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Title: L'Illustration, No. 0020, 15 Juillet 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0020, 15 Juillet 1843

L'ILLUSTRATION,

JOURNAL UNIVERSEL.

        Nº 20. Vol. I.--SAMEDI 15 JUILLET 1843.
        Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.


        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an,  32 fr.
        pour l'Étranger.    -     10        -     20        -    40



SOMMAIRE.

Samuel Hahnemann. _Portrait._--Courrier de Paris Saint-Cyr. A-propos
rétrospectif.--Concours aux Écoles spéciales. Séances solennelles
d'ouverture à l'Hôtel-de-Ville--La chapelle Saint-Ferdinand. _Portrait
du Duc d'Orléans, par Raffet; mort du duc d'Orléans; Char funèbre; Vue
extérieure et intérieure de Notre-Dame; Église de Dreux; Chapelle de
Sablonville._--Revue Algérienne. _Plan de la Zmala d'Abd-el-Kader;
Drapeaux pris avec la Zmala; Portrait du Marabout
Sidi-el-Aradj._--Martin Zurbano. _Vue de Barcelone et de la forteresse
de Montjouich; Insurrection à Barcelone._--Médaille Lesseps.
_Médaille._--Promenade sur les Fortifications de Paris. (Suite et fin.)
_Le Fort du Mont-Valérien, une Teaville; Plan de Vincennes._ Fête des
Environs de Paris. (Suite.) Le Bal de Sceaux, _Entrée du Bal de Sceaux,
Bal de Sceaux._--Fête communale de Douai. _Promenade de Gayan._
--Bulletin bibliographique.--Annonces, Modes. _Une gravure._--Amusements
des sciences.--Correspondance.--Rébus.



Samuel Hahnemann.

Le fondateur de la médecine homaeopathique, Samuel Hahnemann, est mort à
Paris le 2 juillet 1843, dans sa quatre vingt-huitième année. La
doctrine médicale qu'il a propagée et mise en pratique depuis plus de
cinquante ans, a pris assez d'importance dans ces derniers temps, pour
qu'une notice sur le système et son auteur ne paraisse pas dénuée de
tout intérêt. Né en 1735 à Meissen, petite ville de Saxe, Samuel
Hahnemann, distingué dès son enfance par son aptitude au travail, étudia
la médecine à Leipsick, à Vienne, et prit le grade de docteur à
l'université d'Erlangen. Ses principaux travaux eurent d'abord pour
objet la chimie et la minéralogie, sciences dans lesquelles il sut déjà
se faire un nom. On peut, en effet, rappeler encore aujourd'hui ses
recherches sur l'empoisonnement par l'arsenic, et les preuves
judiciaires pour le constater, de même que le mode de préparation trouvé
par lui, du _mercure soluble_, qui a conservé son nom. Il publia aussi
des traductions de l'anglais, du français et de l'italien, ainsi que
beaucoup d'articles dans les journaux scientifiques de l'Allemagne. En
traduisant, en 1790, la matière médicale de l'Anglais Cullen, il fut si
peu satisfait des hypothèses à l'aide desquelles on tentait d'expliquer
la puissance fébrifuge du _quinquina_, qu'il résolut, pour s'éclairer,
de faire avec ce médicament de essais sur lui-même. Le résultat de cette
expérience donna naissance à la doctrine homaeopathique.

Hahnemann observa que l'action du quinquina sur l'homme sain produisait
la fièvre intermittente, contre laquelle ce remède est employé avec le
plus de succès. Conduit par l'analogie à expérimenter avec d'autres
substances médicales, il annonça bientôt que les propriétés curatives de
tous les médicaments désignés sous le nom de spécifiques tenaient à la
faculté qu'ils avaient de produire sur l'homme sain des maux semblables
à ceux pour la guérison desquels on avait coutume de les employer.

Le fait proclamé par Hahnemann, qui basait sur une seule proposition
toute une théorie médicale, ne fut point admis à beaucoup près par tous
les médecins; mais les critiques à cet égard, bien que manquant pour la
plupart de gravité et d'urbanité, auraient paru sérieuses et modérées
comparées à celles que provoqua le mode d'emploi conseillé par Hahnemann
pour les remèdes homaeopathiques.

En considérant que le premier effet d'un médicament mis en usage d'après
sa doctrine devait entraîner une aggravation passagère de la maladie,
Hahnemann crut devoir s'imposer une extrême réserve pour la quantité des
doses à administrer. Il songea d'abord à mélanger les substances
médicinales avec une matière neutre, qui, en augmentant le volume, en
rendait la division plus facile. Mais ayant reconnu que la diminution de
la force active des remèdes n'était pas proportionnelle à la diminution
de la quantité (ce qu'il attribua à une augmentation d'énergie résultant
de l'acte de broyer les substances sèches ou de secouer les substances
liquides pour opérer le mélange des unes ou des autres), il arriva par
des réductions successives aux doses véritablement infinitésimales que
les médecins homaeopathes prescrivent aujourd'hui.

[Illustration: Samuel Hahnemann, décédé le 2 juillet 1843.]

Cette exiguïté des remèdes homaeopathiques a donné lieu à des
discussions où l'une des parties invoquait en sa faveur le raisonnement
et la science, tandis que l'autre prétendait s'appuyer sur des faits.

Sans pouvoir exprimer un avis sur cette question, qui n'est point de
notre ressort, nous remarquons seulement que le nombre des disciple
d'Hahnemann s'est beaucoup augmenté; en Allemagne, le savant Hufeland,
adversaire déclaré des petites doses d'Hahnemann, recommandait dans son
dernier ouvrage le principe [demi ligne illisible](1) de médicaments
spécifiques: en France, une partie des professeurs de l'École de
Médecine de Montpellier se sont déclarés sans réserve pour la doctrine
homaeopathique; enfin, dans toute l'Europe et dans l'Amérique du Nord,
nombre de médecins la pratiquent exclusivement.

      [Note 1: La médecine ordinaire a généralement pour devise:
      _Contraria contrariis sanantur_; celle de l'homaeopathie: _Similia
      similibus curantur._]

Sans admettre aveuglément tout ce que les partisans de l'homaeopathie en
racontent de merveilleux, on pourrait s'étonner aussi que tant d'hommes
instruits se fussent épris d'un système où tout serait erreur et
illusion. Le temps et l'expérience décideront sur tout cela.

Une longue vie exempte d'infirmités, en donnant à Hahnemann la faculté
de travailler avec persévérance au développement de sa doctrine, lui a
procuré l'avantage de pouvoir en contempler les progrès.

Ayant épousé en secondes noces, en 1835, à l'âge de quatre-vingts ans,
mademoiselle d'Hervily, qui n'en avait que vingt-huit, il se décida à
venir habiter le pays de sa femme; et depuis huit ans il exerçait la
médecine à Paris, quand la mort, qu'il a vue s'approcher avec le calme
que donne toujours une haute raison jointe à une grande pieté, a sonné
pour lui l'heure du repos.



Courrier de Paris.

Décidément l'été nous en veut et se plaît à nous jouer de mauvais tours.
Vous savez de quel mois de mai et de quel mois de juin il nous a
gratifié; pluie, vent, nuages sombres, voila ses aménités et ses
douceurs. Juillet, enfin, était venu chassant devant lui les froides
ondées et illuminant le ciel d'or, de pourpre et d'azur; juillet s'était
montre, pendant quatre ou cinq jours, vêtu à la légère et environné de
lumière et de soleil. Déjà Paris s'épanouissait, et, sortant de ses rues
et de ses barrières, courait se mettre à l'ombre dans les bois de
Saint-Germain et de Meudon: mais juillet se moquait de nous comme ses
deux frères aînés. Ce rayon de soleil n'était qu'un sourire ironique
qu'il nous jetait traîtreusement pour mieux nous attirer dans le piège,
un faux espoir, une vaine apparence; à peine, en effet, Paris avait-il
pris ses habits coquets et ses airs de fête, que juillet, riant sous
cape, l'éclaboussait des pieds à la tête: le matin Paris était sorti
verni et pimpant, le soir il rentrait mouillé jusqu'aux os ou crotté,
comme le poète Colletet, jusqu'à l'échine. Il faut en prendre son parti;
la vie bucolique sur les prés fleuris, à l'ombre des haies d'aubépine et
des tilleuls, est évidemment supprimée pour l'an de grâce 1843. Le
parapluie sera notre platane et notre charmille.

Avouons cependant que nous méritons un peu d'être ainsi menés par le
ciel, de bourrasque en bourrasque, du chaud au froid, du soleil à la
pluie. Savons-nous bien, en effet, nous-mêmes ce que nous voulons? Nous
arrive-t-il jamais d'être contents des présents que le baromètre nous
envoie? Si l'air est vif et piquant, nous soufflons dans nos doigts, et,
d'une mine maussade et transie, nous répétons en choeur: «Quel maudit
temps! quel horrible temps! je gèle!» L'astre du jour, comme disaient
les poètes de l'Empire, brille-t-il au firmament, ce n'est qu'un cri de
toutes parts:» Ah! mon Dieu! je n'en puis plus! je suis en nage!
j'étouffe!» Pendant ces premières ardeurs de juillet, qui ont à peine
duré huit jours si vous aviez vu Paris! semblable à un homme harassé, il
ne faisait ni un geste ni un pas sans se plaindre, sans gémir, sans
s'essuyer le front, implorant un peu d'air, de vent et de pluie, lui qui
la veille grommelait entre ses dents: «Peste soit de la pluie et du
vent!»

En vérité, le ciel a-t-il si grand tort de s'amuser de cette ville
fantasque, qui veut et ne veut plus, et de brouiller tellement, suivant
ses caprices, les couleurs et les mois, qu'elle ne puisse s'y
reconnaître?

Cette inconstance du ciel, ce mélange de pluie et de soleil n'empêchent
pas nos honorables de la Chambre de faire leurs bagages et de regagner le
chef-lieu ou la maison des champs; comment s'effraieraient-ils en effet
de ces variations de l'atmosphère et de ces volte-face? La politique est
faite à l'image de la saison, tantôt riante tantôt sombre; et les mêmes
bouches y soufflent, du jour au lendemain, le oui et le non, le froid et
le chaud!

Ainsi la session est close, ou peu s'en faut; si la Chambre haute
bataille encore sur quelques chiffres du budget, la Chambre des Députés
s'éparpille sur les grandes routes; on peut dire qu'elle est en ce
moment tirée à quatre chevaux et écartelée de l'est à l'ouest et du nord
au midi. Chacun regagne son canton et son clocher; c'est du vin du cru,
comme dit M. Dupin, qui retourne au tonneau.

La malle-poste et les Messageries Royales sont occupées, depuis huit
jours, à voiturer, vers les quatre points cardinaux, le gouvernement
représentatif. La droite légitimiste voyage dans le coupé, pour mieux
regarder à l'horizon si soeur Anne ne voit rien venir; la gauche
radicale se campe dans les régions plébéiennes de l'impériale et de la
rotonde; le centre se blottit et ronfle dans l'intérieur, avec la
satisfaction d'un gastronome bien repu. Pendant la nuit, tandis que tout
est ténèbres et silence, le postillon, au milieu des claquements de son
fouet, entend résonner à son oreille ces mots confus: Espagne, Thiers,
Guizot, sucres, vins, bestiaux, conseil d'État, croix, pensions,
présidence, chemins de fer, aux voix, à l'ordre, la clôture, primes,
recettes, profits, indépendance, corruption, ministère; c'est la Chambre
des Députés qui s'est endormie et qui a le cauchemar, chemin faisant;
cependant les aubergistes et les servantes assistent à un cours de
politique à l'heure des repas, tandis que les chevaux s'étonnent d'être
plus chargés que de coutume et plient sous le poids des consciences et
des estomacs budgétaires.

De leur côté, les ministres se préparent à rentrer leur bannière au
fourreau et à fermer leur arsenal. L'armée ministérielle a pris son
congé de semestre, et l'armée ennemie se retire dans ses foyers; pendant
ce temps d'armistice, les soldats se reposeront, pour la plupart, sous
le pommier natal; mais les chefs, les généraux, les Achilles et les Ajax
vont courir le monde pour se rafraîchir le sang et se purger de toute
humeur politique. Celui-là, retiré dans son château de Normandie,
méditera sur la misère du peuple et l'égalité des conditions; celui-ci
ira prendre les eaux du Mont-d'Or ou de Vichy, et se laver des ennuis et
des douleurs du pouvoir. Le ministère taillera sa vigne et arrosera ses
fleurs; l'opposition pêchera innocemment à la ligne. Juillet est le mois
où les partis désarment; août invite les plus guerroyants au repos;
septembre les trouve tous endormis sous la tonnelle, jusqu'au jour où
décembre, mois maussade et sombre, embouchant la trompette
parlementaire, les réveille en sursaut et leur met de nouveau la passion
au coeur et le verre d'eau sucrée à la main.

Le temps est venu, comme on voit, où tous les grands comédiens voyagent:
Duprez chante à Toulouse; mademoiselle Déjazet fredonne et frétille à
Bordeaux; Bouffe est dans le Nord; mademoiselle Rachel attelle le Midi à
son char; l'entrechat de mademoiselle Maria, après avoir sauté par
dessus les Alpes, fait le bonheur de Milan; il n'est pas jusqu'à M.
Alcide Tousez, du théâtre du Palais-Royal, qui ne soit impatiemment
attendu quelque part. Où ira M. Alcide Tousez? C'est encore un mystère;
j'ai frappé à toutes les chancelleries, et pas un ambassadeur n'a voulu
me dire son secret; on croit cependant que M. Alcide Tousez voudra bien
honorer de sa présence plusieurs grandes nations de l'Europe. Dans un
temps où le royaume des Pays-Bas s'agenouille aux pieds de mademoiselle
Eissler et lui sert de trottoir, tandis que Marseille enivrée cire le
brodequin de mademoiselle Rachel, Alcide Tousez ne croit pas devoir se
dérober plus longtemps à l'enthousiasme de l'univers. Déjà les arcs de
triomphe se dressent pour son passage, et les populations empressées,
hommes, femmes, enfants, vieillards, bivouaquent sur toutes les routes
par où l'on croit qu'il pourrait bien passer.

Puisque nous voici dans le monde des comédiens, n'en sortons pas sans
payer une dette de regrets à une excellente et honnête actrice que le
Gymnase vient de perdre subitement. Nous voulons parler de Julienne, la
dernière des duègnes, sans contredit, et la meilleure des tantes et des
grand'mères. Julienne est morte d'une attaque d'apoplexie; d'abord on a
cru la sauver: au bout de quelques heures tout était dit; cette pauvre
grand'maman si simple, si aimée du parterre, si ronde et si naïve, avait
chanté son dernier couplet! Le Gymnase est en deuil, et, avec le
Gymnase, les nièces, les neveux, les pupilles, qui ne retrouveront
jamais tant de naturel, de franchise et de bonhomie.

Il ne faut pas croire que Julienne a toujours été la Julienne que vous
avez vue affublée du bonnet rond de la vieille gouvernante, de la robe à
ramages de la grand'maman et des falbalas de la douairière. Pourquoi
Julienne n'aurait-elle pas eu ses vingt ans tout comme une autre? Elle
les a eu ses vingt ans, en effet, et c'était alors, dit-on, une vive
Dorine, une Lisette éveillée, une agaçante Marlon. Le premier chapitre
de la vie dramatique de Julienne commence ainsi, à l'emploi de
soubrette: Julienne porte le jupon court, le tablier et la cornette
mutine; elle a le pied leste, l'oreille au guet et l'oeil émerillonné;
ses poches sont pleines de billets au musc et l'ambre écrits par Valère
à Isabelle, ou échangés entre Araminte et Dorante. Que de bons tours
elle joue au vieil Orgon! Voyez-vous ce petit chevalier qui lui jette
une bourse et un baiser pour se frayer passage dans le boudoir de
Dorimène? Mais, gare! voici Frontin et Masearille, et L'Olive, et la
Branche, qui se mirent dans ses yeux et lui content fleurette. Lisette
leur tient tête, Marton n'est pas embarrassée de la réplique. Allons,
soubrette et valet, aux armes! Escrimez-vous d'estoc et de taille,
intrépides à l'attaque et fermes sur la riposte.

Julienne avait des dispositions si particulières, un goût si déterminé
pour ces duels avec Frontin, pour ces tendresses de Valère, pour ces
amours d'Isabelle, qu'elle y a dépensé toute sa jeunesse. Soubrette de
comédie, d'opéra-comique et de vaudeville, elle est restée soubrette
vive et accorte, aussi longtemps qu'on peut l'être. On n'accusera pas
cette bonne Julienne d'avoir été inconstante; avant son entrée au
Gymnase, elle avait beaucoup parcouru le monde, mais comme Joconde elle
n'avait pas changé: soubrette sans cesse et soubrette toujours, de
Nantes à Strasbourg, de Marseille à Lille, dans tous les coins de la
France.

Un jour, au Havre, Julienne récitait, suivant sa coutume, quelque scène
de Lisette ou de Dorine; peut-être se trouvait-elle aux prises avec
Tartufe:

         Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri!
         Vous serez trop heureuse avec un tel mari!

peut-être chantait-elle tout simplement le duo de Grétry:

        Dis! m'aimes-tu?--Ah! je t'adore.
        --Et toi, Marton?--Je te dévore.

A ce moment, Gontier vint à passer; Gontier, l'étoile, le soleil du
Gymnase; il vit Julienne, l'écouta, l'applaudit et en écrivit deux mots
à M. Scribe... Deux mots de Gontier, quel certificat! Sur une parole de
Napoléon, l'Europe prenait les armes; sur ces deux mots de Gontier, le
Gymnase marcha à la conquête de Julienne, attaqua le Havre et lui enleva
sa soubrette; le régiment de comédies-vaudevilles, dont Gontier était le
colonel, venait de se recruter d'une actrice pleine de verve et de
naturel; seulement les vingt ans étaient déjà loin, et la vive Marton,
jetant là le jupon court, devint tout à coup la grosse et bonne maman
Julienne que nous regrettons.

Un jour, quand le Gymnase, retiré sous sa tente, contera ses exploits à
ses petits-enfants et parlera de ses belles années, il citera, à moins
d'ingratitude, le nom de Julienne parmi les noms de ses serviteurs et de
ses compagnons les plus aimés, les plus fidèles et les plus applaudis.

On annonce aussi la mort de M. C..., dont les excentricités et l'avarice
sont devenues fameuses. C... était le rival et le frère jumeau
d'Harpagon. Possesseur d'une fortune immense, accumulant million sur
million, il poussait la ladrerie à sa perfection. Un de ses parents m'a
raconté de lui des traits qui méritent d'être précieusement conservés;
ce sont des matériaux qui pourront servir plus tard à quelque poète
comique pour compléter le portrait de l'Harpagon de Molière et de
l'Euclien de Plaute.

C... avait un fils. Tant que ce fils fut au maillot, C... supporta avec
une sorte de résignation les charges et les frais de sa paternité; une
fois cependant il eut une querelle terrible avec la nourrice, prétendant
qu'elle ne gagnait pas l'argent qu'on lui donnait et mettait la moitié
d'eau dans son lait. C... voulut un instant lui intenter un procès en
dommages et intérêts; il alla même chez le juge, qui lui dit: «Depuis
quand prenez-vous la mamelle des nourrices pour une cruche de
laitière?--Ah! monsieur, répliqua C... d'un air désespéré, vous avez
beau dire, mon fils ne tette pas pour trois sous de lait par jour et
j'en paie cinq! Je suis volé.»

