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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 12) - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce fichier digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.

Page 109: Le mot "saie" a été ajouté dans la phrase "Vêtu, en effet,
d'une saie gauloise de diverses", le mot imprimé n'étant pas lisible.]



                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS


                         PAR
                  M. A. DE LAMARTINE



                    TOME DOUZIÈME.



                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1861


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                          XII


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.



LXVIIe ENTRETIEN

J.-J. ROUSSEAU.

SON FAUX CONTRAT SOCIAL ET LE VRAI CONTRAT SOCIAL.

TROISIÈME PARTIE.


I

Finissons-en avec les théories imaginaires de ces législateurs des
rêves, qui, en plaçant le but hors de portée parce qu'il est hors de
la vérité, consument le peuple en vains efforts pour l'atteindre, font
perdre le temps à l'humanité, finissent par l'irriter de son
impuissance et par la jeter dans des fureurs suicides, au lieu de la
guider sous le doigt de Dieu vers des améliorations salutaires à
l'avenir des sociétés.

Rousseau et ses disciples en politique n'ont pas jeté au peuple moins
de fausses définitions de la liberté politique que de l'égalité
sociale.

Qu'est-ce que la liberté, selon ces hommes qui ne définissent jamais,
afin de pouvoir tromper toujours l'esprit des peuples?

La liberté de J.-J. Rousseau, c'est le droit de se gouverner soi-même,
sans considération de la liberté d'autrui, dans une association dont
on revendique pour soi tous les bénéfices sans en accepter les
charges.

C'est-à-dire que cette liberté est la souveraine injustice; c'est la
liberté abusive des _quakers_, qui veulent que la société armée les
défende, mais qui refusent de s'armer eux-mêmes pour défendre leur sol
et leurs frères. En un mot, c'est l'anarchie dans l'individu réclamant
l'ordre dans la nation. Voilà la liberté sans limites et sans
réciprocité des sectaires de Rousseau.

Qu'est-ce au contraire que la liberté? Selon nous, métaphysiquement
parlant, cette liberté bien définie, c'est la révolte naturelle de
l'égoïsme individuel contre la volonté générale de la société ou de
la nation. Or, si cette révolte de la nature irréfléchie, de l'égoïsme
individuel dont ces philosophes font un prétendu droit dans ce qu'ils
appellent _les droits de l'homme_, existait, la société cesserait à
l'instant d'exister, car la société ne se maintient que par la
toute-puissance et la toute légitimité de la volonté générale sur la
volonté égoïste de l'individu. Cette révolte instinctive de l'égoïsme
individuel qu'on appelle la liberté sans limites est donc un crime et
une anarchie. Ce droit est le droit de périr soi-même en faisant périr
l'État.

Cette liberté au fond n'est donc qu'un vain mot; le sauvage seul peut
dire: «Je suis libre,» mais à condition d'être sauvage et d'être seul,
c'est-à-dire esclave de sa misère et des éléments.

Non, la liberté de J.-J. Rousseau et de ses émules n'existe pas; c'est
le nom d'une chose qui ne peut pas être, une fiction à l'aide de
laquelle on trompe l'ignorance des peuples et on justifie la révolte
de l'individu contre l'ensemble social.

Le vrai nom de la société, c'est commandement et obéissance.

Commandement dans l'État, qu'il soit monarchie ou république.

Obéissance dans l'individu, qu'il soit sujet ou citoyen.

Or, entre ces deux noms sacramentels de toute société politique,
_commandement_ et _obéissance_, trouvez-moi place pour le nom de
_liberté_. Il n'y en a pas, ou bien il n'y en a pas d'autre que le mot
par lequel je vous l'ai définie tout à l'heure: révolte de l'égoïsme
individuel contre la volonté de l'ensemble.

Ne parlons donc plus de liberté dans le sens que Rousseau et sa secte
de 1791, et même la secte de Lafayette en 1792, et la secte
parlementaire de 1830, et la secte radicale des polémistes de 1848,
l'ont entendue. Ce sens s'est évanoui dès qu'on a voulu le toucher du
doigt.


II

La seule chose que l'on puisse appeler, encore improprement, de ce
nom, par habitude plus que par logique, c'est la petite part d'égoïsme
individuel que le commandement social de l'État (monarchie ou
république) puisse négliger sans inconvénient dans l'obéissance
obligatoire de chacun à la volonté de tous. Cette petite part n'est
pas même un droit, selon l'expression de Lafayette, le philosophe de
l'émeute: _L'insurrection est le plus saint des devoirs._

Cette part de liberté n'est pas possédée, elle est concédée et
révocable par la société, républicaine ou monarchique, qui la laisse à
l'individu politique.

