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Title: Supplément au Voyage de Bougainville
Author: Diderot, Denis, 1713-1784
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Supplément au Voyage de Bougainville" ***


SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE



CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
-----------------------------------------------

A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et
qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.

B. Qu'en savez-vous ?

A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres
voisins.

B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie
inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée
d'humidité, retombe sur la terre ?

A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la
région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les
chimistes, n'être pas saturé ?

B. Il faut attendre.

A. En attendant, que faites­vous ?

B. Je lis.

A. Toujours ce voyage de Bougainville ?

B. Toujours.

A. Je n'entends rien à cet homme­là. L'étude des mathématiques, qui
suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ;
et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée
au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur.

B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si
vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses,
resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez
faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de
l'univers sur notre parquet.

A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère
de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements
de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas
délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce
qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est
aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un
traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage
autour du globe.

B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué,
et s'applique après s'être dissipé.

A. Que pensez­vous de son Voyage ?

B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle,
j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure
connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de
sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de
correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec
les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la
philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui
saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la
circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et
d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie,
de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle.

A. Et son style ?

B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté,
surtout quand on possède la langue des marins.

A. Sa course a été longue ?

B. Je l'ai tracée sur ce globe. Voyez­vous cette ligne de points rouges ?

A. Qui part de Nantes ?

B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique,
serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des
Philippines à la Nouvelle­Hollande, rase Madagascar, le cap de
Bonne­Espérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes
d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le
navigateur s'est embarqué.

A. Il a beaucoup souffert ?

B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de
l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des
mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après
avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par
maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son
bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds
d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre
impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !...

A. Un crime digne de châtiment.

B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté.

A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes
n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outre­mer, que
des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis
d'humanité, et capables de compatir...

B. C'est bien là ce qui les soucie !

A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.

B. Beaucoup.

A. N'assure­t­il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme,
et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le
péril de cette familiarité ?

B. D'autres l'avaient dit avant lui.

A. Comment explique­t­il le séjour de certains animaux dans des îles
séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui
est­ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le
serpent ?

B. Il n'explique rien ; il atteste le fait.

A. Et vous, comment l'expliquez­vous ?

B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de
terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul
phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la
direction de la masse des eaux qui les a séparés.

A. Comment cela ?

B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous
amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment,
voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du
lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande
qui est­ce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait
autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennent­ils en se
multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ?

A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peut­être une première
époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire
d'origine.

B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ;
l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds
d'une prêtresse.

A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a
recours à la castration des mâles...

B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une
cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit
des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez
constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se
fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois
civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales
se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.

A. C'est une des palingénésies les plus funestes.

B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.

A. N'était­il pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des
jésuites ?

B. Oui.

A. Qu'en dit­il ?

B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que
ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves
indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient
condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur
avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous
l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération
profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en
frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus,
et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre
entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu
l'autorité.

A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine
ont tant fait de bruit ?

B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent
en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la
hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur
corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs
membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de
lui, comment l'homme laisserait­il une juste proportion aux objets,
lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et
la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ?

A. Et des sauvages, qu'en pense­t­il ?

B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les
bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque
quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son
repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la
même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec
l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les
deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.

A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la
possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la
cause de la plus ancienne des guerres... Avez­vous vu le Tahitien que
Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce pays­ci ?

B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il
aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût
imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par
le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à
l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la
véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien
établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui
vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui
faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet
tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z,
il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses
organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons
nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis
pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du
goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture,
j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ;
résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ;
effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités
dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver
ailleurs.

A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il
croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la
Beauce ?

B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu
aux frais et à la sûreté de son retour.

A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes
frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras­tu de nous ?

B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.

A. Pourquoi peu de choses ?

B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue
aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.

A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?

B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux
prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.

A. En vérité ?

B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés
sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du
monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le
sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à
l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y
voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves
qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui
le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.

A. Est­ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?

B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la
sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son
Voyage.

A. Et où trouve­t­on ce supplément ?

B. Là, sur cette table.

A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ?

B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.

A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur
du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir
tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois
bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue !

B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et
allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs.
Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gens­là.

