femmes qui vendent de la farine, du riz, du beurre et des herbages, et
qui prennent soin de faire cuire le pain et le riz des voyageurs. Ils
nettoient les huttes, que chacun a la liberté de choisir; ils y mettent
un petit lit de sangle, sur lequel on étend le matelas dont on doit être
fourni lorsqu'on n'est point assez riche pour se faire accompagner d'une
tente. S'il se trouve quelque mahométan parmi les voyageurs, il va
chercher dans le bourg ou le village du mouton et des poules, qu'il
distribue volontiers à ceux qui lui en rendent le prix.

Seronghe lui parut une grande ville, dont les habitans sont banians, et
la plupart artisans de père en fils, ce qui les porte à bâtir des
maisons de pierre et de brique. Il s'y fait un grand commerce de chites,
sorte de toiles peintes, dont le bas peuple de Turquie et de Perse aime
à se vêtir, et qui sert dans d'autres pays pour des couvertures de lit
et des nappes à manger. On en fait dans d'autres lieux que Seronghe,
mais de couleurs moins vives et plus sujettes à se ternir dans l'eau;
tandis que celles de Seronghe deviennent plus belles chaque fois qu'on
les lave. La rivière qui passe dans cette ville donne cette vivacité aux
teintures. Pendant la saison des pluies, qui durent quatre mois, les
ouvriers impriment leurs toiles suivant le modèle qu'ils reçoivent des
marchands étrangers; et lorsque les pluies cessent, ils se hâtent de
laver les toiles dans la rivière, parce que plus elle est trouble, plus
les couleurs sont vives et résistent au temps. On fait aussi à Seronghe
une sorte de gazes ou de toiles si fines, qu'étant sur le corps, elles
laissent voir la chair à nu. Le transport n'en est pas permis aux
marchands. Le gouverneur les prend toutes pour le sérail impérial et
pour les principaux seigneurs de la cour. Les sultanes et les dames
mogoles s'en font des chemises et des robes, que l'empereur et les
grands se plaisent à leur voir porter dans les grandes chaleurs.

En passant à Baroche, il accepta un logement chez les Anglais, qui ont
un fort beau comptoir dans cette ville. Quelques charlatans indiens
ayant offert d'amuser l'assemblée par des tours de leur profession, il
eut la curiosité de les voir. Pour premier spectacle, ils firent allumer
un grand feu, dans lequel ils firent rougir des chaînes, dont ils se
lièrent le corps à nu sans en ressentir aucun mal. Ensuite prenant un
petit morceau de bois qu'ils plantèrent en terre, ils demandèrent quel
fruit on souhaitait d'en voir sortir. On leur dit qu'on souhaitait des
mangues. Alors un des charlatans, s'étant couvert d'un linceul,
s'accroupit cinq ou six fois contre terre. Tavernier, qui voulait le
suivre dans cette opération, prit une place d'où ses regards pouvaient
pénétrer par une ouverture du linceul; et ce qu'il raconte ici semble
demander beaucoup de confiance au témoignage de ses yeux.

«J'aperçus, dit-il, que cet homme, se coupant la chair sous les
aisselles avec un rasoir, frottait de son sang le morceau de bois.
Chaque fois qu'il se relevait le bois croissait à vue d'oeil; et la
troisième, il en sortit des branches avec des bourgeons. La quatrième
fois, l'arbre fut couvert de feuilles. La cinquième, on y vit des
fleurs. Un ministre anglais, qui était présent, avait protesté d'abord
qu'il ne pouvait consentir que des chrétiens assistassent à ce
spectacle: mais lorsque, d'un morceau de bois sec, il eut vu que ces
gens-là faisaient venir, en moins d'une demi-heure, un arbre de quatre
ou cinq pieds de haut, avec des feuilles et des fleurs comme au
printemps, il se mit en devoir de l'aller rompre, et dit hautement qu'il
ne donnerait jamais la communion à ceux qui demeureraient plus
long-temps à voir de pareilles choses: ce qui obligea les Anglais de
congédier les charlatans, après leur avoir donné la valeur de dix ou
douze écus, dont ils parurent fort satisfaits.» Il faut avouer qu'il n'y
a point de tour de Comus qui approche de celui-là.

Dans le petit voyage qu'il fit à Cambaye, en se détournant de cinq ou
six cosses, il n'observa rien dont Mandelslo n'eût fait la description;
mais, à son retour, il passa par un village qui n'est qu'à trois cosses
de cette ville, où l'on voit une pagode célèbre par les offrandes de la
plupart des courtisanes de l'Inde. Elle est remplie de nudités, entre
lesquelles on découvre particulièrement une grande figure que Tavernier
prit pour un Apollon, dans un état fort indécent. Les vieilles
courtisanes qui ont amassé une somme d'argent dans leur jeunesse en
achètent de petites esclaves qu'elles forment à tous les exercices de
leur profession, et ces petites filles, que leurs maîtresses mènent à la
pagode dès l'âge de onze ou douze ans, regardent comme un bonheur d'être
offertes à l'idole. Cet infâme temple est à six cosses de Chid-Abad, où
Mandelslo visita un des plus beaux jardins du grand mogol.

À l'occasion de la rivière d'Amedabad, qui est sans pont, et que les
paysans passent à la nage, après s'être lié entre l'estomac et le ventre
une peau de bouc qu'ils remplissent de vent, il remarque que, pour faire
passer leurs enfans, ils les mettent dans des pots de terre dont
l'embouchure est haute de quatre doigts, et qu'ils poussent devant eux.
Pendant qu'il était dans cette ville, un paysan et sa femme passaient un
jour avec un enfant de deux ans, qu'ils avaient mis dans un de ces pots,
d'où il ne lui sortait que la tête. Vers le milieu de la rivière, ils
trouvèrent un petit banc de sable, sur lequel était un gros arbre que
les flots y avaient jeté. Ils poussèrent le pot dans cet endroit pour y
prendre un peu de repos. Comme ils approchaient du pied de l'arbre, dont
le tronc s'élevait un peu au-dessus de l'eau, un serpent qui sortit
d'entre les racines sauta dans le pot. Le père et la mère, fort
effrayés, abandonnèrent le pot, qui fut emporté par le courant de l'eau
tandis qu'ils demeurèrent à demi morts au pied de l'arbre. Deux lieues
plus bas, un banian et sa femme, avec leur enfant, se lavaient, suivant
l'usage du pays, avant d'aller prendre leur nourriture. Ils virent de
loin ce pot sur l'eau, et la moitié d'une tête qui paraissait hors de
l'embouchure. Le banian se hâte d'aller au secours, et pousse le pot à
la rive. Aussitôt la mère, suivie de son enfant, s'approche pour aider
l'autre à sortir. Alors le serpent, qui n'avait fait aucun mal au
premier, sort du pot, se jette sur l'enfant du banian, se lie autour de
son corps par divers replis, le pique et lui jette son venin qui lui
cause une prompte mort. Deux paysans superstitieux se persuadèrent
facilement qu'une aventure si extraordinaire était arrivée par une
secrète disposition du ciel, qui leur ôtait leur enfant pour leur en
donner un autre. Mais le bruit de cet événement s'étant répandu, les
parens du dernier, qui en furent informés, redemandèrent leur enfant; et
leurs prétentions devinrent le sujet d'un différend fort vif. L'affaire
fut portée devant l'empereur, qui ordonna que l'enfant fût restitué à
son père.

Tavernier confirme ce qu'on a lu dans Mandelslo, de la multitude de
singes qu'on rencontre sur la route, et du danger qu'il y a toujours à
les irriter. Un Anglais, qui en tua un d'un coup d'arquebuse, faillit
d'être étranglé par soixante de ces animaux qui descendirent du sommet
des arbres, et dont il ne fut délivré que par le secours qu'il reçut
d'un grand nombre de valets. En passant à Chitpour, assez bonne ville,
qui tire son nom du commerce de ces toiles peintes qu'on nomme chites,
Tavernier vit dans une grande place quatre ou cinq lions qu'on amenait
pour les apprivoiser. La méthode des Indiens lui parut curieuse. On
attache les lions par les pieds de derrière, de douze en douze pas l'un
de l'autre, à un gros pieu bien affermi. Ils ont au cou une corde dont
le maître tient le bout à la main. Les pieux sont plantés sur une même
ligne; et sur une autre parallèle éloignée d'environ vingt pas on tend
encore une corde de la longueur de l'espace qui est occupé par les
lions. Les deux cordes qui tiennent chacun de ces animaux attachés par
les pieds de derrière leur laissent la liberté de s'élancer jusqu'à la
corde parallèle qui sert de rempart à des hommes qui sont placés au-delà
pour les irriter par quelques pierres ou quelques petits morceaux de
bois qu'ils leur jettent. Une partie du peuple accourt à ce spectacle.
Lorsque le lion provoqué s'est élancé vers la corde, il est ramené au
pieu par celle que le maître tient à la main. C'est ainsi qu'il
s'apprivoise insensiblement; et Tavernier fut témoin de cet exercice à
Chitpour, sans sortir de son carrosse.

Le jour suivant lui offrit un autre amusement dans la rencontre d'une
bande de fakirs ou de dervis mahométans. Il en compta cinquante-sept,
dont le chef ou le supérieur avait été grand écuyer de l'empereur
Djehan-Ghir, et s'était dégoûté de la cour à l'occasion de la mort de
son petit-fils, qui avait été étranglé par l'ordre de ce monarque.
Quatre autres fakirs, qui tenaient le premier rang après le supérieur,
avaient occupé des emplois considérables à la même cour. L'habillement
de ces cinq chefs consistait en trois ou quatre aunes de toile couleur
orangée, dont ils se faisaient comme des ceintures avec le bout passé
entre les jambes et relevé par-derrière jusqu'au dos pour mettre la
pudeur à couvert, et sur les épaules une peau de tigre attachée sous le
menton. Devant eux on menait en main huit beaux chevaux, dont trois
avaient des brides d'or et des selles couvertes aussi de lames d'argent,
avec une peau de léopard sur chacune. L'habit du reste des dervis était
une simple corde qui leur servait de ceinture, sans autre voile pour
l'honnêteté qu'un petit morceau d'étoffe. Leurs cheveux étaient liés en
tresse autour de la tête, et formaient une espèce de turban. Ils étaient
tous armés la plupart d'arcs et de flèches, quelques-uns de mousquets,
et d'autres de demi-piques avec une sorte d'arme inconnue en Europe, qui
est, suivant la description de Tavernier, un cercle de fer tranchant, de
la forme d'un plat dont on aurait ôté le fond; ils s'en passent huit ou
dix autour du cou comme une fraise; et les tirant lorsqu'ils veulent
s'en servir, ils les jettent avec tant de force, comme nous ferions
voler une assiette, qu'ils coupent un homme presqu'en deux par le milieu
du corps. Chaque dervis avait aussi une espèce de cor de chasse dont ils
sonnent en arrivant dans quelque lieu, avec un autre instrument de fer à
peu près de la forme d'une truelle. C'est avec cet instrument, que les
Indiens portent ordinairement dans leurs voyages, qu'ils raclent et
nettoient la terre dans les lieux où ils veulent s'arrêter, et qu'après
avoir ramassé la poussière en monceau, ils s'en servent comme de matelas
pour être couchés plus mollement. Trois des mêmes dervis étaient armés
de longues épées, qu'ils avaient achetées apparemment des Anglais ou des
Portugais. Leur bagage était composé de quatre coffres remplis de livres
arabes ou persans, et de quelques ustensiles de cuisine. Dix ou douze
boeufs qui faisaient l'arrière-garde servaient à porter ceux qui étaient
incommodés de la marche.

Lorsque cette religieuse troupe fut arrivée dans le lieu où Tavernier
s'était arrêté avec cinquante personnes de son escorte et de ses
domestiques, le supérieur, qui le vit si bien accompagné, demanda qui
était cet aga, et le fit prier ensuite de lui céder son poste, parce
qu'il lui paraissait commode pour y camper avec les dervis. Tavernier,
informé du rang des cinq chefs, se disposa de bonne grâce à leur faire
cette civilité. Aussitôt la place fut arrosée de quantité d'eau et
soigneusement raclée. Comme on était en hiver, et que le froid était
assez piquant, on alluma deux feux pour les cinq principaux dervis, qui
se placèrent au milieu, avec la facilité de pouvoir se chauffer devant
et derrière. Dès le même soir ils reçurent dans leur camp la visite du
gouverneur d'une ville voisine, qui leur fit apporter du riz et d'autres
rafraîchissemens. Leur usage pendant leurs courses est d'envoyer
quelques-uns d'entre eux à la quête dans les habitations voisines, et
les vivres qu'ils obtiennent se distribuent avec égalité dans toute la
troupe. Chacun fait cuire son riz; ce qu'ils ont de trop est donné aux
pauvres, et jamais ils ne se réservent rien pour le lendemain.

Tavernier arrive enfin à la ville impériale d'Agra; elle est à 27 degrés
31 minutes de latitude nord, dans un terroir sablonneux, qui l'expose
pendant l'été à d'excessives chaleurs. C'est la plus grande ville des
Indes, et la résidence ordinaire des empereurs mogols; les maisons des
grands y sont belles et bien bâties; mais celles des particuliers, comme
dans toutes les autres villes des Indes, n'ont rien d'agréable; elles
sont écartées les unes des autres, et cachées par la hauteur des
murailles, dans la crainte qu'on n'y puisse apercevoir les femmes; ce
qui rend toutes ces villes beaucoup moins riantes que celles de
l'Europe.

Du côté de la ville, on trouve une autre place devant le palais; la
première porte, qui n'a rien de magnifique, est gardée par quelques
soldats. Lorsque les grandes chaleurs d'Agra forcent l'empereur de
transporter sa cour à Delhy, ou lorsqu'il se met en campagne avec son
armée, il donne la garde de son trésor au plus fidèle de ses omhras, qui
ne s'éloigne pas nuit et jour de cette porte, où il a son logement. Ce
fut dans une de ces absences du monarque que Tavernier obtint la
permission de voir le palais. Toute la cour étant partie pour Delhy, le
gouvernement du palais d'Agra fut confié à un seigneur qui aimait les
Européens. Vélant, chef du comptoir hollandais, l'alla saluer, et lui
offrit en épiceries, en cabinets du Japon, et en beaux draps de
Hollande, un présent d'environ six mille écus. Tavernier, qui était
présent, eut occasion d'admirer la générosité mogole. Ce seigneur reçut
le compliment avec politesse; mais, se trouvant offensé du présent, il
obligea les Hollandais de le remporter, en leur disant que, par
considération et par amitié pour les Franguis, il prendrait seulement
une petite canne, de six qu'ils lui offraient. C'était une de ces cannes
du Japon qui croissent par petits noeuds; encore fallut-il ôter l'or
dont on l'avait enrichie, parce qu'il ne la voulut recevoir que nue.
Après les complimens, il demanda au directeur hollandais ce qu'il
pouvait faire pour l'obliger; et Vélant l'ayant prié de permettre que,
dans l'absence de la cour, il pût voir avec Tavernier l'intérieur du
palais, cette grâce leur fut accordée: on leur donna six hommes pour les
conduire.

La première porte, qui sert de logement au gouverneur, conduit à une
voûte longue et obscure, après laquelle on entre dans une grande cour
environnée de portiques comme la place Royale de Paris. La galerie qui
est en face est plus large et plus haute que les autres; elle est
soutenue de trois rangs de colonnes. Sous celles qui règnent des trois
autres côtés de la cour, et qui sont plus étroites et plus basses, on a
ménagé plusieurs petites chambres pour les soldats de la garde. Au
milieu de la grande galerie on voit une niche pratiquée dans le mur, où
l'empereur se rend par un petit escalier dérobé, et lorsqu'il y est
assis, on ne le découvre que jusqu'à la poitrine, à peu près comme un
buste. Il n'a point alors de gardes autour de lui, parce qu'il n'a rien
à redouter, et que de tous les côtés cette place est inaccessible. Dans
les grandes chaleurs, il a seulement près de sa personne un eunuque, ou
même un de ses enfans pour l'éventer. Les grands de la cour se tiennent
dans la galerie qui est au-dessous de cette niche.

Au fond de la cour, à main gauche, on trouve un second portail qui donne
entrée dans une grande cour, environnée de galeries comme la première,
sous lesquelles on voit aussi de petites chambres pour quelques
officiers du palais. De cette seconde cour on passe dans une troisième,
qui contient l'appartement impérial. Schah-Djehan avait entrepris de
couvrir d'argent toute la voûte d'une grande galerie qui est à main
droite. Il avait choisi pour l'exécution de cette magnifique entreprise
un Français de Bordeaux qui se nommait Augustin; mais, ayant besoin d'un
ministre intelligent pour quelques affaires qu'il avait à Goa, il y
envoya cet artiste; et les Portugais, qui lui reconnurent assez d'esprit
pour le trouver redoutable, l'empoisonnèrent à Cochin. La galerie est
demeurée peinte de feuillage d'or et d'azur; tout le bas est revêtu de
tapis. On y voit des portes qui donnent entrée dans plusieurs chambres
carrées, mais fort petites. Tavernier se contenta d'en faire ouvrir
deux, parce qu'on l'assura que toutes les autres leur ressemblaient. Les
autres côtés de la cour sont ouverts, et n'ont qu'une simple muraille à
hauteur d'appui; du côté qui regarde la rivière, on trouve un divan ou
un belvédère en saillie, où l'empereur vient s'asseoir pour se donner le
plaisir de voir ses brigantins ou le combat des bêtes farouches; une
galerie lui sert de vestibule, et le dessein de Schah-Djehan était de la
revêtir d'une treille de rubis et d'émeraudes, qui devaient représenter
au naturel les raisins verts et ceux qui commencent à rougir; mais ce
dessein, qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, et qui demandait
plus de richesses que l'Indoustan n'en peut fournir, est demeuré
imparfait; on ne voit que deux ou trois ceps d'or avec leurs feuilles,
qui, comme tout le reste, devaient être émaillés de leurs couleurs
naturelles et chargés d'émeraudes, de rubis et de grenats qui font les
grappes. Au milieu de la cour, on admire une grande cuve d'eau, d'une
seule pierre grisâtre, de quarante pieds de diamètre, avec des degrés
dedans et dehors, pratiqués dans la même pierre pour monter et
descendre.

Il paraît que la curiosité de Tavernier ne put pas aller plus loin; ce
qui s'accorde avec le témoignage des autres voyageurs, qui parlent des
appartemens de l'empereur comme d'un lieu impénétrable. Il passe aux
sépultures d'Agra, et des lieux voisins dont il vante la beauté. Les
eunuques du palais ont presque tous l'ambition de se faire bâtir un
magnifique tombeau; lorsqu'ils ont amassé beaucoup de biens, la plupart
souhaiteraient d'aller à la Mecque pour y porter de riches présens; mais
le grand-mogol, qui ne voit pas sortir volontiers l'argent de ses états,
leur accorde rarement cette permission; et leurs richesses leur devenant
inutiles, ils en consacrent la plus grande partie à ces édifices pour
laisser quelque mémoire de leur nom. Entre tous les tombeaux d'Agra, on
distingue particulièrement celui de l'impératrice, femme de
Schah-Djehan. Ce monarque le fit élever près du Tasimakan, grand bazar
où se rassemblent tous les étrangers, dans la seule vue de lui attirer
plus d'admirateurs. Ce bazar, ou ce marché, est entouré de six grandes
cours, bordées de portiques sous lesquels on voit des boutiques et des
chambres, où il se fait un prodigieux commerce de toiles. Le tombeau de
l'impératrice est au levant de la ville, le long de la rivière, dans un
grand espace fermé de murailles sur lesquelles on a fait régner une
petite galerie; cet espace est une sorte de jardin en compartimens,
comme le parterre des nôtres, avec cette différence qu'au lieu de sable
c'est du marbre blanc et noir: on y entre par un grand portail. À
gauche, on découvre une belle galerie qui regarde la Mecque, avec trois
ou quatre niches, où le mufti se rend à des heures réglées pour y faire
la prière. Un peu au-delà du milieu de l'espace, on voit trois grandes
plates-formes, d'où l'on annonce ces heures. Au-dessus s'élève un dôme
qui n'a guère moins d'éclat que celui du Val-de-Grâce; le dedans et le
dehors sont également revêtus de marbre blanc: c'est sous ce dôme qu'on
a placé le tombeau, quoique le corps de l'impératrice ait été déposé
sous une voûte qui est au-dessous de la première plate-forme. Les mêmes
cérémonies qui se font dans ce lieu souterrain s'observent sous le dôme
autour du tombeau; c'est-à-dire que de temps en temps on y change les
tapis, les chandeliers et les autres ornemens. On y trouve toujours
aussi quelques molahs en prière. Tavernier vit commencer et finir ce
grand ouvrage, auquel il assure qu'on employa vingt-deux ans, et le
travail continuel de vingt mille hommes. On prétend, dit-il, que les
seuls échafaudages ont coûté plus que l'ouvrage entier, parce que,
manquant de bois, on était contraint de les faire de brique, comme les
cintres de toutes les voûtes; ce qui demandait un travail et des frais
immenses. Schah-Djehan avait commencé à se bâtir un tombeau de l'autre
côté de la rivière: mais la guerre qu'il eut avec ses enfans interrompit
ce dessein, et l'heureux Aureng-Zeb, son successeur, ne se fit pas un
devoir de l'achever. Deux mille hommes, sous le commandement d'un
eunuque, veillent sans cesse à la garde du mausolée de l'impératrice et
du tasimakan.

Les tombeaux des eunuques n'ont qu'une seule plate-forme, avec quatre
petites chambres aux quatre coins. À la distance d'une lieue des murs
d'Agra, on visite la sépulture de l'empereur Akbar. En arrivant du côté
de Delhy, on rencontre, près d'un grand bazar, un jardin qui est celui
de Djehan-Ghir, père de Schah-Djehan. Le dessus du portail offre une
peinture de son tombeau, qui est couvert d'un grand voile noir, avec
plusieurs flambeaux de cire blanche, et la figure de deux jésuites aux
deux bouts. On est étonné que Schah-Djehan, contre l'usage du
mahométisme qui défend les images, ait souffert cette représentation.
Tavernier la regarde comme un monument de reconnaissance pour quelques
leçons de mathématiques que ce prince et son père avaient reçues des
jésuites. Il ajoute que dans une autre occasion Schah-Djehan n'eut pas
pour eux la même indulgence. Un jour qu'il était allé voir un Arménien
nommé Corgia, qu'il aimait beaucoup, et qui était tombé malade, les
jésuites, dont la maison était voisine, firent malheureusement sonner
leur cloche. Ce bruit, qui pouvait incommoder l'Arménien, irrita
tellement l'empereur, que dans sa colère il ordonna que la cloche fût
enlevée, et pendue au cou de son éléphant. Quelques jours après,
revoyant cet animal avec un fardeau qui était capable de lui nuire, il
fit porter cette cloche à la place du katoual, où elle est demeurée
depuis. Corgia passait pour excellent poëte. Il avait été élevé avec
Schah-Djehan, qui prit du goût pour son esprit, et qui le comblait de
richesses et d'honneurs; mais ni les promesses ni les menaces n'avaient
pu lui faire embrasser la religion de Mahomet.

Tavernier décrit la route d'Agra à Delhy, sans expliquer à quelle
occasion ni dans quel temps il fit ce voyage; il compte soixante-huit
cosses entre ces deux villes. Delhy est une grande ville, située sur le
Djemna, qui coule du nord au sud, et qui, prenant ensuite son cours du
couchant au levant, après avoir passé par Agra et Kadiove, va se perdre
dans le Gange. Schah-Djehan, rebuté des chaleurs d'Agra, fit bâtir près
de Delhy une nouvelle ville, à laquelle il donna le nom de Djehanabad,
qui signifie ville de Djehan: le climat y est plus tempéré. Mais depuis
cette fondation, Delhy est tombée presqu'en ruine, et n'a que des
pauvres pour habitans, à l'exception de trois ou quatre seigneurs, qui,
lorsque la cour est à Djehanabad, s'y établissent dans de grands enclos,
où ils font dresser leurs tentes. Un jésuite qui suivait la cour
d'Aureng-Zeb prenait aussi son logement à Delhy.

Djehanabad, que le peuple, par corruption, nomme aujourd'hui Djenabab,
est devenue une fort grande ville, et n'est séparée de l'autre que par
une simple muraille. Toutes ses maisons sont bâties au milieu de grands
enclos; on entre du côté de Delhy par une longue et large rue, bordée de
voûtes, dont le dessus est une plate-forme, et qui sert de retraite aux
marchands; cette rue se termine à la grande place où est le palais de
l'empereur. Dans une autre, fort droite et fort large, qui vient se
rendre à la même place, vers une autre porte du palais, on ne trouve que
de gros marchands qui n'ont point de boutique extérieure.

Le palais impérial n'a pas moins d'une demi-lieue de circuit; les
murailles sont de belle pierre de taille, avec des créneaux et des
tours; les fossés sont pleins d'eau, et revêtus de la même pierre; le
grand portail du palais n'a rien de magnifique, non plus que la première
cour, où les seigneurs peuvent entrer sur leurs éléphans; mais après
cette cour on trouve une sorte de rue ou de grand passage, dont les deux
côtés sont bordés de beaux portiques, sous lesquels une partie de la
garde à cheval se retire dans plusieurs petites chambres. Ils sont
élevés d'environ deux pieds; et les chevaux, qui sont attachés au-dehors
à des anneaux de fer, ont leurs mangeoires sur les bords. Dans quelques
endroits on voit de grandes portes qui conduisent à divers appartemens.
Ce passage est divisé par un canal plein d'eau qui laisse un beau chemin
des deux côtés, et qui forme de petits bassins à d'égales distances; il
mène jusqu'à l'entrée d'une grande cour où les omhras font la garde en
personne: cette cour est environnée de logemens assez bas, et les
chevaux sont attachés devant chaque porte. De la seconde on passe dans
une troisième par un grand portail, à côté duquel on voit une petite
salle élevée de deux ou trois pieds, où l'on prend les vestes dont
l'empereur honore ses sujets ou les étrangers. Un peu plus loin, sous
le même portail, est le lieu où se tiennent les tambours, les trompettes
et les hautbois qui se font entendre quelques momens avant que
l'empereur se montre au public et lorsqu'il est prêt à se retirer. Au
fond de cette troisième cour, on découvre le divan ou la salle
d'audience, qui est élevée de quatre pieds au-dessus du rez-de-chaussée,
et tout-à-fait ouverte de trois côtés; trente-deux colonnes de marbre,
d'environ quatre pieds en carré, avec leurs piédestaux et leurs
moulures, soutiennent la voûte. Schah-Djehan s'était proposé d'enrichir
cette salle des plus beaux ouvrages mosaïques, dans le goût de la
chapelle de Florence; mais, après en avoir fait faire l'essai sur deux
ou trois colonnes, il désespéra de pouvoir trouver assez de pierres
précieuses pour un si grand dessein; et n'étant pas moins rebuté par la
dépense, il se détermina pour une peinture en fleurs.

C'est au milieu de cette salle, et près du bord qui regarde la cour, en
forme de théâtre, qu'on dresse le trône où l'empereur donne audience et
dispense la justice: c'est un petit lit, de la grandeur de nos lits de
camp, avec ses quatre colonnes, un ciel, un dossier, un traversin et la
courte-pointe. Toutes ces pièces sont couvertes de diamans; mais lorsque
l'empereur s'y vient asseoir, on étend sur le lit une couverture de
brocart d'or, ou de quelque riche étoffe piquée. Il y monte par trois
petites marches de deux pieds de long. À l'un des côtés on élève un
parasol sur un bâton de la longueur d'une demi-pique, et l'on attache à
chaque colonne du lit une des armes de l'empereur; c'est-à-dire sa
rondache, son sabre, son arc, son carquois et ses flèches.

Dans la cour, au-dessous du trône, on a ménagé une place de vingt pieds
en carré, entourée de balustres, qui sont couverts tantôt de lames
d'argent, et tantôt de lames d'or. Les quatre coins de ce parquet sont
la place des secrétaires d'état, qui font aussi la fonction d'avocats
dans les causes civiles et criminelles. Le tour de la balustrade est
occupé par les seigneurs et par les musiciens; car, pendant le divan
même, on ne cesse pas d'entendre une musique fort douce, dont le bruit
n'est pas capable d'apporter de l'interruption aux affaires les plus
sérieuses. L'empereur, assis sur un trône, a près de lui quelqu'un des
premiers seigneurs, ou ses seuls enfans. Entre onze heures et midi, le
premier ministre d'état vient lui faire l'exposition de tout ce qui
s'est passé dans la chambre où il préside, qui est à l'entrée de la
première cour; et lorsque son rapport est fini, l'empereur se lève; mais
pendant que ce monarque est sur le trône, il n'est permis à personne de
sortir du palais. Tavernier fait valoir l'honneur qu'on lui fit de
l'exempter de cette loi.

Vers le milieu de la cour, on trouve un petit canal large d'environ six
pouces, où pendant que le roi est sur son trône, tous ceux qui viennent
à l'audience doivent s'arrêter; il ne leur est pas permis d'avancer plus
loin sans être appelés; et les ambassadeurs mêmes ne sont pas exempts de
cette loi. Lorsqu'un ambassadeur est venu jusqu'au canal, l'introducteur
crie, vers le divan où l'empereur est assis, que le ministre de telle
puissance souhaite de parler à sa majesté: alors un secrétaire d'état en
avertit l'empereur, qui feint souvent de ne pas l'entendre; mais,
quelques momens après, il lève les yeux, et les jetant sur
l'ambassadeur, il donne ordre au même secrétaire de lui faire signe
qu'il peut s'approcher.

De la salle du divan on passe à gauche sur une terrasse d'où l'on
découvre la rivière, et sur laquelle donne la porte d'une petite
chambre, d'où l'empereur passe au sérail. À la gauche de cette même
cour, on voit une petite mosquée fort bien bâtie, dont le dôme est
couvert de plomb si parfaitement doré, qu'on le croirait d'or massif.
C'est dans cette chapelle que l'empereur fait chaque jour sa prière,
excepté le vendredi, qu'il doit se rendre à la grande mosquée. On tend
ce jour-là autour des degrés un gros rets de cinq ou six pieds de haut,
dans la crainte que les éléphans n'en approchent, et par respect pour la
mosquée même. Cet édifice, que Tavernier trouva très-beau, est assis sur
une grande plate-forme plus élevée que les maisons de la ville, et l'on
y monte par divers escaliers.

Le côté droit de la cour du trône est occupé par des portiques qui
forment une longue galerie, élevée d'environ un pied et demi au-dessus
du rez-de-chaussée. Plusieurs portes qui règnent le long de ces
portiques donnent entrée dans les écuries impériales, qui sont toujours
remplies de très-beaux chevaux. Tavernier assure que le moindre a coûté
trois mille écus, et que le prix de quelques-uns va jusqu'à dix mille.
Au-devant de chaque porte on suspend une natte de bambou, qui se fend
aussi menu que l'osier; mais, au lieu que nos petites tresses d'osier se
lient avec l'osier même, celles du bambou sont liées avec de la soie
torse qui représente des fleurs; et ce travail, qui est fort délicat,
demande beaucoup de patience: l'effet de ces nattes est d'empêcher que
les chevaux ne soient tourmentés des mouches; chacun a d'ailleurs deux
palefreniers, dont l'un ne s'occupe qu'à l'éventer. Devant les
portiques, comme devant les portes des écuries, on met aussi des nattes,
qui se lèvent et qui se baissent suivant le besoin; et le bas de la
galerie est couvert de fort beaux tapis qu'on retire le soir, pour faire
dans le même lieu la litière des chevaux: elle ne se fait que de leur
fiente, qu'on écrase un peu après l'avoir fait sécher au soleil. Les
chevaux qui passent aux Indes, de Perse ou d'Arabie, ou du pays des
Ousbeks, trouvent un grand changement dans leur nourriture. Dans
l'Indoustan comme dans le reste des Indes, on ne connaît ni le foin ni
l'avoine. Chaque cheval reçoit le matin, pour sa portion, deux ou trois
pelotes composées de farine de froment et de beurre, de la grosseur de
nos pains d'un sou. Ce n'est pas sans peine qu'on les accoutume à cette
nourriture, et souvent on a besoin de quatre à cinq mois pour leur en
faire prendre le goût: le palefrenier leur tient la langue d'une main,
et de l'autre il leur fourre la pelote dans le gosier. Dans la saison
des cannes à sucre ou du millet, on leur en donne à midi; le soir, une
heure ou deux avant le coucher de soleil, ils ont une mesure de pois
chiches, écrasés entre deux pierres et trempés dans de l'eau.

Tavernier partit d'Agra le 25 novembre 1665, pour visiter quelques
villes de l'empire, avec Bernier, auquel il donne le titre de médecin de
l'empereur. Le 1er. décembre, ils rencontrèrent cent quarante
charrettes, tirées chacune par six boeufs, et chacune portant cinquante
mille roupies: c'était le revenu de la province de Bengale, qui, toutes
charges payées, et la bourse du gouverneur remplie, montait à cinq
millions cinq cent mille roupies. Près de la petite ville de Djianabad,
ils virent un rhinocéros qui mangeait des cannes de millet. Il les
recevait de la main d'un petit garçon de neuf ou dix ans; et Tavernier
en ayant pris quelques-unes, cet animal s'approcha de lui pour les
recevoir aussi de la sienne.

Les deux voyageurs arrivèrent à Alemkhand. À deux cosses de ce bourg on
rencontre le fameux fleuve du Gange. Bernier parut fort surpris qu'il
ne fût pas plus large que la Seine devant le Louvre. Il y a même si peu
d'eau depuis le mois de mars jusqu'au mois de juin ou de juillet,
c'est-à-dire, jusqu'à la saison des pluies, qu'il est impossible aux
bateaux de remonter. En arrivant sur ses bords, les deux Français burent
un verre de vin dans lequel ils mirent de l'eau de ce fleuve, qui leur
causa quelques tranchées. Leurs valets, qui la burent seule, en furent
beaucoup plus tourmentés. Aussi les Hollandais, qui ont des comptoirs
sur les rives du Gange, ne boivent-ils jamais de cette eau sans l'avoir
fait bouillir. L'habitude la rend si saine pour les habitans du pays,
que l'empereur même et toute la cour n'en boivent point d'autre. On voit
continuellement un grand nombre de chameaux sur lesquels on vient
charger de l'eau du Gange.

Allahabad, où l'on arrive à neuf cosses d'Alemkhand, est une grande
ville bâtie sur une pointe de terre où se joignent le Gange et la
Djemna. Le château, qui est de pierres de taille, et ceint d'un double
fossé, sert de palais au gouverneur. C'était alors un des plus grands
seigneurs de l'empire: sa mauvaise santé l'obligeait d'entretenir
plusieurs médecins indiens et persans, entre lesquels était Claude
Maillé, Français, né à Bourges, et qui exerçait tout à la fois la
médecine et la chirurgie. Le premier de ses médecins persans jeta un
jour sa femme du haut d'une terrasse en bas, dans un transport de
jalousie; elle ne se rompit heureusement que deux ou trois côtes: ses
parens demandèrent justice au gouverneur, qui fit venir le médecin, et
qui le congédia. Il n'était qu'à deux ou trois journées de la ville,
lorsque le gouverneur, se trouvant plus mal, l'envoya rappeler. Alors ce
furieux poignarda sa femme et quatre enfans qu'il avait d'elle, avec
treize filles esclaves; après quoi il revint trouver le gouverneur, qui,
feignant d'ignorer son crime, ne fit pas difficulté de le reprendre à
son service.

Sous le grand portail de la pagode de Banaron, un des principaux
bramines se tient assis près d'une grande cuve remplie d'eau, dans
laquelle on a délayé quelque matière jaune. Tous les banians viennent se
présenter à lui pour recevoir une empreinte de cette couleur, qui leur
descend entre les deux yeux et sur le bout du nez, puis sur les bras et
devant l'estomac: c'est à cette marque qu'on reconnaît ceux qui se sont
lavés de l'eau du Gange, car, lorsqu'ils n'ont employé que de l'eau de
puits dans leurs maisons, ils ne se croient pas bien purifiés, ni par
conséquent en état de manger saintement. Chaque tribu a son onction de
différentes couleurs; mais l'onction jaune est celle de la tribu la plus
nombreuse, et passe aussi pour la plus pure.

Assez près de la pagode, du côté qui regarde l'ouest, Djesseing, le plus
puissant des radjas idolâtres, avait fait bâtir un collége pour
l'éducation de la jeunesse. Tavernier y vit deux enfans de ce prince
dont les précepteurs étaient des bramines, qui leur enseignaient à lire
et à écrire dans un langage fort différent de celui du peuple. La cour
de ce collége est environnée d'une double galerie, et c'était dans la
plus basse que les deux princes recevaient leurs leçons, accompagnés de
plusieurs jeunes seigneurs et d'un grand nombre de bramines, qui
traçaient sur la terre, avec de la craie, diverses figures de
mathématique. Aussitôt que Tavernier fut entré, ils envoyèrent demander
qui il était; et sachant qu'il était Français, ils le firent approcher
pour lui faire plusieurs questions sur l'Europe, et particulièrement sur
la France. Un bramine apporta deux globes, dont les Hollandais lui
avaient fait présent. Tavernier leur en fit distinguer les parties, et
leur montra la France. Après quelques autres discours, on lui servit le
bétel. Mais il ne se retira point sans avoir demandé à quelle heure il
pouvait voir la pagode du collége. On lui dit de revenir le lendemain,
un peu avant le lever du soleil: il ne manqua point de se rendre à la
porte de cette pagode, qui est aussi l'ouvrage de Djesseing, et qui se
présente à gauche en entrant dans la cour. Devant la porte on trouve une
espèce de galerie, soutenue par des piliers, qui était déjà remplie d'un
grand nombre d'adorateurs. Huit bramines s'avancèrent l'encensoir à la
main, quatre de chaque côté de la porte, au bruit de plusieurs tambours
et de quantité d'autres instrumens. Deux des plus vieux bramines
entonnèrent un cantique. Le peuple suivit, et les instrumens
accompagnaient les voix. Chacun avait à la main une queue de paon, ou
quelque autre éventail, pour chasser les mouches au moment où la pagode
devait s'ouvrir. Cette musique et l'exercice des éventails durèrent plus
d'une demi-heure. Enfin les deux principaux bramines firent entendre
trois fois deux grosses sonnettes qu'ils prirent d'une main, et de
l'autre ils frappèrent avec une espèce de petit maillet contre la porte.
Elle fut ouverte aussitôt par six bramines qui étaient dans la pagode.
Tavernier découvrit alors sur un autel, à sept ou huit pas de la porte,
la grande idole de Ram-Khan, qui passe pour la soeur de Morli-ram. À sa
droite, il vit un enfant, de la forme d'un cupidon, que les banians
nomment Lokemin, et sur son bras gauche une petite fille, qu'ils
appellent Sita. Aussitôt que la porte fut ouverte, et qu'on eut tiré un
grand rideau qui laissa voir l'idole, tous les assistans se jetèrent à
terre en mettant les mains sur leurs têtes, et se prosternèrent trois
fois. Ensuite, s'étant relevés, ils jetèrent quantité de bouquets et de
chaînes en forme de chapelets, que les bramines faisaient toucher à
l'idole et rendaient à ceux qui les avaient présentés. Un vieux bramine
qui était devant l'autel tenait à la main une lampe à neuf mèches
allumées, sur lesquelles il jetait par intervalles une sorte d'encens,
en approchant la lampe fort près de l'idole. Après toutes ces
cérémonies, qui durèrent l'espace d'une heure, on fit retirer le peuple,
et la pagode fut fermée. On avait présenté à Ram-Khan quantité de riz,
de beurre, d'huile et de laitage, dont les bramines n'avaient laissé
rien perdre. Comme l'idole représente une femme, elle est
particulièrement invoquée de ce sexe, qui la regarde comme sa patronne.
Djesseing, pour la tirer de la grande pagode, et lui donner un autel
dans la sienne, avait employé, tant en présens pour les bramines qu'en
aumônes pour les pauvres, plus de cinq laks de roupies, qui font sept
cent cinquante mille livres de notre monnaie.

À cinq cents pas de Banaron, au nord-ouest, Tavernier et Bernier
visitèrent une mosquée où l'on montre plusieurs tombeaux mahométans,
dont quelques-uns sont d'une fort belle architecture. Les plus curieux
sont dans un jardin fermé de murs, qui laissent des jours par où ils
peuvent être vus des passans. On en distingue un qui compose une grande
masse carrée, dont chaque face est d'environ quinze pas. Au milieu de
cette plate-forme s'élève une colonne de trente-quatre ou trente-cinq
pieds de haut, tout d'une pièce, et que trois hommes pourraient à peine
embrasser. Elle est d'une pierre grisâtre si dure, que Tavernier ne put
la gratter avec un couteau. Elle se termine en pyramide, avec une grosse
boule sur la pointe, et un cercle de gros grains au-dessous de la boule.
Toutes les faces sont couvertes de figures d'animaux en relief.
Plusieurs vieillards qui gardaient le jardin assurèrent Tavernier que ce
beau monument avait été beaucoup plus élevé, et que depuis cinquante ans
il s'était enfoncé de plus de trente pieds. Ils ajoutèrent que c'était
la sépulture d'un roi de Boutan, qui était mort dans le pays après être
sorti du sien pour en faire la conquête.

Patna, une des plus grandes villes de l'Inde, est située sur la rive
occidentale du Gange. Tavernier ne lui donne guère moins de deux cosses
de longueur. Les maisons n'y sont pas plus belles que dans la plupart
des autres villes indiennes, c'est-à-dire qu'elles sont couvertes de
chaume ou de bambou. La compagnie hollandaise s'y est fait un comptoir
pour le commerce du salpêtre, qu'elle fait raffiner à Tchoupar, gros
village situé aussi sur la rive droite du Gange, dix cosses au-dessus de
Patna. La liberté règne dans cette ville, au point que Tavernier et
Bernier, ayant rencontré, en arrivant, les Hollandais de Tchoupar qui
retournaient chez eux dans leurs voitures, s'arrêtèrent pour vider avec
eux quelques bouteilles de vin de Chypre en pleine rue. Pendant huit
jours qu'ils passèrent à Patna, ils furent témoins d'un événement qui
leur fit perdre l'opinion où ils étaient que certains crimes étaient
impunis dans le mahométisme. Un mimbachi, qui commandait mille hommes de
pied, voulait abuser d'un jeune garçon qu'il avait à son service, et qui
s'était défendu plusieurs fois contre ses attaques. Il saisit, à la
campagne, un moment qui le fit triompher de toutes les résistances du
jeune homme. Celui-ci, outré de douleur, prit aussi son temps pour se
venger. Un jour qu'il était à la chasse avec son maître, il le surprit à
l'écart, et d'un coup de sabre il lui abattit la tête. Aussitôt il
courut à bride abattue vers la ville en criant qu'il avait tué son
maître pour se venger du plus infâme outrage. Il alla faire la même
déclaration au gouverneur, qui le fit jeter d'abord en prison; mais,
après de justes éclaircissemens, il obtint la liberté; et, malgré les
sollicitations de la famille du mort, aucun tribunal n'osa le
poursuivre, dans la crainte d'irriter le peuple, qui applaudissait
hautement son action.

À Patna, les deux voyageurs prirent un bateau sur le Gange pour
descendre à Daca. Après quelques jours de navigation, Tavernier eut le
chagrin de se séparer du compagnon de son voyage, qui, devant se rendre
à Casambazar, et passer de là jusqu'à Ougli, se vit forcé de prendre par
terre. Un grand banc de sable, qui se trouve devant la ville de
Soutiqui, ne permet pas de faire cette route par eau lorsque la rivière
est basse. Ainsi, pendant que Bernier prit son chemin par terre,
Tavernier continua de descendre le Gange jusqu'à Toutipour, qui est à
deux cosses de Raghi-Mehalé. Ce fut dans ce lieu qu'il commença le
lendemain, au lever du soleil, à voir un grand nombre de crocodiles
couchés sur le sable. Pendant tout le jour, jusqu'au bourg d'Acerat,
qui est à vingt-cinq cosses de Toutipour, il ne cessa pas d'en voir une
si grande quantité, qu'il lui prit envie d'en tirer un, pour essayer
s'il est vrai, comme on le croit aux Indes, qu'un coup de fusil ne leur
fait rien. Le coup lui donna dans la mâchoire, et lui fit couler du
sang, mais il ne s'en retira pas moins dans la rivière. Le lendemain on
n'en aperçut pas un moindre nombre, qui étaient couchés sur le bord de
la rivière, et l'auteur en tira deux, de trois balles à chaque coup. Au
même instant, ils se renversèrent sur le dos en ouvrant la gueule, et
tous deux moururent dans le même lieu.

Daca est une grande ville qui ne s'étend qu'en longueur, parce que les
habitans ne veulent pas être éloignés du Gange. Elle a plus de deux
cosses, sans compter que, depuis le dernier pont de brique, on ne
rencontre qu'une suite de maisons écartées l'une de l'autre, et la
plupart habitées par des charpentiers, qui construisent des galéasses et
d'autres bâtimens. Toutes ces maisons, dont Tavernier n'excepte point
celles de Daca, ne sont que de mauvaises cabanes composées de terre
grasse et de bambou. Le palais même du gouverneur est de bois; mais il
loge ordinairement sous des tentes qu'il fait dresser dans une cour de
son enclos. Les Hollandais et les Anglais ne jugeant point leurs
marchandises en sûreté dans les édifices de Daca, se sont fait bâtir
d'assez beaux comptoirs. On y voit aussi une fort belle église de
brique, dont les pères augustins sont en possession. Tavernier observe,
à l'occasion des galéasses qui se font à Daca, qu'on est étonné de leur
vitesse. Il s'en fait de si longues, qu'elles ont jusqu'à cinquante
rames de chaque côté, mais on ne met que deux hommes à chaque rame.
Quelques-unes sont fort ornées. L'or et l'azur y sont prodigués.

On lit dans une autre partie de sa relation qu'étant allé au palais pour
prendre congé de l'empereur avant de quitter sa cour, ce monarque lui
fit dire qu'il ne voulait pas le laisser partir sans lui montrer ses
joyaux. Le lendemain, de grand matin, cinq où six officiers vinrent
l'avertir que l'empereur le demandait. Il se rendit au palais, où les
courtiers des joyaux le présentèrent à sa majesté, et le menèrent
ensuite dans une petite chambre qui est au bout de la salle où
l'empereur était sur son trône, et d'où il pouvait les voir.

Akel-Khan, chef du trésor des joyaux, était déjà dans cette chambre. Il
donna ordre à quatre eunuques de la cour d'aller chercher les joyaux,
qu'ils apportèrent dans deux grands plats de bois lacrés, avec des
feuilles d'or, et couverts de petits tapis faits exprès, l'un de velours
rouge, l'autre de velours vert en broderie. On les découvrit: on compta
trois fois toutes les pièces; trois écrivains en firent la liste. Les
Indiens observent toutes ces formalités avec autant de patience que de
circonspection; et s'ils voient quelqu'un qui se presse trop ou qui se
fâche, ils le regardent sans rien dire, en riant de sa chaleur comme
d'une extravagance.

La première pièce qu'Akel-Khan mit entre les mains de Tavernier fut un
grand diamant, qui est une rose ronde, fort haute d'un côté. À l'arête
d'en bas, on voit un petit cran dans lequel on découvre une petite
glace. L'eau en est belle. Il pèse trois cent dix-neuf ratis et demi,
qui font deux cent quatre-vingts de nos carats. C'est un présent que
Mirghimola fit à l'empereur Schah-Djehan lorsqu'il vint lui demander une
retraite à sa cour, après avoir trahi le roi de Golconde son maître.
Cette pierre était brute, et pesait alors neuf cents ratis, qui font
sept cent quatre-vingts carats et demi. Elle avait plusieurs glaces. En
Europe on l'aurait gouvernée fort différemment, c'est-à-dire qu'on en
aurait tiré de bons morceaux, et qu'elle serait demeurée plus pesante.
Schah-Djehan la fit tailler par un Vénitien nommé Hortensio Borgis,
mauvais lapidaire qui se trouvait à la cour. Aussi fut-il mal
récompensé. On lui reprocha d'avoir gâté une si belle pierre, qu'on
aurait pu conserver dans un plus grand poids, et dont Tavernier ajoute
qu'il aurait pu tirer quelque bon morceau sans en faire tort à
l'empereur. Il ne reçut pour prix de son travail que dix milles roupies.

Après avoir admiré ce beau diamant, et l'avoir remis entre les mains
d'Akel-Khan, Tavernier en vit un autre en poire, de fort bonne forme et
de belle eau, avec trois autres diamans à table, deux nets, et l'autre
qui a de petits points noirs. Chacun pèse cinquante-cinq à soixante
ratis, et la poire soixante-deux et demi; ensuite on lui montra un joyau
de douze diamans, chaque pierre de quinze à seize ratis, et toutes
roses. Celle du milieu est une rose en coeur, de belle eau, mais avec
trois petites glaces; et cette rose peut peser trente-cinq à quarante
ratis. On lui fit voir un autre joyau de dix-sept diamans, moitié table,
moitié rose, dont le plus grand ne pèse pas plus de sept ou huit ratis,
à la réserve de celui du milieu, qui peut en peser seize. Toutes ces
pierres sont de la première eau, nettes, de bonne forme, et les plus
belles qui se puissent trouver.

Deux grandes perles en poire, l'une d'environ soixante-dix ratis, un peu
plate des deux côtés, de belle eau et de bonne forme; un bouton de perle
de cinquante-cinq à soixante ratis, de bonne forme et de belle eau; une
perle ronde, belle en perfection, un peu plate d'un côté, et de
cinquante-six ratis; c'est un présent au grand-mogol, de Schah-Abas II,
roi de Perse; trois autres perles rondes, chacune de vingt-cinq à
vingt-huit ratis, mais dont l'eau tire sur le jaune; une perle de
parfaite rondeur, pesant trente-six ratis et demi, d'une eau vive,
blanche, et de la plus haute perfection; c'était le seul joyau
qu'Aureng-Zeb eût acheté par admiration pour sa beauté; tout le reste
lui venait en grande partie de Daracha, son frère aîné, dont il avait
eu la dépouille après lui avoir fait couper la tête, en partie des
présens qu'il avait reçus depuis qu'il était monté sur le trône. Ce
prince avait moins d'inclination pour les pierreries que pour l'or et
l'argent: tels sont les bijoux que l'on mit entre les mains de
Tavernier, en lui laissant tout le temps de satisfaire sa curiosité. Il
vit encore deux autres perles parfaitement rondes et égales, qui pèsent
chacune vingt-cinq ratis et un quart. L'une est un peu jaune; mais
l'autre est d'une eau très-vive, et la plus belle qui soit au monde. Il
est vrai que le prince arabe qui a pris Mascate sur les Portugais en a
une qui passe pour la première en beauté; mais quoiqu'elle soit
parfaitement ronde, et d'une blancheur si vive, qu'elle en est comme
transparente, elle ne pèse que quatorze carats. L'Asie a peu de
monarques qui n'aient sollicité ce prince de leur vendre une perle si
rare.

Tavernier admira deux chaînes, l'une de perles et de rubis de diverses
formes, percés comme les perles; l'autre de perles et d'émeraudes rondes
et percées. Toutes les perles sont de plusieurs eaux, et chacune de dix
ou douze ratis. Le milieu de la chaîne de rubis offre une grande
émeraude de vieille roche, taillée au cadran et fort haute en couleur,
mais avec plusieurs glaces. Elle pèse environ trente ratis. Au milieu de
la chaîne d'émeraudes, on admire une améthyste orientale à table longue,
d'un poids d'environ quarante ratis, et belle en perfection.

