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Title: La Conquête De Plassans
Author: Zola, Émile, 1840-1902
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Conquête De Plassans" ***


LA CONQUÊTE DE PLASSANS par Émile Zola



I

Désirée battit des mains. C'était une enfant de quatorze ans, forte
pour son âge, et qui avait un rire de petite fille de cinq ans.

--Maman, maman! cria-t-elle, vois ma poupée!

Elle avait pris à sa mère un chiffon, dont elle travaillait depuis un
quart d'heure à faire une poupée, en le roulant et en l'étranglant
par un bout, à l'aide d'un brin de fil. Marthe leva les yeux du bas
qu'elle raccommodait avec des délicatesses de broderie. Elle sourit à
Désirée.

--C'est un poupon, ça! dit-elle. Tiens, fais une poupée. Tu sais, il
faut qu'elle ait une jupe, comme une dame.

Elle lui donna une rognure d'indienne qu'elle trouva dans sa table à
ouvrage; puis, elle se remit à son bas, soigneusement. Elles étaient
toutes deux assises, à un bout de l'étroite terrasse, la fille sur
un tabouret, aux pieds de la mère. Le soleil couchant, un soleil de
septembre, chaud encore, les baignait d'une lumière tranquille; tandis
que, devant elles, le jardin, déjà dans une ombre grise, s'endormait.
Pas un bruit, au dehors, ne montait de ce coin désert de la ville.

Cependant, elles travaillèrent dix grandes minutes en silence. Désirée
se donnait une peine infinie pour faire une jupe à sa poupée. Par
moments, Marthe levait la tête, regardait l'enfant avec une tendresse
un peu triste. Comme elle la voyait très-embarrassée:

--Attends, reprit-elle; je vais lui mettre les bras, moi.

Elle prenait la poupée, lorsque deux grands garçons de dix-sept et
dix-huit ans descendirent le perron. Ils vinrent embrasser Marthe.

--Ne nous gronde pas, maman, dit gaiement Octave. C'est moi qui
ai mené Serge à la musique.... Il y avait un monde, sur le cours
Sauvaire!

--Je vous ai crus retenus au collège, murmura la mère; sans cela,
j'aurais été bien inquiète.

Mais Désirée, sans plus songer à la poupée, s'était jetée au cou de
Serge, en lui criant:

--J'ai un oiseau qui s'est envolé, le bleu, celui dont tu m'avais fait
cadeau.

Elle avait une grosse envie de pleurer. Sa mère, qui croyait ce
chagrin oublié, eut beau lui montrer la poupée. Elle tenait le bras de
son frère, elle répétait, en l'entraînant vers le jardin:

--Viens voir.

Serge, avec sa douceur complaisante, la suivit, cherchant à la
consoler. Elle le conduisit à une petite serre, devant laquelle
se trouvait une cage posée sur un pied. Là, elle lui expliqua que
l'oiseau s'était sauvé au moment où elle avait ouvert la porte pour
l'empêcher de se battre avec un autre.

--Pardi! ce n'est pas étonnant, cria Octave, qui s'était assis sur la
rampe de la terrasse: elle est toujours à les toucher, elle regarde
comment ils sont faits et ce qu'ils ont dans le gosier pour chanter.
L'autre jour, elle les a promenés toute une après-midi dans ses
poches, afin qu'ils aient bien chaud.

--Octave!... dit Marthe d'un ton de reproche; ne la tourmente pas, la
pauvre enfant.

Désirée n'avait pas entendu. Elle racontait à Serge, avec de longs
détails, de quelle façon l'oiseau s'était envolé.

--Vois-tu, il a glissé comme ça, il est allé se poser à côté, sur le
grand poirier de monsieur Rastoil. De là, il a sauté sur le prunier,
au fond. Puis il a repassé sur ma tête, et il est entré dans les
grands arbres de la sous-préfecture, où je ne l'ai plus vu, non, plus
du tout.

Des larmes parurent au bord de ses yeux.

--Il reviendra peut-être, hasarda Serge.

--Tu crois?... J'ai envie de mettre les autres dans une boîte et de
laisser la cage ouverte toute la nuit.

Octave ne put s'empêcher de rire; mais Marthe rappela Désirée.

--Viens donc voir, viens donc voir!

Et elle lui présenta la poupée. La poupée était superbe; elle avait
une jupe roide, une tête formée d'un tampon d'étoffe, des bras faits
d'une lisière cousue aux épaules. Le visage de Désirée s'éclaira
d'une joie subite. Elle se rassit sur le tabouret, ne pensant plus
à l'oiseau, baisant la poupée, la berçant dans sa main, avec une
puérilité de gamine.

Serge était venu s'accouder près de son frère. Marthe avait repris son
bas.

--Alors, demanda-t-elle, la musique a joué?

--Elle joue tous les jeudis, répondit Octave. Tu as tort, maman, de ne
pas venir. Toute la ville est là, les demoiselles Rastoil, madame de
Condamin, monsieur Paloque, la femme et la fille du maire... Pourquoi
ne viens-tu pas? Marthe ne leva pas les yeux; elle murmura, en
achevant une reprise:

--Vous savez bien, mes enfants, que je n'aime pas sortir. Je suis si
tranquille, ici. Puis, il faut que quelqu'un reste avec Désirée.

Octave ouvrait les lèvres, mais il regarda sa soeur et se tut. Il
demeura là, sifflant doucement, levant les yeux sur les arbres de la
préfecture, pleins du tapage des pierrots qui se couchaient, examinant
les poiriers de M. Rastoil, derrière lesquels descendait le soleil.
Serge avait sorti de sa poche un livre qu'il lisait attentivement.
Il y eut un silence recueilli, chaud d'une tendresse muette, dans la
bonne lumière jaune qui pâlissait peu à peu sur la terrasse. Marthe,
couvant du regard ses trois enfants, au milieu de cette paix du soir,
tirait de grandes aiguillées régulières.

--Tout le monde est donc en retard aujourd'hui? reprit-elle au bout
d'un instant. Il est près de dix heures, et votre père ne rentre
pas.... Je crois qu'il est allé du côté des Tulettes.

--Ah bien! dit Octave, ce n'est pas étonnant, alors.... Les paysans
des Tulettes ne le lâchent plus, quand ils le tiennent.... Est-ce pour
un achat de vin?

--Je l'ignore, répondit Marthe; vous savez qu'il n'aime pas à parler
de ses affaires.

Un silence se fit de nouveau. Dans la salle à manger, dont la fenêtre
était grande ouverte sur la terrasse, la vieille Rose, depuis un
moment, mettait le couvert, avec des bruits irrités de vaisselle et
d'argenterie. Elle paraissait de fort méchante humeur, bousculant
les meubles, grommelant des paroles entrecoupées. Puis elle alla se
planter à la porte de la rue, allongeant le cou, regardant au loin la
place de la Sous-Préfecture. Après quelques minutes d'attente, elle
vint sur le perron, criant:

 --Alors, monsieur Mouret ne rentrera pas dîner?

--Si, Rose, attendez, répondit Marthe paisiblement.

--C'est que tout brûle. Il n'y a pas de bon sens. Quand monsieur fait
de ces tours-là, il devrait bien prévenir.... Moi, ça m'est égal, après
tout. Le dîner ne sera pas mangeable.

--Tu crois, Rose? dit derrière elle une voix tranquille. Nous le
mangerons tout de même, ton dîner.

C'était Mouret qui rentrait. Rosé se tourna, regarda son maître en
face, comme sur le point d'éclater; mais, devant le calme absolu de
ce visage où perçait une pointe de goguenarderie bourgeoise, elle
ne trouva pas une parole, elle s'en alla. Mouret descendit sur la
terrasse, où il piétina, sans s'asseoir. Il se contenta de donner,
du bout des doigts, une petite tape sur la joue de Désirée, qui lui
sourit. Marthe avait levé les yeux; puis, après avoir regardé son
mari, elle s'était mise à ranger son ouvrage dans sa table.

--Vous n'êtes pas fatigué? demanda Octave, qui regardait les souliers
de son père, blancs de poussière.

--Si, un peu, répondit Mouret, sans parler autrement de la longue
course qu'il venait de faire à pied.

Mais il aperçut, au milieu du jardin, une bêche et un râteau que les
enfants avaient dû oublier là.

--Pourquoi ne rentre-t-on pas les outils? s'écria-t-il. Je l'ai dit
cent fois. S'il venait à pleuvoir, ils seraient rouillés.

Il ne se fâcha pas davantage. Il descendit dans le jardin, alla
lui-même chercher la bêche et le râteau, qu'il revint accrocher
soigneusement au fond de la petite serre. En remontant sur la
terrasse, il furetait des yeux dans tous les coins des allées pour
voir si chaque chose était bien en ordre.

--Tu apprends tes leçons, toi? demanda-t-il en passant à côté de
Serge, qui n'avait pas quitté son livre.

--Non, mon père, répondit l'enfant. C'est un livre que l'abbé
Bourrette m'a prêté, la relation des _Missions en Chine_.

Mouret s'arrêta net devant sa femme.

--A propos, reprit-il, il n'est venu personne?

--Non, personne, mon ami, dit Marthe d'un air surpris.

Il allait continuer, mais il parut se raviser; il piétina encore un
instant, sans rien dire; puis, s'avançant vers le perron:

--Eh bien! Rose, et ce dîner qui brûlait?

--Pardi! cria du fond du corridor la voix furieuse de la cuisinière,
il n'y a plus rien de prêt maintenant; tout est froid. Vous attendrez,
monsieur. Mouret eut un rire silencieux; il cligna l'oeil gauche, en
regardant sa femme et ses enfants. La colère de Rose semblait l'amuser
fort. Il s'absorba ensuite dans le spectacle des arbres fruitiers de
son voisin.

--C'est surprenant, murmura-t-il, monsieur Rastoil a des poires
magnifiques, cette année.

Marthe, inquiète depuis un instant, semblait avoir une question sur
les lèvres. Elle se décida, elle dit timidement:

--Est-ce que tu attendais quelqu'un aujourd'hui, mon ami?

--Oui et non, répondit-il, en se mettant à marcher de long en large.

--Tu as loué le second étage, peut-être?

--J'ai loué, en effet.

Et, comme un silence embarrassé se faisait, il continua de sa voix
paisible:

--Ce matin, avant départir pour les Tulettes, je suis monté chez
l'abbé Bourrette; il a été très-pressant, et, ma foi! j'ai conclu....
Je sais bien que cela te contrarie. Seulement, songe un peu, tu n'es
pas raisonnable, ma bonne. Ce second étage ne nous servait à rien;
il se délabrait. Les fruits que nous conservions dans les chambres,
entretenaient là une humidité qui décollait les papiers.... Pendant
que j'y songe, n'oublie pas de faire enlever les fruits dès demain:
notre locataire peut arriver d'un moment à l'autre.

--Nous étions pourtant si à l'aise, seuls dans notre maison! laissa
échapper Marthe à demi-voix.

--Bah! reprit Mouret, un prêtre, ce n'est pas bien gênant. Il vivra
chez lui, et nous chez nous. Ces robes noires, ça se cache pour avaler
un verre d'eau.... Tu sais si je les aime, moi! Des fainéants, la
plupart.... Eh bien! ce qui m'a décidé à louer, c'est que justement
j'ai trouvé un prêtre. Il n'y a rien à craindre pour l'argent avec
eux, et on ne les entend pas même mettre leur clef dans la serrure.

Marthe restait désolée. Elle regardait, autour d'elle, la maison
heureuse, baignant dans l'adieu du soleil le jardin, où l'ombre
devenait plus grise; elle regardait ses enfants, son bonheur endormi
qui tenait là, dans ce coin étroit.

--Et sais-tu quel est ce prêtre? reprit-elle.

--Non, mais l'abbé Bourrette a loué en son nom, cela suffit. L'abbé
Bourrette est un brave homme.... Je sais que notre locataire s'appelle
Faujas, l'abbé Faujas, et qu'il vient du diocèse de Besançon. Il
n'aura pas pu s'entendre avec son curé; on l'aura nommé vicaire ici,
à Saint-Saturnin. Peut-être qu'il connaît notre évêque, monseigneur
Rousselot. Enfin, ce ne sont pas nos affaires, tu comprends... Moi,
dans tout ceci, je me fie à l'abbé Bourrette.

Cependant, Marthe ne se rassurait pas. Elle tenait tête à son mari, ce
qui lui arrivait rarement.

--Tu as raison, dit-elle, après un court silence, l'abbé est un digne
homme. Seulement, je me souviens que lorsqu'il est venu pour visiter
l'appartement, il m'a dit ne pas connaître la personne au nom de
laquelle il était chargé de louer. C'est une de ces commissions comme
on s'en donne entre prêtres, d'une ville à une autre.... Il me semble
que tu aurais pu écrire à Besançon, te renseigner, savoir enfin qui tu
vas introduire chez toi.

Mouret ne voulait point s'emporter; il eut un rire de complaisance.

--Ce n'est pas le diable, peut-être.... Te voilà toute tremblante. Je
ne te savais pas si superstitieuse que ça. Tu ne crois pas au moins
que les prêtres portent malheur, comme on dit. Ils ne portent pas
bonheur non plus, c'est vrai. Ils sont comme les autres hommes.... Ah
bien! tu verras, lorsque cet abbé sera là, si sa soutane me fait peur!

--Non, je ne suis pas superstitieuse, tu le sais, murmura Marthe. J'ai
comme un gros chagrin, voilà tout.

Il se planta devant elle, il l'interrompit d'un geste brusque.

--C'est assez, n'est-ce pas? dit-il. J'ai loué, n'en parlons plus.

Et il ajouta, du ton railleur d'un bourgeois qui croit avoir conclu
une bonne affaire:

--Le plus clair, c'est que j'ai loué cent cinquante francs: ce sont
cent cinquante francs de plus qui entreront chaque année dans la
maison.

Marthe avait baissé la tète, ne protestant plus que par un balancement
vague des mains, fermant doucement les yeux, comme pour ne pas laisser
tomber les larmes dont ses paupières étaient toutes gonflées. Elle
jeta un regard furtif sur ses enfants, qui, pendant l'explication
qu'elle venait d'avoir avec leur père, n'avaient pas paru entendre,
habitués sans doute à ces sortes de scènes où se complaisait la verve
moqueuse de Mouret.

--Si vous voulez manger maintenant, vous pouvez venir, dit Rose de sa
voix maussade, en s'avançant sur le perron.

--C'est cela. Les enfants, à la soupe! cria gaiement Mouret, sans
paraître garder la moindre méchante humeur. La famille se leva. Alors
Désirée, qui avait gardé sa gravité de pauvre innocente, eut comme un
réveil de douleur, en voyant tout le monde se remuer. Elle se jeta au
cou de son père, elle balbutia:

--Papa, j'ai un oiseau qui s'est envolé.

--Un oiseau, ma chérie? Nous le rattraperons.

Et il la caressait, il se faisait très-calin. Mais il fallut qu'il
allât, lui aussi, voir la cage. Quand il ramena l'enfant, Marthe et
ses deux fils se trouvaient déjà dans la salle à manger. Le soleil
couchant, qui entrait par la fenêtre, rendait toutes gaies les
assiettes de porcelaine, les timbales des enfants, la nappe blanche.
La pièce était tiède, recueillie, avec l'enfoncement verdâtre du
jardin.

Comme Marthe, calmée par cette paix, ôtait en souriant le couvercle
de la soupière, un bruit se fit dans le corridor. Rose, effarée,
accourut, en bulbutiant:

--Monsieur l'abbé Faujas est là. II

Mouret fit un geste de contrariété. Il n'attendait réellement son
locataire que le surlendemain, au plus tôt. Il se levait vivement,
lorsque l'abbé Faujas parut à la porte, dans le corridor. C'était un
homme grand et fort, une face carrée, aux traits larges, au teint
terreux. Derrière lui, dans son ombre, se tenait une femme âgée qui
lui ressemblait étonnamment, plus petite, l'air plus rude. En voyant
la table mise, ils eurent tous les deux un mouvement d'hésitation; ils
reculèrent discrètement, sans se retirer. La haute figure noire du
prêtre faisait une tache de deuil sur la gaieté du mur blanchi à la
chaux.

--Nous vous demandons pardon de vous déranger, dit-il à Mouret. Nous
venons de chez monsieur l'abbé Bourrette; il a dû vous prévenir....

--Mais pas du tout! s'écria Mouret. L'abbé n'en fait jamais d'autres;
il a toujours l'air de descendre du paradis.... Ce matin encore,
monsieur, il m'affirmait que vous ne seriez pas ici avant deux
jours.... Enfin, il va falloir vous installer tout de même. L'abbé
Faujas s'excusa. Il avait une voix grave, d'une grande douceur dans
la chute des phrases. Vraiment, il était désolé d'arriver à un pareil
moment. Quand il eut exprimé ses regrets, sans bavardage, en dix
paroles nettement choisies, il se tourna pour payer le commissionnaire
qui avait apporté sa malle. Ses grosses mains bien faites tirèrent
d'un pli de sa soutane une bourse, dont on n'aperçut que les anneaux
d'acier; il fouilla un instant, palpant du bout des doigts, avec
précaution, la tête baissée. Puis, sans qu'on eût vu la pièce de
monnaie, le commissionnaire s'en alla. Lui, reprit de sa voix polie:

--Je vous en prie, monsieur, remettez-vous à table.... Votre
domestique nous indiquera l'appartement. Elle m'aidera à monter ceci.

Il se baissait déjà pour prendre une poignée de la malle. C'était une
petite malle de bois, garantie par des coins et des bandes de tôle;
elle paraissait avoir été réparée, sur un des flancs, à l'aide d'une
traverse de sapin. Mouret resta surpris, cherchant des yeux les autres
bagages du prêtre; mais il n'aperçut qu'un grand panier, que la dame
âgée tenait à deux mains, devant ses jupes, s'entêtant, malgré la
fatigue, à ne pas le poser à terre. Sous le couvercle soulevé, parmi
des paquets de linge, passaient le coin d'un peigne enveloppé dans du
papier, et le cou d'un litre mal bouché.

--Non, non, laissez cela, dit Mouret en poussant légèrement la malle
du pied. Elle ne doit pas être lourde; Rose la montera bien toute
seule.

Il n'eut sans doute pas conscience du secret dédain qui perçait dans
ses paroles. La dame âgée le regarda fixement de ses yeux noirs; puis,
elle revint à la salle à manger, à la table servie, qu'elle examinait
depuis qu'elle était là. Elle passait d'un objet à l'autre, les lèvres
pincées. Elle n'avait pas prononcé une parole. Cependant, l'abbé
Faujas consentit à laisser la malle. Dans la poussière jaune du soleil
qui entrait par la porte du jardin, sa soutane râpée semblait toute
rouge; des reprises en brodaient les bords; elle était très-propre,
mais si mince, si lamentable, que Marthe, restée assise jusque-là avec
une sorte de réserve inquiète, se leva à son tour. L'abbé, qui n'avait
jeté sur elle qu'un coup d'oeil rapide, aussitôt détourné, la vit
quitter sa chaise, bien qu'il ne parût nullement la regarder.

--Je vous en prie, répéta-t-il, ne vous dérangez pas; nous serions
désolés de troubler votre dîner.

--Eh bien! c'est cela, dit Mouret qui avait faim. Rose va vous
conduire. Demandez-lui tout ce dont vous aurez besoin....
Installez-vous, installez-vous à votre aise.

L'abbé Faujas, après avoir salué, se dirigeait déjà vers l'escalier,
lorsque Marthe s'approcha de son mari, en murmurant:

--Mais, mon ami, tu ne songes pas....

--Quoi donc? demanda-t-il, voyant qu'elle hésitait.

--Les fruits, tu sais bien.

--Ah! diantre! c'est vrai, il y a les fruits, dit-il d'un ton
consterné. Et, comme l'abbé Faujas revenait, l'interrogeant du regard:

--Je suis vraiment bien contrarié, monsieur, reprit-il. Le père
Bourrette est sûrement un digne homme, seulement il est fâcheux que
vous l'ayez chargé de votre affaire.... Il n'a pas pour deux liards
de tête.... Si nous avions su, nous aurions tout préparé. Au lieu que
nous voilà maintenant avec un déménagement à faire.... Vous comprenez,
nous utilisions les chambres. Il y a là-haut, sur le plancher, toute
notre récolte de fruits, des figues, des pommes, du raisin....

Le prêtre l'écoutait avec une surprise que sa grande politesse ne
réussissait plus à cacher. --Oh! mais ça ne sera pas long, continua
Mouret. En dix minutes, si vous voulez bien prendre la peine
d'attendre, Rose va débarrasser vos chambres.

Une vive inquiétude grandissait sur le visage terreux de l'abbé.

--Le logement est meublé, n'est-ce pas? demanda-t-il.

--Du tout, il n'y a pas un meuble; nous ne l'avons jamais habité.

Alors, le prêtre perdit son calme; une lueur passa dans ses yeux gris.
Il s'écria avec une violence contenue:

--Comment! mais j'avais formellement recommandé dans ma lettre de
louer un logement meublé. Je ne pouvais pas apporter des meubles dans
ma malle, bien sûr.

--Hein! qu'est-ce que je disais? cria Mouret d'un ton plus haut.
Ce Bourrette est incroyable.... Il est venu, monsieur, et il a vu
certainement les pommes, puisqu'il en a même pris une dans la main, en
déclarant qu'il avait rarement admiré une aussi belle pomme. Il a dit
que tout lui semblait très-bien, que c'était ça qu'il fallait, et
qu'il louait.

L'abbé Faujas n'écoutait plus; tout un flot de colère était monté à
ses joues. Il se tourna, il balbutia, d'une voix anxieuse:

--Mère, vous entendez? il n'y a pas de meubles.

La vieille dame, serrée dans son mince châle noir, venait de visiter
le rez-de-chaussée, à petits pas furtifs, sans lâcher son panier. Elle
s'était avancée jusqu'à la porte de la cuisine, en avait inspecté les
quatre murs; puis, revenant sur le perron, elle avait lentement, d'un
regard, pris possession du jardin. Mais la salle à manger surtout
l'intéressait; elle se tenait de nouveau debout, en face de la table
servie, regardant fumer la soupe, lorsque son fils lui répéta:

--Entendez-vous, mère? il va falloir aller à l'hôtel.

Elle leva la tête, sans répondre; toute sa face refusait de quitter
cette maison, dont elle connaissait déjà les moindres coins. Elle eut
un imperceptible haussement d'épaules, les yeux vagues, allant de la
cuisine au jardin et du jardin à la salle à manger.

Mouret, cependant, s'impatientait. Voyant que ni la mère ni le fils ne
paraissaient décidés à quitter la place, il reprit:

--C'est que nous n'avons pas de lits, malheureusement.... Il y a bien,
au grenier, un lit de sangle, dont madame, à la rigueur, pourrait
s'accommoder jusqu'à demain; seulement, je ne vois pas trop sur quoi
coucherait monsieur l'abbé.

Alors madame Faujas ouvrit enfin les lèvres; elle dit d'une voix
brève, au timbre un peu rauque:

--Mon fils prendra le lit de sangle.... Moi, je n'ai besoin que d'un
matelas par terre, dans un coin. L'abbé approuva cet arrangement d'un
signe de tête. Mouret allait se récrier, chercher autre chose; mais,
devant l'air satisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se
contentant d'échanger avec sa femme un regard d'étonnement.

--Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe de moquerie bourgeoise;
vous pourrez vous meubler comme vous l'entendrez. Rose va monter
enlever les fruits et faire les lits. Si vous voulez attendre un
instant sur la terrasse.... Allons, donnez deux chaises, mes enfants.

Les enfants, depuis l'arrivée du prêtre et de sa mère, étaient
demeurés tranquillement assis devant la table. Ils les examinaient
curieusement. L'abbé n'avait pas semblé les apercevoir; mais madame
Faujas s'était arrêtée un instant à chacun d'eux, les dévisageant,
comme pour pénétrer d'un coup dans ces jeunes têtes. En entendant les
paroles de leur père, ils s'empressèrent tous trois et sortirent des
chaises.

La vieille dame ne s'assit pas. Comme Mouret se tournait, ne
l'apercevant plus, il la vit plantée devant une des fenêtres
entrebâillées du salon; elle allongeait le cou, elle achevait son
inspection, avec l'aisance tranquille d'une personne qui visite une
propriété à vendre. Au moment où Rose soulevait la petite malle, elle
rentra dans le vestibule, en disant simplement:

--Je monte l'aider.

Et elle monta derrière la domestique. Le prêtre ne tourna pas même la
tête; il souriait aux trois enfants, restés debout devant lui. Son
visage avait une expression de grande douceur, quand il voulait,
malgré la dureté du front et les plis rudes de la bouche.

--C'est toute votre famille, madame? demanda-t-il à Marthe, qui
s'était approchée.

--Oui, monsieur, répondit-elle, gênée par le regard clair qu'il fixait
sur elle.

Mais il regarda de nouveau les enfants, il continua:

--Voilà deux grands garçons qui seront bientôt des hommes.... Vous
avez fini vos études, mon ami?

Il s'adressait à Serge. Mouret coupa la parole à l'enfant.

--Celui-ci a fini, bien qu'il soit le cadet. Quand je dis qu'il a
fini, je veux dire qu'il est bachelier, car il est rentré au collège
pour faire une année de philosophie: c'est le savant de la famille...
L'autre, l'aîné, ce grand dadais, ne vaut pas grand'chose, allez. Il
s'est déjà fait refuser deux fois au baccalauréat, et vaurien avec
cela, toujours le nez en l'air, toujours polissonnant.

Octave écoutait ces reproches en souriant, tandis que Serge avait
baissé la tête sous les éloges. Faujas parut un instant encore les
étudier en silence; puis, passant à Désirée, retrouvant son air
tendre:

--Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous d'être votre ami?

Elle ne répondit pas; elle vint, presque effrayée, se cacher le visage
contre l'épaule de sa mère. Celle-ci, au lieu de lui dégager la face,
la serra davantage, en lui passant un bras à la taille.

--Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse; elle n'a pas la tête
forte, elle est restée petite fille.... C'est une innocente.... Nous
ne la tourmentons pas pour apprendre. Elle a quatorze ans, et elle ne
sait encore qu'aimer les bêtes.

Désirée, sous les caresses de sa mère, s'était rassurée; elle avait
tourné la tète, elle souriait. Puis, d'un air hardi;

--Je veux bien que vous soyez mon ami.... Seulement vous ne faites
jamais de mal aux mouches, dites?

Et, comme tout le monde s'égayait autour d'elle:

--Octave les écrase, les mouches; continua-t-elle gravement. C'est
très-mal.

L'abbé Faujas s'était assis. Il semblait très-las. Il s'abandonna un
moment à la paix tiède de la terrasse, promenant ses regards ralentis
sur le jardin, sur les arbres des propriétés voisines. Ce grand calme,
ce coin désert de petite ville, lui causaient une sorte de surprise.
Son visage se tacha de plaques sombres.

--On est très-bien ici, murmura-t-il.

Puis il garda le silence, comme absorbé et perdu. Il eut un léger
sursaut, lorsque Mouret lui dit avec un rire:

--Si vous le permettez, maintenant, monsieur, nous allons nous mettre
à table.

Et, sur le regard de sa femme:

--Vous devriez faire comme nous, accepter une assiette de soupe. Cela
vous éviterait d'aller dîner à l'hôtel.... Ne vous gênez pas, je vous
en prie.

--Je vous remercie mille fois, nous n'avons besoin de rien, répondit
l'abbé d'un ton d'extrême politesse, qui n'admettait pas une seconde
invitation.

Alors, les Mouret retournèrent dans la salle à manger, où ils
s'attablèrent. Marthe servit la soupe. Il y eut bientôt un tapage
réjouissant de cuillers. Les enfants jasaient. Désirée eut des rires
clairs, en écoutant une histoire que son père racontait, enchanté
d'être enfin à table. Cependant, l'abbé Faujas, qu'ils avaient oublié,
restait assis sur la terrasse, immobile, en face du soleil couchant.
Il ne tournait pas la tête; il semblait ne pas entendre. Comme le
soleil allait disparaître, il se découvrit, étouffant sans doute.
Marthe, placée devant la fenêtre, aperçut sa grosse tête nue, aux
cheveux courts, grisonnant déjà vers les tempes. Une dernière lueur
rouge alluma ce crâne rude de soldat, où la tonsure était comme la
cicatrice d'un coup de massue; puis, la lueur s'éteignit, le prêtre,
entrant dans l'ombre, ne fut plus qu'un profil noir sur la cendre
grise du crépuscule.

Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher elle-même une lampe
et servit le premier plat. Comme elle revenait de la cuisine, elle
rencontra, au pied de l'escalier, une femme qu'elle ne reconnut pas
d'abord. C'était madame Faujas. Elle avait mis un bonnet de linge;
elle ressemblait à une servante, avec sa robe de cotonnade, serrée au
corsage par un fichu jaune, noué derrière la taille; et, les poignets
nus, encore toute soufflante de la besogne qu'elle venait de faire,
elle tapait ses gros souliers lacés sur le dallage du corridor.

--Voilà qui est fait, n'est-ce pas, madame? lui dit Marthe en
souriant. --Oh! une misère, répondit-elle; en deux coups de poing,
l'affaire a été bâclée.

Elle descendit le perron, elle radoucit sa voix:

--Ovide, mon enfant, veux-tu monter? Tout est prêt là-haut.

Elle dut toucher son fils à l'épaule pour le tirer de sa rêverie.
L'air fraîchissait. Il frissonna, il la suivit sans parler. Comme il
passait devant la porte de la salle à manger, toute blanche de la
clarté vive de la lampe, toute bruyante du bavardage des enfants, il
allongea la tête, disant de sa voix souple:

--Permettez-moi de vous remercier encore et de nous excuser de tout ce
dérangement.... Nous sommes confus....

--Mais non, mais non! cria Mouret; c'est nous autres qui sommes
désolés de n'avoir pas mieux à vous offrir pour cette nuit.

Le prêtre salua, et Marthe rencontra de nouveau ce regard clair, ce
regard d'aigle qui l'avait émotionnée. Il semblait qu'au fond de
l'oeil, d'un gris morne d'ordinaire, une flamme passât brusquement,
comme ces lampes qu'on promène derrière les façades endormies des
maisons.

--Il a l'air de ne pas avoir froid aux yeux, le curé, dit
railleusement Mouret, quand la mère et le fils ne furent plus là.

--Je les crois peu heureux, murmura Marthe.

--Pour ça, il n'apporte certainement pas le Pérou dans sa malle....
Elle est lourde, sa malle! Je l'aurais soulevée du bout de mon petit
doigt.

Mais il fut interrompu dans son bavardage par Rose, qui venait
de descendre l'escalier en courant, afin de raconter les choses
surprenantes qu'elle avait vues.

--Ah! bien, dit-elle en se plantant devant la table où mangeaient ses
maîtres, en voilà une gaillarde! Cette dame a au moins soixante-cinq
ans, et ça ne paraît guère, allez! Elle vous bouscule, elle travaille
comme un cheval.

--Elle t'a aidée à déménager les fruits? demanda curieusement Mouret.

--Je crois bien, monsieur. Elle emportait les fruits comme ça, dans
son tablier; des charges à tout casser. Je me disais: «Bien sûr, la
robe va y rester.» Mais pas du tout; c'est de l'étoffe solide, de
l'étoffe comme j'en porte moi-même. Nous avons dû faire plus de dix
voyages. Moi, j'avais les bras rompus. Elle bougonnait, disant que
ça ne marchait pas. Je crois que je l'ai entendue jurer, sauf votre
respect.

Mouret semblait s'amuser beaucoup.

--Et les lits? reprit-il.

--Les lits, c'est elle qui les a faits.... Il faut la voir retourner
un matelas. Ça ne pèse pas lourd, je vous en réponds; elle le
prend par un bout, le jette en l'air comme une plume.... Avec ça,
très-soigneuse. Elle a bordé le lit de sangle, comme un dodo d'enfant.
Elle aurait eu à coucher l'enfant Jésus, qu'elle n'aurait pas tiré les
draps avec plus de dévotion.... Des quatre couvertures, elle en a mis
trois sur le lit de sangle. C'est comme des oreillers: elle n'en a pas
voulu pour elle; son fils a les deux.

--Alors elle va coucher par terre?

--Dans un coin, comme un chien. Elle a jeté un matelas sur le plancher
de l'autre chambre, en disant qu'elle allait dormir là, mieux que dans
le paradis. Jamais je n'ai pu la décider à s'arranger plus proprement.
Elle prétend qu'elle n'a jamais froid et que sa tête est trop dure
pour craindre le carreau.... Je leur ai donné de l'eau et du sucre,
comme madame me l'avait recommandé, et voilà.... N'importe, ce sont de
drôles de gens.

Rose acheva de servir le dîner. Les Mouret, ce soir-là, firent traîner
le repas. Ils causèrent longuement des nouveaux locataires. Dans
leur vie d'une régularité d'horloge, l'arrivée de ces deux personnes
étrangères était un gros événement. Ils en parlaient comme d'une
catastrophe, avec ces minuties de détails qui aident à tuer les
longues soirées de province. Mouret, particulièrement, se plaisait aux
commérages de petite ville. Au dessert, les coudes sur la table, dans
la tiédeur de la salle à manger, il répéta pour la dixième fois, de
l'air satisfait d'un homme heureux:

--Ce n'est pas un beau cadeau que Besançon fait à Plassans ...
Avez-vous vu le derrière de sa soutane, quand il s'est tourné?... Ça
m'étonnerait beaucoup, si les dévotes couraient après celui-là. Il est
trop râpé; les dévotes aiment les jolis curés.

--Sa voix a de la douceur, dit Marthe, qui était indulgente.

--Pas lorsqu'il est en colère, toujours, reprit Mouret. Vous ne l'avez
donc pas entendu se fâcher, quand il a su que l'appartement n'était
pas meublé? C'est un rude homme; il ne doit pas flâner dans les
confessionnaux, allez! Je suis bien curieux de savoir comment il va
se meubler, demain. Pourvu qu'il me paye, au moins. Tant pis! je
m'adresserai à l'abbé Bourrette; je ne connais que lui.

On était peu dévot dans la famille. Les enfants eux-mêmes se moquèrent
de l'abbé et de sa mère. Octave imita la vieille dame, lorsqu'elle
allongeait le cou pour voir au fond des pièces, ce qui fit rire
Désirée.

Serge, plus grave, défendit «ces pauvres gens». D'ordinaire, à dix
heures précises, lorsqu'il ne faisait pas sa partie de piquet, Mouret
prenait un bougeoir et allait se coucher; mais, ce soir-là, à onze
heures, il tenait encore bon contre le sommeil. Désirée avait fini par
s'endormir, la tête sur les genoux de Marthe. Les deux garçons étaient
montés dans leur chambre. Mouret bavardait toujours, seul en face de
sa femme.

--Quel âge lui donnes-tu? demanda-t-il brusquement.

--A qui? dit Marthe, qui commençait, elle aussi, à s'assoupir.

--A l'abbé, parbleu! Hein? entre quarante et quarante-cinq ans,
n'est-ce pas? C'est un beau gaillard. Si ce n'est pas dommage que ça
porte la soutane! Il aurait fait un fameux carabinier.

Puis, au bout d'un silence, parlant seul, continuant à voix haute des
réflexions qui le rendaient tout songeur:

--Ils sont arrivés par le train de six heures trois quarts. Ils n'ont
donc eu que le temps de passer chez l'abbé Bourrette et de venir
ici.... Je parie qu'ils n'ont pas dîné. C'est clair. Nous les aurions
bien vus sortir pour aller à l'hôtel.... Ah! par exemple, ça me ferait
plaisir de savoir où ils ont pu manger.

Rose, depuis un instant, rôdait dans la salle à manger, attendant
que ses maîtres allassent se coucher, pour fermer les portes et les
fenêtres.

--Moi je le sais où ils ont mangé, dit-elle.

Et comme Mouret se tournait vivement:

--Oui, j'étais remontée pour voir s'ils ne manquait de rien.
N'entendant pas de bruit, je n'ai point osé frapper; j'ai regardé par
la serrure.

--Mais c'est mal, très-mal, interrompit Marthe sévèrement. Vous savez
bien, Rose, que je n'aime point cela.

--Laisse donc, laisse donc! s'écria Mouret, qui, dans d'autres
circonstances, se serait emporté contre la curieuse. Vous avez regardé
par la serrure?

--Oui, monsieur, c'était pour le bien.

--Évidemment.... Qu'est-ce qu'ils faisaient?

--Eh bien! donc, monsieur, ils mangeaient.... Je les ai vus qui
mangeaient sur le coin du lit de sangle. La vieille avait étalé une
serviette. Chaque fois qu'ils se servaient du vin, ils recouchaient le
litre bouché contre l'oreiller.

--Mais que mangeaient-ils?

--Je ne sais pas au juste, monsieur. Ça m'a paru un reste de pâté,
dans un journal. Ils avaient aussi des pommes, des petites pommes de
rien du tout.

--Et ils causaient, n'est-ce pas? Vous avez entendu ce qu'ils
disaient?

--Non, monsieur, ils ne causaient pas.... Je suis restée un bon quart
d'heure à les regarder. Ils ne disaient rien, pas ça, tenez! Ils
mangeaient, ils mangeaient! Marthe s'était levée, réveillant Désirée,
faisant mine de monter; la curiosité de son mari la blessait. Celui-ci
se décida enfin à se lever également; tandis que la vieille Rose, qui
était dévote, continuait d'une voix plus basse:

--Le pauvre cher homme devait avoir joliment faim.... Sa mère lui
passait les plus gros morceaux et le regardait avaler avec un
plaisir.... Enfin, il va dormir dans des draps bien blancs. A moins
que l'odeur des fruits ne l'incommode. C'est que ça ne sent pas bon
dans la chambre; vous savez, cette odeur aigre des poires et des
pommes. Et pas un meuble, rien que le lit dans un coin. Moi, j'aurais
peur, je garderais la lumière toute la nuit.

Mouret avait pris son bougoir. Il resta un instant debout devant
Rose, résumant la soirée dans ce mot de bourgeois tiré de ses idées
accoutumées:

--C'est extraordinaire.

Puis, il rejoignit sa femme au pied de l'escalier. Elle était couchée,
elle dormait déjà, qu'il écoutait encore les bruits légers qui
venaient de l'étage supérieur. La chambre de l'abbé était juste
au-dessus de la sienne. Il l'entendit ouvrir doucement la fenêtre,
ce qui l'intrigua beaucoup. Il leva la tête de l'oreiller, luttant
désespérément contre le sommeil, voulant savoir combien de temps le
prêtre resterait à la fenêtre. Mais le sommeil fut le plus fort;
Mouret ronflait à poings fermés, avant d'avoir pu saisir de nouveau le
sourd grincement de l'espagnolette.

En haut, à la fenêtre, l'abbé Faujas, tète nue, regardait la nuit
noire. Il demeura longtemps là, heureux d'être enfin seul, s'absorbant
dans ces pensées qui lui mettaient tant de dureté au front. Sous lui,
il sentait le sommeil tranquille de cette maison où il était depuis
quelques heures, l'haleine pure des enfants, le souffle honnête de
Marthe, la respiration grosse et régulière de Mouret. Et il y avait
un mépris dans le redressement, de son cou de lutteur, tandis qu'il
levait la tête comme pour voir au loin, jusqu'au fond de la petite
ville endormie. Les grands arbres du jardin de la sous-préfecture
faisaient une masse sombre, les poiriers de M. Rastoil allongeaient
des membres maigres et tordus; puis, ce n'était plus qu'une mer de
ténèbres, un néant, dont pas un bruit ne montait. La ville avait une
innocence de fille au berceau.

L'abbé Faujas tendit les bras d'un air de défi ironique, comme s'il
voulait prendre Plassans pour l'étouffer d'un effort contre sa
poitrine robuste. Il murmura:

--Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser
leurs rues!



III


Le lendemain, Mouret passa la matinée à épier son nouveau locataire.
Cet espionnage allait emplir les heures vides qu'il passait au logis
à tatillonner, à ranger les objets qui traînaient, à chercher des
querelles à sa femme et à ses enfants. Désormais, il aurait une
occupation, un amusement, qui le tirerait de sa vie de tous les jours.
Il n'aimait pas les curés, comme il le disait, et le premier
prêtre qui tombait dans son existence l'intéressait à un point
extraordinaire. Ce prêtre apportait chez lui une odeur mystérieuse,
un inconnu presque inquiétant. Bien qu'il fît l'esprit fort, qu'il se
déclarât voltairien, il avait en face de l'abbé tout un étonnement, un
frisson de bourgeois, où perçait une pointe de curiosité gaillarde.

Pas un bruit ne venait du second étage. Mouret écouta attentivement
dans l'escalier, il se hasarda même à monter au grenier. Comme
il ralentissait le pas en longeant le corridor, un frôlement de
pantoufles qu'il crut entendre derrière la porte, l'émotionna
extrêmement. N'ayant rien pu surprendre de net, il descendit au
jardin, se promena sous la tonnelle du fond, levant les yeux,
cherchant à voir par les fenêtres ce qui se passait dans les pièces.
Mais il n'aperçut pas même l'ombre de l'abbé. Madame Faujas, qui
n'avait sans doute point de rideaux, avait tendu, en attendant, des
draps de lit derrière les vitres.

Au déjeuner, Mouret parut très-vexé.

--Est-ce qu'ils sont morts, là-haut? dit-il en coupant du pain aux
enfants. Tu ne les as pas entendus remuer, toi, Marthe?

--Non, mon ami; je n'ai pas fait attention.

Rose cria de la cuisine:

--Il y a beau temps qu'ils ne sont plus là; s'ils courent toujours,
ils sont loin.

Mouret appela la cuisinière et la questionna minutieusement.

--Ils sont sortis, monsieur: la mère d'abord, le curé ensuite. Je
ne les aurais pas vus, tant ils marchent doucement, si leurs ombres
n'avaient passé sur le carreau de ma cuisine, quand ils ont ouvert la
porte.... J'ai regardé dans la rue, pour voir; mais ils avaient filé,
et raide, je vous en réponds.

--C'est bien surprenant.... Mais où étais-je donc?

--Je crois que monsieur était au fond du jardin, à voir les raisins de
la tonnelle.

Cela acheva de mettre Mouret d'une exécrable humeur. Il déblatéra
contre les prêtres: c'étaient tous des cachotiers; ils étaient dans
un tas de manigances, auxquelles le diable ne reconnaîtrait rien; ils
affectaient une pruderie ridicule, à ce point que personne n'avait
jamais vu un prêtre se débarbouiller. Il finit par se repentir d'avoir
loué à cet abbé qu'il ne connaissait pas.

--C'est ta faute, aussi! dit-il à sa femme, en se levant de table.

Marthe allait protester, lui rappeler leur discussion de la veille;
mais elle leva les yeux, le regarda et ne dit rien. Lui, cependant, ne
se décidait pas à sortir, comme il en avait l'habitude. Il allait et
venait, de la salle à manger au jardin, furetant, prétendant que tout
traînait, que la maison était au pillage; puis, il se fâcha contre
Serge et Octave, qui, disaient-ils, étaient partis, une demi-heure
trop tôt, pour le collège.

--Est-ce que papa ne sort pas? demanda Désirée à l'oreille de sa mère.
Il va bien nous ennuyer, s'il reste.

Marthe la fit taire. Mouret parla enfin d'une affaire qu'il devait
terminer dans la journée. Il n'avait pas un moment, il ne pouvait pas
même se reposer un jour chez lui, lorsqu'il en éprouvait le besoin. Il
partit, désolé de ne pas demeurer là, aux aguets.

Le soir, quand il rentra, il avait toute une fièvre de curiosité.

--Et l'abbé? demanda-t-il, avant même d'ôter son chapeau.

Marthe travaillait à sa place ordinaire, sur la terrasse.

--L'abbé? répéta-t-elle avec quelque surprise. Ah! oui, l'abbé....
Je ne l'ai pas vu, je crois qu'il s'est installé. Rose m'a dit qu'on
avait apporté des meubles.

--Voilà ce que je craignais, s'écria Mouret. J'aurais voulu être là;
car, enfin, les meubles sont ma garantie.... Je savais bien que tu ne
bougerais pas de ta chaise. Tu es une pauvre tête, ma bonne.... Rose!
Rose!

Et lorsque la cuisinière fut là:

--On a apporté des meubles pour les gens du second?

--Oui, monsieur, dans une petite carriole. J'ai reconnu la carriole de
Bergasse, le revendeur du marché. Allez, il n'y en avait pas lourd.
Madame Faujas suivait. En montant la rue Balande, elle a même donné un
coup de main à l'homme qui poussait.

--Vous avez vu les meubles, au moins; vous les avez comptés?
--Certainement, monsieur; je m'étais mise sur la porte. Ils ont tous
passé devant moi, ce qui même n'a pas paru faire plaisir à madame
Faujas. Attendez.... On a d'abord monté un lit de fer, puis une
commode, deux tables, quatre chaises.... Ma foi, c'est tout.... Et des
meubles pas neufs. Je n'en donnerais pas trente écus.

--Mais il fallait avertir madame; nous ne pouvons pas louer dans des
conditions pareilles.... Je vais de ce pas m'expliquer avec l'abbé
Bourrette.

Il se fâchait, il sortait, lorsque Marthe réussit à l'arrêter net, en
disant:

--Écoute donc, j'oubliais.... Il ont payé six mois à l'avance.

--Ah! ils ont payé? balbutia-t-il d'un ton presque fâché.

--Oui, c'est la vieille dame qui est descendue et qui m'a remis ceci.

Elle fouilla dans sa table à ouvrage, elle donna à son mari
soixante-quinze francs en pièces de cent sous, enveloppées
soigneusement dans un morceau de journal. Mouret compta l'argent, en
murmurant.

--S'ils payent, ils sont bien libres.... N'importe, ce sont de drôles
de gens. Tout le monde ne peut pas être riche, c'est sûr; seulement,
ce n'est pas une raison, quand on n'a pas le sou, pour se donner ainsi
des allures suspectes.

--Je voulais te dire aussi, reprit Marthe en le voyant calmé: la
vieille dame m'a demandé si nous étions disposés à lui céder le lit de
sangle; je lui ai répondu que nous n'en faisions rien, qu'elle pouvait
le garder tant qu'elle voudrait.

--Tu as bien fait, il faut les obliger.... Moi, je te l'ai dit, ce qui
me contrarie avec ces diables de curés, c'est qu'on ne sait jamais
ce qu'ils pensent ni ce qu'ils font. À part cela, il y a souvent des
hommes très-honorables parmi eux.

L'argent paraissait l'avoir consolé. Il plaisanta, tourmenta Serge
sur la relation des _Missions en Chine_, qu'il lisait dans ce moment.
Pendant le dîner, il affecta de ne plus s'occuper des gens du second.
Mais, Octave ayant raconté qu'il avait vu l'abbé Faujas sortir de
l'évêché, Mouret ne put se tenir davantage. Au dessert, il reprit
la conversation de la veille. Puis, il eut quelque honte. Il était
d'esprit fin, sous son épaisseur de commerçant retiré; il avait
surtout un grand bon sens, une droiture de jugement qui lui faisait,
le plus souvent, trouver le mot juste, au milieu des commérages de la
province.

--Après tout, dit-il en allant se coucher, ce n'est pas bien de mettre
son nez dans les affaires des autres.... L'abbé peut faire ce qu'il
lui plaît. C'est ennuyeux de toujours causer de ces gens; moi, je m'en
lave les mains maintenant.

Huit jours se passèrent. Mouret avait repris ses occupations
habituelles; il rôdait dans la maison, discutait avec les enfants,
passait ses après-midi au dehors à conclure pour le plaisir des
affaires dont il ne parlait jamais, mangeait et dormait en homme pour
qui l'existence est une pente douce, sans secousses ni surprises
d'aucune sorte. Le logis semblait mort de nouveau. Marthe était à sa
place accoutumée, sur la terrasse, devant la petite table à ouvrage.
Désirée jouait, à son côté. Les deux garçons ramenaient aux mêmes
heures la même turbulence. Et Rose, la cuisinière, se fâchait,
grondait contre tout le monde; tandis que le jardin et la salle à
manger gardaient leur paix endormie.

--Ce n'est pas pour dire, répétait Mouret à sa femme, mais tu vois
bien que tu te trompais en croyant que cela dérangerait notre
existence, de louer le second. Nous sommes plus tranquilles
qu'auparavant, la maison est plus petite et plus heureuse.

Et il levait parfois les yeux vers les fenêtres du second étage, que
madame Faujas, dès le deuxième jour, avait garnies de gros rideaux de
coton. Pas un pli de ces rideaux ne bougeait Ils avaient un air béat,
une de ces pudeurs de sacristie, rigides et froides. Derrière eux,
semblaient s'épaissir un silence, une immobilité de cloître. De loin
en loin, les fenêtres étaient entr'ouvertes, laissant voir, entre les
blancheurs des rideaux, l'ombre des hauts plafonds. Mais Mouret avait
beau se mettre aux aguets, jamais il n'apercevait la main qui
ouvrait et qui fermait; il n'entendait même pas le grincement de
l'espagnolette. Aucun bruit humain ne descendait de l'appartement.

Au bout de la première semaine, Mouret n'avait pas encore revu l'abbé
Faujas. Cet homme qui vivait à côté de lui, sans qu'il pût seulement
apercevoir son ombre, finissait par lui donner une sorte d'inquiétude
nerveuse. Malgré les efforts qu'il faisait pour paraître indifférent,
il retomba dans ses interrogations, il commença une enquête.

--Tu ne le vois donc pas, toi? demanda-t-il à sa femme.

--J'ai cru l'apercevoir hier, quand il est rentré; mais je ne suis pas
bien sûre.... Sa mère porte toujours une robe noire; c'était peut-être
elle.

Et comme il la pressait de questions, elle lui dit ce qu'elle savait.

--Rose assure qu'il sort tous les jours; il reste même longtemps
dehors.... Quant à la mère, elle est réglée comme une horloge; elle
descend le matin, à sept heures, pour faire ses provisions. Elle a un
grand panier, toujours fermé, dans lequel elle doit tout apporter: le
charbon, le pain, le vin, la nourriture, car on ne voit jamais aucun
fournisseur venir chez eux.... Ils sont très-polis, d'ailleurs. Rose
dit qu'ils la saluent, lorsqu'ils la rencontrent. Mais, le plus
souvent, elle ne les entend seulement pas descendre l'escalier.

--Ils doivent faire une drôle de cuisine, là-haut, murmura Mouret,
auquel ces renseignements n'apprenaient rien. Un autre soir, Octave
ayant dit qu'il avait vu l'abbé Faujas entrer à Saint-Saturnin, son
père lui demanda quelle tournure il avait, comment les passants le
regardaient, ce qu'il devait aller faire à l'église.

--Ah! vous êtes trop curieux, s'écria le jeune homme en riant.... Il
n'était pas beau au soleil, avec sa soutane toute rouge, voilà ce que
je sais. J'ai même remarqué qu'il marchait le long des maisons, dans
le filet d'ombre, où la soutane semblait plus noire. Allez, il n'a pas
l'air fier, il baisse la tête, il trotte vite.... Il y a deux filles
qui se sont mises à rire, quand il a traversé la place. Lui, levant la
tête, les a regardées avec beaucoup de douceur, n'est-ce pas, Serge?

Serge raconta à son tour que plusieurs fois, en rentrant du
collège, il avait accompagné de loin l'abbé Faujas, qui revenait de
Saint-Saturnin. Il traversait les rues sans parler à personne; il
semblait ne pas connaître âme qui vive, et avoir quelque honte de la
sourde moquerie qu'il sentait autour de lui.

--Mais on cause donc de lui dans la ville? demanda Mouret, au comble
de l'intérêt.

--Moi, personne ne m'a parlé de l'abbé, répondit Octave.

--Si, reprit Serge, on cause de lui. Le neveu de l'abbé Bourrette
m'a dit qu'il n'était pas très-bien vu à l'église; on n'aime pas ces
prêtres qui viennent de loin. Puis, il a l'air si malheureux.... Quand
on sera habitué à lui, on le laissera tranquille, ce pauvre homme.
Dans les premiers temps, il faut bien qu'on sache.

Alors, Marthe recommanda aux deux jeunes gens de ne pas répondre, si
on les interrogeait au dehors sur le compte de l'abbé.

--Ah! ils peuvent répondre, s'écria Mouret. Ce n'est bien sûr pas ce
que nous savons sur lui qui le compromettra. A partir de ce moment,
avec la meilleure foi du monde et sans songer à mal, il fit de ses
enfants des espions qu'il attacha aux talons de l'abbé. Octave et
Serge durent lui répéter tout ce qui se disait dans la ville,
ils reçurent aussi l'ordre de suivre le prêtre, quand ils le
rencontreraient. Mais cette source de renseignements fut vite tarie.
La sourde rumeur occasionnée par la venue d'un vicaire étranger au
diocèse, s'était apaisée. La ville semblait avoir fait grâce «au
pauvre homme», à cette soutane râpée qui se glissait dans l'ombre de
ses ruelles; elle ne gardait pour lui qu'un grand dédain. D'autre
part, le prêtre se rendait directement à la cathédrale, et en
revenait, en passant toujours par les mêmes rues. Octave disait en
riant qu'il comptait les pavés.

A la maison, Mouret voulut utiliser Désirée, qui ne sortait jamais.
Il l'emmenait, le soir, au fond du jardin, l'écoutant bavarder sur
ce qu'elle avait fait, sur ce qu'elle avait vu, dans la journée; il
tâchait de la mettre sur le chapitre des gens du second.

--Écoute, lui dit-il un jour, demain, quand la fenêtre sera ouverte,
tu jetteras ta balle dans la chambre, et tu monteras la demander.

Le lendemain, elle jeta sa balle; mais elle n'était pas au perron
que la balle, renvoyée par une main invisible, vint rebondir sur la
terrasse. Son père, qui avait compté sur la gentillesse de l'enfant
pour renouer des relations rompues dès le premier jour, désespéra
alors de la partie; il se heurtait évidemment à une volonté bien
nette prise par l'abbé de se tenir barricadé chez lui. Cette lutte ne
faisait que rendre su curiosité plus ardente. Il en vint à commérer
dans les coins avec la cuisinière, au vif déplaisir de Marthe, qui
lui fit des reproches sur son peu de dignité; mais il s'emporta, il
mentit. Comme il se sentait dans son tort, il ne causa plus des Faujas
avec Rose qu'en cachette. Un matin, Rosé lui fit signe de la suivre
dans sa cuisine.

--Ah bien! monsieur, dit-elle enfermant la porte, il y a plus d'une
heure que je vous guette descendre de votre chambre.

--Est-ce que tu as appris quelque chose?

--Vous allez voir.... Hier soir, j'ai causé plus d'une heure avec
madame Faujas.

Mouret eut un tressaillement de joie. Il s'assit sur une chaise
dépaillée de la cuisine, au milieu des torchons et des épluchures de
la veille.

--Dis vite, dis vite, murmura-t-il.

--Donc, reprit la cuisinière, j'étais sur la porte de la rue à dire
bonsoir à la bonne de monsieur Rastoil, lorsque madame Faujas est
descendue pour vider un seau d'eau sale dans le ruisseau. Au lieu
de remonter tout de suite sans tourner la tête, comme elle fait
d'habitude, elle est restée là, un instant, à me regarder. Alors j'ai
cru comprendre qu'elle voulait causer; je lui ai dit qu'il avait fait
beau dans la journée, que le vin serait bon.... Elle répondait: «Oui,
oui,» sans se presser, de la voix indifférente d'une femme qui n'a pas
de terre et que ces choses-là n'intéressent point. Mais elle avait
posé son seau, elle ne s'en allait point; elle s'était même adossée
contre le mur, à côté de moi....

--Enfin, qu'est-ce qu'elle t'a conté? demanda Mouret, que l'impatience
torturait.

--Vous comprenez, je n'ai pas été assez bête pour l'interroger; elle
aurait filé.... Sans en avoir l'air, je l'ai mise sur les choses
qui pouvaient la toucher. Comme le curé de Saint-Saturnin, ce brave
monsieur Compan, est venu à passer, je lui ai dit qu'il était bien
malade, qu'il n'en avait pas pour longtemps, qu'on le remplacerait
difficilement à la cathédrale. Elle était devenue tout oreilles, je
vous assure. Elle m'a même demandé quelle maladie avait monsieur
Compan. Puis, de fil en aiguille, je lui ai parlé de notre évêque.
C'est un bien brave homme que monseigneur Rousselot. Elle ignorait son
âge. Je lui ai dit qu'il a soixante ans, qu'il est bien douillet, lui
aussi, qu'il se laisse un peu mener par le bout du nez. On cause assez
de monsieur Fenil, le grand vicaire, qui fait tout ce qu'il veut à
l'évêché.... Elle était prise, la vieille; elle serait restée là, dans
la rue, jusqu'au lendemain matin.

Mouret eut un geste désespéré.

--Dans tout cela, s'écria-t-il, je vois que tu causais toute seule....
Mais elle, elle, que t'a-t-elle dit?

--Attendez donc, laissez-moi achever, continua Rose tranquillement.
J'arrivais à mon but.... Pour l'inviter à se confier, j'ai fini par
lui parler de nous. J'ai dit que vous étiez monsieur François Mouret,
un ancien négociant de Marseille, qui, en quinze ans, a su gagner une
fortune dans le commerce des vins, des huiles et des amandes. J'ai
ajouté que vous aviez préféré venir manger vos rentes à Plassans, une
ville tranquille, où demeurent les parents de votre femme. J'ai même
trouvé moyen de lui apprendre que madame était votre cousine; que vous
aviez quarante ans et elle trente-sept; que vous faisiez très-bon
ménage; que, d'ailleurs, ce n'était pas vous autres qu'on rencontrait
souvent sur le cours Sauvaire. Enfin, toute votre histoire... Elle a
paru très-intéressée. Elle répondait toujours: «Oui, oui,» sans se
presser. Quand je m'arrêtais, elle faisait un signe de tête, comme
ça, pour me dire qu'elle entendait, que je pouvais continuer.... Et,
jusqu'à la nuit tombée, nous avons causé ainsi, en bonnes amies, le
dos contre le mur.

Mouret s'était levé, pris de colère.

--Comment! s'écria-t-il, c'est tout!... Elle vous a fait bavarder
pendant une heure, et elle ne vous a rien dit!

--Elle m'a dit, lorsqu'il a fait nuit: «Voilà l'air qui devient
frais.» Et elle a repris son seau, elle est remontée....

--Tenez, vous n'êtes qu'une bête! Cette vieille-là en vendrait dix de
votre espèce. Ah bien! ils doivent rire, maintenant qu'ils savent sur
nous tout ce qu'ils voulaient savoir.... Entendez-vous, Rose, vous
n'êtes qu'une bête!

La vieille cuisinière n'était pas patiente; elle se mit à marcher
violemment, bousculant les poêlons et les casseroles, roulant et
jetant les torchons.

--Vous savez, monsieur, bégayait-elle, si c'est pour me dire des gros
mots que vous êtes venu dans ma cuisine, ce n'était pas la peine. Vous
pouvez vous en aller.... Moi, ce que j'en ai fait, c'était uniquement
pour vous contenter. Madame nous trouverait là ensemble, à faire ce
que nous faisons, qu'elle me gronderait, et elle aurait raison, parce
que ce n'est pas bien.... Après tout, je ne pouvais pas lui arracher
les paroles des lèvres, à cette dame. Je m'y suis prise comme tout
le monde s'y prend. J'ai causé, j'ai dit vos affaires. Tant pis pour
vous, si elle n'a pas dit les siennes. Allez les lui demander, du
moment où ça vous tient tant au coeur. Peut-être que vous ne serez pas
si bête que moi, monsieur...

Elle avait élevé la voix. Mouret crut prudent de s'échapper, en
refermant la porte de la cuisine, pour que sa femme n'entendit pas.
Mais Rose rouvrit la porte derrière son dos, lui criant, dans le
vestibule:

--Vous savez, je ne m'occupe plus de rien; vous chargerez qui vous
voudrez de vos vilaines commissions.

Mouret était battu. Il garda quelque aigreur de sa défaite. Par
rancune, il se plut à dire que ces gens du second étaient des gens
très-insignifiants. Peu à peu, il répandit parmi ses connaissances une
opinion qui devint celle de toute la ville. L'abbé Faujas fut regardé
comme un prêtre sans moyens, sans ambition aucune, tout à fait en
dehors des intrigues du diocèse; on le crut honteux de sa pauvreté,
acceptant les mauvaises besognes de la cathédrale, s'effaçant le plus
possible dans l'ombre où il semblait se plaire. Une seule curiosité
resta, celle de savoir pourquoi il était venu de Besançon à Plassans.
Des histoires délicates circulaient. Mais les suppositions parurent
hasardées. Mouret lui-même, qui avait espionné ses locataires par
agrément, pour passer le temps, uniquement comme il aurait joué aux
cartes ou aux boules, commençait à oublier qu'il logeait un prêtre
chez lui, lorsqu'un événement vint de nouveau occuper sa vie.

Une après-midi, comme il rentrait, il aperçut devant lui l'abbé
Faujas, qui montait la rue Balande. Il ralentit le pas. Il l'examina à
loisir. Depuis un mois que le prêtre logeait dans sa maison, c'était
la première fois qu'il le tenait ainsi en plein jour. L'abbé avait
toujours sa vieille soutane; il marchait lentement, son tricorne à
la main, la tête nue, malgré le vent qui était vif. La rue, dont la
montée est fort raide, restait déserte, avec ses grandes maisons nues,
aux persiennes closes. Mouret qui hâtait le pas, finit par marcher
sur la pointe des pieds, de peur que le prêtre ne l'entendît et ne
se sauvât. Mais, comme ils approchaient tous deux de la maison de
M. Rastoil, un groupe de personnes, débouchant de la place de la
Sous-Préfecture, entrèrent dans cette maison. L'abbé Faujas avait fait
un léger détour pour éviter ces messieurs. Il regarda la porte
se fermer. Puis, s'arrêtant brusquement, il se tourna vers son
propriétaire, qui arrivait sur lui.

--Que je suis heureux de vous rencontrer ainsi! dit-il avec sa grande
politesse. Je me serais permis de vous déranger ce soir.... Le jour de
la dernière pluie, il s'est produit, dans le plafond de ma chambre,
des infiltrations que je désire vous montrer.

Mouret se tenait planté devant lui, balbutiant, disant qu'il était à
sa disposition. Et, comme ils rentraient ensemble, il finit par lui
demander à quelle heure il pourrait se présenter pour voir le plafond.

--Mais tout de suite, je vous prie, répondit l'abbé, à moins que cela
ne vous gêne par trop.

Mouret monta derrière lui, suffoqué, tandis que Rose, sur le seuil
de la cuisine, les suivait des yeux de marche en marche, stupide
d'étonnement.



IV


Arrivé au second étage, Mouret était plus ému qu'un écolier qui
va entrer pour la première fois dans la chambre d'une femme. La
satisfaction inespérée d'un désir longtemps contenu, l'espoir de voir
des choses tout à fait extraordinaires, lui coupaient la respiration.
Cependant l'abbé Faujas, cachant la clef entre ses gros doigts,
l'avait glissée dans la serrure, sans qu'on entendit le bruit du fer.
La porte tourna comme sur des gonds de velours. L'abbé, reculant,
invita silencieusement Mouret à entrer.

Les rideaux de coton pendus aux deux fenêtres étaient si épais, que
la chambre avait une pâleur crayeuse, un demi-jour de cellule murée.
Cette chambre était immense, haute de plafond, avec un papier déteint
et propre, d'un jaune effacé. Mouret se hasarda, marchant à petits pas
sur le carreau, net comme une glace, dont il lui semblait sentir le
froid sous la semelle de ses souliers. Il tourna sournoisement les
yeux, examina le lit de fer, sans rideaux, aux draps si bien tendus
qu'on eût dit un banc de pierre blanche posé dans un coin. La commode,
perdue à l'autre bout de la pièce, une petite table placée au milieu,
avec deux chaises, une devant chaque fenêtre, complétait le mobilier.
Pas un papier sur la table, pas un objet sur la commode, pas un
vêtement aux murs: le bois nu, le marbre nu, le mur nu. Au-dessus de
la commode, un grand christ de bois noir coupait seul d'une croix
sombre cette nudité grise.

--Tenez, monsieur, venez par ici, dit l'abbé; c'est dans ce coin que
s'est produite une tache au plafond.

Mais Mouret ne se pressait pas, il jouissait. Bien qu'il ne vît pas
les choses singulières qu'il s'était vaguement promis de voir, la
chambre avait pour lui, esprit fort, une odeur particulière. Elle
sentait le prêtre, pensait-il; elle sentait un homme autrement fait
que les autres, qui souffle sa bougie pour changer de chemise, qui ne
laisse traîner ni ses caleçons ni ses rasoirs. Ce qui le contrariait,
c'était de ne rien trouver d'oublié sur les meubles ni dans les coins
qui put lui donner matière à hypothèses. La pièce était comme ce
diable d'homme, muette, froide, polie, impénétrable. Sa vive surprise
fui de ne pas y éprouver, ainsi qu'il s'y attendait, une impression
de misère; au contraire, elle lui produisait un effet qu'il avait
ressenti autrefois, un jour qu'il était entré dans le salon
très-richement meublé d'un préfet de Marseille. Le grand christ
semblait l'emplir de ses bras noirs.

Il fallut pourtant qu'il se décidât à s'approcher de l'encoignure où
l'abbé Faujas l'appelait.

--Vous voyez la tache, n'est-ce pas? reprit celui-ci. Elle s'est un
peu effacée depuis hier.

Mouret se haussait sur les pieds, clignait les yeux, sans rien voir.
Le prêtre ayant tiré les rideaux, il finit par apercevoir une légère
teinte de rouille.

--Ce n'est pas bien grave, murmura-t-il.

--Sans doute; mais j'ai cru devoir vous prévenir.... L'infiltration
a dû avoir lieu au bord du toit. --Oui, vous avez raison, au bord du
toit.

Mouret ne répondait plus; il regardait la chambre, éclairée par la
lumière crue du plein jour. Elle était moins solennelle, mais elle
gardait son silence absolu. Décidément, pas un grain dépoussière n'y
contait la vie de l'abbé.

--D'ailleurs, continuait ce dernier, nous pourrions peut-être voir par
la fenêtre.... Attendez.

Et il ouvrit la fenêtre. Mais Mouret s'écria qu'il n'entendait pas le
déranger davantage, que c'était une misère, que les ouvriers sauraient
bien trouver le trou.

--Vous ne me dérangez nullement, je vous assure, dit l'abbé en
insistant d'une façon aimable. Je sais que les propriétaires aiment à
se rendre compte.... Je vous en prie, examinez tout en détail.... La
maison est à vous.

Il sourit même en prononçant cette dernière phrase, ce qui lui
arrivait rarement; puis, quand Mouret se fut penché avec lui sur la
barre d'appui, levant tous deux les yeux vers la gouttière, il entra
dans des explications d'architecte, disant comment la tache avait pu
se produire.

--Voyez-vous, je crois à un léger affaissement des tuiles, peut-être
même y en a-t-il une de brisée; à moins que ce ne soit cette lézarde
que vous apercevez là, le long de la corniche, qui se prolonge dans le
mur de soutènement.

--Oui, c'est bien possible, répondit Mouret. Je vous avoue, monsieur
l'abbé, que je n'y entends rien. Le maçon verra.

Alors, le prêtre ne causa plus réparations. Il resta là,
tranquillement, regardant les jardins, au-dessous de lui. Mouret,
accoudé à son côté, n'osa se retirer, par politesse. Il fut tout à
fait gagné, lorsque son locataire lui dit de sa voix douce, au bout
d'un silence:

--Vous avez un joli jardin, monsieur.

--Oh! bien ordinaire, répondit-il. Il y avait quelques beaux arbres
que j'ai dû faire couper, car rien ne poussait à leur ombre. Que
voulez-vous? il faut songer à l'utile. Ce coin nous suffit, nous avons
des légumes pour toute la saison.

L'abbé s'étonna, se fit donner des détails. Le jardin était un de ces
vieux jardins de province, entourés de tonnelles, divisés en quatre
carrés réguliers par de grands buis. Au milieu, se trouvait un étroit
bassin sans eau. Un seul carré était réservé aux fleurs. Dans les
trois autres, plantés à leurs angles d'arbres fruitiers, poussaient
des choux magnifiques, des salades superbes. Les allées, sablées de
jaune, étaient tenues bourgeoisement.

--C'est un petit paradis, répétait l'abbé Faujas.

--Il y a bien des inconvénients, allez, dit Mouret, plaidant contre
la vive satisfaction qu'il éprouvait à entendre si bien parler de sa
propriété. Par exemple, vous avez dû remarquer que nous sommes ici sur
une côte. Les jardins sont étagés. Ainsi celui de monsieur Rastoil
est plus bas que le mien, qui est également plus bas que celui de la
sous-préfecture. Souvent, les eaux de pluie font des dégâts. Puis, ce
qui est encore moins agréable, les gens de la sous-préfecture voient
chez moi, d'autant plus qu'ils ont établi cette terrasse qui domine
mon mur. Il est vrai que je vois chez monsieur Rastoil, un pauvre
dédommagement, je vous assure, car je ne m'occupe jamais de ce que
font les autres.

Le prêtre semblait écouter par complaisance, hochant la tête,
n'adressant aucune question. Il suivait des yeux les explications que
son propriétaire lui donnait de la main.

--Tenez, il y a encore un ennui, continua ce dernier, en montrant une
ruelle longeant le fond du jardin. Vous voyez ce petit chemin pris
entre deux murailles? C'est l'impasse des Chevilottes, qui aboutit à
une porte charretière ouvrant sur les terrains de la sous-préfecture.
Toutes les propriétés voisines ont une petite porte de sortie sur
l'impasse, et il y a sans cesse des allées et venues mystérieuses....
Moi qui ai des enfants, j'ai fait condamner ma porte avec deux bons
clous.

Il cligna les yeux en regardant l'abbé, espérant peut-être que
celui-ci allait lui demander quelles étaient ces allées et venues
mystérieuses. Mais l'abbé ne broncha pas; il examina l'impasse des
Chevilottes, sans plus de curiosité, il ramena paisiblement ses
regards dans le jardin des Mouret. En bas, au bord de la terrasse, à
sa place ordinaire, Marthe ourlait des serviettes. Elle avait d'abord
brusquement levé la tête en entendant les voix; puis, étonnée de
reconnaître son mari en compagnie du prêtre à une fenêtre du second
étage, elle s'était remise au travail. Elle semblait ne plus savoir
qu'ils étaient là. Mouret avait pourtant haussé le ton, par une sorte
de vantardise inconsciente, heureux de montrer qu'il venait enfin de
pénétrer dans cet appartement obstinément fermé. Et le prêtre par
instants arrêtait ses yeux tranquilles sur elle, sur cette femme dont
il ne voyait que la nuque baissée, avec la masse noire du chignon.

Il y eut un silence. L'abbé Faujas ne semblait toujours pas disposé à
quitter la fenêtre. Il paraissait maintenant étudier les plates-bandes
du voisin. Le jardin de M. Rastoil était disposé à l'anglaise, avec de
petites allées, de petites pelouses, coupées de petites corbeilles. Au
fond, il y avait une rotonde d'arbres, où se trouvaient une table et
des chaises rustiques.

--Monsieur Rastoil est fort riche, reprit Mouret, qui avait suivi la
direction des yeux de l'abbé. Son jardin lui coûte bon; la cascade que
vous ne voyez pas, là-bas, derrière les arbres, lui est revenue à
plus de trois cents francs. Et pas un légume, rien que des fleurs.
Un moment, les dames avaient même parlé de faire couper les arbres
fruitiers; c'eût été un véritable meurtre, car les poiriers sont
superbes. Bah! il a raison d'arranger son jardin à sa convenance.
Quand on a les moyens! Et comme l'abbé se taisait toujours:

--Vous connaissez monsieur Rastoil, n'est-ce pas? continua-t-il en se
tournant vers lui. Tous les matins, il se promène sous ses arbres, de
huit à neuf heures. Un gros homme, un peu court, chauve, sans barbe,
la tête ronde comme une boule. Il a atteint la soixantaine dans les
premiers jours d'août, je crois. Voilà près de vingt ans qu'il est
président de notre tribunal civil. On le dit bonhomme. Moi, je ne le
fréquente pas. Bonjour, bonsoir, et c'est tout.

Il s'arrêta, en voyant plusieurs personnes descendre le perron de la
maison voisine et se diriger vers la rotonde.

--Eh! mais, dit-il en baissant la voix, c'est mardi, aujourd'hui ....
On dîne, chez les Rastoil.

L'abbé n'avait pu retenir un léger mouvement. Il s'était penché, pour
mieux voir. Deux prêtres, qui marchaient aux côtés de deux grandes
filles, paraissaient particulièrement l'intéresser.

--Vous savez qui sont ces messieurs? demanda Mouret.

Et, sur un geste vague de Faujas:

--Ils traversaient la rue Balande, au moment où nous nous sommes
rencontrés.... Le grand, le jeune, celui qui est entre les deux
demoiselles Rastoil, est l'abbé Surin, le secrétaire de notre évêque.
Un garçon bien aimable, dit-on. L'été, je le vois qui joue au volant,
avec ces demoiselles... Le vieux, que vous apercevez un peu en
arrière, est un de nos grands vicaires, monsieur l'abbé Fénil. C'est
lui qui dirige le séminaire. Un terrible homme, plat et pointu comme
un sabre. Je regrette qu'il ne se tourne pas; vous verriez ses
yeux.... Il est surprenant que vous ne connaissiez pas ces messieurs.

--Je sors peu, répondit l'abbé; je ne fréquente personne dans la
ville.

--Et vous avez tort! Vous devez vous ennuyer souvent.... Ah! monsieur
l'abbé, il faut vous rendre une justice: vous n'êtes pas curieux.
Comment! depuis un mois que vous êtes ici, vous ne savez seulement pas
que monsieur Rastoil donne à dîner tous les mardis! Mais ça crève les
yeux, de cette fenêtre!

Mouret eut un léger rire. Il se moquait de l'abbé. Puis, d'un ton de
voix confidentiel:

--Vous voyez, ce grand vieillard qui accompagne madame Rastoil; oui,
le maigre, l'homme au chapeau à larges bords. C'est monsieur de
Bourdeu, l'ancien préfet de la Drôme, un préfet que la révolution de
1848 a mis à pied. Encore un que vous ne connaissiez pas, je parie?...
Et monsieur Maffre, le juge de paix? ce monsieur tout blanc, avec
de gros yeux à fleur de tête, qui arrive le dernier avec monsieur
Rastoil. Que diable! pour celui-là vous n'êtes pas pardonnable. Il
est chanoine honoraire de Saint-Saturnin.... Entre nous, on l'accuse
d'avoir tué sa femme par sa dureté et son avarice.

Il s'arrêta, regarda l'abbé en face et lui dit avec une brusquerie
guoguenarde:

--Je vous demande pardon, mais je ne suis pas dévot, monsieur l'abbé.

L'abbé fit de nouveau un geste vague de la main, ce geste qui
répondait à tout en le dispensant de s'expliquer plus nettement.

--Non, je ne suis pas dévot, répéta railleusement Mouret. Il faut
laisser tout le monde libre, n'est-ce pas?... Chez les Rastoil, on
pratique. Vous avez dû voir la mère et les filles à Saint-Saturnin.
Elles sont vos paroisiennes.... Ces pauvres demoiselles! L'aînée,
Angéline, a bien vingt-six ans; l'autre, Aurélie, va en avoir
vingt-quatre. Et pas belles avec ça; toutes jaunes, l'air maussade. Le
pis est qu'il faut marier la plus vieille d'abord. Elles finiront par
trouver, à cause de la dot.... Quant à la mère, cette petite femme
grasse qui marche avec une douceur de mouton, elle en a fait voir de
rudes à ce pauvre Rastoil.

Il cligna l'oeil gauche, tic qui lui était habituel, quand il lançait
une plaisanterie un peu risquée. L'abbé avait baissé les paupières,
attendant la suite; puis, l'autre se taisant, il les rouvrit et
regarda la société d'à côté s'installer sous les arbres, autour de la
table ronde.

Mouret reprit ses explications.

--Ils vont rester là jusqu'au dîner, à prendre le frais. C'est tous
les mardis la même chose.... Cet abbé Surin a beaucoup de succès. Le
voilà qui rit aux éclats avec mademoiselle Aurélie.... Ah! le grand
vicaire nous a aperçus. Hein? quels yeux! Il ne m'aime guère, parce
que j'ai eu une contestation avec un de ses parents.... Mais où donc
est l'abbé Bourrette? Nous ne l'avons pas vu, n'est-ce pas? C'est bien
surprenant. Il ne manque pas un des mardis de monsieur Rastoil. Il
faut qu'il soit indisposé.... Vous le connaissez, celui-là. Et quel
digne homme! La bête du bon Dieu.

Mais l'abbé Faujas n'écoutait plus. Son regard se croisait à tout
instant avec celui de l'abbé Fenil. Il ne détournait pas la tête, il
soutenait l'examen du vicaire avec une froideur parfaite. Il s'était
installé plus carrément sur la barre d'appui, et ses yeux semblaient
être devenus plus grands.

--Voilà la jeunesse, continua Mouret, en voyant arriver trois jeunes
gens. Le plus âgé est le fils Rastoil; il vient d'être reçu avocat.
Les deux autres sont les enfants du juge de paix, qui sont encore au
collège.... Tiens, pourquoi donc mes deux polissons ne sont-ils pas
rentrés?

A ce moment, Octave et Serge parurent justement sur la terrasse. Ils
s'adossèrent à la rampe, taquinant Désirée, qui venait de s'asseoir
auprès de sa mère. Les enfants, ayant vu leur père au second étage,
baissaient la voix, riant à rires, étouffés.

--Toute ma petite famille, murmura Mouret avec complaisance. Nous
restons chez nous, nous autres; nous ne recevons personne. Notre
jardin est un paradis fermé, où il défie bien le diable de venir
nous tenter.

Il riait, en disant cela, parce qu'au fond de lui il continuait à
s'amuser aux dépens de l'abbé. Celui-ci avait lentement ramené les
yeux sur le groupe que formait, juste au-dessous de la fenêtre, la
famille de son propriétaire. Il s'y arrêta un instant, considéra le
vieux jardin aux carrés de légumes entourés de grands buis; puis, il
regarda encore les allées prétentieuses de M. Rastoil; et, comme
s'il eût voulu lever un plan des lieux, il passa au jardin de la
sous-préfecture. Là, il n'y avait qu'une large pelouse centrale,
un tapis d'herbe aux ondulations molles; des arbustes à feuillage
persistant formaient des massifs; de hauts marronniers très-touffus
changeaient en parc ce bout de terrain étranglé entre les maisons
voisines.

Cependant, l'abbé Faujas regardait avec affectation sous les
marronniers. Il se décida à murmurer:

--C'est très-gai, ces jardins.... Il y a aussi du monde dans celui de
gauche.

Mouret leva les yeux.

--Comme toutes les après-midi, dit-il tranquillement: ce sont les
intimes de monsieur Péqueur des Saulaies, notre sous-préfet.... L'été,
ils se réunissent également le soir, autour du bassin que vous ne
pouvez voir, à gauche.... Ah! monsieur de Condamin est de retour.
Ce beau vieillard, l'air conservé, fort de teint; c'est notre
conservateur des eaux et forêts, un gaillard qu'on rencontre toujours
à cheval, ganté, les culottes collantes. Et menteur avec ça! Il n'est
pas du pays; il a épousé dernièrement une toute jeune femme.... Enfin,
ce ne sont pas mes affaires, heureusement.

Il baissa de nouveau la tête, en entendant Désirée, qui jouait avec
Serge, rire de son rire de gamine. Mais l'abbé, dont le visage se
colorait légèrement, le ramena d'un mot:

--Est-ce le sous-préfet, demanda-t-il, le gros monsieur en cravate
blanche?

Cette question amusa Mouret extrêmement.

--Ah! non, répondit-il en riant. On voit bien que vous ne connaissez
pas monsieur Péqueur des Saulaies. Il n'a pas quarante ans. Il est
grand, joli garçon, très-distingué.... Ce gros monsieur est le docteur
Porquier, le médecin qui soigne la société de Plassans. Un homme
heureux, je vous assure. Il n'a qu'un chagrin, son fils Guillaume....
Maintenant, vous voyez les deux personnes qui sont assises sur le
banc, et qui nous tournent le dos. C'est monsieur Paloque, le juge,
et sa femme. Le ménage le plus laid du pays. On ne sait lequel est le
plus abominable de la femme ou du mari. Heureusement qu'ils n'ont pas
d'enfants.

Et Mouret se mit à rire plus haut. Il s'échauffait, se démenait,
frappant de la main la barre d'appui.

--Non, reprit-il, montrant d'un double mouvement de tête le jardin des
Rastoil et le jardin de la sous-préfecture, je ne puis regarder ces
deux sociétés, sans que cela me fasse faire du bon sang.... Vous ne
vous occupez pas de politique, monsieur l'abbé, autrement je vous
ferais bien rire.... Imaginez-vous qu'à tort ou à raison je passe
pour un républicain. Je cours beaucoup les campagnes, à cause de mes
affaires; je suis l'ami des paysans; on a même parlé de moi pour le
conseil général; enfin, mon nom est connu.... Eh bien! j'ai là, à
droite, chez les Rastoil, la fine fleur de la légitimité, et là, à
gauche, chez le sous-préfet, les gros bonnets de l'empire. Hein!
est-ce assez drôle? mon pauvre vieux jardin si tranquille, mon petit
coin de bonheur, entre ces deux camps ennemis. J'ai toujours peur
qu'ils ne se jettent des pierres par-dessus mes murs.... Vous
comprenez, leurs pierres pourraient tomber dans mon jardin. Cette
plaisanterie acheva d'enchanter Mouret. Il se rapprocha de l'abbé, de
l'air d'une commère qui va en dire long.

--Plassans est fort curieux, au point de vue politique. Le coup d'État
a réussi ici, parce que la ville est conservatrice. Mais, avant tout,
elle est légitimiste et orléaniste, si bien que, dès le lendemain de
l'empire, elle a voulu dicter ses conditions. Comme on ne l'a pas
écoutée, elle s'est fâchée, elle est passée à l'opposition. Oui,
monsieur l'abbé, à l'opposition. L'année dernière, nous avons nommé
député le marquis de Lagrifoul, un vieux gentilhomme d'une intelligence
médiocre, mais dont l'élection a joliment embêté la sous-préfecture....
Et regardez, le voilà, monsieur Péqueur des Saulaies; il est avec le
maire, monsieur Delangre.

L'abbé regarda vivement. Le sous-préfet, très-brun, souriait, sous ses
moustaches cirées; il était d'une correction irréprochable; son allure
tenait du bel officier et du diplomate aimable. A côté de lui, le
maire s'expliquait, avec toute une fièvre de gestes et de paroles. Il
paraissait petit, les épaules carrées, le masque fouillé, tournant au
polichinelle. Il devait parler trop.

--Monsieur Péqueur des Saulaies, continua Mouret, a failli en tomber
malade. Il croyait l'élection du candidat officiel assurée.... Je
me suis bien amusé. Le soir de l'élection, le jardin de la
sous-préfecture est resté noir et sinistre comme un cimetière; tandis
que chez les Rastoil, il y avait des bougies sous les arbres, et des
rires, et tout un vacarme de triomphe. Sur la rue, on ne laisse
rien voir; dans les jardins, au contraire, on ne se gêne pas, on se
déboutonne.... Allez, j'assiste à de singulières choses, sans rien
dire.

Il se tint un instant, comme ne voulant pas en conter davantage; mais
la démangeaison de parler fut trop forte.

--Maintenant, reprit-il, je me demande ce qu'ils vont faire, à
la sous-préfecture. Jamais plus leur candidat ne passera. Ils ne
connaissent pas le pays, ils ne sont pas de force. On m'a assuré
que monsieur Péqueur des Saulaies devait avoir une préfecture, si
l'élection avait bien marché. Va-t'en voir s'ils viennent, Jean! Le
voilà sous-préfet pour Longtemps.... Hein! que vont-ils inventer pour
jeter par terre le marquis? car ils inventeront quelque chose, ils
tâcheront, d'une façon ou d'une autre, de faire la conquête de
Plassans.

Il avait levé les yeux sur l'abbé, qu'il ne regardait plus depuis un
instant. La vue du visage du prêtre, attentif, les yeux luisants, les
oreilles comme élargies, l'arrêta net. Toute sa prudence de bourgeois
paisible se réveilla; il sentit qu'il venait d'en dire beaucoup trop.
Aussi murmura-t-il d'une voix fâchée:

--Après tout, je ne sais rien. On répète tant de choses ridicules....
Je demande seulement qu'on me laisse vivre tranquille chez moi.

Il aurait bien voulu quitter la fenêtre, mais il n'osait pas s'en
aller brusquement, après avoir bavardé d'une façon si intime. Il
commençait à soupçonner que, si l'un des deux s'était moqué de
l'autre, il n'avait certainement pas joué le beau rôle. L'abbé, avec
son grand calme, continuait à jeter des regards à droite et à gauche,
dans les deux jardins. Il ne fit pas la moindre tentative pour
encourager Mouret à continuer. Celui-ci, qui souhaitait avec
impatience que sa femme ou un de ses enfants eût la bonne idée de
l'appeler, fut soulagé, lorsqu'il vit Rose paraître sur le perron.
Elle leva la tête.

--Eh bien! monsieur, cria-t-elle, ce n'est donc pas pour
aujourd'hui?... Il y a un quart d'heure que la soupe est sur la table.

--Bien! Rose, je descends, répondit-il.

Il quitta la fenêtre, s'excusant. La froideur de la chambre, qu'il
avait oubliée derrière son dos, acheva de le troubler. Elle lui parut
être un grand confessionnal, avec son terrible christ noir, qui devait
avoir tout entendu. Comme l'abbé Faujas prenait congé de lui, en lui
faisant un court salut silencieux, il ne put supporter cette chute
brusque de la conversation, il revint, levant les yeux vers le
plafond.

--Alors, dit-il, c'est bien dans cette encoignure-là?

--Quoi donc? demanda l'abbé très-surpris.

--La tache dont vous m'avez parlé.

Le prêtre ne put cacher un sourire. De nouveau, il s'efforça de faire
voir la tache à Mouret.

--Oh! je l'aperçois très-bien, maintenant, dit celui-ci. C'est
convenu; dès demain, je ferai venir les ouvriers.

Il sortit enfin. Il était encore sur le palier, que la porte s'était
refermée derrière lui, sans bruit. Le silence de l'escalier l'irrita
profondément. Il descendit en murmurant:

--Ce diable d'homme! il ne demande rien et on lui dit tout!



V


Le lendemain, la vieille madame Rougon, la mère de Marthe, vint rendre
visite aux Mouret. C'était là tout un gros événement, car il y ait un
peu de brouille entre le gendre et les parents de sa femme, surtout
depuis l'élection du marquis de Lagrifoul, que ceux-ci l'accusaient
d'avoir fait réussir par son influence dans les campagnes. Marthe
allait seule chez ses parents. Sa mère, «cette noiraude de Félicité»,
comme on la nommait, était restée, à soixante-six ans, d'une maigreur
et d'une vivacité de jeune fille. Elle ne portait plus que des robes
de soie, très-chargées de volants, et affectionnait particulièrement
le jaune et le marron.

Ce jour-là, quand elle se présenta, il n'y avait que Marthe et Mouret
dans la salle à manger.

--Tiens! dit ce dernier très-surpris, c'est ta mère ... Qu'est-ce
qu'elle nous veut donc? Il n'y a pas un mois qu'elle est venue....
Encore quelque manigance, c'est sûr.

Les Rougon, dont il avait été le commis, avant son mariage, lorsque
leur étroite boutique du vieux quartier sentait la faillite, étaient
le sujet de ses éternelles défiances. Ils lui rendaient d'ailleurs une
solide et profonde rancune, détestant surtout en lui le commerçant qui
avait fait promptement de bonnes affaires. Quand leur gendre disait:
«Moi, je ne dois ma fortune qu'à mon travail», ils pinçaient les
lèvres, ils comprenaient parfaitement qu'il les accusait d'avoir gagné
la leur dans des trafics inavouables. Félicité, malgré sa belle maison
de la place de la Sous-Préfecture, enviait sourdement le petit
logis tranquille des Mouret, avec la jalousie féroce d'une ancienne
marchande qui ne doit pas son aisance à ses économies de comptoir.

Félicité baisa Marthe au front, comme si celle-ci avait toujours eu
seize ans. Elle tendit ensuite la main à Mouret. Tous deux causaient
d'ordinaire sur un ton aigre-doux de moquerie.

--Eh bien! lui demanda-t-elle en souriant, les gendarmes ne sont donc
pas encore venus vous chercher, révolutionnaire?

--Mais non, pas encore, répondit-il en riant également. Ils attendent
pour ça que votre mari leur donne des ordres.

--Ah! c'est très-joli, ce que vous dites là, répliqua Félicité, dont
les yeux flambèrent.

Marthe adressa un regard suppliant à Mouret; il venait d'aller
vraiment trop loin. Mais il était lancé, il reprit:

--Véritablement, nous ne songeons à rien; nous vous recevons là, dans
la salle à manger. Passons au salon, je vous en prie.

C'était une de ses plaisanteries habituelles. Il affectait les grands
airs de Félicité, lorsqu'il la recevait chez lui. Marthe eut beau dire
qu'on était bien là, il fallut qu'elle et sa mère le suivissent dans
le salon. Et il s'y donna beaucoup de peine, ouvrant les volets,
poussant des fauteuils. Le salon, où l'on n'entrait jamais, et dont
les fenêtres restaient le plus souvent fermées, étaient une grande
pièce abandonnée, dans laquelle traînait un meuble à housses blanches,
jaunies par l'humidité du jardin.

--C'est insupportable, murmura Mouret, en essuyant la poussière d'une
petite console, cette Rose laisse tout à l'abandon.

Et, se tournant vers sa belle-mère, d'une voix où l'ironie perçait:

--Vous nous excusez de vous recevoir ainsi dans notre pauvre
demeure.... Tout le monde ne peut pas être riche.

Félicité suffoquait. Elle regarda un instant Mouret fixement, près
d'éclater; puis, faisant effort, elle baissa lentement les paupières;
quand elle les releva, elle dit d'une voix aimable:

--Je viens de souhaiter le bonjour à madame de Condamin, et je suis
entrée pour savoir comment va la petite famille.... Les enfants se
portent bien, n'est-ce pas? et vous aussi, mon cher Mouret?

--Oui, tout le monde se porte à merveille, répondit-il, étonné de
cette grande amabilité.

Mais la vieille dame ne lui laissa pas le temps de remettre la
conversation sur un ton hostile. Elle questionna affectueusement
Marthe sur une foule de riens, elle se fit bonne grand'maman, grondant
son gendre de ne pas lui envoyer plus souvent «les petits et la
petite». Elle était si heureuse de les voir!

--Ah! vous savez, dit-elle enfin négligemment, voici octobre; je vais
reprendre mon jour, le jeudi, comme les autres saisons.... Je compte
sur toi, n'est-ce pas, ma chère Marthe?... Et vous, Mouret, ne vous
verra-t-on pas quelque-fois, nous bouderez-vous toujours?

Mouret, que le caquetage attendri de sa belle-mère finissait par
troubler, resta court sur la riposte. Il ne s'attendait pas à ce coup,
il ne trouva rien de méchant, se contentant de répondre: --Vous savez
bien que je ne puis pas aller chez vous.... Vous recevez un tas de
personnages qui seraient enchantés de m'être désagréables. Puis, je ne
veux pas me fourrer dans la politique.

--Mais vous vous trompez, répliqua Félicité, vous vous trompez,
entendez-vous, Mouret! Ne dirait-on pas que mon salon est un club?
C'est ce que je n'ai pas voulu. Toute la ville sait que je tâche de
rendre ma maison aimable. Si l'on cause politique chez moi, c'est
dans les coins, je vous assure. Ah bien! la politique, elle m'a assez
ennuyée, autrefois.... Pourquoi dites-vous cela?

--Vous recevez toute la bande de la sous-préfecture, murmura Mouret
d'un air maussade.

--La bande de la sous-préfecture? répéta-t-elle; la bande de la
sous-préfecture.... Sans doute, je reçois ces messieurs. Je ne crois
pourtant pas qu'on rencontre souvent chez moi monsieur Péqueur des
Saulaies, cet hiver; mon mari lui a dit son fait, à propos des
dernières élections. Il s'est laissé jouer comme un niais.... Quant à
ses amis, ce sont des hommes de bonne compagnie. Monsieur Delangre,
monsieur de Condamin sont très-aimables, ce brave Paloque est la
bonté même, et vous n'avez rien à dire, je pense, contre le docteur
Porquier.