Jusqu'à dix ans, l'enfant marcha pieds nus et à peu près vêtu du costume
de la nature. C... disait à ses amis, qui se plaignaient de voir le
pauvre diable tantôt brûlé par le soleil et tantôt grelottant de froid:
«Laissez donc! ça forme le caractère.» Au fait, le système d'éducation
de C... n'avait pour but que d'économiser les frais de cordonnier et de
tailleur.

A quinze ans il fallut le voir tant bien que mal. Ajoutez que notre
adolescent ne se contentait plus de sucre d'orge, de pain d'épices et de
croquets; son appétit se manifesta d'une façon dévorante. C... s'en
alarma; pendant quelque temps il lui rogna les vivres et lui disputa les
morceaux. Mais C... perdait toujours quelque chose à cette bataille;
aussi regrettait-il de n'avoir pas mis au monde un fils qui put vivre
sans manger. Puisque enfin le mal était fait, il songea du moins à le
réparer de son mieux, et imagina le moyen que voici de ne plus nourrir
ce fils affamé. Un matin, C... se présenta chez le procureur du roi,
gémissant, la larme à l'oeil, et demandant, au nom de la loi, aide et
protection contre son garnement. Notez que c'était le jeune homme le
plus doux et le plus innocent du monde. «Que lui reprochez-vous donc? lui
dit le magistrat. C.... se mit alors à défiler un chapelet interminable
de griefs et de méfaits. Jamais père, à l'entendre, n'avait été plus mal
partagé et plus malheureux. Il fit si bien, qu'il obtint la détention de
son fils dans une maison de surveillance; satisfaction, comme on sait,
que le code accorde aux parents prévoyants. Je vous laisse à juger de la
joie de C...! Harpagon avait enfin trouvé le moyen qu'il cherchait
d'avoir gratis un fils, le gouvernement payant son loyer et sa
nourriture. C... méditait de placer sa femme dans la même pension,
lorsque l'autorité fut avertie du tour que C... lui avait joué, et remit
le fils à la charge du père. «Diable, s'écria le millionnaire en
apprenant la nouvelle, ça va me gêner; je comptais encore pour deux ou
trois ans sur cette économie!»

Le domestique de C... avait servi dans le 32e régiment de ligne. Un jour
entrant dans la chambre de son maître, il lui trouve un air de
méditation profonde. «Jean, dit tout à coup notre homme en s'éveillant
comme d'un songe; Jean, tu as été dix ans soldat?--Oui, monsieur.--Eh
bien! combien avais-tu de pave?--Cinq sous par jour, monsieur, et un sou
de retenue.--Et ta nourriture?--Un pain de munition.--Comment te
trouvais-tu de ce régime?--Mais, monsieur, pas trop mal.--Ta santé
était-elle bonne?--Très bonne, monsieur.--Eh bien! Jean, mon ami,
puisque tu as vécu pendant dix ans avec du pain de munition, quatre sous
d'appointements, et que tu t'en es bien trouvé, à dater d'aujourd'hui je
te donnerai la même nourriture et le même salaire. J'avais eu tort de
changer tes habitudes; pardonne-moi! ça aurait pu te faire mal.»

Une autre fois, C... sonne Jean pour le charger d'une commission. Jean
arrive clopin-clopant; dans son empressement, il s'était heurté à
l'escalier et avait fait une horrible chute: «Tu vas aller au faubourg
du Roule, lui dit C.....

--Ah! monsieur, vous voyez, je suis éclopé et ne puis faire un
pas.--Soit; j'irai à ta place, mais tu me prêteras tes
souliers.--Pourquoi cela, monsieur?--Pourquoi cela, drôle? Puisque je
vais où tu devais aller, il est juste que j'use tes semelles et non les
miennes. Et C..., ôtant ses pantoufles, se chaussa comme il le disait,
aux dépens du pauvre diable.

Feu le célèbre docteur Double était son médecin ordinaire; en sa qualité
d'ancien camarade de collège de C..... et connaissant surtout ses goûts
économiques, il se gardait bien de lui présenter jamais un mémoire:
aussi C.... l'avait-il choisi de préférence à tous les autres; médecins.
Il y a deux ans, C..... se sentant malade, le docteur lui prescrit les
eaux d'Aix. C.... recule le plus qu'il peut devant cette grande
entreprise; mais il s'agit de sa santé et peut-être de sa vie, et mon
avare se décide à quelques sacrifices. Le voici donc en route; vous dire
les roueries qu'il emploie, chemin faisant, pour tromper les aubergistes
et escamoter le pourboire des postillons et des servantes, je ne
saurais. Le jour de son arrivée à Aix, il s'acheminait tristement vers
l'établissement des bains, l'oeil morne et la tête baissée, supputant
avec douleur ce qu'une douche pourrait lui coûter. Tout en rêvant à sa
misère, notre homme arrive sur les bords du lac qui étale, dans la
vallée d'Aix, ses eaux froides et limpides; soudain une idée le saisit;
il s'approche du bord, s'arrête, se déshabille et se jette dans
l'eau.--Eh! monsieur, que faites-vous donc? lui crie Jean.--Double m'a
dit de prendre les eaux d'Aix, répond C... grelottant de froid;
celles-ci ou celles-là, n'est-ce pas la même chose? «Il continua pendant
huit jours la même opération, et revint à Paris. «Tu aurais tout aussi
bien fait de te baigner sous le pont d'Austerlitz,» lui dit le docteur
Double en riant.

C.... avait une chaise de poste, comme Harpagon son carrosse, son maître
Jacques et des chevaux; C... partait un jour pour sa maison de campagne,
située dans le département de la Côte-d'Or. Il avait pris avec lui sa
nièce, qui devait passer quelques semaines à Saint-A.... A peine la
voiture avait-elle franchi la barrière de Charenton, que C....., se
retournant du côté de la jeune femme: «Ma chère enfant, il faut que nous
réglions notre petit compte ensemble.

--Que voulez-vous dire, mon oncle?--Écoute bien; si tu n'étais pas venue
dans ma voiture, tu aurais pris le coupé de la diligence; pour aller
jusqu'à Saint-A.... c'est soixante-dix francs qu'il t'en aurait coûté;
tu vas m'en donner trente-cinq, et tout sera dit: je te tiens quitte du
reste.--Et la nièce fut obligée de payer.

Voici une recette que C.....avait inventée pour se nourrir à bon marché:
il entrait chez un restaurateur, s'attablait et demandait un potage; le
potage servi, C.... en mangeait la moitié, puis, frappant avec violence
sur la table:--Garçon! s'écriait-il. A ce grand éclat le garçon
d'accourir: «C'est horrible, ajoutait C....; ce potage n'est pas
mangeable! Quelle gargote!» Et il se levait brusquement, prenait sa
canne, son chapeau et sortait d'un air furieux. Un peu plus loin, chez
le restaurateur voisin, c'était le vin qu'il trouvait détestable, après
en avoir bu deux ou trois gorgées; puis le bifteck chez celui-ci, et le
poisson chez celui-là; C... allait ainsi de cuisine en cuisine, et
finissait, à force de prendre un morceau ici et là une bouchée, par se
faire un dîner complet sans avoir besoin de payer la carte.

C....., au moment de rendre le dernier soupir, a trouvé un reste de
force pour se mettre sur son séant et éteindre une bougie allumée, que
la garde-malade avait oubliée sur la table de nuit: «Ces gens-là brûlent
la chandelle à deux bouts, murmura-t-il d'une voix affaiblie; ils
finiront par me mettre sur la paille.» C..... laisse un héritage de six
millions.

Les nouvelles de Vienne retentissent des bravos obtenus par madame
Pauline Viardot-Garcia: partout des couronnes et 'partout des vivat!
C'est une ovation méritée et complète. Madame Pauline Viardot a dû
partir pour Prague, où les mêmes succès l'attendent.



Saint-Cyr.

A-PROPOS RÉTROSPECTIF.

Le Théâtre-Français annonce pour la semaine prochaine une comédie
nouvelle intitulée: _Les Demoiselles de Saint-Cyr_, et le nom seul de
l'auteur suffirait pour éveiller l'attention publique. M. Alexandre Dumas
est peut-être celui de nos auteurs dramatiques qui, à l'apparition d'une
de ses oeuvres, excite le plus la curiosité, et cela, non par l'appât de
nouveaux arguments littéraires fournis à l'une ou à l'autre des deux
écoles, mais simplement parce que l'on est presque sûr de rencontrer
toujours, au moins dans quelques scènes, des passions ou des feux
d'artifice d'esprit.

Quoique à propos de cet ouvrage, nous nous proposions de dire quelques
mots sur les lieux ou doit se passer la scène et sur quelques-uns des
personnages, il faut reconnaître tout d'abord que l'auteur est
nécessairement forcé de s'éloigner de la vérité historique; s'il avait
voulu la suivre dans les détails de l'établissement de Saint Cyr, nous
n'aurions certainement pas eu un premier acte aussi gai, aussi fou que
celui qu'on nous promet.

Une femme qu'au théâtre il faudrait bien se garder de peindre autrement
que sèche, froide et impassible, parce que ce n'est pas au théâtre qu'on
redresse les préjugés, madame de Maintenon, qui nous apparaît tout autre
quand on l'étudie dans sa correspondance, était devenue le point de mire
de tous les solliciteurs; c'était chez elle que pleuvaient tous le,
placets, et surtout ceux de la noblesse ruinée par la guerre, le
désordre ou l'insouciance, qui avaient à réclamer des secours pour de
jeunes filles sans dot et sans appui A la sympathie naturelle qu'un tel
malheur devait rencontrer chez la veuve de Scarron, se joignait aussi un
penchant à l'éducation, et sans doute le souvenir des premières
fonctions auxquelles elle avait dû l'avantage d'être connue du roi et
l'occasion de s'élever. Elle avait donc formé déjà le projet d'un
établissement en faveur des jeunes filles de condition sans fortune,
lorsque le hasard lui offrit une ursuline, madame de Brinon, qui, forcée
de quitter un couvent endetté, remplissait dans le monde le voeu
d'instruction qu'elle avait fait en rassemblant les domestiques, les
enfants du château de Montchevreuil, où elle s'était réfugiée. En 1682,
madame de Maintenon réunit à Rueil, sous la direction de madame de
Brinon, une soixantaine de jeunes personnes qu'elle entretenait dans
divers établissements; bientôt le nombre des pensionnaires s'accrut, et
madame de Maintenon, qui prenait grand goût à cet oeuvre et la visitait
tous les jours, voulut la rapprocher d'elle; elle obtint du roi la
maison de Noisy, qui se trouvait enfermée dans le parc de Versailles. Là
commence toute l'organisation d'un grand établissement formé avec une
libéralité qu'on regrette de voir disparaître plus tard. A Noisy, les
filles de bourgeois étaient admises comme les _demoiselles_ et même près
du château était une maison où, sous le nom de _filles bleues_, étaient
élevés les enfants des paysans habitant les domaines de la fondatrice.

Noisy fut bientôt le sujet de toutes les conversations à la cour; on
voulut y faire visite; les demandes d'admission se multiplièrent; il
fallut que la munificence du roi vint en aide à la charité de madame de
Maintenon; on résolut d'établir une maison qui contint 250 élèves, 30
professes et 21 converses. L'architecte Mansard choisit l'emplacement de
Saint-Cyr, à proximité de Versailles. Le 1er mai 1685 commencèrent les
travaux; l'ardeur de voir réaliser les projets formés était telle que
les ouvriers ordinaires ne parurent pas suffire: on y employa des
troupes campées à Versailles, et 2,000 travailleurs élevèrent les
bâtiments avec une telle précipitation, que plus tard, on fut obligé de
faire de grandes et nombreuses réparations.

L'édit d'érection fut enregistre au Parlement, le 18 juin 1686; il fut
pourvu à la dotation de la maison; on interdit à la communauté toute
faculté d'acquérir; s'il y avait des épargnes, elles devaient être
employées à doter les élèves qui voudraient se marier; à défaut
d'épargnes, le trésor royal fournirait à cette dépense. Rien de plus
prévoyant, de plus paternel que les règlements et constitutions des
_Dames de Saint-Louis_, auxquels madame de Maintenon donna tous ses
soins et toute son étude; mais, hélas! on ne put plus être admis qu'en
faisant preuve de quatre degrés de noblesse.

Madame de Brinon fut nommée supérieure; mais la renommée de la maison,
les bénédictions données partout à cette fondation, troublèrent la tête
de la pauvre dame, qui, par sa vanité, compromit un moment
rétablissement, et fut destituée en 1688. Le chagrin de cette erreur
dans un premier choix ne ralentit en rien le zèle de madame de
Maintenon; pendant toute sa vie on la vit présider à tous les exercices,
faire elle-même des classes, surveiller même les offices, et encourager
par son exemple les soeurs converses. Un jour qu'elle sortait d'une
cuisine pour aller à une grande cérémonie: _Vous ne sentirez pas le
musc_, lui dit-on. Oui, répondit-elle; _mais qui croira que c'est moi?_
Les pensionnaires de Saint-Cyr devinrent la famille de madame de
Maintenon, qui écrivait à la supérieure: _Quand me verrai-je à cette
grande table, où, environnée de toutes mes filles, je me trouve plus à
mon aise qu'au banquet royal!_

Madame de Maintenon, effrayée sans doute de l'orgueil qui avait perdu
madame de Brinon et qui avait pénétré plus loin qu'elle dans la maison,
voulut combattre en toute occasion ce vice chez ses élèves: _Mes
enfants_, leur disait-elle, _ne soyez pas glorieuses; je le suis assez
pour tous_. Un jour qu'elle se plaignait encore et insistait sur la
nécessité de ne pas faire de rhétoriciennes: _Soyez tranquille, madame_,
lui dit une maîtresse de classe, _nos rubans jaunes_ (la grande classe)
_n'ont pas le sens commun._

Madame de Maintenon ne tarda pas sans doute à se rassurer, puisqu'elle
permit et approuva bientôt qu'on apprit et jouât des dialogues moraux
d'abord, puis des pièces de vers, et enfin des tragédies. Les succès des
pensionnaires recommencèrent encore à l'effrayer, car elle écrivit à
Racine: «Nos petites filles viennent dc jouer votre _Andromaque_, et
l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre
de vos pièces.» C'est pour échapper à cet arrêt que Racine composa
_Esther_, qui fut jouée par les élèves de Saint-Cyr, le 8 février 11689.
Le succès fut prodigieux; il n'y avait que deux cents places dans la
salle, et de toutes parts venaient des demandes pour assister à ce
spectacle: hauts personnages, pieuses dévotes, ministres, évêques, tous
briguaient l'honneur d'une invitation; le roi faisait une liste, et se
tenant à sa porte, la feuille à la main, la canne levée, comme pour
former une barrière, il y restait jusqu'à ce que toutes les personnes
inscrites fussent entrées. Malgré la piété du sujet, il paraît que les
actrices attiraient bien des regards profanes, et beaucoup des passions
citées plus tard dans cette cour, qui renonçait difficilement à être
galante, datèrent des représentations d'_Esther_.

C'est là sans doute ce qui servit de prétexte à la calomnie qui plus
d'une fois, présenta Saint-Cyr comme un sérail de Louis XIV; mais la
conduite constante de madame de Maintenon et la sévérité des,
règlements, qui augmenta encore lorsqu'en 1691 on exigea que toutes les
dames fissent des voeux, ont donné à tout jamais un hardi démenti à ces
infâmes accusations.

Le couvent subsista jusqu'en 1793; plus tard on y transféra l'école
militaire qui avait été établie, en 1802, à Fontainebleau.

L'action des _Demoiselles de Saint-Cyr_, que va nous offrir la Comédie
Française, se passe, dit-on, en 1701 Le sujet est tout d'imagination;
cependant, parmi les, personnages créés par l'auteur, paraît une figure
historique, celle du duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, qui vient
d'être appelé au trône d'Espagne. Le duc d'Anjou est bien jeune, et M.
Alexandre Dumas n'aura pu, nous l'espérons presque, se résigner à lui
donner le caractère fâcheux que peint le duc de Saint Simon; ce n'est
pas sous ces formes roides et silencieuses qu'un jeune prince peut se
produire au théâtre; et si dans une pièce qui ne vise à aucune
prétention historique, M. Dumas a fait une infidélité à l'histoire, il
trouvera dans les plus beaux succès des dernières années plus d'une
heureuse excuse.



Concours aux Écoles spéciales.

SÉANCES SOLENNELLES D'OUVERTURE A L'HOTEL.-DE-VILLE.

Dans quelques jours, les séances solennelles d'ouverture des concours
pour les écoles spéciales vont être terminées. Ces séances, bien que
publiques, attirent peu d'autres spectateurs que les professeurs et les
élèves; cependant, c'est un spectacle qui ne manque pas d'intérêt. Cette
jeunesse studieuse qui se presse dans la salle d'apparat du vieil
hôtel-de-ville parisien, ces épaulettes, ces habits brodés qui brillent
devant le bureau on l'on voit aussi le costume modeste des savants
examinateurs, tout attire l'attention: car c'est là que va se décider
l'avenir de bien des familles. Dans ces séances préparatoires on tire au
sort le nom des concurrents, et l'ordre que le hasard leur donne, leur
indique celui dans lequel ils se présenteront au concours. C'est un
grave moment, et bien des coeurs battent: dans cette lutte qui va ouvrir
ou fermer une carrière, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus.--Or,
il a fallu déjà bien du temps et bien de fortes études pour oser
affronter l'honneur de concourir, et même d'échouer dans cette lice
devenue si difficile.

C'est un honneur brigué maintenant par l'élite de la jeunesse française.
Dans ce millier de noms jetés tous les ans dans l'urne, on retrouve les
noms les plus distingués dans la noblesse, les sciences, l'armée, les
finances, le barreau; on dirait que chaque famille veut avoir son
représentant aux Écoles spéciales.--Aussi avons nous cru faire plaisir à
ceux de nos lecteurs qui ne pourront assister à ces séances, en leur
donnant quelques détails sur le concours de cette année, ou va se
décider l'avenir de leurs amis, de leurs parents, de leurs frères ou de
leurs fils.

Les Écoles spéciales, dont les examens commencent ou vont commencer,
sont les Écoles Polytechnique, Forestière, Navale et de Saint-Cyr. La
séance d'ouverture pour l'École Navale a eu lieu le 5 juillet; celle des
autres Écoles est remise au 20 de ce mois. C'est Paris qui ouvre la
lice. Les autres villes qui sont centres d'examen ne commenceront leurs
séances que plus lard.

Les concours seront sans doute brillants cette année: on peut le
présumer d'après le nombre des athlètes qui se présentent pour la lutte.
Ce nombre augmente chaque année dans une progression telle qu'on ne
saurait prévoir où elle s'arrêtera. C'est l'indice que l'étude des
sciences exactes est cultivée avec une ardeur croissante dans les
collèges royaux et les institutions de Paris. Un simple rapprochement de
chiffres suffira pour le prouver..

En 1839, le nombre des candidats pour l'École Polytechnique, inscrits à
Paris, fut de                     112
En 1840, il n'atteignit que       123
En 1841, il fut de                148
En 1842, il s'éleva jusqu'à       389
En 1843, il a dépassé             470

Il a donc presque quadruplé en quatre ans.

Pour l'École de Saint-Cyr, il a positivement quadruplé. En 1839, le
nombre des candidats inscrits à Paris était de  62
En 1840, de                                     75
En 1841 (1er concours en février, motivé par les événements de 180),
de                                             196
En 1841 (2e concours normal, en juillet), de   199
En 1842, de                                    261
En 1843, de                                    300

Pour l'École Navale la progression est la même.