Un rubis balais cabochon, de belle couleur, et percé par le haut, qui
pèse dix mescals, dont six font une once; un autre rubis cabochon,
parfait en couleur, mais un peu glacé, et percé plus haut, du poids de
douze mescals; une topaze orientale, de couleur fort haute, taillée à
huit pans, qui pèse six mescals, mais qui a d'un côté un petit nuage
blanc; tels étaient les plus précieux joyaux du grand-mogol. Tavernier
vante l'honneur qu'il eut de les voir et de les tenir tous dans sa main,
comme une faveur qu'aucun autre Européen n'avait jamais obtenue.

Tavernier, entre plusieurs observations sur Goa, qui lui sont communes
avec les autres voyageurs, remarque particulièrement que le port de Goa,
celui de Constantinople et celui de Toulon, sont les trois plus beaux du
grand continent de notre ancien monde. «Avant que les Hollandais,
dit-il, eussent abattu la puissance des Portugais dans les Indes, on ne
voyait à Goa que de la richesse et de la magnificence; mais, depuis que
les sources d'or et d'argent ont changé de maîtres, l'ancienne splendeur
de cette ville a disparu. À mon second voyage, ajoute Tavernier, je vis
des gens, que j'avais connus riches de deux mille écus de rente, venir
le soir, en cachette, me demander l'aumône, sans rien rabattre néanmoins
de leur orgueil, surtout les femmes, qui viennent en palekis, et qui
demeurent à la porte, tandis qu'un valet qui les accompagne vient vous
faire un compliment de leur part. On leur envoie ce qu'on veut, ou bien
on le porte soi-même, quand on a la curiosité de voir leur visage; ce
qui arrive rarement, parce qu'elles se couvrent la tête d'un voile; mais
elles présentent ordinairement un billet de quelque religieux qui les
recommande, et qui rend témoignage de leurs richesses passées, en
exposant leur misère présente. Ainsi le plus souvent on entre en
discours avec la belle; et, par honneur, on la prie d'entrer pour faire
une collation, qui dure quelquefois jusqu'au lendemain. Il est constant,
ajoute encore Tavernier, que, si les Hollandais n'étaient pas venus aux
Indes, on ne trouverait pas aujourd'hui, chez la plupart des Portugais
de Goa un morceau de fer, parce que tout y serait d'or ou d'argent.»

Le vice-roi, l'archevêque et le grand-inquisiteur, auxquels Tavernier
rendit ses premiers devoirs, le reçurent avec d'autant plus de civilité,
que ses visites étaient toujours accompagnées de quelque présent.
C'était don Philippe de Mascarenhas qui gouvernait alors les Indes
portugaises. Il n'admettait personne à sa table, pas même ses enfans;
mais dans la salle où il mangeait on avait ménagé un petit retranchement
où l'on mettait le couvert pour les principaux officiers et pour ceux
qu'il invitait; ancien usage d'un temps dont il ne restait que la
fierté. Le grand-inquisiteur, chez lequel Tavernier s'était présenté,
s'excusa d'abord sur ses affaires, et lui fit dire ensuite qu'il
l'entretiendrait dans la maison de l'inquisition, quoiqu'il eût son
palais dans un autre quartier. Cette affectation pouvait lui causer
quelque défiance, parce qu'il était protestant. Cependant il ne fit
aucune difficulté d'entrer dans l'inquisition à l'heure marquée. Un page
l'introduisit dans une grande salle, où il demeura seul l'espace d'un
quart d'heure. Enfin un officier qui vint le prendre le fit passer par
deux grandes galeries et par quelques appartemens, pour arriver dans une
petite chambre où l'inquisiteur l'attendait, assis au bout d'une grande
table en forme de billard. Tout l'ameublement, comme la table, était
couvert de drap vert d'Angleterre. Après le premier compliment,
l'inquisiteur lui demanda de quelle religion il était. Il répondit qu'il
faisait profession de la religion protestante. La seconde question
regarda son père et sa mère, dont on voulut savoir aussi la religion: et
lorsqu'il eut répondu qu'ils étaient protestans comme lui, l'inquisiteur
l'assura qu'il était le bienvenu, comme s'il eût été justifié par le
hasard de sa naissance. Alors l'inquisiteur cria qu'on pouvait entrer.
Un bout de tapisserie qui fut levé au coin de la chambre fit paraître
aussitôt dix ou douze personnes qui étaient dans la chambre voisine.
C'étaient deux religieux augustins, deux dominicains, deux carmes et
d'autres ecclésiastiques, à qui l'inquisiteur apprit d'abord que
Tavernier était né protestant, mais qu'il n'avait avec lui aucun livre
défendu, et que, sachant les ordres du tribunal, il avait laissé sa
bible à Mengrela. L'entretien devint fort agréable, et roula sur les
voyages de Tavernier, dont toute l'assemblée parut entendre volontiers
le récit. Trois jours après, l'inquisiteur le fit prier à dîner avec
lui, dans une fort belle maison qui est à une demi-lieue de la ville, et
qui appartient aux carmes déchaussés. C'est un des plus beaux édifices
de toutes les Indes. Un gentilhomme portugais, dont le père et l'aïeul
s'étaient enrichis par le commerce, avait fait bâtir cette maison, qui
peut passer pour un beau palais. Il vécut sans goût pour le mariage; et,
s'étant livré à la dévotion, il passait la plus grande partie de sa vie
chez les augustins, pour lesquels il conçut tant d'affection, qu'il fit
un testament par lequel il leur donnait tout son bien, à condition
qu'après sa mort ils lui élevassent un tombeau au côté droit du
grand-autel. Quelques-uns de ces religieux lui ayant représenté que
cette place ne convenait qu'à un vice-roi, et l'ayant prié d'en choisir
une autre, il fut si piqué de cette proposition, qu'il cessa de voir les
augustins; et sa dévotion s'étant tournée vers les carmes, qui le
reçurent à bras ouverts, il leur laissa son héritage à la même
condition.

Tavernier, voulant visiter l'île de Java, résolut de porter des
pierreries au roi de Bantam. Il trouva ce prince assis à la manière des
Orientaux, avec trois des principaux seigneurs de la cour. Ils avaient
devant eux cinq grands plats de riz de différentes couleurs, du vin
d'Espagne, de l'eau-de-vie, et plusieurs espèces de sorbets. Aussitôt
que Tavernier eut salué le roi, en lui faisant présent d'un anneau de
diamans, et d'un petit bracelet de diamans, de rubis et de saphirs
bleus, ce prince lui commanda de s'asseoir, et lui fit donner une tasse
d'eau-de-vie, qui ne contenait pas moins d'un demi-setier. Il parut
étonné du refus que Tavernier fit de toucher à cette liqueur; et lui
ayant fait servir du vin d'Espagne, il ne tarda guère à se lever, dans
l'impatience de voir les joyaux. Il alla s'asseoir dans un fauteuil dont
le bois était doré comme les bordures de nos tableaux, et qui était
placé sur un petit tapis de Perse d'or et de soie. Son habit était une
pièce de toile, dont une partie lui couvrait le corps depuis la ceinture
jusqu'aux genoux, et le reste était rejeté derrière son dos en manière
d'écharpe. Il avait les pieds et les jambes nus. Autour de sa tête une
sorte de mouchoir à trois pointes formait un bandeau. Ses cheveux, qui
paraissaient fort longs, étaient liés par-dessus. On voyait à côté du
fauteuil une paire de sandales, dont les courroies étaient brodées d'or
et parsemées de petites perles. Deux de ses officiers se placèrent
derrière lui avec de gros éventails dont les bâtons étaient longs de
cinq à six pieds, terminés par un faisceau de plumes de paon, de la
grosseur d'un tonneau. À la droite, une vieille femme noire tenait dans
ses mains un petit mortier et un pilon d'or, où elle pilait des feuilles
de bétel, parmi lesquelles elle mêlait des noix d'arek, avec de la
semence de perles qu'on y avait fait dissoudre. Lorsqu'elle en voyait
quelque partie bien préparée, elle frappait de la main sur le dos du
roi, qui ouvrait aussitôt la bouche, et qui recevait ce qu'elle y
mettait avec le doigt comme on donne de la bouillie aux enfans. Il avait
mâché tant de bétel et bu tant de tabac, qu'il avait perdu toutes ses
dents.

Son palais ne faisait pas honneur à l'habileté de l'architecte. C'était
un espace carré, ceint d'un grand nombre de petits piliers revêtus de
différens vernis, et d'environ deux pieds de haut. Quatre piliers plus
gros faisaient les quatre coins, à quarante pieds de distance. Le
plancher était couvert d'une natte tissue de l'écorce d'un certain arbre
dont aucune sorte de vermine n'approche jamais; et le toit était de
simples branches de cocotier. Assez proche, sous un autre toit, soutenu
aussi par quatre gros piliers, on voyait seize éléphans. La garde
royale, qui était d'environ deux mille hommes, était assise par bandes à
l'ombre de quelques arbres. Tavernier ne prit pas une haute opinion du
logement des femmes. La porte paraissait fort mauvaise, et l'enceinte
n'était qu'une sorte de palissade entremêlée de terre et de fiente de
vache. Deux vieilles femmes noires en sortirent successivement pour
venir prendre de la main du roi les joyaux de Tavernier, qu'elles
allaient montrer apparemment aux dames. Il observa qu'elles ne
rapportaient rien; d'où il conclut qu'il devait tenir ferme pour le
prix. Aussi vendit-il fort avantageusement tout ce qui était entré au
sérail, avec la satisfaction d'être payé sur-le-champ.

Dans un autre voyage qu'il fit à la même cour, il ne tira pas moins
d'avantage de tout ce qu'il y avait porté pour le roi. Mais sa vie fut
exposée au dernier danger par la fureur d'un Indien mahométan qui
revenait de la Mecque. Il passait avec son frère et un chirurgien
hollandais dans un chemin où d'un côté on a la rivière, et de l'autre un
grand jardin fermé de palissades, entre lesquelles il reste des
intervalles ouverts. L'assassin, qui était armé d'une pique, et caché
derrière les palissades, poussa son arme pour l'enfoncer dans le corps
d'un des trois étrangers. Il fut trop prompt, et la pointe leur passa
devant le ventre à tous trois, ou du moins elle ne toucha qu'au vaste
haut-de-chausses du chirurgien hollandais, qui saisit aussitôt le bois
de la pique; Tavernier le prit aussi de ses deux mains, tandis que son
frère, plus jeune et plus dispos, sauta par-dessus la palissade, et
perça l'Indien de trois coups d'épée dont il mourut sur-le-champ.
Aussitôt quantité de Chinois et d'Indiens idolâtres, qui se trouvaient
aux environs, vinrent baiser les mains au capitaine Tavernier en
applaudissant à son action. Le roi même, qui en fut bientôt informé, lui
fit présent d'une ceinture, comme d'un témoignage de sa reconnaissance.
Tavernier jette plus de jour sur une aventure si singulière. Les
pèlerins javans, de l'ordre du peuple, surtout les fakirs qui vont à la
Mecque, s'arment ordinairement à leur retour de leur cric, espèce de
poignard dont la moitié de la lame est empoisonnée; et quelques-uns
s'engagent par voeu à tuer tout ce qu'ils rencontreront d'infidèles,
c'est-à-dire de gens opposés à la loi de Mahomet. Ces fanatiques
exécutent leur résolution avec une rage incroyable, jusqu'à ce qu'ils
soient tués eux-mêmes. Alors ils sont regardés comme saints par toute la
populace, qui les enterre avec beaucoup de cérémonies, et qui
contribuent volontairement à leur élever de magnifiques tombeaux.
Quelque dervis se construit une hutte auprès du monument, et se consacre
pour toute sa vie à le tenir propre, avec le soin continuel d'y jeter
des fleurs. Les ornemens croissent avec les aumônes, parce que plus la
sépulture est belle, plus la dévotion augmente avec l'opinion de sa
sainteté.

Tavernier raconte une autre aventure du même genre qui fait frémir. «Je
me souviens, dit-il, qu'en 1642 il arriva au port de Surate un vaisseau
du grand-mogol revenant de la Mecque, où il y avait quantité de ces
fakirs; car tous les ans ce monarque envoie deux grands vaisseaux à la
Mecque pour y porter gratuitement les pèlerins. Ces bâtimens sont
chargés d'ailleurs de bonnes marchandises qui se vendent, et dont le
profit est pour eux. On ne rapporte que le principal, qui sert pour
l'année suivante, et qui est au moins de six cent mille roupies. Un des
fakirs qui revenait alors ne fut pas plus tôt descendu à terre, qu'il
donna des marques d'une furie diabolique. Après avoir fait sa prière, il
prit son poignard, et courut se jeter au milieu de plusieurs matelots
hollandais, qui faisaient décharger les marchandises de quatre vaisseaux
qu'ils avaient au port. Cet enragé, sans leur laisser le temps de se
reconnaître, en frappa dix-sept, dont treize moururent. Il était armé
d'un cangiar, sorte de poignard dont la lame a trois doigts de large par
le haut. Enfin le soldat hollandais qui était en sentinelle à l'entrée
de la tente des marchands lui donna au milieu de l'estomac un coup de
fusil dont il tomba mort. Aussitôt tous les autres fakirs qui se
trouvèrent dans le même lieu, accompagnés de quantité d'autres
mahométans, prirent le corps et l'enterrèrent. Dans l'espace de quinze
jours il eut une belle sépulture. Elle est renversée tous les ans par
les matelots anglais et hollandais, pendant que leurs vaisseaux sont au
port, parce qu'ils sont les plus forts; mais à peine sont-ils partis,
que les mahométans la font rétablir, et qu'ils y plantent des
enseignes.»

Tavernier s'était proposé de passer à Batavia les trois mois qui
restaient jusqu'au départ des vaisseaux pour l'Europe; mais l'ennuyeuse
vie qu'on y mène, sans autre amusement, dit-il, que de jouer et de
boire, lui fit prendre la résolution d'employer une partie de ce temps à
visiter la cour du roi de Japara, qu'on nomme aussi l'empereur de la
Jave. L'île entière était autrefois réunie sous sa domination, avant que
le roi de Bantam, celui de Jacatra, et d'autres princes qui n'étaient
que ses gouverneurs, eussent secoué le joug de la soumission. Les
Hollandais ne s'étaient d'abord maintenus dans le pays que par la
division de toutes ces puissances. Lorsque le roi de Japara s'était
disposé à les attaquer, le roi de Bantam les avait secourus; et le
premier, au contraire, s'était empressé de les aider lorsqu'ils avaient
été menacés de l'autre. Aussi, quand la guerre s'élevait entre ces deux
princes, les Hollandais prenaient toujours parti pour le plus faible.

Le roi de Japara fait sa résidence dans une ville dont son état porte le
nom; éloignée de Batavia d'environ trente lieues, on n'y va que par mer,
le long de la côte, d'où l'on fait ensuite près de huit lieues dans les
terres, par une belle rivière qui remonte jusqu'à la ville; le port, qui
est fort bon, offre de plus belles maisons que la ville, et serait la
résidence ordinaire du roi, s'il s'y croyait en sûreté; mais, ayant
conçu, depuis l'établissement de Batavia, une haine mortelle pour les
Hollandais, il craint de s'exposer à leurs attaques dans un lieu qui
n'est pas propre à leur résister. Tavernier raconte un sujet d'animosité
plus récent, tel qu'il l'avait appris d'un conseiller de Batavia. Le
roi, père de celui qui régnait alors, n'avait jamais voulu entendre
parler de paix avec la compagnie; il s'était saisi de quelques
Hollandais. La compagnie, qui, par représailles, lui avait enlevé un
beaucoup plus grand nombre de ses sujets, lui fit offrir inutilement de
lui rendre dix prisonniers pour un; l'offre des plus grandes sommes
n'eut pas plus de pouvoir sur sa haine; et se voyant au lit de mort, il
avait recommandé à son fils de ne jamais rendre la liberté aux
Hollandais qu'il tenait captifs, ni à ceux qui tomberaient entre ses
mains. Cette opiniâtreté fit chercher au grand-général de Batavia
quelque moyen d'en tirer raison. C'est l'usage, après la mort d'un roi
mahométan, que celui qui lui succède envoie quelques seigneurs de sa
cour à la Mecque avec des présens pour le prophète; ce devoir fut
embarrassant pour le nouveau roi, qui n'avait que de petits vaisseaux,
et qui n'ignorait pas que les Hollandais cherchaient sans cesse
l'occasion de les enlever. Il prit la résolution de s'adresser aux
Anglais de Bantam, dans l'espérance que les Hollandais respecteraient un
vaisseau de cette nation. Le président anglais lui en promit un des plus
grands et des mieux montés que sa compagnie eût jamais envoyés dans ces
mers, à condition qu'elle ne paierait désormais que la moitié des droits
ordinaires du commerce sur les terres de Japara. Ce traité fut signé
solennellement, et les Anglais équipèrent en effet un fort beau
vaisseau, sur lequel ils mirent beaucoup de monde et d'artillerie. Le
roi, charmé de le voir entrer dans son port, ne douta pas que ses
envoyés ne fissent le voyage de la Mecque en sûreté. Neuf des principaux
seigneurs de sa cour, dont la plupart lui touchaient de près par le
sang, s'embarquèrent avec un cortége d'environ cent personnes, sans y
comprendre quantité de particuliers qui saisirent une occasion si
favorable pour faire le plus saint pèlerinage de leur religion: mais ces
préparatifs ne purent tromper la vigilance des Hollandais. Comme il faut
passer nécessairement devant Bantam pour sortir du détroit, les
officiers de la compagnie avaient eu le temps de faire préparer trois
gros vaisseaux de guerre, qui rencontrèrent le navire anglais vers
Bantam, et qui lui envoyèrent d'abord une volée de canon pour l'obliger
d'amener; ensuite, paraissant irrités de sa lenteur, ils commencèrent à
faire jouer toute leur artillerie. Les Anglais, qui se virent en danger
d'être coulés à fond, baissèrent leurs voiles et voulurent se rendre;
mais les seigneurs japarois, et tous les Javans qui étaient à bord, les
traitèrent de perfides, et leur reprochèrent de n'avoir fait un traité
avec le roi leur maître que pour les livrer à leurs ennemis; enfin,
perdant l'espérance d'échapper aux Hollandais qu'ils voyaient prêts à
les aborder, ils tirèrent leurs poignards et se jetèrent sur les
Anglais, dont ils tuèrent un grand nombre avant qu'ils fussent en état
de se défendre. Ils auraient peut-être massacré jusqu'au dernier, si les
Hollandais n'étaient arrivés à bord. Plusieurs de ces désespérés ne
voulurent point de quartier, et fondant au nombre de vingt ou trente sur
ceux qui leur offraient la vie, ils vengèrent leur mort par celle de
sept ou huit Hollandais. Le vaisseau fut mené à Batavia, où le général
fit beaucoup de civilités aux Anglais, et se hâta de les renvoyer à leur
président; ensuite il fit offrir au roi de Japara l'échange de ses gens
pour les Hollandais qu'il avait dans ses fers; mais ce prince, plus
irréconciliable que jamais, rejeta cette proposition avec mépris. Ainsi
les esclaves hollandais perdirent l'espérance de la liberté, et les
Javans moururent de misère à Batavia.

La mort du capitaine Tavernier, frère de celui que nous suivons ici,
mort qui fut attribuée aux débauches qu'il avait la complaisance de
faire avec le roi de Bantam, donne occasion à notre voyageur de se
plaindre des usages de Batavia. Il lui en coûta, dit-il, une si grosse
somme pour faire enterrer son frère, qu'il en devint plus attentif à sa
propre santé, pour ne pas mourir dans un pays où les enterremens sont si
chers. La première dépense se fait pour ceux qui sont chargés d'inviter
à la cérémonie funèbre. Plus on en prend, plus l'enterrement est
honorable; si l'on n'en emploie qu'un, on lui donne deux écus; mais si
l'on en prend deux, il leur faut quatre écus à chacun; et si l'on en
prend trois, chacun doit en avoir six. La somme augmente avec les mêmes
proportions, quand on en prendrait une douzaine. Tavernier, qui voulait
faire honneur à la mémoire de son frère, et qui n'était pas instruit de
cet usage, en prit six, pour lesquels il fut étonné de se voir demander
soixante-douze écus. Le poêle qui se met sur la bière lui en coûta
vingt, et peut aller jusqu'à trente; on l'emprunte de l'hôpital; le
moindre est de drap, et les trois autres sont de velours, l'un sans
frange, l'autre avec des franges, le troisième avec des franges et des
houppes aux quatre coins. Un tonneau de vin d'Espagne qui fut bu à
l'enterrement lui revint à deux cents piastres; il en paya vingt-six
pour des jambons et des langues de boeuf; vingt-deux pour de la
pâtisserie; vingt pour ceux qui portèrent le corps en terre, et seize
pour le lieu de la sépulture: on en demandait cent pour l'enterrer dans
l'église. Ces coutumes parurent étranges à Tavernier, plaisantes, et
inventées, dit-il, pour tirer de l'argent des héritiers d'un mort.

Trois jours qu'il eut encore à passer dans la rade de Batavia lui firent
connaître toutes les précautions que les Hollandais apportent à leurs
embarquemens. Le premier jour, un officier qui tient registre de toutes
les marchandises qui s'embarquent, soit pour la Hollande ou d'autres
lieux, vint à bord pour y lire le mémoire de tout ce qu'on avait
embarqué, et pour le faire signer non-seulement au capitaine, mais
encore à tous les marchands qui partaient avec lui. Ce mémoire fut
enfermé dans la même caisse où l'on enferme tous les livres de compte,
et le rôle de tout ce qui s'est passé dans les comptoirs des Indes.
Ensuite on scella le couvert sous lequel sont toutes les marchandises.
Le second jour, le major de la ville, l'avocat fiscal et le premier
chirurgien vinrent visiter à bord tous ceux qui s'étaient embarqués pour
la Hollande. Le major, pour s'assurer qu'il n'y a point de soldats qui
partent sans congé; l'avocat fiscal, pour voir si quelque écrivain de la
compagnie ne se dérobe point avant l'expiration de son terme; le
chirurgien, pour examiner tous les malades qu'on fait partir, et pour
décider avec serment que leur mal est incurable aux Indes. Enfin le
troisième jour est donné aux adieux des habitans de la ville, qui
apportent des rafraîchissemens pour traiter leurs amis, et qui joignent
la musique à la bonne chère.

Cinquante-six jours d'une heureuse navigation firent arriver la flotte
hollandaise au cap de Bonne-Espérance. Elle y passa trois semaines,
pendant lesquelles Tavernier se fit un amusement de ses observations.
On ne s'arrêtera qu'à celles qui ne lui sont pas communes avec les
autres voyageurs. Il est persuadé, dit-il, que ce n'est pas l'air ni la
chaleur qui causent la noirceur des Cafres. Une jeune fille, qui avait
été prise à sa mère dès le moment de sa naissance, et nourrie ensuite
parmi les Hollandais, était aussi blanche que les femmes de l'Europe. Un
Français lui avait fait un enfant; mais la compagnie ne voulut pas
souffrir qu'il l'épousât, et le punit même par la confiscation de huit
cents livres de ses gages. Cette fille dit à Tavernier que les Cafres ne
sont noirs que parce qu'ils se frottent d'une graisse composée de
plusieurs simples; et que, s'ils ne s'en frottaient souvent, ils
deviendraient hydropiques. Il confirme par le témoignage de ses yeux que
les Cafres ont une connaissance fort particulière des simples, et qu'ils
en savent parfaitement l'application. De dix-neuf malades qui se
trouvaient sur son vaisseau, la plupart affligés d'ulcères aux jambes,
ou de coups reçus à la guerre, quinze furent mis entre leurs mains, et
se virent guéris en peu de jours, quoique le chirurgien de Batavia n'eût
fait espérer leur guérison qu'en Europe. Chaque malade avait deux Cafres
qui le venaient panser; c'est-à-dire qui, apportant des simples, suivant
l'état des ulcères ou de la plaie, les appliquaient sur le mal après les
avoir broyés entre deux cailloux. Pendant le séjour de Tavernier,
quelques soldats, ayant été commandés pour une expédition, et s'étant
avancés dans le pays, firent pendant la nuit un grand feu, moins pour se
chauffer que pour écarter les lions: ce qui n'empêcha point que, pendant
qu'ils se reposaient, un lion ne vînt prendre un d'entre eux par le
bras. Il fut tué aussitôt d'un coup de fusil; mais on fut obligé de lui
ouvrir la gueule avec beaucoup de peine, pour en tirer le bras du soldat
qui était percé de part en part. Les Cafres le guérirent en moins de
douze jours. Tavernier conclut du même événement que c'est une erreur de
croire que les lions soient effrayés par le feu. Il vit dans le fort
hollandais quantité de peaux de lions et de tigres, mais avec moins
d'admiration que celle d'un cheval sauvage tué par les Cafres, qui est
blanche, traversée de raies noires, picotée comme celle d'un léopard, et
sans queue. À deux ou trois lieues du fort, quelques Hollandais
trouvèrent un lion mort, avec quatre pointes de porc-épic dans le corps,
dont les trois quarts entraient dans la chair; ce qui fit juger que le
porc-épic avait tué le lion. Comme le pays est incommodé par la
multitude de ces animaux, les Hollandais emploient une assez bonne
invention pour s'en garantir. Ils attachent un fusil à quelque pieu bien
planté, avec un morceau de viande retenu par une corde attachée à la
détente. Lorsque l'animal saisit la viande, cette corde se bande, tire
la détente et fait partir le coup, qui lui donne dans la gueule ou dans
le corps. Ils n'ont pas moins d'industrie pour prendre les jeunes
autruches. Après avoir observé leurs nids, ils attendent qu'elles aient
sept ou huit jours. Alors plantant un pieu en terre, ils les lient par
un pied dans le nid, afin qu'elles ne puissent fuir; et les laissant
nourrir par les grandes jusqu'à l'âge qu'ils désirent, ils les prennent
enfin pour les vendre ou les manger.

Lorsqu'on aperçut les côtes de Hollande, tous les matelots de la flotte
des Indes, dans la joie de revoir leur pays, allumèrent tant de feux
autour de la poupe et de la proue des vaisseaux, qu'on les aurait crus
près d'être consumés par les flammes. Tavernier compta sur son seul
vaisseau plus de dix-sept cents cierges. Il explique d'où venait cette
abondance. Une partie des matelots de sa flotte avaient servi dans celle
que les Hollandais avaient envoyée contre les Manilles; et quoique cette
expédition eût été sans succès, ils avaient pillé quelques couvens, d'où
ils avaient emporté une prodigieuse quantité de cierges. Ils n'en
avaient pas moins trouvé dans Pointe-de-Galle, après avoir enlevé cette
place aux Portugais. La cire, dit Tavernier, était à vil prix dans les
Indes; chaque maison religieuse a toujours une prodigieuse quantité de
cierges. Le moindre Hollandais en eut pour sa part trente ou quarante.

Le vice-amiral qui avait apporté Tavernier devait relâcher en Zélande,
suivant les distributions établies. Il fut sept jours entiers sans
pouvoir entrer dans Flessingue, parce que les sables avaient changé de
place; mais aussitôt qu'il eut jeté l'ancre, il se vit environné d'une
multitude de petites barques, malgré le soin qu'on prenait de les
écarter. On entendait mille voix s'élever de toutes parts pour demander
les noms des parens et des amis que chacun attendait. Le lendemain, deux
officiers de la compagnie vinrent à bord et firent assembler tout le
monde entre la poupe et le grand mât; ils prirent le capitaine à leur
côté: «Messieurs, dirent-ils à tout l'équipage; nous vous commandons au
nom de toute la compagnie de nous déclarer si vous avez reçu quelque
mauvais traitement dans ce voyage.» L'impatience de tant de gens qui se
voyaient attendus sur le rivage par leur père, leur mère, ou leurs plus
chers amis, les fit crier tout d'une voix que le capitaine était honnête
homme. À l'instant chacun eut la liberté de sauter dans les chaloupes et
de se rendre à terre. Tavernier reçut beaucoup de civilités des deux
officiers, qui lui demandèrent à son tour s'il n'avait aucune plainte à
faire des commandans du vaisseau.

Il n'avait pas d'autre motif pour s'arrêter en Hollande que le paiement
des sommes qu'on lui avait retenues à Batavia; mais ses longues et
pressantes sollicitations ne purent lui en faire obtenir qu'un peu plus
de la moitié. «S'il ne m'était rien dû, s'écrie-t-il dans l'amertume de
son coeur, pourquoi satisfaire à la moitié de mes demandes? et si je ne
redemandais que mon bien, pourquoi m'en retenir une partie?» Il prend
occasion de cette injustice pour relever sans ménagement les abus qui se
commettaient dans l'administration des affaires de la compagnie.



CHAPITRE IX.

Indoustan.


La belle région, qui se nomme proprement l'Inde, et que les Persans et
les Arabes ont nomme l'Indoustan, est bornée à l'est par le royaume
d'Arrakan; à l'ouest, par une partie de la Perse et par la mer des
Indes; au nord, par le mont Himalaya et la Tartarie; au sud, par le
royaume de Décan et par le golfe de Bengale. On ne lui donne pas moins
de six cents lieues de l'est à l'ouest, depuis le fleuve Indus jusqu'au
Gange, ni moins de sept cents du nord au sud, en plaçant ses frontières
les plus avancées vers le sud, à 20 degrés; et les plus avancées vers le
nord, à 43. Dans cet espace, elle contient trente-sept grandes
provinces, qui étaient anciennement autant de royaumes. Nous ne nous
proposons point d'en donner une description géographique, que l'on peut
trouver ailleurs. Nous suivons notre plan, qui consiste à présenter
toujours une vue générale, en nous arrêtant sur les détails les plus
curieux.

Agra, dont la ville capitale porte aussi le même nom, est une des plus
grandes provinces de l'empire, et celle qui tient aujourd'hui le premier
rang. Elle est arrosée par le Djemna, qui la traverse entièrement; on y
trouve les villes de Scander, d'Adipour et Felipour. Le pays est sans
montagnes; et depuis sa capitale jusqu'à Lahor, qui sont les deux plus
belles villes de l'Indoustan, on voit une allée d'arbres, à laquelle
Terry donne quatre cents milles d'Angleterre de longueur. Bernier trouve
beaucoup de ressemblance entre la ville d'Agra et celle de Delhy, ou
plutôt de Djehanabad, telle qu'on a pu s'en former l'idée dans la
description de Tavernier. «À la vérité, dit-il, l'avantage d'Agra est,
qu'ayant été long-temps la demeure des souverains, depuis Akbar qui la
fit bâtir, et qui la nomma de son nom Akbar-Abad, quoiqu'elle ne l'ait
pas conservé, elle a plus d'étendue que Delhy, plus de belles maisons de
radias et d'omhras, plus de grands caravansérails, et plus d'édifices de
pierre et de brique, outre les fameux tombeaux d'Akbar et de
Tadje-Mehal, femme de Schah-Djehan; mais elle a aussi le désavantage de
n'être pas fermée de murs, sans compter que, n'ayant pas été bâtie sur
un plan général, elle n'a pas ces belles et larges rues de même
structure qu'on admire à Delhy. Si l'on excepte quatre ou cinq
principales rues marchandes qui sont très-longues et fort bien bâties,
la plupart des autres sont étroites, sans symétrie, et n'offrent que des
détours et des recoins qui causent beaucoup d'embarras lorsque la cour y
fait sa résidence. Agra, lorsque la vue s'y promène de quelque lieu
éminent, paraît plus champêtre que Delhy. Comme les maisons des
seigneurs y sont entremêlées de grands arbres verts, dont chacun a pris
plaisir de remplir son jardin et sa cour pour se procurer de l'ombre, et
que les maisons de pierre des marchands, qui sont dispersées entre ces
arbres, ont l'apparence d'autant de vieux châteaux, elles forment toutes
ensemble des perspectives fort agréables, surtout dans un pays fort sec
et fort chaud, où les yeux ne semblent demander que de la verdure et de
l'ombrage.

Agra est deux fois plus grande qu'Ispahan, et l'on n'en fait pas le tour
à cheval en moins d'un jour. La ville est fortifiée d'une fort belle
muraille de pierre de taille rouge et d'un fossé large de plus de trente
toises.

Ses rues sont belles et spacieuses. Il s'en trouve de voûtées qui ont
plus d'un quart de lieue de long, où les marchands et les artisans ont
leurs boutiques distinguées par l'espèce des métiers et par la qualité
des marchandises. Les méidans et les bazars sont au nombre de quinze,
dont le plus grand est celui qui forme comme l'avant-cour du château. On
y voit soixante pièces de canon de toutes sortes de calibres, mais en
assez mauvais ordre et peu capables de servir. Cette place, comme celle
d'Ispahan, offre une grosse et haute perche, où les seigneurs de la
cour, et quelquefois le grand-mogol même, s'exercent à tirer au blanc.

On compte dans la ville quatre-vingts caravansérails pour les marchands
étrangers, la plupart à trois étages, avec de très-beaux appartemens,
des magasins, des portiques et des écuries, accompagnées de galeries et
de corridors pour la communication des chambres. Ces espèces
d'hôtelleries ont leurs concierges, qui doivent veiller à la
conservation des marchandises et qui vendent des vivres à ceux qu'ils
doivent loger gratuitement.

Comme le grand-mogol et la plupart des seigneurs de sa cour font
profession du mahométisme, on voit dans Agra un grand nombre de
metschids ou de mosquées. On en distingue soixante-dix grandes, dont les
six principales portent le nom de _metschidadine_, c'est-à-dire
_quotidiennes_, parce que chaque jour le peuple y fait ses dévotions. On
voit dans une de ces six mosquées le sépulcre d'un saint mahométan qui
se nomme _Scander_, et qui est de la postérité d'Ali. Dans une autre, on
voit une tombe de trente pieds de long, sur seize de large, qui passe
pour celle d'un héros guerrier: elle est couverte de petites banderoles.
Un grand nombre de pèlerins qui s'y rendent de toutes parts ont assez
enrichi la mosquée pour la mettre en état de nourrir chaque jour un
très-grand nombre de pauvres. Ces metschids et les cours qui en
dépendent servent d'asile aux criminels, et même à ceux qui peuvent être
arrêtés pour dettes. Ce sont les allacapi de Perse que les Mogols
nomment _allades_, et qui sont si respectés, que l'empereur même n'a pas
le pouvoir d'y faire enlever un coupable. On trouve dans Agra jusqu'à
huit cents bains, dont le grand-mogol tire annuellement des sommes
considérables, parce que, cette sorte de purification faisant une des
principales parties de la religion du pays, il n'y a point de jour où
ces lieux ne soient fréquentés d'une multitude infinie de peuple.

Les seigneurs de la cour ont leurs hôtels dans la ville et leurs maisons
à la campagne: tous ces édifices sont bien bâtis et richement meublés.
L'empereur a plusieurs maisons hors de la ville, où il prend quelquefois
plaisir à se retirer. Mais rien ne donne une plus haute idée de la
grandeur de ce prince que son palais, qui est situé sur le bord de la
rivière. Mandelslo lui donne environ quatre cents toises de tour. Il est
parfaitement bien fortifié, dit-il, du moins pour le pays; et cette
fortification consiste dans une muraille de pierres de taille, un grand
fossé et un pont-levis à chaque porte, avec quelques autres ouvrages aux
avenues, surtout à la porte du nord.

Celle qui donne sur le bazar, et qui regarde l'occident, s'appelle
_cistery_. C'est sous cette porte qu'est le divan, c'est-à-dire le lieu
où le grand-mogol fait administrer la justice à ses sujets, près d'une
grande salle où le premier visir fait expédier et sceller les
ordonnances pour toutes sortes de levées. Les minutes en sont gardées au
même lieu. En entrant par cette porte, on se trouve dans une grande rue,
bordée d'un double rang de boutiques, et qui mène droit au palais
impérial.

La porte qui donne entrée dans le palais se nomme _Akbar-dervagé_,
c'est-à-dire porte de l'empereur Akbar. Elle est si respectée, qu'à la
réserve des seuls princes du sang, tous les autres seigneurs sont
obligés d'y descendre et d'entrer à pied. C'est dans ce quartier que
sont logées les femmes qui chantent et qui dansent devant le grand-mogol
et sa famille.

La quatrième porte, nommée _Dersané_, donne sur la rivière; et c'est là
que sa majesté se rend tous les jours pour saluer le soleil à son lever.
C'est du même côté que les grands de l'empire, qui se trouvent à la
cour, viennent rendre chaque jour leur hommage au souverain, dans un
lieu élevé où ce monarque peut les voir. Les hadys ou les officiers de
cavalerie s'y trouvent aussi; mais ils se tiennent plus éloignés, et
n'approchent point de l'empereur sans un ordre exprès. C'est de là qu'il
voit combattre les éléphans, les taureaux, les lions et d'autres bêtes
féroces; amusement qu'il prenait tous les jours, à la réserve du
vendredi, qu'il donnait à ses dévotions.

La porte qui donne entrée dans la salle des gardes se nomme
_Attesanna_. On passe de cette salle dans une cour pavée, au fond de
laquelle on voit sous un portail une balustrade d'argent, dont
l'approche est défendue au peuple, et n'est permise qu'aux seigneurs de
la cour. Mandelslo rencontra dans cette cour un valet persan qui l'avait
quitté à Surate. Il en reçut des offres de service, et celle même de le
faire entrer dans la balustrade; mais les gardes s'y opposèrent.
Cependant, comme c'est par cette balustrade qu'on entre dans la chambre
du trône, il vit dans une autre petite balustrade d'or le trône du
grand-mogol, qui est d'or massif enrichi de diamans, de perles et
d'autres pierres précieuses; au-dessus est une galerie où ce puissant
monarque se fait voir tous les jours pour rendre justice à ceux qui la
demandent. Plusieurs clochettes d'or sont suspendues en l'air au-dessus
de la balustrade. Ceux qui ont des plaintes à faire doivent en sonner
une; mais si l'on n'a des preuves convaincantes, il ne faut pas se
hasarder d'y toucher, sous peine de la vie.

On montre en dehors un autre appartement du palais, qu'on distingue par
une grosse tour dont le toit est couvert de lames d'or, et qui contient,
dit-on, huit grandes voûtes pleines d'or, d'argent et de pierres
précieuses d'une valeur inestimable.

Mandelslo paraît persuadé que d'une ville aussi grande, aussi peuplée
qu'Agra, on peut tirer deux cent mille hommes capables de porter les
armes. La plupart de ses habitans suivent la religion de Mahomet. Sa
juridiction, qui s'étend dans une circonférence de plus de cent vingt
lieues, comprend plus de quarante petites villes et trois mille six
cents villages. Le terroir est bon et fertile. Il produit quantité
d'indigo, de coton, de salpêtre et d'autres richesses dont les habitans
font un commerce avantageux.

On compte dans l'Indoustan quatre-vingt-quatre princes indiens qui
conservent encore une espèce de souveraineté dans leur ancien pays, en
payant un tribut au grand-mogol, et le servent dans sa milice. Ils sont
distingués par le nom de _radjas_; et la plupart demeurent fidèles à
l'idolâtrie, parce qu'ils sont persuadés que le lien d'une religion
commune sert beaucoup à les soutenir dans la propriété de leurs petits
états, qu'ils transmettent ainsi à leur postérité: mais c'est presque le
seul avantage qu'ils aient sur les omhras mahométans, avec lesquels ils
partagent d'ailleurs à la cour toutes les humiliations de la dépendance.
Cependant on en distingue quelques-uns qui conservent encore une ombre
de grandeur, dans la présence même du mogol. Le premier, qu'on a nommé
dans diverses relations, prétend tirer son origine de l'ancien Porus, et
se fait nommer le fils de celui qui se sauva du déluge, comme si c'était
un titre de noblesse qui le distinguât des autres hommes. Ses états se
nomment _Zédussié_; sa capitale est _Usepour_. Tous les princes de
cette race prennent, de père en fils, le nom de _Rana_, qui signifie
_homme de bonne mine_. On prétend qu'il peut mettre sur pied cinquante
mille chevaux, et jusqu'à deux cent mille hommes d'infanterie. C'est le
seul des princes indiens qui ait conservé le droit de marcher sous le
parasol, honneur réservé au seul monarque de l'Indoustan.

Le radja de Rator égale celui de Zédussié en richesses et en puissance;
il gouverne neuf provinces avec les droits de souveraineté. Son nom
était _Djakons-Sing_, c'est-à-dire _le maître-lion_, lorsque Aureng-Zeb
monta sur le trône. Comme il peut lever une aussi grosse armée que le
rana, il jouit de la même considération à la cour. On raconte qu'un jour
Schah-Djehan l'ayant menacé de rendre une visite à ses états, il lui
répondit fièrement que le lendemain il lui donnerait un spectacle
capable de le dégoûter de ce voyage. En effet, comme c'était son tour à
monter la garde à la porte du palais, il rangea vingt mille hommes de sa
cavalerie sur les bords du fleuve. Ensuite il alla prier l'empereur de
jeter les yeux du haut du balcon sur la milice de ses états.
Schah-Djehan vit avec surprise les armes brillantes et la contenance
guerrière de cette troupe. «Seigneur, lui dit alors le radja, tu as vu
sans frayeur, des fenêtres de ton palais, la bonne mine de mes soldats.
Tu ne la verrais peut-être pas sans péril, si tu entreprenais de faire
violence à leur liberté.» Ce discours fut applaudi, et Djakons-Sing
reçut un présent.

Outre ces principaux radjas, on n'en compte pas moins de trente, dont
les forces ne sont pas méprisables, et quatre particulièrement qui
entretiennent à leur solde plus de vingt-cinq mille hommes de cavalerie.
Dans les besoins de l'état, tous ces princes joignent leurs troupes à
celles du mogol. Il les commande en personne; ils reçoivent pour leurs
gens la même solde qu'on donne à ceux de l'empereur, et pour eux-mêmes
des appointemens égaux à ceux du premier général mahométan.

Sans vouloir entrer dans les détails qui appartiennent à l'histoire, il
suffira de rappeler ici que l'ancien empire des Tartares-Mogols, fondé
par Tamerlan vers la fin du quatorzième siècle, fut partagé, au
commencement du seizième, en deux branches principales: la race
d'Ousbeck-Khan, un des descendans de Tamerlan, régna dans Samarkand sur
les Tartares-Ousbecks; et Baber, autre prince de la même race, régna
dans l'Indoustan: ce partage subsiste encore.

Le prodigieux nombre de troupes que les empereurs mogols ne cessent
point d'entretenir à leur solde en font sans comparaison les plus
redoutables souverains des Indes. On croit en Europe que leurs armées
sont moins à craindre par la valeur que par la multitude des combattans;
mais c'est moins le courage qui manque à cette milice que la science de
la guerre et l'adresse à se servir des armes. Elle serait fort
inférieure à la nôtre par la discipline et l'habileté; mais de ce côté
même elle surpasse toutes les autres nations indiennes, et la plupart ne
l'égalent point en bravoure. Sans remonter à ces conquérans tartares qui
peuvent être regardés comme les ancêtres des mogols, il est certain que
c'est par la valeur de leurs troupes qu'Akbar et Aureng-Zeb ont étendu
si loin les limites de leur empire, et que le dernier a si long-temps
rempli l'Orient de la terreur de son nom.

On peut rapporter à trois ordres toute la milice de ce grand empire: le
premier est composé d'une armée toujours subsistante que le grand-mogol
entretient dans sa capitale, et qui monte la garde chaque jour devant
son palais; le second, des troupes qui sont répandues dans toutes les
provinces; et le troisième, des troupes auxiliaires que ses radjas,
vassaux de l'empereur, sont obligés de lui fournir.

L'armée, qui campe tous les jours aux portes du palais, dans quelque
lieu que soit la cour, monte au moins à cinquante mille hommes de
cavalerie, sans compter une prodigieuse multitude d'infanterie, dont
Delhy et Agra, les deux principales résidences des grands-mogols, sont
toujours remplies; aussi, lorsqu'ils se mettent en campagne, ces deux
villes ne ressemblent plus qu'à deux camps déserts dont une grosse armée
serait sortie. Tout suit la cour; et si l'on excepte le quartier des
banians, ou des gros négocians, le reste a l'air d'une ville dépeuplée.
Un nombre incroyable de vivandiers, portefaix, d'esclaves et de petits
marchands, accompagnent les armées, pour leur rendre le même service que
dans les villes; mais toute cette milice de garde n'est pas sur le même
pied. Le plus considérable de tous les corps militaires est celui des
quatre mille esclaves de l'empereur, qui est distingué par ce nom pour
marquer son dévouement à sa personne. Leur chef, nommé _le deroga_, est
un officier de considération auquel on confie souvent le commandement
des armées. Tous les soldats qu'on admet dans une troupe si relevée sont
marqués au front. C'est de là qu'on tire les mansebdards et d'autres
officiers subalternes pour les faire monter par degrés jusqu'au rang
d'omhras de guerre: titre qui répond assez à celui de nos
lieutenans-généraux.

Les gardes de la masse d'or, de la masse d'argent et de la masse de fer,
composent aussi trois différentes compagnies, dont les soldats sont
marqués diversement au front. Leur paie est plus grosse et leur rang
plus respecté, suivant le métal dont leurs masses sont revêtues. Tous
ces corps sont remplis de soldats d'élite, que leur valeur a rendus
dignes d'y être admis; il faut nécessairement avoir servi dans
quelques-unes de ces troupes, et s'y être distingué, pour s'élever aux
dignités de l'état. Dans les armées du mogol, la naissance ne donne
point de rang; c'est le mérite qui règle les prééminences, et souvent le
fils d'un omhra se voit confondu dans les derniers degrés de la milice:
aussi ne reconnaît-on guère d'autre noblesse parmi les mahométans des
Indes que celle de quelques descendans de Mahomet, qui sont respectés
dans tous les lieux où l'on observe l'Alcoran.

En général, lorsque la cour réside dans la ville de Delhy ou dans celle
d'Agra, l'empereur y entretient, même en temps de paix, près de deux
cent mille hommes. Lorsqu'elle est absente d'Agra, on ne laisse pas d'y
entretenir ordinairement une garnison de quinze mille hommes de
cavalerie et de trente mille hommes d'infanterie; règle qu'il faut
observer dans le dénombrement des troupes du mogol, où les gens de pied
sont toujours au double des gens de cheval. Deux raisons obligent de
tenir toujours dans Agra une petite armée sur pied: la première, c'est
qu'en tout temps on y conserve le trésor de l'empire; la seconde, qu'on
y est presque toujours en guerre avec les paysans du district, gens
intraitables et belliqueux, qui n'ont jamais été bien soumis depuis la
conquête de l'Indoustan.

Si ce grand nombre de soldats et d'officiers qui ne vivent que de la
solde du prince est capable d'assurer la tranquillité de l'état, il sert
aussi quelquefois à la détruire. Tant que le souverain conserve assez
d'autorité sur les vice-rois et sur les troupes pour n'avoir rien à
redouter de leur fidélité, les soulèvemens sont impossibles; mais,
aussitôt que les princes du sang se révoltent contre la cour, ils
trouvent souvent dans les troupes de leur souverain de puissans secours
pour lui faire la guerre. Aureng-Zeb s'éleva ainsi sur le trône; et
l'adresse avec laquelle il ménagea l'affection des gouverneurs de
provinces fit tourner en sa faveur toutes les forces que Schah-Djehan
son père entretenait pour sa défense.

Des armées si formidables, répandues dans toutes les parties de
l'empire, procurent ordinairement de la sûreté aux frontières, et de la
tranquillité au centre de l'état; il n'y a point de petite bourgade qui
n'ait au moins deux cavaliers et quatre fantassins: ce sont les espions
de la cour qui sont obligés de rendre compte de tout ce qui arrive sous
leurs yeux, et qui donnent occasion, par leurs rapports, à la plupart
des ordres qui passent dans les provinces.

Les armes offensives des cavaliers mogols sont l'arc, le carquois,
chargé de quarante ou cinquante flèches, le javelot ou la zagaie, qu'ils
lancent avec beaucoup d'adresse, le cimeterre d'un côté et le poignard
de l'autre; pour armes défensives, ils ont l'écu, espèce de petit
bouclier qu'ils portent toujours pendu au cou; mais ils n'ont pas
d'armes à feu.

L'infanterie se sert du mousquet avec assez d'adresse; ceux qui n'ont
pas de mousquet portent, avec l'arc et la flèche, une pique de dix ou
douze pieds, qu'ils emploient au commencement du combat en la lançant
contre l'ennemi. D'autres sont armés de cottes de mailles qui leur vont
jusqu'aux genoux; mais il s'en trouve fort peu qui se servent de
casques, parce que rien ne serait plus incommode dans les grandes
chaleurs du pays. D'ailleurs les Mogols n'ont pas d'ordre militaire; ils
ne connaissent point les distinctions d'avant-garde, de corps de
bataille, ni d'arrière-garde; ils n'ont ni front ni file, et leurs
combats se font avec beaucoup de confusion. Comme ils n'ont point
d'arsenaux, chaque chef de troupe est obligé de fournir des armes à ses
soldats: de là vient le mélange de leurs armes, qui souvent ne sont pas
les mêmes dans chaque corps: c'est un désordre qu'Aureng-Zeb avait
entrepris de réformer. Mais l'arsenal particulier de l'empereur est
d'une magnificence éclatante; ses javelines, ses carquois, et surtout
ses sabres, y sont rangés dans le plus bel ordre; tout y brille de
pierres précieuses. Il prend plaisir à donner lui-même des noms à ses
armes: un de ses cimeterres s'appele _alom-guir_, c'est-à-dire _le
conquérant de la terre_; un autre, _faté-alom_, qui signifie _le
vainqueur du monde_. Tous les vendredis au matin, le grand-mogol fait sa
prière dans son arsenal pour demander à Dieu qu'avec ses sabres il
puisse remporter des victoires et faire respecter le nom de l'Éternel à
ses ennemis. On pourrait demander comment se nommaient tous ces
cimeterres lorsque, par la suite, Nadir-Schah tenait l'empereur captif
dans son palais de Delhy.

Les écuries du grand-mogol répondent au nombre de ses soldats. Elles
sont peuplées d'une multitude prodigieuse de chevaux et d'éléphans. Le
nombre de ses chevaux est d'environ douze mille, dont on ne choisit à la
vérité que vingt ou trente pour le service de sa personne; le reste est
pour la pompe ou destiné à faire des présens. C'est l'usage des
grands-mogols de donner un habit et un cheval à tous ceux dont ils ont
reçu le plus léger service. On fait venir tous ces chevaux de Perse,
d'Arabie, et surtout de la Tartarie. Ceux qu'on élève aux Indes sont
rétifs, ombrageux, mous, et sans vigueur. Il en vient tous les ans plus
de cent mille de Bockara et de Kaboul; profit considérable pour les
douanes de l'empire, qui font payer vingt-cinq pour cent de leur valeur.
Les meilleurs sont séparés pour le service du prince, et le reste se
vend à ceux qui, par leur emploi, sont obligés de monter la cavalerie.
On a fait remarquer dans plusieurs relations que leur nourriture aux
Indes n'est pas semblable à celle qu'on leur donne en Europe, parce que
dans un pays si chaud, on ne recueille guère de fourrage que sur le bord
des rivières. On y supplée par des pâtes assaisonnées.

