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Title: Les grandes journées de la Constituante
Author: Mathiez, Albert, 1874-1932
Language: French
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LES GRANDES JOURNÉES DE LA CONSTITUANTE

PAR

ALBERT MATHIEZ



TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I.   La réunion des trois ordres.

Chapitre II.  La révolution du 14 juillet.

Chapitre III. Le roi et l'Assemblée à Paris.

Chapitre IV.  La Fédération.

Chapitre V.   La fuite du roi.

Chapitre VI.  Le Massacre du Champ-de-Mars.



CHAPITRE I

LA RÉUNION DES TROIS ORDRES


Le 17 juin, ayant terminé depuis deux jours l'appel nominal de tous les
députés aux États généraux, le Tiers, auquel s'étaient déjà réunis 12
curés, se proclamait _Assemblée nationale_, et, prévoyant que cet acte
révolutionnaire serait suivi de représailles, décidait d'opposer à une
répression possible la menace de la grève de l'impôt: «Considérant qu'en
effet les contributions, telles qu'elles se perçoivent actuellement dans
le royaume, n'ayant point été consenties par la nation, sont toutes
illégales, et, par conséquent nulles dans leur création, extension ou
prorogation;

«L'Assemblée déclare, à l'unanimité des suffrages, consentir
provisoirement, pour la nation, que les impôts et contributions, quoique
illégalement établis et perçus, continuent d'être levés de la même manière
qu'ils l'ont été précédemment, et ce, jusqu'au jour seulement de la
première séparation de cette Assemblée, _de quelque cause qu'elle puisse
provenir_.

«Passé lequel jour, l'Assemblée nationale entendait décréter que toute
levée d'impôts et contributions de toute nature qui n'aurait pas été
nommément, formellement et librement accordée par l'Assemblée, cessera
entièrement dans toutes les provinces du royaume, quelle que soit la forme
de l'administration....»

Le 19 juin, l'ordre du clergé décidait par 149 voix contre 135 de se
réunir au Tiers. Mais, le même jour, l'ordre de la noblesse adressait au
roi une vigoureuse protestation contre les actes révolutionnaires du Tiers
État et les chefs de la minorité du clergé, l'archevêque de Paris et le
cardinal de La Rochefoucauld, faisaient le voyage de Marly pour pousser le
roi à la résistance. Necker était justement absent auprès de sa
belle-soeur mourante à Paris. Un témoin oculaire, Rabaut de Saint-Étienne,
député à la Constituante, a raconté en ces termes la journée du lendemain:


LE SERMENT DU JEU DE PAUME

Tandis que les députés se rendaient à la salle [des séances] une
proclamation, faite par des hérauts d'armes et affichée partout, annonça
que les séances étaient suspendues et que le roi tiendrait une séance
royale le 22. On donnait pour motifs de la clôture de la salle pendant
trois jours la nécessité des préparatifs intérieurs pour la décoration du
trône. Cette raison puérile servit à prouver qu'on n'avait voulu que
prévenir la réunion du clergé, dont la majorité avait adopté le système
des communes. Cependant les députés arrivent successivement, et ils
éprouvent la plus vive indignation de trouver les portes fermées et
gardées par des soldats. Ils se demandent les uns aux autres quelle
puissance a le droit de suspendre les délibérations des représentants de
la nation. Ils parlent de s'assembler sur la place même, ou d'aller sur la
terrasse de Marly offrir au roi le spectacle des députés du peuple; de
l'inviter à se réunir à eux dans une séance vraiment royale et paternelle,
plus digne de son coeur que celle dont il les menace. On permet à M.
BAILLY, leur président, d'entrer dans la salle avec quelques membres pour
prendre les papiers; et là il proteste contre les ordres arbitraires qui
la tiennent fermée. Enfin il rassemble des députés dans le jeu de paume de
Versailles, devenu célèbre à jamais par la courageuse résistance des
premiers représentants de la nation française. On s'encourage en marchant;
on se promet de ne jamais se séparer et de résister jusqu'à la mort. On
arrive; on fait appeler ceux des députés qui ne sont pas instruits de ce
qui se passe. Un député malade s'y fait transporter. Le peuple, qui
assiège la porte, couvre ses représentants de bénédictions. Des soldats
désobéissent pour venir garder l'entrée de ce nouveau sanctuaire de la
liberté. Une voix s'élève [celle de Mounier]; elle demande que chacun
prête le serment de ne jamais se séparer et de se rassembler partout
jusqu'à ce que la constitution du royaume et la régénération publique
soient établies. Tous le jurent, tous le signent, hors un [Martin d'Auch];
et le procès-verbal fait mention de cette circonstance remarquable. La
cour, aveuglée, ne comprit pas que cet acte de vigueur devait renverser
son ouvrage. [Note: _Précis de l'histoire de la Révolution française_,
réimp. De 1819, pp. 56-57.]

Armand Brette a complété ce récit. «Sur les 19 curés affiliés dès ce
moment à la cause du Tiers, sept seulement adhérèrent au serment le 20
juin ou le 22 juin, 12 s'abstinrent..., 4 députés du Tiers seulement
refusèrent de signer ... il n'y eut qu'un seul opposant, Martin d'Auch,
qui déclara qu'il ne _pouvait jurer d'exécuter des délibérations qui ne
sont pas sanctionnées par le roi..._, tous les nobles députés du Tiers
présents à Versailles, les royalistes les plus éprouvés, Malouet, Mounier,
Flachslanden, l'ami intime du roi, Hardy de La Largère, dont le fils fut
anobli sous la Restauration en souvenir du constituant, Charrier, qui en
1792 souleva la Lozère et paya de sa tête son dévouement à la cause
royale, vingt autres enfin, dont l'affection pour le roi était notoire,
ont signé le serment et ont ainsi légitimé l'audacieuse constitution du
Tiers en Assemblée nationale.» [Note: A. BRETTE, La séance royale du 23
juin 1789, ses préliminaires et ses suites. _La Révolution française_, t.
XX, p. 442 et 534.]

Parmi ceux qui signèrent le serment, cet acte solennel de rébellion, il y
en eut qui éprouvèrent une émotion intense. L'un d'eux devint fou.


FOU DE REMORDS

Le lendemain un député de Lorraine, nommé Mayer, est devenu fou. Il avait
prêté le serment et en avait la conscience bourrelée. Il était à côté d'un
filou qui venait de voler sous le costume d'un député du Tiers. Lorsqu'on
est venu prendre ce filou, il a cru qu'on arrêtait tous les députés du
Tiers pour avoir fait le serment; la peur l'a pris et la tête lui a sauté.
Cette frayeur d'être arrêté n'était pas mal fondée, car le bruit général
était que ce parti violent avait été proposé, les uns disaient dans le
conseil et d'autres dans un de ces conseils tenus fréquemment chez MM. de
Polignac et chez M. le comte d'Artois. [Note: Journal de l'abbé Coster
dans Brette, _id._, pp. 37-38.]

Le 21 juin, à une députation de la noblesse conduite par le duc de
Luxembourg, le roi avait répondu qu'il ne permettrait jamais qu'on
altérât l'autorité qui lui avait été confiée pour le bien de ses sujets.
La séance royale qui devait avoir lieu le 22 juin fut remise au 23. Le 22
juin, Bailly trouvant la porte des Menus fermée, se rendit aux Récollets
qui refusèrent de le recevoir. Les marguilliers de l'église Saint-Louis
lui offrirent leur église. On se rendit d'abord dans la chapelle des
Charniers, où avaient lieu les catéchismes, puis dans la nef. Deux membres
de la noblesse du Dauphiné, les premiers de leur ordre, le marquis de
Blacons et le comte d'Agoult se réunirent au Tiers et la majorité du
clergé se réunit aussi, conduite par les archevêques de Vienne et de
Bordeaux, les évêques de Chartres et de Rodez.

L'abbé Grégoire nous dit qu'en prévision de la séance royale du lendemain,
les députés qui se réunissaient au club breton (berceau des Jacobins)
arrêtèrent un plan de résistance:


L'ACTION DU CLUB BRETON

La veille au soir nous étions douze ou quinze députés réunis au Club
Breton, ainsi nommé parce que les Bretons en avaient été les fondateurs.
Instruits de ce que méditait la Cour pour le lendemain, chaque article fut
discuté par tous et tous opinèrent sur le parti à prendre. La première
résolution fut celle de rester dans la salle malgré la défense du roi. Il
fut convenu qu'avant l'ouverture de la séance, nous circulerions dans les
groupes de nos collègues pour leur annoncer ce qui allait se passer sous
leurs yeux et ce qu'il fallait y opposer. [Note: _Mémoires de l'Abbé
Grégoire_, t. I, p. 380. Ce récit est confirmé par Bouchette, Lettre du 24
juin 1789: «Nous étions convenus d'avance quoiqu'il arrivât de ne pas nous
séparer avant d'avoir pris une délibération et nous la fîmes ainsi»
(_Lettres_ de Bouchette, Paris, 1909).]


LA SÉANCE ROYALE

Enfin la séance royale arriva; elle eut tout l'appareil extérieur qui
naguère en imposait à la multitude; mais ce n'est pas un trône d'or ni un
superbe dais, ni des hérauts d'armes, ni des panaches flottants qui
intimident des hommes libres. La cour ignorait encore cette vérité, qu'on
retrouve partout dans toutes les histoires. La garde nombreuse qui
entourait la salle n'effraya pas les députés; elle accrut au contraire
leur courage. On répéta la faute qu'on avait faite le 5 mai, de leur
affecter une porte séparée et de les laisser exposés dans le hangar qui la
précédait, à une pluie assez violente, pendant que les autres ordres
prenaient leurs places distinguées; enfin ils furent introduits.

Le discours et les déclarations du roi eurent pour objet de conserver la
distinction des ordres, d'annuler les fameux arrêtés de la constitution
des communes en assemblée nationale, d'annoncer en trente-cinq articles
les _bienfaits_ que le roi _accordait à ses peuples_, et de déclarer à
l'assemblée que, si elle l'abandonnait, il ferait le bien des peuples sans
elle. D'ailleurs toutes les formes impératives furent employées, comme
dans ces lits de justice où le roi venait semoncer le parlement. Dans ces
bienfaits du roi promis à la nation, il n'était parlé ni de la
Constitution tant demandée, ni de la participation des états généraux à la
législation, ni de la responsabilité des ministres, ni de la liberté de la
presse; et presque tout ce qui constitue la liberté civile et la liberté
politique était oublié. Cependant les prétentions des ordres privilégiés
étaient conservées, le despotisme du maître était consacré et les états
généraux abaissés sous son pouvoir. Le prince ordonnait et ne consultait
pas; et tel fut l'aveuglement de ceux qui le conseillèrent qu'ils lui
firent gourmander les représentants de la nation, et casser leurs arrêtés
comme si c'eût été une assemblée de notables. Enfin, et c'était le grand
objet de cette séance royale, le roi _ordonna_ aux députés de se séparer
tout de suite, et de se rendre le lendemain matin dans les chambres
affectées à chaque ordre pour y reprendre leurs séances.

Il sortit. On vit s'écouler de leurs bancs tous ceux de la noblesse et une
partie du clergé. Les députés des communes, immobiles et en silence sur
leurs sièges, contenaient à peine l'indignation dont ils étaient remplis,
en voyant la majesté de la nation si indignement outragée. Les ouvriers,
commandés à cet effet, emportent à grand bruit ce trône, ces bancs, ces
tabourets, appareil fastueux de la séance; mais, frappés de l'immobilité
des pères de la patrie, ils s'arrêtent et suspendent leur ouvrage. Les
vils agents du despotisme courent annoncer au roi ce qu'ils appellent la
désobéissance de l'assemblée.... [Note: Rabaut, _op. cit.,_ pp. 58-59.]

A ce récit de Rabaut Saint-Étienne, Montjoye ajoute ce détail qu'«à
l'instant même où le roi se plaça sur son trône, tous les députés des
trois ordres, par un mouvement simultané, s'assirent et se couvrirent et
ils étaient déjà assis et couverts lorsque M. le garde des sceaux dit: le
roi permet à l'Assemblée de s'asseoir.»


LES DÉCLARATIONS DU ROI

Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit
conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de
son royaume; que les députés librement élus par chacun des trois ordres,
formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec
l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent
seuls être considérés comme formant le corps des représentans de la
nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises
par les députés de l'ordre du Tiers-État le 17 de ce mois ainsi que celles
qui auraient pu s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles
(_Décl._ I. 1).

Sont nommément exceptées des affaires qui pourront être traitées en commun
celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois
ordres, la forme de constitution à donner aux prochains États-Généraux,
les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les
prérogatives honorifiques des deux premiers ordres (_id._ 8).

Le consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les
dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline
ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers
(_id._ 9).

Les affaires qui auront été décidées dans les assemblées des trois ordres
réunis seront remises le lendemain en délibération si cent membres de
l'Assemblée se réunissent pour en faire la demande (_id._ 12).

Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées et
S.M. comprend expressément sous le nom de propriétés les _dîmes, cens,
rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux_, et généralement tous
les droits et prérogatives utiles ou honorifiques, attachés aux terres et
fiefs, ou appartenant aux personnes (_Décl._ II. 12).

Les deux premiers ordres de l'État continueront à jouir de l'exception des
charges personnelles, mais le roi approuvera que les États-Généraux
s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions
pécuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'État y soient assujettis
également (_id._ 15).

Dans d'autres articles le roi avait promis de n'établir aucun nouvel impôt
sans le consentement des représentants de la nation, de faire connaître le
tableau annuel des recettes et des dépenses et de le soumettre aux États
généraux, de sanctionner la suppression de tous les privilèges en matière
d'impôts, d'abolir la taille, le franc-fief, les lettres de cachet, la
corvée, d'établir des États provinciaux composés de deux dixièmes de
membres du clergé, de trois dixièmes de membres de la noblesse et de cinq
dixièmes de membres du Tiers, etc.

Le roi termina par les paroles suivantes:


LA MENACE ROYALE

Vous venez, Messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de
mes vues; elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien
public; et, si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez
dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples; seul,
je me considérerai comme leur véritable représentant; et connaissant vos
cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le voeu le plus
général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la
confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le
but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermeté qu'il doit
m'inspirer.

Réfléchissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos
dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale.
Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs; et tous les
ordres de l'État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité.

Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi
jusqu'à présent qui fais tout le bonheur de mes peuples; et il est rare
peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses
sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.

Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous
rendre demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour
y reprendre vos séances, j'ordonne en conséquence au grand-maître des
cérémonies de faire préparer les salles.

Dreux-Brezé, grand-maître des cérémonies, vint rappeler aux communes
immobiles l'ordre du roi. Bailly lui répondit que les représentants du
peuple ne reçoivent les ordres de personne, que, du reste il allait
prendre les ordres de l'assemblée. Alors Mirabeau lança la célèbre
apostrophe qu'il a lui-même rappelée en ces termes:


L'APOSTROPHE DE MIRABEAU

Bientôt M. le marquis de Brezé est venu leur dire [aux députés des
communes]: «Messieurs, vous connaissez les ordres du roi.» Sur quoi un des
membres des communes lui adressant la parole a dit: «Oui, Monsieur, nous
avons entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi, et vous qui ne
sauriez être son organe auprès des États-Généraux, vous qui n'avez ici ni
place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous
rappeler son discours; [Note: Le garde des sceaux, d'après le protocole,
était seul qualifié pour communiquer les ordres du roi aux États généraux.
Dreux-Brezé outrepassait ses pouvoirs. Il ne devait être que le porteur
d'ordres _écrits_ du roi.] cependant pour éviter toute équivoque et tout
délai, je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir
d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne
quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette.» Alors, d'une
voix unanime, tous les députés se sont écriés: «Tel est le voeu de
l'Assemblée.» [Note: _Treizième lettre_ de Mirabeau à ses _commettants_.]

Le Tiers, sur la proposition de Camus et de Sieyès, déclara persister dans
ses précédents arrêtés, récidivant ainsi sa désobéissance. Il décréta en
outre, sur la proposition de Mirabeau, que la personne des députés était
inviolable. «Ce n'est pas manifester une crainte, avait dit Mirabeau,
c'est agir avec prudence; c'est un frein contre les conseils violents qui
assiègent le trône.»

Le roi céda devant l'attitude résolue des nobles patriotes, l'offre de
démission de Necker, qui n'avait déjà pas assisté à la séance royale,
devant l'agitation du monde des rentiers qui craignait la banqueroute,
devant l'insubordination de l'armée et les manifestations populaires.


LES NOBLES PATRIOTES AU SECOURS DU TIERS

On se rappelle cette célèbre réponse de Mirabeau au grand maître des
cérémonies qui nous sommait de nous retirer. Cette réponse, me dit
d'André, [Note: D'André, député de la noblesse d'Aix aux États généraux,
devint avec Barnave et les Lameth un des chefs du côté gauche de la
Constituante.] ayant été rapportée à la cour par M. de Brézé, il fut donné
ordre à deux ou trois escadrons des gardes du corps de marcher sur
l'Assemblée et de la sabrer, s'il le fallait, pour la dissoudre. Et
certes, les députés, dans un pareil moment, se seraient tous laissé
égorger plutôt que de bouger. Au moment où cette troupe avançait,
plusieurs députés de la minorité de la noblesse étaient rassemblés sur une
terrasse attenant, si je me le rappelle bien, au logement de l'un des
Crillon. Il y avait entre autres les deux Crillon, d'André, le marquis de
Lafayette, les ducs de La Rochefoucauld, de Liancourt, etc., tous dans les
opinions de Necker, voulant l'établissement d'un gouvernement
constitutionnel à l'anglaise, avec la branche régnante de la dynastie.
Lorsque d'André vit les gardes du corps s'avancer pour exécuter l'ordre
dont je viens de parler: «Eh quoi! s'écrie-t-il, aurions-nous la lâcheté
de laisser égorger sous nos yeux et sans aucune démarche vigoureuse pour
en empêcher, des hommes qui nous donnent un si bel exemple de fermeté et
de dévouement! Marchons au-devant des escadrons et sauvons les députés des
communes ou périssons avec eux.» Ils partent tous à l'instant; ils barrent
le chemin au détachement, enfoncent leurs chapeaux empanachés, mettent
l'épée à la main et déclarent au commandant qu'il leur passera sur le
corps à tous avant qu'il parvienne aux députés des communes, que c'était à
lui à juger les conséquences. Le commandant répond d'abord qu'il ne
connaît que ses ordres, et fait un mouvement pour se porter en avant et
leur passer sur le corps. Mais ces braves gens étant restés inébranlables
à l'approche de cette cavalerie, le commandant n'osa pas aller plus loin;
il retourna au château rendre compte de ce qui s'était passé et demander
de nouveaux ordres. La Cour effrayée, irrésolue, donna l'ordre de
rétrograder. Le fait est notoire et je n'ai aucun doute sur les détails.
D'André n'est ni imposteur ni fanfaron, et tous les hommes que je viens de
citer étaient capables de toutes sortes de grandes et belles actions.
[Note: _Mémoires_ de La Révellière-Lépeaux, t. I, pp. 82-84.]


LA DÉMISSION DE NECKER

Des cris de _Vive Necker_ se faisaient entendre jusqu'au château. On
voulait le voir, on voulait le prier de rester à la tête des affaires.
Dans l'intervalle, il a été demandé chez la reine. Le peuple l'y a suivi,
et les cours du château sont restées pleines de monde. M. Necker a passé
un instant chez le roi pour lui rendre compte que toutes les caisses
étaient fermées à Paris, que la ville entière était prête à se soulever,
et que les directeurs de la Caisse d'Escompte arrivaient dans le moment de
Paris lui annoncer tous les dangers dont la Caisse était menacée. Le roi a
senti que le remède à ces maux était la conservation de son ministère. Il
a même exigé dit-on que M. Necker allât depuis le Château jusqu'au
Contrôle général à pied, pour se montrer au peuple et l'assurer qu'il
restait. Les rues, les fenêtres retentissaient d'applaudissements et de
cris répétés de _Vive Necker!_ Dans un instant tous les députés du
Tiers-État se sont rendus chez M. Necker pour le féliciter et applaudir
avec lui au bonheur de la nation qui le conserve. On l'embrassait, on
embrassait Mme Necker et la baronne de Staël, le public embrassait les
députés du Tiers, les applaudissait, criait: _Vive Necker, vive
l'Assemblée nationale_! [Note: Journal de l'abbé Coster, dans A. Brette,
_La Révolution française,_ t. XXIII, pp. 66-67.]


L'INSUBORDINATION DE L'ARMÉE

Le jeudi [25 juin 1789], les soldats du régiment des Gardes françaises
ayant abandonné leurs casernes s'étaient répandus dans Paris, allant par
bandes dans tous les lieux publics, criant: _Vive le Roi, Vive le Tiers!_
allant boire dans les cabarets, obtenant de l'argent de plusieurs
fanatiques qui leur en distribuaient des poignées. Crainte d'une révolte
générale, on n'osa les consigner. Le vendredi, ils se répandirent de même
dans tous les endroits publics, firent mettre bas les armes à plusieurs
patrouilles des gardes suisses qu'ils rencontrèrent et publièrent les deux
imprimés ci-joints. M. du Châtelet, accouru à Paris, parvint, en allant
lui-même à chaque caserne, à les contenir hier samedi. Et la réunion
effectuée ne laissant pas d'animosité entre les partis, il faut espérer
qu'on n'aura pas besoin de se servir des troupes, sur lesquelles V.E. voit
qu'on ne pourrait faire aucun fonds.

J'apprends à l'instant que le Roi ne peut pas compter davantage sur ses
propres gardes du corps. Un maréchal des logis, bas-officier avec rang de
lieutenant-colonel, est venu dire, au nom de la troupe, au duc de Guiche,
capitaine de quartier, que leur devoir était de garder et de protéger la
personne du Roi, mais non de monter à cheval pour se battre avec la
canaille; qu'en conséquence ils ne feraient point de patrouilles. Le duc
Guiche a cassé le bas-officier. Sur quoi les gardes du corps sont venus
présenter au Roi un mémoire, où, en l'assurant de leur attachement pour sa
personne, ils ont demandé son rétablissement. Le Roi a mis au bas du
mémoire: «j'ai toujours compté sur la fidélité de mes gardes du corps», et
il le leur a rendu. Les gardes ont fait dire à M. de Guiche que si on ne
leur rendait point leur camarade, à la fin de leur service qui se termine
avec le mois de juin, le Roi pouvait disposer de 600 bandoulières, ce qui
fait la moitié de tout le corps, y ayant dans ce moment double garde.

Les régiments de Reinach (Suisse) et de Lauzun (hussards) viennent
d'arriver. La fidélité des régiments étrangers commence aussi à devenir
suspecte. Les bourgeois les séduisent, et les Suisses de Salis-Samade
logés à Issy et à Vaugirard ont assuré leurs hôtes qu'au cas où on les fît
marcher, ils dévisseraient les batteries de leurs fusils. [Note: Dépêche
de Salmour, ministre plénipotentiaire de Saxe, 28 juin 1789, dans
FLAMMERMONT, Rapport sur les correspondances des agents diplomatiques
étrangers en France avant la Révolution. _Nouvelles archives des
missions_, t. VIII, p. 231.]

Le 24 juin, la majorité du Clergé, désobéissant à son tour au roi se
rendit à la délibération du Tiers. Le 25, 47 membres de la noblesse, le
duc d'Orléans en tête, en firent autant. Le 27, le roi se résigna à
sanctionner ce qu'il ne pouvait plus empêcher. Il ordonna aux deux ordres
privilégiés de se réunir au Tiers. Le jour même la réunion est un fait
accompli.

Le serment du jeu de paume laissa un vif souvenir parmi les patriotes et
une société particulière fut fondée par Gilbert Romme pour en commémorer
l'anniversaire.


LE PREMIER ANNIVERSAIRE DU SERMENT DU JEU DE PAUME

Formés en «bataillon civique», les membres de la société du serment du jeu
de paume entrèrent à Versailles par l'avenue de Paris. Au milieu d'eux,
quatre volontaires de la Bastille portaient «une table d'airain sur
laquelle était gravé en caractères ineffaçables le serment du jeu de
paume. Quatre autres portaient les ruines de la Bastille destinées à
sceller sur les murs du jeu de Paume cette table sacrée». La municipalité
de Versailles vint à la rencontre du cortège. Le régiment de Flandre
présenta les armes devant «l'arche sacrée». Arrivés au jeu de Paume, tous
les assistants renouvelèrent le serment «dans un saisissement religieux».
Puis un orateur les harangua: «Nos enfants iront un jour en pèlerinage à
ce temple, comme les musulmans vont à La Mecque. Il inspirera à nos
derniers neveux le même respect que le temple élevé par les Romains à la
piété filiale....» Au milieu des cris d'allégresse, les vieillards
scellèrent sur la muraille la table du serment: «Chacun envia le bonheur
de l'enfoncer.» Tous ne quittèrent qu'à regret ce lieu si cher aux âmes
sensibles: «Ils s'embrassèrent mutuellement et furent reconduits avec
pompe par la municipalité, la garde nationale et le régiment de Flandre,
jusqu'aux portes de Versailles.» Le long de la route, en rentrant à Paris,
«ils ne s'entretenaient que du bonheur des hommes, on eût dit que
c'étaient des Dieux qui étaient en marche». Au bois de Boulogne, un repas
de trois cents couverts, «digne de nos vieux aïeux», leur fut servi «par
des jeunes nymphes patriotes». Au-dessus de la table on avait placé «les
bustes des amis de l'humanité, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Franklin
qui semblait encore présider la fête». Le président de la société, G.
Romme, «lut pour bénédicité les deux premiers articles de la Déclaration
des Droits de l'homme. Tous les convives répétèrent: Ainsi soit-il!». Au
dessert, on donna lecture du procès-verbal de la journée. «Cet acte
religieux excita de vifs applaudissements.» Puis vinrent les toasts.
Danton «eut le bonheur de porter le premier». «Il dit que le Patriotisme,
ne devant avoir d'autres bornes que l'Univers, il proposait de boire à sa
santé, à la Liberté, au bonheur de l'Univers entier; de Menou but à la
santé de la Nation et du Roi «qui ne fait qu'un avec elle», Charles de
Lameth à la santé des vainqueurs de la Bastille, Santhonax à nos frères
des colonies, Barnave au régiment de Flandre, Robespierre «aux écrivains
courageux qui avaient couru tant de dangers et qui en couraient encore en
se livrant à la défense de la Patrie». Un membre désigna alors Camille
Desmoulins dont le nom fut vivement applaudi. Enfin un pieux chevalier
termina la série des toasts en buvant «au sexe enchanteur qui a montré
dans la Révolution un patriotisme digne des dames romaines». Alors «des
femmes vêtues en bergères» entrèrent dans la salle du banquet et
couronnèrent de feuilles de chêne les députés à l'Assemblée nationale:
d'Aiguillon, Menou, les deux Lameth, Barnave, Robespierre, Laborde. Un
artiste célèbre [Note: David, dont tout le monde connaît le célèbre
tableau du serment du jeu de Paume.] qui assistait à la fête promit
d'employer son talent «à transmettre à la postérité les traits des amis
inflexibles du bien public». [Note 2: A. Mathiez, _Les Origines des Cultes
révolutionnaires_, pp. 47-49, d'après le procès-verbal officiel de la
cérémonie.]



CHAPITRE II

LA RÉVOLUTION DU 14 JUILLET


L'APPEL DES TROUPES ET LES PROJETS DE LA COUR

Le roi, qui avait de l'honneur, avait ressenti vivement l'humiliation que
le Tiers et la majorité du Clergé lui avaient imposée. Il prêta une
oreille complaisante aux conseils de revanche qui lui venaient de la reine
et du comte d'Artois. Dès le 26 juin il appelait autour de Paris et de
Versailles 20,000 hommes, dont 3,000 cavaliers, la plupart des troupes
étrangères qu'il croyait plus sûres.

Les contemporains ont cru communément à un projet de coup de force
comportant une double offensive, contre l'Assemblée et contre Paris.

Le jour de la séance royale, le 23 juin, des bruits très inquiétants
s'étaient répandus dans Paris. L'on racontait que Necker, instruit que la
cour s'apprêtait à l'exiler, avait offert trois fois sa démission et
n'avait réussi à la faire accepter qu'en promettant de ne point quitter
Versailles; qu'un nouveau ministère était formé avec le prince de Conti
comme premier ministre, le prince de Condé comme généralissime de l'armée,
Foulon comme contrôleur général des finances; «que le projet de la cour
était de faire arrêter un député par chaque bailliage pour le retenir en
otage dans l'intérieur du château de la Bastille, où l'on avait vu arriver
un grand nombre de lits et une grande quantité de matelas» (Hardy).

Quelques jours plus tard, nouvelles rumeurs. L'espoir un moment nourri
après la réunion des ordres, de voir disgracier les princes de Conti et de
Condé ainsi que Barentin, s'évanouit, la concentration des troupes est
connue et commentée à Paris dès la fin de juin et des bruits sinistres
circulent. Le 3 juillet, l'on raconte au Palais-Royal que les membres du
tiers, exposés à être assassinés par les nobles, demandent du secours, et
peu s'en faut que plusieurs milliers d'hommes ne se mettent en route pour
Versailles. Puis, à mesure que les troupes se rapprochent, et surtout
après la séance du 8 juillet à l'Assemblée, les on-dit se précisent: la
cour veut imposer à l'Assemblée, au cours d'une nouvelle séance royale,
les déclarations du 23 juin, qui seront ensuite largement répandues dans
tout le royaume, lues au prône de toutes les paroisses; si l'Assemblée
résiste, elle sera transférée dans une ville éloignée ou prorogée pour un
mois, ou immédiatement dissoute. L'on affirme qu'au cours d'une nuit
prochaine, les troupes stationnées à Versailles prendront les armes, que
le local de l'Assemblée sera occupé militairement, les plus turbulents
arrêtés, voire condamnés et exécutés, les autres dispersés. Au coeur même
de la crise, le 13 et le 14 juillet, le bruit court avec persistance que
la salle des Menus-Plaisirs est minée; ce bruit trouve créance parmi les
députés et Grégoire se fait à la tribune l'interprète des frayeurs qu'il
inspire. Contre Paris, l'on méditait un assaut dans les règles: des
batteries installées sur les hauteurs de Montmartre foudroieraient la
ville; en même temps, les troupes campées au Champ de Mars et celles de
Courbevoie, de Saint-Denis, etc., feraient irruption. Tout ce qui
résisterait serait fusillé ou sabré; les soldats auraient permission de
piller. Puis les barrières seraient fermées, garnies de canons, et Paris
serait isolé du reste de la France. L'on se communiquait, dans le public,
des plans d'opérations où la mission de chaque corps, les itinéraires, la
progression méthodique de l'attaque étaient minutieusement indiqués.

Ces bruits doivent être accueillis avec circonspection. Paris et
Versailles ont passé, pendant la première quinzaine de juillet 1789, par
un accès d'exaltation généralisée qui atteignit son paroxysme le jour de
la prise de la Bastille, par une sorte de «grande peur» qui explique la
naissance des rumeurs les plus folles. A l'Assemblée même, tous ceux des
députés qui n'avaient pas partie liée avec la cour semblent y avoir prêté
foi; et point n'est besoin, pour faire comprendre leur crédulité,
d'invoquer les calculs politiques: ils ont subi la contagion du moment.

Il n'est point douteux que, du 23 juin au 12 juillet, des projets extrêmes
ont été agités. Dans une dépêche du 9 juillet, le comte de Salmour,
ministre de Saxe à Paris, attribue à d'Epréménil un plan de dissolution
Des Etats généraux à main armée. «D'après son projet, l'on devrait casser
les Etats généraux, arrêter quelques-uns des membres qui avaient parlé
avec plus de chaleur, les livrer au parlement, ainsi que M. Necker, pour
instruire leur procès dans les formes juridiques et les faire périr sur
l'échafaud comme criminels de lèse-majesté et coupables de haute
trahison.» Le même témoin note «les rodomontades ridicules des
aristocrates», à mesure que les régiments arrivent. Les officiers de
l'état-major du maréchal de Broglie se laissaient aller, en parlant de
l'Assemblée, à de graves intempérances de langage, et le maréchal
lui-même, à en croire Salmour et Besenval, montrait une assurance, une
jactance menaçantes. [Note: Pierre Caron, La tentative de contre-
révolution de juin-juillet 1789 dans la _Revue d'histoire moderne et
contemporaine, t. VII, pp. 20-23.].


_LA RÉPLIQUE DES PATRIOTES_

LA MOTION DE MIRABEAU DU 8 JUILLET

Le 8 juillet, Mirabeau prononça un terrible réquisitoire contre les
mauvais conseillers du roi qui compromettaient le trône: «Ont-ils prévu
les conseillers de ces mesures, ont-ils prévu les suites qu'elles
entraînent pour la sécurité même du trône? Ont-ils étudié dans l'histoire
de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles se
sont opérées?» Il déposa la motion suivante:

Qu'il soit fait au roi une très humble adresse, pour peindre à S.M. les
vives alarmes qu'inspire à l'Assemblée nationale de son royaume l'abus
qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon roi pour faire
approcher de la capitale et de cette ville de Versailles des trains
d'artillerie et des corps nombreux de troupes tant étrangères que
nationales, dont plusieurs se sont cantonnés dans les villages voisins, et
pour la formation annoncée de divers camps aux environs de ces deux
villes.

Qu'il soit représenté au roi, non seulement combien ces mesures sont
opposées aux intentions bienfaisantes de S.M. pour le soulagement de ses
peuples dans cette malheureuse circonstance de cherté et de disette de
grains, mais encore combien elles sont contraires à la liberté et à
l'honneur de l'Assemblée nationale, propres à altérer entre le roi et ses
peuples cette confiance qui fait la gloire et la sûreté du monarque, qui
seule peut assurer le repos et la tranquillité du royaume, procurer enfin
à la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zèle
de cette Assemblée.

Que S.M. soit suppliée très respectueusement de rassurer ses  fidèles
sujets en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de
ces mesures également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le
prompt renvoi des troupes et des trains d'artillerie aux lieux d'où on les
a tirés.

Et attendu qu'il peut être convenable, en suite des inquiétudes et de
l'effroi que ces mesures ont jetés dans le coeur du peuple, de pourvoir
provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillité; S.M. sera
suppliée d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il
soit incessamment levé des gardes bourgeoises qui, sous les ordres du roi,
suffiront pleinement à remplir ce but sans augmenter autour de deux villes
travaillées des calamités de la disette le nombre des consommateurs.
[Note: Réimpression du _Moniteur_.]

La motion de Mirabeau fut votée, à l'unanimité moins quatre voix, à
l'exception du dernier paragraphe que les électeurs de Paris allaient se
charger de mettre en application. [Note: Dès le 25 juin les électeurs de
Paris avaient agité le projet d'une milice bourgeoise.]


