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Title: Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)
Author: Michelet, Jules, 1798-1874
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)" ***


                             HISTOIRE

                                DE

                              FRANCE



                                PAR

                            J. MICHELET



                 NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE



                            TOME ONZIÈME



                                PARIS

                      LIBRAIRIE INTERNATIONALE
                     A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
                 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

                                1876

         Tous droits de traduction et de reproduction réservés.



Dans cette préface, qui véritablement est plutôt une conclusion, je
dois des excuses à la Renaissance, à l'art, à la science, qui tiennent
si peu de place dans ce volume, mais qui reviendront au suivant.

Je m'y arrête à peine au règne d'Henri II. Mais, dès ce règne même,
sinistre vestibule qui introduit aux guerres civiles, tout souci d'art
et de littérature était sorti de mon esprit.

Mon coeur avait été saisi par la grandeur de la révolution religieuse,
attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant berceau,
suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au bûcher.

Les livres ne signifient plus rien devant ces actes. Chacun de ces
saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à
l'art, quelle oeuvre opposerait-il à la grande construction morale que
bâtit le XVIe siècle?

La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des souffrances du
peuple et des vertus des saints, de leur foi simple, dont la portée
hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs sublimes morts.

Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre
une discipline et une institution, qui enferme dans une formule la
grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y
tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au
sommet?

Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et
pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point
rouge, la Saint-Barthélemy.

Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun
contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables
mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux.
Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de
part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour
par jour, en face de celle de Granvelle. Nous connaissons par eux leur
incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le
duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier
pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait
un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut
promis pour le 24.

Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si longtemps
voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses besoins,
par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à la fin du
courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair aujourd'hui,
lucide, incontestable. Ce que le Louvre avait pour nous d'obscur s'est
trouvé illuminé tout à coup par cette foule de documents nouveaux qui,
d'Angleterre et de Hollande, de Madrid, de Bruxelles, de Rome,
d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la fois pour l'éclairer.
Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est faite, intense,
implacable et terrible.

Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la
grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où
ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils
heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles
qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au
hasard et tombent, puis jurent, se relevant, qu'ils ont voulu tomber.

Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces
majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent,
s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne
resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet
n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et
grave d'un grand homme et d'un vrai héros.

Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans mes
livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience.

J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit
toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci,
qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le
regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut
traversé, pâlit devant ce coeur, où rien, au dernier jour, ne restait
que Dieu et Patrie.

«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez
ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout
ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en
cet homme redoutable un ferme juge du temps, mais plein de deuil,
triste jusqu'à la mort.»

Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait
le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en
étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire,
que lui-même n'en reste blessé!

Mais c'est aussi en lui une grandeur d'avoir toujours vu clair
par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière
supérieure.

Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés,
les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment
raisonnables. Coligny, quoique fort cultivé, lettré, théologien,
quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de classe, allait
s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. Sauf un moment
d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, il ne vacilla
nullement, comme on l'a dit; il fut ferme et libre en sa voie.

Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe,
indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la
Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après
avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570),
mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre
coeur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans,
suivit la voie de Coligny.

Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle,
que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait
s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas,
c'est-à-dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement.
Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt.
Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui
l'avaient tué.

C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque
les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés
d'appeler l'étranger, il résista autant qu'il put, et tant qu'il en
faillit périr.

Sa netteté, son admirable coeur, apparurent à sa mort, quand on lut
ses papiers secrets, et que ses meurtriers confus virent ce conseil au
roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne
catholique.

Grande consolation pour nous, dans cette histoire, de voir la nature
humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi
l'aveuglement de tous, ce pur et ferme coeur qui ne regarde que la
conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions,
rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,--qui semble
perdre, mais sauve au contraire son parti.

Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera
Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde,
engendre la France hollandaise. Car ce malheur immense, au sein des
meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce
jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la
Religion.»

De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort
triomphante, il gagna plus qu'il ne voulait.

       *       *       *       *       *

Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle nous eût profité
aussi à nous, que ces grands coeurs, si riches, nous eussent donné
quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité un rien de
leurs torrents!

Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver
l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire,
l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans
le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié
devant elle: «Tu ressembles à ton père!...

--Dieu m'en fasse la grâce!»

  1er mars 1856.


     Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux
     sciences et ferme le XVIe siècle, on trouvera une _Critique
     générale des sources historiques_, de ce grand siècle si fécond,
     mais si trouble. Une partie des notes que je donnerais
     aujourd'hui reviendrait dans cette _Critique_. Je les ajourne
     jusque-là.

     Qu'il me suffise ici d'indiquer les principales sources
     manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les
     causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy:
     _Lettres de Morillon à Granvelle_ (c'est, jour par jour,
     l'histoire du duc d'Albe, celle des rapports de Bruxelles et de
     Paris).--_Lettres inédites de Catherine de Médicis._--_Extraits
     des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du
     Vatican (en 1810)_, etc.



HISTOIRE DE FRANCE

AU XVIe SIÈCLE



CHAPITRE PREMIER

HENRI II--LA COUR ET LA FRANCE--AFFAIRE DE JARNAC

1547

  Plus ferme foy jamais ne fut jurée
  À nouveau prince (ô ma seule princesse!)
  Que mon amour, qui vous sera sans cesse
  Contre le temps et la mort assurée.
  De fosse creuse ou de tour bien murée
  N'a pas besoin de ma foy la fort'resse,
  Dont je vous fis dame, reine et maîtresse,
  Parce qu'elle est d'éternelle durée!


Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout
récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque.
L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action.
Henri II rougit presque d'être fils de François Ier; c'est le fils du
roi Périon, c'est le _Beau Ténébreux_. La réalité et l'histoire sont
enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous entrons au pays
des fées.

Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et
devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est
assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier
effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le
dire.

À la salamandre éternelle qui régna trente années, au _soleil_ de
François Ier, dont sa soeur fut le tournesol, un autre astre succède,
la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane d'ici, en
son habit de veuve, de soie blanche et soie noire, nous représente la
Diane de là-haut, comme elle, et changeante et fidèle. La mobile
influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les marées et
parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en a le
secret et nous promet de grandes choses. Sous le croissant, on lit le
calembour sublime: «Donec totum impleat _orbem_.» (Il remplira _son
disque_; ou, remplira _le monde_.)

Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit!
C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à
Fontainebleau, sous son double visage: là, céleste et dans la lumière;
ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la
fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis
espagnol s'éclaire du reflet des bûchers.

Nous ne sommes pas, croyez-le, dans un monde naturel, c'est un
enchantement, et c'est par suite de violentes féeries et de coups de
théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante ans, qui
mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours frapper de
la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle Jouvence
incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, s'entoure de
tous les arts. Elle lance la France dans d'improbables aventures. Des
princes de hasard, les Guises, vont agir sous sa main, éblouir,
troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu de sens,
ils sauront nous en délivrer. La France, décidément romanesque,
espagnole, les remerciera de ses pertes.

Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François Ier. L'argent
abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de
l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on
jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi
comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de
Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est
invitée.

En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la
vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et
par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le
prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'Île-Adam, de Chantilly. Mais
Diane le garde à Anet. Là, entouré des Guises, enivré de fanfares,
d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux
fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa
divinité.

Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine refroidi, faisait
son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours après sa
mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle entrait
dans un nouveau monde, hors des anciennes voies, hors de toute voie,
de toute tradition, qu'on supprimait le temps, qu'on retournait d'un
saut au roi Arthur, à Charlemagne.

Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le XIIIe siècle, la grande
oeuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François Ier,
avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le droit
romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette
révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui
sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut
rien savoir: tout le travail des lois, il le met sous les pieds. Il
réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse
des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il
peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la
jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les
lices, lance les champions, selon la forme antique: Laissez-les aller,
les bons combattants!

Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans
signature, au bas d'un chiffon de défi.

Toutefois, avec ce mot: _Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin_
(le nom du secrétaire d'État).

Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la
maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane,
présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout
en effet. Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné.

L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la
loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire
de la Châtaigneraie.

Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en
va avec François Ier. La Châtaigneraie, une épée connue par les duels,
un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri II.

La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans
durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant _la
vieille_. Il y avait chez François Ier, entre ses domestiques, valets
privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la
maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre
fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à
coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus
que reine, et le leur rendre à coups d'épée.

Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle
avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay,
favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une soeur
protestante, connue pour telle, et exaltée.

Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe
et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit,
répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que
sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené
l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du
Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y
trouvait consolation.

Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient lancés
sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa trahison.
Cet homme intelligent se garda bien de disputer; il donna un château
aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout.

Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la
désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il
valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents,
qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères
et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci.

La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle
avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil,
comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un
gros traitement. Mais elle palpait ce traitement et le gardait. Cela,
vingt ans durant. Ce mari, voyant le roi mort et sa femme perdue,
éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux
époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi.
Diane y jouit fort, au point qu'elle envoya Henri II, le roi, aux
juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour
assommer une femme qui se noyait déjà.

Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer
l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement.
Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade,
elle avait eu sans doute des consolations. La cour malicieuse pensait
que le consolateur devait être Jarnac, beau grand jeune homme,
élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir toujours
près d'elle, avait donné pour mari à sa soeur. Jarnac faisait beaucoup
de dépenses, menait grand train quoique son père, vivant et remarié,
ne pût être bien large. Il était trop facile de deviner qui
fournissait.

Cela compris, senti, il fallait bien se garder de la tuer. Son
ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait
lui percer le coeur.

On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François Ier. Un an ou
deux avant, on mit les fers au feu, Le Dauphin, instrument docile,
lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se
fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une
telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut
habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait
agréable, disant que sa belle-mère l'_entretenait_, ne lui refusait
rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait
l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père.

Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans
ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.»

Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac,
du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant
tout, bravant tout, rois et Dauphins, jura que quiconque avait ainsi
menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche.

Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince.

Un roi ne se bat pas, ni un prince, un Dauphin. Mais ils ne manquent
guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri en avait,
et par bandes. Grand lutteur et sauteur, aimant l'escrime, il
choisissait ses amis sur la force du poignet, la vigueur du jarret, la
dextérité du bretteur.

Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré
d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras _à jeter par terre
les lutteurs bretons_. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était
signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était
brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait
tout le monde. Cela en avait fait un personnage. Du reste, sans
fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné,
le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du
Dauphin) une meute de gens comme lui.

Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il
entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était
à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent
fois, et lui défendit de dire autrement.

Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était
beaucoup plus grand, long, délicat et faible. _L'autre, même sans
armes_, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait,
anéanti.

Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait
fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François
Ier), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire
fut-elle suspendue? Nous l'ignorons. Mais les mots ironiques, les
gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. Car le 12
décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda au
roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais.

François Ier mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de la
monarchie? La grande guerre d'Allemagne apparemment, les secours
promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire.
Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la
mort de Jarnac, la vengeance de femme.

Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac,
alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit
l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il
essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné.
Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du
côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des
Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être
à cette damnable fabrique d'épigrammes _contre la vieille_, dont nous
avons parlé.

La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente,
qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le
boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement
était en jeu _et qu'il ne céderait jamais_.

Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir
l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester
le plastron du roi et l'amusement de la cour.

Celle-ci y comptait, et l'on s'en amusait d'avance. Tout était
arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en avait
fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux dames.

Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de
Paris, sur l'emplacement admirable de Saint-Germain. Ce lieu unique,
même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été
un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où
la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris
y vint, bruyant et curieux; marchands et artisans, bourgeois et
compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et
l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le
plus curieux, ce fut la foule de la pauvre noblesse qui, du 23 avril
au 10 juillet, dans ces deux mois et demi, eut le temps de venir de
toutes les provinces.

Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces
figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints
dataient de Louis XII et tels chevaux boitaient depuis Pavie. Le tout,
couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de
pain sec, buvant au fleuve, faisant sur l'herbe leur sobre et pastoral
banquet.

On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort,
déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce
grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au
dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui),
avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière
attitude, sa grâce et son besoin de plaire, que dis-je! par le
souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique
hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la
scène était vide.

Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances,
avait eu, au total, une harmonie fictive qui depuis avait disparu: _la
royauté moderne sous un roi chevalier_.

Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on
opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de
la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les
victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée,
secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux
_clercs du secret_. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un
vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la
cour. La noblesse pourtant du _roi-soldat_ avait tout enduré. Lui
mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable.

Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution
s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent
multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers
et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre
coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps
auparavant, le dit déjà. La noblesse agonisait dans ses manoirs
ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les
cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à
la croisade, avaient fait souche (de mendiants). Quelle ressource? la
domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux seigneurs, vivaient
de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart étaient trop fiers
encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur manteau percé, ils
mouraient de faim noblement.

Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent
ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté
nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France.

Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait
exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit
à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur
donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les
yeux, de percer cette odieuse cour de leurs tristes et haineux
regards.



CHAPITRE II

LE COUP DE JARNAC--10 JUILLET

1547


Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante,
étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il
n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser
à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses
épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y
sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à
la fille du roi bourgeois, la bonne et triste Claude.

Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le
buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé,
on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put
devenir dogue, et de ces cruels bouledogues qui mordent sans savoir
pourquoi.

Mais il y avait aussi, dans la figure vivante, une chose que ne dit
pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin diplomate
Simon Renard, l'exprime d'un seul mot que tout le monde comprenait
alors: «Il est né _saturnien_.» Saturne, en alchimie, c'est le lourd,
vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est l'astre
sinistre des naissances fatales, des natures malheureuses, des vies
qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres
malencontreuses, de guignon, de triste aventure.

Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un
astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable
(Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur.
Fille du Rhône, mais longuement _attrempée_ de sagesse normande, elle
mit la froideur dans les mots, dans la noble attitude. Et les actes
n'en étaient que plus violents.

Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la
reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait
qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait
pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un
spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce
partage d'une impudente intimité.

L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute
opinion, apparaissaient en une chose, c'est que, par dessus tous les
dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un
procès--avec qui? Avec toute la France.

Elle se fit donner (sous le nom de son gendre) la concession vague,
effrayante, _de toutes les terres vacantes_ au royaume. Or il n'y
avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi
quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit.

Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant,
litigieux.

On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille
_ayants droit_. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où
l'on était sûr de gagner.

       *       *       *       *       *

Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur
les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures,
tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux
cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au
soleil couché.

Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, un
procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts.
Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est
ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention,
étant neveu de l'un des combattants, et sans doute informé
très-particulièrement de cet événement de famille.

Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant,
la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes
et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de
sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort
éclatantes, blanc et incarnat. Il _honora_ le camp par dehors et en
fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son pavillon,
d'où il ne bougea plus.

Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil?
Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq
semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une
piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive,
impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.»
Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si
scandaleusement fait et cause pour un des partis.

Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut
s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la
folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant
de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait
que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son
souper royal, les grands, les princes. Un Bourbon refusa.

Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises,
voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais
le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand
écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée.
Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se
leva, et les princes du sang le suivirent.

Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait
de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait
venir un renommé maître italien qui savait des bottes secrètes et
pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa,
observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide
d'une ancienne blessure, et il dressa là-dessus son plan de campagne.

Jarnac, étant l'_assailli_, avait droit de proposer les armes. La
question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes
gothiques, embarrassantes et lourdes, du XVe siècle, ou celles, plus
légères, qu'on portait au XVIe. En droit, puisqu'on renouvelait tout
le vieil appareil, il pouvait exiger aussi les vieilles armes, comme
on les portait aux combats de ce genre cent ans ou deux cents ans plus
tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que
le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant
que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les
mouvements du bras jadis blessé.

Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à
tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie.
Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse,
l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme
terrassé, qu'on appelait _miséricorde_, parce qu'au moment de doute où
le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il
pouvait du bras libre tirer encore la dague et la lui mettre au
ventre.

Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues
épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de
cuissards, ni de grèves; apparemment on les crut trop pesantes, dans
cette journée chaude, pour un combat à pied.

La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets
que proposa le parrain de Jarnac, longs et roides gantelets de fer,
abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il
présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité
alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux
assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie.

Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient
les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il
y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et
pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour
égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix
publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les
usages des derniers combats, et qu'on ne pouvait refuser les armes
usitées alors.

La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous
l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci
commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur.
Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique
nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien
facilement sa grande amie Diane, et ses petits amis les Guises,
avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du
connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil
du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, ils tirèrent
du roi l'ordre du combat, c'est-à-dire la mort de Jarnac. S'il les
laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme de paille
et simple mannequin, il lui restait d'aller planter ses choux.

Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût
flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave
circonstance qui bien plus droit encore saisit son coeur et dut lui
faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie.

Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait
découvrir, est tel:

Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé
au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation
sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur
personnelle. Le roi lui accorda pour son neveu Coligny les provisions
de la charge de colonel de l'infanterie française.

Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente
ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante,
d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la
tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes
effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais
sa _cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes_. Ses règlements,
base première de nos codes militaires, le constituent l'un des
premiers créateurs de l'infanterie nationale.

Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on
verra si ce nom était dû à Montmorency). Coligny avait justement la
réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était infiniment
utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny fut
l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un
trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny,
de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps.
Celle des Guises lui fit mal au coeur quand ils mendièrent une fille
de Diane. Et il le dit très-haut.

Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait
le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution
pendant deux ans, pensant, dans l'intervalle, pouvoir la faire passer
à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi
en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous
tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup
d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère
tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire,
une épée de justice autant que de combat!

Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge,
autrement dit, que Coligny ne l'avait plus, que l'on se moquait du
connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la
jeunesse, aux Guises.

Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué.
Il approuva les armes proposées par Jarnac.

D'instinct, il sentait bien qu'il avait la France pour lui, que toute
la noblesse de province surtout eût fort mal vu la Châtaigneraie
vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, il le
connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort vite du
grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, lui
garderait rancune.

La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt
à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la
fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des
spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le
vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments.

Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de
remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe.

On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume,
mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment.
Personne, en celui-ci, n'avait envie de rire.

«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent...
Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais
les yeux, les coeurs s'y dressaient.

Les deux figures de fer marchant l'une sur l'autre (de droite, la
forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit,
poussa d'estoc et redoubla... en vain.

La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant
plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée
(et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie.

Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où Jarnac
s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il
chancela et _parut ébloyer_... Ce qui donna à l'autre facilité de
redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le
jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à
terre.

«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!...
Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet.

Jarnac, le laissant là, traverse la lice et s'adresse au roi. Il met
un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de
bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont
que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...»

Mais le roi ne répondit rien.

Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu
n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On
lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force.

Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile,
perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet
de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «_Non sum dignus,
Domine._» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer
en lui.

Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se leva
sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il se
ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te tuerai.»--«Tue-moi
donc!» Et il retomba.

Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu'allait-il arriver s'il ne le
tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le roi, ne
perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son trop
clément vainqueur.

Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi
d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais.

Pour la seconde fois, il retourna au roi... Lamentable spectacle!...
et se mit encore à genoux:--«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que
je vous le donne, puisqu'il fut nourri dans votre maison...
Estimez-moi homme de bien!... Si vous avez bataille, vous n'avez
gentilhomme qui vous servira de meilleur coeur. Je vous prouverai que
je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.»

Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents;
enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf
d'esprit et de langue, misérablement enchanté.

Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché
dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit:
«Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que
nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser
à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement
contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête
sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts.

On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser.
Jarnac, pour la troisième fois, alla au roi: «Sire, au moins pour
l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...»

Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir
le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.»

Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que
la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait.
Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu,
se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et
servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction.
Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même,
oublia sa nature de courtisan timide; il fit un coup d'audace qui
désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane,
s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança
cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!»

Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la
terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles
tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur
elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans
son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!»

Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois:
«Oui, Sire!... _Suis-je pas homme de bien?..._ Je vous le donne pour
l'amour de Dieu.»

Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler:
«_Vous êtes homme de bien._» Il éluda cette réparation et dit un mot
qui ne touchait que le duel: «_Vous avez fait votre devoir_, et vous
doit être votre honneur rendu.»

La foule n'y regarda pas de si près. Les coeurs se desserrèrent, les
poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait
avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des
trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des
applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à
parler, et rappela l'usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac
frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec
beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je
veux.»

On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta
encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se
composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en
César, parlé en Aristote.

Quelques-uns disent qu'il l'adopta vraiment et le prit en faveur. Je
ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple
capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny.

Ce qui surprit le plus, c'est que le roi parut oublier parfaitement,
ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa
défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe.
Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les
bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à
mourir.

Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le
soir même, son pavillon, ses tentes, avaient été violemment envahis.
Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut dévoré
par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et
marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les
grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une
tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant
sur les débris.

On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère
contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers,
sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans
trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de
piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement,
carnage indistinct dans l'obscurité.

La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et
vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement.
Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là
suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté,
la France de l'autre.

Tout ce qu'il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province,
d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant
d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination
de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour,
le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup
se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le
protestantisme.

Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible
averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus
d'un restât sur le carreau, quoique beaucoup revinssent manchots,
boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait avec lui
un proverbe «_le coup de Jarnac_,» qui, redit, répété partout et dans
tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la royauté.



CHAPITRE III

DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES

1547-1559


Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une
femme de quarante-neuf ans qui gouvernait un homme de trente ne
pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves,
de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait
point, parlait peu, et ne lisait pas. En attendant la guerre, il
fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments.

L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à
Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait
d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre
noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse.
Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui ressemble à Chambord, à
l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle de bal (ou
d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses mystérieuses
allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, on travaille,
on sue à tâcher de comprendre.

Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais,
maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée
aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère,
et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet,
improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non
loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure,
fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et
terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du
reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres
fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout
ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin
modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées
principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et
consacrait tout.

L'abondance des eaux, les viviers, les canaux, qui coupaient tout
cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les
forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé
les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit
donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers,
qu'a fait Cellini pour Fontainebleau (V. au Louvre).

Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui fait l'attrait
d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur Charlemagne
fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, sans pouvoir en
tirer ses yeux? Un talisman, dit-on, y attacha son coeur, l'y retint
fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui allait créer pour Anet
ce mystère et ce tout-puissant talisman?

C'était peut-être la question du règne.

Il fallait s'avouer les choses. Ce qui rendait surtout la maison
sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais
quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui
donnât le change, retînt le coeur ému d'un rêve. Un rêve peut
supprimer le temps.

Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant
raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et
entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon.
Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé,
déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe!

J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le
maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et
l'avenir.

En parcourant d'abord ce noble palais, un peu morne, Goujon vit et
sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors,
dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du
mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air
d'écouter.

Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond des ondes, une
Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, fraîche et
légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais elle y est
restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure des eaux;
ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, rêveuse, prise
elle-même à son enchantement.

Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau
cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet
négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle
enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et
si charmante.

L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle,
ou ne serait-elle pas un portrait?

Tous les portraits sont fictifs, moins, je crois, un seul, une statue
dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans
celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une
fugitive et lointaine ressemblance.

Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une
autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les
cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une
résolution peu commune habite là, plutôt qu'une pensée. L'oeil si
vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée.

Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée
et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et
sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du
monde est dans sa chevelure.

Tant d'art et de parure, et elle est nue! c'est le galant mystère.
Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si c'était une
femme? Cette idée vient et trouble.

L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée
des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel
étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La
feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle
là, charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la
main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard,
dans ce logis de moines, se reposant de la chaleur du jour,
surprise... Mais n'allait-elle pas se lever?

L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai
fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure
est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté,
d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie.

La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son
bouquet de fleurs, ce cerf à l'oeil vide, au front vide, aussi passif
que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je lui
trouve un air d'Henri II.

L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté
shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un
sombre repoussoir, amusante laideur. Il a soigneusement, avec un art
exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance
un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil rude,
brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au coeur de la belle
le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de
mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable,
et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de
grondeuse fidélité.

Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant,
l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les coeurs et qui les
trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle
jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous.

Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la
réalité.

Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux
souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du
pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le
Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut
changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui
qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et
qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa
destinée.

Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en
elle, et _assagi_ par sa transplantation dans _le pays de sapience_,
en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de
quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce
de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du
sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires
féodales qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la suzeraineté
du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute combien la
justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le premier don
qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès.

Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit
inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le
Dauphin, qui aimait les places imprenables; elle le tenta par
l'impossible. Et elle le garda, comment? en ne vieillissant pas.

Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir
de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder
seulement ce qui donne un peu de cours au sang, du plaisir sans
orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu
par sa froideur, en jouait un peu tous les jours pour avoir,
disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui
achèvent la digestion.

Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps.

Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés,
comme font la plupart des femmes, qui les tuent par les trop aimer;
mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la
vie. Elle profitait des froides heures du matin, se levait de bonne
heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames
d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait
ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit,
lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni
nain, ni chien, ni singe, mais le cardinal de Lorraine, un garçon de
vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et lui
contait tous les scandales.

Henri II trouvait bon cela, sachant parfaitement la froideur de sa
maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme.
Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir.

Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec
la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait;
Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa
femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment
où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le
connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il
fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour
en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait
le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour
constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans
influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le
matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut
changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité.

Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François
Ier, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment?
Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le
faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites,
écoutant tout, _attrapant des secrets_. C'est ainsi que Diane dut
être toujours avertie, et à même de déjouer à temps les trames de son
ennemie, la duchesse d'Étampes.

Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François Ier d'avoir
institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles.
Elle-même, selon toute apparence, fut chez François Ier la police de
Diane, ses oreilles et ses yeux.

Diane l'aimait tellement, qu'elle seule la soignait en ses couches et
dans ses maladies. Une fois que Catherine fut en danger, on la vit
troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une
pareille, si servile et si corrompue?

«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point
donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait
contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée.

Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que
le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant
qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans,
donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup
d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement
antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis?
Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux?
Non, pour un point physique.

Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari
instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de
l'Italie.

Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du
siècle, que la mère, qui la gagna, mourut en même temps que lui au
bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? Froide comme
le sang des morts, elle ne pouvait avoir d'enfants qu'aux temps où la
médecine défend spécialement d'en avoir.

On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à
sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait
sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait
horriblement peur que, Henri mourant sans enfants, son successeur ne
fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En
avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué,
il dut d'abord tenter un autre exploit, surmonter la nature, aborder
cette femme et lui faire ses adieux d'époux.

Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit
François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre
civile.

Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy.
Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France.

Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même
vieillit, grasse, gaie et rieuse, dans nos effroyables malheurs.

Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était
fort jeune, l'avaient eue dans leurs mains, et plusieurs, par une
seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna.
Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de
vérité.

Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle
trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît des médailles, etc.
Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère
reine, pour la toujours voir.

Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve,
d'avoir aussi la guerre. Elle maria ses filles aux aventuriers
militaires d'Ardenne ou de Lorraine, qui, se trouvant entre la France
et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui
recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et
la seconde aux Guises.

Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à
l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un
honnête exil les douze cardinaux de François Ier. Tous les Guises
entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée
d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de
la maison d'Anjou, dont il prit hardiment le nom.

Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi,
Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de
bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en
gouvernement le centre de la France (Lyon, Bourbonnais, Auvergne,
etc.).

La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale.

Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante.
La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et
Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle
avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce qu'on payait pour
renouvellement de charges, confirmation de priviléges, etc., lui fût
payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et elle voulait
le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le trésorier de
France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la mort d'Henri
II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, que l'on
n'alla jamais au fond.

On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que
les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville,
des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges,
les tenir au courant des maladies, des vacances probables, des
_affaires_ qu'on pouvait pousser sur les morts ou sur les vivants.

Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices:

  1º Les confiscations sur les protestants;
  2º Les procès pour les terres vacantes;
  3º La punition des révoltes que produirait le désespoir.

Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et
du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur
poisson, leur unique nourriture, mouraient de faim; ils se
soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide
d'exploiter ces provinces. On effraya d'abord Bordeaux par les
supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le
mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en
dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la
révocation de l'édit de Nantes.

Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, apportent
au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi donne à eux et
à Vieilleville la _confiscation de tous les usuriers et luthériens_ de
Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. L'idée première
appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, qui répondait que
chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois promettait d'en
donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, mais il tira sa
dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué où était son
nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent sans mot dire.

Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours,
qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique
collier pour Soliman. Cela rendit curieux: on s'informa de sa foi, et
on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur,
prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui,
d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé,
sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en
pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent
à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le
brûler.

La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand
par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit
que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé,
puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre.
Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du
procès des Vaudois. Grignan, gouverneur de Provence et l'un des
massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au
tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation
singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a
d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les
voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre.

Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un
individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que
Diane a pesé cruellement dans nos destinées.

Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous
Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au
jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit
tout remède impossible.

Par elle, la fortune des Guises (qui fut notre infortune), ne marcha
plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par
abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle.

À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse
chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de
sanglantes farces.

En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on
prit le roman.

L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant
cette influence, le roman avait commencé.

Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants
d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils
dédaignèrent, comme on a vu, de s'appeler _Lorraine_, et prirent le
nom d'_Anjou_. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de René II.
Mais se nommer _Anjou_, c'était promettre plus que les livres de la
Table ronde.

Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui
ruine la France pour manquer l'Italie.

Puis vient le fameux roi René d'Anjou, _le bon_ et le prodigue,
souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré
par sa femme, etc., etc.

Son fils Jean de Calabre, sa fille Marguerite d'Anjou, la furie
d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des
Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient
là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur
furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs
chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au
delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal
passé dont ils faisaient leur point de départ.

Avec le mot _Anjou_, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de
France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des
chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de
Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance,
des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes.
On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La
Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le
bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette
de Bourbon. Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du fameux
connétable de Saint-Pol, le grand traître du XVe siècle. Elle en avait
le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses enfants.
C'est elle qui décidera le massacre de Vassy.

Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative
que prit son mari Claude pendant la captivité de François Ier; de
lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de
l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume,
traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de
Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un
témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de
l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on
rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que
poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non
moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux
Pays-Bas.

Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de
zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui
aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en
souvint, et, depuis lors, jamais ne fut bien pour les Guises.

Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla
pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François
Ier, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier et
ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres
d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la soeur des
Guises.

Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, se
trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et importants
par leur soeur, dont la France avait besoin contre l'Angleterre, et
qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie Stuart, fut
courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne d'Écosse.

Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire!
N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri,
se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette
alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit
promettre à ce simple Henri _de lui restituer la Provence_!

Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François
Ier fut inflexible, et il leur fallut attendre sa mort. Princes alors,
malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en contentent
plus. Ils veulent marcher de front avec le premier prince du sang,
Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV.

La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre.
Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par
alliance, et peu à peu les étouffant.

Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout
mensonge, ils plurent par le succès et l'à-propos. On leur crut le
suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun
solide mérite, disant toujours: Est-il _heureux_?

François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant
occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux
succès de détails, bien réussis, enlevèrent l'opinion. Un immense
parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en choeur, la
chanta pendant cinquante ans, en assourdit l'histoire.

À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir
son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention
aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (_Mém. de Guise_),
j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un
grand coeur ait battu.

C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et
qui, dans leur plus haute fortune, les signalait toujours comme
_parvenus_. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand,
qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit.
Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir
les menus profits de la royauté. Leur soeur d'Écosse, et vraie soeur
en ceci, les en gronde, surtout leur reproche de ne pas lui faire part
et de ne voler que pour eux.