Mouret haussa les épaules.

--D'ailleurs, continua-t-elle en appuyant ironiquement sur ses
paroles, je reçois aussi la bande de monsieur Rastoil, le digne
monsieur Maffre et notre savant ami monsieur de Bourdeu, l'ancien
préfet.... Vous voyez bien que nous ne sommes pas exclusifs, toutes
les opinions sont accueillies chez nous. Mais comprenez donc que je
n'aurais pas quatre chats, si je choisissais mes invités dans un
parti! Puis nous aimons l'esprit partout où il se trouve, nous avons
la prétention d'avoir à nos soirées tout ce que Plassans renferme de
personnes distinguées.... Mon salon est un terrain neutre; retenez
bien cela, Mouret; oui, un terrain neutre, c'est le mot propre.

Elle s'était animée en parlant. Chaque fois qu'on la mettait sur ce
sujet, elle finissait par se fâcher. Son salon était sa grande gloire;
comme elle le disait, elle voulait y trôner, non en chef de parti,
mais en femme du monde. Il est vrai que les intimes prétendaient
qu'elle obéissait à une tactique de conciliation, conseillée par
son fils Eugène, le ministre, qui la chargeait de personnifier, à
Plassans, les douceurs et les amabilités de l'empire.

--Vous direz ce que vous voudrez, mâcha sourdement Mouret, votre
Maffre est un calotin, votre Bourdeu, un imbécile, et les autres
sont des gredins, pour la plupart. Voilà ce que je pense.... Je vous
remercie de votre invitation, mais ça me dérangerait trop. J'ai
l'habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chez moi.

Félicité se leva, tourna le dos à Mouret, disant à sa fille:

--Je compte toujours sur toi, n'est-ce pas, ma chérie?

--Certainement, répondit Marthe, qui voulait adoucir le refus brutal
de son mari.

La vieille dame s'en allait, lorsqu'elle parut se raviser. Elle
demanda à embrasser Désirée, qu'elle avait aperçue dans le jardin.
Elle ne voulut pas même qu'on appelât l'enfant; elle descendit sur la
terrasse, encore toute mouillée d'une légère pluie tombée le matin.
Là, elle fut pleine de caresses pour sa petite fille, qui restait un
peu effarouchée devant elle; puis, levant la tête comme par hasard,
regardant les rideaux du second, elle s'écria:

--Tiens! vous avez loué?... Ah! oui, je me souviens, à un prêtre, je
crois. J'ai entendu parler de ça.... Quel homme est-ce, ce prêtre?

Mouret la regarda fixement. Il eut comme un rapide soupçon, il pensa
qu'elle était venue uniquement pour l'abbé Faujas. --Ma foi, dit-il
sans la quitter des yeux, je n'en sais rien... Mais vous allez
peut-être pouvoir me donner des renseignements, vous?

--Moi? s'écria-t-elle d'un grand air de surprise. Eh! je je ne l'ai
jamais vu.... Attendez, je sais qu'il est vicaire à Saint-Saturnin;
c'est le père Bourrette qui m'a dit ça. Et tenez, cela me fait penser
que je devrais l'inviter à mes jeudis. Je reçois déjà le directeur du
grand séminaire et le secrétaire de monseigneur.

Puis, se tournant vers Marthe:

--Tu ne sais pas, quand tu verras ton locataire, tu devrais le sonder,
de façon à me dire si une invitation lui serait agréable.

--Nous ne le voyons presque pas, se hâta de répondre Mouret. Il
entre et il sort sans ouvrir la bouche.... Puis, ce ne sont pas mes
affaires.

Et il continuait à l'examiner d'un air défiant. Certainement elle
en savait plus long sur l'abbé Faujas qu'elle ne voulait en conter.
D'ailleurs, elle ne bronchait pas sous l'examen attentif de son
gendre.

--Ça m'est égal, après tout, reprit-elle avec une aisance parfaite.
Si c'est un homme convenable, je trouverai toujours une manière de
l'inviter.... Au revoir, mes enfants.

Elle remontait le perron, lorsqu'un grand vieillard se montra sur le
seuil du vestibule. Il avait un paletot et un pantalon de drap bleu
très-propres, avec une casquette de fourrure rabattue sur les yeux. Il
tenait un fouet à la main.

--Eh! c'est l'oncle Macquart! cria Mouret, en jetant un coup d'oeil
curieux sur sa belle-mère.

Félicité avait fait un geste de vive contrariété. Macquart, frère
bâtard de Rougon, était rentré en France, grâce à celui-ci, après
s'être compromis dans le soulèvement des campagnes,en 1851. Depuis son
retour du Piémont, il menait une vie de bourgeois gras et renté. Il
avait acheté, on ne savait avec quel argent, une petite maison située
au village des Tulettes, à trois lieues de Plassans. Peu à peu, il
s'était nippé; il avait même fini par faire l'emplette d'une carriole
et d'un cheval, si bien qu'on ne rencontrait plus que lui sur les
routes, fumant sa pipe, buvant le soleil, ricanant d'un air de loup
rangé. Les ennemis des Rougon disaient tout bas que les deux frères
avaient commis quelque mauvais coup ensemble, et que Pierre Rougon
entretenait Antoine Macquart.

--Bonjour, l'oncle, répétait Mouret avec affectation; vous venez donc
nous faire une petite visite?

--Mais oui, répondit Macquart d'un ton bon enfant. Tu sais, chaque
fois que je passe à Plassans.... Ah! par exemple. Félicité, si je
m'attendais à vous trouver ici! J'étais venu pour voir Rougon, j'avais
quelque chose à lui dire....

--Il était à la maison, n'est-ce pas? interrompit-elle avec une
vivacité inquiète. C'est bien, c'est bien, Macquart.

--Oui, il était à la maison, continua tranquillement l'oncle; je l'ai
vu, et nous avons causé. C'est un bon enfant, Rougon.

Il eut un léger rire. Et tandis que Félicité piétinait d'anxiété, il
reprit de sa voix traînante, si étrangement brisée, qu'il semblait
toujours se moquer du monde:

--Mouret, mon garçon, je t'ai apporté deux lapins; ils sont là dans un
panier. Je les ai donnés à Rose.... J'en avais aussi deux pour Rougon;
vous les trouverez chez vous, Félicité, et vous m'en direz des
nouvelles. Ah! les gredins, sont-ils gras! Je les ai engraissés pour
vous.... Que voulez-vous, mes enfants? moi, ça me fait plaisir, de
faire des cadeaux.

Félicité était toute pâle, les lèvres serrées, tandis que Mouret
continuait à la regarder avec un rire en dessous. Elle aurait bien
voulu se retirer; mais elle craignait les bavardages, si elle laissait
Macquart derrière elle.

--Merci, l'oncle, dit Mouret. La dernière fois, vos prunes étaient
joliment bonnes.... Vous boirez bien un coup?

--Mais ça n'est pas de refus.

Et, quand Rose lui eut apporté un verre de vin, il s'assit sur la
rampe de la terrasse. Il but le verre avec lenteur, faisant claquer sa
langue, regardant le vin au jour.

--Ça vient du quartier de Saint-Eutrope, ce vin-là, murmura-t-il. Ce
n'est pas moi qu'on tromperait. Je connais drôlement le pays.

Il branlait la tête, ricanant.

Alors, brusquement, Mouret lui demanda, avec une intention
particulière dans la voix:

--Et aux Tulettes, comment va-t-on?

Il leva les yeux, regarda tout le monde; puis, faisant une dernière
fois claquer la langue, posant le verre à côté de lui, sur la pierre,
il répondit négligemment:

--Pas mal.... J'ai eu de ses nouvelles avant-hier. Elle se porte
toujours la même chose.

Félicité avait tourné la tête. Il y eut un silence. Mouret venait de
mettre le doigt sur une des plaies vives de la famille, en faisant
allusion à la mère de Rougon et de Macquart, enfermée depuis plusieurs
années comme folle, à la maison des aliénés des Tulettes. La petite
propriété de Macquart était voisine, et il semblait que Rougon eût
posté là le vieux drôle pour veiller sur l'aïeule.

--Il se fait tard, finit par dire ce dernier en se levant; il faut
que je sois rentré avant la nuit.... Dis donc, Mouret, mon garçon, je
compte sur toi pour un de ces jours. Tu m'avais bien promis de venir.

--J'irai, l'oncle, j'irai.

--Ce n'est pas ça, je veux que tout le monde vienne; entends-tu? tout
le monde.... Je m'ennuie là-bas tout seul. Je vous ferai la cuisine.

Et, se tournant vers Félicité:

--Dites à Rougon que je compte aussisur lui et sur vous. Ce n'est pas
parce que la vieille mère est là, à côté, que ça doit vous empêcher de
venir; alors, il n'y aurait plus moyen de se distraire.... Je vous dis
qu'elle a bien, qu'on la soigne bien. Vous pouvez vous fier à moi....
Vous goûterez d'un petit vin que j'ai trouvé sur un coteau de la Seille;
un petit vin qui vous grise, vous verrez!

Tout en parlant, il se dirigeait vers la porte. Félicité le suivait
de si près, qu'elle semblait le pousser dehors. Tout le monde
l'accompagna jusqu'à la rue. Il détachait son cheval, dont il avait
noué les guides à une persienne, lorsque l'abbé Faujas, qui rentrait,
passa au milieu du groupe, avec un léger salut. On eût dit une ombre
noire filant sans bruit. Félicité se tourna lestement, le poursuivit
du regard jusque dans l'escalier, n'ayant pas eu le temps de le
dévisager. Macquart, muet de surprise, hochait la tète, murmurant:

--Comment, mon garçon, tu loges des curés chez toi, maintenant? Et il
a un singulier oeil, cet homme. Prends garde: les soutanes, ça porte
malheur!

Il s'assit sur le banc de la carriole, sifflant doucement, et
descendit la rue Balande, au petit trot de son cheval. Son dos
rond, avec sa casquette de fourrure, disparurent au coude de la rue
Taravelle. Quand Mouret se retourna, il entendit sa belle-mère qui
disait à Marthe:

--J'aimerais mieux que ce fût toi, pour que l'invitation parût moins
solennelle. Si tu trouvais moyen de lui en parler, tu me ferais
plaisir.

Elle se tut, se sentant surprise. Enfin, après avoir embrassé Désirée
avec effusion, elle partit, jetant un dernier coup d'oeil, pour
s'assurer que Macquart n'allait pas revenir, derrière elle, bavarder
sur son compte.

--Tu sais que je te défends absolument de te mêler des affaires de ta
mère, dit Mouret à sa femme, en rentrant; elle est toujours dans un
tas d'histoires où personne ne voit goutte. Que diable peut-elle
vouloir faire de l'abbé? Elle ne l'inviterait pas pour ses beaux yeux,
si elle n'avait point un intérêt caché. Ce curé-là n'est pas venu pour
rien de Besançon à Plassans. Il y a quelque manigance là-dessous.

Marthe s'était remise à cet éternel raccommodage du linge de la
famille qui lui prenait des journées entières. Il tourna un instant
encore autour d'elle, murmurant:

--Ils m'amusent, le vieux Macquart et ta mère. Ah! pour ça, ils se
détestent ferme! Tu as vu comme elle suffoquait, de le sentir ici. On
dirait qu'elle a toujours peur de lui entendre raconter des choses
qu'on ne doit pas savoir. Ce n'est pas l'embarras, il en raconterait
de drôles.... Mais ce n'est pas moi qu'on prendra chez lui. J'ai juré
de ne pas me fourrer dans ce gâchis.... Vois-tu, mon père avait raison
de dire que la famille de ma mère, ces Rougon, ces Macquart, ne
valaient pas la corde pour les pendre. J'ai de leur sang comme toi, ça
ne peut pas te blesser que je dise cela. Je le dis, parce que
c'est vrai. Ils ont fait fortune aujourd'hui, mais ça ne les a pas
décrottés, au contraire.

Il finit par aller faire un tour sur le cours Sauvaire, où il
rencontrait des amis, avec lesquels il causait du temps, des récoltes,
des événements de la veille. Une grosse commission d'amandes, dont il
se chargea le lendemain, le tint pendant plus d'une semaine en allées
et venues continuelles, ce qui lui fit presque oublier l'abbé Faujas.
D'ailleurs, l'abbé commençait à l'ennuyer; il ne causait pas assez, il
était trop cachottier. Il l'évita à deux reprises, croyant comprendre
que l'autre le cherchait uniquement pour apprendre la fin des
histoires sur la bande de la sous-préfecture et la bande des Rastoil.
Rose lui ayant raconté que madame Faujas avait essayé de la faire
causer, il s'était promis de ne plus ouvrir les lèvres. C'était un
autre amusement qui occupait ses heures vides. Maintenant, quand il
regardait les rideaux si bien fermés du second étage, il grommelait:
--Cache-toi, va, mon bon... Je sais que tu me guettes, derrière tes
rideaux; ça ne t'avance toujours pas à grand'chose. Si c'est par moi
que tu comptes connaître les voisins!

Cette pensée que l'abbé Faujas était à l'affût le réjouit extrêmement.
Il se donna beaucoup de peine pour ne pas tomber dans quelque piège.
Mais, un soir, comme il rentrait, il aperçut, à cinquante pas devant
lui, l'abbé Bourrette et l'abbé Faujas arrêtés devant la porte de M.
Rastoil. Il se cacha dans l'encoignure d'une maison. Les deux prêtres
le tinrent là un grand quart d'heure. Ils causaient vivement, se
séparaient, puis revenaient. Mouret crut comprendre que l'abbé
Bourrette suppliait l'abbé Faujas de l'accompagner chez le président.
Celui-ci s'excusait, finissait par refuser avec quelque impatience.
C'était un mardi, un jour de dîner. Enfin, Bourrette entra chez M.
Rastoil; Faujas se coula chez lui, de son allure humble. Mouret resta
songeur. En effet, pourquoi l'abbé n'allait-il pas chez M. Rastoil?
Tout Saint-Saturnin y dînait, l'abbé Fenil, l'abbé Surin et les
autres. Il n'y avait pas une robe noire à Plassans qui n'eût pris le
frais dans le jardin, devant la cascade. Ce refus du nouveau vicaire
était une chose vraiment extraordinaire.

Lorsque Mouret fut rentré, il alla vite au fond de son jardin, pour
examiner les fenêtres du second étage. Au bout d'un instant, il vit
remuer le rideau de la deuxième fenêtre, à droite. Pour sûr, l'abbé
Faujas était là, à espionner ce qui se passait chez M. Rastoil. A
certains mouvements du rideau, Mouret crut comprendre qu'il regardait
également du côté de la sous-préfecture.

Le lendemain, un mercredi, comme il sortait, Rose lui apprit que
l'abbé Bourrette était chez les gens du second, depuis une heure au
moins. Alors il rentra, fureta dans la salle à manger. Comme Marthe
lui demandait ce qu'il cherchait ainsi, il devint furieux, parlant
d'un papier sans lequel il ne pouvait sortir. Il monta voir s'il ne
l'avait pas laissé au premier. Puis, lorsque, après une longue attente
derrière la porte de sa chambre, il crut surprendre, au second étage,
un remuement de chaises, il descendit lentement, s'arrêtant un instant
dans le vestibule, pour donner à l'abbé Bourrette le temps de le
rejoindre.

--Tiens! vous voilà, monsieur l'abbé? Quelle heureuse rencontre!...
Vous retournez à Saint-Saturnin? Cela tombe à merveille. Je vais de ce
côté. Nous vous accompagnerons, si ça ne vous dérange pas.

L'abbé Bourrette répondit qu'il serait enchanté. Tous deux montèrent
lentement la rue Balande, se dirigeant vers la place de la
Sous-Préfecture. L'abbé était un gros homme, au bon visage naïf, avec
de grands yeux bleus d'enfant. Sa large ceinture de soie, fortement
tendue, lui dessinait un ventre d'un rondeur douce et luisante, et il
marchait, la tête un peu en arrière, les bras trop courts, les jambes
déjà lourdes.

--Eh bien! dit Mouret sans chercher de transition, vous venez de voir
cet excellent monsieur Faujas.... J'ai à vous remercier, vous m'avez
trouvé là un locataire comme il y en a peu.

--Oui, oui, murmura le prêtre; c'est un digne homme.

--Oh! pas le moindre bruit. Nous ne nous apercevons pas même qu'il y
a un étranger chez nous. Et très-poli, très-bien élevé, avec cela....
Vous ne savez pas, on m'a affirmé que c'était un esprit supérieur, un
cadeau qu'on avait voulu faire au diocèse.

Et, comme ils se trouvaient au milieu de la place de la
Sous-Préfecture, Mouret s'arrêta net, regardant fixement l'abbé
Bourrette.

--Ah! vraiment, se contenta de répondre celui-ci, d'un air étonné.

--On me l'a affirmé.... Notre évêque aurait des vues sur lui pour plus
tard. En attendant, le nouveau vicaire se tiendrait dans l'ombre, pour
ne pas exciter des jalousies.

L'abbé Bourrette avait repris sa marche, tournant le coin de la rue de
la Banne. Il dit tranquillement:

--Vous me surprenez beaucoup.... Faujas est un homme simple, il a même
trop d'humilité. Ainsi, à l'église, il se charge des petites besognes
que nous abandonnons d'ordinaire aux prêtres habitués. C'est un saint,
mais ce n'est pas un garçon habile. Je l'ai à peine entrevu chez
Monseigneur. Dès le premier jour, il a été en froid avec l'abbé
Fenil. Je lui avais pourtant expliqué qu'il fallait devenir l'ami du
grand-vicaire, si l'on voulait être bien reçu à l'évêché. Il n'a pas
compris; il est de jugement un peu étroit, je le crains.... Tenez,
c'est comme ses continuelles visites à l'abbé Compan, notre pauvre
curé, qui a pris le lit depuis quinze jours, et que nous allons
sûrement perdre. Eh bien! elles sont hors de saison, elles lui feront
un tort immense. Compan n'a jamais pu s'entendre avec Fenil; il faut
vraiment arriver de Besançon pour ignorer une chose qui est connue du
diocèse entier.

Il s'animait. Il s'arrêta à son tour à l'entrée de la rue Canquoin, se
plantant devant Mouret.

--Non, mon cher monsieur, on vous a trompé: Faujas est innocent comme
l'enfant qui vient de naître.... Moi, je n'ai pas d'ambition, n'est-ce
pas? Et Dieu sait si j'aime Compan, un coeur d'or! Ça n'empêche pas
que je vais lui serrer la main en cachette. Lui-même me l'a dit:
«Bourrette, je n'en ai plus pour longtemps, mon vieil ami. Si tu veux
être curé après moi, tâche qu'on ne te voie pas trop souvent sonner à
ma porte. Viens la nuit et frappe trois coups, ma soeur t'ouvrira.»
Maintenant, j'attends la nuit, vous comprenez.... C'est inutile de
déranger sa vie. On a déjà tant de chagrins!

La voix s'était attendrie. Il joignit les deux mains sur son ventre,
il reprit sa marche, ému d'un égoïsme naïf qui le faisait pleurer sur
lui-même, tandis qu'il murmurait:

--Ce pauvre Compan, ce pauvre Compan....

Mouret restait perplexe. L'abbé Faujas finissait par lui échapper tout
à fait.

--On m'avait pourtant donné des détails bien précis, essaya-t-il
de dire encore. Ainsi, il était question de lui trouver une grande
situation.

--Eh! non, je vous assure que non! s'écria le prêtre; Faujas n'a pas
d'avenir.... Un autre l'ait. Vous savez que je dîne tous les mardis
chez monsieur le président. L'autre semaine, il m'avait prié
instamment de lui amener Faujas. Il voulait le connaître, le juger
sans doute.... Eh bien! vous ne devineriez jamais ce que Faujas
a fait. Il a refusé l'invitation, mon cher monsieur, il a refusé
carrément. J'ai eu beau lui dire qu'il allait se rendre l'existence
impossible à Plassans, qu'il achevait de se brouiller avec Fenil, en
faisant une pareille impolitesse à monsieur Rastoil; il s'est entêté,
il n'a rien voulu entendre.... Je crois même, Dieu me pardonne!
qu'il m'a dit, dans un moment de colère, qu'il n'avait pas besoin de
s'engager en acceptant un dîner de la sorte.

L'abbé Bourrette se mit à rire. Il était arrivé devant Saint-Saturnin;
il retint un instant Mouret à la petite porte de l'église.

--C'est un enfant, un grand enfant, continua-t-il. Je vous demande
un peu, croire qu'un dîner de monsieur Rastoil pouvait le
compromettre!... Aussi votre belle-mère, la bonne madame Rougon,
m'ayant chargé hier d'une invitation pour Faujas, ne lui avais-je pas
caché que je craignais fort d'être mal reçu.

Mouret dressa l'oreille.

--Ah! ma belle-mère vous avait chargé d'une invitation? --Oui,
elle était venue hier à la sacristie.... Comme je tiens à lui être
agréable, je lui avais promis d'aller voir aujourd'hui ce diable
d'homme.... Moi, j'étais certain qu'il refuserait.

--Et il a refusé?

--Non, j'ai été bien surpris, il a accepté.

Mouret ouvrit la bouche, puis la referma. Le prêtre clignait les yeux
d'un air extrêmement satisfait.

--Il faut confesser que j'ai été bien habile.... Il y avait plus
d'une heure que j'expliquais à Faujas la situation de madame votre
belle-mère. Il hochait la tête, ne se décidait pas, parlait de son
amour de la retraite.... Enfin j'étais à bout, lorsque je me suis
souvenu d'une recommandation de cette chère dame. Elle m'avait prié
d'insister sur le caractère de son salon, qui est, comme toute la
ville le sait, un terrain neutre.... C'est alors qu'il a semblé faire
un effort et qu'il a consenti. Il a formellement promis pour demain...
Je vais écrire deux lignes à l'excellente madame Rougon pour lui
annoncer notre victoire.

Il resta encore là un moment, se parlant à lui-même, roulant ses gros
yeux bleus.

--Monsieur Rastoil sera bien vexé, mais ce n'est pas ma faute.... Au
revoir, cher monsieur Mouret, bien au revoir; tous mes compliments
chez vous.

Et il entra dans l'église, en laissant retomber doucement derrière lui
la double porte rembourrée. Mouret regarda cette porte avec un léger
haussement d'épaules.

--Encore un bavard, grommela-t-il; encore un de ces hommes qui ne vous
laissent pas placer dix paroles, et qui parlent toujours pour ne rien
dire.... Ah! le Faujas va demain chez la noiraude; c'est bien fâcheux
que je sois brouillé avec cet imbécile de Rougon.

Puis, il courut toute l'après-midi pour ses affaires. Le soir, en se
couchant, il demanda négligemment à sa femme: --Est-ce que tu vas chez
ta mère demain soir?

--Non, répondit Marthe; j'ai trop de choses à terminer. J'irai sans
doute jeudi prochain.

Il n'insista pas. Mais, avant de souffler la bougie:

--Tu as tort de ne pas sortir plus souvent, reprit-il. Va donc chez ta
mère, demain soir; tu t'amuseras un peu. Moi, je garderai les enfants.

Marthe le regarda, étonnée. D'ordinaire, il la tenait au logis,
ayant besoin d'elle pour mille petits services, grognant quand elle
s'absentait pendant une heure.

--J'irai, si tu le désires, dit-elle.

Il souffla la bougie, il mit la tête sur l'oreiller, en murmurant:

--C'est cela, et tu nous raconteras la soirée. Ça amusera les enfants.



VI


Le lendemain soir, vers neuf heures, l'abbé Bourrette vint prendre
l'abbé Faujas; il lui avait promis d'être son introducteur, de le
présenter dans le salon des Rougon. Comme il le trouva prêt, debout au
milieu de sa grande chambre nue, mettant des gants noirs blanchis au
bout de chaque doigt, il le regarda avec une légère grimace.

--Est-ce que vous n'avez pas une autre soutane? demanda-t-il.

--Non, répondit tranquillement l'abbé Faujas; celle-ci est encore
convenable, je crois.

--Sans doute, sans doute, balbutia le vieux prêtre. Il fait un froid
très-vif. Vous ne mettez rien sur vos épaules?... Alors partons.

On était aux premières gelées. L'abbé Bourrette, chaudement enveloppé
dans une douillette de soie, s'essouffla à suivre l'abbé Faujas, qui
n'avait sur les épaules que sa mince soutane usée. Ils s'arrêtèrent
au coin de la place de la Sous-Préfecture et de la rue de la Banne,
devant une maison toute de pierres blanches, une des belles bâtisses
de la ville neuve, avec des rosaces sculptées à chaque étage. Un
domestique en habit bleu les reçut dans le vestibule; il sourit à
l'abbé Bourrette en lui enlevant la douillette, et parut très-surpris
à la vue de l'autre abbé, de ce grand diable taillé à coups de hache,
sorti sans manteau par un froid pareil. Le salon était au premier
étage.

L'abbé Faujas entra, la tête haute, avec une aisance grave; tandis
que l'abbé Bourrette, très ému lorsqu'il venait chez les Rougon, bien
qu'il ne manquât pas une de leurs soirées, se tirait d'affaire en
s'échappant dans une pièce voisine. Lui, traversa lentement tout le
salon pour aller saluer la maîtresse de la maison, qu'il avait devinée
au milieu d'un groupe de cinq ou six dames. Il dut se présenter
lui-même; il le fit en trois paroles. Félicité s'était levée vivement.
Elle l'examinait des pieds à la tête, d'un oeil prompt, revenant
au visage, lui fouillant les yeux de son regard de fouine, tout en
murmurant avec un sourire:

--Je suis charmée, monsieur l'abbé, je suis vraiment charmée....

Cependant le passage du prêtre, au milieu du salon, avait causé un
étonnement. Une jeune femme, ayant levé brusquement la tête, eut même
un geste contenu de terreur, en apercevant cette masse noire devant
elle. L'impression fut défavorable: il était trop grand, trop carré
des épaules; il avait la face trop dure, les mains trop grosses. Sous
la lumière crue du lustre, sa soutane apparut si lamentable, que les
dames eurent une sorte de honte, à voir un abbé si mal vêtu. Elles
ramenèrent leurs éventails, elles se remirent à chuchoter, en
affectant de tourner le dos. Les hommes avaient échangé des coups
d'oeil, avec une moue significative.

Félicité sentit le peu de bienveillance de cet accueil. Elle en sembla
irritée; elle resta debout au milieu du salon, haussant le ton,
forçant ses invités à entendre les compliments qu'elle adressait à
l'abbé Faujas. --Ce cher Bourrette, disait-elle avec des cajoleries
dans la voix, m'a conté le mal qu'il avait eu à vous décider.... Je
vous en garde rancune, monsieur. Vous n'avez pas le droit de vous
dérober ainsi au monde.

Le prêtre s'inclinait sans répondre. La vieille dame continua en
riant, avec une intention particulière dans certains mots:

--Je vous connais plus que vous ne croyez, malgré vos soins à nous
cacher vos vertus. On m'a parlé de vous; vous êtes un saint, et je
veux être votre amie.... Nous causerons de tout ceci, n'est-ce pas?
car maintenant vous êtes des nôtres.

L'abbé Faujas la regarda fixement, comme s'il avait reconnu dans la
façon dont elle manoeuvrait son éventail quelque signe maçonnique. Il
répondit en baissant la voix:

--Madame, je suis à votre entière disposition.

--C'est bien ainsi que je l'entends, reprit-elle en riant plus haut.
Vous verrez que nous voulons ici le bien de tout le monde.... Mais
venez, je vous présenterai à monsieur Rougon.

Elle traversa le salon, dérangea plusieurs personnes pour ouvrir un
chemin à l'abbé Faujas, lui donna une importance qui acheva de mettre
contre lui toutes les personnes présentes. Dans la pièce voisine, des
tables de whist étaient dressées. Elle alla droit à son mari,
qui jouait avec la mine grave d'un diplomate. Il fit un geste
d'impatience, lorsqu'elle se pencha à son oreille; mais, dès qu'elle
lui eut dit quelques mots, il se leva avec vivacité.

--Très-bien! très-bien! murmura-t-il.

Et, s'étant excusé auprès de ses partenaires, il vint serrer la
main de l'abbé Faujas. Rougon était alors un gros homme blême, de
soixante-dix ans; il avait pris une mine solennelle de millionnaire.
On trouvait généralement, à Plassans, qu'il avait une belle tête, une
tête blanche et muette de personnage politique. Après avoir échangé
avec le prêtre quelques politesses, il reprit sa place à la table de
jeu. Félicité, toujours souriante, venait de rentrer dans le salon.

Quand l'abbé Faujas fut enfin seul, il ne parut pas embarrassé le
moins du monde. Il resta un instant debout, à regarder les joueurs; en
réalité, il examinait les tentures, le tapis, le meuble. C'était un
petit salon couleur bois, avec trois corps de bibliothèque en poirier
noirci, ornés de baguettes de cuivre, qui occupaient les trois grands
panneaux de la pièce. On eût dit le cabinet d'un magistrat. Le prêtre,
qui tenait sans doute à faire une inspection complète, traversade
nouveau le grand salon. Il était vert, très-sérieux également, mais
plus chargé de dorures, tenant à la fois de la gravité administrative
d'un ministère et du luxe tapageur d'un grand restaurant. De l'autre
côté, se trouvait encore une sorte de boudoir, où Félicité recevait
dans la journée; un boudoir paille, avec un meuble brodé de ramages
violets, si encombré de fauteuils, de pouffs, de canapés, qu'on
pouvait à peine y circuler.

L'abbé Faujas s'assit au coin de la cheminée, faisant mine de se
chauffer les pieds. Il était placé de façon à voir, par une porte
grande ouverte, une bonne moitié du salon vert. L'accueil si gracieux
de madame Rougon le préoccupait; il fermait les yeux à demi,
s'appliquant à quelque problème dont la solution lui échappait. Au
bout d'un instant, dans sa rêverie, il entendit derrière lui un bruit
de voix; son fauteuil, à dossier énorme, le cachait entièrement, et il
baissa les paupières davantage. Il écouta, comme ensommeillé par la
forte chaleur du feu.

--Je suis allé une seule fois chez eux, dans ce temps-là, continuait
une voix grasse; ils demeuraient en face, de l'autre côté de la rue de
la Banne. Vous deviez être à Paris, car tout Plassans a connu le salon
jaune des Rougon, à cette époque: un salon lamentable, avec du papier
citron à quinze sous le rouleau, et un meuble recouvert de velours
d'Utrecht, dont les fauteuils boitaient.... Regardez-la donc
maintenant, cette noiraude, en satin marron, là-bas, sur ce pouff.
Voyez comme elle tend la main au petit Delangre. Ma parole! elle va la
lui donner à baiser.

Une voix plus jeune ricana, en murmurant:

--Ils ont dû joliment voler pour avoir un si beau salon vert, car vous
savez que c'est le plus beau salon de la ville.

--La dame, reprit l'autre, a toujours eu la passion de recevoir. Quand
elle n'avait pas le sou, elle buvait de l'eau, pour offrir le soir des
verres de limonade à ses invités... Oh! je les connais sur le bout du
doigt, les Rougon; je les ai suivis. Ce sont des gens très-forts. Ils
avaient une rage d'appétits à jouer du couteau au coin d'un bois. Le
coup d'État les a aidés à satisfaire un rêve de jouissances qui les
torturait depuis quarante ans. Aussi quelle gloutonnerie, quelle
indigestion de bonnes choses!... Tenez, cette maison qu'ils habitent
aujourd'hui, appartenait alors à un monsieur Peirotte, receveur
particulier, qui fut tué à l'affaire de Sainte-Roure, lors de
l'insurrection de 51. Oui, ma foi! ils ont eu toutes les chances:
une balle égarée les a débarrassés de cet homme gênant, dont ils ont
hérité.... Eh bien! entre la maison et la charge du receveur, Félicite
aurait certainement choisi la maison. Elle la couvait des yeux depuis
près de dix ans, prise d'une envie furieuse de femme grosse, se
rendant malade à regarder les rideaux riches qui pendaient derrière
les glaces des fenêtres. C'étaient ses Tuileries, à elle, selon le mot
qui courut à Plassans, après le 2 Décembre.

--Mais où ont-ils pris l'argent pour acheter la maison?

--Ah! ceci, mon brave, c'est la bouteille à l'encre.... Leur fils
Eugène, celui qui a fait à Paris une fortune politique si étonnante,
député, ministre, conseiller familier des Tuileries, obtint facilement
une recette particulière et la croix pour son père, qui avait joué ici
une bien jolie farce. Quant à la maison, elle aura été payée à l'aide
d'arrangements. Ils auront emprunté à quelque banquier.... En tous
cas, aujourd'hui, ils sont riches, ils tripotent, ils rattrapent le
temps perdu. J'imagine que leur fils est resté en correspondance avec
eux, car ils n'ont pas encore commis une seule bêtise.

La voix se tut, pour reprendre presque aussitôt avec un rire étouffé:

--Non, je ris malgré moi, lorsque je lui vois faire ses mines de
duchesse, cette sacrée cigale de Félicité!... Je me rappelle toujours
le salon jaune, avec son tapis usé, ses consoles sales, la mousseline
de son petit lustre couverte de chiures de mouches.... La voilà qui
reçoit les demoiselles Rastoil à présent. Hein! comme elle manoeuvre
la queue de sa robe.... Cette vieille-là, mon brave, crèvera un soir
de triomphe, au milieu de son salon vert.

L'abbé Faujas avait roulé doucement la tête, de façon à voir ce qui
passait dans le grand salon. Il y aperçut madame Rougon, vraiment
superbe, au milieu du cercle qui l'entourait; elle semblait grandir
sur ses pieds de naine, et courber toutes les échines autour d'elle,
d'un regard de reine victorieuse. Par instants, une courte pâmoison
faisait battre ses paupières, dans les reflets d'or du plafond, dans
la douceur grave des tentures.

--Ah! voici votre père, dit la voix grasse; voici ce bon docteur qui
entre.... C'est bien surprenant que le docteur ne vous ait pas raconté
ces choses. Il en sait plus long que moi.

--Eh! mon père a peur que je ne le compromette, reprit l'autre
gaiement. Vous savez qu'il m'a maudit, en jurant que je lui ferai
perdre sa clientèle.... Je vous demande pardon, j'aperçois les fils
Maffre, je vais leur serrer la main.

Il y eut un bruit de chaises, et l'abbé Faujas vit un grand jeune
homme, au visage déjà fatigué, traverser le petit salon. L'autre
personnage, celui qui accommodait si allègrement les Rougon, se leva
également. Une dame qui passait se laissa dire par lui des choses fort
douces; elle riait, elle l'appelait «ce cher monsieur de Condamin».
Le prêtre reconnut alors le bel homme de soixante ans que Mouret lui
avait montré dans le jardin de la sous-préfecture. M. de Condamin
vint s'asseoir à l'autre coin de la cheminée. Là, il fut tout surpris
d'apercevoir l'abbé Faujas, que le dossier du fauteuil lui avait
caché; mais il ne se déconcerta nullement, il sourit, et avec un
aplomb d'homme aimable:

--Monsieur l'abbé, dit-il, je crois que nous venons de nous confesser
sans le vouloi.... C'est un gros péché, n'est-ce pas, que de médire du
prochain? Heureusement que vous étiez là pour nous absoudre.

L'abbé, si maître qu'il fût de son visage, ne put s'empêcher de rougir
légèrement. Il entendit à merveille que M. de Condamin lui reprochait
d'avoir retenu son souffle pour écouter. Mais celui-ci n'était pas
homme à garder rancune à un curieux, au contraire. Il fut ravi de
cette pointe de complicité qu'il venait de mettre entre le prêtre
et lui. Cela l'autorisait à causer librement, à tuer la soirée en
racontant l'histoire scandaleuse des personnes qui étaient là. C'était
son meilleur régal. Cet abbé nouvellement arrivé à Plassans lui
semblait un excellent auditeur; d'autant plus qu'il avait une vilaine
mine, une mine d'homme bon à tout entendre, et qu'il portait une
soutane vraiment trop usée pour que les confidences qu'on se
permettrait avec lui pussent tirer à conséquence.

Au bout d'un quart d'heure, M. de Condamin s'était mis tout à l'aise.
Il expliquait Plassans à l'abbé Faujas, avec sa grande politesse
d'homme du monde.

--Vous êtes étranger parmi nous, monsieur l'abbé, disait-il; je serais
enchanté, si je vous étais bon à quelque chose.... Plassans est une
petite ville où l'on s'accommode un trou à la longue. Moi, je suis des
environs de Dijon. Eh bien! lorsqu'on m'a nommé ici conservateur
des eaux et forêts, je détestais le pays, je m'y ennuyais à mourir.
C'était à la veille de l'empire. Après 51 surtout, la province n'a
rien eu de gai, je vous assure. Dans ce département, les habitants
avaient une peur de chien. La vue d'un gendarme les aurait fait
rentrer sous terre.... Cela s'est calmé peu à peu, ils ont repris leur
traintrain habituel, et, ma foi, j'ai fini par me résigner. Je vis
au dehors, je fais de longues promenades à cheval, je me suis créé
quelques relations.

Il baissa la voix, il continua d'un ton confidentiel:

--Si vous m'en croyez, monsieur l'abbé, vous serez prudent. Vous ne
vous imaginez pas dans quel guêpier j'ai failli tomber.... Plassans
est divisé en trois quartiers absolument distincts: le vieux quartier,
où vous n'aurez que des consolations et des aumônes à porter; le
quartier Saint-Marc, habité par la noblesse du pays, un lieu d'ennui
et de rancune dont vous ne sauriez trop vous mélier; et la ville
neuve, le quartier qui se bâtit en ce moment encore autour de la
sous-préfecture, le seul possible, le seul convenable... Moi, j'avais
commis la sottise de descendre dans le quartier Saint-Marc, où je
pensais que mes relations devaient m'appeler. Ah! bien oui, je n'ai
trouvé que des douairières sèches comme des échalas et des marquis
conservés sur de la paille. Tout le monde pleure le temps où Berthe
filait. Pas la moindre réunion, pas un bout de fête; une conspiration
sourde contre l'heureuse paix dans laquelle nous vivons.... J'ai
manqué me compromettre, ma parole d'honneur. Péqueur s'est moqué de
moi.... monsieur Péqueur des Saulaies, notre sous-préfet, vous le
connaissez?... Alors j'ai passé le cours Sauvaire, j'ai pris un
appartement là, sur la place. Voyez-vous, à Plassans, le peuple
n'existe pas, la noblesse est indécrottable; il n'y a de tolérable que
quelques parvenus, des gens charmants qui font beaucoup de frais
pour les hommes en place. Notre petit monde de fonctionnaires est
très-heureux. Nous vivons entre nous, à notre guise, sans nous soucier
des habitants, comme si nous avions planté notre tente en pays
conquis.

Il eut un rire de satisfaction, s'allongeant davantage, présentant ses
semelles à la flamme; puis, il prit un verre de punch sur le plateau
d'un domestique qui passait, but lentement, tout en continuant à
regarder l'abbé Faujas du coin de l'oeil. Celui-ci sentit que la
politesse exigeait qu'il trouvât une phrase.

--Cette maison paraît fort agréable, dit-il en se tournant à demi vers
le salon vert, où les conversations s'animaient.

--Oui, oui, répondit M. de Condamin, qui s'arrêtait de temps à autre
pour avaler une petite gorgée de punch; les Rougon nous font oublier
Paris. On ne se croirait jamais à Plassans, ici. C'est le seul salon
où l'on s'amuse, parce que c'est le seul où toutes les opinions se
coudoient.. Péqueur a également des réunions fort aimables ... Ça
doit leur coûter bon, aux Rougon, et ils ne touchent pas des frais de
bureau comme Péqueur; mais ils ont mieux que ça, ils ont les poches
des contribuables.

Cette plaisanterie l'enchanta. Il posa sur la cheminée le verre vide
qu'il tenait à la main; et, se rapprochant, se penchant:

--Ce qu'il y a d'amusant, ce sont les comédies continuelles qui se
jouent. Si vous connaissiez les personnages!... Vous voyez madame
Rastoil là-bas, au milieu de ses deux filles, cette dame de
quarante-cinq ans environ, celle qui a cette tête de brebis bêlante
....Eh bien! avez-vous remarqué le battement de ses paupières, lorsque
Delangre est venu s'asseoir en face d'elle? ce monsieur qui a l'air
d'un polichinelle, ici, à gauche.... Ils se sont connus intimement, il
y a quelque dix ans. On dit qu'une des deux demoiselles est de lui,
mais on ne sait plus bien laquelle.... Le plus drôle est que Delangre,
vers la même époque, a eu de petits ennuis avec sa femme; on raconte
que sa fille est d'un peintre que tout Plassans connaît.

L'abbé Faujas avait cru devoir prendre une mine grave pour recevoir
de pareilles confidences; il fermait complètement les paupières;
il semblait ne plus entendre. M. de Condamin reprit, comme pour se
justifier:

--Si je me permets de parler ainsi de Delangre, c'est que je le
connais beaucoup. Il est diantrement fort, ce diable d'homme! Je crois
que son père était maçon. Il y a une quinzaine d'années, il plaidait
les petits procès dont les autres avocats ne voulaient pas. Madame
Rastoil l'a positivement tiré de la misère; elle lui envoyait jusqu'à
du bois l'hiver, pour qu'il eût bien chaud. C'est par elle qu'il a
gagné ses premières causes.... Remarquez que Delangre avait alors
l'habileté de ne montrer aucune opinion politique. Aussi, en 52,
lorsqu'on a cherché un maire, a-t-on immédiatement songé à lui; lui
seul pouvait accepter une pareille situation sans effrayer aucun des
trois quartiers de la ville. Depuis ce temps, tout lui a réussi. Il
a le plus bel avenir. Le malheur est qu'il ne s'entend guère avec
Péqueur; ils discutent toujours ensemble sur des bêtises.

Il s'arrêta, en voyant revenir le grand jeune homme avec lequel il
causait un instant auparavant.

--Monsieur Guillaume Porquier, dit-il en le présentant à l'abbé, le
fils du docteur Porquier.

Puis, lorsque Guillaume se fut assis, il lui demanda en ricanant:

--Eh bien! qu'avez-vous vu de beau, là, à côté?

--Rien assurément, répondit le jeune homme d'un ton plaisant. J'ai vu
les Paloque. Madame Rougon tâche toujours de les mettre derrière un
rideau, pour éviter des malheurs. Une femme grosse qui les a aperçus
un jour, sur le cours, a failli avorter.... Paloque ne quitte pas des
yeux le président Rastoil, espérant sans doute le tuer d'une peur
rentrée. Vous savez que ce monstre de Paloque compte mourir président.

Tous deux s'égayèrent. La laideur des Paloque était un sujet
d'éternelles moqueries, dans le petit monde des fonctionnaires. Le
fils Porquier continua, en baissant la voix:

--J'ai vu aussi monsieur de Bourdeu. Ne trouvez-vous pas que le
personnage a encore maigri, depuis l'élection du marquis de Lagrifoul?
Jamais Bourdeu ne se consolera de n'être plus préfet; il a mis sa
rancune d'orléaniste au service des légitimistes, dans l'espoir que
cela le mènerait droit à la Chambre, où il rattraperait la préfecture
tant regrettée... Aussi est-il horriblement blessé de ce qu'on lui a
préféré le marquis, un sot, un âne bâté, qui ne sait pas trois mots de
politique; tandis que lui, Bourdeu, est très-fort, tout à fait fort.

--Il est assommant, Bourdeu, avec sa redingote boutonnée et son
chapeau plat de doctrinaire, dit M. de Condamin en haussant les
épaules. Si on les laissait aller, ces gens-là feraient de la France
une Sorbonne d'avocats et de diplomates, où l'on s'ennuierait ferme,
je vous assure ... Ah! je voulais vous dire, Guillaume; on m'a parlé
de vous, il paraît que vous menez une jolie vie.

--Moi! s'écria le jeune homme en riant.

--Vous-même, mon brave; et remarquez que je tiens les choses de votre
père. Il est désolé, il vous accuse de jouer, de passer la nuit au
cercle et ailleurs ... Est-il vrai que vous ayez découvert un café
borgne, derrière les prisons, où vous allez, avec toute une bande de
chenapans, faire un train d'enfer? On m'a même raconté....

M. de Condamin, voyant entrer deux dames, continua tout bas à
l'oreille de Guillaume, qui faisait des signes affirmatifs, en
pouffant de rire. Celui-ci, pour ajouter sans doute quelques détails,
se pencha à son tour. Et tous deux, se rapprochant, les yeux allumés,
se régalèrent longtemps de cette anecdote, qu'on ne pouvait risquer
devant les dames.

Cependant, l'abbé Faujas était resté là. Il n'écoutait plus; il
suivait les mouvements de M. Delangre, qui s'agitait fort dans le
salon vert, prodiguant les amabilités. Ce spectacle l'absorbait au
point qu'il ne vit pas l'abbé Bourrette l'appelant de la main. L'abbé
dut venir le toucher au bras, en le priant de le suivre. Il le mena
jusque dans la pièce où l'on jouait, avec les précautions d'un homme
qui aquelque chose de délicat à dire.

--Mon ami, murmura-t-il, quand ils furent seuls dans un coin, vous
êtes excusable, c'est la première fois que vous venez ici; mais je
dois vous avertir, vous vous êtes compromis beaucoup en causant si
longtemps avec les personnes que vous quittez.

Et, comme l'abbé Faujas le regardait, très-surpris:

--Ces personnes ne sont pas bien vues.... Certes, je n'entends pas les
juger, je ne veux entrer dans aucune médisance. Par amitié pour vous,
je vous avertis, voilà tout.

Il voulait s'éloigner, mais l'autre le retint, en lui disant vivement:

--Vous m'inquiétez, cher monsieur Bourrette; expliquez-vous, je vous
en prie. Il me semble que, sans médire, vous pouvez me fournir des
éclaircissements.

--Eh bien! reprit le vieux prêtre après une hésitation, le jeune
homme, le fils du docteur Porquier, fait la désolation de son
honorable père et donne les plus mauvais exemples à la jeunesse
studieuse de Plassans. Il n'a laissé que des dettes à Paris, il met
ici la ville sens dessus dessous.... Quant à monsieur de Condamin....
Il s'arrêta de nouveau, embarrassé par les choses énormes qu'il avait
raconter; puis, baissant les paupières:

--Monsieur de Condamin est leste en paroles, et je crains qu'il n'ait
pas de sens moral. Il ne ménage personne, il scandalise toutes les
âmes honnêtes.... Enfin, je ne sais trop comment vous apprendre cela,
il aurait fait, dit-on, un mariage peu honorable. Vous voyez cette
jeune femme qui n'a pas trente ans, celle qui est si entourée. Eh
bien! il nous l'a ramenée un jour à Plassans, on ne sait trop d'où:
Dès le lendemain de son arrivée, elle était toute-puissante ici. C'est
elle qui a fait décorer son mari et le docteur Porquier. Elle a des
amis, à Paris.... Je vous en prie, ne répétez point ces choses. Madame
de Condamin est très-aimable, très-charitable. Je vais quelquefois
chez elle, je serais désolé qu'elle me crût son ennemi. Si elle a
des fautes à se faire pardonner, notre devoir, n'est-ce pas? est de
l'aider à revenir au bien. Quant au mari, entre nous, c'est un vilain
homme. Soyez froid avec lui.

L'abbé Faujas regardait le digne Bourrette dans les yeux. Il venait,
de remarquer que madame Rougon suivait de loin leur entretien, d'un
air préoccupé.

--Est-ce que ce n'est pas madame Rougon qui vous a prié de me donner
un bon avis? demanda-t-il brusquement au vieux prêtre.

--Tiens! comment savez-vous cela? s'écria celui-ci, très-étonné. Elle
m'avait prié de ne pas parler d'elle; mais, puisque vous avez deviné
... C'est une bonne personne, qui serait bien chagrine de voir un
prêtre faire mauvaise figure chez elle. Elle est malheureusement
forcée de recevoir toutes sortes de gens. L'abbé Faujas remercia, en
promettant d'être prudent. Les joueurs, autour d'eux, n'avaient pas
levé la tête. Il rentra dans le grand salon, où il se sentit de
nouveau dans un milieu hostile; il constata même plus de froideur,
plus de mépris muet. Les jupes s'écartaient sur son passage, comme
s'il avait dû les salir; les habits noirs se détournaient, avec
de légers ricanements. Lui, garda une sérénité superbe. Ayant cru
entendre prononcer avec affectation le mot de Besançon, dans le coin
de la pièce où trônait madame de Condamin, il marcha droit au groupe
formé autour d'elle; mais, à son approche, la conversation tomba net,
et tous les yeux le dévisagèrent, luisant d'une curiosité méchante. On
parlait sûrement de lui, on racontait quelque vilaine histoire. Alors,
comme il se tenait debout, derrière les demoiselles Bastoil, qui ne
l'avaient point aperçu, il entendit la plus jeune demander à l'autre:

--Qu'a-t-il donc fait, à Besançon, ce prêtre dont tout le monde parle?

--Je ne sais trop, répondit l'aînée. Je crois qu'il a failli étrangler
son curé dans une querelle. Papa dit aussi qu'il s'est mêlé d'une
grande affaire industrielle qui a mal tourné.

--Mais il est là, n'est-ce pas? dans le petit salon.... On vient de le
voir rire avec monsieur de Condamin.

--Alors, s'il rit avec monsieur de Condanin, on a raison de se méfier
de lui.

Ce bavardage des deux demoiselles mit une sueur aux tempes de l'abbé
Faujas. Il ne sourcilla pas; sa bouche s'amincit, ses joues prirent
une teinte terreuse. Maintenant, il entendait le salon entier parler
du curé qu'il avait étranglé, des affaires véreuses dont il s'était
mêlé. En face de lui, M. Delangre et le docteur Porquier restaient
sévères; M. de Bourdeu avait une moue de dédain, en causant bas
avec une dame; M. Maffre, le juge de paix, le regardait en dessous,
dévotement, le flairant de loin, avant de se décider à mordre; et,
à l'autre bout de la pièce, le ménage Paloque, les deux monstres,
allongeaient leurs visages couturés par le fiel, où s'allumait la joie
mauvaise de toutes les cruautés colportées à voix basse. L'abbé Faujas
recula lentement, en voyant madame Rastoil, debout à quelques pas,
revenir s'asseoir entre ses deux filles, comme pour les mettre sous
son aile et les protéger de son contact. Il s'accouda au piano qu'il
trouva derrière lui, il demeura là, le front haut, la face dure et
muette comme une face de Pierre. Décidément, il y avait complot, on le
traitait en paria.

Dans son immobilité, le prêtre dont les regards fouillaient le salon,
sous ses paupières à demi closes, eut un geste aussitôt réprimé. Il
venait d'apercevoir, derrière une véritable barricade de jupes, l'abbé
Fenil, allongé dans un fauteuil, souriant discrètement. Leurs yeux
s'étant rencontrés, ils se regardèrent pendant quelques secondes, de
l'air terrible de deux duellistes engageant un combat à mort. Puis, il
se fit un bruit d'étoffe, et le grand vicaire disparut de nouveau dans
les dentelles des dames.

Cependant, Félicité avait manoeuvré habilement pour s'approcher du
piano. Elle y installa l'aînée des demoiselles Rastoil, qui chantait
agréablement la romance. Puis, lorsqu'elle put parler sans être
entendue, attirant l'abbé Faujas dans l'embrasure d'une fenêtre:

--Qu'avez-vous donc fait à l'abbé Fenil? lui demanda-t-elle.

Ils continuèrent à voix très-basse. Le prêtre d'abord avait feint la
surprise; mais, lorsque madame Rougon eut murmuré quelques paroles
qu'elle accompagnait de haussements d'épaules, il parut se livrer,
il causa. Ils souriaient, tous les deux, semblaient échanger des
politesses, tandis que l'éclat de leurs yeux démentait cette banalité
jouée. Le piano se tut, et il fallut que l'aînée des demoiselles
Rastoil chantât la _Colombe du soldat_, qui avait alors un grand
succès.

--Votre début est tout à fait malheureux, murmurait Félicité; vous
vous êtes rendu impossible, je vous conseille de ne pas revenir ici de
quelque temps.... Il faut vous faire aimer, entendez-vous? Les coups
de force vous perdraient. L'abbé Faujas restait songeur.

--Vous dites que ces vilaines histoires ont dû être racontées par
l'abbé Fenil? demanda-t-il.

--Oh! il est trop fin pour se mettre ainsi en avant; il aura soufflé
ces choses dans l'oreille de ses pénitentes. Je ne sais s'il vous a
deviné, mais il a peur de vous, cela est certain; il va vous combattre
par toutes les armes imaginables.... Le pis est qu'il confesse les
personnes le plus comme il faut de la ville. C'est lui qui a fait
nommer le marquis de Lagrifoul.

--J'ai eu tort de venir à cette soirée, laissa échapper le prêtre.

Félicité pinça les lèvres. Elle reprit vivement:

--Vous avez eu tort de vous compromettre avec un homme tel que ce
Condamin. Moi, j'ai fait pour le mieux. Lorsque la personne que vous
savez m'a écrit de Paris, j'ai cru vous être utile en vous invitant.
Je m'imaginais que vous sauriez vous faire ici des amis. C'était un
premier pas. Mais, au lieu de chercher à plaire, vous lâchez tout le
monde contre vous.... Tenez, excusez ma franchise, je trouve que vous
tournez le dos au succès. Vous n'avez commis que des fautes, en allant
vous loger chez mon gendre, en vous claquemurant chez vous, en portant
une soutane qui fait la joie des gamins dans les rues.

L'abbé Faujas ne put retenir un geste d'impatience. Il se contenta de
répondre:

--Je profiterai de vos bons conseils. Seulement, ne m'aidez pas, cela
gâterait tout.

--Oui, cette tactique est prudente, dit la vieille dame. Ne rentrez
dans ce salon que triomphant.... Un dernier mot, cher monsieur. La
personne de Paris tient beaucoup à votre succès, et c'est pourquoi je
m'intéresse à vous. Eh bien! croyez-moi, ne vous faites pas terrible;
soyez aimable, plaisez aux femmes. Retenez bien ceci, plaisez aux
femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous.

L'aînée des demoiselles Rastoil achevait sa romance, en plaquant un
dernier accord. On applaudit discrètement. Madame Rougon avait quitté
l'abbé Faujas pour féliciter la chanteuse. Elle se tint ensuite
au milieu du salon, donnant des poignées de main aux invités
qui commençaient à se retirer. Il était onze heures. L'abbé fut
très-contrarié, lorsqu'il s'aperçut que le digne Bourrette avait
profité de la musique pour disparaître. Il comptait s'en aller avec
lui, ce qui devait lui ménager une sortie convenable. Maintenant, s'il
partait seul, c'était un échec absolu; on raconterait le lendemain
dans la ville qu'on l'avait jeté à la porte. Il se réfugia de nouveau
dans l'embrasure d'une fenêtre, épiant une occasion, cherchant un
moyen de faire une retraite honorable.

Cependant, le salon se vidait, il n'y avait plus que quelques dames.
Alors, il remarqua une personne fort simplement mise. C'était madame
Mouret, rajeunie par des bandeaux légèrement ondulés. Elle le surprit
beaucoup par son tranquille visage, où deux grands yeux noirs
semblaient dormir. Il ne l'avait pas aperçue de la soirée; elle était
sans doute restée dans son coin, sans bouger, contrariée de perdre
ainsi le temps, les mains sur les genoux, à ne rien faire. Comme il
l'examinait, elle se leva pour prendre congé de sa mère.

Celle-ci goûtait une de ses joies les plus aiguës, à voir le beau
monde de Plassans s'en aller avec des révérences, la remerciant de son
punch, de son salon vert, des heures agréables qu'il venait de passer
chez elle; et elle pensait qu'autrefois le beau monde lui marchait sur
la chair, selon sa rude expression, tandis que, à cette heure, les
plus riches ne trouvaient pas de sourires assez tendres pour cette
chère madame Rougon. --Ah! madame, murmurait le juge de paix Maffre,
on oublie ici la marche des heures.

--Vous seule savez recevoir, dans ce pays de loups, chuchotait la
jolie madame de Condamin.

--Nous vous attendons à dîner demain, disait M. Delangre; mais à la
fortune du pot, nous ne faisons pas de façons comme vous.

Marthe dut traverser cette ovation pour arriver près de sa mère. Elle
l'embrassa, et se retirait, lorsque Félicité la retint, cherchant
quelqu'un des yeux, autour d'elle. Puis, ayant aperçu l'abbé Faujas:

--Monsieur l'abbé, dit-elle en riant, êtes-vous un homme galant?

L'abbé s'inclina.

--Alors, ayez donc l'obligeance d'accompagner ma fille, vous qui
demeurez dans la maison; cela ne vous dérangera pas, et il y a un bout
de ruelle noire qui n'est vraiment pas rassurant.

Marthe, de son air paisible, assurait qu'elle n'était pas une petite
fille, qu'elle n'avait pas peur; mais sa mère ayant insisté, disant
qu'elle serait plus tranquille, elle accepta les bons soins de l'abbé.
Et, comme celui-ci s'en allait avec elle, Félicité, qui les avait
accompagnés jusqu'au palier, répéta à l'oreille du prêtre avec un
sourire:

--Rappelez-vous ce que j'ai dit.... Plaisez aux femmes, si vous voulez
que Plassans soit à vous.



VII


Le soir même, Mouret, qui ne dormait pas, pressa Marthe de questions,
voulant connaître les événements de la soirée. Elle répondit que
tout s'était passé comme à l'habitude, qu'elle n'avait rien remarqué
d'extraordinaire. Elle ajouta simplement que l'abbé Faujas l'avait
accompagnée, en causant avec elle de choses insignifiantes. Mouret fut
très-contrarié de ce qu'il appelait «l'indolence» de sa femme.

--On pourrait bien s'assassiner chez ta mère, dit-il en s'enfonçant la
tête dans l'oreiller d'un air furieux; ce n'est certainement pas toi
qui m'en apporterais la nouvelle.

Le lendemain, lorsqu'il rentra pour le dîner, il cria à Marthe, du
plus loin qu'il l'aperçut:

--Je le savais bien, tu as des yeux pour ne pas voir, ma bonne ... Ah!
que je te reconnais là! Rester la soirée entière dans un salon, sans
seulement te douter de ce qu'on a dit et fait autour de toi!... Mais
toute la ville en cause, entends-tu! Je n'ai pu faire un pas sans
rencontrer quelqu'un qui m'en parlât.

--De quoi donc, mon ami? demanda Marthe étonnée.

--Du beau succès de l'abbé Faujas, pardieu! On l'a mis à la porte du
salon vert.

--Mais non, je t'assure; je n'ai rien vu de semblable.

--Eh! je te l'ai dit, tu ne vois rien!... Sais-tu ce qu'il a fait à
Besançon, l'abbé? Il a étranglé un curé ou il a commis des faux. On ne
peut pas affirmer au juste ... N'importe, il paraît qu'on l'a joliment
arrangé. Il était vert. C'est un homme fini.

Marthe avait baissé la tête, laissant son mari triompher de l'échec du
prêtre. Mouret était enchanté.

--Je garde ma première idée, continua-t-il; ta mère doit manigancer
quelque chose avec lui. On m'a raconté qu'elle s'était montrée
très-aimable. C'est elle, n'est-ce pas, qui a prié l'abbé de
t'accompagner? Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela?

Elle haussa doucement les épaules, sans répondre.

--Tu es étonnante, vraiment! s'écria-t-il. Tous ces détails-là ont
beaucoup d'importance .... Ainsi, madame Paloque, que je viens de
rencontrer, m'a dit qu'elle était restée avec plusieurs dames, pour
voir comment l'abbé sortirait. Ta mère s'est servie de toi pour
protéger la retraite du calottin, tu ne comprends donc pas!... Voyons,
tâche de te souvenir; que t'a-t-il dit, en te ramenant ici?

Il s'était assis devant sa femme, il la tenait sous l'interrogation
aiguë de ses petits yeux.

--Mon Dieu, répondit-elle patiemment, il m'a dit des choses sans
importance, des choses comme tout le monde peut en dire ... Il a parlé
du froid, qui était très-vif; de la tranquillité de la ville pendant
la nuit; puis, je crois, de l'agréable soirée qu'il venait de passer.

--Ah! le tartufe!... Et il ne t'a pas questionnée sur ta mère, sur les
gens qu'elle reçoit?

--Non. D'ailleurs, le chemin n'est pas long, de la rue de la Banne
ici; nous n'avons pas mis trois minutes. Il marchait à côté de moi,
sans me donner le bras; il faisait de si grandes enjambées, que
j'étais presque forcée de courir ... Je ne sais ce qu'on a, à
s'acharner ainsi après lui. Il n'a pas l'air heureux. Il grelottait,
le pauvre homme, dans sa vieille soutane.

Mouret n'était pas méchant.

--Ça, c'est vrai, murmura-t-il; il ne doit pas avoir chaud, depuis
qu'il gèle.

--Puis, continua Marthe, nous n'avons pas à nous plaindre de lui: il
paye exactement, il ne fait pas de tapage.... Où trouverais-tu un
aussi bon locataire?

--Nulle part, je le sais.... Ce que j'en disais, tout à l'heure,
c'était pour te montrer combien peu tu fais attention, quand tu vas
quelque part. Autrement, je connais trop la clique que ta mère reçoit,
pour m'arrêter à ce qui sort du fameux salon vert. Toujours des
cancans, des menteries, des histoires bonnes à faire battre les
montagnes. L'abbé n'a sans doute étranglé personne, pas plus qu'il ne
doit avoir fait banqueroute.... Je le disais à madame Paloque: «Avant
de déshabiller les autres, on ferait bien de laver son propre linge
sale.» Tant mieux, si elle a pris cela pour elle!

Mouret mentait, il n'avait pas dit cela à madame Paloque. Mais la
douceur de Marthe lui faisait quelque honte de la joie qu'il venait de
témoigner, au sujet des malheurs de l'abbé. Les jours suivants, il se
mit nettement du côté du prêtre. Ayant rencontré plusieurs personnages
qu'il détestait, M. de Bourdeu, M. Delangre, le docteur Porquier, leur
fit un magnifique éloge de l'abbé Faujas, pour ne pas dire comme eux,
pour les contrarier et les étonner. C'était, à l'entendre, un homme
tout à fait remarquable, d'un grand courage, d'une grande simplicité
dans la pauvreté. Il fallait qu'il y eût vraiment des gens bien
méchants. Et il glissait des allusions sur les personnes que
recevaient les Rougon, un tas d'hypocrites, de cafards, de sots
vaniteux, qui craignaient l'éclat de la véritable vertu. Au bout de
quelque temps, il avait fait absolument sienne la querelle de l'abbé,
il se servait de lui pour assommer la bande des Rastoil et la bande de
la sous-préfecture.

--Si cela n'est pas pitoyable! disait-il parfois à sa femme, oubliant
que Marthe avait entendu un autre langage dans sa bouche; voir des
gens qui ont volé leur fortune on ne sait où, s'acharner ainsi après
un pauvre homme qui n'a pas seulement vingt francs pour s'acheter une
charretée de bois!... Non, vois-tu, ces choses-là me révoltent. Moi,
que diable! je puis me porter garant pour lui. Je sais ce qu'il fait,
je sais comment il est, puisqu'il habite chez moi. Aussi je ne leur
mâche pas la vérité, je les traite comme ils le méritent, lorsque je
les rencontre.... Et je ne m'en tiendrai pas là. Je veux que l'abbé
devienne mon ami. Je veux le promener à mon bras, sur le cours, pour
montrer que je ne crains pas d'être vu avec lui, tout honnête homme
et tout riche que je suis.... D'abord, je te recommande d'être
très-aimable pour ces pauvres gens.

Marthe souriait discrètement. Elle était heureuse des bonnes
dispositions de son mari à l'égard de leurs locataires. Rose reçut
l'ordre de se montrer complaisante. Le matin, quand il pleuvait, elle
pouvait s'offrir pour faire les commissions de madame Faujas. Mais
celle-ci refusa toujours l'aide de la cuisinière. Cependant, elle
n'avait plus la raideur muette des premiers temps. Un matin, ayant
rencontré Marthe, qui descendait du grenier où l'on conservait les
fruits, elle causa un instant, elle s'humanisa même jusqu'à accepter
deux superbes poires. Ce furent ces deux poires qui devinrent
l'occasion d'une liaison plus étroite.

L'abbé Faujas, de son côté, ne filait plus si rapidement le long de la
rampe. Le frôlement de sa soutane sur les marches avertissait Mouret,
qui, presque chaque jour maintenant, se trouvait au bas de l'escalier,
heureux de faire, comme il le disait, un bout de chemin avec lui.
Il l'avait remercié du petit service rendu à sa femme, tout en le
questionnant habilement pour savoir s'il retournerait chez les Rougon.
L'abbé s'était mis à sourire; il avouait sans embarras ne pas être
fait pour le monde. Mouret fut charmé; s'imaginant entrer pour quelque
chose dans la détermination de son locataire. Alors, il rêva de
l'enlever complètement au salon vert, de le garder pour lui. Aussi,
le soir où Marthe lui raconta que madame Faujas avait accepté deux
poires, vit-il là une heureuse circonstance qui allait faciliter ses
projets.

--Est-ce que réellement ils n'allument pas de feu, au second, par le
froid qu'il fait? demanda-t-il devant Rose.

--Dame! monsieur, répondit la cuisinière, qui comprit que la question
s'adressait à elle, ça serait difficile, puisque je n'ai jamais vu
apporter le moindre fagot. A moins qu'ils ne brûlent leurs quatre
chaises ou que madame Faujas ne monte du bois dans son panier.

--Vous avez tort de rire, Rose, dit Marthe. Ces malheureux doivent
grelotter, dans ces grandes chambres.

--Je crois bien, reprit Mouret: il y a eu dix degrés, la nuit
dernière, et l'on craint pour les oliviers. Notre pot à eau a gelé, en
haut.... Ici, la pièce est petite; on a chaud tout de suite.

En effet, la salle à manger était soigneusement garnie de bourrelets,
de façon que pas un souffle d'air ne passait par les fentes des
boiseries. Un grand poêle de faïence entretenait là une chaleur de
baignoire. L'hiver, les enfants lisaient ou jouaient autour de la
table; tandis que Mouret, en attendant l'heure du coucher, forçait sa
femme à faire un piquet, ce qui était un véritable supplice pour elle.
Longtemps elle avait refusé de toucher aux cartes, disant qu'elle ne
savait aucun jeu; mais il lui avait appris le piquet, et dès lors elle
s'était résignée.

--Tu ne sais pas, continua-t-il, il faut inviter les Faujas à venir
passer la soirée ici. Comme cela, ils se chaufferont au moins pendant
deux ou trois heures. Puis, ça nous fera une compagnie, nous nous
ennuierons moins.... Invite-les, toi; ils n'oseront pas refuser.

Le lendemain, Marthe, ayant rencontré madame Faujas dans le vestibule,
fit l'invitation. La vieille dame accepta sur-le-champ, au nom de son
fils, sans le moindre embarras.

--C'est bien étonnant qu'elle n'ait pas fait de grimaces, dit Mouret.
Je croyais qu'il aurait fallu les prier davantage. L'abbé commence à
comprendre qu'il a tort de vivre en loup.

Le soir, Mouret voulut que la table fût desservie de bonne heure. Il
avait sorti une bouteille de vin cuit et fait acheter une assiettée de
petits gâteaux. Bien qu'il ne fût pas large, il tenait à montrer qu'il
n'y avait pas que les Rougon qui sussent faire les choses. Les gens du
second descendirent, vers huit heures. L'abbé Faujas avait une soutane
neuve. Cela surprit Mouret si fort, qu'il ne put que balbutier
quelques mots, en réponse aux compliments du prêtre.

--Vraiment, monsieur l'abbé; tout l'honneur est pour nous.... Voyons,
mes enfants, donnez donc des chaises.

On s'assit autour de la table. Il faisait trop chaud, Mouret ayant
bourré le poêle outre mesure, pour prouver qu'il ne regardait pas
à une bûche de plus. L'abbé Faujas se montra très-doux; il caressa
Désirée, interrogea les deux garçons sur leurs études. Marthe,
qui tricotait des bas, levait par instants les yeux, étonnée des
inflexions souples de cette voix étrangère, qu'elle n'était pas
habituée à entendre dans la paix lourde de la salle à manger. Elle
regardait en face le visage fort du prêtre, ses traits carrés; puis,
elle baissait de nouveau la tête, sans chercher à cacher l'intérêt
qu'elle prenait à cet homme si robuste et si tendre, qu'elle savait
très-pauvre. Mouret, maladroitement dévorait la soutane neuve du
regard; il ne put s'empêcher de dire avec un rire sournois:

--Monsieur l'abbé, vous avez eu tort de faire toilette pour venir ici.
Nous sommes sans façon, vous le savez bien.

Marthe rougit. Mais le prêtre raconta gaiement qu'il avait acheté
cette soutane dans la journée. Il la gardait pour faire plaisir à sa
mère, qui le trouvait plus beau qu'un roi, ainsi vêtu de neuf.

--N'est-ce pas, mère?

Madame Faujas fit un signe affirmatif, sans quitter son fils des yeux.
Elle s'était assise en face de lui, elle le regardait sous la clarté
crue de la lampe, d'un air d'extase.

Puis, on causa de toutes sortes de choses. Il semblait que l'abbé
Faujas eût perdu sa froideur triste. Il restait grave, mais d'une
gravité obligeante, pleine de bonhomie. Il écouta Mouret, lui répondit
sur les sujets les plus insignifiants, parut s'intéresser à ses
commérages. Celui-ci en était venu à lui expliquer la façon dont il
vivait:

--Ainsi, finit-il par dire, nous passons la soirée comme vous le voyez
là; jamais plus d'embarras. Nous n'invitons personne, parce qu'on est
toujours mieux en famille. Chaque soir, je fais un piquet avec ma
femme. C'est une vieille habitude, j'aurais de la peine à m'endormir
autrement.

--Mais nous ne voulons pas vous déranger, s'écria l'abbé Faujas. Je
vous prie en grâce de ne pas vous gêner pour nous.

--Non, non, que diable! je ne suis pas un maniaque; je n'en mourrai
pas, pour une fois.

Le prêtre insista. Voyant que Marthe se défendait avec plus de
vivacité encore que son mari, il se tourna vers sa mère, qui restait
silencieuse, les deux mains croisées devant elle.

--Mère, lui dit-il, faites donc un piquet avec monsieur Mouret. Elle
le regarda attentivement dans les yeux. Mouret continuait à s'agiter,
refusant, déclarant qu'il ne voulait pas troubler la soirée; mais,
quand le prêtre lui eut dit que sa mère était d'une jolie force, il
faiblit, il murmura:

--Vraiment?... Alors, si madame le veut absolument, si cela ne
contrarie personne....

--Allons, mère, faites une partie, répéta l'abbé Faujas d'une voix
plus nette.

--Certainement, répondit-elle enfin, ça me fera plaisir.... Seulement,
il faut que je change de place.

--Pardieu! ce n'est pas difficile, reprit Mouret enchanté. Vous allez
changer de place avec votre fils.... Monsieur l'abbé, ayez donc
l'obligeance de vous mettre à côté de ma femme; madame va s'asseoir
là, à côté de moi.... Vous voyez, c'est parfait, maintenant.

Le prêtre, qui s'était d'abord assis en face de Marthe, de l'autre
côté de la table, se trouva ainsi poussé auprès d'elle. Ils furent
même comme isolés à un bout, les joueurs ayant rapproché leurs chaises
pour engager la lutte. Octave et Serge venaient de monter dans leur
chambre. Désirée, comme à son habitude, dormait sur la table. Quand
dix heures sonnèrent, Mouret, qui avait perdu une première partie, ne
voulut absolument pas aller se coucher; il exigea une revanche. Madame
Faujas consulta son fils d'un regard; puis, de son air tranquille,
elle se mit à battre les cartes. Cependant, l'abbé échangeait à
peine quelques mots avec Marthe. Ce premier soir, il parla de choses
indifférentes, du ménage, du prix des vivres à Plassans, des soucis
que les enfants causent. Marthe répondait obligeamment, levant de
temps à autre son regard clair, donnant à la conversation un peu de sa
lenteur sage.

Il était près d'onze heures, lorsque Mouret jeta ses cartes avec
quelque dépit.

--Allons, j'ai encore perdu, dit-il. Je n'ai pas eu une belle carte
de la soirée. Demain, j'aurai peut-être plus de chance.... A demain,
n'est-ce pas, madame?

Et comme l'abbé Faujas s'excusait, disant qu'ils ne voulaient pas
abuser, qu'ils ne pouvaient les déranger ainsi chaque soir:

--Mais vous ne nous dérangez pas! s'écria-t-il; vous nous faites
plaisir.... D'ailleurs, que diable! je perds, madame ne peut me
refuser une partie.

Quand ils eurent accepté et qu'ils furent remontés, Mouret bougonna,
se défendit d'avoir perdu. Il était furieux.

--La vieille est moins forte que moi, j'en suis sûr, dit-il à sa
femme. Seulement elle a des yeux! C'est à croire qu'elle triche, ma
parole d'honneur!... Demain, il faudra voir.

Dès lors, chaque jour, régulièrement, les Faujas descendirent passer
la soirée avec les Mouret. Il s'était engagé une bataille formidable
entre la vieille dame et son propriétaire. Elle semblait se jouer de
lui, le laisser gagner juste assez pour ne pas le décourager; ce qui
l'entretenait dans une rage sourde, d'autant plus qu'il se piquait de
jouer fort joliment le piquet. Lui, rêvait de la battre pendant des
semaines entières, sans lui laisser prendre une partie. Elle, gardait
un sang-froid merveilleux; son visage carré de paysanne restait
muet, ses grosses mains abattaient les cartes avec une force et une
régularité de machine. Dès huit heures, ils s'asseyaient tous deux à
leur bout de table, s'enfonçant dans leur jeu, ne bougeant plus.

A l'autre bout, aux deux côtés du poêle, l'abbé Faujas et Marthe
étaient comme seuls. L'abbé avait un mépris d'homme et de prêtre pour
la femme; il l'écartait, ainsi qu'un obstacle honteux, indigne des
forts. Malgré lui, ce mépris perçait souvent dans une parole plus
rude. Et Marthe, alors, prise d'une anxiété étrange, levait les yeux,
avec une de ces peurs brusques qui font regarder derrière soi si
quelque ennemi caché ne va pas lever le bras. D'autres fois, au milieu
d'un rire, elle s'arrêtait brusquement, en apercevant sa soutane; elle
s'arrêtait, embarrassée, étonnée de parler ainsi avec un homme qui
n'était pas comme les autres. L'intimité fut longue à s'établir entre
eux.

Jamais l'abbé Faujas n'interrogea nettement Marthe sur son mari, ses
enfants, sa maison. Peu à peu, il n'en pénétra pas moins dans les plus
minces détails de leur histoire et de leur existence actuelle. Chaque
soir, pendant que Mouret et madame Faujas se battaient rageusement, il
apprenait quelque fait nouveau. Une fois, il fit la remarque que les
deux époux se ressemblaient étonnamment.

--Oui, répondit Marthe avec un sourire; quand nous avions vingt ans,
on nous prenait pour le frère et la soeur. C'est même un peu ce qui a
décidé notre mariage; on plaisantait, on nous mettait toujours à côté
l'un de l'autre, on nous disait que nous ferions un joli couple. La
ressemblance était si frappante, que le digne monsieur Compan, qui
pourtant nous connaissait, hésitait à nous marier.

--Mais vous êtes cousin et cousine? demanda le prêtre.

--En effet, dit-elle en rougissant légèrement, mon mari est un
Macquart, moi je suis une Rougon.

Elle se tut un instant, gênée, devinant que le prêtre connaissait
l'histoire de sa famille, célèbre à Plassans. Les Macquart étaient une
branche bâtarde des Rougon.

--Le plus singulier, reprit-elle pour cacher son embarras, c'est que
nous ressemblons tous les deux à notre grand'mère. La mère de mon mari
lui a transmis cette ressemblance, tandis que, chez moi, elle s'est
reproduite à distance. On dirait qu'elle a sauté par-dessus mon père.

Alors l'abbé cita un exemple semblable dans sa famille. Il avait une
soeur qui était, paraissait-il, le vivant portrait du grand-père de sa
mère. La ressemblance, dans ce cas, avait sauté deux générations,
Et sa soeur rappelait en tout le bon-homme par son caractère, les
habitudes, jusqu'aux gestes et au son de la voix.

--C'est comme moi, dit Marthe, j'entendais dire, quand j'étais petite:
«C'est tante Dide tout craché.» La pauvre femme est aujourd'hui aux
Tulettes; elle n'avait jamais eu la tête bien forte.... Avec l'âge, je
suis devenue tout à fait calme, je me suis mieux portée; mais, je me
souviens, à vingt ans, je n'était guère solide, j'avais des vertiges,
des idées baroques. Tenez, je ris encore, quand je pense quelle
étrange gamine je faisais.

--Et votre mari?

--Oh! lui tient de son père, un ouvrier chapelier, une nature sage et
méthodique.... Nous nous ressemblions de visage; mais pour le dedans,
c'était autre chose.... A la longue, nous sommes devenus tout à
fait semblables. Nous étions si tranquilles, dans nos magasins de
Marseille! J'ai passé là quinze années qui m'ont appris à être
heureuse, chez moi, au milieu de mes enfants.

L'abbé Faujas, chaque fois qu'il la mettait sur ce sujet, sentait en
elle une légère amertume. Elle était certainement heureuse, comme elle
le disait; mais il croyait deviner d'anciens combats dans cette nature
nerveuse, apaisée aux approches de la quarantaine. Et il s'imaginait
ce drame, cette femme et ce mari, parents de visage, que toutes leurs
connaissances jugeaient faits l'un pour l'autre, tandis que, au fond
de leur être, le levain de la bâtardise, la querelle des sangs mêlés
et toujours révoltés, irritaient l'antagonisme de deux tempéraments
différents. Puis, il s'expliquait les détentes fatales d'une vie
réglée, l'usure des caractères par les soucis quotidiens du commerce,
l'assoupissement de ces deux natures dans cette fortune gagnée en
quinze années, mangée modestement au fond d'un quartier désert de
petite ville. Aujourd'hui, bien qu'ils fussent encore jeunes tous
les deux, il ne semblait plus y avoir en eux que des cendres. L'abbé
essaya habilement de savoir si Marthe était résignée. Il la trouvait
très-raisonnable.

--Non, disait-elle, je me plais chez moi; mes enfants me suffisent.
Je n'ai jamais été très-gaie. Je m'ennuyais un peu, voilà tout; il
m'aurait fallu une occupation d'esprit que je n'ai pas trouvée ...
Mais à quoi bon? Je me serais peut-être cassé la tête. Je ne pouvais
seulement pas lire un roman, sans avoir des migraines affreuses;
pendant trois nuits, tous les personnages me dansaient dans la
cervelle.... Il n'y a que la couture qui ne m'a jamais fatiguée. Je
reste chez moi, pour éviter tous ces bruits du dehors, ces commérages,
ces niaiseries qui me fatiguent.

Elle s'arrêtait parfois, regardait Désirée endormie sur la table,
souriant dans son sommeil de son sourire d'innocente.

--Pauvre enfant! murmurait-elle, elle ne peut pas même coudre, elle a
des vertiges tout de suite.... Elle n'aime que les bêtes. Quand elle
va passer un mois chez sa nourrice, elle vit dans la basse-cour, et
elle me revient les joues roses, toute bien portante.

Et elle reparlait souvent des Tulettes, avec une peur sourde de la
folie. L'abbé Faujas sentit ainsi un étrange effarement, au fond de
cette maison si paisible. Marthe aimait certainement son mari d'une
bonne amitié; seulement, il entrait dans son affection une crainte des
plaisanteries de Mouret, de ses taquineries continuelles. Elle était
aussi blessée de son égoïsme, de l'abandon où il la laissait; elle lui
gardait une vague rancune de la paix qu'il avait faite autour d'elle,
de ce bonheur dont elle se disait heureuse. Quand elle parlait de son
mari, elle répétait:

--Il est très-bon pour nous.... Vous devez l'entendre crier
quelquefois; c'est qu'il aime l'ordre en toutes choses, voyez-vous,
jusqu'à en être ridicule, souvent; il se fâcha pour un pot de fleurs
dérangé dans le jardin, pour un jouet qui traîne sur le parquet ...
Autrement, il a bien raison de n'en faire qu'à sa tête. Je sais qu'on
lui en veut, parce qu'il a amassé quelque argent, et qu'il continue
à faire, de temps à autre, de bons coups, tout en se moquant des
bavardages.... On le plaisante aussi à cause de moi. On dit qu'il
est avare, qu'il me tient à la maison, qu'il me refuse jusqu'à des
bottines. Ce n'est pas vrai. Je suis absolument libre. Sans doute, il
préfère me trouver ici, quand il rentre, au lieu de me savoir toujours
par les rues, à me promener ou à rendre des visites. D'ailleurs, il
connaît mes goûts. Qu'irais-je chercher au dehors?

Lorsqu'elle défendait Mouret contre les bavardages de Plassans, elle
mettait dans ses paroles une vivacité soudaine, comme si elle avait eu
le besoin de le défendre également contre des accusations secrètes qui
montaient d'elle-même; et elle revenait avec une inquiétude nerveuse à
cette vie du dehors. Elle semblait se réfugier dans l'étroite salle
à manger, dans le vieux jardin aux grands buis, prise de la peur de
l'inconnu, doutant de ses forces, redoutant quelque catastrophe. Puis,
elle souriait de cette épouvante d'enfant; elle haussait les épaules,
se remettait lentement à tricoter son bas ou à raccommoder quelque
vieille chemise. Alors, l'abbé Faujas n'avait plus devant lui qu'une
bourgeoise froide, au teint reposé, aux yeux pâles, qui mettait dans
la maison une odeur de linge frais et de bouquet cueilli à l'ombre.

Deux mois se passèrent ainsi. L'abbé Faujas et sa mère étaient entrés
dans les habitudes des Mouret. Le soir, chacun avait sa place marquée
autour de la table; la lampe était à la même place, les mêmes mots
des joueurs tombaient dans les mêmes silences, dans les mêmes paroles
adoucies du prêtre et de Marthe. Mouret, lorsque madame Faujas ne
l'avait pas trop brutalement battu, trouvait ses locataires «des gens
très comme il faut» Toute sa curiosité de bourgeois inoccupé s'était
calmée dans le souci des parties de la soirée; il n'épiait plus
l'abbé, disant que maintenant il le connaissait bien, qu'il le tenait
pour un brave homme.

--Eh! laissez-moi donc tranquille! criait-il à ceux qui attaquaient
l'abbé Faujas devant lui. Vous faites un tas d'histoires, vous allez
chercher midi à quatorze heures, lorsqu'il est si aisé d'expliquer les
choses simplement.... Que diable! je le sais sur le bout du doigt. Il
me fait l'amitié de venir passer toutes ses soirées avec nous....
Ah! ce n'est pas un homme qui se prodigue, je comprends qu'on lui en
veuille et qu'on l'accuse de fierté.

Mouret jouissait d'être le seul dans Plassans qui pût se vanter de
connaître l'abbé Faujas; il abusait même un peu de cet avantage.
Chaque fois qu'il rencontrait madame Rougon, il triomphait, il lui
donnait à entendre qu'il lui avait volé son invité. Celle-ci se
contentait de sourire finement. Avec ses intimes, Mouret poussait les
confidences plus loin: il murmurait que ces diables de prêtres
ne peuvent rien faire de la même façon que les autres hommes; il
racontait alors des petits détails, la façon dont l'abbé buvait, dont
il parlait aux femmes, dont il tenait les genoux écartés sans jamais
croiser les jambes; légères anecdotes où il mettait son effarement
inquiet de libre-penseur en face de cette mystérieuse soutane tombant
jusqu'aux talons de son hôte.

Les soirées se succédant, on était arrivé aux premiers jours de
février. Dans leur tête-à-tête, il semblait que l'abbé Faujas évitât
soigneusement de causer religion avec Marthe. Elle lui avait dit une
fois, presque gaiement:

--Non, monsieur l'abbé, je ne suis pas dévote, je ne vais pas souvent
à l'église.... Que voulez-vous? À Marseille, j'étais toujours
très-occupée; maintenant, j'ai la paresse de sortir. Puis, je dois
vous l'avouer, je n'ai pas été élevée dans des idées religieuses. Ma
mère disait que le bon Dieu venait chez nous.

Le prêtre s'était incliné sans répondre, voulant faire entendre par
là qu'il préférait ne pas causer de ces choses, en de telles
circonstances. Cepandant, un soir, il traça le tableau du secours
inespéré que les âmes souffrantes trouvent dans la religion. Il était
question d'une pauvre femme que des revers de toute sorte venaient de
conduire au suicide.

--Elle a eu tort de désespérer, dit le prêtre de sa voix profonde.
Elle ignorait sans doute les consolations de la prière. J'en ai vu
souvent venir à nous, pleurantes, brisées, et elles s'en allaient avec
une résignation vainement cherchée ailleurs, une joie de vivre. C'est
qu'elles s'étaient agenouillées, qu'elles avaient goûté le bonheur de
s'humilier dans un coin perdu de l'église. Elles revenaient, elles
oubliaient tout, elles étaient à Dieu.

Marthe avait écouté d'un air rêveur ces paroles, dont les derniers
mots s'alanguirent sur un ton de félicité extra-humaine.

--Oui, ce doit être un bonheur, murmura-t-elle comme se parlant à
elle-même; j'y ai songé parfois, mais j'ai toujours eu peur.

L'abbé ne touchait que très-rarement à de tels sujets; au contraire,
il parlait souvent charité. Marthe était très-bonne; les larmes
montaient à ses yeux, au récit de la moindre infortune. Lui,
paraissait se plaire, à la voir ainsi frisonnante de pitié; il avait
chaque soir quelque nouvelle histoire touchante, il la brisait d'une
compassion continue qui la faisait s'abandonner. Elle laissait tomber
son ouvrage, joignait les mains, la face toute douloureuse, le
regardant, pendant qu'il entrait dans des détails navrants sur les
gens qui meurent de faim, sur les malheureux que la misère pousse aux
méchantes actions. Alors elle lui appartenait, il aurait fait d'elle
ce qu'il aurait voulu. Et souvent, à l'autre bout de la salle, une
querelle éclatait, entre Mouret et madame Faujas, sur un quatorze de
rois annoncé à tort ou sur une carte reprise dans un écart.

Ce fut vers le milieu de février qu'une déplorable aventure vint
consterner Plassans. On découvrit qu'une bande de toutes jeunes
filles, presque des enfants, avaient glissé à la débauche en
galopinant dans les rues; et l'affaire n'était pas seulement entre
gamins du même âge, on disait que des personnages bien posés allaient
se trouver compromis. Pendant huit jours, Marthe fut très-frappée de
cette histoire, qui faisait un bruit énorme; elle connaissait une des
malheureuses, une blondine qu'elle avait souvent caressée et qui était
la nièce de sa cuisinière Rose; elle ne pouvait plus penser à cette
pauvre petite, disait-elle, sans avoir un frisson par tout le corps.

--Il est fâcheux, lui dit un soir l'abbé Faujas, qu'il n'y ait pas
à Plassans une maison pieuse, sur le modèle de celle qui existe à
Besançon.

Et pressé de questions par Marthe, il lui dit ce qu'était cette
maison pieuse. Il s'agissait d'une sorte de crèche pour les filles
d'ouvriers, pour celles qui ont de huit à quinze ans, et que les
parents sont obligés de laisser seules au logis, en se rendant à leur
ouvrage. On les occupait, dans la journée, à des travaux de couture;
puis, le soir, on les rendait aux parents, lorsque ceux-ci rentraient
chez eux. De cette façon, les pauvres enfants grandissaient loin
du vice, au milieu des meilleurs exemples. Marthe trouva l'idée
généreuse. Peu à peu, elle en fut envahie au point qu'elle ne parlait
plus que de la nécessité de créer à Plassans une maison semblable.

--On la placerait sous le patronage de la Vierge, insinuait l'abbé
Faujas. Mais que de difficultés à vaincre! Vous ne savez pas les
peines que coûte la moindre bonne oeuvre. Il faudrait, pour conduire à
bien une telle oeuvre, un coeur maternel, chaud, tout dévoué.

Marthe baissait la tête, regardait Désirée endormie à son côté,
sentait des larmes au bord de ses paupières. Elle s'informait des
démarches à faire, des frais d'établissement, des dépenses annuelles.

--Voulez-vous m'aider? demanda-t-elle un soir brusquement au prêtre.

L'abbé Faujas, gravement, lui prit une main, qu'il garda un instant
dans la sienne, en murmurant qu'elle avait une des plus belles
âmes qu'il eût encore rencontrées. Il acceptait, mais il comptait
absolument sur elle; lui, pouvait bien peu. C'était elle qui
trouverait dans la ville des dames pour former un comité, qui
réunirait les souscriptions, qui se chargerait, en un mot, des détails
si délicats, si laborieux d'un appel à la charité publique. Et il lui
donna un rendez-vous, dès le lendemain, à Saint-Saturnin, pour la
mettre en rapport avec l'architecte du diocèse, qui pourrait, beaucoup
mieux que lui, la renseigner sur les dépenses.

Ce soir-là, en se couchant, Mouret était fort gai. Il n'avait pas
laissé prendre une partie à madame Faujas.

--Tu as l'air tout heureux, ma bonne, dit-il à sa femme. Hein! tu
as vu comme je lui ai flanqué sa quinte par terre? Elle en était
retournée, la vieille!

Et, comme Marthe sortait d'une armoire une robe de soie, il lui
demanda avec surprise si elle comptait sortir le lendemain. Il n'avait
rien entendu, en bas.

--Oui, répondit-elle, j'ai des courses; j'ai un rendez-vous à
l'église, avec l'abbé Faujas, pour des choses que je te dirai.

Il resta planté devant elle, stupéfait, la regardant, pour voir si
elle ne se moquait pas du lui. Puis, sans se fâcher, de son air
goguenard:

--Tiens, tiens, murmura-t-il, je n'avais pas vu ça. Voilà que tu
donnes dans la calotte, maintenant.



VIII


Marthe, le lendemain, alla d'abord chez sa mère. Elle lui expliqua la
bonne oeuvre dont elle rêvait. Comme la vieille dame hochait la tête
en souriant, elle se fâcha presque; elle lui fit entendre qu'elle
avait peu de charité.

--C'est une idée de l'abbé Faujas, ça, dit brusquement Félicité.

--En effet, murmura Marthe, surprise: nous en avons longuement causé
ensemble. Comment le savez-vous?

Madame Rougon eut un léger haussement d'épaules, sans répondre plus
nettement. Elle reprit avec vivacité:

--Eh bien, ma chérie, tu as raison! il faut t'occuper, et ce que tu as
trouvé là est très-bien. Ça me chagrine vraiment de te voir toujours
enfermée dans cette maison retirée, qui sent la mort. Seulement, ne
compte pas sur moi, je ne veux être pour rien dans ton affaire. On
dirait que c'est moi qui fais tout, que nous nous sommes entendues
pour imposer nos idées à la ville. Je désire, au contraire, que
tu aies tout le bénéfice de ta bonne pensée. Je t'aiderai de mes
conseils, si tu y consens, mais pas davantage.

--J'avais pourtant compté sur vous pour faire partie du comité
fondateur, dit Marthe, que la pensée d'être seule, dans une si grosse
aventure, effrayait un peu.

--Non, non, ma présence gâterait les choses, je t'assure. Dis au
contraire bien haut que je ne puis être du comité, que je t'ai refusé,
en prétextant des occupations. Laisse entendre même que je n'ai pas
foi dans ton projet.... Cela décidera ces dames, tu verras.... Elles
seront enchantées d'être d'une bonne oeuvre dont je ne serai pas. Vois
madame Rastoil, madame de Condamin, madame Delangre; vois également
madame Paloque, mais la dernière; elle sera flattée, elle te servira
plus que toutes les autres.... Et si tu te trouvais embarrassée, viens
me consulter.

Elle reconduisit sa fille jusque sur l'escalier. Puis, la regardant en
face, avec son sourire pointu de vieille:

--Il se porte bien, ce cher abbé? demanda-t-elle.

--Très-bien, répondit Marthe tranquillement. Je vais à Saint-Saturnin,
où je dois voir l'architecte du diocèse.

Marthe et le prêtre avaient pensé que les choses étaient encore
trop en l'air pour déranger l'architecte. Ils comptaient se ménager
simplement une rencontre avec ce dernier, qui se rendait chaque jour
à Saint-Saturnin, où l'on réparait justement une chapelle. Ils
pourraient l'y consulter comme par hasard. Marthe, ayant traversé
l'église, aperçut l'abbé Faujas et M. Lieutaud, causant sur un
échafaudage, d'où ils se hâtèrent de descendre. Une des épaules de
l'abbé était toute blanche de plâtre; il s'intéressait aux travaux.