L'AGITATION A PARIS. LES GARDES FRANÇAISES

A ces mouvements et à ces bruits la capitale entière n'eut qu'un
sentiment; et ce n'était pas une populace ignorante et tumultueuse,
c'était tout ce que cette ville célèbre renferme d'hommes éclairés ou
braves de tous les états et de toutes les conditions. Le danger commun
avait tout réuni. Les femmes qui, dans les mouvements populaires, montrent
toujours le plus d'audace, encourageaient les citoyens à la défense de
leur patrie. Ceux-ci, par un instinct que leur donnaient le danger public
et l'exaltation du patriotisme, demandaient aux soldats qu'ils rencontrent
s'ils auront le courage de massacrer leurs frères, leurs concitoyens,
leurs parents, leurs amis. Les gardes-françaises les premiers, ces
citoyens généreux, rebelles à leurs maîtres, selon le langage du
despotisme, mais fidèles à la nation, jurent de ne tourner jamais leurs
armes contre elle. Des militaires d'autres corps les imitent. On les
comble de caresses et de présents. On voit ces soldats, qui avaient été
amenés pour l'oppression de la capitale, et par conséquent du royaume, se
promener dans les rues en embrassant les citoyens. Ils arrivent en foule
au Palais-Royal, où tout le monde s'empresse de leur offrir des
rafraîchissements, et chacun emploie tous les moyens qu'il juge propres à
détacher les soldats de l'obéissance arbitraire pour les réunir à la cause
commune. On apprend cependant que quelques-uns d'entre eux vont être punis
d'avoir refusé de tirer sur leurs concitoyens, que onze gardes françaises
sont détenus aux prisons de l'Abbaye, et vont être transférés à Bicêtre,
prison des plus vils scélérats. Leur cause devient la cause publique. On
court les délivrer [le 9 juillet]; la foule grossit en marchant; on force
les prisons, on entre, on les délivre; et ils sont amenés en triomphe au
Palais-Royal, qui devient leur asile. Les hussards et les dragons qui
avaient reçu ordre de charger les citoyens, posent leurs armes et se
joignent à eux; et l'on entend partout les cris de _Vive la Nation!_ car,
depuis la constitution des communes en assemblée nationale, c'était le cri
de la joie publique, et l'on ne disait plus _vive le Tiers-Etat!_. [Note:
Rabaut, _op. cit._, pp. 64-65.]

Le lendemain, 10 juillet, les _Électeurs_ de Paris, c'est-à-dire les
délégués des assemblées primaires qui avaient élu les députés de la ville
aux États-Généraux, se réunissaient dans la grande salle de l'Hôtel de
Ville et discutaient un projet d'organisation d'une garde bourgeoise.


LE RENVOI DE NECKER ET LE RÔLE DES CAPITALISTES DANS L'INSURRECTION

Le 11 juillet, vers 3 heures de l'après-midi, le roi révoquait Necker et
l'invitait à sortir immédiatement du royaume. Les autres ministres
patriotes, Montmorin, Saint-Priest, La Luzerne étaient de même disgraciés.
Leurs successeurs étaient pris dans le parti de la résistance à outrance:
le baron de Breteuil, le maréchal de Broglie, le duc de La Vauguyon, etc.
Le renvoi de Necker provoqua dans le monde de la finance et de la
bourgeoisie le même émoi que sa menace de démission le 23 juin.

Le 12 juillet, lorsqu'il apprend le renvoi de Necker, le bailli de Virieu
écrit: «Le renvoi de Necker portera un coup au crédit, et la caisse
d'escompte pourrait bien faire banqueroute. Le roi, probablement, sera
forcé de reculer et de faire retirer les troupes.» «Aussitôt, dit Bailly,
qu'on apprit à Paris la nouvelle du renvoi de Necker, les agents de change
s'assemblèrent pour délibérer sur les suites du coup que cet événement
allait porter au commerce et aux finances. Ils décidèrent que, pour éviter
de mettre à découvert un discrédit total de tous les effets, la Bourse
serait fermée lundi; ils dépêchèrent l'un d'eux, M. Madimer, à Versailles
pour avoir des nouvelles et connaître l'état des choses». Les craintes des
agents de change n'étaient pas injustifiées; dès le 10, les rumeurs
répétées sur le mouvement des troupes autour de Paris avaient fait tomber
les billets de la Caisse d'escompte de 4 265 livres, où ils étaient le 8,
à 4 165 livres. L'arrêté fameux de l'Assemblée nationale du 13 juillet
vise expressément la banqueroute. Le Constituant Lofficial dépeint la
consternation des bourgeois parisiens le 12 juillet: «Ils ne voyaient que
la banqueroute royale et la perte de leur fortune certaine (la majeure
partie des Parisiens ayant tout leur avoir sur le Trésor royal)». Le
_Tableau des principaux événements de la Révolution_ s'exprime ainsi: «Un
des principaux moyens employés par les factieux pour soulever Paris peuplé
de capitalistes, de rentiers, d'agioteurs avait été d'y répandre le bruit
que la résolution de faire banqueroute avait été prise dans le même
conseil où l'exil de M. Necker avait été prononcé. M. Mounier eut la
faiblesse d'adopter cette fable absurde: «Nous déclarerons ... que
l'Assemblée nationale ne peut consentir à une honteuse banqueroute». Enfin
Rivarol, dans ses mémoires, a fait avec amertume les mêmes constatations:
«Les capitalistes, par lesquels la Révolution a commencé n'étaient pas si
difficiles en fait de constitution, et ils auraient donné la main à tout,
pourvu qu'on les payât.... Soixante mille capitalistes et la fourmilière
des agioteurs ont décidé la Révolution». Et, dans une note, il accuse les
principaux banquiers de Paris, Laborde-Méréville, Boscary, Dufresnoy,
d'avoir mis à la disposition du parti révolutionnaire des sommes
considérables. [Note: Pierre Caron, _La tentative de contre-révolution de
juin-juillet 1789_, dans la _Revue d'histoire moderne_, t. VIII, pp. 666-
667.]


LE 12 JUILLET

Il est impossible de dépeindre le mouvement immense qui tout à coup
souleva la ville entière de Paris [à la nouvelle du renvoi de Necker]. On
y prévit tout ce à quoi il fallait s'attendre, l'assemblée nationale
dissoute par la force, et la capitale envahie par l'armée. Les citoyens
accourent au Palais-Royal, leur rendez-vous accoutumé; la consternation
les y avait conduits; la fureur commune s'y alluma, mais telle qu'elle dut
se communiquer en un moment à cette vaste et populeuse enceinte. La
première Victime du despotisme devint l'idole et la divinité du jour. Les
citoyens prennent un buste de M. Necker; ils y joignent celui de M.
d'Orléans, dont on disait aussi qu'il allait être exilé, et les promènent
dans Paris suivis d'un immense cortège. Des soldats du Royal-Allemand
reçoivent ordre de charger, et frappent de leurs sabres ces bustes
insensibles: plusieurs personnes sont blessées. Le prince de Lambesc était
sur la place de Louis XV avec des soldats de Royal-Allemand; le peuple lui
jette des pierres; alors il se précipite dans les Tuileries le sabre à la
main et blesse un vieillard qui s'y promenait. Tandis que les femmes et
les enfans, effrayés, poussent mille cris, le canon tire et tout Paris est
sur pied et crie aux armes; le tocsin sonne, les citoyens enfoncent les
boutiques des armuriers.

Ils battent une compagnie de Royal-Allemand, et l'émotion continue durant
toute la journée jusqu'à ce que, la nuit étant survenue, des brigands,
apostés hors de Paris, brûlent les barrières, entrent dans la ville et
courent les rues, que remplissaient heureusement des patrouilles de
citoyens, de gardes-françaises et de soldats du guet. [Note: Rabaut, _op.
cit._, p. 68.]


CAMILLE DESMOULINS AU PALAIS-ROYAL

Il était deux heures et demie [le 12 juillet]; je venais de sonder le
peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne
voyais pas les groupes, quoique vivement émus ou consternés, assez
disposés au soulèvement. Trois jeunes gens me parurent agités d'un plus
véhément courage; ils se tenaient par la main. Je vis qu'ils étaient venus
au Palais-Royal dans le même dessein que moi; quelques citoyens passifs
les suivaient: «Messieurs, leur dis-je, voici un commencement
d'attroupement civique; il faut qu'un de nous se dévoue et monte sur une
table pour haranguer le peuple»--«Montez-y»--«J'y consens». Aussitôt je
fus plutôt porté sur la table que je n'y montai. A peine y étais-je que je
me vis entouré d'une foule immense. Voici ma courte harangue que je
n'oublierai jamais: «Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive
de Versailles, M. Necker est renvoyé; ce renvoi est le tocsin d'une
Saint-Barthélemi de patriotes; ce soir tous les bataillons suisses et
allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste
qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes
pour nous reconnaître.» J'avais les larmes aux yeux et je parlais avec une
action que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue
avec des applaudissemens infinis. Je continuai: «--Quelles couleurs
voulez-vous?--Quelqu'un s'écria:--Choisissez.--Voulez-vous le vert,
couleur de l'espérance ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberté
d'Amérique et de la démocratie?» Des voix s'élevèrent: «--Le vert, couleur
de l'espérance!--Alors je m'écriai:--Amis! le signal est donné: voici les
espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne
tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. Puis, tirant deux
pistolets de ma poche, je dis: Que tous les citoyens m'imitent!» Je
descendis étouffé d'embrassemens; les uns me serraient contre leurs
coeurs; d'autres me baignaient de leurs larmes, un citoyen de Toulouse,
craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on
m'avait apporté un ruban vert. J'en mis le premier à mon chapeau et j'en
distribuai à ceux qui m'environnaient. [Note: Camille Desmoulins, _Le
vieux cordelier_, n° 5, éd. Baudouin, 1825, pp. 81-82.]


LE 13 JUILLET

Le 13 juillet, au matin, les _Électeurs_ prennent la direction du
mouvement. Ils s'emparent des pouvoirs municipaux, en maintenant en
fonctions le prévôt des marchands Flesselles qu'ils appellent à présider
leur _Comité permanent_. Ils organisent immédiatement la milice bourgeoise
à raison de 800 hommes par district, 48 000 pour la ville. La journée se
passa à enrôler les compagnies et à les armer. Les deux principaux
épisodes de cette prise d'armes furent le pillage du garde-meuble et le
pillage des Invalides.


LE PILLAGE DES INVALIDES

L'hôtel des Invalides, à la vue des troupes campées au Champ de Mars, fut
emporté par 7 ou 8 000 bourgeois désarmés qui, sortant avec fureur des
trois rues adjacentes, se précipitèrent dans un fossé de 12 pieds de large
sur 8 de profondeur et l'eurent, se transportant les uns les autres sur
les épaules, passé en moins de rien. Arrivés dans l'Esplanade pêle-mêle
avec les Invalides qui n'eurent pas le temps de se reconnaître, ils s'y
emparèrent de 12 pièces de canon de 14, de 10, de 18 et d'un mortier. Ils
présentèrent alors au gouverneur un ordre de la ville de leur remettre les
armes, qui, ne voyant plus moyen de se défendre dans son hôtel, en ouvrit
les portes. Ils s'emparèrent de 40 000 fusils et d'un magasin de poudre.

Témoin de cette opération qui se fit avec une vivacité incroyable je
passai au camp voisin, où le spectacle des troupes tristes, mornes et
abattues, enfermées depuis quinze jours dans un espace assez étroit, me
parut différent de celui des hommes entreprenants et courageux que je
venais de quitter. Les généraux convinrent dès ce moment qu'il était
impossible de _soumettre Paris_, que le parti de la retraite était le
seul prudent. [Note: Dépêche de Salmour, ministre de Saxe, 16 juillet
1789, _Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 238.].


UN MENEUR: JEAN ROSSIGNOL

Si la Cour n'avait eu contre elle que les rentiers et les bourgeois, gens
naturellement pacifiques, elle aurait triomphé facilement. Mais les
bourgeois surent entraîner derrière eux la foule des prolétaires. Les
véritables chefs de l'insurrection furent d'anciens soldats, vivant du
travail de leurs mains en artisans, ne s'occupant pas généralement de
politique, mais gagnés pour une fois par la contagion de l'exemple. L'un
d'eux, Jean Rossignol, ouvrier orfèvre, qui avait fait auparavant de
nombreuses garnisons sous le sobriquet militaire de _Francoeur_, a
raconté, avec une sincérité admirable, comment il devint un des vainqueurs
de la Bastille.

«Le 12 juillet 89, dit-il, je ne savais rien de la Révolution, et je ne me
doutais en aucune manière de tout ce qu'on pouvait tenter.» C'était un
dimanche. Il dansait dans une guinguette quand il vit qu'on brûlait les
barrières. Des passants l'interpellent: «Es-tu du Tiers-État? Crie _Vive
le Tiers-État!_» Il cria _Vive le Tiers-État_ sans trop savoir ce que cela
voulait dire. Bien lui en prit, car un de ses camarades qui s'y refusait
fut roué de coups. Le lendemain, 13 juillet, il voit la foule qui s'arme
dans les boutiques des fourbisseurs. Ce spectacle l'intéresse. Il fait
comme tout le monde: «Je fus au Palais-Royal: là je vis des orateurs
montés sur des tables qui haranguaient les citoyens et qui réellement
disaient des vérités que je commençais à apprécier. Leurs motions
tendaient toutes à détruire le régime de la tyrannie et appelaient aux
armes pour chasser toutes les troupes qui étaient au Champ-de-Mars. Ces
choses m'étaient si bien démontrées que je ne désirais plus que l'instant
où je pourrais avoir une arme afin de me réunir à ceux qui étaient armés.»
Voilà Rossignol converti et lancé. Il retourne dans son quartier, il
groupe ses connaissances, il devient un chef. Il suit les bourgeois, mais
il se défie d'eux, il n'est pas de leur classe.

Nous nous rassemblâmes entre gens de connaissance et nous nous trouvâmes
plus de soixante dans un instant tous bien décidés, car la plupart d'entre
nous avaient au moins un congé de service dans la ligne. Nous entrâmes
dans l'église; nous y vîmes tous ces gros aristocrates s'agiter; je dis
aristocrates, parce que, dans cette assemblée, ceux qui parlaient étaient
pour la plupart chevaliers de Saint-Louis, marquis, barons, etc. Le seul
homme qui me plût, et que je ne connaissais pas, fut le citoyen Thuriot de
La Rozière, qui s'est bien montré dans cette assemblée. Là, on était
occupé à nommer des commandants, des sous-commandants, [Note: La réunion
avait pour but d'organiser la milice bourgeoise que les électeurs venaient
de décréter. On remarquera que la réunion se tient dans l'Eglise.] et
toutes les places étaient données à ces chevaliers de Saint-Louis. Enfin,
je fis une sortie contre cette nomination parce qu'aucun citoyen n'y était
appelé.

Un nommé Dégié, alors notaire, Saint-Martin et les derniers chevaliers de
Saint-Louis proposaient les candidats. Je fus si outré de voir cette
clique infernale se liguer pour commander les citoyens que je demandai la
parole. Je montai sur une chaise et je leur dis que l'on commençait par où
l'on devait finir, et que ce n'était pas de cette manière qu'il fallait
agir pour nous préserver des troupes qui étaient aux environs de Paris,
que de tous les commandants que l'on venait de nommer aucun n'était dans
le cas d'empêcher que les citoyens fussent massacrés.

On me dit que je n'avais qu'à en donner le moyen.

Je leur répondis qu'il fallait commencer par avoir des soldats et ensuite
des armes à leur distribuer, qu'il fallait absolument des armes pour
pouvoir se défendre; ensuite on devait se rassembler par quartiers, chacun
étant armé, chacun devait avoir le droit de nommer son chef;... je
proposai d'aller chez tous les seigneurs qui résidaient dans la paroisse,
d'y faire une perquisition et d'apporter dans l'église toutes les armes
que l'on trouverait. J'ajoutai que la distribution devrait en être faite
légalement par chaque quartier, en donnant surtout les fusils aux mains
des hommes connus qui en savaient le maniement: c'était là le bon moyen,
selon moi.

Ma motion fut rejetée et improuvée comme venant d'un homme suspect, et Le
Bossu, alors curé de Saint-Paul, [Note: Bossu refusera le serment, sera
déporté et ne reviendra en France qu'en 1801.] dit qu'il fallait me mettre
à Bicêtre; ce à quoi je répliquai que j'étais soutenu de tout mon quartier
et que, s'il voulait me faire arrêter, j'allais lui tomber sur le corps.
En me regardant, il vit que j'étais entouré de plus de trente hommes qui
avaient les bras retroussés: il eut peur et ne souffla plus mot....

A neuf heures on vint me dire que l'on faisait des listes chez le curé. Je
m'y rendis et j'y fis grand tapage afin qu'aucun de mes amis venus pour
s'inscrire sur cette liste, qui était à bien nommer liste de proscription,
n'y fût inscrit; et je demandai: Où sont les fusils de cette ville, que
vous aviez promis dans deux heures? En voilà six de passées et rien n'est
encore arrivé!...

Mes camarades et moi nous les laissâmes délibérer et nous nous en fûmes
boire, tout le Tiers-État ensemble, avec promesse de nous rejoindre le
lendemain, le plus qu'il nous serait possible afin d'avoir des armes.
[Note: _Vie véritable du citoyen Jean Rossignol_, publiée par V.
Barrucand, 1896, pp. 75-79.]

Ce récit, d'une couleur si vive, n'a pas besoin de commentaire. La
bourgeoisie, en déchaînant Rossignol et ses pareils contre les
privilégiés, dut avoir très vite le sentiment qu'elle ne s'était pas donné
seulement des alliés mais des rivaux.

Rossignol participera à toutes les grandes journées révolutionnaires,
deviendra général, commandera en Vendée, sera déporté par Bonaparte
aux îles Seychelles puis à Anjouan où il mourra en 1802.


LE 14 JUILLET

La Cour fut surprise par la brusque offensive des Parisiens. La
Concentration des troupes n'était pas terminée. Le maréchal de Broglie,
sans doute mal soutenu par le roi que reprenaient ses hésitations, laisse
Besenval sans ordre et Besenval, peu sûr de ses troupes, reste inerte et
impuissant au Champ-de-Mars, sans rien tenter pour réprimer l'insurrection.
L'Assemblée, encouragée par l'attitude de Paris, avait décrété le 13
juillet que Necker emportait son estime et ses regrets, que les nouveaux
ministres seraient responsables des événements et elle avait décidé de
siéger jour et nuit, en se tenant en rapports avec les Électeurs parisiens.

Le 14 juillet dès le matin de nombreuses députations des districts et des
Électeurs se rendirent à la Bastille pour demander au gouverneur De Launay
de livrer des armes à la milice qui se formait et de faire retirer les
canons de la forteresse qui n'était défendue que par quelques Suisses et
quelques Invalides, ceux-ci assez hésitants et presque gagnés à la cause
populaire. Pendant que les députations parlementent en vain avec le
gouverneur, le peuple s'attroupe et les gardes françaises amènent des
canons. Une dernière députation est reçue à coups de fusil par les
Suisses. C'est le signal des hostilités.

L'épisode le plus dramatique du siège fut:


LE DÉVOUEMENT D'ELIE

Pour parvenir à travers la cour du gouvernement [Note: Le gouvernement
était le logement du gouverneur, situé en avant de la forteresse. Voir le
plan.] et tenter jusqu'au pont de pierre et tenter d'enfoncer à coups de
canon les ponts-levis et les portes de la forteresse, les assiégeants
étaient gênés par les voitures de paille que les combattants de la
première heure avaient incendiées dans l'intention de se protéger par un
rideau de fumée contre les coups de la garnison. Ce fut un officier du
régiment de la Reine-Infanterie nommé Elie qui se dévoua pour les
déplacer. Vieux sous-officier, nommé sous-lieutenant porte-drapeau, en
1788, à l'âge de 40 ans et après 22 ans de service, Elie était tout dévoué
à la cause du Tiers-Etat, sans doute en haine des officiers nobles, dont
il avait eu tant à souffrir. Dès la première attaque contre la Bastille,
il avait couru revêtir son uniforme et il était revenu se mettre à la tête
des assaillants. Aidé d'un mercier du quartier nommé Réole et de quelques
citoyens restés inconnus, Elie se mit bravement en avant et entreprit de
retirer ces voitures. Ils écartèrent la première assez facilement; mais
ils eurent plus de mal pour enlever la seconde qui était en face du pont
dormant et bouchait précisément l'entrée du château. Cependant Réole
parvint, à lui seul, à retirer cette voiture enflammée, après avoir perdu
deux de ses camarades tués à ses côtés. En même temps Hulin faisait couper
à coups de canon les chaînes du pont-levis de l'Avancée, afin de prévenir
toute trahison. Alors les assiégeants passèrent en foule dans la cour du
Gouvernement avec leurs canons, qu'ils placèrent en batterie à l'entrée du
pont de pierre, en face des ponts-levis et des portes de la forteresse qui
n'en étaient éloignés que d'une trentaine de mètres.

Cette manoeuvre hardie décida du succès du siège et, quoi que puissent
dire aujourd'hui les adversaires de la Révolution, ce succès fut dû à la
bravoure des assiégeants autant et plus qu'à la faiblesse du gouverneur.
Car pour traîner ces canons à travers les cours et pour les mettre en
batterie devant l'entrée principale de la Bastille sous le feu continuel
de la garnison, les assaillants eurent à faire preuve du plus grand
courage. Les rédacteurs de la _Bastille dévoilée_ sont eux-mêmes obligés
de le reconnaître: «Jamais, disent-ils, on n'a vu plus d'actions de
bravoure dans une multitude tumultueuse. Ce ne sont pas seulement les
gardes-françaises, les militaires, mais des bourgeois de toutes les
classes, des simples ouvriers de toute espèce qui, mal armés et même sans
armes, affrontaient le feu des remparts et avaient l'air d'y insulter. Ce
n'est pas derrière des retranchements qu'ils se tenaient; c'est dans les
cours de la Bastille et si près des tours que M. de Launay lui-même a fait
plusieurs fois usage des pavés et autres débris qu'il avait fait monter
sur la plate-forme. On ne peut disconvenir qu'il n'y eut beaucoup de
confusion et de désordre. Chacun était chef et ne suivait que sa fougue.
C'était des individus de tous les quartiers, dont plusieurs n'avaient
jamais manié d'armes et cependant les Invalides qui se sont trouvés à bien
des sièges et à bien des batailles nous ont assuré qu'ils n'ont jamais vu
un feu de mousqueterie servi comme celui des assiégeants; ils n'osaient
plus mettre la tête en dehors du parapet des tours.» Pour prouver que ces
éloges ne sont que justes, il suffit de rappeler le chiffre des pertes
subies par les vainqueurs de la Bastille. Dans cette affaire qui ne dura
pas quatre heures, les assiégeants eurent au moins 83 des leurs tués sur
place: les autres moururent des suites de leurs blessures; 13 furent
estropiés et 60 blessés. [Note: J. Flammermont, _La journée du 14
juillet 1789_ (pp. 224-227).]


LA REDDITION DE LA BASTILLE

Les assiégeants voyant que leur canon n'était d'aucun effet revinrent à
leur premier projet de forcer les portes. Ils firent pour cela amener
leurs pièces de canon dans la cour du Gouvernement et les placèrent sur
l'entrée du pont, les pointant contre la porte. M. de Launay voyant ces
dispositions du haut des tours, sans avoir consulté ni avisé son
état-major et sa garnison, fit rappeler par un tambour qu'il avait avec
lui. Sur cela je fus moi-même dans la chambre et aux créneaux pour faire
cesser le feu; la foule approcha et le Gouverneur demanda à capituler. On
ne voulut point de capitulation et les cris de _Bas les ponts!_ furent
toute réponse.

Pendant ce temps j'avais fait retirer ma troupe de devant la porte pour ne
pas la laisser exposée au feu du canon de l'ennemi; duquel nous étions
menacés. Je cherchai après cela le Gouverneur afin de savoir quelles
étaient ses intentions. Je le trouvai dans la salle du Conseil occupé à
écrire un billet par lequel il marquait aux assiégeants qu'il avait vingt
milliers de poudre dans la place et que si on ne voulait pas accepter de
capitulation, il ferait sauter le fort, la garnison et les environs. Il me
rendit ce billet avec ordre de le faire passer. Je me permis dans ce
moment de lui faire quelques représentations sur le peu de nécessité qu'il
y avait encore dans ce moment d'en venir à cette extrémité. Je lui dis que
la garnison et le fort n'avaient souffert encore aucun dommage, que les
portes étaient encore entières et qu'on avait encore les moyens de se
défendre; car nous n'avions qu'un Invalide de tué et deux ou trois
blessés. Il parut ne point goûter ma raison; il fallut obéir.

Je fis passer le billet à travers les trous que j'avais fait percer
précédemment dans le pont-levis. Un officier ou du moins qui portait
l'uniforme d'officier du régiment de la Reine-Infanterie [Elie], s'étant
fait apporter une planche pour pouvoir approcher des portes, fut celui à
qui je remis le billet; mais il fut sans effet. On persista à crier: _Bas
les ponts_! Et _Point de capitulation_!

Je retournai vers le Gouverneur et lui rapportai ce qui en était et tout
de suite après je rejoignis ma troupe, que j'avais fait ranger à gauche de
la porte. J'attendais le moment que le Gouverneur exécutât sa menace; je
fus très surpris le moment d'après de voir quatre Invalides approcher des
portes, les ouvrir et baisser les ponts. La foule entra tout à coup. On
nous désarma à l'instant et une garde fut donnée à chacun de nous. [Note:
Relation de l'officier suisse De Flue dans la _Revue Rétrospective,_ t. IV
(1834), pp. 289-290.]

Les vainqueurs souillèrent leur victoire du meurtre de De Launay, de son
major De Losme, de Flesselles, de quelques autres encore, dont les têtes
furent portées au bout des piques.

On ne trouva à la Bastille que sept prisonniers d'État dont la plupart
étaient détenus pour des crimes de droit commun.


LES VAINQUEURS DE LA BASTILLE

L'assemblée des représentants de la commune de Paris, dans le but de
récompenser les vainqueurs, chargea une commission spéciale d'en dresser
la liste après une enquête. La commission siégea du 22 mars au 16 juin
1790 et retint 954 noms.

La plupart des vainqueurs habitaient le faubourg Saint-Antoine que Baudot
surnommait le père nourricier de la Révolution.

Les Parisiens de Paris y figurent avec un très grand nombre de
provinciaux.

La majorité se compose d'ouvriers, mais toutes les catégories sociales
comptent des représentants...: 51 menuisiers, 45 ébénistes, 28
cordonniers, 28 gagne-deniers, 27 sculpteurs, 23 ouvriers en gaze, 14
marchands de vin, 11 ciseleurs, 9 bijoutiers, autant de chapeliers, de
cloutiers, de marbriers, de tabletiers, de tailleurs et de teinturiers, et
des quantités moindres des autres corps d'état. En particulier,
mentionnons des hommes de lettres, des étudiants, des militaires et des
abbés. L'horlogerie se trouve représentée par plusieurs grands rôles:
Hébert, J.-B. Humbert, les futurs généraux Rossignol et Hulin. [Note:
Joseph Durieux, _Les vainqueurs de la Bastille_, p. 5.]

M. Jaurès a commenté avec éloquence ces constatations.

En cette héroïque journée de la Révolution bourgeoise, le sang ouvrier
coula pour la liberté. Sur les cent combattants qui furent tués devant la
Bastille, il en était de si pauvres, de si obscurs, de si humbles que
plusieurs semaines après on n'en avait pas retrouvé les noms et Loustalot
dans les _Révolutions de Paris_ gémit de cette obscurité qui couvre tant
de dévouement sublime: plus de trente laissaient leur femme et leurs
enfants dans un tel état de détresse que des secours immédiats furent
nécessaires. On ne relève pas dans la liste des combattants les rentiers,
les capitalistes pour lesquels en partie la Révolution était faite. Il n'y
eut pas sous le feu meurtrier de la forteresse distinction de _citoyens
actifs_ et de _citoyens passifs_. [Note: J. Jaurès. Histoire socialiste,
_La Constituante_, p. 265. Les citoyens actifs étaient ceux qui payaient
une imposition directe égale à la valeur locale de 3 journées de travail.
Seuls ils étaient en possession du droit de vote.]


_LE ROI CAPITULE DEVANT L'ÉMEUTE_

Le 15 juillet, au matin, Louis XVI se rendit à l'Assemblée nationale,
déclara qu'il avait donné l'ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de
Versailles. Le lendemain, sur une nouvelle démarche de l'Assemblée, il
rappelait Necker et les ministres renvoyés, et le même jour il se rendait
à Paris, sanctionnant par sa présence le fait accompli.

Les contemporains attribuèrent la volte-face royale à une intervention
du duc de Liancourt.


L'INTERVENTION DU DUC DE LIANCOURT

On attribue généralement la démarche du Roi à une circonstance fort
extraordinaire et qui mérite un détail.

Le baron de Wimpfen, député de Normandie, étant à Paris le 14, le peuple
l'a arrêté et conduit sur la place de Grève. On lui demandait: «Es-tu
noble?--Oui, mes amis.--Es-tu pour le Tiers-État?--Oui, si je ne l'étais
pas, je ne mériterais pas de porter cette croix (la croix de
Saint-Louis)». On lui a demandé son nom, il l'a dit; on a cherché sur la
liste s'il était un de ceux qu'on appelle _bons_; on l'y a trouvé.
Cependant en passant sur la place près du corps de M. de Launay, on lui
disait: «Tu seras bientôt à côté de lui». La fureur de la populace était
au dernier degré; un mot, un geste, un clin d'oeil pouvaient le faire
périr; cependant, ayant été reconnu par quelqu'un qui a attesté qu'il
était un _brave homme_, on l'a laissé aller, en lui donnant un passeport.

Le baron de Wimpfen est un des plus braves et des plus loyaux officiers de
l'armée. Il a cette noble et touchante simplicité d'un Allemand, d'un
militaire et d'un bon gentilhomme; il a conté cette aventure à l'Assemblée
nationale; il y a répandu un grand intérêt et un juste effroi, d'autant
plus qu'il a parlé immédiatement après le vicomte de Noailles et que le
feu de l'un et le calme de l'autre rendaient infiniment plus vraisemblable
ce qu'ils disaient tous deux.

Au sortir de l'Assemblée il en a parlé au duc de Liancourt qui l'a engagé
à aller trouver les ministres. Il a trouvé réunis chez M. de Breteuil le
maréchal de Broglie et M. de Villedeuil: il leur a raconté les mêmes
choses, ils l'écoutaient avec la plus froide indifférence. «Messieurs, le
silence serait un crime, et demain je publierai votre indifférence dans
tout le château.--Bon, ce n'est rien! Un ou deux régiments calmeront tout.
--Messieurs, cela est impossible, et, si vous ne prenez pas le parti de
renvoyer les troupes, la vie du Roi n'est peut-être pas en sûreté.--Il ira
s'enfermer dans Metz.--Messieurs, qui quitte la partie la perd, et l'on ne
sait ce qui peut arriver. Je dois vous avertir que si vous ne calmez le
peuple, il peut se porter aux derniers excès contre la Reine et M. le
comte d'Artois.--M. le comte d'Artois voyagera, il ira en Espagne.
--Messieurs, on peut déclarer M. le comte d'Artois déchu de ses droits à
la couronne, lui et sa postérité.»

Rien ne pouvait faire cesser la criminelle indifférence de ces ministres,
le duc de Liancourt qui a senti tout le danger de la position présente et
qui, d'ailleurs, est personnellement fort attaché au Roi, a été l'éveiller
à mi-nuit, lui a fait un récit exact des faits et lui a indiqué comme le
seul moyen de sauver l'État celui qu'il a pris de venir seul à l'Assemblée
nationale et de renvoyer les troupes.

Il paraît que le Roi le lui a promis. Il est au moins certain que c'est
ce conseil qui l'a déterminé.... [Note: _Journal_ de Duquesnoy, 16 juillet
1789.]


LA VISITE DU ROI A PARIS LE 16 JUILLET

Cependant les Parisiens voulaient avoir le roi dans leur ville; déjà le
bruit s'étoit répandu au château de Versailles qu'une députation de
citoiens armés venoit engager le roi à visiter sa capitale; aussitôt le
roi fit dire à l'assemblée nationale qu'il désiroit qu'elle envoiât des
députés au devant de ceux de Paris pour les déterminer à retourner sur
leurs pas et les assurer qu'il se rendroit le lendemain matin (16 juillet)
à Paris. Une partie de l'assemblée nationale l'y accompagna, les députés
se rangèrent sur deux files au milieu desquelles le roi s'avançoit dans
une voiture très simple escorté seulement par un détachement de la milice
bourgeoise de Paris. Cette procession commença à la porte de la conférence
d'où elle se rendit à l'Hôtel de Ville. Il est impossible d'imaginer un
spectacle aussi auguste et aussi sublime et encore plus de rendre les
sensations qu'il excitoit dans les âmes capables de sentir. Figurez un
roi, au nom duquel on fesoit trembler la veille toute la capitale et toute
la nation, traversant dans l'espace de deux lieues, avec les représentans
de la nation, une haie de citoiens rangés sur trois files dans toute
l'étendue de cette route, parmi lesquels il pouvoit reconnaître ses
soldats, entendant partout le peuple criant Vive la Nation, Vive la
Liberté, cri qui frappoit pour la première fois ses oreilles. Si ces
grandes idées n'avoient pas été capables d'absorber l'âme tout entière, la
seule immensité des citoiens non armés qui sembloient amoncelés de toutes
parts, qui couvroient les maisons, les éminences, les arbres mêmes qui se
trouvoient sur la route, ces femmes qui décoroient les fenêtres des
édifices élevés et superbes que nous rencontrions sur notre passage, et
dont les battemens de main, et les transports patriotiques ajoutoient
autant de douceur que d'éclat à cette fête nationale, toutes ces
circonstances et une foule d'autres non moins intéressantes auroient suffi
pour graver à jamais ce grand événement dans l'imagination et dans le
coeur de tous ceux qui en furent les témoins. J'ai vu des moines porter la
cocarde que tous les habitans de la capitale ont arborée. J'ai vu sur le
portail des églises qui étoient sur notre route le clergé en étoles et en
surplis, environné d'une foule de peuple, disputer avec lui du zèle à
témoigner leur reconnaissance aux défenseurs de la patrie; j'ai vu des
cocardes attachées sur des étoles (et ceci n'est point une fiction).