A. Comment Bougainville a­t­il compris ces adieux prononcés dans une
langue qu'il ignorait ?

B. Vous le saurez.


CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD
-------------------------------------

C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse.
À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur
eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils
l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son
silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait
en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de
Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le
rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre
leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et
dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de
l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un
jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau
de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui­ci, dans une
main, et le fer qui pend au côté de celui­là, dans l'autre, vous
enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à
leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi
vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin
de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai
point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un
funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le
conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. »

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :

« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton
vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ;
et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct
de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici
tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction
du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu
as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des
fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es
devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous
vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de
votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre
terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un
démon : qui es­tu donc, pour faire des esclaves ?  Orou ! toi qui
entends la langue de ces hommes­là, dis­nous à tous, comme tu me l'as
dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays
est à nous.  Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis
le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il
gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce
pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais­tu ? Tu es le plus
fort ! Et qu'est­ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des
méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié,
tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton
coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu
souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir !
Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et
mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien
est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu
sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes­nous jetés
sur ta personne ?  -avons­nous pillé ton vaisseau ? t'avons­nous saisi
et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons­nous associé dans nos
champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en
toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes
que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles
notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est
nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes­nous dignes de mépris,
parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ?
Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous
avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos
cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras
ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres
sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité
de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous
persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons­nous
de travailler ? Quand jouirons­nous ? Nous avons rendu la somme de nos
fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible,
parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée
t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse­nous reposer : ne
nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus
chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et
robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines,
fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide
un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je
le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je
perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une
heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai
quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux
Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu
nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à
laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la
vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre
sang. Il nous faudra peut­être exterminer de nos propres mains nos
filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ;
celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang
impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants,
condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et
aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants.
Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les
funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour
en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! as­tu l'idée d'un plus
grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui
tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du
lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce
dernier ; et dis­nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu
mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait
avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait
avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son
voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et
d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son
frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence,
au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre
les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix
secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la
maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si
douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui
est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce
qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles
rougissent. Enfonce­toi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la
compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples
Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand
jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais­tu mettre à
la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils
pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau
citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et
pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni
vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'es­tu
montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine es­tu descendu
dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta
rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami,
ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avez­vous tué ? parce qu'il avait
été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait
ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa
cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait
pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme
meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans
la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ;
crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi
les ai­je apaisés ? pourquoi les ai­je contenus ? pourquoi les
contiens­je encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites
aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva
jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été
respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni
barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant
toi l'abondance du pays. As­tu voulu de jeunes filles ? excepté celles
qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur
gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà,
possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché,
pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les
musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur,
ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté
l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre
enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé
autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme,
après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué
son frère, son ami, son père, peut­être. Tu as fait pis encore ;
regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces
armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, vois­les tournées contre
nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos
plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois
le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à
périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as
donné. Éloigne­toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des
spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables
qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en
t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans
vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent
à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa
fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eut­il achevé, que la
foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute
l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des
vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on
eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se
disposaient à lui obéir.

B. Eh bien ! qu'en pensez­vous ?

A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi
d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des
tournures européennes.

B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de
l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet
Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue
espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en
espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie
à la main, tandis que le Tahitien la prononçait.

A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce
fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste
n'est pas légère.

B. Ce qui suit, peut­être, vous intéressera moins.

A. N'importe.

B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de
l'île.

A. Orou ?

B. Lui­même. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti,
un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un
instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât
ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de
bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les
bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les
planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage,
d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ;
les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se
les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les
tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient
les joues de leurs mains. Placez­vous là ; soyez témoin, par pensée,
de ce spectacle d'hospitalité ; et dites­moi comment vous trouvez
l'espèce humaine.

A. Très belle.

B. Mais j'oublierais peut­être de vous parler d'un événement assez
singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée
tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ;
c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes
Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le
déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité.

A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?...

B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en
homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une
longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup
d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni
laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de
son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du
globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage.

A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes.


CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU
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B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de
Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le
Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six
ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto,
Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les
mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal.
Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté
avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles
nues, et lui dit :

-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu
dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté.
Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ;
mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune
de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants.

La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre
Thia ! ce n'est pas sa faute.

L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et
l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres.

Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu
appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle
t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine
maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes
semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants
te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon
accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de
plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais
ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te
propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton
hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les
moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les
vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né
a­t­elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes
moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut­elle
nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les
tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ;
j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que
tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ;
mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le
souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu
n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton
dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes
filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne
action, ne te suffirait­il pas ? Sois généreux !

L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également
belles ; mais ma religion ! mais mon état !

OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles,
et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que
la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les
accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr
que je connais et que je respecte les droits des personnes.

Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne
l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il
s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables
suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses
mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui
disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne
m'afflige pas ! Honore­moi dans la cabane et parmi les miens ;
élève­moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a
déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a
point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rends­moi mère ;
fais­moi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à
côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon
sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque
je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peut­être
plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu
m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute
ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous
le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce
rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu
sois arrivé dans ton pays.

Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait
sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle
pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il
resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon
état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille,
qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses
soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur
reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées,
rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles
embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils
déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec
l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je
te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot
religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ?

L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit :
Qui est­ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?

OROU. C'est moi.

L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme
est l'ouvrage d'un ouvrier.

OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?

L'AUMONIER. Non.

OROU. Où fait-il sa demeure ?

L'AUMÔNIER. Partout.

OROU. Ici même !

L'AUMÔNIER. Ici.

OROU. Nous ne l'avons jamais vu.

L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.

OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a
du moins l'âge de son ouvrage.

L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a
donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être
honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur
en a défendu d'autres, comme mauvaises.

OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme
mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi
donc a­t­il fait deux sexes ?

L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après
certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme
appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme
appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui.

OROU. Pour toute leur vie ?

L'AUMONIER. Pour toute leur vie.

OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre
que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme...
mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui
déplaît, il sait les en empêcher.

L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de
Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la
loi du pays ; et ils commettent un crime.

OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le
permettais, je te dirais mon avis.

L'AUMONIER. Parle.

OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature,
contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à
tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et
sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure
aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande
et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas.
Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant,
pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à
lui. Sur quoi ce droit serait­il fondé ? Ne vois­tu pas qu'on a
confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée,
ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on
échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose
qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté,
volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se
donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et
qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son
caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi
générale des êtres. Rien, en effet, te paraît­il plus insensé qu'un
précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une
constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du
mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ;
qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un
même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à
la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres
qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied
d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Crois­moi,
vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je
ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il
n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à
nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises,
et ils feraient peut­être celle de les croire. Hier, en soupant, tu
nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont
ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité
règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du
mal ? Peuvent­ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce
qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des
actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu
ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux,
ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à
ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ;
et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de
conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois
maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre
jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce
fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet
animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on
ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et
où en serais­tu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux,
s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même
chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au
prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour
satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand
ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que
tu renonces à la nature. Et sais­tu ce qui en arrivera ? c'est que tu
les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni
citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec
toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté
par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux,
comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et
que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veux­tu savoir,
en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attache­toi
à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton
semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière
et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien,
soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou
retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien
soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu
ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras
les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et
par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les
esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à
éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait,
ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi
sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un
jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur
permission, avec une jeune fille ?

L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais.

OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se
donne­t­elle point à un autre ?

L'AUMONIER. Rien n'est plus commun.

OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent,
ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent
pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par
une défense inutile.

L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont
châtiés par le blâme général.

OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens
commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui
supplée aux lois.

L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari.

OROU. Déshonorée ! et pourquoi ?

L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée.

OROU. Méprisée ! et pourquoi ?

L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur.

OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?

L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage
est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme.

OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et
encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de
disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de
donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en
séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme,
on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est
jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on
s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en
imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à
leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles
étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et
négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront
à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous
toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu
parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont
votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou
d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou
d'infortunés, qui sont eux­mêmes les instruments de leur supplice, en
s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait
étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la
nature ne réclame pas ses droits.

L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?

OROU. Nous nous marions.

L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ?

OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un
même lit, tant que nous nous y trouvons bien.

L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ?

OROU. Nous nous séparons.

L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ?

OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la
profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un
enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de
larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un
homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et
de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et
publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de
force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans
Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur,
un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari
dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants
qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant
la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible,
les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près
un nombre égal de filles et de garçons.

L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de
rendre service.

OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des
vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut
les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est
nombreuse, plus elle est riche.


L'AUMONIER. Une sixième partie !

OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser
au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants.

L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ?

OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage
est d'une lune à l'autre.

L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la
cohabitation est au moins de neuf mois ?

OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant
partout.

L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son
mari.

OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils
marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être
forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les
emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa
femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un
quatrième.

L'AUMONIER. De lui ?

OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles
sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils
sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes
de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant
l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les
garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire
l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui
as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais,
Thia, à quoi penses­tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as
dix­neuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as
point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes
jeunes ans, que feras­tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu
aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi,
mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère.

L'AUMONIER. Quelles précautions prenez­vous pour garder vos filles et
vos garçons adolescents ?

OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le
plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de
vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent
couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite
chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans
un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui
se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure
les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa
force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion
fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au
moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre
à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec
utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du
doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa
fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre,
se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter
ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au
garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer.
C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un
garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se
rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant
toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour,
elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où
l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la
course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et
dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes
filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et
exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le
reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as
vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans
la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a
fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît.

L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ?

OROU. Tu l'as dit...

A. Qu'est-ce que je vois là en marge ?

B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des
parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon
sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a
supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et
aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant
toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des
détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui
s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses
recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ;
secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où
l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où
elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là, pour
être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands
yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite
bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces
éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards
s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup
d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs,
intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de
commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus
galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec
mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de
laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est
moi que les hommes préfèrent. »

Après cette note de l'aumônier, Orou continue.

A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire,
c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre.

B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la
cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de
Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du
sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende,
ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende.
Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés,
leur tint ce discours :

« Permettez­moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis
une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des
avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas
longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez
prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est
que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et
obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je
parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des
amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et
honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être
conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois
des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères,
et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose
dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et
trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu
où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de
pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme,
à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe,
alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux
enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait,
je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour
eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens.
Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle
contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme,
ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces
procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être
que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage.  Mais
est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez
sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais
l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai
vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me
marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite,
l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la
fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de
m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule
proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la
simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il
me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le
connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied
à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal
et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une
malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de
l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. Ai­je
tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première
cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux
honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet
et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de
la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de
m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela
ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez
m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes
et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point
un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime
d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes
immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la
nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les
célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la
séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes
filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état
honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et
qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ;
voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des
lois. »

Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ;
ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son
séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa
première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa
Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant
il avait fait une fille publique.

A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ?

B. Non.

A. J'en suis bien aise.

B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours
dans son "Histoire du commerce des deux Indes".

A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a
soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères.

B. C'est une injustice.

A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un
grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une
feuille.

B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne.

A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de
ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient
de la postérité.


CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI
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OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que
celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ;
elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est
avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et
qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je
suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je
le suis d'un tel...

L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ?

OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos
amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à
la lune suivante.

L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ?

OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas
long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la
formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère.

L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ?

OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout
son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et
de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et
que les jeunes garçons s'en éloignent.

L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise.

OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de
mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant
est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux,
l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle
l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois
concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la
force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que
nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser
parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as
remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes
que dans Tahiti ! Regarde­moi : comment me trouves­tu ? Eh bien ! il y
a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus
brave que moi ; aussi les mères me désignent­elles souvent à leurs
filles.

L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de
ta cabane, que t'en revient­il ?

OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une
circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge
et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de
vos denrées qui n'en sont que le produit.

L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs
que j'ai rencontrés quelquefois ?

OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge
avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une
libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme
stérile, est un libertin.

L'AUMONIER. Et ces voiles gris ?

OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et
se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et
s'approche de la femme malade, est un libertin.

L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ?

OROU. Point d'autres que le blâme.

L'AUMONIER. Un père peut­il coucher avec sa fille, une mère avec son
fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ?


OROU. Pourquoi non ?

L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais
l'adultère !

OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste,
adultère ?

L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on
brûle dans mon pays.

OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe.
Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni
par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous
faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connais­tu
une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent,
dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos
actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois
publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est
dit. Réponds­moi donc, qu'entends­tu par inceste ?

L'AUMONIER. Mais un inceste...

OROU. Un inceste ?... Y a­t­il longtemps que ton grand ouvrier sans
tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ?

L'AUMONIER. Non.

OROU. Fit­il toute l'espèce humaine à la fois ?

L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme.

OROU. Eurent­ils des enfants ?

L'AUMONIER. Assurément.

OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles,
et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des
garçons, et que la femme ait perdu son mari.

L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un
crime abominable, et parlons d'autre chose.

OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras
pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste.

L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peut­être l'inceste ne blesse
en rien la nature ; mais ne suffit­il pas qu'il menace la constitution
politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité
d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions
d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de
famille.

OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y
en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins.

L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement
avec sa mère.

OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une
tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une
femme de quarante ans à une fille de dix-neuf.