Les éléphans sont tout à la fois une des forces de l'empereur mogol, et
l'un des principaux ornemens de son palais. Il en nourrit jusqu'à cinq
cents, pour lui servir de monture, sous de grands portiques bâtis
exprès. Il leur donne lui-même des noms pleins de majesté, qui
conviennent aux propriétés naturelles de ces grands animaux. Leurs
harnais sont d'une magnificence qui étonne. Celui que monte l'empereur a
sur le dos un trône éclatant d'or et de pierres précieuses. Les autres
sont couverts de plaques d'or et d'argent, de housses en broderies d'or,
de campanes et de franges d'or. L'éléphant du trône, qui porte le nom
d'_Aureng-gas_, c'est-à-dire capitaine des éléphans, a toujours un train
nombreux à sa suite. Il ne marche jamais sans être précédé de timbales,
de trompettes et de bannières. Il a triple paie pour sa dépense. La cour
entretient d'ailleurs dix hommes pour le service de chaque éléphant:
deux qui ont soin de l'exercer, de le conduire et de le gouverner; deux
qui lui attachent ses chaînes; deux qui lui fournissent son vin et l'eau
qu'on lui fait boire; deux qui portent la lance devant lui, et qui font
écarter le peuple; deux qui allument des feux d'artifice devant ses yeux
pour l'accoutumer à cette vue; un pour lui ôter sa litière et lui en
fournir de nouvelle; un autre enfin pour chasser les mouches qui
l'importunent, et pour le rafraîchir, en lui versant par intervalles de
l'eau sur le corps. Ces éléphans du palais sont également dressés pour
la chasse et pour le combat. On les accoutume au carnage en leur faisant
attaquer des lions et des tigres.

L'artillerie de l'empereur est nombreuse, et la plupart des pièces de
canon qu'il emploie dans ses armées sont plus anciennes qu'il ne s'en
trouve en Europe. On ne saurait douter que le canon et la poudre ne
fussent connus aux Indes long-temps avant la conquête de Tamerlan. C'est
une tradition du pays, que les Chinois avaient fondu de l'artillerie à
Delhy, dans le temps qu'ils en étaient les maîtres. Chaque pièce est
distinguée par son nom. Sous les empereurs qui ont précédé Aureng-Zeb,
presque tous les canonniers de l'empire étaient européens; mais le zèle
de la religion porta ce prince à n'admettre que des mahométans à son
service. On ne voit plus guère à cette cour d'autres Franguis que des
médecins et des orfévres. On n'y a que trop appris à se passer de nos
canonniers et de presque tous nos artistes.

Une cour si puissante et si magnifique ne peut fournir à ses dépenses
que par des revenus proportionnés. Mais quelque idée qu'on ait pu
prendre de son opulence par le dénombrement de tant de royaumes, dont
les terres appartiennent toutes au souverain, ce n'est pas le produit
des terres qui fait la principale richesse du grand-mogol. On voit aux
Indes de grands pays peu propres à la culture, et d'autres dont le fonds
serait fertile, mais qui demeure négligé par les habitans. On ne
s'applique point dans l'Indoustan à faire valoir son propre domaine;
c'est un mal qui suit naturellement du despotisme que les mogols ont
établi dans leurs conquêtes. L'empereur Akbar, pour y remédier et mettre
quelque réformation dans ses finances, cessa de payer en argent les
vice-rois et les gouverneurs. Il leur abandonna quelques terres de leurs
départemens pour les faire cultiver en leur propre nom. Il exigea d'eux,
pour les autres terres de leur district, une somme plus ou moins forte,
suivant que leurs provinces étaient plus ou moins fertiles. Ces
gouverneurs, qui ne sont proprement que les fermiers de l'empire,
afferment à leur tour ces mêmes terres à des officiers subalternes. La
difficulté consiste à trouver dans les campagnes des laboureurs qui
veuillent se charger du travail de la culture, toujours sans profit, et
seulement pour la nourriture. C'est par la violence qu'on assujettit les
paysans à l'ouvrage. De là leurs révoltes et leur fuite dans les terres
des radjas indiens, qui les traitent avec un peu plus d'humanité. Ces
rigoureuses méthodes servent à dépeupler insensiblement les terres du
Mogol, et les font demeurer en friche.

Mais l'or et l'argent que le commerce apporte dans l'empire suppléent au
défaut de la culture, et multiplient sans cesse les trésors du
souverain. S'il en faut croire Bernier, qu'on ne croit pas livré à
l'exagération comme la plupart des voyageurs, l'Indoustan est comme
l'abîme de tous les trésors qu'on transporte de l'Amérique dans le reste
du monde. Tout l'argent du Mexique, dit-il, et tout l'or du Pérou,
après avoir circulé quelque temps dans l'Europe et dans l'Asie, aboutit
enfin à l'empire du Mogol pour n'en plus sortir. On sait, continue-t-il,
qu'une partie de ces trésors se transporte en Turquie pour payer les
marchandises qu'on en tire; de la Turquie ils passent dans la Perse, par
Smyrne, pour le paiement des soies qu'on y va prendre; de la Perse ils
entrent dans l'Indoustan, par le commerce de Moka, de Babel-Mandel, de
Bassora et de Bender-Abassi; d'ailleurs il en vient immédiatement
d'Europe aux Indes par les vaisseaux des compagnies de commerce. Presque
tout l'argent que les Hollandais tirent du Japon s'arrête sur les terres
du Mogol; on trouve son compte à laisser son argent dans ce pays, pour
en rapporter des marchandises. Il est vrai que l'Indoustan tire quelque
chose de l'Europe et des autres régions de l'Asie; on y transporte du
cuivre qui vient du Japon, du plomb et des draps d'Angleterre; de la
cannelle, de la muscade et des éléphans de l'île de Ceylan; des chevaux
d'Arabie, de Perse et de Tartarie, etc. Mais la plupart des marchands
paient en marchandises, dont ils chargent aux Indes les vaisseaux sur
lesquels ils ont apporté leurs effets; ainsi la plus grande partie de
l'or et de l'argent du monde trouve mille voies pour entrer dans
l'Indoustan, et n'en a presque point pour en sortir.

Bernier ajoute une réflexion singulière. Malgré cette quantité presque
infinie d'or et d'argent qui entre dans l'empire mogol, et qui n'en sort
point, il est surprenant, dit-il, de n'y en pas trouver plus qu'ailleurs
dans les mains des particuliers; on ne peut disconvenir que les toiles
et les brocarts d'or et d'argent qui s'y fabriquent sans cesse, les
ouvrages d'orfévrerie, et surtout les dorures, n'y consomment une assez
grande partie de ces espèces; mais cette raison ne suffit pas seule. Il
est vrai encore que les Indiens ont des opinions superstitieuses qui les
portent à déposer leur argent dans la terre, et à faire disparaître les
trésors qu'ils ont amassés. Une partie des plus précieux métaux retourne
ainsi; dans l'Indoustan, au sein de la terre dont on les avait tirés
dans l'Amérique; mais ce qui paraît contribuer le plus à la diminution
des espèces dans l'empire mogol, c'est la conduite ordinaire de la cour.
Les empereurs amassent de grands trésors, et quoiqu'on n'ait accusé que
Schah-Djehan d'une avarice outrée, ils aiment tous à renfermer dans des
caves souterraines une abondance d'or et d'argent qu'ils croient
pernicieuse entre les mains du public, lorsqu'elle y est excessive.
C'est donc dans les trésors du souverain que tout ce qui se transporte
d'argent aux Indes par la voie du commerce va fondre, comme à son
dernier terme. Ce qu'il en reste après avoir acquitté tous les frais de
l'empire n'en sort guère que dans les plus pressans besoins de l'état;
et l'on doit conclure que Nadir-Schah n'avait pas réduit le grand-mogol
à la pauvreté, lorsque, suivant le récit d'Otter, il eut enlevé plus de
dix-sept cents millions à ses états.

Ce voyageur, homme très-éclairé, donne une liste des revenus de ce
monarque tels qu'ils étaient en 1697, tirée des archives de l'empire:
elle est trop curieuse pour être supprimée; mais il faut se souvenir
qu'un krore vaut cent laks, un lak cent mille roupies, et la roupie,
suivant l'évaluation d'Otter, environ quarante-cinq sous de France. Il
faut remarquer aussi que tous les royaumes dont l'empire est composé se
divisent en sarkars, qui signifie provinces, et que les sarkars se
subdivisent en parganas, c'est-à-dire en gouvernemens particuliers.

Le royaume de Delhy a dans son gouvernement général huit sarkars et deux
cent vingt parganas, qui rendent un krore vingt-cinq laks et cinquante
mille roupies.

Le royaume d'Agra compte dans son enceinte quatorze sarkars et deux cent
soixante-dix-huit parganas; ils rendent deux krores vingt-deux laks et
trois mille cinq cent cinquante roupies.

Le royaume de Lahor a cinq sarkars et trois cent quatorze parganas, qui
rendent deux krores trente-trois laks et cinq mille roupies.

Le royaume d'Asmire, dans ses sarkars et ses parganas, paie deux krores
trente-trois laks et cinq mille roupies.

Guzarate, divisé en neuf sarkars et dix-neuf parganas, donne deux krores
trente-trois laks et quatre-vingt-quinze mille roupies.

Malvay, qui contient onze sarkars et deux cent cinquante petits
parganas, ne rend que quatre-vingt-dix-neuf laks six mille deux cent
cinquante roupies.

Béar compte huit sarkars et deux cent quarante-cinq petits parganas,
dont l'empereur tire un krore vingt-un laks et cinquante mille roupies.

Moultan, qui se divise en quatorze sarkars et quatre-vingt-seize
parganas, ne donne à l'empereur que cinquante laks et vingt-cinq mille
roupies.

Kaboul, divisé en trente-cinq parganas, rend trente-deux laks et sept
mille deux cent cinquante roupies.

Tata paie soixante laks et deux mille roupies. Tata donne seulement
vingt-quatre laks.

Urécha, quoiqu'on y compte onze sarkars, et un assez grand nombre de
parganas, ne paie que cinquante-sept laks et sept mille cinq cents
roupies.

Illavas donne soixante-dix-sept laks et trente-huit mille roupies.

Cachemire, avec ses quarante-six parganas, ne rend que trente-six laks
et cinq mille roupies.

Le Décan, que l'on divise en huit sarkars et soixante-dix-neuf parganas,
paie un krore soixante-deux laks et quatre-vingt mille sept cent
cinquante roupies.

Brar compte dix sarkars et cent quatre-vingt-onze petits parganas, qui
rendent un krore cinquante-huit laks et sept mille cinq cents roupies.

Candesch rend au mogol un krore, onze laks et cinq mille roupies.

Nandé ne paie que soixante-douze laks.

Baglana, divisé en quarante-trois parganas, donne soixante-huit laks et
quatre-vingt-cinq mille roupies.

Le Bengale rend quatre krores. Ugen, deux krores. Raghi-Mehal, un krore
et cinquante mille roupies.

Le Visapour paie à titre de tribut, avec une partie de la province de
Carnate, cinq krores.

Golconde et l'autre partie de Carnate paient aussi cinq krores au même
titre.

Total. Trois cent quatre-vingt-sept millions cent quatre-vingt-quatorze
mille roupies.

Outre ses revenus fixes, qui se tirent seulement des fruits de la terre,
le casuel de l'empire est une autre source de richesses pour l'empereur:
1º. on exige tous les ans un tribut par tête de tous les Indiens
idolâtres; comme la mort, les voyages et les fruits de ces anciens
habitans de l'Indoustan en rendent le nombre incertain, on le diminue
beaucoup à l'empereur, et les gouverneurs profitent de ce déguisement;
2º. toutes les marchandises que les négocians idolâtres font transporter
paient aux douanes cinq pour cent de leur valeur: les mahométans sont
affranchis de ces sortes d'impôts; 3º. le blanchissage de cette
multitude infinie de toiles qu'on fabrique aux Indes est encore la
matière d'un tribut; 4º. le fermier de la mine de diamans paie à
l'empereur une très-grosse somme: il doit lui donner les plus beaux et
les plus parfaits; 5º. les ports de mer, particulièrement ceux de Sindy,
de Barothe, de Surate et de Cambaye, sont taxés à de grosses sommes.
Surate seule rend ordinairement trois laks pour les droits d'entrée, et
onze pour le profit des monnaies qu'on y fait battre; 6º. toute la côte
de Coromandel et les ports situés sur les bords du Gange produisent de
gros revenus; 7º. l'empereur recueille l'héritage de tous les sujets
mahométans qui sont à sa solde. Tous les meubles, tout l'argent et tous
les effets de ceux qui meurent lui appartiennent de plein droit. Il
arrive de là que les femmes des gouverneurs de provinces et des généraux
d'année sont souvent réduites à des pensions modiques, et que leurs
enfans, s'ils sont sans mérite, tombent dans une extrême pauvreté; enfin
les tributs des radjas sont assez considérables pour tenir place entre
les principaux revenus du grand-mogol.

Ce casuel de l'empire égale à peu près ou surpasse même les immenses
richesses que l'empereur tire des seuls fonds de son domaine. On serait
étonné d'une si prodigieuse opulence, si l'on ne considérait qu'une
partie de ces trésors sort tous les ans de ses mains, et recommence à
couler sur ses terres. La moitié de l'empire subsiste par les
libéralités du souverain, ou du moins elle est constamment à ses gages.
Outre ce grand nombre d'officiers et de soldats qui ne vivent que de
leur paie, tous les paysans qui labourent pour lui sont nourris à ses
frais, et la plus grande partie des artisans des villes, qui ne
travaillent que pour son service, sont payés du trésor impérial. Cette
politique, rendant la dépendance de tant de sujets plus étroite,
augmente au même degré leur respect et leur attachement pour leur
maître.

Joignons à cet article quelques remarques de Mandelslo. Il vit dans le
palais d'Agra une grosse tour dont le toit est couvert de lames d'or,
qui marquent les richesses qu'elle renferme en huit grandes voûtes
remplies d'or, d'argent et de pierres précieuses. On l'assura que le
grand-mogol qui régnait de son temps avait un trésor dont la valeur
montait à plus de quinze cents millions d'écus; mais ce qu'il ajoute est
beaucoup plus positif: «Je suis assez heureux, dit-il, pour avoir entre
les mains l'inventaire du trésor qui fut trouvé après la mort de
Schah-Akbar, tant en or et en argent monnayé qu'en lingots et en barres,
en or et argent travaillés, en pierreries, en brocarts et autres
étoffes, en porcelaines, en manuscrits, en munitions de guerre, armes,
etc.; inventaire si fidèle, que j'en dois la communication aux lecteurs.

«Akbar avait fait battre des monnaies de vingt-cinq, de cinquante et de
cent toles, jusqu'à la valeur de six millions neuf cent soixante-dix
mille massas, qui font quatre-vingt-dix-sept millions cinq cent
quatre-vingt mille roupies. Il avait fait battre cent millions de
roupies en une autre espèce de monnaie, qui prirent de lui le nom de
_roupies d'Akbar_, et deux cent trente millions d'une monnaie qui
s'appelle _paises_, dont trente font une roupie.

«En diamans, rubis, émeraudes, saphirs, perles et autres pierreries, il
avait la valeur de soixante millions vingt mille cinq cent une roupies;
en or façonné, savoir, en figures et statues d'éléphans, de chameaux, de
chevaux et autres ouvrages, la valeur de dix-neuf millions six mille
sept cent quatre-vingt-cinq roupies; en meubles et vaisselle d'or, la
valeur de onze millions sept cent trente-trois mille sept cent
quatre-vingt-dix roupies; en meubles et ouvrages de cuivre, cinquante-un
mille deux cent vingt-cinq roupies; en porcelaine, vases de terre
sigillée et autres, la valeur de deux millions cinq cent sept mille sept
cent quarante-sept roupies; en brocarts, draps d'or et d'argent, et
autres étoffes de soie et de coton de Perse, de Turquie, d'Europe et de
Guzarate, quinze millions cinq cent neuf mille neuf cent
soixante-dix-neuf roupies; en draps de laine d'Europe, de Perse et de
Tartarie, cinq cent trois mille deux cent cinquante-deux roupies; en
tentes, tapisseries et autres meubles, neuf millions neuf cent
vingt-cinq mille cinq cent quarante-cinq roupies; vingt-quatre mille
manuscrits, ou livres écrits à la main, et si richement reliés, qu'ils
étaient estimés six millions quatre cent soixante-trois mille sept cents
roupies; en artillerie, poudre, boulets, balles et autres munitions de
guerre, la valeur de huit millions cinq cent soixante-quinze mille neuf
cent soixante-onze roupies; en armes offensives et défensives, comme
épées, rondaches, piques, arcs, flèches, etc., la valeur de sept
millions cinq cent cinquante-cinq mille cinq cent vingt-cinq roupies; en
selles, brides, étriers et autres harnais d'or et d'argent, deux
millions cinq cent vingt-cinq mille six cent quarante-huit roupies; en
couvertures de chevaux et d'éléphans, brodées d'or, d'argent et de
perles, cinq millions de roupies.» Toutes ces sommes ensemble, ne
faisant que celle de trois cent quarante-huit millions deux cent
vingt-six mille roupies, n'approchent point des richesses de
l'arrière-petit-fils d'Akbar, que Mandelslo trouva sur le trône; ce qui
confirme que le trésor des grands-mogols grossit tous les jours.

Rien n'est plus simple que les ressorts qui remuent ce grand empire: le
souverain seul en est l'âme. Comme sa juridiction n'est pas plus
partagée que son domaine, toute l'autorité réside uniquement dans sa
personne. Il n'y a proprement qu'un seul maître dans l'Indoustan: tout
le reste des habitans doit moins porter le nom de sujets que d'esclaves.

À la cour, les affaires de l'état sont entre les mains de trois ou
quatre omhras du premier ordre, qui les règlent sous l'autorité du
souverain. L'itimadoulet, ou le premier ministre, tient auprès du mogol
le même rang que le grand visir occupe en Turquie; mais ce n'est souvent
qu'un titre sans emploi, et une dignité sans fonction. L'empereur
choisit quelquefois pour grand-visir un homme sans expérience, auquel il
ne laisse que les appointemens de sa charge; tantôt c'est un prince du
sang mogol, qui s'est assez bien conduit pour mériter qu'on le laisse
vivre jusqu'à la vieillesse, tantôt c'est le père d'une reine favorite,
sorti quelquefois du plus bas rang de la milice ou de la plus vile
populace; alors tout le poids du gouvernement retombe sur les deux
secrétaires d'état. L'un rassemble les trésors de l'empire, et l'autre
les dispense; celui-ci paie les officiers de la couronne, les troupes et
les laboureurs; celui-là lève les revenus du domaine, exige les impôts
et reçoit les tributs. Un troisième officier des finances, mais d'une
moindre considération que les secrétaires d'état, est chargé de
recueillir les héritages de ceux qui meurent au service du prince,
commission lucrative, mais odieuse. Au reste, on n'arrive à ces postes
éminens de l'empire que par le service des armes. C'est toujours de
l'ordre militaire que se tirent également et les ministres qui
gouvernent l'état, et les généraux qui conduisent les troupes. Lorsqu'on
a besoin de leur entremise auprès du maître, on ne les aborde jamais
que les présens à la main: mais cet usage vient moins de l'avarice des
ombras que du respect des cliens. On fait peu d'attention à la valeur de
l'offre. L'essentiel est de ne pas se présenter les mains vides devant
les grands officiers de la cour.

Si l'empereur ne marche pas lui-même à la tête de ses troupes, le
commandement des armées est confié à quelqu'un des princes du sang, ou à
deux généraux choisis par le souverain; l'un du nombre des omhras
mahométans, l'autre parmi des radjas indiens. Les troupes de l'empire
sont commandées par l'omhra. Les troupes auxiliaires n'obéissent qu'aux
radjas de leur nation. Akbar, ayant entrepris de régler les armées, y
établit l'ordre suivant, qui s'observe depuis son règne. Il voulut que
tous les officiers de ses troupes fussent payés sous trois titres
différens: les premiers, sous le titre de douze mois; les seconds, sous
le titre de six mois, et les troisièmes, sous celui de quatre. Ainsi,
lorsque l'empereur donne à un mansebdar, c'est-à-dire à un bas-officier
de l'empire, vingt roupies par mois au premier titre, sa paie monte par
an à sept cent cinquante roupies, car on en ajoute toujours dix de plus.
Celui à qui l'on assigne par mois la même paie au second titre en reçoit
par an trois cent soixante-quinze. Celui dont la paie n'est qu'au
troisième titre, n'a par an que deux cent cinquante roupies
d'appointemens. Ce règlement est d'autant plus bizarre, que ceux qui ne
sont payés que sur le pied de quatre mois, ne rendent pas un service
moins assidu pendant l'année que ceux qui reçoivent la paie sur le pied
de douze mois.

Lorsque la pension d'un officier de l'armée ou de la cour monte par mois
jusqu'à mille roupies au premier titre, il quitte l'ordre des mansebdars
pour prendre la qualité d'omhra. Ainsi ce titre de grandeur est tiré de
la paie qu'on reçoit. On est obligé d'entretenir alors un éléphant et
deux cent cinquante cavaliers pour le service du prince. La pension de
cinquante mille roupies ne suffirait pas même aux Indes pour l'entretien
d'une si grosse compagnie; car l'omhra est obligé de fournir au moins
deux chevaux à chaque cavalier: mais l'empereur y pourvoit autrement. Il
assigne à l'officier quelques terres de son domaine. On lui compte la
dépensé de chaque cavalier à dix roupies par jour; mais les fonds de
terre, qu'on abandonne aux omhras pour les faire cultiver, produisent
beaucoup au-delà de cette dépense.

Les appointemens de tous les omhras ne sont pas égaux: les uns ont deux
azaris de paie, d'autres trois, d'autres quatre, quelques-uns cinq; et
ceux du premier rang en reçoivent jusqu'à six; c'est-à-dire qu'à tout
prendre, la pension annuelle des principaux peut monter jusqu'à trois
millions de roupies; aussi leur train est magnifique, et la cavalerie
qu'ils entretiennent égale nos petites armées. On a vu quelquefois ces
omhras devenir redoutables au souverain. Mais c'est un règlement
d'Akbar, auquel ses inconvéniens mêmes ne permettent pas de donner
atteinte. On compte ordinairement six omhras de la grosse pension,
l'itimadoulet, les deux secrétaires d'état, le vice-roi de Kaboul, celui
de Bengale et celui d'Ughen. À l'égard des simples cavaliers et du reste
de la milice, leur paie est à la discrétion des omhras, qui les lèvent
et qui les entretiennent; l'ordre oblige de les payer chaque jour; mais
il est mal observé. On se contente de leur faire tous les mois quelque
distribution d'argent; et souvent on les oblige d'accepter en paiement
les vieux meubles du palais, et les habits que les femmes des omhras ont
quittés. C'est par ces vexations que les premiers officiers de l'empire
accumulent de grands trésors, qui rentrent après leur mort dans les
coffres du souverain.

La justice s'exerce avec beaucoup d'uniformité dans les états du
grand-mogol. Les vice-rois, les gouverneurs des provinces, les chefs des
villes et des simples bourgades, font précisément dans le lieu de leur
juridiction, sous la dépendance de l'empereur, ce que ce monarque fait
dans Agra et dans Delhy; c'est-à-dire que, par des sentences qu'ils
prononcent seuls, ils décident des biens et de la vie des sujets. Chaque
ville a néanmoins son katoual et son cadi pour le jugement de certaines
affaires; mais les particuliers sont libres de ne pas s'adresser à ces
tribunaux subalternes; et le droit de tous les sujets de l'empire est de
recourir immédiatement, ou à l'empereur même dans le lieu de sa
résidence, ou aux vice-rois dans leur capitale, ou aux gouverneurs dans
les villes de leur dépendance. Le katoual fait tout à la fois les
fonctions de juge de police et de grand-prévôt. Sous Aureng-Zeb,
observateur zélé de l'Alcoran, le principal objet du juge de police
était d'empêcher l'ivrognerie, d'exterminer les cabarets à vin, et
généralement tous lieux de débauche; de punir ceux qui distillaient de
l'arak ou d'autres liqueurs fortes. Il doit rendre compte à l'empereur
des désordres domestiques de toutes les familles, des querelles et des
assemblées nocturnes. Il y a dans tous les quartiers de la ville un
prodigieux nombre d'espions, dont les plus redoutables sont une espèce
de valets publics, qui se nomment _alarcos_. Leur office est de balayer
les maisons et de remettre en ordre tout ce qu'il y a de dérangé dans
les meubles. Chaque jour au matin, ils entrent chez les citoyens, ils
s'instruisent du secret des familles, ils interrogent les esclaves, et
font le rapport au katoual. Cet officier, en qualité de grand-prévôt,
est responsable, sur ses appointemens, de tous les vols qui se font dans
son district, à la campagne comme à la ville. Sa vigilance et son zèle
ne se relâchent jamais. Il a sans cesse des soldats en campagne et des
émissaires déguisés dans les villes, dont l'unique soin est de veiller
au maintien de l'ordre.

La juridiction du cadi ne s'étend guère au-delà des matières de
religion, des divorces et des autres difficultés qui regardent le
mariage. Au reste, il n'appartient ni à l'un ni à l'autre de ces deux
juges subalternes de prononcer des sentences de mort sans avoir fait
leur rapport à l'empereur ou aux vice-rois des provinces; et suivant les
statuts d'Akbar, ces juges suprêmes doivent avoir approuvé trois fois, à
trois jours différens, l'arrêt de condamnation avant qu'on l'exécute.

Quoique diverses explications répandues dans les articles précédens
aient déjà pu faire prendre quelque idée de la majestueuse forme de
cette justice impériale, on croit devoir en rassembler ici tous les
traits, d'après un peintre exact et fidèle.

Après avoir décrit divers appartemens, on vient, dit-il, à l'amkas, qui
m'a semblé quelque chose de royal. C'est une grande cour carrée, avec
des arcades qui ressemblent assez à celles de la place Royale de Paris,
excepté qu'il n'y a point de bâtimens au-dessus, et qu'elles sont
séparées les unes des autres par une muraille; de sorte néanmoins qu'il
y a une petite porte pour passer de l'une à l'autre. Sur la grande
porte, qui est au milieu d'un des côtés de cette place, on voit un
divan, tout couvert du côté de la cour, qu'on nomme _nagar-kanay_, parce
que c'est le lieu où sont les trompettes, ou plutôt les hautbois et les
timbales qui jouent ensemble à certaines heures du jour et de la nuit.
Mais c'est un concert bien étrange aux oreilles d'un Européen qui n'y
est pas encore accoutumé; car dix ou douze de ces hautbois et autant de
timbales se font entendre tout à la fois, et quelques hautbois, tels que
celui qu'on appelle _karna_, sont longs d'une brasse et demie, et n'ont
pas moins d'un pied d'ouverture par le bas; comme il y a des timbales de
cuivre et de fer qui n'ont pas moins d'une brasse de diamètre. Bernier
raconte que, dans les premiers temps, cette musique le pénétrait, et lui
causait un étourdissement insupportable. Cependant l'habitude eut le
pouvoir de la lui faire trouver très-agréable, surtout la nuit,
lorsqu'il l'entendait de loin dans son lit et de sa terrasse. Il parvint
même à lui trouver beaucoup de mélodie et de majesté. Comme elle a ses
règles et ses mesures, et que d'excellens maîtres, instruits dès leur
jeunesse, savent modérer et fléchir la rudesse des sons, on doit
concevoir, dit-il, qu'ils en doivent tirer une symphonie qui flatte
l'oreille dans l'éloignement.

À l'opposite de la grande porte du nagar-kanay, au-delà de toute la
cour, s'offre une grande et magnifique salle à plusieurs rangs de
piliers, haute et bien éclairée, ouverte de trois côtés, et dont les
piliers et le plafond sont peints et dorés. Dans le milieu de la
muraille qui sépare cette salle d'avec le sérail on a laissé une
ouverture, ou une espèce de grande fenêtre haute et large, à laquelle
l'homme le plus grand n'atteindrait point d'en bas avec la main. C'est
là qu'Aureng-Zeb se montrait en public, assis sur un trône, quelques-uns
de ses fils à ses côtés, et plusieurs eunuques debout; les uns pour
chasser les mouches avec des queues de paon, les autres pour le
rafraîchir avec de grands éventails, et d'autres pour être prêts à
recevoir ses ordres. De là il voyait en bas autour de lui tous les
omhras, les radjas et les ambassadeurs, debout aussi sur un divan
entouré d'un balustre d'argent, les yeux baissés et les mains croisées
sur l'estomac. Plus loin, il voyait les mansebdars, ou les moindres
omhras debout comme les autres, et dans le même respect. Plus avant,
dans le reste de la salle et dans la cour, sa vue pouvait s'étendre sur
une foule de toutes sortes de gens. C'était dans ce lieu qu'il donnait
audience à tout le monde, chaque jour à midi; et de là venait à cette
salle le nom d'_amkas_, qui signifie lieu d'assemblée commun aux grands
et aux petits.

Pendant une heure et demie, qui était la durée ordinaire de cette
auguste scène, l'empereur s'amusait d'abord à voir passer devant ses
yeux un certain nombre des plus beaux chevaux de ses écuries, pour juger
s'ils étaient en bon état et bien traités. Il se faisait amener aussi
quelques éléphans, dont la propreté attirait toujours l'admiration de
Bernier. Non-seulement, dit-il, leur sale et vilain corps était alors
bien lavé et bien net, mais il était peint en noir, à la réserve de deux
grosses raies de peinture rouge, qui, descendant du haut de la tête,
venaient se joindre vers la trompe. Ils avaient aussi quelques belles
couvertures en broderie, avec deux clochettes d'argent qui leur
pendaient des deux côtés, attachées aux deux bouts d'une grosse chaîne
d'argent qui leur passait par-dessus le dos, et plusieurs de ces belles
queues de vaches du Thibet, qui leur pendaient aux oreilles en forme de
grandes moustaches. Deux petits éléphans bien parés marchaient à leurs
côtés, comme des esclaves destinés à les servir. Ces grands colosses
paraissaient fiers de leurs ornemens, et marchaient avec beaucoup de
gravité. Lorsqu'ils arrivaient devant l'empereur, leur guide, qui était
assis sur leurs épaules avec un crochet de fer à la main, les piquait,
leur parlait, et leur faisait incliner un genou, lever la trompe en
l'air, et pousser une espèce de hurlement que le peuple prenait pour un
_taslim_, c'est-à-dire une salutation libre et réfléchie. Après les
éléphans on amenait des gazelles apprivoisées, des nilgauts ou boeufs
gris, que Bernier croit une espèce d'élans; des rhinocéros, des buffles
de Bengale, qui ont de prodigieuses cornes; des léopards ou des
panthères apprivoisés, dont on se sert à la chasse des gazelles; de
beaux chiens de chasse ousbecks, chacun avec sa petite couverture rouge;
quantité d'oiseaux de proie, dont les uns étaient pour les perdrix, les
autres pour la grue, et d'autres pour les lièvres, et même pour les
gazelles, qu'ils aveuglent de leurs ailes et de leurs griffes. Souvent
un ou deux omhras faisaient alors passer leur cavalerie en revue devant
l'empereur; ce monarque prenait même plaisir à faire quelquefois essayer
des coutelas sur des moutons morts qu'on apportait sans entrailles, et
fort proprement empaquetés. Les jeunes omhras s'efforçaient de faire
admirer leur force et leur adresse en coupant d'un seul coup les quatre
pieds joints ensemble et le corps d'un mouton.

Mais tous ces amusemens n'étaient qu'autant d'intermèdes pour des
occupations plus sérieuses. Aureng-Zeb se faisait apporter chaque jour
les requêtes qu'on lui montrait de loin dans la foule du peuple; il
faisait approcher les parties, il les examinait lui-même, et quelquefois
il prononçait sur-le-champ leur sentence. Outre cette justice publique,
il assistait régulièrement une fois la semaine à la chambre qui se nomme
_adaletkanay_, accompagné de ses deux premiers cadis, ou chefs de
justice. D'autres fois il avait la patience d'entendre en particulier,
pendant deux heures, dix personnes du peuple qu'un vieil officier lui
présentait.

Ce que Bernier trouvait de choquant dans la grande assemblée de l'amkas,
c'était une flatterie trop basse et trop fade qu'on y voyait régner
continuellement; l'empereur ne prononçait pas un mot qui ne fût relevé
avec admiration, et qui ne fît lever les mains aux principaux omhras,
en criant _karamat_, c'est-à-dire merveille.

De la salle de l'amkas on passe dans un lieu plus retiré, qui se nomme
le _gosel-kanay_, et dont l'entrée ne s'accorde pas sans distinction:
aussi la cour n'en est-elle pas si grande que celle de l'amkas: mais la
salle est spacieuse, peinte, enrichie de dorures et relevée de quatre ou
cinq pieds au-dessus du rez-de-chaussée, comme une grande estrade; c'est
là que l'empereur, assis dans un fauteuil, et ses omhras debout autour
de lui, donnait une audience plus particulière à ses officiers, recevait
leurs comptes, et traitait des plus importantes affaires de l'état. Tous
les seigneurs étaient obligés de se trouver chaque jour au soir à cette
assemblée, comme le matin à l'amkas, sans quoi on leur retranchait
quelque chose de leur paie. Bernier regarde comme une distinction fort
honorable pour les sciences que Danech-Mend-Khan, son maître, fût
dispensé de cette servitude en faveur de ses études continuelles, à la
réserve néanmoins du mercredi, qui était son jour de garde. Il ajoute
qu'il n'était pas surprenant que tous les autres omhras y fussent
assujettis, lorsque l'empereur même se faisait une loi de ne jamais
manquer à ces deux assemblées. Dans ses plus dangereuses maladies, il
s'y faisait porter du moins une fois le jour; et c'est alors qu'il
croyait sa personne plus nécessaire, parce qu'au moindre soupçon qu'on
aurait eu de sa mort, on aurait vu tout l'empire en désordre et les
boutiques fermées dans la ville.

Pendant qu'il était occupé dans cette salle, on n'en faisait pas moins
passer devant lui la plupart des mêmes choses qu'il prenait plaisir à
voir dans l'amkas, avec cette différence que, la cour étant plus petite,
et l'assemblée se tenant au soir, on n'y faisait point la revue de la
cavalerie; mais, pour y suppléer, les mansebdars de garde venaient
passer devant l'empereur avec beaucoup de cérémonie. Ils étaient
précédés du _kours_, c'est-à-dire de diverses figures d'argent, portées
sur le bout de plusieurs gros bâtons d'argent fort bien travaillés. Deux
représentent de grands poissons; deux autres un animal fantastique
d'horrible figure, que les Mogols nomment _eicdeha_; d'autres deux
lions; d'autres deux mains; d'autres des balances, et quantité de
figures aussi mystérieuses. Cette procession était mêlée de plusieurs
gouzeberdars, ou porte-massues, gens de bonne mine, dont l'emploi
consiste à faire régner l'ordre dans les assemblées.

Joignons à cet article une peinture de l'amkas, tel que le même voyageur
eut la curiosité de le voir dans l'une des principales fêtes de l'année,
qui était en même temps celle d'une réjouissance extraordinaire pour le
succès des armes de l'empire. On ne s'arrête à cette description que
pour mettre un lecteur attentif en état de la comparer avec celle de
Tavernier et de Rhoé.

L'empereur était assis sur son trône, dans le fond de la grande salle.
Sa veste était d'un satin blanc à petites fleurs, relevée d'une fine
broderie d'or et de soie. Son turban était de toile d'or, avec une
aigrette dont le pied était couvert de diamans d'une grandeur et d'un
prix extraordinaires, au milieu desquels on voyait une grande topaze
orientale, qui n'a rien d'égal au monde, et qui jetait un éclat
merveilleux. Un collier de grosses perles lui pendait du cou sur
l'estomac. Son trône était soutenu par six gros pieds d'or massif, et
parsemés de rubis, d'émeraudes et de diamans. Bernier n'entreprend pas
de fixer le prix ni la quantité de cet amas de pierres précieuses, parce
qu'il ne put en approcher assez pour les compter et pour juger de leur
eau. Mais il assure que les gros diamans y sont en très-grand nombre, et
que tout le trône est estimé quatre krores, c'est-à-dire quarante
millions de roupies. C'était l'ouvrage de Schah-Djehan, père
d'Aureng-Zeb, qui l'avait fait faire pour employer une multitude de
pierreries accumulées dans son trésor, des dépouilles de plusieurs
anciens radjas, et des présens que les omhras sont obligés de faire à
leurs empereurs dans certaines fêtes. L'art ne répondait pas à la
matière. Ce qu'il y avait de mieux imaginé, c'étaient deux paons
couverts de pierres précieuses et de perles, dont on attribuait
l'invention à un orfévre français, qui, après avoir trompé plusieurs
princes de l'Europe par les doublets qu'il faisait merveilleusement,
s'était réfugié à la cour du mogol, où il avait fait sa fortune.

Au pied du trône, tous les omhras, magnifiquement vêtus, étaient rangés
sur une estrade couverte d'un grand dais de brocart, à grandes franges
d'or, environnée d'une balustrade d'argent. Les piliers de la salle
étaient revêtus de brocart à fond d'or. De toutes les parties du plafond
pendaient de grands dais de satin à fleurs, attachés par des cordons de
soie rouge, avec de grosses houppes de soie, mêlées de filets d'or. Tout
le bas était couvert de grands tapis de soie très-riches, d'une longueur
et d'une largeur étonnantes. Dans la cour, on avait dressé une tente,
qu'on nomme _l'aspek_, aussi longue et aussi large que la salle à
laquelle elle était jointe par le haut. Du côté de la cour, elle était
environnée d'un grand balustre couvert de plaques d'argent, et soutenu
par des piliers de différentes grosseurs, tous couverts aussi de plaques
du même métal. Elle est rouge en dehors, mais doublée en dedans de ces
belles chites, ou toiles peintes au pinceau, ordonnées exprès, avec des
couleurs si vives, et des fleurs si naturelles, qu'on les aurait prises
pour un parterre suspendu. Les arcades qui environnent la cour n'avaient
pas moins d'éclat. Chaque omhras était chargé des ornemens de la sienne,
et s'était efforcé de l'emporter par sa magnificence. Le troisième jour
de cette superbe fête, l'empereur se fit peser avec beaucoup de
cérémonie, et quelques omhras à son exemple, dans de riches balances
d'or massif comme les poids. Tout le monde applaudit, avec la plus
grande joie en apprenant que cette année l'empereur pesait deux livres
de plus que la précédente. Son intention, dans cette fête, était de
favoriser les marchands de soie et de brocart, qui, depuis quatre ou
cinq ans de guerre, en avaient des magasins dont ils n'avaient pu
trouver le débit.

Ces fêtes sont accompagnées d'un ancien usage qui ne plaît point à la
plupart des omhras. Ils sont obligés de faire à l'empereur des présens
proportionnés à leurs forces. Quelques-uns, pour se distinguer par leur
magnificence, ou dans la crainte d'être recherchés par leurs vols et
leurs concussions, ou dans l'espérance de faire augmenter leurs
appointemens ordinaires, en font d'une richesse surprenante. Ce sont
ordinairement de beaux vases d'or couverts de pierreries, de belles
perles, des diamans, des rubis, des émeraudes. Quelquefois c'est plus
simplement un nombre de ces pièces d'or qui valent une pistole et demie.
Bernier raconte que, pendant la fête dont il fut témoin, Aureng-Zeb
étant allé visiter Djafer-Khan, son visir, non en qualité de visir, mais
comme son proche parent, et sous prétexte de voir un bâtiment qu'il
avait fait depuis peu, ce seigneur lui offrit vingt-cinq mille de ces
pièces d'or, avec quelques belles perles et un rubis qui fut estimé
quarante mille écus.

[Illustration: «_Qu'on la lui charge, dit-il, sur les épaules, et qu'il
l'emporte._»]

Un spectacle fort bizarre, qui accompagne quelquefois les mêmes fêtes,
c'est une espèce de foire qui se tient dans le méhalu ou le sérail de
l'empereur. Les femmes des omhras et des grands mansebdars sont les
marchandes. L'empereur, les princesses et toutes les dames du sérail
viennent acheter ce qu'elles voient étalé. Les marchandises sont de
beaux brocarts, de riches broderies d'une nouvelle mode, de riches
turbans, et ce qu'on peut rassembler de plus précieux. Outre que ces
femmes sont les plus belles et les plus galantes de la cour, celles qui
ont des filles d'une beauté distinguée ne manquent point de les mener
avec elles pour les faire voir à l'empereur. Ce monarque vient
marchander sou à sou tout ce qu'il achète, comme le dernier de ses
sujets, avec le langage des petits marchands qui se plaignent de la
cherté et qui contestent pour le prix. Les dames se défendent de même;
et ce badinage est poussé jusqu'aux injures. Tout se paie argent
comptant. Quelquefois, au lieu de roupies d'argent, les princesses
laissent couler, comme par mégarde, des roupies d'or en faveur des
marchandes qui leur plaisent. Mais, après avoir loué des usages si
galans, Bernier traite de licence la liberté qu'on accorde alors aux
femmes publiques d'entrer dans le sérail. À la vérité, dit-il, ce ne
sont pas celles des bazars, mais celles qu'on nomme _kenchanys_,
c'est-à-dire, dorées et fleuries, et qui vont danser aux fêtes chez les
omhras et les mansebdars. La plupart sont belles et richement vêtues;
elles savent chanter et danser parfaitement à la mode du pays. Mais,
comme elles n'en sont pas moins publiques, Aureng-Zeb, plus sérieux que
ses prédécesseurs, abolit l'usage de les admettre au sérail; et pour en
conserver quelque reste, il permit seulement qu'elles vinssent tous les
mercredis lui faire de loin le salam ou la révérence, à l'amkas. Un
médecin français, nommé Bernard, qui s'était établi dans cette cour, s'y
était rendu si familier, qu'il faisait quelquefois la débauche avec
l'empereur. Il avait par jour dix écus d'appointemens; mais il gagnait
beaucoup davantage à traiter les dames du sérail et les grands omhras,
qui lui faisaient des présens comme à l'envi. Son malheur était de ne
pouvoir rien garder: ce qu'il recevait d'une main, il le donnait de
l'autre. Cette profusion le faisait aimer de tout le monde, surtout des
kenchanys, avec lesquelles il faisait beaucoup de dépense. Il devint
amoureux d'une de ces femmes, qui joignait des talens distingués aux
charmes de la jeunesse et de la beauté. Mais sa mère, appréhendant que
la débauché ne lui fit perdre les forces nécessaires pour les exercices
de sa profession, ne la perdait point de vue. Bernard fut désespéré de
cette rigueur. Enfin l'amour lui inspira le moyen de se satisfaire. Un
jour que l'empereur le remerciait à l'amkas, et lui faisait quelques
présens pour la guérison d'une femme du sérail, il supplia ce prince de
lui donner la jeune kenchany dont il était amoureux, et qui était
debout derrière l'assemblée pour faire le salam avec toute sa troupe. Il
avoua publiquement la violence de sa passion, et l'obstacle qu'il y
avait trouvé. Tous les spectateurs rirent beaucoup de le voir réduit à
souffrir par les rigueurs d'une fille de cet ordre. L'empereur, après
avoir ri lui-même, ordonna qu'elle lui fût livrée, sans s'embarrasser
qu'elle fût mahométane, et que le médecin fût chrétien. «Qu'on la lui
charge, dit-il, sur les épaules, et qu'il l'emporte.» Aussitôt Bernard,
ne s'embarrassant plus des railleries de l'assemblée se laissa mettre la
kenchany sur le dos, et sortit chargé de sa proie.

Dans un si grand nombre de provinces, qui formaient autrefois différens
royaumes, dont chacun devait avoir ses propres lois et ses usages, on
conçoit que, malgré la ressemblance du gouvernement qui introduit
presque toujours celle de la police et de la religion, en changeant par
degrés les idées, les moeurs et les autres habitudes, un espace de
quelques siècles qui se sont écoulés depuis la conquête des Mogols, n'a
pu mettre encore une parfaite uniformité entre tant de peuples. Ainsi la
description de tous les points sur lesquels ils diffèrent serait une
entreprise impossible. Mais les voyageurs les plus exacts ont jeté
quelque jour dans ce chaos, en divisant les sujets du grand-mogol en
mahométans, qu'ils appellent Maures, et en païens ou gentous de
différentes sectes. Cette division paraît d'autant plus propre à faire
connaître les uns et les autres, qu'en Orient, comme dans les autres
parties du monde, c'est la religion qui règle ordinairement les usages.

L'empereur, les princes et tous les seigneurs de l'Indoustan professent
le mahométisme. Les gouverneurs, les commandans et les katouals des
provinces, des villes et des bourgs, doivent être de la même religion.
Ainsi c'est entre les mains des mahométans ou des Maures que réside
toute l'autorité, non-seulement par rapport à l'administration, mais
pour tout ce qui regarde aussi les finances et le commerce; ils
travaillent tous avec beaucoup de zèle au progrès de leurs opinions. On
sait que le mahométisme est divisé en quatre sectes: celle d'Aboubekre,
d'Ali, d'Omar et d'Otman. Les Mogols sont attachés à celle d'Ali, qui
leur est commune avec les Persans; avec cette seule différence que, dans
l'explication de l'Alcoran, ils suivent les sentimens des Hembili et de
Maléki, au lieu que les Persans s'attachent à l'explication d'Ali et du
Tzafer-Sadouek, opposés les uns et les autres aux Turcs, qui suivent
celle de Hanif.

La plupart des fêtes mogoles sont celles des Persans. Ils célèbrent fort
solennellement le premier jour de leur année, qui commence le premier
jour de la lune de mars. Elle dure neuf jours, sous le nom de
_nourous_, et se passe en festins. Le jour de la naissance de l'empereur
est une autre solennité, pour laquelle il se fait des dépenses
extraordinaires à la cour. On en célèbre une au mois de juin en mémoire
du sacrifice d'Abraham, et l'on y mêle aussi celle d'Ismaël. L'usage est
d'y sacrifier quantité de boucs, que les dévots mangent ensuite avec
beaucoup de réjouissances et de cérémonies. Ils ont encore la fêté des
deux frères Hassan et Hossein, fils d'Ali, qui, étant allés par zèle de
religion vers la côte de Coromandel, y furent massacrés par les banians
et d'autres gentous, le dixième jour de la nouvelle lune de juillet: ce
jour est consacré à pleurer leur mort. On porte en procession, dans les
rues, deux cercueils avec des trophées d'arcs, de flèches, de sabres et
de turbans. Les Maures suivent à pied en chantant des cantiques
funèbres. Quelques-uns dansent et sautent autour des cercueils; d'autres
escriment avec des épées nues; d'autres crient de toutes leurs forces,
et font un bruit effrayant; d'autres se font volontairement des plaies
avec des couteaux dans la chair du visage et des bras, ou se la percent
avec des poinçons, qui font couler leur sang le long des joues et sur
leurs habits. Il s'en trouve de si furieux, qu'on ne peut attribuer leur
transports qu'à la vertu de l'opium. On juge du degré de leur dévotion
par celui de leur fureur. Ces processions se font dans les principaux
quartiers et dans les plus belles rues des villes. Vers le soir, on
voit, dans la grande place du méidan ou du marché, des figures de
paille ou de papier, ou d'autre substance légère, qui représentent les
meurtriers de ces deux saints. Une partie des spectateurs leur tirent
des flèches, les percent d'un grand nombre de coups, et les brûlent au
milieu des acclamations du peuple. Cette cérémonie réveille si
furieusement la haine des Maures, et leur inspire tant d'ardeur pour la
vengeance, que les banians et les autres idolâtres prennent le parti de
se tenir renfermés dans leurs maisons. Ceux qui oseraient paraître dans
les rues, ou montrer la tête à leurs fenêtres, s'exposeraient au risque
d'être massacrés ou de se voir tirer des flèches. Les Mogols célèbrent
aussi la fête de Pâques au mois de septembre, et celle de la confrérie
le 25 novembre, où ils se pardonnent tout ce qu'ils se sont fait
mutuellement.

Les mosquées de l'Indoustan sont assez basses; mais la plupart sont
bâties sur des éminences, qui les font paraître plus hautes que les
autres édifices. Elles sont construites de pierre et de chaux, carrées
par le bas et plates par le haut. L'usage est de les environner de fort
beaux appartemens, de salles et de chambres. On y voit des tombes de
pierre, et surtout des murs d'une extrême blancheur; les principales ont
ordinairement une ou deux hautes tours. Les Maures y vont avec une
lanterne pendant le ramadan, qui est leur carême, parce que ces édifices
sont fort obscurs. Autour de quelques-unes on a creusé de grands et
larges fossés remplis d'eau. Celles qui sont sans fossés ou sans
rivières, ont de grandes citernes à l'entrée, où les fidèles se lavent
le visage, les pieds et les mains. On n'y voit point de statues ni de
peintures.

Chaque ville a plusieurs petites mosquées, entre lesquelles on en
distingue une plus grande qui passe pour la principale, où personne ne
manque de se rendre tous les vendredis et les jours de fête. Au lieu de
cloches, un homme crie du haut de la tour, comme en Turquie, pour
assembler le peuple, et tient, en criant, le visage tourné vers le
soleil. La chaire du prédicateur est placée du côté de l'orient: on y
monte par trois ou quatre marches. Les docteurs, qui portent le nom de
_mollahs_, s'y mettent pour faire les prières et pour lire quelque
passage de l'Alcoran, dont ils donnent l'explication, avec le soin d'y
faire entrer les miracles de Mahomet et d'Ali, ou de réfuter les
opinions d'Aboubekre, d'Otman et d'Omar.

On a vu dans le journal de Tavernier la description de la grande mosquée
d'Agra. Celle de Delhy ne paraît pas moins brillante dans la relation de
Bernier. On la voit de loin, dit-il, élevée au milieu de la ville, sur
un rocher qu'on a fort bien aplani pour la bâtir, et pour l'entourer
d'une belle place, à laquelle viennent aboutir quatre belles et longues
rues, qui répondent aux quatre côtés de la mosquée, c'est-à-dire une au
frontispice, une autre derrière, et les deux autres aux deux portes du
milieu de chaque côté. On arrive aux portes par vingt-cinq ou trente
degrés de pierre qui règnent autour de l'édifice, à l'exception du
derrière, qu'on a revêtu d'autres belles pierres de taille pour couvrir
les inégalités du rocher qu'on a coupé; ce qui contribue beaucoup à
relever l'éclat de ce bâtiment. Les trois entrées sont magnifiques. Tout
y est revêtu de marbre, et les grandes portes sont couvertes de grandes
plaques de cuivre d'un fort beau travail. Au-dessus de la principale
porte, qui est beaucoup plus magnifique que les deux autres, on voit
plusieurs tourelles de marbre blanc qui lui donnent une grâce
singulière. Sur le derrière de la mosquée s'élèvent trois grands dômes
de front, qui sont aussi de marbre blanc, et dont celui du milieu est
plus gros et plus élevé que les deux autres. Tout le reste de l'édifice,
depuis ces trois dômes jusqu'à la porte principale, est sans couverture,
à cause de la chaleur du pays, et le pavé n'est composé que de grands
carreaux de marbre. Quoique ce temple ne soit pas dans les règles d'une
exacte architecture, Bernier en trouva le dessin bien entendu et les
proportions fort justes. Si l'on excepte les trois grands dômes et les
tourelles ou minarets, on croirait tout le reste de marbre rouge,
quoiqu'il ne soit que de pierres très-faciles à tailler, et qui
s'altèrent même avec le temps.

C'est à cette mosquée que l'empereur se rend le vendredi, qui est le
dimanche des mahométans, pour y faire sa prière. Avant qu'il sorte du
palais, les rues par lesquelles il doit passer ne manquent pas d'être
arrosées pour diminuer la chaleur et la poussière. Deux ou trois cents
mousquetaires sont en haie pour l'attendre, et d'autres en même nombre
bordent les deux côtés d'une grande rue qui aboutit à la mosquée. Leurs
mousquets sont petits, bien travaillés, et revêtus d'un fourreau
d'écarlate, avec une petite banderole par-dessus. Cinq ou six cavaliers
bien montés doivent aussi se tenir prêts à la porte, et courir bien loin
devant lui, dans la crainte d'élever de la poussière en écartant le
peuple. Après ces préparatifs, le monarque sort du palais, monté sur un
éléphant richement équipé, et sous un dais peint et doré, ou dans un
trône éclatant d'or et d'azur, sur un brancard couvert d'écarlate ou de
drap d'or, que huit hommes choisis et bien vêtus portent sur leurs
épaules. Il est suivi d'une troupe d'omhras, dont quelques-uns sont à
cheval, et d'autres en palekis. Cette marche avait aux yeux de Bernier
un air de grandeur qu'il trouvait digne de la majesté impériale.