C'est une frontière indécise entre l'ordre social et l'anarchie
individuelle que le commandement laisse à l'obéissance; terrain vague,
où le commandement n'a pas besoin de s'exercer, et où l'obéissance
peut désobéir sans porter atteinte à l'État, c'est-à-dire à l'intérêt
de tous.

Mais encore ce qu'on appelle liberté n'est que tolérance de la société
générale, et le commandement social peut l'enchaîner ou la restreindre
selon les nécessités, les lieux, les temps, les circonstances, si les
nécessités, les lieux, les temps, les circonstances exigent que tout
soit commandement et obéissance, et obéissance partout et en tout dans
la société absolue. Je vous défie de nier ces faits et ces principes,
si vous réfléchissez à la nature de la société politique.

Où donc est ce qu'on appelle liberté? Et pourquoi tant parler d'une
chose qui n'existe que dans les mots?


III

Mais comme il faut cependant se servir de la langue reçue, il y a une
autre chose qu'on nomme très-mal à propos liberté.

Cette chose, qui n'est nullement la liberté, mais qui est dignité
morale dans le jeu du commandement et de l'obéissance dont se compose
tout gouvernement, c'est la participation plus ou moins grande que
chaque individu, esclave, sujet ou citoyen, apporte à la formation du
gouvernement et des lois; c'est le concours plus ou moins complet,
plus ou moins direct de beaucoup ou de toutes les volontés
individuelles dans la volonté générale, à laquelle on donne le droit
du commandement et le devoir d'obéissance.

Le plus ou le moins de cette participation formelle du peuple à son
gouvernement est ce qu'on nomme très-improprement liberté. C'est bien
plus que liberté, c'est commandement, commandement sur soi-même et sur
les autres.

Ce commandement, sous le despotisme, est attribué à un seul, sous les
autocraties à une caste, sous les théocraties à un sacerdoce
souverain, sous les républiques à une élite élective de citoyens et de
magistrats, sous les démocraties absolues à la multitude, sous les
démagogies, comme à Athènes, à des tribuns privilégiés, et renversés
par les faveurs mobiles de la plèbe sur la place publique. Les plus
populaires de ces gouvernements ne réalisent pas plus de liberté que
les autres; ils commandent et ils obéissent à des titres différents,
mais ils commandent l'obéissance avec la même obligation d'obéir; dans
aucun il n'y a place pour ce qu'on appelle liberté dans la langue de
J.-J. Rousseau et des publicistes modernes, c'est-à-dire pour
l'égoïsme individuel contre le dévouement et contre l'intérêt général.
S'il y avait liberté dans cette acception du mot, il n'y aurait plus
gouvernement ni société; il y aurait anarchie, révolte de chacun et de
tous contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris est donc un
sophisme: la liberté de chacun serait l'esclavage de tous.


IV

Mais si on entend par ce mot de liberté la participation d'un plus
grand nombre de sujets ou de citoyens au gouvernement, soit par la
pensée exprimée au moyen de la presse ou dans les conseils, soit dans
les élections, soit dans les délibérations, soit dans les magistrats,
aucun doute alors que cet exercice du commandement social attribué par
les constitutions au peuple, ne soit, quand le peuple en est capable
par ses vertus et par ses lumières, une excellente condition de
progrès moral, de dignité et de grandeur humaine.

Obéir à soi-même, c'est la vertu; obéir aux autres, c'est la
servitude. Qui peut douter que le commandement, quand il est moral, ne
soit supérieur à l'obéissance, quand elle est servile? Et qui peut
nier ainsi que, plus il y a de force raisonnée dans le commandement,
et d'assentiment dévoué dans l'obéissance, plus il y a perfection dans
le gouvernement? Faisons donc peu de cas de ce qu'on appelle liberté
égoïste dans le sens que J.-J. Rousseau attribue à ce mot, faisons-en
beaucoup de ce qu'il y a de participation volontaire du peuple au
commandement social; moins il y a de cette révolte individuelle dans
l'individu soi-disant libre, plus il est libre en effet, car il ne
veut alors que ce qu'il doit vouloir, et il n'obéit qu'à ce qu'il veut
dans l'intérêt de tous, qui est en réalité son premier intérêt.