En 1839, le nombre des candidats inscrits à Paris était de 41
En 1843, il est de                                        140

Les collèges Saint-Louis, Louis-le-Grand, Charlemagne sont toujours ceux
qui fournissent le plus de candidats. L'aristocratique, le léger et
spirituel Bourbon y compte à peine quelques représentants: la
Chaussée-d'Antin se charge d'alimenter l'École de Droit. Parmi les
institutions particulières, l'institution Sainte-Barbe, MM. Barbet,
Parchappe, Debains, Loriol, envoient les plus nombreuses phalanges.

Sans doute on ne peut que se féliciter pour la force des études de cette
concurrence, qui pousse tant de jeunes gens sur le seuil des Écoles du
gouvernement. Mais n'y aurait-il pas un regret de voir s'encombrer ainsi
la carrière qui offre en perspective les emplois salariés par l'État, et
n'y aurait-il pas un danger dans le désappointement des concurrents
malheureux dont l'avenir doit changer après de si dignes études
spéciales?--Or il faut s'attendre que le nombre en soit grand; si les
concurrents se multiplient, les places ne se multiplient pas dans la
même proportion.--Il faut donc le répéter: Il y aura beaucoup d'appelés,
mais peu d'élus.



La Chapelle Saint-Ferdinand, à Sablonville

ANNIVERSAIRE DU 13 JUILLET.

[Illustration.]

[Illustration.]

Paris se rappelle encore la commotion produite, l'an dernier, par cette
nouvelle inattendue: «Le duc d'Orléans n'est plus!» On sut la mort en
même temps que l'accident, tant ce coup de foudre avait été rapide. Les
partis furent unanimes dans leur sympathie; on se redit avec amertume
cette mort d'un prince dans une arrière-boutique, cette mort d'un
capitaine oin du champ de bataille, ce brancard sanglant porté par des
sous-officiers de l'armée d'Afrique, et la famille royale, des maréchaux
de France, des ministres, suivant à pied le corps d'un fils, d'un
compagnon d'armes, d'un héritier plein d'avenir.

[Illustration.]

[Illustration.]

[Illustration.]

Tous les détails des funérailles, après une année d'intervalle, sont
encore présents à la mémoire. Nous voyons l'immense cathédrale voilée de
noir; le catafalque dressé entre les deux nefs latérales sous un
baldaquin de velours doublé d'hermine; les cinq cents cierges
flamboyants; les cariatides argentées, et la foule se succédant pendant
quatre jours entiers, pour venir dire au prince royal un dernier adieu.
La duchesse douairière d'Orléans avait fait construire, au château de
Dreux, sur l'emplacement de l'église collégiale, une chapelle sépulcrale
pour les princes des maisons de Toulouse et du Maine. C'est là que le
duc d'Orléans repose, à côté de la princesse Marie, sa soeur. C'est là
aussi qu'un service funèbre a été célébré, le 13, en présence de sa
veuve et de ses parents désolés; mais, quoique son cercueil eût été
placé dans les caveaux de Dreux, la reine a voulu qu'un monument
consacrât le lieu où il a rendu le dernier soupir. La maison de M.
Cordier a été achetée par la liste civile pour la Minime de 110,000
francs; elle a été démolie, et, il y a six mois, M. Fontaine et M.
Lefranc, architectes-inspecteurs, ont jeté les fondements d'une chapelle
qui vient d'être inaugurée le 11 juillet.

Cette cérémonie s'est accomplie sans éclat; Pares n'y a pas été convié;
la douleur de la famille royale n'a pas voulu de nombreux témoins. Le
roi, la reine, la duchesse d'Orléans, le duc et la duchesse de Nemours,
madame Adélaïde, les ducs d'Aumale et de Montpellier, ont assisté à la
bénédiction donnée par l'archevêque de Paris. Les seules personnes
admises à célébrer avec eux le fatal anniversaire, ont été les
ministres, les maréchaux Gérard et Sébastiani, le comte de Montalivet,
les généraux Aupick, Marbot et Baudrand, les présidents des deux
Chambres. M. Bertin de Veaux, officier d'ordonnance de S. A. R., le duc
d'Elchingen, aide-de-camp du prince, les aides-de-camp, officiers et
écuyers de la maison militaire du roi, M. de Boismilon, secrétaire des
commandements, les membres du conseil de l'instruction publique, et
quelques autres dignitaires, dont la plupart avaient été présents à la
catastrophe du 13 juillet.

L'édifice, formant une croix grecque, s'élève au milieu d'un enclos
planté d'arbres. Il est d'un style byzantin, mitigé par quelques détails
d'architecture antique; une croix en pierre domine le point
d'intersection des nefs. Le bras droit est occupé par une chapelle
dédiée à saint Ferdinand, le bras gauche par un cénotaphe et le choeur
par l'autel de Notre-Dame-de-Compassion, dont la statue décore une niche
extérieure pratiquée dans l'abside. Les trois portails s'arrondissent à
plein cintre, et sont ornés de rosaces, où sont peintes la Foi, la
Charité et l'Espérance.. Dix fenêtres cintrées, qui répandent dans
l'enceinte un jour mystérieux, sont enrichies de vitraux fabriqués à la
manufacture de Sèvres, d'après les compositions de M. Ingres. Ils
représentent saint Philippe, Saint Louis, Saint Robert, saint Charles
Borromée, saint Antoine de Padoue. Sainte Rosalie, saint Clément
d'Alexandrie, sainte Amélie, saint Ferdinand, sainte Hélène, saint
Henri, saint François, sainte Adélaïde et saint Raphaël.

[Illustration: Église de Dreux.]

[Illustration: Chapelle Saint-Ferdinand, à Sablonville, inaugurée le 11
juillet.]

La sacristie est derrière le choeur, en dehors de la croix. Devant le
portail principal, on a réservé un hémicycle à la circulation des
voitures; en face sont les salles destinées au service, de l'église et
le logement du desservant.

Le cénotaphe élevé au duc d'Orléans a été exécuté dans les ateliers du
Louvre, par M. Triquetti, d'après les dessins de M. Ary Scheffer. Un
piédestal de marbre noir porte la figure du prince, étendu sur un
matelas, et revêtu du costume d'officier-général; sur un socle qui forme
le prolongement du piédestal, à droite, est un ange en prière, l'une des
dernières oeuvres de la princesse Marie. Qui eût dit à cette royale
artiste, si prématurément moissonnée, que son frère lui survivrait si
peu de temps, et qu'elle travaillait à lui compléter un mausolée?

Les deux statues sont en marbre blanc de Carrare. Un enfoncement
semi-circulaire, ménagé dans le piédestal, renferme un bas-relief d'un
beau caractère; la France, sous la forme d'un ange, étreint du bras
gauche une urne qu'elle arrose de larmes, et tient de la main droite un
drapeau tricolore renversé.

[Illustration: deco.]



Revue algérienne.

PLAN FIGURATIF ET DESCRIPTION DE LA ZMALA.--ARRIVÉE DES PRISONNIERS À
ALGER.--RENVOI DES UNS À ORAN ET DES AUTRES EN FRANCE,--PORTRAIT DE
MARABOUT SIDI-EL ARADJ--DRAPEAUX DE LA ZMALA DÉPOSÉS AUX INVALIDES.

[Illustration.]

Nous avons fait connaître le hardi coup de main qui a dispersé la zmala
d'Abd-el-Kader (V. l'_Illustration_, n° 16, page 253). Aujourd'hui, des
renseignements recueillis en grande partie par le directeur des affaires
arabes à Alger nous permettent de donner, avec le plan figuratif de la
zmala, quelques détails sur son origine, sa composition, sa manière de
vivre, ses moyens d'accroissement.

Une loi générale présidait à la formation de tous les campements
d'Abd-el-Kader, loi en quelque sorte organique, à laquelle il n'a jamais
été dérogé: c'était de placer, autour de la tente de l'émir, toutes les
tribus dans la même orientation que celle de leur territoire par rapport
à Mascara, son ancienne capitale et centre de son autorité. Cet ordre
avait été scrupuleusement observé dans l'organisation de la zmala, qui
n'était autre chose qu'un grand campement militaire, avec infanterie,
artillerie, mais avec accompagnement de vieillards de femmes et
d'enfants.

Abd-el-Kader avait vu, de retraite en retraite, tous ses établissements
militaires, Jughar, Thaza, Saida, Tafreoua, Tagdemt, successivement
envahis et détruits par nos soldats. Pressé entre le Désert et nos
colonnes, il comprit que pour sauver les plus précieux débris de sa
puissance, il ne lui restait plus qu'à les rendre aussi mobiles que les
tribus elles-mêmes, et à dérober à nos armes, par la fuite, ce qu'il ne
pouvait leur disputer par le combat. Il organisa donc la zmala: il y
rassembla tout ce qu'il tenait à conserver: sa famille, celle de ses
principaux lieutenants, son trésor; il la plaça sous la garde de ses
plus braves et de ses plus fidèles partisans, et l'envoya sur les
limites du désert, ou, en cas d'approche de l'ennemi, elle trouvait
toujours un asile assuré.

Le campement de cette population nomade était presque constamment le
même, sans avoir toutefois la forme régulière que le compas lui a donnée
dans le plan figuratif que nous publions, et que ne comportaient pas les
accidents inévitables du terrain. Ainsi, quand la zmala a été enlevée et
surprise le 16 mai 1843, la tête du campement était près de la source
Ain de Taguin, tandis que le reste des tribus se développait en forme
d'éventail, ou plutôt de patte d'oie, dans une vallée d'une étendue de
douze à seize kilomètres.

La zmala se divisait, sinon, en quatre enceintes, du moins en quatre
groupes principaux.

Le premier groupe renfermait les douars (cercles de tentes) et les
familles de l'émir; de son beau-frère, Mustapha-ben-Thami, ex-khalifah
de Mascara; de Bouheli-kha, ex-kaïd des Shama; de Miloud-ben-Arrach,
ex-agha du cherk est, son ancien envoyé à Paris et son conseiller
intime, et de Bel-Khérouby, son premier secrétaire.

Le deuxième groupe était formé par les douars et les familles de
Mohammed-ben-Allal-ben-Embarch, ex-khalifah de Milianah, de
Ben-Jahia-el-Djenn, agha de la cavalerie régulière; de Hadj-el-Habib,
ex-consul à Oran pendant la paix ainsi que des chaoucks (gardes attachés
particulièrement à la personne des chefs).

Dans le troisième groupe se trouvaient exclusivement les Hachem-Cheraga
(de l'est) et Gharaba (de l'ouest), qui, peu nombreux dans les premiers
temps, s'étaient considérablement accrus au moment de la prise de la
zmala, parce que l'émir venait de les enlever à peu près tous dans la
plaine d'Eghris. Le quatrième, groupe, plus ou moins rapproché des
autres, suivant les difficultés du terrain, l'eau, les bois ou les
pâturages, réunissait les tribus du Désert qui s'étaient attachées à la
fortune de l'émir. Ces tribus n'étaient véritablement maintenues que par
la volonté des chefs les plus influents, attirés pour la plupart
eux-mêmes par l'appât du pillage, des cadeaux, de l'argent, et
quelques-uns par le mobile de la religion.

Enfin, entre le troisième et le quatrième groupe, une place était
assignée au petit camp de si-Kaddour-ben-Abd-el-Baki, khalifah du
Désert, parce que les tribus placées sous son commandement étaient
toujours les plus avancées.

L'organisation même de la zmala ne permettait pas, comme on le voit,
d'arriver jusqu'à la tente d'Abd el-Kader sans être découvert et arrêté.
Il n'était pas plus facile de fuir avec sa famille et ses biens, une
fois qu'on avait été incorporé dans cette émigration. Il aurait fallu, à
cet effet, traverser plusieurs groupes de tribus qui se surveillaient
les uns les autres, et qui n'étaient peuplés, en général, que de
malheureux épiant sans cesse l'occasion de s'enrichir par le pillage.
L'émir l'avait bien compris, et il avait fait publier cet ordre
laconique: _De quiconque fuira ma zmala, à vous les biens, à moi la
tête._

On évalue à trois cent soixante-huit le nombre des douars formant la
zmala. A dix tentes par douar (on en compte ordinairement trente à
quarante dans le Tell, le pays cultivé), et à dix individus par tente,
le rassemblement pouvait présenter un chiffre total de plus de 30,000
individus.

Un petit corps d'infanterie et d'artillerie, fort d'environ 450 hommes,
suivait le sort de la zmala, et campait habituellement à gauche et en
arriére du douar de Miloud-ben-Arrach, chargé surtout de veiller à la
garde particulière des douars d'Abd-el-Kader et de ses chefs principaux.
Cette troupe, bien armée, mais mal vêtue, mal nourrie, mal payée,
n'éprouvait véritablement un peu de bien-être qu'à la suite de quelque
rhazia heureuse qui venait la dédommager de ses longues abstinences.

La cavalerie régulière paraissait rarement dans la zmala; elle était
toujours en course avec les chefs les plus capables, chargés d'aller
pousser les tribus à la révolte.

Les otages appartenant aux tribus douteuses campaient en arrière du
douar de Miloud-ben-Arrach, et à la droite de l'infanterie régulière.

Le khazna (le trésor) était placée entre le douar d'Abd-el-Kader et
celui de Miloud-ben-Arrach.

Les familles de sidi-Mohammed-ben-Aïssa el-Berkani, ex-khalifah de
Médéah, et de sidi-Mohammed-el-Bou-Hamedi, ex-khalifah de Tlemsen, n'ont
jamais paru dans la zmala, non plus que les frères de l'émir,
si-Mohammed-Saïd, si-Mustapha, si-el-Haoussin et si el Mokhtadi, qui
vivent retirés chez les Beni-Snassen.

Abd-el-Kader ne faisait que de rares apparitions au milieu de la zmala:
il y a passé deux mois à peine dans l'espace de deux années. Se croyant
tranquille sur le sort de sa famille, il n'était occupé qu'à nous
susciter des embarras, soit en maintenant sous sa dépendance les tribus
disposées à reconnaître la domination française, soit en excitant à la
révolte les tribus déjà soumises.

En l'absence d'Abd-el-Kader, la zmala était commandée ou par son
beau-frère, le khalifah. Mustapha-ben-Thami, ou par l'agha
Miloud-ben-Arrach, ou par le kaïd Bou-Khehka, ou par El-Iiady-Djelai,
son conseiller intime. Celui de ces quatre chefs qui n'était pas en
campagne avec lui était chargé de pourvoir aux besoins de la zmala,
comme à son salut, en cas de danger.

Il y avait dans la zmala un _va-et-vient_ continuel d'étrangers. Les
chefs qui venaient s'y plaindre ou nous trahir, leur suite, les
courriers, les Arabes qui en fréquentaient les marchés, les nouvelles
qu'on y faisait courir, tout contribuait à donner la vie à cette
population voyageuse, qui comptait dans ses rangs des armuriers, des
maréchaux-ferrants, des selliers, des tailleurs et jusqu'à des
bijoutiers.

De nombreux marchés, assez bien pourvus, entretenaient une abondance
d'approvisionnements suffisante aux besoins d'ailleurs si bornés des
Arabes, renommés à juste titre pour leur frugalité proverbiale. Aussi la
zmala, tout en menant une vie extrêmement dure dans le Désert, a-t-elle
plus souffert par les fatigues des marches et contre-marches que par la
faim, qui a tout au plus atteint les dernières classes de cette
émigration. C'était dans les déplacements surtout qu'il mourait beaucoup
de monde, malades, vieillards, enfants, femmes enceintes. Les
prisonniers ont dépeint ce triste état de choses en disant; «A chaque
gîte nous laissions un petit cimetière.»

Pour soutenir le moral de cette population, tous moyens étaient bons:
cadeaux, mensonges, ruses, fausses lettres. Tantôt les Français, en
guerre avec les Anglais, et aient forcés de diminuer leurs forces;
tantôt Muley-Abd-el-Rahman, empereur de Maroc, s'avançait avec une
grande armée; ou bien Ben-Allal-ben-Embarek avait remporté une victoire
éclatante sur les chrétiens; tantôt les maladies les décimaient sur tous
les points; puis le général Mustapha-ben-Ismael avait abandonné notre
cause; enfin, ruinés par nos énormes dépenses, nous demandions la paix,
et le gouverneur-général était changé ou tué. Pour chacun de ces
mensonges les chefs ordonnaient des réjouissances, des _fantasias_, et
les populations crédules continuaient à marcher dans le Désert sans
murmurer! Le 16 mai, Abd-el-Kader, dont l'attention était toute reportée
vers l'ouest, où manoeuvrait la division de Mascara, observait, avec une
trentaine de cavaliers, du côté de Tiaret, les mouvements de la colonne
commandée par le général de La Moricière, sans s'inquiéter de celle qui,
sortie de Boghar sous les ordres de M. le duc d'Aumale, et séparée de
Taguin par une distance de trente lieues, ne semblait nullement menacer
la sécurité de la zmala. Celle-ci, arrivée le 15 à Taguin passa la nuit
très-tranquillement, et, le 16, à la vue de nos spahis et chasseurs
s'élançant à la charge au milieu de cette ville de tentes, cette
audacieuse agression de 500 cavaliers seulement frappa de stupeur cette
population agglomérée, et paralysa les mouvements même des plus braves.
Envahie à onze heures du matin, la zmala était entièrement prise à deux
heures de l'après-midi. Les cris des enfants, des femmes, des blessés,
des mourants ajoutèrent au désordre, et la déroute des Arabes fut
complète.

Un butin considérable tomba au pouvoir de nos auxiliaires indigènes. On
estime à 1 million la somme en argent monnayé dont les vainqueurs
s'emparèrent, et qui consistait principalement en piastres et en
quadruples d'Espagne. Un spahis rapporta avec lui de cette expédition
10,000 francs, un autre 15,000. Une somme d'environ 40,000 francs fut
apportée à M. le duc d'Aumale, et distribuée par lui aux cavaliers qui,
chargés de missions au moment de la capture de la zmala, n'avaient pas
pu assister à ce brillant fait d'armes. L'infanterie, arrivée à cinq
heures du soir, eut également sa part du butin considérable pris à
l'ennemi. La tente d'Abd-el-Kader, avec tout ce qu'elle renfermait en
tapis, coussins, armes, a été offerte par les officiers et soldats du
corps qu'il commandait, à M. le duc d'Aumale, qui l'a rapportée à Paris,
et se propose de la faire dresser dans le parc de Neuilly.

Pendant les trois heures qu'a duré l'action, chacun a fait son devoir en
brave. Les combattants seuls ont été frappés, et la lutte a été assez
vive pour que plus de trois cents Arabes aient été tués. Les femmes, les
enfants, les vieillards ont été épargnés, suivant les ordres donnés par
le prince avant le combat. A mesure qui; nos cavaliers avançaient, les
femmes poussaient des cris lamentables et, dans leur effroi, se
découvraient la poitrine, sans doute pour exciter la pitié des
vainqueurs en faveur de leur faible sexe. «En arrière!» leur criaient
nos cavaliers, pour les éloigner du théâtre du combat: et toutes
allèrent, en effet se réunir sur un même point à un kilomètre de
distance de la zmala.

Parmi les nombreux actes de bravoure qui signalèrent cette sanglante et
glorieuse journée, on nous a cité le fait suivant comme un trait
remarquable de sang-froid: l'interprète attaché à M. le duc d'Aumale, M.
Urbain, a constamment chargé l'ennemi à côté du prince, sans même mettre
le sabre à la main, et occupé uniquement, au milieu des balles, à
remplir ses pacifiques fonctions d'interprète.