Enfin le roi fut reçu à l'hôtel de ville où nous entrâmes avec lui, il fut
harangué par le nouveau prévôt des marchands qui étoit l'un des députés de
Paris dans l'assemblée nationale, M. Bailly, à qui ses concitoyens
venoient de déférer cette charge à laquelle le gouvernement nommoit
auparavant. Vous sçavez aussi qu'ils ont choisi pour commandant de leur
milice bourgeoise un autre député, M. le marquis de Lafayette. A l'hôtel
de ville le président des Communes de Paris dit au roi ces paroles libres,
dans un discours flatteur: «Vous deviez votre couronne à la naissance,
vous ne la devez plus qu'à vos vertus et à la fidélité de vos sujets». Au
surplus on prodigua au monarque à l'Hôtel de Ville des démonstrations de
joie et de tendresse les plus expressives. Il ne répondit pas lui-même aux
discours qu'on lui adressa. Ce fut M. Bailly qui dit, pour lui, quelques
mots destinés à exprimer sa sensibilité. On lui présenta la cocarde qu'il
accepta. Et en le voiant décoré de ce signe de la liberté, le peuple cria
à son retour: _Vive le Roi et la Nation!_ [Note: Lettre de Maximilien
Robespierre à son ami Buissart, 23 juillet 1789, dans les _Mémoires de
l'Académie de Metz_, 1903.]


L'IMPRESSION EN FRANCE

Le sang de la Bastille cria dans toute la France; l'inquiétude auparavant
irrésolue se déchargea sur les détentions et le ministère. [Note: On remit
en liberté tous les emprisonnés en vertu de lettres de cachet.]

Ce fut l'instant public comme celui où Tarquin fut chassé de Rome. On ne
songea point au plus solide des avantages, à la fuite des troupes qui
bloquaient Paris; on se réjouit de la conquête d'une prison d'État. Ce qui
portait l'empreinte de l'esclavage dont on était accablé, frappait plus
l'imagination que ce qui menaçait la liberté qu'on n'avait pas; ce fut le
triomphe de la servitude. On mettait en pièces les portes des cachots, on
pressait les captifs dans leurs chaînes, on les baignait de pleurs, on fit
de superbes obsèques aux ossements qu'on découvrit en fouillant la
forteresse; on promena des trophées de chaînes, de verrous et d'autres
harnois d'esclaves. Les uns n'avaient point vu la lumière depuis quarante
années, leur délire était intéressant, tirait des larmes, perçait de
compassion; il semblait qu'on eût pris les armes pour les lettres de
cachet. On parcourait avec pitié les tristes murailles du fort couvertes
d'hiéroglyphes plaintifs. On y lisait celui-ci: _je ne reverrai donc plus
ma pauvre femme, et mes enfans, 1702._

L'imagination et la pitié firent des miracles; on se représentait combien
le despotisme avait persécuté nos pères, on plaignait les victimes; on ne
redoutait plus rien des bourreaux. [Note: Saint-Just, _Esprit de la
Révolution,_ 1ière partie, ch. II.]


L'IMPRESSION A L'ÉTRANGER

Ainsi s'est accomplie la plus grande révolution dont l'histoire ait
conservé le souvenir, et, relativement parlant, si l'on considère
l'importance des résultats, elle n'a coûté que bien peu de sang. De ce
moment nous pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme
un monarque dont les pouvoirs sont limités et la Noblesse comme réduite au
niveau du reste de la Nation. [Note: Duc de Dorset, ambassadeur
d'Angleterre à Paris, dépêche du 16 juillet, dans J. Flammermont, p. 272.]

A la Cour [de Russie], l'agitation fut vive et le mécontentement général;
dans la ville, l'effet fut tout contraire, et, quoique la Bastille ne fût
assurément menaçante pour aucun des habitants de Saint-Pétersbourg, je ne
saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les
marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus élevée
la chute de cette prison d'Etat et ce premier triomphe d'une liberté
orageuse. Français, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous
dans les rues se félicitaient, s'embrassaient comme si on les eût délivrés
d'une chaîne trop lourde qui pesait sur eux. [Note: _Mémoires_ de Ségur,
III, 508. ]


LES CONSÉQUENCES

Les suites de la victoire populaire furent immenses: le parti aristocrate
écrasé, dans toute la France une explosion de joie et de colère contre les
privilégiés, les paysans brûlant les châteaux pour détruire les chartriers,
la _grande peur_, l'armement des bourgeois formant partout des gardes
nationales à l'exemple de la garde parisienne pour se protéger contre les
«brigands» et aussi contre les aristocrates, de nouvelles municipalités
élues surgissant révolutionnairement sous le nom de _comités permanents_ à
côté des anciennes municipalités fermées et jalouses, bref la Révolution
s'emparant du pouvoir sur tout le territoire, enfin la première émigration
et la nuit du 4 août.


LA PREMIÈRE ÉMIGRATION

La première émigration ne fut pas seulement un acte de dépit, mais une
protestation contre la lâcheté royale. Elle fut dirigée par ceux-là même
qui avaient appelé les troupes et qui le matin du 16 juillet conseillaient
à Louis XVI de se rendre à Metz pour se mettre à la tête de l'armée. Le
comte d'Artois et la reine ne furent pas écoutés. Louis XVI se rangea à
l'avis de Monsieur (le comte de Provence) qui l'invita à ne pas partir.
Pendant qu'il se rendait à Paris, les princes se hâtaient vers la
frontière.

Toute la société de la Reine est fugitive et dispersée; plusieurs de ses
dames l'ont abandonnée d'une manière fort vilaine. En général, tout ce qui
a eu à se reprocher des abus de faveur auprès de LL.MM. et des princes,
ou craint d'en être taxé, a fui. Mme de Balbi de la cour de Monsieur, Mme
de Lagede celle de Mme de Lamballe, Mme de Châlons de celle de Mme la
comtesse d'Artois, Mme de Bombelles de Mme Élisabeth, Mme de Polastron de
la Reine, et tous leurs adhérents sont en pays étrangers, tous les princes
du sang avec leur cour, hors le duc d'Orléans, Mme de Brionne et tous les
Lorrains, la princesse de Monaco, Mme de Marsan et tous les Rohan, toute
la famille des Broglie et toutes les filles de cette maison, mariées au
nombre de sept, avec leurs maris, tous les officiers généraux de l'armée
de Broglie, le maréchal de Castries, M. de Sartine, tous les Polignac,
tous les d'Ossun, Gramont et Guiche ... un nombre considérable d'autres
personnes de distinction, habitantes de Paris, se sont de même expatriées
ainsi qu'une multitude de financiers, robins et gentilshommes de province
et beaucoup d'évêques. Il est impossible qu'une misère affreuse dans la
capitale ne soit une suite de l'absence de tant de riches consommateurs,
qui ont renvoyé parfois presque tous leurs gens. Aussi le peuple est-il
très irrité, et je ne crois pas que l'hiver puisse se passer sans des
scènes cruelles. [Note: Dépêche de Salmour en date du 29 juillet 1789.
_Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 241.]


LA GRANDE PEUR A BOURGOIN

La soudaineté de la panique qui parcourut la France en tous sens après la
prise de la Bastille a été présentée par les écrivains conservateurs comme
le résultat d'un complot. Les francs-maçons et les jacobins auraient
imaginé ce moyen pour armer le peuple et le dresser contre la royauté.
Aucune preuve n'a été donnée à l'appui de cette hypothèse, et c'est un
fait bien significatif que les gens des villes, où se recrutaient les
membres des sociétés secrètes, se soient partout alarmés des troubles des
campagnes et aient participé avec les nobles, comme dans le Lyonnais et le
Dauphiné, à leur répression. Ce qui s'est passé à Bourgoin s'est répété
des milliers de fois sur tout le territoire.

Du lundi 27 juillet 1789 à six heures et demie du soir, nous Jacques
Antoine Roy, négociant et maire de la communauté de Bourgoin, accompagné
de plusieurs officiers municipaux et officiers de la garde bourgeoise,
nous étant transportés en l'hôtel de ville pour veiller autant qu'il était
en nous à la sûreté publique et au bon ordre, avons dressé le présent
procès-verbal.

A cinq heures et demie, est arrivé le sieur Arnoux, notaire à la Tour du
Pin, monté sur un cheval qui allait très vite; il a donné de l'inquiétude
aux habitants qui l'ont vu passer en parlant confusément de troupes, de
précautions, etc.; on a cru qu'il continuait sa route du côté de Lyon, et
le peuple s'est armé de tout ce qui s'est présenté en accourant sur la
route du Pont-de-Beauvoisin avec des démonstrations de la plus grande
inquiétude; nous étant informé du sujet de cet alarme, on nous a fait le
récit ci-dessus concernant le sieur Arnoux; nous avons requis un cavalier
de maréchaussée présent de courir à la poursuite dudit Arnoux; M. Lavorel
notable est monté à cheval pour aller s'éclaircir de la vérité sur la
route de La Tour-du-Pin; un moment après, Dufillon commis de la poste, en
a fait autant. Le cavalier a trouvé le sieur Arnoux chez les Augustins, où
il était allé mettre pied à terre: nous l'avons rencontré, accompagné
d'une foule de peuple, au devant de la maison de M. Seignoret, colonel de
la milice bourgeoise; nous l'y avons fait entrer pour l'interroger. Il
nous a appris que, l'alarme ayant été répandue à La Tour-du-Pin par
quelqu'un venu des Abrets, où l'on croyait qu'il y avait dix mille hommes
de troupes piémontaises, d'autres avaient dit que c'était une troupe de
brigands qui ravageaient les campagnes, pillaient et brûlaient les
habitations; ce récit offrait bien des incertitudes. Le sieur Arnoux avait
été porté par son zèle pour le bien public à prévenir tous les villages,
sur la route de La Tour-du-Pin jusqu'à Bourgoin, de se tenir sur leurs
gardes et même de faire avancer des secours contre l'ennemi pour s'opposer
à leurs ravages, et se proposait de retourner aussitôt se joindre à ses
concitoyens pour défendre sa patrie; mais, le peuple ayant témoigné de la
défiance sur son compte parce qu'il était attaché à une maison noble, nous
fûmes obligé, pour le soustraire aux insultes, de le faire conduire en cet
hôtel et de lui donner une garde de six hommes. A six heures, M. de la
Bâtie est arrivé avec Madame son épouse, venant de Cessieu, où il assure
que plusieurs personnes lui ont fait le même récit. Cependant, quelle que
fût la cause du danger, il ne paraissait pas moins réel; nous avons requis
aussitôt les officiers de la milice bourgeoise d'entrer en fonctions,
quoique, suivant la délibération des notables, ils dussent attendre
l'agrément des officiers municipaux, d'établir des gardes et des
patrouilles; nous avons fait donner ordre à tous les boulangers de faire
du pain sans discontinuer jusqu'à nouvel ordre, nous avons fait délivrer
par des marchands des farines à ceux qui n'en avaient pas; nous avons été
obligé, pour apaiser les clameurs, de faire délivrer de la poudre et du
plomb à ceux qui avaient des armes à feu.

Il est arrivé successivement différentes personnes du côté de La
Tour-du-Pin qui toutes ont fait des récits alarmants, mais pleins
d'incertitude; enfin, à sept heures et demie est arrivé M. Lavorel, qui a
dit qu'ayant rencontré en route un courrier de MM. les officiers
municipaux de La Tour-du-Pin, il s'était chargé de la lettre dont il était
porteur, laquelle il nous remettait; cette lettre, signée par M. le
chevalier de Murinais, M. Lhoste consul, et M. Guedy, curé, confirmait
l'existence des troupes piémontaises et donnait la présomption que le
village d'Aoste avait été saccagé; à cette nouvelle, nous nous crûmes
obligé de prévenir les villes de Lyon, Grenoble et Vienne; nous avons
député le sieur Toit à Lyon, Lambert à Grenoble et M. Genin à Vienne; et,
sur les avis de la milice bourgeoise, on a fait ordonner aux officiers qui
commandaient les compagnies assemblées sur le pont de Ruy d'avancer
jusqu'à ce qu'on rencontrât la milice bourgeoise de La Tour-du-Pin, ce qui
a été fait; à huit heures, les habitants des paroisses voisines, armés,
ont commencé d'arriver; on les a distribués dans les tavernes pour leur
donner à boire et à manger: et, à fur et à mesure qu'il en arrivait
d'autres, on plaçait les premiers dans les rues et places; ils étaient
surveillés par les gardes qu'on avait placées dans tous les quartiers. A
neuf heures on a compté qu'il était arrivé environ deux mille hommes de
douze paroisses voisines, dont la moitié était armée de faux ou de
tridents, l'autre moitié avait des armes à feu et demandait à grands cris
des munitions; la crainte de voir arriver l'ennemi demain à la pointe du
jour détermina à se procurer de la poudre et du plomb dont on était
totalement dépourvu; nous avons envoyé le sieur Germain à Lyon, chargé
d'une lettre pour MM. les officiers municipaux, par laquelle nous
confirmions la nouvelle que nous leurs avions donnée et nous les priions
de nous envoyer des munitions; il est dix heures, il arrive par
intervalles des hommes des paroisses voisines; les patrouilles sont faites
exactement dans la ville et les environs, les officiers de la milice
visitent exactement et sans cesse les corps de garde; les femmes et les
enfants, effrayés des nouvelles désastreuses qui se sont répandues dès
cinq heures et demie, ont fui et errent dans les bois, sur les coteaux
voisins, par une pluie continuelle; les hommes que la tendresse filiale a
obligés d'accompagner leur famille dans les lieux écartés, reviennent se
joindre à leurs concitoyens pour défendre leur patrie; les habitations
sont désertes, il ne leur reste d'apparence de vie que celle que leur
procurent les illuminations placées sur les fenêtres. Les rues et les
places sont pleines de gens armés, spectacle nouveau dans ce canton et
pour cette génération; tous les esprits sont inquiets, mais l'on jugerait
que la plus grande inquiétude est occasionnée par la crainte de ne pas
voir arriver l'ennemi; quelle gloire de le voir expirer à nos portes, d'en
purger la patrie, et d'effrayer tout ennemi public! Le courage augmente
surtout depuis que l'alarme cédant au raisonnement, on se persuade
que malgré les différentes assertions, ce ne pouvait être des troupes
réglées qui nous menacent, mais seulement des brigands.... [Note: Ext. des
pièces justificatives de Pierre Conard, _La peur en Dauphiné_, Paris,
1904, pp. 218-220.]


LA NUIT DU 4 AOÛT RACONTÉE PAR BOUCHETTE
[Note: François-Joseph Bouchette, avocat à Bergues et député aux États
généraux.]

Chers Concitoyens,

Réjouissez-vous, partagez avec nous la joye et la satisfaction que nous
venons d'éprouver dans la séance d'hier qui a duré jusqu'à passé une heure
de ce matin mercredi. C'est la plus grande et la plus belle Révolution que
présentera l'histoire. La Noblesse vient de faire des sacrifices qu'elle
appelle justes et le Clergé imite son exemple. Tous les droits
seigneuriaux seront rachetés ou rachetables; il n'y aura plus de justices
seigneuriales dans les autres tribunaux. L'administration de la justice
sera gratuite, la vénalité des charges sera supprimée; la chasse libre à
tout propriétaire; plus de privilège de l'une à l'autre province et un
pacte d'association de toutes les provinces entre elles; les villes
principales, Paris, Lyon, Marseille, etc., etc., renoncent à leurs
franchises, les curés de campagne renoncent à leur casuel, leur pension
sera augmentée.

La pluralité des bénéfices supprimés; plus d'annates payées en Cour de
Rome; liberté de religion aux non catholiques. Le Parlement de Paris
consent à un démembrement de son ressort; il s'appliquera à étudier les
loix nouvelles que l'Assemblée nationale va porter; tout cela doit être
rédigé et consenti dans l'Assemblée d'aujourd'huy qui commencera à midy,
après quoy députation généralevers le roy et un _Te Deum_ solennel dans la
chapelle royale; proclamation de Louis XVI restaurateur de la liberté
française et une médaille frappée en mémoire de la journée du 4 d'aoust
1789. J'omets un autre article très important qui fera encore beaucoup de
plaisir aux plus utiles des citoiens, on le devinera assez. [Note:
Allusion à la suppression des dîmes ecclésiastiques.] Demain tout sera
publié et ordonné un _Te Deum_ général dans tout le royaume; ainsi pour
avertissement provisionnel à tous nos chers concitoiens et il n'y en aura
plus d'autres; tous seront frères, tous français et glorieux d'être de la
première nation du monde.... [Note: _Lettres_ de Bouchette, 5 août 1789.]

En votant les fameux décrets, l'Assemblée avait surtout voulu arrêter les
désordres par des sacrifices opportuns. Elle n'y réussit qu'assez mal. La
plupart des droits féodaux n'étaient supprimés qu'à condition de rachat et
les conditions mises au rachat étaient telles qu'il était pratiquement
impossible. Les nobles dans beaucoup d'endroits protestèrent contre
l'atteinte portée à leur propriété. Les paysans, d'autre part, refusèrent
souvent d'acquitter les droits théoriquement supprimés mais toujours
exigibles en droit. Ils exterminèrent le gibier, ravagèrent les forêts,
brûlèrent les bancs seigneuriaux dans les églises, etc.



CHAPITRE III


LE ROI ET L'ASSEMBLÉE A PARIS

LES CAUSES DE L'INSURRECTION D'OCTOBRE

L'idée qu'il fallait amener le roi et l'Assemblée à Paris pour les tenir
sous la surveillance des patriotes et les soustraire aux séductions des
aristocrates et des monarchiens prit naissance lors de la discussion sur
le _veto_. Le 30 et le 31 août le Palais Royal s'agita et, à la voix de
Saint-Huruge, parla de marcher sur Versailles. Les anciens gardes
françaises voulaient reprendre leurs postes à côté du roi.


L'AGITATION CONTRE LE VETO

Le roi aurait-il le pouvoir de s'opposer à l'exécution des lois et décrets
votés par les représentants de la nation? Son veto serait-il absolu ou
suspensif? La question avait une importance capitale. Donner au roi le
veto, n'était-ce pas lui donner le pouvoir d'arrêter toutes les réformes?
Le bon sens populaire ne s'y trompa pas: «On vit des porteurs de chaise, à
la porte de l'Assemblée, dans une grande agitation sur le veto.» [Note:
Malouet, _Mémoires_, I, p. 367.] C'est qu'en effet les décrets du 4 août
n'étaient pas encore sanctionnés, et on pouvait se demander si ce retard
du roi à les promulguer n'était pas un indice qu'il les désapprouvait.
Beaucoup de bons esprits le pensaient et craignaient que le veto royal ne
fût aux mains des privilégiés un moyen commode de conserver leurs riches
prébendes. On avait cru un instant que le 14 juillet suffirait à montrer
l'inanité de toute tentative de résistance à la Révolution; on commençait
à s'apercevoir qu'un second avertissement ne serait pas superflu. «Il n'y
avait qu'un cri», écrivait un publiciste, «après le 14 juillet, c'était de
sauver le roi, ce bon roi que nous aimons tous, de l'arracher à la
séduction, à l'obsession, de briser ses fers, afin qu'il daignât briser
les nôtres». [Note: _Le triomphe de la nation_, p. 6.] On voyait que
la «séduction» et que «l'obsession» persistaient, que le roi était
toujours circonvenu par les partisans de l'ancien régime. Il fallait
recommencer de briser ses fers.

Ce n'est pas le lieu de raconter ici l'émeute avortée des 30-31 août. Mais
nous ne pouvons nous dispenser pourtant de rappeler par combien de côtés
elle ressemble au mouvement d'octobre qu'elle fait déjà présager. Le 30
août comme le 4 octobre, c'est par les députations à la Commune que
l'émeute commence. Dans les deux cas, les insurgés cherchent à donner à
leurs démarches un caractère de légalité. Dans les deux cas encore, c'est
la reine qui est l'objet des haines et des accusations les plus furieuses.
Enfin, et ceci est plus remarquable, dans l'exposé des voeux des insurgés
d'août, nous trouvons déjà ce que demanderont à leur tour les émeutiers
d'octobre: «Le roi et son fils seront suppliés de se rendre au Louvre pour
y demeurer au milieu des fidèles Parisiens». Nous savons qui a lancé cette
idée au café de Foy: «Sir Thomas Garnier Dwall, secrétaire de S.A.R. le
prince Edouard, quatrième fils de S. M. britannique», rapporte, dans la
déposition qu'il fit devant le Châtelet, [Note: Procédure du Châtelet sur
les événements qui se sont passés à Versailles le 6 octobre, déposition
317.] le discours que prononça ce jour-là Camille Desmoulins. Bien que la
déposition ait eu lieu longtemps après les événements, elle a tous les
caractères de la véracité et d'ailleurs elle est confirmée par les
témoignages dignes de foi. «L'empereur, disait Camille, vient de faire la
paix avec les Turcs pour être dans le cas d'envoyer des forces contre
nous; la reine vraisemblablement voudra l'aller rejoindre, et le roi, qui
aime son épouse, ne voudra point la quitter; si nous lui permettons de
sortir du royaume, il faudra au moins que nous prenions le dauphin en
otage, mais je crois que nous ferions beaucoup mieux, pour ne point être
exposés à perdre ce bon roi, de députer vers lui pour l'engager à faire
enfermer la reine à Saint-Cyr et _amener le roi à Paris où nous serons
plus sûrs de sa personne_....» [Note: Procédure du Châtelet sur les
événements qui se sont passés à Versailles le 6 octobre, déposition
317.]La motion fit, comme on disait, des sectateurs et le marquis de
Saint-Huruge la joignit à ses autres réclamations.... Mais le projet
d'amener le roi à Paris ne s'impose encore avec force qu'à l'esprit
de quelques uns.... On le vit bien quand l'attitude de la garde nationale
eût fait échouer la tentative de Saint-Huruge sur Versailles. Le lendemain
l'agitation recommença ... mais il ne s'agit plus maintenant de marcher
sur Versailles pour expulser de l'Assemblée nationale les membres
corrompus et pour ramener le roi à Paris; des avis moins violents sont
proposés et adoptés. Ce n'est plus l'ardent Desmoulins qu'on applaudit,
mais le sage Loustalot. Or, celui-ci s'élève vivement contre la motion
faite la veille d'aller à Versailles, il déclare que des hommes libres
doivent avant tout respecter la légalité et il convie les Parisiens à
faire connaître dans leurs districts leur opinion sur le veto. La motion
fut adoptée d'enthousiasme. On respectait encore trop l'Assemblée
nationale, sur laquelle on avait mis tant d'espoirs, pour qu'on n'hésitât
pas à violer sa liberté.... Le 2 septembre Barnave proposa à l'Assemblée
d'accorder au roi le veto suspensif. Toute la gauche, Goupil, le baron de
Jessé, les Lameth soutinrent sa proposition. Nous savons aujourd'hui que
le veto suspensif fut dans la pensée de Barnave un moyen d'entente, un
terrain de conciliation entre les partis. La lettre suivante qu'il
adressait le 10 septembre à Mme de Staël en est une preuve: «M. Barnave a
l'honneur de prévenir Mme l'ambassadrice de Suède que, pour le succès de
la démarche de demain [message de Necker en faveur du veto suspensif], il
est très important que la lettre qui sera lue exprime que le roi n'entend
point faire usage de son droit suspensif relativement aux arrêtés de
l'Assemblée actuelle, mais seulement sur les lois qui pourront être
proposées par les assemblées suivantes. L'intérêt que prend une partie de
l'Assemblée aux décrets de la nuit du 4 août pourrait être un grand
obstacle au succès de la proposition si l'on laissait subsister quelque
doute à cet égard. Mme l'ambassadrice excusera M. Barnave de l'occuper si
tard d'intérêts de cette nature et, en faisant de cet avertissement
l'usage qui lui paraîtra le meilleur, elle voudra bien ne pas oublier ce
billet sur la cheminée....» [Note: Arch. nat. W. 12.]

Le lendemain Necker envoyait à l'Assemblée un message longuement motivé
dans lequel il recommandait au nom du roi le veto suspensif.... [Note:
Albert Mathiez, _Étude critique sur les journées des 5 et 6 octobre 1789_,
pp. 12-14, p. 28.]

Les députés modérés, qui craignaient les excès depuis la grande Peur,
s'alarmèrent de l'agitation de Paris et demandèrent au roi ou bien de
transférer l'Assemblée à Compiègne ou bien de la protéger contre une
émeute possible.


LA SCISSION DU PARTI PATRIOTE ET LE PROJET DE TRANSFÉRER L'ASSEMBLÉE A
COMPIÈGNE

La scission datait de la nuit du 4 août. La Révolution, incontestée depuis
le 14 juillet, était entrée, cette nuit-là, dans la période des
réalisations pratiques.... Dès le 6 août Mounier s'élevait contre la
suppression sans indemnité des droits féodaux: «Ces droits, disait-il, se
sont vendus et achetés depuis des siècles, c'est sur la foi publique
qu'ils ont été mis dans le commerce, que l'on en a fait la base de
plusieurs établissements; en les anéantissant, c'est anéantir les
contrats, ruiner des familles entières et renverser les premiers
fondements du bonheur public.» Quelques députés populaires, les uns comme
Bergasse, Malouet, Virieu, parce qu'ils étaient sincèrement attachés à la
Révolution et qu'ils craignaient de la compromettre par des mesures
précipitées, les autres comme Sieyès, moins désintéressés, parce que les
arrêtés du 4 août les atteignaient dans leurs revenus, pensèrent comme
Mounier. Ils craignirent qu'en abolissant d'une façon aussi absolue le
régime féodal, à côté d'abus iniques, on ne supprimât bien des fois des
propriétés légitimes. «Ne portait-on pas, d'ailleurs, à la propriété en
soi un coup profond, du moment où l'on effaçait si aisément des attributs
qui en avaient fait l'objet, depuis tant de temps, et n'ouvrait-on point
par là un chemin qu'il n'y avait qu'à élargir un peu pour y faire passer
tout le reste?» [Note: H. Doniol, _La Révolution française et la
féodalité_. Paris, 1874, p. 62.] Enfin, bourgeois tranquilles et hommes
d'ordre, la profondeur et la généralité du mouvement révolutionnaire les
surprenait et les effrayait, et ils appréhendaient que les décrets du 4
août ne fussent que de nouveaux aliments à l'agitation. Aussi se
rapprochent-ils peu à peu de la Cour. Ils veulent «qu'on rende au pouvoir
exécutif et au pouvoir judiciaire la force dont ils ont besoin», [Note:
Paroles de Virieu à l'Assemblée, 8 août.] et, lors de la discussion sur le
veto, ils défendront avec les aristocrates le veto absolu.

Les autres députés patriotes, au contraire, Barnave, Buzot, Petion, les
Lameth, le comte d'Antraigues, Lacoste, etc., plus jeunes et connaissant
mieux le peuple, suivaient une politique tout opposée. Ils avaient voté
sans hésiter la suppression de la féodalité, parce que les cahiers le leur
commandaient, qu'ils trouvaient la mesure juste et indispensable, qu'ils
pensaient qu'il fallait détruire les abus de l'ancien régime avant
d'organiser l'ordre nouveau [Note: «Vous n'auriez pas dû songer,
permettez-moi cette expression triviale, à élever un édifice sans déblayer
le terrain sur lequel vous devez construire.» (Mirabeau, séance du 14
septembre, matin).] et enfin parce qu'ils ne voyaient aucun autre moyen de
mettre fin à l'insurrection des provinces. [Note: On connaît le mot de
Reubell: «Les peuples sont pénétrés des bienfaits qu'on leur a promis, ils
ne s'en dépénètreront plus.» (cité par Duquesnoy, _Journal_, I, p. 351.)]
Les décrets du 4 août votés, ils n'avaient pas compris qu'on s'opposât à
leur sanction. Ils fréquentaient les foules et les passions populaires
battaient dans leur cœur. Ils savaient que les Français attendaient les
arrêtés avec impatience et que, si on tardait à les leur donner, ils
étaient en force et en volonté de les mettre d'eux-mêmes à exécution. Ils
craignaient que les retards et les demi-mesures n'eussent pour résultat
que de prolonger les troubles et les émeutes qu'ils déploraient les
premiers. Les résistances qu'ils rencontraient ne faisaient que les
irriter et qu'augmenter la défiance qu'ils gardaient toujours contre la
Cour et les privilégiés. [Note: «Qui ne connaît les orages de la Cour et
ses révolutions? Qui ne voit qu'à la Cour on a toujours promis au peuple
de ne pas le tromper et qu'on l'a trompé sans cesse» (Buzot, 8 août).] Ils
font bientôt consister toute leur politique dans la sanction immédiate des
arrêtés du 4 août et ils subordonnent toutes les autres questions à celle-
là. Necker demande un emprunt, ils répondent qu'on sanctionne les arrêtés
du 4 août. [Note: «Voulez-vous que je vote votre emprunt? Vérifiez la
dette de l'État.... Faites surtout que le décret de l'emprunt soit
accompagné de tous les décrets passés dans la nuit du 4, et je vote
l'emprunt; mais rappelez-vous que telle est ma mission, que telle est la
vôtre, et que vous ni moi n'en avons d'autres» (Buzot, 8 août).]

L'Assemblée étudie la question des prérogatives royales. Ils ne conçoivent
pas qu'avant d'avoir obtenu la sanction des décrets du 4 août, préface
indispensable de la Révolution, on veuille donner au roi, le veto,
c'est-à-dire le pouvoir de les ajourner et de les supprimer. S'ils
craignent le désordre, ils craignent plus encore la contre-révolution. Ils
soupçonnent que la Cour n'a pas désarmé, que l'accalmie qui suivit le 14
juillet n'est pas une paix définitive. Ils redoutent surtout le clergé
qu'ils accusent de pousser le roi à la résistance. Pour prévenir la
contre-révolution qui se prépare, ils recherchent l'appui des clubs et des
districts parisiens.

Vers la fin d'août, la scission entre les deux fractions du parti
populaire allait s'accentuant. Lafayette chercha vainement un terrain de
conciliation. Des conférences eurent lieu chez lui et chez Jefferson entre
Mounier, Lally, Bergasse, d'une part, Duport, Lameth et Barnave de
l'autre.... [Note: Pour le détail des négociations, consulter Lafayette,
_Mémoires_, II, p. 298; Mounier, _Exposé de ma conduite_, pp. 51-33;
Fenières, _Mémoires_, I, p. 221.] Mounier, qui croyait alors la majorité
de l'Assemblée gagnée à ses idées, se montra intransigeant.... Le 29 août
les pourparlers furent définitivement rompus....

L'émeute du 30 août fut pour les modérés comme un coup de foudre.
C'étaient eux les députés infidèles et corrompus dont elle demandait la
révocation et la mise en jugement. Qu'allait-il arriver si Lafayette ne
parvenait pas à rétablir le calme? Lafayette lui-même ferait-il tous ses
efforts pour sauvegarder l'indépendance de l'Assemblée? On avait foi en sa
loyauté, on le savait parfait gentilhomme, mais on n'ignorait pas son
admiration pour la constitution américaine et ses préférences pour les
idées de démocratie royale chères au parti populaire. L'anxiété était
grande. Si l'émeute était la plus forte, c'était l'Assemblée dispersée,
ses membres insultés ou massacrés, la France livrée à la démagogie. Ou
bien si ces scènes de sauvagerie ne se produisaient pas, c'était à tout le
moins le roi et les députés traînés à Paris et là obligés de ratifier les
volontés de la populace. De toute manière, c'était pour les modérés la fin
de leur influence. Us sentaient bien que, même si l'émeute se contentait
de transférer à Paris le siège des pouvoirs publics, la majorité leur
échapperait.…

Le 31 août, pendant que les craintes sont encore vives, Clermont-Tonnerre
propose qu'en cas de danger l'Assemblée nationale quitte Versailles et
s'établisse dans une autre ville, loin des entreprises du peuple de
Paris.... Pour mettre son projet à exécution, le parti modéré avait besoin
du concours de la droite de l'Assemblée, des ministres et du roi.... A qui
profiterait cette alliance avec la Cour? C'était une grande naïveté de se
figurer que les aristocrates y entraient sincèrement et sans arrière
pensée. Les modérés voulaient le transfert de l'Assemblée en province
parce qu'ils croyaient que l'établissement d'une constitution, d'un
gouvernement stable en dépendait. Ils craignaient l'anarchie et avant tout
voulaient faire régner l'ordre et la loi. C'était pour de tout autres
raisons que les aristocrates s'associent au même projet. Pour eux, le
départ du roi de Versailles est le commencement de la contre-révolution.
Ils n'ont jamais cessé d'espérer le rétablissement complet de l'ancien
régime. Ils se disent qu'en éloignant de Paris les pouvoirs publics, on
les mettra forcément, qu'on le veuille ou non, à leur discrétion....

Les chefs modérés et les chefs royalistes se réunirent au nombre de 32
pour arrêter une ligne de conduite commune. La droite était représentée
par Maury, Cazalès, D'Espréménil, Montlosier; la gauche par Mounier,
Bergasse, Malouet, Bonnai, Virieu.... Tous tombèrent d'accord:

«1° Que, vu les troubles et le voisinage de Paris, la position du roi à
Versailles n'était plus tenable;

«2° Que la position de l'Assemblée, menacée comme elle l'était depuis
quelque temps dans ses principaux membres, ne l'était pas davantage;

«3° Que, dans les deux cas où le roi se déciderait soit à quitter
Versailles, soit à y demeurer, quelque corps de troupes de ligne était
absolument nécessaire, conjointement avec sa garde, pour le préserver
d'une entreprise populaire.»

On décida en outre qu'une délégation de trois membres irait porter au roi
la décision qu'on venait de prendre et lui demanderait «le transfert de
l'Assemblée à vingt lieues de Paris, à Soissons ou à Compiègne». [Note:
Montlosier, _Mémoires_, I, p. 276 et sq.] Pour donner à la démarche une
apparence presque officielle, on désigna pour faire partie de la
députation: l'évêque de Langres, La Luzerne, alors président de
l'Assemblée, et Rhedon qui en était secrétaire, et on leur adjoignit
Malouet. La hâte était telle qu'ils n'attendirent pas au lendemain pour
remplir leur mission. Ils allèrent trouver le soir même Montmorin et
Necker et leur firent part de la décision que leurs amis venaient de
prendre. Les deux ministres l'approuvèrent fort. Ils entrèrent même si
avant dans les vues des modérés qu'ils n'hésitèrent pas à convoquer
d'urgence le conseil.... Le conseil se prolongea jusqu'à minuit. L'issue
ne fut tout autre que celle qu'on attendait. Necker vint dire aux délégués
«d'un air consterné» que leur proposition était rejetée, que le roi ne
voulait pas quitter Versailles. [Note: Malouet, _Mémoires_, I, p. 340.].