V

Mais est-ce donc en vertu d'un misérable contrat impossible même à
concevoir (car pour contracter il faut être, et avant d'être la
prétendue association locale n'_était_ pas, ou elle n'_était_ qu'en
penchant et en germe dans les instincts naturels de l'homme), est-ce
donc en vertu d'une misérable convention que la société s'est
constituée en gouvernement? Est-ce en vertu d'un vil intérêt purement
matériel et dans le but seulement d'un plus grand bien physique, que
ce contrat purement brutal a été rêvé, délibéré, signé, et qu'il a pu
se maintenir en se perfectionnant d'âge en âge? Est-ce ainsi qu'il est
devenu droit, qu'il est devenu devoir, et qu'il a pu appeler Dieu et
les hommes à le protéger, à le défendre, à le venger contre les
atteintes que l'égoïsme individuel, la révolte des intérêts
particuliers, l'injustice personnelle, l'ambition, l'usurpation, la
ruse, la violence, l'impiété des conquérants, la spoliation du plus
fort, la tyrannie du plus scélérat peuvent lui porter tous les jours?
Évidemment non.

La faim et la soif, la satisfaction charnelle des besoins physiques,
la part plus ou moins grosse de grain ou de chair dans cette crèche
humaine où ce bétail humain broute sa gerbe ou dévore sa ration de
sang des animaux, la lutte incessante de force brutale contre force
brutale, force mesurée, non à la justice divine, mais à l'équilibre
arithmétique entre les convoitises et les résistances de l'individu à
l'individu, de nation à nation, toutes ces clauses notariées par de
prétendus législateurs constituants, toutes ces garanties nominales
des hommes contractants contre des hommes sans cesse intéressés à
violer ou à déchirer le contrat social, tout cela n'a ni sacrement,
ni sanction, ni raison d'être, ni raison de durer, ni raison
d'autorité, ni raison d'obéissance, ni raison de respect, ni raison de
commandement; tout le monde peut dire tous les jours: Je n'accepte pas
ce contrat chimérique imposé au faible par le fort, ou je ne l'accepte
que de force, c'est-à-dire par la plus vile des sujétions. Dans ce
système, la société n'est qu'un vice, le plus lâche des vices, la
peur!

Mais où est le devoir? Mais où est la vertu? Mais où est la divinité
de l'ordre social? Mais où est la dignité de l'espèce humaine dans ce
troupeau d'esclaves involontaires qui n'obéissent que sous la verge de
fer de la nécessité, ou ne se révoltent pas que parce qu'ils ont peur
de se révolter?

C'est là cependant exactement la conclusion formelle de J.-J. Rousseau
que nous vous avons citée tout à l'heure: «Tout homme qui peut secouer
le joug sans danger a le droit de le faire.» C'est aussi la conclusion
de la Fayette copiée de Rousseau: «L'insurrection est le plus saint
des devoirs.»

Est-ce une société qu'une réunion d'hommes fondée sur ces deux axiomes
parfaitement logiques dans le système de ce contrat, axiomes dont le
premier avilit toute nation qui ne secoue pas tous les jours le joug
social, et dont le second ensanglante tous les jours la société?
Société de boue ou société de sang, voilà le contrat de J.-J.
Rousseau; les théories matérialistes de la philosophie de l'intérêt ne
peuvent aboutir qu'à la proclamation de droits aussi anti-sociaux, le
droit de tuer ou le droit de mourir.

Les théories spiritualistes de la société, qui sont les nôtres,
aboutissent au commandement et à l'obéissance, qui sont, dans ceux qui
commandent comme dans ceux qui obéissent, des devoirs, c'est-à-dire
des libertés individuelles volontairement sacrifiées à la souveraineté
générale dans ceux qui obéissent, et des autorités morales
légitimement exercées dans ceux qui commandent.

Vos théories de société répondent aux corps, les nôtres répondent à
l'âme de la société. Vous supposez un contrat révocable à chaque
respiration de l'individu; nous voyons, nous, dans la société, une
religion politique qui ennoblit à la fois le commandement et
l'obéissance. Cette religion politique sanctifie la société politique
en lui donnant pour autorité suprême la souveraineté de la nature,
c'est-à-dire la souveraineté de Dieu, auteur et législateur des
instincts qui forcent l'homme à être sociable.

Cette souveraineté de Dieu ou de la nature a promulgué ses lois
sociales par les instincts de tout homme venant à la vie.

Le premier de ces instincts, d'abord physique, lui commande de se
rapprocher de sa mère sous peine de mort; il crée la famille, cette
sainte unité de l'ordre social.

L'instinct de la mère et du père, celui-là tout moral, l'instinct de
la compassion et de la bonté, leur commande de soigner, d'allaiter,
d'élever l'enfant; il crée la continuité de l'espèce, il dépasse déjà
la loi d'égoïsme de l'individu, il devient sans le savoir dévouement
spiritualiste.

L'instinct de la justice apprend à l'enfant à chérir sa mère et son
père, il devient devoir; c'est déjà l'âme qui se révèle, ce n'est plus
de l'instinct seulement.