On raconte qu'au plus fort de la mêlée, deux femmes, se précipitant hors
d'une tente, se jetèrent à droite et à gauche sur les bottes du colonel
de spahis Jusuf, et les tinrent fortement embrassées, en crient:-Aman!
aman (pardon)!» Le colonel leur répondit de se retirer derrière les
combattants et continua sa course. Un instant après, se voyant au milieu
de tentes toutes blanches, il reconnut que c'étaient celles du douar
d'Abd-el-Kader, et s'enquit aussitôt de la mère et de la femme de
l'émir. Il apprit que c'étaient précisément les femmes qui venaient
d'embrasser ses genoux. Il les fit aussitôt chercher; mais à la faveur
du désordre, des cavaliers les avaient au même moment emportées en
croupe loin de la zmala. Il paraît en effet hors de doute que la mère de
l'émir, Lalla-Zahra; sa première femme, Lalla-Khrera-bent-bou-Talebi sa
seconde femme Aïcha, qu'il a récemment épousée; ses deux fils et ses
deux filles en bas âge, étaient encore dans sa tente, quand nos
cavaliers ont envahi le camp. On avait pensé même qu'elles pouvaient se
trouver sous un déguisement parmi les prisonnières; mais toutes les
recherches faites à cet égard ont démontré le contraire, et les
principaux prisonniers, détenus tant à la Maison-Carrée qu'à la Kasbah à
Alger, ont déclaré, en prêtant serment sur le livre de Sidi-el-Bokhari,
qu'elles n'étaient pas au nombre des captives.

[Illustration: Drapeaux arabes enlevés en même temps que la zmala, et
déposés le 1er juillet, à l'Hôtel des Invalides.]

Le 25 mai, la colonne expéditionnaire est rentrée à Médéah, ramenant
3,000 prisonniers, 2,000 boeufs, 14,000 moutons. Le 29, les prisonniers
sont arrivés à la Maison-Carrée, près d'Alger dans le plus grand
dénuement. Les plus marquants d'entre eux ont été immédiatement
renfermés à Alger même, dans la Kasbah. Ceux dont se composait le dépôt
de la Maison-Carrée ont reçu une distribution de chemises, de babouches
et de vêtements. Embarqués plus tard en quatre convois, les 20, 22, 25
et 27 juin, au nombre de 2,215, sur les bateaux à vapeur _l'Achéron, le
Grondeur_ et _le Cocyte_, ils ont été renvoyés dans la province d'Oran,
pour y être reconstitués en tribu sur le territoire qu'ils occupaient;
mesure justifiée par la crainte du typhus, qu'inspirait l'encombrement
de cette foule déguenillée, mais impolitique peut-être, puisqu'elle met
de nouveau cette population en contact avec nos ennemis, tandis qu'il
eût été facile de prévenir ce danger, en la dépaysant et l'établissant
sur les portions soumises du territoire de la province de Constantine.
Déjà, en effet, et dès les premiers jours de juin, Abd-el-Kader a
reconstituée une nouvelle zmala, et l'a établie dans les mêmes contrées
que l'ancienne, à Ben-Hammad, près de Goudjilah. L'émir, pour protéger
sa famille contre nos attaques et contre celles des Arabes eux-mêmes, a
besoin d'une garde, et cette garde n'est autre chose qu'une zmala.

Quant aux prisonniers de la Kasbah, hommes et femmes de distinction,
appartenant tous aux familles les plus importantes du pays, ils ont été
embarqués, le 22 juin, au nombre de 213 et 35 serviteurs, sur la
corvette de l'État _la Provençale_, qui a mis à la voile le même jour
pour les transporter en France, au fort de l'île Sainte-Marguerite, où
ils demeureront détenus jusqu'à nouvel ordre.

Le même fort doit recevoir incessamment 50 autres prisonniers des plus
notables parmi les Hachem-Gharaba. Ils ont été choisis et désignés par
le général de La Moricière, que les Arabes ont surnommé _Bou-Heraouah_
(le père La Trique), sans doute à cause des coups qu'il a portés à la
puissance de leur chef, et de la mort duquel ils ont récemment fait
courir le bruit, heureusement controuvé, comme pour faire le pendant de
la nouvelle, également fausse, de la mort d'Abd-el-Kader.

[Illustration: Le Marabout Sidi-el-Aradj.]

Les familles de Ben-Allal-ben-Embarek, de Bel-Khérouby, de Bou-Khehka,
de Miloud-ben-Arrach, sont de précieux otages. Mais, de tous les
personnages tombés en notre pouvoir, le plus considérable est un
vieillard plus qu'octogénaire, Sidi-el-Aradj, Marabout le plus vénéré
des Hachem depuis la mort de Sidi-el-Mahi Eddin, père d'Abd-el-Kader.
C'est lui qui, à leur retour de Marseille, présenta à l'émir les
prisonniers de la Sickak, et adressa à cette occasion de publiques
actions de grâce au roi des Français. Chez les Hachem, ce vieillard à
barbe blanche, qui a plusieurs fois contre-balancé l'autorité
d'Abd-el-Kader, est le premier qui l'ait proclamé et fait
reconnaître sultan. Le fils de Sidi-el-Aradj ayant été pris par le
général de La Moricière, au commencement de mars 11842, on tira le canon
à Mascara en réjouissance de cette capture. Le vieux marabout peut être
entre nos mains, un instrument utile pour la pacification de la
province d'Oran. Retenu en Algérie par l'état de sa santé, il est à
désirer que son grand âge lui permette de supporter les fatigues de
l'embarquement, et de venir visiter la France, dont la grandeur et la
puissance ne sauraient manquer de faire une impression profonde sur un
esprit aussi éclairé que le sien.

M. le capitaine Marguenat, officier d'ordonnance du duc d'Aumale, a
apporté à Paris, le 26 juin, à M. le maréchal ministre de la guerre les
quatre drapeaux enlevés en même temps que la zmala. La remise en a été
faite, le 1er juillet, aux Invalides, par M. le lieutenant-général
Durosnel, aide-de-camp du roi, accompagné de M. le capitaine Marguenat.
Ces drapeaux ont été reçus, devant la garde assemblée, par le général
Petit, commandant l'hôtel en l'absence de M. le maréchal Oudinot, et par
le clergé des Invalides; puis on les a suspendus aux voûtes de la
chapelle.

Le premier est le drapeau d'Abd-el-Kader: flamme en étoffe légère de
soie, formée de trois bandes égales chacune de 0m 60, celle du milieu de
couleur bleue, les deux autres cramoisie.

Le deuxième drapeau, ou plutôt étendard, est celui du khalifah
Ben-Allal-ben-Embarek: flamme en étoffe de damas broché, formée de
quatre bandes égales chacune de 0m 50, sur un développement de 3m; les
bandes sont de couleur verte, jaune, cramoisie et jaune, entourées d'un
effilé des mêmes couleurs, plus d'un effilé blanc.

Ces deux drapeaux étaient plantés, en signe de puissance, devant les
tentes principales des membres des familles d'Abd-el-Kader et de
Sidi-Embarek.

Le troisième drapeau est celui d'un bataillon d'infanterie régulière:
flamme d'étoile légère de soie damassée, formée de trois bandes chacune
de 0m 50, dont deux de couleur jaune, et celle du milieu en noir mal
teint; sur chaque bande se trouve appliquée une main, signe du pouvoir
et de la justice; celle du milieu est blanche et celles des deux autres
bandes sont rouges.

Enfin, le quatrième drapeau est celui de l'agha de la cavalerie
régulière: flamme en serge, formée de quatre, bandes chacune de 0m 36,
alternativement de couleur rouge-garance et noire.



Martin Zurbano.

Zurbano, aujourd'hui don Martin Zurbano, lieutenant-général des armées
royales d'Espagne, et, par intérim, capitaine-général, général en chef
de l'armée et de la principauté de Catalogne, est né en 1789 à la Rioja
d'Alava. Son père était muletier au grand jour, mais il était avant tout
_contrabadista_. Le jeune Martin profita admirablement des leçons et de
l'exemple de l'auteur de ses jours. Il montra une si vive vocation pour
la vie de contrebandier, il s'y distingua si bien, qu'il devint chef de
bande tout jeune encore.

La province de Biscaye fut le théâtre naturel de ses exploits; il y
était né, il en connaissait parfaitement la topographie, il savait par
coeur tous les sentiers des montagnes; c'était là surtout qu'il pouvait
lutter d'adresse avec les _carabineros_ (douaniers). Pendant de longues
années il put déjouer effectivement tous les plans que l'on fit pour
l'arrêter. Il déploya dans cette guerre de ruse, d'énergie et de
vitesse, un talent vraiment remarquable; aussi sa réputation
remplit-elle bientôt la Biscaye et la Navarre.

Lors de la guerre civile de 1820, Zurbano se jeta dans le parti libéral
et lui rendit quelques services, sans négliger toutefois son commerce de
contrebande; il sut au contraire, à la faveur du désordre, lui donner un
grand développement et faire d'excellentes affaires. Après le
rétablissement de Ferdinand, les réactions politiques du parti absolu
lui donnèrent l'occasion de se créer une nouvelle branche d'industrie:
il se fit sauveur des proscrits. Sa parfaite connaissance des lieux lui
permit d'arracher quelques malheureux au supplice, en les conduisant en
France, s'il reçut de l'or dans ce cas, il le gagna du moins noblement.

Le calme étant rétabli, Zurbano se livra tout entier, comme ci-devant, à
son métier de prédilection; toujours, heureux, les douaniers le
cherchaient toujours où il n'était pas. On disait dans le pays qu'il
était sorcier. Zurbano connaissait la puissance de l'or, voila tout:
quelques onces jetées à propos devant les carabineros faisaient
merveille. Ces cerbères qui ne voyaient que des réaux, et en très petit
nombre, pouvaient-ils résister à un tel appât?

Cependant ce bonheur eut une fin. Un nouveau détachement de douaniers
arriva tout à coup dans la contrée qu'exploitait Zurbano. Il n'avait pas
touché encore aux brillants quadruples du contrabandista; il fit donc
son métier en conscience, et surprit la bande dans la Rioja Castellana.
C'était en 1832; après un combat acharné, ou il perdit une grande partie
de ses hommes, et où lui-même fut blessé, Zurbano fut fait prisonnier.
Fiers d'une telle victoire, les carabineros enchaînèrent soigneusement
leur captif et le conduisirent en triomphe à Logrono. Il fut enfermé
dans un donjon et bien gardé. Plusieurs carabineros avaient été tués;
Zurbano ne pouvait espérer sauver sa vie. Cependant le temps s'écoulait;
on était en septembre 1833; l'espoir rentrait dans son coeur, lorsqu'il
apprit que la commission qui devait le juger était enfin rassemblée. Il
se résignait déjà et faisait ses adieux à sa femme et à ses enfants,
qu'on lui avait permis de voir, lorsqu'on apprit la mort de Ferdinand.

Des troubles devaient naître de son testament, qui enlevait le trône à
don Carlos, son frère, pour le laisser à sa fille Isabelle, malgré le
texte précis de la loi salique. Dans cette prévision, tous les
fonctionnaires pensèrent à eux, et Zurbano fut oublié dans sa prison. La
guerre civile, qui éclata peu après dans les provinces basques et dans
la Navarre, fit entièrement négliger cette affaire, et Zurbano se crut
encore sauvé.

Vers le milieu de 1834 on se souvint cependant du contrebandier; on se
décida à en finir. Une commission fut formée et procéda immédiatement à
l'examen de la cause. La révolte à main armée contre les agents légaux
du gouvernement, la mort de plusieurs d'entre eux étaient des faits trop
clairement prouvés pour qu'il y eût hésitation; Zurbano fut condamné à
mort et mis aussitôt _en capita_ (chapelle) pour se préparer à finir en
chrétien.

Zurbano n'était nullement d'avis de dire adieu à ce monde; malgré son
courage, ce jugement l'atterra. Il avait espéré, jusqu'à ce jour, il ne
put se décider à perdre tout espoir. Il lui restait trois jours, il
résolut de les mettre à profit. La religion n'avait jamais tenu de place
dans l'âme de Zurbano; depuis son emprisonnement il avait durement
repoussé les offres de consolations spirituelles que lui avaient faites
les frères d'un couvent voisin: il réfléchit que par eux il y avait
peut-être un moyen de salut terrestre, et il se décida à essayer. Il
affecta aussitôt un vif désir de faire ses actes religieux et pria qu'on
fit appeler le supérieur du couvent des Franciscains. Le bon père
accourut avec empressement: arracher une telle âme aux griffes de Satan
était une oeuvre pie à mériter le ciel.

Zurbano se confessa longuement, avec une componction et une teinte de
repentir qui émurent profondément le supérieur. «Ah! si j'étais sauvé,
s'écria le bandit, comme s'il cédait à une inspiration divine, je
consacrerais ma vie à la défense de Sa Majesté sacrée le légitime
souverain Charles V; tout mon sang lui appartiendrait... Et vous, saint
père, si vous m'aidiez, si vous me mettiez à même d'accomplir cette
bonne oeuvre..... je vous donnerais 500 onces d'or.--500 onces d'or!
répéta le saint homme avec une joie mal dissimulée; mais que puis-je
faire qui ne soit ni criminel ni dangereux?--Criminel! c'est un saint
devoir au contraire, dit Zurbano; c'est une action dont vous serez
récompensé dans l'autre monde, et dans celui-ci, ajouta-t-il plus bas.
Quant au danger, il n'y en a aucun... Écoutez; un bataillon de S. M.
Charles V est près de la ville; elle est mal défendue; ce bataillon
l'emporterait facilement en suivant mes conseils; il ne agit pour vous
que de remettre une lettre de ma part au commandant du bataillon; le
plan d'attaque y sera détaillé. Pendant l'affaire je pourrai me sauver,
servir la sainte cause du légitime souverain, et expier ainsi mes péchés
passés par mon dévouement à la religion et au roi.»

Le moine fut-il dupe des protestations de Zurbano? fut-il séduit par la
promesse de 500 onces (18,000 fr.) nous l'ignorons. Toujours est-t-il
que Zurbano écrivit au chef carliste, au nom du gouverneur de la ville
dont il contrefit l'écriture et la signature; que cette lettre fut
remise au supérieur, qui la fit porter au cantonnement carliste par un
jeune fils du jardinier du couvent qu'on eut soin de déguiser en
paysanne. Le chef de bataillon, d'une d'une médiocre perspicacité, crut
à la défection du gouverneur; c'était d'ailleurs à ses yeux une action
louable, puis il connaissait son écriture. Il répondit donc par le même
message qu'il attaquerait aux lieux et à l'heure prescrite.

Pendant que ce premier acte marchait, le rusé contrebandier commença le
second; il fut la contre-partie du premier. Zurbano fit demander une
audience au gouverneur pour une révélation de la plus haute importance.
Dans le temps de guerre civile, il ne faut rien négliger. Le gouverneur
vint lui-même à la prison. Là Zurbano lui apprit que les moines de
Saint-François voulaient livrer la ville à l'ennemi; qu'ils avaient même
écrit en son nom; que l'attaque aurait lieu le lendemain à onze heure du
soir sur tels et tels points. Ainsi, monsieur le gouverneur, vous avez
trente heures devant vous. Si vous voulez accepter ce que je vais vous
offrir, la ville est sauvée. Il lui présenta une lettre.. Si ce papier,
ajouta-t-il, est remis promptement à son adresse, vous aurez demain
soir à votre service cinquante braves à toute épreuve. J'y mets une
conditions cependant: c'est qu'après le combat vous les laisserez partir
sans les interroger, car ils sont comme moi contrebandiers. Quant à moi,
j'espère qu'après le succès vous serez assez bon pour me recommander à
Sa Majesté, et pour faire commuer ma peine en une détention dans les
_Présidios_ d'Afrique.»

Tout en se défiant de Zurbano, le gouverneur crut devoir suivre ses
avis: il fit surveiller le couvent, envoya la dépêche et se prépara à la
défense.

Le lendemain, dans l'après-midi, cinquante hommes robustes, armés
juusqu'aux dents, entrèrent dans Logrono. C'était la bande de Zurbano:
elle lui était si dévouée, qu'elle était accourue, prête à tout pour le
sauver. Elle fut placée aux points indiqués.

A onze heures du soir, les sentinelles des remparts entendirent le pas
mesuré d'une troupe; c'était le bataillon carliste. Il s'avançait sans
défiance, comptant être introduit sans coup férir. Lorsqu'il fut
suffisamment engagé, un feu meurtrier le frappa tout à coup en tête et
en flanc, et mit le désordre dans ses rangs. Ainsi surpris, il ne songea
qu'à fuir en toute hâte; mais cette retraite précipitée était prévue; il
la fit sous le feu de plusieurs embuscades, et laissa sous les remparts
le quart de son effectif et 200 prisonnier? La bande de Zurbano avait
fait des prodiges.

Ravi de ce succès, le gouverneur écrivit immédiatement à Madrid, et
demanda la grâce de Zurbano et l'oubli pour le passé de sa bande. La
reine manquait de bras pour la défendre: dans un semblable moment, une
telle troupe était une, précieuse acquisition; la grâce fut accordée
pleine et entière. Zurbano resta chef de sa bande, qui fut organisée en
corps franc. L'État lui donna nourriture et habillement; quant à la
solde, vu la vacuité des coffres de Christine, Zurbano fut autorise à
payer sa troupe sur le trésor du prétendant et sur les biens de ses
partisans. Lui et ses hommes ne demandèrent pas mieux. Peu de mois après
cette aventure, le corp-franc de Zurbano, grossi de tous les aventuriers
qu'attirait sa réputation, s'élevait à plus de 800 hommes. Zurbano prit
rang, dès ce moment, parmi les chefs de corps de l'armée; son courage,
sa féroce énergie, sa parfaite connaissance du théâtre de la guerre, le
rendirent si utile à l'armée, dans beaucoup de circonstances,
qu'Espartero chercha à se l'attacher de plus en plus.

Le nom de Zurbano fut mêlé dans cette guerre à tant d'actes de valeur
extraordinaire et de froide cruauté, qu'il devint la terreur des
carlistes. Il avait sur elle presque autant d'influence que celui d'_il
Bundo cani_ sur les habitants de Bagdad. Un épisode de cette guerre dira
jusqu'où allait l'effroi que ce nom inspirait.

Le camp de don Carlos était en proie aux dissensions intestines. Les
généraux qui s'étaient dévoués à la cause du prétendant se disputaient
l'héritage de Zumalacarreguy; tous se crevaient dignes de succéder à
l'homme qui avait su donner quelque vigueur et quelque éclat au parti de
l'absolutisme. Ces rivalités des chefs de l'armée carliste se
reflétaient dans les rangs inférieure et y avaient semé le désordre et
l'indiscipline. Le nouveau général en chef, Maroto, n'avait pu maintenir
cette unité de direction et d'exécution qui fait la force des armées.