A cette heure de l'après-midi, il n'y avait pas une dévote, la nef et
les bas-côtés étaient déserts, encombrés d'une débandade de chaises
que deux bedeaux rangeaient bruyamment. Des maçons s'appelaient du
haut des échelles, au milieu d'un bruit de truelles grattant les
murs. Saint-Saturnin n'avait rien de religieux, si bien que Marthe
ne s'était pas même signée. Elle s'assit devant la chapelle en
réparation, entre l'abbé Faujas et M. Lieutaud, comme elle l'aurait
fait dans le cabinet de travail de celui-ci, si elle était allée
prendre son avis chez lui.

L'entretien dura une bonne demi-heure. L'architecte se montra
très-complaisant; son opinion fut qu'il ne fallait pas bâtir un local
pour l'oeuvre de la Vierge, ainsi que l'abbé appelait l'établissement
projeté. Cela reviendrait bien trop cher. Il était préférable
d'acheter une bâtisse toute faite, qu'on approprierait aux besoins de
l'oeuvre. Et il indiqua même, dans le faubourg, un ancien pensionnat,
où s'était ensuite établi un marchand de fourrages, et qui était
à vendre. Avec quelques milliers de francs, il se faisait fort
de transformer complètement cette ruine; il promettait même des
merveilles, une entrée élégante, de vastes salles, une cour plantée
d'arbres. Peu à peu, Marthe et le prêtre avaient élevé la voix, ils
discutaient les détails sous la voûte sonore de la nef, tandis que
M. Lieutaud, du bout de sa canne, égratignait les dalles, pour leur
donner une idée de la façade.

--Alors, c'est convenu, monsieur, dit Marthe en prenant congé de
l'architecte; vous ferez un petit devis, de façon que nous sachions
à quoi nous en tenir.... Et veuillez nous garder le secret, n'est-ce
pas?

L'abbé Faujas voulut l'accompagner jusqu'à la petite porte de
l'église. Comme ils passaient ensemble devant le maître-autel, et
qu'elle continuait à s'entretenir vivement avec lui, elle fut toute
surprise de ne plus le trouver à son côté; elle le chercha, elle
l'aperçut, plié en deux, en face de la grande croix cachée dans son
étui de mousseline. Ce prêtre, qui s'inclinait ainsi, couvert de
plâtre, lui causa une singulière sensation. Elle se rappela où elle
était, regardant autour d'elle d'un air inquiet, étouffant le bruit
de ses pas. A la porte, l'abbé, devenu très-grave, lui tendit
silencieusement son doigt mouillé d'eau bénite. Elle se signa, toute
troublée Le double battant rembourré retomba derrière elle doucement,
avec un soupir étouffé.

De là, Marthe alla chez madame de Condamin. Elle était heureuse de
marcher au grand air, dans les rues; les quelques courses qui lui
restaient à faire, lui semblaient une partie de plaisir. Madame de
Condamin la reçut avec des étonnements d'amitié. Cette chère madame
Mouret venait si rarement! Lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait, elle
se déclara enchantée, prête à tous les dévouements. Elle était vêtue
d'une délicieuse robe mauve à noeuds de ruban gris-perle, dans un
boudoir où elle jouait à la Parisienne exilée en province.

--Que vous avez bien fait de compter sur moi! dit-elle en serrant les
mains de Marthe. Ces pauvres filles, qui leur viendra donc en aide, si
ce n'est nous autres, qu'on accuse de leur donner le mauvais exemple
du luxe.... Puis c'est affreux de penser que l'enfance est exposée à
toutes ces vilaines choses. J'en ai été malade.... Disposez absolument
de moi.

Et quand Marthe lui eut appris que sa mère ne pouvait faire partie du
comité, elle redoubla encore de bon vouloir.

--C'est bien fâcheux qu'elle ait tant d'occupations, reprit-elle avec
une pointe d'ironie; elle nous aurait été d'un grand secours.... Mais
que voulez-vous? nous ferons ce que nous pourrons. J'ai quelques amis.
J'irai voir Monseigneur; je remuerai ciel et terre, s'il le faut....
Nous réussirons, je vous le promets.

Elle ne voulut écouter aucun détail d'aménagement ni de dépense. On
trouverait toujours l'argent nécessaire. Elle entendait que l'oeuvre
fit honneur au comité, que tout y fût beau et confortable. Elle ajouta
en riant qu'elle perdait la tête au milieu des chiffres, qu'elle se
chargeait particulièrement des premières démarches, de la conduite
générale du projet. Cette chère madame Mouret n'était pas habituée à
solliciter; elle l'accompagnerait dans ses courses, elle pourrait même
lui en épargner plusieurs. Au bout d'un quart d'heure, l'oeuvre fut sa
chose propre, et c'était elle qui donnait des instructions à Marthe.
Celle-ci allait se retirer, lorsque M. de Condamin entra; elle
resta, gênée, n'osant plus parler de l'objet de sa visite, devant le
conservateur des eaux et forêts, qui était, disait-on, compromis dans
l'affaire de ces pauvres filles, dont la honte occupait la ville.

Ce fut madame de Condamin qui expliqua la grande idée à son mari, qui
se montra parfait de tranquillité et de bons sentiments. Il trouva la
chose excessivement morale.

--C'est une idée qui ne pouvait venir qu'à une mère, dit-il gravement,
sans qu'il fût possible de deviner s'il ne se moquait pas; Plassans
vous devra de bonnes moeurs, madame.

--Je vous avoue que j'ai simplement ramassé l'idée, répondit Marthe,
gênée par ces éloges; elle m'a été inspirée par une personne que
j'estime beaucoup.

--Quelle personne? demanda curieusement madame de Condamin.

--Monsieur l'abbé Faujas.

Et Marthe, avec une grande simplicité, dit tout le bien qu'elle
pensait du prêtre. Elle ne fit d'ailleurs aucune allusion aux mauvais
bruits qui avaient couru; elle le donna comme un homme digne de tous
les respects, auquel elle était heureuse d'ouvrir sa maison. Madame de
Condamin écoutait en faisant de petits signes de tête.

--Je l'ai toujours dit, s'écria-t-elle, l'abbé Faujas est un prêtre
très-distingué ... Si vous saviez comme il y a de méchantes gens! Mais
depuis que vous le recevez, on n'ose plus parler. Cela a coupé court à
toutes les mauvaises suppositions.... Alors, vous dites que l'idée est
de lui? Il faudra le décider à se mettre en avant. Jusque-là, il est
entendu que nous serons discrètes.... Je vous assure, je l'ai toujours
aimé et défendu, ce prêtre....

--J'ai causé avec lui, il m'a semblé tout à fait bon enfant,
interrompit le conservateur des eaux et forêts.

Mais sa femme le fit taire d'un geste; elle le traitait en valet,
souvent. Dans le mariage louche que l'on reprochait à M. de Condamin,
il était arrivé que lui seul portait la honte; la jeune femme qu'il
avait amenée on ne savait d'où, s'était fait pardonner et aimer
de toute la ville, par une bonne grâce, par une beauté aimable,
auxquelles les provinciaux sont plus sensibles qu'on ne le pense. Il
comprit qu'il était de trop dans cet entretien vertueux.

--Je vous laisse avec le bon Dieu, dit-il d'un air légèrement
ironique. Je vais fumer un cigare ... Octavie, n'oublie pas de
t'habiller de bonne heure; nous allons à la sous-préfecture, ce soir.

Quand il ne fut plus là, les deux femmes causèrent encore un instant,
revenant sur ce qu'elles avaient déjà dit, s'apitoyant sur les pauvres
jeunes filles qui tournent mal, s'excitant de plus en plus à les
mettre à l'abri de toutes les séductions. Madame de Condamin parlait
très-éloquemment contre la débauche.

--Eh bien! c'est convenu, dit-elle en serrant une dernière fois la
main de Marthe, je suis à vous au premier appel ... Si vous allez voir
madame Rastoil et madame Delangre, dites-leur que je me charge de
tout; elles n'auront qu'à nous apporter leurs noms ... Mon idée est
bonne, n'est-ce pas? Nous ne nous en écarterons pas d'une ligne ...
Mes compliments à l'abbé Faujas.

Marthe se rendit immédiatement chez madame Delangre, puis chez madame
Rastoil. Elle les trouva polies, mais plus froides que madame de
Condamin. Toutes deux discutèrent le côté pécuniaire du projet; il
faudrait beaucoup d'argent, jamais la charité publique ne fournirait
les sommes nécessaires, on risquait d'aboutir à quelque dénoûment
ridicule. Marthe les rassura, leur donna des chiffres. Alors, elles
voulurent savoir quelles dames avaient déjà consenti à faire partie du
comité. Le nom de madame de Condamin les laissa muettes. Puis, quand
elles surent que madame Rougon s'était excusée, elles se firent plus
aimables.

Madame Delangre avait reçu Marthe dans le cabinet de son mari.
C'était une petite femme pâle, d'une douceur de servante, dont les
débordements étaient restés légendaires à Plassans.

--Mon Dieu, murmura-t-elle enfin, je ne demande pas mieux. Ce serait
une école de vertu pour la jeunesse ouvrière. On sauverait bien de
faibles âmes. Je ne puis refuser, car je sens que je vous serai
très-utile par mon mari que ses fonctions de maire mettent en
continuel rapport avec tous les gens influents. Seulement je vous
demande jusqu'à demain pour vous donner une réponse définitive. Notre
situation nous engage à beaucoup de prudence, et je veux consulter
monsieur Delangre.

Chez madame Rastoil, Marthe trouva une femme tout aussi molle,
très-prude, cherchant des mots purs pour parler des malheureuses qui
oublient leurs devoirs. Elle était grasse, celle-ci, et elle brodait
une aube très-riche, entre ses deux filles. Elle les avait fait
sortir, dès les premiers mots.

--Je vous remercie d'avoir songé à moi, dit-elle; mais, vraiment, je
suis bien embarrassée. Je fais partie déjà de plusieurs comités, je
ne sais si j'aurais le temps ... J'avais eu la même pensée que vous;
seulement, mon projet était plus large, plus complet peut-être. Il y a
un grand mois que je me promets d'en aller parler à Monseigneur, sans
jamais trouver une minute. Enfin, nous pourrons unir nos efforts. Je
vous dirai ma façon de voir, car je crois que vous êtes dans l'erreur
sur beaucoup de points ... Puisqu'il le faut, je me dévouerai encore.
Mon mari me le disait hier: «Vraiment vous n'êtes plus à vos affaires,
vous êtes toute à celles des autres.»

Marthe la regardait curieusement, en songeant à son ancienne liaison
avec M. Delangre, dont on faisait encore des gorges chaudes dans les
cafés du cours Sauvaire. La femme du maire et la femme du président
avaient accueilli le nom de l'abbé Faujas avec une grande
circonspection; la seconde surtout. Marthe s'était même un peu piquée
de cette méfiance, au sujet d'une personne dont elle répondait; aussi
avait-elle insisté sur les belles qualités de l'abbé, ce qui avait
obligé les deux femmes à convenir du mérite de ce prêtre, vivant dans
la retraite et soutenant sa mère.

En sortant de chez madame Rastoil, Marthe n'eut qu'à traverser la
chaussée pour se rendre chez madame Paloque, qui demeurait de l'autre
côté de la rue Balande. Il était sept heures; mais elle désirait se
débarrasser de cette dernière course, quitte à faire attendre Mouret
et à être grondée par lui. Les Paloque allaient se mettre à table,
dans une salle à manger froide, où se sentait la gêne de province, une
gêne propre, soigneusement cachée. Madame Paloque se hâta de couvrir
la soupe qu'elle allait servir, contrariée d'être ainsi trouvée à
table. Elle fut très-polie, presque humble, inquiète au fond d'une
visite qu'elle n'attendait guère. Son mari, le juge, resta devant son
assiette vide, les mains sur les genoux.

--Des petites coquines! s'écria-t-il, lorsque Marthe eut parlé des
filles du vieux quartier. J'ai eu de jolis détails, aujourd'hui,
au palais. Ce sont elles qui ont provoqué à la débauche des gens
très-honorables ... Vous avez tort, madame, de vous intéresser à cette
vermine-là.

--D'ailleurs, dit à son tour madame Paloque, j'ai grand'peur de ne
vous être d'aucune utilité. Je ne connais personne. Mon mari se ferait
plutôt couper une main que de solliciter la moindre chose. Nous nous
sommes mis à l'écart, par dégoût de toutes les injustices que nous
avons vues. Nous vivons modestement ici, bien heureux qu'on nous
oublie ... Tenez, on offrirait de l'avancement à mon mari qu'il
refuserait, maintenant. N'est-ce pas, mon ami?

Le juge branla la tête d'un air d'assentiment. Tous deux échangeaient
un mince sourire, et Marthe resta embarrassée, en face de ces deux
affreux visages, couturés, livides de bile, qui s'entendaient si
bien dans cette comédie d'une résignation menteuse. Elle se rappela
heureusement les conseils de sa mère.

--J'avais cependant compté sur vous, dit-elle en se faisant
très-aimable. Nous aurons toutes ces dames, madame Delangre, madame
Rastoil, madame de Condamin; mais, entre nous, ces dames ne
donneront guère que leurs noms. J'aurais voulu trouver une personne
très-respectable, très-dévouée, qui prît la chose plus à coeur, et
j'avais pensé que vous voudriez bien être cette personne ... Songez
quelle reconnaissance Plassans nous devra, si nous menons à bien un
tel projet!

--Certainement, certainement, murmura madame Paloque, ravie de ces
bonnes paroles.

--Puis, vous avez tort de vous croire sans aucun pouvoir. On sait que
monsieur Paloque est très-bien vu à la sous- préfecture. Entre nous,
on lui réserve la succession de monsieur Rastoil. Ne vous défendez
pas; vos mérites sont connus, vous avez beau vous cacher. Et, tenez,
voilà une excellente occasion pour madame Paloque de sortir un peu de
l'ombre où elle se tient, de faire voir quelle femme de tête et de
coeur il y a en elle.

Le juge s'agitait beaucoup. Il regardait sa femme de ses yeux
clignotants.

--Madame Paloque n'a pas refusé, dit-il. --Non, sans doute, reprit
celle-ci. Puisque vous avez véritablement besoin de moi, cela suffit.
Je vais peut-être commettre encore une bêtise, me donner bien du mal,
pour ne jamais en être récompensée. Demandez à monsieur Paloque tout
le bien que nous avons fait, sans rien dire. Vous voyez où cela nous
a menés... N'importe, on ne peut pas se changer, n'est-ce pas? Nous
serons des dupes jusqu'à la fin ... Comptez sur moi, chère madame.

Les Paloque se levèrent, et Marthe prit congé d'eux, en les remerciant
de leur dévouement. Comme elle restait un instant sur le palier, pour
retirer le volant de sa robe pris entre la rampe et les marches, elle
les entendit causer vivement, derrière la porte.

--Ils viennent te chercher parce qu'ils ont besoin de toi, disait le
juge d'une voix aigre. Tu seras leur bête de somme.

--Parbleu! répondait sa femme; mais si tu crois qu'ils ne payeront pas
ça avec le reste!

Lorsque Marthe rentra enfin chez elle, il était près de huit heures.
Mouret l'attendait depuis une grande demi-heure pour se mettre à
table. Elle redoutait quelque scène affreuse. Mais, lorsqu'elle
fut désabillée et qu'elle descendit, elle trouva son mari assis à
califourchon sur une chaise retournée, jouant tranquillement la
retraite du bout des doigts sur la nappe. Il fut terrible de moquerie,
de taquineries de toutes sortes.

--Moi, dit-il, je croyais que tu coucherais dans un confessionnal,
cette nuit ... Maintenant que tu vas à l'église, il faudra m'avertir,
pour que je soupe dehors, quand tu seras invitée par les curés.

Pendant tout le dîner il trouva des plaisanteries de ce goût. Marthe
souffrait beaucoup plus que s'il l'avait querellée. À deux ou trois
reprises elle l'implora du regard, elle le supplia de la laisser
tranquille. Mais cela ne fit que fouetter sa verve. Octave et Désirée
riaient. Serge se taisait, prenant le parti de sa mère. Au dessert,
Rose vint dire, tout effarée, que M. Delangre était là, et qu'il
demandait à parler à madame.

--Ah! tu es aussi avec les autorités? ricana Mouret de son air
goguenard.

Marthe alla recevoir le maire au salon. Celui-ci, très-aimable,
presque galant, lui dit qu'il n'avait pas voulu attendre le lendemain
pour la féliciter de son idée généreuse. Madame Delangre était un peu
timide; elle avait eu tort de ne pas accepter sur-le-champ, et il
venait répondre en son nom qu'elle serait très-flattée de faire partie
du comité des dames patronnesses de l'oeuvre de la Vierge. Quant à
lui, il entendait contribuer le plus possible à la réussite d'un
projet si utile, si moral.

Marthe le reconduisit jusqu'à la porte de la rue. Là, pendant que Rose
levait la lampe pour éclairer le trottoir, le maire ajouta:

--Dites à monsieur l'abbé Faujas que je serais très-heureux de causer
avec lui, s'il voulait prendre la peine de passer chez moi. Puisqu'il
a vu un établissement de ce genre à Besançon, il pourrait me donner
des renseignements précieux. Je veux que la ville paye au moins le
local. Au revoir, chère dame; tous mes compliments à monsieur Mouret,
que je ne veux pas déranger.

A huit heures, quand l'abbé Faujas descendit avec sa mère, Mouret se
contenta de lui dire en riant:

--Vous m'avez donc pris ma femme, aujourd'hui? Ne me la gâtez pas trop
au moins, n'en faites pas une sainte.

Puis, il s'enfonça dans les cartes; il avait à prendre sur madame
Faujas une terrible revanche, grossie par trois jours de perte. Marthe
fut libre de raconter ses démarches au prêtre. Elle avait une joie
d'enfant, encore toute vibrante de cette après-midi passée hors de
chez elle. L'abbé lui fit répéter certains détails; il promit d'aller
chez M. Delangre, bien qu'il eût préféré rester complètement dans
l'ombre.

--Vous avez eu tort de me nommer tout de suite, lui dit-il rudement
en la voyant si émue, si abandonnée devant lui. Mais vous êtes comme
toutes les femmes, les meilleures causes se gâtent dans vos mains.

Elle le regarda, surprise de cette sortie brutale, reculant, éprouvant
cette sensation d'épouvante qu'elle ressentait parfois encore en face
de sa soutane. Il lui semblait que des mains de fer se pesaient
sur ses épaules et la pliaient. Pour tout prêtre, la femme, c'est
l'ennemie. Lorsqu'il la vit révoltée sous cette correction trop
sévère, il se radoucit, murmurant:

--Je ne pense qu'au succès de votre noble projet ... J'ai peur d'en
compromettre le succès, si je m'en occupe. Vous savez qu'on ne m'aime
guère dans la ville.

Marthe, en voyant son humilité, l'assura qu'il se trompait, que toutes
ces dames avaient parlé de lui dans les meilleurs termes. On savait
qu'il soutenait sa mère, qu'il menait une vie retirée, digne de tous
les éloges. Puis, jusqu'à onze heures, ils causèrent du grand projet,
revenant sur les moindres détails. Ce fut une soirée charmante.

Mouret avait saisi quelques mots, entre deux coups de carte.

--Alors, dit-il, lorsqu'on alla se coucher, vous supprimez le vice à
vous deux ... C'est une belle invention.

Trois jours plus tard, le comité des dames patronnasses se trouvait
constitué. Ces dames ayant nommé Marthe présidente, celle-ci, sur les
recommandations de sa mère, qu'elle consultait en secret, s'était
empressée de désigner madame Paloque comme trésorière. Toutes deux se
donnaient beaucoup de mal, rédigeant des circulaires, s'occupant de
mille détails intérieurs. Pendant ce temps, madame de Condamin allait
de la sous-préfecture à l'évêché, et de l'évêché chez les personnages
influents, expliquant avec sa bonne grâce «l'heureux projet qu'elle
avait conçu», promenant des toilettes adorables, récoltant des aumônes
et des promesses d'appui; de son côté, madame Rastoil, dévotement,
racontait aux prêtres qu'elle recevait le mardi, comment lui était
venue la pensée de sauver du vice tant de malheureuses enfants, tout
en se contentant de charger l'abbé Bourrette de faire des démarches
auprès des soeurs de Saint-Joseph, pour obtenir qu'elles voulussent
bien des servir l'établissement projeté; tandis que madame Delangre
faisait au petit monde des fonctionnaires la confidence que la ville
devrait cet établissement à son mari, à la gracieuseté duquel le
comité était déjà redevable d'une salle de la mairie, où il se
réunissait et se concertait à l'aise. Plassans était tout remué par ce
vacarme pieux. Bientôt il n'y fut plus question que de l'oeuvre de la
Vierge. Il y eut alors une explosion d'éloges, les intimes de chaque
dame patronnesse se mettant de la partie, chaque cercle travaillant au
succès de l'entreprise. Des listes de souscription, qui coururent
dans les trois quartiers, furent couvertes en une semaine. Comme
la _Gazette de Plassans_ publiait ces listes, avec le chiffre des
versements, l'amour-propre s'éveilla, les familles les plus en vue
rivalisèrent entre elles de générosité.

Cependant, au milieu du tapage, le nom de l'abbé Faujas revenait
souvent. Bien que chaque dame patronnesse réclamât l'idée première
comme sienne, on croyait savoir que l'abbé avait apporté cette idée
fameuse de Besançon. M. Delangre le déclara nettement au conseil
municipal, dans la séance où fut voté l'achat de l'immeuble désigné
par l'architecte du diocèse comme très-propre à l'installation de
l'oeuvre de la Vierge. La veille, le maire avait eu avec le prêtre un
très-long entretien, et ils s'étaient séparés en échangeant de longues
poignées demain. Le secrétaire de la mairie les avait même entendus
se traiter de «cher monsieur». Cela opéra une révolution en faveur de
l'abbé. Il eut, dès lors, des partisans qui le défendirent contre les
attaques de ses ennemis.

Les Mouret, d'ailleurs, étaient devenus l'honorabilité de l'abbé
Faujas. Patronné par Marthe, désigné comme le promoteur d'une bonne
oeuvre dont il refusait modestement la paternité, il n'avait plus,
dans les rues, celle allure humble qui lui faisait raser les murs. Il
étalait sa soutane neuve au soleil, marchait au milieu de la chaussée.
De la rue Balande à Saint-Saturnin, il lui fallait déjà répondre à
un grand nombre de coups de chapeau. Un dimanche, madame de Condamin
l'avait arrêté à la sortie des vêpres, sur la place de l'Évêché, où
elle s'était entretenue avec lui pendant une bonne demi-heure.

--Eh bien! monsieur l'abbé, lui disait Mouret en riant, vous voilà en
odeur de sainteté, maintenant ... Et dire que j'étais le seul à vous
défendre, il n'y a pas six mois!... Cependant, à votre place, je me
méfierais. Vous avez toujours l'évêché contre vous.

Le prêtre haussait légèrement les épaules. Il n'ignorait pas que
l'hostilité qu'il rencontrait encore venait du clergé. L'abbé Fenil
tenait monseigneur Rousselot tremblant sous la rudesse de sa volonté.
Vers la fin du mois de mars, comme le grand vicaire alla faire un
petit voyage, l'abbé Faujas parut profiter de celle absence pour
rendre plusieurs visites à l'évêque. L'abbé Surin, le secrétaire
particulier, racontait que «ce diable d'homme» restait enfermé
pendant des heures entières avec monseigneur, et que celui-ci était
d'une humeur atroce, après ces longs entretiens. Lorsque l'abbé Fenil
revint, l'abbé Faujas cessa ses visites, s'effaçant de nouveau
devant lui. Mais l'évêque resta inquiet; il fut évident que quelque
catastrophe s'était produite dans son bien-être de prélat insouciant.
À un dîner qu'il donna à son clergé, il fut particulièrement aimable
pour l'abbé Faujas, qui n'était pourtant toujours qu'un humble vicaire
de Saint-Saturnin. Les lèvres minces de l'abbé Fenil se pinçaient
davantage; ses pénitentes lui donnaient des colères contenues, en lui
demandant obligeamment des nouvelles de sa santé.

Alors, l'abbé Faujas entra en pleine sérénité. Il continuait sa vie
sévère; seulement, il prenait une aisance aimable. Ce fut un mardi
soir qu'il triompha définitivement. Il était chez lui, à une fenêtre,
jouissant des premières tiédeurs du printemps, lorsque la société de
M. Péqueur de Saulaies descendit au jardin et le salua de loin; il y
avait là madame de Condamin, qui poussa la familiarité jusqu'à agiter
son mouchoir. Mais au même moment, de l'autre côté, la société de M.
Rastoil s'asseyait devant la cascade, sur des sièges rustiques. M.
Delangre, appuyé à la terrasse de la sous-préfecture, guettait ce qui
se passait chez le juge, par-dessus le jardin des Mouret, grâce à la
pente des terrains.

--Vous verrez qu'ils ne daigneront pas même l'apercevoir,
murmura-t-il.

Il se trompait. L'abbé Fenil, ayant tourné la tête, comme par hasard,
ôta son chapeau. Alors tous les prêtres qui étaient là en firent
autant, et l'abbé Faujas rendit le salut. Puis, après avoir lentement
promené son regard, à droite et à gauche, sur les deux sociétés,
il quitta la fenêtre, il ferma ses rideaux blancs d'une discrétion
religieuse.



IX


Le mois d'avril fut très-doux. Le soir, après le dîner, les enfants
quittaient la salle à manger, pour aller jouer dans le jardin. Comme
on étouffait au fond de l'étroite pièce, Marthe et le prêtre finirent,
eux aussi, par descendre sur la terrasse. Ils s'asseyaient à quelques
pas de la fenêtre, grande ouverte, en dehors du rayon cru dont
la lampe rayait les grands buis. Là, ils parlaient, dans la nuit
tombante, des mille soins de l'oeuvre de la Vierge. Cette continuelle
préoccupation de charité mettait dans leur causerie une douceur de
plus. En face d'eux, entre les énormes poiriers de M. Rastoil et les
marronniers noirs de la sous-préfecture, un large morceau de ciel
montait. Les enfants couraient sous les tonnelles, à l'autre bout
du jardin; tandis que de courtes querelles, dans la salle à manger,
haussaient brusquement les voix de Mouret et de madame Faujas, restés
seuls, s'acharnant au jeu.

Et parfois Marthe, attendrie, pénétrée d'une langueur qui ralentissait
les paroles sur ses lèvres, s'arrêtait, en voyant la fusée d'or de
quelque étoile filante. Elle souriait, la tête un peu renversée,
regardant le ciel.

--Encore une âme du purgatoire qui entre au paradis, murmurait-elle.

Puis, le prêtre restant silencieux, elle ajoutait:

--Ce sont de charmantes croyances, toutes ces naïvetés ... On devrait
rester petite fille, monsieur l'abbé.

Maintenant, le soir, elle ne raccommodait plus le linge de la famille,
il aurait fallu allumer une lampe sur la terrasse, et elle préférait
cette ombre, cette nuit tiède, au fond de laquelle elle se trouvait
bien. D'ailleurs, elle sortait presque tous les jours, ce qui la
fatiguait beaucoup. Après le dîner, elle n'avait pas même le courage
de prendre une aiguille. Il fallut que Rose se mît à raccommoder
le linge, Mouret s'étant plaint que toutes ses chaussettes étaient
percées.

A la vérité, Marthe était très-occupée. Outre les séances du comité,
qu'elle présidait, elle avait une foule de soucis, les visites à
faire, les surveillances à exercer. Elle se déchargeait bien sur
madame Paloque des écritures et des menus soins; mais elle éprouvait
une telle fièvre de voir enfin l'oeuvre fonctionner, qu'elle allait au
faubourg jusqu'à trois fois par semaine, pour s'assurer du zèle des
ouvriers. Comme les choses lui semblaient toujours marcher trop
lentement, elle accourait à Saint-Saturnin, en quête de l'architecte,
le grondant, le suppliant de ne pas abandonner ses hommes, jalouse
même des travaux qu'il exécutait là, trouvant que la réparation de la
chapelle avançait beaucoup plus vite. M. Lieutaud souriait, en lui
affirmant que tout serait terminé l'époque convenue.

L'abbé Faujas déclarait, lui aussi, que rien ne marchait. Il la
poussait à ne pas laisser une minute de répit à l'architecte. Alors,
Marthe finit par venir tous les jours à Saint-Saturnin. Elle y
entrait, la tête pleine de chiffres, préoccupée de murs à abattre et à
reconstruire. Le froid de l'église la calmait un peu. Elle prenait
de l'eau bénite, se signait machinalement, pour faire comme tout le
monde. Cependant, les bedeaux finissaient par la connaître et la
saluaient; elle-même se familiarisait avec les différentes chapelles,
la sacristie, où elle allait parfois chercher l'abbé Faujas, les
grands corridors, les petites cours du cloître, qu'on lui faisait
traverser. Au bout d'un mois, Saint-Saturnin n'avait plus un coin
qu'elle ignorât. Parfois, il lui fallait attendre l'architecte; elle
s'asseyait, dans une chapelle écartée, se reposant de sa course trop
rapide, repassant au fond de sa mémoire les mille recommandations
qu'elle se promettait de faire à M. Lieutaud; puis, ce grand silence
frissonnant qui l'enveloppait, cette ombre religieuse des vitraux,
la jetaient dans une sorte de rêverie vague et très-douce. Elle
commençait à aimer les hautes voûtes, la nudité solennelle des murs,
des autels garnis de leurs housses, des chaises rangées régulièrement
à la file. C'était, dès que la double porte rembourrée retombait
mollement derrière elle, comme une sensation de repos suprême, d'oubli
des tracasseries du monde, d'anéantissement de tout son être dans la
paix de la terre.

--C'est à Saint-Saturnin qu'il fait bon! laissa-t-elle échapper un
soir devant son mari, après une chaude journée d'orage.

--Veux-tu que nous allions y coucher? dit Mouret en riant.

Marthe fut blessée. Cette pensée du bien-être purement physique
qu'elle éprouvait dans l'église, la choqua comme une chose
inconvenante. Elle n'alla plus à Saint-Saturnin qu'avec un léger
trouble, s'efforçant de rester indifférente, d'entrer là, de même
qu'elle entrait dans les grandes salles de la mairie, et malgré elle
remuée jusqu'aux entrailles par un frisson. Elle en souffrait, elle
revenait volontiers à cette souffrance. L'abbé Faujas semblait ne pas
s'apercevoir du lent réveil qui l'animait chaque jour davantage. Il
restait pour elle un homme affairé, obligeant, laissant le ciel
de côté. Jamais le prêtre ne perçait. Parfois, pourtant, elle le
dérangeait d'un enterrement; il venait en surplis, causait un instant
entre deux piliers, apportant avec lui une vague odeur d'encens et
de cire. C'était souvent pour un mémoire de maçon, une exigence
du menuisier. Il indiquait des chiffres précis, et s'en allait
accompagner son mort, tandis qu'elle demeurait là, s'attardait dans
la nef vide, où un bedeau éteignait les cierges. Quand l'abbé Faujas,
traversant l'église avec elle, s'inclinait devant le maître-autel,
elle avait pris l'habitude de s'incliner de même, d'abord par simple
convenance; puis, ce salut était devenu machinal, et elle saluait même
lorsqu'elle se trouvait seule. Jusque-là, cette révérence était toute
sa dévotion. Deux ou trois fois, elle vint sans savoir, des jours de
grande cérémonie; mais en entendant le bruit des orgues, en voyant
l'église pleine, elle s'était sauvée, prise de peur, n'osant franchir
la porte.

--Eh bien! lui demandait souvent Mouret avec son ricanement, à quand
ta première communion?

Il continuait à la cribler de ses plaisanteries. Elle ne répondait
jamais; elle arrêtait sur lui des yeux fixes, où une flamme courte
s'allumait, lorsqu'il allait trop loin. Peu à peu, il devint plus
amer, il n'eut plus le coeur à se moquer. Puis, au bout d'un mois, il
se fâcha.

--Est-ce qu'il y a du bon sens à se fourrer avec la prêtraille!
grondait-il, les jours où il ne trouvait pas son dîner prêt. Tu es
toujours dehors maintenant, on ne peut pas te garder une heure à la
maison ... Ça me serait encore égal, si tout n'en souffrait pas ici.
Mais je n'ai plus de linge raccommodé, la table n'est seulement pas
mise à sept heures, on ne peut plus venir à bout de Rose, la maison
est au pillage.

Et il ramassait un torchon qui traînait, serrait une bouteille de
vin oubliée, essuyait la poussière des meubles du bout des doigts,
fouettant sa colère de plus en plus, criant:

--Je n'ai plus qu'à prendre un balai, n'est-ce pas, et à passer un
tablier de cuisine!... Tu tolérerais cela, ma parole d'honneur! tu me
laisserais faire le ménage, sans seulement t'en apercevoir. Sais-tu
que j'ai passé deux heures ce matin à mettre cette armoire en ordre?
Non, ma bonne, ça ne peut pas continuer ainsi.

D'autres fois, la querelle éclatait à propos des enfants. Mouret, en
rentrant, avait trouvé Désirée «faite comme un petit cochon», toute
seule dans le jardin, à plat-ventre devant un trou de fourmis, pour
voir ce que les fourmis faisaient dans la terre.

--C'est bien heureux que tu ne couches pas dehors! criait-il à sa
femme, dès qu'il l'apercevait. Viens donc voir ta fille. Je n'ai
pas voulu qu'elle changeât de robe, pour que tu jouisses de ce beau
spectacle.

La petite fille pleurait à chaudes larmes, pendant que son père la
tournait sur tous les sens.

--Hein! est-elle jolie?... Voilà comment s'arrangent les enfants,
quand on les laisse seuls. Ce n'est pas sa faute, à cette innocente.
Tu ne voulais pas la quitter cinq minutes, tu disais qu'elle mettrait
le feu ... Oui, elle mettra le feu, tout brûlera, et ce sera bien
fait.

Puis, quand Rose avait emmené Désirée, il continuait pendant des
heures:

--Tu vis pour les enfants des autres, maintenant. Tu ne peux plus
prendre soin des tiens. Ça s'explique ... Ah! tu es bien bête!
t'éreinter pour un tas de gueuses qui se moquent de toi, qui ont des
rendez-vous dans tous les coins des remparts! Va donc te promener, un
soir, du côté du Mail, tu les verras avec leur jupon sur la tête, ces
coquines que tu mets sous la protection de la Vierge.... Il reprenait
haleine, il continuait:

--Veille au moins sur Désirée, avant d'aller ramasser des filles dans
le ruisseau. Elle a des trous comme le poing dans sa robe. Un de ces
jours, nous la trouverons avec quelque membre cassé, dans le jardin
... Je ne te parle pas d'Octave ni de Serge, bien que j'aimerais
te savoir à la maison, lorsqu'ils rentrent du collège. Ils ont des
inventions diaboliques. Hier, ils ont fendu deux dalles de la terrasse
en tirant des pétards ... Je te dis que, si tu ne te tiens pas chez
toi, nous trouverons la maison par terre, un de ces jours. Marthe
s'excusait en quelques paroles. Elle avait dû sortir. Mouret, avec
son bon sens taquin, disait vrai: la maison tournait mal. Ce coin
tranquille, où le soleil se couchait si heureusement, devenait criard,
abandonné, empli de la débandade des enfants, des méchantes humeurs du
père, des lassitudes indifférentes de la mère. A table, le soir, tout
ce monde mangeait mal et se querellait. Rose n'en faisait qu'à sa
tête. D'ailleurs, la cuisinière donnait raison à madame.

Les choses allèrent à ce point que Mouret, ayant rencontré sa
belle-mère, se plaignit amèrement de Marthe, bien qu'il sentît le
plaisir qu'il faisait à la vieille dame, en lui racontant les ennuis
de son ménage.

--Vous m'étonnez beaucoup, dit Félicité avec un sourire. Marthe
paraissait vous craindre; je la trouvais même trop faible, trop
obéissante. Une femme ne doit pas trembler devant son mari.

--Eh oui! s'écria Mouret désespéré. Pour éviter une querelle, elle
serait rentrée sous terre. Un seul regard suffisait; elle faisait tout
ce que je voulais ... Maintenant, pas du tout; j'ai beau crier, elle
n'en agit pas moins à sa guise. Elle ne répond pas, c'est vrai; elle
ne me tient pas tête, mais ça viendra....

Félicité répondit hypocritement:

--Si vous voulez, je parlerai à Marthe. Seulement, cela pourrait la
blesser. Ces sortes de choses doivent rester entre mari et femme ...
Je ne suis pas inquiète: vous saurez bien retrouver cette paix dont
vous étiez si fier.

Mouret hochait la tète, les yeux à terre. Il reprit:

--Non, non, je me connais; je crie, mais ça n'avance à rien. Je suis
faible comme un enfant, au fond ... On a tort de croire que j'ai
toujours conduit ma femme à la baguette. Si elle a souvent fait ça que
j'ai voulu, c'était parce qu'elle s'en moquait, que cela lui était
indifférent de faire une chose ou une autre. Avec son air doux, elle
est très-entêtée... Enfin je tâcherai de la bien prendre.

Puis, relevant la tête:

--J'aurais mieux fait de ne pas vous raconter tout ça; n'en parlez à
personne, n'est-ce pas?

Le lendemain, Marthe étant allée voir sa mère, celle-ci prit un air
pincé, en lui disant:

--Tu as tort, ma fille, de te mal conduire à l'égard de ton mari ...
Je l'ai vu hier, il est exaspéré. Je sais bien qu'il a beaucoup de
ridicules, mais ce n'est pas une raison pour délaisser ton ménage.

Marthe regarda fixement sa mère.

--Ah! il se plaint de moi, dit-elle d'une voix brève. Il devrait se
taire au moins; moi, je ne me plains pas de lui.

Et elle parla d'autre chose; mais madame Rougon la ramena à sou mari,
en lui demandant des nouvelles de l'abbé Faujas.

--Dis-moi, peut-être que Mouret ne l'aime guère, l'abbé, et qu'il te
boude à cause de lui?

Marthe resta toute surprise.

--Quelle idée! murmura-t-elle. Pourquoi voulez-vous que mon mari
n'aime pas l'abbé Faujas? Du moins, il ne m'a jamais rien dit qui
puisse me faire supposer cela. Il ne vous a rien dit non plus,
n'est-ce pas?... Non, vous vous trompez. Il irait les chercher dans
leur chambre, si la mère ne descendait pas faire sa partie.

En effet, Mouret n'ouvrait pas la bouche sur l'abbé Faujas. Il le
plaisantait un peu rudement parfois. Il le mêlait aux taquineries dont
il torturait sa femme, à propos de la religion. Mais c'était tout.

Un matin, il cria à Marthe, en se faisant la barbe:

--Dis donc, ma bonne, si tu vas jamais à confesse, prends donc l'abbé
pour directeur. Tes péchés resteront entre nous, au moins.

L'abbé Faujas confessait les mardis et les vendredis. Ces jours-là,
Marthe évitait de se rendre à Saint-Saturnin, elle disait qu'elle ne
voulait pas le déranger; mais elle obéissait plus encore à cette sorte
de pudeur effrayée qui la gênait, lorsqu'elle le trouvait en surplis,
apportant dans la mousseline les odeurs discrètes de la sacristie. Un
vendredi, elle alla avec madame de Condamin voir où en étaient les
travaux de l'oeuvre de la Vierge. Les ouvriers achevaient la façade.
Madame de Condamin se récria, trouvant la décoration mesquine, sans
caractère; il aurait fallu deux légères colonnes avec une ogive,
quelque chose de jeune et de religieux à la fois, un bout
d'architecture qui fit honneur au comité des dames patronnesses.
Marthe, hésitante, peu à peu ébranlée, finit par avouer que ce serait
bien pauvre en effet. Puis, comme l'autre la poussait, elle promit
de parler le jour même à M. Lieutaud. Avant de rentrer, pour tenir
parole, elle passa par la cathédrale. Il était quatre heures,
l'architecte venait de partir. Quand elle demanda l'abbé Faujas,
un sacristain lui répondit qu'il confessait dans la chapelle
Sainte-Aurélie. Alors seulement elle se souvint du jour, elle murmura
qu'elle ne pouvait attendre. Mais en se retirant, lorsqu'elle passa
devant la chapelle Sainte-Aurélie, elle pensa que l'abbé l'avait
peut-être vue. La vérité était qu'elle se sentait prise d'une
faiblesse singulière. Elle s'assit en dehors de la chapelle, contre la
grille. Elle resta là.

Le ciel était gris, l'église s'emplissait d'un lent crépuscule. Dans
les bas-côtés, déjà noirs, luisaient l'étoile d'une veilleuse, le pied
doré d'un chandelier, la robe d'argent d'une Vierge; et, enfilant la
grande nef, un rayon pâle se mourait sur le chêne poli des bancs et
des stalles. Marthe n'avait point encore éprouvé là un tel abandon
d'elle-même; ses jambes lui semblaient comme cassées; ses mains
étaient si lourdes, qu'elle les joignait sur ses genoux, pour ne pas
avoir la peine de les porter. Elle se laissait aller à un sommeil,
dans lequel elle continuait de voir et d'entendre, mais d'une façon
très-douce. Les légers bruits qui roulaient sous la voûte, la chute
d'une chaise, le pas attardé d'une dévote, l'attendrissaient,
prenaient une sonorité musicale qui la charmait jusqu'au coeur; tandis
que les derniers reflets du jour, les ombres, montant le long
des piliers comme des housses de serge, prenaient pour elle des
délicatesses de soie changeante, tout un évanouissement exquis qui la
gagnait, au fond duquel elle sentait son être se fondre et mourir.
Puis, tout s'éteignit autour d'elle. Elle fut parfaitement heureuse
dans quelque chose d'innomé.

Le bruit d'une voix la tira de cette extase.

--Je suis bien fâché, disait l'abbé Faujas. Je vous avais aperçue,
mais je ne pouvais quitter....

Alors, elle parut s'éveiller en sursaut. Elle le regarda. Il était en
surplis, debout, dans le jour mourant. Sa dernière pénitente venait de
partir, et l'église vide s'enfonçait plus solennelle.

--Vous aviez à me parler? demanda-t-il.

Elle fit un effort, chercha à se souvenir.

--Oui, murmura-t-elle, je ne sais plus ... Ah! c'est la façade que
madame de Condamin trouve trop mesquine. Il faudrait deux colonnes, au
lieu de cette porte plate qui ne dit rien. On mettrait une ogive avec
des vitraux. Ce serait très-joli ... Vous comprenez, n'est-ce pas?

Il la contemplait d'un air profond, les mains nouées sur son surplis,
la dominant, baissant vers elle sa face grave; et elle, toujours
assise, n'ayant pas la force de se mettre debout, balbutiait
davantage, comme surprise dans un sommeil de sa volonté, qu'elle ne
pouvait secouer.

--Ce serait encore de la dépense, c'est vrai ... On pourrait se
contenter de colonnes en pierre tendre, avec une simple moulure ...
Nous en parlerons au maître maçon, si vous voulez; il nous dira les
prix. Seulement il serait bon de lui régler auparavant son dernier
mémoire. C'est deux mille cent et quelques francs, je crois. Nous
avons les fonds, madame Paloque me l'a dit ce matin ... Tout cela peut
s'arranger, monsieur l'abbé.

Elle avait baissé la tête, comme oppressée par le regard qu'elle
sentait sur elle. Quand elle la releva et qu'elle rencontra les yeux
du prêtre, elle joignit les mains avec le geste d'un enfant qui
demande grâce, elle éclata en sanglots. Le prêtre la laissa pleurer,
toujours debout, silencieux. Alors, elle tomba à genoux devant lui,
pleurant dans ses mains fermées, dont elle se couvrait le visage.

--Je vous en prie, relevez-vous, dit doucement l'abbé Foujas; c'est
devant Dieu que vous vous agenouillerez.

Il l'aida à se relever, il s'assit à côté d'elle. Puis, à voix basse,
ils causèrent longuement. La nuit était tout à fait venue, les
veilleuses piquaient de leurs pointes d'or les profondeurs noires de
l'église. Seul, le murmure de leurs voix mettait un frisson devant la
chapelle Sainte-Aurélie. On entendait la parole abondante du prêtre
couler longuement, sans arrêt, après chaque réponse faible et brisée
de Marthe. Quand ils se levèrent enfin, il parut refuser une grâce
qu'elle réclamait avec instance, il la mena du côté de la porte,
élevant le ton: --Non, je ne puis, je vous assure, dit-il; il est
préférable que vous preniez l'abbé Bourrette.

--J'aurais pourtant grand besoin de vos conseils, murmura Marthe
suppliante. Il me semble qu'avec vous tout me deviendrait facile.

--Vous vous trompez, reprit-il d'une voix plus rude. J'ai peur,
au contraire, que ma direction ne vous soit mauvaise, dans les
commencements. L'abbé Bourrette est le prêtre qu'il vous faut,
croyez-moi ... Plus tard, je vous donnerai peut-être une autre
réponse.

Marthe obéit. Le lendemain, les dévotes de Saint-Saturnin furent
grandement surprises en voyant madame Mouret venir s'agenouiller
devant le confessionnal de l'abbé Bourrette. Deux jours après, il
n'était bruit dans Plassans que de cette conversion. Le nom de l'abbé
Faujas fut prononcé avec de fins sourires, par certaines gens; mais,
en somme, l'impression fut excellente, toute au profit de l'abbé.
Madame Rastoil complimenta madame Mouret, en plein comité; madame
Delangre voulut voir là une première bénédiction de Dieu, récompensant
les dames patronnesses de leur bonne oeuvre, en touchant le coeur de
la seule d'entre elles qui ne pratiquât pas; tandis que madame de
Condamin dit à Marthe, en la prenant à l'écart:

--Allez, ma chère, vous avez eu raison; cela est nécessaire pour une
femme. Puis, vraiment, dès qu'on sort un peu, il faut bien aller à
l'église.

On s'étonna seulement du choix de l'abbé Bourrette. Le digne homme ne
confessait guère que les petites filles. Ces dames le trouvaient «si
peu amusant!» Au jeudi des Rougon, comme Marthe n'était pas encore
arrivée, on en causa dans un coin du salon vert, et ce fut madame
Paloque qui, de sa langue de vipère, trouva le dernier mot de ces
commérages.

--L'abbé Faujas a bien fait de ne pas la garder pour lui, dit-elle
avec une moue qui la rendit plus affreuse; l'abbé Bourrette sauve tout
et n'a rien de choquant.

Quand Marthe arriva, ce jour-là, sa mère alla à sa rencontre, mettant
quelque affectation à l'embrasser tendrement devant le monde. Elle
s'était elle-même réconciliée avec Dieu, au lendemain du coup d'État.
Il lui sembla que l'abbé Faujas pouvait se hasarder désormais dans le
salon vert; mais il se fit excuser, en parlant de ses occupations, de
son amour de la solitude. Elle crut comprendre qu'il se ménageait une
rentrée triomphale pour l'hiver suivant. D'ailleurs, les succès de
l'abbé grandissaient. Dans les premiers mois, il n'avait eu pour
pénitentes que les dévotes du marché aux herbes qui se tient
derrière la cathédrale, des marchandes de salades, dont il écoutait
tranquillement le patois, sans toujours les comprendre; taudis que,
maintenant, surtout depuis le bruit occasionné par l'oeuvre de la
Vierge, il voyait, les mardis et les vendredis, tout un cercle de
bourgeoises en robes de soie agenouillées autour du son confessionnal.
Lorsque Marthe eut naïvement raconté qu'il n'avait pas voulu d'elle,
madame de Condamin fit un coup de tête; elle quitta son directeur, le
premier vicaire de Saint-Saturnin, que cet abandon désespéra, et
passa bruyamment à l'abbé Faujas. Un tel éclat posa définitivement ce
dernier dans la société de Plassans.

Quand Mouret apprit que sa femme allait à confesse, il lui dit
simplement:

--Tu fais donc quelque chose de mal à présent, que tu éprouves le
besoin de raconter les affaires à une soutane?

D'ailleurs, au milieu de toute cette agitation pieuse, il parut
s'isoler, se renfermer davantage dans ses habitudes, dans sa vie
étroite. Sa femme lui avait reproché de s'être plaint.

--Tu as raison, j'ai eu tort, avait-il répondu. Il ne faut pas faire
plaisir aux autres, en leur racontant ses ennuis.... Je te promets de
ne pas donner à ta mère cette joie une seconde fois. J'ai réfléchi.
La maison peut bien me tomber sur la tête, du diable si je pleurniche
devant quelqu'un!

Et, depuis ce moment, en effet, il avait eu le respect de son ménage,
ne querellant sa femme devant personne, se disant comme autrefois le
plus heureux des hommes. Cet effort de bon sens lui coûta peu, il
entrait dans le calcul constant de son bien-être. Il exagéra même son
rôle de bourgeois méthodique, satisfait de vivre. Marthe ne sentait
ses impatiences qu'à ses piétinements plus vifs. Il la respectait des
semaines entières, criblant ses enfants et Rose de ses moqueries,
criant contre eux, du matin au soir, pour les moindres peccadilles.
S'il la blessait, c'était le plus souvent par des méchancetés qu'elle
seule pouvait comprendre. Il n'était qu'économe, il devint avare.

--Il n'y a pas de bon sens, grondait-il, à dépenser de l'argent comme
nous le faisons. Je parie que tu donnes tout à tes petites gueuses.
C'est bien assez déjà de perdre ton temps ... Écoute, ma bonne, je te
remettrai cent francs par mois pour la nourriture. Si tu veux faire
absolument des aumônes à des filles qui ne le méritent pas, tu
prendras l'argent sur ta toilette.

Il tint bon: il refusa, le mois suivant, une paire de bottines à
Marthe, sous prétexte que cela dérangerait ses comptes et qu'il
l'avait prévenue. Un soir, pourtant, sa femme le trouva pleurant à
chaudes larmes, dans leur chambre à coucher. Toute sa bonté s'émut;
elle le prit entre les bras, le supplia de lui confier son chagrin.
Mais lui se dégagea brutalement, dit qu'il ne pleurait pas, qu'il
avait la migraine, et que c'était cela qui lui donnait les yeux
rouges.

--Est-ce que tu crois, cria-t-il, que je suis une bête comme toi, pour
sangloter!

Elle fut blessée. Le lendemain, il affecta une grande gaieté. Puis, à
quelques jours de là, après le dîner, comme l'abbé Faujas et sa mère
étaient descendus, il refusa de faire sa partie de piquet. Il n'avait
pas la tête au jeu, disait-il. Les jours suivants, il trouva d'autres
prétextes, si bien que les parties cessèrent. Tout le monde descendait
sur la terrasse, Mouret s'asseyait en face de sa femme et de l'abbé,
causant, cherchant les occasions de prendre la parole, qu'il gardait
le plus longtemps possible; tandis que madame Faujas, à quelques pas,
se tenait dans l'ombre, muette, immobile, les mains sur les genoux,
pareille à une de ces figures légendaires gardant un trésor avec la
fidélité rogue d'une chienne accroupie.

--Hein! la belle soirée, disait Mouret chaque soir. Il fait meilleur
ici que dans la salle à manger. Vous aviez bien raison de venir
prendre le frais ... Tiens! une étoile filante! avez-vous vu, monsieur
l'abbé? Je me suis laissé dire que c'est saint Pierre qui allume sa
pipe, là-haut.

Il riait. Marthe restait grave, gênée par les plaisanteries dont il
gâtait le large ciel qui s'étendait devant elle, entre les poiriers
de M. Rastoil et les marronniers de la sous-préfecture. Il affectait
parfois d'ignorer qu'elle pratiquait, maintenant; il prenait l'abbé à
partie, en lui déclarant qu'il comptait sur lui pour faire le salut de
toute la maison. D'autres fois, il ne commençait pas une phrase
sans dire sur un ton de bonne humeur: «A présent que ma femme va à
confesse....» Puis, lorsqu'il était las de cet éternel sujet, il
écoutait ce qu'on disait dans les jardins voisins; il reconnaissait
les voix légères qui s'élevaient, portées par l'air tranquille de la
nuit, pendant que les derniers bruits de Plassans s'éteignaient, au
loin.

--Ça, murmurait-il, l'oreille tendue du côté de la sous-préfecture,
ce sont les voix de monsieur de Condamin et du docteur Porquier. Ils
doivent se moquer des Paloque ... Avez-vous entendu le fausset de
monsieur Delangre, qui a dit: «Mesdames, vous devriez rentrer; l'air
devient frais.» Vous ne trouvez pas qu'il a toujours l'air d'avoir
avalé un mirliton, le petit Delangre?

Et il se tournait du côté du jardin des Rastoil.

--Il n'y a personne chez eux, reprenait-il; je n'entends rien ... Ah!
si, les grandes dindes de filles sont devant la cascade. On dirait que
l'aînée mâche des cailloux en parlant. Tous les soirs, elles en ont
pour une bonne heure à jaboter. Si elles se confient les déclarations
qu'on leur fait, ça ne doit pourtant pas être long ... Eh! ils y sont
tous. Voilà l'abbé Surin, qui a une voix de flûte, et l'abbé Fénil,
qui pourrait servir de crécelle, le vendredi saint. Dans ce jardin,
ils s'entassent quelquefois une vingtaine, sans remuer seulement un
doigt. Je crois qu'ils se mettent là pour écouter ce que nous disons.

A tous ces bavardages, l'abbé Faujas et Marthe répondaient par de
courtes phrases, lorsqu'il les interrogeait directement. D'ordinaire,
le visage levé, les yeux perdus, ils étaient ensemble, ailleurs, plus
loin, plus haut. Un soir, Mouret s'endormit. Alors, lentement, ils se
mirent à causer; ils baissaient la voix, ils approchaient leurs têtes.
Et, à quelques pas, madame Faujas, les mains sur les genoux, les
oreilles élargies, les yeux ouverts, sans entendre, sans voir,
semblait les garder.



X


L'été se passa. L'abbé Faujas ne semblait nullement pressé de tirer
les bénéfices de sa popularité naissante. Il continua à s'enfermer
chez les Mouret, heureux de la solitude du jardin, où il avait fini
par descendre même dans la journée. Il lisait son bréviaire sous la
tonnelle du fond, marchait lentement, la tête baissée, tout le long du
mur de clôture. Parfois, il fermait le livre, il ralentissait encore
le pas, comme absorbé dans une rêverie profonde; et Mouret, qui
l'épiait, finissait par être pris d'une impatience sourde, à voir,
pendant des heures, cette figure noire aller et venir, derrière ses
arbres fruitiers.

--On n'est plus chez soi, murmurit-il. Je ne puis lever les yeux,
maintenant, sans apercevoir cette soutane ... Il est comme les
corbeaux, ce gaillard-là; il a un oeil rond qui semble guetter
et attendre quelque chose. Je ne me fie pas à ses grands airs de
désintéressement.

Vers les premiers jours de septembre seulement, le local de l'oeuvre
de la Vierge fut prêt. Les travaux s'éternisent en province. Il faut
dire que les dames patronnesses, à deux deprises, avaient bouleversé
les plans de M. Lieutaud par des idées à elles. Lorsque le comité prit
possession de rétablissement, elles récompensèrent l'architecte de
sa complaisance par les éloges les plus aimables. Tout leur parut
convenable: vastes salles, dégagements excellents, cour plantée
d'arbres et ornée de deux petites fontaines. Madame de Condamin fut
charmée de la façade, une de ses idées. Au-dessus de la porte, sur une
plaque de marbre noir, les mots: _Oeuvre de la Vierge_, étaient gravés
en lettres d'or.

L'inauguration donna lieu à une fête très-touchante. L'évêque en
personne, avec le chapitre, vint installer les soeurs de Saint-Joseph,
qui étaient autorisées à desservir l'établissement. On avait réuni une
cinquantaine de filles du huit à quinze ans, ramassées dans les rues
du vieux quartier. Les parents, pour les faire admettre, avaient eu
simplement à déclarer que leurs occupations les forçaient à s'absenter
de chez eux la journée entière. M. Delangre prononça un discours
très-applaudi; il expliqua longuement, en style noble, cette crèche
d'un nouveau genre; il l'appela «l'école des bonnes moeurs et du
travail, où de jeunes et intéressantes créatures allaient échapper aux
tentations mauvaises.» On remarqua beaucoup, vers la fin du discours,
une délicate allusion au véritable auteur de l'oeuvre, à l'abbé
Faujas. Il était là, mêlé aux autres prêtres. Il resta paisible, avec
sa belle face grave, lorsque tous les yeux se tournèrent vers lui.
Marthe avait rougi, sur l'estrade où elle siégeait, au milieu des
dames patronnesses.

Quand la cérémonie fut terminée, l'évêque voulut visiter la maison
dans ses moindres détails. Malgré la mauvaise humeur évidente de
l'abbé Fenil, il fit appeler l'abbé Faujas, dont les grands yeux noirs
ne l'avaient pas quitté un seul instant, et le pria de vouloir bien
l'accompagner, en ajoutant tout haut, avec un sourire, qu'il ne
pouvait certainement choisir un guide mieux renseigné. Le mot courut
parmi les assistants qui se retiraient; le soir, tout Plassans
commentait l'attitude de monseigneur.

Le comité des dames patronnesses s'était réservé une salle dans la
maison. Elles y offrirent une collation à l'évêque, qui accepta un
biscuit et deux doigts de malaga, en trouvant le moyen d'être aimable
pour chacune d'elles. Cela termina heureusement cette fête pieuse;
car il y avait eu, avant et pendant la cérémonie, des froissements
d'amour-propre entre ces dames, que les louanges délicates de
monseigneur Rousselot remirent en belle humeur. Lorsqu'elles se
retrouvèrent seules, elles déclarèrent que tout s'était très-bien
passé; elles ne tarissaient pas sur la bonne grâce du prélat. Seule,
madame Paloque resta blême. L'évêque, dans sa distribution de
compliments, l'avait oubliée.

--Tu avais raison, dit-elle rageusement à son mari, lorsqu'elle
rentra, j'ai été le chien, dans leurs bêtises! Une belle idée, que de
mettre ensemble ces gamines corrompues!... Enfin, je leur ai donné
tout mon temps, et ce grand innocent d'évêque qui tremble devant son
clergé, n'a pas seulement trouvé un merci pour moi!... Comme si madame
de Condamin avait fait quelque chose! Elle est bien trop occupée à
montrer ses toilettes, cette ancienne ... Nous savons ce que nous
savons, n'est-ce pas? on finira par nous faire raconter des histoires
que tout le monde ne trouvera pas drôles. Nous n'avons rien à cacher,
nous autres.... Et madame Delangre, et madame Rastoil! ce serait
facile de les faire rougir jusqu'au blanc des jeux. Est-ce qu'elles
ont seulement bougé de leurs salons? est-ce qu'elles ont pris la
moitié de la peine que j'ai eue? Et cette madame Mouret, qui avait
l'air de mener la barque, et qui n'était occupée qu'à se pendre à la
soutane de son abbé Faujas! Encore une hypocrite, celle-là, qui va
nous en faire voir de belles.... Eh bien! toutes, toutes ont eu un
mot charmant; moi, rien. Je suis le chien ... Ça ne peut pas durer,
vois-tu, Paloque. Le chien finira par mordre.

A partir de ce jour, madame Paloque se montra beaucoup moins
complaisante. Elle ne tint plus les écritures que très-irégulièrement,
elle refusa les besognes qui lui déplaisaient, à ce point que les
dames patronnesses parlèrent de prendre un employé. Marthe conta ces
ennuis à l'abbé Faujas, auquel elle demanda s'il n'avait pas un bon
sujet à lui recommander.

--Ne cherchez personne, lui répondit-il: j'aurai peut- être quelqu'un
... Laissez-moi deux ou trois jours.

Depuis quelque temps, il recevait des lettres fréquentes, timbrées
de Besançon. Elles étaient toutes de la même écriture, une grosse
écriture laide. Rose, qui les lui montait, prétendait qu'il se
fâchait, rien qu'à voir les enveloppes.

--Sa figure devient toute chose, disait-elle. Bien sûr qu'il n'aime
guère la personne qui lui écrit si souvent.

L'ancienne curiosité de Mouret se réveilla un instant, à propos de
cette correspondance. Un jour, il monta lui-même une des lettres, avec
un aimable sourire, en s'excusant, en disant que Rose n'était pas là.
L'abbé se méfiait sans doute, car il fit l'homme enchanté, comme s'il
avait attendu cette lettre impatiemment. Mais Mouret ne se laissa pas
prendre à cette comédie; il resta sur le palier, collant son oreille
contre la serrure.

--Encore de ta soeur, n'est-ce pas? disait la voix rude de madame
Faujas. Qu'a-t-elle donc à te poursuivre comme ça?

Il y eut un silence; puis, un papier fut froissé violemment, et la
voix de l'abbé gronda:

--Parbleu! toujours la même chanson. Elle veut venir nous retrouver
et nous amener son mari, pour qu'on le lui place. Elle croit que nous
nageons dans l'or ... J'ai peur qu ils ne fassent un coup de tête,
qu'ils ne nous tombent ici, un beau matin. --Non, non, nous n'avons
pas besoin d'eux, entends-tu, Ovide! reprit la voix de la mère. Ils ne
t'ont jamais aimé, ils ont toujours été jaloux de toi ... Trouche est
un garnement, et Olympe, une sans-coeur. Tu verrais qu'ils voudraient
tout le profit pour eux. Ils te compromettraient, ils te dérangeraient
dans tes affaires.

Mouret entendait mal, très-ému par la vilaine action qu'il commettait.
Il crut qu'on touchait à la porte, il se sauva. D'ailleurs, il n'eut
garde de se vanter de cette expédition. Ce fut quelques jours plus
tard, en sa présence, sur la terrasse, que l'abbé Faujas rendit une
réponse définitive à Marthe.

--J'ai un employé à vous proposer, dit-il de son grand air tranquille;
c'est un de mes parents, mon beau-frère, qui va arriver de Besançon
dans quelques jours.

Mouret tendit l'oreille. Marthe parut charmée.

--Ah! tant mieux! s'écria-t-elle. J'étais bien embarrassée pour
faire un bon choix. Vous comprenez, il faut un homme d'une moralité
parfaite, avec toutes ces jeunes filles ... Mais du moment qu'il
s'agit d'un de vos parents....

--Oui, reprit le prêtre. Ma soeur avait un petit commerce de lingerie,
à Besançon; elle a dû liquider pour des raisons de santé; maintenant,
elle désire nous rejoindre, les médecins lui ayant ordonné l'air du
Midi ... Ma mère est bien heureuse.

--Sans doute, dit Marthe, vous ne vous étiez peut-être jamais quittés,
cela va vous paraître bon, de vous retrouver en famille ... Et vous ne
savez pas ce qu'il faut faire? Il y a deux chambres dont vous ne
vous servez pas, en haut. Pourquoi votre soeur et son mari ne
logeraient-ils pas là?... Ils n'ont point d'enfants?

--Non, ils ne sont que tous les deux ... J'avais en effet pensé un
instant à leur donner ces deux chambres; seulement, j'ai eu peur de
vous contrarier, en introduisant tout ce monde chez vous. --Mais
nullement, je vous assure; vous êtes des gens paisibles....

Elle s'arrêta. Mouret tirait violemment un coin de sa robe. Il ne
voulait pas de la famille de l'abbé dans sa maison, il se rappelait la
belle façon dont madame Faujas traitait sa fille et son gendre.

--Les chambres sont bien petites, dit-il à son tour; monsieur l'abbé
serait gêné ... Il vaudrait mieux, pour tout le monde, que la soeur de
monsieur l'abbé louât à côté; il y a justement un logement libre, dans
la maison des Paloque, en face.

La conversation tomba net. Le prêtre ne répondit rien, regarda en
l'air. Marthe le crut blessé et souffrit beaucoup de la brutalité de
son mari. Aussi, au bout d'un instant, ne put-elle supporter davantage
ce silence embarrassé.

--C'est convenu, reprit-elle, sans chercher à renouer plus habilement
la conversation; Rose aidera votre mère à nettoyer les deux
chambres... Mon mari ne songeait qu'à vos commodités personnelles;
mais, du moment que vous le désirez, ce n'est pas nous qui vous
empêcherons de disposer de l'appartement à voire guise.

Quand Mouret fut seul avec sa femme, il s'emporta.

--Je ne te comprends pas, vraiment. Lorsque j'ai loué à l'abbé,
tu boudais, tu ne voulais pas laisser entrer un chat chez toi;
maintenant, l'abbé t'amènerait toute sa famille, toute la séquelle,
jusqu'aux arrière-petits-cousins, que tu lui dirais merci ... Je t'ai
pourtant assez tirée par la robe. Tu ne le sentais donc pas? C'était
bien clair, je ne voulais pas de ces gens ... Ce ne sont pas
d'honnêtes gens.

--Comment peux-tu le savoir? s'écria Marthe, que l'injustice irritait.
Qui te l'a dit?

--Eh! l'abbé Faujas lui-même ... Oui, je l'ai entendu, un jour; il
causait avec sa mère.

Elle le regarda fixement. Alors il rougit un peu, il balbutia:
--Enfin, je le sais, cela suffit ... La soeur est une sans-coeur, et
le mari, un garnement. Tu as beau prendre tes airs de reine offensée:
ce sont leurs paroles, je n'invente rien. Tu comprends, je n'ai pas
besoin de cette clique chez moi. La vieille était la première à ne pas
vouloir entendre parler de sa fille. Maintenant, l'abbé dit autrement.
J'ignore ce qui a pu le retourner. Quelque nouvelle cachotterie de sa
part. Il doit avoir besoin d'eux.

Marthe haussa les épaules et le laissa crier. Il donna ordre à Rose de
ne pas nettoyer les chambres; mais Rose n'obéissait plus qu'à
madame. Pendant cinq jours, sa colère s'usa en paroles amères,
en récriminations terribles. Quand l'abbé Faujas était là, il se
contentait de bouder, il n'osait l'attaquer en face. Puis, comme
toujours, il se fit une raison. Il ne trouva plus que des moqueries
contre ces gens qui allaient venir. Il serra davantage les cordons
de sa bourse, s'isola encore, s'enfonça tout à fait dans le cercle
égoïste où il tournait. Quand les Trouche se présentèrent, un soir
d'octobre, il murmura simplement:

--Diable! ils ne sentent pas bon, ils ont de fichues mines.

L'abbé Faujas parut peu désireux de laisser voir sa soeur et son
beau-frère, le jour de leur arrivée. La mère s'était postée sur le
seuil de la porte. Dès qu'elle les aperçut débouchant de la place de
la Sous-Préfecture, elle guetta, jetant des coups d'oeil inquiets
derrière elle, dans le corridor et dans la cuisine. Mais elle joua de
malheur. Comme les Trouche entraient, Marthe, qui allait sortir, monta
du jardin, suivie des enfants.

--Ah! voilà toute la famille, dit-elle avec un sourire obligeant.

Madame Faujas, si maîtresse d'elle-même d'ordinaire, se troubla
légèrement, balbutiant un mot de réponse. Pendant quelques minutes, on
resta là, face à face, au milieu du vestibule, à s'examiner. Mouret
avait prestement enjambé les marches du perron. Rose s'était plantée
sur le seuil de sa cuisine.

--Vous devez être bien heureuse? reprit Marthe, en s'adressant à
madame Faujas.

Puis, ayant conscience de l'embarras qui tenait tout le monde muet,
voulant se montrer aimable pour les nouveaux venus, elle se tourna
vers Trouche, en ajoutant:

--Vous êtes arrivés par le train de cinq heures, n'est-ce pas?... Et
combien y a-t-il de Besançon ici?

--Dix-sept heures de chemin de fer, répondit Trouche, en montrant sa
bouche vide de dents. En troisième, je vous réponds que c'est raide
... On a le ventre rudement secoué.

Il se mit à rire, avec un singulier bruit de mâchoires. Madame Faujus
lui jeta un coup d'oeil terrible. Alors, machinalement, il essaya de
remettre un bouton crevé de sa redingote graisseuse, ramenant sur ses
cuisses, sans doute pour cacher des taches, deux cartons à chapeau
qu'il portait, l'un vert, l'autre jaune. Son cou rougeâtre avait un
gloussement continu, sous un lambeau de cravate noire tordue, ne
laissant passer qu'un bout de chemise sale. Sa face, toute couturée,
suant le vice, était comme allumée par deux petits yeux noirs, qui
roulaient sans cesse sur les gens, sur les choses, d'un air de
convoitise et d'effarement; des yeux de voleur étudiant la maison où
il reviendra, la nuit, faire un coup.

Mouret crut que Trouche regardait les serrures.

--C'est qu'il a des yeux à prendre des empreintes, ce gaillard-là,
pensa-t-il.

Cependant, Olympe comprit que son mari venait de dire une bêtise.
C'était une grande femme mince, blonde, fanée, à la figure plate et
ingrate. Elle portait une petite caisse de bois blanc et un gros
paquet noué dans une nappe. --Nous avions emporté des oreillers,
dit-elle en montrant d'un regard le gros paquet. On n'est pas mal, en
troisième, avec des oreillers. On est aussi bien qu'en première....
Dame! c'est une fière économie. On a beau avoir de l'argent, c'est
inutile de le jeter par les fenêtres, n'est-ce pas, madame?

--Certainement, répondit Marthe, un peu surprise des personnages.

Olympe s'avança, se mit en pleine lumière, entrant en conversation,
d'un ton engageant.

--C'est comme les habits; moi, je mets tout ce que j'ai de plus
mauvais, quand je pars en voyage. J'ai dit à Honoré: «Va, ta vieille
redingotte est bien assez bonne.» Il a aussi son pantalon de travail,
un pantalon qu'il est las de traîner ... Vous voyez, j'ai choisi ma
plus vilaine robe; elle a même des trous, je crois. Ce châle me vient
de maman; je repassais dessus, à la maison. Et mon bonnet donc! un
vieux bonnet dont je ne me servais plus que pour aller au lavoir
... Tout ça, c'est encore trop bon pour la poussière, n'est-ce pas,
madame?

--Certainement, certainement, répéta Marthe, qui tâchait de sourire.

A ce moment, une voix irritée se fit entendre au haut de l'escalier,
jetant cette brève exclamation:

--Eh bien, mère?

Mouret, levant la tête, aperçut l'abbé Faujas, appuyé à la rampe du
second étage, le visage terrible, se penchant, au risque de tomber,
pour mieux voir ce qui se passait dans le vestibule. Il avait
entendu le bruit des voix, il devait être là depuis un instant, à
s'impatienter.

--Eh bien, mère? cria-t-il de nouveau.

--Oui, oui, nous montons, répondit madame Faujas, que l'accent furieux
de son fils parut faire trembler.

Et, se tournant vers les Trouche: --Allons, mes enfants, il faut
monter ... Laissons madame aller à ses affaires.

Mais les Trouche semblèrent ne pas entendre. Ils étaient bien dans le
vestibule; ils regardaient autour d'eux, d'un air ravi, comme si on
leur eût fait cadeau de la maison.

--C'est très-gentil, très-gentil, murmura Olympe, n'est-ce pas,
Honoré? D'après les lettres d'Ovide, nous ne pensions pas que cela fût
si gentil. Je te le disais: «Il faut aller là-bas, nous serons mieux,
je me porterai mieux....» Hein! j'avais raison.

--Oui, oui, on doit être très à son aise, dit Trouche entre ses dents
... Et le jardin est assez grand, je crois.

Puis, s'adressant à Mouret:

--Monsieur, est-ce que vous permettez à vos locataires de se promener
dans le jardin?

Mouret n'eut pas le temps de répondre. L'abbé Faujas, qui était
descendu, cria d'une voix tonnante:

--Eh bien, Trouche? eh bien, Olympe?

Ils se tournèrent. Lorsqu'ils le virent debout sur une marche,
formidable de colère, ils se firent tout petits, ils le suivirent, en
baissant l'échine. Lui, monta devant eux, sans ajouter une parole,
sans même paraître s'apercevoir que les Mouret étaient là, qui
regardaient ce singulier défilé. Madame Faujas, pour arranger les
choses, sourit à Marthe, en fermant le cortège. Mais, quand celle-ci
fut sortie, et que Mouret se trouva seul, il resta un instant dans
le vestibule. En haut, au second étage, les portes claquaient avec
violence. Il y eut des éclats de voix, puis un silence de mort régna.

--Est-ce qu'il les a mis au cachot? dit-il en riant. N'importe, c'est
une sale famille.

Dès le lendemain, Trouche, habillé convenablement, tout en noir, rasé,
ses rares cheveux ramenés soignement sur les tempes, fut présenté
par l'abbé Faujas à Marthe et aux dames patronnesses. Il avait
quarante-cinq ans, possédait une fort belle écriture, disait avoir
tenu longtemps les livres dans une maison de commerce. Ces dames
l'installèrent immédiatement. Il devait représenter le comité,
s'occuper des détails matériels, de dix à quatre heures, dans un
bureau qui se trouvait au premier étage de l'oeuvre de la Vierge. Ses
appointements étaient de quinze cents francs.

--Tu vois qu'ils sont très-tranquilles, ces braves gens, dit Marthe à
son mari, au bout de quelques jours.

En effet, les Trouche ne faisaient pas plus de bruit que les Faujas.
A deux ou trois reprises, Rose prétendait bien avoir entendu des
querelles entre la mère et la fille; mais aussitôt la voix grave de
l'abbé s'élevait, mettant la paix. Trouche, régulièrement, partait à
dix heures moins un quart et rentrait à quatre heures un quart;
le soir, il ne sortait jamais. Olympe, parfois, allait faire les
commissions avec madame Faujas; personne ne l'avait encore vue
descendre seule.

La fenêtre de la chambre où les Trouche couchaient, donnait sur le
jardin; elle était la dernière, à droite, en face des arbres de la
sous-préfecture. De grands rideaux de calicot rouge, bordés d'une
bande jaune, pendaient derrière les vitres, tranchant sur la façade,
à côté des rideaux blancs du prêtre. D'ailleurs, la fenêtre restait
constamment fermée. Un soir, comme l'abbé Faujas était avec sa mère,
sur la terrasse, en compagnie des Mouret, une petite toux involontaire
se fit entendre. L'abbé, levant vivement la tête, d'un air irrité,
aperçut les ombres d'Olympe et de son mari qui se penchaient, accoudé,
immobiles. Il demeura un instant, les yeux en l'air, coupant la
conversation qu'il avait avec Marthe. Les Trouche disparurent. On
entendit le grincement étouffé de l'espagnolette.

--Mère, dit le prêtre, tu devrais monter; j'ai peur que tu ne prennes
mal. Madame Faujas souhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu'elle
se fut retirée, Marthe reprit l'entretien, en demandant de sa voix
obligeante:

--Est-ce que votre soeur est plus malade? Il y a huit jours que je ne
l'ai vue.

--Elle a grand besoin de repos, répondit sèchement le prêtre.

Mais elle insista par bonté.

--Elle se renferme trop, l'air lui ferait du bien.... Ces soirées
d'octobre sont encore tièdes ... Pourquoi ne descend-elle jamais au
jardin? Elle n'y a pas mis les pieds. Vous savez pourtant que le
jardin est à votre entière disposition.

Il s'excusa en mâchant de sourdes paroles; tandis que Mouret, pour
l'embarrasser davantage, se faisait plus aimable que sa femme.

--Eh! c'est ce je disais, ce matin. La soeur de monsieur l'abbé
pourrait bien venir coudre au soleil, l'après-midi, au lieu de rester
claquemurée, en haut. On croirait qu'elle n'ose pas même paraître à la
fenêtre. Est-ce que nous lui faisons peur, par hasard? Nous ne sommes
pourtant pas si terribles que cela ... C'est comme monsieur Trouche,
il monte l'escalier quatre à quatre. Dites-leur donc de venir, de
temps à autre, passer une soirée avec nous. Ils doivent s'ennuyer à
périr, tout seuls, dans leur chambre.

L'abbé, ce soir-là, n'était pas d'humeur à tolérer les moqueries de
son propriétaire. Il le regarda en face, et très-carrément:

--Je vous remercie, mais il est peu probable qu'ils acceptent. Ils
sont las, le soir, ils se couchent. D'ailleurs, c'est ce qu'ils ont de
mieux à faire.

--A leur aise, mon cher monsieur, répondit Mouret, piqué du ton rude
de l'abbé.

Et, quand il fut seul avec Marthe:

--Ah ça! est-ce qu'il croit qu'il me fera prendre des vessies pour
des lanternes, l'abbé! C'est clair, il tremble que les gueux qu'il a
recueillis chez lui ne lui jouent quelque mauvais tour.... Tu as
vu, ce soir, comme il a fait le pion, lorsqu'il les a aperçus à la
fenêtre. Ils étaient là à nous espionner. Tout cela finira mal.

Marthe vivait dans une grande douceur. Elle n'entendait plus les
criailleries de Mouret. Les approches de la foi étaient pour elle
une jouissance exquise; elle glissait à la dévotion, lentement, sans
secousse; elle s'y berçait, s'y endormait. L'abbé Faujas évitait
toujours de lui parler de Dieu; il restait son ami, ne la charmait que
par sa gravité, par cette vague odeur d'encens qui se dégageait de
sa soutane. A deux ou trois reprises, seule avec lui, elle avait de
nouveau éclaté en sanglots nerveux, sans savoir pourquoi, ayant du
bonheur à pleurer ainsi. Chaque fois, il s'était contenté de lui
prendre les mains, silencieux, la calmant de son regard tranquille et
puissant. Quand elle voulait lui parler de ses tristesses sans cause,
de ses secrètes joies, de ses besoins d'être guidée, il la faisait
faire en souriant; il disait que ces choses ne le regardaient point,
qu'il fallait parler à l'abbé Bourrette. Alors elle gardait tout en
elle, elle demeurait frissonnante. Et lui, prenait une hauteur plus
grande, se mettait hors de sa portée, comme un dieu aux pieds duquel
elle finissait par agenouiller son âme.

Les grosses occupations de Marthe, maintenant, étaient les messes et
les exercices religieux auxquels elle assistait. Elle se trouvait
bien, dans la vaste nef de Saint-Saturnin; elle y goûtait plus
parfaitement ce repos tout physique qu'elle cherchait. Quand elle
était là, elle oubliait tout, c'était comme une fenêtre immense
ouverte sur une autre vie, une vie large, infinie, pleine d'une
émotion qui l'emplissait et lui suffisait. Mais elle avait encore peur
de l'église; elle y venait avec une pudeur inquiète, une honte qui
instinctivement lui faisait jeter un regard derrière elle, lorsqu'elle
poussait la porte, pour voir si personne n'était là, à la regarder
entrer. Puis, elle s'abandonnait, tout s'attendrissait, jusqu'à cette
voix grasse de l'abbé Bourrette qui, après l'avoir confessée, la
tenait parfois agenouillée encore pendant quelques minutes, à lui
parler des dîners de madame Rastoil ou de la dernière soirée des
Rougon.

Marthe, souvent, rentrait accablée. La religion la brisait. Rose était
devenue toute-puissante au logis. Elle bousculait Mouret, le grondait,
parce qu'il salissait trop de linge, le faisait manger quand le dîner
était prêt. Elle entreprit même de travailler à son salut.

--Madame a bien raison de vivre en chrétienne, lui disait-elle. Vous
serez damné, vous, monsieur, et ce sera bien fait, parce qu'au fond
vous n'êtes pas bon; non, vous n'êtes pas bon!... Vous devriez la
conduire à la messe, dimanche prochain.

Mouret haussait les épaules. Il laissait les choses aller, se mettant
lui-même au ménage, donnant un coup de balai, quand la salle à manger
lui paraissait trop sale. Les enfants l'inquiétaient davantage.
Pendant les vacances, la mère n'étant presque jamais là, Désirée
et Octave, qui avait encore échoué aux examens du baccalauréat,
bouleversèrent la maison; Serge fut souffrant, garda le lit, resta des
journées entières à lire dans sa chambre. Il était devenu le préféré
de l'abbé Faujas, qui lui prêtait des livres. Mouret passa deux
mois abominables, ne sachant comment guider ce petit monde; Octave
particulièrement le rendait fou. Il ne voulut pas attendre la rentrée,
il décida que l'enfant ne retournerait plus au collège, qu'on le
placerait dans une maison de commerce de Marseille.

--Puisque tu ne veux plus veiller sur eux, dit-il à Marthe, il faut
bien que je les case quelque part ... Moi, je suis à bout, je préfère
les flanquer à la porte. Tant pis, si tu en souffres!... D'abord,
Octave est insupportable. Jamais il ne sera bachelier. Il vaut mieux
lui apprendre tout de suite à gagner sa vie que de le laisser flâner
avec un tas de gueux. On ne rencontre que lui, dans la ville.

Marthe fut très-émue; elle s'éveilla comme d'un rêve, en apprenant
qu'un de ses enfants allait se séparer d'elle. Pendant huit jours,
elle obtint que le départ serait différé. Elle resta même davantage
à la maison, elle reprit sa vie active d'autrefois. Puis, elle
s'alanguit de nouveau; et, le jour où Octave l'embrassa, en lui
apprenant qu'il partait le soir pour Marseille, elle fut sans force,
elle se contenta de lui donner de bons conseils.

Mouret, quand il revint du chemin de fer, avait le coeur gros. Il
chercha sa femme, la trouva dans le jardin, sous une tonnelle où elle
pleurait. Là, il se soulagea.

--En voilà un de moins! cria-t-il. Ça doit te faire plaisir. Tu
pourras rôder dans les églises à ton aise ... Va, sois tranquille, les
deux autres ne resteront pas longtemps. Je garde Serge, parce qu'il
est très-doux, et que je le trouve un peu jeune pour aller faire son
droit; mais, s'il te gêne, tu le diras, je t'en débarrasserai aussi
... Quant à Désirée, elle ira chez sa nourrice.

Marthe continuait à pleurer silencieusement.

--Que veux-tu? on ne peut pas être dehors et chez soi. Tu as choisi
le dehors, tes enfants ne sont plus rien pour toi, c'est logique ...
D'ailleurs maintenant, n'est-ce pas? il faut faire de la place pour
tout ce monde qui vit dans notre maison. Elle n'est plus assez grande,
notre maison. Ce sera heureux, si l'on ne nous met pas à la porte
nous-mêmes.

Il avait levé la tête, il examinait les fenêtres du second étage.
Puis, baissant la voix:

--Ne pleure donc pas comme une bête; on te regarde. Tu n'aperçois pas
cette paire d'yeux entre les rideaux rouges? Ce sont les yeux de la
soeur de l'abbé, je les connais bien. On est sûr de les trouver là,
pendant toute la journée ... Vois-tu, l'abbé est peut-être un brave
homme; mais ces Trouche, je les sens accroupis derrière leurs rideaux
comme des loups à l'affût. Je parie que si l'abbé ne les empêchait
pas, ils descendraient la nuit par la fenêtre pour me voler mes poires
... Essuie tes yeux, ma bonne; sois sûre qu'ils se régalent de nos
querelles. Ce n'est pas une raison, parce qu'ils sont la cause du
départ de l'enfant, pour leur montrer le mal que ce départ nous fait à
tous les deux.

Sa voix s'attendrissait, il était près lui-même de sangloter. Marthe,
navrée, touchée au coeur par ses dernières paroles, allait se jeter
dans ses bras. Mais ils eurent peur d'être vus, ils sentirent comme
un obstacle entre eux. Alors, ils se séparèrent; tandis que les yeux
d'Olympe luisaient toujours, entre les deux rideaux rouges.



XI


Un matin, l'abbé Bourrette arriva, la face bouleversée. Il aperçut
Marthe sur le perron, il vint lui serrer les mains, en balbutiant:

--Ce pauvre Compan, c'est fini, il se meurt.... Je vais monter, il
faut que je voie Faujas tout de suite.

Et quand Marthe lui eut montré le prêtre, qui, selon son habitude, se
promenait au fond du jardin, en lisant son bréviaire, il courut à lui,
fléchissant sur ses jambes courtes. Il voulut parler, lui apprendre la
fâcheuse nouvelle; mais la douleur l'étrangla, il ne put que se jeter
à son cou, la gorge pleine de sanglots.

--Eh bien! qu'ont-ils donc, les deux abbés? demanda Mouret, qui se
hâta de sortir de la salle à manger.

--Il paraît que le curé de Saint-Saturnin est à la mort, répondit
Marthe très-émue.

Mouret fit une moue de surprise. Il rentra, murmurant:

--Bah! ce brave Bourrette se consolera demain, lorsqu'on le nommera
curé, en remplacement de l'autre. ... Il compte sur la place; il me
l'a dit.

Cependant, l'abbé Faujas s'était dégagé de l'étreinte du vieux prêtre.
Il reçut la mauvaise nouvelle avec gravité et ferma posément son
bréviaire.

--Compan veut vous voir, bégayait l'abbé Bourrette; il ne passera pas
la matinée.... Ah! c'était un ami bien cher. Nous avions fait nos
études ensemble.... Il veut vous dire adieu; il m'a répété toute la
nuit que vous seul aviez du courage dans le diocèse. Depuis plus d'un
an qu'il languissait, pas un prêtre de Plassans n'osait aller lui
serrer la main. Et vous qui le connaissiez à peine, vous lui donniez
toutes les semaines une après-midi. Il pleurait tout à l'heure, en
parlant de vous. ... Il faut vous hâter, mon ami.

L'abbé Faujas monta un instant à son appartement, pendant que l'abbé
Bourrette piétinait d'impatience et de désespoir dans le vestibule;
enfin, au bout d'un quart d'heure, tous deux partirent. Le vieux
prêtre s'essuyait le front, roulait sur le pavé, en laissant échapper
des phrases décousues.

--Il serait mort sans une prière, comme un chien, si sa soeur n'était
venue me prévenir, hier soir, vers onze heures. Elle a bien fait, la
chère demoiselle. ... Il ne voulait compromettre aucun de nous, il
n'aurait pas même reçu les derniers sacrements. ... Oui, mon ami, il
était en train de mourir dans un coin, seul, abandonné, lui qui a eu
une si belle intelligence et qui n'a vécu que pour le bien.

Il se tut; puis, au bout d'un silence, d'une voix changée:

--Croyez-vous que Fenil me pardonne ça? Non, jamais, n'est-ce pas?...
Lorsque Compan m'a vu arriver avec les saintes huiles, il ne voulait
pas, il me criait de m'en aller. Eh bien, c'est fait! Je ne serai
jamais curé. J'aime mieux ça. Je n'aurai pas laissé mourir Compan
comme un chien.... Il y avait trente ans qu'il était en guerre avec
Fenil. Quand il s'est mis au lit, il me l'a dit: «Allons, c'est Fenil
qui l'emporte; maintenant que je suis par terre, il va m'assommer....»
Ah! ce pauvre Compan, lui que j'ai vu si fier, si énergique, à
Saint-Saturnin!... Le petit Eusèbe, l'enfant de choeur que j'ai emmené
pour sonner le viatique, est resté tout embarrassé, lorsqu'il a vu où
nous allions; il regardait derrière lui, à chaque coup de sonnette,
comme s'il avait craint que Fenil put l'entendre.

L'abbé Faujas, marchant vite, la tête basse, l'air préoccupé,
continuait à garder le silence; il semblait ne pas écouter son
compagnon.

--Monseigneur est-il prévenu? demanda-t-il brusquement.

Mais l'abbé Bourrette, à son tour, paraissait songeur. Il ne répondit
pas; puis, en arrivant devant la porte de l'abbé Compan, il murmura:

--Dites-lui que nous venons de rencontrer Fenil et qu'il nous a
salués. Cela lui fera plaisir. ... Il croira que je suis curé.

Ils montèrent silencieusement. La soeur du moribond vint leur ouvrir.
En voyant les deux prêtres, elle éclata en sanglots, balbutiant au
milieu de ses larmes:

--Tout est fini. Il vient de passer entre mes bras... j'étais seule.
Il a regardé autour de lui en mourant, il a murmuré «J'ai donc la
peste, qu'on m'a abandonné...» Ah! mes sieurs, il est mort avec des
larmes plein les yeux.

Ils entrèrent dans la petite chambre où le curé Compan, la tête sur un
oreiller, paraissait dormir. Ses yeux étaient restés ouverts, et
cette face blanche, profondément triste, pleurait encore; les larmes
coulaient le long des joues. Alors, l'abbé Bourrette tomba à genoux,
sanglotant, priant, le front contre les couvertures qui pendaient.
L'abbé Faujas resta debout, regardant le pauvre mort; puis, après
s'être agenouillé un instant, il sortit discrètement. L'abbé
Bourrette, perdu dans sa douleur, ne l'entendit même pas refermer la
porte.

L'abbé Faujas alla droit à l'évêché. Dans l'antichambre de monseigneur
Rousselot, il rencontra l'abbé Surin, chargé de papiers.

--Est-ce que vous désiriez parler à monseigneur? lui demanda le
secrétaire avec son éternel sourire. Vous tomberiez mal. Monseigneur
est tellement occupé qu'il a fait condamner sa porte.

--C'est pour une affaire très-pressante, dit tranquillement l'abbé
Faujas. Ou peut toujours le prévenir, lui faire savoir que je suis là.
J'attendrai, s'il le faut.

--Je crains que ce ne soit inutile. Monseigneur a plusieurs personnes
avec lui. Revenez demain, cela vaudra mieux.

Mais l'abbé prenait une chaise, lorsque l'évêque ouvrit la porte de
son cabinet. Il parut très-contrarié en apercevant le visiteur, qu'il
feignit d'abord de ne pas reconnaître.

--Mon enfant, dit-il à Surin, quand vous aurez classé ces papiers,
vous reviendrez tout de suite; j'ai une lettre à vous dicter.

Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait respectueusement
debout:

--Ah! c'est vous, monsieur Faujas? J'ai bien du plaisir à vous voir.
... Vous avez quelque chose à me dire peut-être? Entrez, entrez dans
mon cabinet; vous ne me dérangez jamais.

Le cabinet de monseigneur Rousselot était une vaste pièce, un peu
sombre, où un grand feu de bois brûlait continuellement, été comme
hiver. Le tapis, les rideaux très-épais, étouffaient l'air. Il
semblait qu'on entrât dans une eau tiède. L'évêque vivait là,
frileusement, dans un fauteuil, en douairière retirée du monde, ayant
horreur du bruit, se déchargeant sur l'abbé Fenil du soin de son
diocèse. Il adorait les littératures anciennes. On racontait qu'il
traduisait Horace en secret; les petits vers de l'Anthologie grecque
l'enthousiasmaient également, et il lui échappait des citations
scabreuses, qu'il goûtait avec une naïveté de lettré insensible aux
pudeurs du vulgaire.

--Vous voyez, je n'ai personne, dit-il en s'installant devant le feu;
mais je suis un peu souffrant, j'avais fait défendre ma porte. Vous
pouvez parler, je me mets à votre disposition.

Il y avait, dans son amabilité ordinaire, une vague inquiétude, une
sorte de soumission résignée. Quand l'abbé Faujas lui eut appris la
mort du curé Compan, il se leva, effaré, irrité:

--Comment! s'écria-t-il, mon brave Compan est mort, et je n'ai pu lui
dire adieu!... Personne ne m'a averti!... Ah! tenez, mon ami, vous
aviez raison, lorsque vous me faisiez entendre que je n'étais plus le
maître ici; on abuse de ma bonté.

--Monseigneur, dit l'abbé Faujas, sait combien je lui suis dévoué; je
n'attends qu'un signe de lui. L'évêque hocha la tête, murmurant:

--Oui, oui, je me rappelle ce que vous m'avez offert; vous êtes un
excellent coeur. Seulement quel vacarme, si je rompais avec Fenil!
j'aurais les oreilles cassées pendant huit jours. Et pourtant si
j'étais bien sûr que vous me débarrassiez d'un coup du personnage, si
je n'avais pas peur qu'au bout d'une semaine il revînt vous mettre un
pied sur la gorge....

L'abbé Faujas ne put réprimer un sourire. Des larmes montèrent aux
yeux de l'évêque.

--J'ai peur, c'est vrai, reprit-il en se laissant tomber de nouveau
dans son fauteuil; j'en suis à ce point. C'est ce malheureux qui a tué
Compan et qui m'a fait cacher son agonie, pour que je ne puisse
aller lui fermer les yeux; il a des inventions terribles.... Mais,
voyez-vous, j'aime mieux vivre en paix. Fenil est très-actif, il me
rend de grands services dans le diocèse. Quand je ne serai plus là,
les choses s'arrangeront peut-être plus sagement.

Il se calmait, il retrouvait son sourire.

--D'ailleurs, tout va bien en ce moment, je ne vois aucune
difficulté.... On peut attendre.