L'instinct de l'amour créateur emporte l'homme et la femme l'un vers
l'autre; mais, une fois l'enfant conçu, ce même instinct, devenu
paternité, porte les deux êtres générateurs à perpétuer leur union
dans l'intérêt de l'enfant, ce troisième être qui les confond et les
réunit par une union permanente et sainte, sanctionnée par les autres
hommes et par Dieu. Le mariage, sous une forme ou sous une autre,
selon les lieux ou les temps, ce n'est plus l'instinct de l'amour
seulement, c'est le devoir réciproque, spiritualisme qui d'un attrait
fait un lien. De là les lois sur la génération pure de l'espèce, sur
l'autorité paternelle, sur la piété filiale; instincts changés en
devoirs de tous les côtés; spiritualisme de cette trinité plus morale
que charnelle; sollicitude pour l'enfant, assistance dans l'âge mûr,
tendresse et culte pour la vieillesse, le plus doux des devoirs, la
justice en action, la reconnaissance, mille vertus en un seul devoir!

L'instinct dit à ce groupe humain à peine formé: «Réunis-toi à
d'autres groupes pareils pour te protéger contre les éléments comme
corps, contre les agressions et les injustices des hommes iniques et
forts, comme être moral et libre.» De là l'association fondée alors
sur la réciprocité des services: tu me sers, je te sers; tu me
défends, je te défends; tes ennemis sont mes ennemis; tes amis sont
mes amis. Voilà la société élémentaire, elle n'est plus vil intérêt
seulement, elle est déjà réciprocité, c'est-à-dire mutualité,
réciprocité qui n'est que la justice des actes, moralité, devoir,
vertu.

Un autre instinct porte d'autres groupes à s'unir, pour être plus
solides, aux premiers groupes.

La nation se fonde; elle féconde une terre, elle sème, elle moissonne,
elle bâtit, elle multiplie; elle se choisit une place permanente au
soleil, elle se dit: «Il fait bon là, nous avons besoin que cette
place féconde et fécondée soit à nous, et non à d'autres, pour y
nourrir ceux qui descendront de nous; nos sueurs ont animalisé de nous
cette terre, il y a parenté désormais entre elle et nous; marquons-la
de notre nom, de notre droit de priorité.»

À l'instant voilà la possession accidentelle et passagère qui se
transforme en fait, en droit, en permanence, en patriotisme moral
enfin.

Spiritualisme, moralité, vertu. Le devoir de défendre la patrie, de
vivre et de mourir au besoin pour elle, pour ceux même qui ne sont pas
encore nés, dignifie, sanctifie en passion désintéressée, en
dévouement sublime, en sacrifice méritoire, en vertu glorieuse sur la
terre, en mérite immortel dans la patrie future, ce devoir
patriotique.


VI

La nation fondée et défendue, un instinct qui s'élargit la pousse à se
civiliser chaque jour davantage. Elle sent la nécessité de l'autorité
politique qui donne à tous ces instincts épars l'unité de volonté par
laquelle chacun a la force de tous, et tous ont le droit de chacun.
C'est ce qu'on appelle gouvernement. Les formes de ce gouvernement
sont aussi diverses que les âges des peuples, les lieux, les temps,
les caractères de ces groupes humains formés en nations.

L'autorité dérivée de la nature y repose d'abord dans le père, ou
patriarche, par droit d'antiquité; l'hérédité la consacre dans le fils
après le père.

Elle s'étend de là aux vieillards de la tribu, supposés les plus sages
par droit d'expérience: c'est l'origine des sénats, _seniores_, qui
assistent, éclairent, limitent le pouvoir patriarcal et souverain.

Le pouvoir aristocratique s'y constitue: gouvernement de castes.

L'autorité concentrée y devient facilement injuste et oppressive; le
peuple y demande sa place et l'obtient: gouvernement pondéré,
monarchie, aristocratie, démocratie, trinité d'Aristote, gouvernements
modernes des trois pouvoirs diversement représentés.

L'autorité conquise sur la monarchie et sur l'aristocratie par le
nombre seul, par la démocratie absolue, c'est la souveraineté de la
multitude, sans pondération, sans fixité, sans corps modérateur; elle
dégénère bientôt en oppression mutuelle et en anarchie: gouvernement
condamné par l'instinct de la hiérarchie légale, qui est la loi de
tout ce qui dure, la loi de tout ce qui commande et de tout ce qui
obéit sur la terre.


VII

L'instinct de justice absolue et celui de hiérarchie nécessaire,
combinés légalement ensemble, fondent et maintiennent les républiques
à plusieurs pouvoirs; elles sont agitées, mais le mouvement même y
prévient longtemps la corruption, la tyrannie, la décadence.