Le contraire avait lieu dans l'armée de Christine. Longtemps guidée par
les faibles mains de Cordova, elle venait de passer sous le commandement
d'Espartero. Intelligence médiocre, Espartero possédait cependant les
qualités essentielles d'un général et d'un homme de parti: la fermeté,
la prudence et une certaine habileté à profiter des circonstances. Il
sut peu à peu rétablir la discipline et le dévouement dans son armée, il
lui rendit cet ensemble de vues et de moyens qui conduit aux grandes
choses: il en fit un instrument docile. On était au mois de décembre
1837; les lignes carlistes occupaient les environs de Victoria. L'armée
d'Espartero était campée entre Salvatierra et la source de la petite
rivière Arga; elle avait acculé don Carlos jusqu'aux montagnes de la
Biscaye. Malgré les défaites qu'ils avaient essuyées depuis la bataille
de Luchana, les carlistes se gardaient à peine dans leurs cantonnements;
ils comptaient tellement sur la protection de Dieu, qu'ils lui
laissaient en grande partie le soin de veiller à leur sûreté. Boire,
jouer, discuter et prier, telles étaient les occupations de leurs jours
et souvent de leurs nuits.

Il était onze heures du soir; la nuit était noire, le vent soufflait
avec violence, la pluie battait les fenêtres et ruisselait en torrents
des toits d'une vaste auberge isolée; quelques soldats dormaient sous un
hangar placé à l'une des extrémités. A cent pas de l'auberge était un
village assez considérable; le silence et l'obscurité régnaient partout;
une salle basse donnant sur la route était la seule partie éclairée de
l'auberge et du village.

Cette salle était vaste; les murs, nus et blanchis à la chaux, n'avaient
d'autres ornements que de grossiers dessins au charbon: ils
le présentaient les chefs christinos caricaturés dans des positions
bizarres et grotesques. Le mobilier se composait d'une grande table et
de quelques chaises et bancs. Soixante personnes à peu près occupaient
cette salle; des broderies, des épaulettes, des uniformes plus ou moins
souillés par les travaux de la guerre et par les négligences du bivouac,
des armes de diverses espèces, annonçaient une assemblée de militaires;
c'était le corps d'officiers d'une brigade carliste qui occupait le
village voisin. L'alcade et le corrégidor de l'endroit, pour prouver
leur dévouement à don Carlos, étaient venus faire leur cour aux
principaux chefs.

La table, éclairée par deux vieilles lampes en bronze, était entourée
par quinze de ces messieurs; ils jouaient au _monte_. Une grande
quantité de pièces d'or et d'argent brillaient ça et là. Un capitaine
tenait la banque. Au moment où nous parlons, il attirait à lui très
froidement un bon nombre de quadruples, de douros, et même de pesetas,
qu'il engouffrait dans une vaste bourse en soie verte, à travers les
mailles de laquelle on apercevait déjà une belle recette. En face du
banquier était un homme de mauvaise mine, portant l'uniforme de
commandant de carabineros. Les jurons les plus expressifs de la langue
espagnole, si riche en ce génie, se précipitaient de sa bouche écumeuse
presque sans interruption: il perdait beaucoup. Quelques autres joueurs,
à qui le sort avait enlevé leur dernier douro, tiraient de leurs poches
des _vales_ ou billets de rations de vivres, payables au porteur, et les
jetaient sur le tapis vert au lien d'argent.

Quelques officiers faisaient galerie autour de la table, et suivait avec
une grande attention les chances du jeu. Le plus grand nombre fumait des
cigarettes, assis ou couchés le long des murs; quelques-uns dormaient
enveloppés dans leurs manteaux. Deux vastes _braseros_, l'un sous la
table et l'autre à l'une des extrémités, répandaient une douce chaleur
dans la salle.

Une jeune fille entrait alors. Elle portait un plateau chargé de verres
d'eau glacée, d'_esponjados_, boisson saccharine, et de _copitas_, ou
petits verres de liqueur et d'eau-de-vie.

Une partie s'engageait. L'officier de douaniers, que le _monte_,
traitait si mal, jeta, avec une rage mal déguisée, neuf onces d'or sur
le _baston_, l'une des quatre cartes sur lesquelles les joueurs placent
leur mise. Les trois autres cartes, _espada, el Rey_ et _caballo_, se
couvrirent également d'or. La mise était faite. Le banquier prit alors
un jeu de cartes et les jeta une à une sur le tapis. Le plus profond
silence régnait dans la salle; on n'entendait que le léger claquement
des lèvres des fumeurs et le frôlement des cartes; la jeune fille
elle-même avait interrompu son service et regardait avec curiosité cette
scène. Plusieurs cartes étaient tombées et aucune des quatre n'était
sortie encore; l'anxiété des joueurs redoublait, leur coeur battait avec
force, leurs yeux brillaient d'une double fièvre de crainte et
d'espérance. La onzième carte tombe: c'est la figure du _baston_. Le
commandant de douaniers rayonne de joie; il avance convulsivement sa
grande main osseuse sur le tapis, il va saisir sa proie si longtemps
convoitée... Tout à coup un bruit sourd se fait entendre, quelques
gémissements arrivent jusqu'à l'assemblée au milieu des bruits de la
tempête. Ou écoute, quelques curieux ouvrent les fenêtres et regardent
avec soin au dehors. Ils ne voient rien qui puisse les alarmer. Les
fenêtres se referment, les joueurs se rassurent, les gagnants ramassent
leurs lots, le banquier attire à lui les mises des perdants, et une
nouvelle partie commence. La porte de la salle retentit alors d'un coup
sec; mais on y fait à peine attention; les officiers carlistes comptent
sur la garde et sur les sentinelles. La jeune fille, qui ramassait les
verres vides, alla entr'ouvrir la _ventanilla_, petit guichet de six
pouces carrés, garni d'un fort treillage en fer, et qu'une planchette à
coulisse ferme en dedans; toutes les portes espagnoles en sont pourvues.

[Illustration: Vue de Barcelone et de Montjouich.]

«Qui est là! dit la jeune fille.

--_Gente de Paz_, répondit une voix grave et forte.

La jeune fille regarda au dehors, et vit un paysan vêtu comme ceux des
villages voisins; elle le fit entrer aussitôt. Le temps était si mauvais
qu'il eût été cruel de faire attendre à la porte. Le paysan salua
l'assemblée en portant la main à son béret; on le vit à peine à travers
le nuage de fumée qui voilait à demi tous les personnages de cette
scène. C'était un homme de cinquante ans, petit, mais trapu; un manteau
brun l'enveloppait si bien, qu'on ne voyait de sa personne que deux yeux
gris, vifs et perçants, et ses jambes que couvraient des bas de toile
blanche; il portait des _alpargatas_ ou sandales.

Personne ne répondant à son salut, ce tardif visiteur fit le tour de la
table et se plaça sans façon à l'une des extrémités, derrière la chaise
de celui que ses broderies lui désignaient comme le plus élevé en grade.
Celui-ci ne jouait plus, il se contentait d'observer les joueurs. Le
banquier jetait la première carte, lorsque le paysan, lançant une
_peseta_ par-dessus la tête du brigadier, dit d'une voix à faire
trembler les vitres: «Quatre réaux sur le _caballo_: «L'étonnement fut
général; chacun chercha vivement le point d'où partait cette voix
inconnue; des murmures d'indignation et de mépris se firent entendre à
la vue de l'insolent paysan; l'officier-général bondit sur sa chaise, se
retourna et le toisa avec colère; le banquier posa les cartes devant
lui, et dit froidement au nouveau venu qu'il était trop tard, et que
d'ailleurs on ne jouait qu'une demi-piastre. Un jeune officier, moins
patient, ramassa la peseta et allait la jeter à la tête du paysan, quand
celui-ci dit:

«Monsieur l'officier, si vous ne quittez cette pièce à l'instant, je
vous couperai les oreilles... «Puis, se tournant vers le banquier:
«Quoi! vous ne voulez pas donner à un pauvre muletier l'occasion de
gagner une piastre? Vos seigneuries, ajouta-t-il en parcourant
l'assemblée d'un regard pénétrant, se croiraient-elles déshonorées, par
hasard, en jouant avec moi?... «Un très-énergique juron et un rude coup
de poing sur la table suivirent cette question. «Allons, quatre réaux
sur le _caballo_, dépêchons.--Je vous répète, monsieur le muletier, dit
le banquier, qu'il est trop tard et que votre jeu est trop modique.--Ah!
c'est ainsi. Eh bien! mes seigneurs, voici mes quatre réaux; et
maintenant _copo_, je joue contre tout l'argent de la banque.»

Cette nouvelle audace redoubla la colère de l'assemblée; personne ne
dormait plus, tous les assistants se levèrent et s'approchèrent du
muletier. Le commandant des _carabineros_ restait seul assis; il était
pâle et tremblant; il regardait fixement le soi-disant paysan, il
suivait ses gestes avec anxiété; il semblait le connaître d'ancienne
date. Le général demanda enfin quel était l'homme qui venait ainsi les
braver, et il ordonna à un jeune officier d'appeler la garde.

«Mon général, dit l'inconnu, c'est inutile, la garde est au diable.
Quant à vous, beau lancier, ne sortez pas, la mort est à la porte. Ah!
vous refusez de m'admettre à votre jeu; vous voulez savoir mon nom! on
va vous l'apprendre, ce nom.» En prononçant ces derniers mots il recula
jusqu'au mur près des fenêtres; et, jetant de côté son vaste manteau, il
laissa voir une espingole à large gueule. «Je ne suis pas noble comme
vous, messeigneurs; je suis un paysan alavais; faute d'un plus beau nom,
on m'appelle MARTIN ZURBANO, à votre service, ainsi que les vingt balles
de ce pistolet de poche. Que nul ne bouge; pas un mot, pas un geste, ou
vous êtes morts. Allons, estimable brigadier, ne vous agitez pas tant
sur votre chaise... Quoique tous ensemble, nobles canailles, vous ne
valiez pas un _garbunzo_, je vous prends comme otages.

Personne ne remuait, nul ne songeait à attaquer le redoutable partisan;
sa présence inattendue avait glacé tous les coeurs d'épouvante. Satan
lui-même n'aurait pas produit plus d'effet. «Maintenant,
capitaine-banquier, à nous deux. Laissez la votre beau sac vert et
l'argent qui est sur la table. Vous avez refusé ma pièce; moi, j'accepte
toutes les pièces que je vois là. Quant à celles qui sont dans les
poches de l'honorable assemblée, je vais appeler quelques gaillards qui
les chercheront avec politesse» En disant ces derniers mots, il prit
rapidement un petit sifflet d'argent dans sa jaquette de peau de mouton
et en tira un son aigu. A l'instant même 30 hommes vigoureux et bien
armés, mais ressemblant plutôt à des bandits qu'à des soldats, se
précipitèrent dans la salle la baïonnette croisée, et menacèrent les
carlistes.

«Bien, mes enfants; que six d'entre vous gardent cette porte. Vous,
messieurs de l'armée de Charles V, faites-moi le plaisir de vous lier
réciproquement deux à deux, et solidement; pas de tricherie: veillez-y,
mes jeunes gens. Donnez vos cordes, mais sans quitter vos armes.
Dépêchons-nous. Au premier qui ouvre la bouche un coup de baïonnette
jusqu'au canon. Pas un coup de feu; terminons l'affaire sans bruit,
paisiblement. A moi maintenant.» Il ramassa lestement tout l'argent qui
était sur la table, plus de 200 onces d'or, et le mit dans une gibecière
en peau qu'il portait sur l'épaule.

[Illustration: Zurbano.--Scène d'insurrection à Barcelone.]

Un quart d'heure après, les carlistes étaient liés avec de fortes
cordes. Leurs poches, sur un signe de Zurbano, avaient été soigneusement
visitées, et la bande, ayant au milieu d'elle ses soixante prisonniers,
sortait de l'auberge. En passant près du hangar, les carliste purent
apercevoir leur garde, couchée et sans mouvement: elle avait été
surprise et égorgée. La nuit était sans lueur aucune; mais les partisans
connaissaient les moindres sentiers mieux que leur _Pater_ peut-être.
Ils marchèrent donc rapidement, malgré le mauvais temps, et avant le
jour ils avaient regagné les avant-postes de l'armée d'Espartero.

_(La suite à un autre numéro.)_



Médaille en l'honneur de M. de Lesseps.

Lors du bombardement de Barcelone, l'Europe entière a applaudi à la
belle conduite de notre consul. M. de Lesseps. Parmi nous, qui n'a
tressailli de fierté et de joie en voyant la France si dignement
représentée? M. de Lesseps a défendu avec calme, énergie et succès les
intérêts et l'honneur de ses compatriotes contre la rivalité anglaise et
la brutalité esparteriste; il a abrité les personnes, les propriétés,
sous notre pavillon national; il a noblement satisfait, en homme
d'esprit et de coeur, à tous les devoirs envers la patrie et envers
l'humanité. En quelques jours, dans cette ville espagnole qui fixait
tous les regards du monde civilisé et tenait notre attention captive, M.
de Lesseps a eu le bonheur de faire briller de leur éclat le plus pur
les plus précieuses qualités de notre caractère national. Heureux
l'homme qui peut ainsi rencontrer dans sa vie, ne fut-ce qu'une seule
heure, l'occasion de donner la mesure de sa valeur morale, de soutenir
l'honneur et d'ajouter à la considération de sa patrie!

Les Français qui, pendant le siège, habitaient Barcelone, ont voulu
laisser à M. de Lesseps un témoignage public de leur reconnaissance. Ils
ont fait frapper une médaille que nous nous empressons de reproduire.

Cette médaille est en or, et son diamètre est de 58 millimètres.
Un des côtés représente la _Reconnaissance_, sous la figure d'une femme
tenant à sa main un gros clou, qui signifie que la reconnaissance
pénètre aussi avant et aussi fortement dans une âme honnête que le clou
dans une pièce de bois. La figure est accompagnée d'un aigle et d'un
lion, qui passent pour les animaux les plus généreux.

L'autre côté de la médaille représente trois figures; l'Hospitalité, le
Courage et l'Honneur.

L'Hospitalité accueille avec bonté un pèlerin qui se trouve à ses pieds,
et elle renverse une corne d'abondance dans laquelle un enfant prend des
fruits.

Le Courage est représenté sous la figure d'Hercule, armé de sa massue et
tenant un lion en laisse.

L'Honneur est figuré par un guerrier couronné de palmes. D'une main il
porte une lance pour l'attaque, et de l'autre, pour la défense, un écu
sur lequel se voient deux tours, qui, liées d'une manière inséparable,
se défendent mutuellement: ce sont les citadelles de l'honneur et de la
vertu. Le guerrier porte au cou une chaîne, emblème du devoir.

Nous n'avons rien à dire de toutes ces allégories; c'est là un langage
vieilli peut-être, mais qu'il est bien difficile de remplacer; les
esprits les plus ingénieux sont contraints d'en subir l'usage. Mais nous
devons de sincères éloges à l'artiste. M. Vivier, pour le beau fini des
dessins et le style élevé des figures. M. Vivier a terminé cette
médaille remarquable en trois mois et douze jours. Une promptitude si
extraordinaire, n'ajoute rien sans doute au mérite de l'ouvrage; mais
aux yeux de quiconque sait apprécier les difficultés de la gravure en
médaille, elle donne une haute idée du talent souple et facile de
l'artiste.

[Illustration.]



Promenade sur les fortifications de Paris

LES FORTS

(Suite et fin.--Voir pag. 249 et 266.)

[Illustration: Le fort du Mont-Valérien.]

Quelquefois, devant la courtine, l'on rencontre une masse couvrante en
terre garnie d'un terre plein, d'une banquette, d'un parapet. Cette
masse couvrante s'appelle la tenaille. Parmi plusieurs propriétés dont
elle jouit, il est facile de remarquer celle de masquer les opérations
de la poterne. Sa banquette ne peut recevoir que de l'infanterie; mais
ses feux sont d'une grande efficacité pour défendre le terre-plein de la
place d'armes rentrante. Ce dernier ouvrage, précisément en face du
milieu de la courtine, est formé, ainsi qu'on le voit dans la figure
ci-dessous A, en brisant la crête du chemin couvert; on augmente sa
force en le garnissant d'une palissade. Il sert surtout aux
rassemblements des troupes pour les sorties de l'assiégeant.

[Illustration.]

Jusqu'à présent nous nous sommes maintenu dans des définitions
générales; peut-être ne sera-t-il pas sans utilité de nous occuper de la
description particulière d'un de ces forts. Parmi eux, il n'en est aucun
de plus intéressant, pour la population parisienne, que celui de
Vincennes; les souvenirs historiques les plus tristes et les plus
glorieux à la fois s'y rattachent. Qui de nous, entraîné dans quelques
joyeuses parties de plaisir sous les frais ombrages du bois de
Vincennes, n'a pas considéré de loin les tours et le vieux donjon du
château? et alors, quelles grandes ombres son imagination n'a-t-elle pas
évoquées!

Il existait déjà du temps de saint Louis: c'est sous un chêne de la
forêt que le pieux monarque remplissait son devoir de seigneur
haut-justicier. Son fils, Philippe le Hardi, l'agrandit; mais quelques
années plus tard, il était tellement en mauvais état, qu'en 1337
Philippe de Valois le fit raser, et jeta les fondements du fameux donjon
que l'on voit encore aujourd'hui. Ce fut Charles V, célèbre par son goût
pour les constructions, qui acheva le château. Henri, roi d'Angleterre,
maître d'une grande partie de la France, reconnu à Paris comme souverain
légitime, y mourut en 1422. Jusqu'à Louis XI, qui aimait beaucoup
Vincennes, les rois et les princes n'y virent qu'une maison de plaisance
où ils venaient se _soulacier_ et _s'esbattre_; mais, sous ce prince, ce
lieu de _soulas_ et _d'esbattement_ devint une triste prison d'État.
Quelques séjours passagers seuls rappelèrent son ancienne destination:
Charles IX y termina une vie agitée par de sanglants remords; Louis XIII
fit construire deux grands pavillons, dont l'un était destiné au roi,
l'autre à la reine. Enfin, c'est Vincennes que défendait le brave
Daumesnil, la fameuse jambe de bois. «Qu'ils me rendent ma jambe, je
leur rendrai le château,» répondit-il aux sommations de nos bons amis
nos ennemis; et en 1811 et en 1815, après les deux invasions, le drapeau
tricolore flottait encore sur le vieux donjon, alors que Paris avait
déjà honteusement arboré le drapeau blanc.

L'enceinte du château de Vincennes forme un parallélogramme régulier
d'une grandeur considérable; elle est entourée de larges fossés; à
chaque extrémité s'élevait autrefois une grosse tour carrée et
très-élevée: ces tours furent rasées et mises de niveau avec le mur
d'enceinte sous le gouvernement impérial. Au milieu de la face nord, qui
regarde le village, il en subsiste encore une; son nom est formidable:
la tour du Diable; c'est la principale entrée de la forteresse A: elle
consiste en un grand bâtiment chargé de toutes les fortifications du
Moyen-Age (une herse, des meurtrières, des mâchicoulis, un pont-levis),
qui, si elles ne sont pas entièrement conservées, laissent voir
cependant leurs vestiges. Une petite place d'armes, en briques,
crénelée, défend l'entrée du pont-levis; ce pont est double: l'un donne
passage aux piétons, l'autre aux voitures. Passons sur l'un ou sur
l'autre, comme il vous plaira: nous voilà dans la place, munis
préalablement d'une permission, sans laquelle nous serions obligés de
nous contenter d'en examiner les dehors.

Ces bâtiments B que vous voyez à droite et à gauche s'adosser aux murs
d'enceinte sont d'une construction moderne postérieure à 1830; ce sont
des casernes: deux étages s'élèvent au-dessus du sol; chaque étage est
voûté, le dernier est recouvert d'un terrassement qui le met à l'abri de
la bombe, ce terrassement est disposé en rempart avec son terre-plein,
sa banquette, son parapet; c'est de cette manière qu'on a assimilé,
autant que possible, le château à la fortification moderne. Si vous
continuez votre chemin, vous passez entre deux rangées d'écuries C
destinées aux chevaux de l'artillerie en garnison à Vincennes. À gauche,
après ces écuries, vous trouvez les bâtiments D de l'arsenal, qui
contiennent la salle d'armes et les différents magasins
d'approvisionnement.