Nous ne suivons pas les satires protestantes, mais bien l'opinion
catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des
Espagnols, du duc d'Albe, qui parle du cardinal de Lorraine comme d'un
petit brouillon avec qui on ne peut traiter. Il en dit ces propres
paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est
insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.)

Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité
d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre
eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane,
la tenaient par elle et sa fille. Ils n'en bougeaient, surtout le
jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ de
bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, _ces douze pieds
carrés qui_ (disait Richelieu) _donnent plus d'embarras que l'Europe_.
Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en tiers; il
mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros,
très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude
d'un militaire étranger aux intrigues.

Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à
même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait.
Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu
le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir _douze
siéges, dont trois archevêchés_, les grands siéges archiépiscopaux de
Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques
de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest,
enfin, Luçon, Nantes.

Mais ce mot d'_évêché_ ne donne guère une idée de la réalité d'alors;
les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à
ce point, qu'en 1564, voulant s'assurer le duc de Lorraine, le
cardinal, sur Verdun seulement, put lui donner en fiefs vacants un
don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.)



CHAPITRE IV

L'INTRIGUE ESPAGNOLE

1547-1559


J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le
drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le
récit de l'imbroglio politique.

C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le
puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut
que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau
faire ensuite, il resterait toujours obscur.

Qu'on ne s'y trompe point. Les meneurs de la cour que nous avons
nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les
grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires,
entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui
les emportera et eux et leurs projets juste au rebours de leurs
projets. Cette influence est l'espagnole.

Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil
historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances
contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné.

Où donc sera mon ancre?

La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité
de la grande conspiration catholique. Unité nominale.

Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient
entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et,
politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre
folle à l'Espagne qui la défendait.

Pour reprendre, les Guises, Charles-Quint et le pape, dans leurs
variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ
dont ce livre a besoin.

Sa base est en deux choses qu'il faut donner d'abord, en deux acteurs
qu'il faut poser en face: _l'Espagne et le Protestantisme_.

Je dis l'Espagne, et non pas le parti catholique. Ce parti, avec
toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de
Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un
élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout.

Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par
toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose
inattendue) de la chevalerie faisant jaillir une police!

Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement
espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols.

Ordre dominateur, comme l'Espagne l'est alors, absorbant et
engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis
même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout
ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou
périr.

Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres:
la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme.

L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au
roman, opposa la poésie.

La poésie du coeur, la grandeur des martyrs, les luttes et les fuites
héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et les
chants du bûcher.

Bien entendu que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la
grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en
Angleterre, l'infiltration puritaine qui par-dessous fit une autre
Angleterre.

Donc, en ce chapitre, l'_Espagne_. Au chapitre suivant, les _martyrs_.

       *       *       *       *       *

L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur,
et par sa misère (qui compte tout autant en révolution).

Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet
des Indes, le prestige du monde inconnu, par l'ascendant de l'or, par
la renommée des vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était pas moins
dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des Espagnols,
dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, dans la
servile imitation qu'on faisait de leurs moeurs et de leurs costumes,
dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue.

La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole,
le loisir, la noble paresse. Et l'Espagne, en effet, entrait de plus
en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait
occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés
intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est
encore plus de penser. L'Inquisition, qui gouverne (surtout depuis
1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper
l'esprit.

Tout cela sous Charles-Quint. C'est une manie des historiens d'opposer
toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence
commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté
des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à
la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est
pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande
six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille.
L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par
une littérature nouvelle, le genre dit _picaresque_, les romans de
mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le _Lazarille de Tormes_.

L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté
native, à celle du noble qui y met son orgueil, à celle du
fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du
capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu.

Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles?
Oh! c'est tout le contraire. Tout ce qui ne court pas le monde, n'en
voyage que plus en esprit. Ainsi sont les Arabes. Celui-ci qui reste
les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que
dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse
ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont
couru plus d'aventures que les princesses des _Mille et une Nuits_.

Les _Amadis_, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne
jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des
_bergeries_, dont la France doit tirer l'_Astrée_.

Ceux qui auront la patience de compulser les annales de l'imprimerie
espagnole aux XVe et XVIe siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux
classes dominantes de livres, les _Amadis_, littérature du monde, les
_Rosaires_ et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non
moins galante et souvent plus hardie.

Ce sont deux paralytiques, insatiables lecteurs de romans, qui lancent
le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une
chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée
au lit sans pouvoir se bouger.

Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur
elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de
romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des
paroles; vrais Espagnols, il leur fallut les actes. Ils partirent un
matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais dans l'espoir
d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos petits Don
Quichottes furent rattrapés à une lieue.

Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette
route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de
l'âme espagnole.

La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente,
nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la
vraie pensée de l'Espagne d'alors: _Défendre l'opprimé_.

La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le
doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du coeur,
etc., etc.

Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont
blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte
face en ses images; malheur aux luthériens!

Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la
croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du
Midi.

Le Midi sous toutes ses faces et par tous ses moyens. Toutes les
fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les
ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force.

Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle
l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y
mit l'esprit de sa montagne, un esprit d'embuscade, de chasseur, ou de
contrebandier.

La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il prit le
monde au piége qui le prit le premier.

Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant
l'Inquisition, prendre l'essor dans les choses religieuses. Mais voici
un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs
affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir,
un point de dévotion.

«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint
François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout
lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant,
Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien.

Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel.

L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez
pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile.
Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le
sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont
remises au développement facultatif du rêveur solitaire.

Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le
merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la
tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne
et de la nouvelle loi, toutes ces grandes choses dont se nourrit la
foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des _Exercitia_
d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination
et l'invention anecdotique, en recherchant en soi les aventures
probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles.

Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son
instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps
simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et
coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, boeuf ou âne; il se
fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même.

Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la
tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans
d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification
biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète.
Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses
plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse),
parfois le somme de tenir ses promesses et le presse de ses exigences.

Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si
peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que
dis-je? l'embarrasse, et, comme en dispute amicale entre deux
camarades, se fait parfois juge à son tour.

Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à
ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit
Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue,
disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel,
je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude
de tel petit bourgeois de telle petite ville.

Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe,
la classe éminemment propre au roman, un peuple oisif qui vit de la
vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet
l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et
platement romanesque.

Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non
historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la
petitesse individuelle. Et le roman religieux? La religion sortie de
sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir
de l'individu.

Mais ces individus, ces oisifs, ces nobles et demi-nobles, ces
bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la
discipline d'Ignace, sont une classe essentiellement paresseuse. Il
faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail,
l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur
amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un
guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de
collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent
dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les _Exercitia_;
c'est un petit manuel assez sec, un livre de classe, un _Gradus ad
Parnassum_, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de
faire des sots.

Nous avons dit la recette que ce manuel donne pour amplifier, trouver,
imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez
au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq
sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre
précepte, étonnamment grossier. Partout les sens appelés en témoignage
des objets spirituels!

Condillac ne parle pas autrement. Comme lui, Loyola fait de la
sensation le criterium de l'esprit.

Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen
âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est
plus sûr que par le tact.

L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni
la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et
parfume, ne les essuie de ses cheveux.

Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle
devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être
accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible
puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait
les sens et faisait un devoir de les interroger.

N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans
le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est
là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force
d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose
de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs
d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les
religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté,
exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de
leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent
des confesseurs jésuites.

Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables dans l'Europe.
Le monde en fut changé. Au moment où la confession était brisée dans
le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva immensément
amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, _créée_. Ce
dernier mot est plus exact pour une révolution si grande.

Qu'on se figure la chose et qu'on la prenne aux entrailles de
l'Espagne. Sur cette Espagne dominicaine, sur cette morne et
silencieuse Castille, descend ce Basque de Biscaye qui, avec
l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait
parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les
dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais
l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de
celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que
plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son
avénement dans les choses religieuses.

Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de
terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque,
l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout
cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative.

Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites
étendirent, autant qu'ils purent, la part du _libre arbitre_ de
l'homme, restreignant la _grâce_ de Dieu, adoptant sans difficulté
là-dessus les opinions des philosophes et des juristes.

Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de
Trente, tels de ses cardinaux les plus illustres croyaient qu'il
fallait, pour calmer l'Allemagne et satisfaire la ferveur protestante,
donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir l'homme,
augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent que, tout
au contraire, il fallait tout donner à la liberté en spéculation pour
s'en emparer en pratique.

L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une
netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre
qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre,
mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une
_marionnette_ qui ne remue que par celui qui tient et peut tirer les
fils.

Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu
imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que
lui peut-être, écrivit les _Constitutions_.

À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il
n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme
_libre_ en théorie, _marionnette_ en réalité.

Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher
l'apparence, l'ombre de la raison. Lainez avait par devers lui deux
machines qui valaient tout argument, et qui en dispensaient.

L'une, c'était la _méthode des Exercitia_, l'appel aux sens et au
roman; l'autre, une _méthode de classes_, lente, forte, pesante, qui
tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire,
le rudiment, le fouet.

Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, séducteur,
prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les femmes. Qui
dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, devait passer par
la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, serrant son
cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et lui
aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à la
seconde opération, celle du directeur jésuite.

Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même
la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites
et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que,
pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant
corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui
depuis a écrit sa vie.

Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté
de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des
romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale,
très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans
le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége.
Cela les garda quelque temps des dames qu'ils avaient dans les mains.

Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide
et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide
dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la
direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images
sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant.

Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette méthode
espagnole qui la sauvait. Elle crut que les _Exercitia_ étaient un
livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un manuel spécial
et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête un beau
privilége de Paul III pour _répandre partout le livre_; et,
au-dessous, la recommandation de la Société de _ne pas le répandre_,
de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à
des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement
qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul
devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme
impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas
autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite.

Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur
voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV
pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie
d'oraison fut _vide de toutes formes et images_,» et qu'elle n'adora
qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par
Loyola, la piété doit sans cesse _imaginer et faire appel aux cinq
opérations des sens_.

On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie
du coeur sanglant.

Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris.

Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape,
Ignace écrit ses _Exercices_ et les applique, commence ses sociétés
dévotes, libres jésuites qui travaillèrent l'Espagne en dépit des
dominicains.

En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute
l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées.

Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie
partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne,
moins de puissance visible; mais des mines partout, l'action
souterraine, individuelle du confessionnal; les femmes prises surtout
pour aller aux enfants.

Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se
mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou
ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et
s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet
des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible;
elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du
monde.

Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à
dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le
célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol;
l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se
soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils
perdaient l'infini du roman.

Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu
le rendre arbitre de la question religieuse, lui fit prendre des
mesures hardies qui affranchissaient les moines de l'Inquisition, et
enlevaient à sa juridiction même ses _familiers_, tout son monde
d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition était
par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là, les prélats
irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, 1533,
1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, quitta
l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y abandonna
lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec l'infant.
Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, brisa ses
propres officiers (un vice-roi de Catalogne!) sous les pieds de
l'Inquisition.

Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand
d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de
l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet.

Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant
qu'on le suppose. Les ordonnances qu'il fit alors en Flandre,
horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées
vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'_Intérim_ et
de ses mésintelligences avec le pape.

L'année même de l'_Intérim_, une femme fut enterrée vive à Mons.

Les confesseurs espagnols, qui dirigent l'Empereur malade, se soucient
peu du pape, trop peu catholique à leur gré.

Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité
nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de
l'Empereur, le fameux don Juan d'Autriche. En remontant du jour de
cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où
l'Empereur signa la guerre sainte et l'extermination du
protestantisme.

Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers,
des massacres (trente mille morts aux Pays-Bas, si j'en croyais
Navagero), il commandait au pape. Paul III lui donne contre
l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des
revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre
pour cinq cent mille ducats de biens de moines espagnols.

Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en
pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte,
l'asthme, les maux d'estomac, de continuelles indigestions,
travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en
France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour
sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il
se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre
à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait
fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se
retirer au couvent et de songer enfin à Dieu.

Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la
veille, l'Empereur s'en trouva si ragaillardi, si jeune, qu'il voulut
faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce
qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la
ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut
amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg.

On se demande comment un malade si malade, souvent près de la mort,
chercha cette triste aventure dans les pleurs d'une fille immolée.
Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui protégeait
l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment même, recevait
l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel lavé d'avance
par sa future bataille et par le sang des protestants.

Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa
mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle
allait cacher sa honte aux grandes villes des Pays-Bas, l'enfant fut
porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur
de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur,
c'est-à-dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails.

Nous pourrions donner sur deux lignes l'histoire correspondante des
galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les
bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours.

Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez
ne peut se placer (nous le prouverons) qu'au second veuvage du roi,
aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à-dire au moment où
l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes
ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.)

_Ab Jove principium._ La morale nouvelle, la nouvelle direction, dut
s'emparer des rois d'abord, des grandes dames. Nous la verrons
descendre de proche et s'infiltrer partout. Tous les historiens
catholiques ont caractérisé avec orgueil l'organisation de ce réseau
immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par villes et
villages, par rues, par maisons, par familles. De sorte qu'il n'y eut
pas une alcôve où ne veillât un oeil ou une oreille ouverts pour le
pape et l'Espagne. Tout couvent devint un foyer, un laboratoire de
police. Tout moine fut espion ou messager pour Philippe II. Un moine,
le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy.



CHAPITRE V

LES MARTYRS

1547-1559


«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille,
lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le
démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de
savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à
l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce
serait la cause d'un grand bien. Celui-ci, un dimanche matin, assembla
neuf ou dix personnes, et leur fit lire quelques passages de l'Ancien
et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait
en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu,
devait les distribuer aux autres. Ils convinrent que six d'entre eux
exhorteraient chacun de six semaines en six semaines, le dimanche
seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy fait des
origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne connais rien
qui rappelle autant la douceur des idylles bibliques de Ruth et de
Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de Normandie,
s'étaient fait les uns aux autres de semblables enseignements. Souvent
c'était une vieille femme, de longue expérience et de grands malheurs,
qui lisait et expliquait la Bible. L'effet moral en fut profond.

«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu.
Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient.
Les gens de la ville n'allaient plus jouer aux auberges, mais se
retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes.
Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par
les prairies et bocages, chantant par troupes psaumes, cantiques et
chansons spirituelles. Vous eussiez vu les filles, assises dans les
jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.»

La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une
sorte de ravivement moral et de résurrection du coeur, se croyait un
simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose
très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des
arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle.

D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet
d'un culte idolâtrique, devait produire et produisit l'art nouveau
d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la nature, art
charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy pour être
bientôt étouffé.

Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de
malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'_harmonie_, le chant en
partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent
dans les grandes assemblées religieuses du XVIe siècle. L'_harmonie_
n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait
d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les
fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la
grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y
faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient
la symphonie au paradis de l'avenir.

«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que
de ministres. Voyez l'enfant quand il est seul, il chante, non pas un
chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors
d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul
document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le
vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église
réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter
maintenant?» (Alfred Dumesnil, _Vie de Bernard Palissy_.)

Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous
avançons d'un coeur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et
cependant ce regret mélancolique d'un jeune homme m'est revenu plus
d'une fois en parcourant les actes de ces saints et de ces martyrs où
les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies qui y
furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les chanter
maintenant?»

Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les
formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève
va donner ses livres et ses chants, lancer sur toutes les routes ses
colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les
résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que,
dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant
très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire,
une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à
la mort.

Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent
emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre
idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient
chrétiens.

Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois
augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la
mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent,
pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient.

Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en
1525, et les anabaptistes de Munster en 1535, s'appuyant sur ce
principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.»

Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle ne
contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à
l'origine, Farel et un autre. Dans le martyrologe immense de Crespin,
que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois
nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux
Berquin et le chevalier de Rhodes Gaudet, un Anglais, Patrice
Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des
bourgeois et des marchands. Il n'y a que deux paysans, dont l'un,
laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de
latin.

Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare
amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une
hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant.

On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait:

Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle
proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans
son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de
plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos?

Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le
vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque,
éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion
jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe.
Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait
pour auxiliaire la conjuration toute faite de la nature sensuelle, de
l'intrigue passionnée, de la femme et du désir.

«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et
non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais
fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg,
Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans
qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les
missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en
recevaient que des injures. Tout protestant, indistinctement, passait
pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait
dans son sein le protestantisme; personne ne devinait Palissy, Goujon,
Goudimel, le mouvement lointain, infini, de Rembrandt et de Beethoven.

La Réforme, je le répète, devait périr: 1º comme spiritualiste; 2º
comme incomprise de la majorité du peuple; 3º elle devait périr pour
son indécision sur la question capitale de _la légitimité de la
résistance_.

On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le
Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles
de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même.
Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique
d'où dépendait son salut.

Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes
chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.»

Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement,
sauvons l'âme, et laissons le corps.»

Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur le champ de
bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse
ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans,
allez-vous livrer aussi l'enfant, la femme, tous les faibles, qui,
dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le
monde aux bourreaux qui poursuivront l'oeuvre de mort jusqu'à celle du
dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient également
disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la foi doit
remporter? Le christianisme doit-il avoir pour but, solution légitime,
l'extermination du christianisme?

Dans l'autre parti, au contraire, dans le parti catholique, il n'y a
pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là, une
violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543)
en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur
celle d'Espagne.

Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un
parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait
chaque essai de timide résistance.

On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre
catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur
était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus
exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé
d'Espagne et des Pays-Bas.

Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à
raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et
des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le
peu scrupuleux Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous trompe
ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en face de
tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber sans nul
doute.

Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat
de ses martyrs.

Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser
tout haut sa foi.

Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges.

Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans
les horreurs du bûcher.

«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens
martyrs semble donner la pensée de ceux du XVIe siècle. On voit
qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans
aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues;
c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien,
un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité.
Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi!
lui disait-on en prison, Christ sua le sang et pria que le calice lui
fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme
héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur
lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais
moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire
qu'à me réjouir?»

Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des
supplices pour venir à bout de tels hommes.

Quand Charles-Quint, quittant l'Espagne en 1540, laissa le pouvoir au
grand inquisiteur; quand il traversa la France pour comprimer la
révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que les lois
d'Espagne ne suffisaient pas; qu'il en fallait de singulières,
extraordinaires et terribles.

Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne
dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas
dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes _enterrées_
vives.

La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit
des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une _razzia_ de
victimes, vingt-huit dans Louvain seulement. Deux femmes furent
enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats;
l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard,
épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la
Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier:
à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion,
femme d'un barbier, et, plus tard, une dame Vauldrue Carlyer, de la
même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la
sainte Écriture.

Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle
non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait
pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne
d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et
révélait cruellement la pauvre nudité tremblante.

Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La bière,
mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de trois
barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait la
tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur la
personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour abréger,
étranglait d'avance (_supplice de la femme du tailleur de Tournai_,
1545). Mais on voit par un autre exemple, celui de la femme du barbier
de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière plus
sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, répugnant à
recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au bourreau, qui
le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa sur le
ventre, la foula aux pieds, tant que finalement elle rendit
heureusement son esprit au Seigneur (1549).»

Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on
inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour
atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une
stupeur mortelle prenait l'homme; il perdait l'entendement. Cette
ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs
d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait
briser (1536).

Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini.
Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois
horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons
mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou
encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (_martyre
d'Hooper_, 1555). Hooper, évêque protestant, fut extrêmement torturé,
brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en
rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne
l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes
gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la
face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et
le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles
s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine.
Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait
comme un seul homme.

Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter
cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en
France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes
qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans.
L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout,
étendant _les biens vacants_ dont les Guises et Diane avaient la
concession.

En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que
pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une
_affaire_. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et
monstrueuse du _tiers des biens du dénoncé_!

On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme
pervers, put être mené jusque-là. Comment put-on l'aveugler tout à
fait, lui crever les yeux?

On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et
cruelle mortification (1549), en le mettant en face d'un de ses
propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la haine,
l'horreur, comme l'hydrophobie du protestantisme.

L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un
ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous
ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les
prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se
démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder,
héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui
s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la
France de votre infamie et de votre ordure, sans toucher aux choses de
Dieu.»

Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de
fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut
épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et
comme insensible, tint sur lui un oeil de plomb, un regard fixe et
pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de
la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie.

Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont
innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox,
etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui
traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins
douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je
les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus
isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient
maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et
leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute
l'histoire du monde que les lettres simples, graves et pathétiques
qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est là qu'il
faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de l'amour en
Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne fut portée
haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr y mit sa
vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il eût voulu
dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle,
soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa légitime épouse
et veuve glorifiée d'un martyr.

L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont
l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie.

Celle qui me touche le plus est celle de deux hommes de Louvain et de
Bruxelles, le coutelier Gilles et le pelletier Just Jusberg, deux
martyrs et deux amis.

Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde
léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes
pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le
plus aimés.

Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il
fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la
chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante
pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien
petite grâce!... Mais je le veux bien.»

Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais sa
meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune
coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un
homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité
extraordinaires, qui ne gagnait que pour les pauvres, et qui, dans une
épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni,
dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds,
et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on
avait du peuple.

Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune
saint, sa première attache à la terre. Son coeur, saisi d'une forte,
profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il
croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses
compagnons de leur faire une exhortation, il leur parla fermement de
son bonheur du lendemain, les pria de rester unis, de s'aimer, de se
préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe,
j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...»

Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la
force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles
dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il
étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes.

Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même
n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un
charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier
la défaillance de Just, le releva, et le refit, ce que vraiment il
était, un saint, un héros, un martyr.

«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre
frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant
de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que
nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé
de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le _disciple n'est point
par-dessus le maître_... Nous vous réputons heureux, Just, notre
frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse
l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain,
dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien
éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous
contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.»

Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas
seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les coeurs aux
portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande
lumière et une inexprimable joie.»



CHAPITRE VI

L'ÉCOLE DES MARTYRS

1547-1559


Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans
son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les
_luthériens_, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'_anabaptisme_. On y a
fait mourir pour cela trente mille personnes.»

Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy
juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait
indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et
qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas.

Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de
religion. L'anabaptiste changeait la société civile, la propriété, le
mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant (surtout en
France) ne changeait rien, ne voulait rien que s'enfermer, fuir les
idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit jusqu'à
extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre les
armes.

Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin,
Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils
pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir
est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève
d'Alciat, Calvin.

Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de
l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un
greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices,
ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans
le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure
cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de
Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa
mort.

C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une
constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne
distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec
surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant,
ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là, il
fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence
du ciel et de la conscience, si j'osais dire, la tyrannie de Dieu.

C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine des
hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque de
l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une
pluie de fer et de feu. Tout le monde voyait que les protestants
non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient
contraires. Tous le voyaient. Pas un ne le disait.

Le cri de la justice sortit de ce grand et jeune coeur, amant profond,
sincère, de la vérité et de la loi.

Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère
obscurité, et changea sa vie sans retour.

Son livre, l'_Institution chrétienne_, n'était nullement d'abord le
gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était
une courte apologie.

Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une
langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines,
trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau.

C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après
l'_Émile_: _Conticuit terra_. Mais combien plus dut-on le dire quand,
pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte,
étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée.

Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême
lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui
tranche.

On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience,
d'un cour âprement convaincu, dont la logique est l'aliment. On sent
qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne rien à
l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se faire un
solide raisonnement dont il puisse vivre, et que, s'il n'a rien, il
meurt.

Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois
naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme
révolution!

Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les
livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher.

Farel vint le prendre là, grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit
où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin
lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et
qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin.

Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du
Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un oeil
flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une
opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré
la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le
frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se
relevait riant, prêchant de plus belle.

Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les
points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des
églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait
justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement
le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, qui pouvait
transformer Genève. Avec l'autorité des _voyants_ de la Bible, il
saisit le savant jeune homme qui avait tous ces dons, lui jeta le
fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la
peine.

Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de
commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie.
Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand
miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux
fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre
routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe.
Circulation constante de marchands et de voyageurs, de visages
nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à
l'avenant, légère de parole et de vie. Moeurs du commerce, moeurs des
seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous venaient
jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et
satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie
girouette et le nez au vent.

Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à
Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le
duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas
moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La
première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort.

Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves
du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté
intrépide. On la trouve encore dans Farel, dans Froment, ses premiers
prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de Froment, hardi
colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que les dévotes
génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de jeter au
Rhône.

Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, malade, amer, le
coeur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là! Je suis
sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que
grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une
conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la
rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre
humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le
choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il
avait ses amis en abomination, presque autant que ses ennemis.

Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il
l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux
tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais,
d'autre part aussi, l'esprit dur, absolu, des tribunaux d'alors, et il
le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans
un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on
le trouve dans nos violentes ordonnances, ou dans la loi de
Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à
l'empire, et qui eut influence sur toute l'Europe.

Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en
supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut
comme du mahométisme primitif qui affrontait si hardiment une mort
décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La prédestination
de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des martyrs.

Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa
Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même.
Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront
insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y
contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour
croire que la Réforme tiendrait là, que la petite république
subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est
effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite
banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États,
ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François Ier, il
est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger
Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le
péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents
lances pour la couvrir de la Savoie, la ville semblait perdue, et, en
effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année
suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être
emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des
populations allemandes.

Situation unique d'alarmes continuelles. Chaque nuit, le Savoyard
pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les
protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la
seigneurie. Il fallait se garder des ennemis, bien plus des amis,
veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a été la
Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a été la
grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il fallait
qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât
elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de
commerce, elle se fit la fabrique des saints et des martyrs, la sombre
forge où se forgeassent les élus de la mort.

L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une
ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à
son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève,
irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les
_Libertins_ (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France.
C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la
Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de
conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du
Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût
pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et
lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire,
un jeune protestant!

La Renaissance ne se protégeait pas. François Ier ne sauva pas Dolet.
Marot, l'homme de sa soeur, et dont il goûtait les écrits, fut obligé
de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci juge la
question.

Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements
une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève
réformée.

Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus complète du
martyre.

Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme.

L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un
dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui
est inconciliable, et de satisfaire le monde sans se satisfaire
soi-même.

Le coeur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie
habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication,
les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec
toute l'Europe. Au dedans, nulle consolation, la maison pauvre et
veuve. Au dehors, la haine d'un peuple, le sentiment que son oeuvre ne
réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas l'esprit
de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, lui
désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est
morte; il faut la pleurer...»

Mais sa plus exquise douleur, c'est celle qui sortait de son oeuvre
même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation,
un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans
remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs
lettres respectueuses, nobles et douces, arrachent les larmes.
Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux
qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous
pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut
étranger à nulle affection de la famille et de l'amitié, très-attaché
surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par l'Europe dans
leurs lointaines et cruelles aventures, les soutient et souffre avec
eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas moins
pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui revient,
lui retombe. Le monde infatigablement vient battre le fer sur son
coeur!

Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On
comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet
homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque
jour, lui tirait du sang. C'est ainsi qu'on peut expliquer le crime de
sa vie, la mort du grand Servet, dont nous parlons plus loin.

Crime du temps plus que de l'homme même!

N'importe! il fut des nôtres!...

Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je
m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et
l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de
ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le
grand souffle de la Révolution a passé là. Ces vaillants docteurs du
passé nous ont préparé l'avenir.

Huit cents auditeurs, de toute nation et de toute langue,
l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre
d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient
cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait
cordonnier.

Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail,
austérité. Quel était le ravissement de ceux qui, ayant réussi à fuir
la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel oeil tous
ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la route de Lyon,
suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher sauveur! Nombre
de familles illustres laissaient tout, bravaient tout, pour venir à
Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les enfants de Budé,
cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un confesseur de la foi y
apportait ses cicatrices. L'intrépide, l'indomptable Knox, après huit
années passées aux galères de France, les bras sillonnés par les
chaînes, le dos labouré par le fouet, avant ses grands combats
d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied de la chaire de
Calvin.

Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait.

Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour multiplier les
livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer
en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles!
Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un
Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que
l'imprimerie fit ses deux efforts admirables: la _Bible_ en un volume,
un petit volume, aisé à cacher! et les _Psaumes français, avec la
musique interlinéaire_. En touchant ce qui reste encore de ces
vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui
souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et
soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits
livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté
religieuse, soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si quelque chose
reste en vous des grands coeurs qui vous ont touchés, puisse cela
passer dans le nôtre!»

Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais
les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est
restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est
l'histoire de quelques martyrs.

J'ai suivi attentivement le martyrologe de Crespin pour trouver et
dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord
fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a
fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur
pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir.

On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est
spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève
leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les
livres, le désir de les répandre et de les interpréter.

Le premier exemple est celui d'une petite colonie de gens qui avaient
cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la
réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M.
Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin,
barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici
l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir
et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il
obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de
Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux hommes sont brûlés.
Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. plus
haut.)

Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est
que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par
le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent
imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on
se les transmettait oralement dans les églises de Genève.

Lorsque François Ier sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il
continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à
Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette oeuvre. À
sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en
1551; mais on changea la musique primitive, galante, inconvenante,
profanée par le succès même. François Ier les avait chantés, et Henri
II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette musique
fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples de
l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles.

Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle
donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua
jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices
énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps.

L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte
Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en
fit la lumière de l'Europe.

Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et
pure de ses montagnes du Jura, fit hardiment des psaumes un chant
d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties.

Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante
inspiration de ces vieux chants de Goudimel. Et que d'hommes ils ont
soutenus!

Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente
années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois
Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au
souffle des glaciers, que tiraient-ils de leur sein pour se ranimer et
se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces
psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux
osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église
était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait
un ciel.

Tout n'est pas bon dans les paroles, mais la musique emportait tout.
Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (_À
toi, mon Dieu! mon coeur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille_), ne
manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces
confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser
voir de pleurs.



CHAPITRE VII

POLITIQUE DES GUISES--LA GUERRE--METZ

1548-1552


Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les
marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont
frapper dessus, voir au jeu les grands politiques avec leurs superbes
machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant
des résultats.

Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les
beaux masques, la pourpre et le velours. Ces fiers acteurs,
aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre
dans quel aveuglement marchaient les deux partis, le roi de France et
Charles-Quint.

Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le
but où vont ces fous, par un circuit immense d'intrigues, de dépenses
et de guerres, en douze années, vers 1560.

L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose
l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son
budget espagnol _en déficit de neuf millions sur dix_! (Granv., VI,
156.)

Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée.
Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de
faim dans leur royauté, sans une _razzia_ à la turque sur leur propre
parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un
emprunt forcé avec contrainte par corps.

Ruine d'autant plus radicale qu'elle est universelle. La grande crise
sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des
valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses,
dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement
aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en
aspire-t-il? le néant.

Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait
parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un
demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne
vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des
charges, de prendre un peu d'argent comptant en grevant de nouveaux
salaires les années suivantes et l'avenir.

Les rêves et les folies de François Ier en 1515, avec la forte France
d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises et de
Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence
d'aliénés, une désespérée furie de joueurs, disons le mot, un jeu
d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et mettent
les enjeux sur la carte la moins probable.

Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome,
par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son
retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel
rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison,
toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de
folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir
Milan, c'est chose trop raisonnable encore. Non, il leur faut les
Deux-Siciles.

Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour
recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur
les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se
dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était
morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais
dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur
mépris. (Granv., VII, 284.)

Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire:

L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui
prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à
défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant,
du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du
protestantisme.

L'autre parti, humiliant, triste et bas, mais possible pourtant,
c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. C'était la
secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du duc d'Albe,
Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, _et que l'Espagne tâcha
toujours de maintenir au gouvernement de la France_.

Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des
courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous.

Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol,
et pourtant catholique voulait faire la guerre au roi catholique et
combattre son propre principe.

Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils
tenaient l'Écosse par leur soeur, et se chargeaient de faire une
Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant
au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin.
Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548.

Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre.
Une garantie, mais trois dangers:

1º On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée,
lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française
«des seigneuries pour un millier de gentilshommes.»

2º Cette Marie de Guise qui livrait son enfant, livrait-elle l'Écosse,
ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces
incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national?

3º Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les
violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants,
l'archevêque de Saint-André; comme on se portait pour son défenseur
(et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux phases
variables, incertaines, de la révolution religieuse.

Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis
de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus
contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et
d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la
France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se
fierait personne.

Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse,
vers l'Italie, et oublia la grande affaire du monde, l'Allemagne,
l'oppression de l'Empire.

Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour
implorer la France contre Charles-Quint. Elle paraissait forte dans la
faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne,
que l'Angleterre nous rendit (pour argent), faisaient illusion.

Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il
ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila,
Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa
jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la
retenir. Il paraissait horriblement aigri. Granvelle l'en excuse sur
sa maladie. Il fit couper les pieds aux soldats allemands qui, selon
leur vieil usage, s'étaient loués en France (_Mém. de Guise_), et
l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux.

Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas
toujours citer ses actes officiels, oeuvre de ses ministres, mais lire
les _instructions_ qu'il écrit lui-même _pour son fils_. Elles
indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et qu'il ne connaît
point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit pour guider bientôt
le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est d'une banalité
plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à écrire de telles
choses, vaguement générales, évidemment n'a pas d'idées précises, ne
sait pas le détail qui seul serait utile pour diriger son successeur
(Granv., III, 267, 1548).

Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L.
Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut
plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux
abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne.
Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du
siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au
jugement de Contarini), et un bandit italien qu'on appelait le marquis
Marignan.

Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents
canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats
espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces
spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une
chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes
barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de
fer). Il menait par l'Allemagne et jusqu'aux Pays-Bas ses prisonniers,
l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une
ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son
parjure. Car il avait promis leur liberté, et il éluda par un faux, un
faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée dans le
traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis
d'élargir.

Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens
présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. _Quelques
districts_, et _pour un certain temps_, gardaient le mariage des
prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de
l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela
l'_intérim_. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter
personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie
l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les
protestants mêmes. La séance est levée.

Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà
pape aussi bien qu'Empereur. Et que lui manque-t-il pour avoir cette
monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien:
conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint
peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se
trouverait bien mieux du climat d'Italie.

Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son
gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils
du pape Paul III, duc de Parme et de Plaisance, en saisissant la
dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint,
par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire
épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui
déjà avait marié sa fille naturelle au fils du pape, n'en approuva pas
moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même volait ses
petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au secours la
France, les protestants, les Turcs (dit-on), et voyant sa famille
s'arranger avec Charles-Quint, baiser sa main sanglante, il en mourut
de désespoir.

Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya.
Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa
modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi,
à qui il devait la Hongrie.

Nous ne raconterons pas la punition; elle est connue. Une seule ville,
Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son
maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut
une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce
vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la
nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552).

Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait
pris Metz en avril; en mai il était en Alsace.

Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout
le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la
levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère
pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides
d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire
la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement
levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers l'ouest,
sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le gendre de
Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus noble de
mener la cavalerie.

À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du
règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la
liberté religieuse (donnant au délateur _le tiers des biens_ du
condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la
liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté,
aux devises du Brutus antique!

Ce carnaval romain avait-il action sur les esprits? et vraiment qu'en
pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de
sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le
peuple, la noblesse, s'étaient précipités.

Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si
grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de
maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit
dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas
Empereur?»

Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de
réfuter la défiance ordinaire pour les _Welches_, de montrer qu'en les
appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri
lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans
les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser.
L'occupation de ces places devait se faire avec grande prudence, de
doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le connétable y fut
très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il obtint d'y mettre
_une enseigne_; mais, sous cette enseigne de 500 hommes, 5,000
passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de Lorraine, âgé de
dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins contre
Strasbourg. On avait dit que les ambassadeurs de Venise et du pape qui
voyageaient avec le roi voulaient voir la fameuse ville, la merveille
du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus à coups de
canon (3 mai).

Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur.
Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les
libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses
remercîments. Il ne restait qu'à revenir.

Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de
l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après.
Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec
soixante mille hommes pour nous reprendre Metz. Mais la France
elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel
d'avant-garde. Tout ce qu'il y avait de jeune noblesse, les princes du
sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise,
s'enferma là, décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait
l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé
à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée
d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, le ciel
enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença chez les
assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur malade se
désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La Fortune est
femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: «Hélas! je
n'ai plus d'_hommes_!»

Il perdit trente mille soldats, dit-on, avant de pouvoir s'arracher de
là (1er janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos Français
(comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs.

Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire.
Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de
l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour
toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France
reste seule en Europe.

Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen
désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution:

Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens
de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir.

Ceux qui ont lu les chapitres terribles des _Chats fourrés_ de
Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen,
leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des
marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété,
achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents
siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de
chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville
eut son _présidial_, tribunal, avocats, procureurs, gens de lois
innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux cent
cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à mort.
On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme était
cotée fort au-dessous de cent écus.

Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier,
des enfants d'usuriers, d'une bourgeoisie de petite ville, d'esprit
étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la
cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la
liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs
qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les
grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de
gagner.

Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir
civil devant le clergé. On lui rend ses justices.

Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande
miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un
prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester
prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé
les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait
été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques.

Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui
ne sait où donner de la tête, il offre _trois millions d'écus d'or_.
Il ne demande qu'une chose, c'est qu'on biffe le grand titre de
François Ier, l'ordonnance appelée la _Guillelmine_ (de Guillaume
Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le clergé, ce
pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, trouve
cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, vingt
livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce de
terre.

Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi
contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les
évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur
les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don
d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable,
persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France.

De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous
resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent
admirables, devint la gloire d'un seul.

François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes
et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de
commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des
Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et
j'allais dire le roi des rois. Des hommes moins connus, bien autrement
utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps,
groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur
conseil, et il en savait profiter. Il montra, en ce grand moment et
dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires,
guerrières et administratives, de valeur froide et ferme, de prudence,
d'humanité même.

Mais il y eut encore autre chose. Et ce ne fut pas tant pour cela
qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il
est _heureux_.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en
possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner
toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt
d'avoir fait un dieu du succès.



CHAPITRE VIII

RONSARD--MARIE LA SANGUINAIRE--SAINT-QUENTIN

1553-1558


Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour
chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand
poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès.

L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était
impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du
château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque,
enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard,
ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les
ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des
dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans
lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus
solitaire, il poursuivait la muse de son brutal amour. Gentilhomme et
soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de
haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre
langue française.

Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté
charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans
Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas
eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe
justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette
langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots.

La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au _style
soutenu_.

Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant
maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui.
Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque.
Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de
génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue
de si barbares opérations.

L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens,
_des caffards et des chats fourrés_, parvint à condamner Rabelais au
silence. Son protecteur Jean Du Bellay, ennemi et rival du jeune
cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le
cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village.
Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris,
se dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des sommets de
Meudon.

La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières
pages du _Pantagruel_, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son
noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en
français, qui, dans sa toge, fièrement _déambule par l'inclyte cité
qu'on vocite Lutèce_, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la
nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut
pindariser, courtiser les _Camènes_, chanter la chanson
_chasse-ennui_.

Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de
Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des
rieurs. Ce fut lui qui, plus que personne, travailla contre Rabelais,
éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau
dieu Ronsard.

Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa
haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un
châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phoebus Apollo. De
tels dons préparaient ce héros de la mode.

Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids,
Joachim parla pour un autre, l'exalta, l'adora, le mit sur le pavois.
Il lança à la fois et l'homme et la doctrine.

Dans son _Illustration de la langue française_, cette langue naît, à
l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence;
elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique,
qu'elle se pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de Rome vaincue
et surpassée.

À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à
tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les
jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de
ses respects l'Homère patenté d'Henri II.

On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de
Pavie. La France, qui perdait son roi, concentra ses puissances et se
dédommagea; elle enfanta son roi de poésie.

S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine
origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée
gentilhomme est _le marquis de Thrace_. Ou lui crée cet illustre fief.

Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même,
ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux;
tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est
passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être
entendue de tous:

  Odi profanum vulgus, et arceo.

À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double
son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après
lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le
genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le
genre reste. Le XVIIe siècle, habile et littéraire, soufflera plus
habilement. La trompette est toujours l'instrument national. Tous y
soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces
tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à
crever, pour la gloire de l'astre nouveau pour lequel l'enflure s'est
enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla
jadis le Croissant, triomphe le soleil en perruque, effigie de Louis
XIV.

       *       *       *       *       *

Revenons au XVIe siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois
après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup.
Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de
l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la
catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à
Philippe II son fils. Un miracle se fait pour le pieux enfant.
L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur
de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort
(1554).

Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est
le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa
contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui
faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations
protestantes.

Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette
révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui
conseilla Marie, la poussa, la soutint. L'affaire fut un malentendu.
Le grand bouleversement économique et social qui changeait
l'Angleterre prit, comme tout prenait alors, une apparence
religieuse. L'Angleterre, protestante de coeur (le pape l'avoue six
mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la catholique.
Pourquoi? l'Angleterre croit _revenir au bon temps_, aux premières
années d'Henri VIII.

Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne
sait rien, ne comprend rien, croit toute l'Angleterre catholique.
Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de
passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans
avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage.

Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres.
Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes.
Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et
elle est bien près de tuer sa soeur Élisabeth. Sans souci des Anglais,
elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce fatal
personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le spectre de
Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de jambes
grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'oeuvre de chair.»

Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe
de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une
table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb,
quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le
vrai type d'un patient commis, d'un laborieux et sombre bureaucrate,
méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une oeuvre
personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et
tristement plate, qu'encore infant il écrivit comme accusation d'Henri
II. (Granvelle, V, 81.)

Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants,
écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom
d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en
Europe. Elle le sacra roi de tout l'ancien parti. Il put perdre Marie
et perdre l'Angleterre, il n'en garda pas moins cette position unique
de chef d'une religion.

Ni Rome ni la France ne comprenaient cela. Qui se souciait du pape? Le
vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en
Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour
lui que les jésuites et les moines travaillaient partout.

Ce fut aux Guises une insigne faute de s'associer aux fureurs du vieux
pape Caraffe (Paul IV) contre le roi catholique. Les papes, depuis
longtemps, n'avaient de but ni de moteur que l'esprit de famille. Paul
III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux
luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour
faire son neveu prince. Caraffe, le furieux Paul IV, violent
inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines
d'un neveu. Celui-ci, longtemps militaire au service des Espagnols, un
brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait
rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre
l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en
vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique.

La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux de distance, fit
deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par les Guises une
ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un traité de paix
(février 1556).

Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la
guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane,
et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation
nouvelle.

Cette fidélité tant chantée par les poètes _du style soutenu_ ennuyait
le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais
comment hasarder de susciter au roi un caprice, une fantaisie, qui
l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En
1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite
mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune
Marie Stuart et une autre princesse, toutes enfants de douze ou treize
ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus
âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse,
hardie.

L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre
jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les
choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi.
Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide,
qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant
trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde.

Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une
guerre. C'était bien pis que la fenêtre de Trianon et la dispute de
Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la guerre
européenne.

Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples,
mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère,
et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin
être emporté par un accès. Si l'armée française était là, le cardinal
de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi
de Naples, tous deux maîtres de l'Italie.

En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape
Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des
heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles,
disant qu'il allait faire Henri II empereur, ses fils rois des
Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul
mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde!
si vous voulez la paix, je n'irai pas me plaindre au roi; je vous
coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines!
le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put
plus parler.

Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les
luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison.

Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain
(novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire
grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants
furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel
exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. La
nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le
rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape.
Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et
rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant,
en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne.

Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des
choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et
sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait,
entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane,
toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil
naissant. Les Guises poussaient au mariage. Diane et Catherine,
inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner.

Que fit le cardinal de Lorraine? une chose inattendue et monstrueuse.
Pour rompre cette ligue, il se rapprocha de la reine, lui immolant
Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant,
plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille.

Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se
sentant manquer sous les pieds son soutien naturel, fut heureuse de
voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour
son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait
fille de la grande Diane. Ce n'est pas tout, le raccommodement alla si
loin, que, pour son second fils, il lui prit sa petite fille. Alliance
complète et sans réserve qui irrita fort Catherine.

Guerre pour guerre. Catherine, qui avait toujours pour son mari
l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce
moment, je crois) une mine nouvelle pour faire sauter Diane. Une dame
fut mise en avant, une certaine Nicole de Versigny, dame de
Saint-Remi, perverse, intrigante et mielleuse, espion femelle de la
reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne
(Granvelle VIII). Cette Nicole eut un moment d'Henri, et sut en avoir
un enfant.

Pour se venger, Diane faisait dire au roi par Montmorency qu'en
vérité, sauf la bâtarde, _nul de ses enfants ne lui ressemblait_.

On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que
c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir
devant Civitella.

Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux
faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était
à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521.
On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières!

Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de
Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse.
Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en
effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les
Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se
jeta vers Saint-Quentin.

S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En
1521, Bayard, par la défense de Mézières, avait sauvé la France. Quel
serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua.

Grand, très-grand sacrifice.

C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se
faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore
plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui
tue: Bon officier, mais _malheureux_.

La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple
capitaine, qui ne commanda jamais, hasardait beaucoup moins. Coligny,
grand amiral, ex-colonel de l'infanterie, gouverneur de Picardie et
bientôt de l'Île de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre,
jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite,
croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée.

C'est ici que je dois dire un mot de ce grand homme, qu'on n'a
nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si
la passion d'un grand parti n'avait pas fait d'illusion; mais,
d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne
l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé
de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus
ferme, plus suivi, jamais démenti.

Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle
d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple,
son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues,
donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine.
Vivante censure de ses contemporains, il opposa à la fortune un fier
mépris, et le reproche de son triste et hautain regard.

Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit
dans toute sa vie. La discipline militaire, la moralisation de
l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant
d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux,
des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny.
Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré
si peu, que c'est par un hasard, souvent par ses ennemis, qu'on
découvre ce qu'il a fait.

Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle
charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut
se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement,
catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant
qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles,
qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny
mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main,
il fondit dans le bois, battit les Espagnols deux fois plus forts, fit
de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea.

       *       *       *       *       *

Le soir, dans la chambre du roi, Guise disant:

«_Nous_ avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot
dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se
réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux,
cette lenteur passa pour trahison, quand on vit Guise attendre
froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester seul
vainqueur.

Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se
sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez
pas mon honneur!--Je ne le veux nullement.--Et vous ne le sauriez!...»
Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais
depuis ils furent ennemis.

Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y
jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France,
désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde
fuyait de Saint-Quentin. Et fort peu voulaient y aller. De ceux qu'y
menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être
secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les
Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné,
éperdu, ahuri dans les préparatifs.

Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant
cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la
situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus
qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en
arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans
parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les
Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On
pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées
avec des claies d'osier, des balles de laine. De vieilles poudres, qui
pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une
brèche à passer trois chariots. Coligny s'y mit lui septième, et un
moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le monde
y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, personne ne
travaillait. Il fut contraint de dire qu'il ferait pendre ceux qui ne
voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère Dandelot hasarda
tout pour entrer dans la ville à travers les marais. Il y parvint,
mais avec peu de monde.

Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du
connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en
Italie, avait obtenu pour Montmorency autorisation de livrer bataille.
S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et
plus que l'Espagnol.

Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée,
médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort
et laborieux, qui eut plus de suite sans doute, de travail et de
sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il
fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu.

Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il
triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il
avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière.
Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut
pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré
de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et
tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que
pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux seuls
voulaient se battre. L'amiral n'avait que trois hommes avec lui sur la
brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre et le
sauva des Allemands qui ne faisaient aucun quartier.

Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si
sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut
peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point
faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier
nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence
fit notre salut.

Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On
lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny.
Notre brave italien Strozzi avait fait plus que de conseiller; avec un
habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans
la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que
c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y
rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait
Calais, il voulait en avoir l'honneur.

Le 1er janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à l'ennemi,
nous mit devant la ville. Il n'y avait que huit cents hommes, ni
vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de Nieullay,
fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, du côté de
la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui était
arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, n'avait
pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, met pied
à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord du côté de la mer
(2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la vieille citadelle
emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de cette furie et sans
moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous reprenons Calais, perdu
depuis deux cent dix ans. L'Angleterre pleure de rage; la France est
ivre et folle. Elle ne se souvient plus de sa grande défaite. Cet
heureux coup de main a fait tout oublier.

Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti
catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie,
avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la
Terreur catholique. Vaincue par les martyrs, elle se sentait
impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du
protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le _roi velu_,
et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si
bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible
coup de Calais, honte nationale que l'Angleterre lui mit comme une
pierre sur le coeur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du
peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la
protestante Élisabeth (novembre 1558).

Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand
chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on
appelle opinion. Sa fortune eut deux ailes: d'une part, l'engouement
populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui
avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa
subite grandeur faisait ombre à la royauté.

Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la fortune,
cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se dégradant.

Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme
en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à
Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à
charge. Il dit au roi, en revenant, _que Dandelot n'allait pas à la
messe_, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le
siége, _sa présence ferait tout manquer_.

C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi
n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge
de colonel de l'infanterie.



CHAPITRE IX

PERSÉCUTION--MORT D'HENRI II

1558-1559


Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et
avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un
parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette
vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le
monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité.
Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la
Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes
comme un incendie souterrain. En face de ces grands signes, les rois
allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens,
s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la
liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle.

Aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en France, au
nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer.

La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la
fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre
vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.»

L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur
succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église
établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de
l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à
recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion
contre Luther.

Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol
des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour
eux.

Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse,
catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée
de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.)

Que fallait-il? Les chrétiens diront: «_Accepter le martyre_,
continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de
souffrir.»

Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «_Attendre en
attendant_, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la
lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.»

Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes.

_Accepter le martyre?_ Il y avait quarante ans qu'on l'acceptait sans
résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des villes, ces chrétiens
pacifiques se livraient à la boucherie; bien plus, ils voyaient, sans
dire un mot, brûler leurs femmes et leurs enfants. Leur soumission
excessive, dénaturée (coupable!), aux puissances, aux fléaux de Dieu,
trahissait la famille, livrait non-seulement à la mort, mais à la
tentation, à la corruption, à la damnation, les âmes innocentes des
faibles, dont la défense était leur plus sacré devoir.

On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu _par la patience_, par
l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc _la force_;
une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête,
l'épée de Constantin.

Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la
Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de
s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de
s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de
l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire
des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du
livre où _gît l'espoir_, au livre sceptique, égoïste et découragé de
Montaigne!

Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont
pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est
devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le
Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de
Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île
déserte. Que deviennent Goujon, Ramus et Goudimel? tués en un même
jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire que la
création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le bon sens
aussi.

Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus
un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des
îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les
vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot
de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le
jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon,
ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis
Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux.

Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés
humaines, qu'on me permette d'aller encore au Louvre, et, d'un coeur
religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le
sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le
monde contre Philippe II, contre Louis XIV.

Quand la vraie foi vaincra, quand on fera des temples au Dieu de la
pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini
dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de
la Hollande, son vieux lecteur, qui ne lit plus, mais qui pense au
foyer, son puissant cosmographe, qui, les yeux sur un globe, mesure
les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée
du Louvre.)

Nous arriverons là, au XVIIe siècle, par cent ans de combats. Car le
combat, l'épée, est la condition _sine quâ non_. Si donc le
protestantisme doit sortir des classes pacifiques qui se laissent
égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par la
noblesse, ne le chicanons pas. C'est l'adresse connue des ennemis de
la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts niveleurs,
de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny sont des
aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les acceptons; ils
aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son tour.

Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française,
rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une
nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les
corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en
France, aux Pays-Bas, et forcent les rois de traiter.

Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté,
vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce
qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et
qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de
noblesse, et il montait au rang de plébéien.

Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au
prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux
des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?»

La réforme semblait dans un inextricable noeud d'où elle ne pouvait
se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré ses docteurs,
devenir une puissante armée, prendre le glaive de bataille.

Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la
juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de
l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique.
Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se
poignarde elle-même. Les _Libertins_ mourants entraînent leur ami, le
grand, l'infortuné Servet. (V. la note.)

Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le
rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À
l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555),
Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas
protestants.

Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît
hautement... Tout pouvoir vient de Dieu. Les rois sont d'institution
divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel
est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes
tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et
méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a
institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa
crainte.»

Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du
parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en
faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des
puissances.

Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église protestante,
sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève.

Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de
Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille.
Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les
moeurs faisaient la satire de cette honte publique. Le devoir incarné
lui apparut dans Coligny.

D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses _covenant_
organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia
de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système
d'obéissance _quand même_ où persistaient les docteurs génevois.

Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et
touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un
baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne
voulut pas faire baptiser l'enfant selon le rite qu'il croyait
idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de
l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et
tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555).

C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu,
ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur
mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à
Saint-Germain-l'Auxerrois l'imitation des saintes ruses qui avaient
trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le
luthérien; les luthériens s'assembleraient partout; on ferait main
basse sur eux; on en purgerait le royaume.»

Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année
même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers,
Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta.

Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis
organisèrent le _Covenant_, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels
étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la
belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves
harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des
nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne
pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient
rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les
autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était
déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au
Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des voeux pour le roi, pour
l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les choeurs de Goudimel.
C'était la première fois que le peuple entendait une musique à quatre
parties. Jusque-là, on n'en connaissait que l'essai ridicule. La foule
fut ravie; elle se rassembla en nombre sur les hauteurs qui dominaient
le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais cela dura
peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, défendit
ces réunions. La ville rentra dans le silence.

Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla
puissamment. Le progrès des misères l'aida beaucoup. Par la
prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout,
on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le
châtiment de Dieu, irrité contre les impies.

La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de
Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste.

À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de
s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir
arriver l'ennemi.

Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du
Plessis qui sortent une nuit en criant, appelant la rue Saint-Jacques
aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent
de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs?
non, mais des paillards qui, joyeux des malheurs publics, font
ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens.

Le peuple respire et se rassure. Mais il reste furieux de sa peur. Ce
n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour
prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières
aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames
effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la
chandelle, pour se mêler entre eux, frères et soeurs, pères et filles;
vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers chrétiens,
redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait perdre.

C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui
s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du
Plessis et derrière la Sorbonne. Réunion fortuite de fidèles de toute
condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, un
procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à
Paris, un Allemand filleul du marquis de Brandebourg. Des deux
_surveillants_ de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une
école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa
veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher
et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée
des pauvres du quartier Saint-Germain. Des dames de la cour (et de
maris fort catholiques), mesdames d'Overty, de Rentigny et de
Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque
toutes les femmes étaient _de bonnes maisons_.

Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y
en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent
pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à
travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De
ceux qui sortirent, en effet, un fut atteint et abattu; la racaille se
jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas
forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du
jardin. Ce qui resta surtout, ce furent les malheureuses femmes; elles
crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le
procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait
les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les
brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux
premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là depuis
minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les battit,
mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. À
grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les
basses-fosses.

Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas
de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on
avait trouvé les _paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie_ et les
restes de la ripaille.

On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice,
parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune,
fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina
jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne
plains pas mon corps, dit-elle; pourquoi plaindrais-je ma langue
davantage?

Un des étudiants montra un si grand coeur à embrasser la mort, que le
président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus!
dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler
pour rien?»

L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient
à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il
devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la
création et les oeuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que sera-ce
quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!»

Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde
d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de Calais fut un salut pour
le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son Judas
Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un monde
de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla jour
et nuit.

Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée.
Le cardinal de Lorraine se fit donner par Rome les pouvoirs de
l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux,
et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée;
un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième
bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains
du clergé.

La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la
paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près
la rue Saint-Jacques la femme d'un libraire qui lisait et se
convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne
savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit.
Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à
celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive.

Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les
églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple,
hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et
n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de
ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant.

Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume,
on apporte au parvis Notre-Dame un corps demi-pourri. C'étaient les
reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque enfant,
l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et nourri
dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, et il
était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois après,
on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et lambeaux
rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en régale la
foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets.

C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux
bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions.
Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait
brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes,
et les grimaces de douleur, les furieuses contorsions. Beaucoup de
magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les
supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une
farce, que l'assistance insatiable demandait et redemandait. Ils
aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient
dans les prisons.

Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent
amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4
mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents,
un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il
fallait massacrer, _mais les juges qui les épargnaient, mais les
grands qui les protégeaient_. Ce nouveau vin démocratique, versé à
flot, mit l'assistance dans une vague furie, et chacun en sortant
cherchait quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi personnel,
l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. Il rentra
dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, passait
un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. Entendant
dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il entre, il
intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: «C'est lui
qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les coups tombent
sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le défendre; tous
deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au presbytère; le
chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague au ventre. Il
a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; on frappe, on
frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est mort: les
plus petits venaient donner leur coup; ils mettaient les mains dans le
sang, et les levaient au ciel, fiers de le montrer _teintes du sang
d'un luthérien_. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule restait là,
assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer l'autre; et quand
on leur disait que la justice allait venir, ils criaient _qu'ils
tueraient le roi même_, s'il venait pour le délivrer (5 mars 1559).

Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même
du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix
et le retour de Montmorency pour l'opposer aux Guises.

Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe
devenu veuf espérait peu épouser sa soeur qui succédait; il insista
moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois
à la très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant le
Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la
Savoie, le Bugey (l'Ain), de sorte que le duc de Savoie se trouva
avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons
au nord, mais pour nous ouvrir au midi.

Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François Ier, de
cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux
cents places fortes que la France rendait d'un trait de plume;--une
autre place encore, les Alpes, la grande citadelle que Dieu a mise au
milieu de l'Europe.

Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent
laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse,
abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine
qui fit souvenir de la grande Italie.

On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et
Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse
rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus.

Mais les Guises non moins voulaient traiter. Le cardinal, d'accord
avec Granvelle, sentait que les deux monarchies n'avaient d'ennemis
que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au
cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques.

Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci
épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas,
partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des
ambassadeurs d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le croyait
instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, mais se
le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare dans son
Apologie.

Sous ces joyeux auspices, deux mariages allaient avoir lieu:
sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24
avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son
maître notre princesse Élisabeth.

Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau
du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle
mourait, _elle donnait l'Écosse à Henri II_; que, de son vivant même,
_la France aurait l'usufruit de l'Écosse_ jusqu'au remboursement de ce
qu'elle avait avancé. Enfin _elle signa une protestation_ contre les
lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes
et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire
prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth
hostile, implacable, et jusqu'à la mort.

Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux
et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur
voulut qu'ils mourussent peu de jours après.

Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas
loin de renvoyer les Guises.

Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la
persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de
Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à
rentrer en lui-même. Il connaissait parfaitement la loyauté impétueuse
du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était à table
quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela _la nourriture_
qu'il avait eue chez lui et son affection, et lui reprocha quatre
choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la messe;
la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir chanté au
Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son frère
Coligny. Dandelot remplit les voeux du cardinal. Il dit au roi que son
épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette réponse,
nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette à la
tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est arrêté,
dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà les
choses au point où les Guises les voulaient, la persécution relancée.

Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice,
entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au
parlement. Le dernier mercredi d'avril, le procureur du roi invite ce
corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on
appelait _mercuriale_. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien
de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal.

Les deux sections du parlement jugeaient dans un esprit contraire.
L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La
Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière,
et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait
les protestants; mais, en revanche, elle venait d'absoudre le meurtre
horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir arrêté la
fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait d'élargir quatre
protestants condamnés par les juges inférieurs; un habile
interrogatoire les innocenta malgré eux.

Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé
ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se
présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur
scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay,
se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé
des martyrs.

La dispute devint interminable. Elle dura en mai et en juin. Elle
pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement
par des protestants secrets, comme Dubourg, mais par des catholiques
austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été
l'illustre Paul de Foix, homme de science profonde et d'affaires, qui,
trente années durant, servit la France dans les plus difficiles
missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile
autre qu'Aristote et Papinien.

La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la
demande d'un libre concile, et, en attendant, l'indulgence. Si la
mercuriale avait une telle issue, le coup ne portait pas seulement sur
Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé
les Guises au profit de Montmorency.

Le Maistre cria au secours. Le cardinal de Lorraine dit au roi que le
parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le
mouvement. Henri, ému et indigné, y vint (le 14 juin), ayant à droite,
à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable d'un côté, et
de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse et laide, le
garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi ne disant rien
et siégeant là comme un espion.

Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves
personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne
changeraient rien devant le roi et porteraient haut leur opinion. Des
hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation,
trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour
avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit
qu'il n'appartenait pas aux gens du roi de toucher aux jugements
rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour.
Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés
spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses
hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose
légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent
le nom de Jésus-Christ?»

On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux,
révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le
démon du _Contr'un_, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui
troubles Israël.»

Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse,
puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les
opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna
ordre, non à un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au
connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner
les conseillers. Cette humiliation de Montmorency, du principal ami du
roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était
utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son
neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny.

Montmorency avala cela et sauva sa fortune. Ce roi, jouet des rois,
qu'en 1540 François Ier s'était plu à faire valet de chambre, Henri II
le fit recors et archer.

Il ne sourcille pas. Il descend les gradins, cherche, choisit, saisit
les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes.
Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous
ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il
avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au
moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va
frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est
évanouie.

Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher
qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils
tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait
dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'_armée_
n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens.

L'_armée_, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le
compromettaient encore plus et le faisaient leur instrument.

Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un colporteur de
Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal palais des
Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne va se
célébrer.

Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc
d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de
Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des
prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tournoi le premier des
tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui
vint la fantaisie de briser encore une lance contre ce capitaine des
gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort,
Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare
dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la
visière de son casque, et lui entra dans la cervelle.

Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la
nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la soeur du roi au duc de Savoie,
dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant.

Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans
doute. Les protestants le prirent ainsi. Une main, on ne sait
laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une
tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il
entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton
Dieu?»

Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu
de tout le monde. Appelons-le de son vrai nom qu'ignoraient ceux même
qui le firent: _la république réformée_.

Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait
eu lieu au faubourg Saint-Germain.

Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au
sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques
suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces,
vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent
leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie
religieuse.

D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève?

Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement
souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de
l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une
grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu
en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir,
d'organisation et de discipline. Choudieu, ministre de Paris, fut
envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?)
l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous
fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg
Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait
quelques retraites à la mystérieuse assemblée.