Elles supposent plus de spiritualisme, plus de devoir, plus de vertu
dans le peuple que les autres gouvernements; c'est ce qui fait
qu'elles sont l'idéal des peuples et des sages.

Elles ont l'unique et immense mérite d'élever l'âme, les lumières, et
le sentiment de justice du peuple, à la hauteur de sa souveraineté.

Mais si le peuple ne possède ni assez de lumières ni assez de vertus,
il n'y faut pas penser encore, ou bien il n'y faut plus penser du
tout: un brillant esclavage militaire, de la gloire, et point de
liberté, suffit à ce peuple; on peut l'éblouir, on ne peut l'éclairer.
Ses vertus sont toutes soldatesques: des dictatures et des victoires,
voilà tout ce qu'il lui faut. Le spiritualisme, c'est-à-dire le
sentiment moral de ce qu'il doit à Dieu, aux autres peuples et à
lui-même, y baisse à mesure que la fausse gloire y resplendit
davantage. Il marche à la tyrannie chez lui-même en allant porter sa
propre tyrannie dans le monde; bientôt il ne saura plus où retrouver
le principe de l'autorité des gouvernements légitimes, c'est-à-dire
naturels, de la société politique, trop vieux et trop irrespectueux
pour le gouvernement patriarcal, trop égalitaire pour le gouvernement
des castes, trop sceptique pour le gouvernement théocratique, trop
ardent en nouveautés pour le gouvernement des coutumes et des
dynasties, trop agité pour le gouvernement constitutionnel et
l'équilibre des pouvoirs, trop turbulent pour le gouvernement des
républiques, et trop impie envers ses propres droits pour les défendre
soit contre l'oppression d'en haut, soit contre l'oppression d'en bas.
Peuple du vent et du mouvement perpétuel, emporté à tous les abîmes
par le tourbillon même qu'il crée et accélère sans cesse en lui et
autour de lui!

Peuple de beaux instincts, mais de peu de moralité politique, toujours
ivre de lui-même, enivrant les autres peuples de son génie et de son
exemple; mais ne tenant pas plus à ses vérités qu'à ses rêves, et créé
pour lancer le monde, plutôt que pour le diriger vers le bien.

À de tels peuples le gouvernement du hasard! Ils ne savent ni fonder
ni conserver, ils ne savent que détruire et changer sur la terre; ils
sont le vent qui balaye le passé. Qu'ils balayent donc le monde
politique: ils sont le balai de la Providence, comme Attila fut le
fléau de Dieu.


VIII

De toutes ces natures de gouvernement inspirées à l'humanité par cette
souveraineté de la nature qui parle dans nos instincts, aucun ne nous
semble plus voisin de la perfection que le gouvernement créé ou
réformé par le législateur rationnel de l'extrême Orient, le divin
philosophe politique Confutzée, dans cet empire de la Chine, plus
vaste que l'Europe, plus antique que notre antiquité, plus peuplé que
deux de nos continents, plus sage que nos jeunes sagesses.

Confucius résume en lui toutes les lumières, toutes les vertus et
toutes les expériences du vieux monde indien; il résume, de plus,
selon toute apparence, le vieux univers antédiluvien, si les
révélations, les monuments et les traditions antédiluviennes vivent
encore dans la mémoire des hommes. Confucius semble avoir été
illuminé divinement par un reflet, par un crépuscule de cette divine
révélation sociale qui précéda le siècle des grandes eaux. Ministre de
cette souveraineté de la nature dont on retrouve le texte syllabe par
syllabe dans nos instincts natifs, Confucius institue dans sa
législation, et ensuite dans le gouvernement, toutes les lois et
toutes les formes politiques qui dérivent de notre nature physique et
de notre nature morale; spiritualisme et loi civile, politique et
vertu, temps et éternité, religion et civisme, ne sont pour lui qu'un
même mot. Aussi voyez comme cela civilise, comme cela dure, comme cela
multiplie la vie et l'ordre dans l'espèce humaine! À l'exception des
arts barbares de la guerre qu'un excès de philosophie fait tomber en
mépris et en désuétude chez ses disciples, voyez la population: cette
contre-épreuve de la bonne administration: quatre cents millions
d'hommes traversant en ordre et en unité vingt-cinq siècles; jamais
l'esprit législatif a-t-il créé et régi une telle masse humaine en une
seule nation? C'est une impiété à l'Europe d'aller briser à coups de
canon anglais cette merveilleuse Babel d'une seule langue en Orient.
Étudiez ce gouvernement et rougissez de ces assauts que vous donnez à
ces palais et à ces temples de la civilisation primitive, toute
spiritualiste, au nom d'une civilisation de trafic, d'or et de plomb.
Analysez le gouvernement de Confucius: vous y retrouvez tout l'homme
moral et toute la politique de la nature dans le mécanisme accompli du
gouvernement.