Les revenus des mosquées sont médiocres. Ce qu'elles ont d'assuré
consiste dans le loyer des maisons qui les environnent. Le reste vient
des présens qu'on leur fait, ou des dispositions testamentaires. Les
mollahs n'ont pas de revenus fixes: ils ne vivent que des libéralités
volontaires des fidèles, avec le logement pour eux et leur famille dans
les maisons qui sont autour des mosquées. Mais ils tirent un profit
considérable de leurs écoles, et de l'instruction de la jeunesse, à
laquelle ils apprennent à lire et à écrire. Quelques-uns passent pour
savans; d'autres vivent avec beaucoup d'austérité, ne boivent jamais de
liqueurs fortes, et renoncent au mariage; d'autres se renferment dans la
solitude, et passent les jours et les nuits dans la méditation ou la
prière. Le ramadan ou le carême des Mogols dure trente jours, et
commence à la nouvelle lune de février. Ils l'observent par un jeûne
rigoureux qui ne finit qu'après le coucher du soleil. C'est une opinion
bien établie parmi eux qu'on ne peut être sauvé que dans leur religion.
Ils croient les juifs, les chrétiens et les idolâtres également exclus
des félicités d'une autre vie. La plupart ne toucheraient point aux
alimens qui sont achetés ou préparés par des chrétiens. Ils n'en
exceptent que le biscuit fort sec et les confitures. Leur loi les oblige
de faire cinq fois la prière dans l'espace de vingt-quatre heures. Ils
la font tête baissée jusqu'à terre, et les mains jointes. L'arrivée d'un
étranger ne trouble point leur attention. Ils continuent de prier en sa
présence; et lorsqu'ils ont rempli ce devoir, ils n'en deviennent que
plus civils.

En général, les Mogols et tous les Maures indiens ont l'humeur noble,
les manières polies et la conversation fort agréable. On remarque de la
gravité dans leurs actions et dans leur habillement, qui n'est point
sujet au caprice des modes. Ils ont en horreur l'inceste, l'ivrognerie
et toutes sortes de querelles. Mais ils admettent la polygamie, et la
plupart sont livrés aux plaisirs des sens. Quoiqu'ils se privent en
public de l'usage du vin et des liqueurs fortes, ils ne font pas
difficulté, dans l'intérieur de leurs maisons, de boire de l'arak et
d'autres préparations qui les animent au plaisir.

Ils sont moins blancs que basanés; la plupart sont d'assez haute taille,
robustes et bien proportionnés. Leur habillement ordinaire est fort
modeste. Dans les parties orientales de l'empire, les hommes portent de
longues robes des plus fines étoffes de coton, d'or ou d'argent. Elles
leur pendent jusqu'au milieu de la jambe, et se ferment autour du cou.
Elles sont attachées avec des noeuds par-devant, depuis le haut jusqu'en
bas. Sous ce premier vêtement ils ont une veste d'étoffe de soie à
fleurs, ou de toile de coton, qui leur touche au corps et qui leur
descend sur les cuisses. Leurs culottes sont extrêmement longues, la
plupart d'étoffes rouges rayées, et larges par le haut, mais se
rétrécissant par le bas: elles sont froncées sur les jambes, et
descendent jusqu'à la cheville du pied. Comme ils n'ont point de bas,
cette culotte sert par ses plis à leur échauffer les jambes. Au centre
de l'empire et vers l'occident, ils sont vêtus à la persane, avec cette
différence, que les Mogols passent, comme les Guzarates, l'ouverture de
leur robe sous le bras gauche, au lieu que les Persans la passent sous
le bras droit; et que les premiers nouent leur ceinture sur le devant et
laissent pendre les bouts; au lieu que les Persans ne font que la passer
autour du corps, et cachent les bouts dans la ceinture même.

Ils ont des séripons, qui sont une espèce de larges souliers, faits
ordinairement de cuir rouge doré. En hiver comme en été, leurs pieds
sont nus dans cette chaussure. Ils la portent comme nous portons nos
mules, c'est-à-dire sans aucune attache, pour les prendre plus
promptement lorsqu'ils veulent partir, et pour les quitter avec la même
facilité en rentrant dans leurs chambres, où ils craignent de souiller
leurs belles nattes et leurs tapis de pied.

Ils ont la tête rasé et couverte d'un turban, dont la forme ressemble à
celui des Turcs, d'une fine toile de coton blanc, avec des raies d'or ou
de soie. Ils savent tous le tourner et se l'attacher autour de la tête,
quoiqu'il soit quelquefois long de vingt-cinq ou trente aunes de France.
Leurs ceintures, qu'ils nomment _commerbant_, sont ordinairement de soie
rouge, avec des raies d'or ou blanches, et de grosses houppes qui leur
pendent sur la hanche droite. Après la première ceinture, ils en ont une
autre qui est de coton blanc, mais plus petite et roulées autour du
corps, avec un beau synder au côté gauche, entre cette ceinture et la
robe, dont la poignée est souvent ornée d'or, d'agate, de cristal ou
d'ambre. Le fourreau n'est pas moins riche à proportion. Lorsqu'ils
sortent et qu'ils craignent la pluie ou le vent, ils prennent par-dessus
leurs habits une écharpe d'étoffe de soie qu'ils se passent par-dessus
les épaules, et qu'ils se mettent autour du cou pour servir de manteau.
Les seigneurs, et tous ceux qui fréquentent la cour font éclater leur
magnificence dans leurs habits; mais le commun des citoyens et les gens
de métier sont vêtus modestement. Les mollahs portent le blanc depuis la
tête jusqu'aux pieds.

Les femmes et les filles des mahométans ont ordinairement autour du
corps un grand morceau de la plus fine toile de coton, qui commence à la
ceinture, d'où il fait trois ou quatre tours en bas, et qui est assez
large pour leur pendre jusque sur les pieds. Elles portent sous cette
toile une espèce de caleçons d'étoffe légère. Dans l'intérieur de leurs
maisons, la plupart sont nues de la ceinture en haut, et demeurent aussi
nu-tête et pieds nus; mais lorsqu'elles sortent ou qu'elles paraissent
seulement à leur porte, elles se couvrent les épaules d'un habillement,
par-dessus lequel elles mettent encore une écharpe. Ces deux vêtemens
étant assez larges, et n'étant point attachés ni serrés, voltigent sur
leurs épaules, et l'on voit souvent nue la plus grande partie de leur
sein et de leurs bras. Les femmes riches ou de qualité ont aux bras des
anneaux et des cercles d'or. Dans les rangs ou les fortunes inférieures,
elles en ont d'argent, d'ivoire, de verre ou de laque dorée, et d'un
fort beau travail. Quelquefois elles ont les bras garnis
jusqu'au-dessous du coude; mais ces riches ornemens paraissent les
embarrasser, et n'ont pas l'air d'une parure aux yeux des étrangers.
Quelques-unes en portent autour des chevilles du pied. La plupart se
passent dans le bas du nez des bagues d'or garnies de petites perles, et
se percent les oreilles avec d'autres bagues, ou avec de grands anneaux
qui leur pendent de chaque côté sur le sein: elles ont au cou de riches
colliers ou d'autres ornemens précieux, et aux doigts quantité de bagues
d'or. Leurs cheveux, qu'elles laissent pendre et qu'elles ménagent avec
beaucoup d'art, sont ordinairement noirs, et se nouent en boucles sur le
dos.

Les femmes de considération ne laissent jamais voir leur visage aux
étrangers. Lorsqu'elles sortent de leurs maisons, ou qu'elles voyagent
dans leurs palanquins, elles se couvrent d'un voile de soie. Schouten
prétend que cette mode vient plutôt de leur vanité que d'un sentiment de
pudeur et de modestie; et la raison qu'il en apporte, c'est qu'elles
traitent l'usage opposé de bassesse vile et populaire. Il ajoute que
l'expérience fait souvent connaître que celles qui affectent le plus de
scrupule sur ce point sont ordinairement assez mal avec leurs maris, à
qui elles ont donné d'autres occasions de soupçonner leur fidélité.

Les maisons des Maures sont grandes et spacieuses, et distribuées en
divers appartemens qui ont plusieurs chambres et leur salle. La plupart
ont des toits plats et des terrasses, où l'on se rend le soir pour y
prendre l'air. Dans celles des plus riches, on voit de beaux jardins
remplis de bosquets et d'allées d'arbres fruitiers, de fleurs et de
plantes rares, avec des galeries, des cabinets et d'autres retraites
contre la chaleur. On y trouve même des étangs et des viviers où l'on
ménage des endroits également propres et commodes pour servir de bains
aux hommes et aux femmes, qui ne laissent point passer de jours sans se
rafraîchir dans l'eau. Quelques-uns font élever dans leurs jardins des
tombeaux en pyramide, et d'autres ouvrages d'une architecture fort
délicate. Cependant Bernier, après avoir parlé d'une célèbre maison de
campagne du grand-mogol, qui est à deux ou trois lieues de Delhy, et qui
se nomme _chahlimar_, finit par cette observation: «C'est véritablement
une belle et royale maison; mais n'allez pas croire qu'elle approche
d'un Fontainebleau, d'un Saint-Germain ou d'un Versailles: ce n'en est
pas seulement l'ombre. Ne pensez pas non plus qu'aux environs de Delhy
il s'y trouve des Saint-Cloud, des Chantilly, des Meudon, des Liancourt,
etc., ou qu'on y voie même de ces moindres maisons de simples
gentilshommes, de bourgeois et de marchands, qui sont en si grand nombre
autour de Paris. Les sujets ne pouvant acquérir la propriété d'aucune
terre, une maxime si dure supprime nécessairement cette sorte de luxe.»

Les murailles des grandes maisons sont de terre et d'argile, mêlées
ensemble et séchées au soleil. On les enduit d'un mélange de chaux et de
fiente de vache, qui les préserve des insectes, et par-dessus encore
d'une autre composition d'herbes, de lait, de sucre et de gomme, qui
leur donne un lustre et un agrément singulier. Cependant on a déjà fait
remarquer qu'il se trouve des maisons de pierre, et que, suivant la
proximité des carrières, plusieurs villes en sont bâties presque
entièrement. Les maisons du peuple ne sont que d'argile et de paille:
elles sont basses, couvertes de roseaux, enduites de fiente de vache;
elles n'ont ni chambres hautes, ni cheminées, ni caves. Les ouvertures
qui servent de fenêtres sont même sans vitres, et les portes sans
serrures et sans verrous, ce qui n'empêche point que le vol n'y soit
très-rare.

Les appartemens des grandes maisons offrent ce qu'il y a de plus riche
en tapis de Perse, en nattes très-fines, en précieuses étoffes, en
dorures et en meubles recherchés, parmi lesquels on voit de la vaisselle
d'or et d'argent. Les femmes ont un appartement particulier qui donne
ordinairement sur le jardin; elles y mangent ensemble. Cette dépense est
incroyable pour le mari, surtout dans les conditions élevées; car chaque
femme a ses domestiques et ses esclaves du même sexe, avec toutes les
commodités qu'elle désire. D'ailleurs les grands et toutes les personnes
riches entretiennent un grand train d'officiers, de gardes, d'eunuques,
de valets, d'esclaves, et ne sont pas moins attentifs à se faire bien
servir au dedans qu'à se distinguer au dehors par l'éclat de leur
cortége. Chaque domestique est borné à son emploi. Les eunuques gardent
les femmes avec des soins qui ne leur laissent pas d'autre attention. On
voit au service des principaux seigneurs une espèce de coureurs qui
portent deux sonnettes sur la poitrine, pour être excités par le bruit à
courir plus vite, et qui font régulièrement quatorze ou quinze lieues en
vingt-quatre heures. On y voit des coupeurs de bois, des charretiers et
des chameliers pour la provision d'eau, des porteurs de palanquins, et
d'autres sortes de valets pour divers usages.

Entre plusieurs sortes de voitures, quelques-uns ont des carrosses à
l'indienne qui sont tirés par des boeufs; mais les plus communes sont
diverses sortes de palanquins, dont la plupart sont si commodes, qu'on y
peut mettre un petit lit avec son pavillon, ou des rideaux qui se
retroussent comme ceux de nos lits d'ange. Une longue pièce de bambou
courbée avec art passe d'un bout à l'autre de cette litière, et soutient
toute la machine dans une situation si ferme, qu'on n'y reçoit jamais de
mouvement incommode. On y est assis ou couché, on y mange et l'on y boit
dans le cours des plus longs voyages; on y peut même avoir avec soi
quelques amis, et la plupart des Mogols s'y font accompagner de leurs
femmes; mais ils apportent de grands soins pour les dérober à la vue des
passans. Ces agréables voitures sont portées par six ou huit hommes,
suivant la longueur du voyage et les airs de grandeur que le maître
cherche à se donner. Ils vont pieds nus par des chemins d'une argile
dure, qui devient fort glissante pendant la pluie. Ils marchent au
travers des broussailles et des épines sans aucune marque de sensibilité
pour la douleur, dans la crainte de donner trop de branle au palanquin.
Ordinairement il n'y a que deux porteurs par-devant et deux par-derrière
qui marchent sur une même ligne. Les autres suivent pour être toujours
prêts à succéder au fardeau. On voit avec eux autour de la litière deux
joueurs d'instrumens, des gardes, des cuisiniers et d'autres valets,
dont les uns portent des tambours et des flûtes, les autres des armes,
des banderoles, des vivres, des tentes, et tout ce qui est nécessaire
pour la commodité du voyage. Cette méthode épargne les frais des
animaux, dont la nourriture est toujours difficile et d'une grande
dépense, sans compter que rien n'est à meilleur marché que les porteurs.
Leurs journées les plus fortes ne montent pas à plus de quatre ou cinq
sous. Quelques-uns même ne gagnent que deux sous par jour. On se
persuadera aisément qu'ils ne mettent leurs services qu'à ce prix, si
l'on considère que dans toutes les parties de l'Indoustan les gens du
commun ne vivent que de riz cuit à l'eau, et que, s'élevant rarement
au-dessus de leur condition, ils apprennent le métier de leurs pères,
avec l'habitude de la soumission et de la docilité pour ceux qui
tiennent un rang supérieur.

Les seigneurs et les riches commerçans sont magnifiques dans leurs
festins: c'est une grande partie de leur dépense. Le maître de la maison
se place avec ses convives sur des tapis, où le maître-d'hôtel présente
à chacun des mets fort bien apprêtés, avec des confitures et des fruits.
Les Mogols ont des siéges et des bancs sur lesquels on peut s'asseoir;
mais ils se mettent plus volontiers sur des nattes fines et sur des
tapis de Perse, en croisant leurs jambes sous eux. Les plus riches
négocians ont chez eux des fauteuils pour les offrir aux marchands
européens.

Dans les conditions honnêtes, on envoie les enfans aux écoles publiques,
pour y apprendre à lire, à écrire, et surtout à bien entendre l'Alcoran.
Ils reçoivent aussi les principes des autres sciences auxquelles ils
sont destinés, telles que la philosophie, la rhétorique, la médecine, la
poésie, l'astronomie et la physique. Les mosquées servent d'écoles et
les mollahs de maîtres. Ceux qui n'ont aucun bien élèvent leurs enfans
pour la servitude ou pour la profession des armes, ou pour quelque autre
métier dans lequel ils les croient capables de réussir.

Ils les fiancent dès l'âge de six à huit ans: mais le mariage ne se
consomme qu'à l'âge indiqué par la nature, ou suivant l'ordre du père et
de la mère. Aussitôt que la fille reçoit cette liberté, on la mène avec
beaucoup de cérémonie au Gange, ou sur le bord de quelque autre rivière.
On la couvre de fleurs rares et de parfums. Les réjouissances sont
proportionnées au rang ou à la fortune. Dans les propositions de
mariage, une famille négocie long-temps. Après la conclusion, l'homme
riche monte à cheval pendant quelques soirées. On lui porte sur la tête
plusieurs parasols. Il est accompagné de ses amis, et d'une suite
nombreuse de ses propres domestiques. Ce cortége est environné d'une
multitude d'instrumens, dont la marche s'annonce par un grand bruit. On
voit parmi eux des danseurs, et tout ce qui peut servir à donner plus
d'éclat à la fête. Une foule de peuple suit ordinairement cette
cavalcade. On passe dans toutes les grandes rues; on prend le plus long
chemin. En arrivant chez la jeune femme, le marié se place sur un tapis
où ses parens le conduisent. Un mollah tire son livre, et prononce
hautement les formules de religion, sous les yeux d'un magistrat qui
sert de témoin. Le marié jure devant les spectateurs que s'il répudie sa
femme, il restituera la dot qu'il a reçue; après quoi le prêtre achève
et leur donne sa bénédiction.

Le festin nuptial n'est ordinairement composé que de bétel ou d'autres
mets délicats: mais on n'y sert jamais de liqueurs fortes, et ceux qui
en boivent sont obligés de se tenir à l'écart. Le mets le plus commun et
le plus estimé est une sorte de pâte en petites boules rondes, composée
de plusieurs semences aromatiques et mêlée d'opium, qui les rend d'abord
fort gais, mais qui les étourdit ensuite et les fait dormir.

Le divorce n'est pas moins libre que la polygamie. Un homme peut épouser
autant de femmes que sa fortune lui permet d'en nourrir; mais, en
donnant à celles qui lui déplaisent le bien qu'il leur a promis le jour
du mariage, il a toujours le pouvoir de les congédier. Elles n'ont
ordinairement pour dot que leurs vêtemens et leurs bijoux. Celles qui
sont d'une haute naissance passent dans la maison de leur mari avec
leurs femmes de chambre et leurs esclaves. L'adultère les expose à la
mort. Un homme qui surprend sa femme dans le crime, ou qui s'en assure
par des preuves, est en droit de la tuer. L'usage ordinaire des Mogols
est de fendre la coupable en deux avec leurs sabres; mais une femme qui
voit son mari entre les bras d'une autre n'a point d'autre ressource que
la patience. Cependant, lorsqu'elle peut prouver qu'il l'a battue, ou
qu'il lui refuse ce qui est nécessaire à son entretien, elle peut porter
sa plainte au juge et demander la dissolution du mariage. En se
séparant, elle emmène ses filles, et les garçons restent au mari. Les
riches particuliers, surtout les marchands, établissent une partie de
leurs femmes et de leurs concubines dans les différens lieux où leurs
affaires les appellent pour y trouver une maison prête et toutes sortes
de commodités. Ils en tirent aussi cet avantage, que les femmes de
chaque maison s'efforcent par leurs caresses de les y attirer plus
souvent. Ils les font garder par des eunuques et des esclaves, qui ne
leur permettent pas même de voir leurs plus proches parens.

Ces soins n'empêchent pas qu'il n'arrive de grands désordres jusque dans
le sérail de l'empereur. On peut s'en fier au témoignage de Bernier. «On
vit, dit-il, Aureng-Zeb un peu dégoûté de Rochenara-Begum, sa favorite,
parce qu'elle fut accusée d'avoir fait entrer à diverses fois dans le
sérail deux hommes qui furent découverts et menés devant lui. Voici de
quelle façon une vieille métisse de Portugal, qui avait été long-temps
esclave dans le sérail, et qui avait la liberté d'y entrer et d'en
sortir, me raconta la chose. Elle me dit que Rochenara-Begum, après
avoir épuisé les forces d'un jeune homme pendant quelques jours qu'elle
l'avait tenu caché, le donna à quelques-unes de ses femmes pour le
conduire pendant la nuit au travers de quelques jardins et le faire
sauver; mais soit qu'elles eussent été découvertes, ou qu'elles
craignissent de l'être, elles s'enfuirent, et le laissèrent errant parmi
ces jardins, sans qu'il sût de quel côté tourner. Enfin, ayant été
rencontré et mené devant Aureng-Zeb, ce prince l'interrogea beaucoup, et
n'en put presque tirer d'autres réponses, sinon qu'il était entré
par-dessus les murailles. On s'attendait qu'il le ferait traiter avec la
cruauté que Schah-Djehan son père avait eue dans les mêmes occasions;
mais il commanda simplement qu'on le fît sortir par où il était entré.
Les eunuques allèrent au delà de cet ordre, car ils le jetèrent du haut
des murailles en bas. Pour ce qui est du second, cette même femme dit
qu'il fut trouvé errant dans les jardins comme le premier, et qu'ayant
confessé qu'il était entré par la porte, Aureng-Zeb commanda aussi
simplement qu'on le fît sortir par la porte; se réservant néanmoins de
faire un grand et exemplaire châtiment sur les eunuques, parce que c'est
une chose qui non-seulement regardait son honneur, mais aussi la sûreté
de sa personne.»

Citons un autre trait du même voyageur. «En ce même temps, dit-il, on
vit arriver un accident bien funeste, qui fit grand bruit dans Delhy,
principalement dans le sérail, et qui désabusa quantité de personnes qui
avaient peine à croire, comme moi, que les eunuques, c'est-à-dire ceux à
qui on n'a laissé aucune ressource, devinssent amoureux comme les autres
hommes. Didar-Khan, un des premiers eunuques du sérail, et qui avait
fait bâtir une maison où il venait souvent se coucher et se divertir,
devint amoureux d'une très-belle femme d'un de ses voisins qui était un
écrivain gentou; ses amours durèrent assez long-temps, sans que personne
y trouvât beaucoup à redire, parce qu'enfin c'était un eunuque, qui a
droit d'entrer partout. Mais cette familiarité devint si grande et si
extraordinaire, que les voisins se doutèrent de quelque chose, et
raillèrent l'écrivain. Une nuit qu'il trouva les deux amans couchés
ensemble, il poignarda l'eunuque, et laissa la femme pour morte. Tout le
sérail, les femmes et eunuques, se ligua contre lui pour le faire
mourir; mais Aureng-Zeb se moqua de toutes leurs brigues, et se contenta
de lui faire embrasser le mahométisme.»

Les devoirs qu'on rend aux morts, sont accompagnés de tant de modestie
et de décence, qu'un voyageur hollandais reproche à sa nation d'en avoir
beaucoup moins. Pendant trois jours les femmes, les parens, les enfans
et les voisins poussent de grands cris; ensuite on lave le corps: on
l'ensevelit dans une toile blanche qu'on coud soigneusement, et dans
laquelle on renferme divers parfums. La cérémonie des funérailles
commence par deux ou trois prêtres, qui tournent plusieurs fois autour
du corps en prononçant quelques prières. Huit ou dix hommes vêtus de
blanc le mettent dans la bière et le portent au lieu de la sépulture.
Les parens et les amis, vêtus aussi de blanc, suivent deux à deux, et
marchent avec beaucoup d'ordre et de modestie. Le tombeau est petit, et
ordinairement de maçonnerie; on y pose le corps sur le côté droit, les
pieds tournés vers le midi et le visage vers l'occident. On le couvre de
planches, et l'on jette de la terre par-dessus. Ensuite toutes les
personnes de l'assemblée vont se laver les mains dans un lieu préparé
pour cet usage. Les prêtres et les assistans reviennent former un cercle
autour du tombeau, la tête couverte, les mains jointes, le visage tourné
vers le ciel, et font une courte prière: après quoi chacun reprend son
rang pour suivre les parens jusqu'à la maison du deuil. Là, sans perdre
la gravité qui convient à cette triste scène, l'assemblée se sépare, et
chacun se retire d'un air sérieux.

Ces usages, qui sont communs à tous les mahométans de l'empire, mettent
beaucoup de ressemblance entre eux dans toutes les provinces, malgré la
variété de leur origine et la différence du climat. Mais l'on ne trouve
pas la même conformité dans les sectes idolâtres, qui composent encore
la plus grande partie des sujets du grand-mogol. Les voyageurs en
distinguent un grand nombre. Ici, pour ne s'arrêter qu'aux usages
civils, les principales observations doivent tomber sur les banians,
qui, faisant sans comparaison le plus grand nombre, peuvent être
regardés comme le second ordre d'une nation dont les mahométans sont le
premier.

Suivant le témoignage de tous les voyageurs, il n'y a point d'Indiens
plus doux, plus modestes, plus tendres, plus pitoyables, plus civils,
et de meilleure foi pour les étrangers que les banians. Il n'y en a
point aussi de plus ingénieux, de plus habiles, et même de plus savans.
On voit parmi eux des gens éclairés dans toutes sortes de professions,
surtout des banquiers, des joailliers, des écrivains, des courtiers
très-adroits, et de profonds arithméticiens. On y voit de gros marchands
de grains, de toiles de coton, d'étoffes de soie, et de toutes les
marchandises des Indes. Leurs boutiques sont belles, et les magasins
richement fournis; mais il n'y faut chercher ni viande ni poisson. Les
banians savent mieux l'arithmétique que les chrétiens et les Maures.
Quelques-uns font un gros commerce sur mer, et possèdent d'immenses
richesses; aussi ne vivent-ils pas avec moins de magnificence que les
Maures. Ils ont de belles maisons, des appartemens commodes et bien
meublés, et des bassins d'eau fort propres pour leurs bains. Ils
entretiennent un grand nombre de domestiques, de chevaux et de
palanquins; mais leurs richesses n'empêchent point qu'ils ne soient
soumis aux Maures dans tout ce qui regarde l'ordre de la société, à
l'exception du culte religieux, sur lequel aucun empereur mogol n'a
jamais osé les chagriner. Il est vrai qu'ils achètent cette liberté par
de gros tributs qu'ils envoient à la cour par leurs prêtres, qui sont
les bramines. Elle en est quitte pour quelques vestes ou quelque vieil
éléphant, dont elle fait présent à leurs députés. Ils paient aussi de
grosses sommes aux gouverneurs, dans la crainte qu'on ne les charge de
fausses accusations, ou que, sous quelque prétexte, on ne confisque
leurs biens. Le peuple de cette secte est composé de toutes sortes
d'artisans qui vivent du travail de leurs mains, mais surtout d'un grand
nombre de tisserands dont les villes et les champs sont remplis. Les
plus fines toiles et les plus belles étoffes des Indes viennent de leurs
manufactures. Ils fabriquent des tapis, des couvertures, des
courtes-pointes, et toutes sortes d'ouvrages de coton ou de soie, avec
la même industrie dans les deux sexes, et la même ardeur pour le
travail.

Les riches banians sont vêtus à peu près comme les Maures; mais la
plupart ne portent que des étoffes blanches depuis la tête jusqu'aux
pieds. Leurs robes sont d'une fine toile de coton, dont ils se font
aussi des turbans. C'est par cette partie néanmoins qu'on les distingue;
car leurs turbans sont moins grands que ceux des Maures. On les
reconnaît aussi à leurs hauts-de-chausses, qui sont plus courts;
d'ailleurs ils ne se font point raser la tête, quoiqu'ils ne portent pas
les cheveux fort longs. Leur usage est aussi de se faire tous les jours
une marque jaune au front, de la largeur d'un doigt, avec un mélange
d'eau et de bois de sandal, dans lequel ils broient quatre ou cinq
grains de riz. C'est de leurs bramines qu'ils reçoivent cette marque,
après avoir fait leurs dévotions dans quelques pagodes.

Leurs femmes ne se couvrent point le visage comme celles des
mahométans, mais elles parent aussi leurs têtes de pendans et de
colliers. Les plus riches sont vêtues d'une toile de coton si fine,
qu'elle en est transparente, et qui leur descend jusqu'au milieu des
jambes. Elles mettent par-dessus une sorte de veste, qu'elles serrent
d'un cordon au-dessus des reins. Comme le haut de cet habillement est
fort lâche, on les voit nues depuis le sein jusqu'à la ceinture. Pendant
l'été, elles ne portent que des sabots ou des souliers de bois, qu'elles
s'attachent aux pieds avec des courroies; mais l'hiver elles ont des
souliers de velours ou de brocart, garnies de cuir doré. Les quartiers
en sont fort bas, parce qu'elles se déchaussent à toute heure pour
entrer dans leurs chambres, dont les planchers sont couverts de tapis.
Les enfans de l'un et de l'autre sexe vont nus jusqu'à l'âge de quatre
ou cinq ans.

La plupart des femmes banianes ont le tour du visage bien fait et
beaucoup d'agrémens. Leurs cheveux noirs et lustrés forment une ou deux
boucles sur le derrière du cou, et sont attachés d'un noeud de ruban.
Elles ont, comme les mahométanes, des anneaux d'or passés dans le nez et
dans les oreilles; elles en ont aux doigts, aux bras, aux jambes et au
gros doigt du pied. Celles du commun les ont d'argent, de laque,
d'ivoire, de verre ou d'étain. Comme l'usage du bétel leur noircit les
dents, elles sont parvenues à se persuader que c'est une beauté de les
avoir de cette couleur. «Fi! disaient-elles à Mandelslo, vous avez les
dents blanches comme les chiens et les singes.»

Les bramines sont distingués des autres banians par leur coiffure, qui
est une simple toile blanche, à laquelle ils font faire plusieurs fois
le tour de la tête, pour attacher entièrement leurs cheveux, qu'ils ne
font jamais couper, et par trois filets de petite ficelle qu'ils portent
sur la peau, et qui leur descend en écharpe sur l'estomac, depuis
l'épaule jusqu'aux hanches. Ils n'ôtent jamais cette marque de leur
profession, quand il serait question de la vie.

L'éducation des enfans de cette nombreuse secte n'a rien de commun avec
celle des mahométans. Les jeunes garçons apprennent de bonne heure
l'arithmétique et l'art d'écrire. Ensuite on s'efforce de les avancer
dans la profession de leurs pères. Il est rare qu'ils abandonnent le
genre de vie dans lequel ils sont nés. L'usage est de les fiancer dès
l'âge de quatre ans, et de les marier au-dessus de dix, après quoi les
parens leur laissent la liberté de suivre l'instinct de la nature. Aussi
l'on voit souvent parmi eux de jeunes mères de dix ou douze ans. Une
fille qui n'est pas mariée à cet âge tombe dans le mépris. Les
cérémonies des noces sont différentes dans chaque canton, et même dans
chaque ville. Mais tous les pères s'accordent à donner leurs filles pour
une somme d'argent ou pour quelque présent qu'on leur offre. Après avoir
marché avec beaucoup d'appareil dans les principales rues de la ville
ou du bourg, les deux familles se placent sur des nattes, près d'un
grand feu, autour duquel on fait faire trois tours aux deux amans,
tandis qu'un bramine prononce quelques mots, qui sont comme la
bénédiction du mariage. Dans plusieurs endroits, l'union se fait par
deux cocos, dont l'époux et la femme font un échange, pendant que le
bramine leur lit quelques formules dans un livre. Le festin nuptial est
proportionné à l'opulence des familles. Mais quelque riches que soient
les parens d'une fille, il est rare qu'elle ait d'autre dot que ses
joyaux, ses habits, son lit et quelque vaisselle. Si la nature lui
refuse des enfans, le mari peut prendre une seconde, et même une
troisième femme; mais la première conserve toujours son rang et ses
priviléges. D'ailleurs, quoique l'usage accorde cette liberté aux
hommes, ils ne peuvent guère en user sans donner quelque atteinte à leur
réputation.

Les banians sont d'une extrême propreté dans leurs maisons. Ils couvrent
le pavé de nattes fort bien travaillées, sur lesquelles ils s'asseyent
comme les Maures; c'est-à-dire les jambes croisées sous eux. Leur
nourriture la plus commune est du riz, du beurre et du lait, avec toutes
sortes d'herbages et de fruits. Ils ne mangent aucune sorte d'animaux,
et ce respect pour toutes les créatures vivantes s'étend jusqu'aux
insectes. Dans plusieurs cantons, ils ont des hôpitaux pour les bêtes
languissantes de vieillesse ou de maladie. Ils rachètent les oiseaux
qu'ils voient prendre aux mahométans. Les plus dévots font difficulté
d'allumer pendant la nuit du feu ou de la chandelle, de peur que les
mouches ou les papillons ne s'y viennent brûler. Cet excès de
superstition, qu'ils doivent à l'ancienne opinion de la transmigration
des âmes, leur donne de l'horreur pour la guerre et pour tout ce qui
peut conduire à l'effusion du sang; aussi les empereurs n'exigent-ils
d'eux aucun service militaire; mais cette exemption les rend aussi
méprisables que leur idolâtrie aux yeux des mahométans, qui en prennent
droit de les traiter en esclaves: ce qui n'empêche point que le
souverain ne leur laisse l'avantage de pouvoir léguer leurs biens à
leurs héritiers mâles, sous la seule condition d'entretenir leur mère
jusqu'à la mort, et leurs soeurs jusqu'au temps de leur mariage.

Quelques voyageurs ont fait le compte des sectes idolâtres, qui sont
autant de branches des banians, et prétendent en avoir trouvé
quatre-vingt-trois; elles ont toutes cette ressemblance avec les
mahométans, qu'elles font consister la principale partie de leur
religion dans les purifications corporelles. Il n'y a point d'idolâtre
indien qui laisse passer le jour sans se laver; la plupart n'ont pas de
soin plus pressant: dès le plus grand matin, avant le lever du soleil,
ils se mettent dans l'eau jusqu'aux hanches, tenant à la main un brin de
paille que le bramine leur distribue pour chasser l'esprit malin,
pendant qu'il donne la bénédiction et qu'il prêche ses opinions à ceux
qui se purifient. Les habitans des bords du Gange se croient les plus
heureux, parce qu'ils attachent une idée de sainteté aux eaux de ce
fleuve; non-seulement ils s'y baignent plusieurs fois le jour, mais ils
ordonnent que leurs cendres y soient jetées après leur mort. Le comble
de leur superstition est dans le temps des éclipses, dont ils craignent
les plus malignes influences. Bernier fait un récit curieux du spectacle
dont il fut témoin. Il se trouvait à Delhy pendant la fameuse éclipse de
1666: «Il monta, dit-il, sur la terrasse de sa maison, qui était située
sur les bords du Djemna; de là il vit les deux côtés de ce fleuve, dans
l'étendue d'une lieue, couverts d'idolâtres qui étaient dans l'eau
jusqu'à la ceinture, regardant le ciel pour se plonger et se laver dans
le moment où l'éclipse allait commencer. Les petits garçons et les
petites filles étaient nus comme la main; les hommes l'étaient aussi,
excepté qu'ils avaient une espèce d'écharpe bridée à l'entour des
cuisses. Les femmes mariées et les filles qui ne passaient pas six à
sept ans étaient couvertes d'un simple drap. Les personnes de condition,
telles que les radjas, princes souverains gentous, qui sont
ordinairement à la cour et au service de l'empereur; les sérafs ou
changeurs, les banquiers, les joailliers et tous les riches marchands
avaient traversé l'eau avec leurs familles; ils avaient dressé leurs
tentes sur l'autre bord, et planté dans la rivière des kanates, qui
sont une espèce de paravents, pour observer leurs cérémonies et se laver
tranquillement sans être exposés à la vue de personne. Aussitôt que le
soleil eut commencé à s'éclipser, ils poussèrent un grand cri, et se
plongeant dans l'eau, où ils demeurèrent cachés assez long-temps, ils se
levèrent pour y demeurer debout, les yeux et les mains levés vers le
soleil, prononçant leurs prières avec beaucoup de dévotion, prenant par
intervalle de l'eau avec les mains, la jetant vers le soleil, inclinant
la tête, remuant et tournant les bras et les mains, et continuant ainsi
leurs immersions, leurs prières et leurs contorsions jusqu'à la fin de
l'éclipse. Alors chacun ne pensa qu'à se retirer en jetant des pièces
d'argent fort loin dans la rivière, et distribuant des aumônes aux
bramines qui se présentaient en grand nombre. Bernier observa qu'en
sortant de la rivière ils prirent tous des habits neufs qui les
attendaient sur le sable, et que les plus dévots laissèrent leurs
anciens habits pour les bramines. Cette éclipse, dit-il, fut célébrée de
même dans l'Indus, dans le Gange et dans les autres fleuves des Indes;
mais surtout dans l'eau du Tanaïser, où plus de cent cinquante mille
personnes se rassemblèrent de toutes les régions voisines, parce que ce
jour-là son eau passe pour la plus sainte.

Les quatre-vingt-trois sectes des banians peuvent se réduire à quatre
principales, qui comprennent toutes les autres: celles des
_Ceuravaths_, des _Samaraths_, des _Bisnaos_ et des _Gondjis_.

Les premiers ont tant d'exactitude à conserver les animaux, que leurs
bramines se couvrent la bouche d'un linge dans la crainte qu'une mouche
n'y entre, et portent chez eux un petit balai à la main pour écarter
toutes sortes d'insectes. Ils ne s'asseyent point sans avoir nettoyé
soigneusement la place qu'ils veulent occuper; ils vont tête et pieds
nus, avec un bâton blanc à la main, par lequel ils se distinguent des
autres castes; ils ne font jamais de feu dans leurs maisons; ils n'y
allument pas même de chandelle; ils ne boivent point d'eau froide, de
peur d'y rencontrer des insectes. Leur habit est une pièce de toile qui
leur pend depuis le nombril jusqu'aux genoux; ils ne se couvrent le
reste du corps que d'un petit morceau de drap, autant qu'on en peut
faire d'une seule toison.

Leurs pagodes sont carrées, avec un toit plat; elles ont, dans la partie
orientale, une ouverture sous laquelle sont les chapelles de leurs
idoles, bâties en forme pyramidale, avec des degrés qui portent
plusieurs figures de bois, de pierre et de papier, représentant leurs
parens morts, dont la vie a été remarquable par quelque bonheur
extraordinaire. Leurs plus grandes dévotions se font au mois d'août,
pendant lequel ils se mortifient par des pénitences fort austères.
Mandelslo confirme ce qu'on a déjà rapporté sur d'autres témoignages,
qu'il se trouve de ces idolâtres qui passent un mois ou six semaines
sans autre nourriture que de l'eau; dans laquelle ils raclent d'un
certain bois amer qui soutient leurs forces. Les ceuravaths brûlent les
corps des personnes âgées; mais ils enterrent ceux des enfans. Leurs
veuves ne se brûlent point avec leurs maris; elles renoncent seulement à
se remarier. Tous ceux qui font profession de cette secte peuvent être
admis à la prêtrise; on accorde même cet honneur aux femmes,
lorsqu'elles ont passé l'âge de vingt-cinq ans; mais les hommes y sont
reçus dès leur septième année, c'est-à-dire qu'ils en prennent l'habit,
qu'ils s'accoutument à mener une vie austère, et qu'ils s'engagent à la
chasteté par un voeu. Dans le mariage même, l'un des deux époux a le
pouvoir de se faire prêtre, et par cette résolution d'obliger l'autre au
célibat pour le reste de ses jours. Quelques-uns font voeu de chasteté
après le mariage; mais cet excès de zèle est rare. Dans les dogmes de
cette secte, la Divinité n'est point un être infini qui préside aux
événemens: tout ce qui arrive dépend de la bonne ou mauvaise fortune;
ils ont un saint qu'ils nomment _Fiel-Tenck-Ser_; ils n'admettent ni
enfer ni paradis; ce qui n'empêche point qu'ils ne croient l'âme
immortelle; mais ils croient qu'en sortant du corps elle entre dans un
autre, d'homme ou de bête, suivant le bien ou le mal qu'elle a fait, et
qu'elle choisit toujours une femelle, qui la remet au monde pour vivre
dans un autre corps. Tous les autres banians ont du mépris et de
l'aversion pour les ceuravaths; ils ne veulent boire ni manger avec eux;
ils n'entrent pas même dans leurs maisons, et s'ils avaient le malheur
de les toucher, ils seraient obligés de se purifier par une pénitence
publique.

La seconde secte ou caste, qui est celle des samaraths, est composée de
toutes sortes de métiers, tels que les serruriers, les maréchaux, les
charpentiers, les tailleurs, les cordonniers, les fournisseurs, etc.
Elle admet aussi des soldats, des écrivains et des officiers; c'est par
conséquent la plus nombreuse. Quoiqu'elle ait de commun avec la première
de ne pas souffrir qu'on tue les animaux ni les insectes, et de ne rien
manger qui ait eu vie, ses dogmes sont différens; elle croit l'univers
créé par une première cause qui gouverne et conserve tout avec un
pouvoir immuable et sans borne; son nom est _Permiser_ et _Vistnou_.
Elle lui donne trois substituts, qui ont chacun leur emploi sous sa
direction: le premier, nommé _Brahma_, dispose du sort des âmes, qu'il
fait passer dans des corps d'hommes ou de bêtes; le second qui s'appelle
_Bouffinna_, apprend aux créatures humaines à vivre suivant les lois de
Dieu, qui sont comprises en quatre livres: il prend soin aussi de faire
croître le blé, les plantes et les légumes; le troisième se nomme
_Maïs_, et son pouvoir s'étend sur les morts; il sert comme de
secrétaire à Vistnou, pour examiner les bonnes et mauvaises oeuvres; il
en fait un rapport fidèle à son maître, qui, après les avoir pesées,
envoie l'âme dans le corps qui lui convient. Les âmes qui sont envoyées
dans le corps des vaches sont les plus heureuses, parce que, cet animal
ayant quelque chose de divin, elles espèrent d'être plus tôt purifiées
des souillures qu'elles ont contractées. Au contraire, celles qui ont
pour demeure le corps d'un éléphant, d'un chameau, d'un buffle, d'un
bouc, d'un âne, d'un léopard, d'un porc, d'un serpent, ou de quelque
autre bête immonde, sont fort à plaindre, parce qu'elles passent de là
dans d'autres corps de bêtes domestiques et moins féroces; où elles
achèvent d'expier les crimes qui les ont fait condamner à cette peine.
Enfin Maïs présente les âmes purifiées à Vistnou, qui les reçoit au
nombre de ses serviteurs.

Les samaraths brûlent les corps des morts, à la réserve de ceux des
enfans au-dessous de l'âge de trois ans; mais ils observent de faire les
obsèques sur le bord d'une rivière, ou de quelque ruisseau d'eau vive;
ils y portent même leurs malades, lorsqu'ils sont à l'extrémité, pour
leur donner la consolation d'y expirer. Il n'y a point de secte dont les
femmes se sacrifient si gaiement à la mémoire de leurs maris. Elles sont
persuadées que cette mort n'est qu'un passage pour entrer dans un
bonheur sept fois plus grand que tout ce qu'elles ont eu de plaisir sur
la terre. Un autre de leurs plus saints usages est de faire présenter à
leur enfant, aussitôt qu'elles sont accouchées, une écritoire, du papier
et des plumes; si c'est un garçon, elles y font ajouter un arc; le
premier de ces deux signes est pour engager Bouffinna à graver la loi
dans l'esprit de l'enfant, et l'autre lui promet sa fortune à la guerre,
s'il embrasse cette profession à l'exemple des rasbouts.

La troisième secte, qui est celle des bisnaos, s'abstient, comme les
deux précédentes, de manger tout ce qui a l'apparence de vie. Elle
impose aussi des jeûnes; ses temples portent le nom particulier
d'_agoges_. La principale dévotion des bisnaos consiste à chanter des
hymnes à l'honneur de leur dieu, qu'ils appellent _Ram-ram_. Leur chant
est accompagné de danses, de tambours, de flageolets, de bassins de
cuivre, et d'autres instrumens, dont ils jouent devant leurs idoles. Ils
représentent Ram-ram et sa femme sous différentes formes; ils les parent
de chaînes d'or, de colliers de perles et d'autres ornemens précieux.
Leurs dogmes sont à peu près les mêmes que ceux des samaraths, avec
cette différence que leur dieu n'a point de lieutenans, et qu'il agit
par lui-même. Ils se nourrissent de légumes, de beurre et de lait, avec
ce qu'ils nomment l'_atsenia_, qui est une composition de gingembre, de
mangues, de citrons, d'ail et de graine de moutarde confite au sel; ce
sont leurs femmes ou leurs prêtres qui font cuire leurs alimens. Au lieu
de bois, qu'ils font scrupule de brûler, parce qu'il s'y rencontre des
vers qui pourraient périr par le feu, ils emploient de la fiente de
vache séchée au soleil et mêlée avec de la paille, qu'ils coupent en
petits carreaux, comme les tourbes. La plupart des banians bisnaos
exercent le commerce par commission ou pour leur propre compte; ils y
sont fort entendus. Leurs manières étant très-douces, et leur
conversation agréable, les chrétiens et les mahométans choisissent parmi
eux leurs interprètes et leurs courtiers. Ils ne permettent point aux
femmes de se faire brûler avec leurs maris; ils les forcent à garder un
veuvage perpétuel, quand le mari serait mort avant la consommation du
mariage. Il n'y a pas long-temps que le second frère était obligé, parmi
eux, d'épouser la veuve de son aîné; mais cet usage a fait place à la
loi qui condamne toutes les veuves au célibat.

En se baignant suivant l'usage commun de toutes les sectes banianes, les
bisnaos doivent se plonger, se vautrer et nager dans l'eau; après quoi
ils se font frotter par un bramine, le front, le nez, les oreilles,
d'une drogue composée de quelque bois odoriférant, et pour sa peine ils
lui donnent une petite quantité de blé, de riz ou de légumes. Les plus
riches ont dans leurs maisons des bassins d'eau pure qu'ils y amènent à
grands frais, et ne vont aux rivières que dans les occasions
solennelles, telles que leurs grandes fêtes, les pélerinages et les
éclipses.

La secte des gondjis, qui comprend les _fakirs_, c'est-à-dire les moines
banians, les ermites, les missionnaires, et tous ceux qui se livrent à
la dévotion par état, fait profession de reconnaître un Dieu créateur et
conservateur de toutes choses. Ils lui donnent divers noms, et le
représentent sous différentes formes. Ils passent pour de saints
personnages; et, n'exerçant aucun métier, ils ne s'attachent qu'à
mériter la vénération du peuple. Une partie de leur sainteté consiste à
ne rien manger qui ne soit cuit ou apprêté avec de la bouse de vache,
qu'ils regardent comme ce qu'il y a de plus sacré; ils ne peuvent rien
posséder en propre. Les plus austères ne se marient point, et ne
toucheraient pas même une femme; ils méprisent les biens et les plaisirs
de la vie; le travail n'a pas plus d'attrait pour eux; ils passent leur
vie à courir les chemins et les bois, où la plupart vivent d'herbes
vertes et de fruits sauvages. D'autres se logent dans des masures ou
dans des grottes, et choisissent toujours les plus sales; d'autres vont
nus, à l'exception des parties naturelles, et ne font pas difficulté de
se montrer en cet état au milieu des grands chemins et des villes; ils
ne se font jamais raser la tête, encore moins la barbe, qu'ils ne lavent
et ne peignent jamais, non plus que leur chevelure; aussi
paraissent-ils couverts de poils comme autant de sauvages. Quelquefois
ils s'assemblent par troupes sous un chef, auquel ils rendent toutes
sortes de respects et de soumissions. Quoiqu'ils fassent profession de
ne rien demander, ils s'arrêtent près des lieux habités qu'ils
rencontrent, et l'opinion qu'on a de leur sainteté porte toutes les
autres sectes banianes à leur offrir des vivres; enfin d'autres, se
livrant à la mortification, exercent en effet d'incroyables austérités.
Il se trouve aussi des femmes qui embrassent un état si dur. Schouten
ajoute que souvent les pauvres mettent leurs enfans entre les mains des
gondjis, afin qu'étant exercés à la patience, ils soient capables de
suivre une profession si sainte et si honorée, s'ils ne peuvent
subsister par d'autres voies.

Quelques voyageurs mettent les rasbouts au nombre des sectes banianes,
parce qu'ils croient aussi à la transmigration des âmes, et qu'ils ont
une grande partie des mêmes usages. Cependant, au lieu que tous les
autres banians ont l'humeur douce, et qu'ils abhorrent l'effusion du
sang, les rasbouts sont emportés, hardis et violens; ils mangent de la
chair, ils ne vivent que de meurtre et de rapine, et n'ont pas d'autre
métier que la guerre.

Le grand-mogol et la plupart des autres princes indiens les emploient
dans leurs armées, parce que, méprisant la mort, ils sont d'une
intrépidité surprenante. Mandelslo raconte que, cinq rasbouts étant un
jour entrés dans la maison d'un paysan pour s'y reposer d'une longue
marche, le feu prit au village, et s'approcha bientôt de la maison où
ils s'étaient retirés. On les en avertit; ils répondirent que jamais ils
n'avaient tourné le dos au péril; qu'ils étaient résolus de donner au
feu la terreur qu'il inspirait aux autres, et qu'ils voulaient le forcer
de s'arrêter à leur vue. En effet ils s'obstinèrent à se laisser brûler
plutôt que de faire un pas pour se garantir des flammes. Il n'y en eut
qu'un qui prit le parti de se retirer; mais il ne put se consoler de
n'avoir pas suivi le parti des autres. Voilà un courage bien stupide.

Les rasbouts n'épargnent que les bêtes, surtout les oiseaux, parce
qu'ils croient que leurs âmes sont particulièrement destinées à passer
dans ces petits corps, et qu'ils espèrent alors pour eux-mêmes autant de
charité qu'ils en auraient eu pour les autres. Ils marient, comme les
banians, leurs enfans dès le premier âge; leurs veuves se font brûler
avec les corps de leurs maris, à moins que, dans le contrat de mariage,
ils n'aient stipulé qu'on ne puisse les y forcer: cette précaution ne
les déshonore point, lorsqu'elle a précédé l'union conjugale.

Au reste, cette variété d'opinions et d'usages, qui forme tant de sectes
différentes entre les banians, n'empêche point qu'ils n'aient quatre
livres communs, qu'ils regardent comme le fondement de leur religion,
et pour lesquels ils ont le même respect, malgré la différence de leurs
explications. Bernier, qui s'attache particulièrement à tout ce qui
regarde leurs sciences et leurs opinions, nous donne des éclaircissemens
curieux sur ces deux points.

Bénarès, ville située sur le Gange, dans un pays très-riche et
très-agréable, est l'école générale et comme l'Athènes de toute la
gentilité des Indes. C'est le lieu où les bramines, et tous ceux qui
aspirent à la qualité de savans se rendent pour communiquer leurs
lumières ou pour en recevoir. Ils n'ont point de colléges et de classes
subordonnées comme les nôtres; en quoi Bernier leur trouve plus de
ressemblance avec l'ancienne manière d'enseigner. Les maîtres sont
dispersés par la ville, dans leurs maisons, et principalement dans les
jardins des faubourgs, où les riches marchands leur permettent de se
retirer. Les uns ont quatre disciples, d'autres six ou sept, et les plus
célèbres, douze ou quinze au plus, qui emploient dix ou douze années à
recevoir leurs instructions. Cette étude est très-lente, parce que la
plupart des Indiens sont naturellement paresseux; défaut qui leur vient
de la chaleur du pays et de la qualité de leurs alimens. Ils étudient
sans contention d'esprit, en mangeant leur kichery, c'est-à-dire un
mélange de légumes que les riches marchands leur font apprêter.

Leur première étude est le sanscrit, qui est une langue tout-à-fait
différente de l'indienne ordinaire, et qui n'est sue que des poundits ou
des savans. Elle se nomme _sanscrit_ ou _sanskret_, qui signifie _langue
pure_; et croyant que c'est dans cette langue que Dieu, par le ministère
de Brahma, leur a communiqué les quatre livres qu'ils appellent Védas,
ils lui donnent les qualités de sainte et de divine. Ils prétendent
qu'elle est aussi ancienne que ce Brahma, dont ils ne comptent l'âge que
par lacks, ou centaines de mille ans. «Je voudrais caution, dit Bernier,
de cette étrange antiquité; mais on ne peut nier qu'elle ne soit
très-ancienne, puisque les livres de leur religion, qui l'est sans doute
beaucoup, ne sont écrits que dans cette langue, et que de plus elle a
ses auteurs de philosophie et de médecine en vers, quelques autres
poésies, et quantité d'autres livres, dont une grande salle est toute
remplie à Bénarès.»

