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Title: Picciola
Author: Xavier, M., 1798-1865
Language: French
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produced from scanned images of public domain material


PICCIOLA,

PAR X.-B. SAINTINE,

PRÉCÉDÉ DE

QUELQUES RECHERCHES

SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT

PAR

PAUL L. JACOB,

BIBLIOPHILE.

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.

À NEW-YORK: LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST. 1851.



QUELQUES RECHERCHES SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT.


L'ouvrage de M. Saintine est jugé: l'opinion publique avait devancé
cette fois la justice solennelle que l'Académie Française s'est
empressée de lui rendre en le proclamant digne d'un prix qui fait
également honneur au caractère et au talent de l'écrivain. Aujourd'hui
_Picciola_, dont la publication remonte à peine à cinq ans, jouit déjà
de cette réputation solide et inaltérable que nos meilleurs classiques
n'ont acquise qu'après l'épreuve du temps, et cet admirable livre de
philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les bibliothèques
à côté de la _Confession du Vicaire Savoyard_, par Jean-Jacques
Rousseau, et de _Paul et Virginie_, par Bernardin de Saint-Pierre.

Je ne répéterai donc pas les éloges unanimes qui ont été accordés à ce
petit chef-d'oeuvre, comparable, et préférable peut-être, aux _Prigioni_
de Silvio Pellico; je ne dirai pas que M. Saintine a donné un exemple
remarquable des immenses ressources d'intérêt que peut renfermer le
sujet le plus simple et le plus exigu en apparence; je ne dirai pas
qu'il a tenté une espèce de tour de force littéraire en taillant un
volume dans l'étoffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin,
qu'il a su éviter les écueils presque inévitables d'une composition où
il avait à chaque pas la crainte de tomber dans le faux, ou dans le
froid, ou même dans le ridicule. Tout a été dit là-dessus pour faire
ressortir le singulier mérite de l'auteur, qui s'est tenu constamment
dans les bornes délicates et indécises du vrai et du beau. _Picciola_
est désormais rangé au nombre de ces livres qu'on se dispense de louer,
parce qu'on les relit sans cesse, en les aimant et en les admirant
toujours davantage.

Certes, si je n'avais craint d'être taxé de complaisance, bien plus, de
camaraderie, je me serais fait un plaisir de revenir lentement sur les
impressions douces, mélancoliques et suaves que m'a procurées la lecture
de _Picciola_; j'aurais cherché à découvrir la cause des charmes de
cette lecture, qui pourtant ne soutient ni n'éveille l'attention par la
multiplicité et la bizarrerie des événemens, par l'éclat et la force des
péripéties, par le choc et le tumulte des passions, par tous les
ressorts, déjà usés ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; j'aurais
sans doute réussi à prouver, ce modèle à la main, que de tous les écrits
conçus pour nous intéresser et nous émouvoir, les plus uniformes sont
d'ordinaire les plus touchans, et que souvent une modeste étude
physiologique, approfondie par la science et illuminée par
l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes que n'atteignent
pas les grandes oeuvres du génie.

L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux de ses pensées et
de ses actions dans l'isolement, la peinture du prisonnier dans sa
captivité, du moine dans sa cellule, du naufragé dans son île déserte,
ce sont là des sources éternelles de rêverie et de méditation. Il semble
que chacun de nous s'attache de préférence au spectacle de l'homme
luttant corps à corps avec l'adversité, dont il triomphe par la
patience, cette force des faibles. _Robinson Crusoé_, n'est-il pas le
livre de tous les âges et de toutes les conditions? Nous le savons par
coeur avant de l'avoir pu lire, et quand la vieillesse nous invite à
rétrécir le cercle de nos lectures comme celui de nos amis, que la mort
a décimés autour de nous, c'est encore _Robinson Crusoé_ qui nous fait
compagnie et qui nous apprend à ne jamais désespérer de la Providence.

M. Saintine, en écrivant _Picciola_, connaissait bien la prédilection
que nous autres, petits ou grands enfans, avons pour le récit des
infortunes d'un prisonnier. Les _Mémoires_ du baron de Trenck et ceux de
Latude avaient, dans le dernier siècle, témoigné de l'empressement du
public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, à la rigueur, se passer du
savoir-faire du rédacteur, tant est saisissant et entraînant l'intérêt
qu'il emprunte de la situation même du principal personnage. Mais M.
Saintine ne crut pas nécessaire d'accumuler dans la biographie de son
prisonnier ces miracles d'industrie, d'adresse, et de persévérance,
enfantés par l'amour de la liberté; ces échelles de corde gigantesques
tissues avec du linge, ces instrumens de délivrance façonnés avec un
mauvais couteau, ces souterrains creusés dans le roc à l'aide d'un
chandelier de fer, ces larges brèches faites en silence dans des
murailles épaisses de dix pieds, ces énormes barreaux sciés au moyen
d'un ressort de montre; en un mot, ces évasions incroyables, effectuées,
la nuit ou en plein jour, presque sous les yeux des geôliers et des
sentinelles, malgré les portes, les verroux, les cadenas, les grilles,
et tout l'appareil formidable d'une prison d'état. M. Saintine a choisi,
au contraire, un prisonnier résigné, qui n'essaie pas de s'enfuir, et
qui finit par être plus heureux dans sa prison qu'il ne l'était en
liberté au milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du
monde. M. Saintine a concentré son drame, pour ainsi dire, sur la tête
d'une fleur.

Cette fleur est la véritable héroïne de son roman; on croirait
volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle joue un rôle que le ciel
a l'air de lui dicter; elle s'anime, elle devient un être vivant et
intelligent; elle console et instruit le prisonnier; elle lui révèle
l'oeuvre de la création; elle le retire de l'abyme de l'incrédulité;
elle le conduit, sous l'égide de la foi, au bonheur qu'il avait nié, et
dont il s'éloignait de plus en plus en poursuivant un fantôme. C'est un
ange qui a pris cette forme végétale pour arracher un malheureux aux
tortures du doute et aux horreurs du désespoir.

Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la pieuse et poétique
histoire du prisonnier de Fenestrelle, n'a pas été comprise par le
matérialisme des uns et par l'ignorance des autres. On a critiqué ce
qu'on devait surtout admirer; on a discuté au lieu de sentir, et cette
critique aride, qui s'épuise à découvrir un ver imperceptible dans les
plus beaux fruits, a condamné une invraisemblance et une exagération
dans cet amour du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans doute
cette injuste critique n'est pas de celles qui ont de l'écho ni de la
portée; mais comme elle peut vouloir se reproduire à la faveur des
nouvelles et nombreuses éditions qui attendent _Picciola_, je lui
répondrai dès à présent pour en finir avec elle, et je lui opposerai
quelques recherches sur la manière dont les prisonniers célèbres ont
employé le temps durant leur captivité. De ces exemples, fournis par
différentes époques, il résultera que l'amant de _Picciola_ s'est créé
un délassement et une affection que justifient les tristes annales des
prisons d'état, de Pignerol, de Vincennes et de la Bastille.

Que si j'étais botaniste, ce que je ne suis pas, faute de pouvoir
retenir dans ma chétive mémoire douze mille mots de technologie plus ou
moins barbare, je ne perdrais pas cette occasion de réhabiliter
_Picciola_ aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas connaître le
nom scientifique de cette fleur, et qui hésitent à lui assigner son rang
d'espèce et de genre dans la classification des plantes, selon Linnée et
Tournefort, ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que je ne
ferais pas une grosse querelle à M. Saintine s'il s'était avisé de
tendre un piége aux savans, et d'inventer une fleur qui n'existât que
dans son livre. Que nous importe de savoir exactement si cette fleur
était _polypétale_ ou _monocotylédone_, si elle appartenait à la classe
_dodécandrie_ ou _polygamie_, si elle devait figurer dans la famille des
_blackweliacées_ ou des _licopodiums_, _etc._? Ces détails, fort
inutiles pour le lecteur qui demande des pensées et des émotions,
deviendraient certainement indispensables, si M. Saintine avait la
prétention de faire couronner _Picciola_ par l'Académie des Sciences.

On cite peu de prisonniers qui se soient passionnés pour les fleurs,
parce que les objets de cette passion, si naturelle à l'homme isolé, ne
leur étaient pas permis. Une prison, en effet, se prête mal aux
exigences de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait
à végéter dans l'atmosphère étouffée d'un cachot. Dans les cours
étroites où les prisonniers d'état obtenaient à grand'peine la faveur de
respirer sous le ciel; pressé par de hautes murailles noires et nues, un
rosier aurait demandé grâce, une marguerite n'eût pas essayé de fleurir,
car les plantes ne peuvent se passer d'air et de soleil; elles ne
s'accoutument jamais au méphitisme et aux ténèbres: les plus vivaces
auraient péri le lendemain de leur entrée à la Bastille.

Le grand Condé, qui fut prisonnier d'état dans le château de Vincennes
en 1650, avait pourtant des fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin
n'était donc pas un ennemi cruel et sans pitié. Le prince se fit un
petit parterre dans les fossés du donjon, au-dessous des fenêtres de sa
prison; il cultivait lui-même ses plantations, et donnait
particulièrement des soins assidus à une brillante famille d'oeillets
qui le rendaient aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de Scudéry,
ayant été admise à pénétrer jusqu'à lui, le trouva, sans pourpoint et
sans chapeau, occupé à ces travaux de jardinage; elle se sentit touchée
d'admiration, et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps
d'inscription au jardin du grand Condé:

    En voyant ces oeillets, qu'un illustre guerrier
    Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
    Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles,
    Et ne t'étonne pas que Mars soit jardinier.

Le cardinal de Retz, qui remplaça le prince de Condé à Vincennes,
n'hérita pas de son jardin et de ses oeillets: Mazarin craignait que
l'activité et l'audace de son rival politique ne vissent dans la bêche
et dans la serpette que des instrumens de délivrance. Le cardinal, gardé
de près dans sa chambre, aimait mieux jouer aux dames ou aux échecs avec
ses gardiens que de lire son bréviaire. Il méditait son évasion, et
repassait dans son esprit les circonstances de la conjuration de
Fiesque, qu'il s'était proposé pour modèle. Il ne songeait pas encore à
écrire ses mémoires.

La démangeaison d'écrire est cependant bien grande en prison pour tous
ceux qui savent tenir une plume! Mais, comme le régime des prisons
d'état s'opposait à ce que ce moyen de distraction y fût autorisé, tous
les prisonniers imaginaient d'ingénieux procédés pour suppléer aux
plumes, à l'encre et au papier, qu'on leur refusait rigoureusement au
nom du roi.

Pellisson-Fontanier, que son dévouement au surintendant Fouquet fit
incarcérer à la Bastille en même temps que cette illustre victime de la
haine de Louis XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux
supplice du secret pendant plus d'une année, si la nécessité ne lui eût
appris quelques-unes de ces inventions qui étaient traditionnelles dans
les prisons d'état: il remplit d'écriture les murs de sa chambre
blanchie à la chaux; il écrivit ensuite sur le plomb des vitres avec la
pointe d'une épingle; et, quand il eut couvert de ses pensées toutes les
pages de pierre, de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il
composa de l'encre en broyant dans du vin des croûtes de pain brûlées,
il tira une plume de la paillasse de son lit, et traça des ouvrages de
littérature entre les lignes et sur les marges de quelques livres de
piété qu'on lui laissait pour l'amener à trahir son bienfaiteur et son
ami.

Mais ce n'était point assez de pouvoir écrire pendant cinq années d'une
rude captivité: Pellisson, qui se sacrifiait ainsi à l'amitié en prenant
hautement la défense du surintendant, avait besoin qu'on l'aimât. On mit
près de lui, pour l'espionner, un Allemand, qui ne résista pas à
l'entraînement et aux séductions de l'éloquence du prisonnier; cet
Allemand s'employa même à favoriser les correspondances qu'il devait
intercepter, et ce fut par sa généreuse entremise que Pellisson publia,
du fond de la Bastille, cette admirable apologie qui sauva la tête de
Fouquet. Après s'être fait aimer d'un espion, il trouva plus aisé
d'apprivoiser une araignée: cette araignée avait tendu sa toile entre
les barreaux du soupirail à travers lequel l'air et le jour pénétraient
dans la prison; il lui épargna la peine de guetter une proie dans ses
fils, et il plaça des mouches à demi mortes sur le bord du soupirail, où
l'araignée descendait les chercher. Elle ne tarda pas à s'accoutumer à
ce manége, et elle se hasarda bientôt à venir prendre son butin jusque
dans la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses expériences et
l'éducation de l'araignée: elle accourait non seulement à la voix de son
maître, mais encore, au son de la musette jouée par un Basque idiot qui
le surveillait; elle se promenait familièrement sur les genoux de
Pellisson, et elle avait l'air d'être reconnaissante envers l'homme qui
s'occupait d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'était plus une araignée
aux yeux de Pellisson: c'était une amie, une compagne d'infortune, une
prisonnière d'état.

Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de la Bastille, M. de
Besemaux, ait eu la barbarie d'écraser sous son pied cette compagne,
cette amie d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant plus
odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une basse et stupide méchanceté;
mais un porte-clefs brutal et à moitié ivre est peut-être l'auteur de ce
meurtre, qui arracha cette douloureuse exclamation au prisonnier: «Ah!
monsieur, vous m'avez fait plus de mal que vous ne m'en sauriez faire
avec toutes les tortures du monde! J'aurais préféré que vous me tuassiez
moi-même!»

Le surintendant Fouquet, condamné à la prison perpétuelle, qu'il subit
durant seize ans à Pignerol, depuis 1664 jusqu'en 1680, époque de sa
mort, aurait également apprivoisé une araignée, si l'on ajoute foi au
témoignage d'un prisonnier fameux, presque contemporain, Constantin de
Renneville; mais il y a trop d'analogie entre l'araignée de Pellisson et
celle-ci, que Saint-Mars aurait écrasée aussi, en disant à Fouquet que
_les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement_,
pour qu'on ne reconnaisse pas la même tradition appliquée à deux
personnages différens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la
citadelle de Pignerol, n'eût pas osé se porter à cet excès de mesquine
et insolente cruauté contre un prisonnier qu'il avait ordre de traiter,
au contraire, avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, à la
suite de sa disgrâce et de son procès, aurait craint de se rendre
ridicule en s'amusant à un pareil jeu, qu'on n'eût pas manqué de livrer
aux railleries des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'à des
occupations graves et austères: il lisait quelques ouvrages de dévotion
approuvés, choisis même par le roi et ses ministres--la Bible, les
oeuvres de saint Jérôme et d'autres pères de l'Église; on ne lui accorda
pas sans difficulté l'Histoire de France (on ne sait laquelle), le
Dictionnaire des Rimes, et une pharmacopée.

Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa chambre, et sans
communiquer avec personne excepté un valet qui devait partager sa prison
perpétuelle et _n'en sortir qu'à la mort_, suivant le langage terrible
de Louvois. Pendant ces seize années, au bout desquelles il obtint
quelque adoucissement à sa captivité, il varia les occupations qui lui
permettaient de n'être pas surpris par l'ennui, le découragement et le
désespoir. Il avait surtout une infatigable ardeur à écrire, en dépit de
la surveillance sévère à laquelle il était soumis par ordre spécial du
roi. Il fabriqua des plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec
de la suie délayée dans du vin; il remplit d'abord d'écriture tous les
livres qu'on lui mit entre les mains; quand on l'eut privé de livres, il
changea la destination du papier qu'on était forcé de lui fournir pour
l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, qu'il cachait dans
son lit et dans le dossier de son fauteuil. Ces manuscrits furent
découverts, et on lui ôta les moyens de les continuer: alors il écrivit
sur ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses habits. On le
fit habiller de brun et on ne lui donna plus que des rubans de couleur
sombre. Le ministre répondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il était bien
difficile d'apporter reméde à cette fureur d'écrire.

On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant à un examen
minutieux lorsqu'il demandait à les échanger contre de nouveaux: on
reconnut qu'il écrivait encore sur les marges avec des encres chimiques
invisibles, qui paraissaient à l'approche du feu. On finit sans doute
par fermer les yeux et tolérer une désobéissance aussi persévérante, que
rien au monde ne pouvait empêcher. Fouquet reprit donc ses écritures
avec une prodigieuse activité, et il rédigea un grand nombre d'ouvrages
en prose et en vers, la plupart traitant de matières morales et
ascétiques: les uns furent délivrés à son fils après sa mort, les autres
transmis à Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le jour sous le non
du père Boutaud, jésuite, et l'on retrouve dans le plus connu, intitulé
_Conseils de la Sagesse de Salomon_, les sentimens de résignation et de
philosophie chrétiennes qui allégèrent le poids de cette inique
captivité.

Fouquet, quoique toujours enfermé, pouvait se procurer sans doute
beaucoup de plantes salutaires qui croissent dans les montagnes; car il
reprit les études pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les
yeux de sa pieuse mère, qui possédait tant de secrets précieux pour la
guérison de toutes les maladies, et qui les employait elle-même au
soulagement des pauvres. Fouquet donna des leçons de pharmacie au valet
emprisonné avec lui, et dans les derniers temps de sa vie il eut la
satisfaction, bien douce pour une âme évangélique comme la sienne, de
venir en aide à un de ses geôliers les plus impitoyables: Louvois lui
fit demander un collyre, appelé _eau de casse-lunette_, qu'il distillait
pour le mal d'yeux, avec la recette de cette eau et la manière de s'en
servir. Mais à cette époque le prisonnier de Pignerol voyait se relâcher
la rigueur de sa détention: il avait la permission de descendre sur les
boulevarts de la citadelle; de dîner à la table des officiers; sa femme,
ses enfans, et ses amis pénétraient jusqu'à lui; bientôt sa grâce
entière lui eût été accordée, lorsqu'il mourut subitement le 23 mars
1680.

Je crois avoir prouvé ailleurs, par de bien étranges rapprochemens de
faits et de dates, que la mort de Fouquet ne fut pas véritable, et que
cet infortuné, expiant la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi,
avait vécu encore vingt-trois ans, à Pignerol, à Exile, aux îles
Sainte-Marguerite et à la Bastille, toujours sous la garde de
Saint-Mars, mais le visage couvert d'un masque, et entouré de
précautions extraordinaires pour empêcher qu'on ne le reconnût. Fouquet,
devenu _l'homme au masque de fer_, écrivait encore avec la pointe d'un
couteau sur une assiette d'argent, et avec une encre composée, sur son
linge, qu'on brûla lorsqu'il fut réellement mort, en 1703; mais sa
principale récréation consistait, dit-on, à épiler sa barbe avec des
_pincettes d'acier très-luisantes_.

Lauzun, le célèbre amant de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, fut
prisonnier d'état à Pignerol en même temps que Fouquet; mais il n'avait
garde de se faire les mêmes distractions: léger, frivole, ignorant,
capricieux, il ne lisait et n'écrivait rien; il travaillait sans cesse à
gagner par des promesses magnifiques les soldats qui faisaient
sentinelle sous ses fenêtres et les valets qui l'approchaient dans sa
chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, accusés d'avoir
préparé son évasion, et pendus par ordre arbitraire du gouverneur. Quand
la fâcheuse issue de ces tentatives l'eut réellement convaincu de leur
inutilité, il chercha d'autres manières de tuer le temps. À l'aide d'une
lunette d'approche qu'on lui avait fait parvenir secrètement, il passait
des journées entières à observer tout le pays qu'on découvrait de ses
fenêtres. Lorsque le gouverneur lui eut enlevé cette lunette, il se
vengea en l'humiliant par toutes sortes d'insolences; ensuite, il
s'occupa si passionnément de sa toilette, qu'il restait en contemplation
devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoyât de Paris des
perruques et des habits à la mode, des dentelles et des bijoux: il ne
lui manquait que de pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, cédant aux
prières de Mademoiselle, qui ne se consolait pas d'avoir perdu son beau
Lauzun, adoucit la captivité du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre
chevaux, qu'il montait dans les cours de la citadelle.

L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait pendant trente ans
appris comment on garde des prisonniers d'état, lorsqu'il passa du
commandement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille; mais
comme il trouva dans cette forteresse, dont la population était toujours
fort nombreuse, un régime beaucoup moins rigoureux que celui qu'il avait
établi d'après les instructions secrètes du roi pour Lauzun et Fouquet,
il ne jugea pas nécessaire de réformer l'organisation intérieure de la
Bastille. Les prisonniers étaient la plupart livrés aux caprices des
gardiens subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble dans chaque
chambre; et ils avaient ainsi la consolation de voir des visages humains
et d'entendre des voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde
s'allumait entre ceux que le malheur aurait dû rendre frères, et
d'horribles luttes nécessitaient alors leur séparation, qu'ils eussent
vainement demandée à grands cris. Dans ces _chambrées_, où l'on
réunissait jusqu'à cinq personnes, la conversation était presque
permanente: après s'être mutuellement raconté leur histoire et les
motifs de leur incarcération, ces malheureux s'entretenaient de leurs
projets ou de leurs espérances de délivrance; mais souvent un d'eux,
signalé à la défiance de tous comme un espion, retenait dans un prudent
silence les sentimens généreux ou les confidences qui auraient pu
aggraver ou prolonger leur funeste position. Chacun renfermait en soi
son ressentiment contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute parole
imprudente avait un écho dans le cabinet du gouverneur de la Bastille ou
du lieutenant de police. Les prisonniers dangereux, rebelles ou
forcenés, étaient seuls enchaînés isolément dans de petites cellules,
sous la calotte de plomb des tours, ou dans d'affreux cachots contigus
aux fossés.

Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, nous a révélé, dans son
_Inquisition française_, les souffrances de toute espèce auxquelles un
long séjour à la Bastille l'avait initié; il s'est fait l'historiographe
de ses compagnons de captivité, en nous disant ce que fut la sienne dans
l'espace de onze ans. Il composait des vers avec une grande facilité, et
outre les poèmes qu'il traça entre les lignes d'un Nouveau-Testament, au
moyen d'une plume faite d'os de poisson et trempée dans un mélange de
vin, de sucre, et de noir de fumée, il tapissa de ses sonnets, de ses
rondeaux, et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres de la
Bastille. Ce fut lui qui inventa la _manière de parler du bâton_, pour
communiquer avec les détenus des chambres voisines, mystérieux langage
que la tradition de la Bastille conserva fidèlement parmi les
prisonniers. Ce langage se transmettait en frappant la muraille ou le
plafond avec une bûche, selon le rang que chaque lettre occupait dans
l'alphabet; ainsi, un coup pour un _a_, deux coups pour un _b_, trois
pour un _c_, quatre pour un _d_, et ainsi du reste jusqu'à _z_,
représenté par vingt-quatre coups. Constantin de Renneville et ses
élèves étaient parvenus à exécuter cette manoeuvre avec tant de rapidité
et d'adresse, qu'ils échangeaient de longues conversations malgré
l'épaisseur des murs, la vigilance des sentinelles, et la colère des
porte-clefs.

Mais c'était surtout la lecture et la méditation des livres saints que
Constantin de Renneville appelait à son secours dans la solitude de son
cachot: «Je lus et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le
respect et l'attention que mérite un livre si saint; et plus je le
lisais, et plus j'y trouvais cette manne cachée, dont plus on mange,
plus on sent redoubler sa faim; j'y découvrais ces lumières qui sont
voilées aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma prison, je
lus très-attentivement tout le Nouveau-Testament jusqu'à neuf fois, et
la dernière fois que je le lisais, c'était avec plus d'avidité que la
précédente.»

Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essayé de se faire une société
privée des petits animaux, rats, souris, araignées, qui ont toujours
accès dans les plus impénétrables prisons d'état. On le voit seulement
attirant des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des billets
sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient dans les mains
d'un ami ou d'un étranger compatissant. Le gouverneur de la Bastille,
Bernaville, successeur de Saint-Mars, ayant été averti des messages que
les pigeons portaient de la sorte aux prisonniers, fit tuer à coups de
fusil tous les oiseaux qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou
qui osaient s'en approcher.

Un prisonnier, nommé Liard, que Constantin de Renneville eut pour
compagnon de chambre et de cachot, avait apprivoisé des rats qui
mangeaient et couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir affiché
des libelles contre le roi et la cour, n'ayant personne au monde qui
s'intéressât à sa liberté, s'était attaché à sa prison par l'affection
qu'il avait su inspirer à de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec
eux, et maudissait quiconque partageait l'horrible _pourpoint de pierre_
où il croupissait sur la paille: «Il les connaissait tous par les noms
qu'il leur avait imposés et les distinguait les uns des autres; l'un
s'appelait _Ratapon_, l'autre le _Goulu_, cet autre le _Friand_, et
ainsi des autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats venir
autour de son plat faire une musique enragée, pendant que, lui,
s'empressait à les mettre d'accord. 'Allons, Goulu,' disait-il à l'un,
'tu manges trop vite! laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part.
Pourquoi as-tu mordu Ratapon?'» Et tâchait à policer ces bêtes
indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... «Si j'avais
tué quelqu'un de ces vilains animaux,» dit le témoin oculaire, «il
m'aurait sauté à la gorge. C'était un plaisir qui m'a diverti bien des
fois, de lui voir appeler ces bêtes par leurs noms. Vous les voyiez
sortir de leurs crevasses, comme pour venir recevoir ses ordres: il leur
donnait un petit morceau de pain; après quoi, il les renvoyait dans
leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la queue.»

Les rats et les souris jouaient un grand rôle dans les passe-temps et
les affections des prisonniers; mais lorsque la spirituelle mademoiselle
de Launay, plus connue sous le nom de madame de Staal, fut conduite à la
Bastille par la découverte de la conspiration Cellamare, elle ne put
surmonter la répugnance que lui inspiraient ces animaux, et elle invoqua
contre eux la protection des chats, qu'elle aimait. «Je ne sentis point
en prison,» dit-elle dans ses Mémoires, «l'ennui qu'on y redoute
généralement... Je m'en garantis, quand je fus plus calme, par les
occupations que je me fis et par tous les amusemens qui se présentèrent
à moi, que j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance des
choses qui nous les rend précieuses, c'est le besoin que nous en avons.
Je fus étonnée du parti que je tirai d'une chatte que j'avais demandée
simplement dans l'intention de me délivrer des souris dont j'étais
persécutée. Cette chatte était pleine, elle fit des petits chats, et
ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en voir plusieurs
générations. Cette jolie famille faisait des jeux et des danses devant
moi, dont je me divertissais bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune
sorte de bête.» Le malheur donne de la bonté aux coeurs les plus secs:
Mademoiselle de Launay, qui ne put pas conserver un ami à la cour, resta
fidèle à ses chats en prison.

Mais, en général, le temps de la captivité n'était point assez prolongé
pour que le prisonnier eût recours à ce genre de distraction; l'effet
ordinaire d'une lettre de cachet ne dépassait pas quelques mois, pendant
lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir et l'espérance
pour y vouloir prendre racine par des habitudes et des affections. La
lecture défrayait donc presque seule les loisirs des détenus, qui
étaient souvent devenus pensionnaires de la Bastille à cause des livres
qu'ils avaient écrits ou publiés. L'abbé Lenglet Dufresnoy, qui fit sept
ou huit voyages dans les prisons d'état, déclarait ingénument qu'il
n'avait nulle part trouvé autant de tranquillité pour l'étude, et dès
qu'il voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police chargé de
l'arrêter, loin de se troubler et de s'affliger, il réclamait seulement
la permission d'apprêter son linge, ses livres, et ses manuscrits; puis
il écrivait à son libraire: «Je vais terminer promptement l'ouvrage que
vous savez; on me mène, de par le roi, dans mon cabinet de travail.»

À la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs de l'antiquité,
et rédigea une grammaire chinoise; Voltaire ébaucha plusieurs tragédies
et médita son avenir littéraire; Marmontel rédigea ses _Contes Moraux_.
À Vincennes, Fréron, qui ne pouvait se figurer lire Ovide dans la
relation des _Miracles de saint Ovide_, qu'on lui avait apportée par un
quiproquo jésuitique, employait la journée à cuver le vin qu'il buvait
le matin, «pour être en état,» disait-il, «de supporter l'ennui de ce
terrible prédicateur appelé le donjon de Vincennes.» Diderot pilait de
l'ardoise, la faisait infuser dans du vin et taillait un cure-dent, pour
écrire sur les marges de son _Platon_ l'_Essai philosophique sur les
règnes de Claude et de Néron_. L'abbé Prieur, qui en était réduit pour
se distraire à commenter et à réfuter la grammaire française de Vailly
sur le grabat où il mourut, ne réussit pas à obtenir du lieutenant de
police un Nouveau-Testament, grec et latin, _pour sanctifier ses
souffrances_.

Ce n'étaient là que des gens de lettres et des philosophes: on les
honorait encore de quelques égards, de quelques ménagemens, parce qu'ils
sortaient toujours de prison la plume à la main. Mais les prisonniers
que l'on craignait moins après ces rudes épreuves, ceux qui n'en
devaient pas de long-temps voir le terme, ceux qui sentaient peser sur
leur tête la vengeance d'un ennemi puissant, ils retombaient quelquefois
dans les horreurs de l'ancienne Bastille, où la torture morale
surpassait encore la torture physique: combien de misérables, lentement
assassinés par l'oisiveté et l'abrutissement au fond de ces ténébreux
cachots, où Latude languit trente-quatre ans! Quel séjour, que ces
antres de pierre que le jour ne visitait jamais, où se concentrait un
air empoisonné, où le sol fangeux s'exhaussait d'immondices, où
rampaient les crapauds et la vermine! Eh bien! pour échapper à l'ennui,
plus redoutable encore que cette mortelle prison, les êtres livides et
décharnés qui s'y mouraient, oubliés des hommes, cherchaient une
occupation, un intérêt, un plaisir, dans cette vermine même dont ils
étaient dévorés: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces!

Latude, ce génie actif et persévérant qui ne put se montrer que dans les
prodiges de son évasion, ne perdait pas l'espoir de la renouveler avec
des efforts plus incroyables encore; mais en attendant que les
circonstances la favorisassent, il avait besoin de dépenser le trop
plein de son imagination, et d'exercer les belles facultés de cette
intelligence qui lui aurait acquis une supériorité réelle dans quelque
carrière qu'il eût suivie, s'il ne s'était pas vu, à vingt ans,
retranché de la vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame de
Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les moyens d'écrire qu'il eut
besoin de toutes les ressources de son invention: «Pour remplacer le
papier, qui me manquait,» raconte-t-il dans ses _Mémoires_ assez mal
rédigés par l'avocat Thierry, et peut-être trop souvent empreints de
romanesque, «je pris pendant long-temps la mie du pain qu'on me donnait;
je la broyais dans mes mains, je la pétrissais avec ma salive; puis, en
l'aplatissant, j'en fis des tablettes de six pouces carrés ou environ et
de deux lignes d'épaisseur. À défaut de plume, je pris l'arête
triangulaire que l'on trouve sous le ventre des carpes: elles sont
larges et fortes; en les fendant, on peut les employer facilement au
lieu de plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon sang pouvait y
suppléer, et je m'en servis. Je tirai des fils d'un pan de ma chemise;
je liai fortement la première phalange de mon pouce pour en faire enfler
l'extrémité, que je perçai avec l'ardillon d'une de mes boucles. Mais
chaque piqûre ne me fournissait que peu de gouttes de sang, il fallait
les renouveler souvent. Déjà tous mes doigts en étaient pleins, ce qui
avait causé une irritation forte et une enflure dont je craignais les
suites. D'un autre côté, à chaque lettre que j'écrivais, mon sang se
figeait et j'étais obligé de tremper ma plume de nouveau. Pour remédier
à ces inconvéniens, je fis couler quelques gouttes de mon sang dans un
peu d'eau au fond de mon gobelet; je délayai le tout ensemble, ce qui me
fit une encre très-coulante, et, par ce moyen, je parvins à écrire
très-lisiblement et à rédiger un mémoire.»

Qu'écrivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes de mie de pain? des
projets d'économie politique, des plans d'administration civile et
militaire, des réflexions de morale publique, le tout destiné à réformer
les erreurs et les abus du gouvernement! Ces curieuses tablettes, que le
prisonnier remit lui-même au savant jésuite le père Griffet, aumônier de
la Bastille, ne furent pas même conservées dans les archives de cette
forteresse, comme l'échelle de corde et les divers instrumens qui
avaient servi à l'évasion de Latude. Il écrivit encore avec d'autres
procédés non moins ingénieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent
lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se découragea pas même
dans un cachot tout-à-fait obscur, où, pendant les courts intervalles de
ses repas, il profitait de la lumière qui lui était accordée, pour
tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon pilé, le triste
récit de ses souffrances.

Il ne fut pas toujours seul et abandonné à lui-même durant cette
affreuse captivité de trente-quatre ans: après avoir été séparé de son
ami d'Alègre, qui avait partagé les travaux inouïs et l'heureuse issue
de sa première évasion, il chercha dans d'abjects animaux une autre
sorte d'amitié qui l'aidât du moins à supporter le fardeau de la
solitude: ces nouveaux amis étaient des rats qu'il avait apprivoisés.
«Je leur ai dû,» dit-il, «la seule distraction heureuse que j'aie
éprouvée dans tout le cours de ma longue infortune.» Ces rats
l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer la paille de son lit et
en le mordant même au visage; il résolut, puisqu'il était forcé de vivre
avec eux, de leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat étant
sorti de la meurtrière, il l'appela doucement et lui jeta des miettes de
pain, que ce rat vint prendre après quelque hésitation et emporta dans
son trou. Le lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour
s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisième jour, ce rat devint
plus familier et aussi plus vorace, parce que Latude se priva d'une
partie de sa ration de viande pour attirer ce commensal affamé; les
jours suivans, le rat, dont la confiance augmentait à chaque repas, alla
en trottinant quérir sa pitance dans la main du prisonnier. Ce n'est pas
tout: l'exemple est aussi contagieux chez les rats que chez les hommes.
Ce rat changea de résidence et appela dans le cachot sa femelle et sa
famille, composée de cinq ou six ratons; ils se fixèrent tous auprès de
Latude, qui leur donna des noms et leur apprit à cabrioler pour gagner
leur pâture, suspendue en l'air à deux pieds du sol. Cette société de
rats se trouvaient si bien d'être hébergés aux dépens de leur maître et
seigneur, qu'ils montraient les dents aux intrus qui essayaient de
s'introduire dans leurs rangs: ils multiplièrent patriarchalement
jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, nourris comme Latude avec
le pain du roi.

Les araignées étaient sans doute d'un caractère plus sauvage et moins
reconnaissant que les rats, car Latude ne put jamais réussir à en
apprivoiser une seule. Il eut beau leur présenter des mouches et des
insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant du flageolet
(il avait fabriqué cet instrument avec un morceau de sureau qu'il trouva
dans la paille de son lit), il eut beau les enlever de leur toile et les
retenir de force sur sa main; ces araignées ne se laissèrent pas
séduire, et il finit par conclure que celle de Pelisson n'avait existé
que dans les livres et la tradition. Cependant le baron de Trenck,
enfermé à la même époque dans la forteresse de Magdebourg, avait su
tirer meilleur parti des araignées de sa prison: il s'était même promis
de rendre un éclatant hommage au merveilleux instinct de ces insectes,
et il eût fourni de puissans argumens en faveur du système de l'âme des
bêtes.

Il raconte seulement dans ses Mémoires l'histoire touchante de la souris
qu'il avait apprivoisée au point qu'elle jouait avec lui et venait
manger dans sa bouche. «Je ne saurais tracer ici,» dit-il, «toutes les
réflexions que fit naître en moi l'étonnante intelligence de ce petit
animal.» Une nuit, la souris, courant, sautant, grattant, rongeant, fit
tant de bruit, que le major, appelé par les sentinelles, commanda une
ronde dans la prison et visita lui-même les serrures et les verroux,
pour s'assurer qu'on n'exécutait pas une tentative d'évasion. Le baron
de Trenck avoua que tout ce bruit provenait de sa souris, qui ne dormait
pas et qui demandait la liberté pour lui. Le major confisqua la souris
et la transféra dans la chambre de l'officier de garde; le lendemain, la
souris, qui avait travaillé de grand courage pour percer la porte de
l'endroit où elle était enfermée, attendit l'heure du dîner pour rentrer
chez son maître à la suite du geôlier. Trenck fut bien surpris de la
retrouver grimpant dans ses jambes et lui faisant mille caresses. Le
major se saisit une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de
restituer au prisonnier; mais il en fit don à sa femme, et celle-ci, qui
la mit en cage pour la conserver, espérait la consoler par une
nourriture choisie et abondante. Deux jours après, la souris, qui ne
mangeait plus, fut trouvée morte. Le chagrin l'avait tuée.

Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands et français avec
autant de goût que le roi de Prusse, ne fut pas embarrassé de les
écrire, quoique le grand Frédéric eût défendu sous peine de mort de lui
parler et de lui donner encre ou plume. «Pour y suppléer,» dit-il, «je
me faisais une piqûre au doigt; j'en recueillais le sang, et lorsqu'il
venait à se cailler, je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais
écouler la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que je
parvins à me faire de bonne encre bien coulante, avec laquelle je
pouvais écrire, et qui me servait en même temps de couleur quand je
voulais peindre.» La plume qu'il avait inventée fut tour à tour un brin
de paille, un cure-dent et un os de chapon. En outre, à l'aide d'un clou
tiré du plancher, il cisela ses gobelets d'étain avec tant d'habileté et
de délicatesse, que ces gobelets, couverts de dessins et de devises,
étaient vendus à des prix fort élevés. C'est à un de ces gobelets qu'il
dut sa délivrance, et l'impératrice Marie-Thérèse, dans les mains de qui
le hasard fit tomber ce chef-d'oeuvre d'art et de patience, s'interposa
auprès du roi Frédéric pour obtenir la grâce d'un innocent, après plus
de neuf ans de fers.

Les prisons d'état n'étaient pas plus _dures_ en Allemagne qu'en France,
où les lettres de cachet se distribuaient et même se vendaient par
milliers. À la fin du règne de Louis XV, les ministres se faisaient un
jeu de la liberté des citoyens les plus recommandables. La Bastille ne
fut jamais mieux remplie que sous les ministères du duc de La Vrillière
et du comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le déplorable courage de
faire arrêter La Chalotais, procureur du parlement de Bretagne, accusé
d'avoir insulté le roi dans des billets anonymes, et seulement coupable
de s'être opposé aux envahissemens du pouvoir royal en Bretagne. La
Chalotais, conduit à Saint-Malo et enfermé dans la citadelle, fut privé
des moyens de se défendre et de répondre à ses calomniateurs, pendant
que son procès s'instruisait avec une lenteur calculée; mais, à peine
relevé d'une maladie mortelle, il rassembla ses forces pour composer
trois mémoires justificatifs, qui sortirent de sa prison comme une voix
du ciel. Il les avait écrits avec un cure-dent et une encre faite de
suie dans de l'eau sucrée et du vinaigre, sur des papiers qui servaient
à envelopper du sucre et du chocolat. «J'ai reçu le Mémoire de
l'infortuné La Chalotais,» dit Voltaire, dans une de ses lettres.
«Malheur à toute âme sensible qui ne sent pas le frémissement de la
fièvre en le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalité!...»

Quand Louis XVI monta sur le trône, l'aspect des prisons changea
tout-à-coup, et bientôt le vertueux Malesherbes fit pénétrer les rayons
de la justice et de l'humanité dans les plus profonds souterrains de la
Bastille, qu'ébranlait déjà un cri unanime de malédiction. Sous le
ministère de Malesherbes, Mirabeau, qui avait fait son apprentissage de
prisonnier dans la citadelle de l'île de Rhé, au château d'If et au fort
de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une détention de
quarante-deux mois. Mirabeau consacra, pour ainsi dire, le temps de
cette détention à sa maîtresse, madame de Monier, enfermée aussi dans un
couvent: il correspondait librement avec _Sophie_, par l'entremise du
lieutenant de police Lenoir, qui avait consenti à faire passer les
lettres des deux amans, pourvu qu'elles retournassent en dépôt à son
secrétariat. Ce piquant échange de lettres d'amour ne suffisait pas à
l'inquiète et dévorante activité de Mirabeau, qui noircissait une
immense quantité de papier qu'on lui fournissait à discrétion, ainsi que
des livres: il traduisait Tibulle et les _Baisers_ de Jean second; il
écrivait des romans et des poésies érotiques; il improvisait son
éloquent plaidoyer contre les lettres de cachet et les prisons d'état.
Ces occupations littéraires n'étaient au fond que des alimens destinés à
éteindre les appétits immodérés d'un tempérament de feu: au milieu de
ses lectures et de ses commentaires de la Bible, c'était toujours Sophie
qu'il couvrait de baisers en approchant de ses lèvres les tresses de
cheveux qu'elle lui envoyait: c'était Sophie enfin qui jour et nuit
remplissait sa prison.

Elles n'étaient plus, ces horribles prisons de Constantin de Renneville
et de Latude, quoique la Bastille fût encore debout. Lorsqu'elle tomba
sous les coups des haines populaires amassées depuis quatre siècles, on
n'eut pas le loisir d'écouter les lugubres révélations qui sortaient de
ces ruines, et le public, qui avait fait une sorte d'ovation à Latude,
prêta l'oreille à peine au récit de trente-neuf ans de captivité que
voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. La révolution, qui
commençait, préparait des prisons moins effrayantes et plus tyranniques,
des captivités moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier au
Temple, en sortit bientôt pour marcher à la guillotine; Madame Élisabeth
tricotait en attendant son arrêt de mort, et le jeune dauphin, portant
déjà des germes de mort dans son sein, tandis que l'infâme Simon tuait
chez lui le moral, le fils de Louis XVI détachait les carreaux de sa
chambre pour en faire des petits palets!

Les prisons révolutionnaires avaient une physionomie toute particulière:
on y était presque libre, si ce n'est qu'on n'avait guère de délivrance
à espérer que de l'échafaud. Cette réunion de personnes distinguées par
leur naissance, leur éducation, et leur rang social, conservait
fidèlement sous les verroux toutes les traditions de la haute société
élégante et spirituelle qui devait disparaître avec ses derniers
représentans. Les femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient
amoureux et rivaux. Il y avait des poètes qui rimaient, des peintres qui
peignaient, des musiciens qui chantaient, des militaires qui combinaient
des plans de campagne. Ô la douce vie qu'on eût menée au Luxembourg, à
Saint Lazare, à l'Abbaye et au Châtelet, si le tribunal de sang n'avait
pas réclamé chaque jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du
poème des _Mois_, quoique incarcéré à Sainte-Pélagie, continuait
l'éducation de ses enfans par correspondance, poursuivait l'achèvement
de ses ouvrages commencés, traduisait Virgile en vers, et classait un
herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au jardin du
_Muséum_. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient comme un parfum de
liberté dans sa prison. Il contemplait mélancoliquement cette espèce de
tribut que la nature envoyait à son poète prisonnier, et ses pensées
tombaient d'elles-mêmes dans le moule du vers.