L'abbé Faujas s'assit, et tranquillement:

--Sans doute.... Pourtant il va falloir que vous nommiez un curé à
Saint-Saturnin, en remplacement de monsieur l'abbé Compan.

Monseigneur Rousselot porta ses mains à ses tempes, d'un air
désespéré.

--Mon Dieu! vous avez raison, balbutia-t-il. Je ne pensais plus à
cela.... Le brave Compan ne sait pas dans quel souci il me met, en
mourant si brusquement, sans que je sois prévenu. Je vous avais promis
la place, n'est-ce pas?

L'abbé s'inclina.

--Eh bien! mon ami, vous allez me sauver; vous me laisserez reprendre
ma parole. Vous savez combien Fenil vous déteste; le succès de
l'oeuvre de la Vierge l'a rendu tout à fait furieux; il jure qu'il
vous empêchera de conquérir Plassans. Vous voyez que je vous parle à
coeur ouvert. Or, ces jours derniers, comme on causait de la cure de
Saint-Saturnin, j'ai prononcé votre nom. Fenil est entré dans une
colère affreuse, et j'ai dû jurer que je donnerais la cure à un de ses
protégés, l'abbé Chardon, que vous connaissez, un homme très-digne
d'ailleurs.... Mon ami, faites cela pour moi, renoncez à cette idée.
Je vous donnerai tel dédommagement qu'il vous plaira.

Le prêtre resta grave. Après un silence, comme s'il s'était consulté:

--Vous n'ignorez pas, monseigneur, dit-il, que je n'ai aucune ambition
personnelle; je désire vivre dans la retraite, ce serait pour moi une
grande joie de renoncer à cette cure. Seulement je ne suis pas mon
maître, je tiens à satisfaire les protecteurs qui s'intéressent à
moi.... Pour vous-même, monseigneur, réfléchissez avant de prendre une
détermination que vous pourriez regretter plus tard.

Bien que l'abbé Faujas eût parlé très-humblement, l'évêque sentit la
menace cachée que contenaient ces paroles. Il se leva, fit quelques
pas, en proie à une perplexité pleine d'angoisse. Puis, levant les
mains:

--Allons, voilà du tourment pour longtemps.... J'aurais voulu éviter
toutes ces explications; mais, puisque vous insistez, il faut parler
franchement.... Eh bien! cher monsieur, l'abbé Fenil vous reproche
beaucoup de choses. Comme je crois vous l'avoir déjà dit, il a dû
écrire à Besançon, d'où il aura appris les fâcheuses histoires que
vous savez.... Certes, vous m'avez expliqué tout cela, je connais vos
mérites, votre vie de repentir et de retraite; mais que voulez-vous?
le grand vicaire a des armes contre vous, il en use terriblement.
Souvent je ne sais comment vous défendre.... Quand le ministre m'a
prié de vous accepter dans mon diocèse, je ne lui ai pas caché que
votre situation serait difficile. Il s'est montré plus pressant,
il m'a dit que cela vous regardait, et j'ai fini par consentir.
Seulement, il ne faut pas aujourd'hui me demander l'impossible.

L'abbé Faujas n'avait pas baissé la tête; il la releva même, il
regarda l'évêque en face, disant de sa voix brève:

--Vous m'avez donné votre parole, monseigneur.

--Certainement, certainement.... Le pauvre Compan baissait tous les
jours, vous êtes venu me confier certaines choses; alors, j'ai promis,
je ne le nie pas.... Écoutez, je veux vous tout dire, pour que vous ne
puissiez m'accuser de tourner comme une girouette. Vous prétendiez
que le ministre désirait vivement votre nomination à la cure de
Saint-Saturnin. Eh bien! j'ai écrit, je me suis informé, un de mes
amis est allé au ministère. On lui a presque ri au nez, on lui a dit
qu'on ne vous connaissait même pas. Le ministre se défend absolument
d'être votre protecteur, entendez-vous! Si vous le souhaitez, je vais
vous faire lire une lettre où il se montre bien sévère à votre égard.

Et il tendait le bras pour fouiller dans un tiroir; mais l'abbé Faujas
s'était mis debout, sans le quitter des yeux, avec un sourire où
perçait une pointe d'ironie et de pitié.

--Ah! monseigneur, monseigneur! murmura-t-il. Puis, au bout d'un
silence, comme ne voulant pas s'expliquer davantage:

--Je vous rends votre parole, monseigneur, reprit-il. Croyez que, dans
tout ceci, je travaillais plus encore pour vous que pour moi. Plus
tard, quand il ne sera plus temps, vous vous souviendrez de mes
avertissements. Il se dirigeait vers la porte; mais l'évêque le
retint, le ramena, en murmurant d'un air inquiet:

--Voyons, que voulez-vous dire? Expliquez-vous, cher monsieur Faujas.
Je sais bien qu'on me boude à Paris, depuis l'élection du marquis de
Lagrifoul. On me connaît vraiment bien peu, si l'on s'imagine que j'ai
trempé là dedans; je ne sors pas de ce cabinet deux fois par mois....
Alors vous croyez qu'on m'accuse d'avoir fait nommer le marquis?

--Oui, je le crains, dit nettement le prêtre.

--Eh! c'est absurde, je n'ai jamais mis le nez dans la politique, je
vis avec mes chers livres. C'est Fenil qui a tout fait. Je lui ai dit
vingt fois qu'il finirait par me causer des embarras à Paris.

Il s'arrêta, rougit légèrement d'avoir laissé échapper ces dernières
paroles. L'abbé Faujas s'assit de nouveau devant lui, et d'une voix
profonde:

--Monseigneur, vous venez de condamner votre grand vicaire.... Je ne
vous ai point dit autre chose. Ne continuez pas à faire cause commune
avec lui, ou il vous causera des soucis très-graves. J'ai des amis
à Paris, quoi que vous puissiez croire. Je sais que l'élection du
marquis de Lagrifoul a fortement indisposé le gouvernement contre
vous. A tort ou à raison, on vous croit la cause unique du mouvement
d'opposition qui se manifeste à Plassans, où le ministre, pour des
motifs particuliers, tient absolument à obtenir la majorité. Si, aux
élections prochaines, le candidat légitimiste passait encore, ce
serait extrêmement fâcheux, je craindrais pour votre tranquilité.

--Mais c'est abominable! s'écria le malheureux évêque, en s'agitant
dans son fauteuil; je ne puis pas empêcher la candidat légitimiste
dépasser, moi! Est-ce que j'ai la moindre influence, est-ce que je me
suis jamais mêlé de ces choses?... Ah! tenez, il y a des jours où
j'ai envie d'aller m'enfermer au fond d'un couvent. J'emporterais ma
bibliothèque, je vivrais bien tranquille.... C'est Fenil qui devrait
être évêque à ma place. Si j'écoutais Fenil, je me mettrais tout à
fait en travers du gouvernement, je n'écouterais que Rome, j'enverrais
promener Paris. Mais ce n'est pas mon tempérament, je veux mourir
tranquille.... Alors, vous dites que le ministre est furieux contre
moi?

Le prêtre ne répondit pas; deux plis qui se creusaient aux coins de sa
bouche, donnaient à sa face un mépris muet.

--Mon Dieu, continua l'évêque; si je pensais lui être agréable en
vous nommant curé de Saint-Saturnin, je tâcherais d'arranger cela....
Seulement, je vous assure, vous vous trompez; vous êtes peu en odeur
de sainteté.

L'abbé Faujas eut un geste brusque. Il se livra, dans une courte
impatience:

--Eh! dit-il, oubliez-vous que des infamies courent sur mon compte et
que je suis arrivé à Plassans avec une soutane percé! Lorsqu'on envoie
un homme perdu à un poste dangereux, on le renie jusqu'au jour du
triomphe.... Aidez-moi à réussir, monseigneur, vous verrez que j'ai
des amis à Paris.

Puis, comme l'évêque, surpris de cette figure d'aventurier énergique
qui venait de se dresser devant lui, continuait à le regarder
silencieusement, il redevint souple; il reprit:

--Ce sont des suppositions, je veux dire que j'ai beaucoup à me faire
pardonner. Mes amis, attendent pour vous remercier, que ma situation
soit complètement assise.

Monseigneur Rousselot resta muet un instant encore. C'était une nature
très-fine, ayant appris le vice humain dans les livres. Il avait
conscience de sa grande faiblesse, il en était même un peu honteux;
mais il se consolait, en jugeant les hommes pour ce qu'ils valaient.
Dans sa vie d'épicurien lettré, il y avait, par instants, une profonde
moquerie des ambitieux qui l'entouraient en se disputant les lambeaux
de son pouvoir.

--Allons, dit-il en souriant, vous êtes un homme tenace, cher monsieur
Faujas. Puisque je vous ai fait une promesse, je la tiendrai.... Il
y a six mois, je l'avoue, j'aurais eu peur de soulever tout Plassans
contre moi; mais vous avez su vous faire aimer, les dames de la ville
me parlent souvent de vous avec de grands éloges. En vous donnant la
cure de Saint-Saturnin, je paye la dette de l'oeuvre de la Vierge.

L'évêque avait retrouvé son amabilité enjouée, ses manières exquises
de prélat charmant. L'abbé Surin, à ce moment, passa sa jolie tête
dans l'entre-bâillement de la porte.

--Non, mon enfant, dit l'évêque, je ne vous dicterai pas cette
lettre.... Je n'ai plus besoin de vous. Vous pouvez vous retirer.

--Monsieur l'abbé Fenil est là, murmura le jeune prêtre.

--Ah! bien, qu'il attende.

Monseigneur Rousselot avait eu un léger tressaillement, mais il fit un
geste de décision presque plaisant, il regarda l'abbé Faujas d'un air
d'intelligence.

--Tenez, sortez par ici, lui dit-il en ouvrant une porte cachée sous
une portière.

Il l'arrêta sur le seuil, il continua à le regarder en riant.

--Fenil va être furieux.... Vous me promettez de me défendre contre
lui, s'il crie trop fort? Je vous le mets sur les bras, je vous en
avertis. Je compte bien aussi que vous ne laisserez pas réélire
le marquis de Lagrifoul.... Dame! c'est sur vous que je m'appuie
maintenant, cher monsieur Faujas.

Il le salua du bout de sa main blanche, puis rentra nonchalamment
dans la tiédeur de son cabinet. L'abbé était resté courbé, surpris de
l'aisance toute féminine avec laquelle monseigneur Rousselot changeait
de maître et se livrait au plus fort. Alors seulement il sentit que
l'évêque venait de se moquer de lui, comme il devait se moquer de
l'abbé Fenil, du fauteuil moelleux où il traduisait Horace.

Le jeudi suivant, vers dix heures, au moment où la belle société de
Plassans s'écrasait dans le salon vert des Rougon, l'abbé Faujas parut
sur le seuil. Il était superbe, grand, rose, vêtu d'une soutane fine
qui luisait comme un satin. Il resta grave avec un léger sourire, à
peine un pli aimable des lèvres, tout juste ce qu'il fallait pour
éclairer sa face austère d'un rayon de bonhomie.

--Ah! c'est ce cher curé! cria gaiement madame de Condamin.

Mais la maîtresse de la maison se précipita; elle prit dans ses deux
mains une des mains de l'abbé, l'amenant au milieu du salon, le
cajolant du regard, avec un doux balancement de tête.

--Quelle surprise, quelle bonne surprise! répéta-t-elle. Voilà un
siècle qu'on ne vous a vu. Il faut donc que le bonheur tombe chez
vous, pour que vous vous souveniez de vos amis? Lui, saluait avec
aisance. Autour de lui, c'était une ovation flatteuse, un chuchotement
de femmes ravies. Madame Delangre et madame Rastoil n'attendirent pas
qu'il vînt les saluer; elles s'avancèrent pour le complimenter de sa
nomination qui était officielle depuis le matin. Le maire, le juge de
paix, jusqu'à monsieur de Bourdeu, lui donnèrent des poignées de main
vigoureuses.

--Hein! quel gaillard! murmura M. de Condamin à l'oreille du docteur
Porquier; il ira loin. Je l'ai flairé dès le premier jour.... Vous
savez qu'ils mentent comme des arracheurs de dents, la vieille Rougon
et lui, avec leurs simagrées. Je l'ai vu se glisser ici plus de
dix fois, à la nuit tombante. Ils doivent tremper dans de jolies
histoires, tous les deux!

Mais le docteur Porquier eût une peur atroce que M. de Condamin ne le
compromît; il se hâta de le quitter pour serrer, comme les autres, la
main de l'abbé Faujas, bien qu'il ne lui eût jamais adressé la parole.

Cette entrée triomphale fut le grand événement de la soirée. L'abbé
s'étant assis, un triple cercle de jupes l'entoura. Il causa avec une
charmante bonhomie, parla de toutes choses, évitant soigneusement de
répondre aux allusions. Félicité l'ayant questionné directement, il se
contenta de dire qu'il n'habiterait pas la cure, qu'il préférait le
logement où il vivait si tranquille, depuis près de trois ans. Marthe
était là, parmi les dames, très-réservée, ainsi qu'à son ordinaire.
Elle avait simplement souri à l'abbé, le regardant de loin, un peu
pâle, l'air las et inquiet. Mais, lorsqu'il eut fait connaître son
intention de ne pas quitter la rue Balande, elle rougit beaucoup,
elle se leva pour passer dans le petit salon, comme suffoquée par la
chaleur. Madame Paloque, auprès de laquelle M. de Condamin était allé
s'asseoir, ricana en lui disant assez haut pour être entendue: --C'est
propre, n'est-ce pas?... Elle devrait au moins ne pas lui donner des
rendez-vous ici, puisqu'ils ont toute la journée chez eux.

Seul, M. de Condamin se mit à rire. Les autres personnes prirent un
air froid. Madame Paloque, comprenant qu'elle venait de se faire du
tort, essaya de tourner la chose en plaisanterie. Cependant, dans les
coins, on causait de l'abbé Fenil. La grande curiosité était de savoir
s'il allait venir. M. de Bourdeu, un des amis du grand vicaire,
raconta doctement qu'il était souffrant. La nouvelle de cette
indisposition fut accueillie par des sourires discrets. Tout le monde
était au courant de la révolution qui avait eu lieu à l'évêché. L'abbé
Surin donnait à ces dames des détails très-curieux, sur l'horrible
scène survenue entre monseigneur et le grand vicaire. Ce dernier,
battu par monseigneur, faisait raconter qu'une attaque de goutte le
clouait chez lui. Mais ce n'était pas là un dénoûment, et l'abbé Surin
ajoutait que «l'on en verrait bien d'autres.» Cela se répétait à
l'oreille avec de petites exclamations, des hochements de tête, des
moues de surprise et de doute. Pour l'instant, du moins, c'était
l'abbé Faujas qui l'emportait. Aussi les belles dévotes se
chauffaient-elles doucement à ce soleil levant.

Vers le milieu de la soirée, l'abbé Bourrette entra. Les conversations
se turent, on le regarda curieusement. Personne n'ignorait que, la
veille encore, il comptait sur la cure de Saint-Saturnin; il avait
suppléé l'abbé Compan pendant sa longue maladie; la place était à lui.
Il resta un instant sur le seuil sans remarquer le mouvement que son
arrivée produisait, un peu essoufflé, les paupières battantes. Puis,
ayant aperçu l'abbé Faujas, il se précipita, lui serra les deux mains
avec effusion, en s'écriant:

--Ah! mon bon ami, laissez-moi vous féliciter.... Je viens de chez
vous, où j'ai appris par votre mère que vous étiez ici.... Je suis
bien heureux de vous rencontrer.

L'abbé Faujas s'était levé, gêné, malgré son grand sang-froid, surpris
par ces tendresses qu'il n'attendait point.

--Oui, murmura-t-il, j'ai dû accepter, malgré mon peu de mérite....
J'avais d'abord refusé, citant à monseigneur des prêtres plus dignes,
vous citant vous-même....

L'abbé Bourrette cligna les yeux; et, l'emmenant à l'écart, baissant
la voix:

--Monseigneur m'a tout conté.... Il paraît que Fenil ne voulait
absolument pas entendre parler de moi. Il aurait mis le feu au
diocèse, si j'avais été nommé: ce sont ses propres paroles. Mon crime
est d'avoir fermé les yeux à ce pauvre Compan.... Et il exigeait,
comme vous le savez, la nomination de l'abbé Chardon. Un homme pieux
sans doute, mais d'une insuffisance notoire. Le grand vicaire comptait
régner sous son nom à Saint-Saturnin.... C'est alors que monseigneur
vous a donné la place pour lui échapper et lui faire pièce. Cela me
venge. Je suis enchanté, mon cher ami.... Est-ce que vous connaissiez
l'histoire?

--Non, pas dans les détails.

--Eh bien! les choses se sont passées ainsi, je vous l'affirme. Je
tiens les faits de la bouche même de monseigneur.... Entre nous, il
m'a laissé entrevoir un beau dédommagement. Le second grand vicaire,
l'abbé Vial, a depuis longtemps le désir d'aller se fixer à Rome; la
place serait libre, vous entendez. Enfin, silence sur tout ceci.... Je
ne donnerais pas ma journée pour beaucoup d'argent.

Et il continuait à serrer les mains de l'abbé Faujas, tandis que sa
large face jubilait d'aise. Autour d'eux, les dames se regardaient
d'un air étonné, avec des sourires. Mais la joie du bonhomme était si
franche, qu'elle finit par se communiquer à tout le salon vert, où
l'ovation faite au nouveau curé prit un caractère plus intime et
plus attendri. Les jupes se rapprochèrent; on parla des orgues de la
cathédrale, qui avaient besoin d'être réparées; madame de Condamin
promit un reposoir superbe pour la procession de la prochaine
Fête-Dieu.

L'abbé Bourrette prenait sa part du triomphe, lorsque madame Paloque,
allongeant sa face de monstre, lui toucha l'épaule, en lui murmurant à
l'oreille:

--Alors, monsieur l'abbé, demain, vous ne confesserez pas dans la
chapelle Saint-Michel?

Le prêtre, depuis qu'il suppléait l'abbé Compan, avait pris le
confessionnal de la chapelle Saint-Michel, le plus grand, le plus
commode de l'église, qui était réservé particulièrement au curé. Il ne
comprit pas d'abord; il cligna les yeux, en regardant madame Paloque.

--Je vous demande, reprit-elle, si vous reprendrez demain votre ancien
confessionnal dans la chapelle des Saints-Anges.

Il devint un peu pâle et garda le silence un instant encore. Il
baissait les yeux sur le tapis, éprouvant une légère douleur à la
nuque, comme s'il venait d'être frappé par derrière. Puis, sentant que
madame Paloque restait là, à le dévisager:

--Certainement, balbutia-t-il, je reprends mon ancien
confessionnal.... Venez à la chapelle des Saints-Anges, la dernière
à gauche, du côté du cloître.... Elle est très-humide. Couvrez-vous
bien, chère dame, couvrez-vous bien.

Il avait des larmes au bord des paupières. Il s'était pris de
tendresse pour le beau confessionnal de la chapelle Saint-Michel, où
le soleil entrait, l'après-midi, juste à l'heure de la confession.
Jusque-là, il n'avait éprouvé aucun regret à remettre la cathédrale
aux mains de l'abbé Faujas; mais ce petit fait, ce déménagement d'une
chapelle à une autre, lui parut horriblement pénible; il lui sembla
que le but de toute sa vie était manqué. Madame Paloque fit remarquer
à voix haute qu'il était devenu triste tout d'un coup; mais lui, se
défendit, essaya de sourire encore. Il quitta le salon de bonne heure.

L'abbé Faujas resta un des derniers. Rougon était venu le
complimenter, causant gravement, assis tous deux aux deux coins d'un
canapé. Ils parlaient de la nécessité des sentiments religieux dans
un État sagement administré; tandis que chaque dame qui se retirait,
avait devant eux une longue révérence.

--Monsieur l'abbé, dit gracieusement Félicité, vous savez que vous
êtes le cavalier de ma fille.

Il se leva. Marthe l'attendait, près de la porte. La nuit était très
noire. Dans la rue, il furent comme aveuglés par l'obscurité. Ils
traversèrent la place de la Sous-Préfecture, sans prononcer une
parole; mais, rue Balande, devant la maison, Marthe lui toucha le
bras, au moment où il allait mettre la clef dans la serrure.

--Je suis bien heureuse du bonheur qui vous arrive, lui dit-elle d'une
voix très-émue.... Soyez bon, aujourd'hui, faites-moi la grâce que
vous m'avez refusée jusqu'à présent. Je vous assure, l'abbé Bourrette
ne m'entend pas. Vous seul pouvez me diriger et me sauver.

Il l'écarta d'un geste. Puis, quand il eut ouvert la porte et allumé
la petite lampe que Rose laissait au bas de l'escalier, il monta, en
lui disant doucement:

--Vous m'avez promis d'être raisonnable.... Je songerai à ce que vous
demandez. Nous en causerons.

Elle lui aurait baisé les mains. Elle n'entra chez elle que
lorsqu'elle l'eût entendu refermer sa porte, à l'étage supérieur. Et,
pendant qu'elle se déshabillait et qu'elle se couchait, elle n'écouta
pas Mouret, à moitié endormi, qui lui racontait longuement les cancans
qui couraient la ville. Il était allé à son cercle, le cercle du
Commerce, où il mettait rarement les pieds. --L'abbé Faujas a roulé
l'abbé Bourrette, répétait-il pour la dixième fois, en tournant
lentement la tête sur l'oreiller. Cet abbé Bourrette, quel pauvre
homme! N'importe, c'est amusant de voir les calotins se manger entre
eux. L'autre jour, tu te souviens, lorsqu'ils s'embrassaient, au fond
du jardin, est-ce qu'on n'aurait pas dit deux frères? Ah! bien, oui,
ils se volent jusqu'à leurs dévotes.... Pourquoi ne réponds-tu pas, ma
bonne? Tu crois que ce n'est pas vrai?... Non, tu dors, n'est-ce pas?
Alors bonsoir, à demain.

Il se rendormit, mâchant des lambeaux de phrases. Marthe, les yeux
grands ouverts, regardait en l'air, suivait au plafond, éclairé par
la veilleuse, le frôlement des pantoufles de l'abbé Faujas, qui se
mettait au lit.



XII


Quand l'été revint, l'abbé et sa mère descendirent de nouveau chaque
soir prendre le frais sur la terrasse. Mouret devenait morose. Il
refusait les parties de piquet que la vieille dame lui offrait; il
restait là, à se dandiner, sur une chaise. Comme il bâillait, sans
même chercher à cacher son ennui, Marthe lui disait:

--Mon ami, pourquoi ne vas-tu pas à ton cercle?

Il y allait plus souvent qu'autrefois. Lorsqu'il rentrait, il
retrouvait sa femme et l'abbé à la même place, sur la terrasse; tandis
que madame Faujas, à quelques pas, avait toujours son attitude de
gardienne muette et aveugle.

Dans la ville, lorsqu'on parlait à Mouret du nouveau curé, il
continuait à en faire le plus grand éloge. C'était décidément un homme
supérieur. Lui, Mouret, n'avait jamais doute de ses belles facultés.
Jamais madame Paloque ne put tirer de lui un mot d'aigreur, malgré la
méchanceté qu'elle mettait à lui demander des nouvelles de sa femme,
au beau milieu d'une phrase sur l'abbé Faujas. La vieille madame
Rougon ne réussissait pas mieux à lire les chagrins secrets qu'elle
croyait deviner sous sa bonhomie; elle le dévisageait en souriant
finement, lui tendait des pièges; mais ce bavard incorrigible, par
la langue duquel toute la ville passait, était maintenant pris d'une
pudeur, lorsqu'il s'agissait des choses de son ménage.

--Ton mari a donc fini par être raisonnable? demanda un jour Félicité
à sa fille. Il te laisse libre.

Marthe la regarda d'un air de surprise.

--J'ai toujours été libre, dit-elle.

--Chère enfant, tu ne veux pas l'accuser.... Tu m'avais dit qu'il
voyait l'abbé Faujas d'un mauvais oeil.

--Mais non, je vous assure. C'est vous, au contraire, qui vous vous
étiez imaginé cela.... Mon mari est au mieux avec monsieur l'abbé
Faujas. Ils n'ont aucune raison pour être mal ensemble.

Marthe s'étonnait de la persistance que tout le monde mettait à
vouloir que son mari et l'abbé ne fussent pas bons amis. Souvent, au
comité de l'oeuvre de la Vierge, ces dames lui posaient des
questions qui l'impatientaient. La vérité était qu'elle se trouvait
très-heureuse, très-calme; jamais la maison de la rue Balande ne lui
avait paru plus tiède. L'abbé Faujas lui ayant laissé entendre
qu'il se chargerait de sa conscience, lorsqu'il jugerait que l'abbé
Bourrette deviendrait insuffisant, elle vivait dans cette espérance,
avec des joies naïves de première communiante à laquelle on a promis
des images de sainteté, si elle est sage. Elle croyait, par instants,
redevenir enfant; elle avait des fraîcheurs de sensation, des
puérilités de désir, qui l'attendrissaient. Au printemps, Mouret, qui
taillait ses grands buis, la surprit, les yeux baignés de larmes, sous
la tonnelle du fond, au milieu des jeunes pousses, dans l'air chaud.

--Qu'as-tu donc, ma bonne? lui demanda-t-il avec inquiétude.

--Rien,
je t'assure, lui dit-elle en souriant. Je suis contente, bien
contente.

Il haussa les épaules, tout en donnant de délicats coups de
ciseaux pour bien égaliser la ligne des buis; il mettait un grand
amour-propre, chaque année, à avoir les buis les plus corrects du
quartier. Marthe, qui avait essuyé ses yeux, pleura de nouveau, à
grosses larmes chaudes, serrée à la gorge, touchée jusqu'au coeur par
l'odeur de toute cette verdure coupée. Elle avait alors quarante ans,
et c'était sa jeunesse qui pleurait.

Cependant, l'abbé Faujas, depuis qu'il était curé de Saint-Saturnin,
avait une dignité douce, qui semblait le grandir encore. Il portait
son bréviaire et son chapeau magistralement. A la cathédrale, il
s'était révélé par des coups de force qui lui assurèrent le respect du
clergé. L'abbé Fenil, vaincu de nouveau sur deux ou trois questions
de détail, paraissait laisser la place libre à son adversaire. Mais
celui-ci ne commettait pas la sottise de triompher brutalement.
Il avait une fierté à lui, d'une souplesse et d'une humilité
surprenantes. Il sentait parfaitement que Plassans était loin de lui
appartenir encore. Ainsi, s'il s'arrêtait parfois dans la rue pour
serrer la main de M. Delangre, il échangeait simplement de courts
saluts avec M. de Bourdeu, M. Maffre et les autres invités du
président Rastoil. Toute une partie de la société de la ville gardait
à son égard une grande méfiance. On l'accusait d'avoir des opinions
politiques fort louches. Il fallait qu'il s'expliquât, qu'il se
déclarât pour un parti. Mais lui, souriait, disait qu'il était du
parti des honnêtes gens, ce qui le dispensait de répondre plus
nettement. D'ailleurs, il ne montrait aucune hâte, il continuait de
rester à l'écart, attendant que les portes s'ouvrissent d'elles-mêmes.

--Non, mon ami, plus tard, nous verrons, disait il à l'abbé Bourrette,
qui le pressait de faire une visite à M. Rastoil. Et l'on sut qu'il
avait refusé deux invitations à dîner de la sous-préfecture. Il
ne fréquentait toujours que les Mouret. Il restait là, comme en
observation, entre les deux camps ennemis. Le mardi, lorsque les deux
sociétés étaient réunies dans les jardins, à droite et à gauche, il se
mettait à la fenêtre, regardait le soleil se coucher au loin, derrière
les forêts de la Seille; puis, avant de se retirer, il baissait les
yeux, il répondait d'une façon également aimable aux saluts des
Rastoil et aux saints de la sous-préfecture. C'étaient là tous les
rapports qu'il eût encore avec les voisins.

Un mardi pourtant, il descendit au jardin. Le jardin de Mouret lui
appartenait maintenant. Il ne se contentait plus de se réserver la
tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire; toutes les allées,
toutes les plates-bandes, étaient à lui; sa soutane tachait de noir
toutes les verdures. Ce mardi-là, il fit le tour, salua M. Maffre et
madame Rastoil, qu'il aperçut en contre-bas; puis, il vint passer
sous la terrasse de la sous-préfecture, où se trouvait accoudé M. de
Condamin, en compagnie du docteur Porquier. Ces messieurs l'ayant
salué, il remontait l'allée, lorsque le docteur l'appela.

--Monsieur l'abbé, un mot, je vous prie?

Et il lui demanda à quelle heure il pourrait le voir, le lendemain.
C'était la première fois qu'une des deux sociétés adressait ainsi la
parole au prêtre, d'un jardin à l'autre. Le docteur était dans un
grand souci: son garnement de fils venait d'être surpris, avec une
bande d'autres vauriens, dans une maison suspecte, derrière les
prisons. Le pis était qu'on accusait Guillaume d'être le chef de la
bande et d'avoir corrompu les fils Maffre, beaucoup plus jeunes que
lui.

--Bah! dit M. de Condamin avec son rire sceptique, il faut bien que
jeunesse se passe. Voilà une belle affaire! Toute la ville est en
révolution, parce que ces jeunes gens jouaient au baccarat et qu'on a
trouvé une dame avec eux.

Le docteur se montra très-choqué.

--Je veux vous demander conseil, dit-il en s'adressant au prêtre.
Monsieur Maffre est venu comme un furieux chez moi; il m'a fait les
plus sanglants reproches, en criant que c'est ma faute, que j'ai mal
élevé mon fils.... Ma position est vraiment bien pénible. On devrait
pourtant mieux me connaître. J'ai soixante ans de vie sans tache
derrière moi.

Et il continua à gémir, disant les sacrifices qu'il avait faits pour
son fils, parlant de sa clientèle, qu'il craignait de perdre. L'abbé
Faujas, debout au milieu de l'allée, levait la tête, écoutait
gravement.

--Je ne demande pas mieux que de vous être utile, dit-il avec
obligeance. Je verrai monsieur Maffre, je lui ferai comprendre qu'une
juste indignation l'a emporté trop loin; je vais même le prier de
m'accorder rendez-vous pour demain. Il est là, à côté.

Il traversa le jardin, se pencha vers M. Maffre, qui, en effet, était
toujours là, en compagnie de madame Rastoil. Mais, quand le juge de
paix sut que le curé désirait avoir un entretien avec lui, il ne
voulut pas qu'il se dérangeât, il se mit à sa disposition, en lui
disant qu'il aurait l'honneur de lui rendre visite le lendemain.

--Ah! monsieur le curé, ajouta madame Rastoil, mes compliments pour
votre prône de dimanche. Toutes ces dames étaient bien émues, je vous
assure.

Il salua, il traversa de nouveau le jardin, pour venir rassurer le
docteur Porquier. Puis, lentement, il se promena jusqu'à la nuit dans
les allées, sans se mêler davantage aux conversations, écoutant les
rires des deux sociétés, à droite et à gauche.

Le lendemain, lorsque M. Maffre se présenta, l'abbé Faujas surveillait
les travaux de deux ouvriers qui réparaient le bassin. Il avait
témoigné le désir de voir le jet d'eau marcher; ce bassin sans eau
était triste, disait-il. Mouret ne voulait pas, prétendait qu'il
pouvait arriver des accidents; mais Marthe avait arrangé les choses,
en décidant qu'on entourerait le bassin d'un grillage.

--Monsieur le curé, cria Rose, il y a là monsieur le juge de paix qui
vous demande.

L'abbé Faujas se hâta. Il voulait faire monter M. Maffre au second, à
son appartement; mais Rose avait déjà ouvert la porte du salon.

--Entrez donc, disait-elle. Est-ce que vous n'êtes pas chez vous ici!
Il est inutile de faire monter deux étages à monsieur le juge de
paix.... Seulement, si vous m'aviez prévenue ce matin, j'aurais
épousseté le salon.

Comme elle refermait la porte sur eux, après avoir ouvert les volets,
Mouret l'appela dans la salle à manger.

--C'est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, ce soir, à ton
curé, et, s'il n'a pas assez de couvertures en haut, tu l'apporteras
dans mon lit, n'est-ce pas?

La cuisinière échangea un regard d'intelligence avec Marthe, qui
travaillait devant la fenêtre, en attendant que le soleil eût quitté
la terrasse. Puis, haussant les épaules:

--Tenez, monsieur, murmurait-elle, vous n'avez jamais eu bon coeur.

Et elle s'en alla. Marthe continua à travailler sans lever la tête.
Depuis quelques jours, elle s'était remise au travail avec une sorte
de fièvre. Elle brodait une nappe d'autel; c'était un cadeau pour la
cathédrale. Ces dames voulaient donner un autel tout entier. Mesdames
Rastoil et Delangre s'étaient chargées des candélabres, madame de
Condamin faisait venir de Paris un superbe christ d'argent.

Cependant, dans le salon, l'abbé Faujas adressait de douces
remontrances à M. Maffre, en lui disant que le docteur Porquier était
un homme religieux, d'une grande honorabilité, et qu'il souffrait,
le premier de la déplorable conduite de son fils. Le juge de paix
l'écoutait béatement; sa face épaisse, ses gros yeux à fleur de
tête, prenaient un air d'extase, à certains mots pieux que le prêtre
prononçait d'une façon plus pénétrante. Il convint qu'il s'était
montré un peu vif, il dit être prêt à toutes les excuses, du moment
que monsieur le curé pensait qu'il avait péché.

--Et vos fils? demanda l'abbé; il faudra me les envoyer, je leur
parlerai.

M. Maffre secoua la tête avec un léger ricanement.

--N'ayez pas peur, monsieur le curé: les gredins ne recommenceront
pas.... Il y a trois jours qu'ils sont enfermés dans leur chambre, au
pain et à l'eau. Voyez-vous, quand j'ai appris l'affaire, si j'avais
eu un bâton, je le leur aurais cassé sur l'échine.

L'abbé le regarda, en se souvenant que Mouret l'accusait d'avoir
tué sa femme par sa dureté et son avarice; puis, avec un geste de
protestation:

-- Non, non, dit-il; ce n'est pas ainsi qu'il faut prendre les jeunes
gens. Votre aîné, Ambroise, a une vingtaine d'années, et le cadet va
sur ses dix-huit ans, n'est-ce pas? Songez que ce ne sont plus des
bambins; il faut leur tolérer quelques amusements.

Le juge de paix restait muet de surprise.

--Alors vous les laisseriez fumer, vous leur permettriez d'aller au
café? murmura-t-il.

--Sans doute, reprit le prêtre en souriant. Je vous répète que les
jeunes gens doivent pouvoir se réunir pour causer ensemble, fumer des
cigarettes, jouer même une partie de billard ou d'échecs.... Ils se
permettront tout, si vous ne leur tolérez rien.... Seulement, vous
devez bien penser, que je ne les enverrais pas dans tous les cafés. Je
voudrais pour eux un établissement particulier, un cercle, comme j'en
ai vu dans plusieurs villes. Et il développa tout un plan. M. Maffre,
peu à peu, comprenait, hochait la tête, disant:

--Parfait, parfait.... Ce serait le digne pendant de l'oeuvre de la
Vierge. Ah! monsieur le curé, il faut mettre à exécution un si beau
projet.

--Eh bien, conclut le prêtre en le reconduisant jusque dans la rue,
puisque l'idée vous semble bonne, dites-en un mot à vos amis. Je
verrai monsieur Delangre, je lui en parlerai également.... Dimanche,
après les vêpres, nous pourrions nous réunir à la cathédrale, pour
prendre une décision.

Le dimanche, M. Maffre amena M. Rastoil. Ils trouvèrent l'abbé Faujas
et M. Delangre dans une petite pièce attenante à la sacristie. Ces
messieurs se montraient très-enthousiastes. En principe, la création
d'un cercle de jeunes gens fut résolue; seulement, on batailla quelque
temps sur le nom que ce cercle porterait. M. Maffre voulait absolument
qu'on le nommât le cercle de Jésus.

--Eh! non, finit par s'écrier le prêtre impatienté; vous n'aurez
personne, on se moquera des rares adhérents. Comprenez donc qu'il
ne s'agit pas de mettre quand même la religion dans l'affaire; au
contraire, je compte bien laisser la religion à la porte. Nous voulons
distraire honnêtement la jeunesse, la gagner à notre cause, rien de
plus.

Le juge de paix regardait le président d'un air si étonné, si anxieux,
que M. Delangre dut baisser le nez pour cacher un sourire. Il tira
sournoisement la soutane de l'abbé. Celui-ci, se calmant, reprit avec
plus de douceur:

--J'imagine que vous ne doutez pas de moi, messieurs. Laissez-moi, je
vous en prie, la conduite de cette affaire. Je propose de choisir un
nom tout simple, par exemple celui-ci: le cercle de la Jeunesse, qui
dit bien ce qu'il veut dire.

M. Rastoil et M. Maffre s'inclinèrent, bien que cela leur parût un peu
fade. Ils parlèrent ensuite de nommer monsieur le curé président d'un
comité provisoire.

--Je crois, murmura M. Delangre en jetant un coup d'oeil à l'abbé
Faujas, que cela n'entre pas dans les idées de monsieur le curé.

--Sans doute, je refuse, dit l'abbé en haussant légèrement les
épaules; ma soutane effrayerait les timides, les tièdes. Nous
n'aurions que les jeunes gens pieux, et ce n'est pas pour ceux-là que
nous ouvrons le cercle. Nous désirons ramener à nous les égarés; en un
mot, faire des disciples, n'est-ce pas?

--Évidemment, répondit le président.

--Eh bien! il est préférable que nous nous tenions dans l'ombre, moi
surtout. Voici ce que je vous propose. Votre fils, monsieur Rastoil,
et le vôtre, monsieur Delangre, vont seuls se mettre en avant. Ce
seront eux qui auront eu l'idée du cercle. Envoyez-les-moi demain, je
m'entendrai tout au long avec eux. J'ai déjà un local en vue, avec
un projet de statuts tout prêt.... Quant à vos deux fils, monsieur
Maffre, ils seront naturellement inscrits en tête de la liste des
adhérents.

Le président parut flatté du rôle destiné à son fils. Aussi les choses
furent-elles ainsi convenues, malgré la résistance du juge de paix,
qui avait espéré tirer quelque gloire de la fondation du cercle. Dès
le lendemain, Séverin Rastoil et Lucien Delangre se mirent en rapport
avec l'abbé Faujas. Séverin était un grand jeune homme de vingt-cinq
ans, le crâne mal fait, la cervelle obtuse, qui venait d'être reçu
avocat, grâce à la position occupée par son père; celui-ci rêvait
anxieusement d'en faire un substitut, désespérant de lui voir se créer
une clientèle. Lucien, au contraire, petit de taille, l'oeil vif, la
tête futée, plaidait avec l'aplomb d'un vieux praticien, bien que plus
jeune d'une année; la _Gazette de Plassans_ l'annonçait comme une
lumière future du barreau. Ce fut surtout à ce dernier que l'abbé
donna les instructions les plus minutieuses; le fils du président
faisait les courses, crevait d'importance. En trois semaines, le
cercle de la Jeunesse fut créé et installé.

Il y avait alors, sous l'église des Minimes, située au bout du cours
Sauvaire, de vastes offices et un ancien réfectoire du couvent, dont
on ne se servait plus. C'était là le local que l'abbé Faujas avait en
vue. Le clergé de la paroisse le céda très-volontiers. Un matin, le
comité provisoire du cercle de la Jeunesse ayant mis les ouvriers dans
ces sortes de caves, les bourgeois de Plassans restèrent stupéfaits en
constatant qu'on installait un café sous l'église. Dès le cinquième
jour, le doute ne fut plus permis. Il s'agissait bel et bien d'un
café. On apportait des divans, des tables de marbre, des chaises, deux
billards, trois caisses de vaisselle et de verrerie. Une porte fut
percée, à l'extrémité du bâtiment, le plus loin possible du portail
des Minimes; de grands rideaux rouges, des rideaux de restaurant,
pendaient derrière la porte vitrée, que l'on poussait, après avoir
descendu cinq marches de pierre. Là se trouvait d'abord une grande
salle; puis, à droite, s'ouvraient une salle plus étroite et un salon
de lecture; enfin, dans une pièce carrée, au fond, on avait placé les
deux billards. Ils étaient juste sous le maître-autel.

--Ah! mes pauvres petits, dit un jour Guillaume Porquier aux fils
Maffre, qu'il rencontra sur le cours, on va donc vous faire servir la
messe, maintenant, entre deux parties de bezigue.

Ambroise et Alphonse le supplièrent de ne plus leur parler en plein
jour, parce que leur père les avait menacés de les engager dans la
marine, s'ils le fréquentaient encore. La vérité était que, le premier
étonnement passé, le cercle de la Jeunesse obtenait un grand succès.
Monseigneur Rousselot en avait accepté la présidence honoraire; il y
vint même un soir, en compagnie de son secrétaire, l'abbé Surin; ils
burent chacun un verre de sirop de groseille, dans le petit salon; et
l'on garda avec respect, sur un dressoir, le verre dont s'était servi
monseigneur. On raconte encore cette anecdote avec émotion à Plassans.
Cela détermina l'adhésion de tous les jeunes gens de la société.
Il fut très-mauvais genre de ne pas faire partie du cercle de la
Jeunesse.

Cependant, Guillaume Porquier rôdait autour du cercle, avec des rires
de jeune loup rêvant d'entrer dans la bergerie. Les fils Maffre,
malgré la peur affreuse qu'ils avaient de leur père, adoraient ce
grand garçon éhonté, qui leur racontait des histoires de Paris, et
leur ménageait des parties fines, dans les campagnes des environs.
Aussi finirent-ils par lui donner un rendez-vous chaque samedi, à neuf
heures, sur un banc de la promenade du Mail. Ils s'échappaient du
cercle, bavardaient jusqu'à onze heures, cachés dans l'ombre noire
des platanes. Guillaume revenait avec insistance aux soirées qu'ils
passaient sous l'église des Minimes.

--Vous êtes encore bons, vous autres, disait-il, de vous laisser mener
par le bout du nez.... C'est le bedeau, n'est-ce pas, qui vous sert
des verres d'eau sucrée, comme s'il vous donnait la communion?

--Mais non, tu te trompes, je t'assure, affirmait Ambroise. On se
croirait absolument dans un des cafés du Cours, le café de France ou
le café des Voyageurs.... On boit de la bière, du punch, du madère, ce
qu'on veut enfin, tout ce qu'on boit ailleurs.

Guillaume continuait à ricaner.

--N'importe, murmurait-il; moi, je ne voudrais pas boire de toutes
leurs saletés; j'aurais trop peur qu'ils n'eussent mis dedans quelque
drogue pour me faire aller à confesse. Je parle que vous jouez la
consommation à la main chaude ou à pigeon-vole?

Les fils Maffre riaient beaucoup de ces plaisanteries. Ils le
détrompaient pourtant, lui racontaient que les cartes elles-mêmes
étaient permises. Ça ne sentait pas du tout l'église. Et l'on était
très-bien, les divans étaient bons, il y avait des glaces partout.

--Voyons, reprenait Guillaume, vous ne me ferez pas croire qu'on
n'entend pas les orgues, lorsqu'il y a une cérémonie, le soir, aux
Minimes.... J'avalerais mon café de travers, rien que de savoir qu'on
baptise, qu'on marie et qu'on enterre au-dessus de ma demi-tasse.

--Ça, c'est un peu vrai, disait Alphonse; l'autre jour, pendant que
je faisais une partie de billard avec Séverin, dans la journée, nous
avons parfaitement entendu qu'on enterrait quelqu'un. C'était la
petite du boucher qui est au coin de la rue de la Banne.... Ce Séverin
est bête comme tout; il croyait me faire peur, en me racontant que
l'enterrement allait me tomber sur la tête.

--Ah bien, il est joli, voire cercle! s'écriait Guillaume. Je n'y
mettrais pas les pieds pour tout l'or du monde. Autant vaut-il prendre
son café dans une sacristie.

Guillaume se trouvait très-blessé de ne pas faire partie du cercle de
la Jeunesse. Son père lui avait défendu de se présenter, craignant
qu'il ne fût pas admis. Mais l'irritation qu'il éprouvait devint trop
forte; il lança une demande, sans avertir personne. Cela fit toute
une grosse affaire. La commission chargée de se prononcer sur les
admissions comptait alors les fils Maffre parmi ses membres. Lucien
Delangre était président, et Séverin Rastoil, secrétaire. L'embarras
de ces jeunes gens fut terrible. Tout en n'osant appuyer la demande,
ils ne voulaient pas être désagréables au docteur Porquier, cet homme
si digne, si bien cravaté, qui avait l'absolue confiance des dames
de la société. Ambroise et Alphonse conjurèrent Guillaume de ne pas
pousser les choses plus loin, en lui donnant à entendre qu'il n'avait
aucune chance.

--Laissez donc! leur répondit-il; vous êtes des lâches tous les
deux.... Est-ce que vous croyez que je tiens à entrer dans votre
confrérie? C'est une farce que je fais. Je veux voir si vous aurez le
courage de voter contre moi.... Je rirai bien, le jour où ces cagots
me fermeront la porte au nez. Quant à vous, mes petits, vous pourrez
aller vous amuser où vous voudrez; je ne vous reparlerai de la vie.

Les fils Maffre, consternés, supplièrent Lucien Delangre d'arranger
les choses de façon à éviter un éclat. Lucien soumit la difficulté à
son conseiller ordinaire, l'abbé Faujas, pour lequel il s'était pris
d'une admiration de disciple. L'abbé, toutes les après-midi, de cinq à
six heures, venait au cercle de la Jeunesse. Il traversait la grande
salle d'un air affable, saluant, s'arrêtant parfois, debout devant une
table, à causer quelques minutes avec un groupe de jeunes gens. Jamais
il n'acceptait rien, pas même un verre d'eau pure. Puis, il entrait
dans le salon de lecture, s'asseyait devant la grande table couverte
d'un tapis vert, lisait attentivement tous les journaux que recevait
le cercle, les feuilles légitimistes de Paris et des départements
voisins. Parfois, il prenait une note rapide, sur un petit carnet.
Après quoi, il se retirait discrètement, souriant de nouveau aux
habitués, leur donnant des poignées de main. Certains jours pourtant,
il demeurait plus longtemps, s'intéressait à une partie d'échecs,
parlait avec gaieté de toutes choses. Les jeunes gens, qui l'aimaient
beaucoup, disaient de lui:

--Quand il cause, on ne croirait jamais que c'est un prêtre.

Lorsque le fils du maire lui eût parlé de l'embarras où la demande de
Guillaume mettait la commission, l'abbé Faujas promit de s'interposer.
En effet, dès le lendemain, il vit le docteur Porquier, auquel il
conta l'affaire. Le docteur fut atterré. Son fils voulait donc le
faire mourir de chagrin, en déshonorant ses cheveux blancs. Et que
résoudre, à cette heure? Si la demande était retirée, la honte n'en
serait pas moins grande. Le prêtre lui conseilla d'exiler Guillaume,
pendant deux ou trois mois, dans une propriété qu'il possédait à
quelques lieues; lui, se chargeait du reste. Le dénoûment fut des plus
simples. Dès que Guillaume fut parti, la commission mit la demande de
côté, en déclarant que rien ne pressait et qu'un décision serait prise
ultérieurement.

Le docteur Porquier apprit cette solution par Lucien Delangre, une
après-midi, comme il se trouvait dans le jardin de la sous-préfecture.
Il courut à la terrasse. C'était l'heure du bréviaire de l'abbé
Faujas; il était là, sous la tonnelle des Mouret.

--Ah! monsieur le curé, que de remercîments! dit le docteur en se
penchant. Je serais bien heureux de vous serrer la main.

--C'est un peu haut, répondit le prêtre, qui regardait le mur avec un
sourire.

Mais le docteur Porquier était un homme plein d'effusion, que les
obstacles ne décourageaient pas.

--Attendez, s'écria-t-il. Si vous le permettez, monsieur le curé, je
vais faire le tour.

Et il disparut. L'abbé, toujours souriant, se dirigea lentement vers
la petite porte qui s'ouvrait sur l'impasse des Chevillottes. Le
docteur donnait déjà contre le bois de petits coups discrets.

--C'est que cette porte est condamnée, murmura le prêtre.... Il y a un
des clous qui est cassé.... Si l'on avait un outil, ça ne serait pas
difficile d'enlever l'autre.

Il regarda autour de lui, aperçut une bêche. Alors, d'un léger effort,
il ouvrit la porte, dont il avait tiré les verroux. Puis, il sortit
dans l'impasse des Chevillottes, où le docteur Porquier l'accabla
de bonnes paroles. Comme ils se promenaient en causant le long de
l'impasse, M. Maffre, qui se trouvait justement dans le jardin de
M. Rastoil, ouvrit de son côté la petite porte cachée derrière la
cascade. Et ces messieurs rirent beaucoup de se trouver, ainsi tous
les trois dans cette ruelle déserte.

Ils restèrent là un instant. Lorsqu'ils prirent congé de l'abbé, le
juge de paix et le docteur allongèrent la tête dans le jardin des
Mouret, regardant curieusement autour d'eux.

Cependant, Mouret, qui mettait des tuteurs à des pieds de tomates, les
aperçut en levant les yeux. Il resta muet de surprise.

--Eh bien! les voilà chez moi maintenant, murmura-t-il. Il ne manque
plus que le curé amène ici les deux bandes! XIII


Serge avait alors dix-neuf ans. Il occupait au second étage, une
petite chambre, en face de l'appartement du prêtre, où il vivait
presque cloîtré, lisant beaucoup.

--Il faudra que je jette tes bouquins au feu, lui disait Mouret avec
colère. Tu verras que tu finiras par te mettre au lit.

En effet, le jeune homme était d'un tempérament si nerveux, qu'il
avait, à la moindre imprudence, des indispositions de fille, des bobos
qui le retenaient dans sa chambre pendant deux ou trois jours. Rose le
noyait alors de tisane, et lorsque Mouret montait pour le secouer un
peu, comme il le disait, si la cuisinière était là, elle mettait son
maître à la porte, en lui criant:

--Laissez-le donc tranquille, ce mignon! vous voyez bien que vous le
tuez avec vos brutalités.... Allez, il ne tient guère de vous, il est
tout le portrait de sa mère. Vous ne les comprendrez jamais, ni l'un
ni l'autre.

Serge souriait. Son père, en le voyant si délicat, hésitait, depuis sa
sortie du collège, à l'envoyer faire son droit à Paris. Il ne voulait
pas entendre parler d'une Faculté de province; Paris, selon lui, était
nécessaire à un garçon qui voulait aller loin. Il mettait dans son
fils une grande ambition, disant que de plus bêtes--ses cousins
Rougon, par exemple,--avaient fait un joli chemin. Chaque fois que le
jeune homme lui semblait gaillard, il fixait son départ aux premiers
jours du mois suivant; puis, la malle n'était jamais prête, le jeune
homme toussait un peu, le départ se trouvait de nouveau renvoyé.

Marthe, avec sa douceur indifférente, se contentait de murmurer chaque
fois:

--Il n'a pas encore vingt ans. Ce n'est guère prudent d'envoyer un
enfant si jeune à Paris.... D'ailleurs il ne perd pas son temps ici.
Tu trouves toi-même qu'il travaille trop.

Serge accompagnait sa mère à la messe. Il était d'esprit religieux,
très-tendre et très-grave. Le docteur Porquier lui ayant recommandé
beaucoup d'exercice, il s'était pris de passion pour la botanique,
faisant des excursions, passant ensuite ses après-midi à dessécher
les herbes qu'il avait cueillies, à les coller, à les classer, à les
étiqueter. Ce fut alors que l'abbé Faujas devint son grand ami. L'abbé
avait herborisé autrefois; il lui donna certains conseils pratiques
dont le jeune homme se montra très-reconnaissant. Ils se prêtèrent
quelques livres, ils allèrent un jour ensemble à la recherche d'une
plante que le prêtre disait devoir pousser dans le pays. Quand Serge
était souffrant, chaque matin, il recevait la visite de son voisin,
qui causait longuement au chevet de son lit. Les autres jours,
lorsqu'il se retrouvait sur pied, c'était lui qui frappait à la porte
de l'abbé Faujas, dès qu'il l'entendait marcher dans sa chambre. Ils
n'étaient séparés que par l'étroit palier, ils finissaient par vivre
l'un chez l'autre.

Souvent Mouret s'emportait encore, malgré la tranquillité impassible
de Marthe et les yeux irrités de Rose. --Qu'est-ce qu'il peut faire
là-haut, ce garnement? grondait-il. Je passe des journées entières
sans seulement l'apercevoir. Il ne sort plus de chez le curé; ils sont
toujours à causer dans les coins... D'abord il va partir pour Paris.
Il est fort comme un Turc. Tous ces bobos-là sont des frimes pour se
faire dorloter. Vous avez beau me regarder toutes les deux, je ne veux
pas que le curé fasse un cagot du petit.

Alors, il guetta son fils. Lorsqu'il le croyait chez l'abbé, il
l'appelait rudement.

--J'aimerais mieux qu'il allât voir les femmes! cria-t-il un jour
exaspéré.

--Oh! monsieur, dit Rose, c'est abominable, des idées pareilles.

--Oui, les femmes! Et je l'y mènerai moi-même, si vous me poussez à
bout avec votre prêtraille!

Serge fit naturellement partie du cercle de la Jeunesse. Il y allait
peu, d'ailleurs, préférant sa solitude. Sans la présence de l'abbé
Faujas, avec lequel il s'y rencontrait parfois, il n'y aurait sans
doute jamais mis les pieds. L'abbé, dans le salon de lecture, lui
apprit à jouer aux échecs. Mouret, qui sut que «le petit» se
retrouvait avec le curé, même au café, jura qu'il le conduirait
au chemin de fer, dès le lundi suivant. La malle était faite, et
sérieusement cette fois, lorsque Serge, qui avait voulu passer une
dernière matinée en pleins champs, rentra, trempé par une averse
brusque. Il dut se mettre au lit, les dents claquant de fièvre.
Pendant trois semaines, il fut entre la vie et la mort. La
convalescence dura deux grands mois. Les premiers jours surtout, il
était si faible, qu'il restait la tête soulevée sur des oreillers, les
bras étendus le long des draps, pareil à une figure de cire.

--C'est votre faute, monsieur, criait la cuisinière à Mouret. Si
l'enfant meurt, vous aurez ça sur la conscience. Tant que son fils
fut en danger, Mouret, assombri, les yeux rouges de larmes, rôda
silencieusement dans la maison. Il montait rarement, piétinait dans le
vestibule, à attendre le médecin à sa sortie. Quand il sut que Serge
était sauvé, il se glissa dans la chambre, offrant ses services. Mais
Rose le mit à la porte. On n'avait pas besoin de lui; l'enfant n'était
pas encore assez fort pour supporter ses brutalités; il ferait bien
mieux d'aller à ses affaires, que d'encombrer ainsi le plancher.
Alors, Mouret resta tout seul au rez-de-chaussée, plus triste et plus
désoeuvré; il n'avait de goût à rien, disait-il. Quand il traversait
le vestibule, il entendait souvent, au second, la voix de l'abbé
Faujas, qui passait les après-midi entières au chevet de Serge
convalescent.

--Comment va-t-il aujourd'hui, monsieur le curé? demandait Mouret au
prêtre timidement, lorsque ce dernier descendait au jardin.

--Assez bien; ce sera long, il faut de grands ménagements.

Et il lisait tranquillement son bréviaire, tandis que le père, un
sécateur à la main, le suivait dans les allées, cherchant à renouer la
conversation, pour avoir des nouvelles plus détaillées sur «le petit».
Lorsque la convalescence s'avança, il remarqua que le prêtre ne
quittait plus la chambre de Serge. Étant monté à plusieurs reprises,
pendant que les femmes n'étaient pas là, il l'avait toujours trouvé
assis auprès du jeune homme, causant doucement avec lui, lui rendant
les petits services de sucrer sa tisane, de relever ses couvertures,
de lui donner les objets qu'il désirait. Et c'était dans la maison
tout un murmure adouci, des paroles échangées à voix basse entre
Marthe et Rose, un recueillement particulier qui transformait le
second étage en un coin de couvent. Mouret sentait comme une odeur
d'encens chez lui; il lui semblait parfois, au balbutiement des voix,
qu'on disait la messe, en haut.

--Que font-ils donc? pensait-il. Le petit est sauvé, pourtant; ils
ne lui donnent pas l'extrême-onction.

Serge lui-même l'inquiétait. Il ressemblait à une fille, dans ses
linges blancs. Ses yeux s'étaient agrandis; son sourire était une
extase douce des lèvres, qu'il gardait même au milieu des plus
cruelles souffrances. Mouret n'osait plus parler de Paris, tant le
cher malade lui paraissait féminin et pudique.

Une après-midi, il était monté en étouffant le bruit de ses pas. Par
la porte entre-bâillée, il aperçut Serge au soleil, dans un fauteuil.
Le jeune homme pleurait, les yeux au ciel, tandis que sa mère, devant
lui, sanglotait également. Ils se tournèrent tous les deux, au bruit
de la porte, sans essuyer leurs larmes. Et, tout de suite, de sa voix
faible de convalescent:

--Mon père, dit Serge, j'ai une grâce à vous demander. Ma mère prétend
que vous vous fâcherez, que vous me refuserez une autorisation qui me
comblerait de joie.... Je voudrais entrer au séminaire.

Il avait joint les mains avec une sorte de dévotion fiévreuse.

--Toi! toi! murmura Mouret.

Et il regarda Marthe qui détournait la tête. Il n'ajouta rien, alla
à la fenêtre, revint s'asseoir au pied du lit, machinalement, comme
assommé sous le coup.

--Mon père, reprit Serge au bout d'un long silence, j'ai vu Dieu, si
près de la mort; j'ai juré d'être à lui. Je vous assure que toute ma
joie est là. Croyez-moi, ne me désolez point.

Mouret, la face morne, les yeux à terre, ne prononçait toujours pas
une parole. Il fit un geste de suprême découragement, en murmurant:

--Si j'avais le moindre courage, je mettrais deux chemises dans un
mouchoir et je m'en irais. Puis, il se leva, vint battre contre les
vitres du bout des doigts. Comme Serge allait l'implorer de nouveau:

--Non, non; c'est entendu, dit-il simplement. Fais-toi curé, mon
garçon.

Et il sortit. Le lendemain, sans avertir personne, il partit pour
Marseille, où il passa huit jours avec son fils Octave. Mais il revint
soucieux, vieilli. Octave lui donnait peu de consolation. Il l'avait
trouvé menant joyeuse vie, criblé de dettes, cachant des maîtresses
dans ses armoires; d'ailleurs, il n'ouvrit pas les lèvres sur ces
choses. Il devenait tout à fait sédentaire, ne faisait plus un seul de
ces bons coups, un de ces achats de récolte sur pied, dont il était si
glorieux autrefois. Rose remarqua qu'il affectait un silence presque
absolu, qu'il évitait même de saluer l'abbé Faujas.

--Savez-vous que vous n'êtes guère poli? lui dit-elle un jour
hardiment; monsieur le curé vient de passer, et vous lui avez tourné
le dos.... Si c'est à cause de l'enfant que vous faites ça, vous avez
bien tort. Monsieur le curé ne voulait pas qu'il entrât au séminaire;
il l'a assez chapitré là-dessus; je l'ai entendu.... Ah! la maison est
gaie maintenant; vous ne causez plus, même avec madame; quand vous
vous mettez à table, on dirait un enterrement.... Moi, je commence à
en avoir assez, monsieur.

Mouret quittait la pièce, mais la cuisinière le poursuivait dans le
jardin.

--Est-ce que vous ne devriez pas être heureux de voir l'enfant sur ses
pieds? Il a mangé une côtelette hier, le chérubin, et avec bon appétit
encore.... Ça vous est bien égal, n'est-ce pas? Vous vouliez en faire
un païen comme vous.... Allez, vous avez trop besoin de prières; c'est
le bon Dieu qui veut notre salut à tous. A votre place, je pleurerais
de joie, en pensant que ce pauvre petit coeur va prier pour moi. Mais
vous êtes de pierre, vous, monsieur... Et comme il sera gentil, le
mignon, en soutane! Alors, Mouret montait au premier étage. Là, il
s'enfermait dans une chambre, qu'il appelait son bureau, une grande
pièce nue, meublée d'une table et de deux chaises. Cette pièce devint
son refuge, aux heures où la cuisinière le traquait. Il s'y ennuyait,
redescendait au jardin, qu'il cultivait avec une sollicitude plus
grande. Marthe ne semblait pas avoir conscience des bouderies de
son mari; il restait parfois une semaine silencieux, sans qu'elle
s'inquiétât ni se fâchât. Elle se détachait chaque jour davantage de
ce qui l'entourait; elle crut même, tant la maison lui parut paisible,
lorsqu'elle n'entendit plus, à toute heure, la voix grondeuse de
Mouret, que celui-ci s'était raisonné, qu'il s'était arrangé comme
elle un coin de bonheur. Cela la tranquillisa, l'autorisa à s'enfoncer
plus avant dans son rêve. Quand il la regardait, les yeux troubles,
ne la reconnaissant plus, elle lui souriait, elle ne voyait pas les
larmes qui lui gonflaient les paupières.

Le jour où Serge, complètement guéri, entra au séminaire, Mouret resta
seul à la maison avec Désirée. Maintenant, il la gardait souvent.
Cette grande enfant, qui touchait à sa seizième année, aurait pu
tomber dans le bassin, ou mettre le feu à la maison, en jouant avec
des allumettes, comme une gamine de six ans. Lorsque Marthe rentra,
elle trouva les portes ouvertes, les pièces vides. La maison lui
sembla toute nue. Elle descendit sur la terrasse, et aperçut, au fond
d'une allée, son mari qui jouait avec la jeune fille. Il était assis
par terre, sur le sable; il emplissait gravement, à l'aide d'une
petite pelle de bois, un chariot que Désirée tenait par une ficelle.

--Hue! hue! criait l'enfant.

--Mais attends donc, disait patiemment le bonhomme; il n'est pas
plein.... Puisque tu veux faire le cheval, il faut attendre qu'il soit
plein.

Alors, elle battit des pieds en faisant le cheval qui s'impatiente;
puis, ne pouvant rester en place, elle partit, riant aux éclats. Le
chariot sautait, se vidait. Quand elle eut fait le tour du jardin,
elle revint, criant:

--Remplis-le, remplis-le encore!

Mouret le remplit de nouveau, à petites pelletées. Marthe était restée
sur la terrasse, regardant, émue, mal à l'aise; ces portes ouvertes,
cet homme jouant avec cette enfant, au fond de la maison vide,
l'attristaient, sans qu'elle eût une conscience nette de ce qui se
passait en elle. Elle monta se déshabiller, entendant Rose, qui était
rentrée également, dire du haut du perron:

--Mon Dieu! que monsieur est bête!

Selon l'expression de ses amis du cours Sauvaire, des petits rentiers
avec lesquels il faisait tous les jours son tour de promenade, Mouret
«était touché». Ses cheveux avaient grisonné en quelques mois, il
fléchissait sur les jambes, il n'était plus le terrible moqueur que
toute la ville redoutait. On crut un instant qu'il s'était lancé dans
des spéculations hasardeuses et qu'il pliait sous quelque grosse perte
d'argent.

Madame Paloque, accoudée à la fenêtre de sa salle à manger, qui
donnait sur la rue Balande, disait même «qu'il filait un vilain
coton», chaque fois qu'elle le voyait sortir. Et si l'abbé Faujas
traversait la rue, quelques minutes plus tard, elle prenait plaisir à
s'écrier, surtout lorsqu'elle avait du monde chez elle:

--Voyez donc monsieur le curé; en voilà un qui engraisse!... S'il
mangeait dans la même assiette que monsieur Mouret, on croirait qu'il
ne lui laisse que les os.

Elle riait, et l'on riait avec elle. L'abbé Faujas, en effet, devenait
superbe, toujours ganté de noir, la soutane luisante. Il avait un
sourire particulier, un plissement ironique des lèvres, lorsque madame
de Condamin le complimentait sur sa bonne mine. Ces dames l'aimaient
bien mis, vêtu d'une façon cossue et douillette. Lui, devait rêver
la lutte à poings fermés, les bras nus, sans souci du haillon. Mais,
lorsqu'il se négligeait, le moindre reproche de la vieille madame
Rougon le tirait de son abandon; il souriait, il allait acheter des
bas de soie, un chapeau, une ceinture neuve. Il usait beaucoup, son
grand corps faisait tout craquer.

Depuis la fondation de l'oeuvre de la Vierge, toutes les femmes
étaient pour lui; elles le défendaient contre les vilaines histoires
qui couraient encore parfois, sans qu'on pût en deviner nettement la
source. Elles le trouvaient bien un peu rude par moments; mais cette
brutalité ne leur déplaisait pas, surtout dans le confessionnal, où
elles aimaient à sentir cette main de fer s'abattre sur leur nuque.

--Ma chère, dit un jour madame de Condamin à Marthe, il m'a grondée
hier. Je crois qu'il m'aurait battue, s'il n'y avait pas eu une
planche entre nous.... Ah! il n'est pas toujours commode!

Et elle eut un petit rire, jouissant encore de cette querelle avec son
directeur. Il faut dire que madame de Condamin avait cru remarquer la
pâleur de Marthe, quand elle lui faisait certaines confidences sur la
façon dont l'abbé Faujas confessait; elle devinait sa jalousie, elle
prenait un méchant plaisir à la torturer, en redoublant de détails
intimes.

Lorsque l'abbé Faujas eut créé le cercle de la Jeunesse, il se fit bon
enfant; ce fut comme une nouvelle incarnation. Sous l'effort de la
volonté, sa nature sévère se pliait ainsi qu'une cire molle. Il laissa
conter la part qu'il avait prise à l'ouverture du cercle, il devint
l'ami de tous les jeunes gens de la ville, se surveillant davantage,
sachant que les collégiens échappés n'ont pas le goût des femmes pour
les brutalités. Il faillit se fâcher avec le fils Rastoil, dont il
menaça de tirer les oreilles, à propos d'une altercation sur le
règlement intérieur du cercle; mais, avec un empire surprenant sur
lui-même, il lui tendit la main presque aussitôt, s'humiliant, mettant
les assistants de son côté par sa bonne grâce à offrir des excuses «à
cette grande bête de Saturnin,» comme on le nommait.

Si l'abbé avait conquis les femmes et les enfants, il restait sur un
pied de simple politesse avec les pères et les maris. Les personnages
graves continuaient à se méfier de lui, en le voyant rester à l'écart
de tout groupe politique. A la sous-préfecture, M. Péqueur des
Saulaies le discutait vivement; tandis que M. Delangre, sans le
défendre d'une façon nette, disait avec de fins sourires qu'il fallait
attendre pour le juger. Chez M. Rastoil, il était devenu un véritable
trouble-ménage. Séverin et sa mère ne cessaient de fatiguer le
président des éloges du prêtre.

--Bien! bien! il a toutes les qualités que vous voudrez, criait le
malheureux. C'est convenu, laissez-moi tranquille. Je l'ai fait
inviter à dîner; il n'est pas venu. Je ne puis pourtant pas aller le
prendre par le bras pour l'amener.

--Mais, mon ami, disait madame Rastoil, quand tu le rencontres, tu le
salues à peine. C'est cela qui a dû le froisser.

--Sans doute, ajoutait Séverin; il s'aperçoit bien que vous n'êtes pas
avec lui comme vous devriez être.

M. Rastoil haussait les épaules. Lorsque M. de Bourdeu était là, tous
deux accusaient l'abbé Faujas de pencher vers la sous-préfecture.
Madame Rastoil faisait remarquer qu'il n'y dînait pas, qu'il n'y avait
même jamais mis les pieds.

--Certainement, répondait le président, je ne l'accuse pas d'être
bonapartiste.... Je dis qu'il penche, voilà tout. Il a eu des rapports
avec monsieur Delangre.

--Eh! vous aussi, s'écriait Séverin, vous avez eu des rapports avec le
maire! On y est bien forcé, dans certaines circonstances.... Dites que
vous ne pouvez pas souffrir l'abbé Faujas, cela vaudra mieux. Et
tout le monde se boudait dans la maison Rastoil pendant des journées
entières. L'abbé Fenil n'y venait plus que rarement, se disant cloué
chez lui par la goutte. D'ailleurs, à deux reprises, mis en demeure de
se prononcer sur le curé de Saint-Saturnin, il avait fait son éloge,
en quelques paroles brèves. L'abbé Surin et l'abbé Bourrette, ainsi
que M. Maffre, étaient toujours du même avis que la maîtresse de la
maison. L'opposition venait donc uniquement du président, soutenu par
M. de Bourdeu, tous deux déclarant gravement ne pouvoir compromettre
leur situation politique en accueillant un homme qui cachait ses
opinions.

Séverin, par taquinerie, inventa alors d'aller frapper à la petite
porte de l'impasse des Chevillottes, lorsqu'il voulait dire quelque
chose au prêtre. Peu à peu, l'impasse devint un terrain neutre. Le
docteur Porquier, qui avait le premier usé de ce chemin, le fils
Delangre, le juge de paix, indistinctement, y vinrent causer avec
l'abbé Faujas. Parfois, pendant toute une après-midi, les petites
portes des deux jardins, ainsi que la porte charretière de la
sous-préfecture, restaient grandes ouvertes. L'abbé était là, au fond
de ce cul-de-sac, appuyé au mur, souriant, donnant des poignées de
main aux personnes des deux sociétés qui voulaient bien le venir
saluer. Mais M. Péqueur des Saulaies affectait de ne pas vouloir
mettre les pieds hors du jardin de la sous-préfecture; tandis que M.
Rastoil et M. de Bourdeu, s'obstinant également à ne point se montrer
dans l'impasse, restaient assis sous les arbres, devant la cascade.
Rarement la petite cour du prêtre envahissait la tonnelle des Mouret.
De temps à autre, seulement, une tête s'allongeait, jetait un coup
d'oeil, disparaissait.

D'ailleurs, l'abbé Faujas ne se gênait point; il ne surveillait guère
avec inquiétude que la fenêtre des Trouche, où luisaient à toute heure
les yeux d'Olympe. Les Trouche se tenaient là en embuscade, derrière
les rideaux rouges, rongés par une envie rageuse de descendre, eux
aussi, de goûter aux fruits, de causer avec le beau monde. Ils
tapaient les persiennes, s'accoudaient un instant, se retiraient,
furieux, sous les regards dompteurs du prêtre; puis, ils revenaient,
à pas de loup, coller leurs faces blêmes, à un coin des vitres,
espionnant chacun de ses mouvements, torturés de le voir jouir si à
l'aise de ce paradis qu'il leur défendait.

--C'est trop bête! dit un jour Olympe à son mari; il nous mettrait
dans une armoire, s'il pouvait, pour garder tout le plaisir.... Nous
allons descendre, si tu veux. Nous verrons ce qu'il dira.

Trouche venait de rentrer de son bureau. Il changea de faux-col,
épousseta ses souliers, voulant être tout à fait bien. Olympe mit une
robe claire. Puis, ils descendirent bravement dans le jardin, marchant
à petits pas le long des grands buis, s'arrêtant devant les fleurs.
Justement, l'abbé Faujas tournait le dos, causant avec M. Maffre, sur
le seuil de la petite porte de l'impasse. Lorsqu'il entendit crier le
sable, les Trouche étaient derrière son dos, sous la tonnelle. Il se
tourna, s'arrêta net au milieu d'une phrase, stupéfait de les trouver
là. M. Maffre, qui ne les connaissait pas, les regardait curieusement.

--Un bien joli temps, n'est-ce pas, messieurs? dit Olympe, qui avait
pâli sous le regard de son frère.

L'abbé, brusquement, entraîna le juge de paix dans l'impasse, où il se
débarrassa de lui.

--Il est furieux, murmura Olympe. Tant pis! il faut rester. Si nous
remontons, il croira que nous avons peur.... J'en ai assez. Tu vas
voir comme je vais lui parler.

Et elle fit asseoir Trouche sur une des chaises que Rose avait
apportées, quelques instants auparavant. Quand l'abbé rentra, il les
aperçut tranquillement installés. Il poussa les verrous de la petite
porte, s'assura d'un coup d'oeil que les feuilles les cachaient
suffisamment; puis s'approchant, à voix étouffée:

--Vous oubliez nos conventions, dit-il: vous m'aviez promis de rester
chez vous.

--Il fait trop chaud, là-haut, répondit Olympe. Nous ne commettons pas
un crime, en venant respirer le frais ici.

Le prêtre allait s'emporter; mais sa soeur, toute blême de l'effort
qu'elle faisait en lui résistant, ajouta d'un ton singulier:

--Ne crie pas; il y a du monde à côté, tu pourrais te faire du tort.

Les Trouche eurent un petit rire. Il les regarda, il se prit le front,
d'un geste silencieux et terrible.

--Assieds-toi, dit Olympe. Tu veux une explication, n'est-ce pas? Eh
bien, la voici.... Nous sommes las de nous claquemurer. Toi, tu vis
ici comme un coq en pâte; la maison est à toi, le jardin est à toi.
C'est tant mieux, ça nous fait plaisir de voir que tes affaires
marchent bien; mais il ne faut pas pour cela nous traiter en
va-nu-pieds. Jamais tu n'as eu l'attention de me monter une grappe de
raisin; tu nous as donné la plus vilaine chambre; tu nous caches, tu
as honte de nous, tu nous enfermes, comme si nous avions la peste....
Comprends-tu, ça ne peut plus durer!

--Je ne suis pas le maître, dit l'abbé Faujas. Adressez-vous à
monsieur Mouret, si vous voulez dévaster la propriété.

Les Trouche échangèrent un nouveau sourire.

--Nous ne te demandons pas tes affaires, poursuivit Olympe; nous
savons ce que nous savons, cela suffit....  Tout ceci prouve que tu as
un mauvais coeur. Crois-tu que, si nous étions dans la position, nous
ne te dirions pas de prendre ta part?

--Mais enfin que voulez-vous de moi? demanda l'abbé. Est-ce que vous
vous imaginez que je nage dans l'or? Vous connaissez ma chambre, je
suis plus mal meublé que vous. Je ne puis pourtant pas vous donner
cette maison, qui ne m'appartient pas.

Olympe haussa les épaules; elle fit taire son mari qui allait
répondre, et tranquillement:

--Chacun entend la vie à sa façon. Tu aurais des millions que tu
n'achèterais pas une descente de lit; tu dépenserais ton argent à
quelque grande affaire bête. Nous autres, nous aimons à être à notre
aise chez nous.... Ose donc dire que, si tu voulais les plus beaux
meubles de la maison, et le linge, et les provisions, et tout, tu ne
l'aurais pas ce soir?.... Eh bien, un bon frère, dans ce cas-là, aurait
déjà songé à ses parents; il ne les laisserait pas dans la crotte,
comme tu nous y laisses.

L'abbé Faujas regarda profondément les Trouche. Ils se dandinaient
tous les deux sur leurs chaises.

--Vous êtes ingrats, leur dit-il au bout d'un silence. J'ai déjà fait
beaucoup pour vous. Si vous mangez du pain aujourd'hui, c'est à moi
que vous le devez; car j'ai encore tes lettres, Olympe, ces lettres où
tu me suppliais de vous sauver de la misère, en vous faisant venir
à Plassans. Maintenant que vous voilà auprès de moi, avec votre vie
assurée, ce sont de nouvelles exigences....

--Bah! interrompit brutalement Trouche, si vous nous avez fait venir,
c'était que vous aviez besoin de nous. Je suis payé pour ne croire aux
beaux sentiments de personne... Je laissais parler ma femme tout à
l'heure; mais les femmes n'arrivent jamais au fait.... En deux mots,
mon cher ami, vous avez tort de nous tenir en cage, comme des dogues
fidèles, qu'on sort seulement les jours de danger. Nous nous ennuyons,
nous finirons par faire des bêtises. Laissez-nous un peu de liberté,
que diable! Puisque la maison n'est pas à vous et que vous dédaignez
les douceurs, qu'est-ce que cela peut vous faire, si nous nous
installons à notre guise? Nous ne mangerons pas les murs, peut-être!
--Sans doute, insista Olympe; on deviendrait enragé, toujours sous
clef... Nous serons bien gentils pour toi. Tu sais que mon mari
n'attend qu'un signe.... Va ton chemin, compte sur nous; mais nous
voulons notre part.... N'est-ce pas, c'est entendu?

L'abbé Faujas avait baissé la tête; il resta un moment silencieux;
puis, se levant:

--Écoutez, dit-il, sans répondre directement, si vous devenez jamais
un empêchement pour moi, je vous jure que je vous renvoie dans un coin
crever sur la paille.

Et il remonta, les laissant sous la tonnelle. A partir de ce moment,
les Trouche descendirent presque chaque jour au jardin; mais ils y
mettaient quelque discrétion, ils évitaient de s'y trouver aux heures
où le prêtre causait avec les sociétés des jardins voisins.

La semaine suivante, Olympe se plaignit tellement de la chambre
qu'elle occupait, que Marthe, obligeamment, lui offrit celle de Serge,
restée libre. Les Trouche gardèrent les deux pièces. Ils couchèrent
dans l'ancienne chambre du jeune homme, dont pas un meuble d'ailleurs
ne fut enlevé, et ils firent de l'autre pièce une sorte de salon, pour
lequel Rose leur trouva dans le grenier un ancien meuble de velours.
Olympe, ravie, se commanda un peignoir rose chez la meilleure
couturière de Plassans.

Mouret, oubliant un soir que Marthe lui avait demandé de prêter la
chambre de Serge, fut tout surpris d'y trouver les Trouche. Il montait
pour prendre un couteau que le jeune homme avait dû laisser au fond de
quelque tiroir. Justement, Trouche taillait avec ce couteau une canne
de poirier, qu'il venait de couper dans le jardin. Alors, Mouret
redescendit, en s'excusant.



XIV


À la procession générale de la Fête-Dieu, sur la place de la
Sous-Préfecture, lorsque Mgr Rousselot descendit les marches du
magnifique reposoir dressé par les soins de madame de Condamin, contre
la porte même du petit hôtel qu'elle habitait, on remarqua avec
surprise dans l'assistance que le prélat tournait brusquement le dos à
l'abbé Faujas.

--Tiens! dit madame Rougon, qui se trouvait à la fenêtre de son salon,
il y a donc de la brouille?

--Vous ne le saviez pas? répondit madame Paloque, accoudée à côté de
la vieille dame; on en parle depuis hier. L'abbé Fenil est rentré en
grâce.

M. de Condamin, debout derrière ces dames, se mit à rire. Il s'était
sauvé de chez lui, en disant que «ça puait l'église.»

--Ah bien! murmura-t-il, si vous vous arrêtez à ces histoires!...
L'évêque est une girouette, qui tourne dès que le Faujas ou le Fenil
souffle sur lui; aujourd'hui l'un, demain l'autre. Ils se sont fâchés
et remis plus de dix fois. Vous verrez qu'avant trois jours ce sera le
Faujas qui sera l'enfant gâté.

--Je ne crois pas, reprit madame Paloque; cette fois, c'est sérieux...
Il paraît que l'abbé Faujas attire de gros désagréments à monseigneur.
Il aurait fait anciennement des sermons qui ont beaucoup déplu à Rome.
Je ne puis pas vous expliquer ça tout au long, moi. Enfin je sais que
monseigneur a reçu de Rome des lettres de reproches, dans lesquelles
on lui dit de se tenir sur ses gardes.... On prétend que l'abbé Faujas
est un agent politique.

--Qui prétend cela? demanda madame Rougon, en clignant les yeux comme
pour suivre la procession, qui s'allongeait dans la rue de la Banne.

--Je l'ai entendu dire, je ne sais plus, dit la femme du juge d'un air
indifférent.

Et elle se retira, assurant qu'on devait mieux voir de la fenêtre d'à
côté. M. de Condamin prit sa place auprès de madame Rougon, à laquelle
il dit à l'oreille:

--Je l'ai vue entrer déjà deux fois chez l'abbé Fenil; elle complote
certainement quelque chose avec lui.... L'abbé Faujas a dû marcher sur
cette vipère, et elle cherche à le mordre.... Si elle n'était pas si
laide, je lui rendrais le service de l'avertir que jamais son mari ne
sera président.

--Pourquoi? je ne comprends pas, murmura la vieille dame d'un air
naïf.

M. de Condamin la regarda curieusement; puis il se mit à rire.

Les deux derniers gendarmes de la procession venaient de disparaître
au coin du cours Sauvaire. Alors, les quelques personnes que madame
Rougon avaient invitées à venir voir bénir le reposoir, rentrèrent
dans le salon, causant un instant de la bonne grâce de monseigneur,
des bannières neuves des congrégations, surtout des jeunes filles de
l'oeuvre de la Vierge, dont le passage venait d'être très-remarqué.
Les dames ne tarissaient pas, et le nom de l'abbé Faujas était
prononcé à chaque instant avec de vifs éloges.

--C'est un saint, décidément, dit en ricanant madame Paloque à M. de
Condamin, qui était allé s'asseoir près d'elle.

Puis, se penchant:

--Je n'ai pas pu parler librement devant la mère... On cause beaucoup
trop de l'abbé Faujas et de madame Mouret. Ces vilains bruits ont dû
arriver aux oreilles de monseigneur.

M. de Condamin se contenta de répondre:

--Madame Mouret est une femme charmante, très-désirable encore malgré
ses quarante ans.

--Oh! charmante, charmante, murmura madame Paloque, dont un flot de
bile verdit la face.

--Tout à fait charmante, insista le conservateur des eaux et forêts;
elle est à l'âge des grandes passions et des grands bonheurs.... Vous
vous jugez très-mal entre femmes.

Et il quitta le salon, heureux de la rage contenue de madame Paloque.
La ville, en effet, s'occupait passionnément de la lutte continue que
l'abbé Faujas soutenait contre l'abbé Fenil, pour conquérir sur
lui Mgr Rousselot. C'était un combat de chaque heure, un assaut de
servantes-maîtresses se disputant les tendresses d'un vieillard.
L'évêque souriait finement; il avait trouvé une sorte d'équilibre
entre ces deux volontés contraires, il les battait l'un par l'autre,
s'amusait de les voir à terre tour à tour, quitte à toujours accepter
les soins du plus fort, pour avoir la paix. Quant aux médisances
qu'on lui rapportait sur ses favoris, elles le laissaient plein
d'indulgence; ils les savait capables de s'accuser mutuellement
d'assassinat.

--Vois-tu, mon enfant, disait-il à l'abbé Surin, dans ses heures de
confidences, ils sont pires tous les deux.... Je crois que Paris
l'emportera et que Rome sera battue; mais je n'en suis pas assez
sûr, je les laisse se détruire, en attendant. Quand l'un aura achevé
l'autre, nous le saurons bien.... Tiens, lis-moi la troisième ode
d'Horace: il y a là un vers que je crains d'avoir mal traduit.

Le mardi qui suivit la procession générale, le temps était superbe.
Des rires venaient du jardin des Rastoil et du jardin de la
sous-préfecture. Il y avait là, des deux côtés, nombreuse société sous
les arbres. Dans le jardin des Mouret, l'abbé Faujas, à son habitude,
lisait son bréviaire, en se promenant doucement le long des grands
buis. Depuis quelques jours, il tenait la porte de l'impasse fermée;
il coquettait avec les voisins, semblait se cacher pour qu'on le
désirât. Peut-être avait-il remarqué un léger refroidissement, à
la suite de sa dernière brouille avec monseigneur et des histoires
abominables que ses ennemis faisaient courir.

Vers cinq heures, comme le soleil baissait, l'abbé Surin proposa aux
demoiselles Rastoil une partie de volant. Il était de première force.
Malgré l'approche de la trentaine, Angéline et Aurélie adoraient
les petits jeux; leur mère leur aurait encore fait porter des robes
courtes, si elle avait osé. Quand la bonne eut apporté les raquettes,
l'abbé Surin, qui cherchait des yeux une place dans le jardin, tout
ensoleillé par les derniers rayons, eut une idée que ces demoiselles
approuvèrent vivement.

--Si nous allions nous mettre dans l'impasse des Chevillottes? dit-il,
nous serions à l'ombre des marronniers; puis, nous aurions bien plus
de recul.

Ils sortirent, et la partie la plus agréable du monde s'engagea. Les
deux demoiselles commencèrent. Ce fut Angéline qui manqua la première
le volant. L'abbé Surin l'ayant remplacée tint la raquette avec une
adresse et une ampleur vraiment magistrales. Il avait ramené sa
soutane entre ses jambes; il bondissait en avant, en arrière, sur les
côtes, ramassait le volant au ras du sol, le saisissait d'un revers
à des hauteurs surprenantes, le lançait roide comme une balle ou lui
faisait décrire des courbes élégantes, calculées avec une science
parfaite. D'ordinaire, il préférait les mauvais joueurs, qui, en
jetant le volant au hasard, sans aucun rhythme, selon son expression,
l'obligeaient à déployer toute la souplesse de son jeu. Mademoiselle
Aurélie était d'une jolie force; elle poussait un cri d'hirondelle à
chaque coup de raquette, riant comme une folle quand le volant s'en
allait droit sur le nez du jeune abbé; puis, elle se ramassait dans
ses jupes pour l'attendre ou reculait par petits sauts, avec un bruit
terrible d'étoffe froissée, lorsqu'il lui faisait la niche de taper
plus fort. Enfin, le volant étant venu se planter dans ses cheveux,
elle faillit tomber à la renverse, ce qui les égaya beaucoup tous les
trois. Angéline prit la place. Dans le jardin des Mouret, chaque fois
que l'abbé Faujas levait les yeux de son bréviaire, il apercevait
le vol blanc du volant au-dessus de la muraille, pareil à un gros
papillon.

--Monsieur le curé, êtes-vous là? cria Angéline, en venant frapper à
la petite porte; notre volant est entré chez vous.

L'abbé, ayant ramassé le volant tombé à ses pieds, se décida à ouvrir.

--Ah! merci, monsieur le curé, dit Aurélie, qui tenait déjà la
raquette. Il n'y a qu'Angéline pour un coup pareil.... L'autre jour,
papa nous regardait; elle lui a envoyé ça dans l'oreille, et si fort,
qu'il en est resté sourd jusqu'au lendemain.

Les rires éclatèrent de nouveau. L'abbé Surin, rose comme une fille,
s'essuyait délicatement le front, à petites tapes, avec un fin
mouchoir. Il rejetait ses cheveux blonds derrière les oreilles, les
yeux luisants, la taille souple, se servant de sa raquette comme d'un
éventail. Dans le feu du plaisir, son rabat avait légèrement tourné.
--Monsieur le curé, dit-il en se remettant en position, vous allez
juger les coups.

L'abbé Faujas, son bréviaire sous le bras, souriant d'un air paternel,
resta sur le seuil de la petite porte. Cependant, par la porte
charretière de la sous-préfecture entr'ouverte, le prêtre avait dû
apercevoir M. Péqueur des Saulaies assis devant la pièce d'eau,
au milieu de ses familiers. Il ne tourna pourtant pas la tête; il
marquait les points, complimentait l'abbé Surin, consolait les
demoiselles Rastoil.

--Dites donc, Péqueur, vint murmurer plaisamment M. de Condamin à
l'oreille du sous-préfet, vous avez tort de ne pas inviter ce petit
abbé à vos soirées; il est bien agréable avec les dames, il doit
valser à ravir.

Mais M. Péqueur des Saulaies, qui causait vivement avec M. Delangre,
parut ne pas entendre. Il continua, s'adressant au maire:

--Vraiment, mon cher ami, je ne sais où vous voyez en lui les
belles choses dont vous me parlez. L'abbé Faujas est au contraire
très-compromettant. Son passé est fort louche, on colporte ici
certaines choses... Je ne vois pas pourquoi je me mettrais aux genoux
de ce curé-là, d'autant plus que le clergé de Plassans nous est
hostile.... D'abord ça ne me servirait à rien.

M. Delangre et M. de Condamin, qui avaient échangé un regard, se
contentèrent de hocher la tête, sans répondre.

--A rien du tout, reprit le sous-préfet. Vous n'avez pas besoin de
faire les mystérieux. Tenez, j'ai écrit à Paris, moi. J'avais la tête
cassée; je voulais avoir le coeur net sur le Faujas, que vous semblez
traiter en prince déguisé. Eh bien, savez-vous ce qu'on m'a répondu?
On m'a répondu qu'on ne le connaissait pas, qu'on n'avait rien à me
dire, que je devais, d'ailleurs, éviter avec soin de me mêler des
affaires du clergé.... On est déjà assez mécontent à Paris, depuis que
cet imbécile de Lagrifoul a passé. Je suis prudent, vous comprenez.

Le maire échangea un nouveau regard avec le conservateur des eaux et
forêts. Il haussa même légèrement les épaules devant les moustaches
correctes de M. Péqueur des Saulaies.

--Écoutez-moi bien, lui dit-il au bout d'un silence; vous voulez être
préfet, n'est-ce pas?

Le sous-préfet sourit en se dandinant sur sa chaise.

--Alors, allez donner tout de suite une poignée de main à l'abbé
Faujas, qui vous attend là-bas en regardant jouer au volant.

M. Péqueur des Saulaies resta muet, très-surpris, ne comprenant pas.
Il leva les yeux sur M. de Condamin, auquel il demanda avec une
certaine inquiétude:

--Est-ce aussi votre avis?

--Mais sans doute; allez lui donner une poignée de main, répondit le
conservateur des eaux et forêts.

Puis, il ajouta avec une pointe de moquerie:

--Interrogez ma femme, en qui vous avez toute confiance.

Madame de Condamin arrivait. Elle avait une délicieuse toilette rose
et grise. Quand on lui eut parlé de l'abbé:

--Ah! vous avez tort de manquer de religion, dit-elle gracieusement au
sous-préfet; c'est à peine si l'on vous voit à l'église, les jours de
cérémonies officielles. Vraiment, cela me fait trop de chagrin;
il faut que je vous convertisse. Que voulez-vous qu'on pense du
gouvernement que vous représentez, si vous n'êtes pas bien avec le bon
Dieu?... Laissez-nous, messieurs; je vais confesser monsieur Péqueur.

Elle s'était assise, plaisantant, souriant.

--Octavie, murmura le sous-préfet, lorsqu'ils furent seuls, ne vous
moquez pas de moi. Vous n'étiez pas dévote, à Paris, rue du Helder.
Vous savez que je me tiens à quatre, pour ne pas éclater, quand je
vous vois donner le pain bénit, à Saint-Saturnin.

--Vous n'êtes point sérieux, mon cher, répondit-elle sur le même ton;
cela vous jouera quelque mauvais tour. Réellement, vous m'inquiétez,
je vous ai connu plus intelligent. Êtes-vous assez aveugle pour ne pas
voir que vous branlez dans le manche? Comprenez donc que si l'on
ne vous a point encore fait sauter, c'est qu'on ne veut pas donner
l'éveil au légitimistes de Plassans. Le jour où ils verront arriver
un autre sous-préfet, ils se méfieront; tandis qu'avec vous, ils
s'endorment, ils se croient certains de la victoire, aux prochaines
élections. Ce n'est pas flatteur, je le sais, d'autant plus que j'ai
la certitude absolue qu'on agit sans vous... Entendez-vous? mon cher,
vous êtes perdu, si vous ne devinez certaines choses.

Il la regardait avec une véritable épouvante.

--Est-ce que «le grand homme» vous a écrit? demanda-t-il, faisant
allusion à un personnage qu'ils désignaient ainsi entre eux.

--Non, il a rompu entièrement avec moi. Je ne suis pas une sotte, j'ai
compris la première la nécessité de cette séparation. D'ailleurs, je
n'ai pas à me plaindre: il s'est montré très-bon, il m'a mariée, il
m'a donné d'excellents conseils, dont je me trouve bien.... Mais j'ai
gardé des amis à Paris. Je vous jure que vous n'avez que juste le
temps de vous raccrocher aux branches. Ne faites plus le païen, allez
vite donner une poignée de main à l'abbé Faujas... Vous comprendrez
plus tard, si vous ne devinez pas aujourd'hui.

M. Péqueur des Saulaies restait le nez baissé, un peu honteux de la
leçon. Il était très-fat, il montra ses dents blanches, chercha à se
tirer du ridicule, en murmurant tendrement: --Si vous aviez voulu,
Octavie, nous aurions gouverné Plassans à nous deux. Je vous avais
offert de reprendre cette vie si douce....

--Décidément, vous êtes un sot, interrompit-elle d'une voix fâchée.
Vous m'agacez avec votre «Octavie». Je suis madame de Condamin pour
tout le monde, mon cher.... Vous ne comprenez donc rien? J'ai trente
mille francs de rente; je règne sur toute une sous-préfecture; je
vais partout, je suis partout respectée, saluée, aimée. Ceux qui
soupçonneraient le passé, n'auraient que plus d'amabilité pour moi....
Qu'est-ce que je ferais de vous, bon Dieu! Vous me gêneriez. Je suis
une honnête femme, mon cher.