...«Malgré la reine, malgré M. de Mercy, malgré les insinuations plus ou
moins pressantes d'un grand nombre de seigneurs de la Cour, le roi se
décida à demeurer à Versailles.» [Note: Malouet, _Mémoires_, I, p. 342.]
Sans doute, cet acte de fermeté étonne un peu de la part d'un homme dont
le comte de Provence comparait le caractère à des boules d'ivoire huilées
qu'on s'efforcerait en vain de retenir ensemble. Eut-il, ce soir-là, comme
dans un éclair, la vue nette de la situation? Comprit-il la gravité de la
mesure qu'on voulait lui faire prendre, craignit-il, en jetant un tel défi
au peuple de Paris, de provoquer une insurrection, un nouveau 14 juillet,
plus terrible que le premier? Si invraisemblable qu'elle puisse paraître,
la chose n'est peut-être pas impossible. Ou bien encore, n'écoutant que sa
rancune, hésita-t-il à se confier aux modérés, hier ses ennemis? Cette
opinion, que nous trouvons dans les mémoires de Weber, n'est peut-être pas
éloignée de la vérité. Il faut ajouter enfin que, si Louis XVI était
débonnaire, il ne manquait pas d'un certain courage passif et se faisait
une assez haute idée du point d'honneur. Malouet dit très bien: «Le roi
qui avait un courage passif, trouvait une sorte de honte à s'éloigner de
Versailles.» [Note: Malouet, _Mémoires_, l, p. 342.] Et nous savons que ce
sont des scrupules du même ordre qui, le 5 octobre, l'empêcheront de
prendre la fuite.... [Note: Albert Mathiez, _op. cit._, pp. 29-37.]

Pour rassurer les modérés le roi appela à Versailles le régiment de
Flandre. Il pensait ainsi être plus fort pour refuser sa sanction aux
décrets du 4 août, à la déclaration des droits et aux autres articles
constitutionnels.

La disette qui sévissait, la crise économique, produite par l'émigration,
créaient un excellent terrain aux excitations des meneurs populaires qui
dénoncèrent le refus de sanction des décrets, l'appel des troupes,
l'élection de Mounier à la présidence comme autant de preuves du dessein
formé de faire rétrograder la Révolution. Il est probable enfin que les
intrigues orléanistes ont joué un rôle.


L'INTRIGUE ORLÉANISTE

Philippe d'Orléans avait contre la cour de vieilles rancunes. Il n'avait
pas perdu le souvenir des calomnies que le parti de la reine avait
répandues contre lui après le combat d'Ouessant. Il avait encore sur le
coeur le refus de Louis XVI de lui donner la charge de colonel général
des hussards qu'il avait sollicitée pour faire taire les calomniateurs.
Enfin, il savait que le roi blâmait fort ses moeurs et qu'on l'accusait
tout haut à Versailles d'avoir transformé le Palais-Royal en un mauvais
lieu et de s'enrichir avec les vices qu'il y logeait. Il se vengeait de
ces mépris en affectant des opinions libérales, et les applaudissements
populaires le consolaient des avanies de Versailles.... Voulait-il se
servir de sa popularité comme d'un marchepied pour monter sur le trône ou
se contentait-il seulement du plaisir d'humilier ses ennemis? S'il faut en
croire les paroles que Mirabeau prononça, quelques jours avant le 14
juillet, devant quelques députés du parti populaire, le duc d'Orléans
désirait à cette époque la charge de lieutenant général du royaume. De là
à la royauté effective il n'y avait qu'un pas. Mais peut-être ses
ambitions étaient-elles plus celles de son entourage que les siennes
propres. Tous les témoignages sont, en effet, unanimes à nous représenter
le duc d'Orléans comme un homme faible, incapable de décisions viriles,
constamment conduit par ses maîtresses et ses favoris. [Note: A. Mathiez,
_op. cit._, p. 18.]

Lafayette crut le duc coupable et, après l'émeute, l'obligea à accepter
une soi-disante mission diplomatique en Angleterre, exil déguisé.

Le Châtelet, qui enquêta sur les responsabilités des événements du 6
octobre, reçut de nombreuses dépositions hostiles au duc.


LE BANQUET DES GARDES DU CORPS

C'était l'habitude, quand un régiment entrait dans une ville, que la
garnison lui offrit un banquet de bienvenue. La Cour s'efforça de
transformer le banquet offert par les gardes du corps au régiment de
Flandre en une manifestation de loyalisme monarchique. L'«orgie» du 1er
octobre, pour laquelle le roi avait prêté la salle de l'Opéra au château,
fut racontée par Gorsas dans son _Courrier de Versailles_. C'est ce récit
qui déchaîna l'émeute.

La salle était illuminée comme dans les plus superbes fêtes. Les plus
jolies femmes de la Cour et de la ville donnaient d'agréables distractions
et formaient un coup d'oeil le plus attrayant et le plus enchanteur.

Pendant le dîner on a porté plusieurs santés; celle du roi, de la reine,
de Mgr le dauphin, de toute la famille royale (Je ne me rappelle pas
cependant qu'on ait porté celle de M. le comte d'Artois ou peut-être
étais-je distrait, je ne m'en suis pas aperçu). Pendant les santés, la
musique du régiment de Flandres a exécuté des morceaux plus intéressants
les uns que les autres, et tous analogues aux circonstances.

A la santé du roi la salle a retenti de l'air: _ô Richard, ô mon Roi_! Une
allemande nouvelle ou ancienne a été donnée pour la santé de la reine,
etc.

Au milieu de toutes ces santés se sont présentés dix à douze grenadiers du
régiment de Flandres; il a bien fallu boire de nouveau à la santé du roi.
Cette santé a été portée avec les honneurs de la guerre, le sabre nu d'une
main et le verre de l'autre. Un instant après arrivent les dragons; même
accueil, même cérémonie. Un instant après entrent les grenadiers suisses,
même accueil, même cérémonie. Tout jusqu'alors est gai, piquant, mais des
scènes autrement intéressantes se préparent.

Le roi, la reine, M. le dauphin, Madame sont venus pour jouir de ce
spectacle: tout à coup la salle a retenti de cris d'allégresse. La reine
tenant son fils par la main s'est avancée jusqu'à la balustrade du parquet;
au même moment les grenadiers Suisses, ceux du régiment de Flandres, les
dragons sautent dans l'orchestre. Le Roi, la Famille accompagnés par MM.
les gardes du corps, sont reconduits chez la Reine, en traversant toutes
les galeries, aux cris répétés de: _Vive le Roi! Vive le Roi_! etc.

Tout paroissoit fini; tout à coup, comme de concert, la table joyeuse et
La musique s'est portée à la cour de marbre et devant le balcon de S.M.
Alors on s'est mis à chanter, à danser, à crier de nouveau: _Vive le Roi_!
Le balcon s'est ouvert, un garde du corps, par je ne sais quel moyen, y
monte comme à l'assaut; un dragon, un suisse, un garde bourgeois le
suivent; en un instant, le balcon est rempli. Lorsqu'on y pensait le
moins, le Roi et la Reine arrivent au milieu de ce groupe; les cris
d'allégresse ont redoublé.

Le Roi retiré, on s'est porté sur la terrasse, où l'on a resté fort tard
à danser, à faire des folies et de la musique. On observera que le Roi
arrivait de courre le cerf et qu'il a paru en habit de chasse. Un
historien fidèle ne doit rien oublier. Quelques officiers en versant du
vin à leurs soldats leur disoient: allons, enfans! Buvez à la santé du
Roi, de notre maître et n'en reconnaissez point d'autre! Un autre officier
a crié fort haut: _A bas les cocardes de couleurs! Que chacun prenne la
noire, c'est la bonne_! (Apparemment que cette cocarde noire doit avoir
quelque vertu, c'est ce que j'ignore [Note: Le noir était la couleur de la
reine.]).…

Tous ces détails sont parfaitement exacts, tous jusqu'à l'article de
la _Cocarde_. [Note: _Courrier de Versailles à Paris et de Paris à
Versailles_, nº 88, samedi 3 octobre 1789.]


LES PRODROMES DE L'ÉMEUTE

Le banquet des gardes du corps n'aurait pas suffi à provoquer un mouvement
populaire si les esprits n'y avaient été préparés par la presse patriote.

La nouvelle de l'arrivée des troupes à Versailles vint ranimer l'agitation
politique. Tous les journaux patriotes mènent en même temps la même
campagne. Tous les chefs populaires sont d'accord cette fois sur la
nécessité de forcer le roi à s'établir à Paris.... Élysée Loustalot dans
le n° 13 des _Révolutions de Paris_ (1er octobre) appelle l'élection de
Mounier à la présidence de l'Assemblée, «un soufflet donné par
l'aristocratie à l'opinion publique» et termine son virulent article par
le mot souvent cité: «II faut un second accès de révolution, tout s'y
prépare.» Parmi les «motions raisonnables» que le marquis de Villette
publiait dans la _Chronique de Paris_ du 25 septembre, il se trouvait
celle «d'inviter le roi et la reine à venir passer l'hiver à Paris». Le
marquis voulait aussi que l'Assemblée vînt siéger au Louvre dans la
galerie des tombeaux. Dans l'_Ami du peuple_, Marat réclamait des mesures
plus énergiques: «Convaincu que l'Assemblée nationale ne peut plus rien
faire de bien pour la nation dont elle a lâchement abandonné les arrêtés
et sacrifié les droits, à moins que, revenant elle-même sur ses pas, elle
ne réforme ses décrets funestes, je crois qu'elle ne saurait être assez
tôt dissoute.» Sous des formes différentes, c'était au fond la même idée:
l'Assemblée nationale et le roi ne voulaient pas sérieusement les
réformes, inscrites dans les arrêtés du 4 août, sans lesquelles la
Révolution n'était qu'un leurre, il fallait ... les obliger à faire le
bien.... La presse n'attaquait pas seulement l'Assemblée nationale et la
Cour, elle s'en prenait aussi à la municipalité et à Lafayette qui
voulaient empêcher le peuple de délibérer au Palais-Royal. Les
représentants de la Commune ont été gagnés à la Cour par les flatteries
«et les coups de chapeau». Ils sont devenus «les oppresseurs de la
Commune, les fauteurs d'un nouveau système d'aristocratie». Marat
demandait chaque jour l'épurement de la Commune et même des districts:
«Peuple insensé, seras-tu toujours victime de ton aveuglement? Ouvre enfin
les yeux, sors, sors de ta léthargie, purge tes comités, conserves-en les
membres sains, balayes-en les membres corrompus, ces pensionnaires royaux,
ces aristocrates rusés, ces hommes flétris ou suspects, ces faux
patriotes; tu n'aurais à attendre d'eux que servitude, misère,
désolation....» [Note: _Ami du peuple_, no. 13.]

Les pamphlets qui vraisemblablement ont le plus fait pour émouvoir le
peuple et l'exciter contre ses gouvernants furent ceux qui dépeignaient sa
situation misérable. Le titre de l'un d'eux était déjà par lui seul un cri
déchirant: Quand aurons-nous du pain? Cette phrase revient comme un
refrain après chaque paragraphe de cette prose pathétique: «Pourquoi,
citoyens, Lafayette, Bailly et les chefs de la Commune vous laissent-ils
manquer de pain?

«C'est pour s'engraisser de votre substance. Pourquoi ces scélérats
font-ils venir des troupes, font-ils environner Paris, Versailles et les
alentours de piques et de soldats, sous prétexte de garder le roi et
l'Assemblée nationale? Ces scélérats croient que vous avez trop de vivres.
C'est pourquoi ils font venir des troupes pour les consommer bien vite et
pour vous juguler ensuite. Et vous dormez! Quand aurons-nous du pain? Au
sein de l'abondance, nous n'avons point de pain....» [Note: Sur les 30
jours du mois de septembre, il y en eut 16 où les fusilliers montèrent la
garde pour assurer la distribution.] Ces appels trouvaient de l'écho dans
l'opinion publique. Paris s'agitait. Le 22 septembre, les ouvriers
employés aux ateliers de charité de l'école militaire parlaient de partir
pour Versailles. Le 17 septembre, on arrêtait sur la place de Grève un
individu qui, au milieu d'un nombreux attroupement, s'écriait «qu'il
fallait se transporter à Versailles pour l'amener à son Louvre, qui
n'était pas fait pour des chiens». Les réunions du Palais-Royal étaient de
plus en plus tumultueuses et Lafayette avait beaucoup de peine à dissiper
les rassemblements. Les bourgeois eux-mêmes étaient inquiets: «On disait
que les espèces, que le numéraire manquaient absolument, au point qu'à la
fin du mois tous les payements de rentes qui allaient déjà fort mal au
palais Soubise, où ils avaient été transférés de l'hôtel-de-ville,
cesseraient entièrement.» Bref, on attendait une émeute....
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, p. 42 et pp. 50-51.]


LES DISTRICTS

Le district était une Assemblée élue, un véritable petit parlement ayant
son bureau, ses commissaires, ses rapporteurs. Chaque district est maître
chez lui et se donne lui-même son organisation. Les uns ont des comités de
bienfaisance, tous ont un trésorier pour les pauvres. Un autre, devançant
les vues de l'Assemblée nationale, nomme des juges de paix et de
conciliation. Pour se concerter entre eux, les districts ont un bureau de
correspondance qui transmet de district à district les résolutions à
communiquer. Les districts sont la vraie force publique. Tous les services
y sont concentrés. Le comité de police du district arrête, perquisitionne,
juge. Le comité militaire équipe le bataillon de garde nationale, qui est
affecté à chaque district, édicté les règlements militaires, donne des
ordres aux compagnies. Le comité des subsistances légifère sur les halles,
sur les boulangers, sur les convois, etc. Chaque question fait l'objet
d'une discussion longue et suivie. A chaque instant, on placarde des
affiches pour porter à la connaissance du public les décisions nouvelles,
et le peuple ne se lasse pas de lire tous ces placards. Les séances sont
très courues. Les Parisiens aimaient déjà les beaux discours et ils
étaient servis à souhait. C'étaient en effet des avocats et des
journalistes qui remplissaient les fonctions de président, de secrétaire
du district. Comme on l'a dit justement, le district était un club et
c'était un club légal. Ajoutez qu'à chaque instant on faisait de nouvelles
élections, ce qui contribuait encore à augmenter l'agitation....
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 43-44.]

L'émeute du 14 juillet et celle des 5 et 6 octobre furent l'oeuvre des
districts, celle du Champ-de-Mars sera l'oeuvre des _sociétés
Fraternelles_.


LES DÉPUTÉS DU CÔTÉ GAUCHE ENCOURAGENT L'AGITATION

Ce n'est qu'à partir du 15 septembre environ que les membres du club
breton, [Note: Le club breton où se réunissaient d'abord les députés
de Bretagne fut le berceau des Jacobins.] que Barnave, les Lameth, Duport,
Chapelier et leurs amis prennent contre la Cour et le ministère une
attitude nettement hostile. Jusque-là ils ne désespéraient pas encore de
faire aboutir les réformes par les voies légales. L'appel des troupes
dissipa cette dernière illusion. Il est juste de dire néanmoins que
Barnave et les Lameth ne voulurent pas rompre sans essayer encore une
dernière tentative de conciliation. Avant l'arrivée du régiment de Flandre
à Versailles, ils allèrent trouver Saint-Priest et joignirent leurs
prières à celles de Lafayette et de la Commune de Paris pour en obtenir le
renvoi. Le ministre répondit «de manière à ôter tout espoir à ces
démarches». [Note: Saint-Priest, _Abrégé de ma conduite_ dans les
_Mémoires de Mme Campan_, t. II, p. 297] Désormais, la lutte est
ouvertement déclarée. Les patriotes ont perdu toute confiance en Necker
qu'ils considèrent comme l'instrument docile de la Cour et il ne se
passera pas de jour sans qu'ils attaquent à l'Assemblée le ministère et la
Cour. Le 16 septembre, Mirabeau fait distribuer un violent discours contre
la caisse d'escompte qui était comme la création personnelle du premier
ministre. Le 18 septembre, le roi refuse sa sanction aux arrêtés du 4
août. L'émoi fut grand dans l'Assemblée. Duquesnoy, un modéré pourtant,
écrit ce jour-là dans son journal: «La séance de ce matin va peut être
décider du sort de l'empire. Le gant est jeté par le roi à l'Assemblée.
L'amassera-t-elle? Le retirera-t-il?...» [Note: Duquesnoy, _Journal_, t.
I, p. 551.]

Il n'est guère douteux que les patriotes de l'Assemblée n'aient été en
communion d'idées avec les pamphlétaires parisiens et n'aient préparé
l'émeute avec eux. Sans doute les preuves formelles manquent mais les
vraisemblances sont assez fortes. On sait que les membres du club breton
vont souvent à Paris, qu'ils sont en relations avec les principaux
orateurs de réunions publiques et que ceux-ci assistent souvent aux
séances de l'Assemblée nationale. Vers la fin de septembre, on organise
comme un service régulier de surveillance aux tribunes. Les gardes
françaises y allaient à tour de rôle en habits civils, s'y mettaient en
rapport avec les députés populaires, leur demandaient des instructions et
appuyaient leurs discours de vigoureux applaudissements.…

Nous avons conservé le brouillon des lettres que Barnave écrivait au
milieu même des événements, le 4 et le 5 octobre, elles ne laissent aucun
doute sur son véritable état d'esprit: «Si vous voyiez, disait-il le 4
octobre, de vos propres yeux que le ministère, sans excepter M. Necker et
la majorité de notre Assemblée, n'a jamais voulu de constitution, qu'ils
n'ont jamais eu un moment de supériorité sans tenter de renverser avec une
incroyable mauvaise foi tout ce qu'ils avaient paru consentir, que leurs
relations dans l'étendue du royaume embrassent presque tout ce qui exerce
çà et là quelque autorité, que, depuis les arrêtés du 4 août, presque
toute la partie gouvernante de la nation est devenue notre ennemie et
celle de la liberté, que rendre dans ces circonstances une grande énergie
à l'ordre ancien, c'était presque certainement le rétablir, lui donner des
moyens de nous anéantir presque sans combat, puisqu'il aurait eu pour lui
le gouvernement et la majorité de notre Assemblée, prête à se déclarer,
dès que la crainte ou la volonté de la nation fortement exprimée ne la
contiendrait pas, si vous réfléchissiez que nous ne sommes point dans
l'état naturel, où les mouvements sont libres et la volonté maîtresse de
combiner ce qu'il y a de plus avantageux, mais dans un état tendu et
forcé, obligés de soutenir un poids immense de forces contraires toujours
prêtes à nous engloutir, que, pour faire adopter la constitution à un
gouvernement et à une grande partie de la nation qui n'en veut pas, il
fallait que cette constitution leur fût nécessaire pour les tirer d'un
état pire, vous auriez senti....» [Note: Arch. nat. W. 12.] Le reste de la
lettre manque, mais ce qu'il en subsiste suffit à nous éclairer sur les
sentiments de l'auteur. Barnave partageait les craintes du peuple, il
voyait la Révolution en danger. L'union des aristocrates et du ministère
lui paraissait le prélude d'une réaction; il se résignait pour l'éviter à
ce que la nation «exprimât fortement sa volonté», en bon français, il
pensait qu'une émeute était nécessaire pour achever la défaite de
l'aristocratie.... Le 2 novembre il parlera du mouvement d'octobre en ces
termes: «Paris a cru devoir sauver une seconde fois la liberté  publique.»
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 55-57.]


LES JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE

Le récit contemporain le plus complet et dans l'ensemble le plus exact
nous paraît être celui que rédigea le ministre de Saxe dans sa dépêche du
9 octobre. [Note: Rapports du comte de Salmour, ministre plénipotentiaire
de Saxe dans les _Nouvelles archives des missions_ t. VIII, p. 260 et sq.]

Les événements se sont si fort multipliés dans tous les genres depuis ma
dernière que je dois demander d'avance l'indulgence de Votre Excellence
pour la narration qui va suivre, dans laquelle je mettrai tout l'ordre
qu'il me sera possible de conserver au milieu de l'existence la plus
désordonnée qui fut jamais.

Je vous annonçais, Monsieur, beaucoup de fermentation dans la nuit du
dimanche au lundi; elle s'est accrue le matin, au point que des femmes de
la Halle, au nombre de cinq à six cents, s'étant rassemblées à la pointe
Saint-Eustache, quelques ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Marceau
se trouvant mêlés parmi elles, se sont réunies à l'Hôtel de ville, en ont
chassé les représentants de la commune, forcé la faible garde qui y était,
pris un magasin de 1700 fusils de réserve, en ont armé, ainsi que d'un
nombre considérable de piques, la populace arrivée pour les soutenir.
Maîtresses de quatre pièces de canon, elles se sont répandues dans toutes
les rues de la ville, forçant sans pitié toutes les femmes qu'elles
rencontraient en voiture ou à pied de se joindre à elles. La marquise de
Manzi, que V. E. a vue à Dresde, allant se promener aux Tuileries, a été
arrachée de sa voiture par ces furieuses et, après avoir marché quelque
temps avec elles, n'a dû sa liberté qu'à deux soldats aux gardes, qui la
leur enlevèrent sous prétexte que sa faiblesse ne lui permettrait jamais
d'arriver. Elles alléguaient pour motif de leur insurrection le manque de
pain et le but de leur course devait être d'aller à Versailles en demander
au Roi et à l'Assemblée nationale. [Note: Cette «allégation» n'était pas
un prétexte. Paris souffrait réellement de la disette et on faisait queue
aux portes des boulangeries comme dans un siège.]

L'Hôtel de ville fermé, une caisse de cent et quelques mille francs
pillée, beaucoup de papiers déchirés, la municipalité mise en fuite, M.
Bailly ayant donné sa démission dès la veille, M. de La Fayette sollicité
depuis plusieurs jours par les troupes de se rendre à Versailles, n'osant
trop se montrer de crainte d'être forcé de se mettre à leur tête, une
foule de peuple de la dernière classe, armée, courant les rues avec des
femmes furieuses, représentant la véritable image des bacchantes, [Note:
L'enquête du Châtelet prouva qu'il y avait dans le nombre des femmes
distinguées, ayant loge à l'Opéra.] toutes les boutiques fermées,
l'impossibilité de se procurer du pain, même à prix d'argent, quelques
boulangers déjà devenus victimes de la disette, des soldats armés de tous
les districts réunis par bandes, errant ça et là sans chef et sans ordre,
ni général, ni magistrat, ni puissance quelconque, voilà le tableau
effrayant de notre position toute la journée du lundi (5 octobre).

Les barrières étaient fermées dès le matin, la duchesse de l'Infatado, le
prince de Monaco avaient été ramenés et maltraités, la voiture de ce
dernier pillée. Les différents districts étaient rassemblés, plusieurs
troupes s'en étaient déjà détachées pour suivre les femmes qui, avec les
ouvriers et les quatre pièces de canon prises à l'Hôtel de ville, à leur
tête, marchaient à Versailles. De tous côtés on battait la générale;
toutes les compagnies soldées dont les anciennes gardes françaises forment
le fond, demandaient à grands cris d'aller à Versailles déposter le
régiment de Flandre, en chasser les gardes du corps qui avaient insulté la
garde nationale. Une partie des compagnies non soldées se joignit à eux.
Tous les districts séparément prirent à peu près une résolution unanime de
marcher et en firent part à M. de La Fayette, qui, haranguant au milieu de
la place de Grève, s'efforçait de contenir le peuple, de gagner du temps
et, aidé par M. de Keralio, accouru à la tête du bataillon des Filles de
Saint-Thomas, avait repris poste à l'Hôtel de ville. Vers 4 heures, se
rassemblèrent de nouveau les représentants de la Commune; à la même heure
à peu près se réunissait à la place Louis XV, le long du Cours-la-Reine
jusqu'à la barrière de la Conférence, les troupes qui allaient attaquer
Versailles. Attiré par le bruit des tambours, je reconnus bientôt la
compagnie de grenadiers qui était ci-devant casernée à ma porte. [Note: M.
de Salmour demeurait rue de Matignon, au faubourg Saint-Honoré (note de M.
Flammermont).] Ils m'apprirent le motif qui les avait amenés là et
m'annoncèrent que M. de la Fayette allait se mettre à leur tête, qu'ils
étaient las de toutes ces délations, qu'ils l'avaient envoyé chercher à la
ville et que, s'il n'arrivait pas dans un quart d'heure, on leur en
rapporterait les morceaux, après quoi ils partiraient. Le malheureux, ne
voyant plus aucun moyen de les contenir, arriva après 5 heures, plus mort
que vif, et prit son poste à la tête de la colonne, que j'ai vue défiler
dans l'ordre suivant.

Deux cents cavaliers à la tête, ensuite le train d'artillerie, composé de
quatre pièces de 24, de 12, de 16, avec quatre chariots de munitions
traînés par des chevaux qu'on avait indistinctement pris à tous ceux qu'on
rencontrait. Le train avait avec lui le nombre de canonniers nécessaires
pour le service des pièces. Suivait M. de La Fayette, entouré de ses aides
de camp; après quoi marchait à pied le comte Charles de Chabot à la tête
de sa compagnie de grenadiers; les bataillons de chaque district étaient
fort en ordre avec leurs drapeaux rangés par divisions de six bataillons
chacune; le duc d'Aumont précédait la sienne, et beaucoup de canons de
régiment étaient entremêlés dans la colonne. La compagnie soldée de chaque
district faisait le fond du bataillon, qui était plus ou moins fort
suivant la quantité de non soldés qui s'y était jointe; l'on pouvait
évaluer à trois cents hommes, l'un dans l'autre, ceux des quatre premières
divisions. Les non soldés des deux dernières étaient presque tous restés
pour la garde de la ville, on ne pouvait guère calculer qu'à 150 hommes le
nombre de ceux de chacun des districts, ce qui donne un complet de 15 000
hommes de troupes régulières, marchant, avec la plus grande ardeur, par
sections de six hommes de front, tambour battant, drapeaux déployés, un
nombre à peu près égal de volontaires armés de mille manières différentes
et surtout d'un grand nombre de piques précédait et couvrait en guise de
troupes légères les flancs de cette colonne, ce qui portait en totalité à
plus de 50 000 le nombre des gens armés, outre les 6 000 femmes, suivies
de quelque populace, qui devaient être arrivées trois heures plus tôt.
Aussitôt après le départ de l'armée, les districts obligèrent tout ce qui
pouvait porter les armes de se rassembler pour faire des patrouilles. La
ville fut illuminée et tout parfaitement tranquille, à l'exception de deux
cents hommes de renfort qui étaient prêts à marcher dans chaque district
et formaient ainsi un corps auxiliaire de 12,000 hommes.

M. de La Fayette essaya jusqu'au pont de Sèvres de chercher à les ramener
ou à les arrêter. Voyant qu'il était impossible de les amuser davantage,
et qu'on avait poussé l'excès de la prévoyance jusqu'à se munir d'une
corde neuve pour le pendre, au cas qu'il n'eût pas fait son devoir, il
prit entièrement son parti et dépêcha un courrier à la Ville pour annoncer
qu'il avait passé la Seine sans obstacle.

Votre Excellence, instruite à présent de ce qui arrivait le lundi à Paris,
va voir quel était à la même époque l'état des choses à Versailles. Le Roi
avait donné une acceptation limitée à la Constitution qui avait occasionné
des débats forts vifs. M. le Président avait à la fin reçu ordre de se
retirer par devers S.M. pour demander son acceptation pure et simple, ce
qui devait se faire lorsque le Roi serait revenu de Rambouillet, où il
avait été chasser. L'Assemblée s'était séparée à 3 heures et demie. Dès
midi, instruit apparemment de l'insurrection de Paris, on avait battu la
générale pour rassembler la garde nationale de Versailles qui n'avait pas
obéi.

Afin que V.E. puisse mieux comprendre les détails des événements, je crois
convenable de lui donner une idée du local de la scène. Devant le château
de Versailles est une grande place, nommée la Place d'armes, où l'on
arrive par trois grandes avenues fort larges, disposées en patte d'oie et
séparées par deux grands bâtiments où sont les Écuries de S.M. qui se
trouvent conséquemment en face du château. Sur la gauche de cette place,
en venant de Paris, se trouve un bâtiment auquel on a donné la forme d'une
tente. Il peut contenir à peu près 600 hommes, servait de corps de garde
et de caserne aux ci-devant gardes françaises, et était maintenant occupé
par la milice de Versailles avec les quatre pièces de canon que le
régiment de Flandres avait amenées. Le devant des trois cours principales
du château qui se succèdent toujours en se rétrécissant est fermé par une
grille: la première s'appelle des Ministres; la seconde, Cour Royale; et
la troisième Cour de Marbre où se trouve à gauche le grand escalier qui
porte le même nom. C'est sur la Place d'armes que se rassemblèrent à 4
heures et demie les gardes du corps, dès qu'on vit arriver les femmes. Ils
faisaient face à l'avenue; la troupe à la première grille de la Cour des
Ministres, qui était fermée et où étaient rangés en bataille les 300
hommes des gardes suisses; à gauche des gardes du corps vint se mettre en
bataille le régiment de Flandres, en faisant une espèce de potence qui
fermait la Place jusqu'à l'avenue de Saint-Cloud. La droite devait être
occupée de la même manière par la garde de Versailles qui n'a point paru
excepté ce qui était dans le corps de garde de la tente pour fournir les
postes au château. [Note: Voir le plan de Versailles reproduit plus haut.]

Deux cents chasseurs de Montmorency qu'on avait envoyé reconnaître se
retirèrent à l'approche de la foule. Tout le peuple de Versailles était
sur pied. Les gardes du corps arrivaient successivement par bouquets, à
mesure que leurs chevaux étaient sellés, et avaient de la peine à se
former en troupe au milieu du peuple, ce qui occasionnait déjà quelques
murmures.

Un garde national de Versailles, voulant rejoindre ses camarades à la
tente, trouva plus court de traverser les rangs des gardes du corps, où il
se fit jour avec son fusil. M. de Savonières, chef de brigade, se détacha
du rang avec deux gardes pour courir après et l'arrêter; poursuivi à coups
de sabre, le milicien, toujours en fuyant, se défendit vaillamment et
gagna la barrière qui était devant son corps de garde, d'où la sentinelle
postée devant le canon ajusta à M. de Savonières un coup de fusil qui lui
cassa le bras. On lui ouvrit la grille pour entrer au château se faire
panser, les gardes regagnèrent leur rang et il ne se passa rien de plus
pour le moment.

Les femmes environnant la troupe demandaient toujours du pain et à parler
au Roi; on leur répondit qu'il était à la chasse et tout se passait en
paroles, lorsque quelques gardes impatientés, disent les uns, de se voir
entourés et pressés, excités, suivant les autres, par la vue d'un de leurs
camarades qu'ils croyaient être à l'autre bout de la Place entre les mains
du peuple, se détachèrent de nouveau au nombre de dix à douze et, galopant
au milieu de la multitude, parvinrent à ramener le prétendu prisonnier,
mais avec perte d'un d'entre eux qui, blessé dans la foule d'un coup de
lance, fut aussitôt achevé à coups de fusil. Les autres regagnèrent le
gros de la troupe qui, au nombre de 400, continua à rester tranquillement
en bataille.

Le Roi revint de la chasse vers 7 heures, en entrant, comme il l'a
toujours fait depuis la Révolution, par les portes de derrière le parc. Le
président de l'Assemblée nationale fut aussitôt introduit, et avec lui une
députation de quinze femmes qui se plaignirent au Roi de la mauvaise
police et du manque de subsistances. Le Roi leur répondit qu'il aimait
trop sa bonne ville de Paris pour vouloir jamais la laisser manquer de
rien; que, tant qu'il avait été chargé de son approvisionnement, il
croyait avoir bien réussi; mais que depuis que ces Messieurs, en montrant
les députés de l'Assemblée, lui avaient lié les mains, ce n'était pas sa
faute; qu'il ne croyait pas possible qu'on pût sitôt mettre le pain à 8
sols et la viande à 6 sols, comme elles le désiraient, mais qu'il allait
donner des ordres et se concerter avec l'Assemblée nationale pour que, dès
le lendemain, on les satisfît du mieux qu'on pourrait.

Dès qu'elles vinrent rendre compte à leurs camarades de cette réponse
satisfaisante, on leur cria que cela ne pouvait être vrai, qu'on les avait
sûrement corrompues avec de l'argent; et on allait les pendre, si par
l'intercession des députés elles n'eussent obtenu de pouvoir aller
chercher par écrit la confirmation de ce qu'elles avaient avancé;
introduites de nouveau devant le Roi, S.M. écrivit de sa main et signa ce
qu'elles venaient de dire. Calmées par cette assurance, toutes ces femmes
suivirent les députés à l'Assemblée nationale, assurant les gardes du
corps qu'il allait arriver de Paris des gens qui les vengeraient des
mauvais traitements qu'elles prétendaient en avoir éprouvé. Arrivés à
l'Assemblée, elles remplirent toute la salle, s'établirent sur les
banquettes, demandèrent à faire parler M. de Mirabeau qui réclama avec
beaucoup de dignité contre l'indécence de cette assemblée, mais ces dames
finirent par avoir raison. On ne put rien délibérer. L'évêque de Langres
présidait en l'absence de M. Mounier, qui, retiré par devant le Roi, vint
enfin annoncer l'acceptation pure et simple des Droits de l'Homme et de la
Constitution; il n'y avait aucun membre du clergé, très peu de l'ancien
parti des aristocrates qui s'étaient tous cachés, puisque le peuple en
avait désigné plusieurs pour être la cause des malheurs actuels, qu'il
voulait immoler à son ressentiment. La séance fut levée à 10 heures et
demie; il avait plu à verse toute la journée; vers 9 heures, ne voyant
rien arriver, le Roi avait ordonné aux gardes du corps de rentrer; ils
firent un mouvement par demi-escadron, pour se mettre en colonne; le
peuple, croyant qu'ils allaient charger, se mit en défense; la milice de
Versailles de son corps de garde fît un feu roulant sur eux qui en blessa
quinze ou seize et les mit en fuite, tellement qu'ils ne purent se rallier
que dans le parc, de l'autre côté du château, sur la terrasse, vis-à-vis
l'appartement de M. le Dauphin. L'on vint à 11 heures annoncer que les
troupes de Paris arrivaient. Le Roi voulut alors prendre le parti de la
retraite, et M. de Cubières son écuyer donna l'ordre à six voitures de
chasse d'être attelées, de se rendre au pas à la Porte de l'Orangerie, qui
est à la gauche du château, pour de là, sous l'escorte des gardes du
corps, gagner le large. Dès que les chevaux furent mis, on ouvrit les
portes de l'écurie, mais les voitures qui, d'après la description du local
que j'ai faite à V. E., devaient traverser la Place d'armes, furent
arrêtées par le peuple qui criait: _Le Roi s'en va!_ Les deux premières
qui, par la vitesse de leur marche, s'étaient fait jour à travers de la
foule, arrivées à la Porte de l'Orangerie, la trouvèrent fermée et elles
furent arrêtées au nom de la Nation par des hommes qui coupèrent les
traits. M. Necker, pendant ce temps, était arrivé chez le Roi par
l'intérieur et, avec M. le comte de Montmorin, détermina, contre l'avis
des autres ministres, S. M. à ne pas s'éloigner.