    «Ô vous, en qui la nature déploie
    Le jeu brillant des plus riches couleurs,
    Dans les ennuis où mon âme est en proie,
    À mon secours quelle main vous envoie,
    Êtres charmans, fraîches et tendres fleurs?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    L'aimable aspect des branchages fleuris
    Vient éclairer ma noire solitude:
    Ma fille a su dans sa sollicitude
    M'environner de ces rameaux chéris.
    Sa piété naïve, ingénieuse,
    A trouvé l'art de corriger mon sort;
    Ces beaux _asters_ à tête radieuse
    Et cette indule à taille ambitieuse
    Vont sous mes doigts triompher de la mort.
    Oh! quand ces fleurs orneront le parterre
    Que la science ouvre aux plants desséchés,
    Oh! puisse alors ma fille solitaire
    Sur ces rameaux bienfaiteurs de son père
    Tenir parfois ses regards attachés!
    Puis, les baignant de ses pieuses larmes,
    Leur dire: 'Vous, qu'en ma jeune saison
    J'osai cueillir dans nos grands jours d'alarmes,
    Je vous salue, ô fleurs, de qui les charmes
    Ont de mon père adouci la prison!'»

Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs cueillies par sa fille
furent interrompues par l'arrivée de la charrette qui le conduisit à
l'échafaud avec André Chénier et le baron de Trenck.

Sous l'empire, les prisons redevinrent à peu près ce qu'elles avaient
été du temps de Louis XIV, mystérieuses, impénétrables, terribles. M.
Saintine les a peintes dans _Picciola_, et il n'est pas possible
d'ajouter un coup de pinceau à cette peinture vraie et saisissante. Sous
la restauration, les prisons perdirent tout-à-fait leur caractère
solennel, grave, et redoutable: un prisonnier, fût-ce un criminel
d'état, avait le droit de discuter à grand fracas, par l'organe de la
presse; l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'était pas traité autrement
qu'un garde national aux arrêts, excepté pour les précautions de
surveillance; le journaliste Magalon, enchaîné côte à côte avec un
galérien qu'on transférait à Bicêtre, fit retentir pendant six mois tous
les échos de la polémique quotidienne; on n'eut point assez de colère et
d'indignation contre le pouvoir, qui ordonna la translation de Fontan à
Poissy. Depuis la révolution de juillet, cet état de choses a empiré ou
s'est amélioré, selon le point de vue d'où on l'examine: les prisons les
plus épouvantables ont un régime plus doux et plus bénin que celui des
colléges de l'université; on y a des livres, des plumes, de l'encre, et
du papier plus qu'on n'en peut consommer; on y fume; on y boit; on y est
parfaitement, en un mot, hormis qu'on est en prison. Les régicides Pépin
et Fieschi ne tarissaient pas sur tous les égards qu'on avait pour eux,
et Dieu sait la chère qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'état de
la citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souveraineté du peuple,
telle que le gouvernement actuel l'a entendue, n'est pas plus cruelle à
l'égard de ses ennemis que la légitimité de la branche aînée envers les
siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'état possible en
France, même au mont Saint-Michel.

Mais la prison d'état, la prison _dure_, a résisté dans les gouvernemens
absolus aux systèmes pénitentiaires des philanthropes, et Silvio
Pellico, sous les plombs de Venise, nous rappelle les anciens habitans
de notre Bastille; et ce noble, ce généreux Andryane, enseveli dix ans,
quoique Français, dans le tombeau du Spielberg, nous apprend que les
raffinemens barbares de la captivité du baron de Trenck subsistent
encore sous la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, privé de
ses livres, écrivait avec la pointe d'une aiguille sur les parois de son
cachot, et y recomposait une bibliothèque à l'aide de ses souvenirs;
Sylvio Pellico, en méditant sur les secrets de la création et de la
Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait une araignée.
Heureux s'ils avaient eu l'un et l'autre à leur disposition la fleur
miraculeuse du prisonnier de Fénestrelle!

PAUL L. JACOB, _bibliophile_.



À MADAME VIRGINIE ANCELOT.


Je viens de relire mon oeuvre, et je tremble en vous l'offrant.
Cependant, qui mieux que vous peut l'apprécier?

Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs drames.

Mon livre n'est ni un drame, ni un roman.

L'histoire que je vais vous conter, madame, est simple, tellement
simple, que jamais plume peut-être n'aborda un sujet plus audacieusement
restreint! Mon héroïne est si peu de chose! Non que je veuille d'avance,
en cas d'insuccès, en rejeter la faute sur elle! Dieu m'en garde! Si
l'action de cet ouvrage est peu apparente, la pensée n'en est pas
dépourvue de grandeur, le but en est élevé, et si je ne l'atteins pas,
c'est que les forces m'auront manqué. J'attache du prix pourtant à sa
réussite, car j'y ai déposé des convictions profondes; et, par un
sentiment de bienveillance plutôt que de vanité, j'aime à croire que si
la foule des liseurs vulgaires le rejette et le dédaigne, pour
quelques-uns, du moins, il ne sera pas sans charme, pour quelques autres
sans utilité.

La vérité des faits est-elle pour vous de quelque valeur? Ici je la
certifie, et vous l'offre en compensation de ce que vous regretterez
peut-être de ne pas trouver suffisamment dans ce volume.

Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse femme, morte depuis
quelques mois seulement, la comtesse de Charney, dont le regard, quoique
voilé par une pensée de deuil, vous frappa, tant il portait une double
et céleste empreinte.

Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait en vous parcourant,
qui vous dilatait le coeur en s'arrêtant sur vous, et dont on se
détournait malgré soi-même, pour le rechercher bientôt; ce regard,
d'abord presque timide comme celui d'une jeune fille, vous l'avez vu
ensuite briller, s'animer, jeter des flammes, et trahir tout-à-coup des
sentimens de force, d'énergie et de dévouement. Eh bien! ce regard,
c'était toute la femme! Cette femme, c'était le mélange incroyable de la
douceur et de l'audace, de la faiblesse des sens et de la résolution de
l'âme; c'était une lionne terrible, qu'un enfant apaisait d'un mot;
c'était une colombe craintive, capable de porter la foudre sans
trembler, s'il se fût agi de la défense de ses amours,--de ses amours de
mère s'entend!

Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue long-temps avant
moi, alors que son âme ne s'exaltait que dans son culte de fille, puis
d'épouse. C'est avec un plaisir bien vif que je vous entretiens ici de
cette noble créature: les occasions seront trop rares où je pourrai vous
en parler encore. Elle n'est pas l'héroïne principale de cette histoire.

Dans l'unique visite que vous lui fîtes à Belleville, où elle s'était
fixée pour toujours, car le tombeau de son mari est là (et le sien aussi
maintenant), plusieurs choses semblèrent vous étonner. Ce fut d'abord la
présence d'un vieux domestique, à cheveux blancs, assis auprès d'elle à
table. Vous parûtes surtout vous stupéfier en entendant ce domestique,
aux gestes brusques, aux manières communes, même pour des gens de cette
classe, tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, élégante et
parée, belle comme sa mère l'avait été, répondre au vieillard avec
déférence et respect, avec amitié même, en l'interpellant du titre de
parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, peut-être il vous
souvient d'une fleur desséchée, effacée de couleurs, enfermée dans un
riche médaillon, et, lorsque vous l'interrogeâtes sur cette relique, de
l'expression douloureuse qu'exprima la figure de la pauvre veuve. Elle
laissa même, je crois, votre demande sans réponse: c'est que cela eût
exigé du temps, et ne pouvait s'adresser à un indifférent.

Cette réponse, je vais vous la faire aujourd'hui.

Honoré de l'affection de cette excellente femme, plus d'une fois, en
face de ce médaillon, assis entre elle et son vieux serviteur, j'ai
entendu, de l'un et de l'autre, sur cette fleur fanée, des récits longs
et détaillés, qui m'ont ému vivement. J'ai long-temps gardé entre mes
mains les manuscrits du comte, sa correspondance et le double journal de
sa prison, sur toile et sur papier: pièces justificatives et documens
historiques ne m'ont pas manqué.

Ces récits, je les ai retenus précieusement dans ma mémoire; ces
manuscrits, je les ai compulsés attentivement; cette correspondance,
j'en ai extrait des fragmens précieux; ce journal, j'y ai puisé mes
inspirations, et si je parviens à faire passer dans votre âme le
sentiment dont je fus saisi moi-même en présence de tous ces souvenirs
du captif, c'est à tort que j'aurai tremblé pour la destinée de ce
livre.

Encore un mot. J'ai conservé à mon héros son titre de _comte_, dans un
temps où les dénominations nobiliaires avaient cessé d'avoir cours;
c'est que toujours on me le désignait ainsi, soit en français, soit en
italien. Dans ma mémoire, son nom était invariablement cloué à son
titre: titre et nom, j'ai tout laissé aller au courant de la plume.

Vous voilà avertie, madame. Ne demandez donc pas à ce livre des
événemens de haute importance, ni même un récit attrayant sur quelque
aventure amoureuse. J'ai parlé d'utilité, et à qui un récit d'amour
peut-il être utile? Dans ce doux savoir surtout, pratique vaut mieux que
théorie, et chacun a besoin de sa propre expérience: cette expérience,
on court joyeusement au-devant d'elle pour l'acquérir, et on ne se
soucie guère de la trouver toute faite dans des livres. Les vieillards,
devenus moralistes par nécessité, auront beau s'écrier:--Évitez cet
écueil, sur lequel nous nous sommes brisés autrefois! les jeunes gens
répondront:--Cette mer que vous avez bravée, nous voulons la braver à
notre tour, et nous réclamons notre droit de naufrage.

Il y a cependant encore de l'amour dans ce que je vais vous conter; mais
il ne s'agit ici, avant tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le
dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez.

X. BONIFACE-SAINTINE.



PICCIOLA.



LIVRE PREMIER.



I.


Le comte Charles Véramont de Charney, dont le nom sans doute n'est pas
encore entièrement oublié des savans de notre temps, et pourrait même au
besoin se retrouver sur les registres de la police impériale, était né
avec une prodigieuse facilité d'apprendre; mais sa haute intelligence,
façonnée dans les écoles, y avait contracté le pli de l'argumentation.
Il discutait beaucoup plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire
plutôt un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint.

Dès l'âge de vingt-cinq ans, il possédait la connaissance complète de
sept langues. Bien différent de tant d'estimables polyglottes, qui
semblent ne s'être donné la peine d'étudier divers idiomes qu'afin de
pouvoir faire preuve d'ignorance et de nullité devant les étrangers
aussi bien que devant leurs compatriotes (car on peut être un sot en
plusieurs langues), le comte de Charney usait de ces études
préparatoires pour s'avancer vers d'autres beaucoup plus importantes.

S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, chacun
d'eux du moins avait sa charge, ses occupations et ses landes à
défricher. Avec les Allemands, il s'occupait de la métaphysique; avec
les Anglais et les Italiens, de la politique et de la législation; avec
tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, en remontant jusqu'à ses
sources premières, grâce aux Hébreux, aux Grecs et aux Romains.

Il se livra donc tout entier à ces graves spéculations, ne négligeant
point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. Mais bientôt,
effrayé de cet horizon qui s'élargissait devant lui, se sentant broncher
à chaque pas dans ce labyrinthe où il s'était engagé, fatigué de
poursuivre vainement une vérité douteuse, il n'envisagea plus l'histoire
que comme un grand mensonge traditionnel, et tenta de la reconstruire
sur de nouvelles bases. Il fit un autre roman, dont les savans se
moquèrent par envie, et le monde par ignorance.

Les sciences politiques et législatives lui présentaient quelque chose
de plus positif; mais elles semblaient appeler tant de réformes en
Europe! Et lorsqu'il essaya d'en signaler quelques-unes à faire, les
abus lui parurent tellement enracinés dans l'édifice social, tant
d'existences étaient assises et clouées sur un faux principe, qu'il se
découragea, ne se sentant ni assez de force ni assez d'insensibilité
pour renverser chez les autres ce que l'ouragan révolutionnaire n'avait
pu détruire entièrement chez nous.

Puis combien de braves gens, avec autant de lumières et de bonnes
intentions que lui peut-être, avaient des théories en tout opposées à la
sienne! S'il allait mettre le feu aux _quatre coins du globe_, pour un
doute! Cette réflexion l'humilia plus encore que les aberrations de
l'histoire, et le laissa dans une perplexité pénible.

La métaphysique lui restait.

C'est le monde des idées. Là les bouleversemens paraissent moins
effrayans, car les idées se choquent sans bruit dans les espaces
imaginaires, comme l'a dit un poète allemand; vérité douteuse ainsi que
tant d'autres, la pensée muette a un écho sonore.

Avec la métaphysique, Charney croyait ne plus risquer le repos des
autres; et il perdit le sien.

Là surtout, là, plus il s'avança vers les profondeurs de la science,
analysant, discutant, argumentant, plus il n'entrevit qu'obscurité et
confusion. L'insaisissable vérité, toujours fuyant à son approche,
s'évanouissait sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger à ses yeux
comme un feu follet, qui vous attire pour vous égarer. Il la voyait
lumineuse devant lui, et elle s'éteignait sous son regard, pour renaître
où il ne la soupçonnait pas. Infatigable et tenace, s'armant de
patience, il la suivait avec une prudente lenteur, pour la forcer dans
son sanctuaire, et, rapide, elle s'éloignait; il voulait hâter sa course
pour l'atteindre, et dès son premier mouvement il l'avait dépassée. Il
croyait enfin la tenir! elle était sous sa main, dans sa main! et elle
glissait entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des points
différens. Vingt vérités brillaient à la fois autour de l'horizon de son
intelligence: fanaux menteurs qui mettaient au défi sa raison! Ballotté
entre Bossuet et Spinosa, entre le déisme et l'athéisme, tiraillé par
les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes,
les éclectistes, et les matérialistes, il fut saisi d'un doute immense,
qu'il résolut enfin par une négation complète.

Laissant de côté les _idées innées_ et la _révélation_ des théologiens,
la _raison suffisante_ et l'_harmonie préétablie_ de Leibnitz, la
_perception_ et la _réflexion_ de Locke, l'_objectif_ et le _subjectif_
de Kant, les sceptiques, les dogmatiques et les empiriques, les
réalistes et les nominaux, l'observation et l'expérience, le sentiment
et le témoignage, la science des choses particulières et la puissance
des universaux, il se renferma dans un panthéisme grossier; il refusa de
croire à une intelligence suprême. Le désordre inhérent à la création,
les contradictions perpétuelles entre les idées et les choses, l'inégale
répartition des biens et des forces fixèrent dans sa cervelle cette
conviction que la matière aveugle avait seule tout produit, et seule
organisait et dirigeait tout.

Le hasard devint son dieu, le néant fut son espoir! Il s'attacha à ce
système avec transport, presque avec orgueil, comme s'il l'eût créé
lui-même; se sentant heureux, en pleine incrédulité, d'être débarrassé
de tous les doutes qui l'avaient assiégé.

La mort d'un parent venait de le laisser possesseur d'une vaste fortune.
Il dit adieu à la science, et résolut de vivre pour le bonheur.

Depuis l'installation du consulat aux affaires, la société en France
s'était réorganisée avec luxe, avec éclat. Au milieu des fanfares de la
victoire, qui se faisaient entendre de tant de côtés à la fois, tout
était joie et fêtes à Paris. Charney fréquenta le monde--le monde
opulent, le monde aimable et brillant, le monde des lumières, de la
grâce, et de l'esprit; puis, au sein de ce tourbillon de vie oisive et
occupée, de ce grand mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne
point se sentir heureux.

Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les parfums qui
s'exhalaient autour d'elles, voilà seulement ce qui lui parut mériter
quelque attention.

Il avait essayé d'une liaison d'intimité avec des hommes réputés pour
leur savoir et leur bon sens; mais qu'il les trouva faibles, ignorans et
saturés d'erreurs! Il les prit en pitié.

C'est là un des grands inconvéniens de l'excès dans les sciences
humaines; on ne trouve plus personne à son niveau; ceux même qui en
savent autant que vous ne le savent pas comme vous. Du faîte où l'on est
monté, on voit les autres au-dessous de soi, misérables et petits; car,
dans la hiérarchie de l'intelligence, comme dans celle du pouvoir,
l'isolement naît de la grandeur. Vivre isolé, c'est le châtiment de
quiconque veut trop s'élever!

Notre philosophe appela de plus en plus à son aide les jouissances
matérielles et positives. Dans cette société renaissante, si long-temps
sevrée de joie et de fêtes, maculée encore des orgies sanglantes de la
révolution, et qui, traînant après elle ses lambeaux de vertus romaines,
dépassait du premier bond les fastueuses orgies de la régence, il se
signala par l'exagération de ses dépenses, de ses profusions, de ses
folies! Efforts stériles! Il eut des chevaux, des voitures, une table
ouverte; il donna des concerts, des bals, des chasses; et le plaisir ne
se montra nulle part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses
triomphes, des maîtresses pour l'aimer dans ses instans de loisir, et,
quoiqu'il eût mis un bon prix à tout cela, il ne connut ni l'amitié ni
l'amour.

Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie joyeuse, ne purent
dérider son coeur et le forcer à sourire une seule fois. Vainement il
tenta de se laisser prendre en aveugle à toutes les amorces de la
société. La sirène, à moitié hors des eaux, faisait éclater devant
l'homme sa beauté de nymphe et sa voix séductrice; et le regard insensé
du philosophe plongeait aussitôt malgré lui sous l'onde pour y chercher
le corps écailleux et la queue bifurquée du monstre!

Charney ne pouvait plus être heureux ni par la vérité ni par l'erreur.

La vertu lui était étrangère, le vice indifférent.

Il avait sondé la vanité de la science, et le doux non-savoir lui était
interdit. Les portes de cet Éden se trouvaient fermées à jamais derrière
lui.

La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait menteur.

Le bruit des fêtes le fatiguait; la retraite et le silence lui étaient
pénibles.

En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il s'ennuyait de lui-même.

Une profonde tristesse le saisit.

L'analyse philosophique, malgré tous ses efforts pour l'écarter,
dominait toujours sa pensée, et se mêlant à ses regards, ternissait,
rapetissait, éteignait les plaisirs et le luxe au milieu desquels il
vivait. Les éloges de ses amis, les baisers de ses maîtresses, n'étaient
plus pour lui que la monnaie courante avec laquelle on payait la part
que l'on prenait de sa fortune, et ne témoignaient que de la nécessité
de vivre à ses dépens!

Décomposant tout, réduisant tout à ses premiers élémens, par ce même
esprit d'analyse, il fut atteint d'une singulière maladie; maladie
affreuse, plus commune qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes
pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses habits, Charney
croyait sentir l'odeur infecte de l'animal qui en avait fourni la laine;
sur la soie de ses riches tentures, il voyait se promener le ver
dégoûtant qui l'avait filée; sur ses meubles élégans, ses tapis, ses
reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait que des
débris et des dépouilles; la Mort, la Mort enjolivée, fécondée sous la
sueur d'un sale artisan!

L'illusion était détruite, l'imagination paralysée.

Il fallait à Charney des émotions cependant. Cet amour incapable de
s'arrêter sur un seul objet, il prétendit l'étendre sur un peuple
entier. Il devint philanthrope!

Pour être utile à ces hommes qu'il méprisait, de nouveau il se livra à
la politique, non plus à la politique spéculative, mais à la politique
d'action. Il se fit initier à des sociétés secrètes; sectaire, il
s'efforça de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir encore
aux esprits désillusionnés. Il conspira enfin! Et contre qui? Contre la
puissance de Bonaparte!

Peut-être cet amour patriotique, cet amour universel qui semblait
l'animer, n'était-il au fond que de la haine pour un seul homme, dont la
gloire et le bonheur l'importunaient.

L'aristocrate Charney en revenait aux principes d'égalité; le fier
gentilhomme, à qui on avait enlevé son titre de comte, qu'il tenait de
ses pères, ne voulait pas qu'on prît impunément celui d'empereur, qu'on
ne pouvait tenir que de son épée.

Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il n'en manquait point à
cette époque. Je sais seulement qu'elle couvait de 1803 à 1804; mais
elle n'eut même pas le loisir d'éclater: la police, providence occulte
qui veillait déjà aux destinées du futur empire, l'éventa à temps. On ne
jugea point à propos pour elle de faire du bruit, même celui d'une
fusillade à la plaine de Grenelle. Les principaux chefs de la
conjuration, surpris, enlevés à domicile, condamnés presque sans
jugement, furent séparément distribués dans les prisons, citadelles ou
forteresses des quatre-vingt-seize départemens de la France consulaire.



II.


Je me rappelle que traversant les Alpes grecques pour me rendre en
Italie, moi, touriste, voyageant à pied, la sacoche sur l'épaule et le
bâton ferré à la main, je m'arrêtai pensif à contempler, non loin du col
de Rodoretto, un gros torrent, enflé par la fonte des glaciers
supérieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les cascades écumeuses
dont son cours était parsemé, les couleurs variées dont ses eaux se
montraient teintes, tour à tour jaunes, blanches, noires, témoignant
qu'il avait creusé son lit à travers des couches de marne, de calcaire
et d'ardoise; les blocs énormes de marbre et de silex qu'il avait pu
déchausser, mais non arracher du sol, et qui formaient comme autant de
cataractes, ajoutant un bruit nouveau à tous ces bruits, des cascades
nouvelles à toutes ses autres cascades; les arbres entiers qu'il
chariait sortant à moitié de l'eau, ayant d'un côté leur feuillage agité
par le vent, qui soufflait avec force, et de l'autre tourmenté par les
flots bondissans, les fragmens de berges encore couverts de leur
verdure, îlots détachés de ses rivages, qui flottaient de même à la
surface du torrent, et allaient se briser contre les arbres, comme les
arbres se fracassaient en passant contre les blocs de marbre et de
silex; tout ce clapotage, tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces
spectacles, resserrés entre deux hautes rives escarpées, me tinrent
quelque temps en émoi et en méditation. Ce torrent, c'est le Clusone.

Je côtoyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une des quatre
vallées dites protestantes, en souvenir des anciens Vaudois, réfugiés là
jadis. Mon torrent n'avait plus son allure rapide et désordonnée et ses
cent voix hurlantes et glapissantes. Il s'était adouci, il avait rejeté
ses arbres et ses îlots sur quelque rive aplatie ou dans le fond de
quelque anse; ses couleurs s'étaient fondues en une seule, et la vase de
son lit ne venait plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force,
mais avec décence, propre, presque coquet, il singeait la petite rivière
pour caresser de ses flots les murailles de Fénestrelle.

Je vis alors Fénestrelle, gros bourg célèbre par l'eau de menthe qu'on y
fabrique, et plus encore par les forts qui couronnent les deux montagnes
entre lesquelles le bourg est placé. Ces forts, qui communiquent
ensemble par des chemins couverts, avaient été démantelés en partie
durant les guerres de la république; l'un d'eux cependant, réparé,
ravitaillé, était devenu prison d'état aussitôt que le Piémont était
devenu France.

Eh bien! c'est là, dans ce fort de Fénestrelle, que fut confiné Charles
Véramont, comte de Charney, accusé d'avoir voulu renverser le
gouvernement régulier et légal de son pays, pour y substituer un régime
de désordre et de terreur.

Le voici donc séparé des hommes, du plaisir et de la science, ne
regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, sans trop d'amertume, cet
espoir de régénération politique qui un instant sembla ranimer son coeur
usé, disant un adieu forcé, mais plein de résignation, à sa fortune,
dont toute la pompe n'a pu l'étourdir; à ses amis, qui l'ennuyaient; à
ses maîtresses, qui le trompaient; ayant pour demeure, au lieu de son
vaste et brillant hôtel, une chambre triste et nue; pour unique valet,
son geôlier; et renfermé seul avec sa pensée désolante.

Que lui importent à lui la tristesse et la nudité de sa chambre!
L'indispensable nécessaire s'y trouve, et il est las du superflu. Son
geôlier même lui paraît supportable. Sa pensée seule lui pèse.

Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. Du moins, il n'en
voit point alors de possible.

Toute correspondance avec l'extérieur lui est interdite. Il ne possède
et ne peut posséder ni livres, ni plumes, ni papier. Ainsi l'exige la
discipline de la prison. Ce n'eût point été là une privation pour lui
autrefois, quand il ne songeait qu'à se dérober au mal scientifique dont
il était obsédé. Aujourd'hui, un livre lui eût donné un ami à consulter
ou un adversaire à combattre. Privé de tout, séquestré du monde, il
fallut bien se réconcilier avec soi-même, vivre avec son ennemi, avec sa
pensée.

Ô qu'elle était âcre et accablante cette pensée qui sans cesse
l'entretenait de sa position désespérée! qu'elle était froide et lourde
pour lui, pour lui que la nature avait d'abord comblé de ses dons, que
la société avait entouré dès sa naissance de ses faveurs et de ses
priviléges; lui, aujourd'hui captif et misérable; lui, qui a tant besoin
de protection et de secours, et qui ne croit ni à Dieu ni à la pitié des
hommes!

Il essaie encore de se débarrasser de cette pensée qui le glace, qui le
brûle quand il la laisse se débattre enfermée dans ses rêveries. De
nouveau, il veut vivre avec le monde du dehors, dans le monde matériel.
Mais qu'il se montre rétréci devant son regard ce monde! Jugez-en.

Le logement occupé par le comte de Charney est à l'arrière-partie de la
citadelle, dans un petit bâtiment élevé sur les débris d'une ancienne et
forte construction qui tenait autrefois aux ouvrages de défense de la
place, mais que le développement des nouveaux travaux de fortifications
a rendue inutile.

Quatre murs nouvellement blanchis à la chaux, et qui ne lui permettent
même plus de retrouver les traces de ceux qui avant lui ont habité ce
lieu de désolation; une table, sur laquelle il ne peut que manger; une
chaise, dont la poignante unité semble l'avertir que jamais un être
humain ne viendra là, s'asseoir près de lui; un coffre pour son linge et
ses vêtemens; un petit buffet de bois blanc peint, à moitié vermoulu,
avec lequel contraste singulièrement un riche nécessaire en acajou,
placé dessus, et damasquiné d'argent sur toutes ses faces (c'est la
seule part qu'on lui ait laissée de sa splendeur passée); un lit étroit,
mais assez propre; une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent à sa
fenêtre comme un objet de luxe dérisoire, comme une raillerie amère;
car, vu l'épaisseur de ses barreaux, et le haut mur s'élevant à dix
pieds en face, il ne doit craindre ni les regards curieux, ni
l'importunité des rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de
sa chambre.

Au-dessus de lui, une autre chambre pareille à la sienne, mais vide,
inoccupée; car il n'a point de compagnons dans cette partie détachée de
la forteresse.

Le reste de son univers se borne à un escalier de pierre court et
massif, tournant brusquement en spirale pour aboutir à une petite cour
pavée, enfoncée dans un des anciens fossés de la citadelle. C'est là le
lieu de promenade où, deux heures par jour, il va prendre autant
d'exercice et jouir d'autant de liberté que le permet le régime prescrit
par le commandant.

De là le prisonnier peut apercevoir la sommité des montagnes et les
vapeurs de la plaine; car les constructions de la forteresse,
s'abaissant tout-à-coup à l'orient du préau, y laissent pénétrer l'air
et le soleil. Mais une fois enfermé dans sa chambre, un horizon de
maçonnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette nature
pittoresque et sublime qui l'entoure. À sa droite s'élèvent les coteaux
enchantés de Saluces; à sa gauche se développent les dernières
ondulations des vallées d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant
lui les plaines merveilleuses de Turin; derrière lui les Alpes, qui
grandissent, s'échelonnent, parées de rochers, de forêts et d'abîmes, du
mont Genèvre au mont Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux
suspendu sur sa tête dans un cadre de pierres, rien que les pavés de sa
cour et le grillage de sa prison, rien que cette haute muraille qui lui
fait face, et dont l'uniformité fatigante n'est interrompue que, vers
son extrémité, par une petite fenêtre carrée, où de temps en temps lui
est apparue à travers les barreaux une figure triste et renfrognée.

Voilà le monde circonscrit où désormais il lui faut chercher ses
distractions et trouver ses joies!

Il s'évertua l'esprit pour y réussir. Il crayonna, il charbonna les murs
de sa chambre de chiffres et de dates qui lui rappelaient les événemens
heureux de sa jeunesse; mais qu'ils étaient en petit nombre! Il sortait
de ces souvenirs le coeur plus affaissé.

Puis son démon fatal, sa pensée, revint avec ses convictions désolantes,
et il les formula en sentences terribles, qu'il inscrivit aussi sur son
mur, près des souvenirs sacrés de sa mère et de sa soeur!

Voulant triompher enfin de sa pensée maladive et de son oisiveté
pesante, il tâcha de se façonner aux choses frivoles et puériles; il
courut de lui-même au-devant de cet abrutissement que donne le long
séjour des prisons: il s'y plongea, il s'y vautra avec transport.

Il parfila du linge et de la soie, le savant!

Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des vaisseaux pavoisés
avec des coquilles de noix, le philosophe!

Il fabriqua des sifflets, des coffrets ciselés et des paniers à
claire-voie, avec des noyaux, l'homme de génie! des chaînes et des
instrumens sonores avec l'élastique de ses bretelles!

Puis il s'admira dans ses oeuvres; puis, bientôt après, le dégoût le
prit, et il foula tout aux pieds!

Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table mille dessins
bizarres. Jamais écolier ne découpa son pupitre, ne le chargea
d'arabesques, en relief et en intaille, avec plus de patience et
d'adresse. Le pour-tour de l'église de Caudebec, la chaire et les
palmiers de Sainte-Gudue, à Bruxelles, ne sont pas décorés d'une plus
grande profusion de figures sur bois. C'étaient des maisons sur des
maisons, des poissons sur des arbres, des hommes plus hauts que des
clochers, des bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des
pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout cela horizontal,
vertical, oblique, sens-dessus-dessous, pêle-mêle, tête-bêche, véritable
chaos hiéroglyphique, dans lequel parfois il s'efforçait à chercher un
sens symbolique, une suite, une action; car celui qui croyait tant à la
puissance du hasard, pouvait bien espérer trouver un poème complet sur
les découpures de sa table, comme un dessin de Raphaël sur les veines
bigarrées du buis de sa tabatière.

Il s'ingénia ainsi à multiplier des difficultés à vaincre, des problèmes
à résoudre, des énigmes à deviner; et l'ennui, le formidable ennui, vint
le surprendre encore au milieu de toutes ces graves occupations!

Cet homme dont la figure s'était montrée à l'extrémité de la grande
muraille eût pu lui fournir des distractions plus réelles peut-être;
mais il semblait éviter son regard, se retirant de ses barreaux aussitôt
que le comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention.
Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait si bonne opinion de
l'espèce, qu'il ne lui fallut pas plus que ce mouvement de retraite pour
lui donner à penser que l'inconnu était un espion chargé de le
surveiller jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi
jouissant de sa misère et de son abaissement.

Quand il interrogea le geôlier là-dessus, celui-ci dut le détromper.

--C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chrétien, car je le
trouve souvent en prières.

Charney haussa les épaules.

--Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il.

--Il a voulu assassiner l'empereur!

--Est-ce donc un patriote?

--Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait un fils et une fille, et
il n'a plus qu'une fille; et son fils est mort en Allemagne... Un boulet
lui a cassé une dent. _Povero figliuolo!_

--Alors c'était un transport d'égoïsme! murmura Charney.

--Tête-bleue! vous n'êtes pas père, _signor conte_? ajouta le geôlier.
Si mon petit Antonio, qui tette encore, devait être sevré au profit de
l'empire, qui a dans ce moment le même âge que lui, à peu près...
_Cristo santo!_ Mais silence, je ne veux loger à Fénestrelle qu'avec des
clefs à ma ceinture et sous mon chevet.

--Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce hardi conspirateur?

--Il attrape des mouches, dit le geôlier avec un regard demi-railleur.

Charney ne le détesta plus; il le méprisa.

--C'est donc un fou! s'écria-t-il.

--_Perche pazzo, signor conte?_ Plus nouveau que lui au logis, vous êtes
déjà devenu un _maëstro_ dans l'art de la sculpture sur bois.
_Pazienza!_

Malgré l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, Charney reprit ses
travaux manuels, l'explication de ses hiéroglyphes, remèdes toujours
impuissans contre le mal dont il était tourmenté. Dans ces puérilités,
dans ces ennuis, passa tout un hiver.

Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction allait bientôt
venir à son aide.



III.


Un jour, à l'heure prescrite, Charney respirait l'air de la forteresse,
la tête baissée, les bras croisés derrière le dos, marchant pas à pas,
lentement, doucement, comme pour agrandir l'étroite carrière qu'il lui
était permis de parcourir.

Le printemps s'annonçait; un air plus doux dilatait ses poumons, et
vivre libre, maître du terrain et de l'espace, lui semblait bien
désirable alors. Il comptait un à un les pavés de sa petite cour, sans
doute pour vérifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'était
pas à les nombrer pour la première fois, quand il aperçut, là, devant
lui, sous ses yeux, un faible monticule de terre légèrement soulevé
entre deux pavés, et divisé béant à son sommet.

Il s'arrête, et le coeur lui bat sans qu'il puisse s'en rendre compte.
Mais tout est espoir ou crainte pour un captif! Dans les objets les plus
indifférens, dans l'événement le plus minime, il cherche une cause
merveilleuse qui lui parle de délivrance.

Peut-être ce faible dérangement à la surface est-il produit par un grand
travail dans l'intérieur de la terre! Des conduits souterrains existent
sous ce sol qui va s'effondrer, et lui livrer un passage à travers les
champs et les montagnes! Peut-être ses amis ou ses complices d'autrefois
emploient la sape et la mine pour arriver jusqu'à lui, et le rendre à la
vie et à la liberté!

Il écoute, attentif, et croit entendre au-dessous de lui un bruit sourd
et prolongé; il relève la tête, et l'air ébranlé lui apporte les
tintemens rapides du tocsin. Le roulement des tambours se répète le long
des remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et porte à son
front, mouillé de sueur, une main convulsive.

Va-t-il donc être libre! la France a-t-elle changé de maître!

Ce rêve ne fut qu'un éclair. La réflexion tua l'illusion. Il n'a plus de
complices et n'eut jamais d'amis! Il écoute encore; les mêmes bruits
frappent son oreille, mais en lui apportant d'autres pensées. Ce n'est
plus que le son lointain d'une cloche d'église qu'il entend tous les
jours à la même heure, et le tambour qui bat le rappel accoutumé.

Il sourit amèrement et jette un regard de pitié sur lui-même, en
songeant qu'un animal obscur, une taupe fourvoyée de son chemin sans
doute, un mulot qui a gratté la terre sous ses pieds, lui a fait croire
un instant à l'affection des hommes et au bouleversement du grand
empire!

Il voulut en avoir le coeur net cependant, et s'accroupissant près du
petit monticule, il enleva légèrement du doigt l'une des parties de son
sommet divisé, puis l'autre. Et il vit avec étonnement que cette folle
et rapide émotion dont il s'était senti saisi un instant n'avait même
pas été causée par un être agissant, remuant, grattant, armé de dents et
de griffes, mais par une faible végétation, une plante germant à peine,
pâle et languissante. Il se releva profondément humilié, et l'allait
écraser du pied, lorsqu'une brise fraîche, après avoir passé sur des
buissons de chèvrefeuille et de seringa, arriva jusqu'à lui, comme pour
lui demander grâce pour la pauvre plante, qui, peut-être aussi, aurait
un jour des parfums à lui donner.

Une autre idée lui vint, qui l'arrêta encore dans son mouvement de
vengeance. Comment cette herbe tendre, molle, et si fragile qu'on l'eût
brisée en la touchant, avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en
dehors cette terre séchée et durcie au soleil, foulée par lui-même et
presque cimentée aux deux fragmens de grès entre lesquels elle était
resserrée? Il se courba de nouveau et l'examina avec plus d'attention.

Il vit à son extrémité supérieure une espèce de double valve charnue
qui, se repliant sur les premières feuilles, les préservait de
l'atteinte des corps trop rudes, et les mettait à même de percer cette
croûte terreuse pour aller chercher l'air et le soleil.

--Ah! se dit-il, voilà tout le secret! Elle tient de sa nature ce
principe de force, ainsi que les petits poulets, qui, avant de naître,
sont déjà armés d'un bec assez dur pour briser la coquille épaisse qui
les renferme. Pauvre prisonnière, tu possédais, du moins dans ta
captivité les instrumens qui pouvaient t'aider à t'en affranchir!

Il la regarda encore quelques instans, et ne songea plus à l'écraser.

Le lendemain, à sa promenade ordinaire, marchant à grands pas, distrait,
il faillit mettre le pied dessus, et s'arrêta tout court. Surpris
lui-même de l'intérêt que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend
acte de ses progrès.

La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont débarrassée à moitié
de cette pâleur maladive apportée par elle en naissant. Il réfléchit sur
la puissance que possède cette faible tige étiolée d'absorber l'essence
lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter au prisme
les couleurs dont elle se revêt, couleurs assignées d'avance à chacune
de ses parties.

--Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront teintes d'une autre
nuance que sa tige; et ses fleurs donc! quelles couleurs auront-elles?
Comment, nourries des mêmes sucs, pourront-elles emprunter à la lumière
leur azur ou leur écarlate? Elles s'en revêtiront cependant; car, malgré
la confusion et le désordre des choses d'ici-bas, la matière suit une
marche régulière quoique aveugle. Bien aveugle! répéta-t-il; je n'en
voudrais pour preuve que ces deux lobes charnus qui ont facilité à la
plante sa sortie de terre, mais qui, maintenant inutiles à sa
conservation, se nourrissent encore de sa substance, et pendent
renversés en la fatiguant de leur poids! À quoi lui servent-ils?

Comme il disait, et que la nuit était proche, nuit de printemps, parfois
glaciale, les deux lobes se relevèrent lentement sous ses yeux, et,
semblant vouloir se justifier du reproche, ils se rapprochèrent et
renfermèrent dans leur sein, pour le protéger contre le froid et la
morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage à qui le soleil
allait manquer, et qui alors, abrité et réchauffé, dormit sous les deux
ailes que la plante venait de replier mollement sur lui.

Le savant comprit d'autant mieux cette réponse muette, mais décisive,
que les parois extérieures du bivalve végétal avaient été entamées,
mordillées, la nuit précédente, par de petites limaces dont elles
conservaient encore les traces argentées.

Cet étrange colloque, de pensées d'un côté et d'action de l'autre, entre
l'homme et la plante, n'en devait point rester là. Charney ne s'était
pas si long-temps occupé de discussions métaphysiques, pour se rendre si
facilement à une bonne raison.

--C'est bien, répliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un heureux concours de
circonstances fortuites a favorisé cette création débile. Naître armé
d'un levier pour soulever le sol, et d'un bouclier pour protéger sa
tête, c'était une double condition de son existence; si elle n'eût été
remplie, cette herbe serait morte étouffée dans son germe, comme des
myriades d'autres individus de son espèce, que la nature sans doute a
créés imparfaits, inachevés, inhabiles à se conserver et à se
reproduire, et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. Peut-on
calculer combien de combinaisons fausses et impuissantes elle a essayées
pour parvenir à enfanter un seul être organisé pour la durée? Un aveugle
peut atteindre au but; mais que de flèches il aura perdues avant
d'arriver à ce résultat! Depuis des milliers de siècles, un double
mouvement d'attraction et de répulsion triture la matière; est-il donc
étonnant que le hasard ait tant de fois frappé juste? Cette enveloppe
peut protéger les premières feuilles, j'y consens; mais grandira-t-elle,
s'élargira-t-elle pour conserver et garantir aussi les autres feuilles
de la froidure et de l'attaque de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a été
calculé là-dedans; rien n'y est le fruit d'une pensée intelligente, mais
bien d'un hasard heureux!

Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus d'une réponse
capable de rétorquer vos argumens. Patientez, et observez là dans cette
production faible et isolée, sortie de ses mains et jetée dans la cour
de votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-être moins par un coup du
hasard que par une bienveillante prévision de la Providence. Vous avez
eu raison, monsieur le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'à présent
couvraient si maternellement la jeune plante, ne se développeront point
avec elle; elles tomberont même bientôt, desséchées et flétries,
impuissantes qu'elles sont de l'abriter encore! Mais la nature veille,
et tant que les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards
humides et les flocons de neige, ses nouvelles feuilles, encore dans le
bourgeon, y trouveront un asile sûr, un logement disposé pour elles,
fermé aux impressions de l'air, calfeutré de gomme et de résine, qui se
distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'à temps et sous un ciel
favorable. Elles n'en sortiront que pressées les unes contre les autres,
se prêtant un fraternel appui, et couvertes de chaudes fourrures, de
duvets cotonneux, qui les défendront des dernières gelées ou des
caprices atmosphériques. Mère jamais a-t-elle veillé avec plus d'amour à
la conservation de ses enfans? Voilà ce que vous sauriez depuis
long-temps, monsieur le comte, si, descendant des régions abstraites de
la science humaine, vous aviez autrefois daigné abaisser vos regards sur
les simples et naïfs ouvrages de Dieu. Plus vos pas se seraient tournés
vers le nord, et plus ces communes merveilles eussent surgi patentes à
vos yeux. Là où le danger s'accroît, les soins de la Providence
redoublent!

Le philosophe avait suivi attentivement tous les progrès et les
transformations de la plante. De nouveau, il avait lutté contre elle par
le raisonnement, et de nouveau elle avait eu réponse à tout!

--À quoi bon ces poils épineux qui garnissent ta tige? lui disait-il.

Et le lendemain, elle les lui montrait chargés d'un givre léger, qui,
grâce à eux, tenu à distance, n'avait pu glacer sa tendre écorce.

--À quoi te servira dans les beaux jours ta chaude douillette de ouate
et de duvet?

Les beaux jours étaient venus, et elle s'était dépouillée sous ses yeux
de son manteau d'hiver, pour se parer de sa verte toilette de printemps,
et ses nouveaux rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses
enveloppes, désormais inutiles.

--Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, et la grêle hachera
tes feuilles trop tendres pour lui résister.

Le vent avait soufflé, et la jeune plante, bien faible encore pour oser
lutter, courbée jusqu'à terre, s'était défendue en cédant. La grêle
était venue, et, par une nouvelle manoeuvre, les feuilles se redressant
le long de la tige pour la garantir, serrées les unes contre les autres,
pour se protéger mutuellement, ne se présentant qu'à revers aux coups de
l'ennemi, avaient opposé leurs solides nervures à la pesanteur des
projectiles atmosphériques; leur union avait fait leur force, et, cette
fois comme l'autre, la plante était sortie du combat, non sans quelques
légères mutilations, mais vive et forte encore, et prête à s'épanouir
devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures.

--Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney. Faut-il
spiritualiser la matière ou matérialiser l'esprit? Et il ne cessait
d'interroger sa muette interlocutrice; il aimait à la voir, à la suivre
dans ses métamorphoses; et un jour, après qu'il l'eut contemplée
long-temps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses rêveries avaient
une douceur inaccoutumée, et il se sentit heureux de les prolonger en
marchant à grands pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à
la fenêtre grillée du grand mur l'_attrapeur de mouches_, qui semblait
l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre eût pu deviner sa
pensée, et il lui sourit ensuite, car il ne le méprisait plus. En
avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit
dans la contemplation d'une des créations infimes de la nature?

--Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert dans une
mouche autant de choses dignes d'être étudiées, que moi dans ma plante?

En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut
cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois
auparavant:

_Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création._

Il prit un charbon, et écrivit dessous:

PEUT-ÊTRE!



IV.


Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa
table que des tiges naissantes, protégées par leurs cotylédons, que des
feuilles avec leurs découpures et leurs nervures saillantes. Il passait
la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, à
l'examiner, à l'étudier dans ses développemens, et, rentré dans sa
chambre, souvent, à travers ses barreaux, il la contemplait encore.

C'est là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du
prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres?

Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant sa cour d'un pas
rapide, passer si près de la plante, qu'il semblait l'avoir dû briser de
son pied. Le frisson lui en prit.

Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le déjeuner, il se
disposa à le prier d'épargner l'unique ornement de sa promenade; mais il
ne sut trop comment s'y prendre d'abord pour formuler une demande aussi
simple.

Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il qu'on débarrasse
la cour de cette végétation parasite: c'est donc une faveur qu'il va
implorer; et le comte possède bien peu pour la payer ce que lui-même
l'estime.--Ce Ludovic l'a déjà si fort pressuré, en le rançonnant sur
tous les objets que la geôle se réserve le droit de fournir aux
prisonniers.--D'ailleurs, Charney a jusque là rarement adressé la parole
à cet homme, dont les manières brusques et le caractère sordide lui
répugnent. Sans doute, il le trouvera peu disposé à lui être
agréable.--Puis, sa fierté souffre de se montrer par ses goûts sur la
même ligne, à peu de chose près, que l'_attrapeur de mouches_, pour
lequel il a si clairement témoigné de son mépris.--Puis enfin il peut
éprouver un refus; car l'inférieur, à qui sa position donne
momentanément le droit d'admettre ou de refuser, use presque toujours de
son pouvoir avec rudesse: il ne sait pas que l'indulgence est un acte de
force.

Un refus eût profondément blessé le noble prisonnier dans ses espérances
et son orgueil.

Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions oratoires et en
s'étayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses
humaines, que Charney entama son discours, logiquement disposé dans sa
tête, pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, ou
plutôt sa vanité.

Il commença d'abord par adresser la parole au geôlier en Italien:
c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. Il lui
parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre
sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son
riche nécessaire une petite timbale de vermeil, il le chargea de la
donner de sa part à l'enfant.

Ludovic sourit et refusa.

Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il
insista, et par une adroite transition:--Je sais, lui dit-il, que des
jouets, un hochet ou des fleurs, lui conviendraient peut-être mieux;
mais vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer le prix
à lui en acheter.

Il lança alors un: _Mais à propos de fleurs!_ qui le fit enfin entrer en
matière.

Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance,
l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis
en oeuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût
agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante!

--_Signor conte_, lui dit Ludovic, quand il eut cessé de parler, gardez
votre _nacchera indorata_; son absence ferait pleurer les autres bijoux
de votre jolie cassette. Vous avez oublié que _mio caro bambino_ a trois
mois de date, et peut boire encore sans gobelet. Quant à votre
giroflée...

--Comment une giroflée! C'est une giroflée! s'écria Charney, sottement
contrarié d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire.

--Sac-à-papious! je n'en sais rien, _signor conte_. À mes yeux, toutes
les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas.
Mais, puisqu'il est question de celle-là, vous vous y êtes pris un peu
tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès long-temps j'aurais mis
la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à elle, si
je ne m'étais aperçu du tendre intérêt que vous portez à la belle.

--Oh! cet intérêt, dit Charney un peu confus, n'a rien que de
très-simple.

--Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, en cherchant à
cligner de l'oeil d'un air entendu: il faut une occupation aux hommes;
ils ont besoin de s'attacher à quelque chose, et les pauvres prisonniers
n'ont pas le choix. Tenez, _signor conte_, nous avons de nos
pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de
fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici), eh bien!
aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure.
L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,--ajouta-t-il
avec un nouveau clignement d'yeux qu'il essaya de rendre plus
significatif encore que le premier,--l'autre trace, à grands renforts de
canifs et de couteaux, des images sur sa table de sapin, sans songer que
je suis responsable du mobilier de l'endroit.--Le comte voulut prendre
la parole, il ne lui en laissa pas le temps.--Ceux-ci élèvent des serins
et des chardonnerets, ceux-là des petites souris blanches. Moi, je
respecte leur goût, et à tel point, _Benedetto Dio!_ que j'avais un chat
superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait
le plus gentiment du monde, et quand il faisait son somme, on eût dit un
manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi aussi: eh bien! je
l'ai donné, car ce petit gibier-là pouvait le tenter, et tous les chats
du monde ne valent pas la souris d'un captif!

--C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney,--se
sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de
semblables puérilités;--mais cette plante est pour moi mieux qu'une
distraction.

--Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous
lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, _per Bacco!_ elle
peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle
pas, et j'ai l'oeil fermé de ce côté-là. Qu'elle devienne arbre et
puisse vous servir à escalader le mur, ce sera autre chose! Mais nous
avons le temps d'y songer, n'est-ce pas?--ajouta-t-il en riant d'un gros
rire,--non que je ne vous souhaite de tout coeur le plein air et la
liberté de vos jambes; mais ça doit arriver à son temps, d'après la
règle, avec permission des chefs. Oh! si vous cherchiez à vous évader de
la citadelle...

--Que feriez-vous?

--Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le passage, dussiez-vous
me tuer! ou je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de
pitié que sur un lapin; c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles
de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai
toujours regardé comme un profond scélérat cet homme, indigne d'être
geôlier, qui méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est
là une vilaine action, c'est là un crime!

Charney se sentit à la fois ému et surpris de trouver tant de
sensibilité dans son gardien; mais, par cette raison même qu'il
commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par
des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.

--Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous remercie de vos bons
procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source d'une
foule d'observations philosophiques pleines d'intérêt. J'aime à
l'étudier dans ses phénomènes physiologiques...--Et comme il vit le
geôlier témoigner par un signe de tête qu'il écoutait sans comprendre,
il ajouta:--De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des
vertus médicinales très-favorables dans certaines indispositions assez
graves auxquelles je suis sujet!

Il mentait; mais il lui en eût trop coûté de se montrer descendu
jusqu'aux bizarres puérilités des prisons devant cet homme, qui venait
en partie de se relever à ses yeux, le seul être qui l'approchât, et en
qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.

--Eh bien! si votre plante, _signor conte_, vous a rendu tant de
services, répliqua Ludovic en se disposant à sortir de la chambre, vous
devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et l'arroser
parfois; car si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision
de liquide, de l'humecter de temps en temps, la _povera picciola_ serait
morte de soif. _Addio, signor conte._

--Un instant, mon brave Ludovic!--s'écria Charney, de plus en plus
surpris de trouver un tel instinct de délicatesse enfermé dans une
étoffe grossière, et presque repentant de l'avoir méconnu jusque
alors.--Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez
le silence devant moi! Ah! de grâce, acceptez ce petit présent comme un
souvenir de ma gratitude. Si, plus tard, je puis entièrement m'acquitter
envers vous, comptez sur moi.

Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois, Ludovic
la prit, et tout en l'examinant avec une sorte de curiosité:

--Vous acquitter de quoi, _signor conte_? Les plantes ne demandent que
de l'eau, et l'on peut leur payer à boire sans se ruiner an cabaret. Si
celle-là vous distrait _un poco_ de vos soucis, si elle produit de bons
fruits pour vous, tout est dit.

Et il alla sur-le-champ remettre lui-même la timbale en place dans la
cassette.

Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la main.

--Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air contraint et
respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami.

--Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!

--Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, _eccellenza_. Il
faut tout prévoir, pour faire toujours, demain comme aujourd'hui, son
métier en conscience. Si vous étiez mon ami et que vous cherchiez à nous
fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de crier à la
sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, votre geôlier, et
_divotissimo servo_.



V.


Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea combien, avec
tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme
grossier, dans les rapports établis entre eux. Quels misérables
subterfuges il avait entassés pour surprendre le coeur de cet être si
simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au
mensonge!

Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce
geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de
s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses voeux! il l'a
épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans
ses plaisirs; et son désintéressement a forcé le noble comte de se
reconnaître son obligé!

L'heure de la promenade étant arrivée, il n'oublia pas de partager avec
sa plante la portion d'eau qui lui était dévolue. Non content de
l'arroser, il veilla à la débarrasser de la poussière qui en ternissait
les feuilles et de la vermine qui les attaquait.

Encore préoccupé de cette besogne, il voit un gros nuage noir obscurcir
le ciel, et s'arrêter suspendu, comme un dôme grisâtre et flottant, sur
les hautes tourelles de la forteresse. Bientôt de larges gouttes de
pluie commencent à tomber, et Charney, rebroussant chemin, songe à se
mettre à couvert en rentrant, quand des grêlons, mêlés à la pluie,
rebondissent tout-à-coup sur les pavés du préau. La _povera_, tournoyant
sous l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être arrachée du
sol; et ses feuilles humectées, froissées les unes contre les autres,
frémissantes sous les secousses du vent, faisaient entendre comme des
murmures plaintifs et des cris de détresse.

Charney s'arrête. Il se rappelle les reproches de Ludovic, et cherche
avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le
voit pas: les grêlons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et
menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle qu'il a vue
naguère si bien résister à la violence des vents et de la grêle; mais il
aime déjà trop sa plante pour risquer de lui faire courir un danger en
essayant d'avoir raison contre elle. Prenant alors une résolution digne
d'un amant, digne d'un père, il se rapproche, il se place devant son
élève, comme un mur interposé entre elle et le vent; il se courbe sur sa
pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et
là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit,
l'abritant de ses mains, de son corps, de sa tête, de son amour, il
attend que le nuage ait passé.

Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il pas la menacer encore,
quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verroux? Bien
plus, la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient
visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se jouant, ne peut-il d'un
coup de gueule ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe? Rendu
plus prévoyant par l'expérience, Charney consacre le reste du jour à
méditer un plan, et le lendemain il en prépare l'exécution.

Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce climat de
transition, où parfois, même en plein été, les nuits et les matinées
sont froides. Qu'importe! Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques
jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus tôt,
il se lèvera plus tard. Il amasse son bois, il en fait provision; et
quand Ludovic l'interroge à ce sujet:

--C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse, dit-il.

Le geôlier cligna de l'oeil comme s'il comprenait; mais il n'y comprit
rien.

Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses cotrets, met à part
les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible
qui sert à lier son fagot quotidien. Puis, dans son coffre à linge, il
découvre une toile grossière, à trame épaisse et lâche, qui en garnit le
fond; il la détache, il en extrait les fils les plus forts, les plus
rudes; et, ses matériaux ainsi préparés, il se met bravement à
l'ouvrage, aussitôt que les lois de la geôle et la scrupuleuse
exactitude du geôlier le lui permettent.

Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, enfonçant de solides
branchages d'inégale grandeur, il les assure encore à leur base au moyen
d'un ciment composé de terre recueillie péniblement çà et là dans les
intervalles du pavage; de plâtre et de salpêtre, dont il fait des
emprunts furtifs aux parois humides des anciens fossés de la citadelle;
et lorsque les principales pièces de charpente sont ainsi disposées, il
y entrelace, dans certaines parties, de légers rameaux, formant une
espèce de claie, qui doit au besoin garantir la _povera_ du choc d'un
corps étranger ou de l'approche du chien; et ce qui le rassure
tout-à-fait durant ces travaux, c'est que Ludovic les voyant commencer,
a d'abord paru incertain s'il en permettrait la continuation. Il
branlait la tête, et faisait entendre un petit grognement sourd, de
mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son parti; et parfois
même, fumant doucement sa pipe à l'extrémité du préau, l'épaule appuyée
contre la porte d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant
le travailleur encore inexpérimenté; puis il interrompt son plaisir de
fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas
toujours mettre à profit.

Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, Charney appauvrit, en
faveur de sa plante, sa mince couchette de prisonnier. C'est un nouveau
sacrifice qu'il s'impose pour elle. Il emprunte à la paillasse de son
lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, selon la
circonstance, autour de son échafaudage, soit que les rafales des Alpes
menacent de s'engouffrer de ce côté, soit que le soleil, à son midi,
lance trop directement sur le faible végétal ses rayons répercutés
encore par les fragmens de grès et par les murailles.

Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà sous les verroux, vit
de sa fenêtre la cour jonchée de brins de paille et de petits rameaux.
Les paillassons et les intervalles de la claie n'avaient pas été doués
par lui d'une force suffisante de résistance. Il se promit de remédier
au mal le lendemain; mais le lendemain, quand il descendit à l'heure
voulue, tout était déjà réparé. Une main plus habile que la sienne avait
solidement réorganisé l'entrelas des branchages et des nattes, et il sut
bien qui en remercier dans son coeur.

Ainsi grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait contre les
périls de remparts et de toitures; et lui, lui Charney, s'attachant à
elle de plus en plus par les soins qu'il en prend, il la voit avec
ravissement grandir, se développer, et lui prodiguer sans cesse de
nouvelles merveilles à admirer.

Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois; l'écorce
ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en
jour une garantie de durée, et son heureux possesseur se sentait saisi
d'un désir curieux et impatient de la voir fleurir.

Il désirait donc enfin quelque chose, cet homme à la fibre usée, au
cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de
tomber du haut de sa science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée
dans la contemplation d'un brin d'herbe!

Cependant ne vous hâtez pas trop de l'accuser de faiblesse puérile et de
démence. Le célèbre quaker Jean Bertram, après avoir passé de longues
heures à examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer
les facultés de son esprit qu'à l'étude des merveilles végétales de la
nature, et prit bientôt place parmi les maîtres de la science. Si un
philosophe du Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les
phénomènes de la sensitive, le comte de Charney trouvera peut-être dans
sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas déjà découvert l'arcane qui a
le pouvoir de dissiper son ennui et d'élargir sa prison?

--Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la beauté ne
frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles
formes affectera-t-elle? quelles nuances coloreront ses pétales? Sans
doute, elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre et jeter un
dernier défi à ma raison. Eh bien! qu'elle vienne! que mon frêle
adversaire se montre armé enfin de toutes pièces; je ne renonce point
encore à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir dans son
ensemble ce secret que sa formation incomplète m'a permis à peine
d'entrevoir jusqu'à présent. Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour
devant moi dans tout ton éclat de beauté et de parure, PICCIOLA?

PICCIOLA! c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, dans le besoin
d'entendre une voix humaine retentir à son oreille au milieu de ses
travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivité, en
l'entourant de ses soins. _Povera picciola!_ telle a été l'exclamation
de Ludovic s'apitoyant sur la _pauvre petite_, qui avait failli mourir
faute d'être arrosée. Charney s'en était souvenu.

--Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt? répétait-il en écartant
avec précaution les feuilles garnissant l'extrémité ou les aisselles des
rameaux de sa plante, afin de voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de
Picciola lui était doux à prononcer, car il lui rappelait à la fois les
deux êtres qui peuplaient son univers: sa plante et son geôlier.

Un matin, qu'à l'heure de sa promenade habituelle il interroge Picciola
feuille par feuille, ses yeux s'arrêtent fixement tout-à-coup sur une
des parties du végétal, et son coeur bat avec force. Il y porte la main
et rougit. Depuis long-temps il n'a éprouvé une émotion aussi vive.
C'est qu'il vient de voir, au sommet de la tige principale, une
excroissance inaccoutumée, verdâtre, soyeuse, de forme sphérique,
imbriquée de légères écailles placés les unes sur les autres, comme des
ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. Il n'en peut douter,
c'est là le bouton! La fleur n'est pas loin.



VI.


L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa grille, et prenait
plaisir à suivre du regard le comte, si affairé autour de sa plante. Il
l'a vu combiner et préparer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses
paillassons, édifier enfin ses palissades, et, prisonnier comme lui, et
depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement uni par la pensée
aux grandes préoccupations du philosophe.

À cette même fenêtre grillée, une autre figure, fraîche et souriante,
vint aussi se montrer une fois. C'était une femme--une jeune fille, à la
démarche tout ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa tête,
dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semblait tempérer la
vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, s'éteignait à moitié
en passant au travers de ses longs cils abaissés. Au premier abord, en
la voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une attitude rêveuse
derrière ces sombres barreaux, sur lesquels s'appuyait en se repliant sa
main blanche, on l'eût prise pour un chaste emblème de la captivité.

Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du jour venait
l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses traits, sa carnation ferme
et colorée, disaient assez que c'était dans le mouvement et le grand air
et non sous les verroux qu'elle avait vécu.

Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charité qui
visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici a seul rempli son
coeur; c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa
beauté. Fille de l'Italien Girhardi, _l'attrapeur de mouches_, elle a
quitté Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la
Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de Fénestrelle,
non d'abord pour voir son père, car la permission ne lui en était pas
accordée, mais pour vivre du même air que lui, pour penser à lui près de
lui. Aujourd'hui, à force d'instances et de sollicitations, elle a
obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà pourquoi elle
est joyeuse, fraîche et belle!

Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre grillée qui donne
sur la petite cour; un sentiment d'intérêt l'y retient malgré elle, car
elle craint d'être aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney ne
la verra pas: dans ce moment, _Picciola_ et son bouton naissant
s'emparent seuls de toute son attention.

La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint auprès de son père,
elle se dirigea furtivement encore vers la petite grille, pour donner un
regard à l'autre captif; Girhardi la retint.

--Depuis trois jours il n'a point paru près de sa plante, lui dit-il. Il
faut que le pauvre homme soit bien malade!

--Malade! dit-elle, d'un air étonné.

--J'ai vu les médecins traverser la cour, et d'après ce que m'en a dit
Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un seul point, c'est qu'il en peut
mourir!

--Mourir! répéta la jeune fille.--Et son oeil s'agrandissait, et
l'effroi, plus que la pitié peut-être, se peignait sur sa figure.--Oh!
que je le plains! le malheureux!--Puis, attachant sur son père un regard
plein d'inquiétude et d'angoisse:--On peut donc mourir ici? ou plutôt y
peut-on vivre! C'est sans doute le séjour de cette prison et la
pestilence qui s'exhale des anciens fossés qui ont causé sa maladie!
s'écria-t-elle en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant
de Charney elle ne pensait qu'à son père.

Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de
larmes.

Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait à _l'attrapeur de mouches_
une nouvelle capture qu'il venait de faire pour lui. C'était une
_cétoine_, un beau coléoptère tout doré, qu'il lui présenta d'un air
triomphant. Girhardi sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aperçût,
rendit la liberté à l'insecte, car c'était le vingtième individu de la
même espèce que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours. Il
profita ensuite de la bien-venue du geôlier pour lui demander des
nouvelles de Charney.

--_Per mio santo, padrone!_ dit Ludovic, je ne l'oublie pas plus que les
autres, et tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le
mien, _signore_. Aussi viens-je encore, à l'instant d'arroser sa plante.

--À quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit tristement
la jeune fille.

_Perche, damigella?_ dit Ludovic.--Puis il ajouta d'un air entendu, avec
son clignement d'yeux ordinaire, et en agitant légèrement sa main,
l'index relevé:--Nos seigneurs les médecins pensent que le pauvre homme
s'est couché sur le dos pour l'éternité; mais moi, le seigneur geôlier,
_non lo credo!_ _Trondédious!_ j'ai mon secret.

Il fit un tour sur les talons, et sortit, après avoir essayé de
reprendre sa voix rude et sa figure sévère, pour signifier à la jeune
fille qu'il ne lui restait plus, la montre à la main, que vingt-deux
minutes à passer auprès de son père. Au bout des vingt-deux minutes, il
était de retour, et faisait exécuter la consigne.

La maladie de Charney n'était que trop réelle. Quelle qu'en ait été la
cause, un soir, après avoir rendu à _Picciola_ sa visite et ses soins
ordinaires, un fort engourdissement l'avait atteint. La tête appesantie
et les membres agités de tremblemens nerveux, il s'était couché,
dédaignant d'appeler quelqu'un à son aide, et remettant au sommeil le
soin de sa guérison.

Le sommeil n'était pas venu, mais la douleur; et le lendemain, lorsque
le comte voulut se lever, une puissance plus forte que sa volonté le
retint cloué sur son grabat. Il ferma les yeux et se résigna.

Devant le péril, son calme philosophique et son orgueil de conspirateur
revinrent. Il se fût cru déshonoré d'exhaler un soupir, une plainte, ou
d'implorer secours de ceux qui, violemment, l'avaient séquestré du
monde. Il donna seulement quelques instructions à Ludovic au sujet de sa
plante, dans le cas où il serait indéfiniment retenu captif dans son
lit, dans ce _carcere duro_ qui venait aggraver encore son autre
captivité. Les médecins arrivèrent, et il refusa de répondre à leurs
questions. Il lui semblait que sa vie n'étant plus à lui, il n'était pas
chargé de sa conservation, pas plus que de la gestion de ses biens
confisqués, et que c'était à ceux qui s'appropriaient le tout à veiller
sur le tout!

Les médecins ne tinrent compte d'abord de cette révolte, et ils
insistèrent. Rebutés enfin par le silence obstiné du malade, ils se
décidèrent à ne plus interroger que la maladie elle-même.

Les signes pathognomoniques répondirent à chacun dans un sens contraire,
car chacun des savans docteurs appartenait à un système différent. Dans
la dilatation de la pupille et la teinte violacée des lèvres, l'un vit
les symptômes certains d'une fièvre putride; l'autre ceux d'une
inflammation des viscères dans le météorisme du ventre; le dernier enfin
(car ils étaient trois) conclut à l'apoplexie ou à la paralysie, d'après
la coloration du cou et des tempes, la froideur des extrémités, la
rigidité de la face, et déclara que le silence du malade ne devait être
attribué qu'à un commencement de congestion cérébrale.

Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle vint visiter le
prisonnier dans sa chambre. La première, il s'informa auprès de lui s'il
n'avait pas quelque chose à désirer. Il offrit même de le faire changer
de logement, s'il pensait que le lieu habité par lui fût en partie cause
de son malaise. Le comte ne répondit que par un signe négatif, ou par un
refus.

La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un prêtre.

Charney condamné par les médecins, il était du devoir de sa charge de
préparer le prisonnier à recevoir les secours de la religion.

S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et sacrée, c'est celle
du prêtre des prisons, de ce prêtre le seul spectateur dont la présence
sanctifie l'échafaud. Et cependant le scepticisme de notre siècle n'a
pas craint de la railler avec amertume. Cuirassés par l'habitude, a-t-on
dit, ils ne savent plus s'émouvoir, ils ne savent plus pleurer avec le
coupable, et dans leurs exhortations, dans leurs consolations,
retournant sans cesse les mêmes pensées, chez eux le métier vient glacer
l'inspiration.

Eh! qu'importe que les phrases soient les mêmes! Est-il donc un homme
qui doive les entendre deux fois? Un métier, dites-vous? Mais ce métier,
ils l'ont choisi, ils le subissent. Eux, coeurs vertueux et purs, ils
vivront au milieu de coeurs endurcis, qui répondront peut-être à leurs
paroles de paix, d'espérance et de fraternité, par des paroles d'insulte
et de mépris! Ils auraient pu, comme vous, connaître les joies et le
luxe du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront
l'air humide et infect des cachots; nés sensibles aussi, et avec cette
horreur du sang et de la mort qui tient à l'espèce humaine, ils se sont
volontairement condamnés à voir, cent fois dans leur vie, monter et
retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce donc là des
voluptés bien grandes? Et s'en doit-on blaser si facilement?

Au lieu de cet homme de douleur, dévoué d'avance, et pour toujours, à de
si rudes fonctions, au lieu de cet homme qui, par vertu, s'est fait le
compagnon du bourreau, faites venir un nouveau prêtre pour chaque
nouveau condamné!

Oui, sans doute, il s'émouvra, il s'attendrira, il pleurera plus, mais
il consolera moins. Ses paroles, s'il en trouve, seront entrecoupées de
sanglots. Sera-t-il donc maître de lui-même et de ses idées? l'émotion
ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas incapable
d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa faiblesse portera-t-il le
patient à donner courageusement sa vie à la société, en expiation de son
crime, à se racheter de son propre sang?

Si la constance et la fermeté du nouveau consolateur sont telles, que du
premier coup il n'éprouve ni cette émotion, ni cette faiblesse,
croyez-le, il est mille fois plus insensible par nature que l'autre par
habitude.

Alors, voulez vous donc abolir ce métier du prêtre des prisons! Ah!
n'ôtez pas leur dernier ami à ceux qui vont mourir! Qu'en montant sur
l'échafaud, le coupable repentant ait une croix devant les yeux pour ne
pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier regard il aperçoive
auprès du représentant de la justice des hommes, celui de la clémence de
Dieu!

Grâce au ciel, le prêtre, vraiment digne de ce nom, appelé au lit de
Charney, n'avait pas d'aussi pénibles devoirs à remplir. Homme
d'indulgence et de pardon, il comprit non seulement au silence et à
l'immobilité du malade, mais mieux encore aux inscriptions désolantes
qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait espérer de cette âme
orgueilleuse.

Il se contenta de passer la nuit en prières à son chevet, ne dédaignant
pas d'interrompre son pieux office pour partager avec Ludovic les soins
que celui-ci prodiguait au souffrant, attendant avec résignation un
moment favorable où il pourrait éclairer d'un rayon d'espoir ces
profondes ténèbres de l'incrédulité.

Dans cette même nuit, nuit décisive, le sang, refluant avec force vers
la tête, détermina des transports au cerveau, un délire, qui, durant
plus d'une heure, contraignirent le confesseur et le geôlier d'unir
leurs efforts pour empêcher le malade de s'élancer hors du lit. Et
tandis qu'il se débattait entre leurs bras, au milieu d'une foule de
paroles incohérentes, de discours sans suite, d'apostrophes bizarres,
les mots: _Picciola_, _povera Picciola!_ sortirent à plusieurs reprises
de la bouche de Charney.

--_Andiamo!_ _andiamo!_ le moment est venu, murmura Ludovic; oui, il est
venu..., répétait-il avec impatience; mais le moyen de laisser là le
chapelain tout seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une
heure, il sera peut-être trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! je crois
qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il étend les bras, comme pour
dormir! Si, à mon retour, il n'est pas mort, houra! huzza! houra!

En effet, le transport du malade s'était calmé; Ludovic chargea le
prêtre de veiller sur lui, et il disparut aussitôt de la chambre.

Dans cette chambre, à peine éclairée par la faible lueur d'une lampe
vacillante, on n'entendit plus de bruit que celui de la respiration
irrégulière du mourant, la prière monotone du prêtre, et le vent des
Alpes qui murmurait entre les barreaux de la fenêtre. Deux fois
seulement le son d'une voix humaine sembla s'y mêler. C'était le _qui
vive_ d'une sentinelle, lorsque Ludovic passa et repassa près de la
poterne, se rendant à son logis, puis revenant à la _camera_ du malade.

Une demi-heure à peine s'était écoulée quand son pieux compagnon de
veillée le vit reparaître, tenant à la main un pot rempli d'un liquide
fumant.

--Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en entrant. Il
commençait à hurler: c'est mauvais signe. Mais comment ça va-t-il?
A-t-on encore gesticulé? En tout cas, voici de quoi le faire tenir
tranquille. Je viens d'y goûter. C'est bien amer comme les cinq cent
mille diables!... Pardon, _mio padre!_... goûtez plutôt vous-même.

Le prêtre repoussa doucement le vase.

--Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, avec force
tranches de citron, réussirait mieux à nous soutenir durant la nuit
froide; n'est-il pas vrai, _signor Capellano_? Mais ceci, c'est pour
lui, pour lui seul... Il faut qu'il boive ça--qu'il boive tout! c'est
l'ordonnance.

Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du liquide dans une
tasse, la balançait et soufflait dessus pour en tempérer la chaleur; et
quand il crut la potion à son point, il la fit prendre presque de force
à Charney, tandis que le prêtre lui soutenait la tête. Puis, enveloppant
bien le malade dans ses draps et couvertures:

--Nous allons voir l'effet, dit-il, ça ne peut tarder. Au surplus, je ne
bouge point d'ici que l'affaire ne soit faite. Tous mes oiseaux sont en
cage, ils ne s'envoleront pas, et ma femme se passera bien de moi pour
une nuit. N'est-ce pas votre avis, _signor Capellano_? Pardon, _mio
padre_, répéta-t-il en s'apercevant d'un geste presque imperceptible de
réprimande de la part de son discret interlocuteur.

Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, près du lit, l'oeil fixé
sur la figure du moribond, retenant son souffle, faisant silence, comme
dans l'attente d'un événement prochain.

Voyant que rien ne s'annonçait encore, il redoubla la dose, recommença
son manège muet, et l'inquiétude le gagna, en n'apercevant aucun
changement dans l'état du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence,
hâté sa mort. Il se promena à grands pas dans la chambre, frappant du
pied, faisant claquer ses doigts, menaçant du geste le vase qui
contenait le reste du liquide.

Au milieu de tout ce mouvement, il s'arrêta un instant pour contempler
la figure pâle et immobile de Charney.

--Je l'ai tué! s'écria-t-il en proférant un épouvantable juron, mélangé
de français, d'italien et de provençal; car, né à Nice, puis soldat de
la république, ayant long-temps séjourné dans le midi de la France,
Ludovic maugréait également bien dans les trois langues, comme on a dû
s'en apercevoir.

En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la tête. Ludovic n'y
fit nulle attention, et se remit à marcher, à frapper du pied, à jurer,
à faire claquer ses doigts de plus belle; puis enfin, fatigué de gestes
et d'émotion, il alla s'agenouiller auprès du prêtre, en murmurant des
_meâ culpâ_, et s'endormit au milieu d'une prière.

À l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain priait toujours. Une
main brûlante se pose alors sur la tête de Ludovic, qui s'éveille en
sursaut.

--À boire! dit le malade.

Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, Ludovic ouvre de
grands yeux et regarde avec stupéfaction Charney, dont la figure ne lui
apparaît que sous une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un nuage
de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures humectés. Soit qu'une
crise salutaire ait eu lieu tout-à-coup, et que, la nature aidant, le
tempérament vigoureux du prisonnier triomphât du mal, soit que la double
dose de liquide à lui administrée par Ludovic fût douée d'une grande
puissance sudorifique, cette forte transpiration semble avoir à la fois
rendu le malade à la vie et à la raison. Il ordonne lui-même ce qu'il
lui paraît convenable de faire pour son soulagement. Puis, se tournant
vers le prêtre, qui se tenait humble au chevet de son lit:

--Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; vous le voyez. Si
j'en réchappe, et j'espère que j'en réchapperai, je vous prie de dire de
ma part à mon trio de docteurs, que ce n'est point à eux que j'en rends
grâce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de leur science,
folle et menteuse comme toutes les autres. J'ai assez compris leurs
discours pour être convaincu qu'un hasard heureux m'est seul venu en
aide.

--Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fixés sur cette inscription
de la muraille:

_Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création._

Puis, articulant solennellement le dernier mot que Charney lui-même y
avait ajouté:

--_Peut-être!_ dit-il, et il sortit.



VII.


Tout entier à l'enivrement du succès, Ludovic paraissait plongé dans une
stupeur extatique en entendant le comte parler ainsi, non qu'il prêtât
la moindre attention au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais son
moribond prononçait des mots, assemblait des idées, regardait, vivait,
suait! voilà ce qui le mettait en si grand émoi, et le saturait de
satisfaction et d'orgueil. Après quelques instans de silence admiratif:

--Vivat! s'écria-t-il enfin, vivat! _che maraviglia!_ Il est sauvé!
grâce à qui?...

Et il agitait en l'air le pot de faïence vide de tisane, et lui
adressait, en le baisant, les mots les plus doux de son vocabulaire.

--Grâce à qui? répéta le prisonnier. Grâce à vos bons soins peut-être,
mon honnête Ludovic. Mais si je guéris en effet, messieurs les médecins
n'en attribueront pas moins l'honneur à leurs ordonnances, et le
chapelain à ses prières.

--Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! répondit Ludovic en s'agitant
de plus belle... Quant au _signor Capellano_... on ne sait pas... ça n'a
pu que bien faire... Mais l'autre!... mais l'autre!...

--Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? dit Charney avec une
sorte d'indifférence; car il s'attendait que Ludovic attribuerait sa
guérison à l'intervention de quelque saint.

--Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une protectrice.

--Comment? que voulez-vous dire? une madone, n'est-ce pas?

--Non, ce n'est point une madone, _signor conte_. Celle qui vous a sauvé
de la mort et des griffes du diable, sans doute, car vous mouriez sans
confession, c'est d'abord et avant tout la _signora Picciola! la
signorina Picciolina! Piccioletta!_ ma filleule... oui, ma filleule,
puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donné son nom... son nom de
_Picciola_. Ne me l'avez-vous pas dit? Elle est donc ma filleule... je
suis donc son parrain... et j'en suis fier, _per Bacco_!

--Picciola! s'écrie le comte, se relevant tout-à-coup sur son séant,
s'accoudant sur son oreiller, et donnant à ses traits ranimés
l'expression de l'intérêt le plus vif.--Expliquez-vous, mon brave
Ludovic, expliquez-vous!

--Faites l'étonné! répliqua celui-ci avec son clignement d'oeil
obligé.--Est-ce donc la première fois qu'elle vous rend le même service?
Lorsque vous vous sentez atteint de ce mal, auquel vous êtes sujet,
n'est-ce point toujours avec cette herbe qu'on vous guérit? Vous me
l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, Dieu merci; car il paraît
que Picciola en sait plus dans une de ses feuilles que tous les bonnets
carrés de Montpellier et de Paris attachés ensemble. Oui, ma petite
filleule, dans cette affaire-là, aurait défié un régiment complet de
médecins, fût-il de quatre bataillons, à quatre cents hommes par
bataillon! À preuve, que vos trois grimauds ont lâché pied en battant la
chamade et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que
Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en conserve la
graine!... quant à moi, je n'oublierai pas la recette, et si jamais mon
petit Antonio tombe dans la maladie, je lui en ferai boire en bouillon
et manger en salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicorée.
Elle n'a eu qu'à se montrer, et la victoire a été décidée, puisque vous
voilà guéri, oui, vraiment guéri; car maintenant vous ouvrez de grands
yeux, vous riez!... Ah! vivat à _illustrissima signora Picciola_!

Charney prenait plaisir à la joie bruyante et loquace de son digne
gardien; son retour à la vie, l'idée de la devoir à cette même plante
qui déjà avait charmé ses longues heures de captivité, faisaient naître
en lui un vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait
sur les lèvres fiévreuses encore, quand soudain une idée pénible,
cruelle, lui traversa l'esprit.

--Mais enfin cette plante, dit-il à Ludovic, comment a-t-elle contribué
à ma guérison? comment l'avez-vous employée?

Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette question.

--Rien de plus simple, répliqua tranquillement le geôlier; une pinte
d'eau sur un bon feu, trois bouillons... tisane parfaite; ça va tout
seul.

--Grand Dieu! s'écria Charney, retombant sur son oreiller, et portant la
main à son front, vous l'avez détruite! Ah! je n'ai point de reproches à
vous adresser, Ludovic; et cependant... ma pauvre _Picciola_! Que
vais-je faire, que vais-je devenir sans elle?

--Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se rapprochant de lui et
prenant un son de voix presque paternal pour consoler le captif, accablé
de douleur comme l'enfant à qui l'on vient d'enlever un jouet
favori.--Calmez-vous, et ne vous découvrez pas comme vous faites.
Écoutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant de rajuster les draps
et de remédier au désordre général du lit, occasioné par les brusques
mouvemens du malade.--Aurais-je dû hésiter à sacrifier une herbe pour
sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! cependant je n'aurais pu me
décider à la tuer ainsi du premier coup, et à la faire entrer tout
entière dans la marmite. D'ailleurs, c'était inutile. Je ne lui ai fait
qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui ai coupé un tas de
feuillage dont elle n'avait pas besoin, quelques petits rameaux sans
boutons... car elle a trois boutons à présent! hein? c'est beau à
elle!... L'opération s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au
contraire, _cap de dious!_ elle ne s'en porte que mieux à présent, et
vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut être sage... Soyez sage, suez
bien, achevez de guérir, et vous la reverrez!

Charney lui adressa un regard de reconnaissance et lui tendit la main.

Cette fois, Ludovic avança la sienne, et pressa celle du comte avec
émotion, car sa paupière s'humecta. Mais tout-à-coup, se reprochant sans
doute cette infraction à la règle invariable de conduite qu'il s'était
tracée d'avance, les muscles de sa face s'allongèrent, sa voix devint
plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre ses mains celle du
prisonnier, mais cherchant à lui faire prendre le change sur le motif de
ce premier mouvement:

--Vous voyez bien que vous vous découvrez encore! dit-il, et il fit
rentrer doucement et doctoralement le bras du malade dans le lit; puis,
après de nouvelles recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit
de la chambre, en fredonnant avec gravité:

        Je suis geôlier,
        C'est mon métier
    Mieux vaut ça qu'être prisonnier.



VIII.


Le même jour et le jour suivant, un abattement extrême, suite naturelle
des grandes crises et d'une transpiration abondante, rendit Charney
presque incapable de se mouvoir et de penser; mais dès le troisième
jour, une amélioration sensible était survenue; et si, avec sa
faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du moins il entrevoyait,
dans un terme assez rapproché, l'instant où il pourrait se lever,
marcher, reprendre sa promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa
libératrice.

Car toutes ses idées se dirigent vers elle. Il ne peut s'expliquer par
quelles circonstances singulières cette faible végétation, jetée sous
ses pas, dans la cour de sa prison, l'a guéri de son ennui, lui que
l'éclat du monde et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arraché à la
mort, lui que la science humaine y avait condamné. Dans l'impuissance où
il se trouve d'appliquer les forces de sa raison pour éclaircir ce point
mystérieux, c'est avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de
plus en plus à sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet être inerte,
insensible, ne peut se baser sur rien de réfléchi et d'intentionné; il
éprouve cependant un besoin de lui donner son affection, en échange des
biens qu'il lui doit. Où la raison ne peut, l'imagination travaille. La
sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient bientôt un culte.

Il se persuade qu'un lien surnaturel les enchaîne l'un à l'autre;
qu'il existe ainsi dans la matière de secrètes attractions,
d'incompréhensibles sympathies qui rapprochent l'homme de la plante.
Celui qui refuse encore de proclamer Dieu va tomber peut-être dans les
croyances puériles de l'astrologie judiciaire. Picciola, c'est son
étoile, sa madone, son talisman!

Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur science ou par leur
génie, dénier la Providence, et se montrer en même temps atteints
d'idées superstitieuses? C'est que, aveuglés par l'orgueil humain, ils
voulaient tout s'attribuer à eux-mêmes de leur gloire ou de leur force;
mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils étouffaient dans leur
coeur, détourné alors de ses véritables voies, se faisait jour malgré
eux, tout en subissant l'empreinte bizarre de leurs pensées. L'hommage
qu'ils arrêtaient dans son essor vers le ciel retombait sur la terre.
Ils prétendaient juger et non croire; et leur génie, étroit dans sa
grandeur, rétrécissant l'horizon devant eux, ne leur permettait de
saisir que quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils
négligeaient l'ensemble pour le détail, parce que ce détail isolé, ils
croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre à l'analyse de leur raison,
n'apercevant pas les points de suture qui le reliaient au reste du monde
créé; car la création, la terre, le ciel, les hommes, les astres,
l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul être, immense, complet,
varié à l'infini, qui vit et palpite sous la main puissante de Dieu?

Ainsi Charney, l'imagination encore excitée par la fièvre peut-être, ne
voit que Picciola dans la nature; et, pour lui trouver des analogues, il
réveille sa mémoire puissante, et lui demande l'histoire des plantes
miraculeuses, depuis le moly d'Homère, le palmier de Latone, le frêne
d'Odin, jusqu'à l'herbe d'or qui s'illumine devant le paysan breton, ou
la fleur d'épine qui sauve des mauvaises pensées les bergères de la
Brie. Il se rappelle le figuier Rumine des Romains, le Teutatès des
Celtes, adoré sous la figure d'un chêne; la verveine des Gaulois, le
lotus des Grecs, les fèves des pythagoriciens, la mandragore des prêtres
hébreux. Il se rappelle le campac azuré des Persans, qui ne croît pour
eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le trône céleste de
Mahomet; le magique Camalata, le verdoyant Amrita, auxquels les Indiens
voient suspendus des fruits d'ambroisie et de volupté. Il attache enfin
un sens symbolique à cet usage des Japonais, donnant pour pièdestal à
leurs divinités des héliotropes ou des nénuphars, et faisant naître
l'amour dans le sein d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des
Siamois, qui va jusqu'à défendre d'attenter à l'existence de certaines
plantes, et les protége même contre la mutilation. Ce qui autrefois
excitait sa raillerie et ses mépris, sans doute, et ravalait la faible
humanité devant lui, aujourd'hui la relève à ses yeux; car il sait quels
graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un rameau; et dans
les coutumes de l'idolâtrie il ne veut plus voir que le sentiment de
gratitude qui leur a donné naissance.

Il entend Charlemagne, législateur et philosophe, du haut de son trône
occidental, recommander à ses peuples la sainte culture des fleurs. Il
en vient jusqu'à comprendre la vive tendresse que Xerxès, au rapport
d'Élien et d'Hérodote, ressentit pour un platane, le caressant, le
pressant dans ses bras, dormant avec délices sous son ombre, le décorant
de bracelets et de colliers d'or, et se désolant lorsqu'il lui fallut le
quitter!

Déjà en pleine convalescence, absorbé par ses pensées, Charney était un
matin dans sa chambre, dont prudemment il n'avait pas franchi le seuil
depuis sa maladie, lorsque sa porte s'ouvrant tout-à-coup, Ludovic, la
figure radieuse, s'élance vers lui.

--Elle est en fleur! _Picciola, Piccioletta, figlioccia mia!_

--En fleur! s'écrie Charney. Je veux la voir!

En vain l'honnête geôlier lui remontra qu'il y aurait imprudence
peut-être à sortir si tôt, qu'il fallait patienter un jour ou deux, que
la matinée n'était pas assez avancée, que l'air était frais, qu'une
rechute fait rarement grâce: tout fut inutile. La seule chose qu'il put
obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait une heure encore, afin
que le soleil se trouvât de la fête.