Pour la discipline, comme pour la foi, on eut en vue de renouveler la
primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle
église au-dessus des autres. Deux fois par an s'assemblent les
ministres, chacun amenant un ancien et un diacre.

Le ministre nouveau _qu'élisent les anciens et les diacres_ est
présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition,
elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour
contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier
ce ministre.»

Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment
républicaine alors; car en ces commencements _les électeurs_ (anciens
et diacres) _sont eux-mêmes élus par le peuple_.

Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat,
quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à
cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en
Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique!

Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école,
fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure,
sur ces vastes champs de bataille, aux hasards de la guerre civile!

La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir
durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de
l'excommunication, le seul dont elle voulut s'armer, serait-il
suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée?
La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne
forceraient-ils pas de prendre un autre glaive?

La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée?

Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, s'efforçant encore
d'obéir à la tradition génevoise, et de rester fidèle au vieil esprit
d'obéissance recommandé par le christianisme.



CHAPITRE X

ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II

1559-1560


C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante
jours enfermée _sans voir soleil ni lune_. Mais la situation ne le
permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises,
menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui
subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri
d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand
maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au
Louvre on réglait tout sans lui.

En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des
seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du
côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises
étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée ecclésiastique,
populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se
groupait pas encore.

Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la
reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre,
Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si
fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux
Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une
file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la
noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à
l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral
Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de
l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité
produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de
tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot,
le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de coeur et de
conscience; ils entouraient avec respect la figure triste et grave,
sombrement résignée du héros, du futur martyr.

Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé
cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les
mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques,
inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue,
et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se
nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est
Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.»

Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous sommes
sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, comme on
les voyait ce jour-là. Nous sommes sûrs aussi d'une chose, c'est que
les hommes de toute opinion, sur la vue de ces masques, reculeront et
seront effrayés.

Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui alarme en tous les
deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la
mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part.
Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait
grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli oeil de
chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la
bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince?
elle écrase?...

François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris,
d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision
vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui
voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a
l'air sinistre. Sa soeur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui
seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût
triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche
et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait,
contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous.

La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique
médaillon italien (_Trésor de Num._), pièce admirable qu'il faut
rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne
et met en saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel des
Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par une
bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce mufle
est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la famille, la
petite reine Margot, provocante pourtant par de jolis yeux de catin.

Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous
Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se
surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux
grands-pères, François Ier, malade dès seize ans, Laurent, qui meurt à
vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait parfois une
génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il retomba d'aplomb
sur les petits-fils, qu'il mina sous diverses formes. Il nous délivra
des Valois.

François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand
contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six
mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas.
Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un
nez camus complétait cette figure royale.

Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce
impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en
vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart
(pour le gouverner? ou le tuer?), comme on jette une cire au brasier.
Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il
n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les
contemporains, était la moindre encore de ses puissances. Les
portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine,
transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'oeil vif,
mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les
livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle
gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme,
troublait tous les coeurs.

En cette merveille des Guises (comme en eux tous) il y avait tous les
dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue,
avec tant d'apparence de ruse et de finesse, elle donna dans tous les
panneaux.

Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu
bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on
en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,--que du
second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises
parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se
faisait à l'idée d'en changer.

À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités
de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI,
avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La
fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut
toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre,
une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que
deviendrait la loi salique qui excluait les femmes du pouvoir? Le
salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux
mains conservatrices par excellence, qui répondaient le mieux de cet
individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la France.

Le petit roi malade, assis entre les femmes, la Florentine et
l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le
connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le
garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge,
bref, le chassant avec honneur.

La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre,
premier prince du sang et tuteur naturel, se montra vive contre le
connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses
enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire
couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle
recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle
laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de
leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter
Coligny.

Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur
guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de
la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme!
Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble,
commenceront par chasser les Guises. Le cardinal de Lorraine n'y sut
d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors
on devenait bien faible, humble, devant l'Espagne, et, au dedans, en
grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers
importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il
afficha aux portes de Fontainebleau: «Tout demandeur sera pendu.»

Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises.
Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1º que leur
brillante guerre, qui nous donna Metz et Calais, n'en eut pas moins
pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2º que les
chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout,
dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son
ascendant.

Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme
spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de
Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.)

Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre,
ils se portaient pour chefs des catholiques, en concurrence de
l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que,
sans l'appui moral de Philippe II, ils n'eussent pu se soutenir.

Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre.
Sa femme, Jeanne d'Albret, une sainte du parti protestant, fortifiait
sa position de premier prince du sang par la faveur, les voeux d'un
grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son
zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie
du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des _conseils de
femme_; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune
évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses
ennemis. Sous leur direction, il joua un jeu double, faisant bonne
mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les
Espagnols le leurraient de l'espoir de l'indemniser pour la Navarre
espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet homme
crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, la
Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il
offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il
aurait tenue d'eux en fief.

Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre
la direction des affaires, lui, il regardait vers l'Espagne, implorait
Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la
France.

Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La
république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher
pour chef un roi.

Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et
voulait son vrai rôle, _une grande république à la Suisse_. Ils
essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de
cette idée.

Les Guises, sans argent, et partant sans soldats, devaient attendre
que le roi de Navarre, avec ses lestes bandes d'admirables marcheurs
gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri,
balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II,
convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général,
régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu
aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de
Philippe II.

Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites
journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour
par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine
mère à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle prie son bon
gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de son fils. Le
voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en France les
Guises, qui en Angleterre se portaient ses rivaux.

Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les
Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui
laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route,
sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André
l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les
parlementaires, prudemment et timidement. La nuit, il courait chez eux
déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se
gardèrent bien d'aller à lui.

Alors la lettre de Philippe II arriva, l'assomma. Cette lettre, lue en
conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire
entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même,
s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on
le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant
pas même un regard.

Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile.
Sur tous, il lui suffisait de souffler.

Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux
pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse.
Malgré leur soeur, la reine douairière, qui connaissait mieux le
péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une _razzia_ des
protestants et le séquestre de leurs biens. Projet fou qui était la
base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces biens de
mille gentilshommes français qui, obligés au service militaire,
eussent tenu le pays en bride; une miniature enfin du grand
établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet
réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le
29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise
de la régence.

Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à
la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en
Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui
les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la
victoire du protestantisme? On en sera surpris, ce fut le roi
d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter.

Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de
tenir en France un concile national, les oblige d'envoyer au concile
général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol.

Donc, l'Espagne faisait la terreur de l'Europe.

On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme
nous le savons aujourd'hui, pouvant lire dans ses lettres et celles de
ses ministres sa misère et son impuissance.

Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de
l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que _la machine_ (de la
France) _ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure_ de profiter de
ses débris. (Granv., VII, 281.)

On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, qu'il
n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative de la
Savoie sur Genève; _Berne en prendrait prétexte pour s'emparer du
Milanais ou de la Franche-Comté, que_, dit-il, _nous ne pourrions
jamais reprendre_. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et
qu'il y faut bien prendre garde, retenir la Savoie. L'Espagne est si
malade qu'elle a peur du canton de Berne. (Granv., VI, 103, 104, 153,
195; juin 1560.)

«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble
ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.)

Cette misère datait de loin. Déjà, en 1556, Charles-Quint, ayant
abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne,
_faute d'argent_. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau
règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana,
la mère de Charles-Quint. Pourquoi? _l'argent manquait_. On garda le
noir par économie.

En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à
Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un
grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI,
247.)

L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais
elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation
lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre
Granvelle et Philippe II. Celui-ci, dont les Pays-Bas sont la mine
véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), veut que
Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour tirer encore
quelque argent. Pour cela, il ne cache rien, montre sa nudité; il leur
écrit, leur confie de sa main le secret de la monarchie, son budget
déplorable. Pour cette année, _dépense dix millions, et recette un
million_ (le reste est épuisé d'avance); donc, _neuf millions de
déficit_.

La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que
l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il
n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de
solde, _que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la
France_; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146,
156, 183.)

Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes
faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse
maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg,
que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550).
Philippe II voudrait payer ces Allemands, il les payera plus tard,
Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible,
nul n'est tenu.» (Gr., 167.)

Toute la ressource que voit Philippe II pour le moment, c'est de
vendre ce qu'il a dans les mains, des indulgences papales; il propose
à Granvelle de publier un jubilé.

Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent
d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi
voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des
Pays-Bas. Et, en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux derniers
temps, payé par an deux ans d'impôt.

Enhardi par cette confiance surprenante de Philippe II, Granvelle se
hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de
l'Espagne, sachant par le commerce les sommes que S. M. _a dans les
mains_ et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource
singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes
à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en
place il recevait une feuille de papier, un titre pour en toucher la
rente.

Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité
elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de
l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur
l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait
toujours?

Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La
première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait
l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour
la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le
désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés,
n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient
aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée
cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à
Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie!
de l'inquisition de Séville!

Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait les os de
l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe II
apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du vrai
catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le roi
des flammes. Rome suivait de loin. Le duc d'Albe parle du pape comme
de tout autre petit prince.

Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait
la force de sa grande attitude, n'ayant qu'un principe, et non deux.
Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses
papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre
qu'on se faisait d'un monarque espagnol. Personne ne savait combien sa
nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle,
allait se pervertir dans son épouvantable rôle.

La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée
d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore
maladive se montrait dans la violence des partis. Certaines classes
s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le
peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle
qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup.
L'austérité, la gravité, la pureté des moeurs protestantes,
transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques.
Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la
noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la
pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur
persévérance.

Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était
très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les
bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était
facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr.,
VII, 240.)



CHAPITRE XI

TERRORISME DES GUISES--LA RENAUDIE

1560


Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en
Angleterre, comme chefs du parti catholique, avaient double sujet
d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la
surpasser, s'ils pouvaient.

Comment allait s'organiser la machine des persécutions?

On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons
sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les
confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers
tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et
plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des
pauvres assidus aux églises, assiégeant les couvents, suivant les
prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait possible
la Terreur ecclésiastique.

Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et
les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin,
etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers,
sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre
part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue
redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse,
avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le
temps de Charles VI, offrait un front de soixante mille hommes?

Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le
cardinal de Lorraine dressa ses batteries. Le personnel de ses acteurs
se composait ainsi.

Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur
habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au
cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les
tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu
difficile, au reste; il suffisait de leur dire, comme faisait le
lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.»

Il y avait encore un tailleur, Renard, homme nerveux, peureux, qui,
depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou
trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit,
se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que,
comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à
l'inquisiteur de Mouchi, lui donna les noms les adresses, tout le
détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église.

Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de
sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-_surveillant_
d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des
pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de
la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi
cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins.

Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées.
Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à
la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font
déclarer tout.

L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons,
les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à
coup importants, bien nourris, parlent tant qu'on veut, davantage. Les
assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on
disait de sale, ils ont tout vu, tout fait.

Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du
guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban
et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie.
L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans
s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps,
donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule
entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les
caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; une scène hideuse
d'ivresse, de sang et de pillage.

On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne
voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne
pillait pas seule. Derrière elle venaient les _glaneurs_, tout ce
qu'il y avait de garnements dans la ville. Cela popularisait fort
l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à
travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés
crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux
bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur
vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les
enfants protestants.

Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en
faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de
l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui
avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses
collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés
du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre
lui.»

La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles
commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous
les coins des rues, aux meilleures maisons catholiques, on mettait des
Vierges Maries devant lesquelles on marmottait. Ces marmotteurs ne
perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou
tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge,
pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux
luthériens; qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui alla
s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de
maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage.

Cette Terreur dura tout l'hiver. Le cardinal triomphait tellement,
qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant
cyniquement aux dames toutes les infamies protestantes. Le malheur
voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait
muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la
place Maubert. Les deux vauriens parlaient fort des filles de
Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla
s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables,
confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse
couvrit la justice de honte.

La protection publique cessant, le gouvernement s'affichant comme
gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même.
On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de
vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre
de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au
boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y
courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé.

Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre?
Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement.
Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de
grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. Il faisait
encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne sais quelle
terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le petit et sur
le grand, tracassier, processif, menant de front deux guerres, celle
de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour un champ,
pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie.

Ils pensaient, non sans vraisemblance, que le roi de Navarre d'une
part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne,
dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et
l'obligé.

Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel
de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de
fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile,
qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à
s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là
d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises,
qu'on lui mettrait en main le roi et le royaume.

L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un
gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour
un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même
contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et
savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut
plumes et ailes, tourna du bec contre son nid; fort de sa position au
Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce
n'est pas tout; il fit happer la Renaudie, comme ayant fait des
pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, que du Tillet s'était
donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de lui. Un
beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, par ordre
de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et étranglé par le
garrot, à la mode espagnole.

La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à
Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des
saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas
de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il,
les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier.
On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté.

Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que
d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu
les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de
toutes les villes, aller par cent mille et cent mille, faire leurs
remontrances à Stirling. La France allait en faire autant;
pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois.
Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la
porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de
gentilshommes qui se chargeassent de l'ouvrir.

Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la
révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la
Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un
petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à
lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on
appelle conjuration d'Amboise ou conjuration de la Renaudie. Les
histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les de
Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, concentrent
et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent une grande
révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. L'un d'eux,
sans preuve, raison ni vraisemblance, suppose une assemblée en règle
de tout le parti protestant, et présidée par Coligny!

Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les
circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce
que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment
diverse, mais absolument spontanée.

L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être.
On devinait parfaitement qu'un homme comme le duc de Guise ne serait
pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait
aussi qu'aller en armes arracher au roi ses premiers serviteurs, ses
oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à
Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance.

Rien n'indique que les ministres protestants y aient pris la moindre
part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève
condamna cet événement.

Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité
monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le
roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle
prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole.

Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires avaient lieu
en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, absolument
étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître d'école de
Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit dans
quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple innombrable.
Cet homme, dont les protestants parlent avec horreur et qu'ils
flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de Munster
par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le
saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait
contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le
torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que
l'épée.

Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et
dans la plus profonde antipathie pour l'anabaptisme, avait d'autant
plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des
circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener
à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient
armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot
d'ordre qu'on répandit: _Aller se plaindre au roi_. Elle partit sans
armes, innocente et confiante, de toutes les provinces, croyant
uniquement appuyer une remontrance sur le gouvernement des _Lorrains_
et l'usurpation _étrangère_, en faveur des princes du sang, du droit
national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il
n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se
couvrirent de gens qui marchaient vers la Loire, sans être affiliés à
la conjuration, probablement sans savoir même le nom parfaitement
obscur de la Renaudie.

Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun
nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à
quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en
tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute
noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait
se plaindre au roi.

Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les
Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord
groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des
Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était
que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et
Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient
très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets,
enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort
éloignés des doctrines hardies de Knox et du _covenant_ écossais. Ils
ne voyaient pas clair dans ce grand mouvement anonyme d'une foule
mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal
noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché
quelques reîtres, nouvellement licenciés.

La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les
ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il
échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et
d'ensemble, s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de
constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France.

À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie
que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher
la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire
du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena
Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que
la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château
d'Amboise.

Là, ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise
pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou
hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de
cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu
d'une seule course avec deux ou trois cents chevaux, il prenait le
renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château,
sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux
jours.

Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait
donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir _avec
prudence_, autrement dit de manquer tout. On s'attendit les uns les
autres; on voulut agir en cadence avec _le chef muet_ (Condé); on
attendit peut-être ce que feraient les Châtillon.

Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de
voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec
eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par
leur seule présence, manifestant la discorde morale et l'impuissance
de la révolution.

Nous l'avons dit: l'opposition protestante, et toute opposition alors,
était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale:
_Faut-il obéir aux puissances injustes?_ Oui, répond le Christianisme.
Non, répond la Révolution.

Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de
Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler.

Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient
assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le
passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre
avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny,
Dandelot, Odet le cardinal. Ils ne virent que la France et ils
sauvèrent leurs ennemis.

La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de
guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de
cette crise pour la cause de la liberté religieuse.

En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les
entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux
mots: _Amnistie, liberté_. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter
le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui
amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on
excepte _ceux qui conspirent sous prétexte de religion_. On excepte
les _ministres_ mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du
conseil, spécialement les Châtillon.

Coup terrible pour la Renaudie. Mais un autre lui vient plus fort.

Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des
Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté
méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince
perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se
rira de lui, qu'on chansonnera sa prudence. Et, pour se montrer brave,
il va se jeter dans Amboise.

Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec
le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront
vainqueurs sans combat.

Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de
l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il
rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes
de son parti; il se lave dans le sang des siens.

La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon,
l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises
ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à
six lieues d'Amboise. Il sait parfaitement que les Guises n'ont encore
que cinq ou six cents hommes, qu'ils ne les emploient au dehors qu'en
dégarnissant le château.

Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme
d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup.

Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui
ressemblaient peu. L'un d'eux, baron de Castelnau, homme de haute
noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande
du Périgord. Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et cinq
cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la Renaudie.
C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il calcula que si
Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu près désarmés. Au
grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il sut en route que
Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant sa parole de
prince _de le mener au roi_ sans qu'il lui arrivât mal, _de lui faire
donner audience_, le bonhomme l'avait remercié de lui procurer sans
combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la parole de
prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une cave où il
fut jeté en attendant qu'on l'étranglât.

La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les
Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés,
intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en
trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas
dans une humble attitude de captifs, mais parlaient franchement, tout
haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour
chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir,
tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au
milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme
d'un si aventureux courage, qu'il faillit enlever la ville sous leurs
yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi.

Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort
bien dès ce jour qu'il périrait par ce parti: «Du moins je vengerai ma
mort, dit-il, je jouerai quitte ou double; j'en tuerai tant qu'il en
sera mémoire.--Attendez donc au moins, dit le chancelier Ollivier, que
vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. Il se donna à
lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent lieutenant du roi
pour les faire mourir _sans forme de procès_. Il avait mis au bas: _De
l'avis du conseil_, qu'il n'avait daigné consulter.

Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou
ignorait (dans les provinces lointaines) la Terreur de la Loire.

En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence,
trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un
prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les
protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils
prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un
temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se
prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et
les catholiques impuissants et les protestants dépassés.

Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les
Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les
vieilles bandes qui allaient venir, disait-on, et s'embarquer avec eux
pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable
(26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera _ces mauvaises et
pernicieuses volontés_; l'exécution des prisonniers _continue tous les
jours_. Il n'en écrit pas davantage.

Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put jamais rien tirer
des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation du
chancelier Ollivier qui les interrogeait, les trouvait innocents et
les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie.
Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée
par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer
dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et
le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de
Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui
répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez
d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le
massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez
rejeté de Dieu.»

Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila
toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des
livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier,
comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il
menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci,
cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez
mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant
écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que
votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi
que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers
à la place Maubert.»--Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré,
qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le coeur. Il
ne contredit pas, et resta là anéanti. On le prit, on le porta à son
lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à battre son
lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde était
épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il mourût
décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! cardinal,
par toi, nous voilà tous damnés.--Mon frère, dit le prélat, résistez
au malin esprit.--Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec un rire
horrible. Il tourna le dos, et mourut.

Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant
qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant
sa barbe rousse. Il en a menti, le vilain!... Il est mort comme un
chien, qu'on me le jette à la voirie!»

Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait
très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le
cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le
duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta
religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des
têtes.--Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr.

Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les
exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par
en rire.

Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise,
qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine
mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.--Ce que j'ai? Ah! madame! je
viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les
bons sujets du roi à mort... Comment douter qu'un grand malheur ne
frappe bientôt notre maison!»

Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de
Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui
mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré
de honte, mordu au coeur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on
fait mourir tant de braves gentilhommes qui ont rendu tant de
services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince
ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un
réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent,
et le cardinal dit qu'il fallait le tuer. On assure qu'ils auraient
voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup
de dague. Comment compter pourtant sur une main si faible? on ne
tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger
Condé!

Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur
traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un
poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur
d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif
de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du
roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec
la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler
des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché,
dont on souffrait la puanteur, on noyait dans la Loire, on tuait dans
les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu
s'informer de la santé de Guise de la part du duc de Longueville, qui
se disait malade (pour se dispenser de venir), Guise voulut qu'il
emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel homme désormais
il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui que je me porte
bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un homme grand, de
belle apparence, qui fut accroché par le cou aux barreaux des
fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme épouvanté.

Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de
ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers,
artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des
bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre
leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par
leurs regards et leurs paroles. Ils sentaient avec eux la France, la
vraie France, le ciel et l'avenir. Ils levaient en mourant leurs mains
loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans
le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria
d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en
feras la vengeance!»



CHAPITRE XII

MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES

1560


Le 31 mars et le 12 avril, les Guises firent faire au nom du roi deux
apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre
au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier
un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la soeur d'Henri
II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, mais qui
tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit.

Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange
des Guises! Le coeur manqua, ce semble, au cardinal de Lorraine; la
girouette tourna; la violence fit place à la peur.

Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices,
contre les Guises venait de se former le tiers parti.

Observons-en bien la naissance. Ceux qui, par devoir ou hasard, se
trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les Châtillon
spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent inquiètement
par où l'on contiendrait les Guises.

Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été
d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant
toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»--Puis, entendant
les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la
remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement,
comme on le lui disait, dirigée contre lui.

Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la
disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il?
Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la
chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses
natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un
mot de Marie Stuart?

La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les
Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars.
Le messager royal qui porta l'acte au parlement y ajouta ce mot: Que
le cardinal de Lorraine demandait _qu'on attendît quatre jours_ et
qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait
à enregistrer sans _attendre_.

Voilà la première et timide révolte de Catherine.

Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât
Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne
pardonneraient jamais sa mort. D'autres, surtout les Châtillon,
prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de prières et de
caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du cardinal qu'un mot:
«Il mourra, et personne ne viendra à bout de l'empêcher.»

Je ne vois point que la jeune Marie Stuart, alors toute-puissante, se
soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de
Lorraine, et ne faisait qu'un avec lui. Les lettres de sa plus tendre
enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire,
montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite
sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien
fait de ce que voulés _faire justice_; ils en ont bon besoin.»
(Labanoff, I, 6.)

Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la
faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle
reine, qu'elle devint son espion, mais ouvertement, sans pudeur; elle
se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de
cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace
et l'insolence lui donnait d'ascendant sur cette personne fine et
rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et
d'habitude.

Choquant spectacle! de voir la vieille qui tremblait sous la jeune? de
voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût
voulu adorer, le coeur ingrat, le vilain coeur des Guises et leurs bas
instincts de police!

La situation de Catherine lui faisait regretter sans doute d'avoir,
pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.--D'autre part, les
Châtillon, ses neveux, ne pouvaient avoir prise sur le jeune roi
contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à Catherine,
exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils.

Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et,
pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé,
égorgeait son propre parti!

Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette
Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait
heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils.

Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et
cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi
pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise
d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait
_attaqué que les Guises_, les désignant ainsi comme la pierre
d'achoppement, la cause de tous les embarras.

L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du
connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux
Guises. Loin de là, il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un
temps.

Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en
Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient
son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à
sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la
protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son
aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les
Guises ne désarmèrent Élisabeth que par l'intercession de Philippe II.

Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti
commence en Catherine, et les Guises ne se maintiendront qu'en
devenant de plus en plus les serviteurs du roi d'Espagne, dont ils
avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux.

Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés
de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse.
On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les
menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se
relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable
et le reniement de ses amis. Il risqua un outrage aux Guises.

Le mot de Castelnau _qu'un bourreau n'était pas un prince_, indiquait
ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis
qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était
prêt _à mettre bas son rang de prince_, pour, _les haussant à son
niveau_, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et
canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés.

Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé,
laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux
couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il
dit que, _comme parent du prince_, s'il y avait combat, _il avait
droit_ d'être son second.

Voilà ce mot qu'on a défiguré.

Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises
sentaient bien que leur péril dès lors était en elle, et la gardaient
à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille Marie Stuart,
qui ne pouvait s'arracher d'elle, ne la quittait d'un pas. On savait
que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait eues, elle
adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle avait cru
pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La Planche,
l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, Catherine jura
qu'elle n'avait voulu que trahir La Planche, le faire parler devant
les Guises, lui faire livrer les secrets du parti. Et, en effet, elle
cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir l'entendre. Elle
l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint cependant qu'il
sortît quatre jours après.

Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre
par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut
saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille
et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en
péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un
pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.--En attaquant
MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.»

Le plus bizarre de la situation, c'est que le cardinal de Lorraine,
inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire
concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à
peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les
appelle, les accueille, dispute amicalement.

C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste,
homme de lettres, et grand faiseur de vers latins, panégyriste facile
des grands, à la mode italienne. C'était un homme absolument inconnu
de la magistrature, et qui avait cheminé sous la terre. Personne ne
devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, excellent citoyen. Il
était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait suivi le connétable
de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. Le malheur et l'exil
l'avaient fort aplati; au dehors seulement, car le coeur était
admirable. Plus que sage et plus que prudent, il était secrètement
favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de Lorraine le croyait
son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, comme sans doute une
infinité de gens inconnus, sa petite contribution d'argent aux
conjurés d'Amboise.

Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une
part, Philippe II les pressait d'acquitter le voeu d'Henri II, et
d'accepter l'Inquisition. D'autre part, ils auraient voulu calmer le
parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà
chancelier (sans avoir encore sa nomination), leur fit habilement le
bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère.
Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que
la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais,
d'autre part, les Parlements ne jugeant plus, et la mort ne pouvant
être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à
craindre que les punitions canoniques.

Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au
connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux.
Les Guises n'osèrent s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en faisant
seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, l'empêchant
d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et une armée de
gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.)

Les deux partis obtinrent ce qu'ils voulaient. Coligny dit que, sur
l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en
rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par
qui signée? dit-on.--Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous
voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire,
et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny.

En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi,
l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes
de finances et de guerre.

L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à
peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la
Bastille _un complice du connétable_ qui, d'accord avec lui et
d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir
les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela,
disait-on, se lisait dans les lettres qu'on prit sur un messager.

C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts.

Dans le Midi, le parti protestant, tout au contraire de ce qu'on
attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables
qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée
d'hommes, embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la province, et
le vieux Paulin de la Garde, fameux par ses campagnes avec les forbans
turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des galères fit
très-mauvaise contenance devant un vrai héros.

En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes
l'intrépide et cruel Montbrun.

Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre
une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de
prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de
ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par
conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire
périr ceux qui s'étaient tant avancés.

Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent
le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de
serments qui suivaient les massacres. Les Guises se trouvaient forts
par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient
revenues. Ils crurent pouvoir jouer quitte ou double, attirer Navarre
et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les
faire mourir comme hérétiques.

Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource
non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme
tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle
devait être payée par l'évêque et les grands abbés _en six jours_. On
leur envoyait pour huissier et pour garnisaire un conseiller du roi,
qui devait attendre la somme, _séjournant à leurs frais_, pouvant
saisir leur temporel, poursuivre leurs officiers et receveurs, vendre
leurs biens, sans forme de justice. Que si, avec tout cela, ils
tardent de payer, ce conseiller _emmènera_ l'évêque, les grands abbés
et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le suivront, à leurs
frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 octobre 1560.)

Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le
clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les
reliques.

Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes,
donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour
subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats
définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût
commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le
Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les
Vaudois.

Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur
honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient
manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci?
La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs
femmes, ardentes protestantes, la reine Jeanne d'Albret et la
princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser
accompagner. Dans tout le Midi et l'Ouest, une grande cavalerie
protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges;
elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se
payait et se nourrissait, et ne voulait des princes que l'honneur de
leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers
le roi de Navarre; ils le tenaient par une demoiselle de la reine mère
dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de Jeanne
d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il avait
hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement,
suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui
faisaient moins d'impression que les plaisirs faciles de la cour de la
reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons,
nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle.

Catherine n'ignorait pas certainement l'appeau grossier des Guises; on
se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe
qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent
dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement
obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour
les sauver.

Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût
voulu les suivre, les caresses, les honneurs, dont les amis des Guises
les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La
route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils
avançaient toujours vers l'abattoir.

Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie,
cavalerie et canons, les vieilles bandes surtout, endurcies et
féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et
d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là, mais propre à cette
époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes,
sanguin et furieux Bourguignon, c'est le bilieux Gascon Montluc,
homme de guerre, mais aussi de massacres, qui ont eu soin de raconter
leurs crimes.

Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces
soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage
à l'exécution.

On ne daigne leur ouvrir la porte du palais.

Admis par le guichet, ils montent, trouvent Catherine en larmes, le
pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre
reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et
observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à
fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en
deux jours d'un fort de briques, avec triple rang de canons qui
montrent la gueule à trois rues.

Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié,
livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût
abjuré de grand coeur, se fût fait catholique ou turc; il n'était pas
aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II l'eût
tué _pour se défendre_, comme l'empereur Valentinien assassina Aétius.
Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa mort
déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés.

Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il
s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir,
s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus
sagement crut-il gagner du temps et prolonger la vie du prince, en
faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une
mort commune.

La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution prévue.
Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant d'intérêt à sa
vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que cette race était
lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de dynastie. François
avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en avait près de vingt.
C'était une forte rousse et fort charnelle; son oncle, le cardinal,
qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui connaît de défaut
que de trop manger. Cette personne puissante, violente, absorbante,
devait user l'enfant. Le duc d'Albe dit expressément «qu'il mourut de
Marie Stuart.»

Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de
faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande
douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille
survint, puis la gorge parut gangrenée.

Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et
pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de
la ruse, ils avaient fait signer du conseil l'ordre d'arrestation, et
eux-mêmes n'avaient pas signé.

Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent
d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout,
pour qu'elle couvre de son nom les deux meurtres dont ils ont besoin.

Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu,
espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux.
L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux.
Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises
aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du jeune roi âgé
de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils voulaient couper
la tête. Si la France le saluait régent, que leur serviraient Orléans
et leur petite armée?

Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le
fit amener, et d'autre part les Guises. Elle lui fit accroire qu'il
était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il
leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la
laisser à Catherine.

Et que lui donnait-on à cette dupe?

Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la
restitution de Philippe II.

De plus, le coeur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. L'idiot
jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila.



CHAPITRE XIII

CHARLES IX--LE TRIUMVIRAT--POISSY ET PONTOISE

1561


Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le
lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la
nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là? Le roi est
gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable
de France.

Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière.
Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme
grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les
finances, l'argent, c'est dire à peu près tout.

Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir,
découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible
gouvernement, un gouvernement de désespérés. En doublant toutes les
dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler ses
successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle été
réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des
contributions noires, des razzias d'argent, comme ils en avaient fait
eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris.

Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient
travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux
protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États,
et la plupart des autres députés sont des protestants politiques.

On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se
réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il
fut respectueusement, mais positivement écarté.

La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta
quatre cahiers.

Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes,
l'armée des _gras_, l'armée des _maigres_.

La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie
institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le
servant de ses biens pour les pauvres et les enfants, pour les
hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale,
plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures.
L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux.