M. de La Fayette avait, en attendant, fait halte au Petit-Montreuil, au
bout de l'avenue de Paris. Là, il avait rangé sa troupe en bataille, et
après lui avoir rappelé le serment de fidélité à la Nation et au Roi, il
la partagea en deux colonnes qui, l'artillerie à la tête, arrivèrent par
les deux avenues de Paris et de Saint-Cloud. Beaucoup de députés étaient
rendus au château. Le Roi avait dit qu'on les appelât tous et on les
rappelait dans la ville au son du tambour. M. de La Fayette arriva seul
avec quatre officiers, les grilles du château lui furent ouvertes, il
monta dans l'appartement du Roi avec ceux qui l'accompagnaient. La foule
qui était dans l'Oeil-de-Boeuf le suivit dans la chambre et lui entendit
prononcer ces paroles: «Sire, vous voyez devant vous le plus malheureux
des hommes, de devoir y paraître dans ces circonstances et de cette
manière. Si j'avais cru pouvoir servir plus utilement V.M. aujourd'hui en
portant ma tête sur l'échafaud, Elle ne me verrait point ici.» Le Roi lui
répondit: «Vous ne devez pas douter, M. de La Fayette, du plaisir que j'ai
toujours à vous voir, ainsi que nos bons Parisiens; allez leur témoigner
de ma part ces sentiments.» Le général sortit sur-le-champ pour aller
au-devant de ses troupes qu'il rangea en bataille dans la Place d'armes et
dans tous les environs. Dès que les troupes de Paris arrivèrent, le
régiment de Flandres, qui s'était retiré dans les Écuries pour se mettre à
l'abri du mauvais temps, sortit, faisant armes plates, découvrit le bassin
pour montrer qu'ils n'étaient point chargés; après quoi, l'on posa le
fusil à terre, les cartouches à côté et les soldats firent demi-tour pour
rentrer. On leur rendit aussitôt les armes, et la fraternité s'établit
entre eux et la milice nationale. M. Mounier entra chez le Roi peu de
moments après la sortie de M. de La Fayette.

Le Roi lui dit: «Je vous avais fait venir pour m'entourer des
représentants de la Nation, mais j'ai déjà vu M. de La Fayette.» Dès que
le général eut fait les dispositions nécessaires au dehors, il revint chez
le Roi, où il resta jusqu'à une heure et demie. Il dit, en sortant, à la
foule qui était dans l'Oeil-de-Boeuf: «Messieurs, je viens de déterminer
le Roi à de pénibles sacrifices: S. M. n'a plus de gardes que celles de la
Nation. Elle m'a permis d'occuper avec 2,000 hommes le château; que chacun
se retire, je m'en vais penser à la sûreté générale et à renvoyer le reste
des troupes à Paris.» Effectivement, le château fut occupé sur-le-champ,
des sentinelles posées partout, les postes des gardes du corps dans
l'intérieur cependant laissés, ainsi que ceux des Suisses, qui ont été
constamment sous les armes, sans jamais recevoir d'ordre et sans jamais
quitter la place qui leur avait été assignée derrière la grille. Le reste
des troupes de Paris avait été logé par bataillons dans les maisons
principales. Les femmes, qui s'étaient emparées de la salle de l'Assemblée
nationale, y restèrent toute la nuit; et, tout paraissant assez
tranquille, LL.MM. se couchèrent vers 2 heures.

Le peuple de Versailles, cependant, et une partie de cette populace qui
était venue avec les femmes conservaient rancune aux gardes du corps. On
ne savait ce qu'ils étaient devenus, restés toujours dans le parc. Vers 4
heures du matin, une partie se détermina à regagner ses écuries, tandis
que l'autre, préférant une retraite en rase campagne, s'éloignait de
Versailles sans trop savoir où elle allait. Le peuple, qui furetait
partout pour les chercher s'aperçut de leur rentrée, courut aux Écuries;
ces malheureux n'eurent que le temps de se réfugier dans le Manège, d'où
ils se défendirent à coups de carabines et blessèrent quelques personnes,
jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant résister au nombre, ils cherchèrent à
s'évader par le parc, ce qui leur réussit, à l'exception de dix à douze
qui furent faits prisonniers. Pendant le même temps, une partie du peuple,
piquée de leur résistance au Manège, remplit les cours du château et
voulut s'emparer de ceux qui étaient dans les appartements. Les cours, qui
de toute la nuit n'avaient jamais été parfaitement dégagées, s'étaient
trouvées tout à coup remplies sans qu'on attribuât à cette multitude
aucune mauvaise intention.

Le jour commençait à poindre. Le garde, placé en faction aux pieds de
l'Escalier de Marbre, insulté par la populace, au lieu d'appeler la garde
nationale à son secours, cria à son brigadier d'arriver à lui. Celui-ci,
dès qu'il vit du haut de l'escalier de quoi il s'agissait, tira un coup de
carabine qui tua un homme. Le factionnaire en fit autant. La populace
aussitôt s'empara d'eux et monta pour forcer les appartements. Les gardes
de l'intérieur eurent à peine le temps de barricader les portes.
Heureusement que M. de La Fayette, réveillé par la fusillade du Manège,
était accouru avec ce qu'il avait pu ramasser de troupes de Paris. Les
grenadiers arrivèrent, dissipèrent le peuple qui allait enfoncer les
portes de la salle des gardes, qui ne voulaient absolument point ouvrir.
S'étant fait connaître aux gardes du corps, ceux-ci crièrent du dedans:
«jurez-nous sur votre Dieu que vous défendrez la vie du Roi.» «Nous vous
jurons, foi de grenadiers, que nous périrons tous avant qu'il arrive rien
à S.M.» Les portes s'ouvrirent aussitôt, et les grenadiers entrant en
foule, suivis de toute la garde nationale de Paris à mesure qu'elle
arrivait, enveloppèrent les gardes du corps et remplirent la galerie, les
appartements, pénétrant jusque dans la chambre du Roi, où arrivait au même
instant la Reine toute effrayée, qui s'était sauvée de son appartement où,
lors de l'invasion du peuple, avaient, par un passage apparemment mal
gardé, pénétré des femmes Qui semblaient lui en vouloir. Les troupes de
Paris, à mesure qu'elles arrivaient, remplissaient en foule la Cour de
Marbre et la Cour Royale, et le peuple était obligé de refluer dans celle
des Ministres, où il traîna les deux malheureuses victimes prises au pied
de l'escalier et les exécuta, l'une sur le perron de M. le comte de la
Luzerne et l'autre devant la porte de M. de Saint-Priest. Leurs têtes
furent portées en triomphe dans toutes les rues de Versailles, amenées
ensuite à Paris et promenées dans les rues de la capitale.

M. de La Fayette, après avoir mis en sûreté les appartements du Roi,
descendit pour mettre quelque ordre dans sa troupe, trouva dans la Cour de
Marbre, sous le balcon de S. M. les dix gardes du corps que la Garde
nationale avait arrachés au peuple et qu'elle se préparait à exécuter sous
les fenêtres du Roi, pour avoir, disait-elle, tiré sur les citoyens. M.
De la Fayette, ne pouvant d'aucune manière obtenir leur grâce, jeta son
chapeau par terre et, ouvrant son habit, dit à sa troupe qu'il ne voulait
pas commander des anthropophages, qu'il leur rendait sa cocarde, leur épée
et leur habit; que, s'ils voulaient ôter la vie à ces malheureux, ils
n'avaient qu'à prendre aussi la sienne. Cette fermeté sauva ces
infortunés, et il fut décidé qu'on les ramènerait prisonniers à Paris.

M. de La Fayette, remontant aussitôt, décida le Roi à paraître avec la
Reine et le Dauphin sur le balcon; on applaudit, et dès que S. M. fut
retirée, on lui cria de venir à Paris. Il n'y avait point de ministre
auprès du Roi dans ce moment. Après un instant de réflexion: «Eh bien oui,
dit-il, j'irai avec eux.» Et aussitôt, sans écouter personne, sortant sur
le balcon, il leur cria: «Mes enfants, j'irai vivre au milieu de vous avec
ma femme et mon fils; mais je vous demande pour marque d'attachement que
vous pardonniez à mes gardes du corps.» Aussitôt ils parurent tous aux
fenêtres des appartements, jetant dans la cour leurs bandoulières, qui
sont leur marque de service, et M. de la Fayette paraissant avec eux sur
le balcon du Roi, l'embrassa en criant: «Mes amis, la paix est faite!»

Ceux qui étaient le plus près ayant seuls pu entendre la promesse que le
Roi avait faite de venir à Paris, les autres voulurent s'assurer par
eux-mêmes de cette intention de S.M., et toute la troupe passant
successivement en désordre sous ce même balcon, le Roi eut la bonté de
faire répéter ses paroles par MM. de la Fayette et d'Estaing à chaque
troupe qui passait et de les accompagner de ses gestes d'assurance; on fit
aussitôt une salve générale de tout le canon et de toutes les petites
armes qui aurait pu devenir d'autant plus dangereuse qu'elles étaient
toutes chargées à balle.

On avait envoyé de Paris une garde pour relever les troupes qui étaient à
Versailles avant de savoir que LL.MM. viendraient à Paris. Réunis aux
autres, on en choisit mille pour demeurer à la garde du château, et le
reste se mit à défiler d'une manière qu'il faut avoir vue pour s'en faire
une idée; la description des saturnales des anciens peut seule rendre une
faible image de ce désordre. Figurez-vous une colonne défilant presque
sans interruption depuis midi jusqu'à 7 heures du soir, où marchaient
pêle-mêle les troupes, les goujats, toutes les femmes ivres, le mélange de
toutes les espèces d'armes, des femmes à cheval sur des canons, d'autres
portant les drapeaux, la plus vile populace à côté des officiers les plus
distingués; on voyait des femmes avec des bonnets de grenadiers, d'autres
ayant des fusils sur l'épaule, et des soldats le bâton à la main; des
chevaux des écuries du Roi et de Monsieur attelés à des charrettes de
farines; du pain, des cervelas attachés au bout des baïonnettes; la plus
vile populace montée sur les chevaux enlevés aux gardes du corps, galopant
comme des fous; d'autres armés de leurs carabines ou de hallebardes des
Cent Suisses; des femmes et des soldats à moitié ivres, couchés dans la
posture la plus indécente sur des chariots de munition, tandis que les
charretiers qui les conduisaient portaient eux-mêmes et avaient décoré
leurs chevaux, en guise de collier, des bandoulières des gardes du corps.

Le Roi est arrivé à 7 heures à la barrière de la Conférence. Son carrosse
était immédiatement précédé par la même troupe avec aussi peu de choix.
Les gardes de la prévôté le précédaient, entremêlés de femmes armées
entourant le cheval de M. de Tourzel, grand prévôt; des gardes du corps à
pied, confondus avec la garde nationale, suivaient; venaient ensuite les
Cent Suisses de la garde avec leurs drapeaux; dans un ordre à peu près
pareil de la garde nationale montée sur des chevaux des gardes du corps,
tandis que des gardes étaient montés sur les leurs et d'autres en croupe
derrière des cavaliers, étaient plus près du carrosse de LL.MM.
Immédiatement précédé par M. d'Estaing, M. de la Fayette et M. de
Montmorin, cousin du ministre, major en second du régiment de Flandres; il
était entouré des grenadiers de Paris, de Flandres et des recruteurs des
différents corps, des femmes montées derrière et devant en guise de pages;
la grosse artillerie suivait le convoi. Le Roi, la Reine, M. le Dauphin,
Madame fille du Roi, Madame Élisabeth et Madame de Tourzel, gouvernante,
étaient dans la même voiture. M. Bailly présenta au Roi les clefs de la
Ville dans un plat de faïence, la vaisselle étant à la Monnaie, et lui fit
la harangue ci-jointe. Arrivé à l'Hôtel de ville, M. Bailly rendit compte
de ce que le Roi lui avait dit, qu'il se voyait toujours avec plaisir au
milieu des habitants de sa bonne ville de Paris; la Reine dit alors: «Vous
avez oublié qu'il a ajouté avec confiance.» On cria «Vive la Reine!»
«Messieurs, reprit le maire, vous l'entendez de sa bouche, vous êtes plus
heureux que si je vous l'avais dit.» Et alors: «Vive Monsieur Bailly!»

LL.MM. vinrent ensuite coucher aux Tuileries où, par parenthèses, le Roi
se trouva pour la première fois de sa vie....

L'Assemblée nationale a décrété ce jour-là qu'elle serait inséparable de
la personne du Roi auprès duquel elle a laissé une députation, siégeant en
attendant à Versailles, jusqu'à ce que le manège des Tuileries soit
arrangé pour la recevoir. Situé malheureusement dans mon quartier, je vais
de nouveau me trouver au foyer des troubles et des émeutes....

....Je ne saurais peindre à V.E. le tableau de ce que j'ai vu. Qu'elle se
figure une cour, un vestibule, un escalier rempli de toutes les classes,
une assez petite antichambre où des grenadiers, des gardes pêle-mêle avec
des gardes du corps qui y ont passé ces deux nuits comme prisonniers,
n'ayant pas de quoi se couvrir, tous leurs effets ayant été pillés, des
laquais, des pages, des dames de la Cour, des évêques, des ambassadeurs,
des officiers crottés en bottes et éperons, en un mot tout ce qui ne peut
pas être contenu dans une autre chambre qu'on nomme improprement salle
d'audience et la Reine au milieu de tout cela.

Représentez-vous un M. Jauge, banquier, un des aides de camp de M. de la
Fayette, entrant dans le cabinet du Roi, comme n'aurait pas fait autrefois
un duc et pair, et disant au comte de Montmorin, ministre: «j'ai vu qu'on
n'a pas laissé entrer votre voiture dans la cour, c'est que j'avais donné
des ordres pour qu'on tînt les portes fermées; dans ces circonstances, il
faut apprendre à souffrir; une autre fois, si je sais l'heure où vous
venez, j'ordonnerai qu'on vous laisse passer.»

Ma tête ne peut pas encore se faire à ce bouleversement d'idées…


LES CONSÉQUENCES DE L'ÉMEUTE

L'émeute s'était surtout faite contre les monarchiens. Leur chef, Mounier,
qui présidait l'Assemblée, n'ayant pu persuader Louis XVI de quitter
Versailles le 5 au soir, ne songea plus qu'à soulever les provinces contre
Paris. Il partit pour le Dauphiné mais n'y rencontra que froideur et
hostilité. La province approuva le fait accompli.

Les parisiens heureux de posséder le roi multipliaient en son honneur les
protestations d'amour et de fidélité, protestations dont la sincérité
était accrue par les avantages remportés: la sanction des décrets du 4
août et de la déclaration des droits. La Révolution semblait assurée du
lendemain.


LA SITUATION APPRÉCIÉE PAR MARIE-ANTOINETTE

Les deux lettres suivantes écrites par la reine à l'ambassadeur d'Autriche
Mercy montrent combien de ressources s'offraient encore à la royauté:

7 octobre 1789.

Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant où nous sommes et comment
nous y sommes arrivés; _nous devons être contents du mouvement du
Peuple_, surtout ce matin, j'espère, si le pain ne manque pas, que
beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple; milices, poissardes,
tous me tendent la main. Je la leur donne. Dans l'intérieur de l'hôtel de
ville, j'ai été personnellement très bien reçue. Le peuple ce matin, nous
demandait de rester, je leur ai dit de la part du Roi, qui était à côté de
moi, qu'il dépendait d'eux que nous restions; que nous demandions pas
mieux; que toute haine devait cesser; que le moindre sang répandu nous
ferait fuir avec horreur. Les plus près m'ont juré que tout était fini.
J'ai dit aux poissardes d'aller répéter tout ce que nous venions de leur
dire. Je suis désolée que nous soyons séparés. Mais il vaut bien mieux
que vous restiez où vous êtes pendant quelque temps. Vous aurez de mes
nouvelles le plus souvent que je pourrai. Adieu, comptez à jamais sur tous
mes sentiments pour vous. [Note: _Correspondance_ de Mercy, t. II, p.
271.]

10 octobre 1789.

L'Assemblée va venir ici, mais on dit qu'il y aura à peine 600 députés.
_Pourvu que ceux qui sont partis calment les provinces_ au lieu de les
animer sur cet événement-ci, car tout est préférable aux horreurs d'une
guerre civile. [Note 2: _Ibid_.]



CHAPITRE IV

LA FÉDÉRATION


LES PRÉCÉDENTS, LES FÉDÉRATIONS

C'est pour réprimer les troubles, pour protéger les subsistances, pour
rétablir l'ordre indispensable à la régénération de la chose publique que
se forment, après la Grande Peur, les premières fédérations, véritables
ligues armées au service de l'Assemblée nationale. Le sentiment qu'elles
tiennent à exprimer tout d'abord, à proclamer bien haut, c'est leur
confiance absolue dans le dogme politique de la toute puissance des
représentants de la nation à préparer et à assurer le bonheur public.
Elles ne doutent pas que les intrigues des méchants, les conspirations des
aristocrates ne soient le seul obstacle qui retarde l'heure prochaine de
la félicité générale et c'est pour déjouer leurs intrigues, leurs complots
qu'elles ont pris les armes. Elles protestent de leur soumission sans
bornes à la _Constitution_, de leur ardent amour de la _Patrie_.

Et par Patrie elles n'entendaient pas une entité morte, une abstraction
incolore, mais une fraternité réelle et durable, un mutuel désir du bien
public, le sacrifice volontaire de l'intérêt privé à l'intérêt général,
l'abandon de tous les privilèges provinciaux, locaux, personnels.... La
liberté dont les Fédérés se proclament «idolâtres», ce n'est pas une
liberté stérile, une liberté neutre, indifférente, mais c'est la faculté
de réaliser leur idéal politique profondément unitaire, le moyen de bâtir
leur cité future harmonieuse et fraternelle....

II n'est pas exagéré de prétendre que les cultes révolutionnaires sont
déjà en germe dans les fédérations, qu'ils y ont pris racine. Ces grandes
scènes mystiques furent la première manifestation de la foi nouvelle.
Elles firent sur les masses l'impression la plus vive. Elles les
familiarisèrent avec le symbolisme révolutionnaire qui devint de suite
populaire. Mais, surtout, elles révélèrent aux hommes politiques la
puissance des formules et des cérémonies sur l'âme des foules. Elles leur
suggérèrent l'idée de mettre ce moyen au service du patriotisme.... [Note:
A. Mathiez, _Les origines des cultes révolutionnaires_. Paris, 1904, pp.
39-46.]


BAPTÊMES ET MARIAGES CIVIQUES

C'est à la Fédération de Strasbourg (13 juin 1790) qu'on procéda, pour la
première fois, à ma connaissance, à cette cérémonie du baptême civique
qui, débarrassé de tout caractère confessionnel, deviendra l'un des
sacrements du culte de la Raison. Je cite le procès-verbal: «L'épouse de
M. Brodard, garde national de Strasbourg, était accouchée d'un fils le
jour même du serment fédératif. Plusieurs citoyens, saisissant la
circonstance, demandèrent que le nouveau-né fût baptisé sur l'autel de la
Patrie.... Tout était arrangé lorsque M. Kohler, de la garde nationale de
Strasbourg et de la confession d'Augsbourg, réclama la même faveur pour un
fils que son épouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d'autant
plus volontiers qu'on trouva par là une occasion de montrer l'union qui
règne à Strasbourg entre les différents cultes....»

Et le procès-verbal décrit la cérémonie qui eut lieu en grande pompe.
L'enfant catholique eut pour marraine Mme Dietrich de la religion
réformée; [Note: Femme du maire de Strasbourg dans le salon duquel Rouget
de Lisle chanta la _Marseillaise_.] l'enfant luthérien, Mme Mathieu,
catholique, femme du procureur de la Commune. L'enfant catholique fut
prénommé: Charles, Patrice, _Fédéré_, Prime, René, De La Plaine,
_Fortuné_, l'enfant protestant: François, Frédéric, _Fortuné, Civique_.
Quand les deux ministres, luthérien et catholique, eurent terminé chacun
leur office et qu'ils se furent donné «le baiser de paix et de
fraternité», au baptême religieux succéda le baptême civique proprement
dit:

«L'autel religieux fut enlevé. Les marraines portant les nouveau-nés
vinrent occuper son emplacement. On déploya le drapeau de la fédération
au-dessus de leurs têtes. Les autres drapeaux les entourèrent, ayant
cependant le soin de ne pas les cacher aux regards de l'armée et du
peuple. Les chefs et commandants particuliers s'approchèrent pour servir
de témoins. Alors les parrains debout sur l'autel de la Parie prononcèrent
à haute et intelligible voix, au nom de leurs filleuls, le serment
solennel d'être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi, et de maintenir
de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et
acceptée par le Roi. Des cris répétés de _Vive la Nation, Vive la Loi,
Vive le Roi_, se firent aussitôt entendre de toutes parts. Pendant ces
acclamations, les commandants et autres chefs formèrent avec leurs épées
nues une voûte d'acier [Note: Cérémonie en usage dans la franc-maçonnerie.]
au-dessus de la tête des enfants. Tous les drapeaux réunis au-dessus de
cette voûte se montraient en forme de dôme, le drapeau de la fédération
surmontait le tout et semblait le couronner. Les épées, en se froissant
légèrement, laissèrent entendre un cliquetis imposant, pendant que le doyen
des commandants des confédérés attachait à chacun des enfants une cocarde
en prononçant ces mots: «_Mon enfant, je te reçois garde national. Sois
brave et bon citoyen comme ton parrain_. Ce fut alors que les marraines
offrirent les enfants à la patrie et les exposèrent pendant quelques
instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations
redoublèrent, il laissa dans l'âme une émotion qu'il est impossible de
rendre. Ce fut ainsi que se termina une cérémonie dont l'histoire ne
fournit aucun exemple.»

Célébré sans prêtres, sur l'autel de la Patrie, au-dessous des trois
couleurs, accompagné du serment civique en guise du serment religieux, ce
baptême laïque, où la cocarde tient lieu d'eau et de sel, fait déjà songer
aux scènes de 93. Les ministres des religions ont encore paru au début de
la cérémonie, mais ils se sont vite éclipsés, et, en se jetant dans les
bras l'un de l'autre, ils ont semblé demander pardon pour leurs fautes
passées....

On célébra même, mais plus rarement, des _mariages civiques_ sur l'autel
de la Patrie, par exemple à la fédération de Dôle, le 14 juillet 1790....

N'est-il pas curieux aussi que les fédérations nous offrent le premier
exemple de ce «repos civique» qui deviendra plus tard obligatoire tous les
décadis? A Gray, le jour de la fédération, les citoyens chôment du matin
au soir, à l'instar d'une fête religieuse. Quoique la police n'eût rien
prescrit à ce sujet les boutiques restèrent fermées. [Note: A. Mathiez,
op. cit., pp. 43-45.]


LE SERMENT DE LA FÉDÉRATION BRETONNE-ANGEVINE

Elle eut lieu à Pontivy du 15 au 19 janvier 1790. 150 délégués venus de 80
villes de Bretagne et d'Anjou y représentèrent 150 000 gardes nationaux
environ. On y prêta dans une véritable émotion religieuse le serment
suivant:

Jaloux de donner à la patrie des nouvelles preuves d'un zèle qui ne
s'éteindra qu'avec nos jours;

Nous, jeunes citoyens français, habitant les vastes pays de la Bretagne et
de l'Anjou, extraordinairement réunis par nos représentants à Pontivy pour
y resserrer les liens de l'amitié fraternelle que nous nous sommes
mutuellement vouée, avons formé et exécuté au même instant le projet d'une
confédération sacrée qui sera tout à la fois l'expression des sentiments
qui nous animent et des motifs qui nous rapprochent malgré les distances,

Nous avons unanimement arrêté et arrêtons: De former, par une coalition
indissoluble, une force toujours active, dont l'aspect imposant frappe de
terreur les ennemis de la régénération présente;

De vouer à la nouvelle Constitution du royaume un respect et une
soumission sans bornes et de soutenir, au péril de notre vie, les décrets
émanés de l'Assemblée nationale;

De renouveler au monarque-citoyen l'hommage respectueux de notre amour;

De ne reconnaître entre nous qu'une immense famille de frères qui,
toujours réunie sous l'étendard de la liberté, soit un rempart formidable
où viennent se briser les efforts de l'aristocratie;

De nous prêter enfin, mutuellement, tous les secours qui seront en notre
puissance, sans y mettre d'autres conditions ni d'autres bornes que celles
que nous inspireront l'honneur et le patriotisme;

Et pour mettre le dernier sceau à nos engagements, nous avons arrêté qu'un
serment solennel et public appellerait sur nous la protection du Dieu de
paix que les coeurs purs invoquent avec confiance,

Nous jurons donc, par l'honneur, sur l'autel de la Patrie, en présence du
Dieu des armées, amour au père des Français; nous jurons de rester à
jamais unis par les liens de la plus étroite fraternité; nous jurons de
combattre les ennemis de la Révolution; de maintenir les droits de l'homme
et du citoyen, de soutenir la nouvelle Constitution du royaume et de
prendre au premier signal de danger, pour cri de ralliement de nos
phalanges: _Vivre libres ou mourir!_. [Note: J. Bellec, Les deux
fédérations bretonnes-angevines, dans _La Révolution française_. t.
XXVIII.]


LA SIGNIFICATION DU SERMENT

Celui qu'on prête en France est le lien du contrat politique; il est pour
le peuple un acte de consentement et d'obéissance; dans le corps
législatif le gage de la discipline; dans le monarque le respect pour la
liberté; ainsi la religion est le principe du gouvernement; on dira
qu'elle est étrangement affaiblie parmi nous; j'en conviens, mais je dis
que la honte du parjure reste encore où la piété n'est plus et qu'après la
perte de la religion un peuple conserve encore le respect pour soi-même
qui le ramène à elle si les lois parviennent à rétablir ses moeurs. [Note:
Saint-Just, _Esprit de la Révolution_, troisième partie, chapitre XXII.]


_LA FÉDÉRATION_

SON ORGANISATION

L'idée de fédérer toutes les fédérations particulières dans une grande
cérémonie nationale, qui aurait lieu dans la capitale le jour anniversaire
de la prise de la Bastille, fut exprimée par Bailly dans une adresse qu'il
présenta à la Constituante, le 5 juin 1790, au nom de la municipalité
parisienne. «Déjà la division des provinces ne subsiste plus, disait
Bailly, cette division qui faisait en France comme autant d'états et de
peuples divers. Tous les noms se confondent dans un seul; un grand peuple
ne connaît plus que le nom de Français.» La Fédération générale ne serait
pas seulement un acte de communion en la Patrie, elle aurait encore un
triple but: «défendre la liberté publique, faire respecter les lois de
l'empire et l'_autorité du monarque_,» Dans ces derniers mots se révèle la
pensée politique de Bailly et de son parti. Effrayés par la continuation
des troubles, par l'indiscipline croissante de l'armée, par les
revendications des _citoyens passifs_ qui ont trouvé un organe éloquent
dans Robespierre, les bourgeois révolutionnaires croient le moment venu de
réveiller le sentiment monarchique en le faisant servir à la défense de
leurs conquêtes politiques: «le roi verra un grand nombre de ses enfans,
terminait Bailly, se presser autour de lui, élever un cri de _vive le
roi_, prononcé par la liberté, et ce cri sera celui de la France entière».
Il s'agissait donc d'attacher le roi à la Révolution et la Révolution au
roi.

Le décret du 9 juin ordonna que chaque garde nationale choisirait 6 hommes
sur 100 pour se rendre au district. Les députés des gardes nationales
ainsi choisis choisiraient à leur tour un homme sur 200 pour se rendre à
Paris le 14 juillet. La dépense serait supportée par le district.

L'armée de ligne serait représentée comme la garde nationale. On espérait
ainsi faire cesser les divisions qui s'étaient souvent manifestées entre
les citoyens soldats et les soldats tout courts. Chaque régiment
députerait à Paris l'officier le plus ancien de service, le bas officier
et les 4 soldats dans le même cas.

La Fédération devait avoir lieu sur les bords de la Seine, au Champ de
Mars, qu'on se hâta d'aménager par des corvées patriotiques et
volontaires.


LES TRAVAUX DE LA FÉDÉRATION

Il faut voir cette fourmilière de citoyens, cette activité, cette gaieté
dans les plus durs travaux; il faut voir cette longue chaîne qu'ils
forment pour tirer des charrettes surchargées; des pierres énormes cèdent
à leurs efforts, ils entraîneroient des montagnes.

Il n'est point de corporation qui ne veuille contribuer à élever l'autel
de la patrie: une musique militaire les précède; tous les individus se
tiennent trois à trois, portant la pelle ou la pioche sur l'épaule; leur
cri de ralliement est ce refrain si connu d'une chanson nouvelle qu'on
appelle le _Carillon national_. Tous chantent à la fois: _Ça ira, ça ira,
 ça ira_: oui, _ça ira_, répètent tous ceux qui les entendent. Personne ne
se croit dispensé du travail par son âge, son sexe ou son état: on a vu
passer les tailleurs, les cordonniers, ayant à leur tête les _frères_
tailleurs et les _frères_ cordonniers. L'école vétérinaire, les habitants
des villages très éloignés sont accourus, ayant à leur tête le maire avec
son écharpe, la pelle sur l'épaule. Tous ont des drapeaux ou des
enseignes. Sur celui des charbonniers on lit: _Le dernier soupir des
aristocrates_.... Les bouchers avoient sur leur flamme un large couteau et
l'on lisoit dessus: _Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers_.
D'énormes monceaux disparaissoient sous leurs bras vigoureux. Les ouvriers
de la Bastille ont amené dans les charrettes tous les instruments qui ont
servi à la démolition de cette forteresse. Les employés des postes, ayant
à leur tête M. d'Ogny, les domestiques de l'enceinte des Italiens, les
acteurs de Mademoiselle de Montansier, conduits par leur directrice, sont
venus contribuer à cette oeuvre patriotique.... Les chartreux conduits par
dom Gerle ont quitté eux-mêmes leurs cellules pour venir participer à ces
travaux civiques. Le roi est venu jouir de ce spectacle nouveau; soudain
la pelle et la pioche sur l'épaule, les citoyens ont formé autour de lui
une garde d'honneur. Il a visité tous les ateliers.


LA FÉDÉRATION

Grâce à l'activité des citoyens, tous les travaux ont été achevés le 11
juillet. [Note: _Confédération nationale ou récit exact et circonstancié
de tout ce qui s'est passé à Paris le 14 juillet 1790, à la Fédération..._
A Paris, chez Garnery, l'an second de la liberté, pp. 61-68.]


LE MATIN DE LA FÉDÉRATION

Beaucoup de citoyens avoient passé la nuit au Champ de Mars; des
détachements nombreux de la garde nationale parisienne s'y étoient rendus
pour le garder. Le temps étoit très défavorable, le vent froid, et il
tomboit des ondées de pluie fortes et fréquentes; rien cependant ne
décourageoit les spectateurs; parmi lesquels il y avoit un très grand
nombre de femmes. On y a fait toute la nuit des feux qui ont servi à
réchauffer les braves enfans de la liberté et autour desquels on a formé
des danses. Le jour venu, les soldats citoyens témoignèrent de la manière
la plus expressive la joie que leur inspirait l'approche d'un si beau
moment. Quelques-uns faisoient des évolutions militaires; d'autres
formoient autour de l'autel un cercle immense; quelques-uns s'amusoient à
la course, puis formant des corps nombreux ils tiraient le sabre se
précipitant les uns sur les autres et entrechoquant le glaive, ils
donnoient le spectacle d'une petite guerre; des chansons militaires
accompagnées du son des tambours se mêloient à ces exercices, que la pluie
ne pouvoit interrompre, quelle qu'en fût la violence. [Note:
_Confédération nationale ou récit exact_, pp. 117-118.]


LE PASSAGE DU CORTÈGE

Les soldats citoyens sur pied depuis cinq heures du matin mouroient de
faim. On leur jetoit par les fenêtres des pains qu'ils recevoient sur
leurs sabres et sur leurs bayonnettes: on y joignoit des viandes froides
ou fumées; on leur descendoit du vin, de  l'eau-de-vie, des liqueurs, de
l'eau dans des bouteilles attachées à de longs rubans aux trois couleurs.
Ils saisissoient tout avec empressement, et cela ne doit pas étonner, car
les héros patriotes déjeûnent tout aussi bien que des aristocrates et
encore mieux, parce qu'ils n'ont point de remords.... [Note:
_Confédération nationale_, p. 127.]


LES ANGLAIS A LA FÉDÉRATION

À sept heures [du matin] les gradins paroissoient couverts de spectateurs.
Un grand nombre d'étrangers s'y trouvoient et parmi eux plus de quatre
mille Anglais. On dit que plusieurs François crièrent _Vivent les
Anglais_. Si cela est, ceux-ci l'entendirent avec leur sentiment national,
d'autant plus profond qu'il est moins manifeste. Cette généreuse nation,
très distincte et très différente de son ministère, ainsi que la nôtre,
mérite bien la reconnoissance des François, elle prend part à leur
bonheur, à leur gloire, au même jour il y avoit dans la plupart des
tavernes de Londres des assemblées de citoyens qui s'unissoient en esprit
aux François devenus leurs frères en liberté et ils en ont voté de
pareilles au 14 juillet de chaque année. [Note: _Mercure national_ du 25
juillet 1790.]


LE MOMENT PATHÉTIQUE: LE SERMENT

Il est impossible de décrire le spectacle qu'offroit le Champ de Mars
quand tous les corps y ont été réunis, les soixante drapeaux de Paris,
[Note: Les drapeaux des soixante districts auxquels allaient succéder
les 48 sections.] et les 83 bannières flottantes [Note: Les bannières des
83 départements.] offraient au milieu de cette foule immense de soldats le
coup d'oeil le plus ravissant. Un peuple immense assis sur les gradins du
cirque, les arbres le couronnant par leur cime ondoyante et la montagne de
Chaillot et de Passy, dont les jolies maisons étoient chargées de
spectateurs, ajoutoient à l'agrément et à la richesse du tableau.

Le cortège placé, l'oriflâme et les bannières des départemens ont été
portées en haut des marches de l'esplanade, au bas de l'autel, pour y
recevoir la bénédiction, puis reportées à leurs départemens respectifs.

A trois heures et demie, l'évêque d'Autun, accompagné des soixante
aumôniers de la garde parisienne, a commencé le sacrifice.

La musique la plus imposante commandoit aux âmes d'élever leurs pensées à
l'éternel.

La messe finie, la bombe a donné le signal convenu à toutes les
municipalités du royaume.

Un silence religieux a préparé le plus beau moment de la monarchie
française.

M. La Fayette est monté à l'autel. Là, au nom de toutes les gardes
nationales de France, il a prononcé le serment suivant:

_Je jure d'être à jamais fidèle à la nation, à la loi et au roi, de
maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale, et acceptée
par le roi, de protéger conformément aux lois, la sûreté des personnes et
des propriétés, la libre circulation des grains et subsistances dans
l'intérieur du royaume et la perception des contributions publiques sous
quelques formes qu'elles existent, de demeurer uni à tous les Français par
les liens indissolubles de la fraternité._

Tous les députés des gardes nationales et autres troupes du royaume se
sont écriés: _je le jure_.