Les traités de philosophie indienne s'accordent peu sur les premiers
principes des choses. Les uns établissent que tout est composé de petits
corps indivisibles, moins par leur résistance et leur dureté que par
leur petitesse; d'autres veulent que tout soit composé de matière et de
forme; d'autres, des quatre élémens et du néant, ce qui est
inintelligible; quelques-uns regardent la lumière et les ténèbres comme
les premiers principes.

Dans la médecine, ils ont quantité de petits livres qui ne contiennent
guère que des méthodes et des recettes. Le plus ancien et le principal
est écrit en vers. Leur pratique est fort différente de la nôtre; ils se
fondent sur ces principes, qu'un malade qui a la fièvre n'a pas besoin
de nourriture; que le principal remède des maladies est l'abstinence;
qu'on ne peut donner rien de pire à un malade que des bouillons de
viande, ni qui ne se corrompe plus tôt dans l'estomac d'un fiévreux, et
qu'on ne doit tirer du sang que dans une grande nécessité, telle que la
crainte d'un transport au cerveau, ou dans les inflammations de quelque
partie considérable, telle que la poitrine, le foie ou les reins.
Bernier, quoique médecin, ne décide point, dit-il, la bonté de cette
pratique; mais il en vérifia le succès. Il ajoute qu'elle n'est pas
particulière aux médecins gentous; que les médecins mogols et
mahométans, qui suivent Avicène et Averroës, y sont fort attachés,
surtout à l'égard des bouillons de viande; que les Mogols, à la vérité,
sont un peu plus prodigues de sang que les Gentous, et que, dans les
maladies qu'on vient de nommer, ils saignent ordinairement une ou deux
fois; «mais ce n'est pas de ces petites saignées de nouvelle invention:
_ce sont de ces saignées copieuses des anciens_, de dix-huit à vingt
onces de sang, qui vont souvent jusqu'à la défaillance, mais qui ne
manquent guère aussi d'étrangler, suivant le langage de Galien, les
maladies dans leur origine.»

Pour l'anatomie, on peut dire absolument que les Indiens gentous n'y
entendent rien. La raison en est simple: ils n'ouvrent jamais de corps
d'hommes ni d'animaux. Cependant ils ne laissent pas d'assurer qu'il y a
cinq mille veines dans le corps humain, avec autant de confiance que
s'ils les avaient comptées.

À l'égard de l'astronomie, ils ont leurs tables, suivant lesquelles ils
prévoient les éclipses. Si ce n'est pas avec toute la justesse des
astronomes de l'Europe, ils y parviennent à peu près; mais ils ne
laissent pas de joindre à leurs lumières de ridicules fables. Ce sont
des monstres qui se saisissent alors du soleil ou de la lune, et qui
l'infectent. Leurs idées de géographie ne sont pas moins choquantes. Ils
croient que la terre est plate et triangulaire; qu'elle a sept étages,
tous différens en beautés, en habitans, dont chacun est entouré de sa
mer; que, de ces mers, une est de lait, une autre de sucre, une autre de
beurre, une autre de vin, etc.; qu'après une terre vient une mer, et une
mer après une terre, et que chaque étage a différentes perfections,
jusqu'au premier qui les contient toutes.

Si toutes ces rêveries, observe Bernier, sont les fameuses sciences des
anciens brachmanes des Indes, on s'est bien trompé dans l'idée qu'on en
a conçue. Mais il avoue que la religion des Indes est d'un temps
immémorial; qu'elle s'est conservée dans la langue sanscrite, qui ne
peut être que très-ancienne, puisqu'on ignore son origine, et que c'est
une langue morte qui n'est connue que des savans, et qui a ses poésies;
que tous les livres de science ne sont écrits que dans cette langue;
enfin que peu de monumens ont autant de marques d'une très-grande
antiquité.

Bernier raconte qu'en descendant le Gange et passant par Bénarès, il
alla trouver un chef des poundits, qui faisait sa demeure ordinaire dans
cette ville. C'était un bramine si renommé par son savoir, que
Schah-Djehan, par estime pour son mérite autant que pour faire plaisir
aux radjas, lui avait accordé une pension annuelle de deux mille
roupies. Il était de belle taille et d'une fort agréable physionomie.
Son habillement consistait dans une espèce d'écharpe blanche de soie,
qui était liée autour de sa ceinture et qui lui pendait jusqu'au milieu
des jambes, avec une autre écharpe de soie rouge assez large, qu'il
portait sur les épaules comme un petit manteau. Bernier l'avait vu
plusieurs fois à Delhy devant l'empereur, dans l'assemblée des omhras,
et marchant par les rues, tantôt à pied, tantôt en palekis. Il l'avait
même entretenu plusieurs fois chez Danesch-Mend, à qui ce docteur indien
faisait sa cour, dans l'espérance de faire rétablir sa pension
qu'Aureng-Zeb lui avait ôtée, pour marquer son attachement au
mahométisme.

«Lorsqu'il me vit à Bénarès, dit Bernier, il me fit cent caresses, et me
donna une collation dans la bibliothéque de son université, avec les
six plus fameux poundits ou docteurs de la ville. Me trouvant en si
bonne compagnie, je les priai tous de me dire leurs sentimens sur
l'adoration de leurs idoles, parce que, me disposant à quitter les
Indes, j'étais extrêmement scandalisé de ce côté-là, et que ce culte me
paraissait indigne de leurs lumières et de leur philosophie. Voici la
réponse de cette noble assemblée.

«Nous avons véritablement, me dirent-ils, dans nos deutas ou nos temples
quantité de statues diverses, comme celles de Brahma, Machaden, Genich
et Gavani, qui sont des principales; et beaucoup d'autres moins
parfaites, auxquelles nous rendons de grands honneurs, nous prosternant
devant elles, et leur présentant des fleurs, du riz, des huiles
parfumées, du safran et d'autres offrandes, avec un grand nombre de
cérémonies. Cependant nous ne croyons point que ces statues soient ou
Brahma même, ou les autres, mais seulement leurs images et leurs
représentations; et nous ne leur rendons ces honneurs que par rapport à
ce qu'elles représentent. Elles sont dans nos deutas, parce qu'il est
nécessaire à ceux qui font la prière d'avoir quelque chose devant les
yeux qui arrête l'esprit. Quand nous prions, ce n'est pas la statue que
nous prions, mais celui qui est représenté par la statue. Au reste, nous
reconnaissons que c'est Dieu qui est le maître absolu et le seul
tout-puissant.

»Voilà, reprend Bernier, sans y rien ajouter ni diminuer, l'explication
qu'ils me donnèrent. Je les poussai ensuite sur la nature de leurs
divinités, dont je voulais être éclairci: mais je n'en pus rien tirer
que de confus.»

Bernier continue: «Je les remis encore sur la nature du _lengue
chérire_, admis par quelques-uns de leurs meilleurs auteurs; mais je
n'en pus tirer que ce que j'avais depuis long-temps entendu d'un autre
poundit: savoir, que les semences des animaux, des plantes et des
arbres, ne se forment point de nouveau; qu'elles sont toutes, dès la
première naissance du monde, dispersées partout, mêlées dans toutes
choses, et qu'en acte comme en puissance, elles ne sont que des plantes,
des arbres et des animaux même, entiers et parfaits, mais si petits,
qu'on ne peut distinguer leurs parties; sinon lorsque, se trouvant dans
un lieu convenable, elles se nourrissent, s'étendent et grossissent; en
sorte que les semences d'un pommier et d'un poirier sont un
lengue-chérire, un petit pommier et un petit poirier parfait, avec
toutes ses parties essentielles, comme celles d'un cheval, d'un éléphant
et d'un homme, sont un lengue-chérire, un petit cheval, un petit
éléphant et un petit homme, auxquels il ne manque que l'âme et la
nourriture pour les faire paraître ce qu'ils sont en effet.» Voilà le
système des germes préexistans.

Quoique Bernier ne sût pas le sanscrit ou la langue des savans, il eut
une précieuse occasion de connaître les livres composés dans cette
langue. Danesch-Mend-Khan prit à ses gages un des plus fameux poundits
de toutes les Indes. «Quand j'étais las, dit-il, d'expliquer les
dernières découvertes d'Harvey et de Pecquet sur l'anatomie, et de
raisonner sur la philosophie de Gassendi et de Descartes, que je
traduisais en langue persane, le poundit était notre ressource.» Nous
apprîmes de lui que Dieu, qu'il appelait toujours _Achar_, c'est-à-dire
immobile ou immuable, a donné aux Indiens quatre livres qu'ils appellent
_vedas_, nom qui signifie _sciences_, parce qu'ils prétendent que toutes
les sciences sont comprises dans ces livres. Le premier se nomme
_Atherbaved_; le second, _Zagerved_; le troisième, _Rekved_; et le
quatrième, _Samaved_. Suivant la doctrine de ces livres, ils doivent
être distingués, comme ils le sont effectivement, en quatre tribus: la
première, des bramines ou gens de loi; la seconde, des ketterys, qui
sont les gens de guerre; la troisième, des bescués ou des marchands,
qu'on appelle proprement _banians_; et la quatrième, des seydras, qui
sont les artisans et les laboureurs. Ces tribus ne peuvent s'allier les
unes avec les autres; c'est-à-dire qu'un bramine, par exemple, ne peut
se marier avec une femme kettery.

Ils s'accordent tous dans une doctrine, qui revient à celle des
pythagoriciens sur la métempsycose, et qui leur défend de tuer ou de
manger aucun animal. Ceux de la seconde tribu peuvent néanmoins en
manger, à l'exception de la chair de vache ou de paon. Le respect
incroyable qu'ils ont pour la vache vient de l'opinion dans laquelle ils
sont élevés, qu'ils doivent passer un fleuve dans l'autre vie en se
tenant à la queue d'un de ces animaux.

Les vedas enseignent que Dieu, ayant résolu de créer le monde, ne voulut
pas s'employer lui-même à cet ouvrage, mais qu'il créa trois êtres
très-parfaits. Le premier, nommé _Brahma_, qui signifie _pénétrant en
toutes choses_; le second, sous le nom de _Beschen_, qui veut dire
_existant en toutes choses_; et le troisième, sous celui de _Méhahden_,
c'est-à-dire _grand-seigneur_; que, par le ministère de Brahma il créa
le monde; que par Beschen il le conserve, et qu'il le détruira par
Méhahden; que Brahma fut chargé de publier les quatre vedas, et que
c'est par cette raison qu'il est quelquefois représenté avec quatre
têtes.

Mais les banians, dans leurs différentes sectes, ne sont pas les seuls
idolâtres de l'empire. On trouve particulièrement dans la province de
Guzarate une sorte de païens qui se nomment _parsis_, dont la plupart
sont des Persans des provinces de Fars et de Khorasan, qui abandonnèrent
leur patrie dès le septième siècle pour se dérober à la persécution des
mahométans. Aboubekre ayant entrepris d'établir la religion de Mahomet
en Perse par la force des armes, le roi qui occupait alors le trône,
dans l'impuissance de lui résister, s'embarqua au port d'Ormus avec
dix-huit mille hommes fidèles à leur ancienne religion, et prit terre à
Cambaye. Non-seulement il y fut reçu, mais il obtint la liberté de
s'établir dans le pays, où cette faveur attira d'autres Persans, qui
n'ont pas cessé d'y conserver leurs anciens usages.

Les parsis n'ont rien de si sacré que le feu, parce que rien,
disent-ils, ne représente si bien la Divinité. Ils l'entretiennent
soigneusement. Jamais ils n'éteindraient une chandelle ou une lampe;
jamais ils n'emploieraient de l'eau pour arrêter un incendie, quand leur
maison serait exposée à périr par les flammes: ils emploient alors de la
terre pour l'étouffer. Le plus grand malheur qu'ils croient avoir à
redouter, est de voir le feu tellement éteint dans leurs maisons, qu'ils
soient obligés d'en tirer du voisinage. Mais il n'est pas vrai, comme on
le dit des Guèbres et des anciens habitans de la Perse, qu'ils en
fassent l'objet de leurs adorations. Ils reconnaissent un Dieu
conservateur de l'univers, qui agit immédiatement par sa seule
puissance, auquel ils donnent sept ministres, pour lesquels ils ont
aussi beaucoup de vénération, mais qui n'ont qu'une administration
dépendante dont ils sont obligés de lui rendre compte. Au-dessous de ces
premiers ministres ils en comptent vingt-six autres, dont chacun exerce
différentes fonctions pour l'utilité des hommes et pour le gouvernement
de l'univers. Outre leurs noms particuliers, ils leur donnent en général
celui de _geshou_, qui signifie _seigneur_, et, quoique inférieurs au
premier être, ils ne font pas difficulté de les adorer et de les
invoquer dans leurs nécessités, parce qu'ils sont persuadés que Dieu ne
refuse rien à leur intercession. Leur respect pour leurs docteurs est
extrême. Ils leur fournissent abondamment de quoi subsister avec leurs
familles. On ne leur connaît point de mosquées ni de lieux publics pour
l'exercice de leur religion; mais ils consacrent à cet usage une chambre
de leurs maisons, dans laquelle ils font leurs prières assis et sans
aucune inclination de corps. Ils n'ont pas de jour particulier pour ce
culte, à l'exception du premier et du vingtième de la lune, qu'ils
chôment religieusement. Tous leurs mois sont de trente jours, ce qui
n'empêche point que leur année ne soit composée de trois cent
soixante-cinq jours, parce qu'ils en ajoutent cinq au dernier mois. On
ne distingue point leurs prêtres à l'habit, qui leur est commun,
non-seulement avec tous les autres parsis, mais avec tous les habitans
du pays. L'unique distinction de ces idolâtres est un cordon de laine ou
de poil de chameau, dont ils se font une ceinture qui leur passe deux ou
trois fois autour du corps, et qui se noue en deux noeuds sur le dos.
Cette marque de leur profession leur paraît si nécessaire, que ceux qui
ont le malheur de la perdre ne peuvent ni manger, ni boire, ni parler,
ni quitter même la place où ils se trouvent avant qu'on leur en ait
apporté une autre de chez le prêtre qui les vend. Les femmes en portent
comme les hommes depuis l'âge de douze ans.

La plupart des parsis habitent le long des côtes maritimes, et trouvent
paisiblement leur entretien dans le profit qu'ils tirent du tabac qu'ils
cultivent, et du terry qu'ils tirent des palmiers, parce qu'il leur est
permis de boire du vin. Ils se mêlent aussi du commerce de banque et de
toutes sortes de professions, à la réserve des métiers de maréchal, de
forgeron et de serrurier, parce que c'est pour eux un péché irrémissible
d'éteindre le feu. Leurs maisons sont petites, sombres et mal meublées.
Dans les villes ils affectent d'occuper un même quartier. Quoiqu'ils
n'aient point de magistrats particuliers, ils choisissent entre eux deux
des plus considérables de la nation, qui décident les différens, et qui
leur épargnent l'embarras de plaider devant d'autres juges. Leurs enfans
se marient fort jeunes; mais ils continuent d'être élevés dans la maison
paternelle jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans. Les veuves ont la
liberté de se remarier. Si l'on excepte l'avarice et les tromperies du
commerce, vice d'autant plus surprenant dans les parsis, qu'ils ont une
extrême aversion pour le larcin, ils sont généralement de meilleur
naturel que les mahométans. Leurs moeurs sont douces, innocentes, ou
plus éloignées du moins de toutes sortes de désordres que celles des
autres nations de l'Inde.

Lorsqu'un parsis est à l'extrémité de sa vie, on le transporte de son
lit sur un banc de gazon, où on le laisse expirer. Ensuite cinq ou six
hommes l'enveloppent dans une pièce d'étoffe, et le couchent sur une
grille de fer en forme de civière, sur laquelle ils le portent au lieu
de la sépulture commune, qui est toujours à quelque distance de la
ville. Ces cimetières sont trois champs, fermés d'une muraille de douze
ou quinze pieds de hauteur, dont l'un est pour les femmes, l'autre pour
les hommes, et le troisième pour les enfans. Chaque fosse a sur son
ouverture des barres qui forment une autre espèce de grille, sur
laquelle on place le corps pour y servir de pâture aux oiseaux de proie,
jusqu'à ce que les os tombent d'eux-mêmes dans la fosse. Les parens et
les amis l'accompagnent avec des cris et des gémissemens effroyables;
mais ils s'arrêtent à cinq cents pas de la sépulture, pour attendre
qu'il soit couché sur la grille. Six semaines après, on porte au
cimetière la terre sur laquelle le mort a rendu l'âme, comme une chose
souillée que personne ne voudrait avoir touchée; elle sert à couvrir les
restes du corps et à remplir la fosse. L'horreur des parsis va si loin
pour les cadavres, que, s'il leur arrive seulement de toucher aux os
d'une bête morte, ils sont obligés de quitter leurs habits, de se
nettoyer le corps, et de faire une pénitence de neuf jours, pendant
lesquels leurs femmes et leurs enfans n'osent approcher d'eux. Ils
croient particulièrement que ceux dont les os tombent par malheur dans
l'eau sont condamnés sans ressource aux punitions de l'autre vie. Leur
loi défend de manger les animaux; mais cette défense n'est pas si
sévère, que, dans la nécessité, ils ne mangent de la chair de mouton, de
chèvre et de cerf, de la volaille et du poisson. Cependant ils
s'interdisent si rigoureusement la chair de boeuf et de vache, qu'on
leur entend dire qu'ils aimeraient mieux manger leur père et leur mère.
Quoique le terry ou le vin de palmier leur soit permis, il leur est
défendu de boire de l'eau-de-vie, et surtout de s'enivrer. L'ivrognerie
est un si grand crime dans leur secte, qu'il ne peut être expié que par
une longue et rude pénitence, et ceux qui refusent de s'y soumettre sont
bannis de leur communion.

La taille des parsis n'est pas des plus hautes; mais ils ont le teint
plus clair que les autres Indiens, et leurs femmes sont incomparablement
plus blanches et plus belles que celles des mahométans. Les hommes ont
la barbe longue, et se la coupent en rond. Les uns se font couper les
cheveux, et les autres les laissent croître. Ceux qui se les font couper
gardent au sommet de la tête une tresse de la grosseur d'un pouce.

On distingue dans l'Indoustan deux autres sectes de païens, dont les uns
sont Indous, et tirent leur origine de la province de Moultan. Ils ne
sont point banians, puisqu'ils tuent et mangent indifféremment toutes
sortes de bêtes, et que dans leurs assemblées de religion, qui se font
en cercle, ils n'admettent aucun banian. Cependant ils ont beaucoup de
respect pour le boeuf et la vache. La plupart suivent la profession des
armes, et sont employés par le grand-mogol à la garde de ses meilleures
places.

La seconde secte qui porte le nom de _Gentous_, vient du Bengale, d'où
elle s'est répandue dans toutes les grandes Indes. Ces idolâtres n'ont
pas les bonnes qualités des banians, et sont aussi moins considérés. La
plupart ont l'âme basse et servile. Ils sont d'une ignorance et d'une
simplicité aussi surprenantes dans ce qui regarde la vie civile que dans
tout ce qui appartient à la religion, dont ils se reposent sur leurs
prêtres; ils croient que, dans l'origine des choses, il n'y avait qu'un
seul Dieu, qui s'en associe d'autres à mesure que les hommes ont mérité
cet honneur par leurs belles actions; ils reconnaissent l'immortalité et
la transmigration des âmes, ce qui leur fait abhorrer l'effusion du
sang. Aussi le meurtre n'est-il pas connu parmi eux. Ils punissent
rigoureusement l'adultère; mais ils ont tant d'indulgence pour la simple
fornication, qu'ils n'y attachent aucun déshonneur, et qu'ils ont des
familles nommées _bagavares_, dont la profession consiste à se
prostituer ouvertement.

Dans la ville de Jagrenat, dit Bernier, située sur le golfe de Bengale,
on voit un fameux temple de l'idole du même nom, où il se fait tous les
ans une fête qui dure huit ou neuf jours. Il s'y rassemble quelquefois
plus de cent cinquante mille Gentous. On fait une superbe machine de
bois, remplie de figures extravagantes, à plusieurs têtes gigantesques,
ou moitié hommes et moitié bêtes, et posées sur seize roues, que
cinquante ou soixante personnes tirent, poussent et font rouler. Au
centre est placée l'idole Jagrenat, richement parée, qu'on transporte
d'un temple dans un autre. Pendant la marche de ce chariot, il se trouve
des misérables dont l'aveuglement va jusqu'à se jeter le ventre à terre
sous ces larges et pesantes roues qui les écrasent, dans l'opinion que
Jagrenat les fera renaître grands et heureux.

Les Gentous du Bengale sont laboureurs ou tisserands. On trouve des
bourgs et des villages uniquement peuplés de cette secte, et dans les
villes ils occupent plusieurs grands quartiers. C'est de leurs
manufactures que sortent les plus fines toiles de coton et les plus
belles étoffes de soie. «C'est un spectacle fort amusant, raconte
Schouten, de voir leurs femmes et leurs filles tout-à-fait noires et
presque nues travailler avec une adresse admirable à leurs métiers, et
s'occuper à faire blanchir les toiles, en accompagnant de chansons le
travail et le mouvement de leurs mains et de leurs pieds. Les hommes me
paraissent plus lâches et plus paresseux. Ils se faisaient aider par
leurs femmes dans les plus pénibles exercices, tels que de cultiver la
terre et de moissonner: elles s'en acquittaient mieux qu'eux. Après
avoir travaillé avec beaucoup d'ardeur, elles allaient encore faire le
ménage pendant que leurs maris se reposaient. J'ai vu cent fois les
femmes gentives travailler à la terre avec leurs petits enfans à leur
cou ou à la mamelle.»

On trouve dans l'Indoustan une autre sorte de sectaires, qui ne sont ni
païens ni mahométans, et qui portent le nom de _theers_. On ne leur
connaît aucune religion: ils forment une société qui ne sert dans tous
les lieux qu'à nettoyer les puits, les cloaques, les égouts, et qu'à
écorcher les bêtes mortes, dont ils mangent la chair. Ils conduisent
aussi les criminels au supplice, et quelquefois ils sont chargés de
l'exécution; aussi passent-ils pour une race abominable. D'autres
Indiens qui les auraient touchés se croiraient obligés de se purifier
depuis la tête jusqu'aux pieds; et cette horreur que tout le monde a
pour eux leur a fait donner le surnom d'_alkores_. On ne souffre point
qu'ils demeurent au centre des villes. Ils sont obligés de se retirer à
l'extrémité des faubourgs, et de s'éloigner du commerce des habitans.

Les Mogols aiment avec passion le jeu des échecs, et celui d'une espèce
de cartes qui les expose quelquefois à la perte de leur fortune. La
musique, quoique mal exécutée par leurs instrumens, est un goût commun à
tous les états. Ils ne se ressemblent pas moins par la confiance qu'ils
ont à l'astrologie. Un Mogol n'entreprend point d'affaires importantes
sans avoir consulté le minatzim ou l'astrologue.

Outre les ouvrages de religion et leurs propres traités de philosophie,
ils ont ceux d'Aristote, traduits en arabe, qu'ils nomment _Aplis_. Ils
ont aussi quelques traités d'Avicène, qu'ils respectent beaucoup, parce
qu'il était natif de Samarcande, sous la domination de Tamerlan. Leur
manière d'écrire n'est pas sans force et sans éloquence. Ils conservent
dans leurs archives tout ce qui arrive de remarquable à la cour et dans
les provinces; et la plupart de ceux qui travaillent aux affaires
laissent des mémoires qui pourraient servir à composer une bonne
histoire de l'empire. Leur langue, quoique distinguée en plusieurs
dialectes, n'est pas difficile pour les étrangers; ils écrivent de la
droite à la gauche. Entre les personnes de distinction, il y en a peu
qui ne parlent la langue persane, et même l'arabe.

Leurs maladies les plus communes sont la dysenterie et la fièvre chaude;
ils ne manquent point de médecins; mais ils n'ont pas d'autres
chirurgiens que les barbiers, qui sont en très-grand nombre, et dont les
lumières se bornent à la saignée et à l'application des ventouses.

Ce qui regarde le climat sera traité dans l'article général de
l'_Histoire naturelle des Indes_; mais nous croyons devoir ajouter à
celui-ci un tableau succinct de la fameuse expédition de Nadir-Schah ou
Thamas-Kouli-Khan, dans l'empire mogol. Ce récit d'ailleurs n'est pas
étranger à l'histoire des moeurs. Il montre quelle idée l'on doit avoir
de ces despotes d'Orient, et combien l'excès de la lâcheté est voisin de
l'excès de la tyrannie.

Ce fut en 1739, vingt-unième année du règne de Mohammed-Schah, que le
fameux Kouli-Khan, s'étant rendu maître du Kandahar, profita de la
mollesse de ce prince pour entrer dans l'Inde avec une armée redoutable,
et, forçant tous les obstacles, s'avança jusqu'à Lahor, dont il n'eut
pas plus de peine à se saisir. Le voyageur Otter se trouvait alors en
Perse, et l'occasion qu'il eut de se faire instruire de toutes les
circonstances de ce grand événement rend son témoignage fort précieux.

L'ennemi des Mogols, encouragé par leur faiblesse et par l'invitation de
quelques traîtres, mena son armée victorieuse à Kiernal, entre Lahor et
Delhy. Il fut attaqué par celle de Mohammed-Schah; mais l'ayant battue
avec cette fortune supérieure qui avait presque toujours accompagné ses
armes, il mit bientôt ce malheureux empereur dans la nécessité de lui
demander la paix. Ce qu'il y eut de plus déplorable pour l'Indoustan,
Nizam-oul-Moulk, un traître qui avait appelé Nadir-Schah, fut choisi
pour la négociation. Il se rendit au camp du vainqueur avec un plein
pouvoir. L'un et l'autre souhaitaient de se voir pour concerter
l'exécution entière de leurs desseins. Ils convinrent que Mohammed-Schah
aurait une entrevue avec Nadir-Schah; qu'il lui ferait un présent de
deux mille krores, et que l'armée persane sortirait des états du Mogol.
Le cérémonial fut aussi réglé: il portait qu'on dresserait une tente
entre les deux armées; que les deux monarques s'y rendraient
successivement, Nadir-Schah le premier, et Mohammed-Schah lorsque
l'autre y serait entré; qu'à l'arrivée de l'empereur, le fils du roi de
Perse ferait quelques pas au-devant de lui pour le conduire; que
Nadir-Schah irait le recevoir à la porte, et le mènerait jusqu'au fond
de la tente, où ils se placeraient en même temps sur deux trônes, l'un
vis-à-vis de l'autre; qu'après quelques momens d'entretien,
Mohammed-Schah retournerait à son camp, et qu'en sortant on lui rendrait
les mêmes honneurs qu'à son arrivée.

Un autre traître, nommé Scadet-Khan, voulut partager avec
Nizam-oul-Moulk les faveurs de Nadir-Schah, et prit dans cette vue le
parti d'enchérir sur la méchanceté. Il fit insinuer au roi que
Nizam-oul-Moulk lui avait manqué de respect en lui offrant un présent si
médiocre, qui ne répondait ni à l'opulence d'un empereur des Indes, ni à
la grandeur d'un roi de Perse. Il lui promit le double, s'il voulait
marcher jusqu'à Delhy, à condition néanmoins qu'il n'écoutât pas les
conseils de Nizam-oul-Moulk qui le trompait, qu'il retînt l'empereur
lorsqu'une fois il l'aurait près de lui, et qu'il se fît rendre compte
du trésor. Cette proposition, qui flattait l'avidité de Nadir-Schah, fut
si bien reçue, qu'elle lui fit prendre aussitôt la résolution de ne pas
observer le traité.

Il ordonna un grand festin. L'empereur, étant arrivé avec
Nizam-oul-Moulk, fut traité d'abord comme on était convenu. Après les
premiers complimens, Nadir-Schah fit signe de servir, et pria
Mohammed-Schah d'agréer quelques rafraîchissemens: son invitation fut
acceptée. Pendant qu'ils étaient à table, Nadir-Schah prit occasion des
circonstances pour tenir ce discours à l'empereur: «Est-il possible que
vous ayez abandonné le soin de votre état au point de me laisser venir
jusqu'ici? Quand vous apprîtes que j'étais parti de Kandahar dans le
dessein d'entrer dans l'Inde, la prudence n'exigeait-elle pas que,
quittant le séjour de votre capitale, vous marchassiez en personne
jusqu'à Lahor, et que vous envoyassiez quelqu'un de vos généraux avec
une armée jusqu'à Kaboul pour me disputer les passages? Mais ce qui
m'étonne le plus, c'est de voir que vous ayez eu l'imprudence de vous
engager dans une entrevue avec moi qui suis en guerre avec vous, et que
vous ne sachiez pas que la plus grande faute d'un souverain est de se
mettre à la discrétion de son ennemi. Si, ce qu'à Dieu ne plaise,
j'avais quelque mauvais dessein sur vous, comment pourriez-vous vous en
défendre? Maintenant je connais assez vos sujets pour savoir que, grands
et petits, ils sont tous des lâches, ou même des traîtres. Mon dessein
n'est pas de vous enlever la couronne: je veux seulement voir votre
capitale, m'y arrêter quelques jours, et retourner ensuite en Perse.» En
achevant ces mots, il mit la main sur l'Alcoran, et fit serment de tenir
sa parole.

Mohammed-Schah, qui ne s'attendait point à ce langage, parut l'écouter
avec beaucoup d'étonnement; mais les dernières déclarations le jetèrent
dans une consternation qui le fit croire près de s'évanouir. Il changea
de couleur; sa langue devint immobile; son esprit se troubla. Cependant,
après avoir un peu réfléchi sur le danger dans lequel il s'était jeté,
il rompit le silence pour demander la liberté de retourner dans son
camp. Nadir-Schah la lui refusa, et le mit sous la garde
d'Abdoul-Baki-Khan, un de ses principaux officiers. Cette nouvelle
répandit une affreuse consternation dans toute l'armée indienne.
L'itimadoulet et tous les omhras passèrent la nuit dans une extrême
inquiétude. Ils virent arriver le lendemain matin un officier persan
avec un détachement, qui, après s'être emparé du trésor et des équipages
de l'empereur, fit proclamer dans le camp que chacun pouvait se retirer
librement avec ses équipages et tout ce qu'il pourrait emporter, sans
craindre d'être arrêté ni de recevoir d'insulte. Un moment après, six
cavaliers persans vinrent enlever l'itimadoulet. Ils le conduisirent au
quartier de l'empereur, dans leur propre camp, et le laissèrent avec ce
prince. Après la dispersion de l'armée, Nadir-Schah pouvait marcher
droit à la capitale; mais, voulant persuader au peuple que sa marche
était concertée avec Mohammed-Schah, il fit prendre les devans à
Scadet-Khan pour disposer les esprits à l'exécution de ses desseins. Ce
khan partit avec deux mille chevaux persans, commandés par un des fils
de Nadir-Schah. Il commença par faire publier à Delhy une défense de
s'opposer aux Persans. Ensuite, ayant fait appeler le gouverneur du
fort, il lui communiqua des lettres munies du sceau de l'empereur, qui
portaient ordre de faire préparer le quartier de Renchen-Abad pour
Nadir-Schah, et d'évacuer le fort pour y loger le détachement qui
l'avait suivi. Cet ordre parut étrange au gouverneur; mais il ne laissa
pas de l'exécuter avec une aveugle soumission. Les deux mille Persans
entrèrent dans le fort. Scadet-Khan prit le temps de la nuit pour s'y
transporter. Il mit le sceau de l'empereur sur les coffres et aux portes
des magasins; ensuite il dressa un état exact des omhras, des ministres,
des autres officiers, et de tous les riches habitans de la ville,
indiens ou mahométans. Cette liste devait d'abord apprendre à
Nadir-Schah les noms de ceux dont il pouvait exiger de l'argent à son
arrivée. Scadet-Khan, fit aussi marquer les palais qui devaient être
évacués pour loger les officiers persans.

Cependant le vainqueur, maître de la caisse militaire, de l'artillerie
et des munitions de guerre qui s'étaient trouvées dans le camp, envoya
tout sous une bonne escorte à Kaboul, pour le faire transporter en
Perse. Il partit ensuite de Kiernal dans l'ordre suivant: l'empereur,
porté dans une litière, accompagné de Nizam-oul-Moulk, du visir, de
Serboulend-Khan et d'autres omhras, marchait à la droite, suivi de
quarante mille Persans. Une autre partie de l'armée persane était à la
gauche, et Nadir-Schah faisait l'arrière-garde avec le reste de ses
troupes. Après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent au jardin
impérial de Chalamar, où ils passèrent la nuit. Le lendemain l'empereur
fit son entrée dans Delhy. Lorsqu'il fut descendu au palais, il fit
publier que Nadir-Schah devait arriver le jour suivant, avec ordre à
tous les habitans de fermer leurs maisons, et défense de se tenir dans
les rues, dans les marchés, ou sur les toits pour voir l'entrée du roi
de Perse. Cet ordre fut exécuté si ponctuellement, que Nadir-Schah,
étant entré le 9 en plein jour, ne vit pas un Indien dans son chemin. Il
alla prendre son logement dans le quartier de Renchen-Abad, qu'on lui
avait préparé. Scadet-Khan s'était empressé d'aller au-devant de lui
jusqu'au jardin de Chalamar, et l'avait accompagné au palais où il était
descendu. Il se flattait d'obtenir une audience particulière, et de lui
donner des avis sur la conduite qu'il devait tenir dans la capitale. Le
roi n'ayant paru faire aucune attention à ses avertissemens, il osa
s'approcher pour se faire entendre; mais il fut reçu avec beaucoup de
hauteur, et menacé même d'être puni, s'il n'apportait aussitôt le
présent qu'il avait promis. Un traitement aussi dur lui fit reconnaître
d'où partait le coup. Nizam-oul-Moulk, qui avait feint pendant quelques
jours de l'associer à sa trahison, mais qui était trop habile pour
vouloir partager avec lui la faveur du roi, avait déjà trouvé les moyens
de le perdre en faisant soupçonner sa bonne foi. Le malheureux
Scadet-Khan épuisa toutes ses ressources; et désespérant de l'emporter
sur son rival, il prit du poison, dont on le trouva mort le lendemain.

Le même jour, un bruit répandu vers le soir persuada aux habitans de
Delhy que Nadir-Schah était mort: ils prirent tumultueusement les armes,
et leur haine les portant à faire main-basse sur tous les Persans
qu'ils rencontraient dans les rues, on prétend que dans ce transport,
qui dura toute la nuit, ils en firent périr plus de deux mille cinq
cents. Quoique le roi en eût été d'abord informé, la crainte de quelque
embuscade lui fit attendre le lendemain pour arrêter le désordre; mais
au lever du soleil, s'étant transporté à la mosquée de Renchen-Abad, le
spectacle d'un grand nombre de Persans dont il vit les corps étendus le
mit en fureur; il ordonna un massacre général, avec permission de piller
les maisons et les boutiques. À l'instant on vit ses soldats, répandus
le sabre à la main dans les principaux quartiers de la ville, tuant tout
ce qui se présentait devant eux, enfonçant les portes et se précipitant
dans les maisons: hommes, femmes, enfans, tout fut massacré sans
distinction. Les vieillards, les prêtres et les dévots, réfugiés dans
les mosquées, furent cruellement égorgés en récitant l'Alcoran.

On ne fit grâce qu'aux plus belles filles, qui échappèrent à la mort
pour assouvir la brutalité du soldat, sans aucun égard au rang, à la
naissance, ni même à la qualité d'étrangère. Ces barbares, las enfin de
répandre du sang, commencèrent le pillage; ils s'attachèrent
particulièrement aux pierres précieuses, à l'or, à l'argent, et leur
butin fut immense. Ils abandonnèrent le reste, et mettant le feu aux
maisons, ils réduisirent en cendres plusieurs quartiers de la ville.

Quelques étrangers réfugiés dans la capitale s'attroupèrent pour la
défense de leur vie. Les bijoutiers, les changeurs, les marchands
d'étoffes se rassemblèrent près d'eux; l'intendant des meubles de la
couronne se mit à leur tête, avec Djenan-Eddin, médecin de la cour; ils
se battirent quelque temps en désespérés; mais, n'étant point accoutumés
à manier les armes, ils n'eurent que la satisfaction de mourir le sabre
à la main. Otter assure qu'il périt dans ce massacre plus de deux cent
mille personnes. Un grand nombre de ceux qui échappèrent à ce carnage
prirent heureusement la fuite.

Nizam-oul-Moulk et le grand-visir, pensant à sauver le reste de la
ville, allèrent se jeter aux pieds de Nadir-Schah pour lui demander
grâce. Il donnait ordre en ce moment de porter le fer et le feu dans les
autres quartiers. Les omhras furent mal reçus. Cependant, après avoir
exhalé son courroux dans un torrent d'injures et de menaces, il se
laissa toucher, et l'ordre fut donné aux officiers de rappeler les
troupes. Les habitans reçurent celui de se renfermer dans leurs maisons,
et la tranquillité fut aussitôt rétablie.

Le lendemain on obligea les soldats de rendre la liberté à toutes les
femmes qu'ils avaient enlevées, et les habitans d'enterrer tous les
cadavres, sous peine de mort. Ces malheureux demandaient le temps de
séparer les corps des musulmans de ceux des Indiens idolâtres, pour
rendre les derniers devoirs à chacun suivant leur religion; mais, dans
la crainte que le moindre délai ne fît recommencer le massacre, ils
firent à la hâte, les uns des fosses dans les marchés, où ils
enterrèrent leurs amis pêle-mêle, les autres des bûchers, où ils les
brûlèrent sans distinction. On n'eut pas le temps, jusqu'au départ des
Persans, de penser à ceux qui avaient été tués dans des lieux fermés, et
ce fut alors un spectacle horrible de voir tirer des maisons les
cadavres à moitié pouris. Seid-Khan et Chehsourah-Khan, l'un parent du
visir, l'autre de Karan-Khan, qui avait été tué à la bataille, furent
accusés avec Reimany, chef des tchoupdars ou des huissiers de
l'empereur, d'avoir tué dans le tumulte un grand nombre de personnes.
Nadir-Schah leur fit ouvrir le ventre; l'ordre fut exécuté sous les yeux
de Nizam-oul-Moulk et du visir, qui avaient employé inutilement tout
leur crédit pour les sauver.

Nadir-Schah se fit apporter d'Audih le trésor de Scadet-Khan, qui
montait à plus de dix laks de roupies. Mound-Khan fut envoyé au Bengale
pour se saisir de la caisse des impôts. Nizam-oul-Moulk et le visir
eurent ordre de remettre la caisse militaire, qui était d'un krore de
roupies lorsqu'ils étaient sortis de la capitale pour marcher contre les
Persans; ils furent sommés aussi de faire venir de leurs gouvernemens
les fonds qu'ils y avaient en propre, et ceux qui appartenaient à
l'empereur. Nizam-oul-Moulk eut l'adresse de se tirer de cet embarras:
«Vous savez, seigneur, dit-il au roi, que je vous suis dévoué, et que je
vous ai toujours parlé sincèrement, ainsi j'espère que vous serez
disposé à me croire. Lorsque je suis parti du Dékan, j'y établis mon
fils en qualité de lieutenant, et je remis entre ses mains tous les
biens que je possédais. Tout le monde sait qu'il ne m'est plus soumis,
et qu'il ne dépend pas de moi de le faire rentrer dans le devoir; vous
êtes seul capable de le réduire, et de soumettre les radjas du Dékan,
qui sont autant de rebelles. Outre les trésors que mon fils a
rassemblés, vous pourrez lever de fortes contributions sur ces fiers
radjas qui ne respectent plus aucune autorité.»

Nadir-Schah sentit toute l'adresse de cette réponse; mais comme
Nizam-oul-Moulk lui était encore nécessaire, il prit le parti de
dissimuler, et ne parla plus du trésor de Dékan. Le visir fut traité
avec moins de ménagement; on le croyait très-riche. Le roi n'ayant pas
réussi à l'intimider par des menaces, fit venir son secrétaire, qu'il
accabla d'injures, en le pressant de représenter ses comptes; et, loin
d'écouter ses raisons, il lui fit couper une oreille. Le visir fut
exposé au soleil, ancien genre de supplice dans les pays chauds; cette
violence lui fit offrir un krore de roupies, sans y comprendre quantité
de pierres précieuses et plusieurs éléphans. Le secrétaire fut taxé à
de grosses sommes, entre les mains de Serboulend-Khan, avec ordre
d'employer les tourmens pour se faire payer; mais il se délivra de cette
vexation par une mort violente.

Nadir-Schah, n'épargnant pas même les morts, mit garnison dans les
palais de quantité d'omhras qui avaient perdu la vie au combat de
Kiernal. Il tira de leurs héritiers un krore de roupies. Comme la ville
ne cessait pas d'être investie, les habitans qui entreprenaient de se
soustraire aux vexations par la fuite tombaient entre les mains des
troupes persanes, et périssaient sans pitié. Bientôt on manqua de
vivres, et la famine augmenta les maux publics. Plusieurs étrangers,
préférant le danger d'être maltraités par les Persans au supplice de la
faim, se jetèrent en corps aux pieds de Nadir-Schah pour lui demander du
pain. Il se laissa toucher par leurs prières, et leur permit d'aller
chercher du blé pour leur subsistance du côté de Férid-Abad; mais, faute
de voitures, ils étaient obligés de l'apporter sur leurs têtes.

Enfin Nadir-Schah se fit ouvrir le trésor impérial et le garde-meuble,
auxquels on n'avait pas touché depuis plusieurs règnes. Il en tira des
sommes inestimables en pierreries, en or, en argent, en riches étoffes,
en meubles précieux, parmi lesquels il n'oublia pas le trône du paon,
évalué à neuf krores; et toutes ces dépouilles furent envoyées à Kaboul
sous de fidèles escortes. Alors, pour se délasser des fatigues de la
guerre, il passa plusieurs jours en promenades et d'autres en festins,
où toutes les délicatesses de l'Inde furent servies avec profusion. Les
beaux édifices et les autres ouvrages de Delhy lui firent naître le
dessein de les imiter en Perse. Il choisit, entre les artistes mogols,
des architectes, des menuisiers, des peintres et des sculpteurs qu'il
fit partir pour Kaboul avec le trésor. Ils devaient être employés à
bâtir une ville et une forteresse d'après celle de Djehan-Abad. En
effet, il marqua dans la suite un lieu près d'Hemedan pour l'emplacement
de cette ville, qui devait porter le nom de Nadir-Abad. Les guerres
continuelles qui l'occupèrent après son retour ne lui permirent pas
d'exécuter ce projet: mais, pour laisser à la postérité un monument de
sa conquête, il fit battre à Delhy de la monnaie d'or et d'argent avec
laquelle il paya ses troupes.

Après avoir épuisé le trésor impérial et toutes les richesses des
grands, Nadir-Schah fit demander à Mohammed-Schah une princesse de son
sang, nommée _Kiambahche_, pour Nasroulha-Mirza son fils, et ce monarque
n'osa la lui refuser. Le mariage se fit dans la forme des lois
musulmanes; mais il ne fut point accompagné d'un festin ni d'aucune
marque de joie. Sa politique ne se bornait point à l'honneur d'une
simple alliance. Comme il prévoyait trop de difficulté dans la conquête
d'un si vaste empire, et de l'impossibilité même à la conserver, il
voulait s'assurer du moins d'une partie de l'Inde. Le lendemain de la
cérémonie, il fit déclarer à l'empereur qu'il fallait céder aux nouveaux
mariés la province de Kaboul avec tous les autres pays de l'Inde situés
au-delà de la rivière d'Atock. La date de cet acte est du mois
mouharrem, l'an de l'hégire 1152; ce qui revient au mois d'avril 1739.
Le préambule de l'acte mérite attention par la singularité des motifs.
«Le prince des princes, le roi des rois, l'ombre de Dieu sur la terre,
le protecteur de l'Islam (c'est-à-dire de la vraie foi), le second
Alexandre, le puissant Nadir-Schah, que Dieu fasse régner long-temps,
ayant envoyé ci-devant des ambassadeurs près de moi, prosterné devant le
trône de Dieu, j'avais donné ordre de terminer les affaires pour
lesquelles ils étaient venus. Le même dépêcha depuis de Kandahar pour me
faire souvenir de ses demandes: mais mes ministres l'amusèrent et
tâchèrent d'éluder l'exécution de mes ordres. Cette mauvaise conduite de
leur part a fait naître de l'inimitié entre nous. Elle a obligé
Nadir-Schah d'entrer dans l'Inde avec une armée; mes généraux lui ont
livré bataille auprès de Kiernal. Il a remporté la victoire: ce qui a
donné occasion à des négociations qui ont été terminées par une entrevue
que j'ai eue avec lui. Ce grand roi est ensuite venu avec moi jusqu'à
Schah-Djehan-Abad. Je lui ai offert mes richesses, mes trésors et tout
mon empire; mais il n'a pas voulu l'accepter en entier, et, se
contentant d'une partie, il m'a laissé maître comme j'étais de la
couronne et du trône. En considération de cette générosité, je lui ai
cédé, etc.»

Mohammed, par cet écrit signé de sa main et scellé de son sceau,
abandonna ses droits sur les plus belles provinces. Nadir-Schah ne
songea plus alors qu'à grossir ses richesses par de nouvelles
extorsions: il exigea des omhras et de tous les habitans de la ville des
sommes proportionnées à leurs forces, sous le nom de présens. Quatre
seigneurs mogols, chargés de l'exécution de cet ordre, firent un
dénombrement exact de toutes les maisons de la ville, prirent les noms
de ceux qui devaient payer, et les taxèrent ensemble à un krore, et
cinquante laks de roupies; mais, lorsqu'ils présentèrent cette liste au
roi, cette somme lui parut trop modique; et, devenant furieux, il
demanda sur-le-champ les quatre krores que Scadet-Khan lui avait promis.
Les commissaires, effrayés, divisèrent entre eux les différens quartiers
de la ville, et levèrent cette somme avec tant de rigueur, qu'ils firent
mourir dans les tourmens plusieurs personnes de la plus haute
distinction. À force de violence, ils ramassèrent trois krores de
roupies, dont ils déposèrent deux et demi dans le trésor de Nadir-Schah,
et gardèrent le reste pour eux. Un dervis, touché de compassion pour
les malheurs du peuple, présenta au terrible Nadir-Schah un écrit dans
ces termes: «Si tu es dieu, agis en dieu. Si tu es un prophète,
conduis-nous dans la voie du salut; si tu es roi, rends les peuples
heureux, et ne les détruis pas.» Nadir-Schah répondit sans s'émouvoir:
«Je ne suis pas dieu pour agir en dieu, ni prophète pour montrer le
chemin du salut, ni roi pour rendre les peuples heureux. Je suis celui
que Dieu envoie contre les nations sur lesquelles il veut faire tomber
sa vengeance.»

Enfin, content de ses succès dans l'Inde, il se prépara sérieusement à
retourner en Perse. Le 6 de mai, il assembla au palais tous les omhras,
devant lesquels il déclara qu'il rétablissait l'empereur dans la
possession libre de ses états. Ensuite, après avoir donné à ce monarque
plusieurs avis sur la manière de gouverner, il s'adressa aux omhras du
ton d'un maître irrité: «Je veux bien vous laisser la vie, leur dit-il,
quelque indignes que vous en soyez; mais si j'apprends à l'avenir que
vous fomentiez dans l'état l'esprit de faction et d'indépendance,
quoique éloigné, je vous ferai sentir le poids de ma colère, et je vous
ferai mourir tous sans miséricorde.»

Tels furent ses derniers adieux. Il partit le lendemain avec des
richesses immenses en pierreries, en or, en argent, qu'on évalua pour
son propre compte à soixante-dix krores de roupies, sans y comprendre le
butin de ses officiers et de ses soldats, qu'on fait monter à dix
krores. Otter évalue toutes ces sommes à dix-huit cent millions de nos
livres, indépendamment de tous les effets qui avaient été transportés à
Kaboul. L'armée persane marcha sans s'arrêter un seul jour jusqu'à
Serhend. De là Nadir-Schah fit ordonner à Zekdjersa-Khan, gouverneur de
la province de Lahor, de lui apporter un krore de roupies. Ce seigneur,
à qui les vexations de la capitale avaient fait prévoir qu'il ne serait
pas épargné, tenait de grosses sommes prêtes, et se mit aussitôt en
chemin avec celle qu'on lui demandait. Sa diligence lui fit obtenir
diverses faveurs et la liberté d'un grand nombre d'Indiens que le
vainqueur enlevait avec les dépouilles de leur patrie. Mais il ne put la
faire accorder à cinquante des plus habiles écrivains du divan, que
Nadir-Schah faisait emmener dans le dessein de s'instruire à fond des
affaires de l'Inde. Ces malheureux, n'envisageant qu'un triste
esclavage, cherchèrent d'autres moyens pour s'en délivrer. Quelques-uns
prirent la fuite; d'autres, que cette raison fit resserrer avec plus de
rigueur, se donnèrent la mort ou se firent musulmans.

La difficulté pour les Persans était de se rapprocher de Kaboul; ils
n'étaient plus maîtres ni de la capitale ni de la personne de
l'empereur, dont la captivité avait tenu toutes les parties de l'empire
dans la consternation et le respect. Ils avaient à passer le Tchenab,
l'Indus ou le Sindh, et d'autres rivières, dans un temps où la crue
extraordinaire des eaux ne leur permettait pas d'y jeter des ponts. On
n'a pas douté que, si les Afghans, peuples qui habitent à l'occident de
l'Indus, avaient exécuté la résolution qu'ils formèrent d'attaquer au
passage une armée chargée de butin, Nadir-Schah n'eût été perdu sans
ressource: mais son argent le tira de ce danger; dix laks de roupies
qu'il distribua aux chefs de la ligue firent évanouir tous leurs
projets; les eaux diminuèrent; on jeta un pont sur le fleuve, et l'armée
passa sans obstacle. Alors il prit une résolution qu'Otter met au rang
des plus grandes actions de sa vie, et qu'il ne put croire, dit-il,
qu'après se l'être fait attester par plusieurs témoins dignes de foi: il
fit publier parmi ses troupes un ordre de porter dans son trésor tout le
butin qu'elles avaient fait dans l'Inde, sous prétexte de les soulager
en se chargeant de ce qui pouvait les embarrasser dans leur marche.
Elles obéirent; mais il poussa l'avidité plus loin: on lui avait appris
que les officiers et les soldats avaient caché des pierreries; il les
fit fouiller tour à tour en partant, et leur bagage fut visité avec la
même rigueur. Mais, après s'être emparé de tout ce qu'on découvrit, il
fit distribuer à chaque soldat cinq cents roupies, et quelque chose de
plus aux officiers, pour les consoler de cette perte. Il doit paraître
étonnant que toute l'armée ne se soit pas soulevée contre lui plutôt
que de se laisser arracher le fruit d'une si pénible expédition. Otter
observe que ce qui arrêta le soulèvement, fut l'adresse qu'il avait
toujours de semer dans l'esprit de ses sujets, surtout de ceux qui
composaient ses années, une défiance mutuelle qui les empêchait de se
communiquer leurs desseins. Plusieurs à la vérité songèrent à déserter;
mais la crainte d'être massacrés par les Indiens les retint, et le
service n'en devint que plus exact.

D'autres Indiens voulurent disputer le passage aux Persans. Nadir-Schah,
se lassant de partager ses richesses avec ses ennemis, se fit jour par
la force des armes, et, les ayant obligés de prendre la fuite, il les
fit poursuivre par divers détachemens qui pénétrèrent dans leurs
habitations, où ils mirent tout à feu et à sang. Pendant le chemin qui
lui restait jusqu'à Kaboul, il envoya plusieurs beaux chevaux de son
écurie, avec d'autres présens, à Mohammed-Schah, et toute sa retraite
eut l'air d'un nouveau triomphe. On apprit avec beaucoup de joie dans
l'Inde qu'il avait repris la route du Kandahar, et l'inquiétude diminua
par degrés jusqu'à l'heureuse nouvelle de son retour en Perse.