C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France.
Aussi l'homme qui parla n'eut pas besoin, comme les orateurs du
clergé et de la noblesse, de lire un discours apprêté. Jean Lange,
avocat de Bordeaux, avait son discours dans le coeur; les autres le
lurent, lui seul parla.

Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans
lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le
toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes
qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait
réformer.

Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les
honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où
trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait
pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols.
Il demandait aux pauvres. Il proposait une augmentation de la taille,
des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa
part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût
été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés.

Tous dirent qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants. On convient
que, le 1er mai, chacun des treize gouvernements enverrait _un député_
noble et un du Tiers, pour apporter réponse.

Les Guises, les tyrans, les voleurs, avaient eu belle peur devant la
France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les
réformes.

La Justice d'abord les rassura. Le Parlement donna l'exemple de la
mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance,
sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il
rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections
ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire
l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il
rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le
Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale
des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha
du Caton, se montra _gardien inflexible des libertés publiques_,
repoussa les réformes qui venaient _de la cour_, surtout la tolérance,
garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un voeu
des États Généraux.

La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux,
si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de
l'Île-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une _enquête des
vols publics_.--Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient
_nommer le Conseil_, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant
général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561).

Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que
tout était perdu.

Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle
eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les
mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de
Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé,
fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli
sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les
mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé?

Il fallait vite sauver l'_honneur public_, le respect dû aux princes
et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là-dessus. Les Guises le
sentirent, et qu'on aurait grand besoin d'eux. Ils s'éloignèrent;
l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé pour les prier
de revenir.

Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa
beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats,
se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins
effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre
avec MM. de Guise.

Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses
neveux, du poids qu'avait pris Coligny, se sentait catholique et
commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules
augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage
avait-il les mains nettes? Dès le temps de François Ier, il avait
vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II,
reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de
connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis
longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon
conseiller de la couronne d'Espagne.

Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se
déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément
contre.

En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de
l'Espagne, qui avait fait, autant qu'aucune faveur royale, la racine
ignorée de sa permanente fortune.

Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné d'un fourbe si
masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux blancs? Qui le
dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son maître que nous
avons déjà citée.

Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un
rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la
basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de
là, dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait
égorger.

Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un
édit _pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois
déclaration des biens et revenus des bénéfices_.

Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au coeur, déchire le voile
du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un
grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle,
Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir
dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de
théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent
enlevés par le grand et réel orage.

Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit
massacre, que _son bon peuple_ (littéral) vient de faire, mais sur des
impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se
fait contre l'évêque, le frère de Coligny.

Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les
bandes sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le
noir peuple séminariste, commence à grouiller sur les places, par
les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à
Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le
peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité,
s'achemine vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même,
l'hôtel du sire de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux
protestants et protégé leurs assemblées. La bande marche à l'assaut,
soutenue de bons pauvres, d'infirmes, d'aveugles clairvoyants. Pas
un n'y manque. La maison était riche.

Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet,
fort et nombreux sur le pont Saint-Michel, n'a garde de venir, ni de
faire de la peine _à la pauvre commune_. C'est le nom charitable dont
le Parlement qualifie cette foule dans sa remontrance au bon peuple.

En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la
jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent
la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué
d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des
épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui
revenait du Parlement, et passait sur la place, vit cette cohue
hurlante, et fut saisi d'indignation. Quoique avocat, il avait une
épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique
seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il
prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou
non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et
ils couraient encore aux Mathurins.

Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il envoie un
ajournement au sire de Longjumeau, pour lui reprocher de s'armer, le
réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de l'émeute, du
meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid mépris que, sans
doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il était occupé, avec
des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui réparaient les
brèches, et le mort couché là, en son jardin, couvert de paille.

Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une
contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits
tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le
Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a
l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi.

Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le
Parlement qui se plaignit encore, et sa furieuse plainte, qui montrait
la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner.

Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non
pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où
l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à
plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification.

Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'_appel à
l'étranger_.

Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le
chapitre de Paris dit qu'il fallait attendre _et que Dieu aiderait_.
Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne.

On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on envoyait aux
Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager secret, le prêtre
Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans).

Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette
description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, _contre les
libertés_ du royaume, cessât, selon le voeu du droit commun qui
l'estime dure et inhumaine _aux républiques libres_, où chacun
_également_ jouit du sien en pleine _liberté_, pour ne découvrir la
vilité des uns et faire envier les facultés des autres.»

La _liberté_! l'_égalité_!... Les amis des formules seront ravis ici.
Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la
vraie foi révolutionnaire... La _fraternité_ manque, il est vrai, au
symbole.

Cet acte hypocrite et pervers, pour mettre sous l'abri du droit commun
le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne
évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux
révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le
commentaire.

Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été
publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque
lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises,
marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes,
flottants et discordants en apparence, concordent admirablement, et
(d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but.

La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, mécontente; pour un
quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais ce quart,
protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus ardemment
fanatique, prêt à donner sa vie.

De fanatisme, il n'y en avait parmi les catholiques que dans le petit
peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et
d'intérêts, très-froids dans les commencements.

Du premier jour, les Guises virent qu'ils n'avaient de salut que
Philippe II. Faire venir l'Espagnol, et obtenir des Allemands
luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur
politique.

Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de
François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile
national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de
Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs
intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son
ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières.
D'une part, il travailla, gagna et corrompit le roi de Navarre,
l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie
Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec
le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans
nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur
pensée.

Sans cette terreur de l'Espagne, il est impossible d'expliquer les
deux faits qui suivent:

Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein,
déclare que le roi veut avoir l'_avis du Parlement sur la religion_.
Là-dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des Guises;
l'_interdiction des assemblées protestantes_. Énorme reculade, et
bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561).

L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger,
c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques
fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le
rendit suspect aux siens, le paralysa pour longtemps.

«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait.

Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre
menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du
terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi
avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au
Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits,
indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine
dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les
lettres et n'en fait nul usage, respecte le nom des vrais coupables,
et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet).

Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain,
était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le
clergé.

Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis
que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize
députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et
treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du magistrat d'Autun
(l'homme du chancelier) ne proposait pas moins que de prendre tous les
biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on lui en
payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme
plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État.

Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le
considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait.
Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize
millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi
révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens.

Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe)
parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul
possible.

L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation
réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui
la demande, souvent faite par les protestants, d'une discussion
publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien
que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que
les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti.

On sait maintenant qu'ils regardaient vers l'Allemagne, voulaient
gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et
amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait
longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant
de leur bonne foi par-devant ses compatriotes, par lui garder le
Rhin.

Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? Je
l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une discussion,
ils n'auraient pu la décliner.

Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne
pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats
catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes
séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que
celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius.

Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les
malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à
Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans
une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence
des reîtres et lansquenets du Rhin.

L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi
d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine;
et, celle-ci s'excusant sur sa faiblesse et son isolement, Philippe II
répliqua que, pour la foi, il donnerait secours _à quiconque le
demanderait_.

Ce _quiconque_ était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui
avait écrit déjà, c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors
du secours de l'Espagnol, qu'ils lui sacrifiaient tout projet
personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart
épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en
croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II _vînt en
personne_ en France; le jésuite Lainez, envoyé alors à Poissy, eût été
en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de France, pour le
sommer _au nom de Dieu_. Mais Chantonnay, l'ambassadeur d'Espagne, qui
connaissait son maître, savait bien que difficilement il quitterait sa
table, ses papiers, son silence, son antre de Madrid.

Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et
que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade,
que les hommes du Rhin, depuis longtemps sans guerre, et n'ayant pas
perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire.
La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et
redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée,
tarissante.

Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât
l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un
faux jour, les fît méconnaître par les luthériens.

C'est à quoi servit le colloque.

Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux,
Tournon violent interrupteur. Au lieu de discuter le _Credo_ par
article, on fait tout porter sur un seul, la _présence réelle_, le
seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne.

Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu
le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils
puissent crier: _Blasphemavit_. Le cardinal de Tournon se voile la
tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup
s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient les
docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait chez lui,
repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges.

Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des
ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis
une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de
l'autre, conspuent, renversent tout, gourmandent Catherine, chassent
les ministres; Lainez, pour toute discussion, les appelle des porcs et
des singes.

Dans un esprit plus doux, un nonce romain, cardinal de Ferrare, issu
des Borgia et oncle des Guises, venait surtout pour gagner le roi de
Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami
du jésuite Lainez.

Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II
était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il
n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à
tort, ainsi que la gouvernante des Pays-Bas, que le roi de Navarre
était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur,
Courteville, «pour _découvrir_ quels amis S. M. pourrait avoir de son
côté, et _s'il n'y a personne_ en France sur qui on pût faire
fondement et qui le premier voulût _montrer les dents_ à Vendôme (au
roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.)

Courteville _découvrit_ les Guises, qui surent _montrer les dents_ par
le massacre de Vassy.

La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce
budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou,
et ils reçurent en novembre la nouvelle de cette mission dans laquelle
on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire
épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé.
Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint
et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui
s'offrent maintenant. Si l'on trouble la France, il faut le faire par
les Guises, _à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie_, et
pour les libertés de la nation. Surtout, _ne pas parler de religion_;
ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc.
1561.)

Ce qui frappe le plus dans cette curieuse lettre, c'est le mot d'ordre
donné dès lors dans tout le parti catholique: _Liberté_, résistance à
l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de
crier _pour la liberté du concile de Trente_, contre les conciles où
jadis la _liberté_ était étouffée par les Ariens. On a vu que plus
haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la
_liberté_.

En avril, le bon peuple du Mans, de Beauvais, de Paris, avait fait ses
premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène
à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés
hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les
portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et
des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier;
les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont
tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus
maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc.

Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à Saint-Germain,
où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme cachée. Elle
venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un Minime, qui
prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à
Saint-Germain. Mais il fallut bien vite le renvoyer aux Parisiens, qui
lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant
de lui, et le ramenèrent à sa chaire.

Cependant, depuis le colloque, les protestants avaient une grande
attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils
comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des
villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de
leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de
gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient
confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour,
faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils
s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en
public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient
aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des _diacres_ chargés
de la distribution.

C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence.
Les pauvres lui tenaient trop au coeur. De tous ses priviléges, celui
dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et souverain
distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses faméliques,
les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de tout,
l'appuyaient, constituaient son armée populaire. Que fût-il arrivé si
l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la Hollande) par
ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus sûre royauté,
la royauté du ventre!

On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait
recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands
faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement
que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à
s'assembler.

Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un
lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé
par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine
de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche
abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de
Saint-Victor (emplacement de la rue Cuvier). Abbayes, seigneuries aux
revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines
seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les
Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe,
distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne
pouvaient et ne voulaient rien faire, mais qui, au besoin, pouvaient
faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau.

D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant
unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle
comptait habituellement au moins six mille personnes, et parfois
beaucoup plus. Ayant tant d'ennemis, ils n'y allaient qu'en nombre,
avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder leurs
familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et comme
une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était mêlée;
mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire respecter.
On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en une grande
occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les voir passer,
beaucoup louèrent chez les fripiers des habits honorables, et
commencèrent à porter des cornettes et colliers empesés, qui jusque-là
n'étaient portés que par les gentilshommes. On remarquait dans cette
foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en avril, avait mis seul en
fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, et l'illustre Charles
Dumoulin, premier consul de ce temps et de tous peut-être.

Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la
gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril
évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable,
chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des
mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du
reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes).
Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil,
les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des
derniers édits.

Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de
Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner
toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se
faisait tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de
l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion,
légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir
sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les
huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.»

Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup.
Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à
Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé
s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers,
chantres, domestiques, bedeaux, sergents ou porte-croix. Seulement les
deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du
Parlement, le premier président, le président Saint-André et le
procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux.

On avertit sous main les protestants qu'il y aurait un terrible
mouvement du peuple, qu'ils couraient un grand risque. Ces
avertisseurs charitables pensaient qu'ils n'oseraient venir; leurs
assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes;
leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas;
ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les
prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte:
«Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était
Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée.

On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et
l'église silencieuse. Rien d'apparent; on l'aurait crue déserte. Mais
à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et se mettent en
branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on n'entend plus
qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À toute ouverture
du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes apparaissent; flèches
et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin sonne, appelle le faubourg
et l'armée des deux abbayes.

Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à
toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul
vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé
de revenir.

Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils
n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à
cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de
noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques,
venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que
l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans
qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu.

Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur
homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient
le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes.
Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une
effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant,
et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre.
L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et
cachées la veille; les images restaient, les statues, les crucifix;
les protestants les mettent en pièces. Je ne crois nullement, comme
ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les aient brisés pour
s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils s'étaient pourvus
d'autres armes.

Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente
ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent
dans le clocher, laissant leurs paroissiens devenir ce qu'ils
pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on
tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son
devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.»

Pour prendre le clocher et faire taire le tocsin, on fit mine de
vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt
les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi
de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un
quartier hostile.

Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la
première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons
pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils
n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le
prévôt mit les prisonniers.

Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561).

Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se
fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance.
Nul désordre pourtant, pas un geste, pas un mot d'outrage, le calme de
la force.

Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en
faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces.
Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au
galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens
qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de
justice.

La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les
blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots _au Dieu de
pâte_. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des
huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent
tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on
n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de
douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le
précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il
avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses
exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une
femme, voyant passer le lieutenant civil, avec ses gens, tomba sur lui
des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là-dessus, nouveaux
cris, lamentations, larmes, sanglots sur l'esclavage de Paris, pire
cent fois que la captivité de Babylone.

Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la
police du Parlement, pensant donner aux catholiques le temps de faire
leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade;
le Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir favorisé
les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le prétendu
peuple, arrachent et traînent leurs cadavres.

Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au
Parlement, jure de donner sa vie pour la religion catholique. On se
prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces
fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang.

Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au
parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés,
choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours,
fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux
catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part
assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des
villes.

Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen,
de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais
après un combat), enregistrent successivement.

Dijon seul et Paris résistent.

Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'Île-de-France,
Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon,
quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers,
tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un
esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le
parlement.

L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que
Coligny quittât Paris, qu'on respectât la désobéissance d'un parlement
que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si bien soutenu
de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars.

Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la
guerre civile.

Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à
la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes
moyens.

Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère
de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était
gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout
naïvement à sa mère.

La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de
violence, un coup sanglant. Seulement, si on le frappait par devant,
n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce
qu'on voulut éviter.



CHAPITRE XIV

INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE

1562


Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du XIVe siècle, qui fut le
livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures
délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais
adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit
reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté,
d'une grande, belle et forte écriture du XVIe siècle: _Parvenir ou
mourir_. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572.

Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu
qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je
sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai
parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de
1562 ou du massacre de Vassy.

_Parvenir_, par le meurtre. Au meurtre parvenir par l'abaissement du
caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes de l'hypocrisie.

Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche
cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence
de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de
réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également.
La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle
l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté
sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme,
son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout
le soin de sa mémoire.

Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est
jugée.

Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable
et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant,
dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de
Wurtemberg. Fils du malheur et de l'exil, longtemps otage en Espagne,
longtemps au service de France, Christophe _le Pacifique_ ne succéda à
son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout.
Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les
libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au
Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois.
L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la
protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il
avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement connu
augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son
oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans
l'Alsace.

Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles
épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était
fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il
était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le
premier.

L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après
la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis
offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars
1563).

L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait
faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se
concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs
soldats.

Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait
devoir les retenir en France, en plein hiver, les Guises firent le
voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de
famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal
de Guise et le duc d'Aumale.

Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur
salut.

Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent
Christophe de venir, ayant le plus grand désir _de s'entretenir
amicalement avec lui et avec ses théologiens_.

Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, devant
les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis conféra
avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir
Christophe et causa de choses diverses; puis lui dit, par occasion,
que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis
jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait
à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi
de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais
fâché...»

L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait
cette grande affectation de simplicité.

Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se
fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul
point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait
s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au
surplus, s'il avait quelque question à faire, _il y répondrait
volontiers_.

C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous
appelaient _idolâtres_. Mais qu'est-ce qu'_idolâtrie_?

«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre
salut que son Fils.

«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu,
et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes
propres mérites.»

Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et
crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!»

Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être d'accord
avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de dogmatiser, fit
cependant un effort pour se tenir sur la pente d'une séduction qu'il
sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de cette rudesse
apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de l'Allemand: «On
dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal qui, sous le
dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes qui sont
mortes pour leur foi?»

Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien
d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ,
nous vous expliquerons tout cela.»

Le bon Allemand continua ses explications de dogme et entendit avec
bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi,
c'en est fait, je suis luthérien.»

Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le
mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres.
Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, _il ne souffrait
plus de messe_, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait
bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais
_vénérer_ Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout _il suffisait de lui
faire la révérence_, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits.

Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de
voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu,
avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de
dormir la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était que plus
touchante.

La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18
février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord.
L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout
simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que
l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il.
Si je n'ai une robe rouge, j'en porterai une noire, et bien
volontiers.»

Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le
reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en
eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables:
«Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas
fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là, quand il
s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais,
je les laissais au bras séculier.»

Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie:
«Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous
voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous
en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.»

Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et
sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement
ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence
des deux partis en Allemagne, qui, mieux que le concile de Trente,
pourrait assurer la paix. L'Empereur s'y serait prêté pour balancer
l'influence de ce concile tout espagnol.

En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses
gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement
militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés
essayeraient de faire sur le Rhin.

Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces
faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort
sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il
n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le
parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de
tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être
même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée.

L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état
des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre
l'inquisition espagnole, il avait entrepris d'y faire dix-sept
évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci
s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du
protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité
du projet le premier jurisconsulte de l'Europe, Charles Dumoulin, que
nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En
tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France.
C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses
sujets.

Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans
doute se croyait un grand politique. En réalité, il était poussé par
derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait périr, qui
déjà avait donné sa démission de la polémique et ne comptait que sur
la force. Un de ses plus dignes soutiens interdit la discussion, «qui,
dit-il, nous réussit mal.»

Restaient les souterrains d'Ignace, l'administration habile de
l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple.

Restaient la violence, la police de l'Inquisition, enfin restait
l'épée des Guises.



CHAPITRE XV

MASSACRE DE VASSY

1562


Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise
croyait avoir reçu des gens de Vassy.

Entre les Guises et Vassy, la guerre datait de fort loin. Cette petite
ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père
en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui
était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de
villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de
Joinville. Enfin les Guises tout-puissants obtinrent la ville
elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand
elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de
Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du
cardinal de Lorraine.

Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les habitants
n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart des
marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit
industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes.
Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes
entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux.
Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises,
qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant
sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt
personnes, et le lendemain six cents (dans une ville de trois mille
âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu.
Guise, averti par les moines de Vassy, envoya en novembre quelques
soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église,
et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims
envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort
célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque
appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le
lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais
fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux
prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre.

Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le
prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là, le ministre
étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre,
rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait
écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne l'était
pas: «Pourquoi?»--«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas votre
troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été confirmée
par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le ministre
ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur Jésus, et
je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je scellerai de
mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont vous n'êtes
point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; mais le prévôt
était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du peuple. L'évêque
aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au loup! au renard!»--et
d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!»

Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses.
L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut
accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des
Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout.
On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre
réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25
décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la
ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la
Cène.

Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce
qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se
lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès
Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un
poteau de la halle, un épinglier qui avait fait baptiser son enfant à
la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal fuirent,
comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit des
affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» Il
envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à Vassy.

Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation
générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il
fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus
parler des Guises, les accusait, les croyait morts. Il voulait se
montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de
tonnerre qui troublât ses ennemis.

Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il
emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses
domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui
déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal
de Guise, sa femme enceinte, et son fils Henri, un enfant. De cette
façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y
aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut
point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la
campagne, hors des murs de la ville.

Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de
Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui
livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à
Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1er mars, jour de
dimanche, se serait fait scrupule de ne point aller au prêche. Guise
prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant la cloche, il
feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On lui dit que les
huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, dit-il, allons les
voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils vont être bien
huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, comptant bien sur le
pillage; la petite ville marchande n'était pas à dédaigner.

Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève.
L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui
restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six
drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître
d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de
Vassy.

À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez
lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu
étudié?--Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa
aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la
halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il
semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à
la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens
de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les
suivit.

À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups
d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne
purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À
mort!»

Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de Guise.

Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres.
Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de
poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur
les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et
sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le
toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se
vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons.

La duchesse, qui attendait hors des portes, entendit pourtant ces
horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes
grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées.

Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait
dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un
cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc
lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force
encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché
l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui
s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent
par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas
sans peine qu'on l'arracha de leurs ongles, pour pouvoir lui faire son
procès.

Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du
cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on
avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la
Sainte Écriture.» Cinquante à soixante cadavres furent ramassés,
enterrés. Les blessés étaient innombrables.

L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le
monde d'horreur. Partout on en fit des gravures, infiniment
populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent
calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença,
l'_illustration_ des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus
puissants que tous les pamphlets écrits.

Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son
frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa
situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à
Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté
à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le
cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui
pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être
parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger.

Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais
sanglante? Il vint. Guise était sauvé.

À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit
cyniquement qu'il _faisait une fête_ à Nanteuil pour traiter quelques
amis.

Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit
Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le
frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui avait
le titre de lieutenant général du roi, tira parole de l'un et de
l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non Guise. Son
avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce n'était leur
faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait de rester.

Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait
trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors
d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui,
disaient _qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre_.
Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur
place vide, fui l'aspect de l'homme de sang.

Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour
sauver son honneur, ses enfants et sa femme grosse, qu'il voyait bien
qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente
assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de
la force qu'il avait. Et maintenant il n'en a plus; il l'a toute
remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à
passer par la justice; il se constituera prisonnier, si on l'ordonne.
S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.»

Humbles paroles d'hypocrisie choquante, quand on voyait les forces
dont il tenait la ville et entourait le Parlement, quand on voyait
près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi
d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle,
l'ambassadeur de Philippe II, qui, jetant tous les masques et tout
respect de convenance, planta seul à Monceaux le petit Charles IX pour
suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre civile.

Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche,
alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de
Philippe II, le rouge, la couleur de l'Espagne et du massacre de
Vassy.



CHAPITRE XVI

PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION

1562-1563


Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois,
vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène
épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse
l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à
tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux
jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances,
n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de
carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu
et Louis XIV. Les donjons et les cachots souterrains, abolis en 1561,
subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes
enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au
parvis Notre-Dame (1664). Dans l'ordre spirituel et temporel, tout
restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, pour
être fidèle, marcher dans le mépris des lois.

Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les
États, c'est-à-dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique
au profit des influences locales. Elle leur remet les élections,
l'administration des deniers des villes, etc.

Quelles sont maintenant ces influences locales? De quel esprit, de
quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la
chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque
partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De
sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il
favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le
gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions,
licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible
encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de
la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!»

Loin d'aider aux rapprochements, l'ordonnance transcrit comme lois
tels voeux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour
tenir séparés les rangs, les conditions:

Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le
commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits,
dorures et autres luxes, etc.

Vainqueurs, avant la guerre, et du droit du massacre, les Guises
prennent l'autorité en s'emparant du roi. Leur mannequin, le roi de
Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa mère,
Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les armes.
Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par l'histoire, fut
alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le roi est à Paris,
et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à Sens, ville
archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à Sens; il n'y
en avait eu que soixante à Vassy.

Pendant ce temps, les protestants sondaient leur conscience et
cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance.

Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient
point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme
écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des
prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler
la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges
et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient
d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose
fâcheuse pour la guerre civile.

On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa
conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux
épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde
mort morale.

Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite
minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques
mois de guerre, la plupart (ce qui arriva) ne se trouveraient plus
protestants.

Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux protestants de
Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents.

Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des
chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.»

Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé
de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre
d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité,
et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement
(comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un
contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables,
crédules, prêts à tourner au vent de la passion.

Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et
cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la
monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an,
et mis au coeur de la patrie!

Les femmes ont, dans les guerres civiles, de grandes initiatives.
Elles croient volontiers l'impossible; elles le font parfois, par la
grandeur du coeur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine
Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de
Coligny, furent vraiment l'avant-garde de la croisade protestante.

L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit
taciturne et faisait semblant de dormir, quand il entendit des
sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur
tant de frères délaissés sans défense. «Être tant sage pour les
hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.»

Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait
à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de
mettre en mouvement ce monde immense de volontaires d'un bout de la
France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son
cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources,
par les adieux de la famille.

Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si
haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein,
madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer
les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le
succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants,
la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois
semaines encore.»--Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta
tête les morts de trois semaines!»

Il suffit d'avoir vu le vrai portrait de Coligny pour voir que, sous
le roc, il y eut un coeur en cet homme. Ce mot de femme lui entra; il
le crut de la part de Dieu, et, sans plus s'informer du nombre ni
savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères
et sa maison.

Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait
été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second,
qui perdit l'entreprise d'Amboise, fut d'avoir un prince pour chef,
l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice que ces
deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, reçurent
ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient en
parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le secours
étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter Dieu,
qu'il fallait laisser cette honte au parti ennemi.

Datons bien cette chose. Et que l'histoire sorte donc de la fausse et
injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici.

Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi
d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement.

En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui
achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de
Navarre.

En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens,
sollicita l'appui du roi d'Espagne.

En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la
protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge.

Il la porte devant l'histoire, et son parti, comme en 1815, _est le
parti de l'étranger_.

On va voir, au contraire, combien tardivement, et sous quelle pression
épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte
et ce malheur.

Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand
galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit _tous les
fous de France_. Contraste saisissant avec Coligny et la troupe noire
des ministres qui y vinrent après.

Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout le
royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre.
Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour
protestant crut prudent, pour sa vie et pour la vie de sa famille, de
s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois,
Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers,
la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et
de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était
catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise.
La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon,
Mâcon, Autun.

Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi,
plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par
Sancerre au centre.

Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes
terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de
Sens et de Vassy.

Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols
n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils
n'arrivèrent qu'en août.

Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que
lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé:

1º L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur
peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt
les marchands d'hommes, les colonels et capitaines, le rhingrave,
très-bons protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on leva
leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme _de ne fournir que
moitié des soldats, et d'être payés double_; moitié étaient des
soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau,
catholique et agent des Guises).

L'autre moyen, ce fut l'intrigue, le nom du roi, la fantasmagorie
royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une
excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui
avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse
et perfide; mais Guise la refit dans l'opinion, en lui permettant,
pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire
quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la
France de sang.

Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents,
que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce
néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris
d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par
la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première
année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier,
elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église.
Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises
l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son
cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le coeur lui retomba à sa
bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur,
l'appareil de la royauté; _paraître_, pour elle, était plus
qu'_être_, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite
en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait,
de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa
jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du
temps, veut dire dame d'un mauvais lieu, et maquerelle au profit de
Guise.

Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après
l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée
était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé.

Ce _petit galant_, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce
prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par _sa galanterie
française_, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les
bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange:

  Ce petit homme tant joli,
  Qui toujours chante, toujours rit,
  Et toujours baise sa mignonne,
  Dieu gard' de mal le petit homme.

Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa
nature vers cette cour de filles, vers cette bonne dame de reine qui
professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours
_trompée_. La demoiselle de Rouhet _trompe_ Catherine pour le roi de
Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y
sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante,
et la réforme était perdue.

Il ne faut pas grande tromperie pour qui veut se tromper. Le 12 juin,
Guise, par son petit roi et Catherine, offre une amnistie. La reine
mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne déjà,
qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de l'insurrection
protestante.

La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à
l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua
pas de s'y prendre.

L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se
reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent.
Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces
gens qui ne savent s'ils sont amis ou ennemis?... Bien fou qui se
risque pour eux!»

Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter
cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des
Guises, s'affranchirait probablement, se mettrait avec lui,
reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa
et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait,
que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit
pour ceux qui partiraient l'autorisation de vendre leurs biens.

Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était
prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le
roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté,
flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté
catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait
le protestantisme.

La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa
bassesse native qui la fit amie du plus fort et sincère pour la
première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de
l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains
protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée
enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les
catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en
sont au Vatican (_V._ les notes).

Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine
une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est
fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les
amiraux aussi... Nos forces demeurent; les leurs rompues; leurs villes
rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et
son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie
Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils,
espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une
mer.

Guise, pour enfoncer sa dupe, confirme par toute la France le bruit de
la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André.
Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur
l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa
bouche apprennent qu'il n'y a rien, que rien n'est fait, qu'on ne
tolérera pas les réformés.

La farce était jouée. Ils revinrent le coeur mort, désespérant de
vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de coeur. Ils
commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs,
à regretter leur femme et leur famille.

Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni jurement, ni
filles. Ce jour, la corde casse. Pendant que Coligny, pour détruire le
fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, un gentilhomme
protestant entre dans une ferme, trouve une fille et s'assouvit sur
elle. Voilà le commencement.

Une pluie horrible tombe, mouille la poudre; on ne peut plus rien
faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols.

Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants
par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils
commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu.

Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice
lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués
pour débuter. Peu de chose; la _grande levrière_ (les catholiques
appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à
l'oeuvre.

Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de
celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais
celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en
ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais:
1º massacre dans l'intérieur des murs; 2º poursuite acharnée des
fuyards par les paysans; 3º... Est-ce tout? Non, tant de sang ne
suffit pas; les juges n'ont pas encore leur part; les supplices
commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et
là deux cents roués.

Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent les nouvelles
du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante avait été
violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la race et le
tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au Rhône, aux
violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. Cependant, il faut
le dire, presque partout la vengeance tomba de préférence sur les
pierres, les images. Le petit peuple protestant, mené par les enfants
d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les reliques fameuses,
qui avaient fait tant de miracles, furent sommées d'en faire un
nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs universels qu'on
venait chercher de si loin furent constatés sans force pour se guérir,
traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. Dans ces dévastations
confuses, périrent, avec les saints, plusieurs tombes de rois et de
princes. Foule idiote qui brisait les mortes idoles, adorait les
vivantes? Guerre absurde de la liberté _au nom d'un prince du sang! au
nom du roi_ captif des Guises!

Quant aux monuments d'art, que je pleure autant que personne, je
m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les
massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable
malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent
massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce
n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on
le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les
vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui
purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement
qui suivit, la pourriture des temps d'indifférence, et le scepticisme
hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté.

Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos
amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient
nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient
à démembrer la France, que tous les protestants étaient des
gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris
et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises
représentent la Convention.

Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans coeur, amie de l'ennemi,
sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! Comparaison
bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec l'intrigue
fanatique qui la livra à l'étranger.

Sans doute, lorsque les protestants des villes (les vingt-cinq mille
de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs
petits enfants, lorsque le tocsin sonnait sur eux dans les campagnes,
et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois,
alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les
villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.--Qui fit des
protestants une aristocratie? Vous, parti massacreur, qui les appelez
aristocrates.

Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve
des infortunés qui périrent à la première répétition de la
Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa
le tocsin catholique, ces noms, dis-je, ces professions n'indiquent
que des industriels: cordonnier, libraire, imprimeur, colporteur,
orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme.