Cette heure, qu'elle se traîne lentement! et cependant il l'occupe du
mieux qu'il peut. D'abord, pour la première fois depuis sa captivité, il
songe à sa toilette. Oui, à sa toilette, à sa parure, en l'honneur de
Picciola, de Picciola en fleur! Ses vêtemens étaient poudreux, ses
cheveux en désordre, sa barbe longue. Il approprie tout cela. Un miroir,
jusqu'à cet instant oublié dans sa précieuse cassette, en est tiré; il
se rase soigneusement, il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie
de convalescence, la visite du malade à son médecin, de l'obligé à sa
bienfaitrice, de l'amant à sa maîtresse! Et lorsqu'il s'est ajusté, les
yeux fixés sur la glace, il s'étonne de se trouver, malgré sa maladie
récente, le regard moins terne, les traits moins abattus, le front moins
ridé qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune encore, et comprend
que s'il y a des pensées amères et vénéneuses, qui flétrissent jusqu'à
leur enveloppe, il en est d'autres douées du pouvoir de la raviver.

Au moment précis, Ludovic se présenta. Il soutint le comte pour l'aider
à descendre les hauts degrés de l'escalier tournant et massif; et quand
celui-ci entra dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de
la lumière du ciel, soit le privilége de ces facultés vives et neuves
dont sont redoués les convalescens, il lui semble que les émanations de
sa fleur ont tout embaumé autour de lui, et c'est à elle qu'il attribue
les douces et fraîches impressions du bien-être qu'il ressent.

Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige de sa beauté:
elle étalait à ses yeux sa corolle nuancée et brillante; le blanc, le
pourpre et le rose se confondaient sur ses larges pétales bordés de
petits cils argentés, entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui
faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse auréole.
Charney la contemple avec transport; il craint de la ternir de son
souffle, ou de la flétrir en y portant la main. Il ne songe plus à
l'analyser, à l'étudier; il l'admire, il la savoure de la vue et de
l'odorat. Mais bientôt une autre idée vient le distraire de celle-là, et
ce n'est plus sur la fleur que s'arrêtent ses regards. Il a vu les
traces de la mutilation sur sa Picciola; des rameaux abattus, des
feuilles à demi déchirées par le contact des ciseaux. Les cicatrices
n'en sont pas encore fermées. Il sent alors qu'il lui doit la vie, et
ses bienfaits lui font oublier son éclat et ses parfums.



IX.


Par ordonnance des médecins, le convalescent eut le droit, les jours
suivans, de jouir de la promenade de sa cour aux heures qui lui
conviendraient, et de la prolonger même selon ses désirs. Ce fut alors
qu'il put reprendre avec ardeur ses études commencées.

Dans l'intention de relater par écrit les observations faites sur sa
plante, depuis le premier jour jusqu'au moment présent, il tenta de
séduire Ludovic, afin de se procurer par lui encre, plumes et papier. Il
s'attendait à le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air
d'importance, se faire long-temps prier, et céder enfin, soit par
l'intérêt qu'il portait à son malade et à sa filleule, soit par l'espoir
du gain; car cette fois il s'agissait de fourniture.

Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la proposition
gaiement.

--Comment donc! _signor conte_, rien n'est plus facile!--dit-il en
bourrant légèrement sa pipe, et se détournant pour en tirer quelques
aspirations, afin de l'empêcher de s'éteindre; car il cessait toujours
de fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du tabac.--Je suis loin
de m'y opposer. Mais tous ces petits outils-là sont de ceux qui restent
sous la clef du gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez avoir
de quoi écrire, adressez-lui _più presto_ une belle pétition sur
l'objet, et ça pourra se faire.

Charney sourit, et ne se découragea pas.

--Mais pour écrire cette pétition, mon cher Ludovic, il me faudrait
d'abord ce que je demande: encre, plumes et papier!

--C'est juste, _signor conte_, c'est juste. J'ai tiré l'âne par la queue
pour le faire marcher plus vite, répliqua le geôlier. Voilà comme la
chose d'une pétition se pratique d'ordinaire,--ajouta-t-il d'un air
entendu, la tête à demi renversée et les bras croisés derrière le dos.
Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que vous avez à lui
adresser une demande, sans m'expliquer sur quoi... Ça ne me regarde pas;
ça le regarde, et ça vous regarde. S'il ne peut venir lui-même en causer
avec vous, il vous envoie un homme à lui. Cet homme vous remet une
plume, un papier timbré et paraphé, une seule feuille; vous écrivez
dessus, lui présent; il cachète ça devant vous; vous lui rendez la
plume; il emporte la lettre, et tout est dit.

--Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que je veux tenir tout
cela, c'est de vous!

--De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas ma consigne? dit le
geôlier, reprenant tout-à-coup son air rude et sévère.

Il tira une longue bouffée de sa pipe, l'exhala lentement, comme pour
tenir le comte à distance, fit un demi-tour à droite, et sortit. Et le
lendemain, quand Charney revint à la charge, il se contenta de cligner
de l'oeil et de hocher la tête.

Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais trop désireux
d'accomplir ses projets pour les abandonner si vite, avec un cure-dent
le prisonnier fit une plume; son rasoir lui tint lieu de canif; de la
suie délayée dans de l'eau, un flacon doré de sa cassette lui servirent
d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de batiste, restes
de sa splendeur passée, lui tinrent lieu de papier. C'est ainsi que
Charney, séparé de Picciola, pouvait encore s'occuper d'elle en écrivant
le résultat de ses observations.

Qu'il en fit de douces, d'étonnantes! qu'il eût ressenti de plaisir à
les communiquer à une oreille attentive! Son voisin, l'_attrapeur de
mouches_, lui semblait digne de recevoir ses confidences: cette figure,
trouvée par lui d'abord si maussade, si refrognée, il l'avait vue depuis
s'épanouir avec bonté, et briller même de ce genre d'éclat que donne une
vive intelligence. Quand, de sa petite fenêtre, le vieillard promenait
sur lui et sur Picciola son regard demi-curieux, demi-rêveur, Charney se
sentait attiré par ce regard. Un geste de la main, un sourire avaient
même déjà été échangés entre eux; mais le régime de la prison leur
interdisait à tous deux de s'adresser la parole, même pour se demander
des nouvelles de leur santé; et le grand explorateur des merveilles de
la nature dut garder pour lui seul ses précieuses découvertes.

Au nombre de celles-ci, il faut citer la propriété singulière qu'il
surprit dans sa fleur de se tourner vers le soleil et de lui faire face
pendant toute la durée de son cours pour mieux aspirer ses rayons; et
quand le soleil se cachait derrière les nuages et que la pluie menaçait,
elle s'abritait aussitôt sous ses pétales recourbés, comme le vaisseau
pliant ses voiles devant l'orage.

--La chaleur lui est-elle donc tant nécessaire? pensait Charney; et
pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle même une légère ondée, qui la
rafraîchirait?... Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me
l'expliquera.

Picciola avait déjà été pour lui une pharmacie bien faisante; elle
pouvait au besoin lui servir de boussole et de baromètre; elle allait
lui tenir lieu d'horloge.

À force de savourer ses parfums, il crut remarquer qu'ils variaient vers
certaines époques de la journée. Ce phénomène lui parut être d'abord une
illusion de ses sens; mais des expériences réitérées lui en démontrèrent
la réalité, et il en vint à désigner avec certitude l'heure du jour,
d'après l'odeur de sa plante.[1]

  [1] Le botaniste anglais Smith a remarqué les mêmes propriétés dans
    l'_Antirrinum repens_ (la linaire rayée), _Flore britannique_, t.
    II, p. 658.

Les fleurs s'étaient multipliées, et, vers le soir surtout, Picciola
répandait ses émanations les plus douces. Aussi combien alors l'heureux
captif aimait à se rapprocher d'elle! Au moyen de quelques planches dues
à la munificence de Ludovic, il avait construit un petit banc appuyé sur
quatre solides bûchettes épointées à leur extrémité, et enfoncées dans
les interstices du pavage. Un dossier raboteux lui prêtait son appui,
lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosphère de sa
plante. Là il se sentait plus à l'aise qu'il ne s'était jamais senti sur
ses riches canapés de soie, et il y passait parfois des heures entières,
méditant en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-même les jours de sa
jeunesse, écoulés sans plaisirs et sans affections, perdus au milieu de
vaines chimères, dans un désenchantement prématuré.

Il arrivait souvent qu'à la suite de ces examens faits en arrière, il
tombait dans de profondes rêveries, participant à la fois de la veille
et du sommeil, dans une espèce d'engourdissement apathique du corps,
pendant lequel son imagination surexcitée peuplait la cour de sa prison
de songes délicieux.

Il se retrouvait alors à ces mêmes fêtes où naguère l'ennui l'avait
poursuivi, où il prodiguait à tous des plaisirs et du bonheur dont il ne
savait pas prendre sa part.

Il voyait, par une soirée d'hiver, s'illuminer spontanément la façade de
son ancien hôtel de la rue de Verneuil. Le bruit de mille voitures
retentissait à son oreille; à la clarté des torches, elles entraient
dans sa cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour à tour sur les
marches de son péristyle, couvert de tapis et décoré de tentures, les
Merveilleuses en renom, empaquetées dans d'épaisses fourrures, sous
lesquelles frisonnait la soie; des Incroyables, au feutre pointu, à la
haute cravate, aux jarrets enrubanés; des artistes célèbres, au col nu,
aux cheveux courts, au costume semi-grec, semi-français; et des généraux
empanachés et ceinturés aux trois couleurs; et des savans, et des hommes
de lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets se montrait
partout à la fois, narguant, sous leurs nouvelles livrées, les décrets
de la république conventionnelle, passée de mode.

Dans ses salons, il retrouvait, pêle-mêle, confondues, toutes les
illustrations, toutes les bizarreries de l'époque. La toge et la
chlamyde s'y frottaient en passant contre le frac et la soubre-veste;
les escarpins à rosettes, les bottes galonnées ou éperonnées y
glissaient sur le parquet en même temps que la calige et le cothurne.
Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'épée, hommes d'argent,
ministres et fournisseurs, artistes et gouvernans tourbillonnaient côte
à côte dans ce tohu-bohu du Directoire. Un acteur s'y montrait près d'un
membre de l'ancien clergé; un ci-devant noble près d'un ci-devant
pauvre; l'Aristocratie et la Démocratie s'y donnaient la main; la
Richesse et la Science s'y promenaient bras-dessus bras-dessous. C'était
la société renaissante, raillant autour d'un centre commun toutes ses
parties, dont chacune se sentait trop faible pour faire un monde à part.
On remettait la scission à un autre temps. Ainsi font les enfans de
classes diverses, que l'âge et le besoin du plaisir rassemblent; en
grandissant, ils s'éloignent peu à peu de leurs compagnons de jeux,
entraînés qu'ils sont, à leur insu, par la puissante attraction du
système d'ordre social.

Charney contemplait en souriant cette bigarrure de moeurs, d'états et de
costumes. Ce qui avait été pour lui autrefois une source amère et
féconde de pensées méprisantes pour l'humanité tout entière, ne
soulevait plus dans son sein qu'une légère moquerie contre ces années de
folie et de vains essais.

Soudain de brillans orchestres éclatent en mesures vives, variées et
stridentes, et la fête prend son vol! Charney reconnaît les airs qu'il a
entendus déjà; mais l'impression qu'il en reçoit est bien plus active
sur ses sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets
prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air chaud et embaumé
d'une salle de bal ou de festin, la saveur des mets, la gaieté pétulante
des convives, les groupes bondissans des valseurs, qui le frôlent en
passant, les propos légers et frivoles qui se croisent, qui se heurtent
autour de lui, les rires qui retentissent, tout lui fait éprouver une
impression de joie ineffable, qu'il n'a jamais connue.

Puis des femmes, à la taille élégante et svelte, aux blanches épaules,
au col de cygne, parées d'étoffes somptueuses, de gazes striées d'or,
étincelantes de pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en
lui souriant. Il les reconnaît. C'étaient les conviées ordinaires et
l'ornement de ses splendides soirées, alors que, riche et libre, on le
citait comme un des heureux de la terre. Là brillaient sans rivales la
fière Tallien, vêtue à la grecque, et portant des joyaux et des bagues
de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, à peine
emprisonnés dans de légères sandales dorées; la charmante Récamier,
qu'Athènes eût divinisée; enfin la douce et touchante Joséphine,
ci-devant comtesse de Beauharnais, qui, à force de grâces, passait
souvent pour la plus belle des trois. Même auprès d'elles, d'autres
encore se faisaient remarquer, éblouissantes de fraîcheur, de
coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui Charney les trouve jeunes et
jolies! Que leurs regards ont bien plus d'attraction et de douceur
qu'autrefois! Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix parmi
tant de femmes brillantes!

Il l'essaie; et, après avoir erré indécis de l'une à l'autre,
tout-à-coup, au milieu de leur foule, il en distingue une, mais non plus
aux épaules découvertes et aux parures de diamans.

Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse timidement le
front et craint de se montrer. Pourtant elle est belle aussi! C'est une
jeune fille vêtue de blanc, n'ayant pour ornement que sa grâce naïve et
la rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais vue, et, à mesure
qu'il la contemple, les autres s'effacent et disparaissent. Bientôt elle
se trouve seule; il peut l'examiner à loisir, et l'émotion le gagne en
attachant ses yeux sur elle. Mais combien son émotion redouble en
remarquant dans sa noire chevelure une fleur! Cette fleur... c'est celle
de sa plante! la fleur de sa prison! Il tend les bras vers la jeune
fille; mais soudain tout se trouble à sa vue, tout s'agite autour de
lui; une dernière fois, les orchestres du bal se font entendre avec un
redoublement de force; puis la jeune fille et la fleur semblent se
perdre l'une dans l'autre; les feuilles étalées, les corolles ouvertes
et embaumées se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent
bientôt entièrement.

Déjà les murs du salon, dépouillés de leurs tentures, s'obscurcissent,
et n'offrent plus aux regards de Charney qu'une sorte de vapeur
nuageuse. Le lustre, s'éteignant graduellement, se détache du plafond,
décrit tout-à-coup une courbe de lumière, et va rayonner mourant à
l'extrémité inférieure du nuage. De lourds pavés remplacent le parquet
luisant et sonore. C'est la froide raison qui revient au milieu du
délire; c'est le souvenir qui tue l'illusion; la vérité qui tue le
songe.

Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, les pieds sur le pavé
de son préau; sa fleur est devant lui, et le soleil se couche à
l'horizon.

Les premières fois qu'il se trouva en proie à cette espèce de vertige,
il restait frappé d'étonnement, en pensant que c'était toujours
lorsqu'il siégeait sur son banc rustique et près de sa plante que ces
doux songes lui arrivaient. Rien pourtant n'était plus naturel que les
effets qu'il venait d'en éprouver. Lui-même se les expliqua, en se
rappelant que les douces émanations gazeuses qui s'exhalent des fleurs
peuvent causer parfois une légère et voluptueuse asphyxie. Alors,
émerveillé, il comprend tous les rapports existant entre lui et sa
plante, l'influence presque magique exercée par elle sur lui, et que ces
fêtes brillantes auxquelles il vient d'assister, c'est Picciola qui les
lui donne!

Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la présence inattendue
le jeta dans un trouble étrange et plein de charme, qui est-elle?
l'a-t-il déjà vue? Et, comme ces autres femmes, n'est-ce là qu'un
souvenir de son temps passé? Sa mémoire cependant ne lui rappelle rien
de semblable. Si c'était, au contraire, une révélation de l'avenir! Mais
a-t-il un avenir, et doit-il croire aux révélations? Non! la jeune fille
à la robe blanche, à la pudique rougeur; la jeune fille, à la fois si
simple et si attrayante, qui fit pâlir et s'éclipser ses brillantes
rivales, c'est Picciola! Picciola personnifiée et poétisée dans un
songe! Eh bien! c'est elle qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il
saura sans peine se remémorer sa taille gracieuse et les traits ingénus
qu'elle avait revêtus alors. C'est désormais avec cette douce image
qu'il bercera ses rêveries, qu'il remplira les vides de son coeur et de
son cerveau; du moins, elle pourra le comprendre, lui répondre, venir
s'asseoir près de lui, marcher près de lui, le suivre, lui sourire,
l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de son amour; il lui
parlera dans sa pensée, et fermera les yeux pour la voir. Ils ne seront
qu'un, et il sera deux!

Ainsi le captif de Fénestrelle à ses études chéries faisait succéder le
charme non moins enivrant des illusions, et entrait de plus en plus dans
cette sphère de poésie, d'où l'on sort comme l'abeille du sein des
fleurs, tout parfumé et avec sa récolte de miel. À côté de sa vie
positive, il avait sa vie d'imagination, complément de l'autre, et sans
laquelle l'homme ne jouit qu'à moitié des bienfaits du Créateur.

Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune
fille. Après le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour.



X.


Poursuivant ses expériences investigatrices sur la floraison, Charney
s'extasiait chaque jour devant les prodiges réguliers de la nature. Mais
ses yeux étaient inhabiles à pénétrer dans ces mystères si déliés,
insaisissables à la vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque
Ludovic lui remit, de la part de son voisin le conspirateur italien, une
forte lentille de verre, à l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer
huit mille facettes oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney
tressaille de joie. Grâce à cet instrument, les parties les moins
perceptibles de la plante saillissent tout-à-coup à ses regards, en
centuplant leur volume ordinaire. Alors, il marche ou croit marcher à
grands pas dans la route des découvertes! Il a détaillé, analysé
l'enveloppe externe de sa fleur; il a cru deviner que ces brillantes
couleurs des pétales, leur forme, leurs taches de pourpre, ces bandes de
velours ou de satin moiré qui garnissent leur base ou festonnent leurs
contours, n'étaient pas là seulement pour récréer la vue par le
spectacle de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir les
rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, selon le besoin
qu'en avait la fleur, accomplissant le grand acte de la fructification.
Ces plaques luisantes et vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce
sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans chargés
d'aspirer l'air, la lumière et les vapeurs humides, pour la nourriture
des graines; car, sans lumière, pas de couleur; sans air et sans
chaleur, pas de vie! Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se
composent les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà aussi ce
qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent.

À son insu, souvent, durant ces heures d'étude et d'extase, Charney
avait deux spectateurs attentifs qui le suivaient dans tous ses
mouvemens, et, par sympathie, prenaient part à ses émotions: Girhardi et
sa fille.

Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, vivant d'une vie
contemplative et solitaire, présentait une de ces natures formées de
toutes les saintes exaltations réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les
grâces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer
d'adorateurs; douée d'une sensibilité profonde et expansive, elle
semblait plus qu'une autre devoir connaître les affections tendres; mais
si quelques légers penchans ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin,
troublé un instant la sérénité de son âme, la captivité de son père les
a tout d'abord absorbés dans une grande douleur.

Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait à ses regards
avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et
religieux, voit son Dieu sur la croix, et son père en prison! Non que la
jolie Turinaise s'abandonne facilement à la tristesse et à la
mélancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui
laissent une joie au coeur; mais est-ce donc près des heureux du monde
qu'elle peut se plaire? Là où elle va sécher une larme et réveiller un
sourire, là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! Cette tâche
si belle, c'est près d'un seul qu'elle l'a remplie jusqu'à ce jour. Mais
depuis qu'elle voit Charney, elle se sent prise à la fois pour lui
d'intérêt et de compassion. Il est captif comme son père et près de son
père! Il n'a plus à aimer dans le monde qu'une pauvre plante, et il
l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille
élégante, aident peut-être un peu à la pitié de la jeune fille; mais si
elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps où de faux
dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne l'eût point distingué
des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son désastre,
sa résignation. Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même;
car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des
vertus.

L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne action à faire,
que timide devant un regard à affronter, trop oublieuse peut-être du
danger, sans cesse encourage, aiguillonne son père dans ses bonnes
intentions vis-à-vis de Charney.

Un jour enfin, Girhardi se montrant à sa fenêtre, ne se contente pas de
saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe
d'approcher le plus possible, et modérant les éclats de sa voix, comme
dans une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il entame avec
lui le dialogue suivant:

--J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner, monsieur.

--Et moi, monsieur, j'ai des remercîmens à vous faire pour ce microscope
que vous avez daigné me prêter.

--Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma fille qui m'y a fait
songer.

--Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la
voir?

--Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque jour; car ma
pauvre enfant, c'est un ange! Elle a pris un grand intérêt à vous, mon
cher monsieur, lorsque vous étiez malade, et depuis, en vous voyant
prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne l'avez-vous donc
pas aperçue parfois à ce grillage?

--En effet... je crois...

--Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire part de la
grande nouvelle. L'empereur va se rendre à Milan, où il doit être sacré
roi d'Italie.

--Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre
maître et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la
grande nouvelle n'avait que fort peu distrait de son idée première, et
qui n'y soupçonnait pas une suite,--vous vous en êtes long-temps privé
pour moi... pardon; peut-être en aurai-je besoin encore pour de
prochaines expériences, cependant je vous le rendrai... bientôt...

--Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec bienveillance
l'_attrapeur de mouches_, devinant au son de voix de son interlocuteur
le regret qu'il éprouvait de se séparer de cet instrument; gardez-le,
monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité, qui vous
porte, veuillez le croire, un vif intérêt.

Charney voulut témoigner sa gratitude à l'homme généreux; celui-ci
l'interrompit:

--Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste à vous apprendre.

Et, baissant encore la voix:

--On assure que des grâces doivent être accordées au sujet de cette
autre couronne du nouvel empereur. Avez-vous des amis à Turin ou à
Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir?

L'interpellé hocha tristement la tête.

--Je n'ai point d'amis, dit-il.

--Pas d'amis! répéta le vieillard, avec un regard plein de
commisération: avez-vous donc douté des hommes! car l'amitié ne manque
pas à ceux-là qui croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis
que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront peut-être pour vous
ce qu'ils n'ont pu encore pour moi.

--Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, répliqua le comte d'un
ton sec et fier, où ses anciennes rancunes surgirent tout-à-coup.

--Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... mais non...

Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit avec une
inflexion de voix où le reproche s'adoucissait comme en passant par une
bouche de père:

--Cher compagnon, vous êtes aigri encore; j'aurais cru que les études
auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois, avaient éteint en vous
ces haines que Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les
parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas entièrement cicatrisé vos
blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez haïr, j'ai à m'en
plaindre plus que vous peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir
servi.

--Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit vivement
Charney.

--Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à vous, dit le vieillard
relevant noblement la tête vers le ciel, comme pour en appeler au
témoignage de Dieu.--Moi, me venger par un crime! non; mais dans les
premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et
tandis que le peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations
de joie, j'opposai mes cris de désespoir aux vivats de la foule. On
m'arrêta; j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se faire
valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à lui faire accroire que
j'en voulais à ses jours. On me traita d'assassin, et je n'étais qu'un
malheureux père qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je
comprends qu'il a pu être trompé; je comprends même que ce Bonaparte
n'est pas un méchant homme, car ni vous, ni moi, il ne nous a fait
mourir. S'il me rend à la liberté, ce sera réparer seulement une erreur
à mon égard; je le bénirai cependant, non que je ne puisse supporter ma
captivité. Plein de foi dans la Providence, je me résigne à tout. Mais
ma prison pèse sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux être libre,
pour mettre un terme à son exil du monde, pour qu'elle retrouve les
plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi un être qui vous intéresse,
une femme qui pleure sur vous, et à qui vous serez heureux de sacrifier
même votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à parler en
votre nom.

Charney sourit.--Aucune femme ne pleure sur moi, dit-il, aucune ne
soupire après mon retour; car je n'ai plus d'or à leur donner.
Qu'irai-je donc faire dans ce monde, où j'étais moins heureux que je ne
le suis même ici? Mais dussé-je y retrouver des amis, la fortune et le
bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il me fallait pour cela
m'abaisser devant le pouvoir que j'ai voulu détruire.

--Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous-même?

--Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut mon égal.

--Prenez garde de sacrifier follement votre avenir à un sentiment plus
de vanité que de patriotisme peut-être... mais... chut!--fit de nouveau
le vieux Girhardi.--Pour cette fois, je ne me trompe pas; on vient!
adieu! Et il s'éloigna de la fenêtre grillée.

--Merci, merci du microscope! lui cria Charney avant qu'il eût
entièrement disparu à ses regards.

Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la porte basse de la
petite cour. Il apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque
jour. Il le vit pensif et rêveur, et ne voulant pas le distraire, il se
contenta en passant près de lui de frapper légèrement sur les assiettes
qu'il tenait, comme pour l'avertir que son dîner était prêt. Montant
ensuite le tout dans la chambre, il se retira bientôt, après avoir salué
silencieusement _Monsieur_ et _Madame_, comme il le disait parfois;
c'est-à-dire, l'homme et la plante.

--Le microscope est à moi! pensait Charney. Mais comment ai-je pu
mériter la bienveillance de cet honnête étranger? Et voyant alors
Ludovic traverser la cour: Celui-ci de même a gagné mon estime. Sous son
écorce de geôlier bat un noble coeur; j'en suis sûr. Il est donc des
hommes bons et sensibles; mais où viennent-ils se réfugier!

Et il lui sembla entendre une voix lui répondre: C'est parce que le
malheur vous a appris à comprendre un bienfait, que les hommes vous
paraissent moins dignes de vos mépris. Qu'ont donc fait ces deux hommes?
L'un a arrosé votre plante à votre insu, l'autre vous a procuré les
moyens de la mieux connaître et de l'analyser.

--Oh! se disait Charney, le coeur ne s'y trompe pas; il y a eu de leur
part générosité vraie.

--Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette générosité s'est
exercée envers vous, que vous leur rendez justice. Si Picciola n'était
pas née, de ces deux hommes, l'un serait peut-être encore à vos yeux un
vieillard imbécile, livré à des occupations dégradantes; l'autre, un
être grossier, d'une avarice lâche et sordide! Dans votre monde
d'autrefois, aviez-vous aimé quelque chose, monsieur le comte? non;
votre coeur était livré à l'isolement comme votre pensée. Ici, c'est
parce que vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont aimé; c'est
par elle qu'ils sont venus à vous!

Et Charney regarde tour à tour sa plante et son précieux
microscope.--Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie!--Cette
terrible formule, dont il n'a fallu que la moitié autrefois pour faire
de lui un conspirateur forcené, se présente à peine à son esprit en ce
moment.

Que lui importent à lui les triomphes du nouvel élu de la nation, et les
libertés de l'Europe! Un insecte qui bourdonne menaçant autour de ses
fleurs lui cause plus d'angoisses et de soucis que tous les
envahissemens du nouvel empire!



XI.


Il a repris ses travaux: armé de sa loupe, désormais sa propriété, il a
réitéré ses observations, il a étendu le champ de ses découvertes, et,
de plus en plus, l'enthousiasme le gagne. Il faut le dire, cependant,
inexpérimenté dans l'analyse, privé des notions premières et
d'instrumens assez puissans, parfois à son insu, l'esprit de système et
de paradoxe vient se mêler à son esprit d'examen. C'est ainsi qu'il
inventa mille théories sur la circulation de la séve, sur les moyens
qu'elle emploie pour monter, pour s'étendre, pour se transformer, sans
se douter de son double courant; sur les colorations diverses de la
plante, ainsi que sur la source des différens arômes de la tige, des
feuilles et des fleurs; sur la gomme et les résines distillées par les
végétaux; sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il
trouvait d'abord réponse à tout; mais les systèmes du lendemain venaient
détruire ceux de la veille, et lui-même se plaisait dans son
impuissance, puisqu'elle le forçait d'exercer toutes les facultés de son
esprit et de son imagination, et ne lui laissait pas prévoir un terme à
ces attrayantes occupations.

Un jour de triomphe allait naître pour lui, jour glorieux, où il
pourrait inscrire la plus importante de ses observations!

Il avait autrefois entendu, mais en n'y prêtant qu'une moqueuse
attention, raconter les amours des fleurs, cette ingénieuse et sublime
découverte de Linnée, et ces hymens nombreux accomplis dans une corolle,
à l'ombre des pétales. Aidé de son microscope, il se livre bientôt tout
entier à cette nouvelle série d'études: il épie, il patiente; il pénètre
enfin dans les mystères de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement
de vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la fleur; par
une double attraction, le pistil et les étamines, rapprochés l'un de
l'autre, semblent un instant ressentir l'animation des êtres aimans et
pensans! Atterré, confondu, Charney doute s'il veille; sa tête ne peut
contenir l'ardente admiration dont il est pénétré. Par l'analogie,
remontant de la plante aux animaux, il embrasse l'échelle de la création
tout entière dans son harmonie, dans son immensité! Il doute si le
secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux se troublent,
l'instrument s'échappe de ses mains; le philosophe anéanti tombe sur son
siége rustique, croise les bras, puis, après une longue méditation,
s'adressant à sa plante:

--Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre à parcourir, j'avais
de nombreux amis, j'étais entouré de savans de toute espèce; eh bien!
jamais aucun de ces savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de
mes amis, ou plutôt des hommes qui usurpaient ce titre, ne m'a rendu les
bons offices que j'ai reçus de toi seule; et dans ce terrain circonscrit
où tu végètes misérablement entre deux pavés, marchant çà et là, autour
de toi, sans te perdre de l'oeil, j'ai plus pensé, plus senti, plus
observé que dans mes longues courses à travers l'Europe! Quel était mon
aveuglement! lorsque tu t'offris à moi si faible, si pâle, si
languissante, je n'attendis rien de ta venue, et c'est une Compagne qui
m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde qui se révélait
à mes yeux! Cette Compagne, elle adoucit mes ennuis et les fit
disparaître; elle me rattacha à cette existence qu'elle devait me
conserver; elle m'apprit à connaître les hommes, et me réconcilia avec
eux! Ce Livre, il me fit prendre en pitié tous les autres; il me
convainquit de mon ignorance et rabaissa mon orgueil. Il me força de
comprendre que la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par
l'humilité, qu'il faut descendre pour s'élever; que le premier échelon
de cette échelle immense dont nous croyons dépasser le faîte est enfoui
sous le sol, et que c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre
de lumière, peut-être! Écrit en caractères vivans, dans une langue
mystérieuse encore pour moi, il m'offrit à deviner ces énigmes sublimes,
dont chaque mot est une consolation! Ce Monde, c'est celui de la pensée,
je n'en saurais plus douter; c'est la création intelligente, c'est le
résumé, le critérium du monde éternel et céleste; la révélation de cette
immense loi d'amour, qui régit l'univers, qui fait graviter les atômes
et les soleils, qui enchaîne d'un même lien depuis la plante jusqu'aux
astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, jusqu'à l'homme qui
relève son front vers le ciel pour y trouver... son auteur, sans doute!

Charney, violemment agité, se promena alors à grands pas dans sa cour;
les pensées succédaient aux pensées dans sa tête, une lutte s'engageait
dans son coeur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec
attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et murmura ces
paroles:

--Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a obscurci ma raison, trop
de sophismes ont endurci mon cerveau pour que vous y pénétriez si vite.
Je ne puis vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis vous
voir, mais je vous cherche!

Rentré dans sa chambre, il lut sur la muraille.

_Dieu n'est qu'un mot._

Il ajouta:

_Ce mot ne serait-il pas celui de la grande énigme de l'univers?_

Il y avait là encore l'expression du doute; mais douter, pour cet esprit
superbe, n'était-ce pas déjà s'avouer à moitié vaincu, frapper
d'anathème sa première négation, et rebrousser chemin sur sa fausse
route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que s'appuie le philosophe
ébranlé; il n'a plus seulement foi que dans sa force et dans sa raison,
et se livrant à ses émotions inconnues, auxquelles il trouve un charme
si doux, c'est à Picciola qu'il demande une croyance, un Dieu, un appui,
et de nouveau il l'interroge avec ferveur, afin de dissiper ce reste
d'obscurité qui l'environne.



XII.


Ainsi s'écoulaient ses journées; et après des heures consacrées entières
à l'étude et à l'analyse, las de ses travaux et songeant à s'en
distraire par d'agréables passe-temps, il quittait Picciola plante pour
Picciola jeune fille. Lorsque déjà les parfums de ses fleurs arrivaient
à lui en abondantes effluves, lorsque sa tête s'appesantissait, que ses
yeux évitaient l'éclat du jour:

--Ce soir, il y aura fête chez Picciola, se disait-il.

En effet, livré à ses rêveries, il ne tardait pas à tomber dans ce
demi-sommeil peuplé de songes, qu'une lueur de raison instinctive savait
diriger encore.

Oh! ne serait-ce pas là une des jouissances les plus enivrantes,
réservées à l'homme, que de pouvoir donner l'impulsion à ses rêves, et
vivre de cette autre vie où les événemens se pressent avec tant de
rapidité, où les siècles ne nous coûtent qu'une heure d'existence, où un
reflet magique semble colorer tous les acteurs du drame qui se joue, où
les émotions seules sont réelles? Là, le positif de toutes choses
s'efface, pour ne laisser que leur essence pure. Le voulez-vous?
d'harmonieux concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas à
subir le râlement de l'accord, la figure contractée des musiciens, les
formes bizarres et disgracieuses des instrumens; c'est la vie des âmes,
c'est le plaisir sans regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage!

Charney s'abandonnait à ces illusions. Fidèle à la douce image de
Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est elle qui se montrait à lui la
première, toujours sous les mêmes traits, avec les mêmes grâces, jeune,
modeste, charmante; lui apparaissant, tantôt au milieu de ses anciens
compagnons de science et de plaisir, tantôt près des seuls êtres qu'il
avait aimés, et qui n'étaient plus: sa mère, sa soeur; et elle
renouvelait pour lui les scènes pleines de suavité, ineffables au
souvenir, de l'adolescence et de la famille, et elle s'y mêlait comme
pour les rendre plus douces encore.

Parfois elle l'introduisait tout-à-coup dans une maison d'apparence
modeste, mais où respiraient l'aisance et le bon goût. Les gens avec
lesquels il s'y trouvait lui étaient inconnus, mais ils l'accueillaient
avec des sourires, et il se sentait là comme jadis au foyer paternel.
Après avoir ranimé sa famille éteinte, ses joies du passé, évoquait-elle
donc une autre famille qui devait exister un jour pour Charney, et lui
préparer les joies de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais à son
réveil il prenait confiance dans sa destinée, et tenait régulièrement
note, sur son journal de fine toile, des événemens de ses rêves;
c'étaient les seuls événemens heureux de sa vie, sauf sa captivité.

Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une de ces fêtes où il
avait l'habitude de trouver près d'elle le calme et le bonheur, le
frappa d'une subite épouvante. Plus tard, il ne se le rappela que pour
croire aux révélations, à la prescience de l'âme. Voici ce qui arriva.

Les parfums de la plante marquaient la sixième heure du soir. Jamais ils
n'avaient été plus forts, plus puissans; car trente fleurs épanouies
concouraient à entretenir cette atmosphère magnétique, au milieu de
laquelle s'assoupissait Charney.

S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, où
son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avançait en lui
souriant du regard et du geste; et lui, dans une attitude contemplative,
il admirait la taille souple de la jeune fille, la légère ondulation des
plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de ses mouvemens et
les boucles de ses cheveux noirs d'où ressortait la fleur accoutumée.
Soudain, il la voit s'arrêter; elle chancelle, lui tend les bras; le
sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers
elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; il pousse
un cri et s'éveille; mais, éveillé, un autre cri a répondu au sien; oui,
un cri... une voix de femme!

Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, sur son banc, près de
sa plante! Il tourne les yeux, et comme une autre apparition de jeune
fille se montre à lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette
figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, semble à
ses yeux flotter dans le vague; mais peu à peu il la voit s'éclaircir,
un regard pénétrant arrive jusqu'à lui; il se lève, s'approche, et
tout-à-coup la douce vision s'efface, ou plutôt la jeune fille s'enfuit.

Quelque rapide qu'ait été sa fuite, pourtant il a entrevu ses traits, sa
chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe; il reste immobile; il
pense que son réveil n'est pas complet, et que cet obstacle
insurmontable qui, dans son rêve, le séparait de Picciola, c'est une
grille de prison!

Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et trouvant Charney encore
tout troublé:

--_Signor conte_, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre?
Tête-Dieu! pour cette fois on fera venir les médecins, parce que c'est
l'ordre; mais c'est madame Picciola et moi qui nous chargerons de la
guérison.

--Je ne suis point malade, répond Charney, à peine revenu de son
émotion; qui a pu vous faire croire?...

--La fille de l'_attrapeur de mouches_ donc! Elle vous a vu, vous a
entendu crier, et s'est hâtée de m'avertir.

Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement qu'une jeune
fille habitait parfois cette partie de la forteresse.

--La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère et Picciola,
n'est sans doute qu'une illusion de mes sens encore sous le charme, se
dit-il.

Puis il se rappela l'intérêt que lui avait déjà témoigné la jeune
Piémontaise, au dire du vieillard. Elle a eu pitié de lui durant sa
maladie, c'est à elle qu'il doit la possession du précieux microscope,
et il se sent tout-à-coup le coeur rempli d'une douce reconnaissance!
Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore devant les yeux
la double image de la jeune fille, de ses songes et de celle de son
réveil, une pensée lui vient:--Celle-ci ne portait point une fleur dans
ses cheveux!

Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans
ce moment il se rendait coupable d'une profanation, il rompt, il cueille
silencieusement, et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa
plante.

--Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement prodigué
pour couvrir de perles et de diamans des fronts prostitués au parjure! À
combien de femmes trompeuses et d'amis menteurs ai-je jeté ma fortune
par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des propres sentimens de
mon coeur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah!
si l'objet donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache,
je le jure, jamais n'a été offert par moi un don plus précieux que
celui-là, que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!--Et remettant le
petit rameau aux mains du geôlier:--Mon bon Ludovic, présentez ceci de
ma part à la fille de mon vieux compagnon. Dites que je la remercie de
l'intérêt qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre
et prisonnier, ne possède rien de plus digne de lui être offert.

Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.

Il avait fini par s'initier tellement à l'amour que ressentait le
prisonnier pour sa plante, que c'est à peine s'il concevait comment un
si léger service pouvait valoir à la fille de l'_attrapeur de mouches_
une marque de si haute munificence.

--C'est égal! _Per il capo di san Pasquale!_ dit-il en sortant, ils
n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur
l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!



XIII.


Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices
de ce genre; car l'époque de la fructification arrive pour sa Picciola.
Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillans pétales, leurs
étamines devenues inutiles. Ils sont tombés, comme autrefois les
cotylédons lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force,
ont pu se passer de leurs secours. Maintenant l'ovaire, contenant le
germe des graines, commence à se gonfler sous le calice élargi. Les
fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses
d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la
maternité.

Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus grandes, les
plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se
rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres,
dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un
bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a
entrevu ce germe primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des
amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer.
Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la
science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement
de l'être complet, de cette graine dont l'étroite enveloppe contient la
plante tout entière; phénomène dont les autres n'ont été que la
préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la
gestation de l'oeuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans
la fleur brillante et parée, sous le calice découronné de ses pétales.
Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle
pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux noeuds de sa tige, sous
l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, s'annonce
une floraison future; puis Charney saura la ménager. Demain donc il se
mettra à l'ouvrage.

Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme
qui va tenter une expérience difficile, et dont le succès peut se faire
attendre. Au premier coup d'oeil jeté sur sa plante, il est surpris de
l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs,
courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se
tourner vers le soleil; les feuilles, à demi renversées, ont perdu
l'éclat de leur luisante verdure. Charney pense d'abord qu'un violent
orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes,
ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou
de la grêle. Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et
l'invisible alouette chante, perdu dans l'espace.

Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement:--Elle manque
d'eau, se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille
devant la plante, en écartant ses rameaux inférieurs pour mieux
l'arroser au pied, et là il demeure tout-à-coup frappé d'immobilité. Son
regard se fixe à terre, sur le même point; le bras qui soutient
l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur
son front. Il vient de découvrir la source du mal.

Picciola va mourir.

Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses
études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa
base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est
d'abord entourée d'un large bourrelet; mais le frottement l'a bientôt
déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se
perdent par plusieurs fissures à la fois.

Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de sève, elle va mourir,
si on ne lui porte un prompt secours. Elle va mourir! Charney le voit.
Un seul moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pavés qui pèsent
sur elle: mais le peut-il? privé d'outils, ses efforts seraient
impuissans. Il s'élance vers la petite porte d'entrée, il y frappe à
coups redoublés, en appelant Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le
récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le
sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney
qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportemens mêlés de
supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros
soupir et d'un mouvement d'épaules:

--Je n'y puis rien! rien, _signor conte_.

Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse
cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic
se redresse, serre fortement ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses
allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais:

--_Per Bacco; mordious!_ vous m'offririez un trésor! je suis un vieux
soldat, et je connais ma consigne. Adressez-vous au commandant.

--Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces pavés, les arracher
de terre, dussé-je y laisser mes ongles!

--C'est ce que nous verrons! En tout cas, à votre aise! Et Ludovic, qui
en entrant dans le préau a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le
pouce, et la tient à distance en s'adressant au prisonnier, la replaçant
brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se
dispose tout-à-coup à s'éloigner. Charney le retient.

--Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé si compatissant, ne
pouvez-vous donc rien pour moi?

--_Trondédious!_ dit celui-ci, cherchant à se défendre, par des jurons,
de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe
maudite! Pardon pour la _povera_; elle n'est pas cause de votre
diabolique entêtement. Quoi! vous aurez donc le coeur de la laisser
mourir ainsi, sans secours!

--Mais que faire?

--Adressez-vous au commandant, vous dis-je.

--Jamais!

--Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous que je lui parle,
moi?

--Je vous le défends! lui cria Charney.

--Comment! vous me le défendez! reprit le geôlier. _Dannazione!_ Ai-je
des ordres à recevoir de vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh
bien! non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez raison,
est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! ai-je à m'en
soucier? _Che m'importa!_ Vous ne voulez pas? bonsoir.

--Mais votre commandant me comprendra-t-il donc seulement? dit le comte,
s'adoucissant soudain.

--Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kaïserlick? expliquez-lui ça
gentiment, avec de jolies phrases... pas trop longues; vous êtes un
savant, voilà le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il
pas la chose qui vous porte à aimer votre herbe? je l'ai bien comprise,
moi. Puis, je serai là, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon
en tisane, pour toutes sortes de maux... il a justement son rhumatisme
dans ce moment-ci... ça se trouve bien... il comprendra mieux...

Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'oeil, et lui montra
Picciola dans son attitude maladive. L'autre fit un geste, et Ludovic
sortit.

Quelques instans après, un homme, en costume moitié civil, moitié
militaire, apporta au prisonnier une écritoire complète et une feuille
de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait
annoncé, l'homme resta présent tandis que Charney écrivit sa demande; il
la reprit cachetée de ses mains, le salua, et emporta l'écritoire.

Vous souriez peut-être de mépris, en voyant l'orgueil du noble comte
s'abattre si facilement, et cette haute volonté céder à l'aspect d'une
fleur qui se flétrit. Avez-vous donc oublié que Picciola, c'est tout
pour le prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent l'isolement et
la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier? Oh! cet acte de
faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours, lorsque lui-même,
abattu par la souffrance, manquait de l'air de la liberté, pressé entre
les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pavés? non! mais
de lui à elle se sont établis des redevances mutuelles, des engagemens
sacrés; elle l'a sauvé de la mort, et il faut qu'il la sauve à son tour!

Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en large dans sa cour,
s'agiter avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la
réponse lui paraissait lente à venir! trois heures s'étaient passées
depuis son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la plante
s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût vu couler son sang avec
plus de calme, sans doute. Le vieillard essaya quelques consolations,
lui rendit de l'espoir, et, plus expérimenté que lui sur la connaissance
des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les
blessures de Picciola, et de la préserver du moins de l'un des dangers
dont elle était menacée.

D'après son conseil, Charney, avec un mélange de paille hachée finement
et de terre humectée, compose un mastic qu'il applique sur la plaie. Son
mouchoir, déchiré, lui fournit des bandages et des ligatures, pour le
fixer en place. Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la
réponse n'arrivait pas.

Quand vient le moment de dîner, Ludovic entre dans la cour. Sa
contenance brusque et affairée n'annonce rien de bon. À peine s'il
daigne répondre aux questions du prisonnier par des phrases saccadées et
tranchantes.

--Attendez, que diable!--Vous êtes bien pressé!--Laissez-lui le temps
d'écrire!

Il semble pressentir et se préparer d'avance au rôle qu'il doit jouer
dans tout ceci.

Charney ne dîna pas.

Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou de mort de
Picciola, et pour se donner du courage, il s'efforça de se prouver à
lui-même que le gouverneur ne pouvait, sans être un homme cruel, lui
refuser une demande aussi simple. Son impatience cependant s'irritait de
plus en plus, et il s'étonnait comme si le commandant n'avait pu avoir
d'affaire plus pressée à expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses
yeux se tournaient tout-à-coup vers la petite porte par laquelle il
croyait toujours voir revenir son message.

Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put fermer l'oeil.



XIV.


Le lendemain, cette réponse si vivement attendue lui fut enfin remise.
Le commandant lui disait, dans un style sec et laconique, qu'aucun
changement ne pouvait être fait aux murs, fossés ou fortifications de la
citadelle, sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, sur
sa demande, il en référerait à son excellence; car, ajoutait-il, _le
pavage d'une cour de prison, c'est encore une muraille_.

Charney resta confondu à la lecture de ce message. Faire de l'existence
d'une fleur une question d'état! un déplacement de fortifications!
Attendre la décision du gouverneur de Turin! Attendre un siècle quand un
jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas à son tour en référer
au ministre, le ministre au sénat, le sénat à l'empereur? Oh! qu'alors
son mépris des hommes se réveille profond! Ludovic lui-même ne lui
semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de son désespoir
celui-ci répond en langage administratif, à ses supplications celui-là
oppose sa consigne militaire.

Il se rapproche de la malade, dont l'éclat s'affaiblit, dont les
couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. C'est son bonheur,
c'est sa poésie qui s'en vont! Ses parfums n'accusent plus qu'une heure
trompeuse, comme une montre détraquée, dont les ressorts s'arrêtent;
chaque corolle, repliée sur elle-même, a cessé entièrement de se tourner
vers le soleil, ainsi qu'une jeune fille mourante ferme les yeux pour ne
point voir l'amant qu'elle craint de trop regretter.

Au milieu de ses réflexions désolantes, la parole de son vieux compagnon
de captivité se fit entendre encore:

--Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, le bon vieillard,
baissant la voix et courbant son front jusqu'aux derniers barreaux de sa
grille, pour se rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,--si elle
meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, seul, tout
seul? Quelles occupations pourront vous distraire après celle-là, qui
avait tant de charmes pour vous? L'ennui vous tuera à votre tour; la
solitude interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez résister;
c'est comme moi, si maintenant on me séparait de ma fille! de cet ange
gardien dont le sourire sait me consoler de tout! Quant à votre plante,
le vent des Alpes vous en avait sans doute apporté le germe, ou
peut-être, en passant, un oiseau en laissa tomber une graine dans cette
cour; mais maintenant une même circonstance vous enverrait une autre
Picciola, ce ne serait que pour renouveler le regret laissé par la
première; car d'avance il faudrait vous attendre à la voir mourir comme
elle. Croyez-moi, cher monsieur, laissez agir mes amis; fléchissez
enfin. La liberté vous sera peut-être plus facile que vous ne pensez. On
cite déjà plusieurs traits de clémence et de générosité du nouvel
empereur. Dans ce moment il est à Turin, et Joséphine l'accompagne.

Il prononça le nom de Joséphine comme si la certitude du succès y était
attachée.

--À Turin! interrompit Charney, en redressant vivement sa tête, jusque
là penchée sur sa poitrine.

--À Turin, depuis deux jours, répéta le vieillard, tout joyeux de ne pas
voir cette fois comme l'autre ses bons conseils n'exciter dans l'esprit
du comte qu'une attention douteuse.

--Et quelle est la distance exacte de Fénestrelle à Turin?

--En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande route, il y a seize
milles, ou près de sept lieues.

--En combien de temps peut-on les franchir?

--Il faut quatre à cinq heures au moins, car, dans ce moment, la route
doit être obstruée par les troupes, les équipages, les chariots de tous
les alentours qui se rendent pour assister aux fêtes... Le chemin qui
tourne par les vallées, en côtoyant le fleuve, est le plus long, sans
doute; mais il demanderait moins de temps, je crois.

--Dites-moi, monsieur, par vos communications avec le dehors,
trouveriez-vous quelqu'un qui pût se rendre à Turin aujourd'hui... avant
ce soir?

--Ma fille s'en occupera.

--Et vous dites que le général Bonaparte... le... premier consul...

--L'empereur, reprit doucement Girhardi.

--Oui, l'empereur, l'empereur est encore à Turin, n'est-il pas
vrai?--reprit Charney, fortement dominé par une grande résolution;--eh
bien! je vais lui écrire, lui adresser une supplique... à l'empereur! Il
pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa nouvelle route.

--Oh! béni soit Dieu! s'écria le vieillard, car c'est de lui que vous
vient cette bonne pensée, où l'orgueil humain a le dessous... Oui,
écrivez, adressez-vous à lui pour votre demande en grâce; Fossombroni,
Cotenna et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme ils
m'appuieront moi-même auprès du ministre Marescalchi, du cardinal
Caprara, et même de Melzi, qui vient d'être nommé garde-des-sceaux du
nouveau royaume. Mon cher compagnon, nous quitterons peut-être cette
prison ensemble, le même jour, vous pour recommencer la vie active et
forte, moi pour suivre ma fille où elle voudra aller.

--Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas encore entièrement
satisfait de ces protections que vous m'offrez avec tant de
bienveillance et de désintéressement. Mon estime et ma reconnaissance
vous sont acquises; mais c'est à l'empereur lui-même qu'il faut que ma
demande soit remise, ce soir, demain matin au plus tard. Pouvez-vous me
répondre d'un messager fidèle et dévoué?

--Oui, comme de moi-même! dit le vieillard, après avoir réfléchi quelque
temps.

--Encore une question, ajouta Charney; ne craignez vous point d'être
compromis par les services signalés que vous allez me rendre?

--Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. Si je puis
quelque peu contribuer à soulager votre infortune, advienne que pourra.
Je sais me soumettre aux décrets du ciel.

Charney se sentit remué jusqu'au fond du coeur par ces paroles si
simples; il contempla le vieillard avec des yeux attendris.

--Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et il leva fortement
son bras vers la petite fenêtre. Girhardi passa le sien à travers la
grille; mais ce fut vainement; il ne put atteindre la main qui se
tendait vers lui. Alors, inspiré par un de ces sentimens d'exaltation
tendre, si vifs dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement sa cravate,
en retint un bout, jeta l'autre à Charney, qui s'en saisit avec
transport, et une double étreinte, une double émotion, donnèrent à
plusieurs reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible.

En repassant près de Picciola: Je te sauverai! murmura Charney.

Il se retira dans sa _camera_, prit le plus blanc et le plus fin de ses
mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre, se
mit aussitôt à l'ouvrage, et lorsque son placet fut terminé, ce qui
n'arriva pas sans causer de dures angoisses, à son orgueil révolté, une
petite corde descendit de la fenêtre grillée le long du mur de la cour;
le pétitionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta.

Une heure après, la personne chargée de remettre le placet à l'empereur
prenait, accompagnée d'un guide, sa route à travers les vallées de Suse,
de Bussolino et de Saint-Georges, en côtoyant la rive droite de la Doria
riparia: tous deux étaient à cheval; mais ils eurent beau se hâter, des
obstacles inattendus les retardèrent dans leur course. Des pluies
récentes avaient défoncé le terrain, la rivière était débordée en
plusieurs endroits; des torrens semblaient unir entre eux la Doria et
les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, rougissant de plus en
plus au loin derrière eux, annonçaient que le jour allait leur manquer
bientôt. Trop heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent la
magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant
dans la soirée qu'ils arrivèrent à Turin. Là ils apprirent que
l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie.



LIVRE DEUXIÈME.



I.


Le lendemain, dès le point du jour, la ville d'Alexandrie était toute
dans ses habits de fête. Une population immense circulait déjà dans ses
rues tapissées et pavoisées de feuillages et de banderolles. La foule se
portait de la maison commune, où se trouvaient Napoléon et Joséphine, à
l'arc de triomphe élevé à l'extrémité du faubourg qu'ils devaient suivre
pour aller visiter les plaines illustres de Marengo.

Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude de peuple, mêmes
cris, mêmes fanfares.

Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais cérémonies du jubilé à
Rome n'avaient attiré affluence pareille à celle qui se dirigeait alors
vers ce champ de bataille à peine refroidi.

C'est que là va se passer l'acte le plus important des fêtes du jour.
L'empereur Napoléon doit assister à un combat simulé, donné en
commémoration de la victoire remportée en ce lieu même, cinq ans
auparavant, par le premier consul Bonaparte.

Des tables, des tréteaux, sont placés le long de la route. On y mange,
on y joue la comédie en plein vent.

Dans la longue et unique rue du village de Marengo, toutes les maisons,
transformées en hôtelleries, présentent l'image de la confusion et du
mouvement.

À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des
jambons fumés, des mortadelles, des guirlandes de bartavelles et de
cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort,
on se presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les monceaux
de macaroni, les pyramides de massepains, de lassagnes et de ravioles
s'effacent sous la main des acheteurs.

Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on se coudoie sur
une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, chargés encore
de leurs provisions, pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs
voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans les ténèbres,
une main, plus longue ou plus habile que la leur, soustrait le friand
fardeau, soit un pain beurré, des figues, des oranges, un jambonneau de
Turin, ou une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, un
excellent _stufato_ dans sa terrine, contenant et contenu, tout est
pris; et ce sont des cris, des quolibets et des rires prolongés, qui
gagnent depuis la première marche jusqu'à la dernière; et le voleur de
la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut
descendre, et le volé de la ligne descendante, contraint de retourner à
la pitance, veut remonter; et toute la bande, ébranlée par ce flux et ce
reflux à contre-temps, tournoyant de force sur elle-même, au milieu des
éclats de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, est
rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où les buveurs
chantent déjà à tue-tête.

À travers les tables chargées de mets, les bancs chargés de convives,
d'une chambre à l'autre, on voit se multiplier les dames et les
_Giannine_ du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs
cheveux poudrés et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le
principal ornement de leur parure; les autres en jupon court, en longues
tresses nattées, le col et les oreilles chargés de joyaux dorés, et les
pieds nus.

À ces tableaux si vifs, si animés de la route et du village, de la
chambre et de la rue, à ces bourdonnemens, à ces chansons, à ces cris, à
ces rires, à ces bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres
tableaux, d'autres bruits, vont bientôt succéder.

Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque
inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les vitres; cette rue
ne retentira plus que du cri des soldats exaltés par une fureur
guerrière de commande; et chacune de ces maisons disparaîtra sous la
fumée des mousquetades... à poudre. Alors, gare au pillage, si les
provisions ne sont pas mises à l'abri d'un coup de main! gare même à la
_Giannina_ aux pieds nus! car la petite guerre singe parfois la grande
dans ses excès.

Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, et rien n'est plus
imposant et plus majestueux que celui qui se prépare en ce moment dans
les champs de Marengo.

Déjà un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, s'élève sur
l'une des rares collines qui bombent le terrain; déjà des troupes de
toutes les armes, de tous les uniformes, se déploient rapidement pour
prendre place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour étend
ses roulemens sur toute la surface du sol, que l'artillerie et les
fourgons semblent ébranler. Les aides de camp, couverts de leurs
brillans costumes, passent, repassent, se croisent dans mille
directions. Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler en même
temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes et de plumets diaprés
aux trois couleurs; et le soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon,
ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait resplendir
de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les
cuirasses, et les soixante mille baïonnettes dont la plaine se hérisse.

Bientôt, devant les troupes, qui débouchent au pas accéléré sur le champ
de leurs opérations, la foule des curieux, refluant en arrière, décrit
un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels
vient tout-à-coup peser une vague énorme. Quelques cavaliers, lancés au
galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place.

Le village est désert, les tentes joyeuses sont pliées, les tréteaux
abattus, les chants, les cris ont cessé de se faire entendre. On voit de
tous côtés, dans le vaste circuit de la plaine, courir des hommes,
interrompus dans leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes,
effrayées par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux,
traînant leurs enfans après elles.

Que si de l'oeil on parcourt alors les rangs de l'armée, encore dans son
unité et rangée sous les mêmes drapeaux, à la contenance des soldats, au
caractère de fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs
traits, on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général en chef,
le maréchal Lannes, a d'avance désignés comme vaincus ou vainqueurs
futurs. Lui-même, on le voit, suivi d'un nombreux état-major,
reconnaître le terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et
distribuer à chacun son rôle.

Là doivent se répéter les principaux mouvemens exécutés dans la terrible
journée du 14 juin de l'année 1800; mais on aura soin d'omettre les
fautes qui y furent commises, car c'est une flatterie stratégique, un
madrigal à coups de canon que l'on prépare pour le nouvel empereur et
roi.

Donc, les troupes s'alignaient, se développaient, se repliaient d'après
les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies se font entendre sur
la route d'Alexandrie. Un vague murmure va en grossissant et se propage
parmi ces nombreuses populations, qui, protégées par les rives du
Tanaro, de la Bormida, de l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la
ceinture flottante et animée de cette vaste arène. Tout-à-coup le
tambour bat aux champs; des cris et des vivats s'élèvent de tous côtés
au milieu des flots de poussière; les sabres brillent au jour; les
fusils se redressent et résonnent comme par un mouvement unanime, et une
brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, blasonnée aux
armes d'Italie et de France, amène jusqu'au pied de leur trône Joséphine
et Napoléon!

Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les députations de
l'Italie, des envoyés de Lucques, de Gènes, de Florence, de Rome et de
la Prusse elle-même, s'irritant du repos, s'élance sur son cheval, et
bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre de fumée.

C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre pour amuser ses
loisirs; la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destinées. Il la
fallait à cette âme ardente, née pour la domination, et que la conquête
du monde eût seule laissée désoeuvrée.

Un officier désigné par l'empereur expliquait à Joséphine, restée isolée
sur son trône, et presque épouvantée de ce spectacle, le secret de ces
évolutions et le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montré
l'autrichien Mélas, chassant les Français du village de Marengo, les
culbutant à Pietra-Buona, à Castel-Ceriolo, et Bonaparte l'arrêtant
soudain au milieu de son triomphe, avec les neuf cents hommes de sa
garde consulaire. Puis il appelle toute son attention sur l'un des
momens décisifs de la bataille. Les républicains se replient; mais
Desaix vient de paraître sur la route de Tortone. La terrible colonne
hongroise, sous les ordres de Zac, s'ébranle pesamment et marche à sa
rencontre...

Tandis que l'officier parlait encore, Joséphine s'aperçut d'un léger
tumulte autour d'elle. En ayant demandé la cause, elle apprit qu'une
jeune fille, après avoir imprudemment franchi la ligne des opérations,
au risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de cavalerie
ou par le choc d'un caisson, occasionnait seule ce mouvement, en
s'obstinant, malgré la résistance des gardes et les remontrances des
dames de la suite, à vouloir pénétrer jusqu'à sa majesté.



II.


En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour Alexandrie, la fille
de Girhardi,--car c'est elle qui, suivie d'un guide, emporte la pétition
de Charney,--Teresa resta d'abord anéantie et presque découragée. Mais
bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment elle tenait entre ses
mains, palpitant, l'unique espoir d'un pauvre captif.--Le comte ignorait
toutefois quelle personne s'était chargée de la dangereuse
supplique.--Sans tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque
d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au guide que le
but de leur course n'était plus Turin, mais Alexandrie.

--C'est deux fois le chemin que nous venons de faire.

--Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ.

--Je ne me mettrai en route, lui répondit tranquillement celui-ci, qu'à
l'aube du jour, et ce sera pour retourner à Fénestrelle.--Bon voyage,
signora.

Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de résolution fut
inutile. Il resta enfermé dans sa ténacité piémontaise, déharnacha ses
chevaux, les conduisit à l'écurie, et se coucha près d'eux.

Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait plus en arrière.
Décidée à continuer seule sa route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où
elle était descendue, dans la rue _Dora-Grossa_, de lui procurer des
moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt prêts, et les plus
rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse envoya ses garçons par la
ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte
de Suze à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, voitures
publiques, charrois, bêtes de charge, de selle et de bât, étaient
partis, ou retenus dès long-temps à l'avance, à cause des solennités
d'Alexandrie.

Teresa se désolait du fatal contre-temps. Absorbée dans sa rêverie, le
front baissé, elle se tenait sur le pas de l'auberge, défiant, grâce à
la nuit, les regards qui pourraient la reconnaître dans sa ville natale,
quand un bruit de roues, égayé par un bruit de sonnettes, se fit
entendre. Bientôt, s'arrêtèrent devant elle deux fortes mules, traînant
une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, fermé et
cadenassé comme une armoire, contient les objets de vente, n'offrant du
reste pour tout siège, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, à
peine abritée par un auvent de toile goudronnée.

Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des marchandises,
descendus de la banquette, poussèrent de gros soupirs de satisfaction,
frappèrent du pied, se détendirent les bras, pour se dégourdir ou se
réveiller, et saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se
réfugièrent aussitôt aux deux coins de la cheminée, offrant leurs mains
et leurs visages au feu de sarmens qui y pétillait; puis, après avoir
recommandé qu'on mît leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement
d'être arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de gagner
leur lit le plus tôt possible.

L'hôtesse, de son côté, se préparait à en faire autant; les garçons, à
moitié endormis, s'occupaient en bâillant de la clôture de l'auberge, et
Teresa, toujours pensive, douloureusement affectée au milieu de tous ces
préparatifs, songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se
perdait, à la fleur qui se mourait!

--Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes
tandis que je dormirai! Demain, peut-être, il me sera de même impossible
de trouver une occasion de départ!

Et elle regardait tour à tour et attentivement les deux marchands
attablés, comme si son unique ressource était en eux. Cependant elle
ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils
pourraient se charger d'elle; et la pauvre, fille, peu habituée à se
trouver seule, ainsi livrée à elle-même au milieu d'étrangers, n'osait
les interroger, et, poussée par son bon vouloir, retenue par sa
timidité, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en
place, muette, indécise, lorsque soudain, se montrant devant elle, la
servante lui présente une lumière et une clef, en lui désignant du doigt
la chambre qu'elle doit occuper.

Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se décider, Teresa
aussitôt écarte légèrement du bras la _Giannina_, et s'avançant, non
sans grande émotion, vers le couple attablé:

--Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix tremblante:--Quelle route
devez-vous prendre en quittant Turin?

--La route d'Alexandrie, ma belle enfant.

--D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a conduits jusqu'ici.

--Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains chemins, signorina,
dit la femme; aussi nous sommes moulus.

--Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être utiles? dit le marchand.

--Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; voulez-vous m'y
conduire?

--C'est impossible! dit la femme.

--Oh! je vous païerai bien!... deux pièces à Saint-Jean-Baptiste! dix
livres de France.

--C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette est étroite, et
c'est à grand'peine qu'on y tiendrait trois. Il est vrai que vous ne
devez pas être gênante; mais il y a une autre difficulté, mon enfant.
Nous nous rendons au _mercato_ de Revigano, près d'Asti, et non à
Alexandrie. C'est à moitié route, et voilà tout.

--Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à la porte d'Asti;
mais partons ce soir même, à l'instant.

--Impossible! impossible! répéta le couple marchand. Nous ne vendons ni
notre sommeil, ni nos fatigues.

--Je doublerai la somme! interrompit Teresa à voix basse.

Le mari regarda sa femme en la consultant de l'oeil.

--Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis _Losca_
et _Zoppa_ ont besoin de repos. Veux-tu les tuer?

--Quatre pièces! murmura le mari. Quatre pièces.

--_Losca_ et _Zoppa_ valent mieux que cela.

--Pour la moitié du chemin, la somme double!

--Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de Venise qu'une double
parpaïole de Gènes!

Cependant l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain si facile, ne
tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari; et après quelque
résistance d'un côté, force supplications et prières de l'autre, les
mules revinrent à la voiture. Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause
du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette,
entre les deux époux, et l'on se remit en route. Onze heures sonnaient
alors à toutes les horloges de Turin.

Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, et de pouvoir
bientôt transmettre une bonne nouvelle à Fénestrelle, Teresa eût voulu
se sentir emportée dans un char impétueux, par des chevaux rapides comme
le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules
foraines cheminaient pas à pas, lentement, levant un pied après l'autre,
et la régularité de leur sonnerie semblait donner encore à leur allure
un caractère plus marqué de nonchalance.

La voyageuse se contraignit d'abord, espérant que la marche réveillerait
avant peu les pauvres bêtes, ou que le fouet de leur conducteur saurait
bien hâter leur course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste,
et se contenter seulement d'un petit claquement de langue pour exciter
son attelage, elle prit sur elle de lui témoigner combien il lui
importait d'arriver promptement à Asti, afin de toucher à la porte
d'Alexandrie dans la matinée.

--Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, il ne me plaît pas
plus qu'à vous de passer la nuit à compter les étoiles, mais il faut que
le marchand veille à sa marchandise. C'est de la faïence et de la
porcelaine que je vais débiter à Revigano, et si mes mules s'emportent,
elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille.

--Quoi! monsieur, vous êtes faïencier! s'écria Teresa, la figure
terrifiée.

--Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand.

--Ah! mon Dieu! dit en gémissant la voyageuse. Mais du moins, il vous
est sans doute facile d'aller un peu plus vite?

--Voulez-vous ma ruine?

--C'est que j'ai tant besoin d'arriver!

--Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une raison pour tout briser?

En guise de concession, le faïencier cependant multiplia, pendant
quelques instans, ses petits claquemens de langue; mais les mules
étaient trop bien accoutumées à leur pas pour en changer facilement.

Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas s'être informée plus
tôt du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha
surtout de n'avoir point elle-même parcouru Turin, pour y découvrir,
avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de
transport; mais elle n'avait plus maintenant qu'à se résigner: elle se
résigna.

La voiture suivait son train ordinaire. _Losca_ et _Zoppa_ n'allaient ni
plus vite ni plus lentement; seulement marchant sur les bas côtés du
chemin, elles ne faisaient plus retentir le pavé du bruit des roues. Le
marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé entre eux force
paroles sur les chances de leur commerce à la foire de Revigano, se
taisaient, et, dans cette obscurité, au milieu de ce silence, malgré le
froid dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa commençait à
s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa tête, balancée
d'abord de droite à gauche, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur
l'épaule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur
sa poitrine.

--Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma
belle enfant.

Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit
tout-à-fait.

Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'éclat du jour
naissant lui fit seul ouvrir les yeux. Étonnée de se trouver ainsi au
grand air, en pleine route, la mémoire lui revint, et, inspection faite
autour d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture ne
bougeait plus, et semblait depuis long-temps immobile en place. Le
marchand, sa femme, les mules elles-mêmes, sommeillaient profondément,
et la double sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement.

Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de plusieurs clochers,
et les vapeurs du matin, dessinant des figures bizarres dans un horizon
rétréci, lui montraient fantastiquement groupés, les sonnets de la
Superga, le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine,
l'église des Capucins, et toutes les belles décorations de la magnifique
colline de Turin.

--Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous! le jour paraît,
et à peine avons-nous quitté les faubourgs!

Le marchand s'éveille à ses cris; et après s'être frotté les yeux, il se
hâte de la rassurer.

--Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers que vous voyez là,
derrière vous, ce sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi
gronder _Losca_ et _Zoppa_; elles viennent de s'endormir seulement, et
elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profité
de mon sommeil pour trotter un peu trop fort.--Teresa sourit.--Allons,
en route!

Et il fit claquer inopinément son fouet, dont le bruit éveilla d'un même
coup sa femme et ses mules.

À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de Teresa, la déposa à
terre, figura le signe de la croix avec les vingt francs qu'il reçut
d'elle, et lui souhaitant bon voyage, il fit faire volte-face à ses
mules pour regagner le chemin de Revigano.

La moitié de la route était donc faite! mais Teresa n'espérait plus
d'arriver pour le petit lever de l'empereur.--Cependant, se disait-elle,
un empereur doit se lever tard! Oh! qu'elle eût voulu replonger sous
l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un redoublement de
lumière! Il lui semblait qu'autour d'elle, tout devait ressentir
l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population
entière d'Asti sur pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors,
dans cette multitude de chariots et de voitures, elle obtiendrait bien
une place, fût-ce même dans la patache publique.

Quel fut donc son étonnement, à son entrée dans la ville, en trouvant
les rues désertes et silencieuses. La clarté du soleil y pénétrait à
peine, et n'éclairait encore que la toiture des maisons les plus élevées
et le dôme des églises.

Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui habitait Asti depuis
longues années. Il pouvait lui être d'un grand secours, et voyant, au
rez-de-chaussée d'une maison d'assez mince apparence, briller une
lumière rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa frapper et
s'enquérir de la demeure de ce parent.

Un carreau s'entr'ouvrit; une voix sèche et criarde lui dit que depuis
trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance
de Monbercello, et le carreau se referma.

Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à s'effrayer de son
isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa prière du matin, en se
tournant vers une madone enfoncée dans le mur, à quelques pas de là, et
devant laquelle brûlait une petite lampe. Puis, sa prière à peine
terminée, elle entendit des pas retentir dans la rue; un homme se
montra:

--Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, les voitures qui
se rendent à Alexandrie?

--Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; voitures et
voiturins, tout est retenu depuis trois jours. Et il passa.

Un second vint à elle. À cette même demande de Teresa, il s'arrêta, la
regarda d'un air sombre et dur:

--Vous aimez donc bien les Français! _Razza maledetta!_ Et il s'éloigna
plus rapidement que le premier.

La pauvre questionneuse resta quelque temps intimidée, et ne se remit de
son émotion qu'à la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en
chantant. Pour la troisième fois, elle réitéra sa question:

--Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, vous voulez voir
une bataille! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles
là-bas. Croyez-moi, restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les
_drudi ballarini_ se battront à qui vous aura pour danseuse. Vous en
valez bien la peine. Une petite guerre en votre honneur, hein! cela vous
tente-t-il?

Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille;
mais, au coup d'oeil qu'elle lui lança, il reprit sa chanson, et
poursuivit sa route.

Un quatrième, un cinquième traversèrent la rue à leur tour. Teresa ne
songea plus à les interroger; et ses regards se dirigeaient vers les
portes, s'ouvrant alors de tous côtés, vers les voitures stationnant au
fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, on la
reçut dans un _carrosse_, pour la conduire seulement à _Annone_, où l'on
devait prendre un voyageur dont elle occupait temporairement la place.
D'Annone à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres
contrariétés, d'autres embarras. Elle triompha de tout.

En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait déjà que l'empereur
ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arrêter un moment, elle prit avec
la foule et à pied le chemin de Marengo.

Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est environnée,
épiant avec soin les intervalles, côtoyant les bords de la route, elle
tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne
prêtant nulle attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des
bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, chante, hurle,
bondit de joie et d'ivresse en se débattant dans des flots de chaleur et
de poussière, seule étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète,
l'oeil fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur qui lui coule du
front, elle passe, opposant la gravité de ses traits comme contraste à
toutes ces figures épanouies.

Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action de sa marche,
dans sa volonté d'avancer. À peine, durant tout ce temps, si le but
qu'elle veut atteindre, si l'idée qui la fait agir se présente à son
esprit. Mais un mouvement de halte, imprimé à la foule par les premiers
rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée alors lui revient. Elle
songe à son père, qui tourmentera bientôt la prolongation de son
absence; car le guide qui l'a abandonnée à Turin ne peut arriver jusqu'à
lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe à Charney,
maudissant le choix du messager peut-être, et l'accusant d'insouciance
et d'oubli. Puis, avec une émotion subite, sa main se porte à son
corsage, comme si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son
père se présente de nouveau à ses yeux! Le vieillard se désole d'avoir
cédé à ses instances; il croit sa fille perdue pour lui!

Au souvenir de ce père adoré, une larme vint humecter la paupière de
Teresa, et, dans ce moment, elle ne sortit de sa méditation qu'en
entendant de bruyans cris de joie éclater près d'elle. Un vide immense
s'était formé derrière ses pas, et autour de ce vide la foule paraissait
tourbillonner. Teresa se retourne. Aussitôt deux mains saississent les
siennes des deux côtés à la fois, et, malgré sa résistance, sa fatigue,
et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter
à une telle distraction, elle se voit forcément partie active d'une
grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant çà et là les
jolies filles et les jeunes garçons de bonne volonté.

Ce ne fut pas le moins pénible accident de son voyage. Mais le courage
ne l'abandonna pas encore, car elle croyait toucher au but.

Après s'être dégagée de cette singulière association, faisant un dernier
effort pour s'ouvrir une voie à travers la multitude qui la devance,
elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards, surpris et
satisfaits, se promenant quelque temps sur cette belle armée déployée
dans les champs de Marengo, s'arrêtent soudain avec saisissement sur le
monticule qui sert de base au trône impérial.

Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur lui revient alors!
Mais comment arriver jusque-là, à travers ces miliers d'hommes et de
chevaux? Y pouvait-elle songer?

Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait lui venir en
aide.

Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, pour
conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche,
gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où,
poussés tout-à-coup par les rangs suivans, ils débordèrent si rapidement
dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de bataille.

Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude
désordonnée, et, faisant briller leurs sabres nus et piétiner leurs
montures, la forcèrent sans peine de rentrer dans ses limites. Tous
perdirent le terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis à le
conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne!

Sur l'un des plis de ce même terrain coule une source entourée de
quelques arbres et d'une forte haie d'aubépine.

Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, tremblante, se dirigeant
encore par instinct vers ce trône élevé devant elle, avait été lancée,
entraînée jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente
impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux,
comme l'enfant qui croit le danger passé lorsqu'il a cessé de le voir,
elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire
un appui, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles
remplies du bruissement de la foule et du feuillage.

Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si rapide à l'approche
des soldats, que, quand Teresa releva la tête et regarda autour d'elle,
elle se vit seule, bien seule, séparée de l'armée par le bouquet
d'arbres et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais
tourbillon de poussière, soulevé sous la dernière ondulation des
fuyards.

N'hésitant pas à pénétrer à travers la haie, elle se jette tout aussitôt
dans le massif, et, son émotion un peu calmée, la voyageuse prend alors
connaissance des lieux.

Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source,
encaissée dans le sol, tapissée de lierre rampant, de mousse et de
cymbalaire, bouillonne à petit bruit, en s'échappant par un ruisseau,
dont on peut suivre de l'oeil le cours dans la plaine, à la quantité de
myosotis et de renoncules blanches qui passementent ses eaux. La vapeur
qui s'en élève aide encore à remettre Teresa de son trouble et de son
agitation. Il lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis de
fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la protège à la fois
contre la poussière, la chaleur et le bruit. Un instant, la plaine est
devenue presque silencieuse; elle n'entend ni les cris des officiers, ni
les hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux.

Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa tête. Ce sont
des titillations, des pétillemens continus dans les arbres. Elle
regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts
d'une innombrable quantité de moineaux, qui, chassés de tous les
alentours par la marche circulaire et le tumulte des populations, sont
venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette petite solitude
de verdure. On eût dit que la peur les avait paralysés de l'aile et de
la voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de leurs bandes.
Ils ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer à fuir, tant le
bruit et le spectacle dont ils sont entourés les a frappés de mutisme et
de stupeur. Maintenant, des régimens de cavalerie, au bruit des
clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place où tout à
l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur
retraite. Seulement, aiguisant leur bec, sautant de branche en branche,
se tournant d'un côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de tout
ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers le feuillage, qui vient
d'exciter l'attention de la Turinaise.

Cependant ces soldats, lui fermant toute communication avec la route,
attirent bientôt exclusivement les regards de l'innocente jeune fille,
de toutes parts cernée ainsi par les troupes.

--Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, et si je fus
imprudente, Dieu connaît le but de mes efforts, il me protégera.

Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant jusqu'à
l'extrémité du massif, elle entrevoit, à trois cents pas devant elle,
l'estrade où Joséphine et Napoléon viennent de s'asseoir.

De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve parfois
rempli par des soldats sous les armes, exécutant leurs manoeuvres; mais
parfois aussi, le terrain débarrassé laisse ouvert un passage possible.

Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte la haie pour la
franchir; mais aussitôt elle songe, avec un mouvement de honte et de
confusion, au désordre de sa toilette. Ses cheveux sont épars et
dénattés, collés à ses joues ou flottant sur ses épaules; ses mains, sa
figure, sont couvertes de sueur et de poussière.--Se présenter ainsi
devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire
repousser, et compromettre peut-être la réussite de sa mission!

Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, dénoue son
large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe les doigts,
en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa
collerette; puis, s'agenouillant près de la source, elle s'y mire, y
plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage,
et, sans se relever, adresse au ciel une prière fervente pour son père
et pour Charney.

Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, apparaissant
tout-à-coup au hasard sur une grande toile de bataille de Salvator-Rosa,
que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une armée?

Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable à sa
traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, de bruyantes détonations
d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux
perchés sur les arbres, prenant tous leur vol dans un même essor,
poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois de
Valpedo et les ombrages de Voghera.

La bataille venait de s'engager.

Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée par tout ce fracas,
restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fixés sur ce trône,
qui tour à tour se montrait devant elle, ou disparaissait sous un rideau
de lances et de baïonnettes.

Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre pensée que celle d'un
effroi instinctif sembla l'abandonner, son énergie d'âme reprit le
dessus. Elle examina avec plus de calme les obstacles à vaincre pour
arriver au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables.

Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne, dont la
double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive
fusillade l'une contre l'autre. Elle espéra pouvoir, à travers ce
brouillard de poudre, se frayer un chemin sans être même aperçue. Elle
hésitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards brûlés de soif font
invasion dans son asile.

Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant d'un accès de
pudeur, elle s'élance en courant entre les deux colonnes d'infanterie,
et quand la fumée vient à se dissiper, les soldats poussent une clameur
de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau
de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, malgré leurs cris,
poursuit sa course.

Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le
capitaine faillit renverser Teresa; mais, la saisissant à temps entre
ses bras, il l'enlève de terre, et, jurant, sacrant, sans plus
s'informer par quel hasard une jeune fille se trouve en plein champ de
bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier des femmes.

Il lui fallut monter en croupe derrière un des cuirassiers, et ce fut
ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où les dames de la suite de
l'impératrice Joséphine, accompagnées de quelques aides de camp et de
messieurs les députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.

Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans
son entreprise. Elle avait surmonté trop de difficultés pour se laisser
vaincre par la dernière; aussi, lorsque, sur sa demande de parler à
l'empereur, on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête
de ses troupes:--Eh bien! je veux voir l'impératrice! s'écria-t-elle
avec fermeté.--Mais l'un n'était guère plus facile que l'autre. Pour se
débarrasser de son importunité, on essaya de l'intimider; on n'y put
parvenir. On lui dit qu'il fallait attendre la fin des évolutions; elle
s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade impériale; on la retint,
elle se débattit, éleva la voix avec véhémence, jusqu'à ce qu'enfin
l'attention de Joséphine elle-même se tournât de son côté.



III.


Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe
s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra suppliante, retenue et
résistant encore.

À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que chacun comprit, on
s'effaça devant la captive, qui, s'élançant libre, encore désordonnée
par la lutte qu'elle venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux
marches du trône, se courba, et tirant précipitamment de son sein un
mouchoir qu'elle agita vivement:

--Madame! madame! un pauvre prisonnier!

Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir à elle
présenté.

--Est-ce une pétition que vous voulez me remettre? dit-elle.

--La voici, madame, la voici! C'est la pétition d'un pauvre prisonnier!

Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, dont un
sourire céleste d'espérance animait le visage. L'impératrice lui
répondit par un autre sourire, lui tendit la main, la força de se
relever, et se penchant vers elle d'un air plein de bonté:

--Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous intéresse donc
beaucoup ce pauvre prisonnier?

La jeune fille rougit, baissa les yeux.

--Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle; mais il est si malheureux!
Lisez, madame.

Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de
misères et de privations témoignait ce linge, péniblement empreint d'une
encre factice; puis s'arrêtant dès le premier mot:

--Mais, c'est à l'empereur qu'il s'adresse!

--Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de
grâce! c'est si pressé!

On en était au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique
mitraillée par l'artillerie de Marmont, avait repris son formidable
mouvement.

Zach et Desaix se trouvaient enfin en présence, et de leur choc allait
résulter le salut ou la perte de l'armée. Le canon grondait dans toutes
les directions; le champ de bataille était embrasé; les cris des
soldats, mêlés aux fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme
un ouragan.

L'impératrice lut ce qui suit:

  «SIRE,

«Deux pavés de moins dans la cour de ma prison n'ébranleront pas les
fondemens de votre empire, et telle est l'unique faveur que je viens
demander à votre majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets
de votre protection; mais dans ce désert muré, où j'expie mes torts
envers vous, un seul être a su apporter quelque adoucissement à mes
peines, un seul être a jeté quelque charme sur ma vie. C'est une plante,
sire; c'est une fleur, inopinément venue entre les pavés de la cour où
il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne
vous hâtez pas de m'accuser de délire et de folie! Cette fleur fut pour
moi un sujet d'études si douces et si consolantes! C'est fixés sur elle
que mes yeux se sont ouverts à la vérité; je lui dois la raison, le
repos, la vie peut-être! Je l'aime comme vous aimez la gloire!

«Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt faute d'espace et de
terre; elle meurt, et je ne puis la secourir, et le commandant de
Fénestrelle renvoie ma plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se
décideront, ma plante sera morte! et voilà pourquoi, sire, c'est à vous
que je m'adresse, à vous, qui d'un mot pouvez tout, même sauver ma
fleur! Faites arracher ces deux pavés qui pèsent sur moi comme sur elle,
sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du désespoir! Ordonnez, c'est la
vie de ma plante que je vous demande; je vous la demande avec instance,
avec supplication, les genous en terre, et, je le jure, dans mon coeur
ce bienfait vous sera compté.

«Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti le coup que votre
main puissante voulait faire tomber sur moi; mais elle a rompu mon
orgueil aussi, et c'est elle qui maintenant me jette suppliant à vos
pieds. Du haut de votre double trône, abaisserez-vous votre regard sur
nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent rapprocher un homme
d'une plante, dans cet isolement qui ne laisse au prisonnier qu'une
existence végétative? Non, vous ne savez pas, sire, et que votre étoile
vous garde de savoir jamais ce que peut la captivité sur l'esprit le
plus ferme et le plus fier! Je ne me plains pas de la mienne, je la
supporte avec résignation: prolongez-la; qu'elle dure autant que ma vie;
mais grâce pour ma plante!

«Songez bien, sire, que cette grâce que j'implore de votre majesté,
c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui même qu'il me la faut! Vous pouvez
laisser le glaive de la loi suspendu quelque temps sur le front du
condamné, et le relever ensuite pour pardonner; mais la nature suit
d'autres lois que la justice des hommes; encore deux jours, et peut-être
l'empereur Napoléon ne pourra plus rien pour la fleur du captif de
Fénestrelle.

«CHARNEY.»

Un grand fracas d'artillerie éclata tout-à-coup; une épaisse fumée,
coupée en cercles, en losanges de feu par les cent mille éclairs de la
fusillade, couvrit le champ de bataille d'un vaste réseau à la fois
lumineux et sombre; puis les feux s'éteignirent, et il sembla qu'une
main tendue d'en haut écartait subitement ce rideau de nuages qui
cachait les combattans. Ce fut alors un magnifique spectacle à
contempler au soleil! Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait
perdu la vie, était exécutée. Zach et ses Hongrois, heurtés de front par
Boudet, pris sur leur flanc gauche par la cavalerie de Kellermann,
tourbillonnaient en désordre, et l'intrépide consul, rétablissant
aussitôt sa nouvelle ligne de bataille de Castel-Ceriolo à Saint-Julien,
reprenait l'offensive, culbutait les impériaux sur tous les points, et
forçait Mélas à sonner la retraite.

Ce changement subit de position, ces grands mouvemens de l'armée, ce
flux et ce reflux d'hommes, obéissant à la voix d'un chef, seul immobile
au milieu de cet apparent désordre, il y avait là de quoi saisir
l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes de spectateurs,
placés autour du trône, partirent des applaudissemens et des vivats; et
ce bruit, contrastant avec les autres bruits qui l'entouraient, tira
enfin l'impératrice de la profonde méditation dans laquelle elle était
plongée. Car, de ces dernières et brillantes manoeuvres, de ces imposans
tableaux se succédant devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu,
attentive, préoccupée, les yeux fixés sur ce singulier placet qu'elle
tient encore à la main, mais qu'elle ne lit plus cependant.

Et tout d'abord elle a rassuré la jeune fille, qui, debout devant elle,
rêvait aussi de son côté.

Joyeuse, charmée de ce regard plein de si douces promesses, Teresa,
certaine du succès, baise mille fois avec reconnaissance, avec
attendrissement, cette main, tout à la fois frêle et puissante, où
brille l'anneau nuptial de Napoléon. Elle rejoint le quartier des
femmes, et, la plaine devenue libre, elle cherche aussitôt une église,
une chapelle où elle puisse répandre en silence ses pleurs et ses
actions de grâces aux pieds de la Vierge, cette autre protectrice de
ceux qui souffrent.



IV.


Jugez si l'impératrice-reine a dû être saisie d'un vif sentiment de
pitié à la lecture de cette supplique. Chaque mot ne devait-il pas
éveiller toute sa sympathie? Joséphine aussi faisait son culte d'une
fleur; c'était sa science, sa passion, et plus d'une fois elle avait
oublié l'éclat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton qui
s'entr'ouvrait, en étudiant la structure d'une corolle dans ses belles
serres de la Malmaison.

Là souvent elle s'était sentie plus heureuse à contempler la pourpre de
ses cactus que la pourpre de son manteau impérial, et les parfums de ses
magnolias l'avaient plus doucement enivrée que les vénéneuses flatteries
de ses courtisans. C'est là qu'elle aimait à trôner, qu'elle réunissait
sous un même sceptre mille peuplades végétales venues de tous les coins
du monde. Elle les connaissait, les classait, les enrégimentait par
ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu se montrait
à elle pour la première fois, elle savait bien, par l'analyse,
l'interroger sur son âge et sur ses habitudes, et apprendre de lui son
nom et sa famille; alors il allait dans la foule de ses frères prendre
son rang naturel; car là chaque peuplade avait son drapeau, chaque
famille son guidon.