IX

Le gouvernement paternel demeure dans le monarque une hérédité
inviolable, personnifiant l'autorité divine, invisible dans
l'abstraction visible de la nation souveraine et immortelle,
spiritualisme monarchique qui consacre le commandement et qui moralise
l'obéissance. Point de force sans droit, voilà la monarchie de
Confucius.

L'aristocratie intellectuelle et morale dans le conseil de l'empire,
spiritualisme raisonné qui signifie: point de souveraineté sans
lumière.

La démocratie complète dans les mandarins de tout ordre choisis dans
toutes les classes par l'élection dans les examens publics, ce qui
veut dire égalité de tous, mais à condition de capacité constatée par
tous, et de vertu reconnue par tous.

Gradation ascendante et descendante dans les rangs et les fonctions
des magistrats chargés de l'administration de la justice ou de
l'administration des intérêts populaires de l'empire; spiritualisme
qui personnifie la conscience et la providence dans une hiérarchie
sans laquelle il n'y a ni autorité distributive, ni ordre, ni
stabilité dans les institutions.

L'ubiquité de l'autorité monarchique, partout présente et partout
active, dans le dernier hameau comme dans la première capitale de
province: spiritualisme de la présence et de l'intervention souveraine
dans tous les rapports de l'homme avec l'homme pour légitimer tous les
actes de la vie civile.

Autorité paternelle absolue, mais surveillée dans la famille pour que
le commandement y soit respecté, et que l'obéissance y soit
religieuse: spiritualisme légal qui fait du père un magistrat de la
nature, et qui fait du fils un sujet du sentiment!

Culte des ancêtres perpétuant la mémoire et sanctifiant la filiation
humaine en reportant sans cesse l'humanité à sa source par la
reconnaissance: spiritualisme filial, qui va rechercher la vie pour la
bénir et la tradition pour la vénérer.

Anoblissement des pères par les actes héroïques ou vertueux des
enfants, dans les générations les plus reculées: spiritualisme profond
dans ce législateur qui personnifie la solidarité de race, la
responsabilité paternelle, le rémunérateur filial dans l'unité morale
de la famille, continuité de l'être moral descendant et remontant du
père à Dieu, du père aux fils, des fils aux pères, et qui rend la
vertu aussi héréditaire de bas en haut que de haut en bas! Quel plus
beau dogme! Quel plus fort lien entre les générations, mortelles par
les années, immortelles par leurs vertus!

Et ainsi de suite. Pas un dogme législatif qui ne soit un dogme
spiritualiste; pas une prescription sociale qui n'ait Dieu à sa base
et Dieu à son sommet; pas une institution civile qui ne soit calquée
sur un devoir moral; la chaîne des devoirs moraux relie partout
l'individu à la société et la société à l'individu; la loi n'est
qu'un commentaire de la nature.

Concluons: je suis contre J.-J. Rousseau pour Confucius, malgré la
prétendue loi du progrès indéfini, progrès dérisoire qui descend
souvent, au lieu de monter, du spiritualisme social de Confucius au
matérialisme égoïste du _Contrat social_.


X

Le vrai _contrat social_ n'a pas été délibéré entre des hordes
humaines faisant la métaphysique des prétendus droits de l'homme, et
la théorie des sociétés avant l'existence de la société.

La société n'est pas d'invention humaine, mais d'inspiration divine.

Dieu l'a déposée dans les instincts des premiers-nés de la terre
appelés hommes, et même dans les instincts organiques des animaux.
Elle est née toute faite, et chacun de nos instincts contenait en
germe une loi; une loi, non pas seulement physique, donnant pour but à
la société politique la satisfaction brutale des besoins du corps,
mais une loi morale et religieuse, donnant à la société civile un but
intellectuel, moral et divin de civilisation des âmes, c'est-à-dire de
vertu et de divinisation de notre être par des devoirs réciproques
découverts et accomplis.

Voilà la fin de la société politique, voilà le plan de Dieu, voilà
l'oeuvre de la législation, voilà la dignité de l'homme; voilà le
spectacle que la Divinité créatrice se donne à elle-même, depuis
qu'elle a daigné créer l'homme jusqu'à la consommation des temps.

Ce serait un pauvre spectacle, aux yeux de cette adorable Divinité, de
qui tout émane et à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui
n'est qu'âme, c'est-à-dire intelligence, volonté, force et perfection,
que le spectacle de populations plus ou moins nombreuses broutant la
terre dans un ordre plus ou moins régulier, comme celui du troupeau
devant le chien, sans autre fin que de se partager plus ou moins
équitablement l'herbe qui nourrit leur race, jusqu'au jour où leurs
cadavres iront engraisser à leur tour le fumier vivant tiré du fumier
mort, et destiné à devenir à son tour un autre fumier!