En avant, toujours à gauche, cette église si gracieuse, si élégante,
c'est la Sainte-Chapelle, bâtie par Charles V. Elle est d'un beau
gothique. L'intérieur d'une simplicité remplie de goût, reçoit le jour à
travers des vitraux peints par Jean Cousin sur les dessins de Raphaël.
Quelques-uns vous sembleront un peu criards, peu harmonieux; n'accusez
ni Raphaël ni Jean Cousin; ils ont été restaurés. Dans cette chapelle se
faisaient les cérémonies de l'ordre de Saint-Michel, institué par Henri
II. Vous avez peine à vous arracher à la contemplation du chef-d'oeuvre
et vous avez raison, peut-être ses jours sont-ils comptés! Son
existence, il ne la doit qu'à une puissante protection. Un terrible
ennemi le convoite, le génie militaire.

Voyez en face, sur votre droite, ce donjon F, isolé de la forteresse par
un fossé particulier, profond de quarante pieds; on y communique par un
pont sur deux arches en ogives. La troisième travée est le tablier d'un
pont-levis. Quatre tours faisant saillie sur le fossé aux quatre angles,
en flanquent les quatre faces. Hélas! deux tours ont déjà disparu, le
fossé est à moitié comblé, le pont avec ses ogives n'existera bientôt
plus. Cette caserne casematée B que vous avez, remarquée en entrant,
s'était arrêtée respectueuse au bord du fossé du vieux donjon; elle est
devenue plus hardie; l'espace est franchi. Pendant qu'il subsiste
encore, passez sur le vieux pont: voici trois portes, la dernière ne
peut s'ouvrir en dedans sans le secours du dehors, ni en dehors sans le
secours du dedans; c'est bien une porte de prison. Nous voici dans une
cour étroite, sombre; au milieu se dresse le donjon proprement dit, il
est carré, avec une tour à chaque angle. On monte à ces cinq étages par
un escalier hardiment construit; le comble forme une terrasse d'où l'on
embrasse un magnifique panorama. C'est là que se promenaient les
prisonniers d'État. Était-ce une consolation qu'un horizon si vaste pour
un pauvre captif qui ne pouvait franchir les étroites murailles de son
cachot? Mirabeau, détenu, a composé en cet endroit même où vous êtes ses
Lettres à Sophie. Diderot a pensé devenir fou en se sentant enchaîné.
Là, Jean-Jacques l'a consolé, l'a soutenu, et c'est en retournant à
Paris, sous un des grands ormes que vous avez admirés sur la route,
qu'il a écrit sa belle prosopopée que vous savez, tous: ô Fabricius! que
dirait ta grande ombre? Les derniers hôtes de ce lugubre séjour furent
les ministres de Charles X. Mais l'air de la prison vous fait mal;
sortons. Cette salle au rez-de-chaussée c'est la chambre de la question;
sortons vite.

La face du midi de la forteresse est occupée tout entière par une grande
caserne casematée et terrasse G. Elle relie deux vastes bâtiments de
construction royale; ce sont eux que fit élever Louis XIII. Celui de
gauche H est habité par S. A. R. M. le duc de Montpensier, capitaine en
deuxième au 4e régiment d'artillerie. Il loge dans les appartements
d'Anne d'Autriche. Un régiment d'infanterie est installé dans celui de
droite H'.

Pour sortir vous pouvez passer par la porte I, qui correspond à celle
par laquelle vous êtes entré, et qui se trouve au milieu de la face
méridionale, elle vous conduira sur le polygone on se font les
différentes manoeuvres du régiment d'artillerie.

Une troisième issue passe sous une tour K située en face du donjon;
c'est elle que nous allons prendre. Cette porte est restaurée comme vous
voyez; on lui a heureusement conservé son caractère gothique. Vous
franchissez sur un pont-levis le fossé oriental, et par un talus assez
roide, après avoir dépassé une triple allée d'arbres magnifiques, vous
descendez au milieu des nouvelles constructions dont il a été question à
la Chambre des Députés; il y a quelques jours seulement. Ces
constructions consistent jusqu'à présent en 12 bâtiments assez spacieux:
10 sont destinés à servir d'écuries, 2 seulement L sont élevés d'un
étage avec comble, les 8 autres M n'ont qu'un grenier à fourrage. Il
reste encore un immense espace vide qui probablement va se trouver
rempli par tout ce qui est nécessaire au casernement de deux régiments
d'artillerie, car Vincennes doit devenir une école de première classe.
C'est là que devait s'élever aussi l'école de pyrotechnie pour laquelle
la Chambre a refusé les fonds demandés, par le ministère.

Toute cette étendue se trouve reliée au fort par une enceinte bastionnée
entourée de fosses, protégée par un chemin couvert et un glacis (voir le
plan); mais cette enceinte ne ressemble pas dans tous ses détails à
celle des autre forts.. Ainsi le front oriental seul est terrassé, et
nos lecteurs n'ont rien de nouveau à y voir. Au centre de ces deux
bastions s'élèvent deux magasins à poudre Q; au milieu de sa courtine,
une porte R avec un pont-levis établit la communication avec
l'extérieur. Les deux grandes branches, au contraire, ne sont pas
terrassées, la banquette recouverte en bitume, le parapet, sont en
maçonnerie, sous cette banquette sont pratiqués des créneaux séparés de
trois en trois par les pieds droits des voûtes qui la soutiennent. Les
petits bastions S n'ont pas de créneaux; leur terre-pleins est terrassé,
mais leur parapet est en maçonnerie; à leurs flancs, des embrasures
permettent l'emploi de l'artillerie. Sur le milieu de chacune des deux
courtines les plus rapprochées du fort, s'ouvrent deux portes P à double
arcade; à leurs côtés sont deux corps-de-garde O destinés aux postes de
police et aux portiers-consignes.

[Illustration: Plan du château de Vincennes.]

Nous voici parvenus au but que nous nous étions proposé: l'homme le plus
étranger à l'art militaire peut, au moyen de ces quelques notes, diriger
ses promenades aux environs de Paris et comprendre les travaux qu'on y
exécute. Puissent encore ces détails sur des remparts, que chacun de
nous est peut-être appelé à défendre, détruire le funeste préjugé qui
subsiste contre la possibilité d'empêcher une armée ennemie d'entrer
dans Paris, et prévenir les hontes de 1811 et 1815! Certes, ces
remparts; si puissants, élevée à tant de frais, ne seront redoutables
qu'autant qu'ils renfermeront de courageux défenseurs et des chefs
dévoués: les plus méchantes bicoques ont soutenu des sièges héroïques,
les places les mieux fortifiées ont capitulé honteusement. Une ville est
imprenable quand sa garnison et sa population veulent réellement la
défendre; la brèche serait faite, l'assaut donné, l'ennemi dans la
ville que rien encore ne serait désespéré. On a vu des assigeants
supérieurs en nombre maîtres un moment d'une ville et chassés
honteusement par la garnison vaillamment retranchée dans les maisons.
Est-ce rop présumer de la brave population parisienne et du dévouement
de nos armées que de croire que de pareils exemples donnés par nos pères
ne seraient pas perdus?



Fêtes des Environs de Paris

(Suite.--Voir pag. 263.)

LE BAL DES SCEAUX.

Un spirituel dessinateur vous l'a dit il y a trois semaines avec ce
prestigieux crayon que vous savez: _Tout le monde court cette année
danser au bal des Sceaux_. Rien de plus vrai, et la _réclame_ n'a de
fantastique que le croquis où vous avez vu de jeunes _seaux_ de si bonne
mine faire vis-à-vis à de non moins pimpantes cruches. Le tout soit dit
sans allusion à l'élégante clientèle qui, chaque jeudi et chaque
dimanche, remplit la vaste et belle rotonde que, sérieusement peignant
cette fois, _l'Illustration_ vous représente.

La conclusion de cet exorde est que la vérité, si rare, nous dit-on, se
glisse partout au contraire, et qu'à l'avenir on pourra, modifiant le
proverbe connu, s'écrier: _In rébus veritas!_

La réputation du bal de Sceaux ne date pas d'hier. Son origine se perd,
non pas précisément dans la nuit des temps, mais dans les nuages
qu'amoncela, il y a cinquante ans, sur nos têtes la tourmente
révolutionnaire. Ainsi, le bal de Sceaux eut le même berceau que la
liberté nationale. Quel titre de sympathie aux yeux de tout ce qui porte
un coeur français! Il faudrait vraiment ne posséder ni jarret ni
patriotisme pour se refuser la douceur d'une contredanse égalitaire
autour d'un excellent orchestre, emblème de l'harmonie et du parfait
accord qu'a ramenés entre les citoyens la chute de la tyrannie. Quelques
mois sur la fondation de cette fête où le civisme le dispute à la
chorégraphie seront, nous l'espérons du moins, bien accueillis de nos
lecteurs.

Planté sur les dessins de Le Nôtre et par l'ordre du grand Colbert, le
parc de Sceaux faisait partie du fameux domaine de ce nom, apanage des
princes de la famille royale. Au dix-huitième siècle, il appartenait à
madame la duchesse du Maine, qui maintes fois, en parcourut les
splendides charmilles et les sentiers fleuris, en compagnie de Volt
aire, d'Helvétius, du baron d'Holbach, de Grimm, de Diderot, en un mot
de tous les beaux esprits de l'école philosophique dont cette princesse
préférait,--voyez un peu l'étrange goût!--l'entretien à celui des
muguets et des roués de l'Oeil-de-Boeuf. Une vacherie-modèle établie
dans le parc par madame du Maine qui, nouvelle de La Sablière, aimait
d'une égale affection les bêtes et les gens d'esprit, avait fait donner
à ce beau jardin le nom de _Ménagerie_, qu'il a porté depuis cette
époque et conserve encore aujourd'hui.

Devenu propriété nationale en 1793, le parc de Sceaux fut vendu en l'an
VII et allait être impitoyablement défriché, puis semé de blé et de
luzerne, lorsqu'un certain nombre d'habitants de la commune formèrent
une société par actions dont le but était d'acquérir cette promenade et
d'en offrir gratuitement la jouissance il leurs concitoyens. Cette
louable pensée reçut aussitôt son exécution, et la nouvelle destination
fraternellement donnée au parc seigneurial fut attestée par le quatrain
patriotique ci-après, gravé au-dessus de la grille:

        De l'amour du pays
        Ce jardin est le gage:
        Quelques-uns l'ont acquis;
        Tous en auront l'usage.

Trouvez-moi quatre vers qui puissent, comme ceux-ci, délier hardiment
toute critique et se passer de poésie pour plaire! Je pose en fait qu'il
n'est pas un seul lecteur de ce quatrain qui ne l'ait trouvé admirable.

Un bal fut établi dans la promenade civique sous une vaste tente que
bientôt remplaça la rotonde où les danses ont lieu aujourd'hui encore,
et que représente notre gravure.

Les fondateurs de la société à laquelle nous devons le bal de Sceaux ne
voulurent pas que les actions de l'entreprise fussent exposées à tomber
en des mains étrangères au pays, et qui des lois ne seraient point
intéressées au maintien de l'oeuvre commune. C'est pourquoi il fut
décidé, par les statuts de la fondation, que les actions resteraient
annexées aux propriétés possédées par les actionnaires primitifs. Ainsi,
nul ne peut acquérir l'une de ces propriétés sans devenir par le fait
même actionnaire du bal de Sceaux. Grâce à cette disposition tutélaire,
la société s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans des conditions locales
qui seules pouvaient en assurer l'existence et la prospérité.

L'héritier d'un beau nom militaire, M. le duc de Trévise, a entrepris de
son côté de rendre toute son ancienne splendeur à une partie de l'ancien
parc qui avait été mis en culture au moment de sa première vente, et il
poursuit l'accomplissement de cette tâche avec une persévérance et une
ferveur artistique bien dignes d'éloge par ce temps de vandalisme
réfléchi et de spéculation étroite qui semble avoir pris pour devise:
«Mort aux châteaux et aux ombrages!» Grâce au ciel, le moellon, ce dieu
de notre époque, ne triomphe pas sur toute la ligne; il reste encore ça
et là quelques coins de terre privilégiée ou les arbres séculaires et
les ombreuses futaies peuvent lever fièrement la tête et épanouir leurs
vertes feuilles sans redouter la cognée du sapeur du génie ou de l'avide
défricheur. Sceaux est une de ces rares oasis; non-seulement il a pour
lui son parc, mais de toutes parts des sites ravissants l'environnement.
C'est Verrières avec sa majestueuse forêt percée de vastes avenues que
sillonne, chaque beau jour d'été, une fastueuse procession d'équipages
aristocratiques; c'est Aulnay avec sa vallée mystérieuse et ses secrets
sentiers chers aux amants et aux poètes; Aulnay, où tant de délicieux
ermitages s'entrevoient dans le clair-obscur d'un épais dôme de
feuillage, où s'inspira Chateaubriand, alors que, dans le recueillement
d'une de ces ravissantes retraites, il traça les lignée sublimes du
_Génie du Christianisme_. Plus loin, c'est Châtenay, où naquit le
chantre de la _Henriade_, O Banlieue! enorgueillis-toi d'avoir donné le
jour à un tel fils! Je ne sais en vérité pourquoi on le traite de
prosaïque, car on ne peut faire un seul pas dans tes méandres verdoyants
sans y retrouver le souvenir ou la trace encore vivante des plus nobles
penseurs, des plus brillants esprits dont s'honorent la France et le
monde.

Mais je m'aperçois que l'enthousiasme est tout près de nous égarer:
allons danser au bal de Sceaux. Depuis quelques années l'immense vogue
qu'avait obtenu ce bal dès sa fondation, et qui n'avait fait que grandir
jusques et y compris la fin de la Restauration, s'était ralentie sans
que l'on pût assigner à cet injuste délaissement d'autre cause que
l'inconstance de ce public ingrat et volage, si difficile à attirer,
mais à fixer, bien plus encore. L'administration actuelle du bal a
entrepris de le ramener à l'objet de son ancien culte, et nous devons
convenir que le succès a pleinement justifié son attente. Il est vrai de
dire qu'elle y a pris peine: magnifique restauration de la rotonde
entièrement décorée à neuf, orchestre parfait, éclairage _a giorno_,
brillantes illuminations, feux d'artifice, jeux de toute espèce, rien
n'a été épargné dans l'espoir de faire reprendre au fugitif le chemin du
parc de Sceaux; aussi s'est-il exécuté de la meilleure grâce du monde,
tout satrape blasé qu'il est, et deux fois par semaine, il consent à
jouir (voyez un peu le bel effort!) du triple charme de la campagne, de
la musique et de la danse, sans parler d'une foule de menus agréments,
et tout cela, pour un prix, d'une modicité véritablement fabuleuse, On
se laisserait tenter à moins!

[Illustration: Entrée du Bal de Sceaux.]

Le nombre et la rapidité des moyens de transport ne contribuent sans
doute pas peu à cette renaissance de l'antique prospérité du bal de
Sceaux. Autrefois, quand on voulait se donner le plaisir de cette
dansante solennité, il fallait se hisser dans le coucou classique, et
essuyer, outre les cahots et l'incommodité du véhicule, l'inévitable
plaisanterie du conducteur de ce char antédiluvien qui, avant de se
décider à fouetter son unique et poussive haridelle, s'égosillait une
heure durant à crier: «Encore un _pour Sceaux!_--ou deux,--ou
trois.»--(Le nombre ne fait rien à la chose.) Il est bon d'ajouter que
chaque _pour Sceaux_ happé était exposé à subir une désagréable
métempsycose en passant aussitôt à l'état _de lapin_ sur le siège de
l'automédon. Aujourd'hui, plus rien de semblable: quatre services de
messageries se disputent l'honneur et le profit de vous conduire en un
clin d'oeil au terme de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette
promenade champêtre. Un entrain et une gaieté sans licence animent les
jolies fêtes de Sceaux. Mais si trop de liberté en est proscrit,
l'égalité y règne toujours. Fidèle à son origine populaire et
patriotique, le bal admet toutes les classes, tous les rangs, toutes les
parures: la merveilleuse y coudoie la villageoise, et le frac de Roolf
ne dédaigne pas d'y offrir la main pour le quadrille au simple fichu de
percale. Toutes les danseuses sont égale devant l'archet du chef
d'orchestre, et ce n'est certes pas l'un des moindres attraits de la
réunion que l'aspect de nos petites-maîtresses confondues avec les
fraîches jeunes filles de Châtenay, de Bourg-la-Reine, de
Fontenay-aux-Roses, uniformément vêtues de blanc et parées d'écharpes
multicolores, indiquant le village auquel appartient chacune d'elle.
C'est un coup d'oeil semi-citadin, semi-agreste, qui donne au bal un
piquant tout particulier: on dirait du Lignen courant dans un coin du
parc de Versailles. Cet hommage, ce droit de bourgeoisie accordé à la
vie champêtre doivent faire tressaillir d'une douce joie les mânes du
chantre d'_Estelle_ et de _Galatée_, de ce bon Florian, qui repose à
quelques pas de là, dans le cimetière de la ville.

[Illustration: Le Bal de Sceaux.]

On nous annonce qu'une grande fête se prépare dans le parc de Sceaux. Il
ne s'agit de rien moins, nous dit-on, que d'une _Nuit Vénitienne_
travestie, donnée, à la demande de l'élite de la population, au profit
des pauvres victimes du tremblement de terre de la Guadeloupe. Nous ne
pouvons qu'applaudir à cette heureuse pensée qui satisfera tout le
monde, et nous promettons, pour le jour où elle se réalisera, une ample
colonie parisienne à la belle rotonde et aux frais ombrages de Sceaux.

Fête communale de Douai.

        Allons, veux-tu venir, compère,
        A la procension de Douai?
        Al est si joulie et si guaye,
        Que de Valencienne et Tournay,
        De Lisle, d'Orchie et d'Arras,
        Les plus pressés vien'nt à grans pas.

Telle était la chanson que, le dimanche 9 juillet, entonnaient sur les
routes de la Flandre des choeurs de paysans et d'ouvriers, il en venait
de tous les pays circonvoisins, d'Anzin, de Roubaix, de Béthune, de
Bouchain, de Pont-à-Marcq, de Cambray, voire même de Courtrai, de Menin
et de Mons, et la ville de Douai était le rendez-vous de cette
multitude. Ladite ville s'était coquettement parée; les maisons, qu'on
lave d'ordinaire tous les samedis, avaient subi des ablutions
supplémentaires; les habitants avaient la physionomie radieuse; la foule
ondulait dans les rues; la bière ruisselait dans les tavernes; la place
du _Barlet_ était diaprée de bimbelotiers et d'acrobates; la
Bibliothèque, les Galeries de tableaux, d'archéologie, d'anatomie et
d'histoire naturelle étaient ouvertes au public, qui, à vrai dire, ne
profitait guère de cette faveur municipale. Dès sept heures du matin, la
grosse cloche du beffroi tintait, et le _carillon_, mis en jeu par des
mains habiles, substituait des airs variés à son éternel _suoni la
tromba_. Et pourquoi ce dérangement, cette agitation inusitée, ces
émigrations, ce bruit de cloches et de voix? Quel aimant irrésistible
entraînait Flamands et Belges vers la cité douaisienne? Le désir de
contempler cinq énormes mannequins d'osier.