Le président de l'assemblée s'est avancé.

_Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir de
tout mon pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et
acceptée par le roi._ Chacun des membres de l'assemblée a répété: _je le
jure_.

Le roi a levé le bras vers l'autel.

_Moi, roi des Français, je jure à la nation d'employer tout le pouvoir
qui m'est délégué par la loi constitutionnelle de l'État, à maintenir la
Constitution et à faire exécuter les lois._

Quinze cent mille voix ont crié: _je le jure_ et ce serment a retenti
jusqu'aux extrémités de la France.

Entendez ce serment, vous tous qui menacez encore notre Constitution,
entendez et tremblez.

Pendant toute cette cérémonie, l'artillerie faisoit un bruit imposant, et
plus de trois cents tambours étoient frappés à la fois.

Au bruit de l'artillerie, les personnes restées dans Paris et qui
bordoient les fenêtres ont levé la main avec transport....

On aurait désiré que le roi se fût avancé lui-même, qu'il eût traversé le
cirque et qu'en présence du peuple qui l'auroit vu de tous les côtés, il
eût prêté ce serment solennel. De quelle douce jouissance l'ont privé ceux
qui lui ont conseillé de ne pas faire cette démarche! quels cris! quels
transports n'eût-elle pas excité! On paroissoit disposé à le porter
jusqu'à l'autel.

La reine, qui avoit des plumes aux couleurs de la nation, a également
prêté serment. Après que le roi a eu prêté le sien, il a été joindre sa
famille; il a embrassé ses enfans; il a pris la main de la reine et du
dauphin, et il les a serrées avec la plus vive émotion.

Quand le _Te Deum_ a été chanté, tous les soldats-citoyens ont remis leurs
épées dans le fourreau et se sont précipités dans les bras l'un de
L'autre, en se promettant union, amitié, constitution, et de mourir pour
la défense de la fraternité et de la liberté. [Note: _Confédération
nationale ou récit exact_, pp. 134-138.]


LE RETOUR DE LA FÉDÉRATION

Un spectacle très réjouissant a succédé à cette fête. Plus de 350 mille
tant hommes que femmes étoient réunis dans le Champ-de-Mars et il n'y
avoit pas d'intermédiaire entre le ciel et eux; or, l'on avoit remarqué
que depuis sept heures jusqu'à midi, il y avait eu cinq orages assez
longs, ou si l'on veut, un orage aristocratique en cinq actes (c'est ainsi
qu'on l'a nommé), qui s'étoient _confédérés sans doute_, pour chasser nos
Parisiennes et nos soeurs des provinces; mais elles ont tenu bon, elles
ont défié les vents et la pluie par diverses chansons agréables, et n'ont
quitté qu'après la cérémonie.

Leur retour ressembloit à une véritable mascarade. Plusieurs sans
chaussure, ou dont la chaussure restoit à chaque pas dans les boues,
Toutes les cheveux épars, sans bonnets ou avec un mouchoir autour de leur
tête, revenoient escortées d'un cavalier crotté comme elles jusqu'à
l'échine; la gaieté cependant présidoit cette marche qui avoit l'air d'un
triomphe. Plusieurs compagnies revenoient en dansant. [Note:
_Confédération nationale ou récit exact_, pp. 140-141.]


L'ENTHOUSIASME ROYALISTE A LA FÉDÉRATION

Nous trahirions nos devoirs si après avoir rendu hommage à l'esprit de
fraternité qui a caractérisé cette fête, à l'esprit de liberté qui s'est
déployé dans la marche nous dissimulions le changement de cet esprit dans
le camp fédératif. C'étoit un autre air, une autre âme. On croyoit être au
camp de Xerxès et non à Sparte ou à Rome. En effet l'admiration avoit pris
un autre cours. Elle ne se fixoit plus sur ces Parisiens qui se
multiplioient sur nos pas, sur les emblèmes de notre liberté, sur ses
victoires; elle s'attachoit à ce trône brillant destiné pour le chef du
pouvoir exécutif. Il sembloit que la vue de ce trône avoit paralysé,
_médusé_ presque toutes les âmes, et que, comme la fameuse Circé, elle
avoit transformé des âmes patriotes en âmes royalistes. L'idolâtrie pour
la monarchie se répand avec la force la plus violente, et on a semblé
oublier les restaurateurs de la liberté françoise, l'Assemblée nationale,
pour ne plus voir qu'un individu, que celui qui réunissoit autrefois dans
sa main tous ces pouvoirs, dont ses ministres avoient si cruellement
abusé. Les cris de _Vive l'Assemblée_ étoient étouffés par les cris de
_Vive le Roi!_--On s'empressoit, on s'étouffoit pour contempler ce siège
doré; étoit-ce donc là l'impatience qui convenoit à un peuple libre?
Prouvoit-il par là qu'il s'étoit fait une juste idée et de ses pouvoirs et
des devoirs et de l'existence d'un roi? Ne prouvoit-il pas qu'il ne
s'étoit pas encore dépouillé du vieil homme, qu'il conservoit encore ses
vieilles idées, ses préjugés, son culte superstitieux pour la
monarchie?.... [Note: _Courrier de Provence,_ n° 165, t. IX, p. 250-251.]

Le même son de cloche est donné dans cette lettre de Thomas Lindet,
évêque de l'Eure et constituant à son frère Robert Lindet en date
du 27 juillet 1790.

Les fêtes de la Confédération auraient dû humilier ou intimider
les ennemis de la Révolution. Le jour même, je jugeai qu'elles ne
serviraient qu'à leur donner une nouvelle audace; elle va toujours
croissant. Si la Cour était mieux organisée, quel parti elle aurait
tiré de l'enthousiasme absurde de la majeure partie des têtes françaises!
La Sainte Ampoule de Reims sera bientôt renvoyée à Saint
Rémy. MM. les Commissaires de la Commune de Paris ont présenté
une adresse tendant à conserver les dispositions du Champ-de-Mars
auquel ils désirent qu'on donne le nom de _Champ de la Fédération_.
Ils désirent que ce soit dans ce lieu que les monarques français
soient investis du pouvoir qui leur est confié. Cette idée a été
applaudie et renvoyée au comité de Constitution. [Note: _Correspondance de
Thomas Lindet,_ publiée par A. Montier, p. 212.].

Un anonyme avait proposé de proclamer Louis XVI _Empereur des Français_:
«Mes frères, nous ne sommes plus ni sujets ni esclaves, nous sommes
citoyens; les distinctions qui élevaient l'homme au-dessus de l'homme ont
disparu; la nature a repris ses droits; l'égalité est rétablie parmi nous;
le mérite et la vertu pourront seuls dorénavant prétendre aux récompenses
et obtenir nos hommages. Dans ce nouvel ordre des choses, qu'avons-nous
besoin de Roi? Ne formons-nous pas nous-mêmes le Peuple-Roi, puisque toute
autorité émane du Peuple et réside dans le Peuple? N'est-ce pas nous qui
gouvernons par nos Représentans? Nous ne disons plus le Royaume de France,
nous disons l'Empire des Français, [Note: L'hymne célèbre _Veillons au
salut de l'Empire_ date de cette époque.] si nous voulons être conséquens,
c'est donc un Empereur qu'il nous faut et non pas un Roi.

«Oui, c'est un Empereur, Roi et tyran sont synonymes, Empereur
signifie celui qui commande un peuple libre; nous jouissons de cet
avantage....» [Note: _Louis XVI proclamé Empereur des Français au Champ-
de-Mars le 14 juillet 1790._]



CHAPITRE V

LA FUITE DU ROI


SES CAUSES

Louis XVI avait accepté la Constitution civile du clergé dès le 22 juillet
1790, mais il aurait voulu en retarder l'application jusqu'à ce que le
pape l'eût «baptisée», comme le demandait la majorité de l'épiscopat.
Préoccupée d'assurer la vente des biens nationaux en rendant irrévocable
la réforme religieuse, craignant d'ailleurs qu'une plus longue attente ne
fut exploitée par le parti aristocrate. L'Assemblée mit le clergé en
demeure de se soumettre par le décret sur le serment du 27 novembre 1790.
Le roi ne donna sa sanction à ce décret que sur une sommation de
l'Assemblée, après que son conseiller l'archevêque Boisgelin eût mis sa
conscience à l'aise en lui disant que cette sanction était un «acte forcé»
(26 décembre). Le jour même où il donnait sa signature il disait au comte
de Fersen confident de la reine: «j'aimerais mieux être roi de Metz que de
demeurer roi de France dans une telle position, mais cela finira bientôt».

Déjà, depuis le jour (20 octobre 1790) où l'Assemblée lui avait imposé par
une violence morale le renvoi de ses ministres, Louis XVI inclinait de
nouveau à écouter les conseils de résistance.--Dès lors il eût son secret
dont le chef, le baron de Breteuil, reçut pleins pouvoirs pour traiter
avec les cours étrangères. La reine et Madame Élisabeth conseillaient à
Louis XVI de quitter Paris et de s'enfuir aux Pays-Bas d'où il reviendrait
mater les jacobins avec l'aide des troupes autrichiennes.


L'APPEL A L'ÉTRANGER

Le projet de fuite est arrêté dès le mois de mars 1791. Il repose presque
entièrement sur le concours que Louis XVI espère des souverains étrangers.
Fersen, confident de la reine, a parfaitement exposé les calculs de la
Cour:

Le mécontentement est grand et augmente, mais il ne peut se manifester
tant qu'il n'y aura pas de chefs et de centre et, tant que le roi sera
enfermé à Paris, il ne peut avoir ni l'un ni l'autre; et quoi qu'il
arrive, jamais le roi ne sera roi par eux et sans des secours étrangers
qui en imposent même à ceux de son parti. Il faut qu'il en sorte, mais
comment et où aller?

Le parti du roi n'est composé que de gens incapables ou dont
l'exaspération et l'emportement sont tels qu'on ne peut ni les guider ni
leur rien confier, ce qui nécessite une marche plus lente et de grandes
précautions. Le lieu de la retraite en demande encore davantage. Il faut y
être bien en sûreté; il faut avoir trouvé un homme capable et dévoué qui
eût de l'influence sur les troupes, qu'il lui faut bien connaître
auparavant. Mais tous ces moyens seraient encore insuffisants sans les
secours des puissances voisines: l'Espagne, la Suisse et l'Empereur, et
sans l'assistance des puissances du Nord (la Russie et la Suède) pour en
imposer à l'Angleterre, la Prusse et la Hollande dans le cas très probable
où elles voudraient mettre obstacle aux bonnes intentions de ces
puissances et, en les attaquant, les empêcher de secourir efficacement le
roi de France. [Note: Klinckovström, _Fersen et la Cour de France_, lettre
du 7 mars 1791 au roi de Suède.]

Il est bon, après avoir lu ce document, de connaître le commentaire qu'en
a donné M. Jaurès:

Cette lettre est évidemment le reflet des conversations mystérieuses qui
se prolongeaient entre le Roi, la Reine et le comte de Fersen. C'est
l'exposé le plus complet et le plus décisif de la pensée et de la
politique royale en janvier et mars 1791. C'est aussi l'acte d'accusation
le plus formidable contre la monarchie. Cette monarchie nationale n'a plus
aucune racine en France: elle attend sa force, toute sa force, son salut,
tout son salut de l'étranger. Le roi et la reine se méfient également de
tous les partis, y compris le leur. Ils ont de la haine pour cette
noblesse égoïste et étourdie qui, en refusant le sacrifice d'une partie de
ses privilèges pécuniaires quand furent convoqués les notables, a acculé
le roi à la convocation des États généraux et ouvert ainsi, selon le mot
de Fersen, la Révolution....

Pas plus qu'ils ne peuvent s'appuyer sur les partis organisés, ils n'ont
confiance en la France elle-même. Ils se rendent bien compte qu'elle n'est
pas dans l'ensemble désenchantée de la Révolution: et ceux mêmes qui se
plaignent d'elle n'ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur
propre cause pour se soulever spontanément. Il faudra que le Roi leur
donne de haut le signal du mouvement.

Il faudra que l'étranger intervienne et Fersen, écho du roi et de la
reine, écrit au roi de Suède cette phrase terrible qui est pour nous la
disqualification définitive de la monarchie: «Jamais le roi ne sera roi
par les Français et sans des secours étrangers.» Bien mieux ces secours
étrangers, le roi les invoque non seulement pour dompter et châtier ses
ennemis, mais pour en imposer même à ceux de son parti dont il
n'obtiendrait ni une obéissance suffisante ni la docilité aux mesures
nécessaires de réorganisation. Ainsi isolée de toute force française, la
monarchie ne semble plus avoir que deux idées: imaginer des moyens de
vengeance contre ses ennemis du dedans, imaginer des moyens pour appeler
le plus tôt possible les amis du dehors. [Note: Jean Jaurès, Histoire
socialiste. _La Constituante_, p. 637. ]


LES PRESSENTIMENTS POPULAIRES

LES PRÉCÉDENTS

Les projets de fuite du roi transpirèrent de bonne heure. Les jacobins
avaient des amis et des informateurs jusque dans le personnel du château.
L'inquiétude populaire se manifesta d'une façon significative lors du
départ de Mesdames tantes du roi pour Rome et lors du voyage que Louis XVI
essaya de faire à Saint Cloud pour communier en cachette de la main d'un
prêtre insermenté.


LE DÉPART DE MESDAMES

Dès le 3 février, la municipalité de Sèvres instruite par la domesticité
des princesses [Mesdames habitaient le château de Bellevue] avise les
jacobins. En un clin d'oeil, le bruit de leur voyage se répand dans la
foule. Tous les orateurs des clubs, tous les pamphlétaires dévoués à la
Révolution, Marat, Camille Desmoulins, Gorsas, jettent le cri d'alarme....
«Bien que le roi et la reine soient les deux personnages les plus
essentiels à la Révolution, il n'en est pas moins vrai que s'ils restaient
seuls, leur départ serait plus facile, lorsque tout le reste de la famille
royale serait en sûreté (Gorsas, _Courrier des 83 départements_, 3 février
1791).... «_Salus populi suprema lex esto_. Le salut de la chose publique
interdit à Mesdames d'aller porter leurs personnes et nos millions chez le
pape ou ailleurs. Leurs personnes, nous devons les garder précieusement,
car elles contribuent à nous garantir contre les intentions hostiles de
leur neveu M. d'Artois et de leur cousin, Bourbon Condé.... Tout ce que
Mesdames emportent est à nous, tout jusqu'à leurs chemises. Il me déplaît
à moi que nos chemises aillent à Rome» (Corsas, 9 février).

Camille Desmoulins tenait le même langage: «Il est faux, s'écriait-il, de
dire que les tantes du roi jouissent des mêmes droits que les autres
citoyens.--Est-ce que la nation leur a fait présent, à leur naissance,
d'un million de rentes, comme à Mesdames?--Non, sire, vos tantes n'ont
pas le droit d'aller manger nos millions en terre papale. Qu'elles
renoncent à leurs pensions. Qu'elles restituent aux coffres de l'État tout
l'or qu'elles emportent et qu'elles aillent ensuite, si bon leur semble, à
Lorette ou à Compostelle!» (_Révolutions de France et de Brabant_,
n°64)....

«On assure, écrivait Marat, que les tantes du roi font le diable pour
partir. Il serait de la plus haute imprudence de les laisser faire. En
dépit de ce qu'ont dit là-dessus d'imbéciles journalistes, elles ne sont
pas libres. Nous sommes en guerre avec les ennemis de la Révolution. Il
faut garder ces béguines en otages et donner triple garde au reste de la
famille» (_Ami du peuple_ du 14 février 1791).

Le 8 février la municipalité de Paris vint prier le roi avec instance de
s'opposer au départ des princesses, vu l'agitation des esprits et
l'irritation de la foule.--Louis XVI répondit que ses tantes étaient
libres de sortir du royaume comme tous les autres citoyens: «Ni la
déclaration des droits de l'homme ni les lois de l'État ne me permettent
de m'opposer à leur départ». Le 9 février, le tocsin retentit, trente-deux
sections s'assemblent et délibèrent sur le moyen d'empêcher le départ des
princesses.... Au nom des sections, l'abbé Mulot rédige une adresse à
l'Assemblée pour demander une loi rendant obligatoire la résidence de la
famille royale: «Nous ne recherchons pas, disait l'adresse, si ce voyage
inconsidéré serait l'effet de quelques insinuations perfides. Nous ne
voulons pas croire que les tantes du roi aient jamais eu le dessein
d'aller encourager ou seconder par leur présence les fugitifs qui osent
menacer la patrie; qu'elles veuillent, comme ces citoyens ingrats
disperser hors de France des richesses qui ne leur ont pas été données
pour cet usage et nourrir les étrangers de la substance nationale. Nous
éloignons de nous la pensée qu'un sexe timide et fait pour conseiller la
paix soit chargé de négocier des traités de guerre....»

Les femmes de la halle, les sections députèrent auprès du roi qui resta
inébranlable et qui se hâta de prévenir ses tantes que les femmes de la
halle se disposaient à partir pour Bellevue. A la réception de cette
nouvelle, Mesdames quittèrent Bellevue en toute hâte le 20 février à 10
heures et demie du soir. «Moins d'une demi-heure après le départ des
fugitives, le bataillon des femmes arrivait à Bellevue, forçait les
grilles et faisait irruption dans le château....»

A Moret, la municipalité vérifie les passeports, les trouve irréguliers et
refuse de laisser les voyageuses continuer leur chemin.--La garde
nationale cerne les voitures et s'apprête à dételer les chevaux. Il faut
qu'un escadron de chasseurs leur ouvre passage.

A Arnay-le-Duc, le 22 février, le maître de poste refuse des chevaux pour
le relai. La garde nationale, la commune, s'opposent au passage. «Peu nous
importe, déclare le procureur-syndic, que Mesdames soient parties avec
l'assentiment du roi, si elles sont parties contre le gré de l'Assemblée
nationale. En ce moment même, le comité de constitution est saisi d'un
projet de décret sur la résidence de la famille royale. Il ne faut pas
laisser les tantes du roi se soustraire d'avance à l'exécution d'une loi
de sûreté générale. Elles ne partiront d'ici qu'avec un passeport émané de
l'Assemblée.» Mesdames furent obligées de s'humilier à solliciter le
secours de cette assemblée qu'elles considéraient comme rebelle. En
attendant sa réponse, on les logea sous bonne garde chez le curé
constitutionnel. En même temps grande agitation à Paris. Les dames de la
Halle députaient chez Monsieur pour lui demander sa parole de rester à
Paris.

Mirabeau dut intervenir pour que la Constituante autorisât la continuation
du voyage des princesses en renvoyant la décision à Louis XVI. Le peuple
assiégea les Tuileries que Lafayette déblaya péniblement le 24 février.

La municipalité d'Arnay ne se tint pas pour battue. Elle dépêcha un
nouveau courrier à l'Assemblée. Mesdames ne purent quitter Arnay-le-Duc
que le 3 mars. Leur captivité avait duré 12 jours. [Note: Résumé d'après
H. Babled, _La Révolution française_, t. XXI.]


LE DÉPART POUR SAINT-CLOUD

Le 18 avril, Louis XVI ayant voulu quitter les Tuileries, pour aller à
Saint-Cloud faire ses Pâques, le peuple s'attroupa autour de son carrosse,
arrêta les chevaux. Les gardes nationaux eux-mêmes, rebelles aux ordres de
Lafayette, refusèrent d'ouvrir un passage et le roi dut rentrer au
château. Il se considéra dès lors comme prisonnier et, pendant qu'il
chargeait son ministre des affaires étrangères d'écrire officiellement à
tous les cabinets qu'il était libre et qu'il avait renoncé volontairement
à son voyage à Saint-Cloud, il achevait ses derniers préparatifs de fuite.
Lafayette qui était responsable de l'ordre a soupçonné que l'émeute du
18 avril fût concertée avec la Cour et destinée à lui donner le prétexte
qu'elle cherchait pour recourir à l'intervention étrangère.

L'émeute excitée le 18 avril 1791 pour empêcher le roi d'aller à St Cloud
où il se rendait assez habituellement devait fournir aux adversaires de la
révolution un argument contre l'indépendance du monarque.

Mirabeau, depuis ses intimes liaisons avec la Cour, était entré très avant
dans ces vues. L'émeute de St Cloud elle-même avait été projetée par lui.
Sa mort priva les chefs contre-révolutionnaires des conseils de ce
puissant génie; tout le plan se ressentit de cette perte....

Ce que voulait la Cour, c'était de constater qu'elle était violemment
retenue à Paris. La plupart des gardes nationaux étaient de bonne foi.
Quelques-uns pouvaient être dans le secret, nommément Danton, soldé depuis
longtemps par les provocateurs de cette émeute, et qui arriva avec son
bataillon sans que personne l'eût fait demander, sous prétexte de voler au
secours de l'ordre public. Lafayette avait demandé au roi et à la reine un
peu de temps pour ouvrir leur passage; ils se hâtèrent de monter en
voiture. Il leur demanda d'y rester jusqu'à ce que le passage fût ouvert
et pendant qu'il était engagé au milieu de l'émeute ils se firent prier
par un officier municipal de remonter chez eux. [Note: Lafayette,
_Mémoires_, II, p. 65-66.]


LES CRAINTES INSTINCTIVES DU PEUPLE ÉTAIENT JUSTIFIÉES

Le peuple avait l'instinct que le roi cherchait à fuir et il redoutait
cette fuite comme un péril immense. Il paraît étrange et même
contradictoire que les révolutionnaires aient redouté à ce point le départ
d'un roi peu ami de la Révolution. Le peuple pourtant avait raison.

Il n'y avait pas à cette date de parti républicain, d'opinion
républicaine; [Note: Excessif. Il y avait dès la fin de 1790 une opinion
républicaine, mais cette opinion était confinée dans quelques cercles
restreints de publicistes parisiens.] nul ne savait par quelle autorité
serait remplacée l'autorité royale: et la fuite du roi semblait creuser un
vide immense. De plus et surtout, le peuple sentait bien qu'il y avait
d'innombrables forces de réaction disséminées, encore à demi-latentes, qui
n'attendaient qu'un signal éclatant pour apparaître, qu'un centre de
ralliement pour agir.

Le roi parlant haut de la frontière, dénonçant la guerre faite à l'Église,
effrayant la partie timide de la bourgeoisie, lui faisant peur pour ses
propriétés, grossissant son armée de contingents étrangers et les couvrant
du pavillon de la monarchie pouvait être redoutable. [Note: Jean Jaurès,
La _Constituante_, p. 619.]


LE 21 JUIN 1791

Après l'émeute du 18 avril, Marie-Antoinette écrivit à Mercy, représentant
de l'Autriche aux Pays-Bas, pour que l'Empereur fît avancer 15,000 hommes
à Arlon et Virton et autant à Mons de manière à donner à Bouillé un
prétexte pour rassembler des troupes et des munitions à Montmédy. Le roi
commanda une énorme berline pour lui et sa famille et se procura des
passeports au nom de la baronne de Korff. Le départ fut retardé jusqu'au
20 juin parce que le roi attendait deux millions qu'il devait toucher sur
sa liste civile. Malgré la surveillance étroite dont il était l'objet, il
s'échappa du château dans la nuit du 20 au 21 juin déguisé en valet de
chambre et se dirigea sur Montmédy par la route de Châlons. Le même jour,
Monsieur, son frère (le comte de Provence), fuyait en Belgique par une
autre route.

Avant de quitter Paris le roi avait lancé une proclamation violente où il
déclarait que la seule récompense des sacrifices qu'il avait consentis
depuis trois ans était «de voir la destruction de la royauté, tous les
pouvoirs méconnus, les propriétés violées, la sûreté des personnes mise
partout en danger, les crimes rester impunis et une anarchie complète
s'établir au-dessus des lois, sans que l'apparence d'autorité que lui
donnait la nouvelle constitution fût suffisante pour réparer un seul des
maux qui affligent le royaume».

Le premier sentiment des patriotes en apprenant la fuite du roi fût la
colère, l'indignation contre son parjure, puis ce fut la peur, la peur de
l'intervention étrangère et du retour et des vengeances des émigrés. Le
grand journal démocrate _Les Révolutions de Paris_ ont bien traduit
les impressions par lesquelles passa le peuple de Paris.


LES SENTIMENTS DES PARISIENS

_Le plus honnête homme de son royaume!_ Lâches écrivains, folliculaires
ineptes ou gagés, c'est ainsi que vous appeliez Louis XVI. Le plus honnête
homme de son royaume, ce père des Français, à l'exemple du héros des deux
mondes, [Note: Lafayette que les démocrates accusaient--d'ailleurs à tort
--de complicité avec le roi.]a donc aussi quitté son poste et s'évade avec
l'espoir de nous envoyer, en échange de sa personne royale, une guerre
étrangère et intestine de plusieurs années. Ce complot, digne au reste des
maisons de Bourbon et d'Autriche coalisées, ce complot lâche et perfide,
médité depuis 18 mois, s'est enfin effectué....

Bien loin d'être _affamé de voir un roi_, la manière dont le peuple prit
l'évasion de Louis XVI, montra qu'il étoit saoul du trône et las d'en
payer les frais. S'il eût su dès lors que Louis XVI, dans sa déclaration
qu'on lisoit en ce moment à l'assemblée nationale, se plaignoit de
_n'avoir point trouvé dans le château des Tuileries les plus simples
commodités de la vie_, le peuple indigné se seroit porté peut-être à des
excès; mais il sent sa force et ne se permit aucune de ces petites
vengeances familières à la faiblesse irritée; il se contenta de persiffler
à sa manière la royauté et l'homme qui en étoit revêtu. Le portrait du roi
fut décroché de sa place d'honneur et suspendu à la porte: une fruitière
prit possession du lit d'Antoinette pour y vendre des cerises, et en
disant: C'est aujourd'hui le tour de la nation pour se mettre à son aise.
Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffât d'un bonnet de
la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mépris; on respecta
davantage le cabinet d'étude du dauphin; mais nous rougirions de rapporter
le titre des livres du choix de sa mère.

Les rues et les places publiques offroient un spectacle d'un autre genre.
La force nationale armée se déployoit en tous lieux d'une manière
imposante. Le brave Santerre, pour sa part, enrôla deux mille piques de
son faubourg. Ce ne furent point les citoyens actifs et les habits bleus
de roi [Note: Les gardes nationaux portaient l'habit bleu. Les citoyens
passifs ne faisaient pas partie de la garde nationale.] qui eurent les
honneurs de la fête, les bonnets de laine reparurent et éclipsèrent les
bonnets d'ours. Les femmes disputèrent aux hommes la garde des portes de
la ville, en leur disant: Ce sont les femmes qui ont amené le roi à Paris,
[Note: Le 6 octobre 1789.] ce sont les hommes qui le laissent évader. Mais
on leur répliqua: Mesdames, ne vous vantez pas tant; vous ne nous aviez
pas fait là un si grand cadeau.

L'opinion dominante étoit une antipathie pour les rois et un mépris pour
la personne de Louis XVI, qui se manifestèrent jusque dans les plus petits
détails. A la Grève, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV,
qu'éclairoit la célèbre lanterne, l'effroi des ennemis de la Révolution.
Quand donc le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze,
monumens de notre idolâtrie? Rue Saint-Honoré, on exigea d'un marchand
le sacrifice d'une tête de plâtre, à la ressemblance de Louis XVI; dans un
autre magasin on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de
papier; les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, Cour, Monsieur,
frère du roi_, furent effacés partout où on les trouva écrits, sur tous
les tableaux et enseignes des magasins et des boutiques. Le _Palais royal_
est aujourd'hui le _Palais d'Orléans_. Les _couronnes_ peintes furent même
proscrites, et le jour de la Fête-Dieu [23 juin] on les couvrit d'un voile
sur les tapisseries où elles se trouvoient, afin de ne point souiller par
leur aspect la sainteté de la procession. La Fayette ne manqua pas de s'y
trouver avec cet air hypocrite qu'on lui connoît, on a remarqué que
Duport [Note: Adrien Duport, un des chefs du côté gauche de la
Constituante.] le tenoit par-dessous le bras.

Un piquet de 50 lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries,
portant pour bannière un écriteau avec cette inscription:

  Vivre libre ou mourir.
  Louis XVI s'expatriant
  N'existe plus pour nous.

Si le président de l'Assemblée nationale eût mis aux voix sur la place de
Grève, dans le jardin des Tuileries et au palais d'Orléans le gouvernement
républicain, la France ne seroit plus une monarchie....

... Citoyens! C'est une seconde révolution qu'il nous faut; nous ne
pouvons nous en passer: la première est déjà oubliée, et nous n'avons
encore eu jusqu'ici qu'un avant-goût de la liberté; elle nous échappera si
nous ne la fixons au milieu de nous. Pour la seconde fois, traçons à
l'assemblée nationale le plan qu'elle doit suivre: cette fois elle n'a pas
fait preuve de cette fermeté dont nous lui avons su tant de gré au mois de
juin 1789. Ce n'est plus un clergé et une noblesse qu'il faut contenir et
abattre; c'est sur Louis XVI et ses ministres que nous devons porter notre
oeil réformateur....

L'assemblée nationale vieillit; on s'en aperçoit à cette manie qu'elle a
de se fier à tout le monde; le mauvais succès de ses épreuves ne la guérit
point de cette funeste facilité. Et encore quelle mollesse elle a mis dans
son premier arrêté sur la fuite de Louis XVI! Pourquoi ne pas appeler les
choses par leur nom? Pourquoi mentir au public? Pourquoi qualifier
d'_enlèvement_ l'évasion du roi?...

Si Louis n'a fait qu'une abdication, il n'est pas coupable, il usoit de
ses droits; la nation n'a pas plus à se plaindre de lui qu'un maître n'a
le droit de se plaindre d'un _valet_ qui se retire de son service.
Mais si Louis a compromis, si du moins il a eu l'intention de compromettre
la nation en se retirant, la nation peut l'en punir comme le maître peut
faire punir le _valet_ qui ne prend congé que pour apporter le trouble
dans la maison de celui qui le salarioit. Reste à voir si Louis a fait une
abdication pure et simple, ou bien si sa retraite est attentatoire au
repos public; nous entendons par le mot abdication l'acte par lequel un
fonctionnaire quelconque déclare à ses commettans qu'il renonce à son
office, et qu'il en donne sa démission. Or, la conduite du ci-devant roi
ne comporte rien qui présente ce caractère: il a fait mystère de son
départ, son hypocrisie a trompé tout le monde, il se retire de nuit, il a
fui comme un traître, il n'a pas craint d'abandonner Paris et la France à
toutes les horreurs de l'anarchie; en fuyant il a laissé une déclaration
qui le décèle et qui est une satire de la Révolution; il a osé traiter de
captivité son séjour au milieu d'un peuple qui l'idolâtrait, il a réclamé
contre tous les décrets favorables à la liberté, il a osé dire qu'il
Alloit se mettre en sûreté dans un autre pays; il a prêché la révolte, il
a rappelé les peuples à l'esclavage; le fourbe les a flattés pour les
séduire, il a dit enfin qu'il ne rentrerait en France qu'après que le
système actuel seroit renversé, qu'après que la constitution qu'il a jurée
seroit établie sur des bases différentes; telle est la substance d'une
proclamation incendiaire que Louis a laissée à sa sortie de Paris. Ajoutez
à cela l'insolente défense à ses ministres de signer aucun acte en son
nom, jusqu'à ce qu'ils aient reçu des ordres ultérieurs et l'injonction au
garde des sceaux de lui renvoyer le sceau de l'état lorsqu'il en seroit
requis de sa part.

Est-ce là une abdication? Est-ce là une démission pure et simple?
Non, c'est un crime de lèse-nation, une révolte à la nation, un assassinat
prémédité de la nation....

Mais comment procéder au jugement? Il est inviolable, et la loi n'a pas
prononcé. Il étoit inviolable, quand il étoit roi; il a cessé d'être roi,
quand il a fait sa proclamation, quand il a fui; il a donc cessé d'être
inviolable. Un roi, même constitutionnel, ne jouit de l'inviolabilité
qu'autant qu'il est en fonctions, un roi qui fuit sa patrie, qui court se
mettre à la tête d'une armée de brigands, est-t-il en fonctions? Ce n'est
donc pas comme roi qu'il faut le juger, mais comme individu, comme
rebelle, comme _factieux_ et ennemi déclaré de la patrie.... La haute cour
nationale provisoire d'Orléans le jugera....

Et toi, Antoinette, toi qu'un peuple généreux vouloit forcer à être
heureuse, toi destinée à faire respecter celui que tu as toujours avili;
que diras-tu? As-tu trompé Louis? Non, il était d'accord avec toi, son âme
à l'unisson de la tienne étoit faite pour le crime. Il t'aimait! Quels
étaient donc tes desseins?... De n'entrer dans cette cité qu'en écrasant
sous les roues de ton char ses malheureux habitans; ta main avoit désigné
les victimes; le massacre de Paris devait être le jour de ton triomphe;
mais ... tu pâlis! Ne crains pas pour tes jours; ton sang ne souillera pas
le sol de la France; quoique tu sois digne du sort de Brunehaut, les
François croiront te punir assez en te laissant la vie. C'est dans ton
coeur que tu trouveras ton bourreau: seule désormais au milieu d'un peuple
immense, tu seras réduite à tes complices et à tes remords; tu le verras
heureux ce bon peuple contre qui tu aiguisois des poignards, et son
bonheur fera ton supplice!... [Note: _Les Révolutions de Paris_ du 18 au
25 juin 1791.]


LA DICTATURE DE L'ASSEMBLÉE

L'Assemblée se montra digne de la confiance de la nation. Elle manda sur
le champ les ministres pour leur ordonner d'exécuter les lois. Elle envoya
des courriers dans tous les départements pour donner l'ordre d'arrêter
toutes personnes sortant du royaume et pour les instruire de ses
dispositions. Elle exigea de tous les militaires fonctionnaires publics le
serment de fidélité à la nation. Dans sa mémorable séance qui dura sept
jours et sept nuits, elle s'occupa de prévenir les désordres, d'entretenir
le courage des citoyens, et de montrer, par son sang-froid et sa fermeté,
qu'elle était digne de commander aux circonstances. Il est remarquable que
dès le second jour après qu'elle eût pris toutes les précautions
qu'exigeait la sûreté de l'empire, elle reprit tranquillement l'ordre de
son travail interrompu et discuta le code pénal. [Note: Rabaut Saint-
Étienne, _op. cit._, p. 163.]


L'ATTITUDE DE LA FRANCE

Le pays se montra calme et résolu. Les gardes nationales s'armèrent, les
municipalités siégèrent en permanence. On s'assura par endroits de la
personne des suspects, on interna au chef-lieu du département les prêtres
réfractaires les plus perturbateurs, mais il n'y eut aucun désordre,
aucune violence, rien qui rappelât la Grande Peur.