Elle s'était levée. Elle s'approcha du docteur Porquier, qui, selon
son habitude, venait après ses visites passer une heure dans le jardin
de la sous-préfecture, pour entretenir sa belle clientèle.

--Oh! docteur, j'ai une migraine, mais une migraine! dit-elle avec des
mines charmantes. Ça me tient là, dans le sourcil gauche.

--C'est le côté du coeur, madame, répondit galamment le docteur.

Madame de Condamin sourit, sans pousser plus loin la consultation.
Madame Paloque se pencha à l'oreille de son mari, qu'elle amenait
chaque jour, afin de te recommander constamment à l'influence du
sous-préfet:

--Il ne les guérit pas autrement, murmura-t-elle.

Cependant, M. Péqueur des Saulaies, après avoir rejoint M. de Condamin
et M. Delangre, manoeuvrait habilement pour les conduire du côté de
la porte charretière. Quand il n'en fut plus qu'à quelques pas, il
s'arrêta, comme intéressé par la partie de volant qui continuait
dans l'impasse. L'abbé Surin, les cheveux au vent, les manches de la
soutane retroussées, montrant ses poignets blancs et minces comme ceux
d'une femme, venait de reculer la distance, en plaçant mademoiselle
Aurélie à vingt pas. Il se sentait regardé, il se surpassait vraiment.
Mademoiselle Aurélie était, elle aussi, dans un de ses bons jours, au
contact d'un tel maître. Le volant, lancé du poignet décrivait une
courbe molle, très-allongée; et cela avec une telle régularité, qu'il
semblait tomber de lui-même sur les raquettes, voler de l'une à
l'autre, du même vol souple, sans que les joueurs bougeassent de
place. L'abbé Surin, la taille un peu renversée, développait les
grâces de son buste.

--Très-bien, très-bien! cria le sous-préfet ravi. Ah! monsieur l'abbé,
je vous fais mes compliments.

Puis, se tournant vers madame de Condamin, le docteur Porquier et les
Paloque:

--Venez donc, je n'ai jamais rien vu de pareil.... Vous permettez que
nous vous admirions, monsieur l'abbé?

Toute la société de la sous-préfecture forma alors un groupe, au fond
de l'impasse. L'abbé Faujas n'avait pas bougé; il répondit, par un
léger signe de tête aux saluts de M. Delangre et de M. de Condamin. Il
marquait toujours les points. Quand Aurélie manqua le volant, il dit
avec bonhomie:

--Cela vous fait trois cent dix points, depuis qu'on a changé la
distance; votre soeur n'en a que quarante-sept.

Tout en ayant l'air de suivre le volant avec un vif intérêt, il jetait
de rapides coups d'oeil sur la porte du jardin des Rastoil, restée
grande ouverte. M. Maffre seul s'y était montré jusque-là. Il fut
appelé de l'intérieur du jardin.

--Qu'ont-ils donc à rire si fort? lui demanda M. Rastoil, qui causait
avec M. de Bourdeu, devant la table rustique.

--C'est le secrétaire de monseigneur qui joue, répondit M. Maffre. Il
fait des choses étonnantes, tout le quartier le regarde.... Monsieur
le curé, qui est là, en est émerveillé.

M. de Bourdeu prit une large prise, en murmurant: --Ah! monsieur
l'abbé Faujas est là?

Il rencontra le regard de M. Rastoil. Tous deux semblèrent gênés.

--On m'a raconté, hasarda le président, que l'abbé est rentré en
faveur auprès de monseigneur.

--Oui, ce matin même, dit M. Maffre. Oh! une réconciliation complète.
J'ai eu des détails très-touchants. Monseigneur a pleuré.... Vraiment,
l'abbé Fenil a eu quelques torts.

--Je vous croyais l'ami du grand vicaire, fit remarquer M. de Bourdeu.

--Sans doute, mais je suis aussi l'ami de monsieur le curé, répliqua
vivement le juge de paix. Dieu merci! il est d'une piété qui défie les
calomnies. N'est-on pas allé jusqu'à attaquer sa moralité? C'est une
honte!

L'ancien préfet regarda de nouveau le président d'un air singulier.

--Et n'a-t-on pas cherché à compromettre monsieur le curé dans les
affaires politiques! continua M. Maffre. On disait qu'il venait
tout bouleverser ici, donner des places à droite et à gauche, faire
triompher la clique de Paris. On n'aurait pas plus mal parlé d'un chef
de brigands.... Un tas de mensonges, enfin!

M. de Bourdeu, du bout de sa canne, dessinait un profil sur le sable
de l'allée.

--Oui, j'ai entendu parler de ces choses, dit-il négligemment; il
est bien peu croyable qu'un ministre de la religion accepte un tel
rôle.... D'ailleurs, pour l'honneur de Plassans, je veux croire qu'il
échouerait complètement. Il n'y a ici personne à acheter.

--Des cancans! s'écria le président, en haussant les épaules. Est-ce
qu'on retourne une ville comme une vieille veste? Paris peut nous
envoyer tous ses mouchards, Plassans restera légitimiste. Voyez le
petit Péqueur? Nous n'en avons fait qu'une bouchée.... Il faut que
le monde soit bien bête! On s'imagine alors que des personnages
mystérieux parcourent les provinces, offrant des places. Je vous avoue
que je serais bien curieux de voir un de ces messieurs.

Il se fâchait. M. Maffre, inquiet, crut devoir se défendre.

--Permettez, interrompit-il, je n'ai pas affirmé que monsieur l'abbé
Faujas fût un agent bonapartiste; au contraire, j'ai trouvé cette
accusation absurde.

--Eh! il n'est plus question de l'abbé Faujas; je parle en général. On
ne se vend pas comme cela, que diable!... L'abbé Faujas est au-dessus
de tous les soupçons.

Il y eut un silence. M. de Bourdeu achevait le profil, sur le sable,
par une grande barbe en pointe.

--L'abbé Faujas n'a pas d'opinion politique, dit-il de sa voix sèche.

--Évidemment, reprit M. Rastoil; nous lui reprochions son
indifférence; mais, aujourd'hui, je l'approuve. Avec tous ces
bavardages, la religion se trouverait compromise.... Vous le savez
comme moi, Bourdeu, on ne peut l'accuser de la moindre démarche
louche. Jamais on ne l'a vu à la sous-préfecture, n'est-ce pas? Il est
resté très-dignement à sa place.... S'il était bonapartiste, il ne
s'en cacherait pas, parbleu!

--Sans doute.

--Ajoutez qu'il mène une vie exemplaire. Ma femme et mon fils m'ont
donné sur son compte des détails qui m'ont vivement ému.

A ce moment, les rires redoublèrent, dans l'impasse. La voix de l'abbé
Faujas s'éleva, complimentant mademoiselle Aurélie sur un coup de
raquette vraiment remarquable. M. Rastoil, qui s'était interrompu,
reprit avec un sourire:

--Vous entendez? Qu'ont-ils donc à s'amuser ainsi? Cela donne envie
d'être jeune.

Puis, de sa voix grave: --Oui, ma femme et mon fils m'ont fait aimer
l'abbé Faujas. Nous regrettons vivement que sa discrétion l'empêche
d'être des nôtres.

M. de Bourdeu approuvait de la tête, lorsque des applaudissements
s'élevèrent dans l'impasse. Il y eut un tohu-bohu de piétinements, de
rires, de cris, toute une bouffée de gaieté d'écoliers en récréation.
M. Rastoil quitta son siège rustique.

--Ma foi! dit-il avec bonhomie, allons voir; je finis par avoir des
démangeaisons dans les jambes.

Les deux autres le suivirent. Tous trois restèrent devant la petite
porte. C'était la première fois que le président et l'ancien préfet
s'aventuraient jusque-là. Quand ils aperçurent, au fond de l'impasse,
le groupe formé par la société de la sous-préfecture, ils prirent des
mines graves. M. Péqueur des Saulaies de son côté, se redressa, se
campa dans une attitude officielle; tandis que madame de Condamin,
très-rieuse, se glissait le long des murs, emplissant l'impasse du
frôlement de sa toilette rose. Les deux sociétés s'épiaient par des
coups d'oeil de côté, ne voulant céder la place ni l'une ni l'autre;
et, entre elles, l'abbé Faujas, toujours sur la porte des Mouret,
tenant son bréviaire sous le bras, s'égayait doucement, sans paraître
le moins du monde comprendre la délicatesse de la situation.

Cependant, tous les assistants retenaient leur haleine. L'abbé Surin,
voyant grossir son public, voulut enlever les applaudissements par un
dernier tour d'adresse. Il s'ingénia, se proposa des difficultés, se
tournant, jouant sans regarder venir le volant, le devinant en quelque
sorte, le renvoyant à mademoiselle Aurélie, par-dessus sa tête, avec
une précision mathématique. Il était très-rouge, suant, décoiffé;
son rabat, qui avait complétement tourné, lui pendait maintenant sur
l'épaule droite. Mais il restait vainqueur, l'air riant, charmant
toujours. Les deux sociétés s'oubliaient à l'admirer; madame de
Condamin réprimait les bravos, qui éclataient trop tôt, en agitant son
mouchoir de dentelle. Alors, le jeune abbé, raffinant encore, se mit à
faire de petits sauts sur lui-même, à droite, à gauche, les calculant
de façon à recevoir chaque fois le volant dans une nouvelle position.
C'était le grand exercice final. Il accélérait le mouvement, lorsque,
en sautant, le pied lui manqua; il faillit tomber sur la poitrine de
madame de Condamin, qui avait tendu les bras en poussant un cri. Les
assistants, le croyant blessé, se précipitèrent; mais lui, chancelant,
se rattrapant à terre sur les genoux et sur les mains, se releva d'un
bond suprême, ramassa, renvoya à mademoiselle Aurélie le volant, qui
n'avait pas encore touché le sol. Et la raquette haute, il triompha,

--Bravo! bravo! cria M. Péqueur des Saulaies en s'approchant.

--Bravo! le coup est superbe! répéta M. Rastoil, qui s'avança
également.

La partie fut interrompue. Les deux sociétés avaient envahi l'impasse;
elles se mêlaient, entouraient l'abbé Surin, qui, hors d'haleine,
s'appuyait au mur, à côté de l'abbé Faujas. Tout le monde parlait à la
fois.

--J'ai cru qu'il avait la tête cassée en deux, disait le docteur
Porquier à M. Maffre d'une voix pleine d'émotion.

--Vraiment, tous ces jeux finissent mal, murmura M. de Bourdeu en
s'adressant à M. Delangre et aux Paloque, tout en acceptant une
poignée de main de M. de Condamin, qu'il évitait dans les rues, pour
ne pas avoir à le saluer.

Madame de Condamin allait du sous-préfet au président, les mettait en
face l'un de l'autre, répétait:

--Mon Dieu! je suis plus malade que lui, j'ai cru que nous allions
tomber tous les deux. Vous avez vu, c'est une grosse pierre. --Elle
est là, tenez, dit M. Rastoil; il a dû la rencontrer sous son talon.

--C'est cette pierre ronde, vous croyez? demanda M. Péqueur des
Saulaies en ramassant le caillou.

Jamais ils ne s'étaient parlé en dehors des cérémonies officielles.
Tous deux se mirent à examiner la pierre; ils se la passaient, se
faisaient remarquer qu'elle était tranchante et qu'elle aurait pu
couper le soulier de l'abbé. Madame de Condamin, entre eux, leur
souriait, leur assurait qu'elle commençait à se remettre.

--Monsieur l'abbé se trouve mal! s'écrièrent les demoiselles Rastoil.

L'abbé Surin, en effet, était devenu très-pâle, en entendant parler du
danger qu'il avait couru. Il fléchissait, lorsque l'abbé Faujas, qui
s'était tenu à l'écart, le prit entre ses bras puissants et le porta
dans le jardin des Mouret, où il l'assit sur une chaise. Les deux
sociétés envahirent la tonnelle. Là, le jeune abbé s'évanouit
complètement.

--Rose, de l'eau, du vinaigre! cria l'abbé Faujas en s'élançant vers
le perron.

Mouret, qui était dans la salle à manger, parut à la fenêtre; mais, en
voyant tout ce monde au fond de son jardin, il recula comme pris de
peur; il se cacha, ne se montra plus. Cependant, Rose arrivait avec
toute une pharmacie. Elle se hâtait, elle grognait:

--Si madame était là, au moins; elle est au séminaire, pour le
petit... Je suis toute seule, je ne peux pas faire l'impossible,
n'est-ce pas?... Allez, ce n'est pas monsieur qui bougerait. On
pourrait mourir avec lui. Il est dans la salle à manger, à se cacher
comme un sournois. Non, un verre d'eau, il ne vous le donnerait pas;
il vous laisserait crever.

Tout en mâchant ces paroles, elle était arrivée devant l'abbé Surin
évanoui. --Oh! le Jésus! dit-elle avec une tendresse apitoyée de
commère.

L'abbé Surin, les yeux fermés, la face pâle entre ses longs cheveux
blonds, ressemblait à un de ces martyrs aimables qui se pâment sur les
images de sainteté. L'aînée des demoiselles Rastoil lui soutenait la
tête, renversée mollement, découvrant le cou blanc et délicat. On
s'empressa. Madame de Condamin, à légers coups, lui tamponna les
tempes avec un linge trempé dans de l'eau vinaigrée. Les deux sociétés
attendaient, anxieuses. Enfin il ouvrit les yeux, mais il les referma.
Il s'évanouit encore deux fois.

--Vous m'avez fait une belle peur! lui dit poliment le docteur
Porquier, qui avait gardé sa main dans la sienne.

L'abbé restait assis, confus, remerciant, assurant que ce n'était
rien. Puis, il vit qu'on lui avait déboutonné sa soutane et qu'il
avait le cou nu; il sourit, il remit son rabat. Et, comme on lui
conseillait de se tenir tranquille, il voulut montrer qu'il était
solide; il retourna dans l'impasse avec les demoiselles Rastoil, pour
finir la partie.

--Vous êtes très-bien ici, dit M. Rastoil à l'abbé Faujas, qu'il
n'avait pas quitté.

--L'air est excellent sur cette côte, ajouta M. Péqueur des Saulaies
de son air charmant.

Les deux sociétés regardaient curieusement la maison des Mouret.

--Si ces dames et ces messieurs, dit Rose, veulent rester un instant
dans le jardin.... Monsieur le curé est chez lui.... Attendez, je vais
aller chercher des chaises.

Et elle fit trois voyages, malgré les protestations. Alors, après
s'être regardées un instant, les deux sociétés s'assirent par
politesse. Le sous-préfet s'était mis à la droite de l'abbé Faujas,
tandis que le président se plaçait à sa gauche. La conversation fut
très-amicale.

--Vous n'êtes pas un voisin tapageur, monsieur le curé, répétait
gracieusement M. Péqueur des Saulaies. Vous ne sauriez croire le
plaisir que j'ai à vous apercevoir, tous les jours, aux mêmes heures,
dans ce petit paradis. Cela me repose de mes tracas.

--Un bon voisin, c'est chose si rare! reprenait M. Rastoil.

--Sans doute, interrompait M. de Bourdeu; monsieur le curé a mis
ici une heureuse tranquillité de cloître. Pendant que l'abbé Faujas
souriait et saluait, M. de Condamin, qui ne s'était pas assis, vint se
pencher à l'oreille de M. Delangre, en murmurant:

--Voilà Rastoil qui rêve une place de substitut pour son flandrin de
fils.

M. Delangre lui lança un regard terrible, tremblant à l'idée que
ce buvard incorrigible pouvait tout gâter; ce qui n'empêcha pas le
conservateur des eaux et forêts d'ajouter:

--Et Bourdeu qui croit déjà avoir rattrapé sa préfecture!

Mais madame de Condamin venait de produire une sensation, en disant
d'un air fin:

--Ce que j'aime dans ce jardin, c'est ce charme intime qui semble en
faire un petit coin fermé à toutes les misères de ce monde. Caïn et
Abel s'y seraient réconciliés.

Et elle avait souligné sa phrase en l'accompagnant de deux coups
d'oeil, à droite et à gauche, vers les jardins voisins. M. Maffre et
le docteur Porquier hochèrent la tête d'un air d'approbation; tandis
que les Paloque s'interrogeaient, inquiets, ne comprenant pas,
craignant de se compromettre d'un côté ou d'un autre, s'ils ouvraient
la bouche.

Au bout d'un quart d'heure, M. Rastoil se leva.

--Ma femme ne va plus savoir où nous sommes passés, murmura-t-il.

Tout le monde s'était mis debout, un peu embarrassé pour prendre
congé. Mais l'abbé Faujas tendit les mains: --Mon paradis reste
ouvert, dit-il de son air le plus souriant.

Alors, le président promit de rendre, de temps à autre, une visite
à monsieur le curé. Le sous-préfet s'engagea de même, avec plus
d'effusion. Et les deux sociétés restèrent encore là cinq grandes
minutes à se complimenter, pendant que, dans l'impasse, les rires des
demoiselles Rastoil et de l'abbé Surin s'élevaient de nouveau. La
partie avait repris tout son feu; le volant allait et venait, d'un vol
régulier, au-dessus de la muraille.



XV


Un vendredi, madame Paloque, qui entrait à Saint-Saturnin, fut
toute surprise d'apercevoir Marthe agenouillée devant la chapelle
Saint-Michel. L'abbé Faujas confessait.

--Tiens! pensa-t-elle, est-ce qu'elle aurait fini par toucher le coeur
de l'abbé? Il faut que je reste. Si madame de Condamin venait, ce
serait drôle.

Elle prit une chaise, un peu en arrière, s'agenouillant à demi, la
face entre les mains, comme abîmée dans une prière ardente; elle
écarta les doigts, elle regarda. L'église était très-sombre. Marthe,
la tête tombée sur son livre de messe, semblait dormir; elle faisait
une masse noire contre la blancheur d'un pilier; et, de tout son être,
ses épaules seules vivaient, soulevées par de gros soupirs. Elle était
si profondément abattue, qu'elle laissait passer son tour, à chaque
nouvelle pénitente que l'abbé Faujas expédiait. L'abbé attendait une
minute, s'impatientait, frappait de petits coups secs contre le bois
du confessionnal. Alors, une des femmes qui se trouvaient là, voyant
que Marthe ne bougeait pas, se décidait à prendre sa place. La
chapelle se vidait, Marthe restait immobile et pâmée. --Elle est
joliment prise, se dit la Paloque; c'est indécent, de s'étaler comme
ça dans une église.... Ah! voici madame de Condamin.

En effet, madame de Condamin entrait. Elle s'arrêta un instant devant
le bénitier, ôtant son gant, se signant d'un geste joli. Sa robe de
soie eut un murmure dans l'étroit chemin ménagé entre les chaises.
Quand elle s'agenouilla, elle emplit la haute voûte du frisson de
ses jupes. Elle avait son air affable, elle souriait aux ténèbres
de l'église. Bientôt, il ne resta plus qu'elle et Marthe. L'abbé se
fâchait, tapait plus fort contre le bois du confessionnal.

--Madame, c'est à vous, je suis la dernière, murmura obligeamment
madame de Condamin, en se penchant vers Marthe, qu'elle n'avait pas
reconnue.

Celle-ci tourna la face, une face nerveusement amincie, pâle d'une
émotion extraordinaire; elle ne parut pas comprendre. Elle sortait
comme d'un sommeil extatique, les paupières battantes.

--Eh bien, mesdames, eh bien? dit l'abbé, qui entr'ouvrit la porte du
confessionnal.

Madame de Condamin se leva, souriante, obéissant à l'appel du prêtre.
Mais, l'ayant reconnue, Marthe entra brusquement dans la chapelle;
puis, elle tomba de nouveau sur les genoux, demeura là, à trois pas.

La Paloque s'amusait beaucoup; elle espérait que les deux femmes
allaient se prendre aux cheveux. Marthe devait tout entendre, car
madame de Condamin avait une voix de flûte; elle bavardait ses péchés,
elle animait le confessionnal d'un commérage adorable. A un moment,
elle eut même un rire, un petit rire étouffé, qui fit lever la face
souffrante de Marthe. D'ailleurs elle eut promptement fini. Elle s'en
allait, lorsqu'elle revint, se courbant, causant toujours, mais sans
s'agenouiller.

--Cette grande diablesse se moque de madame Mouret et de l'abbé,
pensait la femme du juge; elle est trop fine pour déranger sa vie.

Enfin, madame de Condamin se retira. Marthe la suivit des yeux,
paraissant attendre qu'elle ne fût plus là. Alors, elle s'appuya au
confessionnal, se laissa aller, heurta rudement le bois de ses genoux.
Madame Paloque s'était rapprochée, allongeant le cou; mais elle ne vit
que la robe sombre de la pénitente qui débordait et s'étalait. Pendant
près d'une demi-heure, rien ne bougea. Elle crut un moment surprendre
des sanglots étouffés dans le silence frissonnant, que coupait parfois
un craquement sec du confessionnal. Cet espionnage finissait par
l'ennuyer; elle ne restait que pour dévisager Marthe à sa sortie.

L'abbé Faujas quitta le confessionnal le premier, fermant la porte
d'une main irritée. Madame Mouret demeura longtemps encore, immobile,
courbée, dans l'étroite caisse. Quand elle se retira, la voilette
baissée, elle paraissait brisée. Elle oublia de se signer.

--Il y a de la brouille, l'abbé n'a pas été gentil, murmura la
Paloque, qui la suivit jusque sur la place de l'Archevêché.

Elle s'arrêta, hésita un instant; puis, après s'être assurée que
personne ne l'épiait, elle fila sournoisement dans la maison
qu'occupait l'abbé Fenil, à un des angles de la place.

Maintenant, Marthe vivait à Saint-Saturnin. Elle remplissait ses
devoirs religieux avec une grande ferveur. Même l'abbé Faujas la
grondait souvent de la passion qu'elle mettait dans la pratique. Il ne
lui permettait de communier qu'une fois par mois, réglait ses heures
d'exercices pieux, exigeait d'elle qu'elle ne s'enfermât pas dans la
dévotion. Elle l'avait longtemps supplié, avant qu'il lui accordât
d'assister chaque matin à une messe basse. Un jour, comme elle lui
racontait qu'elle s'était couchée pendant une heure sur le carreau
glacé de sa chambre, pour se punir d'une faute, il s'emporta, il lui
dit que le confesseur avait seul le droit d'imposer des pénitences.
Il la menait très-durement, la menaçait de la renvoyer à l'abbé
Bourrette, si elle ne s'humiliait pas.

--J'ai eu tort de vous accepter, répétait-il souvent; je ne veux que
des âmes obéissantes.

Elle était heureuse de ces coups. La main de fer qui la pliait, la
main qui la retenait au bord de cette adoration continue, au fond de
laquelle elle aurait voulu s'anéantir, la fouettait d'un désir sans
cesse renaissant. Elle restait néophyte, elle ne descendait que peu à
peu dans l'amour, arrêtée brusquement, devinant d'autres profondeurs,
ayant le ravissement de ce lent voyage vers des joies qu'elle
ignorait. Ce grand repos qu'elle avait d'abord goûté dans l'église,
cet oubli du dehors et d'elle-même, se changeait en une jouissance
active, en un bonheur qu'elle évoquait, qu'elle louchait. C'était le
bonheur dont elle avait vaguement senti le désir depuis sa jeunesse,
et qu'elle trouvait enfin à quarante ans; un bonheur qui lui
suffisait, qui l'emplissait de ses belles années mortes, qui la
faisait vivre en égoïste, occupée à toutes les sensations nouvelles
s'éveillant en elle comme des caresses.

--Soyez bon, murmurait-elle à l'abbé Faujas; soyez bon, car j'ai
besoin de bonté.

Et lorsqu'il était bon, elle l'aurait remercié à deux genoux. Il se
montrait souple alors, lui parlait paternellement, lui expliquait
qu'elle était trop vive d'imagination. Dieu, disait-il, n'aimait
pas qu'on l'adorât ainsi, par coups de tête. Elle souriait, elle
redevenait belle, et jeune, et rougissante. Elle promettait d'être
sage. Puis, dans quelque coin noir, elle avait des actes de foi qui
l'écrasaient sur les dalles; elle n'était plus agenouillée, elle
glissait, presque assise à terre, balbutiant des paroles ardentes; et,
quand les paroles se mouraient, elle continuait sa prière par un élan
de tout son être, par un appel à ce baiser divin qui passait sur ses
cheveux, sans se poser jamais.

Marthe, au logis, devint querelleuse. Jusque-là elle s'était
traînée, indifférente, lasse, heureuse, lorsque son mari la laissait
tranquille; mais, depuis qu'il passait les journées à la maison,
ayant perdu son bavardage taquin, maigrissant et jaunissant, il
l'impatientait.

--Il est toujours dans nos jambes, disait-elle à la cuisinière.

--Pardi! c'est par méchanceté, répondait celle-ci. Au fond, il n'est
pas bon homme. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en aperçois. C'est
comme la mine sournoise qu'il fait, lui qui aime tant à parler,
croyez-vous qu'il ne joue pas la comédie pour nous apitoyer? Il enrage
de bouder, mais il tient bon, afin qu'on le plaigne et qu'on en passe
par ses volontés. Allez, madame, vous avez joliment raison de ne pas
vous arrêter à ces simagrées-là.

Mouret tenait les deux femmes par l'argent. Il ne voulait point se
disputer, de peur de troubler davantage sa vie. S'il ne grondait plus,
tatillonnant, piétinant, il occupait encore les tristesses qui le
prenaient en refusant une pièce de cent sous à Marthe ou à Rose. Il
donnait par mois cent francs à cette dernière pour la nourriture; le
vin, l'huile, les conserves étaient dans la maison. Mais il fallait
quand même que la cuisinière arrivât au bout du mois, quitte à y
mettre du sien. Quant à Marthe, elle n'avait rien; il la laissait
absolument sans un sou. Elle en était réduite à s'entendre avec Rose,
à tâcher d'économiser dix francs sur les cent francs du mois. Souvent
elle n'avait pas de bottines à se mettre. Elle était obligée d'aller
chez sa mère pour lui emprunter l'argent d'une robe ou d'un chapeau.

--Mais Mouret devient fou! criait madame Rougon; tu ne peux pourtant
pas aller toute nue. Je lui parlerai.

--Je vous en supplie, ma mère, n'en faites rien, répondait-elle. Il
vous déteste. Il me traiterait encore plus mal, s'il savait que je
vous raconte ces choses.

Elle pleurait, elle ajoutait:

--Je l'ai longtemps défendu, mais aujourd'hui je n'ai plus la force de
me taire.... Vous vous rappelez, lorsqu'il ne voulait pas que je misse
seulement le pied dans la rue. Il m'enfermait, il usait de moi comme
d'une chose. Maintenant, s'il se montre si dur, c'est qu'il voit bien
que je lui ai échappé, et que je ne consentirai jamais plus à être sa
bonne. C'est un homme sans religion, un égoïste, un mauvais coeur.

--Il ne te bat pas, au moins?

--Non, mais cela viendra. Il n'en est qu'à tout me refuser. Voilà cinq
ans que je n'ai pas acheté de chemises. Hier, je lui montrais celles
que j'ai; elles sont usées, et si pleines de reprises, que j'ai honte
de les porter. Il les a regardées, les a tâtées, en disant qu'elles
pouvaient parfaitement aller jusqu'à l'année prochaine... Je n'ai pas
un centime à moi; il faut que je pleure pour une pièce de vingt sous.
L'autre jour, j'ai dû emprunter deux sous à Rose pour acheter du fil.
J'ai recousu mes gants, qui s'ouvraient de tous les côtés.

Et elle racontait vingt autres détails: les points qu'elle faisait
elle-même à ses bottines avec du fil poissé; les rubans qu'elle lavait
dans du thé, pour rafraîchir ses chapeaux; l'encre qu'elle étalait sur
les plis limés de son unique robe de soie, afin d'en cacher l'usure.
Madame Rougon s'apitoyait, l'encourageait à la révolte. Mouret était
un monstre. Il poussait l'avarice, disait Rose, jusqu'à compter les
poires du grenier et les morceaux de sucre des armoires, surveillant
les conserves, mangeant lui-même les croûtes de pain de la veille.

Marthe souffrait surtout de ne pouvoir donner aux quêtes de
Saint-Saturnin; elle cachait des pièces de dix sous dans des morceaux
de papier, qu'elle gardait précieusement pour les grand'messes des
dimanches. Maintenant, quand les dames patronnesses de l'oeuvre de la
Vierge offraient quelque cadeau à la cathédrale, un saint-ciboire,
une croix d'argent, une bannière, elle était toute honteuse; elle les
évitait, feignant d'ignorer leur projet. Ces dames la plaignaient
beaucoup. Elle aurait volé son mari, si elle avait trouvé la clef sur
le secrétaire, tant le besoin d'orner cette église qu'elle aimait, la
torturait. Une jalousie de femme trompée la prenait aux entrailles,
lorsque l'abbé Faujas se servait d'un calice donné par madame de
Condamin; tandis que, les jours où il disait la messe sur la nappe
d'autel qu'elle avait brodée, elle éprouvait une joie profonde, priant
avec des frissons, comme si quelque chose d'elle-même se trouvait sous
les mains élargies du prêtre. Elle aurait voulu qu'une chapelle tout
entière lui appartînt; elle rêvait d'y mettre une fortune, de s'y
enfermer, de recevoir Dieu chez elle, pour elle seule.

Rose, qui recevait ses confidences, s'ingéniait pour lui procurer de
l'argent. Cette année-là, elle fit disparaître les plus beaux fruits
du jardin et les vendit; elle débarrassa également le grenier d'un tas
de vieux meubles, si bien qu'elle finit par réunir une somme de trois
cents francs, qu'elle remit triomphalement à Marthe. Celle-ci embrassa
la vieille cuisinière.

--Ah! que tu es bonne! dit-elle en la tutoyant. Tu es sûre au moins
qu'il n'a rien vu?... J'ai regardé, l'autre jour, rue des Orfèvres,
des petites burettes d'argent ciselé, toutes mignonnes; elles sont de
deux cents francs.... Tu vas me rendre un service, n'est-ce pas? Je ne
veux pas les acheter moi-même, parce qu'on pourrait me voir entrer.
Dis à ta soeur d'aller les prendre; elle les apportera à la nuit, elle
te les remettra par la fenêtre de ta cuisine.

Cet achat des burettes fut pour elle toute une intrigue défendue, où
elle goûta de vives jouissances. Elle les garda, pendant trois jours,
au fond d'une armoire, cachées derrière des paquets de linge;
et, lorsqu'elle les donna à l'abbé Faujas, dans la sacristie de
Saint-Saturnin, elle tremblait, elle balbutiait. Lui, la gronda
amicalement. Il n'aimait point les cadeaux; il parlait de l'argent
avec le dédain d'un homme fort, qui n'a que des besoins de puissance
et de domination. Pendant ses deux premières années de misère, même
les jours où sa mère et lui vivaient de pain et d'eau, il n'avait
jamais songé à emprunter dix francs aux Mouret.

Marthe trouva une cachette sûre pour les cent francs qui lui
restaient. Elle devenait avare, elle aussi; elle calculait l'emploi
de cet argent, achetait chaque matin une chose nouvelle. Comme elle
restait très-hésitante, Rose lui apprit que madame Trouche voulait lui
parler en particulier. Olympe, qui s'arrêtait pendant des heures dans
la cuisine, était devenue l'amie intime de Rose, à laquelle elle
empruntait souvent quarante sous, pour ne pas avoir à remonter les
deux étages, les jours où elle disait avoir oublié son porte-monnaie.

--Montez la voir, ajouta la cuisinière; vous serez mieux pour
causer.... Ce sont de braves gens, et qui aiment beaucoup monsieur le
curé. Ils ont eu bien des tourments, allez. Ça fend le coeur, tout ce
que madame Olympe m'a raconté.

Marthe trouva Olympe en larmes. Ils étaient trop bons, on avait
toujours abusé d'eux; et elle entra dans des explications sur leurs
affaires de Besançon, où la coquinerie d'un associé leur avait mis
de lourdes dettes sur le dos. Le pis était que les créanciers se
fâchaient. Elle venait de recevoir une lettre d'injures, dans laquelle
on la menaçait d'écrire au maire et à l'évêque de Plassans.

-Je suis prête à tout souffrir, ajouta-t-elle en sanglotant; mais je
donnerais ma tête, pour que mon frère ne fût pas compromis.... Il a
déjà trop fait pour nous; je ne veux lui parler de rien, car il n'est
pas riche, il se tourmenterait inutilement .... Mon Dieu! comment
faire pour empêcher cet homme d'écrire? Ce serait à mourir de honte,
si une pareille lettre arrivait à la mairie et à l'évêché. Oui, je
connais mon frère, il en mourrait.

Alors, les larmes montèrent aussi aux yeux de Marthe. Elle était toute
pâle, elle serrait les mains d'Olympe. Puis, sans que celle-ci lui eût
rien demandé, elle offrit ses cent francs.

--C'est peu sans doute; mais, si cela pouvait conjurer le péril?
demanda-t-elle avec anxiété.

--Cent francs, cent francs, répétait Olympe; non, non, il ne se
contentera jamais de cent francs.

Marthe fut désespérée. Elle jurait qu'elle ne possédait pas davantage.
Elle s'oublia jusqu'à parler des burettes. Si elle ne les avait pas
achetées, elle aurait pu donner les trois cents francs. Les yeux de
madame Trouche s'étaient allumés.

--Trois cents francs, c'est juste ce qu'il demande, dit-elle. Allez,
vous auriez rendu un plus grand service à mon frère, en ne lui faisant
pas ce cadeau, qui restera à l'église, d'ailleurs. Que de belles
choses les dames de Besançon lui ont apportées! Aujourd'hui, il n'en
est pas plus riche pour cela. Ne donnez plus rien, c'est une volerie.
Consultez-moi. Il y a tant de misères cachées! Non, cent francs ne
suffiront jamais.

Au bout d'une grande demi-heure de lamentations, lorsqu'elle vit que
Marthe n'avait réellement que cent francs, elle finit cependant par
les accepter.

--Je vais les envoyer pour faire patienter cet homme, murmura-t-elle,
mais il ne nous laissera pas la paix longtemps.... Et surtout, je vous
en supplie, ne parlez pas de cela à mon frère; vous le tueriez.... Il
vaut mieux aussi que mon mari ignore nos petites affaires; il est si
fier, qu'il ferait des bêtises pour s'acquitter envers vous. Entre
femmes, on s'entend toujours. Marthe fut très-heureuse de ce prêt. Dès
lors, elle eut un nouveau souci: écarter de l'abbé Faujas, sans qu'il
s'en doutât, le danger qui le menaçait. Elle montait souvent chez les
Trouche, passait là des heures, à chercher avec Olympe le moyen de
payer les créances. Celle-ci lui avait raconté que de nombreux billets
en souffrance étaient endossés par le prêtre, et que le scandale
serait énorme, si jamais ces billets étaient envoyés à quelque
huissier de Plassans. Le chiffre des créances était si gros, selon
elle, que longtemps elle refusa de le dire, pleurant plus fort,
lorsque Marthe la pressait. Un jour enfin, elle parla de vingt mille
francs. Marthe resta glacée. Jamais elle ne trouverait vingt mille
francs. Les yeux fixes, elle pensait qu'il lui faudrait attendre la
mort de Mouret, pour disposer d'une pareille somme.

--Je dis vingt mille francs en gros, se hâta d'ajouter Olympe, que sa
mine grave inquiéta; mais nous serions bien contents de pouvoir les
payer en dix ans, par petits à-compte. Les créanciers attendraient
tout le temps qu'on voudrait, s'ils savaient toucher régulièrement....
C'est bien fâcheux que nous ne trouvions pas une personne qui ait
confiance en nous et qui nous fasse les quelques avances nécessaires.

C'était là le sujet habituel de leur conversation. Olympe parlait
souvent aussi de l'abbé Faujas, qu'elle paraissait adorer. Elle
racontait à Marthe des particularités intimes sur le prêtre: il
craignait les chatouilles; il ne pouvait pas dormir sur le côté
gauche; il avait une fraise à l'épaule droite, que rougissait en mai,
comme un fruit naturel. Marthe souriait, ne se lassait jamais de ces
détails; elle questionnait la jeune femme sur son enfance, sur celle
de son frère. Puis, quand la question d'argent revenait, elle était
comme folle de son impuissance; elle se laissait aller à se plaindre
amèrement de Mouret, qu'Olympe, enhardie, finit par ne plus nommer
devant elle que «le vieux grigou». Parfois, lorsque Trouche rentrait
de son bureau, les deux femmes étaient encore là, à causer; elles se
taisaient, changeaient de conversation. Trouche gardait une attitude
digne. Les dames patronnesses de l'oeuvre de la Vierge étaient
très-contentes de lui. On ne le voyait dans aucun café de la ville.

Cependant, Marthe, pour venir en aide à Olympe, qui parlait certains
jours de se jeter par la fenêtre, poussa Rose à porter chez un
brocanteur du marché toutes les vieilleries inutiles jetées dans
les coins. Les deux femmes furent d'abord timides; elles ne firent
enlever, pendant l'absence de Mouret, que les chaises et les tables
écloppées; puis, elles s'attaquèrent aux objets sérieux, vendirent
des porcelaines, des bijoux, tout ce qui pouvait disparaître, sans
produire un trop grand vide. Elles étaient sur une pente fatale; elles
auraient fini par enlever les gros meubles et ne laisser que les
quatre murs, si Mouret n'avait traité Rose un jour de voleuse, en la
menaçant du commissaire.

--Moi, une voleuse! monsieur! s'était-elle écriée. Faites bien
attention à ce que vous dites!... Parce que vous m'avez vue vendre
une bague de madame. Elle était à moi, cette bague; madame me l'avait
donnée, madame n'est pas chienne comme vous... Vous n'avez pas honte,
de laisser votre pauvre femme sans un sou! Elle n'a pas de souliers à
se mettre. L'autre jour, j'ai payé la laitière.... Eh bien! oui, j'ai
vendu sa bague. Après? Est-ce que sa bague n'est pas à elle? Elle
peut bien en faire de l'argent, puisque vous lui refusez tout.... Je
vendrais la maison, vous entendez? La maison tout entière. Cela me
fait trop de peine de la voir aller nue comme saint Jean.

Mouret alors exerça une surveillance de toutes les heures; il ferma
les armoires et prit les clefs. Quand Rose sortait, il lui regardait
les mains d'un air défiant; il tâtait ses poches, s'il croyait
remarquer quelque gonflement suspect sous sa jupe. Il racheta chez
le brocanteur du marché certains objets qu'il posa à leur place, les
essuyant, les soignant avec affectation, devant Marthe, pour lui
rappeler ce qu'il nommait «les vols de Rose». Jamais il ne la mettait
directement en cause. Il la tortura surtout avec une carafe en cristal
taillé, vendue pour vingt sous par la cuisinière. Celle-ci, qui avait
prétendu l'avoir cassée, devait la lui apporter sur la table, à chaque
repas. Un matin, au déjeuner, exaspérée, elle la laissa tomber devant
lui.

--Maintenant, monsieur, elle est bien cassée, n'est-ce pas? dit-elle
en lui riant au nez.

Et, comme il la chassait:

--Essayez donc!... Il y a vingt-cinq ans que je vous sers, monsieur.
Madame s'en irait avec moi.

Marthe, poussée à bout, conseillée par Rose et par Olympe, se révolta
enfin. Il lui fallait absolument cinq cents francs. Depuis huit jours,
Olympe sanglotait, en prétendant que si elle n'avait pas cinq cents
francs à la fin du mois, un des billets endossés par l'abbé Faujas
«allait être publié dans un journal de Plassans». Ce billet publié,
cette menace effrayante qu'elle ne s'expliquait pas nettement,
épouvanta Marthe et la décida à tout oser. Le soir, en se couchant,
elle demanda les cinq cents francs à Mouret; puis, comme il la
regardait ahuri, elle parla de ses quinze années d'abnégation, des
quinze années passées par elle à Marseille, derrière un comptoir, la
plume à l'oreille, ainsi qu'un commis.

--Nous avons gagné l'argent ensemble, dit-elle; il est à nous deux. Je
veux cinq cents francs.

Mouret sortit de son mutisme avec une violence extrême. Tout son
emportement bavard reparut.

--Cinq cents francs! cria-t-il. Est-ce pour ton curé?... Je fais
l'imbécile, maintenant, je me tais, parce que j'en aurais trop à dire.
Mais il ne faut pas croire que vous vous moquerez de moi jusqu'à la
fin.... Cinq cents francs! Pourquoi pas la maison! Il est vrai qu'elle
est à lui, la maison! Et il veut l'argent, n'est-ce pas? Il t'a dit
de me demander l'argent?... Quand je pense que je suis chez moi comme
dans un bois! On finira par me voler mon mouchoir dans ma poche. Je
parie que, si je montais fouiller sa chambre, je trouverais toutes mes
pauvres affaires au fond de ses tiroirs. Il me manque trois caleçons,
sept paires de chaussettes, quatre ou cinq chemises; j'ai fait le
compte hier. Plus rien n'est à moi, tout disparaît, tout s'en va....
Non, pas un sou, pas un sou, entends-tu!

--Je veux cinq cents francs, la moitié de l'argent m'appartient,
répéta-t-elle tranquillement.

Pendant une heure, Mouret tempêta, se fouettant, se lassant à crier
vingt fois le même reproche. Il ne reconnaissait plus sa femme; elle
l'aimait avant l'arrivée du curé, elle l'écoutait, elle prenait
les intérêts de la maison, il fallait vraiment que les gens qui la
poussaient contre lui fussent de bien méchantes gens. Puis, sa voix
s'embarrassa; il se laissa aller dans un fauteuil, rompu, aussi faible
qu'un enfant.

--Donne-moi la clef du secrétaire? demanda Marthe.

Il se releva, mit ses dernières forces dans un cri suprême.

--Tu veux tout prendre, n'est-ce pas? laisser tes enfants sur la
paille, ne pas nous garder un morceau de pain?... Eh bien! prends
tout, appelle Rose pour qu'elle emplisse son tablier. Tiens, voici la
clef.

Et il jeta la clef, que Marthe cacha sous son oreiller. Elle était
toute pâle de cette querelle, la première querelle violente qu'elle
eût avec son mari. Elle se coucha; lui, passa la nuit dans le
fauteuil. Vers le matin, elle l'entendit sangloter. Elle lui aurait
rendu la clef, s'il n'était descendu au jardin comme un fou, bien
qu'il fit encore nuit noire.

La paix parut se rétablir. La clef du secrétaire restait pendue à un
clou, près de la glace. Marthe, qui n'était pas habituée à voir de
grosses sommes à la fois, avait une sorte de peur de l'argent. Elle se
montra d'abord très-discrète, honteuse, chaque fois qu'elle ouvrait
le tiroir, où Mouret gardait toujours en espèces une dizaine de mille
francs pour ses achats de vin. Elle prenait strictement ce dont elle
avait besoin. Olympe, d'ailleurs, lui donnait d'excellents conseils:
puisqu'elle avait la clef maintenant, elle devait se montrer économe.
Même, en la voyant toute tremblante devant «le magot», elle cessa
pendant quelque temps de lui parler des dettes de Besançon.

Mouret retomba dans son silence morne. Il avait reçu un nouveau coup,
plus violent encore que le premier, lors de l'entrée de Serge au
séminaire. Ses amis du cours Sauvaire, les petits rentiers qui
faisaient régulièrement un tour de promenade, de quatre à six heures,
commençaient à s'inquiéter sérieusement, lorsqu'ils le voyaient
arriver, les bras ballants, l'air hébété, répondant à peine, comme
envahi par un mal incurable.

--Il baisse, il baisse, murmuraient-ils. A quarante-quatre ans, c'est
inconcevable. La tête finira par déménager.

Il semblait ne plus entendre les allusions qu'on risquait méchamment
devant lui. Si on le questionnait d'une façon directe sur l'abbé
Faujas, il rougissait légèrement, en répondant que c'était un bon
locataire, qu'il payait son terme avec une grande exactitude. Derrière
son dos, les petits rentiers ricanaient, assis sur quelque banc du
cours, au soleil.

--Il n'a que ce qu'il mérite, après tout, disait un ancien marchand
d'amandes. Vous vous rappelez comme il était chaud pour le curé;
c'est lui qui allait faire son éloge aux quatre coins de Plassans.
Aujourd'hui, quand on le remet sur ce sujet-là, il a une drôle de
mine.

Ces messieurs répétaient alors certains cancans scandaleux qu'ils se
confiaient à l'oreille, d'un bout du banc à l'autre.

--N'importe, reprenait à demi-voix un maître tanneur retiré, Mouret
n'est pas crâne; moi, je flanquerais le curé à la porte.

Et tous déclaraient, en effet, que Mouret n'était pas crâne, lui qui
s'était tant moqué des maris que leurs femmes menaient par le bout du
nez.

Dans la ville, ces calomnies, malgré la persistance que certaines
personnes semblaient mettre à les répandre, ne dépassaient pas un
certain monde d'oisifs et de bavards. Si l'abbé, refusant d'aller
occuper la maison curiale, était resté chez les Mouret, ce ne pouvait
être, comme il le disait lui-même, que par tendresse pour ce beau
jardin, où il lisait si tranquillement son bréviaire. Sa haute
piété, sa vie rigide, son dédain des coquetteries que les prêtres se
permettent, le mettaient au-dessus de tous les soupçons. Les membres
du cercle de la Jeunesse accusaient l'abbé Fenil de chercher à le
perdre. Toute la ville neuve, d'ailleurs, lui appartenait. Il n'avait
plus contre lui que le quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants
se tenaient sur la réserve, lorsqu'ils le rencontraient dans les
salons de Mgr Rousselot. Cependant, il hochait la tête, les jours où
la vieille madame Rougon lui disait qu'il pouvait tout oser.

--Rien n'est solide encore, murmurait-il; je ne tiens personne. Il ne
faudrait qu'une paille pour faire crouler l'édifice.

Marthe l'inquiétait depuis quelque temps. Il se sentait impuissant à
calmer cette fièvre de dévotion qui la brûlait. Elle lui échappait,
désobéissait, se jetait plus avant qu'il n'aurait voulu. Cette femme
si utile, cette patronne respectée, pouvait le perdre. Il y avait en
elle une flamme intérieure qui brisait sa taille, lui bistrait la
peau, lui meurtrissait les yeux. C'était comme un mal grandissant, un
affolement de l'être entier, gagnant de proche en proche le cerveau et
le coeur. Sa face se noyait d'extase, ses mains se tendaient avec des
tremblements nerveux. Une toux sèche parfois la secouait de la tête
aux pieds, sans qu'elle parût en sentir le déchirement. Et lui, se
faisait plus dur, repoussait cet amour qui s'offrait, lui défendait de
venir à Saint-Saturnin.

--L'église est glacée, disait-il; vous toussez trop. Je ne veux pas
que vous aggraviez votre mal.

Elle assurait que ce n'était rien, une simple irritation de la gorge.
Puis, elle pliait, elle acceptait cette défense d'aller à l'église,
comme un châtiment mérité, qui lui fermait la porte du ciel. Elle
sanglotait, se croyait damnée, traînait des ournées vides; et malgré
elle, comme une femme qui retourne à la tendresse défendue, lorsque
arrivait le vendredi, elle se glissait humblement dans la chapelle
Saint-Michel, venait appuyer son front brûlant contre le bois du
confessionnal. Elle ne parlait pas, elle restait là, écrasée; tandis
que l'abbé Faujas, irrité, la traitait brutalement en fille indigne.
Il la renvoyait. Alors, elle s'en allait, soulagée, heureuse.

Le prêtre eut peur des ténèbres de la chapelle Saint-Michel. Il fit
intervenir le docteur Porquier, qui décida Marthe à se confesser dans
le petit oratoire de l'oeuvre de la Vierge, au faubourg. L'abbé Faujas
promit de l'y attendre toutes les quinzaines, le samedi. Cet oratoire,
établi dans une grande pièce blanchie à la chaux, avec quatre immenses
fenêtres, était d'une gaieté sur laquelle il comptait pour calmer
l'imagination, surexcitée de sa pénitente. Là, il la dominerait, il
en ferait une esclave soumise, sans avoir à craindre un scandale
possible. D'ailleurs, pour couper court à tous les mauvais bruits, il
voulut que sa mère accompagnât Marthe. Pendant qu'il confessait cette
dernière, madame Faujas restait à la porte. La vieille dame, n'aimant
pas à perdre son temps, apportait un bas, qu'elle tricotait.

--Ma chère enfant, lui disait-elle souvent, lorsqu'elles revenaient
ensemble à la rue Balande, j'ai encore entendu Ovide parler bien fort
aujourd'hui. Vous ne pouvez donc pas le contenter? vous ne l'aimez
donc pas? Ah! que je voudrais être à votre place, pour lui baiser les
pieds.... Je finirai par vous détester, si vous ne savez que lui faire
du chagrin.

Marthe baissait la tête. Elle avait une grande honte devant madame
Faujas. Elle ne l'aimait pas, la jalousait, en la trouvant toujours
entre elle et le prêtre. Puis, elle souffrait sous les regards
noirs de la vieille dame, qu'elle rencontrait sans cesse, pleins de
recommandations étranges et inquiétantes.

Le mauvais état de la santé de Marthe suffit pour expliquer ses
rendez-vous avec l'abbé Faujas, dans l'oratoire de l'oeuvre de la
Vierge. Le docteur Porquier assurait qu'elle suivait simplement là une
de ses ordonnances. Ce mot fit beaucoup rire les promeneurs du cours.

--N'importe, dit madame Paloque à son mari, un jour qu'elle regardait
Marthe descendre la rue Balande, en compagnie de madame Faujas, je
serais bien curieuse d'être dans un petit coin, pour voir ce que le
curé fait avec son amoureuse.... Elle est amusante, lorsqu'elle parle
de son gros rhume! Comme si un gros rhume empêchait de se confesser
dans une église! J'ai été enrhumée, moi; je ne suis pas allée pour
cela me cacher dans les chapelles avec les abbés.

--Tu as tort de t'occuper des affaires de l'abbé Faujas, répondit le
juge. On m'a averti. C'est un homme qu'il faut ménager; tu es trop
rancunière, tu nous empêcheras d'arriver.

--Tiens! reprit-elle aigrement, ils m'ont marché sur le ventre; ils
auront de mes nouvelles.... Ton abbé Faujas est un grand imbécile.
Est-ce que tu crois que l'abbé Fenil ne serait pas reconnaissant,
si je surprenais le curé et sa belle se disant des douceurs! Va,
il payerait bien cher un pareil scandale.... Laisse-moi faire, tu
n'entends rien à ces choses-là.

Quinze jours plus tard, le samedi, madame Paloque guetta la sortie
de Marthe. Elle était tout habillée derrière ses rideaux, cachant sa
figure de monstre, surveillant la rue par un trou de la mousseline.
Quand les deux femmes eurent disparu au coin de la rue Taravelle, elle
ricana, la bouche fendue. Elle ne se pressa pas, mit des gants, s'en
alla tout doucement par la place de la Sous-Préfecture, faisant le
grand tour, s'attardant sur le pavé pointu. En passant devant le petit
hôtel de madame de Condamin, elle eut un instant l'idée de monter la
prendre; mais celle-ci aurait peut-être des scrupules. Somme toute, il
valait mieux se passer d'un témoin et conduire l'expédition rondement.

--Je leur ai laissé le temps d'arriver aux gros péchés, je crois que
je puis me présenter maintenant, pensa-t-elle, au bout d'un quart
d'heure de promenade.

Alors, elle hâta le pas. Elle venait souvent à l'oeuvre de la Vierge
pour s'entendre avec Trouche sur des détails de comptabilité. Ce
jour-là, au lieu d'entrer dans le cabinet de remployé, elle longea le
corridor, redescendit, alla directement à l'oratoire. Devant la porte,
sur une chaise, madame Faujas tricotait tranquillement. La femme du
juge avait prévu cet obstacle; elle arriva droit dans la porte, de
l'air brusque d'une personne affairée. Mais, avant même qu'elle eût
allongé le bras pour tourner le bouton, la vieille dame, qui s'était
levée, l'avait jetée de côté avec une vigueur extraordinaire.

--Où allez-vous? lui demanda-t-elle de sa voix rude de paysanne.

--Je vais où j'ai besoin, répondit madame Paloque, le bras meurtri,
la face toute convulsée de colère. Vous êtes une insolente et une
brutale.... Laissez-moi passer. Je suis trésorière de l'oeuvre de la
Vierge, j'ai le droit d'entrer partout ici.

Madame Faujas, debout, appuyée contre la porte, avait rajusté ses
lunettes sur son nez. Elle se remit à son tricot avec le plus beau
sang-froid du monde.

--Non, dit-elle carrément, vous n'entrerez pas.

--Ah!... Et pourquoi, je vous prie?

--Parce que je ne veux pas.

La femme du juge sentit que son coup était manqué; la bile
l'étouffait. Elle devint effrayante, répétant, bégayant:

--Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faites là, je
pourrais crier et vous faire arrêter; car vous m'avez battue. Il faut
qu'il se passe de bien vilaines choses, derrière cette porte, pour que
vous soyez chargée d'empêcher les gens de la maison d'entrer. Je
suis de la maison, entendez-vous? ... Laissez-moi passer, ou je vais
appeler tout le monde.

--Appelez qui vous voudrez, répondit la vieille dame en haussant les
épaules. Je vous ai dit que vous n'entreriez pas; je ne veux pas,
c'est clair ... Est-ce que je sais si vous êtes de la maison?
D'ailleurs, vous en seriez, que cela serait tout comme. Personne ne
peut entrer.... C'est mon affaire.

Alors, madame Paloque perdit toute mesure; elle éleva le ton, elle
cria:

--Je n'ai pas besoin d'entrer. Ça me suffit. Je suis édifiée. Vous
êtes la mère de l'abbé Faujas, n'est-ce pas? Eh bien! c'est du propre,
vous faites là un joli métier!... Certes non, je n'entrerai pas; je ne
veux pas me mêler de toutes ces saletés.

Madame Faujas, posant son tricot sur la chaise, la regardait à travers
ses lunettes avec des yeux luisants, un peu courbée, les mains en
avant, comme près de se jeter sur elle, pour la faire taire. Elle
allait s'élancer, lorsque la porte, s'ouvrit brusquement et que l'abbé
Faujas parut sur le seuil. Il était en surplis, l'air sévère. --Eh
bien! mère, demanda-t-il, que se passe-t-il donc?

La vieille dame baissa la tête, recula comme un dogue qui se met
derrière les jambes de son maître.

--C'est vous, chère madame Paloque, continua le prêtre. Vous désiriez
me parler?

La femme du juge, par un effort suprême de volonté, s'était faite
souriante. Elle répondit d'un ton terriblement aimable, avec une
raillerie aiguë:

--Comment! vous étiez là, monsieur le curé? Ah! si je l'avais su, je
n'aurais point insisté. Je voulais voir la nappe de notre autel, qui
ne doit plus être en bon état. Vous savez, je suis la bonne ménagère,
ici; je veille aux petits détails. Mais du moment que vous êtes
occupé, je ne veux pas vous déranger. Faites, faites vos affaires,
la maison est à vous. Madame n'avait qu'un mot à dire, je l'aurais
laissée veiller à votre tranquillité.

Madame Faujas laissa échapper un grondement. Un regard de son fils la
calma.

--Entrez, je vous en prie, reprit-il; vous ne me dérangez nullement.
Je confessais madame Mouret, qui est un peu souffrante.... Entrez
donc. La nappe de l'autel pourrait être changée, en effet.

--Non, non, je reviendrai, répéta-t-elle; je suis confuse de vous
avoir interrompu. Continuez, continuez, monsieur le curé.

Elle entra cependant. Pendant qu'elle regardait avec Marthe la nappe
de l'autel, le prêtre gronda sa mère, à voix basse:

--Pourquoi l'avez-vous arrêtée, mère? Je ne vous ai pas dit de garder
la porte.

Elle regardait fixement devant elle, de son air de bête têtue.

--Elle m'aurait passé sur le ventre avant d'entrer, murmura-t-elle.
--Mais pourquoi?

--Parce que... Écoute, Ovide, ne te fâche pas; tu sais que tu me tues,
lorsque tu te fâches.... Tu m'avais dit d'accompagner la propriétaire
ici, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai cru que tu avais besoin de moi, à
cause des curieux. Alors je me suis assise là. Va, je te réponds que
vous étiez libres de faire ce que vous auriez voulu; personne n'y
aurait mis le nez.

Il comprit, il lui saisit les mains, la secouant, lui disant:

--Comment, mère, c'est vous qui avez pu supposer...?

--Eh! je n'ai rien supposé, répondit-elle avec une insouciance
sublime. Tu es maître de faire ce qu'il te plaît, et tout ce que tu
fais est bien fait, vois-tu; tu es mon enfant.... J'irais voler pour
toi, c'est clair.

Mais lui, n'écoutait plus. Il avait lâché les mains de sa mère, il la
regardait, comme perdu dans les réflexions qui rendaient sa face plus
austère et plus dure.

--Non, jamais, jamais, dit-il avec un orgueil âpre. Vous vous trompez,
mère.... Les hommes chastes sont les seuls forts.



XVI


A dix-sept ans, Désirée riait toujours de son rire d'innocente. Elle
était devenue une grande belle enfant, toute grasse, avec des bras
et des épaules de femme faite. Elle poussait comme une forte
plante, heureuse de croître, insouciante du malheur qui vidait et
assombrissait la maison.

--Tu ne ris pas, disait-elle à son père. Veux-tu jouer à la corde?
C'est ça qui est amusant!

Elle s'était emparée de tout un carré du jardin; elle bêchait,
plantait des légumes, arrosait. Les gros travaux étaient sa joie.
Puis, elle avait voulu avoir des poules, qui lui mangeaient ses
légumes, des poules qu'elle grondait avec des tendresses de mère.
A ces jeux, dans la terre, au milieu des bêtes, elle se salissait,
terriblement.

--C'est un vrai torchon! criait Rose. D'abord, je ne veux plus qu'elle
entre dans ma cuisine, elle met de la boue partout.... Allez, madame,
vous êtes bien bonne de la pomponner; à votre place, je la laisserais
patauger à son aise.

Marthe, dans l'envahissement de son être, ne veilla même plus à ce que
Désirée changeât de linge. L'enfant gardait parfois la même chemise
pendant trois semaines; ses bas, qui tombaient sur ses souliers
éculés, n'avaient plus de talons; ses jupes lamentables pendaient
comme des loques de mendiante. Mouret, un jour, dut prendre une
aiguille; la robe fendue par derrière, du haut en bas, montrait sa
peau. Elle riait d'être à moitié nue, les cheveux tombés sur les
épaules, les mains noires, la figure toute barbouillée.

Marthe finit par avoir une sorte de dégoût. Lorsqu'elle revenait de la
messe, gardant dans ses cheveux les vagues parfums de l'église, elle
était choquée de l'odeur puissante de terre que sa fille portait sur
elle. Elle la renvoyait au jardin, dès la fin du déjeuner; elle ne
pouvait la tolérer à côté d'elle, inquiétée par cette santé robuste,
ce rire clair qui s'amusait de tout.

--Mon Dieu! que cette enfant est fatigante! murmurait-elle parfois,
d'un air de lassitude énervée.

Mouret, l'entendant se plaindre, lui dit dans un mouvement de colère:

--Si elle te gêne, on peut la mettre à la porte, comme les deux
autres.

--Ma foi! je serais bien tranquille, si elle n'était plus là,
répondit-elle nettement.

Vers la fin de l'été, une après-midi, Mouret s'effraya de ne plus
entendre Désirée, qui faisait, quelques minutes auparavant, un tapage
affreux dans le fond du jardin. Il courut, il la trouva par terre,
tombée d'une échelle sur laquelle elle était montée pour cueillit
des figues; les buis avaient heureusement amorti sa chute. Mouret,
épouvanté, la prit dans ses bras, en appelant au secours. Il la
croyait morte; mais elle revint à elle, assura qu'elle ne s'était pas
fait de mal, et voulut remonter sur l'échelle.

Cependant, Marthe avait descendu le perron. Quand elle entendit
Désirée rire, elle se fâcha. --Cette enfant me fera mourir, dit-elle;
elle ne sait qu'inventer pour me donner des secousses. Je suis sûre
qu'elle s'est jetée par terre exprès. Ce n'est plus tenable. Je
m'enfermerai dans ma chambre, je partirai le matin pour ne rentrer que
le soir... Oui, ris donc, grande bête! Est-ce possible d'avoir mis au
monde une pareille bête! Va, tu me coûteras cher.

--Ça, c'est sûr, ajouta Rose qui était accourue de la cuisine, c'est
un gros embarras, et il n'y a pas de danger qu'on puisse jamais la
marier.

Mouret, frappé au coeur, les écoutait, les regardait. Il ne répondit
rien, il resta au fond du jardin avec la jeune fille. Jusqu'à la
tombée de la nuit, ils parurent causer doucement ensemble. Le
lendemain, Marthe et Rose devaient s'absenter toute la matinée; elles
allaient, à une lieue de Plassans, entendre la messe dans une chapelle
dédiée à saint Janvier, où toutes les dévotes de la ville se rendaient
ce jour-là en pèlerinage. Lorsqu'elles rentrèrent, la cuisinière se
hâta da servir un déjeuner froid. Marthe mangeait depuis quelques
minutes, lorsqu'elle s'aperçut que sa fille n'était pas à table.

--Désirée n'a donc pas faim? demanda-t-elle; pourquoi ne
déjeune-t-elle pas avec nous?

--Désirée n'est plus ici, dit Mouret, qui laissait les morceaux
sur son assiette; je l'ai menée ce matin à Saint-Eutrope, chez sa
nourrice.

Elle posa sa fourchette, un peu pâle, surprise et blessée.

--Tu aurais pu me consulter, reprit-elle.

Mais lui, continua, sans répondre directement:

--Elle est bien chez sa nourrice. Cette brave femme, qui l'aime
beaucoup, veillera sur elle... De cette façon, l'enfant ne te
tourmentera plus, tout le monde sera content.

Et, comme elle restait muette, il ajouta: --Si la maison ne te semble
pas assez tranquille, tu me le diras, et je m'en irai.

Elle se leva à demi, une lueur passa dans ses yeux. Il venait de la
frapper si cruellement, qu'elle avança la main, comme pour lui jeter
la bouteille à la tête. Dans cette nature si longtemps soumise, des
colères inconnues soufflaient; une haine grandissait contre cet homme
qui rôdait sans cesse autour d'elle, pareil à un remords. Elle se
remit à manger avec affectation, sans parler davantage de sa fille.
Mouret avait plié sa serviette; il restait assis devant elle, écoutant
le bruit de sa fourchette, jetant de lents regards autour de cette
salle à manger, si joyeuse autrefois du tapage des enfants, si vide et
si triste aujourd'hui. La pièce lui semblait glacée. Des larmes lui
montaient aux yeux, lorsque Marthe appela Rose pour le dessert.

--Vous avez bon appétit, n'est-ce pas, madame? dit celle-ci en
apportant une assiette de fruits. C'est que nous avons joliment
marché!... Si monsieur, au lieu de faire le païen, était venu avec
nous, il ne vous aurait pas laissé manger le reste du gigot à vous
toute seule.

Elle changea les assiettes, bavardant toujours.

--Elle est bien jolie, la chapelle de Saint-Janvier, mais elle est
trop petite.... Vous avez vu les dames qui sont arrivées en retard;
elles ont dû s'agenouiller dehors, sur l'herbe, en plein soleil.... Ce
que je ne comprends pas, c'est que madame de Condamin soit venue en
voiture; il n'y a plus de mérite alors, à faire le pèlerinage.... Nous
avons passé une bonne matinée tout de même, n'est-ce pas, madame?

--Oui, une bonne matinée, répéta Marthe. L'abbé Mousseau, qui a
prêché, a été très-touchant.

Lorsque Rose s'aperçut à son tour de l'absence de Désirée, et qu'elle
connut le départ de l'enfant, elle s'écria:

--Ma foi, monsieur a eu une bonne idée!... Elle me prenait toutes mes
casseroles pour arroser ses salades.... On va pouvoir respirer un peu.

--Sans doute, dit Marthe qui entamait une poire.

Mouret étouffait. Il quitta la salle à manger, sans écouter Rose, qui
lui criait que le café allait être prêt tout de suite. Marthe, restée
seule dans la salle à manger, acheva tranquillement sa poire.

Madame Faujas descendait, lorsque la cuisinière apporta le café.

--Entrez donc, lui dit cette dernière; vous tiendrez compagnie à
madame, et vous prendrez la tasse de monsieur, qui s'est sauvé comme
un fou.

La vieille dame s'assit à la place de Mouret.

--Je croyais que vous ne preniez jamais de café, fit-elle remarquer en
se sucrant.

--Oui, autrefois, répondit Rose, lorsque monsieur tenait la bourse....
Maintenant, madame serait bien bête de se priver de ce qu'elle aime.

Elles causèrent une bonne heure. Marthe, attendrie, finit par conter
ses chagrins à madame Faujas; son mari venait de lui faire une scène
affreuse, à propos de sa fille, qu'il avait conduite chez sa nourrice,
dans un coup de tête. Et elle se défendait; elle assurait qu'elle
aimait beaucoup l'enfant, qu'elle irait la chercher un jour.

--Elle était un peu bruyante, insinua madame Faujas. Je vous ai
plainte bien souvent.... Mon fils aurait renoncé à venir lire son
bréviaire dans le jardin; elle lui cassait la tête.

A partir de ce jour, les repas de Marthe et de Mouret furent
silencieux. L'automne était très-humide; la salle à manger restait
mélancolique, avec les deux couverts isolés, séparés par toute la
largeur de la grande table. L'ombre emplissait les coins, le froid
tombait du plafond. Ou aurait dit un enterrement, selon l'expression
de Rose. --Ah bien! disait-elle souvent en apportant les plats, il
ne faut pas faire tant de bruit.... De ce train-là, il n'y a pas de
danger que vous vous écorchiez la langue.... Soyez donc plus gai,
monsieur; vous avez l'air de suivre un mort. Vous finirez par mettre
madame au lit. Ce n'est pas bon pour la santé, de manger sans parler.

Quand vinrent les premiers froids, Rose, qui cherchait à obliger
madame Faujas, lui offrit son fourneau pour faire la cuisine. Cela
commença par des bouillottes d'eau que la vieille dame descendit faire
chauffer; elle n'avait pas de feu, et l'abbé était pressé de se raser.
Elle emprunta ensuite des fers à repasser, se servit de quelques
casseroles, demanda ta rôtissoire pour mettre un gigot à la broche;
puis, comme elle n'avait pas, en haut, une cheminée disposée d'une
façon convenable, elle finit par accepter les offres de Rose, qui
alluma un feu de sarments, à rôtir un mouton tout entier.

--Ne vous gênez donc pas, répétait-elle en tournant elle-même le
gigot. La cuisine est grande, n'est-ce pas? Il y a bien de la place
pour deux.... Je ne sais pas comment vous avez pu tenir jusqu'à
présent, à faire votre cuisine par terre, devant la cheminée de votre
chambre, sur un méchant fourneau de tôle. Moi, j'aurais eu peur des
coups de sang.... Aussi monsieur Mouret est ridicule; on ne loue pas
un appartement sans cuisine. Il faut que vous soyez de braves gens,
pas fiers, commodes à vivre.

Peu à peu, madame Faujas fit son déjeuner et son dîner dans la cuisine
des Mouret. Les premiers temps, elle fournit son charbon, son huile,
ses épices. Dans la suite, lorsqu'elle oublia quelque provision, la
cuisinière ne voulut pas qu'elle remontât chez elle; elle la forçait
de prendre dans l'armoire ce qui lui manquait.

--Tenez, le beurre est là. Ce n'est pas ce que vous allez prendre sur
le bout de votre couteau, qui nous ruinera. Vous savez bien que tout
est à votre disposition, ici.... Madame me gronderait, si vous ne vous
mettiez pas à votre aise.

Alors, une grande intimité s'établit entre Rose et madame Faujas; la
cuisinière était ravie d'avoir toujours là une personne qui consentît
à l'écouter, pendant qu'elle tournait ses sauces. Elle s'entendait
à merveille, d'ailleurs, avec la mère du prêtre, dont les robes
d'indienne, le masque rude, la brutalité populacière, la mettaient
presque sur un pied d'égalité. Pendant des heures, elles s'attardaient
ensemble devant leurs fourneaux éteints. Madame Faujas eut bientôt un
empire absolu dans la cuisine; elle gardait son attitude impénétrable,
ne disait que ce qu'elle voulait bien dire, se faisait conter ce
qu'elle désirait savoir. Elle décida du dîner des Mouret, goûta avant
eux aux plats qu'elle leur envoyait; souvent même Rose faisait à part
des friandises destinées particulièrement à l'abbé, des pommes au
sucre, des gâteaux de riz, des beignets soufflés. Les provisions se
mêlaient, les casseroles allaient à la débandade, les deux dîners se
confondaient, à ce point que la cuisinière s'écriait en riant, au
moment de servir:

--Dites, madame, est-ce que les oeufs sur le plat sont à vous? Je
ne sais plus, moi!... Ma parole! il vaudrait mieux qu'on mangeât
ensemble.

Ce fut le jour de la Toussaint que l'abbé Faujas déjeuna pour la
première fois dans la salle à manger des Mouret. Il était très-pressé,
il devait retourner à Saint-Saturnin. Marthe, pour qu'il perdît moins
de temps, le fit asseoir devant la table, en lui disant que sa mère
n'aurait pas deux étages à monter. Une semaine plus tard, l'habitude
était prise, les Faujas descendaient à chaque repas, s'attablaient,
allaient jusqu'au café. Les premiers jours, les deux cuisines
restèrent différentes; puis, Rose trouva ça «très-bête», disant
qu'elle pouvait bien faire de la cuisine pour quatre personnes, et
qu'elle s'entendrait avec madame Faujas. --Ne me remerciez pas,
ajouta-t-elle. C'est vous qui êtes bien gentils de descendre tenir
compagnie à madame; vous allez apporter un peu de gaieté.... Je
n'osais plus entrer dans la salle à manger; il me semblait que
j'entrais chez un mort. C'était vide à faire peur.... Si monsieur
boude à présent, tant pis pour lui! il boudera tout seul.

Le poêle ronflait, la pièce était toute tiède. Ce fut un hiver
charmant. Jamais Rose n'avait mis le couvert avec du linge plus net;
elle plaçait la chaise de monsieur le curé près du poêle, de façon
qu'il eût le dos au feu. Elle soignait particulièrement son verre,
son couteau, sa fourchette; elle veillait, dès que la nappe avait
la moindre tache, à ce que la tache ne fût pas de son côté. Puis,
c'étaient mille attentions délicates.

Quand elle lui ménageait un plat qu'il aimait, elle l'avertissait pour
qu'il réservât son appétit. Parfois, au contraire, elle lui faisait
une surprise; elle apportait le plat couvert, riait en dessous des
regards interrogateurs, disait, d'un air de triomphe contenu:

--C'est pour monsieur le curé, une macreuse farcie aux olives, comme
il les aime.... Madame, donnez un filet à monsieur le curé, n'est-ce
pas? Le plat est pour lui.

Marthe servait. Elle insistait, avec des yeux suppliants, pour
qu'il acceptât les bons morceaux. Elle commençait toujours par lui,
fouillait le plat, tandis que Rose, penchée au-dessus d'elle, lui
indiquait du doigt ce qu'elle croyait le meilleur. Et elles avaient
même de courtes querelles sur l'excellence de telles ou telles parties
d'un poulet ou d'un lapin. Rose poussait un coussin de tapisserie
sous les pieds du prêtre. Marthe exigeait qu'il eût sa bouteille de
bordeaux et son pain, un petit pain doré qu'elle commandait tous les
jours chez le boulanger.

--Eh! rien n'est trop bon, répétait Rose, quand l'abbé les remerciait.
Qui donc vivrait bien, si les braves coeurs comme vous n'avaient pas
leurs aises? Laissez-nous faire, le bon Dieu payera votre dette.

Madame Faujas, assise à table en face de son fils, souriait de toutes
ces cajoleries. Elle se prenait à aimer Marthe et Rose; elle
trouvait, d'ailleurs, leur adoration naturelle, les regardait comme
très-heureuses d'être ainsi à genoux devant son dieu. La tête carrée,
mangeant lentement et beaucoup, en paysanne qui va loin en besogne,
elle présidait réellement les repas, voyant tout sans perdre un coup
de fourchette, veillant à ce que Marthe restât dans son rôle de
servante, couvant son fils d'un regard de jouissance satisfaite. Elle
ne parlait que pour dire en trois mots les goûts de l'abbé ou pour
couper court aux refus polis qu'il hasardait encore. Parfois, elle
haussait les épaules, lui poussait le pied. Est-ce que la table
n'était pas à lui? Il pouvait bien manger le plat tout entier, si cela
lui faisait plaisir; les autres se seraient contentés de mordre à leur
pain sec en le regardant.

Quant à l'abbé Faujas, il restait indifférent aux soins tendres
dont il était l'objet; très-frugal, mangeant vite, l'esprit occupé
ailleurs, il ne s'apercevait souvent pas des gâteries qu'on lui
réservait. Il avait cédé aux instances de sa mère, en acceptant
la compagnie des Mouret; il ne goûtait, dans la salle à manger du
rez-de-chaussée, que la joie d'être absolument débarrassé des soucis
de la vie matérielle. Aussi gardait-il une tranquillité superbe, peu à
peu habitué à voir ses moindres désirs devinés, ne s'étonnant plus,
ne remerciant plus, régnant dédaigneusement entre la maîtresse de la
maison et la cuisinière, qui épiaient avec anxiété les moindres plis
de son visage grave.

Et Mouret, assis en face de sa femme, restait oublié. Il se tenait,
les poignets au bord de la table, comme un enfant, en attendant que
Marthe voulût bien songer à lui. Elle le servait le dernier, au
hasard, maigrement. Rose, debout derrière elle, l'avertissait,
lorsqu'elle se trompait et qu'elle tombait sur un bon morceau.

--Non, non, pas ce morceau-là.... Vous savez que monsieur aime la
tête; il suce les petits os.

Mouret, diminué, mangeait avec des hontes de pique-assiette. Il
sentait que madame Faujas le regardait lorsqu'il se coupait du pain.
Il réfléchissait une grande minute, les yeux sur la bouteille, avant
d'oser se servir à boire. Une fois, il se trompa, prit trois doigts
du bordeaux de monsieur le curé. Ce fut une belle affaire! Pendant un
mois, Rose lui reprocha ces trois doigts de vin. Quand elle faisait
quelque plat de sucrerie, elle s'écriait:

--Je ne veux pas que monsieur y goûte.... Il ne m'a jamais fait un
compliment. Une fois, il m'a dit que mon omelette au rhum était
brûlée. Alors, je lui ai répondu: «Elles seront toujours brûlées pour
vous.» Entendez-vous, madame, n'en donnez pas à monsieur.

Puis, c'étaient des taquineries. Elle lui passait les assiettes
fêlées, lui mettait un pied de la table entre les jambes, laissait à
son verre les peluches du torchon, posait le pain, le vin, le sel, à
l'autre bout de lu table. Mouret seul aimait la moutarde; il allait
lui-même chez l'épicier en acheter des pots, que la cuisinière faisait
régulièrement disparaître, sous prétexte que «ça puait». La privation
de moutarde suffisait à lui gâter ses repas. Ce qui le désespérait
plus encore, ce qui lui coupait absolument l'appétit, c'était d'avoir
été chassé de sa place, de la place qu'il avait occupée de tout temps,
devant la fenêtre, et qu'on donnait au prêtre comme étant la plus
agréable. Maintenant, il faisait face à la porte; il lui semblait
manger chez des étrangers, depuis qu'à chaque bouchée il ne pouvait
jeter un coup d'oeil sur ses arbres fruitiers.

Marthe n'avait pas les aigreurs de Rose; elle le traitait en parent
pauvre, qu'on tolère; elle finissait par ignorer qu'il fût là, ne lui
adressant presque jamais la parole, agissant comme si l'abbé Faujas
eût seul donné des ordres dans la maison. D'ailleurs, Mouret ne se
révoltait pas; il échangeait quelques mots de politesse avec le
prêtre, mangeait en silence, répondait par de lents regards aux
attaques de la cuisinière. Puis, comme il avait toujours fini le
premier, il pliait sa serviette méthodiquement, et se retirait,
souvent avant le dessert.

Rose prétendait qu'il enrageait. Quand elle causait avec madame Faujas
dans la cuisine, elle lui expliquait son maître tout au long.

--Je le connais bien, il ne m'a jamais bien effrayée... Avant que vous
veniez ici, madame tremblait devant lui, parce qu'il était toujours à
criailler, à faire l'homme terrible. Il nous embêtait tous d'une jolie
manière, sans cesse sur notre dos, ne trouvant rien de bien, fourrant
son nez partout, voulant montrer qu'il était le maître... Maintenant,
il est doux comme un mouton, n'est-ce pas? C'est que madame a pris
le dessus. Ah! s'il était brave, s'il ne craignait pas toute sorte
d'ennuis, vous entendriez une jolie chanson. Mais il a trop peur de
votre fils; oui, il a peur de monsieur le curé.... On dirait qu'il
devient imbécile, par moments. Après tout, puisqu'il ne nous gêne
plus, il peut bien être comme il lui plaît, n'est-ce pas, madame?

Madame Faujas répondait que M. Mouret lui paraissait un très-digne
homme; il avait le seul tort de ne pas être religieux. Mais il
reviendrait certainement au bien, plus tard. Et la vieille dame
s'emparait lentement du rez-de-chaussée, allant de la cuisine à la
salle à manger, trottant dans le vestibule et dans le corridor.
Mouret, quand il la rencontrait, se rappelait le jour de l'arrivée des
Faujas, lorsque, vêtue d'une loque noire, ne lâchant pas le panier
qu'elle tenait à deux mains, elle allongeait le cou dans chaque pièce,
avec l'aisance tranquille d'une personne qui visite une maison à
vendre. Depuis que les Faujas mangeaient au rez-de-chaussée, le second
étage appartenait aux Trouche. Ils y devenaient bruyants; des bruits
de meubles roulés, des piétinements, des éclats de voix, descendaient
par les portes ouvertes et violemment refermées. Madame Faujas, en
train de causer dans la cuisine, levait la tête d'un air inquiet.
Rose, pour arranger les choses, disait que cette pauvre madame Trouche
avait bien du mal. Une nuit, l'abbé, qui n'était point encore couché,
entendit dans l'escalier un tapage étrange. Étant sorti avec son
bougeoir, il aperçut Trouche abominablement gris, qui montait les
marches sur les genoux. Il le souleva de son bras robuste, le jeta
chez lui. Olympe, couchée, lisait tranquillement un roman, en buvant à
petits coups un grog posé sur la table de nuit.

--Écoutez, dit l'abbé Faujas, livide de colère, vous ferez vos malles
demain matin, et vous partirez.

--Tiens, pourquoi donc? demanda Olympe sans se troubler; nous sommes
bien ici.

Mais le prêtre l'interrompit rudement.

--Tais-toi! Tu es une malheureuse, tu n'as jamais cherché qu'à me
nuire. Notre mère avait raison, je n'aurais pas dû vous tirer de votre
misère.... Voilà qu'il me faut ramasser ton mari dans l'escalier,
maintenant! C'est une honte. Et pense au scandale, si on le voyait
dans cet état.... Vous partirez demain.

Olympe s'était assise pour boire une gorgée de grog.

--Ah! non, par exemple! murmura-t-elle.

Trouche riait. Il avait l'ivresse gaie. Il était tombé dans un
fauteuil, épanoui, ravi.

--Ne nous fâchons pas, bégaya-t-il. Ce n'est rien, un petit
étourdissement, à cause de l'air, qui est très-vif. Avec ça, les rues
sont drôles dans cette sacrée ville.... Je vais vous dire, Faujas, ce
sont des jeunes gens très-convenables. Il y a là le fils du docteur
Porquier. Vous connaissez bien, le docteur Porquier?... Alors, nous
nous voyons dans un café, derrière les prisons. Il est tenu par une
Arlésienne, une belle femme, une brune....

Le prêtre, les bras croisés, le regardait d'un air terrible. --Non, je
vous assure, Faujas, vous avez tort de m'en vouloir.... Vous savez que
je suis un homme bien élevé; je connais les convenances. Dans le jour,
je ne prendrais pas un verre de sirop, de peur de vous compromettre...
Enfin, depuis que je suis ici, je vais à mon bureau comme si j'allais
à l'école, avec des tartines de confiture dans un panier; c'est même
bête, ce métier-là. Je me trouve bête, oui, parole d'honneur; et si ce
n'était pas pour vous rendre service... Mais, la nuit, on ne me voit
pas, peut-être. Je puis me promener la nuit. Ça me fait du bien, je
finirais par crever à rester sous clef. D'abord, il n'y a personne
dans les rues, elles sont si drôles!...

--Ivrogne! dit le prêtre entre ses dents serrées.

--Vous ne faites pas la paix?... Tant pis! mon cher. Moi, je suis bon
enfant; je n'aime pas les fichues mines. Si ça vous déplaît, je vous
plante-là avec vos béguines. Il n'y a guère que la petite Condamin
qui soit gentille, et encore l'Arlésienne est mieux... Vous avez beau
rouler vos yeux, je n'ai pas besoin de vous. Tenez, voulez-vous que je
vous prête cent francs?

Et il tira des billets de banque, qu'il étala sur ses genoux, en
riant aux éclats; puis, il les fit voltiger, les passa sous le nez de
l'abbé, les jeta en l'air. Olympe, d'un bond, se leva à moitié nue;
elle ramassa les billets, qu'elle cacha sous le traversin, d'un
air contrarié. Cependant, l'abbé Faujas regardait autour de lui,
très-surpris; il voyait des bouteilles de liqueur rangées le long de
la commode, un pâté presque entier sur la cheminée, des dragées dans
une vieille boîte crevée. La chambre était remplie d'achats récents:
des robes jetées sur les chaises; un paquet de dentelle déplié; une
superbe redingote toute neuve, pendue à l'espagnolette de la fenêtre;
une peau d'ours étalée devant le lit. A côté du grog, sur la table de
nuit, une petite montre de femme, en or, luisait, dans une coupe de
porcelaine.

--Qui donc ont-ils dévalisé? pensa le prêtre.

Alors, il se souvint d'avoir vu Olympe baisant les mains de Marthe.

--Mais, malheureux, s'écria-t-il, vous volez!

Trouche se leva. Sa femme l'envoya tomber sur le canapé.

--Tiens-toi tranquille, lui dit-elle; dors, tu en as besoin. Et, se
tournant vers son frère:

--Il est une heure, tu peux nous laisser dormir, si tu n'as que des
choses désagréables à nous dire... Mon mari a eu tort de se soûler,
c'est vrai; mais ce n'est pas une raison pour le maltraiter....Nous
avons eu déjà plusieurs explications; il faut que celle-ci soit la
dernière, entends-tu? Ovide... Nous sommes frère et soeur, n'est-ce
pas? Eh bien! je te l'ai dit, nous devons partager.... Tu te
goberges en bas, tu te fais faire des petits plats, tu vis comme un
bien-heureux entre la propriétaire et la cuisinière. Ça te regarde.
Nous n'allons pas, nous autres, regarder dans ton assiette ni te
retirer les morceaux de la bouche. Nous te laissons conduire ta barque
comme tu l'entends. Alors, ne nous tourmente pas, accorde-nous la même
liberté.... Il me semble que je suis bien raisonnable....

Et comme le prêtre faisait un geste:

--Oui, je comprends, continua-t-elle, tu as toujours peur que nous
ne gâtions tes affaires.... La meilleure façon pour que nous ne les
gâtions pas, c'est de ne point nous taquiner. Quand tu répéteras: «Ah!
si j'avais su, je vous aurais laissés où vous étiez!» Tiens! lu n'es
pas fort, malgré tes grands airs. Nous avons les mêmes intérêts que
toi; nous sommes en famille, nous pouvons faire notre trou tous
ensemble. Ce serait tout à fait gentil, si tu voulais.... Va te
coucher. Je gronderai Trouche demain; je te l'enverrai, tu lui
donneras tes ordres.

--Sans doute, murmura l'ivrogne, qui s'endormait. Faujas est drôle....
Je ne veux pas de la propriétaire, j'aime mieux ses écus.

Alors, Olympe se mit à rire effrontément, en regardant son frère. Elle
s'était recouchée, s'arrangeant commodément, le dos contre l'oreiller.
Le prêtre, un peu pâle, réfléchissait; puis, il s'en alla, sans dire
un mot, tandis qu'elle reprenait son roman et que Trouche ronflait sur
le canapé.

Le lendemain, Trouche dégrisé eut un long entretien avec l'abbé
Faujas. Lorsqu'il revint auprès de sa femme, il lui apprit à quelles
conditions la paix était faite.

--Écoute, mon chéri, lui dit-elle, contente-le, fais bien ce qu'il
demande; tâche surtout de lui être utile, puisqu'il t'en donne les
moyens.... J'ai l'air brave, quand il est là; mais, au fond, je sais
qu'il nous mettrait à la rue, comme des chiens, si nous le poussions à
bout. Et je ne veux pas m'en aller.... Es-tu sûr qu'il nous gardera?

--Oui, ne crains rien, répondit l'employé. Il a besoin de moi, il nous
laissera faire notre pelote.

A partir de ce moment, Trouche sortit tous les soirs, vers neuf
heures, lorsque les rues étaient désertes. Il racontait à sa femme
qu'il allait dans le vieux quartier faire de la propagande pour
l'abbé. D'ailleurs, Olympe n'était pas jalouse; elle riait, lorsqu'il
lui rapportait quoique histoire risquée; elle préférait les chatteries
solitaires, les petits verres pris toute seule, les gâteaux mangés
en cachette, les longues soirées passées chaudement dans le lit, à
dévorer un vieux fonds de cabinet de lecture, découvert par elle rue
Canquoin. Trouche rentrait gris raisonnablement; il ôtait ses souliers
dans le vestibule, pour monter l'escalier sans bruit. Quand il avait
trop bu, quand il empoisonnait la pipe et l'eau-de-vie, sa femme ne le
voulait pas à côté d'elle; elle le forçait à coucher sur le canapé.
C'était alors une lutte sourde, silencieuse. Il revenait avec
l'entêtement de l'ivresse, s'accrochait aux couvertures; mais il
chancelait, glissait, tombait sur les mains, et elle finissait par le
rouler comme une masse. S'il commençait à crier, elle le serrait à la
gorge, le regardant fixement, murmurant:

--Ovide t'entend, Ovide va venir.

Il était alors pris de peur, ainsi qu'un enfant auquel on parle du
loup; puis, il s'endormait en mâchant des excuses. D'ailleurs, dès le
soleil levé, il faisait sa toilette d'homme grave, essuyait de son
visage marbré les hontes de la nuit, mettait une certaine cravate qui,
selon son expression, lui donnait «l'air calotin». Il passait devant
les cafés en baissant les yeux. A l'oeuvre de la Vierge, on le
respectait. Parfois, lorsque les jeunes filles jouaient dans la cour,
il levait un coin du rideau, les regardait d'un air paterne, avec des
flammes courtes qui flambaient sous ses paupières à demi baissées.

Les Trouche étaient encore tenus en respect par madame Faujas. La
fille et la mère restaient en continuelle querelle, l'une se plaignant
d'avoir toujours été sacrifiée à son frère, l'autre la traitant de
mauvaise bête qu'elle aurait dû écraser au berceau. Mordant à la même
proie, elles se surveillaient, sans lâcher le morceau, furieuses,
inquiètes de savoir laquelle des deux taillerait la plus grosse part.
Madame Faujas voulait toute la maison; elle en défendait jusqu'aux
balayures contre les doigts crochus d'Olympe. Lorsqu'elle s'aperçut
des grosses sommes que celle-ci tirait des poches de Marthe, elle
devint terrible. Son fils ayant haussé les épaules en homme qui
dédaigne ces misères, et qui se trouve forcé de fermer les yeux, elle
eut à son tour une explication épouvantable avec sa fille, qu'elle
appela voleuse, comme si elle eût pris l'argent dans sa propre poche.

--Hein? maman, c'est assez, n'est-ce pas? dit Olympe impatientée. Ce
n'est pas votre bourse qui danse peut-être.... Moi, je n'emprunte
encore que de l'argent, je ne me fais pas nourrir.

--Que veux-tu dire, méchante gale? balbutia madame Faujas, au comble
de l'exaspération. Est-ce que nous ne payons pas nos repas? Demande à
la cuisinière, elle le montrera notre livre de compte.

Olympe éclata de rire.

--Ah! très-joli! reprit-elle. Je le connais, le livre de compte. Vous
payez les radis et le beurre, n'est-ce pas?... Tenez, maman, restez au
rez-de-chaussée; je ne vais pas vous y déranger, moi. Mais ne montez
plus me tourmenter, ou je crie. Vous savez qu'Ovide a défendu qu'on
fît du bruit.

Madame Faujas redescendait en grondant. Cette menace de tapage la
forçait à battre en retraite. Olympe, pour se moquer, chantonnait
derrière son dos. Mais, lorsqu'elle allait au jardin, sa mère se
vengeait, sans cesse sur ses talons, regardant ses mains, la guettant.
Elle ne la tolérait ni dans la cuisine ni dans la salle à manger.
Elle l'avait fâchée avec Rose, à propos d'une casserole prêtée et non
rendue. Cependant, elle n'osait l'attaquer dans l'amitié de Marthe, de
peur de quelque esclandre, dont l'abbé aurait souffert.

--Puisque tu es si peu soucieux de tes intérêts, dit-elle un jour à
son fils, je saurai bien les défendre à ta place; n'aie pas peur,
je serai prudente.... Si je n'étais pas là, vois-tu, ta soeur te
retirerait le pain des mains.

Marthe n'avait pas conscience du drame qui se nouait autour d'elle. La
maison lui semblait simplement plus vivante, depuis que tout ce monde
emplissait le vestibule, l'escalier, les corridors. On eût dit le
vacarme d'un hôtel garni, avec le bruit étouffé des querelles, les
portes battantes, la vie sans gêne et personnelle de chaque locataire,
la cuisine flambante, où Rose semblait avoir toute une table d'hôte
à traiter. Puis, c'était une procession continuelle de fournisseurs.
Olympe, se soignant les mains, ne voulant plus laver la vaisselle, se
faisait tout apporter du dehors, de chez un pâtissier de la rue de la
Banne, qui préparait des repas pour la ville. Et Marthe souriait, se
disait heureuse de ce branle de la maison entière; elle n'aimait plus
rester seule, avait besoin d'occuper la fièvre dont elle était brûlée.

Cependant, Mouret, comme pour fuir ce vacarme, s'enfermait dans la
pièce du premier étage, qu'il appelait son bureau; il avait vaincu sa
répugnance de la solitude; il ne descendait presque plus au jardin,
disparaissait souvent du matin au soir.

--Je voudrais bien savoir ce qu'il peut faire, là dedans, disait Rose
à madame Faujas. On ne l'entend pas remuer. On le croirait mort. S'il
se cache, n'est-ce pas? c'est qu'il n'a rien de propre à faire.

Quand l'été vint, la maison s'anima encore. L'abbé Faujas recevait les
sociétés du sous-préfet et du président, au fond du jardin, sous la
tonnelle. Rose, sur l'ordre de Marthe, avait acheté une douzaine de
chaises rustiques, afin qu'on pût prendre le frais, sans toujours
déménager les sièges de la salle à manger. L'habitude était prise.
Chaque mardi, dans l'après-midi, les portes de l'impasse restaient
ouvertes; ces messieurs et ces dames venaient saluer monsieur le curé,
en voisins, coiffés de chapeaux de paille, chaussés de pantoufles,
les redingotes déboutonnées, les jupes relevées par des épingles. Les
visiteurs arrivaient un à un; puis, les deux sociétés finissaient par
se trouver au complet, mêlées, confondues, s'égayant, commérant dans
la plus grande intimité.

--Vous ne craignez pas, dit un jour M. de Bourdeu à M. Rastoil, que
ces rencontres avec la bande de la sous-préfecture ne soient mal
jugées?... Voici les élections générales qui approchent.

--Pourquoi seraient-elles mal jugées? répondit M. Rastoil. Nous
n'allons pas à la sous-préfecture, nous sommes sur un terrain
neutre.... Puis, mon cher ami, il n'y a aucune cérémonie là dedans. Je
garde ma veste de toile. C'est de la vie privée. Personne n'a le
droit de juger ce que je fais sur le derrière de ma maison.... Sur
le devant, c'est autre chose; nous appartenons au public, sur le
devant.... Nous ne nous saluons seulement pas, monsieur Péqueur et moi
dans les rues.