L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ?

OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu
recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en
enfants.

L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature
a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti.

OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la
générosité de nos jeunes gens.

L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas
qu'elles ne soient très communes.

OROU. Et très approuvées.

L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et
de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente.

OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement,
car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la
chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te
souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues,
qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes,
lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont
reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est
leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à
l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans
la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps
prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs
parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des
femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais
dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces
fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse
particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population,
épure nos moeurs sur ce point.

L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût
de deux femmes ou de deux filles pour un même homme,
n'occasionnent-ils point de désordres ?

OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou
celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute
grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï
qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie
remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids,
que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas
fâchés.

L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ;
mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si
puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être
assez faibles.

OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement
général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la
conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse
sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur
coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père
qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un
mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de
toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la
conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son
repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout
ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la
couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées
dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille
nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur
institution, parce que leur conservation est toujours un
accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.

L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan
misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son
cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin
pour son boeuf.

OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton
retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et
c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et
l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ?
Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous
abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous
nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous
remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus
forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé
d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous
avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues
exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras
laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre
substance, à ton avis, n'en vaut­il pas bien un autre ? Et si tu veux
en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes
à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille
contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons
de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités
épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide
qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un
besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre
de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ;
et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles,
il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont
elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons
à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et
tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui
enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes,
plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil
que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous
avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus
belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre.
C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous
avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions
tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi
calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme
aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à
rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente
un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas
de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dis­moi donc pourquoi tu n'es pas
vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui
t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses
tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ?

AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une
société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus
sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point
faire d'enfants.

OUROU. Que faites vous donc ?

AUMONIER. Rien.

OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de
toutes ?

AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter.

OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un
art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre
semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que
de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et
un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes
caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai
compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais
mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du
respect que les magistrats vous accordent ?

L'AUMÔNIER. Je l'ignore.

OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es
librement condamné à ne le pas être ?

L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.

OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?

L'AUMONIER. Non.

OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ?

L'AUMONIER. Oui.

OROU. Aussi sages que les moines mâles ?

L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui.

OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays !
Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus
barbares que nous.

Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir
l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et
la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles,
Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il
s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais
mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords
avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par
honnêteté à la femme de son hôte.


CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B
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A. J'estime cet aumônier poli.

B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours
d'Orou.

A. Quoique un peu modelé à l'européenne.

B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de
son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les
usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la
médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité
lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à
l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son
innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un
progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion
ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les
récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était
très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit
physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait
l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait
les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par
protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire,
qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de
passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se
repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait.

A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et
des usages bizarres d'un peuple non civilisé ?

B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par
exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en
jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but,
et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans
bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux
Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin
écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en
aura peut­être jamais nulle part.

A. Qu'entendez­vous donc par des moeurs ?

B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des
lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont
bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les
lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition
d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulez­vous que
les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire
des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et
vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la
nature, le code civil, et le code religieux, et contraints
d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été
d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée,
comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux.

A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les
rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse
devient peut­être superflue ; et que la loi civile ne doit être que
l'énonciation de la loi de nature.

B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire
des bons.

A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il
faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la
première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera
toujours la plus forte.

B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une
similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de
l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes
peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la
morale qui lui convient.

A. Cela n'est pas aisé.

B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple
le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu
scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne
législation qu'aucun peuple civilisé.

A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de
rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus.

B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme.

A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons
bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous
répondra sur ce point.

B. J'y consens.

A. Le mariage est-il dans la nature ?

B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde
à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une
femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en
conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable,
qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage
est dans la nature.

A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non
seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces
d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même
femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le
titre de mari. Et la galanterie ?

B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques
ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle,
pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus
importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est
dans la nature.

A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de
gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la
femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la
coquetterie ?

B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent
pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle
coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle :
jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ;
manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés
par la perte des instants les plus précieux de leur vie.

A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ?

B. Je ne dis pas cela.

A. Et la constance ?

B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à
l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes,
et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui
les entoure !

A. Et la fidélité, ce rare phénomène ?

B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et
de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti.

A. La jalousie ?

B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ;
sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et
d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant,
et libre.

A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ?

B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la
nature.

A. Le jaloux est sombre.

B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience.