CHAPITRE X.

Voyage de Bernier à Cachemire.


Cachemire bornant au nord les états du Mogol, nous terminerons ce qui
regarde ce grand empire par la description de cette province, l'une des
contrées les plus délicieuses de l'univers, et qui forme un des articles
les plus agréables du recueil des voyageurs.

Un médecin célèbre, un philosophe au-dessus du commun, un observateur
également sensible et judicieux, qui voyage dans le dessein de
s'instruire et de se rendre utile à l'instruction d'autrui, mérite sans
doute un rang distingué dans ce recueil. C'est à tous ces titres que les
remarques de Bernier sur l'empire du Mogol sont singulièrement estimées.

La curiosité de voir le monde l'avait déjà fait passer dans la Palestine
et dans l'Égypte, où, s'étant remis en chemin pour le grand Caire, après
s'y être arrêté plus d'un an, il se rendit en trente-deux heures à Suez,
pour s'y embarquer sur une galère qui le fit arriver le dix-septième
jour à Djeddah, port de la Mecque. De là, un petit bâtiment l'ayant
porté à Moka, il se proposait de passer en Éthiopie; mais, effrayé du
traitement qu'on y faisait aux catholiques, il s'embarqua dans un
vaisseau indien sur lequel il aborda heureusement au port de Surate en
1655. Le monarque qui occupait alors le trône des Mogols était encore
Schah-Djehan, fils de Djehan-Guir et petit-fils d'Akbar. Bernier se
rendit à la cour d'Agra. Diverses aventures, qu'il n'a pas jugé à propos
de publier, l'engagèrent d'abord au service du grand-mogol en qualité de
médecin; ensuite s'étant attaché à Danesch-Mend-Khan, le plus savant
homme de l'Asie, qui avait été backis, ou grand-maître de la cavalerie,
et qui était alors un des principaux seigneurs de l'empire, il fut
témoin des sanglantes révolutions qui arrivèrent dans cette cour, et qui
mirent Aureng-Zeb sur le trône.

Son premier tome en contient l'histoire; le second n'offre rien non plus
qui appartienne au recueil des voyages. Mais, après avoir passé près de
neuf ans à la cour, Bernier vit naître une occasion qu'il désirait
depuis long-temps, de visiter quelques provinces de l'empire avec ses
maîtres, c'est-à-dire à la suite de l'empereur et de Danesch-Mend-Khan,
dont l'estime et l'affection ne lui promettaient que de l'agrément dans
cette entreprise.

Aureng-Zeb, qui retenait Schah-Djehan, son père, prisonnier dans la
forteresse d'Agra, consultant moins la politique, qui ne lui permettait
guère de s'éloigner, que l'intérêt de sa santé et les sentimens des
médecins, prît la résolution de se rendre à Lahor, et de Lahor à
Cachemire, provinces septentrionales du Mogol, pour éviter les chaleurs
excessives de l'été. Il partit le 6 décembre 1664, à l'heure que les
astrologues avaient choisie pour la plus heureuse. La même raison
l'obligea de s'arrêter à Schah-Limar, sa maison de plaisance, éloignée
de deux lieues de Delhy; il y passa six jours entiers à faire des
préparatifs d'un voyage d'un an et demi. Il alla camper ensuite sur le
chemin de Lahor pour y attendre le reste de ses équipages.

Il menait avec lui trente-cinq mille hommes de cavalerie, qu'il tenait
toujours près de sa personne, et plus de dix mille hommes d'infanterie,
avec les deux artilleries impériales, la pesante et la légère; celle-ci
se nomme aussi l'artillerie de l'étrier, parce qu'elle est inséparable
de la personne de l'empereur; au lieu que la grosse s'en écarte
quelquefois pour suivre les grands chemins et rouler plus facilement; la
grosse est composée de soixante-dix pièces de canon, la plupart de
fonte, dont plusieurs sont si pesantes, qu'on emploie vingt paires de
boeufs à les tirer. On y joint des éléphans qui aident les boeufs, en
poussant et tirant les roues des charrettes avec leurs trompes et leurs
têtes; du moins dans les passages difficiles et dans les hautes
montagnes. Celle de l'étrier consiste en cinquante ou soixante petites
pièces de campagne, toutes de bronze, montées chacune sur une petite
charrette ornée de peintures et de petites banderoles rouges, et tirées
par de fort beaux chevaux, conduits par le canonnier, qui sert de
cocher, avec un troisième cheval, que l'aide du canonnier mène en main
pour relais. Toutes ces charrettes vont toujours courant, pour se
trouver en ordre devant la tente de l'empereur, et pour tirer toutes à
la fois au moment qu'il arrive.

Un si grand appareil faisait appréhender qu'au lieu de faire le voyage
de Cachemire, il ne fût résolu d'aller assiéger l'importante ville de
Kandahar, qui, étant frontière de la Perse, de l'Indoustan et de
l'Ousbeck, capitale d'ailleurs d'un très-riche et très-beau pays, a fait
de tout temps le sujet des guerres les plus sanglantes entre les Persans
et les Mogols. Cependant Bernier, qui n'avait point encore quitté Delhy,
ne put différer plus long-temps son départ sans s'exposer à demeurer
trop loin de l'armée. Il savait aussi que le nabab Danesch-Mend-Khan
l'attendait avec impatience. «Ce seigneur, dit-il, ne pouvait non plus
se passer de philosopher toute l'après-midi sur les livres de Gassendi
et de Descartes, sur le globe, sur la sphère ou sur l'anatomie, que de
donner la matinée entière aux grandes affaires de l'empire, en qualité
de secrétaire d'état pour les affaires étrangères, et de grand-maître de
la cavalerie.»

Bernier s'était fourni pour le voyage de deux bons chevaux tartares,
d'un chameau de Perse des plus grands et des plus forts, d'un chamelier
et d'un valet d'étable, d'un cuisinier et d'un autre valet, que l'usage
du pays oblige de marcher devant son maître avec un flacon d'eau à la
main. Il n'avait pas oublié les ustensiles nécessaires, tels qu'une
tente d'une médiocre grandeur et un tapis de pied, un petit lit de
sangle composé de quatre cannes très-fortes et très-légères, avec un
coussin pour la tête; deux couvertures, dont l'une pliée en quatre sert
de matelas, un soufra ou nappe ronde de cuir sur laquelle on mange,
quelques serviettes de toile peinte, et trois petits sacs de batterie de
cuisine ou de vaisselle qui s'arrange dans un grand sac, comme ce grand
sac se met dans un bissac de sangle, qui contient toutes les provisions,
le linge et les habits du maître et des valets. Il avait fait aussi sa
provision d'excellent riz, dans la crainte de n'en pas toujours trouver
d'aussi bon; de quelques biscuits doux avec du sucre et de l'anis; d'une
poche de toile avec son petit crochet de fer, pour faire égoutter et
conserver du _days_ ou du lait caillé, et de quantité de limons avec du
sucre pour faire de la limonade: car le days et la limonade sont les
deux liqueurs qui servent de rafraîchissemens aux Indiens. Toutes ces
précautions sont d'autant plus nécessaires dans ces voyages, qu'on y
campe et qu'on y vit à la tartare, sans espérance de trouver d'autres
logemens que les tentes. Mais Bernier se consolait par l'idée qu'on
devait marcher au nord, et qu'on partait après les pluies, vraie saison
pour voyager dans les Indes, sans compter que par la faveur du nabab il
était sûr d'obtenir tous les jours un pain frais et de l'eau du Gange,
dont ces seigneurs de la cour mènent plusieurs chameaux chargés. Ceux
qui sont réduits à manger du pain des marchés, qui est fort mal cuit, et
à boire de l'eau telle qu'on en rencontre, mêlée de toutes sortes
d'ordures que les hommes et les animaux y laissent, sont exposés à des
maladies dangereuses, qui produisent même une espèce de vers aux jambes.
Ces vers y causent d'abord une grande inflammation accompagnée de
fièvre. Quoiqu'ils sortent ordinairement à la fin du voyage, il s'en
trouve aussi qui demeurent plus d'un an dans la plaie. Leur grosseur est
celle d'une chanterelle de violon; de sorte qu'on les prendrait moins
pour des vers que pour quelques nerfs. On s'en délivre comme en Afrique,
en les roulant autour d'un petit morceau de bois gros comme une épingle,
et les tirant de jour en jour avec beaucoup de précaution, pour éviter
de les rompre.

Quoiqu'on ne compte pas plus de quinze ou seize journées de Delhy à
Lahor, c'est-à-dire cent vingt de nos lieues, l'empereur employa près de
deux mois à faire cette route. À la vérité il s'écartait souvent du
grand chemin avec une partie de l'armée pour se procurer plus facilement
le plaisir de la chasse, et pour la commodité de l'eau. Lorsque ce
prince est en marche, il a toujours deux camps ou deux amas de tentes,
qui se forment et se lèvent alternativement, afin qu'en sortant de l'un,
il en puisse trouver un autre qui soit prêt à le recevoir. De là leur
vient le nom de _peiche-kanés_, qui signifie maisons qui précèdent. Ces
deux peiches-kanés sont à peu près semblables. On emploie, pour en
porter un, plus de soixante éléphans, de deux cents chameaux et de cent
mulets, avec un nombre égal d'hommes. Les éléphans portent les plus
pesans fardeaux, tels que les grandes tentes et leurs piliers, qui se
démontent en trois pièces. Les chameaux sont pour les moindres tentes,
et les mulets pour les bagages et les cuisines. On donne aux portefaix
tous les meubles légers et délicats qui sont sujets à se rompre, comme
la porcelaine qui sert à la table impériale, les lits peints et dorés,
et les riches _karguais_, dont on donnera bientôt la description. L'un
de ces deux peiches-kanés n'est pas plus tôt arrivé au lieu marqué pour
le camp, que le grand-maître des logis choisit un endroit convenable
pour le quartier du roi, en observant néanmoins, autant qu'il est
possible, la symétrie et l'ordre qui regarde toute l'armée. Il fait
tracer un carré, dont chaque côté a plus de trois cents pas ordinaires
de longueur. Cent pionniers nettoient cet espace, l'aplanissent et font
des divans de terre, c'est-à-dire des espèces d'estrades carrées sur
lesquelles ils dressent les tentes. Ils entourent le carré général de
_kanates_ ou de paravens de sept ou huit pieds de hauteur, qu'ils
affermissent par des cordes attachées à des piquets, et par des perches
qu'ils plantent en terre deux à deux, de dix en dix pas, une en dehors
et l'autre en dedans, les inclinant l'une sur l'autre. Ces kanates sont
d'une toile forte, doublée d'indienne ou de toile peinte. Au milieu d'un
des côtés du carré est la porte ou l'entrée royale, qui est grande et
majestueuse. Les indiennes dont elle est composée, et celles qui forment
le dehors de cette face du carré, sont plus belles et plus riches que
les autres.

La première et la plus grande des tentes qu'on dresse dans cette
enceinte se nomme _amkas_. C'est le lieu où l'empereur et tous les
grands de l'armée s'assemblent vers neuf heures du matin, du moins
lorsqu'on fait quelque séjour dans un camp ou en campagne même; car
c'est un usage dont les empereurs mogols se dispensent rarement, de se
trouver à l'assemblée deux fois par jour, comme dans leur ville
capitale, pour régler les affaires de l'état et pour administrer la
justice.

La seconde tente, qui n'est pas moins grande que la première, mais qui
est un peu plus avancée dans l'enceinte, s'appelle _gosel-kané_,
c'est-à-dire lieu pour se laver. C'est là que tous les seigneurs
s'assemblent le soir, et viennent saluer l'empereur comme dans la
capitale. Cette assemblée du soir leur est très-incommode; mais rien
n'est si magnifique pour les spectateurs que de voir dans une nuit
obscure, au milieu d'une campagne, entre toutes les tentes d'une armée,
de longues files de flambeaux qui conduisent tous les omhras au quartier
impérial, ou qui les ramènent à leurs tentes. Ces flambeaux ne sont pas
de cire comme les nôtres, mais ils durent très-long-temps. C'est un fer
emmanché au bout d'un bâton, au bout duquel on entoure un vieux linge,
que le masalk ou le porte-flambeau arrose d'huile de temps en temps; il
tient à la main, pour cet usage, un flacon d'airain ou de fer-blanc,
dont le col est fort long et fort étroit.

La troisième tente, plus petite que les deux premières, et plus avancée
dans l'enclos, se nomme _kaluet-kané_, c'est-à-dire lieu de retraite, ou
salle du conseil privé, parce qu'on n'y admet que les principaux
officiers de l'empire, et qu'on y traite les affaires de la plus haute
importance. Plus loin sont les tentes particulières de l'empereur,
entourées de petits kanates de la hauteur d'un homme, et doublées
d'indiennes au pinceau, c'est-à-dire de ces belles indiennes de
Masulipatan, qui représentent toutes sortes de fleurs; quelques-unes
doublées de satin à fleurs avec de grandes franges de soie. Ensuite on
trouve les tentes des begums ou des princesses, et des autres dames du
sérail, entourées aussi de riches kanates, entre lesquelles sont
distribuées les tentes des femmes de service, dans l'ordre qui convient
à leur emploi.

L'amkas et les cinq ou six principales tentes sont fort élevés, autant
pour être vus de loin que pour résister mieux à la chaleur. Le dehors
n'est qu'une grosse et forte toile rouge, embellie néanmoins de grandes
bandes, taillées de diverses formes assez agréables à la vue; mais le
dedans est doublé des plus belles indiennes, ou de quelque beau satin
enrichi de broderie de soie, d'or et d'argent, avec de grandes franges.
Les piliers qui soutiennent ces tentes sont peints et dorés; on n'y
marche que sur de riches tapis, qui ont par-dessous des matelas de coton
épais de trois ou quatre doigts, autour desquels on trouve de grands
carreaux de brocart d'or pour s'appuyer. Dans chacune des deux grandes
tentes où se tient l'assemblée on élève un théâtre fort riche, où
l'empereur donne audience sous un grand dais de velours ou de brocart.
On y voit aussi des karguais dressés, c'est-à-dire des cabinets, dont
les petites portes se ferment avec des cadenas d'argent. Pour s'en
former une idée, Bernier veut qu'on se représente deux petits carrés de
nos paravens qu'on aurait posés l'un sur l'autre, et qui seraient
proprement attachés avec un lacet de soie qui régnerait alentour; de
sorte néanmoins que les extrémités des côtés de celui d'en haut
s'inclinassent les unes sur les autres pour former une espèce de petit
dôme ou de tabernacle. La seule différence est que tous les côtés des
karguais sont d'ais de sapin fort minces et fort légers, peints et
dorés par le dehors, enrichis alentour de franges d'or et de soie, et
doublés d'écarlate, ou de satin à fleurs, ou de brocart.

Hors du grand carré s'offrent premièrement, des deux côtés de la grande
entrée ou de la porte royale, deux jolies tentes, où l'on voit
constamment quelques chevaux d'élite, sellés, richement harnachés et
prêts à marcher au premier ordre. Des deux côtés de la même porte sont
rangées les cinquante ou soixante petites pièces de campagne qui
composent l'artillerie de l'étrier, et qui tirent toutes pour saluer
l'empereur lorsqu'il entre dans sa tente; au-devant de la porte même, on
laisse toujours un espace vide, au fond duquel les timbales et les
trompettes sont rassemblées dans une grande tente; à peu de distance on
en voit un autre, qui se nomme _tchanki-kané_, où les omhras font la
garde à leur tour une fois chaque semaine, pendant vingt-quatre heures.
Cependant la plupart font dresser dans le même lieu quelqu'une de leurs
propres tentes pour se donner un logement plus commode.

Autour des trois autres côtés du grand carré, on voit toutes les tentes
des officiers dans un ordre qui est toujours le même, autant que la
disposition du lieu le permet; elles ont leurs noms particuliers,
qu'elles tirent de leurs différens usages: l'une est pour les armes de
l'empereur, une autre pour les plus riches harnois des chevaux; une
autre pour les vestes de brocart dont l'empereur fait ses présens, etc.
On en distingue quatre, proche l'une de l'autre dont la première est
pour les fruits, la seconde pour les confitures, la troisième pour l'eau
du Gange et pour le salpêtre qui sert à le rafraîchir, et la quatrième
pour le bétel. Ces quatre tentes sont suivies de quinze ou seize autres,
qui composent les cuisines et leurs dépendances; d'un autre côté sont
celles des eunuques et d'un grand nombre d'officiers, après lesquelles
on en trouve quatre ou cinq longues, qui sont pour les chevaux de main,
et quantité d'autres pour les éléphans, avec toutes celles qui sont
comprises sous le nom de la vénerie; car on porte toujours pour la
chasse une quantité d'oiseaux de proie, de chiens, de léopards. On mène
par ostentation des lions, des rhinocéros, de grands buffles du Bengale,
qui combattent le lion, et des gazelles apprivoisées, qu'on fait battre
devant l'empereur. Tous ces animaux ont leurs gouverneurs et leurs
retraites. On conçoit aisément que ce grand quartier, qui se trouve
toujours au centre de l'armée, doit former un des plus beaux spectacles
du monde.

Aussitôt que le grand-maréchal des logis a choisi le quartier de
l'empereur, et qu'il a fait dresser l'amkas, c'est-à-dire la plus haute
de toutes les tentes, sur laquelle il se règle pour le reste de la
disposition de l'armée, il marque les bazars, dont le premier et le
principal doit former une grande rue droite et un grand chemin libre qui
traverse toute l'armée, et toujours aussi droit qu'il est possible vers
le camp du lendemain. Tous les autres bazars, qui ne sont ni si longs ni
si larges, traversent ordinairement le premier; les uns en-deçà, les
autres en-delà du quartier de l'empereur; et tous ces bazars sont
marqués par de très-hautes cannes, qui se plantent en terre de trois en
trois cents pas, avec des étendards rouges et des queues de vache du
Grand-Tibet, qu'on prendrait au sommet de ces cannes pour autant de
vieilles perruques. Le grand maréchal règle ensuite la place des omhras,
qui gardent toujours le même ordre, à peu de distance, autour du
quartier impérial. Leurs quartiers, du moins ceux des principaux, ont
beaucoup de ressemblance avec celui de l'empereur, c'est-à-dire qu'ils
ont ordinairement deux peiches-kanés, avec un carré de kanates, qui
renferme leur principale tente et celle de leurs femmes. Cet espace est
environné des tentes de leurs officiers et de leur cavalerie, avec un
bazar particulier qui compose une rue de petites tentes pour le peuple
qui suit l'armée et qui entretient leur camp de fourrage, de grains, de
riz, de beurre et d'autres nécessités. Ces petits bazars épargnent aux
officiers l'embarras de recourir continuellement aux bazars impériaux,
où tout se trouve avec la même abondance que dans la ville capitale.
Chaque petit bazar est marqué, comme les grands, par deux hautes cornes
plantées aux deux bouts dont les étendards servent à la distinction des
quartiers. Les grands omhras se font un honneur d'avoir des tentes fort
élevées; cependant elles ne doivent pas l'être trop, s'ils ne veulent
s'exposer à l'humiliation de les voir renverser par les ordres de
l'empereur. Il faut, par la même raison, que les dehors n'en soient pas
entièrement rouges, et qu'elles soient tournées vers l'amkas ou le
quartier impérial.

Le reste de l'espace qui se trouve entre le quartier de l'empereur, ceux
des omhras et les bazars, est occupé par les mansebdars ou les petits
omhras, par une multitude de marchands qui suivent l'armée, par les gens
d'affaires et de justice; enfin par tous les officiers supérieurs ou
subalternes qui appartiennent à l'artillerie. Quoique cette description
donne l'idée d'un prodigieux nombre de tentes, qui demandent par
conséquent une vaste étendue de pays, Bernier se figure qu'un pareil
camp formé dans quelque belle campagne, où, suivant le plan ordinaire,
sa forme serait à peu près ronde, comme il le vit plusieurs fois dans
cette route, n'aurait pas plus de deux lieues ou deux lieues et demie de
circuit, encore s'y trouverait-il divers endroits vides; mais il faut
observer que la grosse artillerie, qui occupe un grand espace, précède
souvent d'un jour ou deux.

Quoique les étendards de chaque quartier, qui se voient de fort loin et
qu'on distingue facilement, servent de guides à ceux pour qui cet ordre
est familier, Bernier fait une peinture singulière de la confusion qui
règne dans le camp. «Toutes ces marques, dit-il, n'empêchent pas qu'on
ne se trouve quelquefois fort embarrassé, et même en plein jour, mais
surtout le matin, lorsque tout le monde arrive et que chacun cherche à
se placer. Il s'élève souvent une si grande poussière, qu'on ne peut
découvrir le quartier de l'empereur, les étendards des bazars et les
tentes des omhras, sur lesquelles on est accoutumé à se régler. On se
trouve pris entre les tentes qu'on dresse, ou entre les cordes que les
moindres omhras qui n'ont pas de peiche-kanés, et les mansebdars,
tendent pour marquer leurs logemens, et pour empêcher qu'il ne se fasse
un chemin près d'eux, ou que des inconnus ne viennent se placer proche
de leurs tentes, dans lesquelles ils ont quelquefois leurs femmes. Si
l'on cherche un passage, on le trouve fermé de ces cordes tendues, qu'un
tas de valets armés de gros bâtons refusent d'abaisser; si l'on veut
retourner sur ses pas, le chemin par lequel on est venu est déjà bouché.
C'est là qu'il faut crier, faire entendre ses prières ou ses injures,
feindre de vouloir donner des coups et s'en bien garder; laisser aux
valets le soin de quereller ensemble et prendre celui de les accorder;
enfin se donner toutes les peines imaginables pour se tirer d'embarras
et pour faire passer ses chameaux; mais la plus insurmontable de toutes
les difficultés, est pour aller le soir dans quelque endroit un peu
éloigné, parce que les puantes fumées du bois vert et de la fiente des
animaux, dont le peuple se sert pour la cuisine, forment un brouillard
si épais, qu'on ne distingue rien. Je m'y suis trouvé pris trois ou
quatre fois jusqu'à ne savoir que devenir. En vain demandais-je le
chemin; je ne pouvais le continuer dix pas de suite, et je ne faisais
que tourner. Une fois, particulièrement, je me vis contraint d'attendre
que la lune fût levée pour m'éclairer; une autre fois je fus obligé de
gagner l'_agacy-dié_, de me coucher au pied et d'y passer la nuit, mon
cheval et mon valet près de moi. L'agacy-dié est un grand mât fort menu,
qu'on plante vers le quartier de l'empereur, proche d'une tente qui
s'appelle _nagor-kané_, et sur lequel on élève le soir une lanterne qui
demeure allumée toute la nuit: invention fort commode, parce qu'on la
voit de loin, et que, se rendant au pied du mât lorsqu'on est égaré, on
peut reprendre de là les bazars, et demander le chemin. On est libre
aussi d'y passer la nuit, sans y appréhender les voleurs.»

Pour arrêter les vols, chaque omhra doit faire garder son camp pendant
toute la nuit par des gens armés qui en font continuellement le tour en
criant _kaber-dar_, c'est-à-dire qu'on prenne garde à soi; d'ailleurs
on pose autour de l'armée, de distance en distance, des gardes
régulières qui entretiennent du feu, et qui font entendre le même cri.
Le katoual, qui est comme le grand-prévôt, envoie pendant toute la nuit,
dans l'intérieur du camp, des troupes dont il est le chef, qui
parcourent les bazars en criant et sonnant de la trompette; ce qui
n'empêche pas qu'il n'arrive toujours quelque désordre.

L'empereur Aureng-Zeb se faisait porter, pendant sa marche, sur les
épaules de huit hommes, dans un _tactravan_, qui est une espèce de trône
où il était assis. Cette voiture, que Bernier appelle un trône de
campagne, est un magnifique tabernacle peint et doré, qui se ferme avec
des vitres. Les quatre branches du brancard étaient couvertes d'écarlate
ou de brocart, avec des grandes franges d'or et de soie, et chaque
branche était soutenue par deux porteurs très-robustes richement vêtus,
que d'autres suivaient pour les relayer. Aureng-Zeb montait quelquefois
à cheval, surtout lorsque le jour était beau pour la chasse; il montait
aussi quelquefois sur un éléphant, en _mickdember_ ou en _hauze_. C'est
la monture la plus superbe et la plus éclatante; car l'éléphant impérial
est toujours couvert d'un magnifique harnois. Le mickdember est une
petite tour carrée, dont la peinture et la dorure font tout l'ornement.
Le hauze est un siége ovale, avec un dais à piliers. Dans ces diverses
marches, l'empereur était toujours accompagné d'un grand nombre de
radjas et d'omhras, qui le suivaient immédiatement à cheval, mais en
gros et sans beaucoup d'ordre. Cette manière de faire leur cour parut
fort gênante à Bernier, particulièrement les jours de chasse, où ils
étaient exposés, comme de simples soldats, aux incommodités du soleil et
de la poussière. Ceux qui pouvaient se dispenser de suivre l'empereur,
étaient fort à leur aise dans des palekis bien fermés, où ils pouvaient
dormir comme dans un lit; ils arrivaient de bonne heure à leurs tentes,
qui les attendaient avec toutes sortes de commodités.

Autour des omhras du cortége, et même entre eux, on voyait toujours
quantité de cavaliers bien montés qui portaient une espèce de massue ou
de masse d'armes d'argent. On en voyait aussi sur les ailes, qui
précédaient la personne de l'empereur avec plusieurs valets de pieds.
Ces cavaliers, qui se nomment _gouzeberdars_, sont des gens choisis pour
la taille et la bonne mine, dont l'emploi est de porter les ordres et de
faire écarter le peuple. Après les radjas, on voyait marcher avec un
mélange de timbales et de trompettes ce qu'on nomme le _coursi_. C'est
un grand nombre de figures d'argent qui représentent des animaux
étrangers, des mains, des balances, des poissons et d'autres objets
mystérieux qu'on porte sur le bout de certains grands bâtons d'argent.
Le coursi était suivi d'un gros de mansebdars ou de petits omhras,
beaucoup plus nombreux que celui des omhras.

Les princesses et les principales dames du sérail se faisaient porter
aussi dans différentes sortes de voitures; les unes, comme l'empereur,
sur les épaules de plusieurs hommes, dans un tchaudoul, qui est une
espèce de tactravan peint et doré, couvert d'un magnifique rets de soie
de diverses couleurs, enrichi de broderie, de franges et de grosses
houppes pendantes; les autres, dans des palekis de la même richesse;
quelques-unes dans de grandes et larges litières portées par deux
puissans chameaux ou par deux petits éléphans au lieu de mules. Bernier
vit marcher ainsi Rauchenara-Begum. Il remarqua un jour, sur le devant
de sa litière qui était ouvert, une petite esclave bien vêtue qui
éloignait d'elle les mouches et la poussière, avec une queue de paon
qu'elle tenait à la main. D'autres se font porter sur le dos d'éléphans
richement équipés, avec des couvertures en broderie et de grosses
sonnettes d'argent. Elles y sont comme élevées en l'air, assises quatre
à quatre dans des mickdembers à treillis, qui sont toujours couverts
d'un rets de soie, et qui n'ont pas moins d'éclat que les tchaudouls et
les tactravans.

Bernier parle avec admiration de cette pompeuse marche du sérail. Dans
ce voyage, il prit quelquefois plaisir à voir Rauchenara-Begum marcher
la première, montée sur un grand éléphant de Pégou, dans un mickdember
éclatant d'or et d'azur, suivie de cinq ou six autres éléphans, avec des
mickdembers presque aussi riches que le sien, pleins des principales
femmes de sa maison; quelques eunuques richement vêtus et montés sur des
chevaux de grand prix, marchant à ses côtés la canne à la main; une
troupe de servantes tartares et cachemiriennes autour d'elle, parées
bizarrement et montées sur de belles haquenées; enfin plusieurs autres
eunuques à cheval, accompagnés d'un grand nombre de valets de pied qui
portaient de grands bâtons pour écarter les curieux. Après la princesse
Rauchenara, on voyait paraître une des principales dames de la cour dans
un équipage proportionné à son rang. Celle-ci était suivie de plusieurs
autres, jusqu'à quinze ou seize, toutes montées avec plus ou moins de
magnificence, suivant leurs fonctions et leurs appointemens. Cette
longue file d'éléphans, dont le nombre était quelquefois de soixante,
qui marchaient à pas comptés, avec tout ce cortége et ces pompeux
ornemens, avait quelque chose de si noble et de si relevé, que, si
Bernier n'eût appelé sa philosophie à son secours, il serait tombé,
dit-il, «dans l'extravagante opinion de la plupart des poëtes indiens,
qui veulent que tous ces éléphans portent autant de déesses cachées.» Il
ajoute qu'effectivement elles sont presque inaccessibles aux yeux des
hommes, et que le plus grand malheur d'un cavalier, quel qu'il puisse
être, serait de se trouver trop près d'elles. Cette insolente canaille
d'eunuques et de valets ne cherche que l'occasion et quelque prétexte
pour exercer leurs cannes. «Je me souviens, ajoute Bernier, d'y avoir
été malheureusement surpris; et je n'aurais pas évité les plus mauvais
traitemens, si je ne m'étais déterminé à m'ouvrir un passage l'épée à la
main plutôt que de me laisser estropier par ces misérables, comme ils
commençaient à s'y disposer. Mon cheval, qui était excellent, me tira de
la presse, et je le poussai ensuite au travers d'un torrent que je
passai avec le même bonheur. Aussi les Mogols disent-ils, comme en
proverbe, qu'il faut se garder surtout de trois choses: la première, de
s'engager entre les troupes des chevaux d'élite qu'on mène en main,
parce que les coups de pied n'y manquent pas; la seconde, de se trouver
dans les lieux où l'empereur s'exerce à la chasse; et la troisième
d'approcher trop des femmes du sérail.»

À l'égard des chasses du grand-mogol, Bernier avait eu peine à
s'imaginer, comme il l'avait souvent entendu dire, que ce monarque prît
cet amusement à la tête de cent mille hommes. Mais il comprit dans sa
route qu'il en aurait pu mener deux cent mille. Aux environs d'Agra et
de Delhy, le long du fleuve Djemna, jusqu'aux montagnes, et même des
deux côtés du grand chemin qui conduit à Lahor, on rencontre quantité
de terres incultes, les unes en bois taillis, les autres couvertes de
grandes herbes de la hauteur d'un homme, et davantage. Tous ces lieux
ont des gardes qui ne permettent la chasse à personne, excepté celle des
lièvres et des cailles, que les Indiens savent prendre au filet. Il s'y
trouve par conséquent une très-grande abondance de toutes sortes de
gibier. Le grand-maître des chasses, qui suit toujours l'empereur, est
averti des endroits qui en contiennent le plus. On les borde de gardes
dans une étendue de quatre ou cinq lieues de pays, et l'empereur entre
dans ces enceintes avec le nombre de chasseurs qu'il veut avoir à sa
suite, tandis que l'armée passe tranquillement sans prendre aucune part
à ses plaisirs.

Bernier fut témoin d'une chasse curieuse, qui est celle des gazelles
avec des léopards apprivoisés. Il se trouve dans l'Inde quantité de ces
animaux, qui ressemblent beaucoup à nos faons. Ils vont ordinairement
par troupes séparées les unes des autres; et chaque troupe, qui n'est
jamais que de cinq ou six, est suivie d'un mâle seul, qu'on distingue à
sa couleur. Lorsqu'on a découvert une troupe de gazelles, on tâche de
les faire apercevoir au léopard, qu'on tient enchaîné sur une petite
charrette. On le délie, et cet animal rusé ne se livre pas d'abord à
l'ardeur de les poursuivre. Il tourne, il se cache, il se courbe pour en
approcher et pour les surprendre. Comme sa légèreté est incroyable, il
s'élance dessus lorsqu'il en est à portée, les étrangle et se rassasie
de leur sang. S'il manque son coup, ce qui arrive assez souvent, il ne
fait plus aucun mouvement pour recommencer la chasse; et Bernier croit
qu'il prendrait une peine inutile, parce que les gazelles courent plus
vite et plus long-temps que lui. Le maître ou le gouverneur s'approche
doucement de lui, le flatte, lui jette des morceaux de chair; et
saisissant un moment pour lui jeter ce que Bernier nomme des lunettes
qui lui couvrent les yeux, il l'enchaîne et le remet sur sa charrette.

La chasse des nilgauts parut moins curieuse à Bernier. On enferme ces
animaux dans de grands filets qu'on resserre peu à peu, et lorsqu'ils
sont réduits dans une petite enceinte, l'empereur et les omhras entrent
avec les chasseurs, et les tuent sans peine et sans danger à coups de
flèches, de demi-piques, de sabres et de mousquetons; et quelquefois en
si grand nombre, que l'empereur en distribue des quartiers à tous les
omhras. La chasse des grues a quelque chose de plus amusant. Il y a du
plaisir à leur voir employer toutes leurs forces pour se défendre en
l'air contre les oiseaux de proie. Elles en tuent quelquefois; mais
comme elles manquent d'adresse pour se tourner, ces oiseaux chasseurs en
triomphent à la fin.

De toutes ces chasses, Bernier trouva celle du lion la plus curieuse et
la plus noble. Elle est réservée à l'empereur et aux princes de son
sang. Lorsque ce monarque est en campagne, si les gardes des chasses
découvrent la retraite d'un lion, ils attachent dans le lieu voisin un
âne, que le lion ne manque pas de venir dévorer; après quoi, sans
chercher d'autre proie, il va boire, et revient dormir dans son gîte
ordinaire jusqu'au lendemain, qu'on lui fait trouver un autre âne
attaché comme le jour précédent. On l'appâte ainsi pendant plusieurs
jours. Enfin, lorsque sa majesté s'approche, on attache un âne au même
endroit, et là, on lui fait avaler quantité d'opium, afin que sa chair
puisse assoupir le lion. Les gardes, avec tous les paysans des villages
voisins, tendent de vastes filets qu'ils resserrent par degrés.
L'empereur, monté sur un éléphant bardé de fer, accompagné du
grand-maître, de quelques omhras, montés aussi sur des éléphans, d'un
grand nombre de gouzebersdars à cheval, et de plusieurs gardes des
chasses armés de demi-piques, s'approche du dehors des filets, et tire
le lion. Ce fier animal qui se sent blessé, ne manque pas d'aller droit
à l'éléphant; mais il rencontre les filets qui l'arrêtent: et l'empereur
le tire tant de fois, qu'à la fin il le tue. Cependant Bernier en vit un
dans la dernière chasse qui sauta par-dessus les filets, et qui se jeta
vers un cavalier dont il tua le cheval. Les chasseurs n'eurent pas peu
de peine à le faire rentrer dans les filets.

Cette chasse jeta toute l'armée dans un terrible embarras. Bernier
raconte qu'on fut trois ou quatre jours à se dégager des torrens qui
descendent des montagnes entre les bois, et de grandes herbes où les
chameaux ne paraissaient presque point. «Heureux, dit-il, ceux qui
avaient fait quelques provisions, car tout était en désordre! Les bazars
n'avaient pu s'établir. Les villages étaient éloignés. Une raison
singulière arrêtait l'armée: c'était la crainte que le lion ne fût
échappé aux armes de l'empereur. Comme c'est un heureux augure qu'il tue
un lion, c'en est un très-mauvais qu'il le manque. On croirait l'état en
danger. Aussi le succès de cette chasse est-il accompagné de plusieurs
grandes cérémonies. On apporte le lion mort devant l'empereur dans
l'assemblée générale des omhras; on l'examine; on le mesure; on écrit
dans les archives de l'empire que tel jour tel empereur tua un lion de
telle grandeur et de tel poil: on n'oublie pas la mesure de ses dents et
de ses griffes, ni les moindres circonstances d'un si grand événement.»
À l'égard de l'opium qu'on fait manger à l'âne, Bernier ajoute qu'ayant
consulté là-dessus un des premiers chasseurs, il apprit de lui que
c'était une fable populaire, et qu'un lion bien rassasié n'a pas besoin
de secours pour s'endormir.

Outre l'embarras des chasses, la marche était quelquefois retardée par
le passage des grandes rivières, qui sont ordinairement sans ponts. On
était obligé de faire plusieurs ponts de bateaux éloignés de deux ou
trois cents pas l'un de l'autre. Les Mogols ont l'art de les bien lier
et de les affermir. Ils les couvrent d'un mélange de terre et de paille
qui empêche les animaux de glisser. Le péril n'est qu'à l'entrée et à la
sortie, parce qu'outre la presse et la confusion, il s'y fait souvent
des fosses où les chevaux et les boeufs tombent les uns sur les autres
avec un désordre incroyable. L'empereur ne campa alors qu'à une
demi-lieue du pont, et s'arrêta un jour ou deux pour laisser à l'armée
le temps de passer plus à l'aise. Il n'était pas aisé de juger de
combien d'hommes elle était composée. Bernier croit en général que, soit
gens de guerre ou de suite, il n'y avait pas moins de cent mille
cavaliers; qu'il y avait plus de cent cinquante mille chevaux, mules ou
éléphans, près de cinquante mille chameaux, et presque autant de boeufs
et de bidets qui servent à porter les provisions des bazars, avec les
femmes et les enfans; car les Mogols ont conservé l'usage tartare de
traîner tout avec eux. Si l'on y joint le compte des gens de service
dans un pays où rien ne se fait qu'à force de valets, et où Bernier
même, qui ne tenait rang que de cavalier à deux chevaux, avait trois
domestiques à ses gages, on sera porté à croire que l'armée ne contenait
pas moins de trois à quatre cent mille personnes. Il faudrait les avoir
comptés, dit Bernier; mais, après avoir assuré que le nombre était
prodigieux et presque incroyable, il ajoute, pour diminuer l'étonnement,
que c'était la ville de Delhy entière, parce que tous les habitans de
cette capitale, ne vivant que de la cour et de l'armée, seraient exposés
à mourir de faim, s'ils ne suivaient pas l'empereur, surtout dans ses
longs voyages.

Si l'on demande comment une armée si nombreuse peut subsister, Bernier
répond que les Indiens sont fort sobres, et que de cette multitude de
cavaliers, il ne faut pas compter plus de la vingtième partie qui mange
de la viande pendant la marche. Le kicheri, qui est un mélange de riz et
de légumes, sur lesquels on verse du beurre roux après les avoir fait
cuire, est la nourriture ordinaire des Mogols. À l'égard des animaux, on
sait que les chameaux résistent au travail, à la faim, à la soif, qu'ils
vivent de peu, et qu'ils mangent de tout. Aussitôt qu'une armée arrive,
on les mène brouter dans les champs, où ils se nourrissent de tout ce
qu'ils peuvent trouver. D'ailleurs les mêmes marchands qui entretiennent
les bazars à Delhy sont obligés de les entretenir en campagne. Enfin la
plus basse partie du peuple rôde sans cesse dans les villages voisins du
camp pour acheter du fourrage, sur lequel elle trouve quelque chose à
gagner. Les plus pauvres raclent avec une espèce de truelle les
campagnes entières, pour en enlever les petites herbes, qu'ils lavent
soigneusement, et qu'ils vendent quelquefois assez cher.

Bernier s'excuse de n'avoir pas marqué les villes et les bourgades qui
sont entre Delhy et Lahor: il n'en vit presque point. Il marchait
presque toujours au travers des champs et pendant la nuit. Comme son
logement n'était pas au milieu de l'armée, où le grand chemin passe
souvent, mais fort avant dans l'aile droite, il suivait la vue des
étoiles pour s'y rendre, au hasard de se trouver quelquefois fort
embarrassé, et de faire cinq ou six lieues, quoique la distance d'un
camp à l'autre ne soit ordinairement que de trois ou quatre; mais
l'arrivée du jour finissait son embarras.

En arrivant à Lahor, il apprit que le pays, dont cette ville est la
capitale, se nomme _Pendjab_, c'est-à-dire pays des cinq eaux, parce
qu'effectivement il est arrosé par cinq rivières considérables, qui,
descendant des grandes montagnes dont le pays de Cachemire est
environné, vont se joindre à l'Indus et se jeter avec lui dans l'Océan.
Quelques-uns prétendent que Lahor est l'ancienne Bucéphalie, bâtie par
Alexandre-le-Grand, en l'honneur d'un cheval qu'il aimait. Les Mogols
connaissent ce conquérant sous le nom de _Secander-Filifous_, qui
signifie _Alexandre, fils de Philippe_; mais ils ignorent le nom de son
cheval. La ville est bâtie sur une des cinq rivières, qui n'est pas
moins grande que la Loire, et pour laquelle on aurait besoin d'une
levée, parce que, dans ses débordemens, elle change souvent de lit et
cause de grands dégâts. Depuis quelques années, elle s'était retirée de
Lahor d'un grand quart de lieue. Les maisons de cette ville sont
beaucoup plus grandes que celles de Delhy et d'Agra; mais, dans
l'absence de la cour, qui n'avait pas fait ce voyage depuis plus de
vingt ans, la plupart étaient tombées en ruine. Il ne restait que cinq
ou six rues considérables, dont deux ou trois avaient plus d'une grande
lieue de longueur, et dans lesquelles on voyait aussi une quantité
d'édifices en ruine. Le palais impérial n'était plus sur le bord de la
rivière. Bernier le trouva magnifique, quoique fort inférieur à ceux
d'Agra et de Delhy.

L'empereur s'y arrêta plus de deux mois pour attendre la fonte des
neiges, qui bouchaient le passage des montagnes. On engagea Bernier à se
fournir d'une petite tente cachemirienne. La sienne était grande et
pesante, et ses chameaux ne pouvant passer les montagnes, il aurait été
obligé de la faire porter par des crocheteurs, avec beaucoup d'embarras
et de dépense. Il se flattait qu'après avoir surmonté les chaleurs de
Moka et de Babel-Mandel, il serait capable de braver celles du reste de
la terre; mais ce n'est pas sans raison, comme il l'apprit bientôt par
expérience, que les Indiens mêmes appréhendent les onze ou douze jours
de marche que l'on compte de Lahor à Bember, c'est-à-dire jusqu'à
l'entrée des montagnes de Cachemire. Cet excès de chaleur vient, dit-il,
de la situation de ces hautes montagnes, qui, se trouvant au nord de la
route, arrêtent les vents frais, réfléchissent les rayons du soleil sur
les voyageurs, et laissent dans la campagne une ardeur brûlante. En
raisonnant sur la cause du mal, il s'écriait dès le quatrième jour: «Que
me sert de philosopher et de chercher des raisons de ce qui me tuera
peut-être demain?»

Le cinquième jour, il passa un des grands fleuves de l'Inde, qui se
nomme _le Tchenâb_. L'eau en est si bonne, que les omhras en font
charger leurs chameaux, au lieu de celle du Gange, dont ils boivent
jusqu'à ce lieu; mais elle n'eut pas le pouvoir de garantir Bernier des
incommodités de la route. Il en fait une peinture effrayante. Le soleil
était insupportable dès le premier moment de son lever: on n'apercevait
pas un nuage; on ne sentait pas un souffle de vent; les chameaux, qui
n'avaient pas vu d'herbe verte depuis Lahor, pouvaient à peine se
traîner. Les Indiens, avec leur peau noire, sèche et dure, manquaient de
force et d'haleine; on en trouvait de morts en chemin; le visage de
Bernier, ses mains et ses pieds étaient pelés; tout son corps était
couvert de petites pustules rouges qui le piquaient comme des aiguilles;
il doutait, le dixième jour de la marche, s'il serait vivant le soir;
toute son espérance était dans un peu de lait caillé sec, qu'il délayait
dans l'eau avec un peu de sucre, et quatre ou cinq citrons qui lui
restaient pour faire de la limonade.

Il arriva néanmoins la nuit du douzième jour, au pied d'une montagne
escarpée, noire et brûlante, où Bember est situé. Le camp fut assis dans
le lit d'un large torrent à sec, rempli de cailloux et de sable: c'était
une vraie fournaise ardente; mais une pluie d'orage qui tomba le matin
vint rafraîchir l'air. L'empereur, n'ayant pu prévoir ce soulagement,
était parti pendant la nuit avec une partie de ses femmes et de ses
principaux officiers. Dans la crainte d'affamer le petit royaume de
Cachemire, il n'avait voulu mener avec lui que ses principales femmes et
les meilleures amies de Rauchenara-Begum, avec aussi peu d'omhras et de
milice qu'il était possible. Les omhras qui eurent la permission de le
suivre ne prirent que le quart de leurs cavaliers: le nombre des
éléphans fut borné. Ces animaux, quoique extrêmement lourds, ont le pied
ferme. Ils marchent comme à tâtons dans les passages dangereux, et
s'assurent toujours d'un pied avant de remuer l'autre. On mena aussi
quelques mulets; mais on fut obligé de supprimer tous les chameaux, dont
le secours aurait été le plus nécessaire. Leurs jambes longues et raides
ne peuvent se soutenir dans l'embarras des montagnes. On fut obligé d'y
suppléer par un grand nombre de portefaix, que les gouverneurs et les
radjas d'alentour avaient pris soin de rassembler, et l'ordonnance
impériale leur assignait à chacun dix écus pour cent livres pesant. On
en comptait plus de trente mille, quoiqu'il y eût déjà plus d'un mois
que l'empereur et les omhras s'étaient fait précéder d'une partie du
bagage et des marchands. Les seigneurs nommés pour le voyage avaient
ordre de partir chacun à leur tour, comme le seul moyen d'éviter la
confusion pendant cinq jours de cette dangereuse marche, et tout le
reste de la cour, avec l'artillerie et la plus grande partie des
troupes, devaient passer trois ou quatre mois comme en garnison dans le
camp de Bember, jusqu'au retour du monarque, qui se proposait d'attendre
la fin des chaleurs.

Le rang de Danech-Mend-Khan étant marqué pour la nuit suivante, Bernier
partit à sa suite. Il n'eut pas plus tôt monté ce qu'il appelle
_l'affreuse muraille haute, escarpée du monde_, c'est-à-dire une haute
montagne noire et pelée, qu'en descendant de l'autre côté, il sentit un
air plus frais, plus doux et plus tempéré. Mais rien ne le surprit tant
dans ces montagnes que de se trouver tout d'un coup comme transporté des
Indes en Europe. En voyant la terre couverte de toutes nos plantes et de
tous nos arbrisseaux, à l'exception néanmoins de l'hysope, du thym, de
la marjolaine et du romarin, il se crut dans certaines montagnes
d'Auvergne, au milieu d'une forêt de sapins, de chênes verts, d'ormeaux,
de platanes; et son admiration était d'autant plus vive, qu'en sortant
des campagnes brûlantes de l'Indoustan, il n'avait rien aperçu qui
l'eût préparé à cette métamorphose.

Il admira particulièrement, à une journée et demie de Bember, une
montagne qui n'offrait que des plantes sur ses deux faces, avec cette
différence qu'au midi, vers les Indes, c'était un mélange de plantes
indiennes et européennes; au lieu que du côté exposé au nord il n'en
découvrit que d'européennes, comme si la première face eût également
participé de la température des deux climats, et que celle du nord eût
été tout européenne. À l'égard des arbres, il observa continuellement
une suite naturelle de générations et de corruptions. Dans des
précipices où jamais homme n'était descendu, il en voyait plusieurs qui
tombaient ou qui étaient déjà tombés les uns sur les autres morts, à
demi pouris de vieillesse, et d'autres jeunes et frais qui renaissaient
de leur pied. Il en voyait même quelques-uns de brûlés, soit qu'ils
eussent été frappés de la foudre, ou que, dans le coeur de l'été, ils se
fussent enflammés par leur frottement mutuel, étant agités par quelque
vent chaud et furieux, soit que, suivant l'opinion des habitans, le feu
prenne de lui même au tronc, lorsqu'à force de vieillesse il devient
fort sec. Bernier ne cessait d'attacher les yeux sur les cascades
naturelles qu'il découvrait entre les rochers. Il en vit une à laquelle,
dit-il, il n'y a rien de comparable au monde. On aperçoit de loin, du
penchant d'une haute montagne, un torrent d'eau qui descend par un long
canal sombre et couvert d'arbres, et qui se précipite tout d'un coup,
avec un bruit épouvantable, en bas d'un rocher droit, escarpé et d'une
hauteur prodigieuse. Assez près, sur un autre rocher que l'empereur
Djehan-Ghir avait fait aplanir exprès, on voyait un grand théâtre tout
dressé, où la cour pouvait s'arrêter en passant pour considérer à loisir
ce merveilleux ouvrage de la nature.

Ces amusemens furent mêlés d'un accident fort étrange. Le jour où
l'empereur monta le Pire-Pendjal, qui est la plus haute de toutes ces
montagnes, et d'où l'on commence à découvrir dans l'éloignement le pays
de Cachemire, un des éléphans qui portaient les femmes dans des
mickdembers et des embarys, fut saisi de peur, et se mit à reculer sur
celui qui le suivait. Le second recula sur l'autre, et successivement
toute la file, qui était de quinze. Comme il leur était impossible de
tourner dans un chemin raide et fort étroit, ils culbutèrent tous au
fond du précipice, qui n'était pas heureusement des plus profonds et des
plus escarpés. Il n'y eut que trois ou quatre femmes de tuées; mais tous
les éléphans y périrent. Bernier, qui suivait à deux journées de
distance, les vit en passant, et crut en remarquer plusieurs qui
remuaient encore leur trompe. Ce désastre jeta beaucoup de désordre dans
toute l'armée, qui marchait en file sur le penchant des montagnes, par
des sentiers fort dangereux. On fit faire halte le reste du jour et
toute la nuit, pour se donner le temps de retirer les femmes et tous les
débris de leur chute. Chacun fut obligé de s'arrêter dans le lieu où il
se trouvait, parce qu'il était en plusieurs endroits impossible
d'avancer ni de reculer. D'ailleurs personne n'avait près de soi ses
portefaix, avec sa tente et ses vivres. Bernier ne fut pas le plus
malheureux. Il trouva le moyen de grimper hors du chemin, et d'y
arranger un petit espace commode pour y passer la nuit avec son cheval.
Un de ses valets, qui le suivit, avait un peu de pain, qu'ils
partagèrent ensemble. En remuant quelques pierres dans ce lieu, ils
trouvèrent un gros scorpion noir, qu'un jeune Mogol prit dans sa main,
et pressa sans en être piqué. Bernier eut la même hardiesse, sur la
parole de ce jeune homme qui était de ses amis, et qui se vantait
d'avoir charmé le scorpion par un passage de l'Alcoran. Il n'est
pourtant guère probable que le philosophe Bernier comptât beaucoup sur
un passage de l'Alcoran. Quoi qu'il en soit, le jeune homme ne voulut
pas enseigner à Bernier le passage de l'Alcoran, parce que la puissance
de charmer passerait, disait-il, à celui auquel il le dirait, comme elle
lui avait passé en quittant celui qui le lui avait appris.

En traversant la montagne de Pire-Pendjal, trois choses, dit-il, lui
rappelèrent ses idées philosophiques. Premièrement, en moins d'une heure
il éprouva l'hiver et l'été. Après avoir sué à grosses gouttes pour
monter par des chemins où tout le monde était forcé de marcher à pied et
sous un soleil brûlant, il trouva au sommet de la montagne des neiges
glacées, au travers desquelles on avait ouvert un chemin. Il tombait un
verglas fort épais, et il soufflait un vent si froid, que la plupart des
Indiens, qui n'avaient jamais vu de glace ni de neige, ni senti un air
si glacial, couraient en tremblant pour arriver dans un air plus chaud.
En second lieu, Bernier rencontra, en moins de deux cents pas, deux
vents absolument opposés: l'un du nord, qui lui frappait le visage en
montant, surtout lorsqu'il arriva proche du sommet; l'autre du midi, qui
lui donnait à dos en descendant, comme si des exhalaisons de cette
montagne il s'était formé un vent qui acquérait des qualités différentes
en prenant son cours dans les deux vallons opposés.