--Monsieur Péqueur des Saulaies est un homme qui gagne beaucoup à être
connu, hasarda l'ancien préfet, après un silence.

--Sans doute, répliqua le président, je suis enchanté d'avoir fait
sa connaissance.... Et quel digne homme que l'abbé Faujas!... Non,
certes, je ne crains pas les médisances, en allant saluer notre
excellent voisin.

M. de Bourdeu, depuis qu'il était question des élections générales,
devenait inquiet; il disait que les premières chaleurs le fatiguaient
beaucoup. Souvent, il avait des scrupules, il témoignait des doutes
à M. Rastoil, pour que celui-ci le rassurât. Jamais, d'ailleurs, on
n'abordait la politique dans le jardin des Mouret. Une après-midi, M.
de Bourdeu, après avoir vainement cherché une transition, s'écria, en
s'adressant au docteur Porquier:

--Dites donc, docteur, avez-vous lu le _Moniteur_, ce matin?
Le marquis a enfin parlé; il a prononcé treize mots, je les ai
comptés.... Ce pauvre Lagrifoul! Il a eu un succès de fou rire.

L'abbé Faujas avait levé un doigt, d'un air de fine bonhomie.

--Pas de politique, messieurs, pas de politique! murmura-t-il. M.
Péqueur des Saulaies causait avec M. Rastoil; ils feignirent tous
deux de n'avoir rien entendu. Madame de Condamin eut un sourire. Elle
continua, en interpellant l'abbé Surin:

--N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que l'on empèse vos surplis avec une
eau gommée très-faible?

--Oui, madame, avec de l'eau gommée, répondit le jeune prêtre. Il y
a des blanchisseuses qui se servent d'empois cuit; mais ça coupe la
mousseline, ça ne vaut rien.

--Eh bien! reprit la jeune femme, je ne puis pas obtenir de ma
blanchisseuse qu'elle emploie de la gomme pour mes jupons.

Alors, l'abbé Surin lui donna obligeamment le nom et l'adresse de sa
blanchisseuse, sur le revers d'une de ses cartes de visite. On causait
ainsi de toilette, du temps, des récoltes, des événements de la
semaine. On passait là une heure charmante. Des parties de raquettes,
dans l'impasse, coupaient les conversations. L'abbé Bourrette venait
très-souvent, racontant de son air ravi de petites histoires de
sainteté, que M. Maffre écoutait jusqu'au bout. Une seule fois
madame Delangre s'était rencontrée avec madame Rastoil, toutes deux
très-polies, très-cérémonieuses, gardant dans leurs yeux éteints la
flamme brusque de leur ancienne rivalité. M. Delangre ne se
prodiguait pas. Quant aux Paloque, s'ils fréquentaient toujours la
sous-préfecture, ils évitaient de se trouver là, lorsque M. Péqueur
des Saulaies allait voisiner avec l'abbé Faujas; la femme du juge
restait perplexe, depuis son expédition malheureuse à l'oratoire de
l'oeuvre de la Vierge. Mais le personnage qui se montrait le plus
assidu était certainement M. de Condamin, toujours admirablement
ganté, venant là pour se moquer du monde, mentant, risquant des
ordures avec un aplomb extraordinaire, s'amusant la semaine entière
des intrigues qu'il avait flairées. Ce grand vieillard, si droit dans
sa redingote pincée à la taille, avait la passion de la jeunesse; il
se moquait des «vieux», s'isolait avec les demoiselles de la bande,
pouffait de rire dans les coins.

--Par ici, la marmaille! disait-il avec un sourire; laissons les vieux
ensemble.

Un jour, il avait failli battre l'abbé Surin dans une formidable
partie de volant. La vérité était qu'il taquinait tout ce petit monde.
Il avait surtout pris pour victime le fils Rastoil, garçon innocent
auquel il contait des choses énormes. Il finit par l'accuser de faire
la cour à sa femme, et il roulait des yeux terribles, qui donnaient
des sueurs d'angoisse au malheureux Séverin. Le pis fut que celui-ci
se crut réellement amoureux de madame de Condamin, devant laquelle
il se plantait avec des mines attendries et effrayées, dont le mari
s'amusait extrêmement.

Les demoiselles Rastoil, pour lesquelles le conservateur des eaux et
forêts se montrait d'une galanterie de jeune veuf, étaient aussi
le sujet de ses plaisanteries les plus cruelles. Bien qu'elles
touchassent à la trentaine, il les poussait à des jeux d'enfant,
leur parlait comme à des pensionnaires. Son grand régal était de les
étudier, lorsque Lucien Delangre, le fils du maire, se trouvait là. Il
prenait à part le docteur Porquier, un homme bon à tout entendre, il
lui murmurait à l'oreille, en faisant allusion à l'ancienne liaison de
M. Delangre avec madame Rastoil:

--Dites donc, Porquier, voilà un garçon bien embarrassé.... Est-ce
Angéline, est-ce Aurélie qui est de Delangre?... Devine, si tu peux,
et choisis, si tu l'oses.

Cependant, l'abbé Faujas était aimable pour tous les visiteurs, même
pour ce terrible Condamin, si inquiétant. Il s'effaçait le plus
possible, parlait peu, laissait les deux sociétés se fondre, semblait
n'avoir que la joie discrète d'un maître de maison, heureux d'être
un trait d'union entre des personnes distinguées, faites pour se
comprendre. Marthe, à deux reprises, avait cru devoir mettre les
visiteurs à leur aise, en se montrant. Mais elle souffrait de voir
l'abbé au milieu de tout ce monde; elle attendait qu'il fût seul, elle
le préférait, grave, marchant lentement, sous la paix de la tonnelle.
Les Trouche, eux, le mardi, reprenaient leur espionnage envieux,
derrière les rideaux; tandis que madame Faujas et Rose, du fond du
vestibule, allongeaient la tête, admiraient avec des ravissements la
bonne grâce que monsieur le curé mettait à recevoir les gens les mieux
posés de Plassans.

--Allez, madame, disait la cuisinière, on voit bien tout de suite que
c'est un homme distingué.... Tenez, le voilà qui salue le sous-préfet.
Moi, j'aime mieux monsieur le curé, quoique le sous-préfet soit un
joli homme.... Pourquoi donc n'allez-vous pas dans le jardin? Si
j'étais à votre place, je mettrais une robe de soie, et j'irais. Vous
êtes sa mère, après tout.

Mais la vieille paysanne haussait les épaules.

--Il n'a pas honte de moi, répondait-elle; mais j'aurais peur de le
gêner.... J'aime mieux le regarder d'ici. Ça me fait davantage de
plaisir.

--Ah! je comprends ça. Vous devez être bien fière!... Ce n'est pas
comme monsieur Mouret, qui avait cloué la porte pour que personne
n'entrât. Jamais une visite, pas un dîner à faire, le jardin vide à
donner peur le soir. Nous vivions en loups. Il est vrai que monsieur
Mouret n'aurait pas su recevoir; il avait une mine, quand il venait
quelqu'un, par hasard.... Je vous demande un peu s'il ne devrait
pas prendre exemple sur monsieur le curé. Au lieu de m'enfermer, je
descendrais au jardin, je m'amuserais avec les autres; je tiendrais
mon rang, enfin.... Non, il est là-haut, caché comme s'il craignait
qu'on lui donnât la gale.... A propos, voulez-vous que nous montions
voir ce qu'il fait, là-haut?

Un mardi, elles montèrent. Ce jour-là, les deux sociétés étaient
très-bruyantes; les rires montaient dans la maison par les fenêtres
ouvertes, pendant qu'un fournisseur, qui apportait aux Trouche un
panier de vin, faisait au second étage un bruit de vaisselle cassée,
en reprenant les bouteilles vides. Mouret était enfermé à double tour
dans son bureau.

--La clef m'empêche de voir, dit Rose, après avoir mis un oeil à la
serrure.

--Attendez, murmura madame Faujas.

Elle tourna délicatement le bout de la clef, qui dépassait un peu.
Mouret était assis au milieu de la pièce, devant la grande table vide,
couverte d'une épaisse couche de poussière, sans un livre, sans un
papier; il se renversait contre le dossier de sa chaise, les bras
ballants, la tête blanche et fixe, le regard perdu. Il ne bougeait
pas.

Les deux femmes, silencieusement, l'examinèrent l'une après l'autre.

--Il m'a donné froid aux os, dit Rose en redescendant. Avez-vous
remarqué ses yeux? Et quelle saleté! Il y a bien deux mois qu'il n'a
posé une plume sur le bureau. Moi qui m'imaginais qu'il écrivait là
dedans!... Quand on pense que la maison est si gaie, et qu'il s'amuse
à faire le mort, tout seul!



XVII


La santé de Marthe causait des inquiétudes au docteur Porquier. Il
gardait son sourire affable, la traitait en médecin de la belle
société, pour lequel la maladie n'existait jamais, et qui donnait une
consultation comme une couturière essaye une robe; mais certain pli
de ses lèvres disait que «la chère madame» n'avait pas seulement une
légère toux de sang, ainsi qu'il le lui persuadait. Dans les beaux
jours, il lui conseilla de se distraire, de faire des promenades en
voiture, sans se fatiguer pourtant. Alors, Marthe, qui était prise
de plus en plus d'une angoisse vague, d'un besoin d'occuper ses
impatiences nerveuses, organisa des promenades aux villages voisins.
Deux fois par semaine, elle partait après le déjeuner, dans une
vieille calèche repeinte, que lui louait un carrossier de Plassans;
elle allait à deux ou trois lieues, de façon à être de retour vers six
heures. Son rêve caressé était d'emmener avec elle l'abbé Faujas; elle
n'avait même consenti à suivre l'ordonnance du docteur que dans cet
espoir; mais l'abbé, sans refuser nettement, se prétendait toujours
trop occupé. Elle devait se contenter de la compagnie d'Olympe ou de
madame Faujas.

Une après-midi, comme elle passait avec Olympe au village des
Tulettes, le long de la petite propriété de l'oncle Macquart, celui-ci
l'ayant aperçue lui cria, du haut de sa terrasse plantée de deux
mûriers:

--Et Mouret? Pourquoi Mouret n'est-il pas venu?

Elle dut s'arrêter un instant chez l'oncle, auquel il fallut expliquer
longuement qu'elle était souffrante et qu'elle ne pouvait dîner avec
lui. Il voulait absolument tuer un poulet.

--Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je le tuerai tout de même. Tu
l'emporteras.

Et il alla le tuer tout de suite. Quand il eut rapporté le poulet, il
l'étendit sur la table de pierre, devant la maison, en murmurant d'un
air ravi:

--Hein? est-il gras, ce gaillard-là!

L'oncle était justement en train de boire une bouteille de vin, sous
ses mûriers, en compagnie d'un grand garçon maigre, tout habillé de
gris. Il avait décidé les deux femmes à s'asseoir, apportant des
chaises, faisant les honneurs de chez lui avec un ricanement de
satisfaction. --Je suis bien ici, n'est-ce pas?... Mes mûriers sont
joliment beaux. L'été, je fume ma pipe au frais. L'hiver, je m'asseois
là-bas contre le mur, au soleil.... Tu vois mes légumes? Le poulailler
est au fond. J'ai encore une pièce de terre derrière la maison, où
il y a des pommes de terre et de la luzerne.... Ah! dame, je me fais
vieux; c'est bien le temps que je jouisse un peu.

Il se frottait les mains, roulant doucement la tête, couvant sa
propriété d'un regard attendri. Mais une pensée parut l'assombrir.

--Est-ce qu'il y a longtemps que tu as vu ton père? demanda-t-il
brusquement. Rougon n'est pas gentil.... Là, à gauche, le champ de blé
est à vendre. S'il avait voulu, nous l'aurions acheté. Un homme qui
dort sur les pièces de cent sous, qu'est-ce que ça pouvait lui faire?
une méchante somme de trois mille francs, je crois.... Il a refusé.
La dernière fois, il m'a même fait dire par ta mère qu'il n'y était
pas.... Tu verras, ça ne leur portera pas bonheur.

Et il répéta plusieurs fois, hochant la tête, retrouvant son rire
mauvais:

--Non, ça ne leur portera pas bonheur.

Puis, il alla chercher des verres, voulant absolument faire goûter son
vin aux deux femmes. C'était le petit vin de Saint-Eutrope, un vin
qu'il avait découvert; il le buvait avec religion. Marthe trempa à
peine ses lèvres. Olympe acheva de vider la bouteille. Elle accepta
ensuite un verre de sirop. Le vin était bien fort, disait-elle.

--Et ton curé, qu'est-ce que tu en fais? demanda tout à coup l'oncle à
sa nièce.

Marthe, surprise, choquée, le regarda sans répondre.

--On m'a dit qu'il te serrait de près, continua l'oncle bruyamment.
Ces soutanes n'aiment qu'à godailler. Quand on m'a raconté ça, j'ai
répondu que c'était bien fait pour Mouret. Je l'avais averti.... Ah!
c'est moi qui te flanquerais le curé à la porte. Mouret n'a qu'à venir
me demander conseil; je lui donnerai même un coup demain, s'il veut.
Je n'ai jamais pu les souffrir, ces animaux-là.... J'en connais un,
l'abbé Fenil, qui a une maison de l'autre côté de la route. Il n'est
pas meilleur que les autres; mais il est malin comme un singe, il
m'amuse. Je crois qu'il ne s'entend pas très-bien avec ton curé,
n'est-ce pas?

Marthe était devenue toute pâle. --Madame est la soeur de monsieur
l'abbé Faujas, dit-elle en montrant Olympe, qui écoutait curieusement.

--Ça ne touche pas madame, ce que je dis, reprit l'oncle sans se
déconcerter. Madame n'est pas fâchée.... Elle va reprendre un peu de
sirop. Olympe se laissa verser trois doigts de sirop. Mais Marthe,
qui s'était levée, voulait partir. L'oncle la força à visiter sa
propriété. Au bout du jardin, elle s'arrêta, regardant une grande
maison blanche, bâtie sur la pente, à quelques centaines de mètres des
Tulettes. Les cours intérieures ressemblaient aux préaux d'une prison;
les étroites fenêtres, régulières, qui marquaient les façades de
barres noires, donnaient au corps de logis central une nudité blafarde
d'hôpital.

--C'est la maison des Aliénés, murmura l'oncle, qui avait suivi
la direction des yeux de Marthe. Le garçon qui est là est un des
gardiens. Nous sommes très-bien ensemble, il vient boire une bouteille
de temps à autre.

Et se tournant vers l'homme vêtu de gris, qui achevait son verre sous
les mûriers:

--Hé! Alexandre, cria-t-il, viens donc dire à ma nièce où est la
fenêtre de notre pauvre vieille.

Alexandre s'avança obligeamment.

--Voyez-vous ces trois arbres? dit-il, le doigt tendu, comme s'il
eût tracé un plan dans l'air. Eh bien, un peu au-dessus de celui
de gauche, vous devez apercevoir une fontaine, dans le coin d'une
cour.... Suivez les fenêtres du rez-de-chaussée, à droite: c'est la
cinquième fenêtre.

Marthe restait silencieuse, les lèvres blanches, les yeux cloués
malgré elle sur cette fenêtre qu'on lui montrait. L'oncle Macquart
regardait aussi, mais avec une complaisance qui lui faisait cligner
les yeux.

--Quelquefois, je la vois, reprit-il, le matin, lorsque le soleil est
de l'autre côté. Elle se porte très-bien, n'est-ce pas, Alexandre?
C'est ce que je leur dis toujours, lorsque je vais à Plassans.... Je
suis bien placé ici pour veiller sur elle. On ne peut pas être mieux
placé.

Il laissa échapper son ricanement de satisfaction.

--Vois-tu, ma fille, la tête n'est pas plus solide chez les Rougon que
chez les Macquart. Quand je m'asseois à cette place, en face de cette
grande coquine de maison, je me dis souvent que toute la clique y
viendra peut-être un jour, puisque la maman y est.... Dieu merci! je
n'ai pas peur pour moi, j'ai la caboche à sa place. Mais j'en connais
qui ont un joli coup de marteau.... Eh bien, je serai là pour les
recevoir, je les verrai de mon trou, je les recommanderai à Alexandre,
bien qu'on n'ait pas toujours été gentil pour moi dans la famille.

Et il ajouta avec son effrayant sourire de loup rangé:

--C'est une fameuse chance pour vous tous que je sois aux Tulettes.

Marthe fut prise d'un tremblement. Bien qu'elle connût le goût de
l'oncle pour les plaisanteries féroces et la joie qu'il goûtait à
torturer les gens auxquels il portait des lapins, il lui sembla qu'il
disait vrai, que toute la famille viendrait se loger là, dans ces
files grises de cabanons. Elle ne voulut pas rester une minute de
plus, malgré les instances de Macquart, qui parlait de déboucher une
autre bouteille.

--Eh bien, et le poulet? cria-t-il, au moment où elle montait en
voiture.

Il courut le chercher, il le lui mit sur les genoux.

--C'est pour Mouret, entends-tu? répétait-il avec une intention
méchante; pour Mouret, pas pour un autre, n'est-ce pas? D'ailleurs,
quand j'irai vous voir, je lui demanderai comment il l'a trouvé.

Il clignait les yeux, en regardant Olympe. Le cocher allait fouetter,
lorsqu'il se cramponna de nouveau à la voiture, continuant:

--Va chez ton père, parle-lui du champ de blé.... Tiens, c'est le
champ qui est là devant nous.... Rougon a tort. Nous sommes de trop
vieux compères pour nous fâcher. Ça serait tant pis pour lui, il le
sait bien.... Fais-lui comprendre qu'il a tort.

La calèche partit. Olympe, en se tournant, vit Macquart sous ses
mûriers, ricanant avec Alexandre, débouchant cette seconde bouteille
dont il avait parlé. Marthe recommanda expressément au cocher de
ne plus passer aux Tulettes. D'ailleurs, elle se fatiguait de ces
promenades; elles les fit de plus en plus rares, les abandonna tout à
fait, lorsqu'elle comprit que jamais l'abbé Faujas ne consentirait à
l'accompagner.

Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle était affinée par
la vie nerveuse qu'elle menait. Son épaisseur bourgeoise, cette paix
lourde acquise par quinze années de somnolence derrière un comptoir,
semblait se fondre dans la flamme de sa dévotion. Elle s'habillait
mieux, causait chez les Rougon, le jeudi.

--Madame Mouret redevient jeune fille, disait madame de Condamin,
émerveillée.

--Oui, murmurait le docteur Porquier en hochant la tête, elle descend
la vie à reculons.

Marthe, plus mince, les joues rosées, les yeux superbes, ardents et
noirs, eut alors pendant quelques mois une beauté singulière. La face
rayonnait; une dépense extraordinaire de vie sortait de tout son être,
l'enveloppait d'une vibration chaude. Il semblait que sa jeunesse
oubliée brûlât en elle, à quarante ans, avec une splendeur d'incendie.
Maintenant, lâchée dans la prière, emportée par un besoin de toutes
les heures, elle désobéissait à l'abbé Faujas. Elle usait ses genoux
sur les dalles de Saint-Saturnin, vivait dans les cantiques, dans
les adorations, se soulageait en face des ostensoirs rayonnants, des
chapelles flambantes, des autels et des prêtres luisants avec des
lueurs d'astres sur le fond noir de la nef. Il y avait, chez elle, une
sorte d'appétit physique de ces gloires, un appétit qui la torturait,
qui lui creusait la poitrine, lui vidait le crâne, lorsqu'elle ne
le contentait pas. Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui
fallait venir prendre la nourriture de sa passion, se blottir dans les
chuchotements des confessionnaux, se courber sous le frisson puissant
des orgues, s'évanouir dans le spasme de la communion. Alors, elle ne
sentait plus rien, son corps ne lui faisait plus mal. Elle était ravie
à la terre, agonisant sans souffrance, devenant une pure flamme qui se
consumait d'amour.

L'abbé Faujas redoublait de sévérité, la contenait encore en la
rudoyant. Elle l'étonnait par ce réveil passionné, par cette ardeur
à aimer et à mourir. Souvent, il la questionnait de nouveau sur son
enfance. Il alla chez madame Rougon, resta quelque temps perplexe,
mécontent de lui.

--La propriétaire se plaint de toi, lui disait sa mère? Pourquoi ne la
laisses-tu pas aller à l'église quand ça lui plaît?... Tu as tort de
la contrarier; elle est très-bonnepour nous.

--Elle se tue, murmurait le prêtre. Madame Faujas avait alors le
haussement d'épaules qui lui était habituel.

--Ça la regarde. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Il vaut
mieux se tuer à prier qu'à se donner des indigestions, comme cette
coquine d'Olympe.... Sois moins sévère pour madame Mouret. Ça finirait
par rendre la maison impossible.

Un jour qu'elle lui donnait ces conseils, il dit d'une voix sombre:

--Mère, cette femme sera l'obstacle.

--Elle! s'écria la vieille paysanne, mais elle t'adore, Ovide!... Tu
feras d'elle tout ce que tu voudras, lorsque tu ne la gronderas plus.
Les jours de pluie, elle le porterait d'ici à la cathédrale, pour que
tu ne te mouilles pas les pieds.

L'abbé Faujas comprit lui-même la nécessité de ne pas employer la
rudesse davantage. Il redoutait un éclat. Peu à peu, il laissa une
plus grande liberté à Marthe, lui permettant les retraites, les longs
chapelets, les prières répétées devant chaque station du chemin de
la croix; il lui permit même de venir deux fois par semaine, à son
confessionnal de Saint-Saturnin. Marthe, n'entendant plus cette voix
terrible qui l'accusait de sa piété comme d'un vice honteusement
satisfait, pensa que Dieu lui avait fait grâce. Elle entra enfin dans
les délices du paradis. Elle eut des attendrissements, des larmes
intarissables qu'elle pleurait sans les sentir couler; crises
nerveuses, d'où elle sortait affaiblie, évanouie, comme si toute sa
vie s'en était allée le long de ses joues. Rose la portait alors sur
son lit, où elle restait pendant des heures avec les lèvres minces,
les yeux entr'ouverts d'une morte.

Une après-midi, la cuisinière, effrayée de son immobilité, crut
qu'elle expirait. Elle ne songea pas à frapper à la porte de la pièce
où Mouret était enfermé; elle monta au second étage, supplia l'abbé
Faujas de descendre auprès de sa maîtresse. Quand il fut là, dans la
chambre à coucher, elle courut chercher de l'éther, le laissant seul,
en face de cette femme évanouie, jetée en travers du lit. Lui, se
contenta de prendre les mains de Marthe entre les siennes. Alors, elle
s'agita, répétant des mots sans suite. Puis, lorsqu'elle le reconnut,
debout au seuil de l'alcôve, un flot de sang lui monta à la face,
elle ramena sa tête sur l'oreiller, fit un geste comme pour tirer les
couvertures à elle.

--Allez-vous mieux, ma chère enfant? lui demanda-t-il. Vous me donnez
bien de l'inquiétude.

La gorge serrée, ne pouvant répondre, elle éclata en sanglots, elle
laissa rouler sa tête entre les bras du prêtre.

--Je ne souffre pas, je suis trop heureuse, murmura-t-elle d'une voix
faible comme un souffle. Laissez-moi pleurer, les larmes sont ma
joie. Ah! que vous êtes bon d'être venu! Il y a longtemps que je vous
attendais, que je vous appelais. Sa voix faiblissait de plus en plus,
n'était plus qu'un murmure de prière ardente.

--Qui me donnera des ailes pour voler vers vous? Mon âme, éloignée
de vous, impatiente d'être remplie de vous, languit sans vous, vous
souhaite avec ardeur, et soupire après vous, ô mon Dieu, ô mon unique
bien, ma consolation, ma douceur, mon trésor, mon bonheur et ma vie,
mon Dieu et mon tout....

Elle souriait, en balbutiant ce lambeau de l'acte de désir. Elle
joignait les mains, semblait voir la tête grave de l'abbé Faujas dans
une auréole. Celui-ci avait toujours réussi à arrêter un aveu sur les
lèvres de Marthe; il eut peur un instant, dégagea vivement ses bras.
Et, se tenant debout:

--Soyez raisonnable, je le veux, dit-il avec autorité. Dieu refusera
vos hommages, si vous ne les lui adressez pas dans le calme de votre
raison.... Il s'agit de vous soigner en ce moment.

Rose revenait, désespérée de n'avoir pas trouvé de l'éther. Il
l'installa auprès du lit, répétant à Marthe d'une voix douce:

--Ne vous tourmentez pas. Dieu sera touché de votre amour. Quand
l'heure viendra, il descendra en vous, il vous emplira d'une éternelle
félicité.

Quand il quitta la chambre, il laissa Marthe rayonnante, comme
ressuscitée. A partir de ce jour, il la mania ainsi qu'une cire molle.
Elle lui devint très-utile, dans certaines missions délicates auprès
de madame de Condamin; elle fréquenta aussi assidûment madame Rastoil,
sur un simple désir qu'il exprima. Elle était d'une obéissance
absolue, ne cherchant pas à comprendre, répétant ce qu'il la priait
de répéter. Il ne prenait même plus aucune précaution avec elle, lui
faisait crûment sa leçon, se servait d'elle comme d'une pure machine.
Elle aurait mendié dans les rues, s'il lui eu avait donné l'ordre. Et
quand elle devenait inquiète, qu'elle tendait les mains vers lui, le
coeur crevé, les lèvres gonflées de passion, il la jetait à terre d'un
mot, il l'écrasait sous la volonté du ciel. Jamais elle n'osa parler.
Il y avait entre elle et cet homme un mur de colère et de dégoût.
Quand il sortait des courtes luttes qu'il avait à soutenir avec elle,
il haussait les épaules, plein du mépris d'un lutteur arrêté par un
enfant. Il se lavait, il se brossait, comme s'il eût touché malgré lui
à une bête impure.

--Pourquoi ne te sers-tu pas de la douzaine de mouchoirs que madame
Mouret t'a donnée? lui demandait sa mère. La pauvre femme serait si
heureuse de les voir dans tes mains. Elle a passé un mois à les broder
à ton chiffre.

Il avait un geste rude, il répondait:

--Non, usez-les, mère. Ce sont des mouchoirs de femme. Ils ont une
odeur qui m'est insupportable.

Si Marthe pliait devant le prêtre, si elle n'était plus que sa chose,
elle s'aigrissait chaque jour davantage, devenait querelleuse dans les
mille petits soucis de la vie. Rose disait qu'elle ne l'avait jamais
vue «si chipotière». Mais sa haine grandissait surtout contre son
mari. Le vieux levain de rancune des Rougon s'éveillait en face de ce
fils d'une Macquart, de cet homme qu'elle accusait d'être le tourment
de sa vie. En bas, dans la salle à manger, lorsque madame Faujas
ou Olympe venait lui tenir compagnie, elle ne se gênait plus, elle
accablait Mouret.

--Quand on pense qu'il m'a tenue vingt ans, comme un employé, la plume
à l'oreille, entre une jarre d'huile et un sac d'amandes! Jamais
un plaisir, jamais un cadeau.... Il m'a enlevé mes enfants. Il est
capable de se sauver, un de ces matins, pour faire croire que je lui
rends la vie impossible. Heureusement que vous êtes là. Vous diriez
partout la vérité.

Elle se jetait ainsi sur Mouret sans provocation aucune. Tout ce qu'il
faisait, ses regards, ses gestes, les rares paroles qu'il prononçait,
la mettaient hors d'elle-même. Elle ne pouvait même plus l'apercevoir,
sans être comme soulevée par une fureur inconsciente. Les querelles
éclataient surtout à la fin des repas, lorsque Mouret, sans attendre
le dessert, pliait sa serviette et se levait silencieusement.

--Vous pourriez bien quitter la table en même temps que tout le monde,
lui disait-elle aigrement; ce n'est guère poli, ce que vous faites là!

--J'ai fini, je m'en vais, répondait-il de sa voix lente.

Mais elle voyait dans cette retraite de chaque jour une tactique
imaginée par son mari pour blesser l'abbé Faujas. Alors, elle perdait
toute mesure:

--Vous êtes un mal élevé, vous me faites honte, tenez!... Ah! je
serais heureuse avec vous, si je n'avais pas rencontré des amis qui
veulent bien me consoler de vos brutalités. Vous ne savez pas
même vous tenir à table; vous m'empêchez de faire un seul repas
paisible.... Restez, entendez-vous! Si vous ne mangez pas, vous nous
regarderez.

Il achevait de plier sa serviette en toute tranquillité, comme
s'il n'avait pas entendu; puis, à petits pas, il s'en allait. On
l'entendait monter l'escalier et s'enfermer à double tour. Alors, elle
étouffait, balbutiait:

--Oh! le monstre.... Il me tue, il me tue!

Il fallait que madame Faujas la consolât. Rose courait au bas de
l'escalier, criant de toutes ses forces, pour que Mouret entendît à
travers la porte;

--Vous êtes un monstre, monsieur; madame a bien raison de dire que
vous êtes un monstre!

Certaines querelles furent particulièrement violentes. Marthe, dont la
raison chancelait, s'imagina que son mari voulait la battre: ce fut
une idée fixe. Elle prétendait qu'il la guettait, qu'il attendait une
occasion. Il n'osait pas, disait-elle, parce qu'il ne la trouvait
jamais seule; la nuit, il avait peur qu'elle ne criât, qu'elle
n'appelât à son secours. Rose jura qu'elle avait vu monsieur cacher un
gros bâton dans son bureau. Madame Faujas et Olympe ne firent aucune
difficulté de croire ces histoires; elles plaignaient beaucoup
leur propriétaire, elles se la disputaient, se constituaient ses
gardiennes. «Ce sauvage», comme elles nommaient à présent Mouret, ne
la brutaliserait peut-être pas en leur présence. Le soir, elles lui
recommandaient bien de les venir chercher s'il bougeait. La maison ne
vécut plus que dans les alarmes.

--Il est capable d'un mauvais coup, affirmait la cuisinière.

Cette année-là, Marthe suivit les cérémonies religieuses de la semaine
sainte avec une grande ferveur. Le vendredi, dans l'église noire,
elle agonisa, pendant que les cierges, un à un, s'éteignaient sous la
tempête lamentable des voix qui roulait au fond des ténèbres de la
nef. Il lui semblait que son souffle s'en allait avec ces lueurs.
Quand le dernier cierge expira, que le mur d'ombre, en face d'elle,
fut implacable et fermé, elle s'évanouit, les flancs serrés, la
poitrine vide. Elle resta une heure pliée sur sa chaise, dans
l'attitude de la prière, sans que les femmes agenouillées autour
d'elle s'aperçussent de cette crise. L'église était déserte,
lorsqu'elle revint à elle. Elle rêvait qu'on la battait de verges,
que le sang coulait de ses membres; elle éprouvait à la tête de si
intolérables douleurs qu'elle y portait les mains, comme pour arracher
les épines dont elle sentait les pointes dans son crâne. Le soir, au
dîner, elle fut singulière. L'ébranlement nerveux persistait; elle
revoyait, en fermant les yeux, les âmes mourantes des cierges
s'envolant dans le noir; elle examinait machinalement ses mains,
cherchant les trous par lesquels son sang avait coulé. Toute la
Passion saignait en elle.

Madame Faujas, la voyant souffrante, voulut qu'elle se couchât de
bonne heure. Elle l'accompagna, la mit au lit. Mouret, qui avait une
clef de la chambre à coucher, s'était déjà retiré dans son bureau, où
il passait les soirées. Quand Marthe, les couvertures au menton, dit
qu'elle avait chaud, qu'elle se trouvait mieux, madame Faujas parla de
souffler la bougie, pour qu'elle dormît tranquillement; mais la malade
se souleva effarée, suppliante:

--Non, n'éteignez pas la lumière; mettez-la sur la commode, que je
puisse la voir.... Je mourrais dans ces ténèbres.

Et, les yeux agrandis, comme frissonnant au souvenir de quelque drame
affreux:

--C'est horrible, horrible! murmura-t-elle plus bas avec une pitié
épouvantée.

Elle retomba sur l'oreiller, elle parut s'assoupir, et madame Faujas
quitta la chambre doucement. Ce soir-là, toute la maison fut couchée
à dix heures. Rose, en montant, remarqua que Mouret était encore dans
son bureau. Elle regarda par la serrure, elle le vit endormi sur la
table, à côté d'une chandelle de la cuisine dont la mèche lugubre
charbonnait.

--Ma foi, tant pis! je ne le réveille pas, dit-elle en continuant à
monter. Qu'il prenne un torticolis, si ça lui fait plaisir.

Vers minuit, la maison dormait profondément, lorsque des cris se
firent entendre au premier étage. Ce furent d'abord des plaintes
sourdes, qui devinrent bientôt de véritables hurlements, des appels
étranglés et rauques de victime qu'on égorge. L'abbé Faujas, éveillé
en sursaut, appela sa mère. Celle-ci prit à peine le temps de passer
un jupon. Elle alla frapper à la porte de Rose, disant:

--Descendez vite, je crois qu'on assassine madame Mouret. Cependant,
les cris redoublaient. La maison fut bientôt debout. Olympe se montra,
les épaules couvertes d'un simple fichu, suivie de Trouche, qui
rentrait à peine, légèrement gris. Rose descendit, suivie des autres
locataires. --Ouvrez, ouvrez, madame! cria-t-elle, la tête perdue,
tapant du poing contre la porte.

De grands soupirs répondirent seuls; puis, un corps tomba, une
lutte atroce parut s'engager sur le parquet, au milieu des meubles
renversés. Des coups sourds ébranlaient les murs; un râle passait sous
la porte, si terrible que les Faujas et les Trouche se regardèrent en
pâlissant.

--C'est son mari qui l'assomme, murmura Olympe.

--Vous avez raison, c'est ce sauvage! dit la cuisinière. Je l'ai vu,
en montant, qui faisait semblant de dormir. Il préparait son coup.

Et heurtant de nouveau la porte des deux poings, à la briser, elle
reprit:

--Ouvrez, monsieur. Nous allons faire venir la garde, si vous n'ouvrez
pas.... Oh! le gueux, il finira sur l'échafaud!

Alors, les hurlements recommencèrent. Trouche prétendait que le
gaillard devait saigner la pauvre dame comme un poulet.

--On ne peut pourtant pas se contenter de frapper, dit l'abbé Faujas
en s'avançant. Attendez.

Il mit une de ses fortes épaules contre la porte, qu'il enfonça, d'un
effort lent et continu. Les femmes se précipitèrent dans la chambre,
où le plus étrange des spectacles s'offrit à leurs yeux.

Au milieu de la pièce, sur le carreau, Marthe gisait, haletante, la
chemise déchirée, la peau saignante d'écorchures, bleuie de coups. Ses
cheveux dénoués s'étaient enroulés au pied d'une chaise; ses mains
avaient dû se cramponner à la commode avec une telle force, que le
meuble se trouvait en travers de la porte. Dans un coin, Mouret
debout, tenant le bougeoir, la regardait se tordre à terre, d'un air
hébété.

Il fallut que l'abbé Faujas repoussât la commode.

--Vous êtes un monstre! s'écria Rose en allant montrer le poing à
Mouret. Mettre une femme dans un état pareil!... Il l'aurait achevée,
si nous n'étions pas arrivés à temps.

Madame Faujas et Olympe s'empressaient autour de Marthe.

--Pauvre amie! murmurait la première. Elle avait un pressentiment ce
soir, elle était toute effrayée.

--Où avez-vous mal? demandait l'autre. Vous n'avez rien de cassé,
n'est-ce pas?... Voilà une épaule toute noire; le genou a une
grande écorchure.... Calmez-vous. Nous sommes avec vous, nous vous
défendrons.

Marthe ne geignait plus que comme un enfant. Tandis que les deux
femmes l'examinaient, oubliant qu'il y avait là des hommes, Trouche
allongeait la tête en jetant des regards sournois à l'abbé, qui, sans
affectation, achevait de ranger les meubles. Rose vint aider à
la recoucher. Quand elle fut dans le lit, les cheveux noués, ils
restèrent tous là un instant, étudiant curieusement la chambre,
attendant des détails. Mouret était demeuré debout dans le même coin,
sans lâcher le bougeoir, comme pétrifié par ce qu'il avait vu.

--Je vous assure, balbutia-t-il, je ne lui ai pas fait de mal, je ne
l'ai pas touchée du bout du doigt.

--Eh! il y a un mois que vous guettez une occasion, cria Rose
exaspérée; nous le savons bien, nous vous avons assez surveillé. La
chère femme s'attendait à vos mauvais traitements. Tenez, ne mentez
pas; cela me met hors de moi!

Les deux autres femmes, si elles ne se croyaient pas autorisées à lui
parler de la sorte, lui jetaient des regards menaçants.

--Je vous assure, répéta Mouret d'une voix douce, je ne l'ai pas
battue. Je venais me coucher, j'avais mis mon foulard. C'est lorsque
j'ai touché à la bougie, qui était sur la commode, qu'elle s'est
éveillée en sursaut; elle a étendu les bras en poussant un cri, elle
s'est mise à se taper le front avec les poings, à se déchirer le corps
avec les ongles. La cuisinière branla terriblement la tête.

--Pourquoi n'avez-vous pas ouvert? demanda-t-elle; nous avons cogné
assez fort.

--Je vous assure, ce n'est pas moi, dit-il de nouveau avec plus de
douceur encore. Je ne savais pas ce qu'elle avait. Elle s'est jetée
par terre, elle se mordait, elle faisait des bonds à crever les
meubles. Je n'ai pas osé passer; j'étais imbécile. Je vous ai crié
deux fois d'entrer, mais vous n'avez pas dû m'entendre parce qu'elle
criait trop fort. J'ai eu bien peur. Ce n'est pas moi, je vous assure.

--Oui, c'est elle qui s'est battue, n'est-ce pas? reprit Rose en
ricanant.

Et elle ajouta, en s'adressant à madame Faujas:

--Il aura jeté son bâton par la fenêtre, lorsqu'il nous aura entendu
arriver.

Mouret, reposant enfin le bougeoir sur la commode, s'était assis, les
mains aux genoux. Il ne se défendait plus; il regardait stupidement
ces femmes, à moitié vêtues, agitant leurs bras maigres devant le lit.
Tronche avait échangé un coup d'oeil avec l'abbé Faujas. Le pauvre
homme leur paraissait peu féroce, en bras de chemise, un foulard jaune
noué sur son crâne chauve. Ils se rapprochèrent, examinèrent Marthe,
qui, la face convulsée, semblait sortir d'un rêve.

--Qu'y a-t-il, Rose? demanda-t-elle. Pourquoi tout ce monde est-il là?
Je suis brisée. Je t'en prie, dis qu'on me laisse tranquille.

Rose hésita un moment.

--Votre mari est dans la chambre, madame, murmura-t-elle. Vous ne
craignez pas de rester seule avec lui?

Marthe la regarda, étonnée.

--Non, non, répondit-elle. Allez-vous-en, j'ai bien sommeil. Alors,
les cinq personnes quittèrent la chambre, laissant Mouret assis, les
yeux perdus, fixés sur l'alcôve.

--Il ne pourra pas refermer la porte, dit la cuisinière en remontant.
Au premier cri, je dégringole, je lui tombe sur la carcasse. Je vais
me coucher habillée.... Avez-vous entendu, la chère femme, comme elle
mentait, pour qu'on ne fit pas un mauvais parti à ce sauvage? Elle
se laisserait tuer sans l'accuser. Quelle mine d'hypocrite il avait,
hein?

Les trois femmes causèrent un instant, sur le palier du second étage,
tenant leurs bougeoirs, montrant les sécheresses de leurs os sous les
fichus mal attachés; elles conclurent qu'il n'y avait pas de supplice
assez fort pour un tel homme. Trouche, qui était monté le dernier,
murmura en ricanant, derrière la soutane de l'abbé Faujas:

--Elle est encore grassouillette, la propriétaire; seulement ça ne
doit pas être toujours agréable, une femme qui gigote comme un ver sur
le carreau.

Ils se séparèrent. La maison rentra dans son grand silence, la
nuit s'acheva paisiblement. Le lendemain, lorsque les trois femmes
voulurent revenir sur l'épouvantable scène, elles trouvèrent Marthe
surprise, comme honteuse et embarrassée; elle ne répondait pas,
coupait court à la conversation. Elle attendit que personne ne fût
là pour faire venir un ouvrier qui répara la porte. Madame Faujas et
Olympe en conclurent que madame Mouret voulait éviter un scandale en
ne parlant pas.

Le surlendemain, le jour de Pâques, Marthe goûta, à Saint-Saturnin,
tout un réveil ardent, dans les joies triomphantes de la résurrection.
Les ténèbres du vendredi étaient balayées par une aurore; l'église
s'enfonçait, blanche, embaumée, illuminée, comme pour des noces
divines; les voix des enfants de choeur avaient des sons filés de
flûte; et elle, au milieu de ce cantique d'allégresse, se sentait
soulevée par une jouissance plus terrible encore que ses angoisses du
crucifiement. Elle rentra, les yeux brûlants, la voix sèche; elle
fit traîner la soirée, causant avec une gaieté qui ne lui était pas
ordinaire. Lorsqu'elle monta se coucher, Mouret était déjà au lit. Et,
vers minuit, des cris terrifiants réveillèrent de nouveau la maison.

La scène de l'avant-veille se renouvela; seulement, au premier coup de
poing donné dans la porte, Mouret vint ouvrir, en chemise, le visage
bouleversé. Marthe, toute vêtue, pleurait à gros sanglots, allongée
sur le ventre, se cognant la tête contre le pied du lit. Le corsage de
sa robe semblait arraché; deux meurtrissures se voyaient sur son cou
mis à nu.

--Il aura voulu l'étrangler cette fois, murmura Rose.

Les femmes la déshabillèrent. Mouret, après avoir ouvert la porte,
s'était remis au lit, frissonnant, pâle comme un linge. Il ne se
défendit pas, ne parut même pas entendre les mauvaises paroles,
disparaissant, s'enfonçant dans la ruelle.

Dès lors, de semblables scènes eurent lieu à des intervalles
irréguliers. La maison ne vivait plus que dans la peur de quelque
crime; au moindre bruit, les locataires du second étaient sur pied.
Marthe évitait toujours les allusions; elle ne voulait absolument pas
que Rose dressât un lit de sangle pour Mouret dans le bureau. Lorsque
le jour se levait, il semblait qu'il emportât jusqu'au souvenir du
drame de la nuit.

Cependant, peu à peu, dans le quartier, le bruit se répandait qu'il se
passait d'étranges choses chez les Mouret. On racontait que le mari
assommait la femme, toutes les nuits, à coups de trique. Rose avait
fait jurer à madame Faujas et à Olympe de ne rien dire, puisque
sa maîtresse paraissait vouloir se taire; mais elle-même, par ses
apitoiements, par ses allusions et ses restrictions; avait contribué à
former chez les fournisseurs la légende qui circulait. Le boucher, un
farceur, prétendait que Mouret tapait sur sa femme parce qu'il l'avait
trouvée avec le curé; mais la fruitière défendait «la pauvre dame», un
véritable agneau, incapable de mal tourner; tandis que la boulangère
voyait dans le mari «un de ces hommes qui brutalisent leur femme pour
le plaisir». Au marché, on ne nommait plus Marthe que les yeux au
ciel, avec ces cajoleries de paroles qu'on a pour les enfants malades.
Lorsque Olympe allait acheter une livre de cerises ou un pot de
fraises, la conversation tombait inévitablement sur les Mouret.
C'était pendant un quart d'heure un flot de paroles attendries.

--Eh bien! et chez vous?

--Ne m'en parlez pas. Elle pleure toutes les larmes de son corps....
Ça fait pitié. On voudrait la savoir morte.

--Elle m'a acheté des artichauts, l'autre jour; elle avait la joue
déchirée.

--Pardi! il la massacre.... Et si vous voyiez son corps comme je l'ai
vu!... Ce n'est plus qu'une plaie.... Il lui donne des coups de talon,
lorsqu'elle est par terre. J'ai toujours peur de lui trouver la tête
écrasée, la nuit, quand nous descendons.

--Ça ne doit pas être amusant pour vous, de demeurer dans cette
maison-là. Moi, je déménagerais; je tomberais malade, à assister
toutes les nuits à de pareilles horreurs.

--Et cette malheureuse, qu'est-ce qu'elle deviendrait? Elle est si
distinguée, si douce! Nous restons pour elle.... C'est cinq sous,
n'est-ce pas, la livre de cerises?

--Oui, cinq sous.... N'importe, vous avez de la constance, vous êtes
une bonne âme.

Cette histoire d'un mari qui attendait minuit pour tomber sur sa femme
avec un bâton, était surtout destinée à passionner les commères du
marché. Des détails effrayants grossissaient l'histoire de jour en
jour. Une dévote affirmait que Mouret était possédé, qu'il prenait
sa femme au cou avec les dents, si rudement que l'abbé Faujas devait
faire du pouce gauche trois croix en l'air pour l'obliger à lâcher
prise. Alors, ajouta-elle, Mouret tombait comme une masse sur le
carreau, et un gros rat noir sautait de sa bouche et disparaissait,
sans que jamais on pût découvrir le moindre trou dans le plancher. Le
tripier du coin de la rue Taravelle terrifia le quartier en émettant
l'opinion que «ce brigand avait peut-être été mordu par un chien
enragé».

Mais l'histoire trouvait des incrédules parmi les personnes comme il
faut de Plassans. Lorsqu'elle parvint sur le cours Sauvaire, elle
amusa beaucoup les petits rentiers, alignés en file sur les bancs, au
tiède soleil de mai.

--Mouret est incapable de battre sa femme, disaient les marchands
d'amandes retirés; il a l'air d'avoir reçu le fouet, il ne fait même
plus son tour de promenade.... C'est sa femme qui doit le mettre au
pain sec.

--Ou ne peut pas savoir, reprenait un capitaine en retraite. J'ai
connu un officier de mon régiment que sa femme souffletait pour un
oui, pour un non. Cela durait depuis dix ans. Un jour, elle s'avisa
de lui donner des coups de pied; il devint furieux et faillit
l'étrangler.... Peut-être que Mouret n'aime pas non plus les coups de
pied.

--Il aime encore moins les curés, sans doute, concluait une voix en
ricanant.

Madame Rougon parut ignorer quelque temps le scandale qui occupait la
ville. Elle restait souriante, évitait de comprendre les allusions
qu'on faisait devant elle. Mais un jour, après une longue visite que
lui avait rendue M. Delangre, elle arriva chez sa fille, l'air effaré,
les larmes aux yeux.

Ah! ma bonne chérie, dit-elle, en prenant Marthe entre ses bras, que
vient-on de m'apprendre? Ton mari s'oublierait jusqu'à lever la main
sur toi!... Ce sont des mensonges, n'est-ce pas?... J'ai donné le
démenti le plus formel. Je connais Mouret. Il est mal élevé, mais il
n'est pas méchant.

Marthe rougit; elle eut cet embarras, cette honte qu'elle éprouvait,
chaque fois qu'on abordait ce sujet en sa présence.

--Allez, madame ne se plaindra pas! s'écria Rose avec sa hardiesse
ordinaire. Il y a longtemps que je serais allée vous avertir, si je
n'avais pas eu peur d'être grondée par madame.

La vieille dame laissa tomber ses mains, d'un air d'immense et
douloureuse surprise.

--C'est donc vrai, murmura-t-elle, il te bat?... Oh! le malheureux!

Elle se mit à pleurer.

--Être arrivée à mon âge pour voir des choses pareilles!... Un homme
que nous avons comblé de bienfaits, à la mort de son père, lorsqu'il
n'était que petit employé chez nous!... C'est Rougon qui a voulu votre
mariage. Je lui disais bien que Mouret avait l'oeil faux. D'ailleurs,
jamais il ne s'est bien conduit à notre égard; il n'est venu se
retirer à Plassans que pour nous narguer avec les quatre sous qu'il
avait amassés. Dieu merci! nous n'avions pas besoin de lui, nous
étions plus riches que lui, et c'est bien ce qui l'a fâché. Il a
l'esprit petit; il est tellement jaloux, qu'il s'est toujours refusé
comme un malotru à mettre les pieds dans mon salon; il y serait crevé
d'envie.... Mais je ne te laisserai pas avec un tel monstre, ma fille.
Il y a des lois, heureusement.

--Calmez-vous; on exagère beaucoup, je vous assure, murmura Marthe de
plus en plus gênée.

--Vous allez voir qu'elle va le défendre! dit la cuisinière.

A ce moment, l'abbé Faujas et Trouche, qui étaient en grande
conférence au fond du jardin, s'avancèrent, attirés par le bruit.

--Monsieur le curé, je suis une bien malheureuse mère, reprit madame
Rougon en se lamentant plus haut; je n'ai plus qu'une fille auprès de
moi, et j'apprends qu'elle n'a pas assez de ses yeux pour pleurer....
Je vous en supplie, vous qui vivez auprès d'elle, consolez-la,
protégez-la.

L'abbé la regardait, comme pour pénétrer le mot de cette douleur
subite.

--Je viens de voir une personne que je ne veux pas nommer,
continua-t-elle, fixant à son tour ses regards sur le prêtre. Cette
personne m'a effrayée.... Dieu sait si je cherche à accabler mon
gendre! Mais j'ai le devoir, n'est-ce pas, de défendre les intérêts de
ma fille?... Eh bien, mon gendre est un malheureux; il maltraite sa
femme, il scandalise la ville, il se met de toutes les sales affaires.
Vous verrez qu'il se compromettra encore dans la politique, lorsque
les élections vont venir. La dernière fois, c'était lui qui conduisait
la crapule des faubourgs.... J'en mourrai, monsieur le curé.

--Monsieur Mouret ne permettrait pas qu'on lui fit des observations,
hasarda l'abbé.

--Pourtant je ne puis abandonner ma fille à un tel homme! s'écria
madame Rougon. Je ne nous laisserai pas déshonorer.... La justice
n'est pas faite pour les chiens.

Trouche se dandinait. Il profita d'un silence.

--Monsieur Mouret est fou, déclara-t-il brutalement.

Le mot tomba comme un coup de massue, tout le monde se regarda.

--Je veux dire qu'il n'a pas la tête solide, continua Trouche. Vous
n'avez qu'à étudier ses yeux.... Moi, je vous avoue que je ne suis pas
tranquille. Il y avait un homme à Besançon qui adorait sa fille et qui
l'a assassinée une nuit, sans savoir ce qu'il faisait.

--Il y a beau temps que monsieur est fêlé, murmura Rose.

--Mais c'est épouvantable! dit madame Rougon. Vous avez raison, il m'a
eu l'air tout extraordinaire, la dernière fois que je l'ai vu. Il
n'a jamais eu l'intelligence bien nette.... Ah! ma pauvre chérie,
promets-moi de tout me confier. Je ne vais plus dormir en paix
maintenant. Entends-tu, à la première extravagance de ton mari,
n'hésite pas, ne t'expose pas davantage.... Les fous, on les enferme!

Elle partit sur ce mot. Quand Trouche fut seul avec l'abbé Faujas, il
ricana de son mauvais rire, qui montrait ses dents noires.

--C'est la propriétaire qui me devra un beau cierge! murmura-t-il.
Elle pourra gigoter tant qu'elle voudra, la nuit.

Le prêtre, le visage terreux, les yeux à terre, ne répondit pas. Puis,
il haussa les épaules, il alla lire son bréviaire, sous la tonnelle,
au fond du jardin.



XVIII


Le dimanche, par une habitude d'ancien commerçant, Mouret sortait,
faisait un tour en ville. Il ne quittait plus que ce jour-là la
solitude étroite où il s'enfermait avec une sorte de honte. C'était
machinal. Dès le matin, il se rasait, passait une chemise blanche,
brossait sa redingote et son chapeau; puis, après le déjeuner, sans
qu'il sût comment, il se trouvait dans la rue, marchant à petits pas,
l'air propre, les mains derrière le dos.

Un dimanche, comme il mettait le pied hors de chez lui, il aperçut,
sur le trottoir de la rue Balande, Rose, qui causait vivement avec
la bonne de M. Rastoil. Les deux cuisinières se turent en le voyant.
Elles l'examinaient d'un air tellement singulier, qu'il s'assura si un
bout de son mouchoir ne pendait pas d'une de ses poches de derrière.
Lorsqu'il fut arrivé à la place de la Sous-Préfecture, il tourna
la tête, il les retrouva plantées à la même place: Rose imitait le
balancement d'un homme ivre, tandis que la bonne du président riait
aux éclats. --Je marche trop vite, elles se moquent de moi, pensa
Mouret.

Il ralentit encore le pas. Dans la rue de la Banne, à mesure qu'il
avançait vers le marché, les boutiquiers accouraient sur les portes,
le suivaient curieusement des yeux. Il fit un petit signe de tête au
boucher, qui resta ahuri, sans lui rendre son salut. La boulangère, à
laquelle il adressa un coup de chapeau, parut si effrayée, qu'elle
se rejeta en arrière. La fruitière, l'épicier, le pâtissier, se
le montraient du doigt, d'un trottoir à l'autre. Derrière lui, il
laissait toute une agitation; des groupes se formaient, des bruits de
voix s'élevaient, mêlés de ricanements.

--Avez-vous vu comme il marche raide?

--Oui.... Quand il a voulu enjamber le ruisseau, il a failli faire la
cabriole.

--On dit qu'ils sont tous comme ça.

--N'importe, j'ai eu bien peur.... Pourquoi le laisse-t-on sortir? Ça
devrait être défendu.

Mouret, intimidé, n'osait plus se retourner; il était pris d'une vague
inquiétude, tout en ne comprenant pas nettement qu'on parlait de lui.
Il marcha plus vite, fit aller les bras d'un air aisé. Il regretta
d'avoir mis sa vieille redingote, une redingote noisette, qui n'était
plus à la mode. Arrivé au marché, il hésita un moment, puis s'engagea
résolûment au milieu des marchandes de légumes. Mais là sa vue
produisit une véritable révolution.

Les ménagères de tout Plassans firent la haie sur son passage.
Les marchandes, debout à leurs bancs, les poings aux côtés, le
dévisagèrent. Il y eut des poussées, des femmes montèrent sur les
bornes de la halle au blé. Lui, hâtait toujours le pas, cherchant à
se dégager, ne pouvant croire décidément qu'il était la cause de ce
vacarme.

--Ah! bien, on dirait que ses bras sont des ailes de moulins à vert,
dit une paysanne qui vendait des fruits. --Il marche comme un dératé;
il a failli renverser mon étalage, ajouta une marchande de salades.

--Arrêtez-le! arrêtez-le! crièrent plaisamment les meuniers.

Mouret, pris de curiosité, s'arrêta net, se haussa naïvement sur la
pointe des pieds, pour voir ce qui se passait: il croyait qu'on venait
de surprendre un voleur. Un immense éclat de rire courut dans la
foule; des huées, des sifflets, des cris d'animaux se firent entendre.

--Il n'est pas méchant, ne lui faites pas de mal.

--Tiens! je ne m'y fierais pas.... Il se lève la nuit pour étrangler
les gens.

--Le fait est qu'il a de vilains yeux.

--Alors ça lui a pris tout d'un coup?

--Oui, tout d'un coup.... Ce que c'est que de nous pourtant! Un homme
qui était si doux!... Je m'en vais; ça me fait du mal.... Voici trois
sous pour les navets.

Mouret venait de reconnaître Olympe au milieu d'un groupe de femmes.
Elle avait acheté des pêches superbes, qu'elle portait dans un petit
sac à ouvrage de dame comme il faut. Elle devait raconter quelque
histoire émouvante, car les commères qui l'entouraient poussaient des
exclamations étouffées, en joignant les mains d'une façon lamentable.

--Alors, achevait-elle, il l'a saisie par les cheveux, et lui aurait
coupé la gorge avec un rasoir qui était sur la commode, si nous
n'étions pas arrivés à temps pour empêcher le crime.... Ne lui dites
rien, il ferait un malheur.

--Hein? quel malheur? demanda Mouret effaré à Olympe.

Les femmes s'étaient écartées, Olympe avait l'air de se tenir sur ses
gardes; elle s'esquiva prudemment, murmurant:

--Ne vous fâchez pas, monsieur Mouret.... Vous feriez mieux de rentrer
à la maison.

Mouret se réfugia dans une ruelle qui menait au cours Sauvaire. Les
cris redoublaient, il fut poursuivi un instant par la rumeur grondante
du marché.

--Qu'ont-ils donc aujourd'hui? pensa-t-il. C'était peut-être de moi
qu'ils se moquaient; pourtant je n'ai pas entendu mon nom.... Il y
aura eu quelque accident.

Il ôta son chapeau, le regarda, craignant que quelque gamin ne lui
eût jeté une poignée de plâtre; il n'avait non plus ni cerf-volant ni
queue de rat pendu dans le dos. Cette inspection le calma. Il reprit
sa marche de bourgeois en promenade, dans le silence de la ruelle; il
déboucha tranquillement sur le cours Sauvaire. Les petits rentiers
étaient à leur place, sur un banc, au soleil.

--Tiens! c'est Mouret, dit le capitaine en retraite, d'un air de
profond étonnement.

La plus vive curiosité se peignit sur les visages endormis de ces
messieurs. Ils allongèrent le cou, sans se lever, laissant
Mouret debout devant eux; ils l'étudiaient, des pieds à la tête,
minutieusement.

--Alors, vous faites un petit tour? reprit le capitaine, qui
paraissait le plus hardi.

--Oui, un petit tour, répéta Mouret, d'une façon distraite; le temps
est très-beau.

Ces messieurs échangèrent des sourires d'intelligence. Ils avaient
froid, et le ciel venait de se couvrir.

--Très-beau, murmura l'ancien tanneur, vous n'êtes pas difficile... Il
est vrai que vous voilà déjà habillé en hiver. Vous avez une drôle de
redingote.

Les sourires se changèrent en ricanements. Mouret sembla pris d'une
idée subite.

--Regardez donc, demanda-t-il en se tournant brusquement, si je n'ai
pas un soleil dans le dos.

Les marchands d'amandes retirés ne purent tenir leur sérieux
davantage, ils éclatèrent. Le farceur de la bande, le capitaine,
cligna les yeux. --Où donc, un soleil? demanda-t-il. Je ne vois qu'une
lune.

Les autres pouffaient, trouvaient cela extrêmement spirituel.

--Une lune? dit Mouret. Rendez-moi le service de l'effacer; elle m'a
causé des ennuis.

Le capitaine lui donna trois ou quatre tapes, en ajoutant:

--La! mon brave, vous voilà débarrassé. Ça ne doit pas être commode
d'avoir une lune dans le dos.... Vous avez l'air souffrant?

--Je ne me porte pas très-bien, répondit-il de sa voix indifférente.

Et, croyant surprendre des chuchotements sur le banc:

--Oh! je suis joliment soigné à la maison. Ma femme est très-bonne,
elle me gâte.... Mais j'ai besoin de beaucoup de repos. C'est pour
cela que je ne sors plus, qu'on ne me voit plus comme autrefois. Quand
je serai guéri, je reprendrai les affaires.

--Tiens! interrompit brutalement l'ancien maître tanneur, on prétend
que c'est votre femme qui ne se porte pas bien.

--Ma femme.... Elle n'est pas malade, ce sont des mensonges!
s'écria-t-il en s'animant. Elle n'a rien, rien du tout.... On nous en
veut, parce que nous nous tenons tranquilles chez nous.... Ah bien!
malade, ma femme! Elle est très-forte, elle n'a seulement jamais mal à
la tête.

Et il continua par phrases courtes, balbutiant avec des yeux
inquiets d'homme qui ment et une langue embarrassée de bavard devenu
silencieux. Les petits rentiers avaient des hochements de tête
apitoyés, tandis que le capitaine se frappait le front de l'index.
Un ancien chapelier du faubourg, qui avait examiné Mouret depuis son
noeud de cravate jusqu'au dernier bouton de sa redingote, s'était
finalement absorbé dans le spectacle de ses souliers. Le lacet du
soulier gauche se trouvait dénoué, ce qui paraissait exorbitant au
chapelier; il poussait du coude ses voisins, leur montrant, d'un
clignement d'yeux, ce lacet dont les bouts pendaient. Bientôt tout le
banc n'eut plus de regards que pour le lacet. Ce fut le comble.
Ces messieurs haussèrent les épaules, de façon à montrer qu'ils ne
gardaient plus le moindre espoir.

--Mouret, dit paternellement le capitaine, nouez donc les cordons de
votre soulier.

Mouret regarda ses pieds; mais il ne sembla pas comprendre, il se
remit à parler. Puis, comme on ne lui répondait plus, il se tut, resta
là encore un instant, finit par continuer doucement sa promenade.

--Il va tomber, c'est sûr, déclara le maître tanneur en se levant pour
le voir plus longtemps. Hein! est-il drôle? a-t-il assez déménagé?

Au bout du cours Sauvaire, lorsque Mouret passa devant le cercle de la
Jeunesse, il retrouva les rires étouffés qui l'accompagnaient depuis
qu'il avait mis les pieds dans la rue. Il vit parfaitement, sur le
seuil du cercle, Séverin Rastoil qui le désignait à un groupe de
jeunes gens. Décidément, c'était de lui que la ville riait ainsi. Il
baissa la tête, pris d'une sorte de peur, ne s'expliquant pas cet
acharnement, filant le long des maisons. Comme il allait entrer dans
la rue Canquoin, il entendit un bruit derrière lui; il tourna la tête,
il aperçut trois gamins qui le suivaient: deux grands, l'air effronté,
et un tout petit, très-sérieux, tenant à la main une vieille orange
ramassée dans un ruisseau. Alors, il suivit la rue Canquoin, coupa par
la place des Récollets, se trouva dans la rue de la Banne. Les gamins
le suivaient toujours.

--Voulez-vous que j'aille vous tirer les oreilles? leur cria-t-il en
marchant sur eux brusquement.

Ils se jetèrent de côté, riant, hurlant, s'échappant à quatre pattes.
Mouret, très-rouge, se sentit ridicule. Il fit un effort pour se
calmer, il reprit son pas de promenade. Ce qui l'épouvantait, c'était
de traverser la place de la Sous-Préfecture, de passer sous les
fenêtres des Rougon, avec cette suite de vauriens qu'il entendait
grossir et s'enhardir derrière son dos. Comme il avançait, il fut
justement obligé de faire un détour pour éviter sa belle-mère qui
rentrait des vêpres en compagnie de madame de Condamin.

--Au loup, au loup! criaient les gamins.

Mouret, la sueur au front, les pieds buttant contre les pavés,
entendit la vieille madame Bougon dire à la femme du conservateur des
eaux et forêts:

--Oh! voyez donc, le malheureux! C'est une honte. Nous ne pouvons
tolérer cela plus longtemps.

Alors, irrésistiblement, Mouret se mit à courir. Les bras tendus, la
tête perdue, il se précipita dans la rue Balande, où s'engouffra avec
lui la bande des gamins, au nombre de dix à douze. Il lui semblait
que les boutiquiers de la rue de la Banne, les femmes du marché, les
promeneurs du cours, les jeunes messieurs du cercle, les Rougon, les
Condamin, tout Plassans, avec ses rires étouffés, roulaient derrière
son dos, le long de la pente raide de la rue. Les enfants tapaient des
pieds, glissaient sur les pavés pointus, faisaient un vacarme de meute
lâchée dans le quartier tranquille.

--Attrape-le! hurlaient-ils.

--Houp! houp! il est rien cocasse, avec sa redingote!

--Ohé! vous autres, prenez par la rue Taravelle; vous le pincerez.

--Au galop! au galop!

Mouvet, affolé, prit un élan désespéré pour atteindre sa porte; mais
le pied lui manqua, il roula sur le trottoir, où il resta quelques
secondes, abattu. Les gamins, craignant les ruades, firent le cercle
en poussant des cris de triomphe; tandis que le tout petit, s'avançant
gravement, lui jeta l'orange pourrie, qui s'écrasa sur son oeil
gauche. Il se releva péniblement, rentra chez lui, sans s'essuyer.
Rose dut prendre un balai pour chasser les vauriens. A partir de ce
dimanche, tout Plassans fut convaincu que Mouret était fou à lier. On
citait des faits surprenants. Par exemple, il s'enfermait des journées
entières dans une pièce nue, où l'on n'avait pas balayé depuis un an;
et la chose n'était pas inventée à plaisir, puisque les personnes
qui la contaient, la tenaient de la bonne même de la maison. Que
pouvait-il faire dans cette pièce nue? Les versions différaient;
la bonne disait qu'il faisait le mort, ce qui épouvantait tout le
quartier. Au marché, on croyait fermement qu'il cachait une bière,
dans laquelle il s'étendait tout de son long, les yeux ouverts, les
mains sur la poitrine; et cela du matin au soir, par plaisir.

--Il y a longtemps que la crise le menaçait, répétait Olympe dans
toutes les boutiques. Ça couvait; il devenait triste, il cherchait les
coins pour se cacher, vous savez, comme les bêtes qui tombent malades.
Moi, dès le jour où j'ai mis le pied dans la maison, j'ai dit à mon
mari: «Le propriétaire file un vilain coton». Il avait les yeux
jaunes, la mine sournoise. Et depuis lors la maison a été en l'air....
Il a eu toutes sortes de lubies. Il comptait les morceaux de sucre,
enfermait jusqu'au pain. Il était d'une avarice tellement crasse, que
sa pauvre femme n'avait plus de chaussures à se mettre.... En voilà
une malheureuse, que je plains de tout mon coeur! Elle en a passé,
allez! Vous figurez-vous sa vie avec ce maniaque, qui ne sait plus
même se tenir proprement à table; il jette sa serviette au milieu
du dîner, il s'en va comme un hébété, après avoir pataugé dans son
assiette.... Et taquin avec cela! Il faisait des scènes pour un pot de
moutarde dérangé. Maintenant il ne dit plus rien; il a des regards de
bête sauvage, il saute à la gorge des gens sans pousser un cri....
J'en vois de drôles. Si je voulais parler....

Lorsqu'elle avait éveillé d'ardentes curiosités et qu'on la pressait
de questions, elle murmurait: --Non, non, ça ne me regarde pas....
Madame Mouret est une sainte femme, qui souffre en vraie chrétienne;
elle a ses idées là-dessus, il faut les respecter.... Croyez-vous
qu'il a voulu lui couper le cou avec un rasoir!

C'était toujours la même histoire, mais elle obtenait un effet
certain: les poings se fermaient, les femmes parlaient d'étrangler
Mouret. Quand un incrédule hochait la tête, on l'embarrassait tout net
en lui demandant d'expliquer les épouvantables scènes de chaque nuit;
un fou seul était capable de sauter ainsi à la gorge de sa femme, dès
qu'elle se couchait. Il y avait là une pointe de mystère qui aida
singulièrement à répandre l'histoire dans la ville. Pendant près d'un
mois, la rumeur grossit. Rue Balande, malgré les commérages tragiques
colportés par Olympe, le calme s'était fait, les nuits se passaient
tranquillement. Marthe avait des impatiences nerveuses, lorsque,
sans parler clairement, ses intimes lui recommandaient d'être
très-prudente.

--Vous voulez n'en faire qu'à votre tète, n'est-ce pas? disait Rose.
Vous venez.... Il recommencera. Nous vous trouverons assassinée, un de
ces quatre matins.

Madame Rougon affectait maintenant d'accourir tous les deux jours.
Elle entrait d'un air plein d'angoisse, elle demandait à Rose, dès le
vestibule:

--Eh bien? aucun accident, aujourd'hui?

Puis, quand elle voyait sa fille, elle l'embrassait avec une fureur de
tendresse, comme si elle avait eu peur de ne plus la trouver là. Elle
passait des nuits affreuses, disait-elle; elle tremblait à chaque coup
de sonnette, s'imaginant toujours qu'on venait lui apprendre quelque
malheur; elle ne vivait plus. Et, lorsque Marthe lui affirmait qu'elle
ne courait aucun danger, elle la regardait avec admiration, elle
s'écriait:

--Tu es un ange! Si je n'étais pas là, tu te laisserais tuer sans
pousser un soupir. Mais, sois tranquille, je veille sur toi, je prends
mes précautions. Le jour où ton mari lèvera le petit doigt, il aura de
mes nouvelles.

Elle ne s'expliquait pas davantage. La vérité était qu'elle rendait
visite à toutes les autorités de Plassans. Elle avait ainsi raconté
les malheurs de sa fille au maire, au sous-préfet, au président du
tribunal, d'une façon confidentielle, en leur faisant jurer une
discrétion absolue.

--C'est une mère au désespoir qui s'adresse à vous, murmurait-elle
avec une larme; je vous livre l'honneur, la dignité de ma pauvre
enfant. Mon mari tomberait malade, si un scandale public avait lieu,
et pourtant je ne puis attendre quelque fatale catastrophe....
Conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire.

Ces messieurs furent charmants. Ils la tranquillisèrent, lui promirent
de veiller sur madame Mouret, tout en se tenant à l'écart; d'ailleurs,
au moindre danger, ils agiraient. Elle insista particulièrement auprès
de M. Péqueur des Saulaies et de M. Rastoil, tous les deux voisins
de son gendre, pouvant intervenir sur-le-champ, si quelque malheur
arrivait.

Cette histoire de fou raisonnable, attendant le coup de minuit pour
devenir furieux, donna un vif intérêt aux réunions des deux sociétés
dans le jardin des Mouret. On se montra très-empressé de venir saluer
l'abbé Faujas. Dès quatre heures, celui-ci descendait, faisant avec
bonhomie les honneurs de la tonnelle; il continuait à s'effacer,
répondant par des hochements de tête. Les premiers jours, on ne fit
que des allusions détournées au drame qui se passait dans la maison;
mais, un mardi, M. Maffre, qui regardait la façade d'un air inquiet,
se hasarda à demander, en désignant d'un coup d'oeil une fenêtre du
premier étage:

--C'est la chambre, n'est-ce pas?

Alors, en baissant la voix, les deux sociétés causèrent de l'étrange
aventure qui bouleversait le quartier. Le prêtre donna quelques vagues
explications: c'était bien fâcheux, bien triste, et il plaignait tout
le monde, sans s'aventurer davantage.

--Mais vous, docteur, demanda madame de Condamin à M. Porquier, vous
qui êtes le médecin de la maison, qu'est-ce que vous pensez de tout
cela?

Le docteur Porquier hocha longtemps la tête avant de répondre. Il se
posa d'abord en homme discret.

--C'est bien délicat, murmura-t-il. Madame Mouret n'est pas d'une
forte santé. Quant à monsieur Mouret....

--J'ai vu madame Rougon, dit le sous-préfet. Elle est très-inquiète.

--Son gendre l'a toujours gênée, interrompit brutalement M. de
Condamin. Moi, j'ai rencontré Mouret, l'autre jour, au cercle. Il m'a
battu au piquet. Je l'ai trouvé aussi intelligent qu'à l'ordinaire....
Le digne homme n'a jamais été un aigle.

--Je n'ai point dit qu'il fût fou, comme le vulgaire l'entend, reprit
le docteur, qui se crut attaqué; seulement, je ne dis pas non plus
qu'il soit prudent de le laisser en liberté.

Cette déclaration produisit une certaine émotion. M. Rastoil regarda
instinctivement le mur qui séparait les deux jardins. Tous les visages
se tendaient vers le docteur.

--J'ai connu, continuait-il, une dame charmante, qui tenait grand
train, donnant à dîner, recevant les personnes les plus distinguées,
causant elle-même avec beaucoup d'esprit. Eh bien, dès que cette dame
était rentrée dans sa chambre, elle s'enfermait et passait une partie
de la nuit à marcher à quatre pattes autour de la pièce, en aboyant
comme une chienne. Ses gens crurent longtemps qu'elle cachait une
chienne chez elle.... Cette dame offrait un cas de ce que nous autres
médecins nous nommons la folie lucide.

L'abbé Surin retenait de petits rires en regardant les demoiselles
Rastoil, qu'égayait cette histoire d'une personne comme il faut
faisant le chien. Le docteur Porquier se moucha gravement.

--Je pourrais citer vingt histoires semblables, ajouta-t-il; des
gens qui paraissent avoir toute leur raison et qui se livrent aux
extravagances les plus surprenantes, dès qu'ils se trouvent seuls.
Monsieur de Bourdeu a parfaitement connu un marquis, que je ne veux
pas nommer, à Valence....

--Il a été mon ami intime, dit M. de Bourdeu; il dînait souvent à la
préfecture. Son histoire a fait un bruit énorme.

--Quelle histoire? demanda madame de Condamin, en voyant que le
docteur et l'ancien préfet se taisaient.

--L'histoire n'est pas très-propre, reprit M. de Bourdeu, qui se mit à
rire. Le marquis, d'une intelligence faible, d'ailleurs, passait les
journées entières dans son cabinet, où il se disait occupé à un grand
ouvrage d'économie politique.... Au bout de dix ans, on découvrit
qu'il y faisait, du matin au soir, de petites boulettes d'égales
grosseur avec....

--Avec ses excréments, acheva le docteur d'une voix si grave, que le
mot passa et ne fit pas même rougir les dames.

--Moi, dit l'abbé Bourrette, que ces anecdotes amusaient comme des
contes de fées, j'ai eu une pénitente bien singulière.... Elle avait
la passion de tuer les mouches; elle ne pouvait en voir une, sans
éprouver l'irrésistible envie de la prendre. Chez elle, elle les
enfilait dans des aiguilles à tricoter. Puis, lorsqu'elle se
confessait, elle pleurait à chaudes larmes; elle s'accusait de la mort
des pauvres bêtes, elle se croyait damnée.... Jamais je n'ai pu la
corriger.

L'histoire de l'abbé eut du succès. M. Péqueur des Saulaies et M.
Rastoil eux-mêmes daignèrent sourire.

--Il n'y a pas grand mal, lorsqu'on ne tue que des mouches, fit
remarquer le docteur. Mais les fous lucides n'ont pas tous cette
innocence. Il en est qui torturent leur famille par quelque vice
caché, passé à l'état de manie, des misérables qui boivent, qui se
livrent à des débauches secrètes, qui volent par besoin de voler, qui
agonisent d'orgueil, de jalousie, d'ambition. Et ils ont l'hypocrisie
de leur folie, à ce point qu'ils parviennent à se surveiller, à
mener jusqu'au bout les projets les plus compliqués, à répondre
raisonnablement, sans que personne puisse se douter de leurs lésions
cérébrales; puis, des qu'ils rentrent dans l'intimité, dès qu'ils
sont seuls avec leurs victimes, ils s'abandonnent à leurs conceptions
délirantes, ils se changent en bourreaux.... S'ils n'assassinent pas,
ils tuent en détail.

--Alors monsieur Mouret? demanda madame de Condamin.

--Monsieur Mouret a toujours été taquin, inquiet, despotique. La
lésion paraît s'être aggravée avec l'âge. Aujourd'hui, je n'hésite
pas à le placer parmi les fous méchants.... J'ai eu une cliente qui
s'enfermait comme lui dans une pièce écartée, où elle passait les
journées entières à combiner les actions les plus abominables.

--Mais, docteur, si tel est votre avis, il faut aviser! s'écria M.
Rastoil. Vous devriez faire un rapport à qui de droit.

Le docteur Porquier resta légèrement embarrassé.

--Nous causons, dit-il, en reprenant son sourire de médecin des dames.
Si je suis requis, si les choses deviennent graves, je ferai mon
devoir.

--Bah! conclut méchamment M. de Condamin, les plus fous ne sont pas
ceux qu'on pense.... Il n'y a pas de cervelle saine, pour un médecin
aliéniste.... Le docteur vient de nous réciter là une page d'un livre
sur la folie lucide, que j'ai lu, et qui est intéressant comme un
roman.

L'abbé Faujas avait écouté curieusement, sans prendre part à la
conversation. Puis, comme on se taisait, il fit entendre que ces
histoires de fou attristaient les dames; il voulut qu'on parlât
d'autre chose. Mais la curiosité était éveillée, les deux sociétés se
mirent à épier les moindres actes de Mouret. Celui-ci ne descendait
plus qu'une heure par jour au jardin, après le déjeuner, pendant que
les Faujas restaient à table avec sa femme. Dès qu'il y avait mis les
pieds, il tombait sous la surveillance active de la famille Rastoil et
des familiers de la sous-préfecture. Il ne pouvait s'arrêter devant un
carré de légumes, s'intéresser à une salade, hasarder un geste,
sans donner lieu, à droite et à gauche, dans les deux jardins, aux
commentaires les plus désobligeants. Tout le monde se tournait contre
lui. M. de Condamin seul le défendait encore. Mais, un jour, la belle
Octavie lui dit, en déjeunant:

--Qu'est-ce que cela peut vous faire que ce Mouret soit fou?

--A moi? chère amie, absolument rien, répondit-il, étonné.

--Eh bien, alors, laissez-le fou, puisque tout le monde vous dit qu'il
est fou.... Je ne sais quelle rage vous avez d'être d'un autre avis
que votre femme. Cela ne vous portera pas bonheur, mon cher.... Ayez
donc l'esprit, à Plassans, de n'être pas spirituel.

M. de Condamin sourit.

--Vous avez raison comme toujours, dit-il galamment; vous savez que
j'ai mis ma fortune entre vos mains.... Ne m'attendez pas pour dîner.
Je vais à cheval jusqu'à Saint-Eutrope, pour donner un coup d'oeil à
une coupe de bois.

Il partit, mâchonnant un cigare.

Madame de Condamin n'ignorait pas qu'il avait des tendresses pour une
petite fille, du côté de Saint-Eutrope. Mais elle était tolérante,
elle l'avait même sauvé deux fois des conséquences de très-vilaines
histoires. Quant à lui, il était bien tranquille sur la vertu de sa
femme; il la savait trop fine pour avoir une intrigue à Plassans.

--Vous n'imagineriez jamais à quoi Mouret passe son temps dans la
pièce où il s'enferme? dit le lendemain le conservateur des eaux et
forêts, lorsqu'il se rendit à la sous-préfecture. Eh bien, il compte
les _s_ qui se trouvent dans la Bible. Il a craint de s'être trompé,
et il a déjà recommencé trois fois son calcul... Ma foi! vous aviez
raison, il est fêlé du haut en bas, ce farceur-là!

Et, à partir de ce moment, M. de Condamin chargea terriblement Mouret.
Il poussait même les choses un peu loin, mettant toute sa hâblerie
à inventer des histoires saugrenues, qui ahurissaient la famille
Rastoil. Il prit surtout pour victime M. Maffre. Un jour, il lui
racontait qu'il avait aperçu Mouret à une des fenêtres de la rue, tout
nu, coiffé seulement d'un bonnet de femme, faisant des révérences dans
le vide. Un autre jour, il affirmait avec un aplomb étonnant qu'il
était certain d'avoir rencontré à trois lieues Mouret, dansant au fond
d'un petit bois, comme un homme sauvage; puis, comme le juge de paix
semblait douter, il se fâchait, il disait que Mouret pouvait bien
s'en aller par les tuyaux de descente, sans qu'on s'en aperçût. Les
familiers de la sous-préfecture souriaient; mais, dès le lendemain, la
bonne des Rastoil répandait ces récits extraordinaires dans la ville,
où la légende de l'homme qui battait sa femme prenait des proportions
extraordinaires.

Une après-midi, l'aînée des demoiselles Rastoil, Aurélie, raconta en
rougissant que, la veille, s'étant mise à la fenêtre, vers minuit,
elle avait aperçu le voisin qui se promenait dans son jardin avec un
grand cierge. M. de Condamin crut que la jeune fille se moquait de
lui; mais elle donnait des détails précis.

--Il tenait le cierge de la main gauche. Il s'est agenouillé par
terre; puis, il s'est traîné sur les genoux en sanglotant. --Peut-être
qu'il a commis un crime et qu'il a enterré le cadavre dans son jardin,
dit M. Maffre, devenu blême.

Alors, les deux sociétés convinrent de veiller un soir, jusqu'à
minuit, s'il le fallait, pour avoir le coeur net de cette aventure. La
nuit suivante, elles se tinrent aux aguets dans les deux jardins;
mais Mouret ne parut pas. Trois soirées furent ainsi perdues. La
sous-préfecture abandonnait la partie; madame de Condamin refusait de
rester sous les marronniers, où il faisait un noir terrible, lorsque,
la quatrième nuit, par un ciel d'encre, une lumière tremblota au
rez-de-chaussée des Mouret. M. Péqueur des Saulaies, averti, se glissa
lui-même dans l'impasse des Chevillottes, pour inviter la famille
Rastoil à venir sur la terrasse de son hôtel, d'où l'on dominait le
jardin voisin. Le président, à l'affût avec ses demoiselles
derrière sa cascade, eut une courte hésitation, réfléchissant que,
politiquement, il s'engageait beaucoup en allant ainsi chez le
sous-préfet; mais la nuit était si sombre, sa fille Aurélie tenait
tellement à prouver la réalité de son histoire, qu'il suivit M.
Péqueur des Saulaies, à pas étouffés, dans l'ombre. Ce fut de la sorte
que la légitimité, à Plassans, pénétra pour la première fois chez un
fonctionnaire bonapartiste.

--Ne faites pas de bruit, recommanda le sous-préfet; penchez-vous sur
la terrasse.

M. Rastoil et ses demoiselles trouvèrent là le docteur Porquier,
madame de Condamin et son mari. Les ténèbres étaient si épaisses,
qu'on se salua sans se voir. Cependant, toutes les respirations
restaient suspendues. Mouret venait de se montrer sur le perron, avec
une bougie plantée dans un grand chandelier de cuisine.

--Vous voyez qu'il tient un cierge, murmura Aurélie.

Personne ne protesta. Le fait fut acquis, Mouret tenait un cierge.
Il descendit lentement le perron, tourna à gauche, demeura immobile
devant un carré de laitues. Il levait la bougie pour éclairer les
salades; sa face apparaissait toute jaune sur le fond noir de la nuit.

--Quelle figure! dit madame de Condamin; j'en rêverai, c'est
certain.... Est-ce qu'il dort, docteur? --Non, non, répondit M.
Porquier, il n'est pas somnambule, il est bien éveillé.... Vous
distinguez la fixité de ses regards; je vous prie aussi de remarquer
la sécheresse de ses mouvements....

--Taisez-vous donc, nous n'avons pas besoin d'une conférence,
interrompit M. Péqueur des Saulaies.

Alors, le silence le plus profond régna. Mouret ayant enjambé les
buis, s'était agenouillé au milieu des salades. Il baissait la bougie,
il cherchait le long des rigoles, sous les feuilles vertes étalées.
De temps à autre, il avait un petit grognement; il semblait écraser,
enfoncer quelque chose en terre. Cela dura près d'une demi-heure.

--Il pleure, je vous le disais bien, répétait complaisamment Aurélie.

--C'est réellement très-effrayant, balbutiait madame de Condamin.
Rentrons, je vous en prie.

Mouret laissa tomber sa bougie, qui s'éteignit. On l'entendit se
fâcher et remonter le perron en buttant contre les marches. Les
demoiselles Rastoil avaient poussé un léger cri de terreur. Elles ne
se rassurèrent que dans le petit salon éclairé, où M. Péqueur des
Saulaies voulut absolument que la société acceptât une tasse de thé et
des biscuits. Madame de Condamin continuait à être toute tremblante;
elle se pelotonnait dans le coin d'une causeuse; elle assurait,
avec un sourire attendri, que jamais elle ne s'était sentie si
impressionnée, même un matin où elle avait eu la vilaine curiosité
d'aller voir une exécution capitale.

--C'est singulier, dit M. Rastoil, qui réfléchissait profondément
depuis un instant, Mouret avait l'air de chercher des limaces sous ses
salades. Les jardins en sont empoisonnés, et je me suis laissé dire
qu'on ne les détruit bien que la nuit.

--Les limaces! s'écria M. de Condamin; allez, il s'inquiète bien des
limaces! Est-ce qu'on va chercher des limaces avec un cierge? Je crois
plutôt, comme monsieur Maffre, qu'il y a quelque crime là-dessous....
Ce Mouret n'a-t-il jamais eu une domestique qui ait disparu? Il
faudrait faire une enquête.

M. Péqueur des Saulaies comprit que son ami le conservateur des eaux
et forêts allait un peu loin. Il murmura, en buvant une gorgée de thé:

--Non, non, mon cher. Il est fou, il a des imaginations
extraordinaires, voilà tout.... C'est déjà bien assez terrifiant.

Il prit l'assiette de biscuits, qu'il présenta aux demoiselles Rastoil
en cambrant sa taille de bel officier; puis, reposant l'assiette, il
continua:

--Quand on pense que ce malheureux s'est occupé de politique! Je ne
veux pas vous reprocher votre alliance avec les républicains, monsieur
le président; mais avouez que le marquis de Lagrifoul avait là un
partisan bien étrange.

M. Rastoil était devenu très-grave. Il fit un geste vague, sans
répondre.

--Et il s'en occupe toujours; c'est peut-être la politique qui lui
tourne la tête, dit la belle Octavie en s'essuyant délicatement les
lèvres. On le donne comme très-ardent pour les prochaines élections,
n'est-ce pas, mon ami?

Elle s'adressait à son mari, auquel elle jeta un regard.

--Il en crèvera! s'écria M. de Condamin; il répète partout qu'il est
le maître du scrutin, qu'il fera nommer un cordonnier, si cela lui
plaît.

--Vous exagérez, dit le docteur Porquier; il n'a plus autant
d'influence, la ville entière se moque de lui.

--Eh! c'est ce qui vous trompe! S'il le veut, il mènera aux urnes tout
le vieux quartier et un grand nombre de villages.... Il est fou,
c'est vrai, mais c'est une recommandation.... Je le trouve encore
très-raisonnable, pour un républicain.

Cette plaisanterie médiocre obtint un vif succès. Les demoiselles
Rastoil eurent elles-mêmes de petits rires de pensionnaire. Le
président voulut bien approuver de la tête; il sortit de sa gravité,
il dit en évitant de regarder le sous-préfet:

--Lagrifoul ne nous a peut-être pas rendu les services que nous étions
en droit d'attendre; mais un cordonnier, ce serait vraiment honteux
pour Plassans!

Et il ajouta vivement, comme pour couper court sur la déclaration
qu'il venait de faire:

--Il est une heure et demie; c'est une débauche.... Monsieur le
sous-préfet, tous nos remercîments.

Ce fut madame de Condamin, qui, en jetant un châle sur ses épaules,
trouva moyen de conclure.

--Enfin, dit-elle, on ne peut pas laisser conduire les élections par
un homme qui va s'agenouiller au milieu de ses salades, à minuit
passé.

Cette nuit devint légendaire. M. de Condamin eut beau jeu, lorsqu'il
raconta l'aventure à M. de Bourdeu, à M. Maffre et aux abbés, qui
n'avaient pas vu le voisin avec un cierge. Trois jours plus tard, le
quartier jurait avoir aperçu le fou qui battait sa femme se promenant
la tête couverte d'un drap de lit. Sous la tonnelle, aux réunions de
l'après-midi, on se préoccupait surtout de la candidature possible du
cordonnier de Mouret. On riait, tout en s'étudiant les uns les
autres. C'était une façon de se tâter politiquement. M. de Bourdeu,
à certaines confidences de son ami le président, croyait comprendre
qu'une entente tacite pourrait se faire sur son nom entre la
sous-préfecture et l'opposition modérée, de façon à battre
honteusement les républicains. Aussi se montrait-il de plus en
plus sarcastique contre le marquis de Lagrifoul, dont il relevait
scrupuleusement les moindres bévues à la Chambre. M. Delangre, qui
ne venait que de loin en loin, en alléguant les soucis de son
administration municipale, souriait finement, à chaque nouvelle
moquerie de l'ancien préfet.

--Vous n'avez plus qu'à enterrer le marquis, monsieur le curé, dit-il
un jour à l'oreille de l'abbé Faujas.

Madame de Condamin qui l'entendit, tourna la tête, posant un doigt sur
ses lèvres avec une moue d'une malice exquise.

L'abbé Faujas, maintenant, laissait parler politique devant lui. Il
donnait même parfois un avis, était pour l'union des esprits honnêtes
et religieux. Alors, tous renchérissaient, M. Péqueur des Saulaies, M.
Rastoil, M. de Bourdeu, jusqu'à M. Maffre. Il devait être si facile
de s'entendre entre gens de bien, de travailler en commun à la
consolidation des grands principes, sans lesquels aucune société ne
saurait exister! Et la conversation tournait sur la propriété, sur la
famille, sur la religion. Parfois le nom de Mouret revenait, et M. de
Condamin murmurait:

--Je ne laisse venir ma femme ici qu'en tremblant. J'ai peur, que
voulez-vous!... Vous verrez de drôles de choses, aux élections, s'il
est encore libre!

Cependant, tous les matins, Trouche tachait d'effrayer l'abbé Faujas,
dans l'entretien qu'il avait régulièrement avec lui. Il lui donnait
les nouvelles les plus alarmantes: les ouvriers du vieux quartier
s'occupaient beaucoup trop de la maison Mouret; ils parlaient de voir
le bonhomme, de juger son état, de prendre son avis.

Le prêtre, d'ordinaire, haussait les épaules. Mais, un jour, Trouche
sortit de chez lui, l'air enchanté. Il vint embrasser Olympe en
s'écriant:

--Cette fois, ma fille, c'est fait. --Il te permet d'agir?
demanda-t-elle.

--Oui, en toute liberté.... Nous allons être joliment tranquilles,
quand l'autre ne sera plus là.

Elle était encore couchée; elle se renfonça sous la couverture,
faisant des sauts de carpe, riant comme une enfant.

--Ah bien! tout va être à nous, n'est-ce pas?... Je prendrai une autre
chambre. Et je veux aller dans le jardin, je veux faire ma cuisine en
bas.... Tiens! mon frère nous doit bien ça. Tu lui auras donné un fier
coup de main!

Le soir, Trouche arriva vers dix heures seulement au café borgne dans
lequel il se rencontrait avec Guillaume Porquier et d'autres jeunes
gens comme il faut de la ville. On le plaisanta sur son retard, on
l'accusa d'être allé aux remparts avec une des jeunes coquines de
l'oeuvre de la Vierge. Cette plaisanterie, d'habitude, le flattait;
mais il resta grave. Il dit qu'il avait eu des affaires, des affaires
sérieuses. Ce ne fut que vers minuit, quand il eut vidé les carafons
du comptoir, qu'il devint tendre et expansif. Il tutoya Guillaume, il
balbutia, le dos contre le mur, rallumant sa pipe à chaque phrase:

--J'ai vu ton père, ce soir. C'est un brave homme... J'avais besoin
d'un papier. Il a été très-gentil, très-gentil. Il me l'a donné. Je
l'ai là, dans ma poche.... Ah! il ne voulait pas d'abord. Il disait
que ça regardait la famille. Je lui ai dit: «Moi, je suis la famille,
j'ai l'ordre de la maman....» Tu la connais, la maman; tu vas chez
elle. Une brave femme. Elle avait paru très-contente, lorsque j'étais
allé lui conter l'affaire, auparavant.... Alors, il m'a donné le
papier. Tu peux le toucher, tu le sentiras dans ma poche....

Guillaume le regardait fixement, cachant sa vive curiosité sous un
rire de doute.

--Je ne mens pas, continua l'ivrogne; le papier est dans ma poche....
Tu l'as senti? --C'est un journal, dit le jeune homme.

Trouche, en ricanant, tira de sa redingote une grande enveloppe, qu'il
posa sur la table au milieu des tasses et des verres. Il la défendit
un instant contre Guillaume qui avait allongé la main; puis, il la
lui laissa prendre, riant plus fort, comme si on l'avait chatouillé.
C'était une déclaration du docteur Porquier, fort détaillée, sur
l'état mental du sieur François Mouret, propriétaire, à Plassans.

--Alors on va le coffrer? demanda Guillaume en rendant le papier.

--Ça ne te regarde pas, mon petit, répondit Trouche, redevenu défiant.
C'est pour sa femme, ce papier-là. Moi, je ne suis qu'un ami qui aime
à rendre service. Elle fera ce qu'elle voudra.... Elle ne peut pas non
plus se laisser massacrer, cette pauvre dame.

Il était si gris, que, lorsqu'on les mit à la porte du café, Guillaume
dut l'accompagner jusqu'à la rue Balande. Il voulait se coucher
sur tous les bancs du cours Sauvaire. Arrivé à la place de la
Sous-Préfecture, il sanglota, il répéta:

--Il n'y a plus d'amis, c'est parce que je suis pauvre qu'on me
méprise... Toi, tu es un bon garçon. Tu viendras prendre le café
avec nous, quand nous serons les maîtres. Si l'abbé nous gêne, nous
l'enverrons rejoindre l'autre... Il n'est pas fort, l'abbé, malgré ses
grands airs; je lui fais voir les étoiles en plein midi... Tu es un
ami, un vrai, n'est-ce pas? Le Mouret est enfoncé, nous boirons son
vin.