A. La pudeur ?

B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne
veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de
l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de
son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la
pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un
troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne
rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté
de sa femme, au milieu de ses filles ; et que celles­ci en sont
spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la
femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut
regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue,
bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre
les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter
réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et
qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant
l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres
plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et
montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un
retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de
notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te
caches­tu ? de quoi es­tu honteux ? fais­tu le mal, quand tu cèdes à
l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présente­toi
franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le
avec la même franchise.

A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il
est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien.

B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la
vie d'un homme de génie.

A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit
humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est
d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les
hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux
hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait
toujours accorder.

B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La
nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers
l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et
qui peut­être n'existe nulle part...

A. Pas même à Tahiti ?

B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait
franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient,
s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se
défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne
s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté
se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à
peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous
deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres
libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a
connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins
cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de
l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent,
et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les
écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte,
de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion
naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers
l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de
la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique
d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui
concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la
durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les
ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la
même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché
l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une
injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités.

A. Mais comment est­il arrivé qu'un acte dont le but est si solennel,
et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que
le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu
la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?

B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutez­le donc
encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui
a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs
et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par
les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de
formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des
fortunes et des rangs a institué des convenances et des
disconvenances.  Par une contradiction bizarre et commune à toutes les
sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée
comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et
plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par
les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur
intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont
attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient
susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature
et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura
beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il
vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du
sage Marc­Aurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est
un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre
inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne
cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos
caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre :
Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta
femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez
pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos
défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me
dénaturer.

A. Que le code des nations serait court, si on le conformait
rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs
épargnés à l'homme !

B. Voulez­vous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre
misère ?  La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit
au­dedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la
caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme
naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et
artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est
tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse
gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de
gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe
et l'abatte.  Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent
l'homme à sa première simplicité.

A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes.

B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces
vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ;
dans la maladie, la femme est sans pudeur.

A. Je l'ai remarqué.

B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage,
c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les
progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de
convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est
celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec
désavantage pour l'intrus.

A. Il est vrai. J'ai moi­même éprouvé que l'homme naturel avait dans
la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et
moral. Mais enfin, dites­moi, faut­il civiliser l'homme, ou
l'abandonner à son instinct ?

B. Faut­il vous répondre net ?

A. Sans doute.

B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisez­le ;
empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ;
faites­lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements
de mille obstacles ; attachez­lui des fantômes qui l'effraient ;
éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit
toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulez­vous
heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez
d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ;
et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour
eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous
l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et
religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou
vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug
qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez­vous de
celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre
le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les
seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore
imposé...

A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ?

B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est
moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses
compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant
de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude
de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns
de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se
briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse
profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa
une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts
furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans
cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de
législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de
nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de
petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines
vinrent à se heurter avec violence !

A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ?

B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs
fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et
qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la
ville.

A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des
maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le
malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne
pouvait franchir, et que peut­être nos efforts nous rendaient en
dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que
nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une
équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire
égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme
civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage.

B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus
ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ?

A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes
d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ?

B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je
vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme
heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de
l'Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont
occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement.

A. À Venise, peut­être ?

B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle
part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et
moins de vices et de vertus chimériques.

A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement.

B. Aussi ne le fais­je pas. Je vous indique une espèce de
dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et
préconisé.

A. Pauvre dédommagement !

B. Peut­être. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde
à la lyre de Mercure.

A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers
législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper.

B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des
cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez
sur des femmes méchantes.

A. Comme la Reymer.

B. Sur des hommes atroces.

A. Comme Gardeil.

B. Et sur des infortunés à propos de rien.

A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et
madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement
dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du
malheur des trois derniers. Que ferons­nous donc ? reviendrons­nous à
la nature ? nous soumettrons­nous aux lois ?

B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les
réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son
autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à
enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec
des fous, qu'à être sage tout seul. Disons­nous à nous­mêmes, crions
incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à
des actions innocentes en elles­mêmes ; mais ne les commettons pas,
parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands
de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage
dans Tahiti.

A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on
est.

B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres
fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux
avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais,
qu'est­il devenu ?

A. Il est retombé.

B. Et nous serons encore libres, cet après­dîner, de sortir ou de
rester ?

A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous.

B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les
rencontrer à travers son chemin.

A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ?

B. À votre avis qu'en diraient­elles ?

A. Je n'en sais rien.

B. Et qu'en penseraient­elles ?

A. Peut­être le contraire de ce qu'elles en diraient.





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