Ce calme imposant de la France a été bien dépeint dans deux lettres
écrites par Thomas Lindet à son frère Robert au moment même:

La France a été frappée d'un coup électrique qui s'est fait sentir d'un
bout du royaume à l'autre avec la rapidité la plus inconcevable. Partout
la même énergie, le même ordre, les mêmes sentiments, la même attitude
fière et inébranlable; la liberté est défendue par deux ou trois millions
de baïonnettes, et la Constitution est environnée de milliers de bouches à
feu qu'on appelait jadis _ratio ultima regum_ et qui sont aujourd'hui les
meilleurs arguments du peuple. D'un bout à l'autre de la France, on s'est
empressé d'envoyer à l'Assemblée nationale des adresses qui renferment les
principes du droit public les plus fortement prononcés.... [Note: Thomas
Lindet à Robert Lindet, 27 juin 1791, dans la _Correspondance_ publiée par
A. Montier.]

Vous aurez une idée de la tranquillité qui règne dans Paris quand vous
lirez le procès-verbal de l'Assemblée nationale toujours tenante et
délibérante presque sans interruption, sur les matières qui étaient à
l'ordre, et quand vous saurez que les adjudications des biens nationaux se
sont faites avec la même tranquillité et le même avantage dans les
enchères. J'ai vu des furieux humiliés, j'ai vu couler des larmes de
quelques prêtres fanatiques. Était-ce le désespoir ou le repentir qui les
arrachait? Je n'en sais rien, mais les scélérats qui ont compté que le
peuple nous égorgerait, les imbéciles qui ont espéré que la noblesse
détruite voudroit renaître des cendres de nos habitations, doivent être
bien atterrés par le spectacle de cet empressement avec lequel les
ci-devant nobles jurent de défendre la patrie, et de ce concert qui règne
dans toutes les classes de la société! Nous pouvions jurer de défendre la
patrie et la liberté des Français, nous pouvons jurer aujourd'hui que les
Français seront libres et qu'aucune puissance ne renversera l'édifice de
la Constitution. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 22 juin 1791.]


L'ARRESTATION DU ROI A VARENNES

Le même jour 21, vers onze heures du soir, est arrivé à l'auberge du _Bras
d'Or_ le sieur Drouet maître de la poste aux chevaux de Sainte-Menehould,
accompagné du sieur Guillaume, habitant de la même ville, tous deux en
bidet et qui sans respirer apprirent au sieur Leblanc aubergiste que deux
voitures descendaient derrière eux et allaient passer sur le champ et
qu'ils soupçonnaient que le roi était dans une. L'aubergiste, officier de
la garde nationale, courut chez M. Sauce procureur de la Commune, qu'il
fit lever aussitôt, et lui redit ce qu'il venait d'apprendre. Il retourna
chez lui, s'arma lui et son frère et prirent un poste. Le procureur de la
Commune avertit l'officier municipal qui représente le maire député à
l'Assemblée nationale. [Note: Le député George.] Ayant rencontré le sieur
Régnier homme de loi, qui était également prévenu, il le pria d'aller vite
avertir les autres officiers. [Note: Officiers municipaux.] Le procureur
de la Commune rentré chez lui fit lever ses enfants et leur dit de courir
par les rues en criant _Au feu_ afin de donner l'alarme. Il prit une
lanterne et se porta au passage. Pendant cet instant les sieurs Régnier et
Drouet conduisirent une voiture chargée et barrèrent le passage du pont.
Ce fut à ce moment que les voitures parurent, les deux frères Leblanc
avaient arrêté la première qui était un cabriolet dans lequel étaient deux
dames. [Note: Mmes Brunier et de Neuville attachées à la personne de la
reine.]

Le procureur de la Commune s'étant approché de cette voiture demande les
passeports; on lui répondit que c'était la seconde voiture qui les avait;
il s'y porta de suite. Cette voiture était extraordinairement chargée,
attelée de six chevaux, avec des cavaliers sur les trois chevaux de main
et trois personnes habillées en jaune assises sur le siège. [Note: Trois
gardes du corps déguisés en courriers.] Les deux frères Leblanc, réunis au
sieur Coquillard, Justin George, Pousin, tous trois gardes nationales, les
nommés Thevenin des Islettes et Délion de Montfaucon qui étaient logés à
l'auberge du _Bras d'Or_ et armés firent ferme et bonne contenance. Le
procureur de la Commune s'approchant de la portière demanda aux personnes
qui étaient dans cette voiture où elles allaient et leva sa lanterne pour
les distinguer....

Alors l'alarme sonnait, le peuple s'amassait, la garde nationale avait
formé des postes, on s'occupait à barrer les avenues et à placer des
hommes bien armés pour s'opposer au passage intérieur. [Note: La route
passait près de l'auberge sous une voûte basse et étroite, à la sortie de
laquelle se trouvait le pont sur l'Aire qui faisait communiquer la ville
haute et la ville basse. La voûte se voit dans la gravure des _Révolutions
de Paris_ que nous reproduisons.] On se porta sur le chemin de Clermont
avec quelques pièces de canon et on s'occupa à former des barrières avec
des pièces de bois, des fagots et des voitures....

Tous ces moments se passèrent dans la plus cruelle agitation, incertains
des dispositions des hussards qui occupaient une partie de la rue et des
mouvements que pouvaient faire ceux qui étaient au quartier [Note: Les
hussards de Lauzun dont un détachement arriva après le roi et se mit en
bataille devant la maison du procureur Sauce où le roi était descendu. Un
autre détachement était dans la ville basse, de l'autre côté du pont et de
la voûte barricadés et gardés par les gardes nationaux. Les hussards
finirent par passer au peuple.]

Plusieurs personnes étaient rassemblées autour du roi, et voyant qu'on ne
doutait plus que ce fût lui, il s'ouvrit et se précipitant dans les bras
du procureur de la Commune, il lui dit: _Oui je suis votre roi. Placé dans
la capitale au milieu des poignards et des baïonnettes, je viens chercher
en province et au milieu de mes fidèles sujets la liberté et la paix dont
vous jouissez tous; je ne puis plus rester à Paris sans y mourir, ma
famille et moi_. Et après une explosion de son âme tendre et paternelle,
il embrassa tous ceux qui l'entouraient. Cette prière attendrissante fit
jeter sur lui des regards d'un feu d'amour que ses sujets connurent et
sentirent pour la première fois et qu'ils ne purent caractériser que par
leurs larmes.... Le spectacle était touchant mais il n'ébranlait pas la
commune dans sa résolution et son courage pour conserver son roi....
[Note: «Il semblait, dit Fournel, que la majesté royale eût encore gardé
son prestige pour ces hommes qui venaient, sans s'en douter à coup sûr, et
sans prévoir en aucune façon ni la portée, ni les conséquences de leur
acte, de lui porter la plus terrible atteinte.»]

Les gardes nationales voisines commençaient à défiler de toutes parts,
averties par les officiers et cavaliers de la gendarmerie et par des
citoyens. A six heures du matin, on se vit suffisamment en force pour
hâter le départ et former l'escorte. Pendant cet intervalle, le conseil
général de la commune, le tribunal, le juge de paix, ce dernier mandé par
le roi, s'assemblèrent pour délibérer sur le départ du roi, lorsqu'on
annonça deux courriers de la capitale, dont l'un était aide de camp de M.
de Lafayette, porteurs d'ordres de l'Assemblée nationale, envoyés à la
poursuite du roi.... [Note: Procès-verbal de la municipalité de Varennes
dans V. Fournel, appendice.]

Le départ n'eut lieu qu'à sept heures et demie du matin, le roi s'était
efforcé de le retarder le plus longtemps possible pour donner le temps à
Bouillé d'arriver à son secours avec le Royal-Allemand, en garnison à
Stenay. Bouillé arriva une heure trop tard. Le retour se fit au milieu
d'une foule de gardes nationales accourues de tous les villages. Entre
Épernay et Château-Thierry trois députés mandatés par l'Assemblée, Pétion,
La Tour-Maubourg et Barnave, rejoignirent le cortège qui fit dans Paris
une entrée impressionnante.


RETOUR DE LOUIS XVI A PARIS SAMEDI 25 JUIN

Des spectateurs de tout rang et en grand nombre ne manquèrent pas de se
trouver sur le chemin depuis Pantin jusqu'au pont tournant du jardin des
Tuileries. Le poids de la chaleur ne rebuta personne, et l'on ne s'ennuya
pas d'attendre: on avoit tant de choses à se communiquer sur le saint du
jour et c'étoit à qui dirait son mot. On passa en revue les faits et
gestes du héros de la fête. On s'étonna d'avoir été si longtemps dupe de
ce rustre couronné, dont les pièges avoient été aussi grossiers que la
personne....

Ceux qui tenoient pour le ci-devant, ils étoient en petit nombre,
observoient tout et osoient à peine souffler. On en vit quitter la partie
plutôt que d'être contraints à se couvrir en la présence du roi, leur
maître; car bien longtemps avant le passage du cortège on convint de cette
nouvelle étiquette: on ne fit grâce à personne; ceux qui ne portoient de
chapeaux que sous le bras, comme les autres. Plusieurs d'entre le peuple,
qui n'en avoient point du tout, ne voulurent pas néanmoins être en reste;
ils se ceignirent la tête d'un mouchoir. On fut sans miséricorde pour les
femmes coiffées d'un chapeau noir. [Note: Marie Antoinette à son départ
portait un chapeau noir.] On fit main basse dessus: _A bas le Chapeau_,
leur disoit-on, et pour décider les plus irrésolues, on leur ajoutoit:
Voudriez-vous, vous, honnête femme, avoir quelque ressemblance avec
l'autrichienne? Cette considération portoit coup.


La plupart des piques avoient un pain embroché dans le fer de la lance
comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause
point la famine. Si notre ci-devant avoit la vue moins courte, il auroit
pu lire cette inscription en tête d'un piquet de citoyens mal vêtus, mal
armés, mais pénétrés des bons principes:

Vive la Nation
La loi...
[Note: _Le Roi_ a été supprimé.]

C'étoit un spectacle imposant et magnifique vu des Champs-Elysées que ces
20 mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à
travers une population de 300 mille individus, un roi caché dans le fond
de son coche, et cherchant à se dérober aux regards de toute une multitude
dont il se promettoit trois jours auparavant la conquête et l'esclavage.
Le soleil, dont les fuyards avoient prévenu le lever, le soleil, dans
toute sa pompe, éclaira de ses derniers rayons leur rentrée ignominieuse
au palais des Tuileries, comme pour apprendre aux despotes que leur règne
va finir. Quel beau moment que celui où l'on vit tout le peuple de la
première cité du monde humilier tous les potentats de la terre dans la
personne de Louis XVI, montrer aux nations comme il convient de châtier
les monarques, dédaigner de répandre le sang corrompu d'un roi
réfractaire, et le réserver pour servir d'épouvantail à ses pareils! Mais
peut-être que la journée du 14 juillet 1789 étoit encore plus belle.
[Note: _Les Révolutions de Paris_ du 25 juin au 2 juillet 1791.]



CHAPITRE VI

LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS


LE PROBLÈME POLITIQUE AU LENDEMAIN DE VARENNES

La fuite du roi avait en fait suspendu la Constitution. Son retour
augmenta les difficultés. Un roi parjure, qui avait solennellement répudié
ses serments, qui était allé solliciter l'aide de l'étranger pouvait-il
être rétabli en fonctions? Et d'autre part, si on le déposait, par qui,
par quoi le remplacerait-on?

Un député du côté gauche, Thomas Lindet, dès le 22 juin, définit ainsi le
problème politique qui se posait devant l'Assemblée et devant la France:

Louis XVI remontera-t-il sur le trône d'où il est descendu?

Aura-t-il un successeur?

Quel rôle pourrait jouer Louis-Philippe? [Note: Philippe d'Orléans,
premier prince du sang, le futur Philippe-Égalité.]

La France ne sera-t-elle pas une République?

Quand partirons-nous? [Note: Quand la Constituante se séparera-t-elle? Un
de ses premiers actes fut de suspendre les élections déjà commencées pour
la nomination de la Législative.]

Comment nous en tirerons-nous? [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 22
juin 1791.]

Le même député montrait un peu plus tard toutes les difficultés qu'offrait
chacune des solutions possibles et critiquait âprement celle qui fut
finalement adoptée: le rétablissement de Louis XVI.

Nous sommes dans une position fâcheuse. La très petite minorité [de
l'Assemblée] pense que le contrat social est rompu par le parjure; la
petite minorité ne peut gagner l'organisation provisoire d'un conseil
exécutif; tout ce qui a l'air d'approcher de cette idée met en rage ceux
qui veulent une idole.

On veut un roi; il faut prendre un imbécile, un automate, un fourbe, un
parjure, que le peuple méprisera, qu'on insultera, qui conspirera, et
contre lequel il est à craindre qu'on ne se porte à des violences, au nom
duquel on entreprendra chaque jour de nouvelles tentatives, sous le nom
duquel des fripons régneront; ou bien il faut subir une minorité de 12
ans, [Note: Le dauphin avait six ans. Sa majorité était fixée à 18 ans.]--
querelles pour la régence, avoir un roi détrôné, trois contendants
à la régence, [Note: Ces trois prétendants étaient le duc d'Orléans et les
deux frères du roi, Artois et Provence.] aucun n'ayant, ni la capacité ni
l'opinion publique,--ou bien il faut laisser le roi en curatelle
perpétuelle, lui donner un conseil électif. Ce mot fait peur, je ne sais
pas comment se tirera l'Assemblée d'un aussi mauvais pas, qui compromet le
sort de la France pour longtemps. Les trois entrées du roi dans Paris
[Note: Ces trois entrées étaient celles du 17 juillet 1789, du 6 octobre
1789 et du 25 juin 1791.] sont des leçons perdues; il ne les comprend pas.
Il croit que ce sont des triomphes; il se plaint de ce que l'on a empêché
l'affection du peuple d'éclater et de lui donner des témoignages
d'allégresse.

Qu'espère-t-on d'un chef aussi avili? Il est difficile de se promettre la
paix et le calme d'ici à longtemps. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet,
14 juillet 1791.]


LES GRANDS CLUBS

L'agitation pour le détrônement de Louis XVI fut conduite en première
ligne par le Club des Cordeliers et par le Cercle social. Les Jacobins,
d'abord partagés, se laissèrent gagner finalement par le mouvement, mais
ce fut au prix d'une scission. Leurs éléments modérés se réunirent au
couvent des Feuillants à la veille du massacre du Champ-de-Mars. Les
lignes qui suivent essaient de fixer les différences qui caractérisaient
chacun des trois grands clubs démocratiques.

Les _Jacobins_ sont à l'origine une réunion des députés qui se
concertent pour préparer les votes de l'Assemblée et pour assurer ensuite
leur exécution. Même quand ils s'ouvrent aux simples particuliers,
l'élément parlementaire continue d'y prédominer. Les cotisations élevées
exigées à l'entrée en éloignent les petits bourgeois. Par le réseau de
leurs sociétés affiliées comme par la qualité de leurs membres dirigeants,
ils répandent leur influence sur toute la France.


LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS

Les Jacobins doivent à leur recrutement d'être un club parlementaire
et bourgeois et à leur organisation d'être un club national.

Le _Cercle social_, qui groupe, une fois par semaine, au cirque du
Palais-Royal depuis octobre 1790 les Amis de la Vérité, est avant tout une
Académie politique. On ne s'y occupe en public qu'accessoirement ou
extraordinairement d'objets particuliers. Les séances sont remplies par
les discussions de principes, par l'exposé de plans de cité future, par de
véritables conférences, politiques sans doute, mais à tournure
philosophique. [Note: L'abbé Fauchet y exposa et y discuta pendant six
séances les principales idées du _Contrat social_ au moment où l'Assemblée
votait la Constitution.] Les assistants sont des invités. Ils ne prennent
pas part à la direction du club qui reste aux mains d'un directoire
secret, le Cercle social proprement dit, loge maçonnique dont Nicolas de
Bonneville, esprit fumeux et hardi, est le grand chef. Le grand point est
d'instruire, de préparer les esprits à des changements profonds qu'on se
borne du reste à annoncer en termes voilés et mystérieux.

Les Amis de la Vérité font appel aux hommes de toutes les nations. Ils
sont essentiellement cosmopolites et ils rêvent d'une sorte de République
universelle, où il n'y aurait plus de riches ni de pauvres, ni de
religions positives, mais un dressage vertueux et civique. L'idéologie ne
fleurit nulle part mieux que dans ce milieu singulier, où les hardiesses
de l'avenir se présentent sous la gangue du passé.

Les _Amis des droits de l'homme_ ne ressemblent ni aux Amis de la
Constitution ni aux Amis de la Vérité. Leur ambition est plus modeste,
Leur objet plus précis, plus pratique. Ils n'aspirent pas, au début tout
au moins, à tracer des directions à la Constituante, ils n'agitent aucun
projet de reconstruction sociale, nationale ou internationale. «Leur but
principal, dit leur charte constitutive, l'arrêté du 27 avril 1790, est de
dénoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des différents
pouvoirs et toute espèce d'atteinte aux droits de l'homme.» Autrement dit,
ils se donnent comme les protecteurs de tous les opprimés, les défenseurs
des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus
particuliers ou généraux. Leur mission est essentiellement une mission de
surveillance et de contrôle à l'égard de toutes les autorités. Ils
arborent en tête de leurs papiers officiels «l'oeil de la surveillance»,
œil grand ouvert sur toutes les défaillances des élus et des
fonctionnaires. Leurs séances débutent, en guise de _benedicite_, par la
lecture de la déclaration des droits.

Les Jacobins s'occupent avant tout de la rédaction des lois, les
Cordeliers de leur mise en pratique. Les Amis de la Vérité formulent les
théories, les Amis des droits de l'homme s'intéressent aux faits de la vie
courante. Ils ne chérissent pas la Liberté, l'Égalité en paroles. Ils en
exigent la consécration dans les réalités. Ceux-là s'attaquent davantage
aux idées, ceux-ci aux personnes. Ils provoquent des dénonciations, ils
entreprennent des enquêtes, ils visitent dans les prisons les patriotes
opprimés, ils leur donnent des défenseurs, ils sollicitent en leur faveur
auprès des autres clubs ou des autorités, ils saisissent l'opinion par des
placards, ils viennent en aide aux familles des victimes par des
souscriptions, etc. Bref, ils sont un groupement d'action et de combat.
Ainsi, ils restent fidèles à la tradition de l'ancien district des
Cordeliers qui protégeait Marat contre les records du Châtelet, au besoin
à force ouverte. Ainsi, ils restent en contact avec le peuple des
travailleurs et des petites gens, continuellement et directement
intéressés à leurs démarches.

Ils n'accueillent pas seulement parmi eux des hommes de toutes les
conditions, de simples citoyens passifs, ils permettent aux femmes
d'assister à leurs séances et de prendre part aux délibérations et par là
ils ressemblent aux Amis de la Vérité....

... Y eut-il parmi les Cordeliers un homme dont on puisse dire que
l'influence fut dirigeante, un chef? Une légende trop communément
acceptée, a donné ce rôle à Danton. Légende fausse. Si Danton exerça une
action considérable dans l'ancien district, dont il fut quatre fois
président, son action au club échappe à l'examen. Il n'y parut presque
jamais. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il fut inscrit sur la liste des
membres, c'est que les Cordeliers le comptent comme un des leurs. Mais il
n'assiste pas aux séances, il n'y prend pas la parole. Les actes officiels
émanés du club, les comptes rendus des journaux sont muets à son
endroit.... [Note: A. Mathiez, _Le club des Cordeliers pendant la crise de
Varennes et le massacre du Champ-de-Mars,_ 1910, pp. 5-12.]


LES SOCIÉTÉS FRATERNELLES

Les Cordeliers ne commencèrent à jouer un rôle important qu'au moment où
ils eurent derrière eux ou à côté d'eux les sociétés fraternelles....

La première en date des sociétés fraternelles et la plus célèbre, celle
qu'on appelait la société fraternelle tout court, fut fondée le 2 février
1790 par un pauvre maître de pension Claude Dansard.... Tous les soirs,
dans une des salles de ce même couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré
où siégeaient les Amis de la Constitution, il rassemblait les artisans,
les marchands de fruits et de légumes du quartier, avec leurs femmes et
leurs enfants, et il leur lisait, à la lueur d'une chandelle qu'il
apportait dans sa poche, les décrets de la Constituante qu'il expliquait
ensuite. Peu à peu, le public de Dansard grossit. Quelques-uns des
assistants se cotisèrent pour assurer un éclairage de plus longue durée.
Les séances purent ainsi se prolonger jusqu'à 10 heures du soir. En
février 1791, on exigea une cotisation d'un sou par membre et on loua les
chaises au profit de l'oeuvre.

Les premières réunions organisées par Dansard datent de février 1790. Ce
n'est qu'à la fin de la même année que la presse patriote les signale et
les donne en exemple. L'article de la _Chronique de Paris_ sur les débuts
de la société fraternelle est du 21 novembre 1790. Date significative! La
lutte s'organise en ce mois de novembre 1790 contre la Constitution civile
du clergé. Les aristocrates viennent de tourner contre la Révolution la
meilleure des armes. Ils commencent à exploiter le sentiment religieux
encore très profond dans les masses. Il n'est pas étonnant que les
patriotes aient senti le péril et que, pour le conjurer, ils aient songé à
généraliser l'institution d'éducation civique qui fonctionnait déjà
obscurément depuis des mois dans le couvent même où délibéraient les
Jacobins.... Si les patriotes de toutes les nuances coopérèrent à la
formation des sociétés fraternelles, il paraît cependant résulter des
documents que ceux qui deviendront plus tard les Montagnards et parmi eux
particulièrement les Cordeliers exercèrent sur elles dès le début une
action prépondérante. Les premières en date prennent naissance dans le
voisinage immédiat du club, sur l'initiative de ses membres....

Toutes ou presque toutes ces sociétés sont animées sensiblement du même
esprit qui est un esprit de défiance et d'action démocratiques. Par là
encore elles devaient se rapprocher forcément des Cordeliers avec lesquels
elles avaient tant d'affinités.... Très vite elles constituèrent la garde
personnelle des chefs populaires, le noyau permanent de toutes les
manifestations.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 14-21. ]

Citons parmi les principales sociétés fraternelles, celle que fonda le
graveur Sergent, rue Mondétour, maison de M. Thierri, marchand de vins, le
19 décembre 1790,--celle que fonda l'abbé Danjou le même jour, à l'église
Saint-Jean,--le club civique du Théâtre français fondé en novembre 1790,
--les Ennemis du despotisme (anciens vainqueurs de la Bastille) qui datent
du 2 janvier 1791,--la société des Minimes fondée par Tallien le même
jour,--la société de Sainte-Geneviève, séante aux Carmes de la place
Maubert, fondée le 6 mars 1791 sous la direction de Méhée-Latouche,--la
société des Nomophiles présidée par Concedieu,--la société des Indigents,
etc. Toutes avaient ceci de commun qu'elles s'ouvraient aux citoyens
passifs, aux femmes comme aux hommes. C'est par elles que s'est faite
l'éducation politique des masses, par elles que furent levés et embrigadés
les gros bataillons populaires les jours de manifestation et d'émeute.


LE MOUVEMENT CORDELIER

Si le club des Cordeliers exerça une action prépondérante dans l'agitation
pour le détrônement de Louis XVI, c'est qu'il avait groupé autour de lui,
depuis plusieurs mois déjà, toutes les forces démocratiques pour la lutte
contre la Constituante embourgeoisée. Sans être républicains, ils
réclamaient le gouvernement direct selon les idées du _Contrat Social_,
ils dénonçaient avec force toutes les violations des principes de la
déclaration des droits: la distinction des citoyens actifs et passifs, le
cens d'éligibilité (le marc d'argent), les restrictions apportées au droit
de pétition, au droit de porter les armes, etc. Leur mouvement est déjà un
mouvement de classe, qui tournera facilement à l'émeute.

Dès le mois de mai 1791, les Cordeliers et les sociétés fraternelles se
rapprochent et se fédèrent. Un comité central leur sert de lien. Ce comité
tient ses deux premières séances les 7 et 10 mai dans le local même des
Cordeliers, au couvent de la rue de l'Observance, d'où la municipalité va
les expulser le lendemain. Les séances sont présidées par le Cordelier
Robert qui mène depuis sept mois dans son journal, le _Mercure national_,
une vive campagne en faveur de la République. Le comité central se déplace
avec les Cordeliers eux-mêmes. Il se transporte le 14 avec eux dans le jeu
de Paume du sieur Bergeron. Mais les Cordeliers sont orgueilleux. Ils ne
veulent pas partager leur influence avec le Comité qui s'élève au-dessus
d'eux. Une brouille survient. Le Comité central cherche un local qui soit
à lui. Il se réunit d'abord, le 17 mai, chez Robert lui-même, rue des
Marais, n° 2, puis rue Glatigny, à la Cité, dans la maison de M. de
Lombre, traiteur.

Le Comité et son chef Robert se préoccupaient de gagner le coeur des
ouvriers de Paris. Quand Bailly, le 4 mai, avait fait défense aux
charpentiers de se coaliser pour imposer un prix uniforme aux patrons,
Robert avait protesté contre cet «acte de tyrannie». «Défendre aux
ouvriers défaire leur prix, s'était-il écrié, n'est-ce pas les soumettre à
un prix qu'ils n'auraient pas fait? Et si les maîtres ne sont point
obligés d'accéder aux prix des ouvriers, pourquoi voudrait-on que les
ouvriers accédassent aux prix des maîtres?» Pour apprécier toute
l'importance de ces paroles, alors très nouvelles sous une plume
bourgeoise, il faut se rappeler qu'elles étaient prononcées en pleine
bataille ouvrière. Les grèves furent nombreuses à Paris dans ces mois
d'avril et mai 1791, grève des charpentiers, grève des typographes, grèves
des maréchaux ferrants. Le Comité central de Robert ne se proposait rien
moins que de grouper et de coordonner, de diriger aussi le mouvement
ouvrier.

Au mois de juin, à la veille de la réunion des assemblées primaires,
l'agitation contre le régime électoral censitaire se fait plus profonde et
plus générale. Le 14 juin, les commissaires des sociétés fraternelles
réunis au Comité central adoptent une courte et énergique pétition rédigée
par Bonneville: «Pères de la Patrie, ceux qui obéissent à des lois qu'ils
n'ont pas faites ou sanctionnées sont des esclaves. Vous avez déclaré que
la loi ne pouvait être que l'expression de la volonté générale, et la
majorité est composée de citoyens étrangement appelés _passifs_. Si vous
ne fixez le jour de la sanction universelle de la loi par la totalité
absolue des citoyens, si vous ne faites cesser la démarcation cruelle que
vous avez mise, par votre décret du marc d'argent, parmi les membres d'un
peuple frère, si vous ne faites disparaître ces différents degrés
d'éligibilité qui violent si manifestement votre déclaration des droits de
l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris
contenait 500,000 hommes armés: la liste active publiée par la
municipalité offre à peine 80,000 citoyens. Comparez et jugez.»

Treize sociétés populaires avaient signé, par leurs commissaires, cette
pétition menaçante où on lisait ces mots avant-coureurs d'insurrection:
_La Patrie est en danger!_ La pétition fut affichée dans tout Paris et
répandue en province....

La force du mouvement démocratique est attestée par l'appui qu'il trouvait
dans la grande presse, par l'adhésion explicite de plusieurs sections de
Paris, par le concours des artistes, savants, ingénieurs, inventeurs et
ouvriers groupés dans la société du point central des arts et métiers qui
tenait ses réunions au Cercle social, par l'agitation qui s'étend en
province, par la tentative, d'ailleurs infructueuse, des fayettistes pour
créer des sociétés fraternelles de leur parti. Elle est mieux attestée
encore par les craintes de plus en plus vives que manifestaient les
journaux dévoués à l'Assemblée et à Lafayette.... [Note: Le _Babillard_,
la _Feuille du jour_, les _Philippiques_, l'_Ami des patriotes_, etc.]

«Il est temps, écrivait l'_Ami des patriotes_ du 18 juin, que les gens de
bien de tous les partis se réunissent contre l'ennemi commun: _ce n'est
pas de liberté seulement qu'il s'agit, c'est de propriété, c'est
d'existence_....» Il était difficile de dire plus clairement que la lutte
engagée était une lutte de classes. De pareils appels dans les journaux
gouvernementaux annoncent d'ordinaire les fusillades. Celui-ci, paru deux
jours avant Varennes, quatre jours après le vote de la loi Chapelier,
[Note: Cette loi interdisait les coalitions et supprimait par suite le
droit de grève] ne précéda que d'un mois le massacre du Champ-de-Mars. Dès
la fin de décembre 1790, le _Journal des clubs_ comparait aimablement les
démocrates aux voleurs et aux brigands et appelait contre eux, en termes
plus violents que ceux dont se servait habituellement Marat, une
répression prompte et énergique.

On ne comprend rien aux événements qui ont suivi la fuite du Roi si on n'a
pas constamment présente à l'esprit cette lutte sociale. L'événement de
Varennes fut exploité par les deux partis patriotes qui essayèrent de le
faire tourner à leur avantage. Je ne mets pas en doute que si Louis XVI ne
fut pas détrôné en juin 1791, c'est à cet antagonisme des classes qu'il le
dût. Il fut l'enjeu de leur combat. [Note 3: A. Mathiez, _op. cit._, pp.
30-34.]


LES RÉPUBLICAINS

Avant Varennes, les républicains n'étaient qu'une poignée de littérateurs
et de publicistes. Leur propagande était toute théorique, presque
académique. Le parjure royal donna à leurs idées une actualité
saisissante.

Dans toute la France se produisirent des manifestations antimonarchiques.
Les pétitions affluèrent à l'Assemblée contre «le roi de Coblentz».
A Paris, le club des Cordeliers votait dès le 21 juin une pétition rédigée
par Robert qui se terminait ainsi: «Législateurs, vous avez une grande
leçon devant les yeux, songez bien qu'après ce qui vient de se passer, il
est impossible que vous parveniez à inspirer au peuple aucun degré de
confiance dans un fonctionnaire appelé roi; et, d'après cela, nous vous
conjurons, au nom de la patrie, ou de déclarer sur-le-champ que la France
n'est plus une monarchie, qu'elle est une république; ou au moins
d'attendre que tous les départements, toutes les assemblées primaires
aient émis leur voeu sur cette question importante, avant de penser à
replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les chaînes et
dans les entraves du monarchisme.»

Les Cordeliers étaient des démocrates mais l'opinion républicaine ralliait
aussi une partie des patriotes conservateurs, des gens comme La
Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot,
tous plus ou moins directement attachés à Lafayette, et la plupart membres
de ce club de 89 qui s'opposait depuis un an à la politique démocratique
des jacobins. Cette circonstance rendit suspecte la propagande
républicaine à des démocrates aussi convaincus que Robespierre.
Robespierre soupçonna que Lafayette et ses amis voulaient compromettre les
démocrates dans une agitation républicaine prématurée qui servirait de
prétexte à une répression. Il crut habile de faire porter sa campagne
uniquement sur la punition du roi parjure et de réserver la question de la
république et de la monarchie à une consultation populaire. Il a lui-même
très bien défini son attitude dans son journal _Le Défenseur de la
Constitution_. Il s'adresse à Brissot et à ses amis:

Tandis que nous discutions à l'Assemblée constituante la grande question
si Louis XVI était au-dessus des lois, tandis que, renfermé dans ces
limites, je me contentais de défendre les principes de la liberté sans
entamer aucune autre question étrangère et dangereuse,... soit imprudence,
soit tout autre chose, vous secondiez de toutes vos forces les sinistres
projets de la faction. Connus jusques là par vos liaisons avec Lafayette
et pour votre grande _modération_; longtemps assidus d'un club
demi-aristocratique [le club de 1789], vous fîtes tout à coup retentir le
mot de _république_. Condorcet [Note: Robespierre n'avait pas oublié que
Condorcet avait voulu réserver aux seuls propriétaires l'exercice des
droits politiques, qu'il avait critiqué la déclaration des droits,
protesté contre la suppression des titres de noblesse et des armoiries,
contre la confiscation des biens d'église, etc.] publie un traité sur la
_république_, dont les principes, il est vrai, étaient moins populaires
que ceux de notre constitution actuelle. Brissot répand un journal
intitulé _Le Républicain_ et qui n'avait de populaire que le titre. Une
affiche dictée dans le même esprit, rédigée par le même parti sous le nom
du ci-devant marquis Du Chatelet, parent de Lafayette, ami de Brissot et
de Condorcet, avait paru dans le même temps sur tous les murs de la
capitale. Alors tous les esprits fermentèrent, le seul mot de _république_
jeta la division parmi les patriotes, donna aux ennemis de la liberté le
prétexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existait en France un parti
qui conspirait contre la monarchie et contre la constitution; ils se
hâtèrent d'imputer à ce motif la fermeté avec laquelle nous défendions à
l'Assemblée constituante les droits de la souveraineté nationale contre le
monstre de l'inviolabilité.... [Note: _Défenseur de la Constitution_,
introduction intitulée Exposition de mes principes.]

Quoi qu'il en soit, que Robespierre ait été dans la vérité ou dans
l'erreur en prêtant des arrière-pensées aux républicains du groupe
Brissot-Condorcet, il est certain que les divisions des républicains
démocrates (ceux du groupe cordelier) et des républicains conservateurs
(ceux du groupe Condorcet) ont paralysé jusqu'à un certain point
l'opposition qu'ils firent au maintien de la monarchie.


LES ORLÉANISTES

La solution orléaniste rencontra un moment une grande faveur dans les
milieux jacobins. Le jour même du retour du roi, le 25 juin, le journal
de Perlet proposait de nommer le duc d'Orléans régent avec un conseil
exécutif. Le duc d'Orléans déclina le lendemain toute candidature à la
régence, «renonçant dans ce moment et pour toujours aux droits que la
Constitution lui donnait», mais cette renonciation n'empêcha pas le
courant orléaniste de grandir. A défaut du père on prendrait le fils, le
duc de Chartres [le futur Louis-Philippe], qui commandait un régiment à
Vendôme et qui fréquentait assidûment les jacobins. L'abbé Danjou,
Anthoine, Réal, Danton, d'autres encore se firent au club les champions de
la solution orléaniste. Le 29 juin, Anthoine prononça l'éloge du «généreux
colonel qui, dans notre dernière séance, a déclaré qu'il marcherait à
l'ennemi comme simple soldat si l'on croyait que sa place pût être mieux
remplie». Ce généreux colonel était le duc de Chartres. Des républicains
comme Brissot se rallieront à la régence d'un d'Orléans. Brissot rédigera
avec Danton la première pétition du Champ-de-Mars où on demandait le
remplacement de Louis XVI par «les moyens constitutionnels», c'est-à-dire
par un d'Orléans.