La troisième rencontre de Bernier fut celle d'un vieil ermite, qui
vivait sur le sommet de la montagne depuis le temps de Djehan-Ghir. On
ignorait sa religion, quoiqu'on lui attribuât des miracles, tels que de
faire tonner à son gré, et d'exciter des orages de grêle, de pluie, de
neige et de vent. Sa figure avait quelque chose de sauvage; sa barbe
était longue, blanche et mal peignée. Il demanda fièrement l'aumône;
mais il laissait prendre de l'eau dans des tasses de terre qu'il avait
rangées sur une grande pierre. Il faisait signe de la main qu'on passât
vite sans s'arrêter, et grondait contre ceux qui faisaient du bruit.
Bernier, qui eut la curiosité d'entrer dans sa caverne, après lui avoir
adouci le visage par un présent d'une demi-roupie, lui demanda ce qui
lui causait tant d'aversion pour le bruit. Sa réponse fut que le bruit
excitait de furieuses tempêtes autour de la montagne; qu'Aureng-Zeb
avait été fort sage de suivre son conseil; que Schah-Djehan en avait
toujours usé de même; et que Djehan-Ghir, pour s'être une fois moqué de
ses avis, et n'avoir pas craint de faire sonner les trompettes et donner
des timbales, avait failli périr avec son armée.

On lit dans l'histoire des anciens rois de Cachemire que tout ce pays
n'était autrefois qu'un grand lac, et qu'un saint vieillard, nommé
_Kacheb_, donna une issue miraculeuse aux eaux en coupant une montagne
qui se nomme _Baramoulé_. Bernier n'eut pas de peine à croire que cet
espace avait été autrefois couvert d'eau, comme on le rapporte de la
Thessalie et de quelques autres pays; mais il ne put se persuader que
l'ouverture de Baramoulé fût l'ouvrage des hommes, parce que cette
montagne est très-haute et très-large; il se figura plus volontiers que
les tremblemens de terre, auxquels ces régions sont assez sujettes,
peuvent avoir ouvert quelque caverne souterraine, où la montagne s'est
enfoncée d'elle-même. C'est ainsi que, suivant l'opinion des Arabes, le
détroit de Babel-Mandel s'est anciennement ouvert, et qu'on a vu des
montagnes et des villes s'abîmer dans de grands lacs.

Quelque jugement qu'on en porte, Cachemire ne conserve plus aucune
apparence de lac; c'est une très-belle campagne, diversifiée d'un grand
nombre de petites collines, et qui n'a pas moins de trente lieues de
long sur dix ou douze de largeur; elle est située à l'extrémité de
l'Indoustan, au nord de Lahor, et véritablement enclavée dans le fond
des montagnes du Caucase indien, entre celles du grand et du petit
Thibet, et celles du pays du Radja-Gamon. Les premières montagnes qui la
bordent, c'est-à-dire celles qui touchent à la plaine, sont de médiocre
hauteur, revêtues d'arbres ou de pâturages, remplies de toutes sortes de
bestiaux, tels que des vaches, des brebis, des chèvres et des chevaux.
Il y a plusieurs espèces de gibier, tels que des lièvres, des perdrix,
des gazelles, et quelques-uns de ces animaux qui portent le musc; on y
voit aussi des abeilles en très-grande quantité. Mais, ce qui est
très-rare dans les Indes, on n'y trouve presque jamais de serpens, de
tigres, d'ours ni de lions; d'où Bernier conclut qu'on peut les nommer
«des montagnes innocentes, et découlantes de lait et de miel, comme
celles de la terre de promission.»

Au delà de ces premières montagnes, il s'en élève d'autres très-hautes,
dont le sommet est toujours couvert de neige, ne cesse jamais d'être
tranquille et lumineux, et s'élève au-dessus de la région des nuages et
des brouillards. De toutes ces montagnes, il sort de toutes parts une
infinité de sources et de ruisseaux que les habitans ont l'art de
distribuer dans leurs champs de riz, et de conduire même par de grandes
levées de terre sur leurs petites collines. Ces belles eaux, après avoir
formé une multitude d'autres ruisseaux et d'agréables cascades, se
rassemblent enfin et composent une rivière de la grandeur de la Seine,
qui tourne doucement autour du royaume, traverse la ville capitale, et
va trouver sa sortie à Baramoulé, entre deux rochers escarpés, pour se
jeter au delà au travers des précipices, se charger, en passant, de
plusieurs petites rivières qui descendent des montagnes, et se rendre
vers Atock dans le fleuve Indus.

Tant de ruisseaux qui sortent des montagnes répandent dans les champs et
sur les collines une fertilité admirable, qui les ferait prendre pour un
grand jardin verdoyant mêlé de bourgs et de villages, dont on découvre
un grand nombre entre les arbres, varié par de petites prairies, par des
pièces de riz, de froment, de chanvre, de safran et de diverses sortes
de légumes, et entrecoupé de canaux de toutes sortes de formes. Un
Européen y reconnaît partout les plantes, les fleurs et les arbres de
notre climat, des pommiers, des pruniers, des abricotiers, des noyers et
des vignes chargées de leurs fruits. Les jardins particuliers sont
remplis de melons, de pastèques ou melons d'eau, de chervis, de
betteraves, de raiforts, de la plupart de nos herbes potagères, et de
quelques-unes qui manquent à l'Europe. À la vérité Bernier n'y vit pas
tant d'espèces de fruits différentes, et ne les trouva pas même aussi
bons que les nôtres; mais, loin d'attribuer le défaut à la terre, il
regrette, pour les habitans qu'ils n'aient pas de meilleurs jardiniers.

La ville capitale porte le nom du royaume: elle est sans murailles, mais
elle n'a pas moins de trois quarts de lieue de long et d'une demi-lieue
de large. Elle est située dans une plaine à deux lieues des montagnes,
qui forment un demi-cercle autour d'elle, et sur le bord d'un lac d'eau
douce de quatre ou cinq lieues de tour, formé de sources vives et de
ruisseaux qui découlent des montagnes; il se dégorge dans la rivière par
un canal navigable. Cette rivière a deux ponts de bois dans la ville
pour la communication des deux parties qu'elle sépare. La plupart des
maisons sont de bois, mais bien bâties, et même à deux ou trois étages.
Quoique le pays ne manque point de belles pierres de taille, et qu'il y
reste quantité de vieux temples et d'autres bâtimens qui en étaient
construits, l'abondance du bois, qu'on fait descendre facilement des
montagnes par les petites rivières qui l'apportent, a fait embrasser la
méthode de bâtir de bois plutôt que de pierre. Les maisons qui sont sur
la rivière ont presque toutes un petit jardin; ce qui forme une
perspective charmante, surtout dans la belle saison, où l'usage est de
se promener sur l'eau. Celles dont la situation est moins riante ne
laissent pas d'avoir aussi leur jardin, et plusieurs ont un petit canal
qui répond au lac, avec un petit bateau pour la promenade.

Dans une extrémité de la ville s'élève une montagne détachée de toutes
les autres, qui fait encore une perspective très-agréable, parce qu'elle
a sur sa pente plusieurs belles maisons avec leurs jardins, et sur son
sommet une mosquée et un ermitage bien bâtis, avec un jardin et quantité
de beaux arbres verts, qui lui servent comme de couronne; aussi se
nomme-t-elle, dans la langue du pays, _Hariperbet_, qui signifie
montagne de verdure. À l'opposite, on en découvre une autre, sur
laquelle on voit aussi une petite mosquée avec son jardin, et un
très-ancien bâtiment qui doit avoir été un temple d'idoles, quoiqu'il
porte le nom de _trône de Salomon_, parce que les habitans le croient
l'ouvrage de ce prince, dans un voyage qu'ils lui attribuent à
Cachemire.

La beauté du lac est augmentée par un grand nombre de petites îles qui
forment autant de jardins de plaisance dont l'aspect offre de belles
masses de verdure au milieu des eaux, parce qu'ils sont remplis d'arbres
fruitiers, et bordés de trembles à larges feuilles, dont les plus gros
peuvent être embrassés, mais tous d'une hauteur extraordinaire, avec un
seul bouquet de branches à leur cime, comme le palmier. Au delà du lac,
sur le penchant des montagnes, ce n'est que maisons et jardins de
plaisance. La nature semble avoir destiné de si beaux lieux à cet usage;
ils sont remplis de sources et de ruisseaux. L'air y est toujours pur,
et l'on y a de toutes parts, la vue du lac, des îles et de la ville. Le
plus délicieux de tous ces jardins est celui qui porte le nom de
_Chahlimar_, ou jardin du roi. On y entre par un grand canal bordé de
gazons, qui a plus de deux cents pas de long, entre deux belles allées
de peupliers. Il conduit à un grand cabinet qui est au milieu du jardin,
où commence un autre canal bien plus magnifique, qui va tant soit peu en
montant jusqu'à l'extrémité du jardin. Ce second canal est pavé de
grandes pierres de taille; ses bords sont en talus, de la même pierre;
on voit dans le milieu une longue file de jets d'eau, de quinze en
quinze pas, sans en compter un grand nombre d'autres qui s'élèvent
d'espace en espace, de diverses pièces d'eau rondes, dont il est bordé
comme d'autant de réservoirs; il se termine au pied d'un cabinet qui
ressemble beaucoup au premier. Ces cabinets, qui sont à peu près en
dômes, situés au milieu du canal et entourés d'eau, et par conséquent
entre les deux grandes allées de peupliers, ont une galerie qui règne
tout autour, et quatre portes opposées les unes aux autres, deux
desquelles regardent les allées, avec deux ponts pour y passer, et les
deux autres donnent sur les canaux opposés. Chaque cabinet est composé
d'un grand salon, au milieu de quatre chambres qui en font les quatre
coins. Tout est peint ou doré dans l'intérieur, et parsemé de sentences
en gros caractères persans. Les quatre portes sont très-riches; elles
sont faites de grandes pierres, et soutenues par des colonnes tirées des
anciens temples d'idoles que Schah-Djehan fit ruiner. On ignore
également la matière et le prix de ces pierres; mais elles sont plus
belles que le marbre et le porphyre.

Bernier décide hardiment qu'il n'y a pas de pays au monde qui renferme
autant de beautés que le royaume de Cachemire dans une si petite
étendue. «Il mériterait, dit-il, de dominer encore toutes les montagnes
qui l'environnent jusqu'à la Tartarie, et tout l'Indoustan jusqu'à l'île
de Ceylan. Telles étaient autrefois ses bornes. Ce n'est pas sans raison
que les Mogols lui donnent le nom de paradis terrestre des Indes, et que
l'empereur Akbar employa tant d'efforts pour l'enlever à ses rois
naturels. Djehan-Ghir, son fils et son successeur, prit tant de goût
pour cette belle portion de la terre, qu'il ne pouvait en sortir, et
qu'il déclarait quelquefois que la perte de sa couronne le toucherait
moins que celle de Cachemire; aussi, lorsque nous y fûmes arrivés, tous
les beaux esprits mogols s'efforcèrent d'en célébrer les agrémens par
diverses pièces de poésie, et les présentaient à l'empereur, qui les
récompensait noblement.»

Les Cachemiriens passent pour les plus spirituels, les plus fins et les
plus adroits de tous les peuples de l'Inde. Avec autant de disposition
que les Persans pour la poésie et pour toutes les sciences, ils sont
plus industrieux et plus laborieux; ils font des palekis, des bois de
lit, des coffres, des écritoires, des cassettes, des cuillères et
diverses sortes de petits ouvrages que leur beauté fait rechercher dans
toutes les Indes; ils y appliquent un vernis, et suivent et contrefont
si adroitement les veines d'un certain bois qui en a de fort belles, en
y appliquant des filets d'or, qu'il n'y a rien de plus joli. Mais ce
qu'ils ont de particulier, et qui leur attire des sommes considérables
d'argent par le commerce, est cette prodigieuse quantité de schalls
qu'ils fabriquent, et auxquels ils occupent jusqu'à leurs enfans. Ce
sont des pièces d'étoffe d'une aune et demie de long sur une de large,
qui sont brodées au métier par les deux bouts. Les Mogols, la plupart
des Indiens de l'un et de l'autre sexe les portent en hiver sur leur
tête, repassées comme un manteau par-dessus l'épaule gauche. On en
distingue deux sortes, les uns de laine du pays, qui est plus fine et
plus délicate que celle d'Espagne; les autres d'une laine, ou plutôt
d'un poil qu'on nomme _touz_, et qui se prend sur la poitrine des
chèvres sauvages du grand Thibet. Les schalls de cette seconde espèce
sont beaucoup plus chers que les autres; il n'y a point de castors qui
soit si mollet ni si délicat; mais, sans un soin continuel de les
déplier et de les éventer, les vers s'y mettent facilement. Les omhras
en font faire exprès qui coûtent jusqu'à cent cinquante roupies, au lieu
que les plus beaux de laine du pays ne passent jamais cinquante. Bernier
remarquant, sur les schalls, que les ouvriers de Patna, d'Agra et de
Lahor, ne parviennent jamais à leur donner le moelleux et la beauté de
ceux de Cachemire, ajoute que cette différence est attribuée à l'eau du
pays, comme on fait à Masulipatan ces belles _chites_, ou toiles peintes
au pinceau, qui deviennent plus belles en les lavant.

On vante aussi les Cachemiriens pour la beauté du sang; ils sont
communément aussi bien faits qu'on l'est en Europe, sans rien tenir du
visage des Tartares, ni de ce nez écrasé, et de ces petits yeux de porc,
qui sont le partage des habitans de Kachgar et du grand Thibet. Les
femmes de Cachemire sont si distinguées par leur beauté, que la plupart
des étrangers qui arrivent dans l'Indoustan cherchent à s'en procurer,
dans l'espérance d'en avoir des enfans plus blancs que les Indiens, et
qui puissent passer pour vrais Mogols.

«Certainement, dit Bernier, si l'on peut juger de la beauté des femmes
cachées et retirées par celles du menu peuple qu'on rencontre dans les
rues et qu'on voit dans les boutiques, on doit croire qu'il y en a de
très-belles. À Lahor, où elles sont en renom d'être de belle taille,
menues de corps, et les plus belles brunes des Indes, comme elles le
sont effectivement, je me suis servi d'un artifice ordinaire aux Mogols,
qui est de suivre quelque éléphant, principalement quelqu'un de ceux qui
sont richement harnachés; car aussitôt qu'elles entendent ces deux
sonnettes d'argent, qui leur pendent des deux côtés, elles mettent
toutes la tête aux fenêtres. Je me suis servi à Cachemire du même
artifice, et d'un autre encore qui m'a bien mieux réussi. Il était de
l'invention d'un vieux maître d'école que j'avais pris pour m'aider à
entendre un poëte persan: il me fit acheter quantité de confitures; et
comme il était connu et qu'il avait l'entrée partout, il me mena dans
plus de quinze maisons, disant que j'étais son parent, nouveau venu de
Perse, et que j'étais riche et à marier. Aussitôt que nous entrions dans
une maison, il distribuait mes confitures aux enfans; et incontinent
tout accourait autour de nous, femmes et filles, grandes et petites,
pour en attraper leur part, ou pour se faire voir. Cette folle curiosité
ne laissa pas de me coûter quelques roupies; mais aussi je ne doutai
plus que dans Cachemire il n'y eût d'aussi beaux visages qu'en aucun
lieu de l'Europe.»

Dans plusieurs occasions que Bernier eut de visiter diverses parties du
royaume, il fit quelques observations qu'il joint à son récit.
Danech-Mend-Khan, son nabab, l'envoya un jour avec deux cavaliers pour
escorte à une des extrémités du royaume, à trois petites journées de la
capitale, pour visiter une fontaine à laquelle on attribuait des
propriétés merveilleuses. Pendant le mois de mai, qui est le temps où
les neiges achèvent de se fondre, elle coule et s'arrête régulièrement
trois fois le jour, au lever du soleil, sur le midi et sur le soir; son
flux est ordinairement d'environ trois quarts d'heure: il est assez
abondant pour remplir un réservoir carré de dix ou douze pieds de
largeur, et d'autant de profondeur. Ce phénomène dure l'espace de quinze
jours, après lesquels son cours devient moins réglé, moins abondant, et
s'arrête tout-à-fait vers la fin du mois, pour ne plus paraître de toute
l'année, excepté pendant quelque grande et longue pluie, qu'il
recommence sans cesse et sans règle comme celui des autres fontaines.
Bernier vérifia cette merveille par ses yeux. Les Gentous ont sur le
bord du réservoir un petit temple d'idoles, où ils se rendent de toutes
parts, pour se baigner dans une eau qu'ils croient capable de les
sanctifier; ils donnent plusieurs explications fabuleuses à son origine.
Pendant cinq ou six jours, Bernier s'efforça d'en trouver de plus
vraisemblables. Il considéra fort attentivement la situation de la
montagne. Il monta jusqu'au sommet avec beaucoup de peine, cherchant et
examinant de tous côtés; il remarqua qu'elle s'étend en long du nord au
midi; qu'elle est séparée des autres montagnes, qui ne laissent pas d'en
être fort proches; qu'elle est en forme de dos d'âne; que son sommet,
qui est très-long, n'a guère plus de cent pas dans sa plus grande
largeur; qu'un de ses côtés, qui n'est couvert que d'herbes vertes, est
exposé au soleil levant; mais que d'autres montagnes opposées n'y
laissent tomber ses rayons que vers huit heures du matin; enfin que
l'autre côté, qui regarde le couchant, est couvert d'arbres et de
buissons. Après ces observations, il se mît en état de rendre compte à
Danech-Mend d'une singularité dont il cessa d'admirer la cause.

«Tout cela considéré, dit-il, je jugeai que la chaleur du soleil, avec
la situation particulière et la disposition intérieure de la montagne,
était la cause du miracle; que le soleil du matin, venant à donner sur
le côté qui lui est opposé, l'échauffe et fait fondre une partie des
eaux gelées qui se sont insinuées dans la terre en hiver, pendant que
tout est couvert de neiges; que ces eaux, venant à pénétrer et coulant
peu à peu vers le bas jusqu'à certaines couches ou tables de roches
vives qui les retiennent et les conduisent vers la fontaine, produisent
le flux du midi; que le même soleil, s'élevant au midi, et quittant ce
côté qui se refroidit, pour frapper comme à plomb sur le sommet qu'il
échauffe, fait encore fondre des eaux gelées qui descendent peu à peu
comme les autres, mais par d'autres circuits jusqu'aux mêmes couches de
roches, et font le flux du soir; et qu'enfin le soleil, échauffant aussi
le côté occidental, produit le même effet, et cause le troisième flux,
c'est-à-dire celui du matin. Il est plus lent que les deux autres, soit
parce que ce côté occidental est éloigné de l'oriental, où est la
fontaine, soit parce qu'étant couvert de bois, il s'échauffe moins vite,
ou peut-être à cause du froid de la nuit. Toutes ces circonstances,
ajoute Bernier, favorisent cette supposition.»

En revenant de cette fontaine, qui se nomme _Send-brary_, il se détourna
un peu du chemin pour se procurer la vue d'Achiavel, maison de plaisance
des anciens rois de Cachemire; sa principale beauté consiste dans une
source d'eau vive qui se disperse par-dehors autour du bâtiment et dans
les jardins, par un très-grand nombre de canaux; elle sort de terre en
jaillissant du fond d'un puits avec une violence, un bouillonnement et
une abondance si extraordinaires, qu'elle mériterait le nom de rivière
plutôt que celui de fontaine. L'eau est d'une beauté singulière, et si
froide, qu'à peine y peut-on tenir la main. Le jardin, qui est composé
de belles allées de toutes sortes d'arbres fruitiers, offre pour
ornement quantité de jets d'eau de diverses formes, des réservoirs
pleins de poissons, et particulièrement une cascade fort haute, qui
forme une grande nappe de trente ou quarante pas de longueur, dont
l'effet est encore plus admirable pendant la nuit, lorsqu'on a mis par
dessous la nappe une infinité de lampions, qui, s'ajustant dans les
petites niches du mur, font une curieuse illumination. D'Achiavel,
Bernier ne craignit pas de se détourner encore pour visiter un autre
jardin royal, dans lequel on trouve les mêmes agrémens; mais l'on y voit
un canal rempli de poissons qui viennent lorsqu'on les appelle, et dont
les plus grands ont au nez des anneaux d'or avec des inscriptions. On
attribue cette singularité à la fameuse Nour-Mehallé, épouse favorite de
Djehan-Ghir, aïeul d'Aureng-Zeb.

Danech-Mend, fort satisfait du récit de Bernier, lui fit entreprendre un
autre voyage pour aller voir un miracle si certain, qu'il se promettait
de voir Bernier bientôt converti au mahométisme. «Va-t'en, lui dit-il, à
Baramoulay. Tu y trouveras le tombeau d'un de nos fameux pires ou saints
derviches, qui fait des miracles continuels pour la guérison des malades
qui s'y rassemblent de toutes parts. Peut-être ne croiras-tu rien de
toutes ces opérations miraculeuses que tu pourras voir; mais tu ne
résisteras pas à l'évidence de celle qui se renouvelle tous les jours,
et qui se fera devant tes yeux. Tu verras une grosse pierre ronde que
l'homme le plus fort peut à peine soulever, et que onze dervis
néanmoins, après avoir adressé leur prière au saint, enlèvent comme une
paille, du seul bout de leurs onze doigts.» Bernier se mit en chemin
avec son escorte ordinaire; il se rendit à Baramoulay, et trouva le lieu
assez agréable; la mosquée est bien bâtie, et les ornemens ne manquent
point au tombeau du saint. Il y avait tout autour quantité de pèlerins
qui se disaient malades; mais on voyait près de la mosquée une cuisine,
avec de grandes chaudières pleines de chair et de riz fondées par le
zèle des dévots, que Bernier prit pour l'aimant qui attirait les
malades, et pour le miracle qui les guérissait.

D'un autre côté, étaient le jardin et les chambres des mollahs, qui
passent là doucement leur vie à l'ombre de la sainteté miraculeuse du
pire qu'ils ne manquent pas de vanter. Toujours malheureux, dit-il, dans
les occasions de cette nature, il ne vit faire aucun miracle pendant le
séjour qu'il fit à Baramoulay; mais onze mollahs formant un cercle bien
serré, et vêtus de leurs cabayes ou longues robes, qui ne permettaient
pas de voir comment ils prenaient la pierre, la levèrent en effet, en
assurant tous qu'ils ne la tenaient que du bout de l'un de leurs doigts,
et qu'elle était aussi légère qu'une plume. Bernier, qui ouvrait les
yeux, et qui regardait de fort près, s'apercevait assez qu'ils faisaient
beaucoup d'efforts, et croyait remarquer qu'ils joignaient le pouce aux
doigts. Cependant il n'osa se dispenser de crier _karamet! karamet!_
c'est-à-dire _miracle! miracle!_ avec les mollahs et tous les assistans;
mais il donna en même temps une roupie aux mollahs, en leur demandant
la grâce d'être un des onze qui soulèveraient la pierre. Une seconde
roupie qu'il leur jeta, jointe à la persuasion qu'il affectait de la
vérité du miracle, les disposa, quoique avec peine, à lui céder une
place. Ils s'imaginèrent apparemment que dix d'entre eux, unis ensemble,
suffiraient pour lever le fardeau, quand même il n'y contribuerait que
fort peu; et qu'en se rangeant avec adresse et se serrant, ils
pourraient l'empêcher de s'apercevoir de rien. Cependant ils furent bien
trompés lorsque la pierre, que Bernier ne voulut soutenir que du bout du
doigt, pencha visiblement de son côté. Tout le monde le regardant d'un
fort mauvais oeil, il ne laissa pas de crier _karamet_, et de jeter
encore une roupie, dans la crainte de se faire lapider; mais, après
s'être retiré tout doucement, il se hâta de monter à cheval et de
s'éloigner.

En passant il observa cette fameuse ouverture qui donne passage à toutes
les eaux du royaume; ensuite il quitta le chemin pour s'approcher d'un
grand lac, dont la vue l'avait frappé de loin, et par lequel passe la
rivière qui descend à Baramoulay. Il est plein de poissons, surtout
d'anguilles, et couvert de canards, d'oies sauvages, et de plusieurs
sortes d'oiseaux de rivière. Le gouverneur du pays y vient prendre en
hiver le divertissement de la chasse. On voit au milieu de ce lac un
ermitage, avec son petit jardin qui, à ce qu'on dit, flotte sur l'eau.
On ajoute à ce récit qu'un ancien roi de Cachemire fit construire l'un
et l'autre sur de grosses poutres qui soutiennent depuis long-temps ce
double fardeau.

De là Bernier visita une fontaine qui ne lui parut pas moins singulière.
Elle bouillonne doucement; monte avec une sorte d'impétuosité; forme de
petites bulles remplies d'eau, et amène à la superficie un sable
très-fin, qui retourne comme il est venu, parce qu'un moment après,
l'eau s'arrête et cesse de bouillonner: mais ensuite elle recommence le
même mouvement avec des intervalles qui ne sont pas réglés. On prétend
que la principale merveille est que le moindre bruit qu'on fasse en
parlant ou en frappant du pied contre terre agite l'eau et produit le
bouillonnement. Cependant Bernier vérifia que le bruit de la voix et le
mouvement des pieds n'y changeaient rien, et que dans le plus grand
silence le phénomène se renouvelait avec les mêmes circonstances.

Après avoir considéré cette fontaine, il entra dans les montagnes pour y
voir un grand lac, où la glace se conserve en été. Les vents en abattent
les monceaux, les dispersent, les rejoignent et les rétablissent comme
dans une petite mer glaciale. Il passa de là dans un lieu qui se nomme
_Sengsa-fed_, c'est-à-dire _pierre blanche_, où l'on voit pendant l'été
une abondance naturelle de fleurs qui forment un charmant parterre. On
a remarqué dans tous les temps, que, lorsqu'il s'y rend beaucoup de
monde et qu'on y fait assez de bruit pour agiter l'air, il y tombe
aussitôt une grosse pluie. Bernier assure que Schah-Djehan fut menacé
d'y périr à son arrivée; ce qui s'accorde, dit-il, avec le récit de
l'ermite de Pire-Pendjal.

Il pensait à visiter une grotte de congélations merveilleuses, qui est à
deux journées du même lieu, lorsqu'il reçut avis que Danech-Mend
commençait à s'inquiéter de son absence. Il regretta beaucoup de n'avoir
pu tirer tous les éclaircissemens qu'il aurait désirés sur les montagnes
voisines.

Les marchands du pays vont tous les ans, de montagne en montagne,
amassant ces laines fines qui leur servent à faire des schalls; et ceux
qu'il consulta l'assurèrent qu'entre les montagnes qui dépendent de
Cachemire, on rencontre de fort beaux endroits. Ils en vantaient un qui
paie son tribut en cuirs et en laine que le gouverneur envoie lever
chaque année, et où les femmes sont belles, chastes et laborieuses. On
lui parla d'un autre plus éloigné de Cachemire, qui paie aussi son
tribut en cuirs et en laines, et qui offre de petites plaines fertiles
et d'agréables vallons remplis de blé, de riz, de pommes, de poires,
d'abricots, de melons, et même de raisin, dont il se fait des vins
excellens. Les habitans se fiant sur ce que le pays est de
très-difficile accès, ont quelquefois refusé le tribut; mais on a
toujours trouvé le moyen d'y entrer et de les réduire. Bernier apprit
des mêmes marchands qu'entre des montagnes encore plus éloignées qui ne
dépendent plus du royaume de Cachemire, il se trouve d'autres contrées
fort agréables, peuplées d'hommes blancs et bien faits, mais qui ne
sortent jamais de leur patrie. Un vieillard, qui avait épousé une fille
de l'ancienne maison des rois de Cachemire, lui raconta que, dans le
temps que Djehan-Ghir avait fait rechercher tous les restes de cette
malheureuse race, la crainte de tomber entre ses mains l'avait fait fuir
avec trois domestiques au travers des montagnes, sans savoir où il
allait; qu'après avoir erré dans cette solitude, il s'était trouvé dans
un fort bon canton, où les habitans, ayant appris sa naissance,
l'avaient reçu avec beaucoup de civilités, et lui avaient fait des
présens; que, mettant le comble à leurs bons procédés, ils lui avaient
amené quelques-unes de leurs plus belles filles, le priant d'en choisir
une, parce qu'ils souhaitaient d'avoir de son sang; qu'étant passé dans
un autre canton peu éloigné, on ne l'avait pas traité avec moins de
considération; mais que les habitans lui avaient amené leurs propres
femmes, en lui disant que leurs voisins avaient manqué d'esprit
lorsqu'ils n'avaient pas considéré que son sang ne demeurerait pas dans
leur maison, puisque leurs filles emporteraient l'enfant avec elles
dans celle de l'homme qu'elles épouseraient.

D'autres informations ne laissèrent aucun doute à Bernier que le pays de
Cachemire ne touchât au petit Thibet. Quelques années auparavant, les
divisions de la famille royale du petit Thibet avaient porté un des
prétendans à la couronne à demander secrètement le secours du gouverneur
de Cachemire, qui, par l'ordre de Schah-Djehan, l'avait établi dans cet
état, à condition de payer au Mogol un tribut annuel en cristal, en musc
et en laines. Ce roitelet ne put se dispenser de venir rendre son
hommage à Aureng-Zeb pendant que la cour était à Cachemire; et
Danech-Mend, curieux de l'entretenir, lui donna un jour à dîner. Bernier
lui entendit raconter que, du côté de l'orient, son pays confinait avec
le grand Thibet; qu'il pouvait avoir trente à quarante lieues de
largeur, qu'à l'exception d'un peu de cristal, de musc et de laine, il
était fort pauvre; qu'il n'y avait point de mines d'or, comme on le
publiait; mais que, dans quelques parties, il produisait de fort bons
fruits, surtout d'excellens melons; que les neiges y rendaient l'hiver
fort long et fort rude; enfin que le peuple, autrefois idolâtre, avait
embrassé la secte persane du mahométisme. Le roi du petit Thibet avait
un si misérable cortége, que Bernier ne l'aurait jamais pris pour un
souverain.

Il y avait alors dix-sept ou dix-huit ans que Schah-Djehan avait
entrepris d'étendre ses conquêtes dans le grand Thibet, à l'exemple des
anciens rois de Cachemire. Après quinze jours d'une marche
très-difficile et toujours entre des montagnes, son armée s'était saisie
d'un château; il ne lui restait plus qu'à passer une rivière extrêmement
rapide pour aller droit à la capitale qu'il aurait facilement emportée,
car tout le royaume était dans l'épouvante; mais, comme la saison était
fort avancée, le général mogol, appréhendant d'être surpris par les
neiges, avait pris le parti de revenir sur ses pas, après avoir laissé
quelques troupes dans le château dont il s'était mis en possession.
Cette garnison, effrayée par l'ennemi, ou pressée par la disette des
vivres, avait repris bientôt le chemin de Cachemire, ce qui avait fait
perdre au général le dessein de recommencer l'attaque au printemps.

Le roi du grand Thibet apprenant qu'Aureng-Zeb était à Cachemire, se
crut menacé d'une nouvelle guerre. Il lui envoya un ambassadeur avec des
présens du pays, tels que du cristal, des queues de certaines vaches
blanches et fort précieuses, quantité de musc, et du jachen, pierre d'un
fort grand prix. Ce jachen est une pierre verdâtre, avec des veines
blanches, et qui est si dure, qu'on ne la travaille qu'avec la poudre de
diamant. On en fait des tasses et d'autres vases, enrichis de filets
d'or et de pierreries. Le cortége de l'ambassadeur était composé de
quatre cavaliers, et de dix ou douze grands hommes secs et maigres,
avec trois ou quatre poils de barbe, comme les Chinois, et de simples
bonnets rouges; le reste de leur habillement était proportionné.
Quelques-uns portaient des sabres, mais le reste marchait sans armes à
la suite de leur chef. Ce ministre ayant traité avec Aureng-Zeb, lui
promit que son maître ferait bâtir une mosquée dans sa capitale, qu'il
lui paierait un tribut annuel, et que désormais il ferait marquer sa
monnaie au coin mogol; mais on était persuadé, ajoute Bernier, qu'après
le départ d'Aureng-Zeb, ce prince ne ferait que rire du traité, comme il
avait déjà fait de celui qu'il avait autrefois conclu avec Schah-Djehan.

L'ambassadeur avait amené un médecin qui se disait du royaume de Lassa,
et de la tribu des lamas, qui est celle des prêtres ou des gens de lois
du pays, comme celle des bramines dans les Indes, avec cette différence,
que les bramines n'ont point de pontife, et que ceux de Lassa en
reconnaissent un, qui est honoré dans toute la Tartarie comme une espèce
de divinité. Ce médecin avait un livre de recettes qu'il refusa de
vendre à Bernier, et dont les caractères avaient, de loin, quelque air
des nôtres. Bernier le pria d'en écrire l'alphabet, mais il écrivait si
lentement, et son écriture était si mauvaise en comparaison de celle du
livre, qu'il ne donna pas une haute idée de son savoir. Il était fort
attaché à la métempsycose, dont il expliquait la doctrine avec beaucoup
de fables. Bernier lui rendit une visite particulière, avec un marchand
de Cachemire qui savait la langue du Thibet, et qui lui servit
d'interprète. Il feignit de vouloir acheter quelques étoffés que le
médecin avait apportées pour les vendre, et sous ce prétexte il lui fit
diverses questions dont il tira peu d'éclaircissement. Il en recueillit
néanmoins que le royaume du grand Thibet était un misérable pays,
couvert de neige pendant cinq mois de l'année, et que le roi de Lassa
était souvent en guerre avec les Tartares: mais il ne put savoir de
quels Tartares il était question.

Il n'y avait pas vingt ans, suivant le témoignage de tous les
Cachemiriens, qu'on voyait partir chaque année de leur pays plusieurs
caravanes, qui, traversant toutes ces montagnes du grand Thibet,
pénétraient dans la Tartarie, et se rendaient, dans l'espace d'environ
trois mois, au Cathay, malgré la difficulté des passages, surtout de
plusieurs torrens très-rapides qu'il fallait traverser sur des cordes
tendues d'un rocher à l'autre. Elles rapportaient du musc, du bois de
Chine, de la rhubarbe et du mamiron, petite racine excellente pour les
yeux. En repassant par le grand Thibet, elles se chargeaient aussi des
marchandises du pays, c'est-à-dire de musc, de cristal et de jachen,
mais surtout de quantité de laines très-fines; les unes de brebis, les
autres qui se nomment _touz_, et qui approchent plutôt, comme on l'a
déjà remarqué, du poil de castor que de la laine. Depuis l'entreprise de
Schah-Djehan, le roi du Thibet avait fermé ce chemin, et ne permettait
plus l'entrée de son pays du côté de Cachemire. Les caravanes, ajoute
Bernier, partent actuellement de Patna sur le Gange, pour éviter ses
terres, et, les laissant à gauche, elles se rendent droit au royaume de
Lassa. Quelques marchands du pays de Kachegar, situé à l'est du
Cachemire, qui vinrent dans la capitale de ce royaume pendant le séjour
d'Aureng-Zeb, pour y vendre un grand nombre d'esclaves, confirmèrent à
Bernier que, le passage étant fermé par le grand Thibet, ils étaient
obligés de prendre par le petit, et qu'ils passaient premièrement par
une petite ville nommée _Gourtche_, la dernière qui dépend de Cachemire,
à quatre journées de la capitale. De là, en huit jours de temps, ils
allaient à Eskerdou, capitale du petit Thibet, et de là en deux jours à
Cheker, petite ville du même pays; elle est située sur une rivière dont
les eaux ont une vertu médicinale. En quinze jours, ils arrivaient à une
grande forêt qui est sur les confins du petit Thibet, et en quinze
autres jours à Kachegar, petite ville qui avait été autrefois la demeure
du roi; c'était alors Ierkend, qui est un peu plus au nord à dix
journées de Kachegar. Ils ajoutaient que de cette dernière ville au
Cathay, il n'y a pas plus de deux mois de chemin, qu'il y va tous les
ans des caravanes qui rapportent de toutes les sortes de marchandises
nommées plus haut, et qui passent en Perse par l'Ouzbek, comme il y en a
d'autres qui du Cathay passent à Patna dans l'Indoustan. Ils disaient
encore que de Kachegar pour aller au Cathay, il fallait gagner une ville
qui est à huit journées de Coten, la dernière du royaume de Kachegar;
que les chemins de Cachemire à Kachegar sont fort difficiles; qu'il y a
entre autres un endroit où, dans quelque temps que ce soit, il faut
marcher environ un quart de lieue sur la glace. «C'est tout ce que j'ai
pu apprendre de ces quartiers-là, observe Bernier; véritablement cela
est bien confus et bien peu de chose; mais on trouvera que c'est encore
beaucoup, si l'on considère que j'avais affaire à des gens si ignorans,
qu'ils ne savent presque donner raison d'aucune chose, et à des
interprètes qui, la plupart du temps, ne savent pas faire comprendre les
interrogations, ni expliquer la réponse qu'on leur donne.» Observons à
notre tour que, depuis le temps de Bernier, nos connaissances sur les
pays dont il vient de parler ne se sont pas beaucoup accrues. Il
observe, au sujet du royaume de Kachegar, qu'il nomme Kacheguer, que
c'est sans doute celui que les cartes françaises appelaient Kascar.

Bernier fit de grandes recherches, à la prière du célèbre Melchisedech
Thévenot, pour découvrir s'il ne se trouvait pas de juifs dans le fond
de ces montagnes, comme les missionnaires nous ont appris qu'il s'en
trouve à la Chine. Quoiqu'il assure que tous les habitans de Cachemire
sont Gentous ou Mahométans, il ne laissa pas d'y remarquer plusieurs
traces de judaïsme; elles sont fort curieuses, sur le témoignage d'un
voyageur tel que Bernier. 1º. C'est qu'en entrant dans ce royaume, après
avoir passé la montagne de Pire-Pendjal, tous les habitans qu'il vit
dans les premiers villages lui semblèrent juifs à leur port, à leur air;
enfin, dit-il, à ce je ne sais quoi de particulier qui nous fait souvent
distinguer les nations. Il ne fut pas le seul qui en prit cette idée; un
jésuite qu'il ne nomme point, et plusieurs Européens l'avaient eue avant
lui. 2º. Il remarqua que parmi le peuple de Cachemire, quoique
mahométan, le nom de _Moussa_, qui signifie Moïse, est fort en usage.
3º. Les Cachemiriens prétendent que Salomon est venu dans leur pays, et
que c'est lui qui a coupé la montagne de Baramoulay pour faire écouler
les eaux. 4º. Ils veulent que Moïse soit mort à Cachemire; ils montrent
son tombeau à une lieue de cette ville. 5º. Ils soutiennent que le
très-ancien édifice qu'on voit de la ville sur une haute montagne a été
bâti par le roi Salomon, dont il est vrai qu'il porte le nom. On peut
supposer, dit Bernier, que, dans le cours des siècles, les juifs de ce
pays sont devenus idolâtres, et qu'ensuite ils ont embrassé le
mahométisme, sans compter qu'il en est passé un grand nombre en Perse et
dans l'Indoustan. Il ajoute qu'il s'en trouve en Éthiopie, et
quelques-uns si puissans, que, quinze ou seize ans avant son voyage, un
d'entre eux avait entrepris de se former un petit royaume dans des
montagnes de très-difficile accès. Il tenait cet événement de deux
ambassadeurs du roi d'Éthiopie, qu'il avait vus depuis peu à la cour du
Mogol.

Cette ambassade, dont il tira d'autres lumières, paraît mériter d'être
reprise d'après lui dans son origine. Le roi d'Éthiopie, étant informé
de la révolution qui avait mis Aureng-Zeb sur le trône, conçut le
dessein de faire connaître sa grandeur et sa magnificence dans
l'Indoustan par une célèbre ambassade. Il fit tomber son choix sur deux
personnages qu'il crut capables de répondre à ses vues. Le premier était
un marchand mahométan, que Bernier avait vu à Moka, lorsqu'il y était
venu d'Égypte par la mer Rouge, et qui s'y trouvait de la part de ce
prince pour y vendre quantité d'esclaves, du produit desquels il était
chargé d'acheter des marchandises des Indes. «C'est là, s'écrie Bernier,
le beau trafic de ce grand roi chrétien d'Afrique!» Le second était un
marchand chrétien arménien, marié dans Alep, où il était né, et connu
sous le nom de Murat. Bernier l'avait aussi connu à Moka; et, s'étant
logé dans la même maison, c'était par son conseil qu'il avait renoncé au
voyage d'Éthiopie. Murat venait tous les ans dans cette ville pour y
porter le présent que le roi faisait aux directeurs des compagnies
d'Angleterre et de Hollande, et pour recevoir d'eux celui qu'ils
envoyaient à ce monarque.

La cour d'Éthiopie crut ne rien épargner pour les frais de l'ambassade,
en accordant à ses deux ministres trente-deux petits esclaves des deux
sexes qu'ils devaient vendre à Moka pour faire le fonds de leur dépense.
On leur donna aussi vingt-cinq esclaves choisis, qui étaient la
principale partie du présent destiné au grand-mogol; et dans ce nombre,
on n'oublia point d'en mettre neuf ou dix fort jeunes pour en faire des
eunuques: présent, remarque ironiquement Bernier, fort digne d'un roi,
surtout d'un roi chrétien, à un prince mahométan. Ses ambassadeurs
reçurent encore pour le grand-mogol quinze chevaux, dont les Indiens ne
font pas moins de cas que de ceux d'Arabie, avec une sorte de petite
mule dont Bernier admira la peau. «Un tigre, dit-il, n'est pas si bien
marqueté, et les alachas, qui sont des étoffes de soie rayées, ne le
sont pas avec tant de variété, d'ordre et de proportion.» On y ajouta
deux dents d'éléphant d'une si prodigieuse grosseur, que l'homme le plus
fort n'en levait pas une sans beaucoup de peine, et une prodigieuse
corne de boeuf qui était remplie de civette. Bernier, qui en mesura
l'ouverture à Delhy, lui trouva plus d'un demi-pied de diamètre.

Avec ces richesses, les ambassadeurs partirent de Gondar, capitale
d'Éthiopie, située dans la province de Dambéa, et se rendirent, après
deux mois de marche, par de très-mauvais pays, à Beiloul, port désert,
vis-à-vis de Moka. Diverses craintes les avaient empêchés de prendre le
chemin ordinaire des caravanes, qui se fait aisément en quarante jours
jusqu'à Lakiko, d'où l'on passe à l'île de Mazoua. Pendant le séjour
qu'ils firent à Beiloul, pour y attendre l'occasion de traverser la mer
Rouge, il leur mourut quelques esclaves. En arrivant à Moka, ils ne
manquèrent pas de vendre ceux dont le prix devait fournir à leurs frais;
mais leur malheur voulut que cette année les esclaves fussent à bon
marché. Cependant, après en avoir tiré une partie de leur valeur, ils
s'embarquèrent sur un vaisseau indien pour passer à Surate. Leur
navigation fut assez heureuse. Ils ne furent pas vingt-cinq jours en
mer; mais ils perdirent plusieurs chevaux et quelques esclaves du
présent, avec la précieuse mule, dont ils sauvèrent la peau. En arrivant
au port, ils trouvèrent Surate menacé par le fameux brigand Sevagi; et
leur maison ayant été pillée et brûlée avec le reste de la ville, ils ne
purent sauver que leurs lettres de créance, quelques esclaves malades,
leurs habits à l'éthiopienne, qui ne furent enviés de personne, la peau
de mule, dont le vainqueur fit peu de cas, et la corne de boeuf, qui
était déjà vide de civette. Ils exagérèrent beaucoup leurs pertes; mais
les Indiens, naturellement malins, qui les avaient vus arriver sans
provisions, sans argent et sans lettres de change, prétendirent qu'ils
étaient fort heureux de leur aventure, et qu'ils devaient s'applaudir
du pillage de Surate, qui leur avait épargné la peine de conduire à
Delhy leur misérable présent, et qui leur fournissait un prétexte pour
implorer la générosité d'autrui. En effet, le gouverneur de Surate les
nourrit quelque temps, et leur fournit de l'argent et des voitures pour
continuer leur voyage. Adrican, chef du comptoir hollandais, leur donna
pour Bernier une lettre de recommandation que Murat lui remit, sans
savoir qu'il fût son ancienne connaissance de Moka. Ils se reconnurent,
ils s'embrassèrent, et Bernier lui promit de le servir à la cour; mais
cette entreprise était difficile. Comme il ne leur restait du présent
qu'ils avaient apporté que leur peau de mule et la corne de boeuf, et
qu'on les voyait dans les rues sans palekis et sans chevaux, avec une
suite de sept ou huit esclaves nus, ou qui n'avaient pour tout
habillement qu'une mauvaise écharpe bridée entre les cuisses, et un
demi-linceul sur l'épaule gauche, passé sous l'aisselle droite en forme
de manteau d'été, on ne les prenait que pour de misérables vagabonds
qu'on n'honorait pas d'un regard. Cependant Bernier représenta si
souvent la grandeur de leur maître à Danech-Mend, ministre des affaires
étrangères, que ce seigneur leur fit obtenir une audience d'Aureng-Zeb.
On leur donna, suivant l'usage, une veste de brocart avec une écharpe de
soie brodée, et le turban. On pourvut à leur subsistance; et l'empereur,
les dépêchant bientôt avec plus d'honneurs qu'ils ne s'y étaient
attendus, leur fit pour eux-mêmes un présent de six mille roupies. Celui
qu'ils reçurent pour leur maître consistait dans un serapah, ou veste de
brocart, fort riche, deux grands cornets d'argent doré, deux timbales
d'argent, un poignard couvert de rubis, et la valeur d'environ vingt
mille francs en roupies d'or ou d'argent, pour faire voir de la monnaie
au roi d'Éthiopie, qui n'en a point dans ses états; mais on n'ignorait
pas que cette somme ne sortirait pas de l'Indoustan, et qu'ils en
achèteraient des marchandises des Indes.

Pendant le séjour qu'ils firent à Delhy, Danech-Mend, toujours ardent à
s'instruire, les faisait venir souvent en présence de Bernier, et
s'informait de l'état du gouvernement de leur pays. Ils parlaient de la
source du Nil, qu'ils nommaient _Abbabile_, comme d'une chose dont les
Éthiopiens n'ont aucun doute. Murat même, et un Mogol qui était revenu
avec lui de Gondar, étaient allés dans le canton qui donne naissance à
ce fleuve. Ils s'accordaient à rendre témoignage qu'il sort de terre
dans le pays des Agous, par deux sources bouillantes et proches l'une de
l'autre, qui forment un petit lac de trente ou quarante pas, de long;
qu'en prenant son cours hors de ce lac, il est déjà une rivière
médiocre, et que d'espace en espace il est grossi par d'autres eaux;
qu'en continuant de couler, il tourne assez pour former une grande île;
qu'il tombe ensuite de plusieurs rochers escarpés; après quoi il entre
dans un lac où l'on voit des îles fertiles, un grand nombre de
crocodiles, et quantité de veaux marins, qui n'ont pas d'autre issue que
la gueule pour rendre leurs excrémens; que ce lac est dans le pays de
Dambéa, à trois petites journées de Gondar, et à quatre ou cinq de la
source du Nil; que le Nil sort de ce lac chargé de beaucoup d'eaux des
rivières et des torrens qui y tombent, principalement dans la saison des
pluies; qu'elles commencent régulièrement, comme dans les Indes, vers la
fin de juillet; ce qui mérite une extrême attention, parce qu'on y
trouve l'explication convaincante de l'inondation de ce fleuve; qu'il va
passer de là par Sennar, ville capitale du royaume des Funghes,
tributaires du roi d'Éthiopie, et se jeter ensuite dans les plaines de
Mesr, qui est l'Égypte.

Bernier, pour juger à peu près de la véritable source du Nil, leur
demanda vers quelle partie du monde était le pays de Dambéa par rapport
à Babel-Mandel. Ils lui répondirent qu'assurément ils allaient toujours
vers le couchant. L'ambassadeur mahométan, qui devait savoir s'orienter
mieux que Murat, parce que sa religion l'obligeait, en faisant sa
prière, de se retourner toujours vers la Mecque, l'assura
particulièrement qu'il ne devait point en douter; ce qui l'étonna
beaucoup, parce que, suivant leur récit, la source du Nil devait être
fort en-deçà de la ligne; au lieu que toutes nos cartes, avec Ptolémée,
le mettaient beaucoup au-delà. Il leur demanda s'il pleuvait beaucoup en
Éthiopie, et si les pluies y étaient réglées effectivement comme dans
les Indes. Ils lui dirent qu'il ne pleuvait presque jamais sur la côte
de la mer Rouge, depuis Suakan, Arkiko et l'île de Mazoua jusqu'à
Babel-Mandel, non plus qu'à Moka, qui est de l'autre côté dans l'Arabie
Heureuse; mais que dans le fond du pays, dans la province des Agous,
dans celle de Dambéa et dans les provinces circonvoisines, il tombait
beaucoup de pluies pendant deux mois, les plus chauds de l'été, et dans
le même temps qu'il pleut aux Indes. C'était, suivant son calcul, le
véritable temps de l'accroissement du Nil en Égypte. Ils ajoutaient même
qu'ils savaient très-bien que c'étaient les pluies d'Éthiopie qui font
grossir le Nil, qui inondent l'Égypte, et qui engraissent la terre du
limon qu'elles y portent; que les rois d'Éthiopie fondaient là-dessus
des prétentions de tribut sur l'Égypte, et que, lorsque les mahométans
s'en étaient rendus les maîtres, ces princes avaient voulu détourner le
cours du Nil dans le golfe Arabique, pour la ruiner et la rendre
infertile; mais que la difficulté de ce dessein les avait forcés de
l'abandonner.

La fin de cette relation ne nous apprenant point le temps ni les
circonstances du retour d'Aureng-Zeb, on doit s'imaginer qu'après le
voyage de Cachemire, Bernier retourna heureusement à Delhy pour y faire
d'autres observations qu'il nous a laissées dans les différentes parties
de ses mémoires, mais dont la plupart appartiennent à l'histoire de
l'Indoustan plus qu'à celle des voyages.



LIVRE III.

PARTIE ORIENTALE DES INDES.



CHAPITRE PREMIER.

Arakan, Pégou, Boutan, Assam, Cochinchine.


Nous passons maintenant aux pays de l'Inde situés au-delà du Gange; et,
après quelques observations sur les royaumes d'Arakan, de Pégou, de
Boutan, d'Assam et de Cochinchine, nous nous arrêterons plus long-temps
au Tonquin et à Siam, sur lesquels les voyageurs se sont étendus
davantage, et qui présentent des objets plus intéressans.

En traversant le golfe de Bengale et les bouches du Gange, on aborde
dans un pays peu fréquenté des vaisseaux européens, parce qu'il n'a
point de port commode pour leur grandeur, mais dont le nom se trouve
néanmoins dans toutes les relations.

Daniel Sheldon, facteur de la compagnie anglaise, ayant eu l'occasion de
pénétrer dans cette contrée, apporta tous ses soins à la connaître, et
dressa un mémoire de ses observations, qu'Ovington reçut de lui à
Surate, et qu'il se chargea de publier. Ce dernier voyageait en 1689.

Ce pays ou ce royaume porte le nom d'_Arakan_ ou d'_Orakan_. Il a pour
bornes, au nord-ouest, le royaume de Bengale, dont la ville la plus
proche est Chatigam, au sud et à l'est le Pégou, et au nord le royaume
d'Ava. Il s'étend sur toute la côte jusqu'au cap de Nigraès. Mais il est
difficile de marquer exactement ses limites, parce qu'elles ont été
plusieurs fois étendues ou resserrées par diverses conquêtes.