Lorsqu'il eut mis Trouche à sa porte, Guillaume traversa Plassans
endormi et vint siffler doucement devant la maison du juge de paix.
C'était un signal. Les fils Maffre, que leur père enfermait de sa main
dans leur chambre, ouvrirent une croisée du premier étage, d'où
ils descendirent en s'aidant des barreaux dont les fenêtres du
rez-de-chaussée étaient barricadées. Chaque nuit, ils allaient ainsi
au vice, en compagnie du fils Porquier.

--Ah bien! leur dit celui-ci, lorsqu'ils eurent gagné en silence les
ruelles noires des remparts, nous aurions tort de nous gêner.... Si
mon père parle encore de m'envoyer faire pénitence dans quelque trou,
j'ai de quoi lui répondre.... Voulez-vous parier que je me fais
recevoir du cercle de la Jeunesse, quand je voudrai?

Les fils Maffre tinrent le pari. Tous trois se glissèrent dans une
maison jaune, à persiennes vertes, adossée dans un angle des remparts,
au fond d'un cul-de-sac.

La nuit suivante, Marthe eut une crise épouvantable. Elle avait
assisté, le matin, à une longue cérémonie religieuse, qu'Olympe avait
tenu à voir jusqu'au bout. Lorsque Rose et les locataires accoururent
aux cris déchirants qu'elle jetait, ils la trouvèrent étendue au pied
du lit, le front fendu. Mouret, à genoux au milieu des couvertures,
frissonnait.

--Cette fois, il l'a tuée! cria la cuisinière.

Et elle le prit entre ses bras, bien qu'il fût en chemise, le poussa à
travers la chambre, jusque dans son bureau, dont la porte se trouvait
de l'autre côté du palier; elle retourna lui jeter un matelas et
des couvertures. Trouche était parti en courant chercher le docteur
Porquier. Le docteur pansa la plaie de Marthe; deux lignes plus bas,
dit-il, le coup était mortel. En bas, dans le vestibule, devant tout
le monde, il déclara qu'il fallait agir, qu'on ne pouvait laisser plus
longtemps la vie de madame Mouret à la merci d'un fou furieux.

Marthe dut garder le lit, le lendemain. Elle avait encore un peu de
délire; elle voyait une main de fer qui lui ouvrait le crâne avec
une épée flamboyante. Rose refusa absolument à Mouret de le laisser
entrer. Elle lui servit à déjeuner dans le bureau, sur la table
poussiéreuse. Il ne mangea pas. Il regardait stupidement son assiette,
lorsque la cuisinière introduisit auprès de lui trois messieurs vêtus
de noir.

--Vous êtes les médecins? demanda-t-il. Comment va-t-elle?

--Elle va mieux, répondit un des messieurs.

Mouret coupa machinalement du pain, comme s'il allait se mettre à
manger.

--J'aurais voulu que les enfants fussent là, murmura-t-il; ils la
soigneraient, nous serions moins seuls.... C'est depuis que les
enfants sont partis qu'elle est malade.... Je ne suis pas bien, moi
non plus.

Il avait porté une bouchée de pain à sa bouche, et de grosses larmes
coulaient sur ses joues. Le personnage qui avait déjà parlé, lui dit
alors, en jetant un regard sur ses deux compagnons:

--Voulez-vous que nous allions les chercher, vos enfants?

--Je veux bien! s'écria Mouret, qui se leva. Partons tout de suite.

Dans l'escalier, il ne vit pas Trouche et sa femme, penchés au-dessus
de la rampe du second étage, qui le suivaient à chaque marche, de
leurs yeux ardents. Olympe descendit rapidement derrière lui, se jeta
dans la cuisine, où Rose guettait par la fenêtre, très-émotionnée. Et
quand une voiture, qui attendait à la porte, eut emmené Mouret, elle
remonta quatre à quatre les deux étages, prit Trouche par les épaules,
le fit danser autour du palier, crevant de joie.

--Emballé! cria-t-elle.

Marthe resta huit jours couchée. Sa mère la venait voir chaque
après-midi, se montrait d'une tendresse extraordinaire. Les Faujas,
les Trouche, se succédaient autour de son lit. Madame de Condamin
elle-même lui rendit plusieurs visites. Il n'était plus question de
Mouret. Rose répondait à sa maîtresse que monsieur avait dû aller à
Marseille; mais, lorsque Marthe put descendre pour la première fois et
se mettre à table dans la salle à manger, elle s'étonna, elle demanda
son mari avec un commencement d'inquiétude.

--Voyons, chère dame, ne vous faites pas de mal, dit madame Faujas;
vous retomberez au lit. Il a fallu prendre un parti. Vos amis ont dû
se consulter et agir dans vos intérêts.

--Vous n'avez pas à le regretter, s'écria brutalement Rose, après le
coup de bâton qu'il vous a donné sur la tête. Le quartier respire
depuis qu'il n'est plus là. On craignait toujours qu'il ne mît le feu
ou qu'il ne sortît dans la rue avec un couteau. Moi, je cachais tous
les couteaux de ma cuisine; la bonne de monsieur Rastoil aussi... Et
votre pauvre mère qui ne vivait plus!... Allez, le monde qui venait
vous voir pendant votre maladie, toutes ces dames, tous ces messieurs,
me le disaient bien, lorsque je les reconduisais: C'est un bon
débarras pour Plassans. Une ville est toujours sur le qui-vive, quand
un homme comme ça va et vient en liberté.

Marthe écoutait ce flux de paroles, les yeux agrandis, horriblement
pâle. Elle avait laissé retomber sa cuiller; elle regardait en face
d'elle, par la fenêtre ouverte, comme si quelque vision, montant
derrière les arbres fruitiers du jardin, l'avait térrifiée.

--Les Tulettes, les Tulettes! bégaya-t-elle en se cachant les yeux
sous ses mains frémissantes.

Elle se renversait, se roidissait déjà dans une attaque de nerfs,
lorsque l'abbé Faujas, qui avait achevé son potage, lui prit les
mains, qu'il serra fortement, et en murmurant de sa voix la plus
souple:

--Soyez forte devant cette épreuve que Dieu vous envoie. Il vous
accordera des consolations, si vous ne vous révoltez pas; il saura
vous ménager le bonheur que vous méritez. Sous la pression des
mains du prêtre, sous la tendre inflexion de ses paroles, Marthe se
redressa, comme ressuscitée, les joues ardentes.

--Oh! oui, dit-elle en sanglotant, j'ai besoin de beaucoup de bonheur,
promettez-moi beaucoup de bonheur.



XIX

Les élections générales devaient avoir lieu en octobre. Vers le milieu
de septembre, monseigneur Rousselot partit brusquement pour Paris,
après avoir eu un long entretien avec l'abbé Faujas. On parla d'une
maladie grave d'une de ses soeurs, qui habitait Versailles. Cinq jours
plus tard, il était de retour; il se faisait faire une lecture par
l'abbé Surin, dans son cabinet. Renversé au fond d'un fauteuil,
frileusement enveloppé dans une douillette de soie violette, bien que
la saison fut encore très-chaude, il écoutait avec un sourire la
voix féminine du jeune abbé qui scandait amoureusement des strophes
d'Anacréon.

--Bien, bien, murmurait-il, vous avez la musique de cette belle
langue.

Puis, regardant la pendule, le visage inquiet, il reprit:

--Est-ce que l'abbé Faujas est déjà venu ce matin?... Ah! mon enfant,
que de tracas! J'ai encore dans les oreilles cet abominable tapage du
chemin de fer... A Paris, il a plu tout le temps! J'avais des courses
aux quatre coins de la ville, je n'ai vu que de la boue. L'abbé Surin
posa son livre sur le coin d'une console.

--Monseigneur est-il satisfait des résultats de son voyage?
demanda-t-il avec la familiarité d'un enfant gâté.

--Je sais ce que je voulais savoir, répondit l'évêque en retrouvant
son fin sourire. J'aurais dû vous emmener. Vous auriez appris des
choses utiles à connaître, quand on a votre âge, et qu'on est destiné
à l'épiscopat par sa naissance et ses relations.

--Je vous écoute, monseigneur, dit le jeune prêtre d'un air suppliant.

Mais le prélat hocha la tête.

--Non, non, ces choses-là ne se disent pas... Soyez l'ami de l'abbé
Faujas, il pourra peut-être beaucoup pour vous un jour. J'ai eu des
renseignements très-complets.

L'abbé Surin joignit les mains, d'un geste de curiosité si câline, que
monseigneur Rousselot continua:

--Il avait eu des difficultés à Besançon.... Il était à Paris,
très-pauvre, dans un hôtel garni. C'est lui qui est allé s'offrir. Le
ministre cherchait justement des prêtres dévoués au gouvernement. J'ai
compris que Faujas l'avait d'abord effrayé, avec sa mine noire et
sa vieille soutane. C'est à tout hasard qu'il l'a envoyé ici.... Le
ministre s'est montré très-aimable pour moi.

L'évêque achevait ses phrases par un léger balancement de la main,
cherchant les mots, craignant d'en trop dire. Puis, l'affection qu'il
portait à son secrétaire remporta; il ajouta vivement:

--Enfin, croyez-moi, soyez utile au curé de Saint-Saturnin; il va
avoir besoin de tout le monde, il me paraît homme à n'oublier ni une
injure ni un bienfait. Mais ne vous liez pas avec lui. Il finira mal.
Ceci est une impression personnelle.

--Il finira mal? répéta le jeune abbé avec surprise.

--Oh! en ce moment, il est en plein triomphe.... C'est sa figure qui
m'inquiète, mon enfant; il a un masque terrible. Cet homme-là ne
mourra pas dans son lit.... N'allez pas me compromettre; je ne demande
qu'à vivre tranquille, je n'ai plus besoin que de repos.

L'abbé Surin reprenait son livre, lorsque l'abbé Faujas se fit
annoncer. Monseigneur Rousselot, l'air riant, les mains tendues,
s'avança à sa rencontre, en l'appelant «mon cher curé».

--Laissez-nous, mon enfant, dit-il à son secrétaire, qui se retira.

Il parla de son voyage. Sa soeur allait mieux; il avait pu serrer la
main à de vieux amis.

--Et avez-vous vu le ministre? demanda l'abbé Faujas en le regardant
fixement.

--Oui, j'ai cru devoir lui faire une visite, répondit l'évêque, qui se
sentit rougir. Il m'a dit un grand bien de vous.

--Alors vous ne doutez plus, vous vous confiez à moi?

--Absolument, mon cher curé. D'ailleurs je n'entends rien à la
politique, je vous laisse le maître.

Ils causèrent ensemble toute la matinée. L'abbé Faujas obtint de lui
qu!il ferait une tournée dans le diocèse; il l'accompagnerait, lui
soufflerait ses moindres paroles. Il était nécessaire, en outre,
de mander tous les doyens, de façon que les curés des plus petites
communes pussent recevoir des instructions. Cela ne présentait aucune
difficulté, le clergé obéirait. La besogne la plus délicate était dans
Plassans même, dans le quartier Saint-Marc. La noblesse, claquemurée
au fond de ses hôtels, échappait entièrement à l'action du prêtre;
il n'avait pu agir jusqu'alors que sur les royalistes ambitieux,
les Rastoil, les Maffre, les Bourdeu. L'évêque lui promit de sonder
certains salons du quartier Saint-Marc où il était reçu. D'ailleurs,
en admettant même que la noblesse votât mal, elle ne réunirait
qu'une minorité ridicule, si la bourgeoisie cléricale l'abandonnait.
--Maintenant, dit monseigneur Rousselot eu se levant, il serait
peut-être bon que je connusse le nom de votre candidat, afin de le
recommander en toutes lettres.

L'abbé Faujas sourit.

--Un nom est dangereux, répondit-il. Dans huit jours, il ne resterait
plus un morceau de notre candidat, si nous le nommions aujourd'hui....
Le marquis de Lagrifoul est devenu impossible. Monsieur de Bourdeu,
qui compte se mettre sur les rangs, est plus impossible encore. Nous
les laisserons se détruire l'un par l'autre, nous n'interviendrons
qu'au dernier moment.... Dites simplement qu'une élection purement
politique serait regrettable, qu'il faudrait, dans l'intérêt de
Plassans, un homme choisi en dehors des partis, connaissant à fond les
besoins de la ville et du département. Donnez même à entendre que cet
homme est trouvé; mais n'allez pas plus loin.

L'évêque sourit à son tour. Il retint le prêtre, au moment où celui-ci
prenait congé.

--Et l'abbé Fenil? lui demanda-t-il en baissant la voix. Ne
craignez-vous pas qu'il se jette en travers de vos projets?

L'abbé Faujas haussa les épaules.

--Il n'a plus bougé, dit-il.

--Justement, reprit le prélat, cette tranquillité m'inquiète. Je
connais Fenil, c'est le prêtre le plus haineux de mon diocèse. Il a
peut-être abandonné la vanité de vous battre sur le terrain politique;
mais soyez sûr qu'il se vengera d'homme à homme.... Il doit vous
guetter du fond de sa retraite.

--Bah! dit l'abbé Faujas, qui montra ses dents blanches, il ne me
mangera pas tout vivant, peut-être.

L'abbé Surin venait d'entrer. Quand le curé de Saint-Saturnin fut
parti, il égaya beaucoup monseigneur Rousselot, en murmurant: --S'ils
pouvaient se dévorer l'un l'autre, comme les deux renards dont il ne
resta que les deux queues?

La période électorale allait s'ouvrir. Plassans, que les questions
politiques laissent parfaitement calme d'ordinaire, avait un
commencement de légère fièvre. Une bouche invisible semblait souffler
la guerre dans les rues paisibles. Le marquis de Lagrifoul, qui
habitait la Palud, une grosse bourgade voisine, était descendu, depuis
quinze jours, chez un de ses parents, le comte de Valqueyras, dont
l'hôtel occupait tout un coin du quartier Saint-Marc. Il se faisait
voir, se promenait sur le cours Sauvaire, allait à Saint-Saturnin,
saluait les personnes influentes, sans sortir cependant de sa
maussaderie de gentilhomme. Mais ces efforts d'amabilité, qui avaient
suffi une première fois, ne paraissaient pas avoir un grand succès.
Des accusations couraient, grossies chaque jour, venues on ne savait
de quelle source: le marquis était d'une nullité déplorable; avec un
autre homme que le marquis, Plassans aurait eu depuis longtemps un
embranchement de chemin de fer, le reliant à la ligne de Nice; enfin,
quand un enfant du pays allait voir le marquis à Paris, il devait
faire trois ou quatre visites avant d'obtenir le moindre service.
Cependant, bien que la candidature du député sortant fût
très-compromise par ces reproches, aucun autre candidat ne s'était
encore mis sur les rangs d'une façon nette. On parlait de M. de
Bourdeu, tout en disant qu'il serait très-difficile de réunir une
majorité sur le nom de cet ancien préfet de Louis-Philippe, qui
n'avait nulle part des attaches solides. La vérité était qu'une
influence inconnue venait, à Plassans, de déranger absolument les
chances prévues des différentes candidatures, en rompant l'alliance
des légitimistes et des républicains. Ce qui dominait, c'était une
perplexité générale, une confusion pleine d'ennui, un besoin de bâcler
au plus vite l'élection.

--La majorité est déplacée, répétaient les uns politiques du cours
Sauvaire. La question est de savoir comment elle se fixera.

Dans cette fièvre de division qui passait sur la ville, les
républicains voulurent avoir leur candidat. Ils choisirent un maître
chapelier, un sieur Maurin, bonhomme très-aimé des ouvriers. Trouche,
dans les cafés, le soir, trouvait Maurin bien pâle; il proposait un
proscrit de décembre, un charron des Tulettes, qui avait le bon sens
de refuser. Il faut dire que Trouche se donnait comme un républicain
des plus ardents. Il se serait mis lui-même en avant, disait-il, s'il
n'avait pas eu le frère de sa femme dans la calotte; à son grand
regret, il se voyait forcé de manger le pain des cagots, ce qui
l'obligeait à rester dans l'ombre. Il fut un des premiers à répandre
de vilains bruits sur le marquis Lagrifoul; il conseilla également
la rupture avec les légitimistes. Les républicains, à Plassans, qui
étaient fort peu nombreux, devaient être forcément battus. Mais le
triomphe de Trouche fut d'accuser la bande de la sous-préfecture et la
bande des Rastoil d'avoir fait disparaître le pauvre Mouret, dans
le but de priver le parti démocratique d'un de ses chefs les plus
honorables. Le soir où il lança cette accusation, chez un liquoriste
de la rue Canquoin, les gens qui se trouvaient là, se regardèrent d'un
air singulier. Les commérages du vieux quartier, s'attendrissant
sur «le fou qui battait sa femme», maintenant qu'il était enfermé,
racontaient que l'abbé Faujas avait voulu se débarrasser d'un mari
gênant. Trouche alors, chaque soir, répéta son histoire, en tapant du
poing sur les tables des cafés, avec une telle conviction, qu'il finit
par imposer une légende dans laquelle M. Péqueur des Saulaies jouait
le rôle le plus étrange du monde. Il y eut un retour absolu en faveur
de Mouret. Il devint une victime politique, un homme dont on avait
craint l'influence, au point de le loger dans un cabanon des Tulettes.

--Laissez-moi arranger mes affaires, disait Trouche d'un air
confidentiel. Je planterai là toutes ces sacrées dévotes, et j'en
raconterai de belles sur leur oeuvre de la Vierge.... Une jolie
maison, où ces dames donnent des rendez-vous!

Cependant, l'abbé Faujas se multipliait; on ne voyait que lui dans les
rues, depuis quelque temps. Il se soignait davantage, faisait effort
pour garder un sourire aimable aux lèvres. Les paupières, par
instants, se baissaient, éteignant la flamme sombre de son regard.
Souvent, à bout de patience, las de ces luttes mesquines de chaque
jour, il rentrait dans sa chambre nue, les poings serrés, les épaules
gonflées de sa force inutile, souhaitant quelque colosse à étouffer
pour se soulager. La vieille madame Rougon, qu'il continuait à voir en
secret, était son bon génie; elle le chapitrait d'importance, tenait
son grand corps plié devant elle sur une chaise basse, lui répétait
qu'il devrait plaire, qu'il gâterait tout en montrant bêtement
ses bras nus de lutteur. Plus tard, quand il serait le maître, il
prendrait Plassans à la gorge, il l'étranglerait, si cela pouvait
le contenter. Certes, elle n'était pas tendre pour Plassans, contre
lequel elle avait une rancune de quarante années de misère, et qu'elle
faisait crever de dépit depuis le coup d'État.

--C'est moi qui porte la soutane, lui disait-elle parfois en souriant;
vous avez des allures de gendarme, mon cher curé.

Le prêtre se montrait surtout très-assidu à la salle de lecture du
cercle de la Jeunesse. Il y écoulait d'une façon indulgente les jeunes
gens parler politique, hochant la tète, répétant que l'honnêteté
suffisait. Sa popularité grandissait. Il avait consenti un soir à
jouer au billard, s'y montrant d'une force remarquable; en petit
comité, il acceptait des cigarettes. Aussi le cercle prenait-il son
avis en toutes choses. Ce qui acheva de le poser comme un homme
tolérant, ce fut la façon pleine de bonhomie dont il plaida la
réception de Guillaume Porquier, qui avait renouvelé sa demande.
--J'ai vu ce jeune homme, dit-il; il est venu me faire sa confession
générale, et, ma foi! je lui ai donné l'absolution. A tout péché,
miséricorde.... Ce n'est pas parce qu'il a décroché quelques enseignes
à Plassans et fait des dettes à Paris, qu'il faut le traiter en
lépreux.

Lorsque Guillaume eut été reçu, il dit en ricanant aux fils Maffre:

--Eh bien, vous me devez deux bouteilles de champagne.... Vous voyez
que le curé fait tout ce que je veux. J'ai une petite machine pour le
chatouiller à l'endroit sensible, et alors il rit, mes enfants, il n'a
plus rien à me refuser.

--Il n'a pas l'air de beaucoup t'aimer pourtant, fit remarquer
Alphonse; il te regarde joliment de travers.

--Bah! c'est que je l'aurai chatouillé trop fort.... Vous verrez que
nous serons bientôt les meilleurs amis du monde.

En effet, l'abbé Faujas parut se prendre d'affection pour le fils
du docteur; il disait que ce pauvre jeune homme avait besoin d'être
conduit par une main très-douce. Guillaume, en peu de temps, devint
le boute-en-train du cercle; il inventa des jeux, fit connaître la
recette d'un punch au kirsch, débaucha les tout jeunes gens échappés
du collège. Ses vices aimables lui donnèrent une influence énorme.
Pendant que les orgues ronflaient au-dessus de la salle de billard, il
buvait des chopes, entouré des fils de tous les personnages comme il
faut de Plassans, leur racontant des indécences qui les faisaient
pouffer de rire. Le cercle glissa ainsi aux polissonneries complotées
dans les coins. Mais l'abbé Faujas n'entendait rien. Guillaume le
donnait «comme une forte caboche», qui roulait de grandes pensées.

--L'abbé sera évêque quand il voudra, racontait-il. Il a déjà refusé
une cure à Paris. Il désire rester à Plassans, il s'est pris de
tendresse pour la ville.... Moi, je le nommerais député. C'est lui qui
ferait nos affaires à la Chambre! Mais il n'accepterait pas, il
est trop modeste.... On pourra le consulter, quand viendront les
élections. Il ne mettra personne dedans, celui-là!

Lucien Delangre restait l'homme grave du cercle. Il montrait une
grande déférence pour l'abbé Faujas, il lui conquérait le groupe
des jeunes gens studieux. Souvent il se rendait avec lui au cercle,
causant vivement, se taisant dès qu'ils entraient dans la salle
commune.

L'abbé, régulièrement, en sortant du café établi dans les caves des
Minimes, se rendait à l'oeuvre de la Vierge. Il arrivait au milieu de
la récréation, se montrait en souriant sur le perron de la cour.
Alors toutes les galopines accouraient, se disputant ses poches,
où traînaient toujours des images de sainteté, des chapelets, des
médailles bénites. Il s'était fait adorer de ces grandes filles en
leur donnant de petites tapes sur les joues et en leur recommandant
d'être bien sages, ce qui mettait des rires sournois sur leurs mines
effrontées. Souvent les religieuses se plaignaient à lui; les enfants
confiées à leur garde étaient indisciplinables, elles se battaient à
s'arracher les cheveux, elles faisaient pis encore. Lui, ne voyait que
des peccadilles; il sermonait les plus turbulentes, dans la chapelle,
d'où elles sortaient soumises. Parfois, il prenait prétexte d'une
faute plus grave pour faire appeler les parents, et les renvoyait,
touchés de sa bonhomie. Les galopines de l'oeuvre de la Vierge lui
avaient ainsi gagné le coeur des familles pauvres de Plassans.
Le soir, en rentrant chez elles, elles racontaient des choses
extraordinaires sur monsieur le curé. Il n'était pas rare d'en
rencontrer deux, dans les coins sombres des remparts, en train de se
gifler, sur la question de décider laquelle des deux monsieur le curé
aimait le mieux.

--Ces petites coquines représentent bien deux à trois milliers de
voix, pensait Trouche en regardant, de la fenêtre de son bureau, les
amabilités de l'abbé Faujas. Il s'était offert pour conquérir «ces
petits coeurs», comme il nommait les jeunes filles; mais le prêtre,
inquiet de ses regards luisants, lui avait formellement interdit
de mettre les pieds dans la cour. Il se contentait, lorsque les
religieuses tournaient le dos, de jeter des friandises aux «petits
coeurs», comme on jette des miettes de pain aux moineaux. Il
emplissait surtout de dragées le tablier d'une grande blonde, la fille
d'un tanneur, qui avait, à treize ans, des épaules de femme faite.

La journée de l'abbé Faujas n'était point finie; il rendait ensuite
de courtes visites aux dames de la société. Madame Rastoil, madame
Delangre, lu recevaient avec des mines ravies; elles répétaient ses
moindres mots, se faisaient avec lui un fonds de conversation pour
toute une semaine. Mais sa grande amie était madame de Condamin.
Celle-là gardait une familiarité souriante, une supériorité de
jolie femme qui se sait toute-puissante. Elle avait des bouts
de conversation à voix basse, des coups d'oeil, des sourires
particuliers, témoignant d'une alliance tenue secrète. Lorsque le
prêtre se présentait chez elle, elle mettait d'un regard son mari à la
porte. «Le gouvernement entrait en séance», comme disait plaisamment
le conservateur des eaux et forêts, qui montait à cheval en toute
philosophie. C'était madame Rougon qui avait désigné madame de
Condamin au prêtre.

--Elle n'est point encore tout à fait acceptée, lui expliqua-t-elle;
c'est une femme très-forte, sous son air joli de coquette. Vous pouvez
vous ouvrir à elle; elle verra dans votre triomphe une façon de
s'imposer complètement; elle vous sera de la plus sérieuse utilité, si
vous avez des places et des croix à distribuer.... Elle a gardé un bon
ami à Paris, qui lui envoie du ruban rouge autant qu'elle en demande.

Madame Rougon se tenant à l'écart par une manoeuvre de haute habileté,
la belle Octavie était ainsi devenue l'alliée la plus active de l'abbé
Faujas. Elle lui conquit ses amis et les amis de ses amis. Elle
partait en campagne chaque matin, faisait une étonnante propagande,
rien qu'à l'aide des petits saluts qu'elle jetait du bout de ses
doigts gantés. Elle agissait surtout sur les bourgeoises, elle
décuplait l'influence féminine, dont le prêtre avait senti l'absolue
nécessité, dès ses premiers pas dans le monde étroit de Plassans. Ce
fut elle qui ferma la bouche aux Paloque, qui s'acharnaient sur la
maison des Mouret; elle jeta un gâteau de miel à ces deux monstres.

--Vous nous tenez donc rancune, chère dame? dit-elle un jour à la
femme du juge, qu'elle rencontra. Vous avez grand tort; vos amis ne
vous oublient pas, ils s'occupent de vous, ils vous ménagent une
surprise.

--Une belle surprise! quelque casse-cou! s'écria aigrement madame
Paloque. Allez, on ne se moquera plus de nous; j'ai bien juré de
rester dans mon coin.

Madame de Condamin souriait.

--Que diriez-vous, demanda-t-elle, si monsieur Paloque était décoré?

La femme du juge resta muette. Un flot de sang lui bleuit la face et
la rendit affreuse.

--Vous plaisantez, bégaya-t-elle; c'est encore un coup monté contre
nous.... Si ce n'était pas vrai, je ne vous pardonnerais de la vie.

La belle Octavie dut lui jurer que rien n'était plus vrai. La
nomination était sûre; seulement, elle ne paraîtrait au _Moniteur_
qu'après les élections, parce que le gouvernement ne voulait pas avoir
l'air d'acheter les voix de la magistrature. Et elle laissa entendre
que l'abbé Faujas n'était pas étranger à cette récompense attendue
depuis si longtemps; il en avait causé avec le sous-préfet.

--Alors, mon mari avait raison, dit madame Paloque effarée. Voilà
longtemps qu'il me fait des scènes abominables pour que j'aille offrir
des excuses à l'abbé. Moi, je suis entêtée, je me serais plutôt laissé
tuer.... Mais du moment que l'abbé veut bien faire le premier pas....
Certainement, nous ne demandons pas mieux que de vivre en paix avec
tout le monde. Nous irons demain à la sous-préfecture.

Le lendemain, les Paloque furent très-humbles. La femme dit un mal
affreux de l'abbé Fenil. Avec une impudence parfaite, elle raconta
même qu'elle était allée le voir, un jour; il avait parlé en sa
présence de jeter à la porte de Plassans «toute la clique de l'abbé
Faujas».

--Si vous voulez, dit-elle au prêtre en le prenant à l'écart, je vous
donnerai une note écrite sous la dictée du grand vicaire. Il y est
question de vous. Ce sont, je crois, de vilaines histoires qu'il
cherchait à faire imprimer dans la _Gazette de Plassans_.

--Comment cette note est-elle entre vos mains? demanda l'abbé.

--Elle y est, cela suffit, répondit-elle sans se déconcerter.

Puis, se mettant à sourire:

--Je l'ai trouvée, reprit-elle. Et je me rappelle maintenant qu'il y
a, au-dessus d'une rature, deux ou trois mots ajoutés de la main même
du grand vicaire.... Je confierai tout cela à votre honneur, n'est-ce
pas? Nous sommes de braves gens, nous désirons ne pas être compromis.

Avant d'apporter la note, pendant trois jours, elle feignit d'avoir
des scrupules. Il fallut que madame de Condamin lui jurât en
particulier que la mise à la retraite de M. Rastoil serait demandée
prochainement, de façon à ce que M. Paloque pût enfin hériter de la
présidence. Alors, elle livra le papier. L'abbé Faujas ne voulut pas
le garder; il le porta à madame Rougon, en la chargeant d'en faire
usage, tout en restant elle-même dans l'ombre, si le grand vicaire
paraissait se mêler le moins du monde des élections.

Madame de Condamin laissa aussi entrevoir à M. Maffre que l'empereur
songeait à le décorer, et promit formellement au docteur Porquier de
trouver une place possible pour son garnement de fils. Elle était
surtout exquise d'obligeance dans les jardins, aux réunions intimes
de l'après-midi. L'été tirait sur sa fin; elle arrivait avec des
toilettes légères, un peu frissonnante, risquant des rhumes pour
montrer ses bras et vaincre les derniers scrupules de la société
Rastoil. Ce fut réellement sous la tonnelle des Mouret que l'élection
se décida.

--Eh, bien, monsieur le sous-préfet, dit l'abbé Faujas en souriant, un
jour que les deux sociétés étaient réunies, voici la grande bataille
qui approche.

On en était venu à rire en petit comité des luttes politiques. On se
serrait la main, sur le derrière des maisons, dans les jardins, tout
en se dévorant, sur les façades. Madame de Condamin jeta un vif
regard à M. Péqueur des Saulaies, qui s'inclina avec sa correction
accoutumée, en récitant tout d'une haleine:

--Je resterai sous ma tente, monsieur le curé. J'ai été assez heureux
pour faire entendre à Son Excellence que le gouvernement devait
s'abstenir, dans l'intérêt immédiat de Plassans. Il n'y aura pas de
candidat officiel.

M. de Bourdeu devint pâle. Ses paupières battaient, ses mains avaient
un tressaillement de joie.

--Il n'y aura pas de candidat officiel! répéta M. Rastoil, très-remué
par cette nouvelle inattendue, sortant de la réserve où il s'était
tenu jusque-là.

--Non, reprit M. Péqueur des Saulaies, la ville compte assez d'hommes
honorables et elle est assez grande fille pour faire elle-même le
choix de son représentant.

Il s'était légèrement incliné du côté de M. de Bourdeu, qui se leva,
en balbutiant:

--Sans doute, sans doute.

Cependant, l'abbé Surin avait organisé une partie de «torchon brûlé».
Les demoiselles Rastoil, les fils Maffre, Séverin, étaient justement
en train de chercher le torchon, le mouchoir même de l'abbé, roulé en
tampon, qu'il venait de cacher. Toute la jeunesse tournait autour
du groupe des personnes graves, tandis que le prêtre, de sa voix de
fausset, criait:

--Il brûle! il brûle!

Ce fut Angélique qui trouva le torchon, dans la poche béante du
docteur Porquier, où l'abbé Surin l'avait adroitement glissé. On rit
beaucoup, on regarda le choix de celle cachette comme une plaisanterie
très-ingénieuse.

--Bourdeu a des chances maintenant, dit M. Rastoil en prenant l'abbé
Faujas à part. C'est très-fâcheux. Je ne puis lui dire cela, mais nous
ne voterons pas pour lui; il est trop compromis comme orléaniste.

--Voyez donc votre fils Séverin, s'écria madame de Condamin, qui vint
se jeter au travers de la conversation. Quel grand enfant! il avait
mis le mouchoir sous le chapeau de l'abbé Bourrette.

Puis, elle baissa la voix.

--A propos, je vous félicite, monsieur Rastoil. J'ai reçu une lettre
de Paris, où l'on m'assure avoir vu le nom de votre fils sur une liste
du garde des sceaux; il sera, je crois, nommé substitut à Faverolles.

Le président s'inclina, le sang au visage. Le ministère ne lui avait
jamais pardonné l'élection du marquis de Lagrifoul. C'était depuis ce
temps que, par une sorte de fatalité, il n'avait pu ni caser son
fils, ni marier ses filles. Il ne se plaignait pas, mais il avait des
pincements de lèvres qui en disaient long.

--Je vous faisais donc remarquer, reprit-il, pour cacher son émotion,
que Bourdeu est dangereux; d'autre part, il n'est pas de Plassans, il
ne connaît pas nos besoins. Autant vaudrait-il réélire le marquis.

--Si monsieur de Bourdeu maintient sa candidature, déclara l'abbé
Faujas, les républicains réuniront une minorité imposante, ce qui sera
du plus détestable effet.

Madame de Condamin souriait. Elle prétendit ne rien entendre à la
politique; elle se sauva, tandis que l'abbé emmenait le président
jusqu'au fond de la tonnelle, où il continua l'entretien à voix basse.
Quand ils revinrent à petits pas, M. Rastoil répondait:

--Vous avez raison, ce serait un candidat convenable; il n'est d'aucun
parti, l'entente se ferait sur son nom.... Je n'aime pas plus que vous
l'empire, n'est-ce pas? Mais cela finit par devenir puéril d'envoyer
à la Chambre des députés qui n'ont pour mandat que de taquiner le
gouvernement. Plassans souffre; il lui faut un homme d'affaires, un
enfant du pays en situation de défendre ses intérêts.

--Il brûle! il brûle! criait la voix fluette d'Aurélie.

L'abbé Surin qui conduisait la bande, traversa la tonnelle en
furetant.

--Dans l'eau! dans l'eau! répétait maintenant la demoiselle, égayée
par l'inutilité des recherches.

Mais un des fils Maffre, ayant soulevé un pot de fleurs, découvrit le
mouchoir plié en quatre.

--Cette grande perche d'Aurélie aurait pu se le fourrer dans la
bouche, dit madame Paloque: il y a de la place, et personne ne serait
allé le chercher là.

Son mari la fit taire d'un regard furieux. Il ne lui tolérait plus la
moindre parole aigre. Craignant que M. de Condamin eût entendu, il
murmura:

--Quelle belle jeunesse!

--Cher monsieur, disait le garde des eaux et forêts à M. de Bourdeu,
votre succès est certain; seulement, prenez vos précautions, lorsque
vous serez à Paris. Je sais de bonne source que le gouvernement est
décidé à un coup de force, si l'opposition devient gênante.

L'ancien préfet le regarda, très-inquiet, se demandant s'il se moquait
de lui. M. Péqueur des Saulaies se contenta de sourire en caressant
ses moustaches. Puis, la conversation redevint générale, et M. de
Bourdeu crut remarquer que tout le monde le félicitait de son prochain
triomphe avec une discrétion pleine de tact. Il goûta une heure de
popularité exquise.

--C'est surprenant comme le raisin mûrit plus vite au soleil, fit
remarquer l'abbé Bourrette, qui n'avait pas bougé de sa chaise, les
yeux levés sur la tonnelle.

--Dans le nord, expliqua le docteur Porquier, la maturité ne s'obtient
souvent qu'en dégageant les grappes des feuilles environnantes.

Une discussion sur ce point s'engageait, lorsque Séverin jeta à son
tour le cri:

--Il brûle! il brûle!

Mais il avait pendu le mouchoir si naïvement derrière la porte du
jardin, que l'abbé Surin le trouva tout de suite. Lorsque ce dernier
l'eut caché, la bande fouilla inutilement le jardin, pendant près
d'une demi-heure; elle dut donner sa langue aux chiens. Alors, l'abbé
le montra au beau milieu d'une plate-bande, roulé si artistement
qu'il ressemblait à une pierre blanche. Ce fut le plus joli coup de
l'après-midi.

La nouvelle que le gouvernement renonçait à patronner un candidat
courut la ville, où elle produisit une grande émotion. Cette
abstention eut le résultat logique d'inquiéter les différents groupes
politiques qui comptaient chacun sur la diversion d'une candidature
officielle pour l'emporter. Le marquis de Lagrifoul, M. de Bourdeu,
le chapelier Mourin, semblaient devoir se partager les voix en trois
tiers à peu près égaux; il y aurait certainement ballottage, et Dieu
savait quel nom sortirait au second tour! A la vérité, on parlait d'un
quatrième candidat dont personne ne pouvait dire au juste le nom, un
homme de bonne volonté qui consentirait peut-être à mettre tout le
monde d'accord. Les électeurs de Plassans, pris de peur, depuis qu'ils
se sentaient la bride sur le cou, ne demandaient pas mieux que de
s'entendre, en choisissant un de leurs concitoyens agréable aux divers
partis.

--Le gouvernement a tort de nous traiter en enfants terribles,
disaient d'un ton piqué les fins politiques du cercle du Commerce.
Ne dirait-on pas que la ville est un foyer révolutionnaire! Si
l'administration avait eu le tact de patronner un candidat possible,
nous aurions tous voté pour lui.... Le sous-préfet a parlé d'une
leçon. Eh bien, nous ne l'acceptons pas, la leçon. Nous saurons
trouver notre candidat nous-mêmes, nous montrerons que Plassans est
une ville de bon sens et de véritable liberté.

Et l'on cherchait. Mais les noms mis en avant par des amis ou des
intéressés ne faisaient que redoubler la confusion. Plassans, en une
semaine, eut plus de vingt candidats. Madame Rougon, inquiète, ne
comprenant plus, alla trouver l'abbé Faujas, furieuse contre le
sous-préfet. Ce Péqueur était un âne, un bellâtre, un mannequin, bon
à décorer un salon officiel; il avait déjà laissé battre le
gouvernement, il allait achever de le compromettre par une attitude
d'indifférence ridicule.

--Calmez-vous, dit le prêtre qui souriait; cette fois, monsieur
Péqueur des Saulaies se contente d'obéir.... La victoire est certaine.

--Eh! vous n'avez point de candidat! s'écria-t-elle. Où est votre
candidat?

Alors, il développa son plan. Elle l'approuva en femme intelligente;
mais elle accueillit avec la plus grande surprise le nom qu'il lui
confia.

--Comment! dit-elle, c'est lui que vous avez choisi?... Personne n'a
jamais songé à lui, je vous assure.

--Je l'espère bien, reprit le prêtre en souriant de nouveau. Nous
avions besoin d'un candidat auquel personne ne songeât, de façon que
tout le monde pût l'accepter sans se croire compromis.

Puis, avec l'abandon d'un homme fort qui consent à expliquer sa
conduite:

--J'ai beaucoup de remercîments à vous adresser, continua-t-il; vous
m'avez évité bien des fautes. Je regardais le but, je ne voyais point
les ficelles tendues qui auraient peut- être suffi pour me faire
casser les membres.... Dieu merci! toute cette petite guerre puérile
est finie; je vais pouvoir me remuer à l'aise.... Quant à mon choix,
il est bon, soyez-en persuadée. Dès le lendemain de mon arrivée à
Plassans, j'ai cherché un homme, et je n'ai trouvé que celui-là.
Il est souple, très-capable, très-actif; il a su ne se fâcher avec
personne jusqu'ici, ce qui n'est pas d'un ambitieux vulgaire. Je
n'ignore pas que vous n'êtes guère de ses amies; c'est même pour cela
que je ne vous ai point mise dans la confidence. Mais vous avez tort,
vous verrez le chemin que le personnage fera, dès qu'il aura le pied à
l'étrier; il mourra dans l'habit d'un sénateur.... Ce qui m'a décidé,
enfin, ce sont les histoires qu'on m'a contées de sa fortune. Il
aurait repris trois fois sa femme, trouvée en flagrant délit, après
s'être fait donner cent mille francs chaque fois par son bonhomme de
beau-père. S'il a réellement battu monnaie de cette façon, c'est un
gaillard qui sera très-utile à Paris pour certaines besognes.... Oh!
vous pouvez chercher. Si vous le mettez à part, il n'y a plus que des
imbéciles à Plassans.

--Alors, c'est un cadeau que vous faites au gouvernement, dit en riant
Félicité.

Elle se laissa convaincre. Et ce fut le lendemain que le nom de
Delangre courut d'un bout à l'autre de la ville. Des amis, disait-on,
à force d'insistance, l'avaient décidé à accepter la candidature. Il
s'y était longtemps refusé, se jugeant indigne, répétant qu'il n'était
pas un homme politique, que MM. de Lagrifoul et de Bourdeu, au
contraire, avaient la longue expérience des affaires publiques. Puis,
comme on lui jurait que Plassans avait justement besoin d'un député
en dehors des partis, il s'était laissé toucher, mais en faisant les
professions de foi les plus expresses. Il était bien entendu qu'il
n'irait à la Chambre ni pour vexer, ni pour soutenir quand même le
gouvernement; qu'il se considérerait uniquement comme le représentant
des intérêts de la ville; que, d'ailleurs, il voterait toujours pour
la liberté dans l'ordre et pour l'ordre dans la liberté; enfin qu'il
resterait maire de Plassans, de façon à bien montrer le rôle tout
conciliant, tout administratif, dont il consentait à se charger. De
telles paroles parurent singulièrement sages. Les fins politiques du
cercle du Commerce répétaient, le soir même, à l'envi:

--Je l'avais dit, Delangre est l'homme qu'il nous faut.... Je suis
curieux de savoir ce que le sous-préfet pourra répondre, quand le nom
du maire sortira de l'urne. On ne nous accusera peut-être pas d'avoir
voté en écoliers boudeurs; pas plus qu'on ne pourra nous reprocher de
nous être mis à genoux devant le gouvernement.... Si l'empire recevait
quelques leçons de ce genre, les affaires iraient mieux.

Ce fut une traînée de poudre. La mine était prête, une étincelle avait
suffi. De toutes parts à la fois, des trois quartiers de la ville,
dans chaque maison, dans chaque famille, le nom de M. Delangre monta
au milieu d'un concert d'éloges. Il devenait le Messie attendu, le
sauveur ignoré la veille, révélé le matin et adoré le soir.

Au fond des sacristies, au fond des confessionnaux, le nom de M.
Delangre était balbutié; il roulait dans l'écho des nefs, tombait des
chaires de la banlieue, s'administrait d'oreille à oreille, comme un
sacrement, s'élargissait jusqu'au fond des dernières maisons dévotes.
Les prêtres le portaient entre les plis de leur soutane; l'abbé
Bourrette lui donnait la bonhomie respectable de son ventre; l'abbé
Surin, la grâce de son sourire; monseigneur Rousselot, le charme
tout féminin de sa bénédiction pastorale. Les dames de la société
ne tarissaient pas sur M. Delangre; elles lui trouvaient un si
beau caractère, une figure si fine, si spirituelle! Madame
Rastoil rougissait encore; madame Paloque était presque belle en
s'enthousiasmant; quant à madame de Condamin, elle se serait battue à
coups d'éventail pour lui, elle lui gagnait les coeurs par la façon
dont elle serrait tendrement la main aux électeurs qui promettaient
leurs voix. Enfin, M. Delangre passionnait le cercle de la Jeunesse,
Sèverin l'avait pris pour héros, tandis que Guillaume et les fils
Maffre allaient lui conquérir des sympathies dans les mauvais lieux de
la ville. Et il n'était pas jusqu'aux jeunes coquines de l'oeuvre de
la Vierge qui, au fond des ruelles désertes des remparts, ne jouassent
au bouchon avec les apprentis tanneurs du quartier, en célébrant les
mérites de M. Delangre.

Au jour du scrutin, la majorité fut écrasante. Toute la ville était
complice. Le marquis de Lagrifoul, puis M. de Bourdeu, furibonds tous
deux, criant à la trahison, avaient retiré leurs candidatures. M.
Delangre était donc resté seul en présence du chapelier Maurin. Ce
dernier obtint les voix des quinze cents républicains intraitables
du faubourg. Le maire eut pour lui les campagnes, la colonie
bonapartiste, les bourgeois cléricaux de la ville neuve, les petits
détaillants poltrons du vieux quartier, même quelques royalistes naïfs
du quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants s'abstinrent.
Il réunit ainsi trente-trois mille voix. L'affaire fut menée si
rondement, le succès emporté avec une telle gaillardise, que Plassans
demeura tout surpris, le soir de l'élection, d'avoir eu une volonté
si unanime. La ville crut qu'elle venait de faire un rêve héroïque,
qu'une main puissante avait dû frapper le sol pour en tirer ces
trente-trois mille électeurs, cette armée légèrement effrayante, dont
personne jusque là n'avait soupçonné la force. Les politiques du
cercle du Commerce se regardaient d'un air perplexe, en hommes que la
victoire confond.

Le soir, la société de M. Rastoil se réunit à la société de M. Péqueur
des Saulaies, pour se réjouir discrètement dans un petit salon de la
sous-préfecture, donnant sur les jardins. On prit le thé. Le grand
triomphe de la journée achevait de fondre les deux groupes en un seul.
Tous les habitués étaient là.

--Je n'ai fait de l'opposition systématique à aucun gouvernement,
finit par déclarer M. Rastoil en acceptant des petits fours que lui
passait M. Péqueur des Saulaies. La magistrature doit se désintéresser
des luttes politiques. Je confesse même volontiers que l'empire a déjà
accompli de grandes choses et qu'il est appelé à en réaliser de plus
grandes, s'il persiste dans la voie de la justice et de la liberté.

Le sous-préfet s'inclina, comme si ces éloges se fussent adressés
personnellement à lui. La veille, M. Rastoil avait lu au _Moniteur_
le décret nommant son fils Séverin substitut à Faverolles. On causait
beaucoup aussi d'un mariage, arrêté entre Lucien Delangre et l'aînée
des demoiselles Rastoil.

--Oui, c'est une affaire faite, répondit tout bas M. de Condamin à
madame Paloque, qui venait de le questionner à ce sujet. Il a choisi
Angeline. Je crois qu'il aurait préféré Aurélie. Mais on lui aura fait
comprendre qu'on ne pouvait récemment marier la cadette avant l'aînée.

--Angeline, vous êtes sûr? murmura méchamment madame Paloque; je
croyais qu'Angeline avait une ressemblance...

Le conservateur des eaux et forêts mit un doigt sur ses lèvres, en
souriant.

--Enfin, c'est au petit bonheur, n'est-ce pas? continua-t-elle. Les
liens seront plus forts entre les deux familles.... On est ami,
maintenant. Paloque attend la croix. Moi, je trouve tout bien.

M. Delangre n'arriva que très-tard. On lui fit une véritable ovation.
Madame de Condamin venait d'apprendre au docteur Porquier que son fils
Guillaume était nommé commis principal à la poste. Elle distribuait de
bonnes nouvelles, disait que l'abbé Bourrette serait grand vicaire de
monseigneur, l'année suivante, donnait un évêché à l'abbé Surin, avant
quarante ans, annonçait la croix pour M. Maffre.

--Ce pauvre Bourdeu! dit M. Rastoil avec un dernier regret.

--Eh! il n'est pas à plaindre, s'écria-t-elle gaiement. Je me charge
de le consoler. La Chambre n'était pas son affaire. Il lui faut une
préfecture.... Dites-lui qu'on finira par lui trouver une préfecture.

Les rires montèrent. L'humeur aimable de la belle Octavie, le soin
qu'elle mettait à contenter tout le monde, enchantaient la société.
Elle faisait réellement les honneurs de la sous-préfecture. Elle
régnait. Et ce fut elle qui, tout en plaisantant, donna à M. Delangre
les conseils les plus pratiques sur la place qu'il devait occuper au
Corps législatif. Elle le prit à part, lui offrit de l'introduire chez
des personnages considérables, ce qu'il accepta avec reconnaissance.
Vers onze heures, M. de Condamin parla d'illuminer le jardin. Mais
elle calma l'enthousiasme de ces messieurs, en disant que ce ne serait
pas convenable, qu'il ne fallait pas avoir l'air de se moquer de la
ville.

--Et l'abbé Fenil? demanda-t-elle brusquement à l'abbé Faujas, en le
menant dans une embrasure de fenêtre. Je songe à lui, maintenant....
Il n'a donc pas bougé?

--L'abbé Fenil est un homme de sens, répondit le prêtre avec un mince
sourire. On lui a fait comprendre qu'il aurait tort de s'occuper de
politique désormais.

L'abbé Faujas, au milieu de cette joie triomphante, restait grave.
Il avait la victoire rude. Le caquetage de madame de Condamin le
fatiguait; la satisfaction de ces ambitieux vulgaires l'emplissait de
mépris. Debout, appuyé contre la cheminée, il semblait rêver, les yeux
au loin. Il était le maître, il n'avait plus besoin de mentir à ses
instincts; il pouvait allonger la main, prendre la ville, la faire
trembler. Cette haute figure noire emplissait le salon. Peu à peu, les
fauteuils s'étaient rapprochés, formant le cercle autour de lui. Les
hommes attendaient qu'il eût un mot de satisfaction, les femmes le
sollicitaient des yeux en esclaves soumises. Mais lui, brutalement,
rompant le cercle, s'en alla le premier, en prenant congé d'une parole
brève.

Quand il rentra chez les Mouret, par l'impasse des Chevillottes et par
le jardin, il trouva Marthe seule dans la salle à manger, s'oubliant
sur une chaise, contre le mur, très-pâle, regardant de ses yeux vagues
la lampe qui charbonnait. En haut, Trouche recevait, chantant une
polissonnerie aimable, qu'Olympe et les invités accompagnaient, en
tapant les verres du manche des couteaux.



XX

L'abbé Faujas posa la main sur l'épaule de Marthe.

--Que faites-vous là? demanda-t-il. Pourquoi n'êtes-vous pas allée
vous coucher?...Je vous avais défendu de m'attendre.

Elle s'éveilla comme en sursaut. Elle balbutia:

--Je croyais que vous rentreriez de meilleure heure. Je me suis
endormie.... Rose a dû faire du thé.

Mais le prêtre, appelant la cuisinière, la gronda de ne pas avoir
forcé sa maîtresse à se coucher. Il lui parlait sur un ton de
commandement, ne souffrant pas de réplique.

--Rose, donnez le thé à monsieur le curé, dit Marthe.

--Eh! je n'ai pas besoin de thé! s'écria-t-il en se fâchant.
Couchez-vous tout de suite. C'est ridicule. Je ne suis plus mon
maître.... Rose, éclairez-moi.

La cuisinière l'accompagna jusqu'au pied de l'escalier.

--Monsieur le curé sait bien qu'il n'y a pas de ma faute, disait-elle.
Madame est bien drôle. Toute malade qu'elle est, elle ne peut pas
rester une heure dans sa chambre. Il faut qu'elle aille, qu'elle
vienne, qu'elle s'essouffle, qu'elle tourne pour le plaisir de
tourner, sans rien faire.... Allez, j'en souffre la première; elle est
toujours dans mes jambes, â me gêner.... Puis, lorsqu'elle tombe sur
une chaise, c'est pour longtemps. Elle reste là, à regarder
devant elle, d'un air effrayé, comme si elle voyait des choses
abominables.... Je lui ai dit plus de dix fois, ce soir, qu'elle
vous fâcherait en ne montant pas. Elle n'a pas seulement fait mine
d'entendre.

Le prêtre prit la rampe, sans répondre. En haut, devant la chambre des
Trouche, il allongea le bras, comme pour heurter la porte du poing.
Mais les chants avaient cessé; il comprit, au bruit des chaises, que
les convives se retiraient; il se hâta de rentrer chez lui. Trouche,
en effet, descendit presque aussitôt avec deux camarades ramassés sous
les tables de quelque café borgne; il criait dans l'escalier qu'il
savait vivre et qu'il allait les reconduire. Olympe se pencha sur la
rampe.

--Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle à Rose. Il ne rentrera
encore que demain matin.

Rose, à laquelle elle n'avait pu cacher l'inconduite de son mari, la
plaignait beaucoup. Elle poussa les verrous, grommelant:

--Mariez-vous donc! Les hommes vous battent ou vont courir la
gueuse.... Ah bien! j'aime encore mieux être comme je suis.

Quand elle revint, elle trouva de nouveau sa maîtresse assise,
retombée dans une sorte de stupeur douloureuse, les regards sur la
lampe. Elle la bouscula, la fit monter se mettre au lit. Marthe était
devenue très-peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait de grandes
clartés sur les murs de sa chambre, elle entendait des coups violents
à son chevet. Rose, maintenant, couchait à côté d'elle, dans un
cabinet, d'où elle accourait la rassurer, au moindre gémissement.
Cette nuit-là, elle se déshabillait encore, lorsqu'elle l'entendit
râler; elle la trouva au milieu des couvertures arrachées, les yeux
agrandis par une horreur muette, les poings sur la bouche, pour ne pas
crier. Elle dut lui parler ainsi qu'à un enfant, écartant les rideaux,
regardant sous les meubles, lui jurant qu'elle s'était trompée, que
personne n'était là. Ces peurs se terminaient par des crises de
catalepsie, qui la tenaient comme morte, la tête sur les oreillers,
les paupières levées.

--C'est monsieur qui la tourmente, murmura la cuisinière, en se
mettant enfin au lit.

Le lendemain était un des jours de visite du docteur Porquier. Il
venait voir madame Mouret deux fois par semaine, régulièrement. Il lui
tapota dans les mains, lui répéta avec son optimisme aimable:

--Allons, chère dame, ce ne sera rien.....Vous toussez toujours un
peu, n'est-ce pas? Un simple rhume négligé que nous guérirons avec des
sirops.

Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables dans le dos et dans
la poitrine, sans le quitter du regard, cherchant sur son visage, sur
toute sa personne, les choses qu'il ne disait pas.

--J'ai peur de devenir folle! laissa-t-elle échapper dans un sanglot.

Il la rassura en souriant. La vue du docteur lui causait toujours une
vive anxiété; elle avait une épouvante de cet homme si poli et si
doux. Souvent, elle défendait à Rose de le laisser entrer, disant
qu'elle n'était pas malade, qu'elle n'avait pas besoin de voir
constamment un médecin chez elle. Rose haussait les épaules,
introduisait le docteur quand même. D'ailleurs, il finissait par ne
plus lui parler de son mal, il semblait lui faire de simples visites
de politesse.

Quand il sortit, il rencontra l'abbé Faujas, qui se rendait à
Saint-Saturnin. Le prêtre l'ayant questionné sur l'état de madame
Mouret: --La science est parfois impuissante, répondit-il gravement;
mais la Providence reste inépuisable en bontés.... La pauvre dame a
été bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument. La poitrine n'est
encore que faiblement attaquée, et le climat est bon, ici.

Il entama alors une dissertation sur le traitement des maladies de
poitrine, dans l'arrondissement de Plassans. Il préparait une brochure
sur ce sujet, non pas pour la publier, car il avait l'adresse de
n'être point un savant, mais pour la lire à quelques amis intimes.

--Et voilà les raisons, dit-il en terminant, qui me font croire que
la température égale, la flore aromatique, les eaux salubres de nos
coteaux, sont d'une excellence absolue pour la guérison des affections
de poitrine.

Le prêtre l'avait écouté de son air dur et silencieux.

--Vous avez tort, répliqua-t-il lentement. Madame Mouret est fort mal
à Plassans....Pourquoi ne l'envoyez-vous pas passer l'hiver à Nice?

--À Nice! répéta le docteur inquiet.

Il regarda le prêtre un instant; puis, de sa voix complaisante:

--Elle serait, en effet, très-bien à Nice. Dans l'état de
surexcitation nerveuse où elle se trouve, un déplacement aurait de
bons résultats. Il faudra que je lui conseille ce voyage.... Vous avez
là une excellente idée, monsieur le curé.

Il salua, il entra chez madame de Condamin, dont les moindres
migraines lui causaient des soucis extraordinaires. Le lendemain, au
dîner, Marthe parla du docteur en termes presque violents. Elle jurait
de ne plus le recevoir.

--C'est lui qui me rend malade, dit-elle. N'est-il pas venu me
conseiller de voyager, cette après-midi?

--Et je l'approuve fort, déclara l'abbé Faujas, qui pliait sa
serviette. Elle le regarda fixement, très-pâle, murmurant à voix plus
basse:

--Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans? Mais je mourrais,
dans un pays inconnu, loin de mes habitudes, loin de ceux que j'aime!

Le prêtre était debout, près de quitter la salle à manger. Il
s'approcha, il reprit avec un sourire:

--Vos amis ne désirent que votre santé. Pourquoi vous révoltez-vous
ainsi?

--Non, je ne veux pas, je ne veux pas, entendez-vous! s'écria-t-elle
en reculant.

Il y eut une courte lutte. Le sang était monté aux joues de l'abbé;
il avait croisé les bras, comme pour résister à la tentation de la
battre. Elle, adossée au mur, s'était redressée, avec le désespoir de
sa faiblesse. Puis, vaincue, elle tendit les mains, elle balbutia:

--Je vous en supplie, laissez-moi ici.... Je vous obéirai.

Et, comme elle éclatait en sanglots, il s'en alla, en haussant les
épaules, de l'air d'un mari qui redoute les crises de larmes. Madame
Faujas qui achevait tranquillement de dîner, avait assisté à cette
scène, la bouche pleine. Elle laissa pleurer Marthe tout à son aise.

--Vous n'êtes pas raisonnable, ma chère enfant, dit-elle enfin en
reprenant des confitures. Vous finirez par vous faire détester
d'Ovide. Vous ne savez pas le prendre.... Pourquoi refusez-vous de
voyager, si cela doit vous faire du bien? Nous garderions votre
maison. Vous retrouveriez tout à sa place, allez!

Marthe sanglotait toujours, sans paraître entendre.

--Ovide a tant de soucis, continua la vieille dame. Savez-vous qu'il
travaille souvent jusqu'à quatre heures du matin.... Quand vous
toussez la nuit, cela l'affecte beaucoup et lui ôte toutes ses idées.
Il ne peut plus travailler, il souffre plus que vous.... Faites-le
pour Ovide, ma chère enfant; allez-vous en, revenez-nous bien
portante.

Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant dans un cri toute son
angoisse, Marthe cria:

--Ah! tenez, le ciel ment!

Les jours suivants, il ne fut plus question du voyage à Nice. Madame
Mouret s'affolait à la moindre allusion. Elle refusait de quitter
Plassans, avec une énergie si désespérée, que le prêtre lui-même
comprit le danger d'insister sur ce projet. Elle commençait à
l'embarrasser terriblement dans son triomphe. Comme le disait Trouche
en ricanant, c'était elle qu'on aurait dû envoyer aux Tulettes la
première. Depuis l'enlèvement de Mouret, elle s'enfermait dans les
pratiques religieuses les plus rigides, évitant de prononcer le nom de
son mari, demandant à la prière un engourdissement de tout son être.
Mais elle restait inquiète, revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin
plus âpre d'oubli.

--La propriétaire tourne joliment de l'oeil, racontait chaque soir
Olympe à son mari. Aujourd'hui je l'ai accompagnée à l'église; j'ai dû
la ramasser par terre.... Tu rirais, si je te répétais tout ce qu'elle
vomit contre Ovide; elle est furieuse, elle dit qu'il n'a pas de
coeur, qu'il l'a trompée en lui promettant un tas de consolations. Et
contre le bon Dieu, donc! Il faut l'entendre! Il n'y a qu'une dévote
pour si mal parler de la religion. On croirait que le bon Dieu lui a
fait tort d'une grosse somme d'argent.... Veux-tu que je te dise? je
crois que son mari vient lui tirer les pieds, la nuit.

Trouche s'amusait beaucoup de toutes ces histoires.

--Tant pis pour elle, répondait-t-il. Si ce farceur de Mouret est
là-bas, c'est qu'elle l'a bien voulu. A la place de Faujas, je sais
comment j'arrangerais les choses; je la rendrais contente et douce
comme un mouton. Mais il est bête, Faujas; il y laissera sa peau, tu
verras.... Écoute, ma fille, ton frère n'est pas assez gentil avec
nous pour qu'on le tire d'embarras. Moi, je rirais le jour où la
propriétaire lui fera faire le plongeon. Que diable, quand on est bâti
comme ça, on ne met pas une femme dans son feu!

--Oui, Ovide nous méprise trop, murmurait Olympe.

Alors Trouche baissait la voix.

--Dis donc, si la propriétaire se jetait dans quelque puits avec ton
bête de frère, nous resterions les maîtres; la maison serait à nous.
Il y aurait une jolie pelote à faire.... Ce serait un vrai dénoûment,
celui-là.

Les Trouche d'ailleurs, avaient envahi le rez-de-chaussée, depuis le
départ de Mouret. Olympe s'était plainte d'abord que les cheminées
fumaient, en haut; puis, elle avait fini par persuader à Marthe que le
salon, abandonné jusque-là, était la pièce la plus saine de la maison.
Rose ayant reçu l'ordre d'y faire un grand feu, les deux femmes
passèrent là les journées, dans des causeries sans fin, en face des
bûches énormes qui flambaient. Un des rêves d'Olympe était de vivre
ainsi, bien habillée, allongée sur un canapé, au milieu du luxe d'un
bel appartement. Elle décida Marthe à changer le papier du salon,
à acheter des meubles et un tapis. Alors, elle fut une dame. Elle
descendait en pantoufles et en peignoir, elle parlait en maîtresse de
maison.

--Cette pauvre madame Mouret, disait-elle, a tant de tracas, qu'elle
m'a suppliée de l'aider. Je m'occupe un peu de ses affaires. Que
voulez-vous? c'est une bonne oeuvre.

Elle avait, en effet, su gagner la confiance de Marthe, qui, par
lassitude, se déchargeait sur elle des menus soins de la maison.
C'était elle qui tenait les clefs de la cave et des armoires; en
outre, elle payait les fournisseurs. Longtemps elle se consulta pour
savoir si elle manoeuvrerait de façon à s'installer également dans
la salle à manger. Mais Trouche l'en dissuada: ils ne seraient plus
libres de manger ni de boire à leur gré; ils n'oseraient seulement
pas boire leur vin pur ni inviter un ami à venir prendre le café.
Seulement, Olympe promit à son mari de lui monter sa portion des
desserts. Elle s'emplissait les poches de sucre, elle apportait
jusqu'à des bouts de bougie. A cet effet, elle avait cousu de grandes
poches de toile, qu'elle attachait sous sa jupe et qu'elle mettait un
bon quart d'heure à vider chaque soir.

--Vois-tu, c'est une poire pour la soif, murmurait-elle en entassant
les provisions pêle-mêle dans une malle, qu'elle poussait ensuite sous
son lit. Si nous venions à nous lâcher avec la propriétaire, nous
trouverions là de quoi aller un bout de temps.... Il faudra que je
monte des pots de confitures et du petit salé.

--Tu es bien bonne de te cacher, répondait Trouche. A ta place, je me
ferais apporter tout ça par Rose, puisque tu es la maîtresse.

Lui, s'était donné le jardin. Longtemps il avait jalousé Mouret en le
voyant tailler ses arbres, sabler ses allées, arroser ses laitues; il
caressait le rêve d'avoir à son tour un coin de terre, où il bêcherait
et planterait à son aise. Aussi, lorsque Mouret ne fut plus là,
envahit-il le jardin avec des projets de bouleversements, de
transformations complètes. Il commença par condamner les légumes. Il
se disait d'âme tendre et aimait les fleurs. Mais le travail de la
bêche le fatigua dès le second jour; un jardinier fut appelé, qui
défonça les carrés sous ses ordres, jeta au fumier les salades,
prépara le sol à recevoir au printemps des pivoines, des rosiers, des
lis, des graines de pieds-d'alouette et de volubilis, des boutures
d'oeillets et de géraniums. Puis, une idée lui poussa: il crut
comprendre que le deuil, l'air noir des plates-bandes, leur venait de
ces grands buis sombres qui les bordaient, et il médita longuement
d'arracher les buis.

--Tu as bien raison, déclara Olympe consultée; ça ressemble à un
cimetière. Moi, j'aimerais pour bordure des branches de fonte imitant
des bois rustiques.... Je déciderai la propriétaire. Fais toujours
arracher les buis.

Les buis furent arrachés. Huit jours plus tard, le jardinier posait
les bois rustiques. Trouche déplaça encore plusieurs arbres fruitiers
qui gênaient la vue, fit repeindre les tonnelles en vert clair,
orna le jet d'eau de rocailles. La cascade de M. Rastoil le tentait
furieusement; mais il se contenta de choisir la place où il en
établirait une semblable, «si les affaires marchaient bien».

--Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des yeux! disait-il le soir à
sa femme. Ils voient bien qu'un homme de goût est là maintenant.... Au
moins, cet été, quand nous nous mettrons à la fenêtre, ça sentira bon,
et nous aurons une jolie vue.

Marthe laissait faire, approuvait tous les projets qu'on lui
soumettait; d'ailleurs, on finissait par ne plus même la consulter.
Les Trouche n'avaient à lutter que contre madame Faujas, qui
continuait à leur disputer la maison pied à pied. Lorsque Olympe
s'était emparée du salon, elle avait dû livrer une bataille en règle
à sa mère. Peu s'en était fallu que celle-ci ne l'emportât. Ce fut le
prêtre qui dérangea la victoire.

--Ta gueuse de soeur dit pis que pendre de nous à la propriétaire, se
plaignait sans cesse madame Faujas. Je vois dans son jeu, elle veut
nous supplanter, avoir tout l'agrément pour elle.... Est-ce qu'elle
ne s'établit pas maintenant dans le salon, comme une dame, cette
vaurienne!

Le prêtre n'écoutait pas, avait des gestes brusques d'impatience. Un
jour il se fâcha, il cria:

--Je vous en prie, mère, laissez-moi tranquille. Ne me parlez plus
d'Olympe ni de Trouche.... Qu'ils se fassent pendre, s'ils veulent!

--Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des dents de rat. Quand
tu voudras ta part, ils auront tout rongé.... Il n'y a que toi qui
puisses les faire tenir tranquilles. Il regarda sa mère avec son
sourire mince.

--Mère, vous m'aimez bien, murmura-t-il; je vous pardonne....
Rassurez-vous, je veux autre chose que la maison; elle n'est pas à
moi, et je ne garde que ce que je gagne. Vous serez glorieuse, lorsque
vous verrez ma part.... Trouche m'a été utile. Il faut bien fermer un
peu les yeux.

Madame Faujas dut alors battre en retraite. Elle le fit de
très-mauvaise grâce, en grondant sous les rires de triomphe dont
Olympe la poursuivait. Le désintéressement absolu de son fils la
désespérait dans ses rudes appétits, dans ses économies prudentes
de paysanne. Elle aurait voulu mettre la maison en sûreté, vide et
propre, pour qu'Ovide la trouvât, le jour où il en aurait besoin.
Aussi les Trouche, avec leurs dents longues, lui causaient-ils un
désespoir d'avare dépouillé par des étrangers; il lui semblait qu'ils
dévoraient son bien, qu'ils lui mangeaient la chair, qu'ils les
mettaient sur la paille, elle et son enfant préféré. Quand l'abbé
lui eut défendu de s'opposer au lent envahissement des Trouche, elle
résolut tout au moins de sauver du pillage ce qu'elle pourrait. Alors,
elle se prit à voler dans les armoires, comme Olympe; elle s'attacha
aussi de grandes poches sous les jupes; elle eut un coffre qu'elle
emplit de tout ce qu'elle ramassa, provisions, linge, petits objets.

--Que cachez-vous donc là, mère? lui demanda un soir l'abbé en entrant
dans sa chambre, attiré par le bruit qu'elle faisait en remuant le
coffre.

Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s'abandonna à une colère
épouvantable.

--Quelle honte! cria-t-il. Vous voilà voleuse, maintenant! Et
qu'arriverait-il, si l'on vous surprenait? Je serais la fable de la
ville.

--C'est pour toi, Ovide, murmurait-elle. --Voleuse, ma mère est
voleuse! Vous croyez peut-être que je vole aussi, moi, que je suis
venu ici pour voler, que ma seule ambition est d'allonger les mains et
de voler! Mon Dieu! quelle idée avez-vous donc de moi?... Il faudra
nous séparer, mère, si nous ne nous entendons pas davantage.

Cette parole terrassa la vieille femme. Elle était restée agenouillée
devant le coffre; elle se trouva assise sur le carreau, toute pâle,
étranglant, les mains tendues. Puis, quand elle put parler:

--C'est pour toi, mon enfant, pour toi seul, je te jure.... Je te l'ai
dit, ils prennent tout; elle emporte tout dans ses poches. Toi, tu
n'auras rien, pas un morceau de sucre.... Non, non, je ne prendrai
plus rien, puisque cela te contrarie; mais tu me garderas avec toi,
n'est-ce pas? tu me garderas avec toi....

L'abbé Faujas ne voulut rien lui promettre, tant qu'elle n'aurait pas
remis en place tout ce qu'elle avait enlevé. Il présida lui-même,
pendant près d'une semaine, au déménagement secret du coffre; il lui
regardait emplir ses poches et attendait qu'elle remontât pour faire
un nouveau voyage. Par prudence, il ne lui laissait faire que deux
voyages, le soir. La vieille femme avait le coeur crevé, à chaque
objet qu'elle rendait; elle n'osait pleurer, mais des larmes de regret
lui gonflaient les paupières; ses mains étaient plus tremblantes
que lorsqu'elle avait vidé les armoires. Ce qui l'acheva, ce fut de
constater, dès le second jour, que sa fille Olympe, à chaque chose
qu'elle replaçait, venait derrière elle, et s'en emparait. Le linge,
les provisions, les bouts de bougie, ne faisaient que changer de
poche.

--Je ne descends plus rien, dit-elle à son fils en se révoltant sous
ce coup imprévu. C'est inutile, ta soeur ramasse tout derrière mon
dos. Ah! la coquine! Autant valait-il lui donner le coffre. Elle doit
avoir un joli magot, là-haut .... Je t'en supplie, Ovide, laisse-moi
garder ce qui reste. Ça ne fait pas de tort à la propriétaire,
puisque, de toutes les façons, c'est perdu pour elle.

--Ma soeur est ce qu'elle est, répondit tranquillement le prêtre; mais
je veux que ma mère soit une honnête femme. Vous m'aiderez davantage
en ne commettant pas de pareilles actions.

Elle dut tout rendre, et elle vécut dès lors dans une haine farouche
des Trouche, de Marthe, de la maison entière. Elle disait que le jour
viendrait où il lui faudrait défendre Ovide contre tout ce monde.

Les Trouche alors régnèrent en maîtres. Ils achevèrent la conquête
de la maison, ils pénétrèrent dans les coins les plus étroits.
L'appartement de l'abbé fut seul respecté. Ils ne tremblaient que
devant lui. Ce qui ne les empêchait pas d'inviter des amis, de faire
des «gueuletons» qui duraient jusqu'à deux heures du matin. Guillaume
Porquier vint avec des bandes de tout jeunes gens. Olympe, malgré ses
trente-sept ans, minaudait, et plus d'un collégien échappé la serra
de fort près, ce qui lui donnait des rires de femme chatouillée et
heureuse. La maison devint pour elle un paradis. Trouche ricanait,
la plaisantait, lorsqu'il était seul avec elle; il prétendait avoir
trouvé un cartable d'écolier sous ses jupons.

--Tiens! disait-elle sans se fâcher, est-ce que tu ne t'amuses pas,
toi?... Tu sais bien que nous sommes libres.

La vérité était que Trouche avait failli compromettre cette vie de
cocagne par une escapade trop forte. Une religieuse l'avait surpris
en compagnie de la fille d'un tanneur, de cette grande gamine blonde
qu'il couvait des yeux depuis longtemps. La petite raconta qu'elle
n'était pas la seule, que d'autres aussi avaient reçu des bonbons.
La religieuse, connaissant la parenté de Trouche avec le curé de
Saint-Saturnin, eut la prudence de ne pas ébruiter l'aventure, avant
d'avoir vu ce dernier. Il la remercia, lui fit entendre que la
religion serait la première à souffrir d'un pareil scandale. L'affaire
fut étouffée, les dames patronnesses de l'oeuvre ne soupçonnèrent
rien. Mais l'abbé Faujas eut avec son beau-frère une explication
terrible, qu'il provoqua devant Olympe, pour que la femme possédât une
arme contre le mari et pût le tenir en respect. Aussi depuis cette
histoire, chaque fois que Trouche la contrariait, Olympe lui
disait-elle sèchement:

--Va donc donner des bonbons aux petites filles! Ils eurent longtemps
une autre épouvante. Malgré la vie grasse qu'ils menaient, bien que
fournis de tout par les armoires de la propriétaire, ils étaient
criblés de dettes dans le quartier. Trouche mangeait ses appointements
au café; Olympe employait à des fantaisies l'argent qu'elle tirait
des poches de Marthe, en lui racontant des histoires extraordinaires.
Quant aux choses nécessaires à la vie, elles étaient prises
religieusement à crédit par le ménage. Une note qui les inquiéta
beaucoup fut surtout celle du pâtissier de la rue de la Bane,--elle
montait à plus de cent francs, --d'autant plus que ce pâtissier était
un homme brutal qui les menaçait de tout dire à l'abbé Faujas.
Les Trouche vivaient dans les transes, redoutant quelque scène
épouvantable; mais le jour où la note lui fut présentée, l'abbé Faujas
paya sans discussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le
prêtre semblait au-dessus de ces misères; il continuait à vivre, noir
et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sans s'apercevoir des
dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruine lente qui peu à peu
faisait craquer les plafonds. Tout s'abîmait autour de lui, pendant
qu'il allait droit à son rêve d'ambition. Il campait toujours en
soldat dans sa grande chambre nue, ne s'accordant aucun bien-être, se
fâchant quand on voulait le gâter. Depuis qu'il était le maître de
Plassans, il redevenait sale: son chapeau était rouge, ses bas se
crottaient; sa soutane, reprisée chaque matin par sa mère, ressemblait
à la loque lamentable, usée, blanchie, qu'il portait dans les premiers
temps.

--Bah! elle est encore très-bonne, répondait-il, lorsqu'on hasardait
autour de lui quelques timides observations.

Et il l'étalait, la promenait dans les rues, la tête haute, sans
s'inquiéter des étranges regards qu'on lui jetait. Il n'y avait pas de
bravade dans son cas; c'était une pente naturelle. Maintenant qu'il
croyait ne plus avoir besoin de plaire, il retournait à son dédain de
toute grâce. Son triomphe était de s'asseoir tel qu'il était, avec son
grand corps mal taillé, sa rudesse, ses vêtements crevés, au milieu de
Plassans conquis.

Madame de Condamin blessée de cette odeur âcre de combattant qui
montait de sa soutane, voulut un jour le gronder maternellement.

--Savez-vous que ces dames commencent à vous détester? lui dit-elle
en riant. Elles vous accusent de ne plus faire le moindre frais de
toilette.... Auparavant, lorsque vous tiriez votre mouchoir, il
semblait qu'un enfant de choeur balançât un encensoir derrière vous.

Il parut très-etonné. Il n'avait pas changé, croyait-il. Mais elle se
rapprocha, et d'une voix amicale:

--Voyons, mon cher curé, vous me permettrez de vous parler à coeur
ouvert.... Eh bien! vous avez tort de vous négliger. C'est à peine si
votre barbe est faite, vous ne vous peignez plus, vos cheveux sont
ébourriffés comme si vous veniez de vous battre à coups de poing. Je
vous assure, cela produit un très-mauvais effet.... Madame Rastoil
et madame Delangre me disaient hier qu'elles ne vous reconnaissaient
plus. Vous compromettez vos succès.

Il se mit à rire, d'un rire de défi, en branlant sa tête inculte et
puissante. --Maintenant c'est fait, se contenta-t-il de répondre; il
faudra bien qu'elles me prennent mal peigné.

Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souple se
dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes les volontés.
Sa face redevenue terreuse avait des regards d'aigle; ses grosses
mains se levaient, pleines de menaces et de châtiments. La ville fut
positivement terrifiée, en voyant le maître qu'elle s'était donné
grandir ainsi démesurément, avec la défroque immonde, l'odeur forte,
le poil roussi d'un diable. La peur sourde des femmes affermit encore
son pouvoir. Il fut cruel pour ses pénitentes, et pas une n'osa le
quitter; elles venaient a lui avec des frissons dont elles goûtaient
la fièvre.

--Ma chère, avouait madame de Condamin à Marthe, j'avais tort en
voulant qu'il se parfumât; je m'habitue, je trouve même qu'il est
beaucoup mieux.... Voilà un homme!

L'abbé Faujas régnait surtout à l'évêché. Depuis les élections,
il avait fait à monseigneur Rousselot une vie de prélat fainéant.
L'évêque vivait avec ses chers bouquins, dans son cabinet, où l'abbé,
qui dirigeait le diocèse de la pièce voisine, le tenait réellement
sous clef, le laissant voir seulement aux personnes dont il ne se
défiait pas. Le clergé tremblait sous ce maître absolu; les
vieux prêtres en cheveux blancs se courbaient avec leur humilité
ecclésiastique, leur abandon de toute volonté. Souvent, monseigneur
Rousselot enfermé avec l'abbé Surin, pleurait de grosses larmes
silencieuses; il regrettait la main sèche de l'abbé Fenil, qui avait
des heures de caresse, tandis que, maintenant, il se sentait comme
écrasé sous une pression implacable et continue. Puis, il souriait, il
se résignait, murmurant avec son égoïsme aimable:

--Allons, mon enfant, mettons-nous au travail.... Je ne devrais pas me
plaindre, j'ai la vie que j'ai toujours rêvée: une solitude absolue et
des livres. Il soupirait, il ajoutait à voix basse:

--Je serais heureux, si je ne craignais de vous perdre, mon cher
Surin.... Il finira par ne plus vous tolérer ici. Hier, il m'a paru
vous regarder avec des yeux soupçonneux. Je vous en conjure, dites
toujours comme lui, mettez-vous de son côté, ne m'épargnez pas. Hélas!
je n'ai plus que vous.

Deux mois après les élections, l'abbé Vial, un des grands vicaires de
monseigneur, alla s'installer à Rome. Naturellement l'abbé Faujas se
donna la place, bien qu'elle fût promise depuis longtemps à
l'abbé Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier à la cure de
Saint-Saturnin, qu'il quittait; il mit là un jeune prêtre ambitieux,
dont il avait fait sa créature.

--Monseigneur n'a pas voulu entendre parler de vous, dit-il sèchement
à l'abbé Bourrette, lorsqu'il le rencontra.

Et comme le vieux prêtre balbutiait qu'il verrait monseigneur, qu'il
lui demanderait une explication, il ajouti plus doucement:

--Monseigneur est trop souffrant pour vous recevoir. Reposez-vous sur
moi, je plaiderai votre cause.

Dès son entrée à la Chambre, M. Delangre avait voté avec la majorité.
Plassans était conquis ouvertement à l'empire. Il semblait même que
l'abbé mît quelque vengeance à brutaliser ces bourgeois prudents,
condamnant de nouveau les petites portes de l'impasse des
Chevillottes, forçant M. Rastoil et ses amis à entrer chez le
sous-préfet par la place, par la porte officielle. Quand il se
montrait aux réunions intimes, ces messieurs restaient très-humbles
devant lui. Et telle était la fascination, la terreur sourde de son
grand corps débraillé, que, même lorsqu'il n'était pas là, personne
n'osait risquer le moindre mot équivoque sur son compte.

--C'est un homme du plus grand mérite, déclarait M. Péqueur
des Saulaies, qui comptait sur une préfecture. --Un homme bien
remarquable, répétait le docteur Porquier.

Tous hochaient la tête. M. de Condamin, que ce concert d'éloges
finissait par agacer, se donnait parfois la joie de les mettre dans
l'embarras.

--Il n'a pas un bon caractère, en tout cas, murmurait-il. Cette phrase
glaçait la société. Chacun de ces messieurs soupçonnait son voisin
d'être vendu au terrible abbé.

--Le grand vicaire a le coeur excellent, hasardait M. Rastoil
prudemment; seulement, comme tous les grands esprits, il est peut-être
d'un abord un peu sévère.

--C'est absolument comme moi, je suis très-facile à vivre et j'ai
toujours passé pour un homme dur, s'écriait M. de Bourdeu, réconcilié
avec la société depuis qu'il avait eu un long entretien particulier
avec l'abbé Faujas.

Et, voulant remettre tout le monde à son aise, le président reprenait:

--Savez-vous qu'il est question d'un évêché pour le grand vicaire?

Alors, c'était un épanouissement. M. Maffre comptait bien que ce
serait à Plassans même que l'abbé Faujas deviendrait évêque, après le
départ de monseigneur Rousselot, dont la santé était chancelante.

---Chacun y gagnerait, disait naïvement l'abbé Bourrette. La maladie a
aigri monseigneur, et je sais que notre excellent Faujas fait les plus
grands efforts pour détruire dans son esprit certaines préventions
injustes.

--Il vous aime beaucoup, assurait le juge Paloque, qui venait d'être
décoré; ma femme l'a entendu se plaindre de l'oubli dans lequel on
vous laisse.

Lorsque l'abbé Surin était là, il faisait chorus; mais, bien qu'il eût
la mître dans la poche, selon l'expression des prêtres du diocèse, le
succès de l'abbé Faujas l'inquiétait. Il le regardait de son air joli,
blessé de sa rudesse, se souvenant de la prédiction de monseigneur,
cherchant la fente qui ferait tomber en poudre le colosse.

Cependant, ces messieurs étaient satisfaits, sauf M. de Bourdeu et
M. Péqueur des Saulaies, qui attendaient encore les bonnes grâces du
gouvernement. Aussi ces deux-là étaient-ils les plus chauds partisans
de l'abbé Faujas. Les autres, à la vérité, se seraient révoltés
volontiers, s'ils avaient osé; ils étaient las de la reconnaissance
continue exigée par le maître, ils souhaitaient ardemment qu'une main
courageuse les délivrât. Aussi échangèrent-ils d'étranges regards,
aussitôt détournés, le jour où madame Paloque demanda, en affectant
une grande indifférence:

--Et l'abbé Fenil, que devient-il donc? Il y a un siècle que je n'ai
entendu parler de lui.

Un profond silence s'était fait. M. de Condamin était seul capable de
se hasarder sur un terrain aussi brûlant; on le regarda.

--Mais, répondit-il tranquillement, je le crois claquemuré dans sa
propriété des Tulettes.

Et madame de Condamin ajouta avec un rire d'ironie:

--On peut dormir en paix: c'est un homme fini, qui ne se mêlera plus
des affaires de Plassans.

Marthe seule restait un obstacle. L'abbé Faujas la sentait lui
échapper chaque jour davantage; il roidissait sa volonté, appelait ses
forces de prêtre et d'homme pour la plier, sans parvenir à modérer en
elle l'ardeur qu'il lui avait soufflée. Elle allait au but logique de
toute passion, exigeait d'entrer plus avant à chaque heure dans la
paix, dans l'extase, dans le néant parfait du bonheur divin. Et
c'était en elle une angoisse mortelle d'être comme murée au fond de sa
chair, de ne pouvoir se hausser à ce seuil de lumière, qu'elle croyait
apercevoir, toujours plus loin; toujours plus haut. Maintenant, elle
grelottait, à Saint-Saturnin, dans cette ombre froide où elle avait
goûté des approches si pleines d'ardentes délices; les ronflements
des orgues passaient sur sa nuque inclinée, sans soulever ses poils
follets d'un frisson de volupté; les fumées blanches de l'encens ne
l'assoupissaient plus au milieu d'un rêve mystique; les chapelles
flambantes, les saints ciboires rayonnant comme des astres, les
chasubles d'or et d'argent, pâlissaient, se noyaient, sous ses regards
obscurcis de larmes. Alors, ainsi qu'une damnée, brûlée des feux du
paradis, elle levait les bras désespérément, elle réclamait l'amant
qui se refusait à elle, balbutiant, criant:

--Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi vous-êtes vous retiré de moi?

Honteuse, comme blessée de la froideur muette des voûtes, Marthe
quittait l'église avec la colère d'une femme dédaignée. Elle rêvait
des supplices pour offrir son sang; elle se débattait furieusement
dans cette impuissance à aller plus loin que la prière, à ne pas se
jeter d'un bond entre les bras de Dieu. Puis, rentrée chez elle, elle
n'avait d'espoir qu'en l'abbé Faujas. Lui seul pouvait la donner
à Dieu; il lui avait ouvert les joies de l'initiation, il devait
maintenant déchirer le voile entier. Et elle imaginait une suite de
pratiques aboutissant à la satisfaction complète de son être. Mais
le prêtre s'emportait, s'oubliait jusqu'à la traiter grossièrement,
refusait de l'entendre, tint qu'elle ne serait point à genoux,
humiliée, inerte, ainsi qu'un cadavre. Elle l'écoutait, debout,
soulevée par une révolte de tout son corps, tournant contre lui la
rancune de ses désirs trompés, l'accusant de la lâche trahison dont
elle agonisait.

Souvent, la vieille madame Rougon crut devoir intervenir entre l'abbé
et sa fille, comme elle le faisait autrefois entre celle-ci et Mouret.
Marthe lui ayant conté ses chagrins, elle parla au prête en belle-mère
voulant le bonheur de ses enfants, passant le temps à mettre la paix
dans leur ménage. --Voyons, lui dit-elle en souriant, vous ne pouvez
donc vivre tranquilles! Marthe se plaint toujours, et vous sembla
continuellement la bouder.... Je sais bien que les femmes
sont exigeantes, mais avouez aussi que vous manquez un peu de
complaisance.... Je suis vraiment peinée de ce qui se passe; il serait
si facile de vous entendre! Je vous en prie, mon cher abbé, soyez plus
doux.

Elle le grondait aussi amicalement de sa mauvaise tenue. Elle sentait,
de son flair de femme adroite, qu'il abusait de la victoire. Puis
elle excusait sa fille; la chère enfant avait beaucoup souffert, sa
sensibilité nerveuse demandait de grands ménagements; d'ailleurs, elle
possédait un excellent caractère, un naturel aimant, dont un homme
habile devait disposer à sa guise. Mais, un jour qu'elle lui
enseignait ainsi la façon de faire de Marthe tout ce qu'il voudrait,
l'abbé Faujas se lassa de ces éternels conseils.

--Eh! non, cria-t-il brutalement, votre fille est folle, elle
m'assomme, je ne veux plus m'occuper d'elle.... Je payerais cher le
garçon qui m'en débarrasserait.

Madame Rougon le regarda fixement, les lèvres pincées.

--Écoutez, mon cher, lui répondit-elle au bout d'un silence, vous
manquez de tact; cela vous perdra. Faites la culbute, si ça vous
amuse. Moi, en somme, je m'en lave les mains. Je vous ai aidé, non pas
pour vos beaux yeux, mais pour être agréable à nos amis de Paris. On
m'écrivait de vous piloter, je vous pilotais.... Seulement, retenez
bien ceci: je ne souffrirai pas que vous veniez faire le maître chez
moi. Que le petit Péqueur, que le bonhomme Rastoil tremblent à la vue
de votre soutane, cela est bon. Nous autres, nous n'avons pas peur,
nous entendons rester les maîtres. Mon mari a conquis Plassans avant
vous, et nous garderons Plassans, je vous en préviens.

A partir de ce jour, il y eut un grand froid entre les Rougon et
l'abbé Faujas. Lorsque Marthe vint se plaindre de nouveau, sa mère lui
dit nettement:

--Ton abbé se moque de toi. Tu n'auras jamais la moindre satisfaction
avec cet homme.... A ta place, je ne me gênerais pas pour lui jeter
à la figure ses quatre vérités. D'abord, il est sale comme un peigne
depuis quelque temps; je ne comprends pas comment tu peux manger à
côté de lui.

La vérité était que madame Rougon avait soufflé à son mari un plan
fort ingénieux. Il s'agissait d'évincer l'abbé pour bénéficier de
son succès. Maintenant que la ville votait correctement, Rougon, qui
n'avait point voulu risquer une campagne ouverte, devait suffire à
la maintenir dans le bon chemin. Le salon vert n'en serait que plus
puissant. Félicité, dès lors, attendit avec cette ruse patiente à
laquelle elle devait sa fortune.

Le jour où sa mère lui jura que l'abbé «se moquait d'elle», Marthe
se rendit à Saint-Saturnin, le coeur saignant, résolue à un appel
suprême. Elle demeura là deux heures, dans l'église déserte,
épuisant les prières, attendant l'extase, se torturant à chercher
le soulagement. Des humilités l'aplatissaient sur les dalles, des
révoltes la redressaient les dents serrées, tandis que tout son être,
tendu follement, se brisait à ne saisir, à ne baiser que le vide de
sa passion. Quand elle se leva, quand elle sortit, le ciel lui parut
noir; elle ne sentait pas le pavé sons ses pieds, et les rues étroites
lui laissaient l'impression d'une immense solitude. Elle jeta son
chapeau et son châle sur la table de la salle à manger, elle monta
droit à la chambre de l'abbé Faujas.

L'abbé, assis devant sa petite table, songeait, la plume tombée des
doigts. Il lui ouvrit, préoccupé; mais, lorsqu'il l'aperçut toute pâle
devant lui, avec une résolution ardente dans les yeux, il eut un geste
de colère.

--Que voulez-vous? demanda-t-il, pourquoi êtes-vous montée?...
Redescendez et attendez-moi, si vous avez quelque chose à me dire.

Elle le poussa, elle entra sans prononcer une parole.

Lui, hésita un instant, luttant contre la brutalité qui lui faisait
déjà lever la main. Il restait debout, en face d'elle, sans refermer
la porte grande ouverte.

--Que voulez vous? répéta-t-il; je suis occupé.

Alors, elle alla fermer la porte. Puis, seule avec lui, elle
s'approcha. Elle dit enfin:

--J'ai à vous parler.

Elle s'était assise, regardant la chambre, le lit étroit, la commode
pauvre, le grand Christ de bois noir, dont la brusque apparition sur
la nudité du mur lui donna un court frisson. Une paix glaciale tombait
du plafond. Le foyer de la cheminée était vide, sans une pincée de
cendre.

--Vous allez prendre froid, dit le prêtre d'une voix calmée. Je vous
en prie, descendons.

--Non, j'ai à vous parler, dit-elle de nouveau.

Et, les mains jointes, en pénitente qui se confesse:

--Je vous dois beaucoup.... Avant votre venue, j'étais sans âme. C'est
vous qui avez voulu mon salut. C'est par vous que j'ai connu les
seules joies de mon existence. Vous êtes mon sauveur et mon père.
Depuis cinq ans, je ne vis que par vous et pour vous.

Sa voix se brisait, elle glissait sur les genoux. Il l'arrêta d'un
geste.

--Eh bien! cria-t-elle, aujourd'hui je souffre, j'ai besoin de votre
aide.... Écoutez-moi, mon père. Ne vous retirez pas de moi. Vous ne
pouvez m'abandonner ainsi.... Je vous dis que Dieu ne m'entend plus.
Je ne le sens plus.... Ayez pitié, je vous en prie. Conseillez-moi,
menez-moi à ces grâces divines dont vous m'avez fait connaître les
premiers bonheurs; apprenez-moi ce que je dois faire pour guérir, pour
aller toujours plus avant dans l'amour de Dieu. --Il faut prier, dit
gravement le prêtre.

--J'ai prié, j'ai prié pendant des heures, la tête dans les mains,
cherchant à m'anéantir au fond de chaque mot d'adoration, et je n'ai
pas été soulagée, et je n'ai pas senti Dieu.

--Il faut prier, prier encore, prier toujours, prier jusqu'à ce que
Dieu soit touché et qu'il descende en vous.

Elle le regardait avec angoisse.

--Alors, demanda-t-elle, il n'y a que la prière? Vous ne pouvez rien
pour moi?

--Non, rien, déclara-t-il rudement.

Elle leva ses mains tremblantes, dans un élan désespéré, la gorge
gonflée de colère. Mais elle se contint. Elle balbutia:

--Votre ciel est fermé. Vous m'avez menée jusque-là pour me heurter
contre ce mur..... J'étais bien tranquille, vous vous souvenez, quand
vous êtes venu. Je vivais dans mon coin, sans un désir, sans une
curiosité. Et c'est vous qui m'avez reveillée avec des paroles qui
me retournaient le coeur. C'est vous qui m'avez fait entrer dans une
autre jeunesse .... Ah! vous ne savez pas quelles jouissances vous me
donniez, dans les commencements! C'était une chaleur en moi, douce,
qui allait jusqu'au bout de mon être. J'entendais mon coeur. J'avais
une espérance immense. A quarante ans, cela me semblait ridicule
parfois, et je souriais; puis, je me pardonnais, tant je me trouvais
heureuse.... Mais, maintenant, je veux le reste du bonheur promis. Ça
ne peut pas être tout. Il y a autre chose, n'est-ce pas? Comprenez
donc que je suis lasse de ce désir toujours en éveil, que ce désir m'a
brûlée, que ce désir me met en agonie. Il faut que je me dépêche, à
présent que je n'ai plus de santé; je ne veux pas être dupe.... Il y a
autre chose, dites-moi qu'il y a autre chose.