À l'exemple de Napoléon, elle respectait les lois et les coutumes des
peuples vaincus. Les plantes de tous les pays retrouvaient dans les
serres de la Malmaison leur sol primitif et leur climat natal. C'était
un monde en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, des
savannes et des rochers, la terre des forêts vierges et le sable des
déserts, des bancs de marne et d'argile, des lacs, des cascades et des
grèves inondées; on y passait des chaleurs du tropique aux impressions
rafraîchissantes des zones les plus tempérées. Là, toutes ces races
différentes croissaient et se développaient côte à côte, séparées
seulement par une légère muraille de verdure ou par des frontières
vitrées.

Lorsque Joséphine y passait sa revue, de douces rêveries naissaient pour
elle à la vue de certaines fleurs. L'hortensia venait tout récemment
d'emprunter le nom de sa fille; des pensées de gloire lui arrivaient
aussi; car, après les triomphes de Bonaparte, elle avait réclamé sa part
de butin, et les souvenirs d'Italie et d'Égypte semblaient grandir et
s'épanouir sous ses yeux. La soldanelle des Alpes, la violette de Parme,
l'adonide de Castiglione, l'oeillet de Lodi, le saule et le platane
d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de Syrie, la rose
de Damiette, c'étaient ses conquêtes, à elle! Et de celles là du moins,
quelques-unes sont restées à la France!

Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa fleur chérie, sa
fleur d'adoption, son beau jasmin de la Martinique, dont la graine,
recueillie par elle, semée par elle, cultivée par elle, lui rappelle son
pays, son enfance, ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses
premières amours avec un premier époux!

Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux pour sa plante!
Qu'il doit l'aimer! il n'en a qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle
pas sur le sort du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut pas
toujours son logis dans un palais consulaire ou impérial. Elle n'a point
oublié ses jours de captivité. Puis, ce Charney, Joséphine l'a connu si
calme, si fier, si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si
railleur vis-à-vis des plus douces affections humaines!--Quel changement
s'est donc fait en lui? Qui donc a pu détendre cet esprit superbe? Tu
refusais de te courber même devant Dieu, et te voilà maintenant à
genoux, criant grâce pour ta plante! Oh! elle te sera conservée!

Dans cette disposition d'esprit, les dernières manoeuvres des troupes,
tout ce vain simulacre de bataille, ne lui causent plus qu'impatience et
dépit; car elle craint de voir se perdre un de ces instans si
nécessaires peut-être à l'existence de la fleur du captif.

Aussi, quand Napoléon, entouré de ses généraux, vint la rejoindre, dans
l'attente sans doute de ses félicitations et encore ému de cette fatigue
de soldat qui lui plaisait tant:

--Sire, un ordre pour le commandant de Fénestrelle! Un exprès
sur-le-champ! s'est-elle écriée, l'oeil animé, la voix haute, comme s'il
se fût agi d'une nouvelle victoire, et que c'eût été son tour de
déployer toute l'activité du commandement. Et elle montrait le mouchoir,
le tenait tendu, à deux mains, pour qu'il pût lire sur-le-champ.

Napoléon, après l'avoir regardée des pieds à la tête, d'un air étonné et
mécontent, lui tourna le dos et passa. On eût dit qu'il achevait sa
revue par elle et venait simplement de l'inspecter la dernière.

Par habitude, il se mit alors à visiter ce champ de bataille que le sang
n'avait pas rougi, et où ne gisait, couché sur la terre, que la moisson
naissante.

Les blés, les riz, étaient broyés, hachés. Dans quelques endroits, le
terrain défoncé, déchiré par de profondes ornières, témoignait des
évolutions de l'artillerie; on voyait çà et là disséminés des gants de
dragons, des plumets, des épaulettes; puis, quelques fantassins
écloppés, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. C'était tout.

Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un certain moment.
Les soldats occupant le village de Marengo en qualité d'Autrichiens,
hésitant à jouer le rôle de vaincus, prolongèrent leur résistance
au-delà du temps indiqué par le programme. Il en résulta une vive
irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux régimens étaient
d'armes différentes et avaient eu des rivalités de garnison. On
s'insulta, on se provoqua de part et d'autre; les baïonnettes se
croisèrent.

Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous les efforts des
généraux pour empêcher que la petite guerre ne devînt une guerre réelle.
Enfin, non sans peine, ils consentirent à fraterniser en échangeant les
gourdes; mais les gourdes étaient vides; pour les remplir, on visita de
force les caveaux du village; des excès eurent lieu, mais au cri de Vive
l'empereur! on mit le tout sur le compte de l'enthousiasme. Après vingt
pourparlers et vingt rasades, les Autrichiens se décidèrent à battre en
retraite en chancelant, et les Français vainqueurs firent leur entrée
dans Marengo en dansant la farandole, chantant la Marseillaise, et
mêlant parfois à leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la
république! On mit le tout sur le compte de l'ivresse.

Les troupes remises en ligne, Napoléon fit une distribution de croix
d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'étaient
trouvés sur la même place. À leur tour, les principaux magistrats de la
Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, il posa la
première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la
bataille de Marengo. Après quoi, l'empereur, l'impératrice, les
ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'armée, tout reprit la route
d'Alexandrie.

Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé!



V.


Le soir, dans un des appartemens préparés pour eux à l'hôtel-de-ville
d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, après le dîner public qui venait
d'avoir lieu, se tenaient, l'un dictant des lettres à un secrétaire,
marchant à grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction;
l'autre, devant une haute glace, admirant avec une naïve coquetterie
l'élégance de son costume et la richesse des ornemens dont on venait de
la revêtir.

Quand le secrétaire fut parti, Napoléon s'assit, s'accouda les deux bras
sur une longue table recouverte d'un velours rouge à franges d'or,
appuya sa tête dans ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions
devaient s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure conservait un
caractère de douce rêverie.

Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait déjà
mal menée une fois ce jour même, au sujet de la pétition de Fénestrelle,
et, comprenant alors que sa protection avait été maladroite, pour être
trop précipitée, elle s'était bien promis de mieux choisir l'instant.

Elle crut qu'il était venu; et allant s'asseoir de l'autre côté de la
table pour faire face à son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui
affecta un air d'abstraction, et bientôt tous deux se regardèrent en
souriant.

--À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant de la voix et du
regard.

--Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort bien, et qu'il serait
dommage que j'eusse négligé d'en faire entrer un dans ton écrin.

Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui de Napoléon devint
plus marqué, car il aimait à combattre en elle les appréhensions
pénibles dont elle ne pouvait encore se défendre en songeant au degré
d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était pas pour elle
qu'elle tremblait, la noble femme!

--N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que général? poursuivit-il.

--Certes, empereur, vous avez le droit de faire grâce, et j'en ai une à
vous demander.

Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire s'effaça,
pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça le sourcil, et se prépara à
tenir ferme, craignant que l'influence qu'exerçait Joséphine sur son
coeur ne le fît tomber dans de fâcheuses faiblesses.

--Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne plus chercher à
interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de
faire grâce ne nous soit accordé que pour satisfaire aux caprices de
notre coeur? Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir
l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les erreurs des
tribunaux! Toujours tendre la main à ses ennemis, c'est vouloir
augmenter leur nombre et leur insolence!

--Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de rire prêt à lui
échapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de votre
majesté.

--J'en doute.

--Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous
demander le renvoi de deux... oppresseurs! oui, sire, qu'ils sortent de
leur place! qu'ils en soient chassés, arrachés, s'il le faut!

Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; car, en voyant
la figure étonnée de Napoléon, elle n'était plus maîtresse d'elle-même.

--Comment? c'est vous qui m'excitez à punir, vous, Joséphine! Et de quoi
s'agit-il donc?

--De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une cour.

Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa enfin. Il se leva,
et jetant vivement ses bras derrière son dos, la regardant avec l'air du
doute et de la surprise:

--Comment! qu'est-ce à dire? Deux pavés! te moques-tu?

--Non! dit-elle en se levant à son tour, et s'approchant de lui,
s'appuyant de ses deux mains croisées sur son épaule, avec sa gracieuse
nonchalance de créole:

--De ces deux pavés dépend une existence précieuse. Écoutez-moi bien,
sire, car il vous faut toute votre bonne volonté pour me comprendre.

Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce qu'elle avait
appris de la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point
cependant, et quel avait été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en
lui parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait,
les paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, caressantes,
pleines de charme, et de cette éloquence qui lui venait du coeur si
naturellement.

Et en l'écoutant l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa
femme.



VI.


Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait
que les plus légères divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre
pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés; le
messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard lui-même,
inquiet, tourmenté à son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de
ce retard, supposait des obstacles, répondait du zèle, du dévouement de
la personne chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), et
tâchait encore de faire renaître dans le coeur de son compagnon une
espérance qui s'éteignait dans le sien.

--Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé? répétait-il avec
désolation.

Le troisième jour s'écoula, et sa fille ne revint pas.

Durant toute la journée du quatrième, Girhardi ne se montra point à la
petite fenêtre de la cour. Charney ne put le voir; mais s'il eût
attentivement prêté l'oreille, il aurait entendu peut-être les prières
mêlées de sanglots qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le
coup terrible qui venait de le frapper.

On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain sur ce lieu de
misère, où naguère encore, même en l'absence de la liberté, des rayons
de joie et de bonheur apparaissaient par intervalles.

La plante avançait de plus en plus dans sa voie de destruction, et
Charney inconsolable assistait à l'agonie de Picciola. Il y avait chez
lui double sujet d'abattement; il craignait de perdre l'objet de ses
travaux, le charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi!
vainement son front se serait courbé! Il aurait mendié une grâce,
prosterné jusqu'à terre, et on l'aurait repoussé du pied! Comme si tout
se fût conjuré contre lui, Ludovic, autrefois si naïf, si expansif,
maintenant évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et bourru,
il venait, il montait, il passait, fumant à pleine pipe, sans le
regarder à peine, et semblait lui en vouloir de son malheur. C'est que
d'abord Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus du commandant,
prévit l'instant où il allait se trouver entre son penchant et son
devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il se fit brutal et
maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans
doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble.

Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation n'a pas polis. Ils
compriment les élans généreux de leur âme quand il leur faut accomplir
de rudes fonctions, plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous
quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que
Ludovic a jamais donné des preuves de la bonté de son coeur, c'est par
des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié
qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le tyran
subalterne s'exhale en accès de colère contre cet homme lui-même. Il
s'efforce de se montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre
impitoyable. Si par là il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son
devoir lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le
bourreau, entre le captif et le geôlier!

Quand vint l'heure du dîner du prisonnier, Ludovic vit Charney debout
devant sa plante, dans une profonde et cruelle contemplation. Il se
garda bien de se présenter gaiement comme autrefois, en saluant sa
filleule des titres caressans de _Giovanetta_, de _Fanciuletta_, ou en
s'informant des nouvelles de _Monsieur_ et de _Madame_; il traversa la
cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de
lui porter ses provisions en tout hâte. Mais, à un mouvement qu'il fit,
leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta surpris, en voyant le
changement survenu en si peu de jours dans les traits du prisonnier.
L'impatience et l'attente avaient sillonné son front de larges rides;
ses lèvres et son teint décolorés, ses joues maigries lui imprimaient un
caractère d'abattement que faisait ressortir encore le désordre de sa
barbe et de ses cheveux. Malgré lui, Ludovic resta quelque temps
immobile pendant cet examen, et tout-à-coup, se rappelant sans doute ses
grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à la plante,
cligna de l'oeil ironiquement, haussa l'épaule avec un geste moqueur,
siffla un air, et il se disposait à reprendre route, quand d'une voix
dolente, mais expressive:

--Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney.

--À moi?... à moi?... rien, répondit le geôlier, troublé de ce ton de
reproche, et plus ému qu'il ne le voulait paraître.

--Eh bien! reprit le comte en s'avançant vers lui et s'emparant vivement
de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouvé un moyen.
Oui!... le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même.
Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enlèverons les pavés, mais
pour un instant seulement... Qui le saura? nous transplanterons...

--Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main: au diable la
fleur! Elle nous a fait assez de mal à tous. À commencer par vous, qui
allez retomber malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus
bonne qu'à ça!...

Charney lui lança un regard d'indignation et de mépris.

--S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit Ludovic; c'est votre
affaire, à la bonne heure! mais ce pauvre homme, vous l'aurez privé de
sa fille... il ne la verra plus, et c'est à vous qu'il le doit.

--Sa fille! comment?... s'écria le comte, ouvrant des yeux terrifiés.

--Oui, c'est ça, comment!--continua l'autre en posant à terre son panier
de provisions, se croisant les bras et prenant l'attitude d'un homme qui
s'apprête à gourmander vertement:--On fouette les chevaux, et on ne veut
pas que la voiture roule; on lance le stylet, et on s'étonne de la
blessure! _Trondédious! o che frascheria!_ Vous avez voulu écrire à
l'empereur; vous avez écrit; c'est bien. C'est contre l'ordre du
commandant; il vous punira comme il l'entendra; rien de plus juste. Mais
il vous fallait un messager pour porter votre lettre, puisque vous ne
pouviez la porter vous-même. Ce messager, ce fut la _Giovanna_.

--Quoi! cette jeune fille... c'est elle!...

--Faites l'étonné. Pensiez-vous donc que votre correspondance avec
l'empereur allait avoir lieu par le télégraphe? On l'emploi à autre
chose. Tant il y a que le commandant a tout découvert... Je ne sais
comment... Par le guide sans doute; car la _Giovanna_ ne pouvait courir
seule à travers les routes. Maintenant la porte de la citadelle lui est
fermée. Elle et son père vivront séparés. À qui la faute?

Charney se couvrit la figure de ses deux mains.

--Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation Et sait-il?...

--Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. Mais votre dîner
refroidit.

Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussitôt dans le logis du
prisonnier.

Le comte tomba accablé sur son banc. Il eut un instant la pensée d'en
finir d'un coup avec Picciola et de la briser lui-même. Mais le courage
lui faillit bientôt. Puis une lueur d'espoir brillait encore confusément
devant lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est généreusement dévouée à
sa cause, et à qui on fait si cruellement expier son zèle à secourir un
malheureux, elle est de retour. Peut-être a-t-elle pu s'approcher de
l'empereur. Oui, c'est cela! Sans doute elle a réussi, et c'est ce qui a
irrité le commandant contre elle! S'il a entre les mains l'ordre de la
délivrance de Picciola, pourquoi tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il
obéisse, si l'empereur le veut!--Oh! bénie sois tu, noble enfant!
malheureuse enfant séparée de ton père!... à cause de moi! Oh! la moitié
de ma vie, je la donnerais pour toi!... pour ton bonheur! Je la
donnerais... seulement pour qu'on te rouvrît la porte de cette prison.



VII.


Une demi-heure s'est à peine écoulée; deux officiers civils, revêtus de
l'écharpe nationale, accompagnés du commandant de Fénestrelle, se
présentent devant Charney et l'invitent à monter chez lui. Lorsqu'ils
furent dans sa _camera_, le commandant prit la parole.

C'était un homme d'une forte corpulence, au front chauve et bombé, aux
moustaches épaisses et grisonnantes. Une cicatrice, partant du sourcil
gauche, lui divisait la figure en deux, et venait se terminer
inclusivement à la lèvre supérieure. Une longue redingote bleue à larges
pans, boutonnée jusqu'en haut, des bottes à revers par-dessus le
pantalon, un reste de poudre sur ses cheveux nattés de côté, des boucles
à ses oreilles, et des éperons à ses bottes (sans doute par signe
distinctif, car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences
de sa place, il était de fait le premier prisonnier de la citadelle),
tel se montrait à l'extérieur ce personnage, qui, pour toute arme,
portait une canne à la main. Commis à la garde de détenus politiques,
appartenant pour la plupart à des familles distinguées, il se piquait de
bonnes manières malgré ses fréquens accès d'emportement, et de beau
langage en dépit de certaines consonnances fâcheuses. Il se tenait le
corps droit, avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en
saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le colonel
Morand, commandant de Fénestrelle, pouvait encore passer pour ce qu'on
appelle un beau militaire.

Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, à la tournure officielle de ses
deux compagnons, Charney crut qu'ils lui apportaient les lettres de
grâce de Picciola.

Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait mal usé envers
lui, dans l'exercice de ses fonctions, par manque de soins ou par abus
de pouvoir.

Ce préambule était de bon augure. Charney attesta tout ce qu'il voulut.

--Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, tous les secours vous
ont été prodigués; s'il ne vous a pas plu de vous soumettre aux
ordonnances des médecins, la faute n'est ni à eux ni à moi. J'ai pensé
que votre convalescence s'achèverait plus facilement avec le grand air
et l'exercise, et liberté presque entière vous fut accordée d'aller et
de venir dans votre cour.

Charney le salua, comme pour le remercier; mais l'impatience contractait
ses lèvres.

--Cependant, monsieur, poursuivit le commandant du ton d'un homme dont
la délicatesse a été blessée, dont les égards ont été méconnus, vous
avez enfreint les lois réglementaires de la maison, que vous ne pouviez
ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre dans ma
responsibilité vis-à-vis de monsieur le gouverneur du Piémont, le
général Menou, et même vis-à-vis de l'empereur, en faisant parvenir à Sa
Majesté un placet...

--Parvenir! Il l'a donc reçu! interrompit Charney.

--Oui, monsieur.

--Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'espérance.

--Eh bien! répondit le commandant, pour ce fait seul, vous allez être
transporté dans une des loges du vieux bastion, où vous resterez au
secret durant un mois.

--Mais enfin,--s'écria Charney, essayant de lutter encore contre la
cruelle réalité qui le dépouillait de ses dernières illusions,
--l'empereur, qu'a-t-il dit?

--L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, lui fut-il
dédaigneusement répondu.

Charney prit la chaise unique dont sa chambre était meublée, s'assit, et
ce qui se passa ensuite autour de lui parut à peine distraire son
attention.

--Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications connus, vos relations
avec le dehors dévoilées, il est naturel de penser que votre
correspondance s'est étendue plus loin. Avez-vous écrit à d'autres
personnes qu'à Sa Majesté?

Charney ne répondit pas.

--Une visite a été ordonnée, continua le commandant d'un ton plus sec,
et ces messieurs que voici, délégués par le gouverneur de Turin, y vont
procéder sur-le-champ, en votre présence, comme le veut la loi. Avant
l'exécution de cet ordre, désirez-vous faire des révélations? Elles ne
peuvent être que favorables à votre cause.

Même silence de la part du prisonnier.

Le commandant fronça les sourcils; son front chauve se plissa dans toute
sa hauteur, et se tournant vers les envoyés de Menou:

--Allons, messieurs, dit-il.

Tous deux se mirent aussitôt en devoir de visiter depuis la cheminée et
la paillasse du lit, jusqu'à la doublure des vêtemens du comte. Pendant
ce temps, le commandant, se promenant pas à pas dans l'étroite chambre,
frappait alternativement du bout de sa canne chaque carreau du plancher,
afin de juger s'ils ne recouvraient pas quelques excavations secrètes,
destinées à recéler des papiers importons, ou même les préparatifs d'une
évasion. Il se rappelait Latude et les autres échappés de la Bastille.
Là des fossés larges et profonds, des murs de dix pieds d'épaisseur, des
grilles, des contrescarpes, des mâchicoulis, des remparts hérissés de
fer et de canons, des sentinelles à toutes les poternes, sur tous les
parapets, n'avaient rien pu contre la persévérance d'un homme armé d'une
corde et d'un clou. La Bastille de Fénestrelle était loin de pouvoir
présenter une pareille ceinture de sûreté. Depuis '96, ses
fortifications n'existaient plus qu'en partie, et à peine si quelques
soldats faisaient le guet autour de ses murailles extérieures.

Après des recherches prolongées autant qu'il était possible de le faire
dans un pareil logis, on ne découvrit rien de suspect, sinon une petite
bouteille en verre blanc, contenant une liqueur noirâtre, sans doute
l'encre du prisonnier.

Interrogé sur les moyens employés par lui pour se mettre en possession
de cette encre, celui-ci se tourna sur sa chaise du coté de sa fenêtre,
et se mit à promener en mesure ses doigts sur les vitres, sans répondre
autrement à la question.

Restait à visiter la cassette. On lui en demanda la clef. Il la laissa
tomber plutôt qu'il ne la donna.

Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans son geste ni dans
son regard. L'indignation lui montait à la gorge. La figure pourpre, les
yeux animés, se démenant dans le petit espace de la camera, il
boutonnait et déboutonnait sa redingote avec des mains tremblantes,
comme pour imposer une distraction au vif transport de colère qui
s'élevait en lui.

Soudain, par un mouvement spontané, les deux sbires judiciaires, occupés
à l'inventaire de la cassette, la tenant d'une main, la fouillant de
l'autre, se rapprochent vivement de la fenêtre, pour mieux vérifier au
jour, et, la joie au front, s'écrient ensemble:

--Nous tenons! nous tenons!

Alors, tirant d'un double fond une assez grande quantité de mouchoirs,
tous noircis d'une écriture fine et serrée, ils pensent avoir découvert
les preuves d'une vaste conspiration.

À la vue de ses précieuses archives profanées, Charney se lève, étend le
bras comme pour les ressaisir, ouvre la bouche... puis, se calmant
tout-à-coup, il se rassied et reste immobile, sans avoir prononcé un
mot. Mais ce premier élan si expressif a suffi au commandant pour lui
faire attacher une haute importance à cette capture. Par son ordre, les
mouchoirs sont déposés sur-le-champ dans des sacs étiquetés et scellés;
on confisque la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport est dressé.
Charney, invité à le signer pour en attester l'exactitude, refuse par un
geste. Acte est pris du refus, et il lui est enjoint de se rendre à
l'instant même à la loge du vieux bastion.

Ah! combien ce qui se passait alors dans sa tête était pénible, vague,
confus! Le prisonnier atterré ne s'en pouvait rendre compte que comme
d'un sentiment de douleur dominant tous les autres. Il n'avait même pas
eu un sourire de pitié à donner au triomphe de ces hommes, si fiers
d'emporter, comme pièces de procédure, comme preuve d'un complot, ses
observations sur sa plante! Il allait être à jamais séparé de ses
souvenirs! L'amant à qui l'on enlève les lettres et le portrait d'une
maîtresse adorée qu'il ne doit plus revoir peut seul comprendre
l'angoisse profonde du prisonnier. Pour sauver Picciola, il a compromis
son orgueil, son honneur; il a brisé le coeur d'un vieillard et
l'existence d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattaché à la vie,
rien ne lui reste, pas même ces lignes tracées par lui, et qui
résumaient ses saintes études!



VIII.


L'intercession de Joséphine n'avait donc pas été aussi puissante qu'elle
promettait de l'être d'abord? Non. Après sa douce plaidoirie en faveur
de la plante et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant
la missive entre les mains de Napoléon, celui-ci se rappela les
singulières distractions, offensantes pour son orgueil, que
l'impératrice avait eues le matin même, durant les cérémonies guerrières
de Marengo, et la signature de Charney redoubla la fâcheuse impression
qu'il en ressentit.

--Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle comédie
prétend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! Il me semble entendre
encore Marat s'extasier sur les beautés de la nature champêtre, ou voir
Couthon se présenter à la Convention avec une rose à sa boutonnière!

Joséphine voulut élever la voix, et réclamer contre ce titre de jacobin,
si légèrement donné au noble comte; mais, dans ce moment, un chambellan
vint prévenir l'empereur que messieurs les généraux, ainsi que les
ambassadeurs et députés des provinces italiennes, l'attendaient dans le
salon de réception. Il se hâta de les rejoindre; et, inspiré bien plus
par leur présence que par le contenu de la pétition, il prit occasion du
nom du pétitionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre les
idéologues, les philosophes; revenant encore sur les jacobins, qu'il
saurait bien, disait-il, mater et amener à merci!--Et il élevait la voix
d'un ton de résolution et de menace, non qu'il fût aussi vivement animé
qu'il le faisait paraître; mais, habile à profiter des circonstances, il
voulait que ses paroles fussent entendues et répétées, surtout par
l'ambassadeur prussien, présent à cette assemblée. C'était son acte de
divorce avec la Révolution qu'il proclamait là!

Pour complaire au maître, chacun renchérit sur ses discours. Le général
gouverneur de Turin surtout, Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plutôt
reniant ses anciennes convictions, se répandit en brusques attaques
contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de France, et ce
fut bientôt, dans le cercle impérial, un chorus unanime d'imprécations
virulentes contre les conspirateurs, les révolutionnaires, les jacobins,
tel, que Joséphine se sentit troublée un instant devant ce terrible
orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa terreur, elle s'approcha
de l'oreille de Napoléon; et d'une voix demi-railleuse.

--Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il ne s'agit ni de
jacobins ni de révolutionnaires, mais d'une pauvre fleur qui n'a jamais
conspiré contre personne.

L'empereur haussa les épaules.

--Croit-on me duper par de pareilles sornettes? s'écria-t-il. Ce Charney
est un homme dangereux, mais non pas un niais! La fleur est le
prétexte... le but l'enlèvement des pavés. C'est une évasion qu'il
prépare, sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment cet homme
a-t-il pu écrire sans que sa demande passât par les mains du commandant?
Est-ce ainsi que la surveillance s'exerce dans les prisons d'état?

L'impératrice essaya encore de défendre sa protégée:

--Laissons cela, madame! dit le maître.

Et Joséphine, interdite, découragée, se tut, et baissa les yeux sous le
regard qu'il venait de lui adresser.

Menou, gourmandé par l'empereur, n'avait pas ménagé les reproches au
colonel-commandant de la citadelle de Fénestrelle; et celui-ci, à son
tour, s'était hâté de sévir contre les prisonniers auxquels il devait
d'avoir reçu de si vertes réprimandes.

Déjà séparé de sa fille, qui, le coeur plein d'espoir, n'avait revu les
donjons de la forteresse que pour recevoir l'ordre de quitter
sur-le-champ le territoire de Fénestrelle et de n'y plus reparaître,
Girhardi avait, le matin même, été soumis, comme Charney, à une visite
domiciliaire; mais il n'en était rien résulté de compromettant pour lui.

Quant au comte, des émotions plus pénibles que l'enlèvement de ses
manuscrits lui étaient encore réservées.

Lorsque, pour se rendre à la loge du bastion, il fut descendu dans le
préau, à la suite du commandant et de ses deux acolytes, soit que le
colonel Morand n'y eût prêté nulle attention en arrivant, soit plutôt
qu'il se voulût venger du silence obstiné de Charney durant la visite,
sa colère sembla redoubler à la vue des frêles échafaudages élevés
autour de la plante.

--Qu'est-ce que tout cela? dit-il à Ludovic, accouru aussitôt sur son
ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez les prisonniers?

--Ça, mon colonel? répond avec une sorte de grognement et d'hésitation
le geôlier, retirant d'une main sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte
l'autre à son bonnet, comme au salut militaire:--c'est la plante que
vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres maladies.

Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire au mouvement
précédent, il laissa glisser sa main droite le long de sa poitrine,
jusqu'à sa cuisse, et la gauche, en se relevant, remit la pipe à sa
place habituelle.

--Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces messieurs, les
chambres et les préaux de la citadelle deviendraient des jardins, des
ménageries, des boutiques, et se transformeraient en champ de foire!
Allons! faites disparaître cette mauvaise herbe, ainsi que tout ce qui
l'entoure!

Ludovic regarde tour à tour la plante, Charney, le commandant; il veut
murmurer quelques mots de justification.

--Taisez-vous! lui crie ce dernier, et obéissez sur-le-champ!

Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa bouche, l'éteint, la
secoue, la dépose sur l'un des rebords de la muraille, et se prépare à
exécuter l'ordre.

Il ôte sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se donner du
courage. Tout-à-coup, comme s'il se fut retrempé à la colère de son
chef, il saisit, il enlève les nattes et les paillassons; il les
déchire, il les disperse dans la cour avec une sorte d'emportement.
Vient le tour des étais qui servaient à les soutenir; il les arrache
l'un après l'autre, les brise sur son genou, les jette à ses pieds. Il
semble, à le voir, que son ancienne affection pour Picciola s'est
changée en haine, et que lui aussi a une vengeance à exercer.

Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les yeux avidement fixés
sur sa plante, mise à découvert, comme si son regard devait la protéger
encore.

La journée avait été fraîche, le ciel nuageux; la tige s'était redressée
depuis la veille, et du sein des branches flétries sortaient de petits
rameaux verdoyans. On eût dit que Picciola prenait des forces pour
mourir!

Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde réel et son monde d'illusions, le
pivot sur lequel tournait sa vie, l'axe qui faisait rayonner sa pensée,
elle ne sera plus! Et lui, pauvre captif dont la Providence avait
suspendu l'expiation, il lui va donc falloir s'arrêter dans son vol vers
les sphères de la vraie science! Comment occupera-t-il ses tristes
loisirs maintenant? Qui remplira les vides de son coeur? Picciola, le
désert peuplé par toi redevient le désert! Plus de projets, plus
d'études, plus de songes enivrans, plus d'observations à inscrire, plus
rien à aimer! Oh! que sa prison à lui sera étroite! que l'air qu'on y
respire y sera lourd! Ce n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola!
Quoi! ce rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chassé loin de lui les
démons malfaisans dont il était obsédé, il ne sera plus là pour le
défendre contre lui-même! Le philosophe incrédule et désenchanté
devra-t-il vivre encore de son ancienne vie, avec ses pensées amères, et
face à face avec le néant?--Non! plutôt mourir que de rentrer dans cette
nuit froide d'où elle m'a tiré!

En ce moment, Charney vit comme une ombre apparaître à la petite fenêtre
grillée. C'était le vieillard.

--Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai privé de sa
fille! Il vient jouir de mon tourment, me maudire, sans doute! N'en
a-t-il pas le droit? et qu'est donc mon malheur près de son désespoir?

Lorsqu'il se tourna de ce côté, il l'aperçut étreignant les barreaux de
ses mains débiles, tremblantes d'émotion. Charney n'osait lever le front
pour crier grâce du coeur à ce seul homme dont il eût voulu conserver
l'estime; il craignait de trouver sur cette noble figure le signe mérité
du reproche ou celui du dédain; et, quand leurs yeux se rencontrèrent,
au regard plein de tendre compassion que lui adressa le pauvre père,
oublieux de ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon
d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond des entrailles, et deux
larmes, les seules qu'il eût jamais répandues, jaillirent de sa
paupière.

Ces larmes lui étaient douces; mais un reste de fierté les lui fit
essuyer vivement. Il craignit d'être soupçonné d'une lâche faiblesse par
ces hommes dont il était entouré.

De tous les témoins de cette scène, les deux sbires seuls, spectateurs
indifférens, ne semblaient rien comprendre à ce drame auquel ils
assistaient. Ils examinaient tour à tour le prisonnier, le vieillard, le
commandant, le geôlier, s'étonnaient des émotions vives et diverses
empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient tout bas si quelque
cachette importante ne devait pas exister sous cette herbe si bien
barricadée.

Cependant l'oeuvre fatale s'achevait. Excité par le colonel, Ludovic
avait essayé d'enlever les appuis du banc rustique; mais ils opposaient
résistance.

--Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel.

Ludovic en prit un; il lui échappa des mains.

--Finissons-en, morbleu! répéta l'autre.

Du premier coup, le banc craqua; au troisième, il était abattu. Alors
Ludovic se courba vers la plante, seule restée debout au milieu des
débris.

Le comte était hâve, défait; la sueur ruisselait de son front.

--Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va mourir! s'écria-t-il
enfin, redescendu encore une fois à l'état de suppliant.

Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, à son tour, ne répondit
rien.

--Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux
l'arracher moi-même!

--Je vous le défends! dit le commandant avec sa forte voix, et il
étendit sa canne devant Charney, comme pour placer une barrière entre le
prisonnier et sa compagne. Alors, sur son geste impératif, Ludovic
saisit Picciola de ses mains pour la déraciner du sol.

Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses yeux sur elle.

Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la séve continuait
de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et
nuancée. Déjà les autres pendaient abattues sur leurs pédoncules brisés.
Seule elle avait vie encore, seule elle n'était point froissée,
comprimée, étouffée, entre les mains larges et rudes du geôlier. Sa
corolle, à peine voilée de quelques feuilles, s'épanouissait, tournée
vers Charney. Il en crut sentir les parfums, et, les paupières humides
de larmes, il la vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer.

L'homme et la plante échangeaient un dernier regard d'adieu.

Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts s'agitaient autour
d'un faible végétal, des hommes étaient apparus soudain dans cette cour
de prison, où le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et
blafardes, au tableau qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces gens
de justice, revêtus de leurs écharpes tricolores, de ce chef militaire
dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister à
quelque exécution secrète et sanglante, où Ludovic jouait le rôle du
bourreau, et Charney celui du criminel à qui l'on vient de lire sa
sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront!
ils viennent! les voilà!

L'un, c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, un page de
l'impératrice. La poussière qui les couvre dit assez qu'ils ont fait
bonne diligence pour arriver.

Il était temps!

Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, relève la
tête, et Charney et lui se regardent, pâles tous les deux!

L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin;
le colonel en prit connaissance, parut saisi d'un mouvement
d'hésitation, fit deux tours dans le préau en agitant sa canne, compara
le message qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait reçu la
veille; puis enfin, après avoir, à plusieurs reprises, fait monter et
descendre ses sourcils en témoignage de grand étonnement, il affecta un
air semi-courtois, se rapprocha de Charney, et déposa gracieusement
entre ses mains la lettre du général.

Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit:

«Sa majesté l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur
le commandant, de vous faire savoir qu'il consent enfin à la demande du
sieur Charney, relative à la plante qui croît parmi les pavés de sa
prison. Ceux qui la gênent seront enlevés. Je vous charge de veiller à
l'exécution du présent ordre, et de vous entendre à ce sujet avec le
sieur Charney.»

--Vive l'empereur! cria Ludovic.

--Vive l'empereur! murmura une autre voix qui semblait sortir de la
muraille.

Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa
canne, pour se donner un maintien; les deux hommes en écharpe, ne
pouvant encore trouver le mot de tout ceci, semblaient confondus, et
cherchaient en eux-mêmes par quels moyens ils rattacheraient ces
événemens à la conspiration rêvée par eux, l'aide de camp et le page se
demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier
s'adressant à Charney:

--Il y a une apostille de l'impératrice, lui dit-il.

Et Charney lut sur la marge:

«Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je
lui serai particulièrement reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire
pour adoucir la position de son prisonnier.

«_Signé_ JOSÉPHINE.»

--Vive l'impératrice! cria Ludovic.

Charney baisa la signature, et tint quelques instans le message sur ses
yeux.



LIVRE TROISIÈME



I.


Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le
protégé de sa majesté l'impératrice et reine. Non seulement Charney
n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa à
reconstruire les échafaudages et les abris dont plus que jamais
_Picciola_ languissante, à demi transplantée, réclamait le secours. Les
fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'étaient si bien
calmées, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au
prisonnier s'il n'avait rien à désirer, et comment se portait _la
Picciola_.

Usant de cette bonne volonté, Charney obtint de sa munificence des
plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur de nouveaux frais,
par le souvenir, ses études et ses observations de physiologie végétale;
car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête
et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emporté ses archives
sur toile, et, après un examen approfondi, déclarant _ne pouvoir, malgré
leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance_, ils avaient
dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, pour y être
commenté, analysé, déchiffré, par de plus habiles et de plus experts
qu'eux.

Une privation autrement importante, car il n'y put suppléer aussi
facilement, fut encore imposée à Charney. Le commandant, punissant
Girhardi des reproches adressés à lui par le général Menou sur son
défaut de surveillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie de
la forteresse, où il ne pouvait communiquer avec personne. Cette
séparation, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait
sur le coeur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des
faveurs du colonel.

Il passait une grande partie de sa journée les yeux attachés sur la
grille et sur la petite fenêtre close. Il y croyait voir encore le bon
vieillard au moment où, avec effort, passant son bras à travers les
barreaux inférieurs, il avait essayé vainement de lui faire toucher une
main amie; il voyait sa supplique à l'empereur frôler le mur et remonter
jusqu'à cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi,
de Girhardi à Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces
barreaux, brillait et s'animait de nouveau ce regard de pitié et de
pardon qu'il l'était venu soutenir récemment au milieu de ses angoisses,
et il entendait ce cri de joie sortir d'un coeur brisé quand la grâce de
Picciola était enfin venue!

Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de cette
tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à Charney, seuls ils ont
été punis, punis cruellement! Pauvre père! pauvre jeune fille!

Elle aussi se montrait souvent à lui, à cette même place, où il l'avait
vue apparaître un instant, au sortir de ce rêve pénible qui lui
prédisait la mort de sa plante. Alors, dans le trouble de ses idées, il
lui avait semblé découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses
songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir aujourd'hui.

Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces visions, quelque
chose s'agita derrière le vitrage terne et dépoli; on ouvrit la petite
fenêtre; une femme se montra à la grille. Elle avait la peau brune et
terreuse, un goître énorme, et des yeux avares et méchans. C'était la
femme de Ludovic.

Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.



II.


Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, largement encadrée
dans ses pavés, Picciola réparait ses désastres, se redressait, et
sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses
fleurs néanmoins, à l'exception de la petite fleur, qui, la dernière,
s'était ouverte au bas de la tige.

Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui
mûrissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles et sublimes
découvertes, et rêvait même au _Dies seminalis_, à la fête des
semailles! Car maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que
suffisant pour Picciola; elle peut devenir mère, et voir ses filles
croître sous son ombre!

En attendant ce grand jour, il est possédé du désir de connaître le nom
véritable de cette compagne avec laquelle il a passé de si doux instans.

--Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, la pauvre enfant
trouvée, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dotée d'avance, et
qu'elle porte en communauté avec ses soeurs des plaines ou des
montagnes!

Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui parla du désir qu'il
avait de posséder un ouvrage de botanique. Sans se refuser à sa demande,
l'autre, voulant mettre sa responsabilité à couvert, songea d'abord à
obtenir l'autorisation du gouverneur du Piémont; et Menou non seulement
s'empressa de la lui donner complète, mais encore il lui envoya, de la
bibliothèque de Turin, une masse énorme de volumes, pour aider le
prisonnier dans ses recherches.--_Espérant_, écrivait-il, _que S. M.
l'impératrice et reine, très-versée elle-même dans ce genre de
connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir
le nom de cette fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée._

À la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, ployant sous le
faix, Charney sourit.

--Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre
la fleur à me dire son nom?

Néanmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il pose encore une fois
sa main sur des livres. Il les feuillète avec ce frémissement d'amour
qu'il avait ressenti naguère, quand le savoir était pour lui chose
mystérieuse et désirable! Depuis si long-temps, il n'a pu promener ses
yeux sur des caractères d'imprimerie! Déjà dans sa tête fermentait un
projet d'études saintes et douces!

--Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai botaniste! Là,
plus de ces controverses scolastiques et pédantesques qui vous égarent
au lieu de vous éclairer. La nature doit se montrer la même à tous ses
disciples, toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique
nue!

Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant aussi à eux
leurs titres et leurs noms. C'étaient le _Species plantarum_ de Linnée,
les _Institutiones rei herbariæ_ de Tournefort, le _Theatrum botanicum_
de Bauhin, puis la _Phytographia_, la _Dendrologia_, l'_Agrostographia_,
de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; puis d'autres livres, écrits
en français ou en italien.

Quoique un peu effrayé de cet appareil tout scientifique, Charney ne se
découragea pas, et, pour se préparer à des recherches plus sérieuses, il
ouvrit tout d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au hasard,
dans la table, les plus charmantes dénominations que puisse porter un
végétal.

Qu'il eût voulu se trouver le maître de choisir dans ce calendrier
floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, Bromelia, Celosia, Coronilla,
Euphrasia, Helvella, Passiflora, Primula, Santolina, ou tout autre nom
doux à la lèvre, harmonieux à l'oreille!

La crainte lui vient tout-à-coup dans l'esprit que sa plante ne porte,
avec un nom bizarre et disgracieux, une termination masculine ou neutre,
ce qui eût brouillé toutes ses idées à l'égard de son amie, de sa
compagne.

Que deviendrait la jeune fille de ses rêves, s'il allait falloir lui
appliquer une désignation comme _Rumex obtusifolius_, ou _Satyrium
hyoscyamus_, ou _Gossypium_, _Cynoglossum_, ou _Cucubalus_, _Cenchrus_,
_Buxus_! ou même quelque nom français, plus barbare encore, tel que
Arrête-boeuf, Attrape-mouche, Herbe à pauvre homme, Bec de grue,
Casse-lunette, Dent de chien, Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y
aurait-il pas là de quoi le désenchanter à jamais? Non! il ne risquera
point une semblable épreuve!

Malgré lui, pourtant, il reprenait tour à tour chaque volume, l'ouvrait,
le feuilletait de nouveau, s'extasiant devant les merveilles
innombrables de la nature, s'irritant contre l'esprit systématique des
hommes, qui, de cette étude jusque alors si attrayante pour lui, avaient
fait la science la plus rude, la plus technique, la plus embrouillée de
toutes les sciences!

Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa plante pour arriver
à connaître son nom; il n'y put réussir. Dans le chaos de tant de mots
étranges, rejeté d'un système à l'autre, égaré au milieu de cette lourde
et vaste synonymie, véritable filet de Vulcain, qui couvre la botanique
d'un réseau comme pour cacher ses charmes, et pèse sur elle au point de
l'étouffer, en vain il consulta tous ses auteurs les uns après les
autres, descendant de la classe à l'ordre, de l'ordre à la famille, de
la famille au genre, du genre à l'espèce; sans cesse il perdait la
trace, et finissait toujours par maudire ses guides infidèles, qui
souvent n'étaient d'accord entre eux ni sur les caractères généraux, ni
même sur l'usage et la dénomination de chacune des parties du
végétal![2]

  [2] Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singulière
    divergence d'opinions entre les botanistes. Pour les _Asclépiades_
    (famille des _Apocynées_), Linnée regarde les écailles comme les
    étamines; Adanson prend les cornets pour les filamens des étamines,
    et les écailles pour les anthères; Jacquin pense que les anthères
    sont enfermées dans les loges des écailles; Desfontaines regarde les
    corpuscules noirs comme les vraies anthères, Richard comme des
    stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les écailles comme des
    étamines, et les deux loges de leur face interne comme des anthères.
    (Voyez la _Flore française_, t. III. p. 668.)

Au milieu de ces investigations mille fois renouvelées, la petite fleur,
la fleur unique, interrogée pétale par pétale, fouillée jusque dans son
calice, se détacha tout-à-coup sous la main de l'analyseur, du
disséqueur, et tomba, emportant avec elle les projets d'étude sur la
graine, l'espoir des semailles, et la maternité de Picciola!