La capitale est Arakan, qui a donné son nom au pays. Cette ville occupe
le centre d'une vallée d'environ quinze milles de circonférence. Des
montagnes hautes et escarpées l'environnent de toutes parts et lui
servent de remparts et de fortifications. Elle est défendue d'ailleurs
par un château. Il y passe une grande rivière, divisée en plusieurs
petits ruisseaux qui traversent toutes les rues pour la commodité des
habitans. Ils se réunissent en sortant de la ville, qui est à quarante
ou cinquante milles de la mer, et, ne formant plus que deux canaux, ils
vont se décharger dans le golfe de Bengale, l'un à Oriétan, et l'autre à
Dobazi, deux places qui ouvriraient une belle porte au commerce, si les
marées n'y étaient si violentes, surtout dans la pleine lune, que les
vaisseaux n'y entrent point sans danger.

Le palais du roi est d'une grande étendue; sa beauté n'égale pas sa
richesse: il est soutenu par des piliers fort larges et fort élevés, ou
plutôt par des arbres entiers qu'on a couverts d'or. Les appartemens
sont revêtus des bois les plus précieux que l'Orient fournisse, tels que
le sandal rouge ou blanc, et une espèce de bois d'aigle. Au milieu du
palais est une grande salle, distinguée par le nom de _salle d'or_, qui
est effectivement revêtue d'or dans toute son étendue. On y admire un
dais d'or massif, autour duquel pendent une centaine de lingots de même
métal en forme de pains de sucre chacun du poids d'environ quarante
livres. Il est environné de plusieurs statues d'or de la grandeur d'un
homme, creuses à la vérité, mais épaisses néanmoins de deux doigts, et
ornées d'une infinité de pierres précieuses, de rubis, d'émeraudes, de
saphirs, de diamans d'une grosseur extraordinaire, qui leur pendent sur
le front, sur la poitrine, sur les bras et à la ceinture. On voit encore
au milieu de cette salle une chaise carrée de deux pieds de large,
entièrement d'or, qui soutient un cabinet d'or aussi, et couvert de
pierres précieuses. Ce cabinet renferme deux fameux pendans qui sont
deux rubis, dont la longueur égale celle du petit doigt, et dont la base
approche de la grosseur d'un oeuf de poule. Ces joyaux ont causé des
guerres sanglantes entre les rois du pays, non-seulement par rapport à
leur valeur, mais parce que l'opinion publique accorde un droit de
supériorité à celui qui les possède. Les rois d'Arakan, qui jouissaient
alors de cette précieuse distinction, ne les portaient que le jour de
leur couronnement.

La ville d'Arakan renferme six cents pagodes ou temples. On fait monter
le nombre de ses habitans à cent soixante mille. Le palais royal est sur
le bord d'un grand lac, diversifié par plusieurs petites îles, qui sont
la demeure d'une sorte de prêtres auxquels on donne le nom de _raulins_.
On voit sur ce lac un grand nombre de bateaux qui servent à diverses
commodités, sans communication néanmoins avec la ville, qui est séparée
du lac par une digue. On prétend que cette digue a moins été formée pour
mettre la ville à couvert des inondations dans les temps tranquilles que
pour l'inonder dans un cas de guerre où elle serait menacée d'être
prise, et pour l'ensevelir sous l'eau avec tous ses habitans.

Le bras du fleuve qui coule vers Oriétan offre un spectacle fort
agréable. Ses bords sont ornés de grands arbres toujours verts, qui
forment un berceau continuel en se joignant par leurs sommets, et qui
sont couverts d'une multitude de paons et de singes qu'on voit sauter de
branches en branches. Oriétan est une ville où, malgré la difficulté de
l'accès, les marchands de Pégou, de la Chine, du Japon, de Malacca,
d'une partie du Malabar et de quelques parties du Mogol, trouvent le
moyen d'aborder pour l'exercice du commerce. Elle est gouvernée par un
lieutenant-général que le roi établit à son couronnement, en lui mettant
une couronne sur la tête et lui donnant le nom de roi, parce que cette
ville est capitale d'une des douze provinces d'Arakan, qui sont toujours
gouvernées par des têtes couronnées. On voit près d'Oriétan la montagne
de Naom, qui donne son nom à un lac voisin. C'est dans ce lieu qu'on
relègue les criminels, après leur avoir coupé les talons, pour leur ôter
le moyen de fuir. Cette montagne est si escarpée, et les bêtes féroces y
sont en si grand nombre, qu'il est presque impossible de la traverser.

En doublant le cap de Nigraès, on se rend à Siriam, dont quelques-uns
font la dernière ville du royaume d'Arakan, quoique d'autres la mettent
dans le Pégou. Ce fut dans cette ville que le roi d'Arakan se retira
avec son armée victorieuse, après avoir pillé le Tangut, qui appartenait
au roi de Brama, et dans laquelle il avait trouvé non-seulement de
grandes richesses, mais encore l'éléphant blanc et les deux rubis
auxquels la prééminence de l'empire est attachée. Siriam n'a plus son
ancienne splendeur; elle était autrefois la capitale du royaume et la
demeure d'un roi. On voit encore les traces d'une forte muraille dont
elle était environnée. Toutes ces petites monarchies de l'Inde ont
éprouvé de fréquentes révolutions.

Les habitans estiment dans leur figure et dans leur taille ce que les
autres nations regardent comme une disgrâce de la nature; ils aiment un
front large et plat; et pour lui donner cette forme, ils appliquent aux
enfans, dès le moment de leur naissance, une plaque de plomb sur le
front. Leurs narines sont larges et ouvertes, leurs yeux petits, mais
vifs, et leurs oreilles pendantes jusqu'aux épaules, comme celles des
Malabares. La couleur qu'ils préfèrent à toutes les autres, dans leurs
habits et leurs meubles, est le pourpre foncé.

Les édifices qui portent le nom de _pagodes_ sont bâtis en forme de
pyramide ou de clocher, plus ou moins élevés, suivant le caprice des
fondateurs. En hiver, on a soin de couvrir les idoles pour les garantir
du froid; dans l'espérance d'être un jour récompensé de cette attention.
On célèbre chaque année une fête qui porte le nom de _Sansaporan_, avec
une procession solennelle à l'honneur de l'idole _Quiay-Pora_, qu'on
promène dans un grand chariot, suivi de quatre-vingt-dix prêtres vêtus
d'un satin jaune. Dans son passage, les plus dévots s'étendent le long
du chemin pour laisser passer sur eux le chariot qui la porte, ou se
piquent à des pointes de fer qu'on y attache exprès pour arroser l'idole
de leur sang. Ceux qui ont moins de courage s'estiment heureux de
recevoir quelques gouttes de ce sang. Les pointes sont retirées avec
beaucoup de respect par les prêtres, qui les conservent précieusement
dans les temples, comme autant de reliques sacrées.

Le roi d'Arakan est un des plus puissans princes de l'Orient. Le
gouvernement est entre les mains de douze princes qui portent le titre
de roi, et qui résident dans les villes capitales de chaque province;
ils y habitent de magnifiques palais, qui ont été bâtis pour le roi
même, et qui contiennent de grands sérails où l'on élève les jeunes
filles qu'on destine au souverain. Chaque gouverneur choisit tous les
ans douze filles nées la même année dans l'étendue de sa juridiction, et
les fait élever aux dépens du roi jusqu'à l'âge de douze ans. Ensuite,
étant conduites à la cour, on les fait revêtir d'une robe de coton, avec
laquelle elles sont exposées à l'ardeur du soleil jusqu'à ce que la
sueur ait pénétré leurs robes. Le monarque, à qui l'on porte les robes,
les sent l'une après l'autre, et retient pour son lit les filles dont la
sueur n'a rien qui lui déplaise, dans l'opinion qu'elles sont d'une
constitution plus saine. Il donne les autres aux officiers de sa cour.

Le roi d'Arakan prend des titres fastueux, comme tous les monarques
voisins. Il se fait nommer _Paxda_, ou _empereur d'Arakan possesseur de
l'éléphant blanc et des deux pendans d'oreilles, et en vertu de cette
possession, héritier légitime du Pégou et de Brama, seigneur des douze
provinces de Bengale et des douze rois qui mettent leur tête sous la
plante de ses pieds_. Sa résidence ordinaire est dans la ville
d'Arakan; mais il emploie deux mois de l'été à faire par eau le voyage
d'Oriétan, suivi de toute sa noblesse, dans des barques si belles et si
commodes, qu'on prendrait ce cortége pour un palais ou pour une ville
flottante.

       *       *       *       *       *

C'est à Daniel Sheldon qu'on doit aussi quelque éclaircissement sur un
pays célèbre, mais dont l'intérieur est peu connu.

Il donne au Pégou pour bornes au nord, les pays de Brama, de Siammon et
de Calaminham; à l'ouest, les montagnes de Pré, qui le séparent du
royaume d'Arakan, et le golfe de Bengale, dont les côtes lui
appartiennent depuis le cap de Nigraès jusqu'à la ville de Tavay; à
l'est, le pays de Laos; au midi, le royaume de Siam; mais il ajoute que
ces bornes ne sont pas si constantes, qu'elles ne changent souvent par
des acquisitions ou des pertes. Vers la fin du siècle précédent, un de
ses rois les étendit beaucoup; il obligea jusqu'aux Siamois à payer un
tribut: mais cette gloire dura peu, et ses successeurs ont été renfermés
dans les possessions de leurs ancêtres.

Le pays est arrosé de plusieurs rivières, dont la principale sort du lac
de Chiama, et ne parcourt pas moins de quatre ou cinq cents milles
jusqu'à la mer: elle porte le nom de _Pégou_, comme le royaume qu'elle
arrose. La fertilité qu'elle répand, et ses inondations régulières l'ont
fait nommer aussi _le Nil indien_. Ses débordemens s'étendent jusqu'à
trente lieues de ses bords; ils laissent sur la terre un limon si gras,
que les pâturages y deviennent excellens, et que le riz y croît dans une
prodigieuse abondance.

Les principales richesses de ce royaume sont les pierres précieuses,
telles que les rubis, les topazes, les saphirs, les améthystes, qu'on y
comprend sous le nom général de rubis, et qu'on ne distingue que par la
couleur, en nommant un saphir, un rubis bleu; une améthyste, un rubis
violet; une topaze, un rubis jaune. Cependant la pierre qui porte
proprement le nom de rubis est une pierre transparente, d'un rouge
éclatant, et qui, dans ses extrémités, ou près de sa surface, a quelque
chose du violet de l'améthyste. Sheldon ajoute que les principaux
endroits d'où les rubis se tirent sont une montagne voisine de Cabelan
ou Cablan, entre Siriam et Pégou, et les montagnes qui s'étendent depuis
le Pégou jusqu'au royaume de Camboge.

Les Pégouans sont plus corrompus dans leurs moeurs qu'aucun peuple des
Indes. Leurs femmes semblent avoir renoncé à la modestie naturelle.
Elles sont presque nues, ou du moins leur unique vêtement est à la
ceinture, et consiste dans une étoffe si claire et si négligemment
attachée, que souvent elle ne dérobe rien à la vue. Elles donnèrent pour
excuse à Sheldon que cet usage leur venait d'une ancienne reine du pays,
qui, pour empêcher que les hommes ne tombassent dans de plus grands
désordres, avait ordonné que les femmes de la nation parussent toujours
dans un état capable d'irriter leurs désirs.

Un Pégouan qui veut se marier est obligé d'acheter sa femme et de payer
sa dot à ses parens. Si le dégoût succède au mariage, il est libre de la
renvoyer dans sa famille. Les femmes ne jouissent pas moins de la
liberté d'abandonner leurs maris, en leur restituant ce qu'ils ont donné
pour les obtenir. Il est difficile aux étrangers qui séjournent dans le
pays de résister à ces exemples de corruption. Les pères s'empressent de
leur offrir leurs filles, et conviennent d'un prix qui se règle par la
durée du commerce. Lorsqu'ils sont prêts à partir, les filles retournent
à la maison paternelle et n'en ont pas moins de facilité à se procurer
un mari. Si l'étranger, revenant dans le pays, trouve la fille qu'il
avait louée au pouvoir d'un autre homme, il est libre de la redemander
au mari, qui la lui rend pour le temps de son séjour, et qui la reprend
à son départ.

Ils admettent deux principes comme les manichéens: l'un, auteur du bien;
l'autre, auteur du mal. Suivant cette doctrine, ils rendent à l'un et à
l'autre un culte peu différent. C'est même au mauvais principe que leurs
premières invocations s'adressent dans leurs maladies et dans les
disgrâces qui leur arrivent. Ils lui font des voeux dont ils
s'acquittent avec une fidélité scrupuleuse aussitôt qu'ils croient en
avoir obtenu l'effet. Un prêtre, qui s'attribue la connaissance de ce
qui peut être agréable à cet esprit, sert à diriger leur superstition.
Ils commencent par un festin, qui est accompagné de danses et de
musique; ensuite quelques-uns courent le matin par les rues, portant du
riz dans une main, et dans l'autre un flambeau. Ils crient de toute leur
force qu'ils cherchent le mauvais esprit pour lui offrir sa nourriture,
afin qu'il ne leur nuise point pendant le jour. D'autres jettent
par-dessus leurs épaules quelques alimens qu'ils lui consacrent. La
crainte qu'ils ont de son pouvoir est si continuelle et si vive, que,
s'ils voient un homme masqué, ils prennent la fuite avec toutes les
marques d'une extrême agitation, dans l'idée que c'est ce redoutable
maître qui sort de l'enfer pour les tourmenter. Dans la ville de Tavay,
l'usage des habitans est de remplir leurs maisons de vivres au
commencement de l'année, et de les laisser exposés pendant trois mois,
pour engager leur tyran, par le soin qu'ils prennent de le nourrir, à
leur accorder du repos pendant le reste de l'année.

Quoique tous les prêtres du pays soient de cette secte, on y voit un
ordre de religieux qui portent comme à Siam le nom de _talapoins_, et
qui descendent apparemment des talapoins siamois. Ils sont respectés du
peuple; ils ne vivent que d'aumônes. La vénération qu'on a pour eux est
portée si loin, qu'on se fait honneur de boire de l'eau dans laquelle
ils ont lavé leurs mains; ils marchent dans les rues avec beaucoup de
gravité, vêtus de longues robes, qu'ils tiennent serrées par une
ceinture de cuir large de quatre doigts. À cette ceinture pend une
bourse dans laquelle ils mettent les aumônes qu'ils reçoivent. Leur
habitation est au milieu des bois, dans une sorte de cage qu'ils se font
construire au sommet des arbres; mais cette pratique n'est fondée que
sur la crainte des tigres, dont le royaume est rempli. À chaque nouvelle
lune ils vont prêcher dans les villes: ils y assemblent le peuple au son
d'une cloche ou d'un bassin. Leurs discours roulent sur quelques
préceptes de la loi naturelle, dont ils croient que l'observation suffit
pour mériter des récompenses dans une autre vie, de quelque extravagance
que soient les opinions spéculatives auxquelles on est attaché. Ces
principes ont du moins l'avantage de les rendre charitables pour les
étrangers, et de leur faire regarder sans chagrin la conversion de ceux
qui embrassent le christianisme. Quand ils meurent, leurs funérailles se
font aux dépens du peuple, qui dresse un bûcher des bois les plus
précieux pour brûler leurs corps. Leurs cendres sont jetées dans la
rivière; mais leurs os demeurent enterrés au pied de l'arbre qu'ils ont
habité pendant leur vie.

Le royaume de Boutan est d'une fort grande étendue; mais on n'en connaît
pas exactement les limites. Les caravanes qui s'y rendent chaque année
de Patna partent vers la fin du mois de décembre: elles arrivent le
huitième jour à Garachepour, jusqu'au pied des hautes montagnes. Il
reste encore huit ou neuf journées, pendant lesquelles on a beaucoup à
souffrir dans un pays plein de forêts, où les éléphans sauvages sont en
grand nombre. Les marchands, au lieu de reposer la nuit, sont obligés de
faire la garde et de tirer sans cesse leurs mousquets pour éloigner ces
redoutables animaux. Comme l'éléphant marche sans bruit, il surprend les
caravanes; et quoiqu'il ne nuise point aux hommes, il emporte les vivres
dont il peut se saisir, surtout les sacs de riz ou de farine, et les
pots de beurre, dont on a toujours de grosses provisions.

On peut aller de Patna jusqu'au pied des montagnes dans des palekis, qui
sont les carrosses des Indes; mais on se sert ordinairement de boeufs,
de chameaux et de chevaux du pays. Ces chevaux sont naturellement si
petits, que les pieds d'un homme qui les monte touchent presqu'à terre;
mais ils sont très-vigoureux, et leur pas est une espèce d'amble, qui
leur fait faire vingt lieues d'une seule traite, avec fort peu de
nourriture. Les meilleurs s'achètent jusqu'à deux cents écus. Lorsqu'on
entre dans les montagnes, les passages deviennent si étroits, qu'on est
obligé de se réduire à cette seule voiture, et souvent même on a recours
à d'autres expédiens. La vue d'une caravane fait descendre de diverses
habitations un grand nombre de montagnards, dont la plupart sont des
femmes et des filles qui viennent faire marché avec les négocians pour
les porter, eux, leurs marchandises et leurs provisions, entre des
précipices qui se succèdent pendant neuf ou dix journées: elles ont sur
les deux épaules un gros bourlet auquel est attaché un épais coussin qui
leur pend sur le dos, et qui sert comme de siége à l'homme dont elles se
chargent; elles sont trois qui se relaient tour à tour pour chaque
homme. Le bagage est transporté sur le dos des boucs, qui sont capables
de porter jusqu'à cent cinquante livres. Ceux qui s'obstinent à mener
des chevaux dans ces affreuses montagnes sont souvent obligés, dans les
passages dangereux, de les faire guinder avec des cordes: on ne leur
donne à manger que le matin et le soir. Les femmes qui portent les
hommes ne gagnent que deux roupies dans l'espace de dix jours. On paie
le même prix pour chaque bouc et pour chaque cheval.

À cinq ou six lieues de Garachepour, on entre sur les terres du radja de
Népal, qui s'étendent jusqu'aux frontières du royaume de Boutan. Ce
radja, vassal et tributaire du grand-mogol, fait sa résidence dans la
ville de Népal. Son pays n'offre que des bois et des montagnes. On entre
de là dans l'ennuyeux espace qu'on vient de représenter, et l'on
retrouve ensuite des boucs, des chameaux, des chevaux et même des
palekis. Ces commodités ne cessent plus jusqu'à Boutan. On marche dans
un fort bon pays, où le blé, le riz, les légumes et le vin sont en
abondance. Tous les habitans de l'un et de l'autre sexe y sont vêtus,
l'été, de grosse toile de coton ou de chanvre, et l'hiver, d'un gros
drap, qui est une espèce de feutre. Leur coiffure est un bonnet, autour
duquel ils mettent pour ornement des dents de porc et des pièces
d'écaille de tortue, rondes ou carrées. Les plus riches y mêlent des
grains de corail ou d'ambre jaune, dont les femmes se font aussi des
colliers. Les hommes, comme les femmes, portent des bracelets au bras
gauche seulement, et depuis le poignet jusqu'au coude, avec cette
différence, que ceux des femmes sont plus étroits. Ils ont au cou un
cordon de soie, d'où pendent quelques grains de corail ou d'ambre, et
des dents de porc. Quoique fort livrés à l'idolâtrie, ils mangent toutes
sortes de viande, excepté celle de vache, parce qu'ils adorent cet
animal comme la nourrice du genre humain. Ils sont passionnés pour
l'eau-de-vie, qu'ils font de riz et de sucre, comme dans la plus grande
partie de l'Inde. Après leurs repas, surtout dans les festins qu'ils
donnent à leurs amis, ils brûlent de l'ambre jaune: ce qui le rend cher
et fort recherché dans le pays.

Le roi de Boutan entretient constamment autour de sa personne une garde
de sept à huit mille hommes, qui sont armés d'arcs et de flèches, avec
la rondache et la hache; ils ont depuis long-temps l'usage du mousquet
et du canon de fer. Leur poudre a le grain long; et celle que l'auteur
vit entre les mains de plusieurs marchands, était d'une force
extraordinaire. Ils l'assurèrent qu'on voyait sur leurs canons des
chiffres et des lettres qui n'avaient pas moins de cinq cents ans. Un
habitant du royaume n'en sort jamais sans la permission expresse du
gouverneur, et n'aurait pas la hardiesse d'emporter une arme à feu, si
ses plus proches parens ne se rendaient caution qu'elle sera rapportée.
Sans cette difficulté, Tavernier aurait acheté des marchands de ce pays
un de leurs mousquets, parce que les caractères qui étaient sur le canon
rendaient témoignage qu'il avait cent quatre-vingts ans d'ancienneté. Il
était fort épais, la bouche en forme de tulipe, et le dedans aussi poli
que la glace d'un miroir. Sur les deux tiers du canon il y avait des
filets de relief et quelques fleurs dorées et argentées: les balles
étaient d'une once. Le marchand, étant obligé de décharger sa caution,
ne se laissa tenter par aucune offre, et refusa même de donner un peu de
sa poudre.

On voit toujours cinquante éléphans autour du palais du roi, et vingt ou
vingt-cinq chameaux qui ne servent qu'à porter une petite pièce
d'artillerie d'environ une demi-livre de balle. Un homme assis sur la
croupe du chameau manie d'autant plus facilement cette pièce, qu'elle
est sur une espèce de fourche qui tient à la selle, et qui lui sert
d'affût. Il n'y a pas au monde un souverain plus respecté de ses sujets
que le roi de Boutan: il en est comme adoré. Lorsqu'il rend la justice
ou qu'il donne audience, ceux qui se présentent devant lui ont les mains
jointes, élevées sur le front; et se tenant éloignés du trône, ils se
prosternent à terre sans oser lever la tête. C'est dans cette humble
posture qu'ils font leurs supplications; et, pour se retirer, ils
marchent à reculons, jusqu'à ce qu'ils soient hors de sa présence. Leurs
prêtres enseignent, comme un point de religion, que ce prince est un
dieu sur la terre; cette superstition va si loin, que chaque fois qu'il
satisfait au besoin de la nature, on ramasse soigneusement son ordure
pour la faire sécher et mettre en poudre; ensuite on la met dans de
petites boîtes qui se vendent dans les marchés, et dont on saupoudre les
viandes. Deux marchands du Boutan, qui avaient vendu du musc à l'auteur,
montrèrent chacun leur boîte, et quelques pincées de cette poudre, pour
laquelle ils avaient beaucoup de vénération.

Les peuples de Boutan sont robustes et de belle taille; ils ont le
visage et le nez un peu plats. Les femmes sont encore plus grandes et
plus vigoureuses que les hommes; mais la plupart ont des goîtres fort
incommodes. La guerre est peu connue dans cet état: on n'y craint pas
même le grand-mogol, parce que, du côté du midi, la nature a mis de
hautes montagnes et des passages fort étroits qui forment une barrière
impénétrable. Au nord, il n'y a que des bois, presque toujours couverts
de neige; des deux autres côtés, ce sont de vastes déserts, où l'on ne
trouve guère que des eaux amères. Si l'on y rencontre quelques terres
habitées, elles appartiennent à des radjas sans armes et sans forces. Le
roi de Boutan fait battre des pièces d'argent de la valeur des roupies:
ce qui porte à croire que son pays a quelques mines d'argent: cependant
les marchands que Tavernier vit à Patna, ignoraient où ces mines étaient
situées. Leurs pièces de monnaie sont extraordinaires dans leur forme:
au lieu d'être rondes, elles ont huit angles; et les caractères qu'elles
portent ne sont ni indiens ni chinois. L'or de Boutan y est apporté par
les marchands du pays qui reviennent du Levant.

Leur principal commerce est celui du musc. Dans l'espace de deux mois
que les marchands passèrent à Patna, Tavernier en acheta d'eux pour
vingt-six mille roupies. L'once, dans la vessie, lui revenait à quatre
livres quatre sous de notre monnaie; il la payait huit francs hors de
vessie. Tout le musc qui entre dans la Perse vient de Boutan, et les
marchands qui font ce commerce aiment mieux qu'on leur donne de l'ambre
jaune et du corail que de l'or ou de l'argent. Pendant les chaleurs, ils
trouvent peu de profit à transporter le musc, parce qu'il devient trop
sec et qu'il perd de son poids. Comme cette marchandise paie vingt-cinq
pour cent à la douane de Garachepour, dernière ville des états du Mogol,
il arrive souvent que, pour éviter de si grands frais, les caravanes
prennent un chemin qui est encore plus incommode, par les montagnes
couvertes de neige et les grands déserts qu'il faut traverser; ils vont
jusqu'à la hauteur de trente degrés, d'où, tournant vers Kaboul, qui est
au quarantième, elles se divisent, une partie pour aller à Balk, et
l'autre dans la grande Tartarie. Là, les marchands qui viennent de
Boutan troquent leurs richesses contre des chevaux, des mulets et des
chameaux; car il y a peu d'argent dans ces contrées: ils y portent avec
le musc beaucoup d'excellente rhubarbe et de semencine. Les Tartares
font passer ensuite ces marchandises dans la Perse; ce qui fait croire
aux Européens que la rhubarbe et la semencine viennent de la Tartarie.
Il est vrai, remarque l'Anglais Sheldon, qu'il en vient de la rhubarbe;
mais elle est beaucoup moins bonne que celle du royaume de Boutan; elle
est plus tôt corrompue, et c'est le défaut de la rhubarbe de se
dissoudre d'elle-même par le coeur. Les Tartares remportent de Perse des
étoffes de soie de peu de valeur, qui se font à Tauris et à Ardevil,
avec quelques draps d'Angleterre et de Hollande, que les Arméniens vont
prendre à Constantinople et à Smyrne, où nous les portons de l'Europe.
Quelques-uns des marchands qui viennent de Boutan à Kaboul vont à
Candehar, et jusqu'à Ispahan, d'où ils emportent pour leur musc et leur
rhubarbe, du corail en grains, de l'ambre jaune et du lapis en grains.
D'autres, qui vont du côté de Moultan, de Lahor et d'Agra, remportent
des toiles, de l'indigo, et quantité de cornaline et de cristal. Enfin
ceux qui retournent par Garachepour remportent de Patna et de Daka, du
corail, de l'ambre jaune, des bracelets d'écaille de tortue et d'autres
coquilles de mer, avec quantité de pièces rondes et carrées de la
grandeur de nos jetons, qui sont aussi d'écaille de tortue et de
coquille. L'auteur vit à Patna quatre Arméniens qui, ayant déjà fait un
voyage au royaume de Boutan, venaient de Dantzick, où ils avaient fait
faire un grand nombre de figures d'ambre jaune qui représentaient toutes
sortes d'animaux et de monstres. Ils allaient les porter au roi de
Boutan pour augmenter le nombre de ses divinités. Ils dirent à Tavernier
qu'ils se seraient enrichis, s'ils avaient pu faire composer une idole
particulière que le prince leur avait recommandée; c'était une figure
monstrueuse, qui devait avoir six cornes, quatre oreilles et quatre
bras, avec six doigts à chaque main; mais ils n'avaient pas trouvé
d'assez grosse pièce d'ambre jaune.

Le roi de Boutan, commençant à craindre que les tromperies qui se font
dans le musc ne ruinassent ce commerce, d'autant plus qu'on en tire
aussi du Tonquin et de la Cochinchine, où il est beaucoup plus cher,
parce qu'il y est moins commun, avait ordonné depuis quelque temps que
les vessies ne seraient pas cousues, et qu'elles seraient apportées
ouvertes à Boutan, pour y être visitées et scellées de son sceau. Mais
cette précaution n'empêche pas qu'on ne les ouvre subtilement, et qu'on
n'y mette de petits morceaux de plomb, qui, sans l'altérer, à la vérité,
en augmentent du moins le poids.

Le royaume d'Assam est une des plus fertiles contrées de l'Asie; il
produit tout ce qui est nécessaire à la vie, sans que les habitans aient
besoin de recourir aux nations voisines. Ils ont des mines d'argent,
d'acier, de plomb et de fer; la soie en abondance, mais grossière. Ils
en ont une espèce qui croît sur les arbres, et qui est l'ouvrage d'un
animal dont la forme ressemble à celle des vers à soie communs, avec
cette double différence, qu'il est plus rond et qu'il demeure toute
l'année sur les arbres. Les étoffes qu'on fait de cette soie sont fort
lustrées; mais elles se coupent. C'est du côté du midi que la nature
produit ces vers, et qu'on trouve les mines d'or et d'argent. Le pays
produit aussi quantité de gomme-laque, dont on distingue deux sortes:
celle qui croît sur les arbres est de couleur rouge, et sert à peindre
les toiles et les étoffes. Après en avoir tiré cette couleur, on emploie
ce qui reste à faire une sorte de vernis dont on enduit les cabinets et
d'autres meubles de cette nature. On le transporte en abondance à la
Chine et au Japon, où il passe pour la meilleure laque de l'Asie. À
l'égard de l'or, on ne permet pas qu'il sorte du royaume, et l'on n'en
fait néanmoins aucune espèce de monnaie. Il demeure en lingots, grands
et petits, dont le peuple se sert dans le commerce intérieur.

       *       *       *       *       *

Nous tirons le peu de détails que nous présente la Cochinchine de la
relation d'un missionnaire jésuite, nommé _le père de Rhodes_, et nous y
joindrons quelques-unes des remarques et aventures qui lui sont
particulières.

Destiné à la mission du Japon par le souverain pontife, il se rendit de
Rome à Lisbonne, où il avait ordre de s'embarquer avec d'autres
missionnaires.

Ce fut le 4 avril 1619 qu'ils mirent à la voile avec trois grands
vaisseaux: ils étaient au nombre de six sur _la Sainte-Thérèse_. Trois
mois et demi de navigation leur firent doubler le cap de
Bonne-Espérance. Ils essuyèrent plusieurs tempêtes et les ravages du
scorbut, qui ne les empêchèrent point d'arriver heureusement au port de
Goa le 5 octobre.

Après avoir passé deux ans, tant à Goa qu'à Salsette, il reçut ordre
enfin de partir pour le Japon, sur un vaisseau qui devait porter à
Malacca un seigneur portugais, nommé pour commander dans la citadelle.
Il passa par Cochin, qui n'est qu'à cent lieues de Goa: les jésuites y
avaient un collége dans lequel ils enseignaient toutes les sciences. La
violence des vents qui arrêta long-temps le vaisseau portugais vers le
cap de Comorin, donna occasion à l'auteur de visiter la fameuse côte de
_la Pêcherie_, qui tire ce nom de l'abondance des perles qu'on y pêche.
«Les habitans connaissent, dit-il, dans quelle saison ils doivent
chercher ces belles larmes du ciel qui se trouvent endurcies dans les
huîtres. Alors les pêcheurs s'avancent en mer dans leurs barques: l'un
plonge, attaché sous les aisselles avec une corde, la bouche remplie
d'huile et un sac au cou: il ramasse les huîtres qu'il trouve au fond;
et lorsqu'il n'a plus la force de retenir son haleine, il emploie
quelques signes pour se faire retirer. Ces pêcheurs sont si bons
chrétiens, qu'après leur pêche ils viennent ordinairement à l'église, où
ils mettent souvent de grosses poignées de perles sur l'autel. On fit
voir au père de Rhodes une chasuble qui en était entièrement couverte,
et qui était estimée deux cent mille écus dans le pays. Qu'eût-elle
valu, dit-il, en Europe?»

La principale place de cette côte est _Totocorin_: on y trouve les plus
belles perles de l'Orient. Les Portugais y avaient une citadelle, et les
jésuites un fort beau collége. Il était arrivé, par des malheurs que de
Rhodes ignore, qu'on avait ôté cette maison à sa compagnie. «Les
jésuites, dit-il, s'étant retirés, on dit que les perles et les huîtres
disparurent dans cet endroit de la côte; mais aussitôt que le roi de
Portugal eut rappelé ces zélés missionnaires, on y vit revenir les
perles, comme si le ciel eût voulu remarquer que, lorsque les pêcheurs
d'âmes seraient absens, il ne fallait pas attendre une bonne pêche de
perles.» Ceci nous rappelle un passage fort plaisant de la _Gazette de
France_, de l'année 1774, dans lequel on disait, à l'article _de la
Suède_, que tout se ressentait du bonheur de la nouvelle administration,
et que _jamais les harengs n'étaient venus en si grand nombre sur les
bords de la Baltique_.

Après avoir visité la côte de Coromandel, le père de Rhodes fit voile
vers Malacca, et échoua sur un banc de sable à la vue du cap de Rachado.
Il attribue le salut du vaisseau à un miracle sensible de son
reliquaire, qu'il plongea dans la mer au bout d'une longue corde. En
moins d'une minute, sans que personne y travaillât, le bâtiment, dit-il,
qui avait été long-temps immobile, sortit du sable avec une force
extrême, et fut poussé en mer. Il observe qu'on peut aborder dans tous
les temps de l'année au port de Malacca, avantage que n'ont pas le ports
de Goa, de Cochin, de Surate, ni, suivant ses lumières, aucun autre port
de l'Inde orientale. Quoique Malacca, observe-t-il encore, ne soit qu'à
deux degrés au nord de la ligne, et que par conséquent la chaleur y soit
extrême, cependant les fruits de l'Europe et le raisin même n'y
mûrissent point. La raison, dit-il, en paraîtra fort étrange; mais elle
n'est pas moins certaine: c'est faute de chaleur que ces fruits n'y
mûrissent pas. Il ajoute, pour s'expliquer, que, «le soleil donnant à
plomb sur la terre, devrait à la vérité tout brûler et rendre le pays
inhabitable. Les anciens en avaient cette opinion; mais ils ignoraient
le secret de la Providence, qui a voulu qu'il fût le plus habité. Le
soleil, dans le temps qu'il a toute sa force, attire tant d'exhalaisons
et de vapeurs, que c'est alors l'hiver du pays. Les vents, qui sont
impétueux, les pluies continuelles tiennent cet astre caché, et
s'opposent à la maturité de tous les fruits qui ne sont pas propres au
climat.»

Les vues du père de Rodes étaient toujours pour le Japon, et sa
soumission pour d'autres ordres qui le retinrent un an et demi, soit à
Macao, soit à Canton, fut une violence qu'il fit à son zèle. Cependant
de nouvelles dispositions de ses supérieurs l'obligèrent d'abandonner
entièrement son premier projet pour se rendre à la Cochinchine.
D'ailleurs les portes du Japon se trouvaient fermées par une violente
persécution qui s'y était élevée contre le christianisme. Le père de
Mattos reçut ordre de partir pour la Cochinchine avec cinq autres
jésuites de l'Europe, entre lesquels de Rhodes fut nommé. Ils
s'embarquèrent à Macao, dans le cours du mois de décembre 1624, et leur
navigation ne dura que dix-neuf jours.

Il n'y avait pas cinquante ans que la Cochinchine était un royaume
séparé du Tonquin, dont, elle n'avait été qu'une province pendant plus
de sept cents ans. Celui qui secoua le joug était l'aïeul du roi qui
occupait alors le trône. Après avoir été gouverneur du pays, il se
révolta contre son prince, et se fit un état indépendant, dans lequel il
se soutint assez heureusement par la force des armes, pour laisser à ses
enfans une succession tranquille. Leur puissance y étant mieux établie
que jamais, il n'y a pas d'apparence que cette souveraineté retourne
jamais à ses anciens maîtres.

La Cochinchine est sous la zone torride, au midi de la Chine; elle
s'étend depuis le 12e. degré jusqu'au 18e. De Rhodes lui donne quatre
cents milles de longueur; mais sa largeur est beaucoup moindre. Elle a
pour bornes à l'orient la mer de la Chine, le royaume de Laos à
l'occident, celui de Chiampa au sud, et le Tonquin au nord. Sa division
est en six provinces, dont chacune a son gouverneur et ses tribunaux
particuliers de justice. La ville où le roi fait son séjour se nomme
_Kehoué_. Si les bâtimens n'en sont pas magnifiques, parce qu'ils ne
sont composes que de bois, ils ne manquent pas de commodités, et les
colonnes fort bien travaillées, qui servent à les soutenir, leur donnent
beaucoup d'apparence. La cour est belle et nombreuse, et les seigneurs y
font éclater beaucoup de magnificence dans leurs habits.

Le pays est fort peuplé. De Rhodes vante la douceur des habitans; mais
elle n'empêche pas, dit-il, qu'ils ne soient bons soldats; ils ont un
respect merveilleux pour leur roi. Ce prince entretient continuellement
cent cinquante galères dans trois ports; et les Hollandais ont éprouvé
qu'elles peuvent attaquer avec avantage ces grands vaisseaux avec
lesquels ils se croient maîtres des mers de l'Inde.

La fertilité du pays rend les habitans fort riches. Il est arrosé de
vingt-quatre belles rivières, qui donnent de merveilleuses commodités
pour voyager par eau dans toutes ses parties, et qui servent par
conséquent à l'entretien du commerce. Des inondations réglées, qui se
renouvellent tous les ans aux mois de novembre et de décembre,
engraissent la terre sans aucune culture. Dans cette saison, il n'est
pas possible de voyager à pied, ni de sortir même des maisons sans une
barque; de là vient l'usage de les élever sur deux colonnes, qui
laissent un passage libre à l'eau.

Il se trouve des mines d'or dans la Cochinchine: mais les principales
richesses du pays sont, le poivre, que les Chinois y viennent prendre;
la soie, qu'on fait servir jusqu'aux filets des pécheurs et aux cordages
des galères; et le sucre, dont l'abondance est si grande, qu'il ne vaut
pas ordinairement plus de deux sous la livre. On en transporte beaucoup
au Japon, quoique les Cochinchinois n'entendent pas beaucoup la manière
de l'épurer.

On s'imaginerait qu'une contrée qui ne produit ni blé, ni vin, ni huile,
nourrit mal ses habitans. Mais, sans expliquer en quoi consiste leur
bonne chère, de Rhodes assure que les tables de la Cochinchine valent
celles de l'Europe.

C'est le seul pays du monde où croisse le _calembac_, cet arbre renommé
dont le bois est un parfum précieux, et qui d'ailleurs sert aux plus
excellens usages de la médecine. L'odeur en est admirable; le bois en
poudre ou en teinture fortifie le coeur contre toutes sortes de venins;
il se vend au poids de l'or.

De Rhodes assure, contre le témoignage de plusieurs autres voyageurs,
que c'est aussi dans la seule Cochinchine que se trouvent ces petits
nids d'oiseaux qui servent d'assaisonnement aux potages et aux viandes.
On pourrait croire, pour concilier les récits, qu'il parle d'une espèce
particulière. Ils ont, dit-il, la blancheur de la neige: on les trouve
dans certains rochers de cette mer, vis-à-vis des terres où croissent
les calembacs, et l'on n'en voit point autre part; c'est ce qui le porte
à croire que les oiseaux qui font ces nids vont sucer ces arbres, et que
de ce sucre, mêlé peut-être avec l'écume de la mer, ils composent un
ouvrage si blanc et de si bon goût. Cependant ils demandent d'être cuits
avec de la chair ou du poisson; et de Rhodes assure qu'ils ne peuvent
être mangés seuls.

La Cochinchine produit des arbres qui portent pour fruits de gros sacs
remplis de châtaignes. On doit regretter que le père de Rhodes n'en
rapporte pas le nom, et qu'il n'en explique pas mieux la forme. «Un
seul de ces sacs fait la charge d'un homme; aussi la Providence ne les
a-t-elle pas fait sortir des branches, qui n'auraient pas la force de
les soutenir, mais du tronc même; le sac est une peau fort épaisse, dans
laquelle on trouve quelquefois cinq cents châtaignes plus grosses que
les nôtres; mais ce qu'elles ont de meilleur, est une peau blanche et
savoureuse, qu'on tire de la châtaigne avant de la cuire.»

Les difficultés de la langue étant un des plus grands obstacles qui
arrêtent le progrès des missionnaires, le père de Rhodes comprit que
cette étude devait faire son premier soin. On parle à peu près la même
langue dans le royaume de Tonquin et de la Cochinchine. Elle est aussi
entendue dans trois autres pays voisins; mais est entièrement différente
de la chinoise. On la prendrait, surtout dans la bouche des femmes, pour
un gazouillement d'oiseaux; tous les mots sont des monosyllabes, et leur
signification ne se distingue que par les divers tons qu'on leur donne
en les prononçant. Une même syllabe, telle, par exemple, que _daï_, peut
signifier vingt-trois choses tout-à-fait différentes. Le zèle du père de
Rhodes lui fit mépriser ces obstacles; il apporta autant d'application à
cette entreprise qu'il en avait donné autrefois à la théologie, et dans
l'espace de quatre mois, il se rendit capable de prêcher dans la langue
de la Cochinchine; mais il avoue qu'il en eut l'obligation à un petit
garçon du pays, qui lui apprit en trois semaines les divers tons de
cette langue, et la manière de prononcer tous les mots: ce qu'il y eut
d'admirable, et ce qui mérite d'être remarqué, c'est qu'ils ignoraient
la langue l'un de l'autre.

Dans l'intervalle de ses entreprises apostoliques, il fit un voyage aux
Philippines, sans autre dessein que de profiter d'une occasion qui se
présentait pour se rendre à Macao.

Une violente persécution l'obligeant de quitter la Cochinchine, il
s'embarqua, le 2 juillet 1641, sur un vaisseau qui faisait voile pour
Bolinao. Il entra dans ce port le 28 du même mois, après avoir essuyé
une dangereuse tempête; mais il fut surpris de remarquer à son arrivée
que les habitans ne comptaient que samedi 27 juillet. Il avait mangé de
la viande le matin, parce qu'il se croyait au dimanche, et le soir il
fut obligé de faire maigre, lorsqu'on l'assura que le dimanche et le
vingt-huitième n'étaient que le lendemain: cette erreur lui causa
d'abord beaucoup d'embarras; mais en y pensant un peu, il comprit que de
part et d'autre on avait fort bien compté, quoiqu'il y eût dans les deux
comptes la différence d'un jour.

Ce qu'il y a d'étonnant dans l'embarras du père de Rhodes, c'est
qu'étant aux Indes depuis si long-temps, il n'eût jamais eu l'occasion
de faire la même remarque. Il s'applaudit de l'explication qu'il donne à
son erreur.

Quand on part d'Espagne, dit-il, pour aller aux Philippines, on va
toujours de l'orient à l'occident. Il faut par conséquent que tous les
jours deviennent plus longs de quelques minutes; parce que le soleil,
dont on suit la course, se lève et se couche toujours plus tard. Dans le
cours de cette navigation, la perte est d'un demi-jour. Au contraire,
les Portugais qui vont du Portugal aux Indes orientales, avancent contre
le soleil, qui, se couchant et se levant toujours plus tôt, rend chaque
jour plus court de quelques minutes, et leur donne ainsi l'avance du
jour en arrivant au même terme. D'où il est aisé de conclure que, les
uns gagnant et les autres perdant un demi-jour, il faut nécessairement
que les Portugais et les Espagnols, qui arrivent aux Philippines par des
chemins opposés, trouvent un jour entier de différence. «Le père de
Rhodes, venu vers l'orient par le chemin des Portugais, avait vécu par
conséquent un jour de plus que les Espagnols des Philippines.» Par la
même raison, continue-t-il, deux prêtres qui partiraient au même jour,
l'un de Portugal vers l'orient, l'autre d'Espagne vers l'occident,
disant chaque jour la messe, et arrivant le même jour au même lieu, l'un
aurait dit une messe plus que l'autre: et de deux jumeaux qui, étant nés
ensemble, feraient le même voyage par les deux routes opposées, l'un
aurait vécu un jour de plus.»

Ceux pour qui cette remarque ne sera pas aussi merveilleuse qu'elle le
fut pour l'auteur apprendront de lui plus volontiers l'origine de la
persécution qui fermait alors aux missionnaires l'entrée des ports du
Japon. Après avoir observé que Manille, la principale des Philippines,
est au 13e. degré de l'élévation de la ligne, et que c'est là qu'on
compte le dernier terme de l'occident, quoique ces îles soient à
l'orient de la Chine, dont elles ne sont éloignées que de cent cinquante
lieues, il ajoute:

«Comme on les prend pour le bout des Indes occidentales, qui
appartiennent aussi aux Espagnols, deux Hollandais prirent occasion de
cette idée pour renverser le christianisme au Japon. Ils firent voir à
l'empereur, dans une mappemonde, d'un côté les Philippines, et de
l'autre Macao, que le roi d'Espagne possédait alors à la Chine, en
qualité de roi de Portugal. Voyez-vous, lui dirent-ils, jusqu'où la
domination du roi d'Espagne s'est étendue? Du côté de l'orient, elle est
arrivée à Macao, et du côté de l'occident aux Philippines. Vous êtes si
près de ces deux extrémités de son empire, qu'il ne lui reste que le
vôtre à conquérir; à la vérité, il n'a pas aujourd'hui des troupes assez
nombreuses pour entreprendre tout d'un coup la conquête du Japon; mais
il y envoie des prêtres qui, sous le prétexte de faire des chrétiens,
font des soldats pour l'Espagne; et lorsque le nombre en sera tel que
les Espagnols le désirent, vous éprouverez, comme le reste du monde,
que, sous le voile de la religion, ils ne pensent qu'à vous rendre
l'esclave de leur ambition.» L'empereur du Japon, alarmé de cet avis,
jura une guerre irréconciliable à tous les missionnaires chrétiens:
l'Église n'a jamais essuyé de persécution plus obstinée que celle qui a
rempli de sang toutes les villes de ce florissant royaume, où le
christianisme avait fait des progrès. Nous en parlerons plus au long à
l'article du Japon.

Dans une traversée de Malacca à Java, qui ne fut que de onze jours, il
arriva au vaisseau qu'il montait un accident fort singulier, qu'il
attribue à la protection du premier martyr de la Cochinchine, nommé
_André_, dont il portait la tête à Rome. Le 25 février, pendant que le
vent était favorable, l'imprudence des matelots les fit heurter contre
un gros rocher, qui était presqu'à fleur d'eau. Le bruit ne fut pas
moindre que celui du tonnerre, et le coup avait été si violent, que le
navire demeura fixé sur l'écueil. Plusieurs planches qu'on vit flotter
sur l'eau ne laissèrent aucun doute qu'il ne fût près de périr.
Cependant il se remit de lui-même à flot, tandis que l'auteur et deux
autres missionnaires, qui étaient partis avec lui de Malacca, faisaient
leur prière au martyr. Les matelots, surpris qu'il ne se remplît pas
d'eau, jugèrent qu'ayant été doublé en plusieurs endroits, il n'avait
perdu que des planches extérieures. Ils continuèrent leur navigation
sept jours entiers avec beaucoup de bonheur. Mais, en arrivant au port
de Batavia, où l'on pensa aussitôt à radouber le vaisseau, on s'aperçut
avec admiration qu'il avait une grande ouverture sur le bas, et que le
rocher qui avait brisé les planches, s'étant rompu lui-même, avait
rempli le trou d'une grosse et large pierre. Toute la ville accourut
pour voir cette merveille. La même chose est arrivée de nos jours à un
vaisseau anglais, dans un voyage du capitaine Cook, sans que saint André
de Cochinchine s'en mêlât.

Il se trouvait dans Batavia plusieurs Français catholiques et quantité
de Portugais, auxquels le missionnaire s'empressa de rendre les services
de sa profession: son zèle se satisfit paisiblement pendant l'espace de
cinq mois. Mais un jour de dimanche, 29 juillet, la messe, qu'il
célébrait dans sa maison devant un grand nombre de catholiques, fut
interrompue par l'arrivée du juge criminel de la ville, qui entra dans
la chapelle avec ses archers. De Rhodes se hâta de consommer les saintes
espèces. Mais il fut saisi à l'autel même par les archers, qui voulurent
le mener en prison revêtu des habits sacerdotaux. Sept gentilshommes
portugais mirent l'épée à la main pour sa défense. Le désordre aurait
été fort grand, s'il n'eût supplié ses défenseurs de l'abandonner à la
violence des hommes. Le juge, touché apparemment de sa générosité, lui
laissa quitter ses habits; mais s'étant saisi néanmoins de tout ce qui
appartenait à son ministère, il le fit conduire dans la prison publique,
d'où il fut mené deux jours après dans un cachot noir, destiné aux
criminels qui ne peuvent éviter le dernier supplice. Son procès fut
instruit. Outre le crime d'avoir célébré la messe à Batavia, il fut
accusé d'avoir travaillé à la conversion du gouverneur de Malacca, et
d'avoir brûlé plusieurs livres de la religion hollandaise. Il se
justifia sur ce dernier article en protestant que, quelque opinion qu'il
eût de ces livres, il ne lui en était jamais tombé entre les mains. Mais
il n'en reçut pas moins sa sentence, qui contenait trois articles. Par
les deux premiers, il était condamné à un bannissement perpétuel de
toutes les terres de Hollande, et à payer une amende de quatre cents
écus d'or. Le troisième, qui lui fut le plus douloureux, portait que les
ornemens ecclésiastiques, les images et le crucifix qu'on lui avait
enlevés seraient brûlés par la main du bourreau, et qu'il assisterait
sous un gibet à cette exécution. Ses représentations et ses larmes ne
purent fléchir ses juges. S'il fut dispensé de paraître sous le gibet,
il n'eut cette obligation qu'à la politique du gouverneur, qui craignit
un soulèvement des catholiques de la ville. On suppléa même à cette
espèce d'adoucissement en faisant pendre deux voleurs tandis que l'on
brûlait le crucifix et les images. Ce n'est pas là de la tolérance, il
s'en faut de beaucoup; mais il faut avouer qu'on ne leur en avait pas
donné l'exemple.

Des deux autres articles, le premier ne put être exécuté sur-le-champ,
parce que le père de Rhodes n'était point assez riche pour satisfaire au
second. Il fut retenu pendant trois mois dans les chaînes; et sa réponse
aux offres qu'on lui faisait de le rendre libre aussitôt qu'il aurait
payé l'amende, était de protester qu'il était content de son sort, et
qu'il regardait ces souffrances comme une faveur du ciel.

Au mois d'octobre, quelques vaisseaux de Hollande apportèrent des
lettres de la compagnie des Indes qui nommaient Corneille Van-der-Lyn
gouverneur général des établissemens hollandais après la mort d'Antoine
Van Diemen, qui avait enlevé Malacca aux Portugais. Entre les
réjouissances publiques qui se firent à l'entrée du nouveau gouverneur,
tous les prisonniers furent délivrés. Non-seulement de Rhodes fut élargi
sans payer les quatre cents écus, mais Van-Der-Lyn le vengea par
quelques bastonnades qu'il donna de sa main au principal juge pour le
punir de son excessive rigueur. Ensuite l'ayant comblé de caresses,
auxquelles il joignit des excuses pour sa nation, il lui laissa la
liberté de partir. Quelques Portugais qui faisaient voile pour Macassar
le reçurent avec joie dans leurs vaisseaux, et consentirent volontiers à
la prière qu'il fit d'être conduit à Bantam, qui n'est qu'à douze lieues
de Batavia. Il espérait trouver dans cette ville quelque vaisseau
anglais prêt à retourner en Europe; mais il entreprit encore d'autres
courses. Il alla à Ormus, et prit sa route par terre, en traversant la
Perse et la Natolie jusqu'à Smyrne, d'où il se rendit au port de Gênes
sur un vaisseau de cette république.


FIN DU SIXIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


  SECONDE PARTIE.--ASIE.

  LIVRE II.

  CONTINENT DE L'INDE.
                                                                  Pag.
  CHAPITRE VI.--Guzarate, Cambaye et Visapour                        1

  CHAP. VII.--Voyage de l'ambassadeur anglais Thomas Rhoé dans
    l'Indoustan                                                     39

  CHAP. VIII.--Voyage de Tavernier dans l'Indoustan                 84

  CHAP. IX.--Indoustan                                             140

  CHAP. X.--Voyage de Bernier à Cachemire                          262


  LIVRE III.

  PARTIE ORIENTALE DES INDES.

  CHAPITRE PREMIER.--Arakan, Pégou, Boutan, Assam, Cochinchine     322


FIN DE LA TABLE.





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