Voilà cependant le _Contrat social_ de J.-J. Rousseau; voilà les
_droits de l'homme_! Ce sont aussi les droits du pourceau d'Épicure.
Si l'égalité alimentaire de Platon, de J.-J. Rousseau, des
économistes, des tribuns du peuple, des démagogues de 1793, des
saint-simoniens de 1820, des fouriéristes de 1830, des socialistes de
1840, des communistes de 1848, n'a pas d'autres utopies à présenter
aux sociétés modernes, en vérité, de si vils et de si grossiers
intérêts valent-ils la stérile agitation des utopistes qui les
inventent, des populations prolétaires qui les rêvent, des
législateurs qui les pulvérisent? Des râteliers toujours pleins, dans
cette vaste étable de l'humanité, changent-ils la nature de cette bête
de somme plus ou moins repue qu'ils appellent la société humaine?
Leurs droits de l'homme se pèsent-ils donc à la livre, ou se
mesurent-ils à la ration? Grasse ou maigre, une telle société en
serait-elle moins une société de brutes? On a pitié de telles utopies,
pitié de tels _contrats sociaux_, pitié de telles dégradations de
notre nature!

Le vrai _contrat social_ ne s'appelle pas droit, il s'appelle devoir;
il n'a pas été scellé entre l'homme et l'homme, il a été scellé entre
l'homme et Dieu.

Le véritable _contrat social_ n'a pas pour but seulement le corps de
l'homme, il a pour but aussi et surtout l'âme humaine, il est
spiritualiste plus que matériel; car le corps ne vit qu'un jour de
pain, et l'esprit vit éternellement de vérité, de devoir et de vertu.
Voilà pourquoi la doctrine qui ne fait que proclamer les droits de
l'homme est courte et fausse, et ne peut aboutir qu'à la révolte
perpétuelle, doctrine insensée, _Contrat social_; voilà pourquoi toute
société qui se fonde sur le devoir est vraie, durable, toujours
perfectible, et aboutit directement à Dieu, c'est-à-dire à la
perfection et à l'éternité.


XI

Devoir d'adoration envers le Créateur, qui a daigné tirer l'être du
néant pour sa gloire; devoir qui oblige l'homme à se conformer en tout
aux volontés du souverain législateur, volontés manifestées à l'homme
par ses instincts; organe de la véritable souveraineté de la nature;
devoir facile, satisfait par son accomplissement, même quand il est
douloureux aux sens; devoir qui donne à l'homme obéissant à son
souverain Maître cette joie lyrique de la vie et de la conscience,
joie de la vie et de la conscience qui éclate dans tout être vivant
comme un cantique de la terre, et que tous les êtres vivants, depuis
l'insecte, l'oiseau, jusqu'à l'homme, entonnent en choeur au soleil
levant comme une respiration en Dieu!

Devoir de l'époux et de l'épouse, qui, au lieu de s'accoupler comme
des brutes, se lient par un lien moral ensemble pour spiritualiser
leur union, souvent pénible, au bénéfice de l'enfant, né d'un
instinct, mais vivant d'un devoir.

Devoir du père et de la mère de protéger, d'élever, de moraliser
l'enfant par un dévouement qui s'immole à sa postérité.

Devoir du fils, qui, au lieu de se séparer selon J.-J. Rousseau, dès
qu'il n'a plus besoin de tutelle physique, adhère par justice et
reconnaissance au sein qui l'a nourri, à la main qui le protége dans
sa faiblesse, et leur rend ce culte filial, image du culte que tout
être émané doit à tout être dont il émane.

Devoir de cette trinité humaine: le père, la mère, les enfants, de se
grouper dans une unité défensive de tendresse et de mutualité sainte
qu'on appelle famille, première patrie des coeurs qui impose le
premier patriotisme du sang, et qui sanctifie la source de l'âme comme
la source de la population.

Devoir du commandement adouci par l'amour dans le père, pour que
l'ordre, qui ne peut se fonder sans hiérarchie, du moment que les
volontés peuvent se heurter entre des êtres nécessairement inégaux,
pour que cet ordre, disons-nous, se fonde sur une autorité et sur une
subordination incontestées; autorité et subordination qui sont un
phénomène social, nullement physique, mais tout moral.

Devoir de l'obéissance dans les enfants, même quand ils sont devenus,
par le nombre et par la force, plus forts que le père et la mère;
devoir d'autant plus moral, d'autant plus spiritualiste, d'autant plus
vertueux, qu'il est volontaire, et que la force matérielle dans les
enfants se soumet plus saintement à la force spiritualiste dans le
père.