Charney demeura consterné; et après un long silence, apostrophant d'une
voix émue et d'un regard courroucé les livres qu'il tenait encore
ouverts sur ses genoux:

--Elle se nomme Picciola! s'écria-t-il, rien que Picciola, la plante du
prisonnier, sa consolatrice, son amie! Qu'a-t-elle besoin d'un autre
nom, et que voulais-je donc savoir? Insensé! quoi! contre cette soif de
connaître, n'est-il donc pas un remède certain, et n'en peut-on guérir?

Dans un mouvement de colère, saisissant l'un après l'autre les livres
qu'il avait devant lui, il les lança vivement contre terre. Un petit
papier sortit des feuillets de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney
le ramassa aussitôt. Il contenait quelques mots, récemment tracés, et
d'une écriture de femme. Il lut ce qui suit:

_Espérez, et dites à votre voisin d'espérer, car ni lui ni vous, je ne
vous oublie._

(_Évangile selon saint Matthieu_.)



III.


Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le sens ne pouvait
être douteux, car parmi les femmes une seule avait été pour lui tout
coeur et tout dévouement: et cette femme, il l'avait à peine entrevue,
pensait-il, il ignorait le son de sa voix; et si tout-à-coup elle se fût
présentée devant lui, il ne l'eût pu reconnaître sans doute. Mais par
quel moyen, trompant la vigilance de ses argus, a-t-elle pu lui faire
parvenir ces lignes?--_Dites à votre voisin d'espérer_. Pauvre fille,
qui n'osait nommer son père! Pauvre père, à qu'il ne pourra même montrer
le souvenir de sa fille!

En songeant à ce bon vieillard, dont il avait comblé le malheur, dont il
lui était interdit d'adoucir la peine, Charney se sentait navré de
regrets, et au milieu de ses nuits sans sommeil, l'idée de Girhardi
venait l'assaillir douloureusement.

Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutumé se fit entendre au-dessus
de lui, dans la chambre de l'étage supérieur, jusque là restée vide, et
lui tint l'esprit rempli de conjectures plus bizarres les unes que les
autres.

Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air affairé, et
quoiqu'il essayât de contraindre ses traits à la discrétion, ses yeux
brillans et animés annonçaient une grande nouvelle.

--Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il passé là-haut cette
nuit?

--Oh! rien, _signor conte_, rien; sinon qu'il nous est arrivé d'hier une
recrue de prisonniers et que les logemens vacans vont cesser de l'être.
Oui, poursuivit-il avec un ton emprunté de commisération, il vous va
falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon de
captivité; mais rassurez-vous, nous ne recevons ici que de braves
gens... Quand je dis braves gens, reprit-il aussitôt: c'est-à-dire qu'il
n'y a pas de voleurs parmi eux! Mais tenez, voilà le _nouveau_ qui vient
vous faire sa visite d'installation.

À cette annonce inattendue, Charney s'était levé, saisi de surprise, ne
sachant s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce changement, quand
soudain il vit entrer dans sa chambre... Girhardi!

Tous deux se regardèrent comme s'ils doutaient encore de la réalité de
cette rencontre, et au même instant leurs mains, pressées et confondues,
témoignèrent du plaisir qu'ils éprouvaient à se revoir.

--Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la connaissance sera
bientôt faite; et il sortit, les laissant tous deux en extase l'un
devant l'autre.

Après un moment de silence:--Qui donc nous a réunis? dit Charney.

--C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment m'y tromperais-je?
Tout ce qui m'arrive d'heureux dans la vie ne me vient-il pas d'elle?

Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains pressèrent de
nouveau avec force celles du vieillard. Enfin, tirant de sa cassette un
petit papier, il le lui présenta:--Connaissez-vous cette écriture?

--C'est la sienne! s'écria Girhardi; c'est celle de ma fille! de ma
Teresa! Non, elle ne nous a pas oubliés, et sa promesse n'a pas tardé à
se réaliser, puisque nous voilà réunis tous deux. Mais comment ce billet
vous est-il parvenu?

Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irréfléchi, il fit un
geste comme pour rentrer en possession du billet; mais voyant Girhardi
le tenir entre ses mains tremblantes d'émotion, le lire lentement, mot
par mot, lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne lui
appartenait plus, et il en éprouva au fond du coeur un vif sentiment de
regret, qu'il ne sut comment s'expliquer à lui-même.

Les premiers momens passés, quand ils eurent épuisé à l'égard de Teresa
toutes leurs conjectures sur son sort, et sur le lieu habité par elle,
Girhardi, promenant ses yeux avec un sentiment naïf de curiosité sur le
logement de son hôte, s'arrêta devant chacune des inscriptions de la
muraille. Deux d'entre elles avaient été modifiées déjà; il comprit
l'influence de la plante, et s'expliqua aussitôt le rôle important
qu'elle avait dû jouer près du prisonnier. À son tour il prit un
charbon. Une des sentences contenait ces mots:

_Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, ils se tiendront
dessous: les uns près des autres, mais sans liens entre eux. Pour les
corps, ce monde est une arène populeuse, où l'on se heurte de tous
côtés; pour les coeurs, c'est un désert._

Il ajouta:

_Si l'on n'a pas un ami!_

Puis, se retournant doucement vers son compagnon, il lui tendit les
bras.

Encore ému des pensées qui venaient de l'agiter, le coeur palpitant, les
yeux humides, Charney s'y précipita, et tous deux scellèrent ce saint
pacte d'amitié par une étreinte vive et prolongée.

Le lendemain, ils déjeunaient ensemble, en tête-à-tête, dans la _camera_
du premier étage, l'un assis sur le lit, l'autre sur la chaise, ayant
entre eux la petite table sculptée, supportant alors, avec la double
ration de la prison, une belle truite du lac, des écrevisses de la
Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et un appétissant
morceau de ce délicieux fromage de Millesimo, connu dans toute l'Italie
sous le nom de _Rubiola_. C'était là un festin pour des captifs! Mais
Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant de complaisance,
depuis de nouveaux ordres reçus.

Une causerie pleine de confiance et de douceur s'établit entre les deux
amis. Jamais Charney n'a si bien et si long-temps savouré les plaisirs
de la table; jamais repas ne lui a semblé si succulent. C'est que, si
l'exercice et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement au
brouet noir des Spartiates, la présence et la conversation d'un ami
ajoutent mieux encore au goût des mets les plus fins.

Bientôt les confidences suivirent leur cours. Ils s'aimaient déjà si
bien tous deux, quoique se connaissant à peine! Sans y être autrement
excité, sans hésitation, sans préambule, seulement comme exécution de ce
contrat d'amitié passé la veille, Charney raconta les travaux
orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. Le vieillard prit
la parole à son tour, et confessa de même les premières erreurs de sa
vie.



IV.


Girhardi était né à Turin, où son père possédait de vastes manufactures
d'armes. Le Piémont a de tout temps servi de passage aux marchandises et
aux idées qui vont de France en Italie, comme aux idées et aux
marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il reste toujours
quelque chose en route. Le vent de France avait soufflé sur son père; il
était philosophe, voltairien, réformiste; le vent d'Italie avait soufflé
sur sa mère; elle était dévote à l'excès. Quant à lui, pauvre enfant,
les aimant, les respectant, les écoutant tous deux avec la même
confiance, il devait nécessairement participer des deux natures; c'est
ce qui lui arriva. Républicain dévot, il rêvait le règne de la religion
et de la liberté, alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait à
sa manière, et il avait vingt ans. On était jeune alors à cet âge.

Il ne tarda pas à donner des gages aux deux partis.

Dans ce temps, la noblesse piémontaise jouissait de certains priviléges
fort humilians pour les autres classes de la société. Ses membres seuls,
par exemple, pouvaient se montrer en loge au spectacle, et, le
croirait-on, danser dans un bal public! car la danse était alors réputée
exercice aristocratique, et les bourgeois n'y devaient assister que
comme spectateurs.

À la tête d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, Giacomo Girhardi
brava publiquement un jour ce singulier privilége. Il ne craignit pas
d'établir un quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les
danseurs gentilhommes s'indignèrent; danseurs et spectateurs plébéiens
poussèrent un cri terrible en réclamant _la danse pour tous_! À cette
clameur séditieuse, d'autres cris de liberté succédèrent, et, dans le
tumulte qui s'ensuivit, après vingt cartels proposés et refusés, non par
lâcheté, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, emporté par la fougue de
son âge et de ses idées, appliqua un soufflet sur la joue du plus fier
et du plus haut titré de ses adversaires.

L'insulte était grave. La puissante famille de San-Marsano jurait de se
venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, ceux même de l'Annonciade,
toute la noblesse du pays enfin, qui, dans le péril, ne fait qu'un
corps, semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit offensé
pour son propre compte.

Par l'ordre de son père, Giacomo se réfugia chez un de ses parens, curé
d'un petit village de la principauté de Masserano, aux environs de
Bielle. Mais malgré sa fuite, il fut condamné par contumace à cinq ans
d'exil hors de Turin.

L'importance maladroite donnée à cette affaire, qu'on nomma la
conspiration dansante, grandit Giacomo aux yeux de ses compatriotes. Les
uns le regardèrent comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de
ces novateurs dangereux qui rêvaient encore l'indépendance du Piémont;
et tandis qu'à la cour on signalait le donneur de soufflets comme l'un
des membres les plus actifs du parti démocratique, le pauvre petit
factieux servait tranquillement la messe au village, et ne sortait point
de l'église où il venait de communier saintement.

Ce terrible début d'une vie qui devait s'écouler si calme, influa bien
long-temps sur le sort de Giacomo Girhardi. Le vieillard paya chèrement
les folies du jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat
prétendu contre le premier consul, ses accusateurs ne manquèrent pas de
faire valoir le jugement qui l'avait atteint déjà comme perturbateur et
républicain effréné.

À compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, Giacomo, laissant
s'éteindre entièrement cet amour de l'égalité que son père avait fait
naître en lui, vit se développer de plus en plus au contraire les
sentimens religieux qu'il tenait de sa mère. Il les porta bientôt à
l'excès, et son parent, brave et digne ecclésiastique, dont l'esprit
peut-être manquait d'étendue, mais dont l'âme était noble et les
convictions sincères, au lieu de chercher à calmer en lui ce
commencement d'exaltation, l'excita, espérant faire pour lui de
l'humilité chrétienne un bouclier contre la vivacité de son caractère.
Plus tard, il comprit lui-même l'imprudence de son calcul. Giacomo
n'avait plus qu'un désir, ne formait plus qu'un voeu, celui d'être
prêtre.

Pour parer à ce coup, qui les eût privés de leur fils unique, son père
et sa mère le rappelèrent auprès d'eux, et, s'appuyant sur la vive
tendresse qu'il leur conservait, ils firent tant qu'ils le décidèrent,
ou plutôt le contraignirent, à force de supplications et de larmes, à se
marier.

Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna d'abord bien autrement
qu'on ne s'y attendait. Il vécut avec sa femme comme avec une soeur.
Elle était jeune et belle, et ressentait pour lui la plus tendre
affection. Il se servit de son influence sur son coeur, il usa de son
éloquence naturelle et passionnée, non pour lui faire comprendre le
bonheur du ménage, mais les douceurs de la vie religieuse. Il y réussit
complètement, si bien qu'après une année passée pour eux dans une union
chaste comme celle des anges, la jeune épouse se retira dans un couvent,
et lui, il retourna dans les environs de Bielle.

À peu de distance du village qu'il habitait, se dresse une chaîne de
hauteurs, dernier embranchement des Alpes pennines. À la base du _monte
Mucrone_, le pic le plus élevé de ces montagnes, une petite vallée,
s'enfonçant tout-à-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, hérissée de
rochers, bordée de précipices, semble de loin répondre à la description
que Virgile et Dante nous font des bouches de l'enfer. Mais à mesure
qu'on s'en approche, les rochers se montrent parés d'une belle verdure,
plaisante à la vue, les précipices offrent des versans en pente douce,
où des arbustes fleuris s'échelonnent en petites collines charmantes,
couvertes de bosquets naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux
rayons de soleil, tour-à-tour blanche, rose, violacée, finit par
s'évanouir tout-à-fait. Alors on aperçoit, au fond de la jolie vallée,
un lac de cinq cents pas de largeur, alimenté par des sources, et d'où
sort, en murmurant, la petite rivière d'Oroppa, qui va, à quelque
distance de là, ceindre un des mamelons de la chaîne, au sommet duquel
s'élève une église consacrée à grands frais à la Vierge Marie par la
piété des peuples. Cette église est la plus célèbre du pays.

Si l'on en croit la légende, saint Eusèbe, à son retour de la Syrie,
déposa dans cet endroit isolé la statue en bois de la Vierge, sculptée
par saint Luc l'évangéliste, et qu'il voulait soustraire aux
profanations des ariens.

Eh bien! dans cette petite vallée, sur la pointe de ces rochers, sur les
versans de ces précipices, sur les bords de ce lac et de cette rivière,
sur cette montagne, dans cette église, au pied de cette statue, Giacomo
Girhardi passa encore cinq années de sa vie, oubliant le monde entier,
ses amis, sa famille, sa femme, sa mère, pour la Vierge d'Oroppa!

Ignorant que la crédulité n'est pas la croyance, que la superstition
mène à l'idolâtrie, et que tous les excès éloignent de Dieu, ce n'était
pas la Marie céleste, la mère du Christ, qu'il adorait, c'était sa
Vierge à lui! sa Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits
s'écoulaient à prier, à pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires,
car son coeur était celui d'un enfant. En vain, son parent, le bon curé,
s'alarmant de plus en plus de cette trop vive ferveur, cherchait à le
ramener à la raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de
cette ardente et dangereuse préoccupation, il lui proposa de visiter
d'autres lieux où la Vierge était honorée: qu'importaient à Giacomo
Notre-Dame de Lorette et Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'était
que l'objet matériel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu,
qu'il adorait, et non la sainte femme représentée là si indignement!

Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur que pour gagner en
étendue.

La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cortége de saints et de
saintes.

Sur eux Giacomo avait distribué tous les pouvoirs célestes, toutes les
attributions de la divinité. À l'un, il demandait de dissiper les nuages
chargés de grêle, qui parfois, des hauteurs du _Monte-Mucrone_,
descendaient sur sa montagne; à l'autre, d'adoucir les regrets de sa
mère ou de soutenir sa femme dans ses épreuves; à celui-ci, de veiller
sur son sommeil; à celui-là, de le défendre contre le tentateur; ainsi
du reste; et sa dévotion devenait un polythéisme impur, et sa montagne
d'Oroppa un Olympe, où Dieu seul n'avait pas sa place.

S'imposant les privations et les pénitences les plus rudes, il jeûnait,
il se macérait, restait parfois jusqu'à trois jours sans prendre de
nourriture, et il tombait dans des faiblesses honorées par lui du nom
d'extases. Il avait des visions, des révélations; comme certains
quiétistes, à force de dompter sa nature matérielle, il croyait être
parvenu à rendre son âme visible, et il conversait avec elle, et sa
santé se détruisait, sa raison se perdait; il était fou!

Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner d'aller
convertir des Vaudois hérétiques, dont quelques débris existaient
encore, non loin de lui, dans le Valais. Il se mit en route, traversa
les pays arrosés par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du
côté du mont Rosa; mais soudainement enfermé par l'hiver au milieu d'une
peuplade de pâtres, il lui fallut passer plusieurs mois abrité sous le
vaste toit d'un chalet; car les neiges amoncelées avaient obstrué tous
les passages.

Ce chalet, appelé dans le pays _las strablas_, ou les étables, était un
carré long de cinq cents pieds d'étendue, ouvert seulement du côté du
sud, et fermé, calfeutré, dans ses autres parties, de fortes planches de
sapin, liées entre elles par des gommes, des résines, des mousses et des
lichens. Dans la saison rigoureuse, hommes, femmes, enfans, troupeaux,
tout s'y réunissait sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au
centre de l'habitation, un foyer sans cesse alimenté y faisait bouillir
à grands flots une énorme chaudière où, tour à tour, et parfois
ensemble, s'apprêtaient pour la communauté, les légumes secs, le lard,
le mouton, les quartiers de chamois et les côtelettes de marmottes,
qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de châtaignes, et, en
guise de vin, d'une liqueur aigre-douce composée de busserolles et
d'airelles fermentées.

Là, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux et des enfans, les
fromages à préparer, le chanvre à filer, des instrumens aratoires à
fabriquer, pour forcer plus tard, durant le rapide été de ces climats,
les rochers à produire, les vêtemens de peau de mouton, les paniers
d'écorces, les petits meubles élégans de bois de mélèse et de sycomore,
destinés à la ville, tenaient en éveil toute la population du chalet,
population laborieuse et enjouée, qui mêlait ses rires et ses chansons
au bruit des haches, des roues et des marteaux. Là le travail semblait
doux; l'étude et la prière étaient réputées devoirs et plaisirs. On y
chantait de saints cantiques avec des voix harmonieuses et exercées; les
plus vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et
du calcul, aux mieux disposés la musique et même un peu de latin; car la
civilisation des Hautes-Alpes, comme sa végétation, se conserve sous la
neige, du moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au
retour des premières chaleurs, descendre de ces _étables_ vers les
villages de la plaine des ménétriers et des maîtres d'école, qui vont
propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir.

Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois.

Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; mais, dès le premier
mot articulé par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille,
vieillard octogénaire, moins respectable encore par son âge que par les
travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie avaient été
marqués, lui imposa silence.

--Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort
même, plutôt que de consentir au culte des images: n'espérez donc pas
faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des siècles de persécution.
Étranger, vous voilà condamné à vivre sous notre toit: priez à votre
manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez vos efforts à nos
efforts dans un travail commun; car ici, loin des bruits et des
distractions de la terre, l'oisiveté vous tuerait. Soyez notre
compagnon, notre frère, tant que les neiges pèseront sur nous. Ensuite,
les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans
bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans vous retourner même pour
saluer du geste ceux qui vous auront logé et nourri. Vous ne leur devrez
rien, car vous aurez travaillé avec eux; et si le reste du compte est de
notre côté, Dieu l'acquittera.

Forcé de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq mois le compagnon de
ces braves gens; pendant cinq mois, il fut le témoin de leurs vertus;
pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces
qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant d'être excité par la
vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison,
que la glace avait fermée derrière ses pas lui fut rouverte par le
soleil, à l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature dont
il avait été sevré durant si long-temps, et qui se développaient à ses
regards du haut des Alpes, l'idée du Maître éternel et tout-puissant
entra grande et vive dans son coeur, et y reprit sa place usurpée.

L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières plantes qui
sortaient toutes fleuries de dessous la neige; autour d'elles, les
frémissemens des essaims d'abeilles, tout excitait ses transports de
joie et d'amour!

Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses
et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait
pris en affection; il connaissait peu les livres des savans; mais il
avait joint ses propres observations à celles de ses pères, et se
plaisait à lui expliquer le créateur par la création. Enfin, de cet
asile devant lequel il s'était présenté la tête remplie d'idées de
fanatisme et d'intolérance le convertisseur sortit presque entièrement
converti lui-même. L'habitude du travail, le spectacle de la famille,
ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient à
remplir.

Il courut se présenter au parloir de sa femme.

Ce serait là encore une histoire complète à raconter, que celle des
moyens qu'il dut employer afin de reconquérir ce coeur d'abord repoussé
par lui. Cette histoire vaudra peut-être d'être dite un jour.

Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme à la vie
claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses premières leçons, de
ses premiers enseignemens, Giacomo Girhardi, revenu à la raison, au
bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des époux, et,
quelques années après, le plus heureux des pères.

Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent ses erreurs.

De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé, par son
industrie, des occupations dignes de lui. Il possédait une assez belle
fortune, que le travail eût augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait
su donner un écoulement à ses bénéfices. Faire du bien lui était si
doux! L'amour de ses semblables remplissait son coeur de joie, et
l'étude de la nature ajoutait un charme inépuisable à sa vie. La nature
animée excita surtout ses curieuses investigations; et comme Dieu est
grand jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, s'offrant
plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la
préférence sur les autres productions du sublime ouvrier. Voilà comment,
plus tard, durant ses jours de captivité, le vieux Girhardi s'était
attiré de la part de Ludovic le surnom singulier de l'_attrapeur de
mouches_.



V.


Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre.
Après s'être rapidement raconté les principaux événemens de leur
existence, ils la reprenaient en détail, pour se faire part des moindres
émotions qui en avaient signalé le cours. Ils parlaient aussi de Teresa;
mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout-à-coup la rougeur lui
monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment de
silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange
absent.

Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grande
discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les
bizarreries de la nature humaine. La philosophie de Girhardi, douce et
consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et
Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce
foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les
hommes, malgré l'injustice et les persécutions que le vertueux
Piémontais avait eues à supporter d'eux.

--Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits ces hommes, le
jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de
votre liberté et de la vue de..... votre enfant?

--La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même
qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un
fanatisme politique, peut-être étaient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon
ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au
fond du coeur. Qui de nous n'en a eu besoin pour lui-même? qui de nous
n'a pris l'erreur pour la vérité? L'apôtre saint Jean a dit que Dieu
était tout amour. Oh! que cette parole est belle et vraie! Oui, et c'est
en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour
supporter le malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée en
haine contre l'humanité, j'y serais mort de désespoir sans doute! Mais
non, le ciel en soit loué! ces sentimens pénibles étaient loin de moi!
Le souvenir de tant de bons amis, restés fidèles à mon infortune, de
tant de coeurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer
plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma captivité fut
celui où la vue même d'un homme me fut interdite!

--Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney.

--Dès le premier moment de nom arrestation, poursuivit son nouvel ami,
j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et
renfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne
pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen
d'un tour, et, durant un long mois, rien ne vint interrompre cette
muette solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre
combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état
de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation
supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme!
vivre sans être soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse à
votre oreille, sans toucher une main de votre main! ne reposer son
front, sa poitrine, son coeur, que sur des objets froids et insensibles!
c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait! Un mois, un
mois éternel s'écoula ainsi pour moi cependant. Il avait à peine
commencé, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours,
renouveler mes provisions, le bruit seul de ses pas me causait des joies
inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour
à travers la porte de fer qui nous séparait; mais il ne me répondait
point: je m'appliquais à tâcher, durant le mouvement de rotation du
tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit même! Je n'y pouvais
réussir, et je m'en désolais! Eût-il porté sur ses traits le signe de la
cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau! Il aurait tendu son bras
vers moi, ne fût-ce que pour me repousser, je l'aurais béni! Mais rien!
rien! Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fenestrelle. J'avais
donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour seule compagnie,
de petites araignées que j'observais des heures entières; mais j'en
avais déjà tant observé! Je m'en étais fait des amies, car j'émiettais
mon pain pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans mon
cachot; mais ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégout
invincibles. Je les nourrissais aussi de mon mieux, tout en me défendant
de leur approche et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais
de mes araignées, la terreur même que m'inspiraient mes pauvres vilains
rats, ne suffisaient point pour me distraire, et le désespoir s'emparait
de moi en songeant à ma fille!

Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui se passait en lui, et
se hâta de poursuivre en reprenant un air de sérénité.

--Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver! La lumière
pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée au moyen
d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je
faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en
s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait
d'arrêter mes yeux qu'à l'extrémité supérieure d'un large pan de
muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi était
situé le donjon de la citadelle. Un jour, Ô céleste Providence, combien
je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout-à-coup sur la
partie du mur qui se développait sous mes regards! Le corps, je ne pus
le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de son ombre! Cette
ombre allait et venait. C'était celle d'un soldat récemment mis en
sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son
habit, ses épaulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa
baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami,
la joie dont mon âme fut alors remplie? Je n'étais plus seul! un
compagnon venait de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre
projetée du soldat reparut sur le mur, son ombre ou celle d'un autre!
Mais enfin c'était toujours un homme, un de mes semblables, qui se
mouvait, qui vivait, là, presque sous mes yeux! J'observais, je suivais
les alternations d'allée et de venue de l'ombre; je me mettais en
communication avec elle; je marchais le long de ma galerie, dans le même
sens que le soldat le long de la plate-forme. Quand on venait relever la
sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, dont
c'était le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus même
bientôt tous mes gardiens militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le
dirai-je, pour quelques-uns je me sentais des préférences inexplicables.
D'après leur attitude, leur démarche, la lenteur ou la vivacité de leurs
gestes, je prétendais deviner leur âge, leur caractère, leurs sentimens!
Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre
ses mains, ou balançait sa tête en mesure; sans doute il était jeune,
d'un naturel gai; il fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là
passait, le front courbé, s'arrêtait parfois, et s'appuyant des deux
bras sur son arme, il restait long-temps dans une attitude mélancolique;
il pensait à sa mère absente, à son village, à tout ce qu'il avait
laissé derrière lui! Sa main se portait à sa figure... pour essuyer une
larme peut-être! Et il y avait de ces chères ombres que je prenais en
affection; je m'intéressais à leur sort, et je faisais des voeux, et je
priais pour eux; et c'étaient de nouvelles tendresses qui germaient dans
mon coeur et le consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses
semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que
là!

--Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous!
Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus tôt! Ma vie eût été changée. Mais
dois-je me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le monde m'avait
refusé, un coeur dévoué, un appui solide, la vertu, la vérité, vous et
Picciola?

Car, au milieu de ces épanchemens, Picciola n'était pas oubliée. Les
deux compagnons avaient construit ensemble, auprès d'elle, un banc plus
large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un
près de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être trois à
converser. Ce banc était appelé par eux le _banc des conférences_. C'est
là que l'homme simple, modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être
persuasif, d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle et
la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est le banc de l'école
et la chaire d'instruction. C'est là que siégent le professeur et
l'élève; le professeur, c'est celui qui sait le moins, mais qui sait le
mieux; le professeur, c'est Girhardi; l'élève, c'est Charney; le livre,
c'est Picciola!



VI.


Ils étaient assis à leur place accoutumée. L'automne s'annonçait:
Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa Picciola, entretenait son
ami de ses regrets sur la chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour
suppléer cette perte autant qu'il était en son pouvoir de la faire,
développait devant lui le tableau général de la fructification des
plantes.

Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se montrait dans tous
les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains végétaux, à
feuilles larges et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en
croissant les uns près des autres, ont leurs semences couronnées
d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus facilement leur
dispersion; comment, quand les aigrettes manquent, ces graines naissent
renfermées dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort
élastique, dont la détente jouant tout-à-coup au moment de leur
maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce
sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur donne, afin que chacune
puisse aller à son choix prendre sa place au soleil.

Quel oeil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers les airs agités
les fruits membraneux de l'orme, ceux des érables, des pins et des
frênes, tournoyant dans l'atmosphère au milieu d'une poussière d'autres
graines, auxquelles leur légèreté suffit pour s'élever, et qui semblent
d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la
faim?

Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluviatiles, les
plantes destinées à l'ornement des ruisseaux, ou à parer le bord des
étangs, affectent dans leurs semences une forme qui leur permet de
voguer sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la berge, et
d'une rive à l'autre; comment, quand leur pesanteur les entraîne au
fond, c'est qu'elles doivent croître dans le lit même du fleuve, ou dans
la vase des marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une
armée de lances du sein des eaux stagnantes, et ces brillans nénuphars
qui, les pieds dans la fange, viennent étaler à la surface de l'onde
leurs feuilles luisantes et arrondies, et leurs belles fleurs blanches
ou dorées. Et il lui disait alors les amours de la Vallisnérie, séparée
de son époux, et s'allongeant, détendant la spirale qui lui sert de
pédoncule pour fleurir au-dessus des flots, tandis que l'époux, privé de
cette faculté d'extension, brise violemment les liens qui le retiennent
pour venir s'épanouir près d'elle, et mourir en la fécondant.

--Quoi! ces choses existent, s'écria Charney, et la plupart des hommes
ne daignent point tourner leurs regards de ce côté!

Ce fut là une des leçons du vieillard.

--Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis qu'ils siégeaient
encore tous deux sur le banc des conférences, les insectes, dont vous
avez fait votre étude chérie, ont-ils donc pu vous offrir autant de
merveilles à observer qu'à moi ma Picciola?

--Tout autant, répondit le professeur. Croyez-moi vous n'apprécierez
même bien votre Picciola qu'en faisant connaissance avec ces petits
êtres animés qui viennent parfois la visiter, voler et bourdonner autour
d'elle. Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secrètes qui
lient l'insecte à la plante, comme l'insecte et la plante au reste du
monde; car tout est né de la même volonté, tout est gouverné par la même
intelligence! Newton l'a dit: L'univers a été créé d'un seul jet. De là
cette harmonie, cet accord général que nous ne pouvons saisir dans son
vaste ensemble, mais qui existe cependant.

Girhardi allait donner du développement à sa pensée, quand, s'arrêtant
tout-à-coup, les yeux fixés sur Picciola, il garda quelques minutes un
silence attentif.

Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des rameaux de la
plante, les ailes agitées d'un frémissement tout particulier.

--À quoi pensez-vous, mon ami?

--Je pense, répliqua le professeur, que Picciola va m'aider à répondre à
votre précédente question. Regardez ce papillon. Dans le moment où je
parle, il force votre plante de contracter un engagement avec lui. Oui,
car il a déposé l'espoir de sa postérité sur une de ses branches.

Charney se pencha pour vérifier le fait. Le papillon partit après avoir
enduit ses oeufs d'un suc gommeux capable de les bien fixer à l'écorce
du végétal.

--Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et à la bonne aventure
qu'il est ainsi venu, charger Picciola de son précieux dépôt?
Gardez-vous de le croire! La nature a réservé une espèce de plantes à
chaque espèce d'insectes. Toute plante a son hôte à loger, à nourrir.
Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans l'action de ce
papillon. Il a d'abord été chenille lui-même, et, chenille, il s'est
nourri de la substance d'une plante pareille à celle-ci; ensuite il a
subi ses transformations; et, infidèle à ses premières amours, il a volé
indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les sucs de leurs
nectaires. Eh bien! quand le moment de la maternité est venu pour lui,
pour lui, qui n'a point connu sa mère, et qui ne verra point ses enfans
(car son oeuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, par
conséquent, l'expérience n'a pu instruire, il est venu confier sa ponte
à la plante, semblable à celle qui l'a nourri lui-même sous une autre
forme et dans une autre saison. Il sait que de petites chenilles
sortiront de ses oeufs, et il a oublié pour elles ses habitudes
vagabondes de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc lui a donné
le souvenir, le raisonnement et la faculté de reconnaître cette
végétation, dont le feuillage n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au
printemps? Des yeux exercés s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est
pas trompé!--Charney allait témoigner de sa surprise.--Oh! vous n'y êtes
pas! interrompit Girhardi. Examinez maintenant la branche choisie par
lui. C'est une des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles
pousses, faibles et tendres, peuvent être gelées et détruites par
l'hiver, ou brisées par le vent. Voilà ce qu'il sait aussi. Encore une
fois, qui donc le lui a enseigné?

Charney restait confondu.--Mais, dit-il, pardon, mon ami; je crains que
vous ne soyez abusé par quelque illusion.

--Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de ses fins
sourires. Vous croirez peut-être à ce que vous verrez! Écoutez-moi bien.
Picciola va jouer son rôle à son tour! Il ne s'agit plus seulement de la
prévoyance de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de ces lois
d'harmonie dont je vous entretenais tout-à-l'heure, et qui forcent la
plante d'accepter le legs du papillon. Au printemps prochain, nous
pourrons vérifier le prodige ensemble,--dit-il en retenant un soupir
adressé à sa fille.--Alors, quand les premières feuilles de Picciola se
montreront, les petites larves renfermées dans les oeufs se hâteront de
briser leurs coquilles. Vous le savez sans doute, les bourgeons des
divers arbustes ne s'ouvrent pas tous à la même époque; de même les
oeufs des différentes espèces de papillons n'éclosent pas au même jour;
mais ici une loi d'unité va régler l'essor de la plante, comme celui de
l'insecte. Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne
trouveraient pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient de la
force avant la naissance des petites chenilles, celles-ci seraient
impuissantes à les broyer avec leurs faibles mâchoires. Il n'en peut
être ainsi; la nature ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses
progrès la marche de l'insecte qu'elle est chargée de nourrir; l'une
ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les oeufs de l'autre; et après
avoir grandi et s'être fortifiés ensemble, ensemble ils déploient leurs
fleurs et leurs ailes!

--Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne m'avais pas encore tout
dit!

Ainsi de jour en jour se succédaient les doux enseignemens, et, le soir
venu, les captifs s'embrassaient en se disant adieu, et rentraient dans
leur _camera_ pour y attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent à
l'insu l'un de l'autre, au même objet, à la fille du vieillard.
Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a forcément exilée
de la prison de son père?

Teresa avait d'abord suivi l'empereur à Milan; mais elle apprit bientôt
là, par expérience, qu'il est plus difficile parfois de traverser une
antichambre qu'une armée. Cependant les amis de Girhardi, excités de
nouveau par elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant
peu, cesser sa captivité; et Teresa, plus tranquille, avait repris la
route de Turin, où une parente lui offrait un asile.

Le mari de cette parente était bibliothécaire de la ville. Ce fut lui
que Menou chargea du choix des livres à envoyer à la forteresse de
Fénestrelle. La nature de ces livres mit Teresa à même de deviner
facilement à qui ils étaient destinés. De là, dans un des volumes,
l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne pouvait
compromettre ni son parent ni son protégé. Elle ignorait alors que son
père et Charney vivaient plus que jamais séparés l'un de l'autre; et
quand la nouvelle lui en vint par le messager même chargé du transport
des livres, effrayée des conséquences que pouvait avoir pour le
vieillard un isolement peut-être complet, une seule pensée avant tout
remplit son coeur: la réunion des deux captifs!

Quelque temps après, lorsque, présentée par madame Menou au gouverneur
du Piémont, elle vint lui offrir ses remerciemens et s'épancher devant
lui en témoignages de reconnaissance, le vieux général, doucement
surpris à sa vue, touché de cette onction de tendresse filiale qu'elle
laissait éclater devant lui, se dépouilla un instant de sa rudesse
ordinaire, et lui prenant affectueusement la main:

--Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou plutôt venez voir ma
femme. Peut-être, avant un mois, aura-t-elle une bonne nouvelle à vous
donner!

Teresa pensa aussitôt que la faveur lui allait être accordée de
retourner à Fénestrelle, d'y passer une partie de ses journées en
prison, près de son père; elle se jeta aux pieds du général, et le
remercia vingt fois, avec une figure rayonnante de bonheur!

Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent ceux du printemps,
Girhardi et Charney se tenaient sur leur banc. Tous deux étaient
silencieux, pensifs, et, accoudés à chacune des extrémités de leur siège
rustique, on les eût crus indifférens l'un à l'autre, si, parfois, le
regard du comte, avec une expression d'intérêt et d'inquiétude, ne
s'était tourné vers son compagnon, alors entièrement absorbé dans une
profonde rêverie.

Les traits de Girhardi ne revêtaient que bien rarement cette sombre
apparence de tristesse. Charney pouvait facilement se tromper sur la
cause qui la faisait naître, et il s'y trompa.

--Oui, oui, s'écria-t-il, sortant tout-à-coup de ce long silence: la
captivité est horrible! horrible! quand elle n'est pas méritée! vivre
séparé de ce qu'on aime!

Girhardi leva la tête, et se débarrassant à son tour de cette enveloppe
méditative:

--La séparation, c'est la grande épreuve de la vie; n'est-il pas vrai,
mon ami?

--Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? N'est-ce pas
moi qui vous ai séparé d'elle? le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en
défendez pas, vous songiez à votre fille, et en y songeant, vous n'osiez
tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces pensées vous viennent, je
le comprends, ma vue doit vous être odieuse!

--Vous vous trompez étrangement sur les causes de ma rêverie, dit le
vieillard. Jamais peut-être le souvenir de ma fille ne m'est revenu à
l'esprit plus consolant qu'aujourd'hui, car elle m'a écrit, et j'ai sa
lettre!

--Il serait possible! Elle vous a écrit? on l'a permis!--Et Charney se
rapprocha de l'heureux père avec un mouvement de joie aussitôt
réprimé:--Mais cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle
sinistre?

--Nullement... au contraire.

--Alors, pourquoi cette tristesse?

--Hélas! que voulez-vous, mon ami? l'homme est ainsi fait! Un regret se
mêle toujours à nos plus belles espérances! nos bonheurs ici-bas portent
leur ombre devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arrêtent d'abord
nos regards! Vous parliez de séparation!... tenez, la voici cette
lettre; lisez, et vous devinerez pourquoi, ce matin, un sentiment de
tristesse m'a saisi près de vous.

Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans l'ouvrir. Les
yeux fixés sur Girhardi, il semblait vouloir deviner, par la physionomie
de son cher compagnon, ce que la lettre contenait; puis il examina la
suscription, et s'émut doucement en reconnaissant l'écriture. Enfin,
dépliant le papier, il essaya d'en faire la lecture à haute voix; mais
sa voix tremblait, les mots séchaient ses lèvres en passant: il
s'interrompit et acheva la lettre en lui-même.

Voici ce qu'il lut:

«Mon bon père, ce billet que vous tenez maintenant entre vos mains,
baisez-le mille et mille fois; mille fois je l'ai baisé moi-même, et il
y a pour vous une moisson complète à faire sur lui!»

--Oh! je n'y ai pas manqué, murmura Girhardi... Chère enfant!

Charney poursuivit.

«C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, n'est-il pas
vrai, qu'il nous soit permis enfin de correspondre ensemble? Nous en
devons garder au général Menou une éternelle reconnaissance! C'est lui
qui a mis fin à ce silence qui nous séparait plus encore que la
distance. Béni soit-il! Désormais, du moins, nos pensées pourront voler
au-devant les unes des autres; je vous dirai mes espérances, et elles
vous soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant sur eux,
je croirai pleurer près de vous! Mais, mon bon père, si une faveur plus
grande encore nous était réservée!... Oh! de grâce, suspendez ici
pendant quelques instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus
loin, préparez votre âme aux joies soudaines qu'il me reste à vous faire
connaître!... Père, s'il m'était bientôt accordé de retourner près de
vous! Vous voir de temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes
soins; durant deux années ce bonheur m'a suffi, et alors la captivité
vous paraissait légère! Eh bien! si mon espoir se réalise... bientôt je
rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!»

--Elle va revenir! Quoi! ici? près de vous? interrompit Charney avec un
cri de joie.

--Lisez, lisez, répondit tristement le vieillard.

Charney relut la dernière phrase, et continua:

«Bientôt, je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!... Vous voilà
content, bien content, j'en suis sûre. Reposez-vous donc encore un peu
sur cette consolante idée... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie!
ne vous hâtez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. Une émotion
trop vive est parfois bien dangereuse! ce que j'ai dit ne vous suffit-il
pas? Chargé d'accomplir vos souhaits, un ange fût descendu des cieux,
vous n'auriez osé lui en demander plus... Moi, trop exigeante peut-être,
avant qu'il reprît son vol, j'aurais intercédé près de lui pour votre
liberté, pour votre délivrance complète! À votre âge, il est si cruel de
vivre privé de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont si
beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres plantés par ma
défunte mère et par mon pauvre frère ont pris tant d'accroissement! Là,
leur souvenir vit plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant
regretter vos amis, vos amis dont les efforts généreux ont si bien aidé
à mes faibles tentatives!... Oh! père, père! la plume me brûle les
doigts; mon secret va s'échapper. Il m'est échappé déjà, sans doute! De
grâce, armez-vous de force et de constance, car voici le bonheur qui
vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non plus seulement pour
adoucir votre captivité, mais pour la faire cesser! non plus pour rester
près de vous aux heures marquées et dans l'enceinte d'une prison, mais
pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! vous aurez le
droit de l'être, car vos fidèles Delarue et Cotenna, ce n'est point une
grâce qu'ils ont obtenue, c'est une justice, c'est une réparation!

«Adieu, mon bon père; oh! que je vous aime, et que je suis heureuse!

  «TERESA.»

Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul mot de souvenir
pour Charney. Ce mot absent, il l'avait cherché avec angoisse pendant
toute la durée de sa lecture, et cependant, malgré le désappointement
éprouvé par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion de joie
qu'il fit tout d'abord éclater:

--Vous allez être libre! s'écria-t-il; vous pourrez vous reposer sous
l'abri des arbres, et voir se lever le soleil!

--Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et c'est là cette
ombre qui marche devant mon bonheur, comme pour l'obscurcir!

--Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la véhémence de ses
transports et le généreux oubli de lui-même, combien il était devenu
digne de comprendre l'amitié:--vous lui serez rendu enfin! Elle aura
cessé de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! et je ne sentirai
plus là, au fond de ma pensée, ce poids qui m'obsédait! Durant ce peu
d'instans qui nous restent encore à passer ensemble, nous pourrons
parler d'elle, du moins!

Ces derniers mots, il les avait achevés dans les bras de son vieil ami.



VII.


L'idée d'une séparation prochaine semblait avoir redoublé la tendresse
mutuelle des deux captifs. Toujours ensemble, ils ne se lassaient pas de
ces longs et fructueux entretiens du banc des conférences.

Il était certain sujet néanmoins, sujet bien grave, que Girhardi tentait
parfois d'aborder, et que Charney, au contraire, évitait. Le vieillard y
attachait trop d'importance pour se laisser facilement décourager. Car,
après la réussite, il se fût éloigné avec moins de regrets. Un jour,
l'occasion d'y revenir se présenta.

--N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le sort qui nous a
réunis ici tous deux, nous qui, séparés l'un de l'autre par les pays qui
nous ont vus naître, imbus de préjugés contraires, par des routes bien
différentes, étions arrivés au même point vis-à-vis de la Divinité?

--Sur ce dernier article, je m'en défends, répliqua Girhardi en
souriant; oublier n'est pas nier.

--D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, le plus à
plaindre?

--Vous! dit le vieillard sans hésiter; oui, vous, mon ami. Tout excès
peut conduire l'homme à sa perte, sans doute; mais dans la superstition
il y a croyance, il y a passion, il y a vie! Dans l'incrédulité, tout
est mort! L'une, c'est le fleuve détourné de son véritable cours; il
inonde, il submerge, il déplace le terrain végétal et nourricier; mais
il s'imprègne de sa substance et la charrie avec lui: il pourra plus
tard réparer les désastres qu'il cause! L'autre, c'est la sécheresse,
c'est la stérilité. Elle tue, elle brûle sans retour; de la terre elle
fait du sable, et de l'opulente Palmyre une ruine dans un désert!
L'incrédulité, non contente de nous séparer de notre Créateur, relâche
les liens de la société, et ceux même de la famille; en privant l'homme
de sa dignité, elle fait naître autour de lui l'isolement et l'abandon,
et le laisse seul, seul avec son orgueil!... J'avais bien dit: une ruine
dans un désert!