Douai, comme toutes les villes du Nord, a sa fête communale, appelée
_dacace_ ou _kermesse_ en dialecte du pays; _dacace_ par abréviation de
dédicace, _kermesse_ de _kerk mess_ (foire d'église); mais elle a de
plus une spécialité importante, un divertissement exceptionnel, assez
curieux pour être raconté à nos lecteurs des quatre-vingt-six
départements. Tous les ans, le premier dimanche qui suit le 6 juillet,
une figure colossale, connue sous le nom de _Gayant_, sort à onze heures
du jardin du Musée, où on lui a construit une remise. Gayant, haut de
vingt-deux pieds, coiffé d'un casque à blancs panaches, est soutenu par
des porteurs cachés, dans ses flancs. Sa femme, _Marie Caqenon_, moins
grande de deux pieds seulement, l'accompagne, habillée en dame de la
cour de Marguerite de Valois. _M. Jacquot_, le fils aîné, d'une taille
de douze pieds, porte fièrement une toque de velours, un manteau
espagnol et un pourpoint à crevés. _Mademoiselle Filion_, la cadette, de
dix pieds de hauteur, reproduit la toilette et les grâces maternelles.
Le _ptiot Binbin_, enfant d'environ huit pieds, le plus jeune rejeton de
la famille, a la tête garnie d'un bourrelet, et tient à la main des
hochets. Derrière ces cinq grandes poupées roule un char à la cime
duquel est posée la Fortune, dans l'exercice de ses fonctions
distributives. Sur le plateau circulaire de ce véhicule, sont rangés un
seigneur espagnol, une dame, un soldat suisse, un financier, un paysan
avec une poule à la main, et un procureur, dont la poche gauche est
bourrée de contrats. Le plateau tourne à l'aide d'une lanterne fixée à
l'une des roues, de sorte que les six types d'états occupent
alternativement l'extrémité supérieure ou inférieure du plan incliné. La
_chanson de Gayant_, dont nous avons cité le premier couplet, nous
explique ce balancement symbolique:

        Te vera chelle biet reu de furteune,
        Queurir et marquier à grans pas;
        Ché pour le dir' qué tout  l'mond' va
        Et tantôt haut et tantôt bas.
        Argentier, avocat, paysan,
        Chacun ju son rôle en courant.

Autour de cortége, les jambes passées dans la carcasse d'un cheval
d'osier, galope le maître des cérémonies, le _sot_ de l'ex-corporation
des canonniers, appelé _Carrocher_, du nom du titulaire actuel. Ses
vêtements sont ceux des fous en titre d'office. Il court à travers les
masses compactes, menace de sa marotte ceux qui ne livrent point passage
à la procession, et reçoit des dons volontaires au bénéfice des
porteurs. A ce spectacle le peuple bat des mains; c'est toujours avec un
nouveau plaisir que les Douaisiens, revoient leur cher Gayant; ils
éprouvent pour lui une tendresse inimaginable; la joie que leur cause sa
présence va jusqu'à l'attendrissement; la _marche de Gayant_ et leur
_Ranz_, leur _Marseillaise_ locale; l'attente de Gayant les tient en
éveil, la présence de Gayant les électrise, le souvenir de Gayant les
poursuit. On vit, le 10 juin 1743, une compagnie d'artilleurs
douaisiens, campée devant Tournai, déserter tout entière avec armes et
bagages. Grande fut l'alarme: le prévôt voulait mettre la maréchaussée
en campagne; mais le capitaine. M. de Breande lui dit: «Soyez
tranquille, j'sais où ils sont allés; il faut qu'ils voient danser leur
grand-père Gayant; mais vous les reverrez, après la _kermesse_. Et
quelque, jours plus tard, la compagnie rentrait au camp, ramenant de
Douai bon nombre de nouvelles recrues.

[Illustration: Promenade de Gayant, le géant de Douai, le 9 juillet.]

Toutefois de ce Gayant si aimé, si fêté, si applaudi, nul ne connaît la
généalogie. Suivant les uns, c'est la personnification d'un seigneur qui,
vers 881, aida le comte Baudouin II à repousser les Normands. Au dire
des autres, c'est un certain Jehan Gelon, seigneur de Cantin, qui chassa
les Barbares au neuvième siècle. J. B Gramaye, autour des _Antiquitates
Flandriae_ (1688, in-8.), dit que la tour du _Vieux-Tudor_, partie
encore subsistante de l'ancien château de Douai, fut jadis habitée par
des géants, mais il ne signale aucune corrélation entre eux et notre
héros. D'après une autre version, Gayant aurait pris naissance dans une
procession instituée en _l'honneur de Dieu, de toute la cour célestiale,
et de monsieur saint Maurant_, pour rappeler la défaite des Français
assiégeants, le 16 juin 1119. Ce qui peut confirmer cette opinion, c'est
que Gayant parut annuellement le 16 juin jusqu'en 1770. M. de Conzié,
évêque d'Arras, suspendit alors la procession, sous prétexte du jubilé.
Son mandement causa presque une émeute; le peuple, attroupé sous les
fenêtres de l'intendant de Flandre, cria: «Rendez-nous Gayant!
rendez-nous notre père!» Les échevins s'assemblèrent pour protester; des
commissaires délégués en appelèrent au Parlement; mais des lettres
closes du 6 juin 1771 donnant raison à l'évêque, abolirent la cérémonie
du 16 juin, et instituèrent une autre procession générale en
commémoration de la prise de Douai par Louis XIV, le 6 juillet 1667.
Attaqué par les puissances spirituelles et temporelles, Gayant se tint
prudemment _muchié_ pendant six ans, il reparut en 1779, et l'on trouve
dans le _registre des dépenses_ de cette année: «A David, menuisier,
pour bois et façon employés à la réparation des figures de Gayant et de
sa famille: 65 florins 13 pastards.»

La Flandre au Moyen-Age, comptait les géants par douzaine. On avait à
Lille _Lyderic, Phinart_ et les _quatre fils d'Aymon_ sur le cheval
Bayard; à Anvers, _Druou-Antigon_; à Louvain, _Hercule_ et sa femme
_Megera_; à Bruxelles, _Ommegan_ et sa famille; à Hazebrouck, le comte
de la _Mi-Carême_; à Cassel, _Reusen_ et son _binbin_; à Malines, le
grand-père des géants et ses enfants; à Ath, le géant _Goliath_; à
Hassell, _Lange-Man_; à Dunkerque, _Reusen_, sa femme et _Cupido_, leur
fils, armé de pied en cap et portant un _binbin_ dans sa poche.
Quelques-uns de ces éminents personnages ont tenté de reparaître dans
des cérémonies récentes; mais le _Gayant_ de Douai est demeuré le plus
grand par la stature et la renommée. Il est fâcheux qu'on manque de
documents pour déterminer l'origine d'un colosse aussi intéressant, et
qu'on n'ait point de traces de son existence antérieure au dix-septième
siècle. On lit dans un compte du 20 juin 1665: «A cinq hommes ayant
porté le géant, payé à chacun 30 pastards.--A ceulx ayant porté la
géante: 30 pastards.--A Marie-Jenne Paul, pour avoir faict la perruque
de la géante, raccommodé celle du géant et saint Michel, payé pour
réduction: 17 florins.» Il appert de la même pièce, dont on conserve
l'original aux archives de Douai, que Gayant se montrait pour la
première fois en compagnie d'une épouse: «Aux Pères Dominicains, pour
avoir moutlé la teste de la géante, construit ses mains, son collier, sa
rose de diamant et diverses aultres pieches d'ornement: 40 florins.--A
Antoine Denher, foureur, pour vingt et une cordes de perles appliquez, à
la coiffure de la géante: 63 pastards.--A Guillaume Gourbé, mandelier,
pour la façon et livreson d'osier pour la géante: 31 florins,» Après
avoir marié Gayant, le corps municipal trouva tout simple de lui donner
des enfants, et M. _Jacquot_, mademoiselle _Filion_ et _Binbin_
sortirent tout armés de son cerveau. L'acte de naissance du _ptiot_ est
ainsi dressé dans un compte de 1703: «A Wagon, pour avoir abilié le
petit enfant géan: 1 florin, 4 past.» Le même compte mentionne la _roue
de fortune_, symbole emprunté à la corporation des charrons et
tonneliers. La famille briarienne a fait, cette année, son excursion
avec la pompe accoutumée. Les fêtes, commencées le 9 juillet, se sont
prolongées jusqu'au 13. De nombreux amateurs se sont disputé, avec une
adresse rivale, les prix du tir à l'oiseau, du jeu d'arc au berceau, de
l'arbalète, du tir à la fléchette, du jeu de balle, de la cible chinoise
et de la cible horizontale. Le 2, un bal splendide a rassemblé, dans la
_grand salle_ de l'hôtel-de-ville, l'élite des Douaisiens, pendant
d'autres danseurs s'évertuaient au _Jardin Royal_ et sous les peuplier
de _Chambord_. Une exposition publique de plantes en fleurs, faite dans
les bâtiments de la _Société d'Agriculture, Science et Arts_, a montré
que l'horticulture était plus que jamais en honneur dans le Nord, terre
classique des _fous tulipiers_. La musique, cet art cher des Flamands,
n'avait pas été omise dans le programme: le dimanche, vers midi, deux,
cents membres des _Sociétés de musique sacrée_ et des _Amateurs_ réunie
ont exécuté dans la cathédrale de Saint-Pierre une messe de M. Ferdinand
Lavainne, musicien Lillois. Dans la journée du 10 la _Société
philarmonique_ donné un concert, où MM. Roger et Grard, mademoiselle
Lavoye, tous trois du théâtre Favart, ont obtenu des applaudissements
bien mérités. Mais ce que les Douaisiens ont admiré le plus après
Gayant, ç'a été un monument de bois et de tuile, érige sur la
_Place-d'Armes_, et rappelant à sa partie supérieure l'ancien beffroi
incendié en 1171. Sur la base étaient inscrits les noms des Douaisiens
morts, à Mons-en-Puèle, en 1301, en combattant contre Philippe-le-Bel On
eut pu choisir des héros plus récents et plus Français; néanmoins cette
réminicence de gloire indigène a chatouillé l'amour-propre flamand, et
les spectateurs ont trépigné d'enthousiasme quand, le 12 juillet, à dix
heures et demie du soir, l'édifice, embrasé par des fusées, a fourni la
matière d'un _feu de joie_.

A l'heure où nous écrivons, la famille Gayant est rentrée dans sa
remise; les couverts d'argent, marabouts, cuillers, timbales, pistolets
et fusils ont été distribués aux vainqueurs des jeux. La ville, l'une
des plus mornes de France, est rentrée dans sa torpeur; l'herbe des rues
a redressé ses brins un moment inclinés, et le carillon, renonçant aux
_fioritures_, répète à chaque heure la _marche des Puritains_.



Bulletin bibliographique.

_La Guerre des Vêpres Siciliennes_, Ou une Période de l'histoire de la
Sicile au XIIIe siècle; par MICHÈLE AMARI. Deuxième édition, augmentée
et corrigée par l'auteur et enrichie du documents nouveaux. 2 vol.
in-8.--Paris, 1843. _Baudry._ 10 francs.

Cet ouvrage a paru pour la première fois à Palerme, il y a un an, sous
ce titre: _Une Période de l'histoire de la Sicile au XIIIe siècle._
Depuis, l'auteur étant venu à Paris trouve à la Bibliothèque Royale des
manuscrits et des livres qui jetaient un jour nouveau sur le grand
événement dont il avait entrepris d'écrire l'histoire. En conséquence,
ne voulant pas suivre l'exemple de l'abbé Veriot, il a modifié et récrit
son travail, qu'il publie aujourd'hui avec un nouveau titre: _la Guerre
des Vêpres Siciliennes_. Dans une courte préface ajoutée à cette seconde
édition, M. Michèle Amari énumère les erreurs, graves qu'il a relevées,
et il expose en ces termes le sujet, le plan et le but de son livre:
«Jean de Procida, animé par l'amour de la patrie et par le désir de
venger une offense privée, se propos d'enlever la Sicile à Charles
d'Anjou; il l'offrit à Pierre, roi d'Aragon, qui faisait valoir,
pour en réclamer la possession, les droits de sa femme. Il conspira avec
Pierre, avec le pape, avec l'empereur de Constantinople, avec les barons
siciliens: quand tout lut près pour l'explosion, les conjuré, donnèrent
le signal; ils massacrèrent les Français et élevèrent Pierre au trône de
la Sicile. Telle fut, à peu près, si nous en croyons une opinion
généralement accréditée, l'histoire des _Vêpres Siciliennes_, histoire
qui s'arrête toujours au massacre des Français, ou du moins qui ne
dépasse jamais l'avènement de Pierre d'Aragon.--Quelques historiens
modernes, la plupart ultramontains, ont, il est vrai, exprimé des doutes
sur la réalité d'un complot si vaste, si secret et si heureux; mais nul
d'entre eux ne se donna la peine d'examiner attentivement les faits;
l'erreur prit racine et se développa, et, bien qu'elle ne fut jamais
prouvée, la conjuration des Vêpres Siciliennes devint, dans l'opinion
publique, un de ces événements dont personne n'ose contester
l'authenticité.

Or, M. Michèle Aman essaie de démontrer, à l'aide de documents positifs,
que le massacre des Vêpres Siciliennes n'a pas été le résultat d'une
conjuration, mais d'une insurrection populaire excitée par la tyrannie
insolente et cruelle des Français. «Le peuple sicilien, dit-il, n'était
ni accoutume ni déposé à supporter une domination étrangère. Il
s'insurgea contre ses oppresseurs, et ce fut à lui et non à
l'aristocratie nobiliaire, comme on l'a prétendu à tort, que la Sicile
dut cette révolution, qui la sauva, au XIIIe siècle, de la honte, de la
servitude, de la misère et d'une ruine complète, et dont les heureux
résultats se font encore sentir aujourd'hui.»

Tel est le but, tel est l'esprit de l'important travail de M Michèle
Amari. La _Storia del Vespro Siciliano_, écrite d'un style dont nous
louerons surtout la simplicité et la concision,--qualités bien rares
chez les Italiens,--est divisée en vingt chapitres. Elle commence à la
seconde moitié du XIIe siècle, et se termine aux premières années du
siècle suivant.--Dans le chapitre vingtième et dernier, M. Amari résume
lui-même en quelques pages les diverses conséquences heureuses ou
malheureuses qu'entraîna après elle la terrible insurrection du peuple
sicilien. Il nous apprend _qual era la Sicilia prima del Vespro, qual ne
divenne, qual rimase_. Enfin, un appendice intitulé: _Exposition et
Examen de toutes les autorités historiques sur les Vêpres Siciliennes_,
et de curieux documents historiques, terminent ces deux volumes qui, si
nos espérances se réalisent, promettent à l'Italie un historien
distingué.

_Deux Mois d'émotions_; par madame LOUISE COLET. 1 vol. in-8.--Paris,
1843. W. _Coquebert_. 7 Fr. 50.

Madame Louise Colet, l'auteur de plusieurs _poèmes_ couronnés par
l'Académie Française, de nombreux _recueils de vers_, de _la Jeunesse de
Mirabeau_ et des _Cours brises_, habite Paris, mais elle est née en
Provence. Souvent, «quand le travail ne l'absorbe pas, sa pensée
s'envole vers ce berceau qu'elle aime, vers ces terres où le soleil n'a
que des voiles passagers qui se fondent dans ses flots de feu, où le
sang bout, où l'âme se réchauffe à la chaleur du sang, et ne connaît pas
ces heures froides et inertes, qui sont un avant-goût de la tombe.» Elle
est, comme elle l'avoue elle-même, toujours attirée vers ces régions
brûlantes. Enfin l'année dernière elle partit; elle alla revoir les
lieux où elle est née, où elle a vécu, ou elle désirerait mourir. Elle y
passa deux mois entiers, et, pendant son séjour, elle y éprouva de
douces et douloureuses émotions. Aujourd'hui elle publie le récit de
cette excursion, qui l'a rendue tout à la fois si triste et si heureuse.
Ainsi s'explique naturellement le titre étrange et mystérieux de ce
volume.

_Deux Mois d'émotions_ se composent de cinq ou six lettres adressées
pendant l'absence à diverses personnes. Mais madame Louise Colet ne
s'est pas contentée de raconter dans un style élégant et coloré des
_impressions de voyages_ ordinaires. Ce n'est pas seulement une
_touriste_ d'esprit et de sentiment que nous accompagnons dans
d'intéressantes excursions à Lyon, à Avignon, à Nimes, à Arles, à Aix, à
Marseille; c'est une poétique fille du Midi, qui vient, après un long
exil, revoir sa patrie adorée, rendre un pieux hommage à la tombe de sa
mère, et regarder pendant quelques heures, de loin, avec des yeux pleins
de larmes, Servannes, le château de son père; car le possesseur actuel,
un Belge, «homme sans entrailles et sans intelligence,» lui en refusa
l'entrée et lui défendit même d'en approcher. Un moment elle a franchi
l'enceinte qu'on lui avait interdit de dépasser; elle court à perdre
haleine jusque sous les murs de ce château. Une fenêtre s'est ouverte:
c'est celle de la chambre de sa mère; une femme lui apparaît: c'est la
soeur du propriétaire; une jeune fille de douze à quatorze ans est
auprès d'elle.

«Madame, lui dit madame Louise Colet en tournant vers elle son visage
baigné de pleurs, au nom de cette enfant, qui est sans doute la vôtre,
laissez-moi revoir une dernière fois la chambre de ma mère.

--C'est impossible, répondit-elle d'un ton glacial; et elle referma
brusquement la fenêtre.

--Oh! qu'une pareille action vous porte malheur, s'écria la pauvre
femme; soyez punie dans votre enfant du mal que vous me faites!» Et
éperdue elle s'élança vers les portes du château afin d'en forcer
l'entrée. Elle se heurta sur le seuil au corps raide et droit du grand
Belge, qui lui dit d'un air niais et insolent:

«Vous n'entrerez pas, madame; je ne me soucie point qu'un jour vous
publiez quelque pièce de vers là-dessus.»

Le jour même où cette triste scène eut lieu, madame Louise Colet apprit
une heureuse nouvelle: un riche Anglais, lord Kilgore, admirateur de ses
vers, venait de se décider à se rendre acquéreur de Servannes pour
mettre ce château à sa disposition. Mais, il mourut trois jours après,
au moment même où il allait signer l'acte de vente.

Les émotions de madame Louise Colet ne sont pas toutes aussi tristes; il
y en a beaucoup de gaies et d'heureuses. D'ailleurs madame Louise Colet
a eu le tact de ne pas toujours parler d'elle, de sa famille, de ses
amis ou de ses promenades; ça et là elle insère dans ses lettres intimes
quelques pièces de vers inédites, une légende, ou une histoire
véritable. La _Marquise de Gange_ et les _Nonnes de Saint-Césaire_ sont
d'agréables nouvelles historiques. Mais nous recommanderons surtout aux
personnes qui désireraient connaître la cause secrète d'un des plus
grands crimes du dix-neuvième siècle la lecture du curieux chapitre
intitulé: _les Deux Assassinats._

Scilla e Cariddi; par FRANCIS WEY. 2 vol. in-8.--Paris, 1843. _Arthus
Bertrand_. 15 fr.