On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable
fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en
Picardie! Qu'avaient-ils fait en Champagne? Presque partout on les
frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises,
revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite
ville de Vassy--la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un
premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le
Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant
désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer.
Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette
scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises,
qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que
c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit
marchand.

On dit que ces paysans ivres, qui tuaient au hasard, mordaient dans la
chair crue, et mangèrent le coeur des enfants.

Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus
féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante
d'avoir garni de morts tous les arbres des routes, raconte que ces
noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les
houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour
tuer les _petits luthériens_.

Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, les
protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles.
Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était
obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la
France. Ce que les catholiques faisaient depuis deux ans, les
protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs
maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères
de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en
Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux
Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on
avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes
allemands pour voler sur leurs tables les lettres des protestants de
France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos
protestants, que l'on gagnait en route, et qui venait combattre dans
les rangs catholiques.

Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée.
Partout ailleurs des bandes. La bande de Montbrun, de Mouvans, celle
de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces.
Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait
ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient
point, quand on voyait des juges, ceux du parlement d'Aix, enrichis
des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près
de mille hommes _quatre cent soixante femmes_, et même encore
_vingt-quatre enfants_!

La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de
septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot
ne put amener ses Allemands qu'en octobre et novembre. Il lui fallut
passer par la Lorraine et la Bourgogne, pays ennemis. Cette lenteur
fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de Navarre, qui
y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage y dura huit
jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du soldat.

Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6
novembre. Fort alors et terrible, il marcha sur Paris. Grand effroi.
Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui
n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment,
la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère,
souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent.
Force embrassade catholiques et galantes oeillades. Le prince perd
trois jours. Les Espagnols arrivent. On lui tourne le dos.

Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un
mot: «_Geld._» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la
mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques
marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les
protestants eussent joint les troupes anglaises.

Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de
passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la
bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux
(19 décembre 1562).

Les catholiques, faibles en cavalerie (deux mille contre cinq mille),
étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze
mille contre sept seulement qu'avaient les protestants. Au total,
Guise avait _dix-sept mille hommes_, et Condé _douze mille_.

Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une
prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre
du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur
pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui
faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua
et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante):
«Nourrice, que vous semble?--Mais, madame, puisque les huguenots ne
veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.»

Qui l'emporterait des lansquenets protestants ou des Suisses
catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que
l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât,
resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des
trois mille Espagnols. Ajoutez quelque peu de nos vieilles bandes
françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait
pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage
(on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser
la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du
combat. Ajoutez que, devant, ils avaient un petit ravin.

La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on
voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou
féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du
temps des croisades. De lourdes charges semblaient décider tout. Le
connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, brusquement
abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et rechargea
les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette
infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva,
combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny,
s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques,
mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande.

Ils n'avaient pas deux cents chevaux ensemble, lorsque Guise, qui
depuis cinq heures prenait en patience la destruction de ses amis,
s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles
bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé.

Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci
malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze
cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les
vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des
voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses
prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet.

Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il
avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec
lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui,
de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes
françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser
demain.»

Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus
de Navarre, plus de Condé, plus de connétable. Ce simple capitaine,
qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se trouve
lieutenant général du royaume.

La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de
reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il
leur dit froidement qu'il n'y avait rien de fait, qu'il fallait
recommencer, fondre sur ces gens qui mangeaient. Les Allemands lui
montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté
huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on
ne vainquait jamais Coligny.

La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas
payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur,
regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils
avaient raison de vouloir de l'argent, mais qu'il fallait l'aller
chercher au Havre et prendre la Normandie sur le chemin.

La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient
tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils
serraient leur petite fortune, leurs pillages d'anciennes campagnes.
Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le
choeur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena,
laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot
malade et des fuyards allemands.

Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux
misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans.
Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris.
Nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient rentrer,
couraient les bois. Pour obtenir l'argent des Anglais, il avait fallu
leur offrir le Havre, et cet argent n'arrivait pas. Les reîtres
murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. Mais plus
d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette extrémité
terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, apparut
l'amiral. Le premier qui pilla, il le fit serrer haut et court, lui
faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, tout ce
qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc.

À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux
qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche.
L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais,
qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui.

Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent
rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir
chercher en France un service si dur.

Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait
par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres
leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre
la noblesse et la bourgeoisie. Les moeurs de la vieille France étaient
positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le désert.

Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne
dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait
tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats,
habitants, chantaient leurs psaumes, et s'en allaient en tête,
travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. Guise
était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes doigts,»
dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle trouvât bon
qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et qu'il tuerait
tout, jusqu'aux chats.

C'est lui qui fut tué (18 février 1563).

L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune
gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut
pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique,
Philippe II et l'Inquisition. Il put assister aux splendides et royaux
auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne.

Poltrot revint d'Espagne, comme on peut croire, plein de vengeance et
de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à
ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son
seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à
l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même
chose, et qui n'y fit grande attention. Cependant Poltrot s'offrait
pour espion. Coligny lui donna de l'argent pour acheter un bon cheval
d'Espagne.

Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée
l'_Espagnolet_. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise,
qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans
la ville et faire sauter les poudres.»

Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si vraiment il
fallait frapper, crut se sentir au coeur la voix divine, avec un
mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit Guise, vers
le soir, au coin d'un bois; prudemment, froidement, il calcula qu'il
devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à l'aisselle,
juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une main ferme,
très-juste et l'abattit.

Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un
saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent
fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa
femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce
qu'elle avait pu faire.

Ceux qui ont vu au visage le duc de Guise (comme moi, dans le dessin
Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront
que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir
furieux quand un tel coup lui arrachait la proie des dents, et que la
main d'en haut, l'ayant amené là, vainqueur, maître de tout et seul,
les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou.

Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant
les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la
question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort
douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne
manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À
quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il
n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en
propos; que du reste, depuis qu'il savait que Guise cherchait à se
défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait nullement détourné
ceux qui parlaient de tuer Guise.

Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois
un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices,
jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant
d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut
souffrir sans mourir.

Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux
Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot
derrière la Grève.

Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela,
il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution
des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit:
«Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et
déjà les vengeurs y sont.»

Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha
la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras.

Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre
chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et
tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres.
Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter
un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et
d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent,
craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant
tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive finir à la
longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête.

Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là
écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues
dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy.



CHAPITRE XVII

LA PAIX, ET POINT DE PAIX

1563-1564


«On pourra mieux châtier ces gens-là, quand ils seront dispersés et
désarmés.» Conseil du nonce au pape.

Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des
Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.)

Ces deux mots contiennent les dix ans d'histoire qu'on va lire.

On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens
Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment
douter maintenant devant les lettres originales?

Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine
mère jusque-là très-flottante, et la fit marcher droit. Le duc d'Albe
nous le dit encore (_Ibidem_, 280): «Votre ambassadeur doit faire
entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, _V. M. peut
lui faire connaître l'état réel de ses affaires_.» C'était toute la
peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, né
violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la
griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre.
Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un
plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange.

L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à
l'aumône, vivait d'expédients fortuits. _La dépense était de dix-sept
millions, la recette de deux et demi._ Sans le pape on n'eût pas dîné.
On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise
lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En
retour, peu avant sa mort, il lui avait rendu ce qui nous restait de
tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour
toujours.

Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et
serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse
la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous.

Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des
Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort
de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux
de Guise et de Lorraine. Elle gardait le palais, la charge de grand
maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était
grand chambellan, Aumale grand veneur, Elbeuf général des galères.
Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les finances par
un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de Bourgogne étaient
dans leurs mains, c'est-à-dire nos frontières de l'Est, les passages
vers la Lorraine et vers l'Allemagne, la grande route militaire.

Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui
n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace,
l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des
Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le
lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et
son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant
le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien
dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes
femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit
seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince
de carrefour, un héros de l'assassinat.

       *       *       *       *       *

Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui
les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien
gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein
hiver. Seul, ayant fait la guerre, il pouvait faire la paix. Le
prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour
négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la
paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563).

Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour lui, la
lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les
seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une
ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on
n'osait pas voyager, on ne pouvait prier ensemble qu'en faisant un
voyage souvent de vingt ou vingt-cinq lieues.

Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré
eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous
êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez
ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la
noblesse que vous avez garantie seule, elle doit avouer que les villes
lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches,
et leur avaient montré le chemin.»

Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les
seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas;
que l'influence papale, espagnole, emporterait tout; que non-seulement
cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises
eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols.

C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue,
égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les
égare encore:

_La balance était impossible_, dans la violence de ces temps,
l'équilibre était impossible; un milieu politique, _un parti
politique_, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible,
mais après la Saint-Barthélemy.

Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent.

Philippe II même imaginait garder son libre arbitre entre les modérés
et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, mais
inclinait au duc d'Albe.

Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha
aux Guises.

Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une
certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de
Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la
victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant
Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au
concile de Trente un parti anti-espagnol. Il s'y joignit aux Allemands
pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout
cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant.
Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion
espagnole.

Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas
aux historiens italiens que nous ne voyions en elle le pivot de
l'action et le meneur universel. Mais les actes disent le contraire.
Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire
croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur
la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change
non-seulement sa politique, mais l'ordre de sa politique et
l'éducation de ses enfants.

Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier
L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne
trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa
barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas
comment il restait là, ni quelle figure il pouvait faire au milieu de
cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne
comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un
mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier,
faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes
choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas!
si l'on veut savoir combien les lois sont le contraire des moeurs, il
faut lire les lois de ce temps. Elles proclament la suppression des
confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de
la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se
groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former
la Ligue.

Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous
les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du
gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle
pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait
neutraliser par l'influence de cour ces influences fanatiques. Elle
voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal
moyen, s'il faut le dire, c'étaient les _filles de la reine_, cent
cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et
étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement
confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle
qui devenait grosse.

Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour
reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et
force protestants. Le _petit homme tant joli_ suivait mademoiselle de
Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à
irriter Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se croyait au
retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi enfant. Mais
celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce d'un
discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on leur
lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle
accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser
accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti,
ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la
reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au
mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser
Marie Stuart, d'autres princesses encore. La riche veuve de
Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de
Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent.

L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète,
et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait
les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir,
lui faisait part sur cet argent.

Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre
eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la
guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre
pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des
morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on
arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies
de fureur.

Les impatients, Montluc, par exemple, voulaient qu'on en finît. D'une
part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever Jeanne d'Albret et
livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à la reine un homme
d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le commandement de la
seconde garde que le parti donnait au roi, encourager Paris à un grand
coup de main. Les deux frères, Coligny et Dandelot, étaient à la cour,
et peu accompagnés. Mais Charry était incapable de bien mener la
chose. Il se mit follement à insulter Dandelot. Non-seulement il dit
qu'il se moquait de son titre de colonel général de l'infanterie, mais
il lui marcha presque sur les pieds dans l'escalier du Louvre.

Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un
fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante
hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il
frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin
dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry
chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le
pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit
le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry
dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans
alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le
long quai des Augustins, et personne n'osa les poursuivre.

L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la
chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien
savoir et ne fit nulle attention aux criailleries de la garde, «en
ayant vu bien d'autres.»

Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut
très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La
reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour
expliquer son brusque changement et sa haine nouvelle du
protestantisme.

Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et
l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des
coups violents qui envenimaient encore les haines.

Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère
de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et
veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que
Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en
vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de
Nancy, c'est-à-dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises,
elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien
ne la détourna.

Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi,
prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les
Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui
refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le
faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand
bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous
tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises,
qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et leurs coeurs
en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il avait quatorze
ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces vilains!...»

Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie,
plus que le temps ne le voulait, pour faire rage aux voisins. Puis
madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu
à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre
civile.



CHAPITRE XVIII

LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE

1564-1567


À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître,
lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en
règle sur la politique espagnole (_dissimuler, puis leur couper la
tête_).

Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux
modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.»

Le duc d'Albe emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits
et dans les documents pour comprendre son ascendant. C'est un vrai
Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre
génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des
vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des
demandes des grands des Pays-Bas: »Je contiens mes pensées; car telle
est ma fureur qu'on pourrait l'appeler _frénésie_.»

Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident.
Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le
pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il
n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en
un mot (le mot qu'il dit aussi aux soldats qu'il envoie en France):
«_Tuez tout._» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat
d'Élisabeth.

Mais ce qui n'aide pas moins le duc d'Albe, ce sont les rapports de
police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des
inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond
politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police
contre police, c'est toute sa science. Il n'a foi qu'aux derniers des
hommes. Lisez (coll. Gachard) la longue liste de ces coquins. Le
premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst,
plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa soeur Marguerite, si
fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand
seigneur espionne les chevaliers de la Toison d'or, etc.

Le mieux venu de ces espions, c'est naturellement le plus menteur, le
plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve
furieuse, affreux Figaro de massacre, qui se joue de cette imagination
malade par cent contes insensés.

J'ai sous les yeux un excellent dessin qui donne le vrai Philippe II
(Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux,
prisonnier volontaire, qui, dans sa vie de cul-de-jatte, ne voyant le
monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à force de
défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement imaginative! Il
ira loin! On lui fera tout croire.

Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564,
Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse
enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de
révoquer les grâces octroyées aux rebelles.

Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route
pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la
route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles
pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits
(de Lyon et Roussillon), on interdit aux gentilshommes de recevoir
personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire
des collectes, d'assembler des synodes. On les annule comme parti et
comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui
armaient.

La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux
envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour
amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était
plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à
Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit
à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les
Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui
sont toutes accordées. Il part ravi de cet accueil, si charmé de
l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial.
Pauvre tête, ébranlée déjà, et qui ne tient guère aux épaules (avril
1565).

Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner
Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent
grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la
tête aux grands.»

La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux
Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard,
charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des
bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc
d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy.

La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas
assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le
montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi
ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom
de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains.
Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois
sont atteintes. Coligny est affaibli dans l'opinion, et la vengeance
est réservée.

La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est
obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12
août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus
illustre que donne l'histoire du _distinguo_ casuistique et de la
_restriction mentale_. Il promet le pardon aux Pays-Bas, c'est vrai,
mais le pardon du roi d'Espagne, et non pas le pardon de Dieu. Le roi
rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que Dieu, par
le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, et ne la
mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, qui tout à
l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à vingt mille
hommes sur les places d'Anvers et Bruxelles. Le pape Pie V en pleure
de joie.

Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux
espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et
côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants
couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses
pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord;
ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire
servir contre les protestants (août 1567).

Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation
de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur
des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les
châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc,
dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames
délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces
rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie,
neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de
foyer, de toit, que le manteau des mères?

Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez l'amiral.
Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, cette fois
encore, il établit que le plan de la première guerre ne ferait rien et
perdrait tout. Que faire donc? Le plus prudent devint le plus
audacieux. Il proposa... _de s'emparer du roi_.

On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny
racontait cette histoire. Mais nous avons son testament. Il y jure
devant Dieu qu'il n'a jamais agi par haine ni ambition, jamais agi
contre le roi.

Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent
voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles,
avec ce mot: _Roi des fidèles_.

Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des
leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son coeur, le
droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient,
fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée
par la vieille Florentine, avec son troupeau de filles, les Gondi, les
Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui
semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres,
croissait la pensée du _Contr'un_.

Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu
importait la route. Mais, par l'une ou par l'autre, les hommes les
plus graves y marchaient.

L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du
temps, le _Contr'un_, tant loué, admiré de Montaigne, avait été écrit
vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit courait
partout.

La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses
Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander
d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut
avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le
trouva _en bon ménager_, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le
connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on
fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait
gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable
avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné
rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors
refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le
temps. Les Suisses arrivent. Le roi se met au milieu de leurs lances.

Que pouvait la cavalerie contre ce bataillon massif? escarmoucher,
tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur
incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le
poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants
pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le
connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le
mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée:
_qu'il avait fui_!

Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille
déjà, et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme
ville, fort dévouée, qui lui fit une armée de plus. Les deux mille
eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, coupant
les arrivages.

Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que,
recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les
garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils
étaient, pour affamer la ville de l'autre côté.

Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les
Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les
conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans
distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois,
la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États
généraux.

Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre,
elle croissait d'exigence, elle devenait politique, faisait appel au
peuple.

Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne
soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du
culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils
s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10
novembre 1567).

Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir
l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents
cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille
hommes. Notez, dans les vingt mille, six mille excellents soldats
suisses et force artillerie, une grosse cavalerie des meilleures
compagnies des gens d'armes. Les protestants, au contraire, étaient
généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas d'armures,
«suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les rangs avec la
casaque blanche et le pistolet.»

Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de
combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois
galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu
sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il
mit derrière.

Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu
nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait
ces blancs, elle ferait le tour du monde, et rien ne tiendrait devant
elle.»

Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents
arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et
par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis,
chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien
et lui brisa trois dents. Mais Stuart lui cassa les reins. Anne de
Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il
encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son
pays.

Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se
retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le
lendemain à la même place et brûla La Chapelle.

Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut
l'audace des protestants et l'immobilité de Paris.

La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite de Meaux, et par
le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.»

C'est alors, je crois, que se place la conversation que Capilupi
rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté
n'avaient rien plus à coeur que d'attraper un jour l'amiral et ses
adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.»

Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que,
revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique
manuscrite de Blanche de Castille et des grands de ce temps, qui,
réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de
Pierre d'Aragon, que cette bonne reine fit la paix et sut les
désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.»



CHAPITRE XIX

--SUITE--

CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

1568-1570


Pie V et Philippe II, l'inflexible grandeur du parti catholique,
l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce
que présente ce moment mémorable (1568).

La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe,
et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe
effrayée le supplice inconnu de don Carlos.

Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées
dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son
maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si
j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.»

Cela est neuf, grand et terrible. Le ciel catholique sur la terre.
Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant.

Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits
de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et
sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les
historiens espagnols assurent qu'il mourut _naturellement_.

Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour,
ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne
communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait,
sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches.
Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de
mélancolie.

Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un
paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des
rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi
d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit
s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres
étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà
étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en
1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc
d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut
bien, pour l'honneur du roi, quelque forme de justice. Mais, le soir
du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il
écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on
n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, huit cents têtes pour
commencer (Gach. Phil. II, p. 23).

Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père,
cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don
Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre
immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy
Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout
est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore,
j'en serai éclairé.

La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole,
nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre
Gomez et Philippe II, elle prend, dans son mortel ennui, le jeune
Antonio Perez, c'est-à-dire l'indiscrétion même, la publicité et le
bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il
disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers
sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque
roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de
là, c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui
poursuivent Perez jusqu'aux pieds d'Henri IV.

Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints
commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la
bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est
le premier procès des rois avant Charles Ier et Louis XVI.

Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent
l'épouvantable chute.

La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard,
l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup
ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied
par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en
Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en
part.

Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée
en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à
l'assassinat! Un agent catholique, un valet italien qu'elle fait
ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même.

Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière
obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la
sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la
faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à
son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance,
celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à
lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir.

Holyrood est connu. L'Escurial, le Louvre le seront en leur temps. Ce
dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire.

Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable
Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage
président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague,
fils du duc de Mantoue, et, par son mariage, duc de Nevers.

Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils.

Non pas de Charles IX, mais du second, Henri d'Anjou, le seul qui lui
ressemble.

Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né
furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se
reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme,
avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de coeur. Tout d'abord,
il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures féminines lui
plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et bracelets. Il
passait sa journée à taquiner les filles de la reine, leur faire des
niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à la chasse dans
les plus violents exercices. Et Henri s'usait de mollesse; il fut fini
à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il se mettait trois jours
au lit.

À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce,
d'audace et de malice. J'entends de noire malice, et du plus perfide
chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin,
l'assassinat du chef des catholiques. Il est le principal auteur de la
Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de
Henri d'Anjou et Henri de Guise. Tous les deux finirent mal, et le
trône passa à Henri de Navarre.

La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir
qui des trois petits garçons deviendrait le _héros_. De trois côtés on
travaillait.

Le _héros_, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme
officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis.
Qui leur succéderait?

Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans l'opinion,
échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une campagne
contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle entrée fut
fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait entrer en
armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en montait pas
moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du temps, le
sermon et les bavardages de confessionnal, de couvent et de sacristie.

La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans,
elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi.
Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui
donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi,
hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont
lui arranger des victoires.

Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles
IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté
du trône le contraint de se réserver.

C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le
fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon
nous, elle a fait bien plus!

L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567,
suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre
d'un secours d'Allemagne, dans les profondes boues, sans toit, sans
repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de
contributions forcées. Les luthériens allemands étaient pour
Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les
reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le
palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille
écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de
leur poche; chers bijoux de famille, anneaux de mariage, tout y passe;
les valets mêmes furent admirables de générosité.

Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant
l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont
pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à
coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec
elle, un monde de marins, de corsaires, qui font la course sur
l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les
galions de Philippe II.

Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse
catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les
protestants demandent la bataille. On leur donne la paix. Coup fatal.
C'était les dissoudre.

Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces
pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer,
vaincus de coeur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le traité.
Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni défense,
sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands et de
les renvoyer chez eux (25 mars 1568, Longjumeau).

Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le conseil italien et
Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre désarmés.»

Un fait suffit pour dire quelle paix ce fut. Le gentilhomme qui
l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve
moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens,
cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc.
Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le
tondrait, on en ferait un moine, et l'on ferait un autre roi.

Un autre? Henri d'Anjou? ou bien Henri de Guise?

Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs
dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les
saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague.
On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda
bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe
du jour (24 août 1568).

Coligny venait de perdre son admirable femme, tendre et pieuse, un
coeur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en
avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot
portait un enfant dans les bras. Point d'escorte que leur maison, une
centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante
lieues.

Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et
les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La
Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui
les poursuivaient.

Les preneurs y furent pris. Ils comptaient sur le guet-apens,
n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et bientôt le
Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et de
Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il
tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des
_prises_; les corsaires donneront le dixième _à la cause_. Il
entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des
commissaires des vivres. C'est par là, dit la Noue, qu'il commençait
toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre
par le ventre.»

Il projetait un mouvement hardi qui, le reportant vers la Haute-Loire,
l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de
l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à
Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant
au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à
peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri.

Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat.

On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis
personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes
du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même
ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la
botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé
intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le
péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de
la cavalerie ennemie, il tomba sous son cheval tué, et Montesquiou
vint par derrière qui lui cassa la tête.

On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de
dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme,
parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette
joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter
le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur
une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le
corps du pauvre _petit homme_, si brave, mais léger, toujours fatal
aux siens... Et pourtant ce fut un Français.

Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par
Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les
habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri
de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère,
enleva tous les coeurs et les donna au fils.

L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le
petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe,
qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi
des saints son moyen et son marchepied.

La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui
travaillaient les deux partis.

La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle
Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des _Te Deum_, voulait être payée
comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son
frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la
pensée de Catherine.

Les Lorrains, inquiets, voyant Henri d'Anjou primer décidément et
faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère et le fils à
Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou s'entendait
avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne mit nul
obstacle au passage des Allemands que le prince d'Orange menait à
Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, Charles
IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, refusa les
canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même de sa
personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de
l'armée. Mais, là, il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains
aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le
cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour
Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la
guerre.

La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye
d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on
agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu
les secours immenses d'Allemands, de Suisses et d'Italiens qu'on lui
faisait venir, avec l'argent du pape et des puissances catholiques.

Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse
poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié.
Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en
octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3
octobre 1569). Cette fois, ce fut une vraie bataille, horriblement
sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en demandant
leur solde au moment de l'attaque. Ils perdirent le moment d'occuper
les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en furent bien
punis. Les Suisses du duc d'Anjou, par vieille jalousie de métier,
s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au dernier. La
cavalerie protestante dut porter le faix du combat, cavalerie légère,
qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, contre les chevaux
de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, fortement armée.
Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de Condé. L'amiral même,
malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa personne, tua de sa
main l'un des rhingraves, protestant mercenaire qui combattait les
protestants. Mais l'homme de louage, avant que l'amiral lui brûlât la
cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une balle perça la joue de
Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui emplissait sa bouche et
l'étouffait l'arracha du champ de bataille.

Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou
six mille morts, toute leur infanterie allemande. Mais un malheur plus
grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge
excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au
fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval
tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La
reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari.

Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui promettait de tuer
Coligny. Ne l'ayant pu, Maurevert tua en trahison le gouverneur de
Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc d'Anjou.

«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux
capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses
mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit
déjà... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui
lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on
le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en
même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre,
et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et
se sépare la larme à l'oeil avec ces paroles: _Si est-ce que Dieu est
très-doux_. Là-dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, sans
pouvoir dire davantage.»

Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon
ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant
cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut
faire la paix.»

Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu
par les fautes des siens, le coup d'oeil, l'audace indomptable,
l'invention et l'esprit de ressource d'un grand chef de parti.

Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y
promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée,
d'arquebusiers surtout. Tout au contraire, les catholiques languissent
et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est venu;
son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis de celui-ci, et
Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les choses, fait désirer
la paix. Les propositions royales viennent trouver Coligny à Nîmes. Il
les refuse, et déclare à ses troupes que, par le Rhône et la Loire, il
entend marcher sur Paris.

Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne
personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des
fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce
torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à
tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être
quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa
cavalerie, laisse l'infanterie et les canons. Il va rapidement vers la
Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en
vain de lui couper la route.

Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le
combattre dans les positions qu'il choisit.

Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques.
Coligny, sur la Loire, grossi des protestants du Centre et de l'Ouest,
pouvait tenir parole et marcher sur Paris.

La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes.
Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là, elle
avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux,
Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au
siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti
catholique. Henri de Guise n'avait paru que pour recevoir un échec. Le
bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait le héros
de Jarnac et de Montcontour.

Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères.
Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la
liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux
des protestants, non-seulement l'admission aux emplois, mais une
reconnaissance du roi que ceux qui venaient de lui faire la guerre
étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la
honte de rayer leurs arrêts.

Le roi, pour garantie de sa parole, laissait pour deux ans _quatre
places de sûreté_, _la Rochelle_ et la mer, _la Charité_, la clef du
centre, _Cognac_ et _Montauban_, la porte du Midi (Paix de
Saint-Germain, 8 août 1570).

Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté
religieuse.

Philippe II et Pie V pouvaient crier. Mais les secours d'Espagne,
faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire,
en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne
l'ayant abandonnée.



CHAPITRE XX

CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II

1570-1572


L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des
_Négociations de la France devant le Levant_, dit que les lettres de
Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «_simple, bonne et
presque naïve_, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui
dut ses hautes qualités politiques.»

Pour porter sur Catherine un jugement si favorable, il faudrait s'en
remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente
de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme
propre à la langue de cour, vers la fin du XVIe siècle. Tandis que les
provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné,
fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque,
Catherine, Marie Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au courant de
la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le peu qu'on
trouve de formes antiques semble une aimable naïveté gauloise et donne
un faux air de vieille franchise.

Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes,
quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable _qui dirige_ tout le
mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme
l'âme de cette politique, devant laquelle _s'incline le conseil de
Philippe II_,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de
Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est
unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner
devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris.

Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des
écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de
l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle
avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle
suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence
morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait
prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule
elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête,
toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy,
et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et
autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe
femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a
pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des lettres de
politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples
particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses
bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut
faire. La plus connue est la gentille casine de ses Tuileries, petit
palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses
gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand
siècle.

Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste
à la mesure des petites principautés italiennes.

Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le
costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère,
que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles,
d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à
elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la
vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à
l'élévation de ces princes marchands.

Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne
satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait
les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre
dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant
rostir une oye, chantoient des vilenies contre la royne
................ Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle leur
faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour
aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous
a-t-elle fait? Elle est cause que vous rôtissez l'oye.» Puis, se
tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il ne
faut que nos colères descendent là... Ce n'est pas nostre gibier.»

Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en
ce sens qu'à toute chose elle fut insensible.

Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes,
qui la justifie assez bien de quelques empoisonnements, lui attribue
le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la
mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui
attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda.
Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle
n'aurait osé un tel acte.

Elle n'avait pas plus de coeur que de sens, de tempérament. Comme
mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle
aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et
hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus
chère» (Lettre du 1er déc. 1571). Elle était dure pour sa fille
Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le
roi Charles.

Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette
digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements
particuliers que Dieu donne aux personnes illustres et rares... Elle
ne perdit jamais un de ses enfants qu'elle n'aie vu une fort grande
flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie,
comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils
fuyent! mon fils a la victoire!... Eh! mon Dieu! relevez mon fils, il
est par terre!... Voyez-vous dans cette haye le prince de Condé mort!»
Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux faits et de deux
époques, de Jarnac et de Montcontour.

Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était
Italien. Elle restait tout Italienne. Elle fit la fortune de son
parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune
de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de
l'infanterie. Quand le duc d'Anjou quittait par moment le commandement
de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle
correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de
Toscane, et ce qui l'indisposait le plus contre Philippe II, c'est
qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le
pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes
d'Italie.

Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même,
quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde
corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi,
confiés jadis aux Écossais.

Ses lettres montrent partout une Italienne plus que prudente, fort
craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle
trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la
Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches
confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos
ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne
songeait plus alors à rien de pareil. Elle sentait le poids de l'épée
protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut l'idée ni le
courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les Guises en
1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et vaincue par
Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. Cela dura
deux ans.

Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils
Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent
Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé,
compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les
généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers,
il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se
réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc
étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de
chef des catholiques que saisissait Henri d'Anjou.

La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX.
Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un
frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de
l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait
fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux
catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il
pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait
perdu.

Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au
contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon
toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine
d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy;
le noir Strozzi qui, en un jour, noya de sang-froid trois cents
femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des assassins
de profession, comme Maurevert. Ce prince femme aimait les mâles, et,
comme tels, tous ceux qui frappaient.

La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru
régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de
bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut
blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi.

Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme
pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa
naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une
femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant.

Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers
et de la musique, eût semblé un reflet de François Ier ou de
Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même
à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque,
aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux,
les tours de force qu'on laisse aux baladins. On a de lui une gageure
contre un seigneur, portant qu'en deux ans d'exercice le _roi
parviendra à baiser son pied_. Quoique ses moeurs fussent bonnes
(relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on
peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait
la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des
torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur,
qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même.

Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il
s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir
plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et
ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait.

On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux
vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles
IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son oeil furieux est
quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une
lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour
d'orage, rencontrer et forcer la Muse; la capricieuse qui fuit les
sages, se laisse quelquefois surprendre aux fous.

  Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
  T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps.
  Elle t'en rend le maître et te sait introduire
  Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.
  Tous deux également nous portons des couronnes,
  Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes.

Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa
mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri.
Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort.

L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que
lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un
médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans.

Deux choses avaient force sur lui, la musique et cette calme
Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux deux moments les plus
terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le
désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre.
Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la
Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide,
et s'extermina par l'amour.

Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX,
quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se
maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du
royaume.

En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de
Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait
l'aînée.

En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le
duc d'Anjou.

Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2
février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou _n'en
voulait à aucun prix, à cause des mauvaises moeurs_ d'Élisabeth,
qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change.
Catherine récrit qu'Anjou _désire infiniment_ ce mariage. Évidemment
elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand
danger.

Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé
d'envoyer le sien. Catherine laissait aller les choses, feignait de
les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur:

«Faites connaître aux catholiques anglais _le bien que ce sera pour
eux_.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter
au mariage des obstacles insurmontables.

Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine d'Écosse,
et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la ruine des
Pays-Bas. Cent mille hommes, et des plus actifs, ouvriers ou marins,
avaient fui devant le duc d'Albe. Ceux-ci se firent corsaires,
n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la
Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par
vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines
du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions,
attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée,
contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de
Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient
le naufrage de l'_Armada_.

Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans
une complication nouvelle. Ce fut encore cette fois l'odieux, l'impie,
le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe.

Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des
Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au
désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de
leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi
d'Espagne que le sultan attaquait Chypre, que les Turcs reprenaient
leur immuable plan de conquérir la Méditerranée.

De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut
la formation de la _Ligue sainte_ où entrèrent le pape, Venise, les
princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire
entrer la France qui, dans cette croisade, lui eût été subordonnée.

Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa soeur Élisabeth, morte,
disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait
prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris
que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils
saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où
ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride.

On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec
laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des
princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se
rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune
Téligny, et l'autre Lanoue _bras de fer_. Choix habile; il n'y a
jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard
du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles
guerres, il garde un coeur de paix, l'immuable coeur du vrai brave. La
gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne et
attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes
encore.

Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les
Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à
étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris.
Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les
Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de
Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se
donner à lui.

Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre eût été
conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de le
mettre hors de France.

Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait
une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au
duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme,
et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce
et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques
poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y
contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après
tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français,
moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la _vieille_ que pour
servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être,
pour épouser Marie Stuart.»

Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne
disputez pas; acceptez toute condition; vous vous trouverez ici bien
plus fort que vous ne pensez.»

Tout au contraire, en France et en Espagne, les catholiques avaient
peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour
l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille
écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que
notre clergé est si riche.»

L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec
Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue
de Marie Stuart avec le plus grand seigneur d'Angleterre, le duc de
Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie de tant
d'amants ambitieux, et qui fut la perte de tous, tourna la faible tête
de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud.

En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement,
sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout
prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait
la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils
firent la sottise de gagner, pour la glorification des Espagnols, la
grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571).

Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants,
firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les
Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des
Pays-Bas (Charrière, III, 232).

Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui
publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne.

Que voulait Catherine? La grandeur de ses enfants, rien de plus. Dans
sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le
duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi
d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux
d'Élisabeth et chef des protestants.

Chose curieuse! Autant les catholiques de France craignaient le
mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny,
pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage
mettrait la guerre civile en Angleterre, que les catholiques anglais
en tireraient une audace extrême pour Marie contre Élisabeth. Il
ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui avait d'abord
donné aveuglément dans cette idée.

Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le
petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au
protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement
disproportionné. Elle âgée déjà, lui enfant.

La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II,
celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, soeur du roi. Charles
IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était
Henri de Guise, aimé de sa soeur, il dit froidement: «Nous le
tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre
femme le lendemain.

La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant
lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs
furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques
catholiques. C'était la première répression sérieuse.

Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut
Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi
sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt
visible de la couronne de France.

Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous
avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.)

       *       *       *       *       *

Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre,
cette cour s'était signalée par un assassinat cynique, exécuté en
plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de servir le
roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils parvinrent à
faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux côtés, et il le
leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le monde, de façon à
constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre entre eux et le
roi.

Ce fait sinistre disait le fond que l'on pouvait faire sur un homme
comme Charles IX, et prophétisait l'avenir.



CHAPITRE XXI

COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY

1572


Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois
je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!»

Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes
les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe
conseillaient depuis dix ans, ce que Pie V recommandait dans toutes
ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt),
confiait en riant aux ambassadeurs italiens. Nul doute que cette cour
indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de
l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy.

Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, blanchi dans
les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se livrer lui-même?
Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille niaise que cet
amiral Coligny? Ou bien voudra-t-on dire que son second mariage (dont
nous allons parler) lui avait amolli le coeur, et fait désirer la paix
à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé par ses femmes,
par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à la paix?

De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu
seulement (aux excellents dessins Foulon) le visage de l'homme, son
ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face
étonnamment austère.

Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains;
elles mettent en pleine lumière la chose essentielle:

_La situation était changée entièrement_, et Charles IX avait
tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se
hasarder, livrer sa personne à la chance.

L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents
ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation
épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance,
non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son
maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il
n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait
l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.»

Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, venait montrer à
Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se remettait à lui
(par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). C'était par
Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire l'expédition.

Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre
dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX
ne s'occupait pas du tout. Si bien qu'en invitant Coligny, il avait
oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du
mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux.
(Lettre d'avril 1571.)

L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement
de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même
une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la
dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et
inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on
célébrait même en Turquie.

Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait
partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en
Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau.

La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si
elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la
fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de
Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux.

C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas
des garanties certaines, mais d'assez fortes vraisemblances pour
qu'un chef de parti eût le devoir étroit et strict d'y hasarder sa
vie, de la jouer sur cette carte.

J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment.

Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite,
il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son
parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis.

Coligny connaissait parfaitement trois secrets qu'on va voir:

1º La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui
ne voulait pas de réforme morale.

2º La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On
verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II
et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre
lui.

3º Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans
l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé
le _Taciturne_ et dont on cherche encore le mot, quels que fussent ses
desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en
1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il
désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des
Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de
Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de
Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange.

Tout fondait dans ses mains.

Pour ne reprendre ici que le premier article, le protestantisme
tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. Restaient
les fous et les héros.

Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné
si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise.

Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins
cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité
d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux,
il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là, fut
coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta
plus. Il lui fallut sécher.

Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à
elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le
protestantisme. Imaginez des saints comme Montbrun, le partisan
féroce, comme Mouvans, dont on a vu la _vendetta_ risquée dans Paris
en plein jour. Du moins de braves et dignes gentilshommes, comme
Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé.
Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la
justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y
faisait. Voyant un de ses meilleurs capitaines qui pillait, il fondit
sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car
c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller.
Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: _Il faut
vivre_. Il faut nourrir l'armée.

Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir
l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux,
qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, l'abri des martyrs, abritait
tout ce qui venait. Tout pirate du Nord se disait protestant, et, pour
voler en mer, jugeait tout navire espagnol.

Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se
livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement
national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses,
d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui
ordonnaient tout cela.

«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni
s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre.

Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand
on ouvrit son secret et son coeur, on trouva la patrie sanglante.

Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un
peuple venaient retentir et frapper, sut trop pour son malheur. Les
calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à
goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter.

Je me garderai bien de conter tout cela. Car le coeur du lecteur,
absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne
comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du
temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite
de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans,
chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur,
quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui
venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils
démêlèrent des dames et devinèrent que c'étaient leurs amis, d'autres
protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous réunis se
jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le psaume de la
sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne permettaient pas de
chanter.

Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils
traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie
image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée,
coup sur coup. Il avait perdu, en 1568, sa sainte femme. En 1569,
l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques
nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère,
Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque
les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour
l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres,
meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de
tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la
Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle
trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite.
Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil.

Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait
succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi
vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable,
mais ombre déjà. Il avait un pied dans la mort.

Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste
rouge qui dit son mal profond, un mal d'entrailles qui prend l'homme
à la base, à ce creuset vital où nos émotions versent l'eau-forte que
ne contient nul vase, qui mangerait le fer et le diamant. Un pli au
front, aux tempes dégarnies des veines bleues, saillantes, accusent un
amaigrissement, disons plus, une diminution de la personne. C'est un
homme réduit, très-frappé et qui se survit. Mais, tout luxe vital
ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, il apparaît lui-même.
_Eripitur persona, manet res._

Oui, plus claire que ne fut jamais le Coligny entier, est cette ombre
de Coligny.

L'oeil gris, pensif, contient toutes les souffrances du temps. Ce
qu'il a vu, cet oeil, de douloureux, d'horrible, qui le dira? Et il
l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux
détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé
à mort les misères et la honte de son propre parti.

Ce dessin ne donnant que le masque, ni cou, ni cheveux, ni coiffure,
la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour
la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre
monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien.

Mort ou vivant, _il est_, et on ne l'abolira pas; car il est un
principe. Une chose éternelle est en lui.

C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe
regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une
résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le _rocher des
siècles_. On essayera le fer, et on l'y brisera.

Ce portrait final donne les âges et les révolutions par lesquelles il
en est venu là. Gentilhomme d'abord, on le voit à la peau; puis tanné
et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, il a marché à
pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, mais non son
complaisant; juge inflexible du soldat; l'oeil et la bouche restent
tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a fallu
prononcer.

Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un
Christ des guerres civiles n'est pas douloureuse seulement; elle est
extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais
résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences,
résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu.

Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en
plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la
révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par
un peuple mêlé, sans nom...

Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen,
affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances
génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les
ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les
autres conseillant la défiance.

Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis
primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y
rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même?
Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le
nouvel état des moeurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi
et servi puissamment Coligny dans sa dernière campagne) voulait que
l'on maintînt la démocratie de l'Église.

Qu'en pensait Coligny? Nous l'ignorons. Mais sur un autre point, il
avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572)
nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses,
foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure
philosophie et l'antimysticisme, supprimant dans l'hostie la
_substance_ divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir.

Grand changement! On ne peut imaginer aujourd'hui par quels
déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie
antique. Si Coligny en vint là, son coeur en dut saigner. Il lui
fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les
docteurs, les martyrs qui l'avaient soutenu, qui avaient combattu,
souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort,
il n'eut plus d'appui que son propre coeur.

Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout
cela. Du fond de la Savoie, d'un vieux manoir des Alpes, madame
d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un
héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en
moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un
tel dévouement?

C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous,
d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât.
Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en
Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait en dot des
positions redoutables qui pouvaient servir le parti.

Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima
fort tendrement celle qui adoptait ses enfants.

Il lui en laissa un. Elle devint enceinte en mars 1572.

Elle emporte dans l'avenir, pour sa couronne historique, avec les
persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante
qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui
montre que les grands sont les plus tendres, et tout ce qu'il y a
d'amour dans le coeur sacré des héros.

C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un
bonheur tellement tardif, que la pressante invitation du roi vint le
trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son
sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en
effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de
son frère; il ne serait pas devant l'histoire _le roi de la
Saint-Barthélemy_.

Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale.
Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait
pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville
celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à
s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie,
depuis sa fuite ridicule de la plaine Saint-Denis, ne lui pardonnait
pas. Le commerce ne l'aimait point parce qu'il hait toute guerre. Pour
le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et
tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons pauvres, l'entrée de
Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du monde. Le ciel
allait crouler, et la foudre écraser la ville.

Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son
premier acte indiqua qu'il ne composerait jamais.

En arrivant rue Saint-Denis, non loin des Innocents, il vit un
monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la
place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé
par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de
bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité
récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand
embarras. Cette pyramide portait au sommet une croix. On n'allait pas
manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix
parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la
croix, mais on la transporta avec la pyramide sous les charniers des
Innocents (décembre 1571).

Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit,
discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la
Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la
place, quelques centaines de coquins pour figurer le peuple, soutenir
_l'honneur de Paris_. Ils soutinrent cet honneur en volant et pillant
quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne
virent pas le gouverneur de la ville, Montmorency, qui fondait sur
leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne
résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le carreau; un seul fut pris,
pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là, pour salutaire exemple.

Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple
qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose
montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple
libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les
Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils
volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine
mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour
l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les
Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique.

Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la
grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny
arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi
d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins
écrasé partout.

En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant
des concessions.

Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur
flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un
membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux
si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le
lendemain.»

Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons
dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son
argent au passage. Les corsaires lui saisissent en une fois cinq cent
mille écus. Sommée de faire réparation en chassant les corsaires,
Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les _gueux de mer_,
qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même et prennent
Briel (1er avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, Charles IX signe
le mariage de sa soeur Marguerite et du roi de Navarre, le 29,
l'alliance anglaise.

L'Espagne était bafouée de deux côtés.

En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de
Marie Stuart.

En France, Charles IX souriait des menaces de l'ambassadeur espagnol,
et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.)

Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des
racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou.
Tavannes, l'homme de Montcontour, qui se croyait vainqueur de Coligny,
ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée.
Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs
gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne
veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge»
(c'est-à-dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd,
se dispensa d'entendre. Mais il alla disant que Coligny lui cherchait
querelle pour le tuer.

Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc
d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et
les protestants. Cette petite cour jalouse ne manquera pas de
justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par
jour au duc d'Albe, et s'associant intimement aux Guises pour le
meurtre de l'amiral.

Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par
deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. _Il
se remit à lui entièrement_:

1º Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué depuis,
Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, _mais
l'Angleterre_, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours
se défier.

Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny
certainement, dans ses longues conversations avec le roi, lui en avait
dit la substance.

Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un
aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans
doute, mais encore plus un grand et excellent citoyen. Pendant que la
plupart des protestants mettaient tout leur espoir dans l'alliance
anglaise, disant, la larme à l'oeil (à Walsingham), que sans elle ils
étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la France
et au roi.

2º Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les
défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les
mains.

Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit
n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour
acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie.

Lorsqu'au 1er avril les _gueux de mer_, Hollandais et Français,
renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe,
s'emparèrent de Briel et prirent pied en Zélande, ce succès du
protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna tellement
sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus décisive.
L'agent français déclara de sa part _qu'il protestait_ contre la
tyrannie du duc aux Pays-Bas, _et que, s'il ne supprimait son impôt du
dixième, la France rompait avec l'Espagne_ (Morillon à Granvelle, 15
avril 1572). Intervention hardie, violemment révolutionnaire, qui
équivalait à un appel aux armes, à une promesse de soutenir les
insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à Madrid menaçait
Philippe II (_Ibidem_).

L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui
n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le
soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous
Lanoue, surprirent Valenciennes le 15 mai, et Louis de Nassau, le
bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec
nous, par un coup hardi s'empara de Mons (25 mai).

Charles IX semblait protestant. Le pape refusant la dispense pour le
mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute
opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et
d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit
pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée,
dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien
arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit
le 18 août.

Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon
avec la reine Élisabeth. Ce qui ne permet pas d'en douter, ce sont les
présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans cette cour
nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune chose qu'il
y avait bonne foi et une volonté sérieuse.

Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant
de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny.

La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre.

Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse;
d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses.

Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des
dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente
pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où
elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri
épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par
Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se
trouverait son fils adoptif!

Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue
également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire
qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont
tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie
Stuart, change au point d'en faire sa fille?--et cela en la mariant à
ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un
refus?

Cette lettre inepte, qui met bien bas cette fameuse Catherine, nous
révèle que l'ambassade devait proposer à la reine d'Angleterre
d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? non pas;
mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût épousée
Anjou.

Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup
sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour
qu'Alençon en ait des enfants.

Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes
et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou,
toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que
trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La
reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce
qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait _contre
les Turcs_, mais qui ne partait pas.

On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir
Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint
déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait
à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi
était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi
d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à
entrer dans la ville (9 juillet).

Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats.

Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler
avec Élisabeth _le partage des Pays-Bas_ (Fénelon, VII, 301), écrit
bien vite: «La guerre se fera en Flandre, mais _pas de mon côté_. Du
reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets nul
obstacle.»

De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se
marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge.

Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais
et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les
rappeler.

Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion
favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure,
gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle
voit bien que son fils la quitte, qu'il n'a plus besoin d'elle. Eh
bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle
part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais
rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout
écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un
tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène.



CHAPITRE XXII

LES NOCES VERMEILLES

Août 1572


Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où
il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le
dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il
couvrit la France de son corps, il les montra encore en juillet et en
août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti.

S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux
sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait
d'abandonner Flessingue, d'en rappeler ses Anglais. Le prince d'Orange
eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie
en Brabant, en Hainaut, c'est qu'il gardait l'espoir des douze mille
arquebusiers que lui promettait Coligny. Toutes ces villes de Hollande
et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la confiance que les
Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir au Midi.

Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait,
donnaient une force énorme au parti protestant.

Il avait perdu un millier d'hommes, il est vrai, devant Mons. Mais il
triomphait en Hollande et dans les pays maritimes.

Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui
saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du
grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les
nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince
d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français.

Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à
Paris, à peu près seul.

Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait
gardé à Paris _que six cents gentilshommes_. Plusieurs avaient des
domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient
leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient
près de Coligny.

L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à
Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui
écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe,
_qu'il ne ferait finement de se tant désarmer_. Finement? Non, sans
doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon et le prêtre
Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une armée autour
d'eux.

On voit que ces deux politiques, Granvelle et Morillon, ne regardent
que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous
avons est que _ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français_.»
Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du
Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres
faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient
faire un massacre général des catholiques.

Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille
en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent
intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances
désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors,
cette France hollandaise, si glorieuse pendant cent cinquante ans.

Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la
Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments
s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément
français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force
hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la
Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut
du genre humain.

Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été
perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet
et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit
l'espérance même, l'audace et l'élan du parti.

Par les lettres du prince d'Orange, par la correspondance (inédite
encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute la
situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et
très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule
à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur,
il servit grandement son parti, il agit comme on doit, dans les
circonstances douteuses, avec une prudence héroïque.

En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons
paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en
avait pas moins été secourue.

Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire
le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait
un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août):
«On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces
d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a
personne.»

Si les choses n'allaient pas plus vite, c'est que l'argent manquait;
c'est qu'on craignait que D. Juan d'Autriche, au lieu d'embarquer ses
Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi
le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant
des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou
il attaquait D. Juan, ou il attaquait Luxembourg, et secondait le
prince d'Orange.

Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés,
retombaient dans leur péché éternel de nature, la sournoise et
haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement
parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les
princes allemands y auront l'oeil. Ils forceront bien la France de se
contenter de la Flandre et de l'Artois. L'Angleterre aura la Hollande.
Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le donnera à
quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince d'Orange.»

Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham:
«Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par
d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral
lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons
pas.»

Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny
faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait
l'_alter ego_ de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend
dans une de ses lettres que Coligny le prie de ne pas combattre avant
leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les
commodités et occasions.»

Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son
corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile,
l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis
d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans
un assassinat.

Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez
clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son
secrétaire n'ose pas rester seul avec lui; à chaque nouvelle, on
dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute
les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par
enchantement. On se vante qu'avant _quinze jours_ on verra merveille.»

Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez _moins de quinze jours_, vous avez
le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette _merveille_.

On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement!

Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines,
l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes
nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et
dans ses terres, ses fiefs, ses innombrables seigneuries, nourrissait
et gardait en armes. Quelques-uns étaient des _bravi_, comme Maurevert
et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse
étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés,
que les cardinaux de Lorraine et de Guise, les princes de la famille,
Henri de Guise, Aumale, Elbeuf, etc., tenaient en meutes, avec leurs
dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de
serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps
de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié _accompagner_ MM.
de Guise et les garder. Un seul gentilhomme, Fervaques, un furieux
Picard catholique, leur amenait de son pays un renfort de vingt ou
trente épées.

Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns
chez les chanoines, aux cloîtres Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois;
les autres chez les moines, dans les grands bâtiments des
abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se trouvaient en rapport
avec les gros bourgeois et les meneurs des confréries.

Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la
population.

Au contraire, les protestants, gens du Midi et de l'Ouest, logeaient
où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la
grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au
faubourg Saint-Germain.

Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son
jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui
marquait la victoire du protestantisme, les noces de Navarre, le
_premier mariage mixte_ entre les deux religions, la solennelle
reconnaissance qu'un protestant est homme, et non un monstre,
l'introduction hardie du petit prince de montagne, semi-paysan
béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui
affichait très-haut son mépris, son dégoût?

Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la
lui fit tenir.

Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans
Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée
dans toutes les chaires, cria que Dieu ne souffrirait pas cet
exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on
verrait des torrents de sang.

Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? La première
place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à l'évêque
Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux jésuites, le
vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui seul, la
Saint-Barthélemy de Bordeaux.

Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein
de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le
cordelier Panigarola, dont nous avons les oeuvres. C'était un jeune
Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort
sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de
Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au
massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu
Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la
chose. Il fit pour lui ce que jadis on avait fait pour Loyola. Il
l'envoya, _comme étudiant_, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner;
sa chaire tonnante enseigna le massacre et professa l'oeuvre de sang.

Les voix bruyantes de ces enfants perdus ne donnent pas le dessous des
choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient
Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre?
Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de
Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus
riche que le roi, la cour et le gouvernement, et qui les emportait
légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la
force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait
par la concurrence d'Henri d'Anjou; parti qui rassurait le duc d'Albe
et lui promettait le massacre au plus tard pour le 24 août.
(_Morillon, lettre du 10._)

Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait
les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son
droit d'aînesse pour le transférer à Jacob.

D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur
lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant
rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était
gentilhomme) une lettre de change qu'il fallait payer ou mourir.

On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant
cela. Il répondait froidement: «Je suis assez _accompagné_, si je n'ai
affaire qu'à MM. de Guise.»

Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri
de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se
réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en
cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait
tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva
ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia.

On disait dans le peuple «que les noces seraient _vermeilles_,»
qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles
se firent paisiblement à Notre-Dame.

Charles IX affirma que le pape donnait la dispense, qu'elle allait
arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie
se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au
Parvis. Marguerite, qui appartenait de coeur aux Guises et à son frère
Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut Charles IX
qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et consentir en
apparence. Pendant la messe, Coligny et le roi de Navarre restèrent à
l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, alors enfant,
vit et entendit Coligny, qui, voyant aux murailles les drapeaux de
Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons d'autres à la
place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux espagnols.

Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du
pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son
exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à
Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez
bientôt malgré vous.»

Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non.
Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des
noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter
_tout courrier ou tout autre_ qui passerait les monts _avant six
jours_. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les
gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles
IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan
d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait,
ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas.

Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace
des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment _oui_, on
pouvait soulever Paris et tenir le roi dans son Louvre. Coligny avait
peu de monde, six cents épées, le reste des valets.

Mais les Guises n'avaient de chef que ce jeune homme de vingt ans qui
avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine
avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme
italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante
certainement par instinct maternel.

Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder
l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du
roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou.

Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut
Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir.

Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que
le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de
Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps,
fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de
Pologne, voici une ambassade polonaise, voici l'insistance de Coligny
qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à
l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui
n'a pas voulu de l'Angleterre par un mariage, ne veut pas non plus de
la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc _qu'il ne veut
pas sortir de France_.»

Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX,
de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'_héritier_
qu'aucun trône du monde; _héritier_ d'un frère de son âge; _héritier_
futur, improbable, d'autant plus menaçant, pouvant être tenté de faire
du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce frère
éternel et de le mettre à Saint-Denis.

Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de
Catherine, avec ses airs de femme, bracelets, boucles d'oreilles et
senteurs italiennes. Un trop juste instinct lui disait qu'en ce cadet,
docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était
trop vrai en effet.

Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit:
«Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il
se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers
et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je
m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se
promenant et me tournant le dos, je me retirai vers la porte que
j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut
quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite
qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses oeillades. Je crus
l'avoir échappé belle.»

Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que
j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla
jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la
plus antipathique, une alliance avec les Guises.

Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce
que, Henri de Guise, leur _héros_, ayant tellement échoué à la guerre,
il leur fallait un coup pour se relever.

Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine fit venir la veuve
de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de Henri de
Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, probablement
Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise si elle ne
voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette vengeance
dont elle faisait bruit, qu'elle affichait depuis dix ans.

Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri
de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou
de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le
fit venir et causer. Mais le duc d'Anjou n'eut garde de le prendre. Il
insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par
l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En
d'autres termes, sa prudence laissait tout sur le dos des Guises.

Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs
bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à
soixante mille hommes contre les six cents gentilshommes de Coligny;
ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses
royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent
contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de
bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait.

Donc ils prirent tout sur eux: ils fournirent l'assassin; ils
fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval
qui devait sauver l'assassin. L'intendant de Guise, Chailly, alla
chercher Maurevert et le logea chez le chanoine Villemur,
ex-percepteur de Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce fut
des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, sellé,
bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de derrière.
Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué de vieux
drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée de balles
de cuivre, appuyée et couchant en joue.

Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi,
continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes,
remplissaient toutes les nuits, et le jour on dormait; toute affaire
ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire;
protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant,
dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou
et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul
doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan
béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes
mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner.

Ce fut, en mascarade, le _Mystère des trois mondes_, comme on fit
jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes,
voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé
par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la
pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où
les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent
chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure,
longueur impertinente, ennuyeuse pour les vaincus. Navarre dut rester
en enfer pendant qu'on fit danser sa femme. Le combat reprit ensuite,
et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, remplissant le
palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite toute
l'assistance.

Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour
suivant, on les fit Turcs, c'est-à-dire vaincus encore; les Turcs
venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en
mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs,
avec des turbans verts. Ces Turcs de carnaval furent battus par deux
femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère.

La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais
plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait
dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies
les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572).



CHAPITRE XXIII

BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT

22-23 Août 1572


Coligny, quoique malade, croyait partir la semaine qui suivrait le
mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment
tendre, fort touchante, qui ferait croire qu'il sentait sa situation
et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent
échanger dans ce monde.

Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître
Saint-Germain-l'Auxerrois, il recevait coup sur coup de mauvaises
nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on
portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère.
Les Guises grossissaient dans Paris, et Montmorency en sortait.

Ce chef futur des politiques, en abandonnant ainsi Coligny, fut une
des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la
nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois
avant de tirer l'épée.

Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à
sa sûreté.

Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé,
il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux
plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du
prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il
avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui,
c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à
Paris, cela valait encore mieux.

Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul
appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le
voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où
l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de
l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance
l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon
et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre
Douvres, Boulogne et Calais.»

On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de
Coligny, ne vengerait nullement sa mort et prendrait fort en patience
un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des
Pays-Bas.

Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait l'Europe,
surtout ses prétendus amis.

Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du
conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il
est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre
traverse le bras gauche.

Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme,
lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait
tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la
main du coquin trembla.

Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit:
«Avertissez le roi.»

Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette,
parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui
prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux
bourgeois de s'armer (_Registres de la ville_), et il fit dire à tous
les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on
pût y concentrer des protestants.

On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait
pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue
de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir
ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus
difficile, préparer un combat à mort.

Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut
lier Charles IX, comme il avait fait en lui rendant les places de
sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il
n'en gardait pour son parti? Beaucoup de protestants venaient. Mais il
n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou eut soin d'y mettre
un capitaine ennemi de l'amiral.

L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et
fit à l'autre bras de profondes incisions. Ses amis pleuraient.
Lui, merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de
Dieu.»--Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné
la tête et l'entendement.»

Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois,
qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince
d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne
penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.»

Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux
choses:

Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en
trois fois, ayant un mauvais instrument, le patient ne sourcilla point
et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que
Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris.

D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et
d'aveux des gens de la maison fatale, comme on parlait des coupables,
il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme
point qu'ils aient fait le coup.»

Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les
Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit.

Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent le voir. Ils le
trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de l'avis
que je vous donnais il y a quelques heures?... Il faut prendre vos
sûretés.»

Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint
à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son
ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent,
inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le
petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de
travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect,
croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins.

Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour
vous, la douleur pour moi, et pour moi l'outrage... Mais j'en ferai
telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec
fureur le plus terrible serment.

Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les
plaintes des Églises, il articula deux accusations.

«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc
d'Albe n'en soit averti au moment même?»

Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect
pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements
que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre
Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.»

«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de
faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul
Henri d'Anjou, dont la maligne nature jouissait dans le mensonge,
resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui qu'il
assassinait.

Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut
en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant
l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il
refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit,
madame? Si vous voulez le savoir, il disoit que tout le pouvoir s'est
écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et
s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou,
qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.»

Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé
en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec
quelques protestants sur ce qu'il convenait de faire. L'un d'eux dit:
«Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter,
et Téligny répondait de la sincérité du roi.»

Marguerite nous apprend ici un fait essentiel. On voit que les
protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre;
qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un
pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur
qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien
messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute
aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de
venger l'attentat fait sur Coligny.

Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout Paris la nouvelle
lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger le
pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les
capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait
prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce
qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le
clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août).

Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour
lui faire frapper le premier coup sur l'amiral, perdait toute son
importance, toute faveur des catholiques, tout son renom de Jarnac et
de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans
Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui
son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place
d'amiral de France s'il achevait Coligny. Sur leur route par la ville,
trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent
habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les
massacres de septembre): ils dirent, ce que disaient les protestants,
que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour
tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur
des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il
fallait se hâter d'égorger les protestants.

Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à
l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur
avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du
mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi
surviendrait alors, tomberait sur les Guises affaiblis, se trouverait
débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et vraiment roi.

Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les
petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici
inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises,
étant en réalité plutôt dans leurs mains.

Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique
des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles
IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils
demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez
partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils
se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs.

C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif
près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit
régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des
renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes,
s'il n'agissait pas, agiraient sans lui, nommeraient un _capitaine
général_. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue.

Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous
retirer.

Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de
lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la
situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et
Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes
(homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins humiliante
pour le fils et la mère.

Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la
Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils
et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et
dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le
décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz
(Gondi), ex-gouverneur de Charles IX.

Marguerite nous apprend que, le lendemain dimanche, _les huguenots en
corps devaient venir au corps accuser Guise_ solennellement devant le
roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni
voulu nier un coup qui le mettait si haut dans la faveur des
catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre
de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou,
lieutenant général du royaume.

Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde.

Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer
Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son
dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et
violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine,
menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce
coup, repris le chemin de Florence.

Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la
mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner
le change sur leurs vrais motifs. Retz dit au roi, dit Marguerite:
«Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon frère le roi de
Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.»

Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de
Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à
Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni coeur ni âme,
ni amour ni haine, nulle _vendetta_, à coup sûr.

À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout
doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de
faire justice de M. de Guise, _il était en danger lui-même_, puisque
sa famille était accusée.»

Mais Charles IX faisant apparemment la sourde oreille, Retz ajoutait:
«Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient
non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais _qu'ils
croyaient aussi que le roi en fût consentant_ et avoient résolu de
recourir aux armes _la nuit même_. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté
dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, _soit des
catholiques_ par M. de Guise.»

C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit.
Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un
moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans
remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à
partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans
l'exécration éternelle!

La peur est contagieuse. Il est probable que la peur visible de ce
lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son frissonnement,
gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur sa colère au
retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, tous les récits
l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une imagination infiniment
impressionnable. La nuit, la situation imprévue, la pensée surtout
d'avoir dans le Louvre même trente ou quarante protestants des plus
redoutés, un Pardaillan, un de Piles, les premières épées de France,
tout concourut à la terreur.

Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux
récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources
catholiques). On apprit à Charles IX _que le peuple était armé_!--Et
comment cela? dit-il étonné.--Votre Majesté elle-même avait ordonné
que chacun fût à son quartier.--Oui, mais _j'avais défendu que
personne prît les armes_.