L'ASSEMBLÉE REFUSE DE DÉTRÔNER LOUIS XVI

Dès le premier moment l'Assemblée conduite par Barnave et les Lameth
manifesta sa répugnance pour la solution orléaniste comme pour la solution
républicaine. Dans son adresse aux Français du 22 juin elle dénonça non la
fuite, mais l'_enlèvement_ du roi. Le lendemain Thouret proposait de
mettre en arrestation ceux qui oseraient porter atteinte au respect dû à
la dignité royale. Le 25 juin, l'Assemblée suspendait les élections déjà
commencées pour la nomination de la Législative, de crainte que les
assemblées primaires et électorales ne se prononçassent pour une nouvelle
Constitution. Louis XVI fut considéré comme inviolable. Seuls les
complices de son «enlèvement» furent poursuivis. L'Assemblée s'engagea à
rétablir le roi dans la plénitude de ses pouvoirs aussitôt qu'il aurait
accepté la Constitution qu'elle se mit à reviser dans un sens rétrograde.

Si la Constituante s'est refusée à détrôner Louis XVI, c'est sans doute
par crainte d'une intervention des puissances étrangères, par crainte
aussi d'une guerre civile que ne manqueraient pas de déchaîner,
croyait–elle, les différents prétendants au trône du monarque déchu, mais
c'est aussi et c'est surtout par crainte que la déchéance du roi ne
profitât au parti démocratique. Le duc d'Orléans s'appuyait sur les
jacobins et même sur une partie des Cordeliers. Lafayette, son rival et
son ennemi, voyait sa main dans tous les troubles qui agitaient la
capitale. Barnave, Duport et les Lameth combattaient avec acharnement
depuis six mois le parti démocratique qui leur reprochait leur trahison
dans la question du cens électoral, des droits politiques des hommes de
couleur, etc. Ils craignirent que l'avènement du duc d'Orléans, soit comme
régent, soit comme roi, ne fut aussi l'avènement de leurs rivaux. Ils
préférèrent garder Louis XVI, tout discrédité qu'il fut, parce qu'ils
pensaient que ce roi qui leur devrait la couronne ne pourrait pas
gouverner sans eux et sans la classe sociale qu'ils représentaient.

La raison profonde de la décision de l'Assemblée fut dite par Barnave dans
son discours du 15 juillet:

Tout changement dans la constitution est fatal, tout prolongement de la
révolution est désastreux…. Je place ici la véritable question:
Allons-nous terminer la révolution, allons-nous la recommencer? Si vous
vous défiez une fois de la Constitution, quel sera le point où vous vous
arrêterez? Que laisserez-vous à vos successeurs?...

Vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi; vous avez consacré
l'égalité civile et politique; vous avez repris pour l'État tout ce qui
avait été enlevé à la souveraineté du peuple; un pas de plus serait un
acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberté
serait la destruction de la royauté, dans la ligne de l'égalité, la
destruction de la propriété. Si l'on voulait encore détruire, quand tout
ce qu'il fallait détruire n'existe plus, si l'on croyait n'avoir pas tout
fait pour l'égalité, quand l'égalité de tous les hommes est assurée,
trouverait-on encore une aristocratie à anéantir, si ce n'est celle des
propriétés?... Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la révolution;
que si elle a dû être commencée et soutenue pour la gloire et le bonheur
de la nation, elle doit s'arrêter quand elle est faite et qu'au moment où
la nation est libre, où tous les Français sont égaux, vouloir davantage,
c'est vouloir commencer à cesser d'être libres et devenir coupables.
[Note: _Moniteur._]


LA PÉTITION

Quand les Cordeliers et les sociétés fraternelles qui gravitaient dans
leur orbite apprirent vers le 12 juillet que les comités de l'Assemblée
étaient décidés à mettre Louis XVI hors de cause, ils s'efforcèrent de
prévenir le vote qu'ils redoutaient par des manifestations et des
pétitions réitérées.

Le 15 juillet, les Cordeliers et les Amis de la Vérité décidèrent de ne
pas reconnaître le décret par lequel l'Assemblée venait, le jour même,
d'innocenter Louis XVI. Ils se rendirent en masse au local des jacobins et
déterminèrent ceux-ci à nommer cinq commissaires, Lanthenas, Sergent,
Danton, Ducancel et Brissot, pour rédiger une pétition contre le
rétablissement du roi parjure.


LES JACOBINS ET LA PREMIÈRE PÉTITION DU CHAMP-DE-MARS

Le député de Metz Anthoine, ami de Robespierre, qui présidait la séance
des Jacobins du 15 juillet au soir où la pétition contre le rétablissement
de Louis XVI fut décidée, a raconté en ces termes ce qui s'est passé au
club, dans une déposition qu'il fit le 23 août, devant le tribunal chargé
d'informer sur les responsabilités du massacre:

A 7 heures je me rendis aux Jacobins. Je trouvai le fauteuil occupé par M.
Laclos [Note: Choderlos de Laclos, romancier et chancelier du duc
d'Orléans.] qui étoit ainsi que moi secrétaire de la société et qui
présidoit en l'absence de M. Bouche. [Note: Député de Provence.] Il me dit
qu'il étoit extrêmement tourmenté, que l'on vouloit parler sur le décret
rendu le matin par l'Assemblée nationale, [Note: Ce décret innocentait
Louis XVI par prétérition.] qu'il ne le souffrirait pas et qu'il alloit me
céder le fauteuil, parce qu'étant député, il présumoit que je pourrais
plus facilement contenir les orateurs. Fortement indisposé d'un mal de
poitrine et fort éloigné moy-même de vouloir que l'on parlât du décret, je
refusay constamment de remplir les fonctions de Président. Cependant,
plusieurs membres de la société rendoient compte du décret, un d'eux même
en donna lecture et fit remarquer que le décret ne prononçoit rien
absolument sur le sort du roy. Or, il étoit impossible d'interdire à la
société de parler d'un décret qui n'étoit pas explicitement rendu. Pour
détourner l'attention de la société, je montai à la tribune pour proposer
une motion d'ordre fort étrangère au sujet. On refusa de m'entendre et,
par acclamation, on me força de présider malgré l'épuisement de mes
forces. Alors je priai M. de La Clos d'engager M. Petion à s'opposer à ce
qu'on parlât du décret. M. Biauzat prit la parole et, en mon nom, il
invita la société à écarter cet objet de la délibération. Je ne le
désavouai point. M. La Clos proposa alors une pétition tendante à prier
l'Assemblée nationale de s'expliquer sur le sort du Roy. Cette proposition
ne contenant rien que de légal fut mise à la discussion. Vers 9 heures
environ on vint me dire qu'il arrivoit 8000 hommes du Palais-Royal [Note:
Cette foule avait assisté à la réunion ordinaire des Amis de la
Vérité au cirque du Palais-Royal où Sergent et Momoro avaient pris la
parole contre le rétablissement de Louis XVI.] et je donnai ordre qu'on
fermât les deux grilles et je levay la séance. On vint me dire ensuite que
ces 8000 hommes avoient des intentions hostiles et que nous étions dans un
grand danger. Je repris ma place. Tous les membres de la société
s'assirent pour éviter la confusion. M. Daubigny observa que nous devions
mourir dans notre salle. Un instant après une grande quantité d'hommes
sans armes et d'une contenance tranquille remplirent la salle et, d'un
coup de sonnette, je fis mettre tout le monde à sa place et le silence
s'établit. L'orateur de la députation monta à la tribune et fit un
discours où je ne compris rien, sinon que le peuple craignoit d'être
trahi, qu'il ne vouloit pas Louis XVI pour roi et qu'il venoit nous
demander des conseils. Il ajouta cependant qu'il nous engageoit à déclarer
avec eux que l'on ne reconnoîtroit pas Louis XVI pour roi, si le voeu des
départemens n'en ordonnoit autrement. Forcé de répondre à cette harangue,
l'idée me vint de  leur donner le change au moyen de la pétition de M. La
Clos en identifiant cette pétition très légale avec l'objet irrégulier de
leur demande.... Les hommes venus du Palais-Royal crurent en effet que la
pétition de M. La Clos n'étoit autre chose que ce qu'ils demandoient. On
détermina qu'il serait fait une pétition le lendemain et je nommai pour
rédacteurs MM. Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot de
Warville, cinq membres de la société dont je connoissois le patriotisme et
les talents. On arrêta aussi que l'on feroit signer cette pétition au
Champ-de-Mars par les personnes qui voudroient s'y trouver, qu'elle seroit
ensuite envoyée dans les départements et portée après à l'Assemblée
nationale par six commissaires. On convint d'être au Champ-de-Mars
paisibles, sans armes et même sans cannes et que les commissaires-
rédacteurs informeroient de très grand matin la municipalité. Elle fut
informée à une heure du matin par le comité des recherches dont je suis
membre..., j'observe que la séance, ayant été précédemment levée, on ne
peut pas attribuer les décisions dont j'ay parlé à la société des Amis de
la Constitution et que, dans toute cette soirée, il ne s'est rien dit de
contraire au respect dû aux lois.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp.
341-343.]

La préoccupation d'atténuer la responsabilité des Jacobins dans la
rédaction de la pétition est déjà très visible dans cette déposition
d'Anthoine. Après le massacre, les Jacobins n'hésitèrent pas à fausser la
vérité en affirmant qu'un très grand nombre de citoyens «étrangers à la
société» nommèrent «entre eux» des commissaires pour rédiger la pétition
(_Observations_ annexées à l'adresse des Jacobins à l'Assemblée
nationale du 20 juillet).


LES MANIFESTATIONS DU 16 JUILLET

Pendant que les cinq commissaires nommés par les Jacobins rédigeaient la
pétition décidée la veille, les Cordeliers tenaient une séance
extraordinaire à laquelle ils avaient convié les sociétés fraternelles.
Les dames Maillard et Corbin y proposèrent d'abattre les statues des rois
qui décoraient encore les places et les ponts de la capitale. Mais le
président des Cordeliers fit rejeter cet avis par prudence. On décida de
se rendre au Champ-de-Mars pour signer la pétition. Les Cordeliers avaient
chacun à la boutonnière leur carte avec l'oeil ouvert suspendue par une
ganse bleue.

Au Champ-de-Mars, les manifestants ou plutôt les pétitionnaires ont fait
cercle autour de l'autel de la patrie.

Les commissaires des Jacobins, et particulièrement Danton, [Note: Danton
avait tenu la veille un conciliabule à son domicile avec Brune, Fabre
d'Églantine, Camille Desmoulins, La Poype. Le jour du massacre, il ne
parut pas au Champ-de-Mars. 11 s'éloigna de Paris sur le conseil que lui
fit donner Alexandre Lameth. Après le massacre il ne fut pas sérieusement
inquiété.] vêtu de gris, montent sur les cratères qui sont aux angles de
l'autel et donnent lecture de la pétition qu'ils viennent de rédiger le
matin par la plume de Brissot. La lecture est accueillie par les cris de:
_Plus de monarchie! Plus de tyran!_ Legendre invite la foule au calme.
Mais bientôt une discussion s'engage. Les Cordeliers et les Amis de la
Vérité expriment leur mécontentement au sujet de la dernière phrase de la
pétition qui prévoit «le remplacement de Louis XVI par les moyens
constitutionnels». Ils déclarent qu'ils ne veulent pas remplacer un tyran
par un autre. De violents soupçons s'élèvent. On flaire une intrigue
orléaniste. Les soupçons se portent particulièrement sur Brissot qui a
accepté de rédiger une pétition monarchique, alors qu'il faisait naguère
une campagne véhémente en faveur de la République. Après une explication
qu'on devine avoir été très vive, on décide finalement que la phrase
suspecte sera supprimée. Les commissaires-rédacteurs acceptent d'en
référer aux Jacobins....

Vers quatre à cinq heures du soir les Cordeliers se mettent en rang. Ils
défilent sur 7 à 8 de front comme à la parade et se dirigent comme la
veille vers le Palais-Royal....

Le soir les commissaires-rédacteurs de la pétition entretiennent les
Jacobins des incidents de la journée, de la suppression que la réunion du
Champ-de-Mars a exigée dans le texte arrêté par eux le matin. Ils font
pénétrer dans l'Assemblée quelques délégués des Cordeliers qui sont
invités à développer les raisons pour lesquelles ils ne veulent pas de la
phrase sur le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels.
Momoro est du nombre de ces délégués. Une discussion très vive s'engage.
Les députés, particulièrement Coroller, réclament énergiquement, au nom de
la légalité et de la Constitution, le maintien de la phrase incriminée. Sa
suppression serait une adhésion indirecte à la République et ils ne
veulent pas courir cette aventure. Après quatre heures de discussion, les
députés ont gain de cause. A la presque unanimité les Jacobins votent le
maintien du texte primitif sans retranchement. Il est environ minuit. Le
manuscrit est immédiatement envoyé à l'imprimeur de la société Baudouin.
Baudouin sait que la plupart des députés ont déjà quitté les Jacobins pour
les Feuillans. Il craint de déplaire à l'Assemblée dont il est aussi
l'imprimeur. Il fait des difficultés. Les commissaires des Jacobins lui
réclament son diplôme de membre de la société pour faire procéder ailleurs
à l'impression. Il préfère rendre son diplôme que d'engager sa
responsabilité.

Une demi-heure plus tard, le député Royer, évêque de l'Ain, qui avait
signé le manuscrit de la pétition envoyé à l'imprimeur, en qualité du
président des Jacobins, se ravisait. II venait d'apprendre que l'Assemblée
avait prononcé, expressément cette fois par un nouveau décret, la mise
hors de cause du roi. Il devenait donc inutile de la prier de s'expliquer.
La pétition devenait même illégale puisqu'elle allait maintenant
directement à rencontre d'une loi rendue. Royer envoya son domestique à
Baudouin pour retirer sa signature.... La pétition n'avait plus de
répondant. [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 125-128.]


LE MASSACRE DU CHAMP DE LA FÉDÉRATION

Le mouvement avait de trop fortes racines pour pouvoir être arrêté. Malgré
Robespierre qui conseillait le calme et qui craignait que la pétition ne
fournit à la majorité de l'Assemblée le prétexte d'une répression qu'elle
cherchait, les Cordeliers persistèrent et décidèrent de se réunir de
nouveau au Champ de Mars pour pétitionner le lendemain 17 juillet. De tous
les récits contemporains de cette journée le plus sincère et le plus exact
est celui que Robert fit paraître dans _Les Révolutions de Paris_.

Toutes les sociétés patriotiques s'étoient donné rendez-vous pour le
dimanche à onze heures du matin sur la place de la Bastille, afin de
partir de là en un seul corps vers le champ de la Fédération. La
municipalité fit garnir de troupes cette place publique, de sorte que ce
premier rassemblement n'eut pas lieu; les citoyens se retirèrent à fur et
mesure qu'ils se présentèrent; on a remarqué qu'il n'y avoit là que des
gardes soldés. [Note: La garde nationale parisienne comprenait des
compagnies soldées, dites du centre, à côté des compagnies citoyennes.]
Quoi qu'il en soit, l'assemblée du Champ-de-Mars n'eut pas moins lieu. Un
fait aussi malheureux qu'inconcevable servit d'abord de prétexte à la
calomnie et aux voies de force. Malgré que les patriotes ne se fussent
assignés que pour Midi au plus tôt, huit heures n'étoient pas sonnées que
déjà l'autel de la patrie étoit couvert d'une foule d'inconnus. Deux
hommes, dont l'un invalide avec une jambe de bois, s'étoient glissés sous
les planches de l'autel de la patrie; l'un d'eux faisoit des trous avec
une vrille: une femme sent l'instrument sous son pied, fait un cri; on
accourt, on arrache une planche, on pénètre dans la cavité et l'on en tire
ces deux hommes. Que faisoient-ils? Quel étoit leur dessein? Voilà ce
qu'on se demande, voilà ce qu'on veut connoître. Le peuple les conduit
chez le commissaire de la section du Gros Caillou; interrogés pourquoi ils
s'étoient introduits furtivement sous l'autel de la patrie, quelles
étoient leurs intentions, et pourquoi ils s'étoient munis de vivres pour
plus de vingt-quatre heures, ils ont répondu de manière à faire croire
qu'une curiosité lubrique étoit le seul motif qui les eût fait agir. Sur
ce dire le commissaire, au lieu de s'assurer d'eux prudemment, les remet
en Liberté. On alloit les conduire vers un magistrat plus judicieux mais
des scélérats les arrachent à ceux qui les tenoient; les deux malheureux
sont renversés; déjà un d'eux est poignardé de plusieurs coups de couteau;
l'autre est attaché au réverbère; la corde casse, il retombe encore
vivant, et sa tête, plutôt sciée que coupée, est mise au bout d'une pique
par un jeune homme de quatorze ans. Le coeur soulève au récit de pareilles
atrocités. Ah! sans doute les acteurs de cette scène horrible sont des
brigands infâmes, des monstres dignes du dernier supplice. Mais qu'on se
garde bien de les confondre avec le peuple. Le vrai peuple n'est point
féroce, il est avare de sang et ne verse que celui des tyrans; le vrai
peuple c'était ceux qui vouloient remettre les présumés coupables sous le
glaive de la loi; les brigands seuls les ont assassinés. Toujours est-il
que cette barbare exécution ne se fit point au Champ de Mars, qu'elle se
fit au Gros Caillou; qu'elle se fit par d'autres que ceux qui avoient été
les témoins du flagrant délit.

Cette nouvelle parvient dans Paris, et elle y parvient dans toute sa
vérité. L'assemblée nationale ouvre sa séance et le président dit: «Il
nous vient d'être assuré que deux citoyens venoient d'être _victimes_ de
leur zèle au Champ de Mars, pour avoir dit à une _troupe Ameutée_ qu'il
falloit se conformer à la loi; ils ont été pendus sur le champ». M.
Regnaut de Saint Jean d'Angély [Note: Regnaud (de Saint-Jean d'Angély),
qu'on disait vendu à la liste civile, avait publié la veille dans le
feuilleton de son journal Le Postillon par Calais, une fausse réponse du
Président de l'Assemblée à une fausse pétition qui lui aurait été
présentée par les républicains. Cette manoeuvre avait eu pour but
d'apeurer la bourgeoisie, et de rendre les pétitionnaires suspects à la
garde nationale. Elle ne réussit que trop.] enchérit encore, et dit que ce
sont deux gardes nationaux qui ont réclamé l'exécution de la loi; aussitôt
on décrète que M. le président et M. le maire s'assureront de la vérité
des faits pour prendre des mesures rigoureuses, si elle est constatée
telle. Deux réflexions: la première qu'il est bien singulier que M. Duport
qui présidoit l'assemblée nationale et M. Regnaut aient été les seuls dans
l'erreur sur ce fait extraordinaire; la seconde, que l'assemblée
Nationale, qui vient d'envoyer des commissaires dans toutes les parties de
l'empire, n'ait pas pris la peine d'en envoyer deux au Champ de la
Fédération.

Vers midi les citoyens commencent à arriver en foule à l'autel de la
patrie; on attend avec impatience les commissaires de la société des amis
de la Constitution pour entendre de nouveau lecture de la pétition et la
signer: chacun brûloit du désir d'y apposer son nom. Il étoit entré vers
onze heures de forts détachements, avec du canon, mais, comme ils n'y
étoient venus que par rapport à l'assassinat du matin, ils se retirèrent
vers une heure. C'est alors que parut un envoyé des Jacobins, [Note: Le
chevalier de la Rivière qui avait vu Robespierre auparavant.] qui vint
annoncer que la _pétition qui avait été lue la veille ne pouvait plus
servir le dimanche; que cette pétition supposait que l'assemblée n'avait
pas prononcé sur le sort de Louis, mais que l'assemblée ayant
implicitement décrété son innocence ou son inviolabilité dans la séance de
samedi soir, la société allait s'occuper d'une nouvelle rédaction qu'elle
présenterait incessamment à la signature_. Un particulier propose
d'envoyer sur le champ une députation aux amis de la Constitution, pour
les prier de rédiger de suite son adresse, et de la renvoyer aussitôt,
afin que l'assemblée du Champ-de-Mars pût la signer sans désemparer; suit
une autre proposition de faire la rédaction _à l'instant_ sur l'autel de
la patrie et celle-là est unanimement adoptée. On nomme quatre
commissaires; l'un d'eux [Robert] prend la plume, les citoyens impatiens
se rangent autour de lui et il écrit: _Pétition à l'assemblée nationale,
rédigée sur l'autel de la patrie, le 17 juillet 1791_:

«Représentans de la Nation, vous touchez au terme de vos travaux; bientôt
des successeurs, tous nommés par le peuple, alloient marcher sur vos
traces sans rencontrer les obstacles que vous ont présentés les députés
des deux ordres privilégiés, ennemis nécessaires de tous les principes de
la sainte égalité.

Un grand crime se commet. _Louis XVI fuit_. Il abandonne indignement
son poste. Des citoyens l'arrêtent à Varennes et il est ramené à Paris. Le
peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur
le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du voeu des 82 autres
départemens.

Vous différez. Une foule d'adresses arrivent à l'Assemblée. Toutes les
sections de l'empire demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous,
Messieurs, vous avez préjugé qu'il était innocent et inviolable, en
déclarant par votre décret du 16, que la chartre (_sic_) constitutionnelle
lui sera présentée alors que la Constitution sera achevée. Législateurs!
Ce n'étoit pas là le voeu du peuple, et nous avons pensé que votre plus
grande gloire, que votre devoir même consistoit à être les organes de la
volonté publique. Sans doute, Messieurs, que vous avez été entraînés à
cette décision par la foule de ces députés réfractaires qui ont fait
d'avance leur protestation contre toute la Constitution. Mais,
Messieurs..., mais, représentans d'un peuple généreux et confiant,
rappelez-vous que ces 290 protestans n'avoient pas de voix à l'Assemblée
nationale: que le décret est donc nul dans la forme et dans le fond; nul
dans le fond, parce qu'il est contraire au voeu du souverain; nul en la
forme, parce qu'il est porté par 290 individus sans qualités. [Note: 290
députés de la droite avaient protesté contre la suspension du roi et
dénoncé «l'interim républicain» qui était d'après eux une violation de la
Constitution.].

Ces considérations, toutes ces vues du bien général, ce désir impérieux
d'éviter l'anarchie, laquelle nous exposeroit le défaut d'harmonie entre
les représentans et les représentés, tout nous a fait la loi de vous
demander, au nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de
prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi
a abdiqué; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps
constituant pour procéder d'une manière vraiment nationale, au jugement du
coupable et surtout au remplacement et à l'organisation d'un nouveau
pouvoir exécutif.» [Note: Nous attestons l'authenticité de cette pièce
(note du journal).]

La pétition rédigée, on en fait lecture à l'assemblée; les principes de
modération, le ton fier et respectueux qui y règne d'un bout à l'autre,
l'ont fait couvrir de justes applaudissemens, et l'on signoit à sept ou
huit endroits différens, sur les cratères qui forment les quatre angles de
l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les
bataillons de Paris et des environs, quantité d'officiers municipaux des
villages voisins, ainsi que beaucoup d'électeurs, tant de la ville de
Paris que des départemens, l'ont signée.

Il étoit deux heures; arrivent trois officiers municipaux en écharpe, et
accompagnés d'une nombreuse escorte de gardes nationales. Dès qu'ils se
présentent à l'entrée du Champ de Mars, une députation va les recevoir.
Parmi ceux qui la composoient, le public a remarqué un maréchal des camps
décoré de la croix de Saint-Louis, attachée avec un ruban national. Le»
trois officiers municipaux se rendent à l'autel; on les y reçoit avec les
expressions de la joie et du patriotisme: «Messieurs, disent-ils, nous
sommes charmés de connoître vos dispositions; on nous avoit dit qu'il y
avoit ici du tumulte, on nous avoit trompés; nous ne manquerons pas de
rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au
Champ de Mars; et loin de vous empêcher de faire votre pétition, si l'on
vous troubloit, nous vous aiderions de la force publique. Si vous doutez
de nos intentions, nous vous offrons de rester en otages parmi vous
jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées.» Un citoyen leur
donna lecture de la pétition; ils la trouvèrent conforme aux principes;
ils dirent même qu'ils la signeraient s'ils ne se trouvoient pas en
fonctions.

Deux citoyens avoient été arrêtés précédemment à cause d'une rixe avec
l'un des aides de camp du général; ceux qui avoient été témoins de
l'arrestation représentèrent aux officiers municipaux qu'elle étoit
injuste et imméritée; ceux-ci engagèrent l'assemblée à nommer une
députation pour aller les réclamer à la municipalité, en leur promettant
justice; et douze commissaires et les officiers municipaux partent
entourés d'un grand nombre des pétitionnaires, qui les accompagnent
jusqu'au détachement; là on se prend la main et l'on se quitte de la
manière la plus amicale. Les officiers municipaux promettent de faire
retirer les troupes et ils l'exécutent; peu d'instans après le Champ de
Mars fut encore libre et tranquille. Il est ici un trait que nous
n'omettrons pas, il faut être juste. Avant que la troupe se fût retirée,
un jeune homme franchissoit le glacis en présence du bataillon et quelques
grenadiers l'arrêtant avec rudesse, un d'eux l'atteint de sa baïonnette;
M. Lefeuvre d'Arles, commandant le bataillon, accourt à toute bride et
renvoie les soldats à leur poste. Le peuple applaudit et crie: _Bravo,
commandant!_

On retourne à l'autel de la patrie, et l'on continue à signer. Les jeunes
gens s'amusent à des danses; ils font des ronds en chantant l'air _ça
ira._ Survient un orage (le ciel vouloit-il présager celui qui alloit
fondre sur la tête des citoyens?). On n'en est pas moins ardent à signer.
La pluie cesse, le ciel redevient calme et serein; en moins de deux heures
il se trouve plus de 50 mille personnes dans la plaine; c'étoit des mères
de famille, d'intéressantes citoyennes; c'étoit une de ces assemblées
majestueuses et touchantes telles qu'on en voyoit à Athènes et à Rome.

Les commissaires députés vers la municipalité reviennent. Nous tenons de
deux d'entre eux les détails suivans: «Nous parvenons, disent-ils, à la
salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes; les trois municipaux
nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus.
[Note: Ces trois municipaux, J.-J. Hardy, J.-B.-O. Regnaultet J.-J.
Leroux ont rédigé séance tenante un rapport sur les faits qui concorde
avec le récit du journal. Ils y protestent contre la proclamation de la
loi martiale et dégagent leur responsabilité des événements (cf. A.
Mathiez, _op. cit._, pp. 352-355).]

Le corps municipal sort; nous sommes compromis, dit un des membres, il
Faut agir sévèrement. Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce
au maire que l'objet de notre mission étoit de réclamer plusieurs citoyens
honnêtes pour qui les trois municipaux avoient promis de s'intéresser. Le
maire répond qu'il _n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au
Champ de la fédération pour y mettre la paix._ Le chevalier de
Saint-Louis veut répondre que tout y est calme; il est interrompu par un
municipal, qui lui demande d'un ton de mépris quelle étoit la croix qu'il
portoit, et de quel ordre étoit le ruban qui l'attachoit (c'étoit un ruban
tricolore). _C'est une Croix de Saint-Louis_, répond le chevalier, _que
j'ai décorée du ruban national; je suis prêt à vous la remettre si vous
voulez la porter au pouvoir exécutif pour savoir si je l'ai bien gagnée_.
M. le maire dit à son collègue qu'il connoissoit ce chevalier de
Saint-Louis pour un _honnête citoyen_ et qu'il le prioit ainsi que les
autres de se retirer. Sur ces entrefaites, le capitaine de la troupe du
centre du bataillon de Bonne Nouvelle vint dire que le Champ de Mars
n'étoit rempli que de brigands; un de nous lui dit qu'il en imposoit
là-dessus. La municipalité ne voulut plus nous entendre. [Note: Pour le
commentaire, voir dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_
l'éclaircissement intitulé: le Massacre du Champ de Mars.] Descendus de
l'hôtel de ville, nous aperçûmes à une des fenêtres le drapeau rouge; et
ce signal du massacre, qui devoit inspirer un sentiment de douleur à ceux
qui alloient marcher à sa suite, produisit un effet tout contraire sur
l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient à leurs
chapeaux le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau ils ont poussé
des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite
chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en
rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes
retournés au champ de la fédération avertir nos frères de tout ce dont
nous avions été les témoins.»

Sans croire qu'ils en imposoient, on pensa qu'ils étoient dans l'erreur
sur la destination de la force de la loi, et l'on conclut qu'il n'étoit
pas possible que l'on vint disperser des citoyens qui exercoient
paisiblement les droits qui leur sont réservés par la Constitution.

On entend tout à coup le bruit du tambour, on se regarde; les membres des
diverses sociétés patriotiques s'assemblent, ils alloient se retirer,
quand un orateur demande et dit: «Mes frères, que faisons-nous? Ou la loi
martiale est ou elle n'est pas dirigée contre nous, pourquoi nous sauver?
Si elle est dirigée contre nous, attendons qu'elle soit publiée, et pour
lors nous obéirons; mais vous savez qu'on ne peut user de la force sans
avoir fait trois publications.» Le peuple se rappelle qu'il étoit aux
termes de la loi et il demeure. Les bataillons se présentent avec
l'artillerie: on pense qu'il y avoit à peu près dix mille hommes. On
connoît le champ de la fédération, on sait que c'est une plaine immense,
que l'autel de la patrie est au milieu, que les glacis qui entourent la
plaine sont coupés de distance en distance pour faciliter des passages;
une partie de la troupe entre par l'extrémité du côté de l'école
militaire, une autre par le passage qui se trouve un peu plus bas, une
troisième par celui qui répond à la grande rue de Chaillot; c'est là
qu'étoit le drapeau rouge. A peine ceux qui étoient à l'autre, et il y en
avoit plus de 15 mille l'eurent-ils aperçu que l'on entend une décharge:
_ne bougeons pas, on tire à blanc, il faut qu'on vienne ici publier la
loi_. [Note: Il est certain que la loi martiale ne fut pas proclamée selon
les règles.] Les troupes s'avancent, elles font feu pour la deuxième fois,
la contenance de ceux qui entouroient l'autel est la même; mais une
troisième décharge ayant fait tomber beaucoup de monde, on a fui; il n'est
resté qu'une centaine de personnes sur l'autel même. Hélas! elles y ont
payé cher leur courage et leur aveugle confiance en la loi; des hommes,
des femmes, un enfant y ont été massacrés; massacrés sur l'autel de la
patrie! Ah! si désormais nous avons encore des fédérations, il faudra
choisir un autre lieu, celui-ci est profané! Quel spectacle, grand Dieu!
que celui qu'ont éclairé les derniers rayons de ce jour fatal! [Note: _Les
Révolutions de Paris_, n° 106, pp. 57 et suiv. (16-22 juillet 1791).]


LE NOMBRE DES VICTIMES

La force armée ne compta que peu de victimes, neuf blessés dont deux sont
morts ensuite, dit Charton dont le témoignage est difficile à contrôler.

Du côté de la foule ce fut autre chose. Bailly évalua le lendemain les
morts à 11 ou 12, les blessés à 10 ou 12. Un procès-verbal dressé par
l'officier municipal Filleul constate la présence de 15 cadavres
transportés à l'hôpital du Gros-Caillou. II est muet sur les cadavres
recueillis ailleurs. Aucun état général des victimes n'a été dressé
officiellement, ainsi que le constate Sergent dans son mémoire. Plusieurs
blessés étaient soignés à l'hôpital même. La justice recueillit leurs
dépositions qui sont perdues.

Un pamphlet fayettiste, paru le lendemain du massacre, compte dix morts et
vingt blessés.

Marat prétendit dans son n° du 20 juillet que 400 cadavres avaient été
jetés de nuit dans la Seine par les chasseurs des barrières et que Bailly
avait fait lever les filets de Saint-Cloud pour leur livrer passage. Ce
sont là des exagérations manifestes.

Mais il est certain que le nombre des morts et des blessés fut
considérable. Coffinhal déposa au procès de Bailly que «s'étant transporté
avec le capitaine Ferrât de sa section entre minuit et une heure au champ
de la Fédération, ils ont compté 54 morts». [Note: A. Mathiez, _Le club
des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de
Mars_. Paris, 1910, pp. 148-149.]


LES CONSÉQUENCES

Le massacre du Champ-de-Mars fut, comme on l'a dit, un «acte de guerre de
classes», car la question n'était pas entre la république et la monarchie,
mais entre la démocratie populaire et la nouvelle aristocratie bourgeoise.

Déjà toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission le 16
juillet et avait fondé un nouveau club, le club des Feuillans, qui se
proposa la tâche impossible de réconcilier Louis XVI avec la Révolution et
la Révolution avec Louis XVI. Le massacre rendit la scission irrémédiable.

L'Assemblée avait eu sa grande part de responsabilité dans le massacre.
Le 16 juillet elle avait mandé Bailly à sa barre et lui avait fait honte
de sa mollesse à réprimer l'agitation républicaine. Le 17 juillet, à la
nouvelle des meurtres du Gros-Caillou qui n'avaient aucun rapport avec le
pétitionnement qui devait avoir lieu l'après-midi, le président de
l'Assemblée Treilhard avait écrit de nouveau à Bailly pour l'inviter «à
prendre les mesures les plus sûres et les plus vigoureuses pour arrêter
les désordres et en connaître les auteurs». Le lendemain du massacre, qui
aurait pu être facilement évité, l'Assemblée prit l'initiative et la
direction d'une répression supplémentaire, dont le but secret était de
décapiter le parti démocrate au moment où allaient s'ouvrir les élections
à la Législative. Elle vota un décret spécial, véritable petite loi de
sûreté générale, pour organiser cette répression, en lui donnant un effet
rétroactif. [Note: J'ai publié ce décret qui ne figure pas dans Duvergier
dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_, p. 193-194.] Son comité des
recherches lança les mandats d'arrêt.

Plusieurs centaines de patriotes furent emprisonnés: les principaux
Cordeliers Vincent, Momoro, Verrières, Brune. Danton, Camille Desmoulins,
Santerre s'enfuirent pour n'avoir pas le même sort. La petite terreur
tricolore dura jusqu'à l'amnistie du 13 septembre votée au lendemain du
jour où Louis XVI avait accepté la Constitution révisée. Si l'amnistie
ouvrit les prisons, elle laissa au coeur des démocrates de terribles
rancunes.

La procédure du Champ de Mars fut comparée couramment dans les milieux
jacobins à la fameuse procédure du Châtelet sur les journées des 5 et 6
octobre. On peut affirmer qu'elle a beaucoup fait pour accentuer le
caractère de violence des luttes politiques qui vont suivre et pour les
rendre inexpiables. [Note: A. Mathiez, _Le Club des Cordeliers_, p. 225.]





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