Il n'en est pas de ces deux volumes comme des deux écueils fameux dont
ils ont pris le nom: il ne faut éviter ni l'un ni l'autre. Après avoir
visité le premier, on se sent naturellement attiré vers le second.
Lecteurs timides que ces mois de mauvaise augure épouvantent, ne
craignez pas d'aller vous briser contre un rocher perfide;
abandonnez-vous librement au courant qui vous entraîne, et vous êtes
certains de vous reposer quelques heures dans un port commode et sûr,
d'aborder... à un livre spirituel, intéressant et suffisamment
instructif.

Pourquoi donc ce litre? Pourquoi Scilla et pourquoi Cariddi? Rien de
plus naturel: M. Francis Wey a fait, il y a plusieurs années, une
promenade en Calabre et en Sicile; il a navigué dans le détroit de
Sicile entre les écueils de Charybde et de Scylla, qui ne sont plus
aujourd'hui ce qu'ils étaient autrefois, et il a donné leurs noms à ses
_impressions de voyages_.--Parti de Poestum, il se rendit d'abord à
Castrovillari, puis il visita successivement Spezzano, Sybaris, Milet,
Locres, Reggio, Messine, Palerme, Agrigente, Syracuse, Catane, ou les
emplacements de celles de ces villes célèbres qui ont cessé d'exister;
il est monté, en outre, jusqu'au sommet de l'Etna. A son retour il a
raconté cette excursion, assez rarement faite par nos touristes
français, en homme d'esprit, sans exagérer et sans mentir, comme
certains de ses prédécesseurs, et en savant sans pédantisme.--Scilla e
Cariddi s'adressent donc à toutes les personnes qui désirent lire un
ouvrage à la fois agréable et utile sur les Calabres et sur la
Sicile.--Trois chapitres intitulés l'_Oberland bernois_, et un fragment
sur Genève, terminent le second volume. Le récit de cette courte
promenade dans les Alpes est moins vrai, et par conséquent moins
intéressant que celui du curieux voyage qui le précède.--Du reste, à
part ce léger reproche, nous n'avons que des félicitations sincères à
adresser à M. Francis Wey. Si, au début de sa carrière littéraire, il
avait paru un moment disposé à s'égarer sur les pas de certains
écrivains à la recherche d'excentricités de mauvais goût, il a reconnu
son erreur; il est engagé aujourd'hui dans une bonne voie, celle du bon
sens et du bon style; qu'il continue à y marcher d'un pas ferme, et il
atteindra infailliblement le but qu'il a dû se proposer.

Lettres sur l'Euphorimètrie, ou l'Art de mesurer la fertilité de la
terre, indiquant le choix des meilleurs assolements, en faisant
connaître d'avance leurs produits et leur action sur le sol; par J.
Varembey. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Madame Bouchard-Huzard. 4 fr.

Qu'est-ce que _la fécondité_ de la terre? Malgré ses recherches et ses
travaux, la science ne le sait pas encore, elle l'ignorera probablement
toujours; car il est des mystères qu'il ne lui est pas donné de
pénétrer. Nous explique-t-elle ce qui constitue la lumière, le
calorique, la transparence des corps, leur ductilité, leur fusibilité,
leur solubilité?

Mais si on ne peut découvrir le principe même de la fécondité, il est du
moins facile d'étudier ses effets. «Jusqu'à ce jour, dit M. J. Varembey,
dans son introduction, tous les hommes d'un esprit supérieur qui ont
écrit sur l'agriculture, ont cherché à généraliser ses principes et se
sont efforcés de l'élever au rang des sciences exactes; mais ils n'ont
enfanté que des systèmes parfois ingénieux, souvent erronés et toujours
incomplets, qui, à l'exemple de ceux que l'on voit éclore en médecine,
ont été d'abord exaltés avec enthousiasme, puis modifiés, enfin
abandonnés et remplacés par d'autres, qui avaient à leur tour une durée
plus ou moins éphémère. Aussi, l'agriculture, quoi qu'on en dise,
est-elle restée à peu près stationnaire et en arrière de tous les autres
arts; son enseignement comme science manque tout-à-fait de doctrine, et
ses livres innombrables ne sont que des expositions de systèmes
défectueux et mal assis, ou plus souvent des compilations de pratiques
irrationnelles et de procédés empiriques dont les résultats, subordonnés
à l'état de fécondité des sols, ne répondent presque jamais à l'attente
de ceux qui les mettent en application.»

Il est temps enfin d'abandonner une route qui va se perdre dans un
abîme! Pourquoi vouloir arracher à la nature des secrets qu'elle prétend
nous cacher? Que les agronomes cessent donc de chercher les éléments
constitutifs de la fertilité et qu'ils l'étudient dans ses effets, comme
on étudie les propriétés physiques des corps en général, sans essayer de
déchirer le voile impénétrable qui couvre leur origine, et alors
seulement ils parviendront à fonder sur des bases solides et durables la
science dont ils s'efforcent en vain d'activer aujourd'hui les progrès.

Ces conseils, que M. J. Varembey donne à ses confrères, il les a suivis
et il a obtenu des résultats merveilleux, s'ils sont aussi certains
qu'ils paraissent devoir l'être. «On ne savait, dit-il, qu'une seule
chose certaine en agriculture: c'est que la quantité de produits
végétaux qu'on retire de la terre par une culture supposée convenable,
est toujours _proportionnée_ à l'état de fécondité du sol. Mais on
ignorait le rapport exact de cette proportion, parce qu'on n'avait pas
trouvé le moyen de mesurer la puissance productive de la terre, et que
dès lors il était impossible d'établir le rapport proportionnel de deux
quantités, dont l'une restait inconnue. Par la même raison, on ignorait
aussi ce que les produits végétaux, proportionnellement à leur volume,
font subir d'augmentation ou de diminution à la fécondité du sol d'où
ils sont sortis.

«Ainsi, les deux propositions fondamentales qui s'offraient d'abord à
l'élude scientifique étaient celles-ci:

«--Déterminer ce que l'intensité connue de la fécondité d'un sol doit y
créer de production végétale.

«Et réciproquement:

«--Déterminer ce qu'une quantité _connue_ de production végétale
recueillie dans un sol retranche ou ajoute à sa fécondité.

«Or, ce double problème était subordonné à la solution préalable de cet
autre problème: combien une quantité _connue_ de production végétale,
obtenue sur un sol d'une surface donnée, indique-t-elle de fécondité en
lui? Et tous ces problèmes devaient demeurer insolubles, tant qu'on ne
saurait pas réduire la fécondité elle-même en _quantités_. Il fallait
donc, avant tout, la soumettre à un mode rationnel de mesure; et dès
lors l'_Euphorimétrie_, qui mesure la fertilité de la terre, devient une
étude introductive à la science de l'agriculture.»

Il nous est impossible, on le conçoit, de suivre H. J. Varembey dans ses
démonstrations, d'expliquer avec détail comment il est parvenu à mesurer
la force productive du sol, et surtout quelles conséquences importantes
il tire lui-même de sa découverte. Forcé de nous renfermer dans de
certaines limites, nous avons dû nous borner à indiquer le but auquel
tendent ses travaux. Ajoutons seulement qu'il enseigne l'art de mesurer
la fécondité actuelle du sol, de calculer de combien telle culture ou
telle récolte l'augmente ou la diminue, et qu'il apprend à connaître
d'avance quelle sera la quantité de produits qu'on devra recueillir
d'après le mode de culture suivi, la dose d'engrais donnée au terrain,
la récolte qui a précédé, rie. Sa méthode permet d'ouvrir à chaque champ
un compte de fécondité par _droit_ et _avoir_ dans lequel les _entrées_
opérées par le fumier, la jachère, les légumineuses enfouies, les
légumineuses fauchées au vert et le pâturage, sont évaluées avec
exactitude, de même que les _sorties_ résultant des récoltes de grains
dont la quantité peut ainsi être prévue à l'avance.

Avant d'être publiées en volumes, les _Lettres sur l'Euphorimétrie_,
signées seulement des initiales J. V., avaient paru, à de longs
intervalles, dans le _Journal d'Agriculture de la Côte-d'Or_; elles
frappèrent vivement l'attention publique: tous les recueils spéciaux
s'empressèrent de les signaler à leurs lecteurs. La _Revue
scientifique_, entre autres, leur consacra un long article, auquel nous,
empruntons le passage suivant, qui nous dispensera de tout autre éloge:

«Les Allemands ont senti les premiers tout ce qu'il y a d'important dans
les calculs de fécondité; mais les études auxquelles ils se sont livrés
à ce sujet sont indirectes, incomplètes et quelque peu incohérentes;
leurs agronomes les plus distingués, partant de certaines suppositions,
de certaines probabilités que permet sans doute la marche générale de la
production agricole, ont procédé par induction, et sont parvenus à des
conséquences ingénieuses, mais souvent contestables, qui démontrent au
moins avec la plus parfaite évidence les énormes avantages qui
sortiraient d'une base plus précise et plus certaine. Un agronome
Français, que nous regrettons de ne pouvoir désigner au respect et à la
reconnaissance de l'agriculture autrement que par les initiales J. V., a
repris l'oeuvre, des Allemands de fond en comble, et l'a refaite avec
une incontestable supériorité. A nos yeux, c'est une étude magnifique;
c'est un admirable travail, produit vigoureux d'une forte intelligence,
et qui appelle les méditations profondes des agriculteurs sérieux. Il en
jaillira certainement de vives lumières sur la grande industrie des
campagnes.»

_Les Algues_, poésies; par EMILE DE BOURRAN.

De tous les jeunes poètes nés en l'an de grâce 1813, M. Emile de Bourran
est sans contredit celui qui possède au plus haut degré l'humeur
voyageuse. Chacune des pièces de vers dont se composent _les Algues_ est
datée d'un pays différent. A en juger par ces indications géographiques,
M. Emile de Bourran a dû cultiver la poésie française dans toutes les
contrées de notre globe: a Bruxelles, à Ostende, à Bordeaux, à Aucône, à
Vera-Cruz, aux États-Unis, à Paris, à Alger, à Calcutta, à l'île
Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, à Messine, à Oran, à Toulon, à
Liège. Comment se fait-il alors que, nées sous des climats si divers,
ses _Algues_ donnent toutes les mêmes fleurs et les mêmes fruits? La
raison en est toute simple: dans le genre poète, M. Emile de Rourran
appartient à l'espèce dite des _amoureux_. Partout où il fuit Marie,
l'image de Marie l'accompagne; partout il s'écrie en s'adressant à la
mer, au zéphyr, au nuage, etc.:

        Ne lui dis pas, lorsque loin d'elle
        Un sort cruel guide mes pas,
        Que mon coeur épris et fidèle
        Soupire et ne la quitte pas.
        Ah! qu'elle ignore les alarmes
        De ce coeur pour elle enflammé,
        Et tout ce qu'on verse de larmes.
        D'aimer sans espoir d'être aimé!...

N'accusons donc pas M. Emile de Bourran d'être parfois un peu monotone
et froid, quoique passionné... Pourrions-nous refuser d'admettre sa
justification et ne pas compatir à sa peine?... il aime, et d'ailleurs
ses vers ne manquent ni d'élégance ni de facilité; nous pourrions citer
des pièces entières qui sont parfaites sous tous les rapports. Mais nous
espérons que s'il publie jamais un second recueil de poésies, il
changera moins souvent de résidence et plus souvent de ton et de sujet.



_A M. le Rédacteur du Bulletin Bibliographique._

Monsieur,

Je n'aurais eu qu'à vous remercier de l'article que vous avez consacré,
dans l'avant-dernier numéro de l'_Illustration_, à mon livre _les
Derniers Jours de l'Empire_, si, vous bornant à parler de l'oeuvre, vous
aviez bien voulu ne pas _trop_ vous occuper de l'auteur.

Qui vous a dit, Monsieur, que j'appartenais à cette classe de poètes qui
sacrifieraient au plaisir de rimer, leur pain, celui du leur famille et
même une position acquise? Que vous importent, qu'importent au public
mon caractère, ma situation privée? Qu'y a-t-il dans tout cela de commun
avec _les Derniers Jours de l'Empire?_ Est-ce donc une témérité si
étrange, si compromettante, que la réimpression, en 1843, d'un volume
in-8 publié pour la première fois en 1827, d'un poème qui, dès lors, n'a
coûté à son auteur qu'une simple révision, qui, de plus, lui a fait
ouvrir les portes de deux sociétés savantes, sans toutefois lui fermer
celles de son bureau? Peut-on bien arguer d'un tel acte que cet auteur
serait homme à abandonner une position _acquise_, et cela non pas en vue
d'une position meilleure, ce qui apparemment serait trop prosaïque, mais
uniquement pour se procurer le temps de faire des vers?

Je me devais à moi-même, Monsieur, je devais à la position
administrative que j'occupe, de repousser de semblables suppositions.
J'espère que cette lettre remplira ce but: veuillez donc, je vous prie,
la publier.

CHARLES DE MASSAS, Membre de l'Académie de Lyon et de la Société
Philotechnique de Paris.



Modes

[Illustration.]

Nous avons tout dit sur les modes d'été; les nouveautés ne se montrent
plus que comme de rares et fugitives apparitions. Nous n'avons donc
presque rien à dire sur le présent, rien encore sur l'avenir. Il faut
parler seulement de ce qu'on voit porter aux femmes qui font autorité
dans le monde élégant.

Les costumes dont nous donnons les dessins aujourd'hui nous paraissent
présenter toutes les phases de la toilette.

La robe de coutil de fil à raies blanches, à corsage lacé, qui laisse
voir une chemisette montante en mousseline, le chapeau de paille à jour,
n'est-ce pas un costume d'une simplicité toute champêtre?

L'autre figurine porte une robe de soie: le corsage est à revers garni
d'un plissé à la vieille;--un chapeau de paille de riz;--c'est la
toilette du matin à la ville.

Enfin la troisième, avec sa robe de mousseline tarlatane et son fichu à
la paysanne;--c'est le costume du soir pour danser à la campagne.

Et, avec tout cela, il faut le mantelet de soie, le mantelet de
dentelle, l'écharpe légère, ou, ce qui est mieux encore, un grand châle
de dentelle noire enveloppant entièrement la taille sous ses réseaux
transparents.

Nous nous occuperons incessamment du complément indispensable de toute
dégante toilette; nous voulons parler de la bijouterie.



Amusements des sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS L'AVANT-DERNIER NUMÉRO.

I. Réglez votre papier avec le crayon et le carrelet, de manière que les
différents traits que vous y tracerez soient bien équidistants. Projetez
au hasard, un très grand nombre de fois, sur le papier, la petite
aiguille, qui, tantôt rencontrera un des traits, tantôt sera couchée
entre deux lignes consécutives de manière à n'en couper aucune. Comptez
le nombre total de jets, notez le nombre de fois où l'aiguille a
rencontré l'une quelconque des parallèles, et prenez le rapport de ces
deux nombres; puis multipliez-le par le double du rapport de la longueur
de l'aiguille à l'intervalle des droites équidistantes; le produit
exprimera le rapport de la circonférence au diamètre avec d'autant plus
d'approximation que vous aurez fait un plus grand nombre de coups.

A--B

_____________________

_____________________

_____________________

_____________________

_____________________

_____________________

Prenons un exemple, que nous avons représenté au dixième de grandeur
naturelle dans la figure ci-dessus. Les parallèles sont
tracées à une distance de 63 millimètres et 6/10 les unes des autres;
l'aiguille a 50 millimètres de longueur. Le double du rapport de la
longueur de l'aiguille à l'intervalle des parallèles est 1000/636.
Supposons que sur un nombre total de 10,000 jets, l'aiguille soit tombée
5,009 fois sur une des parallèles. On fera le produit de 1000/636 par
1000/5009, lequel est 3,1421. Comme les cinq premiers chiffres du
véritable rapport de la circonférence au diamètre 3,1415, il s'ensuit
que l'expérience aurait ainsi fait connaître à 6/10000 d'unie près
l'expression de ce rapport.

Pour que l'expérience réussisse, il suffit que la longueur de l'aiguille
soit moindre que l'intervalle entre deux parallèles consécutives, quels
que soient d'ailleurs cette longueur et cet intervalle; mais les
proportions de notre figure sont celles qui conduisent le plus
exactement possible au résultat pour un même nombre de jets. Nous
conseillons donc à ceux de nos lecteurs qui voudront répéter cette
expérience, de les adopter et de prendre, comme dans l'exemple cité, une
aiguille de 50 millimètres et des parallèles équidistantes de 63
millimètres 6/10.

II. Il y a trois solutions représentées dans les trois petits tableaux
ci-dessous:

                                Tonneaux   Tonneaux    Tonneaux
                                 pleins.    vides.   demi-pleins.

1re Solution.
            1re Personne.          3          3           2
            2e  Personne.          3          3           2
            3e  Personne.          2          2           4
2e Solution.
            1e Personne.           2          2           4
            2e  Personne.          2          2           1
            3e   Personne.         4          4           0
3e   solution.
            1e Personne.           1          1           0
            2e Personne.           3          3           2
            3e Personne.           4          4           0

Si l'on avait 27 tonneaux à partager, il y aurait aussi trois solutions.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. On donne une bille d'ivoire, et on demande d'en déterminer le
diamètre sans l'endommager.

II. Un Français doit à un Hollandais 31 francs; mais il n'a, pour
s'acquitter, que des pièces de 5 francs, et le Hollandais n'a que des
demi-ducats, valant 6 francs. Comment s'arrangeront-ils, c'est-à-dire
combien le français donnera-t-il au Hollandais de pièces de 5 francs, et
combien celui-ci lui rendra-t-il de demi-ducats pour que la différence
soit de 31 francs, en sorte que cette dette soit acquittée?



Correspondance.

A M. D. L.--Les portraits de Santa-Anna et de la nouvelle impératrice du
Brésil, les rebeccaïtes et les autres sujets que M. D. L. veut bien nous
signaler, sont gravés, et nous les publierons prochainement. L'espace
nous manque souvent. Il faudrait la rapidité d'une feuille quotidienne
pour suivre à la course les événements de chaque jour. Le public, en
nous continuant ses encouragements, nous pourra permettre de satisfaire
plus activement sa curiosité.

A M. Ad. M.--L'anecdote est intéressante, mais elle a déjà inspiré une
chanson et trois vaudevilles.

Madame H. G.--Si nous pouvons faire partager à nos lecteurs le vif
plaisir que nous a causé la lecture du 10 juillet, _l'Illustration_
aurait sans aucun doute l'un des succès littéraires les plus
remarquables de notre temps; mais le sujet est bien intime et bien
personnel pour admettre aucune publicité. Peut-être aussi pourrait-on
reprocher aux développements un peu d'obscurité.

A M. L. R., d'Arpajon.--Il faudrait consulter le professeur du Muséum
qui s'est consacré à cette spécialité. Les monstruosités de cette espèce
sont moins rares que ne paraît le croire M. L. B. Nous ajouterons
qu'elles seraient un spectacle peu agréable pour nos lectrices.

A madame G. de R., près Nantes.--Sous sommes préparés; nous attendons.

A M. Al. R., de Péronne.--La phrase se trouve textuellement dans le
troisième chapitre des _Mémoires de Gibbon_.

A M. P., de La Rochelle.--On craint d'offenser des scrupules qui
seraient cependant exagérés. On consultera.

A M. Th. Gom., d'Épernon.--Un seul journal a fait allusion à
l'événement, et son autorité ne serait point suffisante.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

La fortune, hélas! mille et mille fois a corrompu le coeur humain;
restons pauvres, mais honnêtes.

[Illustration: nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0020, 15 Juillet 1843" ***

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