Cet _étonnement_ du roi ne se trouve que dans la _Relation_
protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville.
D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la
_Relation_ contre son propre système, et dément la longue
préméditation qu'il attribue à Charles IX.

Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas
par quel moyen décisif il gagna sa cause.

Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien
peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en
atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les
massacres illustres de l'histoire, comme les _Vêpres siciliennes_,
mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple en une nuit,
saignée immense, vastes ruisseaux de sang...

Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de
son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue
pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche:
«Quoi! c'est là, répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux
amiral!»

Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur.
Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la
France, s'ils ont des armées étrangères, etc.

À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise
prenaient tout sur eux, qu'ils en faisaient une affaire de _vendetta_,
de famille, une querelle personnelle, et nullement une affaire
générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles
querelles de villes italiennes, comme les meurtres de La Scala, comme
les vengeances mutuelles des Montaigu, des Capulet.

Le roi pouvait dormir sur les deux oreilles. Le dimanche soir, tout
serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du
roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont
battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en
lave les mains.»

Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son
niveau.

Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après
ces deux longues conversations, entamé par sa mère d'abord, achevé par
Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, défaillit et
consentit...

On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise
et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le
signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez
éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois.

Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle
commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc
d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes,
si elle avait pu.»

«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le
jeu de paulme, en une chambre qui regarde sur la place de la
basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes
pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la
conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray,
nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à
l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel
endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement
nous blessa si avant en l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre
jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui
s'alloient alors commettre. Et pour y obvier, envoyasmes soudainement
et en toute diligence un gentilhomme vers M. de Guise, pour lui dire
et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se
gardât bien de rien entreprendre sur l'admiral, ce seul commandement
faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le gentilhomme
retournant nous dit que M. de Guise lui avoit respondu que le
commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.»



CHAPITRE XXIV

MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE

22-26 Août 1572


Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on
peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas
sans l'entendre. Il n'avait pas grand monde autour de lui. Beaucoup
étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait
encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel,
deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole
royale, par les promesses et les traités faits avec les princes
étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il
venait de recevoir une visite aimable, la plus rassurante de toutes.
La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où,
femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse
est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la
bénédiction du vieillard.

Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée d'Anjou? Et ce
frère, trop aimé, usa-t-il de _sa petite Margot_ (ils appelaient ainsi
leur soeur) pour cette commission scélérate? On en croira ce qu'on
voudra.

Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille
peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il
avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt
encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée,
orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la
terre?

Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus
loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à
l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée
à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple
raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même.

Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette
chambre deux hommes admirables. L'homme de la douleur, le grand
chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de coeur autant que de
génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je
crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la
prière à l'heure dernière de Coligny.

Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle
Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques
serviteurs et cinq ou six Suisses du roi de Navarre.

C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche
24 août). La cavalerie de Guise arrive aux portes et remplit la petite
rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font assassins.
Cosscins, leur capitaine, frappe au nom du roi. Le gentilhomme qui
avait les clefs ouvre; il est poignardé.

L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au
ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta:
«Je remets mon âme au Sauveur.»

«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans
la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce
tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est
Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me
suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est
possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la
mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et
échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta
seul avec l'amiral. (_Relation._)

Cependant on avait rompu la porte de l'escalier. Cosscins marchait en
tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir
et vert). Ces Suisses, voyant sur l'escalier les Suisses du roi de
Navarre, ne tiraient pas. Mais Cosscins fit tirer les gardes.

On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les
premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était
au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de
l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à la personne de
Henri de Guise, qui passait pour aimer beaucoup le jeune prince et le
gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par un riche
mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait été élevée
en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des dons du
roi d'Espagne, mais finit misérablement.

Avec ces deux meurtriers, se trouvaient Sarlabous, le gouverneur du
Havre, ex-capitaine de Coligny, qui venait tuer son chef pour
constater sa foi de renégat.

Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si
extraordinairement tranquille un homme qui avait la mort devant les
yeux. L'impression fut telle sur Attin que, revenu chez lui, plusieurs
jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur.

L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et
qui, sans doute, avait pris du coeur dans le vin), fut plus résolu que
les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il savait
très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?»

Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et
un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que,
malade, frappé de la nature, il était mort déjà, hors de la main des
hommes.

Behme, avec un juron horrible, en reniant Dieu, lui poussa dans le
ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On
dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant
pas même un coup d'épée, sentit son coeur de gentilhomme, et, tombant,
lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... C'est un
goujat!...»

Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis,
vinrent lui donner chacun son coup.

Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême.
Il cria: «Behme, as-tu fini?--C'est fait!--Mais M. d'Angoulême n'en
veut rien croire, s'il ne le voit.»

Behme alors, avec Sarlabous, prirent le corps par-dessous pour le
jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il
se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil
de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la
fenêtre; cependant il tomba.

Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à
travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage
bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands
seigneurs, descendus de leurs chevaux, avaient beau regarder.
Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit:
«Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains
disent que Guise en fit autant et lui donna du pied dans le visage.

Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à
Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au
roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour
l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait
demandée.

Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire étant lancée et
toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal sonna à la
paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut que longtemps
après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche du Palais au
coin du quai de l'Horloge, pour convier la ville au massacre.

Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la
tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on
avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin.

Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans
barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et
hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les
soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent
ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre
chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les
mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la
sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta
dans Paris.

Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les
ruisseaux rougis jusqu'au bord de la Seine, et il y resta quelque
temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur
tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et
bizarre, le dos sur une poutre, le cou, les pieds, chacun de leur
côté, flottant, ballant, le ventre en l'air.

D'autres, qui arrivaient tard, n'y surent plus que faire, sinon
d'allumer du feu dessous, pour le noircir du moins, le griller comme
un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes.

Dans cette nuit fatale, du samedi 23 au dimanche 24, les heures se
marquent ainsi. La reine parle au roi le soir (_sept ou huit heures?_)
Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (_dix heures?_)
Ordre donné à Guise (_onze heures?_) par la reine et le duc d'Anjou.
La ville avertie d'armer à _minuit_. Long intervalle de quatre heures,
les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer
Coligny. À l'aube, _un peu avant quatre heures_, signal du coup de
pistolet; Coligny tué.

Marguerite dit qu'au petit jour son mari se leva, sortit, qu'elle
dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut
commencer _entre cinq et six_.

Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au
Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de
Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un
moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent
voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard.

Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre,
sous le toit du roi? Grande et cruelle question.

Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider
Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils
l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible.

Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers cinq heures
qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le lui fit
avaler.

C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé
Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des
entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous
s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient
trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de
chambre et domestiques des deux jeunes princes. Depuis trois jours,
Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec
sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur
coupait le pain du roi, on le leur mît dans le coeur; que, de
commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs,
officiers ou capitaines des gardes se trouvassent au matin bourreaux?
_La parole du roi de France_, révérée chez les infidèles et jusqu'au
bout de la terre! _la parole de gentilhomme_, de l'hôte féodal, la
sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses
armes en passant le pont-levis! Toutes ces vieilles religions de la
France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en
venir là, il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes
et l'attente d'un combat sanglant.

Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où
personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine
de Navarre:

«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre
auprès ma soeur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine
m'aperçut et me dit que je m'en allasse coucher. Comme je faisois la
révérence, ma soeur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon Dieu, ma
soeur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La reine se
courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma soeur lui dit qu'il
n'y avoit point d'apparence de m'envoyer sacrifier comme cela, et que,
sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se vengeroient sur
moi. La reine mère me commanda encore rudement que je m'en allasse
coucher. Ma soeur, fondant en larmes, me dit bonsoir sans m'oser dire
autre chose. Et moi je m'en allai toute transie et éperdue.

«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante
huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute
la nuit de l'accident de l'amiral. La nuit se passa sans fermer
l'oeil. Au point du jour, le roi, mon mari, dit qu'il vouloit aller
jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se
résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses
gentilshommes aussi.

«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du
sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir
dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un
homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre!
Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un
gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude
et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de
quatre archers qui entrèrent tous après lui. Il se jeta dessus mon
lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à la ruelle,
et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je ne
connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour
m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous
criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin
Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me
trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put
tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion,
les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenoit,
lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût
guéri.

«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang.
M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari
étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant
jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma soeur, où
j'arrivai plus morte que vive. Entrant dans l'antichambre, un
gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à
trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les
bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous
deux.»

Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui
aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité
improbable de ceux qu'on va assassiner; ni, d'autre part, la
confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui
s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, se
divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns
allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes
désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de
Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de
ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été
sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en
les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à
Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de
religion que les femmes et l'amusement; non plus que trois ou quatre
autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi.
Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon
quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la
bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua
à faire croire qu'il l'avait toujours médité.

Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les
archers, comme on a vu, les piquaient de chambre en chambre pour
qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la
cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient,
les achevaient.

Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant
toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là
rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit
pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un
Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps.

Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit alors
combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le français,
étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration du
protestantisme, ils frappaient comme des ours ou des assommeurs de
boeufs. Ivres d'ailleurs probablement, ils tuaient sans regarder, des
gens désarmés, n'importe.

Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le
roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans
doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était
de la tuerie, qu'il la voulait et l'ordonnait.

Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart
n'auraient pas regardé en face, amené là, sans épée, à l'abattoir, fut
saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre,
Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces
malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les
plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans
ce magistrat de la justice commune, que l'oeil sauvage, égaré,
furieux, d'un misérable fou.

Il y avait dans cette foule un homme que Charles IX devait entre tous
épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de
Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un
adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles
le sentait, et, dans la cour, devant ce monceau de morts sur lequel il
devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant
de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre.

Il entendit et fit le sourd. Alors de Piles, arrachant de ses épaules
un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, monsieur, et
souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage dangereux de
vengeance, il eût été tué à deux pas.

Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met
devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy.



CHAPITRE XXV

QUELLE PART PARIS EUT AU MASSACRE

Août 1572


Guise, Montpensier et Gonzague (Nevers), trois princes, furent les
principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou.

Le roux et sauvage Tavannes, dont le portrait fait horreur, regardait
les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier.
Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était
espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la
saignée est bonne en août comme en mai.»

Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et
Gonzague en Italiens calculés et politiques.

D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au
dehors, supposant bien que les choses seraient moins en lumière et
resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le chargeât de
poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui permit pas.

Guise montra dans le massacre une froideur extraordinaire pour un
jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il
s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait
ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de
manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre
agréable à beaucoup de gens.

Par exemple, il mena chez M. de la Rochefoucauld un homme qui avait
promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu
marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable
et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir
au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à
sa porte. Le malheureux ne fait nul doute que ce ne soit une algarade
du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en
demandant toutefois qu'on le traite en douceur. Il riait quand on
l'égorgea.

Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi;
il l'aimait, tout le monde l'aimait. On n'aurait pas pu le tuer. Mais
le duc d'Anjou le faisait chercher. On l'avisa sur un toit, qui
fuyait, et on le tira.

Les protestants du faubourg Saint-Germain avaient tant de confiance,
qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et
envoyèrent demander la protection du roi. Grand fut leur étonnement
quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les gardes du roi
qui tiraient sur eux; ils s'enfuirent... Ce fou Charles IX, d'un
sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils fuient...
Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira.

Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait
manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait
plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de
clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les
suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort
l'Amaury.

À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le
massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le
prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la
nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait
prier le roi d'empêcher _sa maison, ses princes et le petit peuple_ de
tuer et piller.

Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la
demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et
d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans
leurs maisons.

On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire
l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au
massacre? c'est ce qui restera fort obscur.

Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur
contre le protestantisme. Le commerce était ruiné par la guerre, la
milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait cette pente de
décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 a marqué le
fond.

Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai
fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en
partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient
pas leurs affaires.

Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents
hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un
marchand qu'il reçut dans son ermitage.

Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces
capitaines, Pierre Loup, procureur au Parlement, se trouvait avoir
arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les
émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends,
dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent
alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui
arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas.

Dans _cette bataille à coup sûr_ que Guise promettait à ses gens, la
palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et
professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré,
qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux
révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur
insolent Pierre Ramus, ou la Ramée.

Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les
mathématiques sont une science grossière, une boue, _une fange où un
porc seul_ (comme Ramus) _peut aimer à se vautrer_.»

Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait
Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une
chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication
d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre
solide, _de ne savoir_ (dit-il lui-même) _ni grec, ni mathématiques_.

Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement,
qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était
si puissant, qu'il se moqua de la sentence, et enseigna sans examen,
et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la
chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik
qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être
dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de
fermer solidement cette porte des sciences.

Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége
de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de
plus en plus à la mode, enseignaient _Musa_, la muse.

Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique,
et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des
sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien
plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était
un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire
attention.

Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne l'était pas dans
l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en France, il
se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, vieux
camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il s'unit
intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà depuis
longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, en
péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit l'armée
de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien pensants
pour demander que les _fuyards_, les _renégats_ de l'Université, ne
pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne trouva plus sa
chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, dans le
collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son argent.

De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait
les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de
Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses
doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par
Milton.

Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des
cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée:
«Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent
autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge,
combattu avec nous, tout au moins de son argent? La terreur dont vous
vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez
pas, car vous y feriez penser... Prenez garde! prenez garde! Vous ne
songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...»

Charpentier avait raison. On ne respecte pas assez la redoutable armée
des sots, imposants à tant de titres, surtout comme majorité. Elle
n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de Montluc le dit
à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait travailler
l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus l'y aidât
de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête homme,
n'accepta nullement d'entrer dans ce tripotage.

Il resta, et il périt.

Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand
les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait
ici et là, chacun cherchant ses ennemis.

Charpentier ne parut pas. Mais le _peuple_ fit l'affaire. Le _peuple_,
c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens
payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à
l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au
cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail.

Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si
mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une
épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il
vivait encore.

Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là) le
traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta
la tête (sans doute pour Charpentier).

Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des
bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des
bateliers pour ramener le corps au rivage, où les petits écoliers lui
donnèrent le fouet.

Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il
a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui
conteste fut, dit-on, «_témoin_ de toute l'affaire.» Et la preuve
qu'on en donne, c'est qu'_il était à Orléans_.

Croyons-en le pauvre Lambin, ami de Ramus. Il ne doutait nullement que
Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait
aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur.

Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde
regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de
plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au
cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui
a éclairé la France au mois d'août.»

Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur
auteur. Tous les bons en sont pleins de joie. Dieu nous la rende
durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.»

Enfin, ce mot touchant d'un vainqueur qui s'attriste presque, sentant
qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et
Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme
maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.»

Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il
avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du
Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours.
Tant que Ramus fut vivant et que dura la dispute, on allait chez
Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il se
trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur
son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre
homme mourut, et probablement de chagrin.



CHAPITRE XXVI

SUITE DU MASSACRE

Août, Septembre et Octobre 1572


Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant
dans Paris, y trouva une chose peu rassurante; le massacre continuait,
mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible
exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les
mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait
écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, _qu'il avait
assez eu à faire pour se garder dans son Louvre_, qu'il n'y avait rien
de rompu dans l'édit de pacification.

Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. _Vendetta_ pour
_vendetta_. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner
contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout
retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la
reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par les Guises,
puis les Guises par les Châtillons.

Henri de Guise, qui avait promis au roi de quitter Paris le dimanche
soir, ne bougea pas. Tout son parti le retint. Les deux mille qu'on
avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents
gentilshommes de Coligny et leurs domestiques. Tous ceux qui
directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la
ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché,
les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée
des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec
sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous
ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui
les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient
gens de commerce et d'industrie, comme on le voit sur une liste
nominale des morts (des principaux, des gens connus) que donne la
_Relation_: cordonniers, libraires, relieurs, chapeliers, tisserands,
épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers,
orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces
libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands
clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de
l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier,
et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que
l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents
de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs.

Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le massacre, il y
avait langueur pourtant, lassitude; l'affaire, le lundi, ne reprenait
pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer contre;
peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine dont
s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil très-beau,
très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation tardive qu'on
appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, il y avait une
aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une fleur! Y était-elle?
La chose n'est pas impossible. Mais peut-être aussi fut-elle attachée;
car on ne permit à personne de vérifier de près; pour garder l'arbre
de la foule, on l'environna de soldats qui tinrent le peuple à
distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout au moins il
l'entendit; car, de toutes les paroisses, de tous les couvents, dans
tous les clochers, les cloches se mirent en branle comme elles
auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. Cette
épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la grande
ville y versa comme une ivresse, un vertige de meurtre et de mort.
Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes populeuses des
Flandres, ces effets terribles des cloches; il n'y avait pas un
tisserand, quand _Rolandt_ sonnait à volée, qui ne saisît son couteau.

Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé,
en la faisant, reprenait l'affaire pour son compte. Le roi et Guise
déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait;
ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise,
c'était la justice de Dieu.

Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau et singulier
d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui se
connaissaient. On tua plus soigneusement, et les femmes, et les
enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles,
couper court aux futures vengeances. Il est singulier de voir combien
on tua de femmes enceintes; on leur fendait le ventre et on arrachait
l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y
mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût
ce malheur que ses enfants, ne voulant pas le quitter, se suspendaient
après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous
ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison
déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les
bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats,
et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un
nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix
ans. Un autre presque aussi petit, qu'un tueur emportait dans ses
bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui
peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et
le jeta.

Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par
les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de
pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les
sifflets.

Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le
faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un
pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous
l'arche d'un pont; la nuit, il court chez sa femme. Mais elle
n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été tué.

Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des
affaires. Les plaideurs tuaient leurs parties. Les candidats aux
charges les rendaient vacantes par la mort des occupants. Les
héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en
possession.

Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire
du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès
qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout
donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant,
l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que
Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est
poignardé.

L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu
les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa
maison. Pourquoi? Un historien en donne une raison, plus forte qu'on
ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais
caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.»

Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans
l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et
pointer deux couleuvrines sur Paris. Il se garda ainsi, et avec lui
quelques personnes, un enfant entre autres, qui avait le malheur
d'être un riche héritier. Sa soeur et son beau-frère étaient
désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La soeur donna ce
spectacle exécrable de venir aux portes de l'Arsenal prier et pleurer
pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, disait-elle.

Tout le monde sait l'aventure du jeune Cumont de la Force, qui montra
tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de
ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de
gens qui allaient et venaient, regardaient les enfants morts.
Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups,
si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais
l'enfant ne bougeait pas. Vers le soir enfin, il voit un homme qui
levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira
cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce
mot: «Je ne suis pas mort...--Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à
l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.»

Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés.
Henri prit pour sa part un homme, le fameux partisan d'Acier, chef
renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme
damnée. «Pour son corps, il donna son âme.»

Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi,
qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son
intime ami.

Sauf ce cas toutefois, les Guises, partout ailleurs impitoyables,
firent soigneusement tuer leurs ennemis personnels. Le catholique
Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de
Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté
de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut
réservé et porté à l'hôtel de Guise.

L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille au soir,
avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, autorisait
le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour salaire du
dimanche, le pillage d'un riche lapidaire, qui valait cent mille écus.
De moment en moment, des hommes considérables venaient lui demander
telle charge: «Elle est remplie.--Non, vacante. Le titulaire est
mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi étaient
là pour faire prix.

C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le
célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du
roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers,
il resta entre la vie et la mort; on venait toujours lui dire _qu'il
était attendu au Louvre_. Il se déroba de chez lui, frappa à trois
portes d'amis, mais il n'y avait plus d'amis. Il rentra chez lui pour
mourir. Il assembla sa famille, tous ses domestiques et servantes, et
leur fit paisiblement une instruction sur les psaumes. On revint, il
se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa
mort fit vaquer sa place. On put la demander au Louvre.

Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de
désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui
craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et
livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait
mieux prendre la chose sur lui, déclarer _que c'était lui qui avait
fait le massacre_, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé
Coligny.

Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir.

Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec
son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait
_Sainte-Geneviève_), marcher solennellement avec sa cour, parmi les
morts et les mourants, du Louvre au Palais de Justice, dire ce
mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.»

Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse
du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit
regnare.»

Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir
qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi.

Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un
huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé.
Le fou royal, regardant la foule de cet oeil oblique et loustic (que
donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si
c'était le dernier huguenot!»

Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI,
siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la
France n'avait été plus bas.

Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres
écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la
reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes
villes, elle donna à des _quidam_, à des aventuriers qui sollicitaient
ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les
gouverneurs et magistrats, avec ordre verbal _d'emprisonner_ les
protestants notables. On se disputait ces commissions lucratives, qui,
en réalité, constituaient ces drôles chefs de l'exécution et
dictateurs du pillage. Partout la chose commença par l'emprisonnement
et le massacre des prisons; puis la tuerie de maison en maison, le
pillage des boutiques. Les victimes furent partout des marchands et
des fabricants. Les listes nominales ne donnent point de
gentilshommes. Ils échappèrent apparemment.

Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante,
et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante
ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille,
mais qu'on exagère.

La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de
manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils
tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux
apothicaires.

La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était
comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des
premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle
la taxe fort dure qu'elle avait mise sur le drap et le vin.

Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la
tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en
chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora.

À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À
Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du
roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les
membres catholiques firent arrêter leurs confrères protestants. Les
étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se chargèrent du
massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume.

En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque
rien. Les gouverneurs, MM. de Gordes, de Tende, exigeaient des ordres
écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il
ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés,
leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient,
Gordes dit: «Montbrun vit encore.»

Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à
Rouen, où on versa beaucoup de sang.

Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre.
On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la
garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution.

Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas
une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là, dans les mois de
septembre et d'octobre.

À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris,
annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre,
et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un
homme de la cour gourmanda aussi leur lenteur. Le 3 octobre, les
jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à
laisser faire l'exécution.

On tua deux cent soixante-quatre personnes, et on ne se fût pas
arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au
Château-Trompette.

Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de
protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans
doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait.

Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était
un boucher, et lui demanda s'il en restait encore, de ces huguenots:
«J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai
autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien
respectée.

Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait
été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques
détestèrent la Saint-Barthélemy.

Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir,
disant qu'ils ne tuaient qu'en justice.

À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne
savaient tuer qu'en guerre.

Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de
Lyon, en poussaient des cris de douleur, invoquaient Dieu contre les
assassins.

Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par
l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet
acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause
de ceux de la Religion.»

Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible,
que s'était porté le catholicisme. Ils se désespéraient de voir
l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un fou
furieux qu'elle ne fut jadis par un idiot. Ils entreprirent de
replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le
demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à
salir les victimes, tirer de quelques protestants des aveux contre
l'amiral, un semblant de conspiration. On s'en procura deux, qu'on
attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna
quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable
vieillard qui avait servi le roi toute sa vie; l'autre, Cavagne,
intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de
Coligny.

On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa
grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait,
tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus,
longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là, son ferme
conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit
mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les
prenez, l'Angleterre va les prendre.»

En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre
l'Angleterre protestante), les meurtriers baissaient les yeux.
Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en
détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu.

Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit
trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour
elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à
l'ambassadeur Walsingham: «Le voilà, votre ami! voyez s'il aimait
l'Angleterre!--Madame, il a aimé la France.»

Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait
fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où
allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à
Dieu.

Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession
annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy.

Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant
des _aveux_ des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à
être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son
corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de
mise et d'attitude, sans oublier le cure-dent que le taciturne amiral
avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps
qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville
voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement
Charles IX regardait derrière un rideau.

Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur
protestant de l'_Estat de la France_, il y avait eu pèlerinage à
l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne
sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait
être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour
et la foule des bonnes gens de Paris.

On avait grand soin, dans ces temps, de mener les enfants aux
supplices des brigands, aux expositions de voleurs, pour les moraliser
et leur imprimer le souvenir de ces exemples salutaires. On conduisit
à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux catholiques, les
propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, sanglotait à
crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne de ce nom,
regarda d'un oeil ferme, voyant son père transfiguré comme il le sera
dans l'avenir.


FIN DU TOME ONZIÈME



TABLE DES MATIÈRES

                                                                Pages.

  PRÉFACE                                                            I


  CHAPITRE PREMIER

  HENRI II.--LA COUR ET LA FRANCE.--JARNAC. 1547                     9

    Esprit romanesque du temps                                       9

    Diane persécute la duchesse d'Étampes                           13


  CHAPITRE II

  LE COUP DE JARNAC. 10 juillet 1547                                21

    Le roi, la reine et Diane à Saint-Germain                       23

    Montmorency et Coligny                                          26

    Duel de Jarnac et la Châtaigneraie                              29


  CHAPITRE III

  DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES. 1547-1559                         36

    Anet et la Diane de Goujon                                      37

    Pourquoi Diane aimait Catherine                                 44

    La curée, les dévorants                                         46

    Les Guises et leurs quinze évêchés                              49


  CHAPITRE IV

  L'INTRIGUE ESPAGNOLE                                              55

    Les Jésuites sont un ordre espagnol                             56

    Combien l'Espagne est romanesque                                58

    Manuel pour faire des romans                                    61

    Matérialité et verbalité                                        64

    Charles-Quint cède à la réaction                                64


  CHAPITRE V

  LES MARTYRS                                                       74

    Moeurs réformées, élan musical                                  75

    Pendant quarante ans, les protestants se laissèrent brûler      77

    Lois épouvantables de Charles-Quint                             82

    Les amitiés des martyrs                                         86


  CHAPITRE VI

  L'ÉCOLE DES MARTYRS                                               89

    La mission de Calvin                                            90

    Esprit de Genève anticalviniste                                 93

    Génie légiste de Calvin                                         94

    La Genève de Calvin, les Psaumes                                98


  CHAPITRE VII

  POLITIQUE DES GUISES.--LA GUERRE.--METZ. 1548-1552               103

    Folie de leur politique                                        104

    L'aveuglement de Charles-Quint fait leur succès                107

    Ils surprennent les Trois-Évêchés et repoussent
      Charles-Quint (1552)                                         112


  CHAPITRE VIII

  RONSARD.--MARIE LA SANGLANTE.--SAINT-QUENTIN. 1553-1558          117

    Ronsard contre Rabelais                                        119

    Philippe II épouse Marie, humilie le pape                      121

    Henri II infidèle à Diane; elle l'occupe de guerre (1556)      127

    Défaite et siége de Saint-Quentin; Coligny (1558)              128


  CHAPITRE IX

  PERSÉCUTIONS.--MORT D'HENRI II. 1558-1559                        135

    Le chrétien peut-il résister à l'autorité?                     136

    L'Église de Paris (1555)                                       140

    Chants du Pré-aux-Clercs (mars)                                142

    Le prêche de la rue Saint-Jacques (4 septembre)                143

    Le roi précipite la paix (3, avril 1559)                       149

    Menace du roi. Sa mort (29 juin)                               154


  CHAPITRE X

  ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II. 1559-1560                   159

    Portraits des Guises, de Catherine, de Marie Stuart            160

    Le roi de Navarre trahit les protestants                       165

    Influence de l'Espagne en France                               168

    Le budget de Philippe II                                       169


  CHAPITRE XI

  TERRORISME DES GUISES.--LA RENAUDIE. 1560                        174

    Puissance du clergé sur le peuple                              175

    Esprit général de résistance (mars)                            178

    Les Châtillons et Condé persistent dans l'obéissance           184

    Mort de la Renaudie et supplices                               187


  CHAPITRE XII

  MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES. 1560                    193

    Catherine espionnée par Marie Stuart                           195

    Le chancelier de L'Hôpital                                     198

    Assemblée de Fontainebleau (21 août)                           200

    Navarre et Condé se livrent                                    203

    Mort de François II (3 décembre)                               205


  CHAPITRE XIII

  CHARLES IX.--LE TRIUMVIRAT.--POISSY ET PONTOISE. 1561            207

    États généraux d'Orléans (13 décembre 1560)                    208

    Le clergé s'adresse à l'Espagne (mai 1561)                     214

    Colloque de Poissy (septembre)                                 218

    Bataille du faubourg Saint-Marceau (27 septembre)              224


  CHAPITRE XIV

  INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE. 1562.                          232

    Leur conversion simulée au protestantisme                      236


  CHAPITRE XV

  MASSACRE DE VASSY. 1562, 1er mars                                240


  CHAPITRE XVI

  PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION, 1562-1563                           249

    Les Guises s'emparent du roi et de sa mère                     250

    Coligny refuse d'appeler l'étranger                            251

    Le parti de l'étranger                                         252

    La Saint-Barthélemy de 1562                                    260

    Bataille de Dreux (19 décembre 1562)                           265

    Guise assassiné (18 février 1563)                              271


  CHAPITRE XVII

  LA PAIX, ET POINT DE PAIX, 1563-1564                             274

    L'Espagne domine Catherine                                     275

    La balance était impossible                                    277

    Les protestants assassinés partout                             280


  CHAPITRE XVIII

  LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE. 1564-1567              284

    Entrevue de Bayonne (juin 1565)                                287

    Le duc d'Albe aux Pays-Bas (1567)                              288

    Coligny propose de s'emparer du roi                            289

    Le _Contr'un_ de la Boétie                                     289

    Bataille de Saint-Denis (10 novembre 1567)                     290


  CHAPITRE XIX

  SUITE.--CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 1568-1570             294

    Débâcle morale du vieux parti                                  295

    Henri d'Anjou, général à seize ans                             298

    Mort de Condé à Jarnac (13 mars 1569)                          302

    Montcontour (3 octobre)                                        304

    Coligny impose la paix (8 août 1570)                           307


  CHAPITRE XX

  CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II. 1570-1572                         309

    Catherine, tout italienne, n'aimait qu'Anjou                   312

    Jalousie de Charles IX                                         314

    Ses vers, sa violence, son amour                               316

    Il veut marier son frère en Angleterre (1570)                  317

    Il agit pour les Turcs                                         321


  CHAPITRE XXI

  COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY. 1572          324

    Situation de Coligny; sa tristesse, son isolement              327

    Devait-il venir à Paris?                                       334

    Incertitudes de Catherine                                      340

    Échec des protestants (9 juillet) et découragement du roi      341


  CHAPITRE XXII

  LES NOCES VERMEILLES. Août 1572                                  343

    Coligny devait rester à Paris                                  345

    Jalousie des Anglais et froideur d'Orange                      347

    Mariage de Navarre (18 août)                                   349

    Anjou, menacé par son frère, complote avec Guise               354


  CHAPITRE XXIII

  BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT.
    22-23 août 1572                                                358

    Coligny blessé essaye d'éclairer le roi                        362

    La reine et Gondi l'effrayent et obtiennent le massacre        365


  CHAPITRE XXIV

  MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE. 22-26 août 1572           372


  CHAPITRE XXV

  QUELLE PART PARIS PRIT AU MASSACRE. Août 1572                    385

    Douceur de quelques capitaines                                 388

    Le capitaine Charpentier fait tuer Ramus                       389


  CHAPITRE XXVI

  SUITE. Août, septembre, octobre 1572                             394

    Lundi 25 août. Guise à Paris malgré le roi                     395

    Massacre des marchands protestants                             396

    Mardi 26. Le roi se déclare auteur du massacre                 401

    La Saint-Barthélemy des provinces                              403

    Le Parlement condamne Coligny                                  405


PARIS.--IMPRIMERIE MODERNE, Barthier, directeur, rue J.-J.-Rousseau, 61.





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