--Seul avec son orgueil! murmura Charney, le coude sur l'appui du banc,
le front dans sa main.--L'orgueil de la science humaine! Pourquoi
l'homme se plaît-il donc à détruire les élémens de son bonheur en
voulant les approfondir et les analyser? Quand il ne devrait ce bonheur
qu'à un mensonge, pourquoi chercher à soulever le masque, et courir de
lui-même au-devant de la perte de ses illusions? La vérité lui est-elle
si douce? La science suffit-elle donc à ses désirs ambitieux? Insensé!
c'est ainsi que j'étais!--Je ne suis qu'un vermisseau! me disais-je
alors; un vermisseau destiné au néant; mais, me redressant sur mon
fumier, j'étais fier de le savoir! J'étais fier de mon infirme nudité!
J'avais douté du bonheur de la vertu; mais devant le néant mon
scepticisme s'arrêta: je crus! Ma dégradation me devint glorieuse,
puisque je l'avais découverte! Et, en effet, ne devais-je pas bien m'en
applaudir! en échange de cette belle trouvaille, je n'avais donné que
mon manteau de roi et mon trésor d'immortalité.

Le vieillard tendit la main à son compagnon:

--Le vermisseau, après avoir rampé sur la terre, lui dit-il, après
s'être nourri de feuilles amères, après s'être traîné dans la fange des
marais et dans la poussière des chemins, construira sa chrysalide,
cercueil passager, d'où il ne sortira que transformé, purifié, pour
voler de fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, déployant alors
deux ailes brillantes, il s'élèvera vers le ciel. L'histoire du
vermisseau, c'est la nôtre en effet.

Charney fit un geste négatif de tête.

--Incrédule! reprit Girhardi en le grondant d'un sourire empreint de
tristesse; vous le voyez, votre mal était plus grand que le mien! la
cure en est plus longue. Avez-vous donc oublié les leçons de votre
Picciola?

--Non, dit Charney d'une voix grave et pénétrée; je confesse Dieu! Je
crois maintenant à cette cause première, que Picciola m'a révélée, à
cette puissance éternelle, admirable régulatrice de l'univers! Mais dans
votre comparaison du vermisseau, il s'agit de l'homme, et qui la prouve?

--Qui la prouve? sa pensée! Elle est toute d'avenir, et le porte sans
cesse en avant. Sa vie s'épuise à désirer toujours; toujours il se
tourne malgré lui vers ce pôle inconnu qui l'attire, car son lot le plus
glorieux est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les idées d'une
vie future n'ont-elles point existé? Et pourquoi cette espérance ne
s'accomplirait-elle pas? La pensée de l'homme irait-elle donc plus loin
que la puissance de Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer
les autorités de la révélation et des saintes Écritures: convaincantes
pour moi, elles seraient sans force sur vous, comme le vent qui pousse
le navire dans sa route ne peut rien contre l'immobilité du rocher, car
le rocher n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfoncée
dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions à l'immortalité de la
matière, et non à l'éternité de cette intelligence qui sert à régler nos
jugemens sur la matière elle-même! Quoi! la vertu, l'amour, le génie,
tout cela nous viendrait par les affinités de certaines molécules
terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas nous ferait penser? Quoi!
la matière brute aurait créé l'intelligence, quand l'intelligence dirige
et gouverne la matière? Alors les pierres devraient aimer, devraient
penser aussi! Dites; dites, répondez!

--Que la matière soit douée de la pensée, répliqua Charney, l'Anglais
Locke paraissait enclin à le supposer. Il y eut chez lui contradiction,
car il repoussait les idées innées, en admettant la connaissance
intuitive.--Puis, s'interrompant, il s'écria en riant:--Prenez donc
garde, mon ami! Voulez-vous m'entraîner de nouveau dans ce labyrinthe à
sol mouvant de la métaphysique?

--Je n'entends rien à la métaphysique, dit Girhardi.

--Et moi, pas grand'chose, répondit Charney. Ce n'est pas faute
cependant de lui avoir consacré du temps! Mais laissons là une
discussion qui ne peut être que stérile ou fatale. Vous êtes convaincu,
gardez vos convictions. Elles vous sont chères, je le conçois: si
j'allais les ébranler?

--Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte.

--Qu'avez-vous à y gagner?

--De vous ramener tout-à-fait à des croyances consolantes. Vous me
citiez Locke tout à l'heure: je ne sais de lui qu'un fait, c'est que
sans cesse, et même à son lit de mort, il déclarait que le seul bonheur
réel pour l'homme était dans une conscience pure et dans l'espoir d'une
autre vie!

--Je comprends ce qu'il y a de douceur à se verser d'avance un breuvage
d'immortalité; mais ma raison se refuse à m'en laisser prendre ma part.
N'en parlons plus, croyez-moi.

Tous deux gardèrent alors un silence contraint.

Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus de leur tête vint
s'abattre tout-à-coup devant eux sur le feuillage de la plante. C'était
un insecte verdâtre, un beau bupreste brodé, à ondes blanches et
ondulées, à corselet étroit.

--Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction qui nous arrive.
Révélez-moi encore quelques-unes des merveilles de Dieu!

Girhardi prit l'insecte avec certaines précautions, l'examina, sembla
réfléchir, puis soudain ses traits se contractèrent comme de l'espoir du
triomphe! on eut dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument
irrésistible; et, reprenant d'abord son ton professoral, mais l'exaltant
peu à peu, à mesure que le motif secret de la leçon perçait dans ses
discours:

--Moi, l'_attrapeur de mouches_, dit-il avec une apparente bonhomie, je
dois, je le vois bien, me renfermer dans les attributions de mes
modestes études. Je ne suis point un savant!

--L'esprit le plus éclairé, le mieux armé de science, répondit Charney,
aperçoit rapidement les bornes de son intelligence et de sa force, quand
il veut pénétrer trop avant dans les choses mystérieuses d'ici-bas. Le
génie lui-même s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire jaillir la
lumière vraie!

--Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous allons au but par le
chemin le plus facile et le plus court: nous ouvrons simplement les
yeux, et Dieu se révèle à nous dans la sublimité de ses ouvrages.

--Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney.

--Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe a suffi pour vous faire
comprendre cette intelligence qui gouverne le monde, un papillon vous a
fait entrevoir la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli
bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont l'organisation est
même supérieure à celle du papillon, nous conduira peut-être plus loin.
Vous n'avez encore lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais
retourner le feuillet.

Charney se rapprocha de lui, et d'un air très attentionné examina à son
tour l'insecte que le vieillard lui montrait.

--Vous voyez ce petit être. Avec la puissance de créer, tout le génie
humain ne pourrait rien ajouter à son organisation, tant elle est bien
calculée selon ses besoins et le but qui lui a été assigné. Il a des
ailes pour se transporter d'un endroit à l'autre, des élytres par-dessus
ses ailes, pour les protéger et se défendre lui-même de l'approche des
corps durs. Il a de plus la poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux
d'un réseau de mailles pour que l'épine d'un églantier ou l'aiguillon
d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumière. Il a des antennes pour
interroger les obstacles qui se présentent; vivant de chasse, il a des
pieds rapides pour atteindre sa proie, des mandibules de fer pour la
dévorer, pour creuser la terre, s'y faire un logement, y déposer son
butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose l'attaquer, il tient
en réserve une liqueur âcre et corrosive qui saura bien l'éloigner. Un
instinct inné lui a dès l'abord indiqué les moyens de pourvoir à sa
nourriture, de se construire une habitation, de faire usage de ses
instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que les autres insectes
soient moins favorisés que lui. Tous ont eu leur part dans cette
magnifique distribution des dons de la nature! L'imagination s'effraie à
la variété, à la multiplicité des moyens employés par elle pour assurer
l'existence et la durée de ces races infimes! Maintenant, comparons, et
vous verrez que cette frêle créature que voilà suffit au besoin pour
établir la ligne immense de démarcation qui sépare l'homme de la brute!

L'homme a été jeté nu sur la terre, faible, incapable de voler comme
l'oiseau, de courir comme le cerf, de ramper comme le serpent! sans
moyens de défense au milieu d'ennemis terribles, armés de griffes et de
dards; sans moyens pour braver l'intempérie des saisons, au milieu
d'animaux couverts de toisons, d'écailles, de fourrures; sans abris,
quand chacun avait sa tannière, son terrier, sa carapace, sa coquille;
sans armes, quand tout se montrait armé autour de lui et contre lui! Eh
bien! il a été demander au lion sa caverne pour se loger, et le lion
s'est retiré devant son regard; il a ravi à l'ours sa dépouille, et ce
fut là son premier vêtement; il a arraché sa corne au taureau, et ce fut
là sa première coupe; puis il a fouillé le sol jusque dans ses
entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force future; d'une
côte, d'un nerf et d'un roseau, il s'est fait des armes; et l'aigle, qui
d'abord, en voyant sa faiblesse et sa nudité, s'apprêtait à saisir sa
proie, frappé au milieu des airs, est tombé mort à ses pieds, seulement
pour lui fournir une plume, comme ornement à sa coiffure!

Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui eût pu vivre et se
conserver à de telles conditions? Isolons pour un instant l'ouvrier de
son oeuvre; séparons Dieu et la nature! Eh bien! la nature a tout fait
pour cet insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme devait être le
produit de l'intelligence, bien plus que celui de la matière, et Dieu,
en lui octroyant ce don céleste, ce jet de lumière parti du foyer divin,
le créa faible et misérable, pour qu'il eût à en faire usage, et qu'il
fût contraint de trouver en lui-même les élémens de sa grandeur!

--Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de si précieux cette
faculté, soi-disant divine, dévolue à notre espèce? Supérieurs aux
animaux sous tant de rapports, nous leur sommes inférieurs sous bien
d'autres; et cet insecte lui-même, dont vous venez de me détailler les
merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre envie, et de faire naître
en nous plutôt un sentiment d'humilité qu'un sentiment d'orgueil?

--Non! car les animaux, dans leurs opérations essentielles, n'ont jamais
varié. Tels ils sont, tels ils ont toujours été; ce qu'ils savent, ils
l'ont toujours su. S'ils sont nés parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir
progrès chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, mais de
celui que leur a donné le Créateur. Ainsi, depuis les commencemens du
monde, les castors ont bâti leurs cabanes sur le même plan, les
chenilles et les araignées ont filé et tissé leurs coques et leurs
toiles d'après les mêmes formes; les alvéoles des abeilles ont toujours
formé l'hexagone régulier; et les fourmis-lions ont de tout temps tracé
sans compas des cercles et des volutes. Le caractère de leur industrie,
c'est l'uniformité, la régularité; celui de l'industrie humaine, c'est
la diversité; car elle vient d'une pensée libre et créatrice aussi.
Jugez maintenant. De tous les êtres de la création, l'homme seul a la
mémoire, le pressentiment, l'idée du devoir et des causes occultes, la
contemplation, l'amour! Seul il se détermine par le raisonnement et non
par l'instinct; seul, il peut entrevoir l'univers dans son ensemble;
seul, il a la prévision d'un autre monde; seul, il sait la vie et la
mort!

--Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, ce qui le distingue
des animaux est-il donc tant à son avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il
donné une raison qui nous égare, une science qui nous trompe? Avec notre
haute intelligence, nous nous faisons souvent pitié à nous-mêmes!
Pourquoi le seul être privilégié est-il aussi le seul sujet à l'erreur?
Pourquoi n'avons-nous pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre
raison?

--C'est qu'ils n'ont pas été créés pour la même fin. Dieu n'attend pas
d'eux des vertus. Accordez-leur la raison, la liberté du choix dans
leurs demeures et dans leur nourriture, et vous rompez à l'instant
l'équilibre du monde. Le Créateur a voulu que la surface de ce globe, et
même ses profondeurs, fussent remplies d'êtres animés, que la vie y fût
partout. Et, en effet, dans les plaines, dans les vallées, dans les
forêts, depuis le sommet des montagnes jusque dans les abîmes, sur les
arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, les fleuves, les
ruisseaux, sur leurs bords comme dans leurs lits, dans les sables comme
dans les marais, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un
pôle à l'autre, tout est peuplé, tout se meut avec harmonie, avec
ensemble. Au fond des déserts comme derrière un fétu de paille, le lion
et la fourmi sont au poste qui leur a été assigné. Chacun a sa part,
chacun a sa place marquée d'avance; chacun y tourne dans son cercle
providentiel; chacun y est enchaîné dans ses limites; car il fallait que
toutes les cases de cet immense échiquier fussent remplies: elles le
sont; nul ne peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va
partout et vit partout! il traverse les océans et les déserts; il plante
sa tente dans les sables, ou construit ses palais au bord des lacs; il
habite au milieu des neiges de nos Alpes, comme sous les feux du
tropique; il a le monde pour prison!

--Mais si ce monde est gouverné par Dieu, dit Charney, pourquoi tant de
crimes au sein des sociétés humaines, et de désastres dans la nature?
J'admire avec vous la sublime distribution des êtres créés; ma raison se
confond devant cet ensemble saisissant; mais quand mes yeux se reportent
vers l'homme...

--Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni des erreurs de
l'homme ni des éruptions du volcan; il a imposé à la matière des lois
éternelles, et son oeuvre s'accomplit sans qu'il ait à s'inquiéter si un
vaisseau sombre au milieu de la tempête, ou si une ville disparaît sous
les secousses du sol. Qu'importent à lui quelques existences de plus ou
de moins? Croit-il donc à la mort? Non; mais à notre âme il a laissé le
soin de se régler elle-même, et, ce qui le prouve, c'est l'indépendance
de nos passions. Je vous ai montré les animaux obéissant tous à
l'instinct qui les conduit, n'ayant que des tendances aveugles, ne
possédant que des qualités inhérentes à leurs espèces; l'homme seul fait
ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, car pour lui seul
cette terre est une terre d'épreuves. L'arbre du bien, que nous
cultivons ici-bas avec tant d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le
ciel. Oh! ne pensez pas que Dieu puisse changer le coeur du méchant sans
le faire! qu'il puisse laisser le juste dans la douleur sans lui
réserver une récompense! Qu'aurait-il donc voulu en nous créant? Si nous
devions, dès ce monde, recevoir le prix dû à nos vertus ou à nos
forfaits, toutes les prospérités seraient honorables, et un coup de
foudre serait une mort infamante!

Charney restait frappé de surprise en entendant cet homme si simple
arriver tout-à-coup à l'éloquence par la conviction; il suivait son
regard, il admirait sa noble figure, sur laquelle éclataient toutes les
splendeurs de l'âme religieuse, et, malgré lui, il se sentait ému et
pénétré.

--Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné la
certitude de notre éternité?

--L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? répliqua le saint vieillard, en
se levant avec majesté et posant affectueusement la main sur l'épaule de
son compagnon.--Le doute peut-être nous était nécessaire pour abaisser
l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son prix était
certain d'avance? Que deviendrait le libre arbitre? La pensée de l'homme
est immense et non infinie; elle est à la fois grande et restreinte.
Elle est grande, pour lui faire comprendre sa dignité et le mettre à
même de monter jusqu'à Dieu par la contemplation de ses oeuvres; elle
est restreinte, pour qu'il sente sa dépendance de ce même Dieu. L'homme
ici-bas ne doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!--Mon Dieu! mon Dieu!
s'écria Girhardi, croisant les mains avec ferveur et portant vers le
ciel ses yeux humides de larmes, donne-moi donc ta force pour relever
entièrement cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! Prête-moi ton
secours pour faire reprendre l'essor à cette âme immortelle qui s'ignore
elle-même! Que mes paroles soient persuasives, puisque mon coeur est
convaincu! Mais ici que fait l'avocat à la cause, quand la nature
entière apporte son témoignage unanime? En a-t-il même tant fallu? Une
fleur, un insecte, suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et
révéler à l'homme sa destinée future. Eh bien! que cette plante que
voilà achève son ouvrage! n'est-elle pas, mon Dieu! comme toutes tes
créatures, éclairée par ton soleil, et fécondée par le souffle émané de
toi?

Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase silencieuse; sans
doute il priait en lui-même; et, lorsqu'il se retourna vers son
compagnon, il le trouva les deux mains appuyées sur le dossier du banc
rustique; son front était courbé, et ses traits gardaient encore le
caractère d'un saint recueillement.



VIII.


Dans le coeur purifié de Charney, le sang coulait plus calme; dans sa
tête agrandie, les pensées se succédaient plus douces, plus consolantes,
plus affectueuses. Ainsi que le sage Piémontais, il sentait un besoin
vague de donner à son âme une expansion de tendresse. Il rêvait alors
avec délice aux êtres que, par un lien de reconnaissance ou d'amitié, il
pouvait rattacher à lui. Parmi ceux-ci, Joséphine, Girhardi et Ludovic
s'offraient d'abord pour peupler son monde céleste; puis comme deux
ombres de femmes se dessinaient aux extrémités de cet arc-en-ciel
d'amour, venu après l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux
d'église, deux séraphins, la tête inclinée, la robe flottante, les ailes
à demi déployées, marquer les limites d'un Éden.

L'une de ces ombres, c'était la fée de ses rêves, la Picciola jeune
fille, cette fraîche image née des parfums de sa fleur; l'autre, l'ange
de sa prison, sa seconde providence, Teresa Girhardi.

Par une opposition bizarre, la première, qui n'existait pour lui que
comme idéalité, s'offrait seule cependant à son souvenir, sous des
formes fixes, distinctes, arrêtées. Il voyait se contracter légèrement
son front, son oeil briller, sa bouche sourire. Telle elle lui était
apparue dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant à Teresa,
n'ayant jamais arrêté son regard sur elle, ou du moins croyant ne
l'avoir aperçue qu'à travers une illusion, sous quels traits pouvait-il
se la représenter? Le séraphin avait la face voilée; et, si Charney
voulait forcément soulever ce voile, c'était encore la figure de
Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant
tout-à-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet hommage du coeur,
destiné à sa rivale.

Un matin, le prisonnier, tout éveillé, se crut entièrement en proie à
cette singulière hallucination.

Le jour naissait. Déjà debout, il pensait à Girhardi. Ce dernier
pressentant sa délivrance prochaine, ses adieux du soir s'étaient
manifestés par de si touchantes expressions de regrets, que le comte
n'en avait pu dormir de la nuit, tant l'idée de cette séparation le
troublait lui-même. Après avoir quelque temps marché dans sa chambre,
ses yeux se portaient machinalement vers le banc des conférences, où, la
veille encore, il s'était entretenu de la fille avec le père, quand,
dans la cour de la prison, sur ce même banc, à travers un de ces
brouillards grisâtres de l'automne, il vit tout-à-coup une jeune femme
assise. Elle était seule, et, dans une attitude attentionnée, paraissait
en contemplation devant la plante.

Aussitôt Charney pensa à Teresa, à son arrivée.

--C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, pour ne plus la
voir jamais! et mon vieux compagnon la suivra!

Comme il disait, la jeune femme tourna la tête de son côté; et la figure
qu'il aperçut alors, ce fut de nouveau, et encore, et toujours, celle de
Picciola!

Stupéfait, il passa sa main sur son front, sur ses yeux, toucha ses
vêtemens, les froids barreaux de sa fenêtre, pour bien s'assurer que,
cette fois, ce n'était point un songe.

La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, souriante,
confuse, le salua d'un geste timide. Charney ne répondit ni à ce geste
ni à ce sourire; il regarda fixement ces formes gracieuses, qui se
mouvaient à travers le brouillard: c'étaient bien les mêmes qu'il avait
vues naguère dans les fêtes que lui donnait Picciola, les mêmes traits
qui le poursuivaient sans cesse dans ses pensées et dans ses rêveries;
et, se croyant atteint d'un délire fiévreux, il alla se jeter sur son
lit pour recouvrer ses sens.

Quelques minutes après, sa porte s'ouvrit, et Ludovic entra:

--_Ohimè_! _ohimè_! bonne et mauvaise nouvelle, _signor conte_!
s'écria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, non par-dessus les murs,
mais par la porte. Tant mieux pour lui, tant pis pour vous!

--Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui?

--Je ne crois pas, _signor conte_. Cependant ça ne peut tarder, car
l'acte est signé à Paris, dit-on, et il doit être en route pour Turin.
Du moins, la _Giovane_ l'a raconté ainsi devant moi à son père.

--Comment! s'écria Charney, se soulevant à moitié sur son lit, elle est
arrivée? elle est ici?

--À Fénestrelle, depuis hier, dans la soirée, avec une permission en
bonne forme pour entrer chez nous. Malheureusement, la consigne ne veut
pas qu'on baisse le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu
remettre sa visite au lendemain. Je la savais là, moi; mais
_cap-de-Dious_! je me suis bien gardé de le dire au pauvre vieux: il
n'aurait pu en fermer l'oeil de la nuit, et le temps lui aurait trop
duré, s'il avait su sa fille si près de lui! Ce matin, elle était levée
avant le soleil, et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du
brouillard, à la porte de la citadelle; la digne créature du bon Dieu!

--Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle point
séjourné quelque temps dans le préau, assise sur le banc?

Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du côté de la cour, et
se retournant vers Ludovic:

--Elle n'y est plus! dit-il.

--Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, répondit celui-ci.
Oui, elle est restée là, tandis que j'étais monté près du bon homme pour
le préparer à la visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il
paraît, ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de temps en
temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup.
Maintenant ils sont ensemble, bien contens tous les deux; et moi, les
voyant si remplis d'aise, _per Bacco_! je me suis senti navré
tout-à-coup. J'ai pensé à vous, _signor conte_, à vous, qui allez
demeurer bientôt sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous
souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence à
perdre ses feuilles; mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la
mépriser pour cela.

Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney.

Quant à celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son émotion, il
cherchait à s'expliquer sa singulière vision, et commençait enfin à
penser que la douce image, revêtue par Picciola jeune fille, pourrait
bien n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui naguère à
la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, le souvenir sans doute
était venu se retracer dans ses rêves.

Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux voix arriva à son
oreille, du haut de l'escalier, et il entendit glisser sur les marches,
à côté des pas bien connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine
effleurant la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout-à-coup devant
sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut:

--Elle est ici, dit-il, et elle vous attend près de la plante.

Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un
mot, et le coeur rempli d'une sorte de gêne plutôt que de plaisir.

Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une femme à laquelle il
devait tout, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se
souvenait-il de quelle façon, le matin même, il avait accueilli son
sourire et son salut? Alors que la séparation approchait, sentait-il
faillir son courage et sa résignation? Quoi qu'il en soit de ces causes
et de bien d'autres peut-être, quand il se présenta devant elle, à ses
manières, à son langage, nul n'eût pu reconnaître le brillant comte de
Charney; l'aisance de l'homme du monde, la fermeté du philosophe,
avaient fait place à un balbutiement, à une gaucherie, auxquels Teresa
dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle
revêtit ses réponses et son maintien.

Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un
vis-à-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord
que sur des lieux communs d'espérance et de consolation pour l'avenir.
Revenu de son premier trouble, Charney, sur les traits si calmes de la
Turinaise, ne vit qu'indifférence, et se persuada facilement que, dans
ses services rendus, elle n'avait fait qu'obéir à son caractère
aventureux, ou aux ordres de son père.

Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue; car retrouvait-il
encore, en pensant à elle, tout ce charme d'autrefois? Tandis qu'ils
étaient assis tous trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant
sa fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans suite,
dans un mouvement que fit Teresa vers son père, un large médaillon,
suspendu à son cou et caché sous un pli de sa robe, s'en échappa.
Charney y put voir, d'un coté, les cheveux blancs du vieillard, de
l'autre, une fleur desséchée, précieusement conservée entre la soie et
le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait envoyée par Ludovic.

Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée précieusement
près des cheveux de son père! de son père qu'elle adorait! La fleur de
Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille; elle reposait
sur son coeur! Cette vue avait changé toutes les dispositions de
Charney. Il se reprenait à examiner de nouveau Teresa, comme si elle
venait de se métamorphoser devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce
qui ne s'y était pas encore montré. Et en effet, son visage, tourné vers
son père, s'éclairait d'une double expression de tendresse et de
sérénité; elle était belle alors comme les vierges de Raphaël sont
belles, comme sont belles les âmes aimantes et pures! Charney suivait
lentement du regard ce profil gracieux et animé sur lequel
s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'énergie et la timidité!
Depuis si long-temps il n'avait pu contempler une face humaine, ainsi
resplendissante de l'éclat de la jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il
s'enivrait de ce spectacle, et après avoir parcouru l'ensemble séduisant
du cou, des épaules et de la taille, ses yeux revenaient ardemment se
fixer sur le médaillon.

--Vous n'avez donc pas dédaigné mon faible présent? murmura-t-il; et si
bas qu'il l'eût murmuré, Teresa se redressa avec vivacité vers lui, et
son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en même
temps, à son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits
du comte, et tous deux rougirent à la fois.

--Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la voyant troublée.

--Rien, dit-elle;--et, se reprenant aussitôt, comme si elle eût craint
devant elle-même de nier un sentiment pur et honorable:--C'est ce
médaillon... Tenez, mon père, ce sont vos cheveux.--Puis, se tournant
vers Charney:--Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai reçue de votre
part, et que je garde... que je garderai toujours!

Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct
de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans son explication aussi
bien à son père qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la
fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney en ressentit un
ravissement tel qu'il n'en avait jamais éprouvé de pareil.

Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans les épanchemens et
les effusions d'une amitié qui semblait s'accroître de minute en minute.
À part l'attraction secrète qui nous rapproche les uns des autres,
l'intimité marche toujours en raison de la mesure de temps que nous
avons à donner à nos affections nouvelles.

Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce jour; mais ils
avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu d'heures leur restaient
peut-être! Aussi, quand Charney, par une considération purement
d'étiquette et de savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer,
voulant, disait-il, après une si longue absence, laisser le père et la
fille tout entiers au bonheur de se revoir:

--Vous nous quittez!--s'écria Teresa, le retenant d'un regard, tandis
que Girhardi l'arrêtait d'un geste:--Êtes-vous donc un étranger pour mon
père... et pour moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche.

Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence le gênait peu, elle
se mit à détailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de
Fénestrelle, et les moyens employés par elle pour réunir les deux
captifs. Ayant achevé son récit, elle adjura Charney de commencer le
sien, et de dire l'emploi de ses journées et ses occupations près de
Picciola.

Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison,
ses ennuis et ses travaux manuels, la bien-venue de sa plante, son
développement progressif; et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le
pressait de questions sur chacune de ses découvertes.

Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant d'une main la main
de la fille qui lui était rendue, et de l'autre celle de l'ami qu'il
allait quitter, les écoutait et les regardait tour-à-tour avec un
sentiment mélangé de joie et de tristesse. Mais parfois les mains du
vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même
mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens,
émus, embarrassés, s'animaient du regard et se taisaient de la voix.
Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation,
dégagea doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de son père, y
appuyant nonchalamment sa tête, dans une attrayante posture, tourna, en
souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager à continuer.

Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, celui-ci en vint
jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa plante. Je l'ai dit, c'étaient
là les grands événemens de sa vie durant sa solitude. Il parla de cette
jeune fille naïve et séduisante, dans laquelle Picciola se montrait
personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en
esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait graduellement
de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'écoutant.

Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle de cette douce
image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, il
rappela l'instant où, par ordre du commandant, Picciola mourante allait
être arrachée de terre sous ses yeux.

--Pauvre Picciola! s'écria alors Teresa attendrie! oh! tu m'appartiens
aussi à moi, chère petite! car j'ai contribué à ta délivrance.

Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son coeur de cette
adoption, qui venait d'établir une sainte communauté entre elle et lui.



IX.


Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, renoncé à la
liberté, à la fortune, au monde, si ses jours avaient dû s'écouler ainsi
dans une prison, entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il
l'aimait comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusque alors
étranger à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois violent et doux, amer
et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant.
Il se révélait à lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des
élancemens de tendresse, qui étreignaient tout ensemble Dieu et les
hommes, et la nature entière. Il croyait sentir sa tête, son coeur, sa
poitrine, se détendre, s'élargir, pour contenir les espérances, les
projets, les sensations qui lui arrivaient en foule.

Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le préau, près de la
plante; les deux, amis sur le banc, Teresa, leur faisant face, sur une
chaise que Ludovic avait eu la précaution de descendre.

Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une broderie, et,
l'enjouement sur les traits, la figure colorée d'une teinte de bien-être
et de satisfaction, suivant de la tête le mouvement de son aiguille,
levant les yeux en même temps que la main, elle arrêtait tour à tour son
sourire sur son père et sur Charney, en jetant quelques propos frivoles
au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, elle se leva, et,
sans plus se soucier d'interrompre la conversation des deux penseurs,
elle alla presser son père entre ses bras et baiser ses cheveux.

Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas reprise. Charney
venait de tomber dans une profonde méditation.

Est-il aimé de Teresa?--À cette question qu'il s'adresse à lui-même,
deux pensées contrastantes l'agitent en même temps: il craint de le
croire; il tremble d'en douter! Elle a conservé la fleur donnée par lui,
et promis de la garder toujours; elle s'est troublée lorsque, la veille,
leurs deux mains se rapprochaient sur les genoux du vieillard; son sein
s'est ému au récit de ses rêves passionnés; mais ces mots, articulés
d'une voix si tendre, c'est devant son père qu'elle les a prononcés.
Quel sens prêter à tous ces charmans témoignages, indices de pitié,
d'intérêt, de dévouement? Ne lui en avait-elle pas donné des preuves
bien avant cette entrevue, et quand leurs regards ne s'étaient pas
rencontrés encore, que leurs paroles n'avaient jamais été échangées?
Insensé! insensé! qui croit si facilement avoir place dans ce coeur
qu'un sentiment de tendresse filiale emplit tout entier, et prend pour
des palpitations d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge!

Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, toujours, et
substituer à une idéalisation, désormais insuffisante, cette angélique
réalité.

Cet amour, il le renfermera en lui-même: chercher à le faire partager
serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner un si bel avenir? Ne
sont-ils pas destinés à vivre séparés l'un de l'autre? elle, libre,
heureuse, au milieu d'un monde où elle ne tardera pas à se choisir un
époux; lui, seul, dans sa prison, où il doit rester avec Picciola et ses
éternels souvenirs d'un instant?

Aussi, le parti de Charney est bien pris: dès ce jour, dès ce moment, il
affectera l'insouciance auprès de Teresa, ou, du moins, il saura
s'envelopper des faux semblans d'une amitié calme et tranquille! Malheur
à lui, malheur à tous deux, si elle l'aimait!

Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses réflexions, il prêta
l'oreille à des phrases vivement échangées entre Girhardi et sa fille.

Celle-ci s'abandonnait toute à l'idée de la prochaine délivrance de son
père, et paraissait vouloir dissuader le vieillard, qui, soit feinte ou
conviction, affirmait que l'année finirait sans doute avant sa
captivité:

--Je connais les retards de cour; si peu de chose suffit pour suspendre
la justice ou la bonne volonté des hommes puissants!

--S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai à Turin,
pour hâter l'exécution de leurs promesses.

--Qui nous presse tant? répondait Girhardi.

--Quoi! préférez-vous donc votre chambre étroite et obscure et cette
vilaine cour à votre habitation et à vos beaux jardins de la Colline?

Cette apparente disposition de Teresa, l'espèce d'impatience qu'elle
témoignait à s'éloigner de Fénestrelle, eût dû plaire à Charney, en lui
prouvant qu'il n'était pas aimé, et que le danger redouté pour elle
était loin d'être à craindre; cependant ce qui le servait si bien dans
ses désirs le troubla au point de lui faire oublier tout-à-coup son rôle
projeté. Il n'affecta ni insouciance, ni amitié calme et tranquille. En
proie à un dépit douloureux, il ne put s'empêcher de le manifester; mais
Teresa ne parut y prêter attention que pour plaisanter sur son silence
et son air boudeur, et de nouveau elle reprit sa thèse pour prouver que,
si le décret attendu tardait encore, elle devait au plus tôt se rendre
auprès de Menou, et même auprès de l'empereur, à Paris même, s'il le
fallait!

Elle, d'ordinaire si indulgente, si réservée, semblait soudainement
dominée par un incompréhensible besoin de raillerie et de loquacité.

--Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son père, tout étonné de la voir
se réjouir devant le pauvre captif, qu'ils allaient bientôt laisser
derrière eux.

Charney ne savait que penser d'elle.

C'est que Teresa, de son côté, s'était livrée aux mêmes réflexions que
Charney. Dans la journée de la veille, elle n'avait pas senti l'amour
venir, mais elle avait compris qu'il était venu déjà depuis long-temps.
Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle à ses risques et
périls, mais, comme lui encore, elle le redoutait pour l'autre! Et cette
joie d'aimer, cette crainte d'être aimée, la jetait dans ces
contradictions avec elle-même, et dans cette activité de paroles où son
coeur cherchait à s'étourdir.

Mais bientôt tous ces efforts, toute cette contrainte pour déguiser
leurs vrais sentimens, tombèrent soudain d'eux-mêmes, des deux côtés à
la fois. Doucement attentifs aux récits de Girhardi, qui leur racontait
combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la grâce était
publiquement annoncée, en attendre vainement l'effet durant des mois
entiers, ils se laissèrent persuader avec délice, avec transport: on eût
dit que désormais et à toujours, cette prison devait leur servir
d'asile, tant les projets se succédaient pour le lendemain et les jours
suivans, et que réunis là, avec leur ange gardien, les captifs n'avaient
plus à redouter qu'une seule chose, la liberté pour un seul!

Tous trois rassérénés, les philosophes reprirent leur entretien, Teresa
sa broderie et ses joyeux propos.

Un pâle rayon de soleil égayait encore la cour et venait éclairer le
visage de Teresa; le vent qui fraîchissait agitait légèrement les plis
et les rubans de sa collerette, et, suspendant un instant son travail,
le front renversé, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer tout
ensemble d'air, de lumière et de bonheur, quand tout-à-coup s'ouvre la
petite porte du préau.

Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, vient signifier à
Girhardi son acte de libération. Girhardi doit quitter la forteresse
sur-le-champ; une voiture l'attend près du glacis de la place, et va le
transporter à Turin, lui et sa fille!

À l'arrivée du commandant, Teresa s'était levée; elle retomba bientôt
sur sa chaise, et, dans le regard qu'elle jeta alors sur Charney,
celui-ci eût pu voir combien s'étaient rapidement effacés de ce noble
visage les vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney lui-même,
resté sur le banc, se tenait le front baissé, tandis qu'on donnait à
Girhardi communication des papiers qui le réhabilitaient dans son
honneur et le rendaient à la liberté. Les préparatifs du départ ne
pouvaient être longs.

Déjà Ludovic était descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, avec la
malle contenant ses effets. L'officier l'attendait pour l'accompagner
jusqu'à Turin. L'heure de la séparation avait sonné. Teresa se leva de
nouveau, et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie dans son sac,
de ranger sa collerette; puis elle essaya de se ganter... elle n'en put
venir à bout.

Charney alors, s'armant de résolution, s'avança vers Girhardi et lui
ouvrit les bras:

--Adieu, mon père!

--Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... du courage!
comptez sur nous... Adieu! adieu!

Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-à-coup, mettant
fin à cette étreinte, il se tourna vers Ludovic, et, pour mieux cacher
son émotion, lui fit quelques dernières recommandations inutiles, au
sujet de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne répondit rien; mais il
offrit son bras au vieillard, car il avait besoin d'un appui.

Pendant ce temps, Charney s'était approché de Teresa pour prendre aussi
congé d'elle. Une main sur le dossier de sa chaise, l'oeil fixé vers la
terre, elle restait rêveuse, immobile, en place, comme si jamais elle
n'eût dû quitter ce séjour. Quand elle vit Charney près d'elle, sortant
de sa rêverie, elle le considéra quelques instans sans rien dire. Il
était pâle et défait, et les paroles aussi semblaient manquer à sa
poitrine. Soudain la jeune fille, oubliant ses résolutions, étendit son
bras vers la plante du captif:

--C'est notre Picciola que je prends à témoin, dit-elle...

Elle n'en put articuler davantage.

Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait à la main, tomba; Charney la
ramassa, déposa un baiser dessus, et la lui rendit silencieusement.

Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui venaient de jaillir
abondamment de ses yeux, et, la rejetant aussitôt à Charney, avec un
dernier regard d'amour, avec un dernier sourire d'espérance:

--Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entraîna son père hors de la
petite cour.

Le comte les avait suivis des yeux: ils étaient partis, la petite porte
s'était refermée depuis long-temps entre eux et lui, qu'il demeurait
comme pétrifié, le regard en arrêt de ce côté, et que sa main pressait
encore convulsivement sur son coeur la petite mitaine de Teresa.



CONCLUSION.


Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'être quittée pour être
sentie; il l'eût pu dire également de la fortune, du bonheur, et de
toutes ces jouissances si douces dont l'âme prend facilement l'habitude.

Jamais le prisonnier n'avait tant apprécié la sagesse de Girhardi, les
vertus et les charmes de sa fille, que depuis le départ de ses deux
hôtes. Un profond accablement succéda pour lui à l'enivrement d'un jour.
Les efforts de Ludovic, les soins que réclamait Picciola, ne suffisaient
plus même à le distraire; cependant ces germes de force et de
moralisation, puisés au sein de ses douces études, fructifièrent enfin,
et l'homme abattu se releva.

Dans la lutte, son âme s'était complétée. Il avait d'abord béni sa
solitude, qui lui permettait de s'entretenir en lui-même de ces amis
absens; plus tard, il vit avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le
banc où la place du sage vieillard restait vide.

De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus assidu fut le
chapelain de la prison, ce bon prêtre qu'il avait autrefois repoussé si
durement. Averti, par Ludovic, de la sombre tristesse à laquelle était
en proie le prisonnier, il se présenta, oublieux du passé, pour offrir
ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. Mieux
disposé envers les hommes, Charney ne tarda pas d'aimer celui-ci, et le
siége rustique redevint encore le banc des conférences. Le philosophe
exaltait les merveilles de sa plante, celles de la nature, et répétait
les leçons du vieux Girhardi; le prêtre, sans entrer dans la discussion
des dogmes disait la sublime morale du Christ, et tous deux se
fortifiaient en s'appuyant l'un contre l'autre.

Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, le colonel
Morand. Vu de près, il était assez bon homme, avait le coeur
militairement placé, c'est-à-dire qu'il ne tourmentait son monde que par
ordre: il réconcilia presque Charney avec les tyrans subalternes.

Enfin, Charney dut bientôt faire ses adieux à l'abbé comme au colonel.
Un beau jour, quand il s'y attendait le moins, les portes de la prison
s'ouvrirent aussi pour lui!

À son retour d'Austerlitz, Napoléon, importuné par Joséphine, qui de son
côté peut-être avait de même quelqu'un intercédant auprès d'elle en
faveur du prisonnier de Fénestrelle, se fit rendre compte de la saisie
opérée chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les linges
manuscrits, jusque là déposés aux archives du ministère de la justice;
il les parcourut lui-même, et après un mûr examen, déclara hautement que
le comte de Charney était un fou, mais un fou désormais peu
dangereux:--Celui qui a pu ainsi prosterner sa pensée devant un brin
d'herbe, dit-il, peut faire un excellent botaniste et non plus un
conspirateur. Je lui accorde sa grâce; qu'on lui rende ses biens, et
qu'il les cultive lui-même, si tel est son bon plaisir!

Charney, à son tour, quitta donc Fénestrelle! mais il n'en partit pas
seul. Pouvait-il se séparer de sa première, de sa constante amie? Après
l'avoir fait transplanter dans une large caisse, bien garnie de bonne
terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! Picciola, à qui il
doit la raison; Picciola, qui lui a sauvé la vie; Picciola, dans le sein
de laquelle il a puisé ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a
fait connaître l'amitié et l'amour; Picciola enfin, qui vient de le
rendre à la liberté!

Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, une main
rude et large se tendit tout-à-coup vers lui:--_Signor conte_, disait
Ludovic en étouffant une grosse émotion, donnez-moi votre main;
maintenant nous pouvons être amis, puisque vous partez, puisque vous
nous quittez, puisque nous ne nous verrons plus!... Dieu merci!

Charney lui sauta au cou:--Nous nous reverrons encore, mon cher Ludovic!
Ludovic, mon ami! Et après l'avoir embrassé, lui avoir pressé la main
vingt fois, il sortit de la citadelle.

Il avait traversé l'esplanade, laissé derrière lui la montagne sur
laquelle est située la forteresse, franchi le pont jeté sur le Clusone,
et tournait déjà le chemin de Suze, qu'une voix s'élevait encore, criant
du haut des remparts:

--Adieu, _signor conte_! adieu, Picciola!

Six mois après, un riche équipage s'arrêta devant la prison d'état de
Fénestrelle. Un voyageur en descendit et demanda Ludovic Ritti. C'était
l'ancien captif, qui venait faire une visite à son ami le geôlier. Une
jeune dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras du voyageur.
Cette jeune dame c'était Teresa Girhardi, comtesse de Charney. Ensemble,
ils visitèrent le préau, et la chambre naguère habitée par l'ennui,
l'incrédulité, la désillusion! De toutes les sentences désespérées qui
avaient sillonné les blanches parois, une seule restait:

--_Science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, est
impuissant à donner le bonheur._

Teresa ajouta:--_Sans l'amour!_

Un baiser que Charney déposa sur son front confirma ce qu'elle venait
d'écrire.

Le comte était venu prier Ludovic d'être parrain de son premier enfant,
comme il l'avait été de Picciola; et des signes ostensibles chez la
comtesse annonçaient assez que Ludovic devait se tenir prêt vers la fin
de l'année.

Leur mission accomplie, les deux époux retournèrent à Turin, où les
attendait Girhardi, dans leur beau domaine de la Colline.

Près de son logis particulier, au sein d'une riche plate-bande,
éclairée, réchauffée par les rayons du soleil levant, Charney avait fait
déposer sa plante, qu'aucune autre ne venait gêner dans son
développement. Par son ordre, nulle main étrangère ne devait s'occuper
d'elle, de sa culture, de son bien-être. Il l'avait défendu! Lui seul y
devait veiller. C'était une occupation, un devoir, un acquit, imposés à
sa reconnaissance.

Que les jours alors s'écoulaient rapidement! Entouré de jardins
immenses, aux bords d'un fleuve, sous un beau ciel, Charney savourait la
vie des heureux de ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une
nouvelle force à tous ses liens; car l'habitude, comme le lierre de nos
murailles, cimente et consolide ce qu'elle ne peut détruire. L'amitié de
Girhardi, l'amour de Teresa, les bénédictions de ceux qui vivaient sous
son toit, rien ne manquait à son bonheur; et le moment arriva où ce
bonheur allait s'accroître encore. Charney devint père!

Oh! alors son coeur déborda de félicité. Sa tendresse pour sa fille
sembla redoubler celle qu'il portait à sa femme. Il ne se laissait point
de les contempler, de les adorer toutes deux. Se séparer d'elles un
moment, lui était un supplice!

Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: il voulut visiter
d'abord sa première filleule, celle de la prison. Mais, hélas! au milieu
de ces transports d'amour, de ces prospérités qui remplissaient
l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, de tout ce
bonheur, la _povera Picciola_ était morte... morte faute de soins!


FIN.





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