L'abbé Faujas restait impassible, laissant passer ce flot de paroles
ardentes. --Il n'y a rien, il n'y a rien! continua-t-elle avec
emportement; alors vous m'avez trompée.... Vous m'avez promis le ciel,
en bas, sur la terrasse, par ces soirées pleines d'étoiles. Moi, j'ai
accepté. Je me suis vendue, je me suis livrée. J'étais folle, dans ces
premières tendresses de la prière.... Aujourd'hui, le marché ne tient
plus; j'entends rentrer dans mon coin, retrouver ma vie calme.
Je mettrai tout le monde à la porte, j'arrangerai la maison, je
raccommoderai le linge à ma place accoutumée, sur la terrasse.... Oui,
j'aimais à raccommoder le linge. La couture ne me fatiguait pas....
Et je veux que Désirée soit à côté de moi, sur son petit banc; elle
riait, elle faisait des poupées, la chère innocente....

Elle éclata en sanglots.

--Je veux mes enfants!....C'étaient eux qui me protégeaient.
Lorsqu'ils n'ont plus été là, j'ai perdu la tête, j'ai commencé à mal
vivre.... Pourquoi me les avez-vous pris?... Ils s'en sont allés un à
un, et la maison m'est devenue comme étrangère. Je n'y avais plus le
coeur. J'étais contente, lorsque je la quittais pour une après-midi;
puis, le soir, quand je rentrais, il me semblait descendre chez des
inconnus. Jusqu'aux meubles qui me paraissaient hostiles et glacés. Je
haïssais la maison.... Mais j'irai les reprendre, les pauvres petits.
Ils changeront tout ici, dès leur arrivée.... Ah! si je pouvais me
rendormir de mon bon sommeil!

Elle s'exaltait de plus en plus. Le prêtre tenta de la calmer par un
moyen qui lui avait souvent réussi.

--Voyons, soyez raisonnable, chère dame, dit-il en cherchant à
s'emparer de ses mains pour les tenir serrées entre les siennes.

--Ne me touchez pas! cria-t-elle en reculant. Je ne veux pas.... Quand
vous me tenez, je suis faible comme un enfant. La chaleur de vos mains
m'emplit de lâcheté.... Ce serait à recommencer demain; car je ne puis
plus vivre, voyez-vous, et vous ne m'apaisez que pour une heure.

Elle était devenue sombre. Elle murmura:

--Non, je suis damnée à présent. Jamais je n'aimerai plus la maison.
Et si les enfants venaient, ils demanderaient leur père.... Ah! tenez,
c'est cela qui m'étouffe.... Je ne serai pardonnée que lorsque j'aurai
dit mon crime à un prêtre.

Et tombant à genoux:

--Je suis coupable. C'est pourquoi la face de Dieu se détourne de moi.

Mais l'abbé Faujas voulut la relever.

--Taisez-vous, dit-il avec éclat. Je ne puis recevoir ici votre aveu.
Venez demain à Saint-Saturnin.

--Mon père, reprit-elle en se faisant suppliante, ayez pitié! Demain,
je n'aurai plus la force.

--Je vous défends de parler, cria-t-il plus violemment; je ne veux
rien savoir, je détournerai la tête, je fermerai les oreilles.

Il reculait, les bras tendus, comme pour arrêter l'aveu sur les lèvres
de Marthe. Tous deux se regardèrent un instant en silence, avec la
sourde colère de leur complicité.

--Ce n'est pas un prêtre qui vous entendrait, ajouta-t-il d'une voix
plus étouffée. Il n'y a ici qu'un homme pour vous juger et vous
condamner.

--Un homme! répéta-t-elle affolée. Eh bien! cela vaut mieux. Je
préfère un homme.

Elle se releva, continua dans sa fièvre:

--Je ne me confesse pas, je vous dis ma faute. Après les enfants, j'ai
laissé partir le père. Jamais il ne m'a battue, le malheureux! C'était
moi qui étais folle. Je sentais des brûlures par tout le corps, et je
m'égratignais, j'avais besoin du froid des carreaux pour me calmer.
Puis, c'était une telle honte après la crise, de me voir ainsi toute
nue devant le monde, que je n'osais parler. Si vous saviez quels
effroyables cauchemars me jetaient par terre! Tout l'enfer me tournait
dans la tête. Lui, le pauvre homme, me faisait pitié, à claquer des
dents. Il avait peur de moi. Quand vous n'étiez plus là, il n'osait
approcher, il passait la nuit sur une chaise.

L'abbé Faujas essaya de l'interrompre.

--Vous vous tuez, dit-il. Ne remuez pas ces souvenirs. Dieu vous
tiendra compte de vos souffrances.

--C'est moi qui l'ai envoyé aux Tulettes, reprit-elle, en lui imposant
silence d'un geste énergique. Vous tous, vous me disiez qu'il était
fou.... Ah! quelle vie intolérable! Toujours, j'ai eu l'épouvante de
la folie. Quand j'étais jeune, il me semblait qu'on m'enlevait le
crâne et que ma tête se vidait. J'avais comme un bloc de glace dans le
front. Eh bien! cette sensation de froid mortel, je l'ai retrouvée,
j'ai eu peur de devenir folle, toujours, toujours... Lui, on l'a
emmené. J'ai laissé faire. Je ne savais plus. Mais, depuis ce temps,
je ne peux fermer les yeux, sans le voir, là. C'est ce qui me rend
singulière, ce qui me cloue pendant des heures à la même place, les
yeux ouverts.... Et je connais la maison, je l'ai dans les yeux.
L'oncle Macquart me l'a montrée. Elle toute grise comme une prison,
avec des fenêtres noires.

Elle étouffait. Elle porta à ses lèvres un mouchoir, qu'elle retira
tâché de quelques gouttes de sang. Le prêtre, les bras croisés
fortement, attendait la fin de la crise.

--Vous savez tout, n'est-ce pas? acheva-t-elle en balbutiant. Je
suis une misérable, j'ai péché pour vous.... Mais donnez-moi la vie,
donnez-moi la joie, et j'entre sans remords dans ce bonheur surhumain
que vous m'avez promis.

--Vous mentez, dit lentement le prêtre, je ne sais rien, j'ignorais
que vous eussiez commis ce crime.

Elle recula à son tour, les mains jointes, bégayant, fixant sur lui
des regards terrifiés. Puis, emportée, perdant conscience, se faisant
familière:

--Écoutez, Ovide, murmura-t-elle, je vous aime, et vous le savez,
n'est-ce pas? Je vous ai aimé, Ovide, le jour où vous êtes entré
ici.... Je ne vous le disais pas. Je voyais que cela vous déplaisait.
Mais je sentais bien que vous deviniez mon coeur. J'étais satisfaite,
j'espérais que nous pourrions être heureux un jour, dans une union
toute divine.... Alors, c'est pour vous que j'ai vidé la maison. Je
me suis trainée sur les genoux, j'ai été votre servante.... Vous ne
pouvez pourtant pas être cruel jusqu'au bout. Vous avez consenti à
tout, vous m'avez permis d'être à vous seul, d'écarter les obstacles
qui nous séparaient. Souvenez-vous, je vous en supplie. Maintenant que
me voilà malade, abandonnée, le coeur meurtri, la tête vide, il est
impossible que vous me repoussiez.... Nous n'avons rien dit tout haut,
c'est vrai. Mais mon amour parlait et votre silence répondait. C'est
à l'homme que je m'adresse, ce n'est pas au prêtre. Vous m'avez dit
qu'il n'y avait qu'un homme, ici. L'homme m'entendra.... Je vous aime,
Ovide, je vous aime, et j'en meurs.

Elle sanglotait. L'abbé Faujas avait redressé sa haute taille, il
s'approcha de Marthe, laissa tomber sur elle son mépris de la femme.

--Ah! misérable chair! dit-il. Je comptais que vous seriez
raisonnable, que jamais vous n'en viendriez à cette honte de dire tout
haut ces ordures.... Oui, c'est l'éternelle lutte du mal contre les
volontés fortes. Vous êtes la tentation d'en bas, la lâcheté, la chute
finale. Le prêtre n'a pas d'autre adversaire que vous, et l'on devrait
vous chasser des églises, comme impures et maudites.

--Je vous aime, Ovide, balbutia-t-elle encore; je vous aime,
secourez-moi.

--Je vous ai déjà trop approchée, continua-t-il. Si j'échoue, ce
sera vous, femme, qui m'aurez ôté de ma force par votre seul désir.
Retirez-vous, allez-vous-en, vous êtes Satan! Je vous battrai pour
faire sortir le mauvais ange de votre corps.

Elle s'était laissé glisser, assise à demi contre le mur muette de
terreur, devant le poing dont le prêtre la menaçait. Ses cheveux se
dénouaient, une grande mèche blanche lui barrait le front. Lorsque,
cherchant un secours dans la chambre nue, elle aperçut le Christ de
bois noir, elle eut encore la force de tendre les mains vers lui, d'un
geste passionné.

--N'implorez pas la croix, s'écria le prêtre au comble de
l'emportement. Jésus a vécu chaste, et c'est pour cela qu'il a su
mourir.

Madame Faujas rentrait, tenant au bras un gros panier de provisions.
Elle se débarrassa vite, en voyant son fils dans cette épouvantable
colère. Elle lui prit les bras.

--Ovide, calme toi, mon enfant, murmura-t-elle en le caressant.

Et, se tournant vers Marthe écrasée, la foudroyant du regard:

--Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille!... Puis-qu'il ne veut
pas de vous, ne le rendez pas malade, au moins. Allons, descendez, il
est impossible que vous restiez là. Marthe ne bougeait pas. Madame
Faujas dut la relever et la pousser vers la porte; elle grondait,
l'accusait d'avoir attendu qu'elle fût sortie, lui faisait promettre
de ne plus remonter pour bouleverser la maison par de pareilles
scènes. Puis, elle ferma violemment la porte sur elle.

Marthe descendit en chancelant. Elle ne pleurait plus. Elle répétait:

--François reviendra, François les mettra tous à la rue.



XXI


La voiture de Toulon, qui passait aux Tulettes, ou se trouvait un
relais, partait de Plassans à trois heures. Marthe, redressée par le
coup de fouet d'une idée fixe, ne voulut pas perdre un instant; elle
remit son châle et son chapeau, ordonna à Rose de s'habiller tout de
suite.

--Je ne sais ce que madame peut avoir, dit la cuisinière à Olympe; je
crois que nous partons pour un voyage de quelques jours.

Marthe laissa les clefs aux portes. Elle avait hâte d'être dans la
rue. Olympe, qui l'accompagnait, essayait vainement de savoir où elle
allait et combien de jours elle resterait absente.

--Enfin, soyez tranquille, lui dit-elle sur le seuil, de sa voix
aimable; je soignerai bien tout, vous retrouverez tout en ordre....
Prenez votre temps, faites vos affaires. Si vous allez à Marseille,
rapportez-nous des coquillages frais.

Et Marthe n'avait pas tourné le coin de la rue Taravelle, qu'Olympe
prenait possession de la maison entière. Quand Trouche rentra, il
trouva sa femme en train de faire battre les portes, de fouiller les
meubles, furetant, chantonnant, emplissant les pièces du vol de ses
jupes.

--Elle est partie, et sa rosse de bonne avec elle! lui cria-t-elle,
en s'étalant dans un fauteuil. Hein? ce serait une fameuse chance, si
elles restaient toutes les deux au fond d'un fossé!... N'importe, nous
allons être joliment à notre aise pendant quelque temps. Ouf! c'est
bon d'être seuls, n'est-ce pas, Honoré? Tiens, viens m'embrasser pour
la peine! Nous sommes chez nous, nous pouvons nous mettre en chemise,
si nous voulons.

Cependant, Marthe et Rose arrivèrent juste sur le cours Sauvaire
comme la voiture de Toulon partait. Le coupé était libre. Quand
la domestique entendit sa maîtresse dire au conducteur qu'elle
s'arrêterait aux Tulettes, elle ne s'installa qu'en rechignant. La
voiture n'avait pas encore quitté la ville qu'elle grognait déjà,
répétant de son air revêche:

--Moi qui croyais que vous étiez enfin raisonnable! Je m'imaginais
que nous partions pour Marseille voir monsieur Octave. Nous aurions
rapporté une langouste et des clovisses.... Ah bien! je me suis trop
pressée. Vous êtes toujours la même, vous allez toujours au chagrin,
vous ne savez qu'inventer pour vous mettre la tête à l'envers.

Marthe, dans le coin du coupé, à demi évanouie, s'abandonnait. Une
faiblesse mortelle s'emparait d'elle, maintenant qu'elle ne se
roidissait plus contre la douleur qui lui brisait la poitrine. Mais la
cuisinière ne la regardait même pas.

-- Si ce n'est pas une invention baroque d'aller voir monsieur!
reprenait-elle. Un joli spectacle, et qui va vous égayer! Nous en
aurons pour huit jours à ne pas dormir. Vous pourrez bien avoir peur
la nuit, du diable si je me lève pour regarder sous les meubles!...
Encore, si votre visite faisait du bien à monsieur; mais il est
capable de vous dévisager et d'en crever lui-même. J'espère bien qu'on
ne vous laissera pas entrer. C'est défendu d'abord.... Voyez-vous,
je n'aurais pas dû monter dans la voiture, quand vous avez parlé des
Tulettes; vous n'auriez peut-être pas osé faire la bêtise toute seule.

Un soupir de Marthe l'interrompit. Elle se tourna, la vit toute blême
qui étouffait, et se fâcha plus fort, en baissant un carreau pour
donner de l'air.

-- C'est cela, passez-moi entre les bras maintenant, n'est-ce pas?
Est-ce que vous ne seriez pas mieux dans votre lit, à vous soigner ?
Quand on pense que vous avez eu la chance de ne rencontrer autour de
vous que des gens dévoués, sans seulement dire merci au bon Dieu! Vous
savez bien que c'est la vérité. Monsieur le curé, sa mère, sa soeur,
jusqu'à monsieur Trouche, sont aux petits soins pour vous; ils se
jetteraient dans le feu, ils sont debout à toute heure du jour et de
la nuit. J'ai vu madame Olympe pleurer, oui pleurer, lorsque vous
étiez malade, la dernière fois. Eh bien! comment reconnaissez-vous
leurs bontés ? Vous les mettez dans la peine, vous partez comme une
sournoise pour voir monsieur, tout en sachant que cela leur fera
beaucoup de chagrin; car ils ne peuvent pas aimer monsieur, qui était
si dur pour vous... Tenez, voulez-vous que je vous le dise, madame
? le mariage ne vous a rien valu, vous avez pris la méchanceté de
monsieur. Entendez-vous, il y a des jours où vous êtes aussi méchante
que lui.

Elle continua ainsi jusqu'aux Tulettes, défendant les Faujas et les
Trouche, accusant sa maîtresse de toutes sortes de vilenies. Elle
finit par dire:

--Ce sont ces gens-là qui seraient de braves maîtres, s'ils avaient
assez d'argent pour avoir des domestiques! Mais la fortune ne tombe
jamais qu'aux mauvais coeurs.

Marthe, plus calme, ne répondait pas. Elle regardait vaguement les
arbres maigres filer le long de la route, les vastes champs se déplier
comme des pièces d'étoffes brune. Les grondements de Rose se perdaient
dans les cahots de la voiture.

Aux Tulettes, Marthe se dirigea vivement vers la maison de l'oncle
Macquart, suivie de la cuisinière, qui se taisait maintenant, haussant
les épaules, les lèvres pincées.

--Comment! c'est toi! s'écria l'oncle, très-surpris. Je te croyais
dans ton lit. On m'avait raconté que tu étais malade.... Eh! eh!
petite, tu n'as pas l'air fort... Est-ce que tu viens me demander à
dîner ?

--Je voudrais voir François, mon oncle, dit Marthe.

--François ? répéta Macquart en la regardant en face, tu voudrais voir
François ? C'est l'idée d'une bonne femme. Le pauvre garçon a assez
crié après toi. Je l'apercevais du bout de mon jardin, qui donnait des
coups de poing dans les murs en t'appelant.... Ah! tu viens le voir ?
Je croyais que vous l'aviez tous oublié là-bas.

De grosses larmes étaient montées aux yeux de Marthe.

--Ce ne sera pas facile de le voir aujourd'hui, continua Macquart. Il
va être quatre heures. Puis, je ne sais trop si le directeur voudra te
donner la permission. Mouret n'est pas sage depuis quelque temps; il
casse tout, il parle de mettre le feu à la boutique. Dame! les fous ne
sont pas aimables tous les jours.

Elle écoutait, toute frissonnante. Elle allait questionner l'oncle,
mais elle se contenta de tendre les mains vers lui.

--Je vous en supplie, dit-elle. J'ai fait le voyage exprès; il faut
absolument que je parle à François aujourd'hui, à l'instant... Vous
avez des amis dans la maison, vous pouvez m'ouvrir les portes.

--Sans doute, sans doute, murmura-t-il, sans se prononcer plus
nettement.

Il semblait pris d'une grande perplexité, ne pénétrant pas clairement
la cause de ce voyage brusque, paraissant discuter le cas à un point
de vue personnel, connu de lui seul. Il interrogea du regard la
cuisinière, qui tourna le dos. Un mince sourire finit par paraître sur
ses lèvres.

--Enfin, puisque tu le veux, murmura-t-il, je vais tenter l'affaire.
Seulement, souviens-toi que, si ta mère se fâchait, tu lui
expliquerais que je n'ai pas pu te résister.... J'ai peur que tu ne te
fasses du mal. Ça n'a rien de gai, je t'assure.

Lorsqu'ils partirent, Rose refusa absolument de les accompagner. Elle
s'était assise devant un feu de souches de vigne, qui brûlait dans la
grande cheminée.

--Je n'ai pas besoin d'aller me faire arracher les yeux, dit-elle
aigrement. Monsieur ne m'aimait pas assez.... Je reste ici, je préfère
me chauffer.

--Vous seriez bien gentille alors de nous préparer un pot de vin
chaud, lui glissa l'oncle à l'oreille; le vin et le sucre sont là,
dans l'armoire. Nous aurons besoin de ça, quand nous reviendrons.

Macquart ne fit pas entrer sa nièce par la grille principale de la
maison des Aliénés. Il tourna à gauche, demanda à une petite porte
basse le gardien Alexandre, avec lequel il échangea quelques paroles à
demi-voix. Puis, silencieusement, ils s'engagèrent tous trois dans des
corridors interminables. Le gardien marchait le premier.

--Je vais t'attendre ici, dit Macquart en s'arrêtant dans une petite
cour; Alexandre restera avec toi.

--J'aurais voulu être seule, murmura Marthe.

--Madame ne serait pas à la noce, répondit le gardien avec un sourire
tranquille; je risque déjà beaucoup.

Il lui fit traverser une seconde cour et s'arrêta devant une petite
porte. Comme il tournait doucement la clef, il reprit en baissant la
voix:

-- N'ayez pas peur.... Il est plus calme depuis ce matin; on a pu lui
retirer la camisole.... S'il se fâchait, vous sortiriez à reculons,
n'est-ce pas? et vous me laisseriez seul avec lui. Marthe entra,
tremblante, la gorge sèche. Elle ne vit d'abord qu'une masse repliée
contre le mur, dans un coin. Le jour pâlissait, le cabanon n'était
éclairé que par une lueur de cave, tombant d'une fenêtre grillée,
garnie d'un tablier de planches.

--Eh! mon brave, cria familièrement Alexandre, en allant taper sur
l'épaule de Mouret, je vous amène une visite.... Vous allez être
gentil, j'espère.

Il revint s'adosser contre la porte, les bras ballants, ne quittant
pas le fou des yeux. Mouret s'était lentement relevé. Il ne parut pas
surpris le moins du monde.

--C'est toi, ma bonne? dit-il de sa voix paisible; je t'attendais,
j'étais inquiet des enfants.

Marthe, dont les genoux fléchissaient, le regardait avec anxiété,
rendue muette par cet accueil attendri. D'ailleurs, il n'avait point
changé; il se portait même mieux, gros et gras, la barbe faite, les
yeux clairs. Ses tics de bourgeois satisfait avaient reparu; il se
frotta les mains, cligna la paupière droite, piétina, en bavardant de
son air goguenard des bons jours.

--Je suis tout à fait bien, ma bonne. Nous allons pouvoir retourner à
la maison.... Tu viens me chercher, n'est-ce pas?... Est-ce qu'on a
pris soin de mes salades? Les limaces aiment diantrement les laitues,
le jardin en était rongé; mais je sais un moyen pour les détruire....
J'ai des projets, tu verras. Nous sommes assez riches, nous pouvons
nous payer nos fantaisies.... Dis, tu n'as pas vu le père Gautier,
de Saint-Eutrope, pendant mon absence? Je lui avais acheté trente
milleroles de gros vin pour des coupages. Il faudra que j'aille le
voir.... Toi tu n'as pas de mémoire pour deux sous.

Il se moquait, il la menaçait amicalement du doigt.

--Je parie que je vais trouver tout en désordre, continua-t-il. Vous
ne faites attention à rien; les outils traînent, les armoires restent
ouvertes, Rose salit les pièces avec son balai.... Et Rose, pourquoi
n'est-elle pas venue? Ah! quelle tête! En voilà une dont nous ne
ferons jamais rien! Tu ne sais pas, elle a voulu me mettre à la porte,
un jour. Parfaitement.... La maison est à elle, c'est à mourir de
rire.... Mais tu ne me parles pas des enfants? Désirée est toujours
chez sa nourrice, n'est-ce pas? Nous irons l'embrasser, nous lui
demanderons si elle s'ennuie. Je veux aussi aller à Marseille, car
Octave me donne de l'inquiétude; la dernière fois que je l'ai vu, je
l'ai trouvé bien dissipé. Je ne parle pas de Serge: celui-là est trop
sage, il sanctifiera toute la famille.... Tiens, cela me fait plaisir
de parler de la maison.

Et il parla, parla toujours, demandant des nouvelles de chaque arbre
de son jardin, s'arrêtant aux détails les plus minimes du ménage,
montrant une mémoire extraordinaire, à propos d'une foule de petits
faits. Marthe, profondément touchée de l'affection tatillonne qu'il
lui témoignait, croyait voir une délicatesse suprême dans le soin
qu'il prenait de ne lui adresser aucun reproche, de ne pas même faire
la moindre allusion à ses souffrances. Elle était pardonnée; elle
jurait de racheter son crime en devenant la servante soumise de cet
homme, si grand dans sa bonhomie; et de grosses larmes silencieuses
coulaient sur ses joues, pendant que ses genoux se pliaient pour lui
crier merci.

--Méfiez-vous, lui dit le gardien à l'oreille; il a des yeux qui
m'inquiètent.

--Mais il n'est pas fou! balbutia-t-elle; je vous jure qu'il n'est pas
fou!.... Il faut que je parle au directeur. Je veux l'emmener tout de
suite.

--Méfiez-vous, répéta rudement le gardien, en la tirant par le bras.

Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner sur lui-même,
comme une bête assommée. Il s'aplatit par terre; puis, lestement, il
marcha à quatre pattes, le long du mur.

--Hou! hou! hurlait-il d'une voix rauque et prolongée. Il s'enleva
d'un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce fut une épouvantable
scène: il se tordait comme un ver, se bleuissait la face à coups de
poing, s'arrachait la peau avec les ongles. Bientôt il se trouva à
demi nu, les vêtements en lambeau, écrasé, meurtri, râlant.

--Sortez donc, madame! criait le gardien.

Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre; elle se jetait
ainsi sur le carreau, dans la chambre, s'égratignait ainsi, se battait
ainsi. Et jusqu'à sa voix qu'elle retrouvait; Mouret avait exactement
son râle. C'était elle qui avait fait ce misérable.

--Il n'est pas fou! bégayait-elle; il ne peut pas être fou!... Ce
serait horrible. J'aimerais mieux mourir.

Le gardien, la prenant à bras le corps, la mit à la porte; mais elle
resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon, un bruit
da lutte, des cris de cochon qu'on égorge; puis, il y eut une chute
sourde, pareille à celle d'un paquet de linge mouillé; et un silence
de mort régna. Quand le gardien ressortit, la nuit était presque
tombée. Elle n'aperçut qu'un trou noir, par la porte entre-baillée.

--Fichtre! dit le gardien encore furieux, vous êtes drôle, vous,
madame, à crier qu'il n'est pas fou! J'ai failli y laisser mon pouce,
qu'il tenait entre ses dents.... Le voilà tranquille pour quelques
heures.

Et tout en la reconduisant, il continuait:

--Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici!... Ils font les
gentils pendant des heures entières, ils vous racontent des histoires
qui ont l'air raisonnable; puis, crac, sans crier gare, ils vous
sautent à la gorge.... Je voyais bien tout à l'heure qu'il manigançait
quelque chose, pendant qu'il parlait de ses enfants; il avait les yeux
tout à l'envers. Quand Marthe retrouva l'oncle Macquart dans la petite
cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d'une voix
lente et cassée:

--Il est fou! il est fou!

--Sans doute, il est fou, dit l'oncle en ricanant. Est-ce que tu
comptais le trouver faisant le jeune homme? On ne l'a pas mis ici pour
des prunes, peut-être.... D'ailleurs, la maison n'est pas saine. Au
bout de deux heures, eh! eh! j'y deviendrais enragé, moi.

Il l'étudiait du coin de l'oeil, surveillant ses moindres
tressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme:

--Tu veux peut-être voir la grand'mère?

Marthe eut un geste d'effroi, en se cachant le visage entre ses mains.

--Ça n'aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nous aurait fait
ce plaisir.... Elle est là, à côté, et il n'y a rien à craindre avec
elle; elle est bien douce. N'est-ce pas, Alexandre, qu'elle n'a jamais
donné de l'ennui à la maison? Elle reste assise, à regarder devant
elle. Depuis douze ans, elle n'a pas bougé.... Enfin, puisque tu ne
veux pas la voir....

Comme le gardien prenait congé d'eux, il l'invita à venir boire un
verre de vin chaud, en clignant les yeux d'une certaine façon, ce qui
parut décider Alexandre à accepter. Ils durent soutenir Marthe, dont
les jambes se dérobaient à chaque pas. Quand ils arrivèrent, ils la
portaient, la face convulsée, les yeux ouverts, roidie par une de ces
crises nerveuses qui la tenaient comme morte pendant des heures.

--La, qu'est-ce que j'avais dit? cria Rose en les apercevant. Elle
est dans un joli état, et nous voilà propres pour retourner! Est-il
permis, mon Dieu! d'avoir une tête si drôlement bâtie? Monsieur aurait
dû l'étrangler, ça lui aurait donné une leçon.

--Bah! dit l'oncle, je vais l'allonger sur mon lit. Nous n'en mourrons
pas pour passer la nuit autour du feu. Il tira un rideau de cotonnade
qui masquait une alcôve. Rose alla déshabiller sa maîtresse en
grondant. Il n'y avait rien à faire, disait-elle, qu'à lui mettre une
brique chaude aux pieds.

--Maintenant qu'elle est dans le dodo, nous allons boire un coup,
reprit l'oncle avec son ricanement de loup rangé. Il sent diablement
bon, votre vin chaud, la mère!

--J'ai trouvé un citron sur la cheminée, je l'ai pris, dit Rose.

--Et vous avez bien fait. Il y a de tout, ici. Quand je fais un lapin,
rien n'y manque, je vous en réponds.

Il avait avancé la table devant la cheminée. Il s'assit entre la
cuisinière et Alexandre, versant le vin chaud dans de grandes tasses
jaunes. Quand il eut avalé deux gorgées, religieusement:

--Bigre! s'écria-t-il en faisant claquer la langue, voilà du bon vin
chaud! Eh! eh! vous vous y entendez; il est meilleur que le mien. Il
faudra que vous me laissiez votre recette.

Rose, calmée, chatouillée par ces compliments, se mit à rire. Le feu
de souches de vigne étalait un grand brasier rouge. Les tasses furent
remplies de nouveau.

--Alors, dit Macquart en s'accoudant pour regarder la cuisinière en
face, ma nièce est venue comme ça, par un coup de tête?

--Ne m'en parlez pas, répondit-elle, cela me remettrait en colère....
Madame devient folle comme monsieur; elle ne sait plus qui elle aime
ni qui elle n'aime pas.... Je crois qu'elle a eu une dispute avec
monsieur le curé, avant de partir; j'ai entendu leurs voix qui
criaient.

L'oncle eut un gros rire.

--Ils étaient pourtant bien d'accord, murmura-t-il.

--Sans doute, mais rien ne dure avec une cervelle comme celle de
madame.... Je parie qu'elle regrette les volées que monsieur lui
administrait la nuit. Nous avons retrouvé le bâton dans le jardin.

Il la regarda plus attentivement, en disant entre deux gorgées de vin
chaud:

--Peut-être qu'elle venait chercher François.

--Ah! Dieu nous en garde! cria Rose d'un air d'effroi. Monsieur ferait
un beau ravage, à la maison; il nous tuerait tous.... Tenez, c'est là
ma grande peur. Je tremble toujours qu'il n'arrive une de ces nuits
pour nous assassiner. Quand je songe à cela, dans mon lit, je ne puis
m'endormir. Il me semble que je le vois entrer par la fenêtre, avec
des cheveux hérissés et des yeux luisants comme des allumettes.

Macquart s'égayait bruyamment, tapant sa tasse sur la table.

--Ça serait drôle, ça serait drôle! répéta-t-il. Il ne doit pas vous
aimer, le curé surtout, qui a pris sa place. Il n'en ferait qu'une
bouchée, du curé, tout gaillard qu'il est, car les fous sont rudement
forts, à ce qu'on assure.... Dis, Alexandre, vois-tu le pauvre
François tomber chez lui? Il nettoierait le plancher proprement. Moi,
ça m'amuserait.

Et il jetait des coups d'oeil au gardien, qui buvait le vin chaud d'un
air tranquille, se contentant d'approuver de la tête.

--C'est une supposition, c'est pour rire, reprit Macquart, en voyant
les regards épouvantés que Rose fixait sur lui.

A ce moment, Marthe se tordit furieusement derrière le rideau de
cotonnade; il fallut la maintenir pendant quelques minutes, pour
qu'elle ne tombât pas. Lorsqu'elle se fut allongée; de nouveau dans sa
rigidité de cadavre, l'oncle revint se chauffer les cuisses devant le
brasier, réfléchissant, murmurant sans songer à ce qu'il disait:

--Elle n'est pas commode, la petite.

Puis, brusquement, il demanda: --Et les Rougon, qu'est-ce qu'ils
disent de toutes ces histoires? Ils sont du parti de l'abbé, n'est-ce
pas?

--Monsieur n'était pas assez aimable pour qu'ils le regrettent,
répondit Rose; il ne savait quelle malice inventer contre eux.

--Ça, il n'avait pas tort, reprit l'oncle. Les Rougon sont des
pingres. Quand on pense qu'il n'ont jamais voulu acheter le champ de
blé, là, en face; une magnifique opération dont je me chargeais....
C'est Félicité qui ferait un drôle de nez, si elle voyait revenir
François!

Il ricana encore, tourna autour de la table. Et rallumant sa pipe avec
un geste de résolution:

--Il ne faut pas oublier l'heure, mon garçon, dit-il à Alexandre avec
un nouveau clignement d'yeux. Je vais t'accompagner.... Marthe a l'air
tranquille, maintenant. Rose mettra la table en m'attendant.... Vous
devez avoir faim, n'est-ce pas, Rose? Puisque vous voilà forcée de
passer la nuit ici, vous mangerez un morceau avec moi.

Il emmena le gardien. Au bout d'une demi-heure, il n'était pas encore
rentré. La cuisinière, qui s'ennuyait d'être seule, ouvrit la porte,
se pencha sur le terrasse, regardant la route vide, dans la nuit
claire. Comme elle rentrait, elle crut apercevoir, de l'autre côté du
chemin, deux ombres noires plantées au milieu d'un soulier, derrière
une haie.

--On dirait l'oncle, pensa-t-elle; il a l'air de causer avec un
prêtre.

Quelques minutes plus tard, l'oncle arriva. Il disait que ce diable
d'Alexandre lui avait raconté des histoires à n'en plus finir.

--Est-ce que ce n'était pas vous qui étiez là tout à l'heure avec un
prêtre? demanda Rose.

--Moi, avec un prêtre! s'écria-t-il; où, diable! avez-vous rêvé cela!
il n'y a pas de prêtre dans le pays. Il roulait ses petits yeux
ardents. Puis, il parut mécontent de son mensonge, il reprit:

--Il y a l'abbé Fenil, mais c'est comme s'il n'y était pas; il ne sort
jamais.

--L'abbé Fenil est un pas grand'chose, dit la cuisinière Alors,
l'oncle se fâcha.

--Pourquoi ça, un pas grand'chose? Il fait beaucoup de bien, ici; il
est très-fort, le gaillard.... Il vaut mieux qu'un tas de prêtres qui
font des embarras.

Mais sa colère tomba tout d'un coup. Il se prit à rire, en voyant que
Rose le regardait d'un air surpris.

--Je m'en moque, après tout, murmura-t-il. Vous avez raison, tous les
curés, ça se vaut, c'est hypocrite et compagnie.... Je sais maintenant
avec qui vous avez pu me voir. J'ai rencontré l'épicière; elle avait
une robe noire, vous aurez pris ça pour une soutane.

Rose fit une omelette, l'oncle posa sur la table un morceau de
fromage. Ils n'avaient pas fini de manger que Marthe se dressa sur
son séant, de l'air étonné d'une personne qui s'éveille dans un lieu
inconnu. Quand elle eut écarté ses cheveux, et que la mémoire lui
revint, elle sauta à terre, disant qu'elle voulait partir, partir
sur-le-champ. Macquart parut très-contrarié de ce réveil.

--C'est impossible, tu ne peux pas retourner à Plassans ce soir,
dit-il. Tu grelottes de fièvre, tu tomberas malade en chemin.
Repose-toi. Demain, nous verrons.... D'abord, il n'y a pas de voiture.

--Vous allez me conduire dans votre carriole, répondit-elle.

--Non, je ne veux pas, je ne peux pas.

Marthe, qui s'habillait avec une hâte fébrile, déclara qu'elle irait
à Plassans à pied, plutôt que de passer la nuit aux Tulettes. L'oncle
délibérait; il avait fermé la porte, et glissé la clef dans sa poche.
Il supplia sa nièce, la menaça, inventa des histoires, pendant que,
sans l'écouter, elle achevait de mettre son chapeau.

--Si vous croyez que vous la ferez céder! dit Rose, qui finissait
paisiblement son morceau de fromage: elle préférerait passer par la
fenêtre. Attelez votre cheval, ça vaudra mieux.

L'oncle, après un court silence, haussa les épaules, s'écriant avec
colère:

--Ça m'est égal, en somme! Qu'elle prenne mal, si elle y tient! Moi,
je voulais éviter un accident.... Va comme je te pousse. Il n'arrivera
jamais que ce qui doit arriver, je vais vous conduire.

Il fallut porter Marthe dans la carriole; une grosse fièvre la
secouait. L'oncle lui jeta un vieux manteau sur les épaules. Il fit
entendre un léger claquement de langue, et l'on partit.

--Moi, dit-il, ça ne me fait pas de peine d'aller ce soir à Plassans;
au contraire!... On s'amuse, à Plassans.

Il était environ dix heures. Le ciel, chargé de pluie, avait une lueur
rousse qui éclairait faiblement le chemin. Tout le long de la route,
Macquart se pencha, regardant dans les fossés, derrière les haies.
Rose lui ayant demandé ce qu'il cherchait, il répondit qu'il était
descendu des loups des gorges de la Seille. Il avait retrouvé toute sa
belle humeur. A une lieue de Plassans, la pluie se mit à tomber, une
pluie d'averse, drue et froide. Alors, l'oncle jura. Rose aurait battu
sa maîtresse, qui agonisait sous le manteau. Quand ils arrivèrent
enfin, le ciel était redevenu bleu.

--Est-ce que vous allez rue Balande? demanda Macquart.

--Certainement, dit Rose étonnée.

Il lui expliqua alors que Marthe lui semblait très-malade, et qu'il
vaudrait peut-être mieux la mener chez sa mère. Il consentit pourtant,
après une longue hésitation, à arrêter son cheval devant la maison
des Mouret. Marthe n'avait pas même emporté de passe-partout. Rose,
heureusement, trouva le sien dans sa poche; mais, quand elle voulut
ouvrir, la porte ne céda pas; les Trouche devaient avoir poussé les
verroux. Elle frappa du poing, sans éveiller d'autre bruit que l'écho
sourd du grand vestibule.

--Vous avez tort de vous entêter, dit l'oncle qui riait entre ses
dents; ils ne descendront pas, ça les dérangerait.... Vous voilà bel
et bien à la porte de chez vous, mes enfants. Ma première idée est
bonne, voyez-vous. Il faut mener la chère enfant chez Rougon; elle
sera mieux là que dans sa propre chambre, c'est moi qui l'affirme.

Félicité entra dans un désespoir bruyant, lorsqu'elle aperçut sa fille
à une pareille heure, trempée de pluie, à demi-morte. Elle la coucha
au second étage, bouleversa la maison, mit tous les domestiques sur
pied. Quand elle fut un peu calmée, et qu'elle se trouva assise au
chevet de Marthe, elle demanda des explications.

--Mais qu'est-il arrivé? Comment se fait-il que vous la rameniez dans
un tel état?

Macquart, d'un ton de grande bonhomie, raconta le voyage de «la
chère enfant.» Il se défendait, il disait qu'il avait tout fait pour
l'empêcher de se rendre auprès de François. Il finit par invoquer le
témoignage de Rose, en voyant Félicité l'examiner attentivement d'un
air soupçonneux. Mais celle-ci continua à branler la tête.

--C'est bien louche, cette histoire! murmura-t-elle; il y a quelque
chose que je ne comprends pas.

Elle connaissait Macquart, elle flairait une coquinerie, dans la joie
secrète qui lui pinçait le coin des paupières.

--Vous êtes singulière, dit-il en se fâchant pour échapper à son
examen; vous vous imaginez toujours des choses de l'autre monde. Je ne
puis pas vous dire ce que je ne sais pas.... J'aime Marthe plus que
vous, je n'ai jamais agi que dans son intérêt. Tenez, je vais courir
chercher le médecin, si vous voulez.

Madame Rougon le suivit des yeux. Elle questionna Rose longuement,
sans rien apprendre. D'ailleurs, elle semblait très-heureuse d'avoir
sa fille chez elle; elle parlait amèrement des gens qui vous
laisseraient crever à la porte de votre maison, sans seulement vous
ouvrir. Marthe, la tête renversée sur l'oreiller, se mourait.



XXII


Dans le cabanon des Tulettes, il faisait nuit noire. Un souffle
glacial tira Mouret de la stupeur cataleptique où l'avait jeté la
crise de la soirée. Accroupi contre le mur, il resta un instant
immobile, les yeux ouverts, roulant doucement la tête sur le froid de
la pierre, geignant comme un enfant qui s'éveille. Mais il avait
les jambes coupées par un courant d'air si humide, qu'il se leva
et regarda. En face de lui, il aperçut la porte du cabanon grande
ouverte.

--Elle a laissé la porte ouverte, dit le fou à voix haute; elle doit
m'attendre, il faut que je parte.

Il sortit, revint en tâtant ses vêtements, de l'air minutieux d'un
homme rangé qui craint d'oublier quelque chose; puis, il referma la
porte, soigneusement. Il traversa la première cour, de son petit pas
tranquille de bourgeois flâneur. Comme il entrait dans la seconde,
il vit un gardien qui semblait guetter. Il s'arrêta, se consulta un
moment. Mais, le gardien ayant disparu, il se trouva à l'autre bout de
la cour, devant une nouvelle porte ouverte donnant sur la campagne. Il
la referma derrière lui, sans s'étonner, sans se presser.

--C'est une bonne femme tout de même, murmura-t-il, elle aura entendu
que je l'appelais.... Il doit être tard. Je vais rentrer, pour qu'ils
ne soient pas inquiets à la maison.

Il prit un chemin. Cela lui semblait naturel d'être en pleins champs.
Au bout de cent pas, il oublia les Tulettes derrière lui; il s'imagina
qu'il venait de chez un vigneron auquel il avait acheté cinquante
milleroles de vin. Comme il arrivait à un carrefour où se croisait
cinq routes, il reconnu le pays. Il se mit à rire, en disant:

--Que je suis bête! j'allais monter sur le plateau, du côté de
Saint-Eutrope; c'est à gauche que je dois prendre.... Dans une bonne
heure et demie, je serai à Plassans.

Alors, il suivit la grand'route, gaillardement, regardant comme une
vieille connaissance chaque borne kilométrique. Il s'arrêtait devant
certains champs, devant certaines maisons de campagne, d'un air
d'intérêt. Le ciel était couleur de cendre, avec de grandes traînées
rosaires, éclairant la nuit d'un pâle reflet de brasier agonisant.
De fortes gouttes commençaient à tomber; le vent soufflait de l'est,
trempé de pluie.

--Diable! il ne faut pas que je m'amuse, dit Mouret en examinant le
ciel avec inquiétude; le vent est à l'est, il va en tomber une jolie
décoction! Jamais je n'aurai le temps d'arriver à Plassans avant la
pluie. Avec ça, je suis peu couvert.

Et il ramena sur sa poitrine la veste de grosse laine grise qu'il
avait mise en lambeaux aux Tulettes. Il avait à la mâchoire une
profonde meurtrissure, à laquelle il portait la main, sans se rendre
compte de la vive douleur qu'il éprouvait là. La grand'route restait
déserte; il ne rencontra qu'une charrette, descendant une côte, d'une
allure paresseuse. Le charretier, qui dormait, ne répondit pas au
bonsoir amical qu'il lui jeta. Ce fut au pont de la Viorne que la
pluie le surprit. L'eau lui étant très-désagréable, il descendit sous
le pont se mettre à l'abri, en grondant que c'était insupportable, que
rien n'abîmait les vêtements comme cela, que s'il avait su, il aurait
emporté un parapluie. Il patienta une bonne demi-heure, s'amusant à
écouter le ruissellement de l'eau; puis, quand l'averse fut passée, il
remonta sur la route, il entra enfin à Plassans. Il mettait un soin
extrême à éviter les flaques de boue.

Il était alors près de minuit. Mouret calculait que huit heures ne
devaient pas encore avoir sonné. Il traversa les rues vides, tout à
l'ennui d'avoir fait attendre sa femme si longtemps.

--Elle ne doit plus savoir ce que cela veut dire, pensait-il. Le dîner
sera froid.... Ah! bien, c'est Rose qui va joliment me recevoir!

Il était arrivé rue Balande; il se tenait debout devant sa porte.

--Tiens! dit-il, je n'ai pas mon passe-partout.

Cependant, il ne frappait pas. La fenêtre de la cuisine restait
sombre, les autres fenêtres de la façade semblaient également mortes.
Une grande défiance s'empara du fou; avec un instinct tout animal, il
flaira un danger. Il recula dans l'ombre des maisons voisins, examina
encore la façade; puis, il parut prendre un parti, fit le tour par
l'impasse des Chevillottes. Mais la petite porte du jardin était
fermée au verrou. Alors, avec une force prodigieuse, emporté par une
rage brusque, il se jeta dans cette porte, qui se fendit en deux,
rongée d'humidité. La violence du choc le laissa étourdi, ne sachant
plus pourquoi il venait de briser la porte, qu'il essayait de
raccommoder en rapprochant les morceaux.

--Voilà un beau coup, lorsqu'il était si facile de frapper!
murmura-t-il avec un regret subit. Une porte neuve me coûtera au
moins trente francs. Il était dans le jardin. Ayant levé la tête,
apercevant, au premier étage, la chambre à coucher vivement éclairée;
il crut que sa femme se mettait au lit. Cela lui causa un grand
étonnement. Sans doute il avait dormi sous le pont en attendant la fin
de l'averse. Il devait être très-tard. En effet, les fenêtre voisines,
celles de M. Rastoil aussi bien que celles de la sous-préfecture,
étaient noires. Et il ramenait les yeux, lorsqu'il vit une lueur de
lampe, au second étage, derrière les rideaux épais de l'abbé Faujas.
Ce fut comme un oeil flamboyant, allumé au front de la façade, qui le
brûlait. Il se serra les tempes entre ses mains brûlantes, la tête
perdue, roulant dans un souvenir abominable, dans un cauchemar
évanoui, où rien de net ne se formulait, où s'agitait, pour lui et les
siens, la menace d'un péril ancien, grandi lentement, devenu terrible,
au fond duquel la maison allait s'engloutir, s'il ne la sauvait.

--Marthe, Marthe, où es-tu? balbutia-t-il à demi-voix. Viens, emmène
les enfants.

Il chercha Marthe dans le jardin. Mais il ne reconnaissait plus le
jardin. Il lui semblait plus grand, et vide, et gris, et pareil à un
cimetière. Les buis avaient disparu, les laitues n'étaient plus là,
les arbres fruitiers semblaient avoir marché. Il revint sur ses pas,
se mit à genoux pour voir si ce n'était pas les limaces qui avaient
tout mangé. Les buis surtout, la mort de cette haute verdure lui
serrait le coeur, comme la mort d'un coin vivant de la maison. Qui
donc avait tué les buis? Quelle faux avait passé là, rasant tout,
bouleversant jusqu'aux touffes de violettes qu'il avait plantées au
pied de la terrasse? Un sourd grondement montait en lui, en face de
cette ruine.

--Marthe, Marthe, où es-tu? appela-t-il de nouveau.

Il la chercha dans la petite serre, à droite de la terrasse.

La petite serre était encombrée des cadavres sèches des grands
buis; ils s'empilaient, en fascines, au milieu de tronçons d'arbres
fruitiers, épars comme des membres coupés. Dans un coin, la cage qui
avait servi aux oiseaux de Désirée, pendait à un clou, lamentable, la
porte crevée, avec des bouts de fil de fer qui se hérissaient. Le fou
recula, pris de peur, comme s'il avait ouvert la porte d'un caveau.
Bégayant, le sang à la gorge, il monta sur la terrasse, rôda devant
la porte et les fenêtres closes. La colère qui grandissait en lui,
donnait à ses membres une souplesse de bête; il se ramassait, marchait
sans bruit, cherchait une fissure. Un soupirail de la cave lui suffit.
Il s'amincit, se glissa avec une habileté de chat, égratignant le mur
de ses ongles. Enfin il était dans la maison.

La cave ne fermait qu'au loquet. Il s'avança au milieu des ténèbres
épaisses du vestibule, tâtant les murs, poussant la porte de la
cuisine. Les allumettes étaient à gauche, sur une planche. Il alla
droit à cette planche, frotta une allumette, s'éclaira pour prendre
une lampe sur le manteau de la cheminée, sans rien casser. Puis, il
regarda. Il devait y avoir eu, le soir, quelque gros repas. La cuisine
était dans un désordre de bombance: les assiettes, les plats, les
verres sales, encombraient la table; une débandade de casseroles,
tièdes encore, traînaient sur l'évier, sur les chaises, sur le
carreau; une cafetière, oubliée au bord d'un fourneau allumé,
bouillait, le ventre roulé en avant comme une personne soûle. Mouret
redressa la cafetière, rangea les casseroles; il les sentait, flairait
les restes de liqueur dans les verres, comptait les plats et les
assiettes avec un grondement plus irrité. Ce n'était pas sa cuisine
propre et froide de commerçant retiré; on avait gâché là la nourriture
de toute une auberge; cette malpropreté goulue suait l'indigestion.

--Marthe! Marthe! reprit-il en revenant dans le vestibule, la lampe à
la main; réponds-moi, dis-moi où ils t'ont enfermée? Il faut partir,
partir tout de suite. Il la chercha dans la salle à manger. Les deux
armoires, à droite et à gauche du poêle, étaient ouvertes; au bord
d'une planche, un sac de papier gris, crevé, laissait couler des
morceaux de sucre jusque sur le plancher. Plus haut, il aperçut une
bouteille de cognac sans goulot, bouchée avec un tampon de linge. Et
il monta sur une chaise pour visiter les armoires. Elles étaient à
moitié vides: les bocaux de fruits à l'eau-de-vie tous entamés à la
fois, les pots de confiture ouverts et sucés, les fruits mordus, les
provisions de toutes sortes rongées, salies comme par le passage d'une
armée de rats. Ne trouvant pas Marthe dans les armoires, il regarda
partout, derrière les rideaux, sous la table; des os y roulaient,
parmi des mies de pain gâchées; sur la toile cirée, les culs des
verres avaient laissé des ronds de sirop. Alors, il traversa le
corridor, il la chercha dans le salon. Mais, dès le seuil, il
s'arrêta: il n'était plus chez lui. Le papier mauve clair du salon,
le tapis à fleurs rouges, les nouveaux fauteuils recouverts de damas
cerise, l'étonnèrent profondément. Il craignit d'entrer chez un autre,
il referma la porte.

--Marthe! Marthe! bégaya-t-il encore avec désespoir.

Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, ne pouvant
apaiser ce souffle rauque qui s'enflait dans sa gorge. Où se
trouvait-il donc, qu'il ne reconnaissait aucune pièce? Qui donc lui
avait ainsi changé sa maison? Et les souvenirs se noyaient. Il ne
voyait que des ombres se glisser le long du corridor: deux ombres
noires d'abord, pauvres, polies, s'effaçant; puis deux ombres grises
et louches, qui ricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s'effarait;
les ombres grandissaient, s'allongeaient contre les murs, montaient
dans la cage de l'escalier, emplissaient, dévoraient la maison
entière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décomposition
introduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu les
murailles. Alors, il entendit la maison s'émietter comme un platras
tombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dans une
eau tiède.

En haut, des rires clairs sonnaient, qui lui hérissaient le poil.
Posant la lampe à terre, il monta pour chercher Marthe; il monta à
quatre pattes, sans bruit, avec une légèreté et une douceur de loup.
Quand il fut sur le palier du premier étage, il s'accroupit devant la
porte de la chambre à coucher. Une raie de lumière passait sous la
porte. Marthe devait se mettre au lit.

--Ah bien! dit la voix d'Olympe, il est joliment bon leur lit! Vois
donc comme on enfonce, Honoré; j'ai de la plume jusqu'aux yeux.

Elle riait, elle s'étalait, sautait au milieu des couvertures.

--Veux-tu que je te dise? reprit-elle. Eh bien! depuis que je suis
ici, j'ai envie de coucher dans ce dodo-là.... C'était une maladie,
quoi! Je ne pouvais pas voir cette bringue de propriétaire se carrer
là dedans, sans avoir une envie furieuse de la jeter par terre pour me
mettre à sa place... C'est qu'on a chaud tout de suite! Il me semble
que je suis dans du coton.

Trouche, qui n'était pas couché, remuait les flacons de la toilette.

--Elle a toutes sortes d'odeurs, murmurait-il.

--Tiens! continua Olympe, puisqu'elle n'y est pas, nous pouvons bien
nous payer la belle chambre! Il n'y a pas de danger qu'elle vienne
nous déranger; j'ai poussé les verrous.... Tu vas prendre froid,
Honoré.

Il ouvrait les tiroirs de la commode, fouillait dans le linge.

--Mets donc cela, dit-il en jetant une chemise de nuit à Olympe; c'est
plein de dentelles. J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme qui
aurait de la dentelle... Moi, je vais prendre ce foulard rouge....
Est-ce que tu as changé les draps? --Ma foi! non, répondit-elle; je
n'y ai pas pensé; ils sont encore propres.... Elle est très-soigneuse
de sa personne, elle ne me dégoûte pas.

Et, comme Trouche se couchait enfin, elle lui cria:

--Apporte les grogs sur la table de nuit! Nous n'allons pas nous
relever pour les boire à l'autre bout de la chambre.... La, mon gros
chéri, nous sommes comme de vrais propriétaires.

Ils s'étaient allongés côte à côte, l'édredon au menton, cuisant dans
une chaleur douce.

--J'ai bien mangé ce soir, murmura Trouche au bout d'un silence.

--Et bien bu! ajouta Olympe en riant. Moi, je suis très-chic; je vois
tout tourner.... Ce qui est embêtant, c'est que maman est toujours sur
notre dos; aujourd'hui, elle a été assommante. Je ne puis plus faire
un pas dans la maison.... Ce n'est pas la peine que la propriétaire
s'en aille si maman reste ici à faire le gendarme. Ça m'a gâté ma
journée.

--Est-ce que l'abbé ne songe pas à s'en aller? demanda Trouche, après
un nouveau silence. Si on le nomme évêque, il faudra bien qu'il nous
lâche la maison.

--On ne sait pas, répondit-elle, de méchante humeur. Maman pense
peut-être à la garder.... On serait si bien, tout seul! Je ferais
coucher la propriétaire dans la chambre de mon frère, en haut; je lui
dirais qu'elle est plus saine... Passe-moi donc le verre, Honoré.

Ils burent tous les deux, ils se renfoncèrent sous les couvertures.

--Bah! reprit Trouche, ce ne serait pas facile de les faire déguerpir;
mais on pourrait toujours essayer.... Je crois que l'abbé aurait déjà
changé de logement, s'il ne craignait que la propriétaire fît un
scandale, en se voyant lâchée.... J'ai envie de travailler la
propriétaire; je lui conterai des histoires, pour les faire flanquer à
la porte. Il but de nouveau.

--Si je lui faisais la cour, hein! ma chérie? dit-il plus bas.

--Ah! non, s'écria Olympe, qui se mit à rire comme si on la
chatouillait. Tu es trop vieux, tu n'es pas assez beau. Ça me serait
bien égal, mais elle ne voudrait pas de toi, c'est sûr.... Laisse-moi
faire, je lui monterai la tête. C'est moi qui donnerai congé à maman
et à Ovide, puisqu'ils sont si peu gentils avec nous.

--D'ailleurs, si tu ne réussis pas, murmura-t-il, j'irai dire partout
qu'on a trouvé l'abbé couché avec la propriétaire. Cela fera un tel
bruit, qu'il sera bien forcé de déménager.

Olympe s'était assise sur son séant.

--Tiens, dit-elle, mais c'est une bonne idée, ça! Dès demain, il faut
commencer. Avant un mois la cambuse est à nous.... Je vais t'embrasser
pour la peine.

Cela les égaya beaucoup. Ils dirent comment ils arrangeraient la
chambre; ils changeraient la commode de place, ils monteraient deux
fauteuils du salon. Leur langue s'embarrassait de plus en plus. Un
silence se fit.

--Allons, bon! te voilà parti, bégaya Olympe; tu ronfles les yeux
ouverts. Laisse-moi me mettre sur le devant; au moins, je finirai mon
roman. Je n'ai pas sommeil, moi.

Elle se leva, le roula comme une masse vers la ruelle, et se mit à
lire. Mais, dès la première page, elle tourna la tête avec inquiétude
du côté de la porte. Elle croyait entendre un singulier grondement
dans le corridor. Puis, elle se fâcha.

--Tu sais bien que je n'aime pas ces plaisanteries-là, dit-elle en
donnant un coup de coude à son mari. Ne fais pas le loup.... On dirait
qu'il y a un loup à la porte. Continue, si ça t'amuse. Va, tu es bien
agaçant.

Et elle se replongea dans son roman, furieuse, après avoir sucé la
tranche de citron de son grog. Mouret, de son allure souple, quitta
la porte où il était resté blotti. Il monta au second étage,
s'agenouiller devant la chambre de l'abbé Faujas, se haussant jusqu'au
trou de la serrure. Il étouffait le nom de Marthe dans sa gorge,
l'oeil ardent, fouillant les coins de la chambre, s'assurant qu'on ne
la cachait point là. La grande pièce nue était pleine d'ombre, une
petite lampe posée au bord de la table laissait tomber sur le carreau
un rond étroit de clarté; le prêtre, qui écrivait, ne faisait lui-même
qu'une tache noire, au milieu de cette lueur jaune. Après avoir
cherché derrière la commode, derrière les rideaux, Mouret s'était
arrêté au lit de fer, sur lequel le chapeau du prêtre étalait comme
une chevelure de femme. Marthe sans doute était dans le lit. Les
Trouche l'avaient dit, elle couchait là, maintenant. Mais il vit le
lit froid, aux draps bien tirés, qui ressemblait à une pierre tombale;
il s'habituait à l'ombre. L'abbé Faujas dut entendre quelque bruit,
car il regarda la porte. Lorsque le fou aperçut le visage calme du
prêtre, ses yeux rougirent, une légère écume parut aux coins de ses
lèvres; il retint un hurlement, il s'en alla à quatre pattes par
l'escalier, par les corridors, répétant à voix basse:

--Marthe! Marthe!

Il la chercha dans toute la maison: dans la chambre de Rose, qu'il
trouva vide; dans le logement des Trouche, empli du déménagement des
autres pièces; dans les anciennes chambres des enfants, où il sanglota
en rencontrant sous sa main une paire de petites bottines éculées
que Désirée avait portées. Il montait, descendait, s'accrochait à la
rampe, se glissait le long des murs, faisait le tour des pièces
à tâtons, sans se cogner, avec son agilité extraordinaire de fou
prudent. Bientôt, il n'y eut pas un coin, de la cave au grenier, qu'il
n'eût flairé. Marthe n'était pas dans la maison, les enfants non plus,
Rose non plus. La maison était vide, la maison pouvait crouler. Mouret
s'assit sur une marche de l'escalier, entre le premier et le second
étage. Il étouffait ce souffle puissant qui, malgré lui, gonflait sa
poitrine. Il attendait, les mains croisées, le dos appuyé à la rampe,
les yeux ouverts dans la nuit, tout à l'idée fixe qu'il mûrissait
patiemment. Ses sens prenaient une finesse telle, qu'il surprenait
les plus petits bruits de la maison. En bas, Trouche ronflait; Olympe
tournait les pages de son roman, avec le léger froissement du doigt
contre le papier. Au second étage, la plume de l'abbé Faujas avait un
bruissement de pattes d'insecte; tandis que, dans la chambre voisine,
madame Faujas endormie semblait accompagner cette aigre musique de sa
respiration forte. Mouret passa une heure, les oreilles aux aguets. Ce
fut Olympe qui succomba la première au sommeil; il entendit le roman
tomber sur le tapis. Puis, l'abbé Faujas posa sa plume, se déshabilla
avec des frôlements discrets de pantoufles; les vêtements glissaient
mollement, le lit ne craqua même pas. Toute la maison était couchée.
Mais le fou sentait, à l'haleine trop grêle de l'abbé, qu'il ne
dormait pas. Peu à peu, cette haleine grossit. Toute la maison
dormait.

Mouret attendit encore une demi-heure. Il écoutait toujours avec un
grand soin, comme s'il eût entendu les quatre personnes couchées là,
descendre, d'un pas de plus en plus lourd, dans l'engourdissement du
profond sommeil. La maison, écrasée dans les ténèbres, s'abandonnait.
Alors il se leva, gagna lentement le vestibule. Il grondait:

--Marthe n'y est plus, la maison n'y est plus, rien n'y est plus.

Il ouvrit la porte donnant sur le jardin, il descendit à la petite
serre. Là, il déménagea méthodiquement les grands buis sèches; il en
emportait des brassées énormes, qu'il montait, qu'il empilait devant
les portes des Trouche et des Faujas. Comme il était pris d'un besoin
de grande clarté, il alla allumer dans la cuisine toutes les lampes,
qu'il revint poser sur les tables des pièces, sur les paliers de
l'escalier, le long des corridors. Puis, il transporta le reste des
fascines de buis. Les tas s'élevaient plus haut que les portes.
Mais, en faisant un dernier voyage, il leva les yeux, il aperçut les
fenêtres. Alors, il retourna chercher les arbres fruitiers et dressa
un bûcher sous les fenêtres, en ménageant fort habilement des courants
d'air pour que la flamme fût belle. Le bûcher lui parut petit.

--Il n'y a plus rien, répétait-il; il faut qu'il n'y ait plus rien.

Il se souvint, il descendit à la cave, recommença ses voyages.
Maintenant, il remontait la provision de chauffage pour l'hiver:
le charbon, les sarments, le bois. Le bûcher, sous les fenêtres,
grandissait. A chaque paquet de sarments qu'il rangeait proprement,
il était secoué d'une satisfaction plus vive. Il distribua ensuite le
combustible dans les pièces du rez-de-chaussée, en laissa un tas dans
le vestibule, un autre dans la cuisine. Il finit par renverser les
meubles, par les pousser sur les tas. Une heure lui avait suffi pour
celle rude besogne. Sans souliers, courant les bras chargés, il
s'était glissé partout, avait tout charrié avec une telle adresse
qu'il n'avait pas laissé tomber une seule bûche trop rudement.
Il semblait doué d'une vie nouvelle, d'une logique de mouvements
extraordinaires. Il était, dans l'idée fixe, très-fort,
très-intelligent.

Quand tout fut prêt, il jouit un instant de son oeuvre. Il allait de
tas en tas, se plaisait à la forme carrée des bûchers, faisait le tour
de chacun d'eux, en frappant doucement dans ses mains d'un air de
satisfaction extrême. Quelques morceaux de charbon étant tombés le
long de l'escalier, il courut chercher un balai, enleva proprement
la poussière noire des marches. Il acheva ainsi son inspection, en
bourgeois soigneux qui entend faire les choses comme elles doivent
être faites, d'une façon réfléchie. La jouissance l'effarait peu à
peu; il se courbait, se retrouvait à quatre pattes, courant sur les
mains, soufflant plus fort, avec un ronflement de joie terrible.

Alors, il prit un sarment. Il alluma les tas. il commença par les tas
de la terrasse, sous les fenêtres. D'un bond, il rentra, enflamma les
tas du salon et de la salle à manger, de la cuisine et du vestibule.
Puis, il sauta d'étage en étage, jetant les débris embrasés de son
sarment sur les tas barrant les portes des Trouche et des Faujas. Une
fureur croissante le secouait, la grande clarté de l'incendie achevait
de l'affoler. Il descendit à deux reprises avec des sauts prodigieux,
tournant sur lui même, traversant l'épaisse fumée, activant de son
souffle les brasiers, dans lesquels il rejetait des poignées de
charbons ardents. La vue des flammes s'écrasant déjà aux plafonds
des pièces, le faisait asseoir par moments sur le derrière, riant,
applaudissant de toute la force de ses mains.

Cependant, la maison ronflait, comme un poêle trop bourré. L'incendie
éclatait sur tous les points à la fois, avec une violence qui fendait
les planchers. Le fou remonta, au milieu des nappes de feu, les
cheveux grillés, les vêtements noircis. Il se posta au second étage,
accroupi sur les poings, avançant sa tête grondante de bête. Il
gardait le passage, il ne quittait pas du regard la porte du prêtre.

--Ovide! Ovide! appela une voix terrible.

Au fond du corridor, la porte de madame Faujas s'étant brusquement
ouverte, la flamme s'engouffra dans la chambre avec le roulement d'une
tempête. La vieille femme parut au milieu du feu. Les mains en avant,
elle écarta les fascines qui flambaient, sauta dans le corridor,
rejeta à coups de pied, à coups de poing, les tisons qui masquaient la
porte de son fils, qu'elle continuait à appeler désespérément. Le fou
s'était aplati davantage, les yeux ardents, se plaignant toujours.
--Attends-moi, ne descends pas par la fenêtre, criait-elle, en
frappant à la porte.

Elle dut l'enfoncer; la porte qui brûlait, céda facilement. Elle
reparut, tenant son fils entre les bras. Il avait pris le temps de
mettre sa soutane; il étouffait, suffoqué par la fumée.

--Écoute, Ovide, je vais t'emporter, dit-elle avec une rudesse
énergique. Tiens-toi bien à mes épaules; cramponne-toi à mes cheveux,
si tu te sens glisser.... Va, j'irai jusqu'au bout.

Elle le chargea sur ses épaules comme un enfant, et cette mère
sublime, cette vieille paysanne, dévouée jusqu'à la mort, ne
chancela point sous le poids écrasant de ce grand corps évanoui
qui s'abandonnait. Elle éteignait les charbons sous ses pieds nus,
s'ouvrait un passage en repoussant les flammes de sa main ouverte,
pour que son fils n'en fût pas même effleuré. Mais, au moment où elle
allait descendre, le fou, qu'elle n'avait pas vu, sauta sur l'abbé
Faujas, qu'il lui arracha des épaules. Sa plainte lugubre s'achevait
dans un hurlement tandis qu'une crise le tordait au bord de
l'escalier. Il meurtrissait le prêtre, l'égratignait, l'étranglait.

--Marthe! Marthe! cria-t-il.

Et il roula avec le corps le long des marches embrasées; pendant que
madame Faujas, qui lui avait enfoncé les dents en pleine gorge, buvait
son sang. Les Trouche flambaient dans leur ivresse, sans un soupir.
La maison, dévastée et minée, s'abattait au milieu d'une poussière
d'étincelles.



XXIII


Macquart ne trouva pas chez lui le docteur Porquier, qui accourut
seulement vers minuit et demi. Toute la maison était encore sur pied.
Rougon seul n'avait pas bougé de son lit: les émotions le tuaient,
disait-il. Félicité assise sur la même chaise, au chevet de Marthe, se
leva pour aller à la rencontre du médecin.

--Ah! cher docteur, nous sommes bien inquiets, murmura-t-elle. La
pauvre enfant n'a pas fait un mouvement, depuis que nous l'avons
couchée là.... Ses mains sont déjà froides; je les ai gardées dans les
miennes, inutilement.

Le docteur Porquier regarda attentivement le visage de Marthe; puis,
sans l'examiner autrement, il resta debout, pinçant les lèvres,
faisant de la main un geste vague.

--Ma bonne madame Rougon, dit-il, il vous faut bien du courage.

Félicité éclata en sanglots.

--C'est la fin, continua-t-il à voix plus basse. Il y a longtemps que
j'attends ce triste dénoûment, je dois vous le confesser aujourd'hui.
La pauvre madame Mouret avait les deux poumons attaqués, et la
phthisie chez elle se compliquait d'une maladie nerveuse.

Il s'était assis, gardant aux coins des lèvres son sourire de médecin
bien élevé, qui se montrait poli même à l'égard de la mort.

--Ne vous désespérez pas, ne vous rendez pas malade, chère dame. La
catastrophe était prévue, une circonstance pouvait la hâter tous
les jours.... La pauvre madame Mouret devait tousser, étant jeune,
n'est-ce pas? J'estime qu'elle a couvé pendant des années les germes
du mal. Dans ces derniers temps, depuis trois ans surtout, la phthisie
faisait en elle des progrès effrayants. Et quelle piété! quelle
ferveur! J'étais touché à la voir s'en aller si saintement.... Que
voulez-vous? les décrets de Dieu sont insondables, la science est bien
souvent impuissante.

Et comme madame Rougon pleurait toujours, il lui prodigua les plus
tendres consolations, il voulut absolument qu'elle prit une tasse de
tilleul pour se calmer.

--Ne vous tourmentez pas, je vous en conjure, répétait-il. Je vous
assure qu'elle ne sent déjà plus son mal; elle va s'endormir ainsi
tranquillement, elle ne reprendra connaissance qu'au moment de
l'agonie.... Je ne vous abandonne pas, d'ailleurs; je reste là, bien
que tous mes soins soient inutiles à présent. Je reste, en ami, chère
dame, en ami, entendez-vous?

Il s'installa commodément pour la nuit, dans un fauteuil. Félicité
s'apaisait un peu. Le docteur Porquier lui ayant fait entendre que
Marthe n'avait plus que quelques heures à vivre, elle eut l'idée
d'envoyer chercher Serge au séminaire, qui était voisin. Quand elle
pria Rose de se rendre au séminaire, celle-ci refusa d'abord.

--Vous voulez donc le tuer aussi, ce pauvre petit! dit-elle. Ça lui
porterait un coup trop rude, d'être réveillé au milieu de la nuit,
pour venir voir une morte.... Je ne veux pas être son bourreau.

Rose gardait rancune à sa maîtresse. Depuis que celle-ci agonisait,
elle tournait autour du lit, furieuse, bousculant les tasses et les
bouteilles d'eau chaude.

--Est-ce qu'il y a du bon sens à faire ce que madame a fait?
ajouta-t-elle. Ce n'est la faute à personne, si elle est allée prendre
la mort auprès de monsieur. Et, maintenant, il faut que tout soit en
l'air, elle nous fait tous pleurer.... Non, certes, je ne veux pas
qu'on force le petit à se lever en sursaut.

Cependant, elle finit par se rendre au séminaire. Le docteur Porquier
s'était allongé devant le feu; les yeux à demi fermés, il continuait à
prodiguer de bonnes paroles à madame Rougon. Un léger râle commençait
à soulever les flancs de Marthe. L'oncle Macquart, qui n'avait point
reparu depuis deux grandes heures, poussa doucement la porte.

--D'où venez-vous donc? lui demanda Félicité, qui l'emmena dans un
coin.

Il répondit qu'il était allé remiser sa carriole et son cheval à
l'auberge des Trois-Pigeons. Mais il avait des yeux si vifs, un air de
sournoiserie si diabolique, qu'elle était reprise de mille soupçons.
Elle oublia sa fille mourante, flairant une coquinerie qu'elle devait
avoir intérêt à connaître.

--On dirait que vous avez suivi et guetté quelqu'un, reprit-elle,
en remarquant son pantalon boueux. Vous me cachez quelque chose,
Macquart. Cela n'est pas bien. Nous avons toujours été gentils pour
vous.

--Oh! gentils! murmura l'oncle en ricanant, c'est vous qui le dites.
Rougon est un cancre; dans l'affaire du champ de blé, il s'est méfié
de moi, il m'a traité comme le dernier des derniers.... Où donc
est-il, Rougon? Il se dorlote, lui; il ne se moque pas mal de la
peine qu'on prend pour la famille. Le sourire dont il accompagna ces
dernières paroles inquiéta vivement Félicité. Elle le regardait en
face.

--Quelle peine avez-vous prise pour la famille? dit-elle.

Vous n'allez peut-être pas me reprocher d'avoir ramené ma pauvre
Marthe des Tulettes.... D'ailleurs, je vous le répète, tout ceci m'a
l'air bien louche. J'ai questionné Rose--il paraît que vous aviez
l'idée de venir droit ici.... Je m'étonne aussi que vous n'ayez pas
frappé plus fort, rue Balande; on vous aurait ouvert.... Ce n'est pas
que je sois fâchée d'avoir la chère enfant chez moi; elle mourra
au moins parmi les siens, elle n'aura que des visages amis autour
d'elle....

L'oncle parut très-surpris; il l'interrompit d'un air inquiet.

--Je vous croyais au mieux avec l'abbé Faujas?

Elle ne répondit pas; elle s'approcha de Marthe, dont le souffle
devenait plus douloureux. Quand elle revint, elle vit Macquart qui,
soulevant le rideau, semblait interroger la nuit, en frottant la vitre
humide de la main.

--Ne partez pas demain avant de causer avec moi, lui
recommanda-t-elle; je veux éclaircir tout ceci.

--Comme vous voudrez, répondit-il. On serait bien embarrassé pour vous
faire plaisir. Vous aimez les gens, vous ne les aimez plus... Moi, je
m'en moque; je vais toujours mon petit bonhomme de chemin.

Il était évidemment très-contrarié d'apprendre que les Rougon ne
faisaient plus cause commune avec l'abbé Faujas. Il tapait la vitre du
bout des doigts, sans quitter des yeux la nuit noire. A ce moment, une
grande lueur rougit le ciel.

--Qu'est-ce donc? demanda Félicité.

Il ouvrit la croisée, il regarda.

--Ou dirait un incendie, murmura-t-il, d'un ton paisible. Ça brûle
derrière la sous-préfecture.

La place s'emplissait de bruit. Un domestique entra tout effaré,
racontant que le feu venait de prendre chez la fille de madame. On
croyait avoir vu le gendre de madame, celui qu'on avait dû enfermer,
se promener dans le jardin avec un sarment allumé. Le pis était qu'on
désespérait de sauver les locataires. Félicité se tourna vivement,
réfléchit une minute encore, les yeux fixés sur Macquart. Elle
comprenait enfin.

--Vous nous aviez bien promis, dit-elle à voix basse, de vous tenir
tranquille, lorsque nous vous avons installé dans votre petite maison
des Tulettes. Rien ne vous manque pourtant, vous êtes là comme un vrai
rentier.... C'est honteux, entendez-vous!... Combien l'abbé Fenil vous
a-t-il donné pour ouvrir la porte à François?

Il se fâcha, mais elle le fit taire. Elle semblait beaucoup plus
inquiète des suites de l'affaire qu'indignée par le crime lui-même.

--Et quel abominable scandale, si l'on venait à savoir! murmura-t-elle
encore. Est-ce que nous vous avons jamais rien refusé? Nous causerons
demain, nous reparlerons de ce champ dont vous nous cassez les
oreilles.... Si Rougon apprenait une pareille chose, il en mourrait de
chagrin.

L'oncle ne put s'empêcher de sourire. Il se défendit plus violemment,
jura qu'il ne savait rien, qu'il n'avait trempé dans rien. Puis, comme
le ciel s'embrasait de plus, et que le docteur Porquier était déjà
descendu, l'oncle quitta la chambre, en disant d'un air pressé de
curieux:

--Je vais voir.

C'était M. Péqueur des Saulaies qui avait donné l'alarme. Il y avait
eu soirée à la sous-préfecture. Il se couchait, lorsque, vers une
heure moins quelques minutes, il aperçut un singulier reflet rouge sur
le plafond de sa chambre. S'étant s'approche de la fenêtre, il était
resté très-surpris en voyant un grand feu brûler dans le jardin des
Mouret, tandis qu'une ombre, qu'il ne reconnut pas d'abord, dansait au
milieu de la fumée en brandissant un sarment allumé. Presque
aussitôt des flammes s'échappèrent par toutes les ouvertures du
rez-de-chaussée. Le sous-préfet s'empressa de remettre son pantalon;
il appela son domestique, lança le concierge à la recherche des
pompiers et des autorités. Puis, avant de se rendre sur le lieu du
sinistre, il acheva de s'habiller, s'assurant devant une glace de la
correction de sa moustache. Il arriva le premier rue Balande. La rue
était absolument déserte; deux chats la traversaient en courant.

--Ils vont se laisser griller comme des côtelettes, là-dedans! pensa
M. Péqueur des Saulaies, étonné du sommeil paisible de la maison, sur
la rue, où pas une flamme ne se montrait encore.

Il frappa violemment, mais il n'entendit que le ronflement de
l'incendie, dans la cage de l'escalier. Il frappa alors à la porte
de M. Rastoil. Là, des cris perçants s'élevaient, accompagnés de
piétinements, de claquements de portes, d'appels étouffés.

--Aurélie, couvre-toi les épaules! criait la voix du président.

M. Rastoil se précipita sur le trottoir, suivi de madame Rastoil et de
la cadette de ses demoiselles, celle qui n'était pas encore mariée.
Aurélie dans sa précipitation, avait jeté sur ses épaules un paletot
de son père, qui lui laissait les bras nus; elle devint toute rouge,
lorsqu'elle aperçut M. Péqueur des Saulaies.

--Quel épouvantable malheur! balbutiait le président. Tout va brûler.
Le mur de ma chambre est déjà chaud. Les deux maisons n'en font
qu'une, si j'ose dire.... Ah! monsieur le sous-préfet, je n'ai pas
même pris le temps d'enlever les pendules. Il faut organiser les
secours. On ne peut pas perdre son mobilier en quelques heures.

Madame Rastoil, à demi vêtue d'un peignoir, pleurait le meuble de
son salon, qu'elle venait justement de faire recouvrir. Cependant,
quelques voisins s'étaient montrés aux fenêtres. Le président les
appela et commença le déménagement de sa maison; il se chargeait
particulièrement des pendules, qu'il déposait sur le trottoir d'en
face. Lorsqu'on eut sorti les fauteuils du salon, il fit asseoir sa
femme et sa fille, tandis que le sous-préfet restait auprès d'elles,
pour les rassurer.

--Tranquillisez-vous, mesdames, disait-il. La pompe va arriver, le feu
sera attaqué vigoureusement.... Je crois pouvoir vous promettre qu'on
sauvera votre maison.

Les croisées des Mouret éclatèrent, les flammes parurent au premier
étage. Brusquement, la rue fut éclairée par une grande lueur; il
faisait clair comme en plein jour. Un tambour, au loin, passait sur
la place de la Sous-Préfecture, en battant le rappel. Des hommes
accouraient, une chaîne s'organisait, mais les seaux manquaient, la
pompe n'arrivait pas. Au milieu de l'effarement général, M. Péqueur
des Saulaies, sans quitter les dames Rastoil, criait des ordres à
pleine voix:

--Laissez le passage libre! La chaîne est trop serrée là-bas!
Mettez-vous à deux pieds les uns des autres!

Puis, se tournant vers Aurélie, d'une voix douce:

--Je suis bien surpris que la pompe ne soit pas encore là.... C'est
une pompe neuve; on va justement l'étrenner.... J'ai pourtant envoyé
le concierge tout de suite; il a dû passer aussi à la gendarmerie.

Les gendarmes se montrèrent les premiers; ils continrent les curieux,
dont le nombre augmentait, malgré l'heure avancée. Le sous-préfet
était allé en personne rectifier la chaîne, qui se bossuait au milieu
des poussées de certains farceurs accourus du faubourg. La petite
cloche de Saint-Saturnin sonnait le tocsin de sa voix fêlée; un second
tambour battait le rappel, plus languissamment, vers le bas de la rue,
du côté du Mail. Enfin la pompe arriva, avec un tapage de ferraille
secouée. Les groupes s'écartèrent; les quinze pompiers de Plassans
parurent, courant et soufflant; mais, malgré l'intervention de M.
Péqueur des Saulaies, il fallut encore un grand quart d'heure pour
mettre la pompe en état.

--Je vous dis que le piston ne glisse pas! criait furieusement le
capitaine au sous-préfet, qui prétendait que les écrous étaient trop
serrés.

Lorsqu'un jet d'eau s'éleva, la foule eut un soupir de satisfaction.
La maison flambait alors, du rez-de-chaussée au second étage, comme
une immense torche. L'eau entrait dans le brasier avec un sifflement;
tandis que les flammes, se déchirant en nappes jaunes, s'élevaient
plus haut. Des pompiers étaient montés sur le toit de la maison du
président, dont ils enfonçaient les tuiles, à coups de pic, pour faire
la part du feu.

--La baraque est perdue, murmura Macquart, les mains dans les poches,
planté tranquillement sur le trottoir d'en face, d'où il suivait les
progrès de l'incendie avec un vif intérêt.

Il s'était formé là, au bord du ruisseau, un salon en plein air. Les
fauteuils se trouvaient rangés en demi-cercle, comme pour permettre
d'assister à l'aise au spectacle. Madame de Condamin et son mari
venaient d'arriver; ils rentraient à peine de la sous-préfecture,
disaient-ils, lorsqu'ils avaient entendu battre le rappel. M. de
Bourdeu, M. Maffre, le docteur Porquier, M. Delangre, accompagné de
plusieurs membres du conseil municipal, s'étaient également empressés
d'accourir. Tous entouraient ces pauvres dames Rastoil, les
réconfortaient, s'abordaient avec des exclamations apitoyées. La
société finit par s'asseoir sur les fauteuils. Et la conversation
s'engagea, pendant que la pompe soufflait à dix pas et que les poutres
embrasées craquaient. --As-tu pris ma montre, mon ami? demanda madame
Rastoil; elle était sur la cheminée, avec la chaîne.

--Oui, oui, je l'ai dans ma poche, répondit le président, la face
gonflée, chancelant d'émotion. J'ai aussi l'argenterie.... J'aurais
tout emporté; mais les pompiers ne veulent pas, ils disent que c'est
ridicule.

M. Péqueur des Saulaies se montrait toujours très-calme et
très-obligeant.

--Je vous assure que votre maison ne court plus aucun risque,
affirma-t-il; la part du feu est faite. Vous pouvez aller remettre vos
couverts dans votre salle à manger.

Mais M. Rastoil ne consentit pas à se séparer de son argenterie, qu'il
tenait sous le bras, pliée dans un journal.

--Toutes les portes sont ouvertes, balbutia-t-il; la maison est pleine
de gens que je ne connais pas.... Ils ont fait dans mon toit un trou
qui me coûtera cher à boucher.

Madame de Condamin interrogeait le sous-préfet. Elle s'écria:

--Mais c'est horrible! mais je croyais que les locataires avaient eu
le temps de se sauver!... Alors, on n'a pas de nouvelles de l'abbé
Faujas?

--J'ai frappé moi-même, dit M. Péqueur des Saulaies; personne n'a
répondu. Quand les pompiers sont arrivés, j'ai fait enfoncer la porte,
j'ai ordonné d'appliquer des échelles aux fenêtres.... Tout a été
inutile. Un de nos braves gendarmes, qui s'est aventuré dans le
vestibule, a failli être asphyxié par la fumée.

-Ainsi l'abbé Faujas?... Quelle abominable mort! Reprit la belle
Octavie avec un frisson.

Ces messieurs et ces dames se regardèrent, blêmes dans les clartés
vacillantes de l'incendie. Le docteur Porquier expliqua que la
mort par le feu n'était peut-être pas aussi douloureuse qu'on se
l'imaginait.

--On est saisi, dit-il en terminant; ça doit être l'affaire de
quelques secondes. Il faut dire aussi que cela dépend de la violence
du brasier.

M. de Condamin comptait sur ses doigts.

--Si madame Mouret est chez ses parents, comme on le prétend, cela
fait toujours quatre: l'abbé Faujas, sa mère, sa soeur et son
beau-frère.... C'est joli!

A ce moment, madame Rastoil se pencha à l'oreille de son mari.

--Donne-moi ma montre, murmura-t-elle. Je ne suis pas tranquille. Tu
le remues. Tu vas t'asseoir dessus. Une voix ayant crié que le vent
poussait les flammèches du côté de la sous-préfecture, M. Péqueur
des Saulaies s'excusa, s'élança, afin de parer à ce nouveau danger.
Cependant, M. Delangre voulait qu'on tentât un dernier effort pour
porter secours aux victimes. Le capitaine des pompiers lui répondit
brutalement de monter aux échelles lui-même, s'il croyait la chose
possible; il disait n'avoir jamais vu un feu pareil. C'était le diable
qui avait dû allumer ce feu-là, pour que la maison brûlât, comme un
fagot, par tous les bouts à la fois. Le maire, suivi de quelques
hommes de bonne volonté, fit alors le tour par l'impasse des
Chevillottes. Du côté du jardin, peut-être pourrait-on monter.

--Ce serait très-beau, si ce n'était pas si triste, remarqua madame de
Condamin, qui se calmait.

En effet, l'incendie devenait superbe. Des fusées d'étincelles
montaient dans de larges flammes bleues; des trous d'un rouge ardent
se creusaient au fond de chaque fenêtre béante; tandis que la fumée
roulait doucement, s'en allait en un gros nuage violâtre, pareille à
la fumée des feux de Bengale, pendant les feux d'artifice. Ces
dames et ces messieurs s'étaient pelotonnés dans les fauteuils; ils
s'accoudaient, s'allongeaient, levaient le menton; puis, des silences
se faisaient, coupés de remarques, lorsqu'un tourbillon de flammes
plus violent s'élevait. Au loin, dans les clartés dansantes qui
illuminaient brusquement des profondeurs de têtes moutonnantes,
grossissaient un brouhaha de foule, un bruit d'eau courante, tout un
tapage noyé. Et la pompe, à dix pas, gardait son haleine régulière,
son crachement de gosier de métal écorché.

--Regardez donc la troisième fenêtre, au second étage, s'écria tout
à coup M. Maffre émerveillé; on voit très-bien, à gauche, un lit qui
brûle. Les rideaux sont jaunes; ils flambent comme du papier.

M. Péqueur des Saulaies revenait au petit trot tranquilliser la
société. C'était une panique. --Les flammèches, dit-il, sont bien
portées par le vent du côté de la sous-préfecture; mais elles
s'éteignent en l'air. Il n'y a aucun danger, on est maître du feu.

--Mais, demanda madame de Condamin, sait-on comment le feu a pris?

M. de Bourdeu assura qu'il avait d'abord vu une grosse fumée sortir
de la cuisine. M. Maffre prétendait, au contraire, que les flammes
avaient d'abord paru dans une chambre du premier étage. Le sous-préfet
hochait la tête d'un air de prudence officielle; il finit par dire à
demi-voix:

--Je crois que la malveillance n'est pas étrangère au sinistre. J'ai
déjà ordonné une enquête.

Et il raconta qu'il avait vu un homme allumer le feu avec un sarment.

--Oui, je l'ai vu aussi, interrompit Aurélie Rastoil. C'est monsieur
Mouret.

Ce fut une surprise extraordinaire. La chose était impossible. M.
Mouret s'échappant et brûlant sa maison, quel épouvantable drame! Et
l'on accablait Aurélie de questions. Elle rougissait, tandis que sa
mère la regardait sévèrement. Il n'était pas convenable qu'une jeune
fille fût ainsi toutes les nuits à la fenêtre.

--Je vous assure, j'ai bien reconnu monsieur Mouret, reprit-elle. Je
ne dormais pas, je me suis levée, en voyant une grande lumière....
Monsieur Mouret dansait au milieu du feu.

Le sous-préfet se prononça.

--Parfaitement, mademoiselle a raison.... Je reconnais le malheureux,
maintenant. Il était si effrayant, que je restais perplexe, bien que
sa figure ne me fût pas inconnue.... Je vous demande pardon, ceci est
très-grave; il faut que j'aille donner quelques ordres.

Il s'en alla de nouveau, pendant que la société commentait celle
aventure terrible, un propriétaire brûlant ses locataires. M. de
Bourdeu s'emporta contre les maisons d'aliénés; la surveillance y
était faite d'une façon tout à fait insuffisante. A la vérité, M. de
Bourdeu tremblait de voir flamber dans l'incendie la préfecture que
l'abbé Faujas lui avait promise.

--Les fous sont pleins de rancune, dit simplement M. de Condamin.

Ce mot embarrassa tout le monde. La conversation tomba net. Les dames
eurent de légers frissons, tandis que ces messieurs échangaient des
regards singuliers. La maison en flammes devenait beaucoup plus
intéressante, depuis que la société connaissait la main qui avait mis
le feu. Les yeux clignant d'une terreur délicieuse, se fixaient sur le
brasier, avec le rêve du drame qui avait dû se passer là.

--Si le papa Mouret est là dedans, ça fait cinq, dit encore M. de
Condamin, que les dames firent taire, en l'accusant d'être un homme
atroce.

Depuis le commencement de l'incendie, les Paloque, accoudés à la
fenêtre de leur salle à manger, regardaient. Ils étaient juste
au-dessus du salon improvisé sur le trottoir. La femme du juge finit
par descendre pour offrir gracieusement l'hospitalité aux dames
Rastoil, ainsi qu'aux personnes qui les entouraient. --On voit bien de
nos fenêtres, je vous assure, dit-elle.

Et, comme ces dames refusaient:

--Mais vous allez prendre froid, continua-t-elle; la nuit est
très-fraîche.

Madame de Condamin eut un sourire, en allongeant sur le pavé ses
petits pieds, qu'elle montra au bord de sa jupe.

--Ah bien! oui, nous n'avons pas froid! répondit-elle. Moi, j'ai les
pieds brûlants. Je suis très-bien.... Est-ce que vous avez froid,
mademoiselle?

--J'ai trop chaud, assura Aurélie. On dirait une nuit d'été. Ce feu-là
chauffe joliment.

Tout le monde déclara qu'il faisait bon, et madame Paloque se décida
alors à rester, à s'asseoir, elle aussi, dans un fauteuil. M. Maffre
venait de partir; il avait aperçu, au milieu de la foule, ses deux
fils, en compagnie de Guillaume Porquier, accourus tous les trois,
sans cravate, d'une maison des remparts, pour voir le feu. Le juge de
paix, qui était certain de les avoir enfermés à double tour dans leur
chambre, emmena Alphonse et Ambroise par les oreilles.

--Si nous allions nous coucher? dit M. de Bourdeu, de plus en plus
maussade.

M. Péqueur des Saulaies avait reparu, infatigable, n'oubliant pas les
dames, malgré les soins de toutes sortes dont il était accablé. Il
alla vivement au-devant de M. Delangre, qui revenait de l'impasse des
Chevillottes. Ils causèrent à voix basse. Le maire avait dû assister à
quelque scène épouvantable; il se passait la main sur la face, comme
pour chasser de ses yeux l'image atroce qui le poursuivait. Les dames
l'entendirent seulement murmurer: «Nous sommes arrivés trop tard!
C'est horrible, horrible!...» Il ne voulut répondre à aucune question.
--Il n'y a que Bourdeu et Delangre qui regrettent l'abbé, murmura M.
de Condamin à l'oreille de madame Paloque.

--Ils avaient des affaires avec lui, répondit tranquillement celle-ci.
Voyez donc, voici l'abbé Bourrette. Celui-là pleure pour de bon.

L'abbé Bourrette, qui avait fait la chaîne, sanglotait à chaudes
larmes. Le pauvre homme n'entendait pas les consolations. Jamais il ne
voulut s'asseoir dans un fauteuil; il resta debout, les yeux troubles,
regardant brûler les dernières poutres. On avait aussi vu l'abbé
Surin; mais il avait disparu, après avoir écouté, de groupe en groupe,
les renseignements qui couraient.

--Allons nous coucher, répéta M. de Bourdeu. C'est bête à la fin de
rester là.

Toute la société se leva. Il fut décidé que M. Rastoil, sa dame et sa
demoiselle, passeraient la nuit chez les Paloque. Madame de Condamin
donnait de petites tapes sur sa jupe, légèrement froissée. On recula
les fauteuils, on se tint un instant debout, à se souhaiter une bonne
nuit. La pompe ronflait toujours, l'incendie pâlissait, au milieu
d'une fumée noire; on n'entendait plus que le piétinement affaibli de
la foule et la hache attardée d'un pompier abattant une charpente.

--C'est fini, pensa Macquart, qui n'avait pas quitté le trottoir d'en
face.

Il resta pourtant encore un instant, à écouter les dernières paroles
que M. de Condamin échangeait à demi-voix avec madame Paloque.

--Bah! disait la femme du juge, personne ne le pleurera, si ce n'est
cette grosse bête de Bourrette. Il était devenu insupportable, nous
étions tous esclaves. Monseigneur doit rire à l'heure qu'il est.
Enfin, Plassans est délivré! --Et les Rougon! fit remarquer M. de
Condamin, ils doivent être enchantés.

--Pardieu! les Rougon sont aux anges. Ils vont hériter de la conquête
de l'abbé.... Allez, ils auraient payé bien cher celui qui se serait
risqué à mettre le feu à la baraque.

Macquart s'en alla, mécontent, il finissait par craindre d'avoir été
dupe. La joie des Rougon le consternait. Les Rougon étaient des malins
qui jouaient toujours un double jeu, et avec lesquels on
finissait quand même par être volé. En traversant la place de la
sous-préfecture, il se jurait de ne plus travailler comme cela, à
l'aveuglette.

Comme il remontait à la chambre où Marthe agonisait, il trouva Rose
assise sur une marche de l'escalier. Elle était dans une colère bleue,
elle grondait:

--Non, certes, je ne resterai pas dans la chambre; je ne veux pas voir
des choses pareilles. Qu'elle crève sans moi! qu'elle crève comme un
chien! Je ne l'aime plus, je n'aime plus personne.... Aller chercher
le petit, pour le faire assister à ça! Et j'ai consenti! Je m'en
voudrai toute la vie.... Il était pâle comme sa chemise, le chérubin.
J'ai dû le porter du séminaire ici. J'ai cru qu'il allait rendre
l'âme en roule, tant il pleurait. C'est une pitié!... Et il est là,
maintenant, à l'embrasser. Moi, ça me donne la chair de poule. Je
voudrais que la maison nous tombât sur la tête, pour que ça fût fini
d'un coup.... J'irai dans un trou, je vivrai toute seule, je ne verrai
jamais personne, jamais, jamais. La vie entière, c'est fait pour
pleurer et pour se mettre en colère.

Macquart entra dans la chambre. Madame Rougon, à genoux, se cachait
la face entre les mains; tandis que Serge, debout devant le lit, les
joues ruisselantes de larmes, soutenait la tête de la mourante. Elle
n'avait point encore repris connaissance. Les dernières lueurs de
l'incendie éclairaient la chambre d'un reflet rouge. Un hoquet secoua
Marthe. Elle ouvrit des yeux surpris, se mit sur son séant pour
regarder autour d'elle. Puis, elle joignit les mains avec une
épouvante indicible, elle expira, en apercevant, dans la clarté rouge,
la soutane de Serge.


FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La Conquête De Plassans" ***

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