Devoir de ce premier groupe de la famille de reconnaître et de
respecter, dans les autres groupes semblables à elle, le même droit
divin de vivre et de multiplier sur la terre, domaine commun de la
race humaine; de ne point la tuer, de ne point lui dérober sa place au
soleil et au festin nourricier du sillon; mais de reconnaître,
d'assister, d'aimer les autres hommes ses semblables, et de leur
appliquer cet instinct tout spiritualiste et tout moral de la justice
législative incréée, qui invente et qui sanctionne toute société par
une force morale mille fois plus forte que la force législative, la
conscience, et dont toute violation est crime, dont toute observation
est vertu!

Devoir de donner la vie de chacun pour la défense et le salut de tous
dans cette société de familles associées devenues patries par cette
loi spiritualiste du dévouement si contraire à la loi de l'égoïsme des
législateurs athées; devoir du sacrifice de la vie même à ceux de ses
semblables qui ne sont pas encore nés; devoir surnaturel que les
hommes appellent héroïsme, et que Dieu appelle sainteté!

Voyez comme vous êtes déjà loin de la société utilitaire et du contrat
social de la chair avec la chair de J.-J. Rousseau, et des droits de
l'homme! Voyez comme le spiritualisme social se dégage déjà de la
matière, et comme le véritable contrat social de la nature se
spiritualise et se divinise en découvrant, non pas dans le corps
humain, mais dans l'âme humaine, l'origine, le titre, l'objet, et la
fin de la société politique!

Un devoir social, au lieu d'un droit brutal, sort de chacun des
instincts primitifs de l'homme social, à mesure qu'il a besoin de lois
plus nombreuses et plus morales pour ses rapports plus multipliés avec
les autres hommes; au lieu d'être un droit, chacune de ces lois
s'appelle un devoir.

Devoir de l'ordre qui lui fait personnifier l'autorité _divine_ de la
nature, ici dans une monarchie, ici dans une république, ici dans une
magistrature élective, ici dans des pouvoirs héréditaires, ici dans
ces différentes forces combinées, mais toutes imposant un même devoir
de commander et d'obéir pour le bien de tous, sauf la tyrannie et
l'usurpation de l'ambition et du crime dans un seul ou dans le nombre,
qui sont la violation de la loi spiritualiste et du devoir, punie par
l'anarchie et la servitude.

Devoir d'obéir aux lois promulguées par l'autorité législative même
quand ces lois nous commandent de mourir pour la société civile ou
politique!

Devoir d'accomplir en conscience toutes les prescriptions du
gouvernement de la nation à mesure que le gouvernement chargé du droit
de commander par tous et pour tous, a besoin de promulguer des lois
nouvelles pour des besoins nouveaux de la société personnifiée en lui.


XII

Quel que soit le rang que l'on occupe dans la hiérarchie sociale,
devoir de respecter dans tous ses semblables en haut l'autorité,
inégalité légale, en bas la dignité de l'âme de tous, égalité divine.

Partout la fraternité en action imposant aux forts la tutelle des
faibles, aux riches la responsabilité des pauvres par l'assistance,
obligatoire quoique volontaire, du travail et de la charité.

L'énumération de tous ces devoirs sociaux dont le _Contrat social_
selon l'esprit a fait des devoirs ne finirait pas; je m'arrête.

Je m'engagerais à parcourir ainsi avec vous, un à un, tous les
instincts en apparence les plus physiques de l'homme venant en ce
monde, et de vous amener à découvrir avec une évidence solaire, dans
chacun de ces instincts élémentaires, la source, le titre divin, la
révélation irréfutable du vrai contrat social: souveraineté divine
manifestée par la souveraineté de la nature, et imposant aux hommes de
tous les âges et de tous les pays le contrat social de la moralité et
de la vertu, la politique du devoir au lieu de la politique du droit,
le gouvernement pour l'âme au lieu du gouvernement pour les besoins,
le progrès aboutissant à l'immortalité et à Dieu par la vertu au lieu
du progrès partant de la chair et aboutissant à la chair.

Le droit de l'homme est bien plus haut placé; ce n'est pas seulement
le droit à l'égalité et à sa part de vie ici-bas, c'est le droit à la
vertu et à sa part d'immortalité dans l'immortalité de la race, qui
n'est mortelle qu'ici-bas.

Voilà le _contrat social_ du spiritualisme. Les publicistes qui
donnent des définitions orgueilleuses et abjectes du droit de l'homme,
n'ont oublié que ceux-là: le droit d'accomplir des devoirs, le droit
d'être vertueux, le droit d'être immortel.

Relevons nos fronts trop humiliés: nous valons mieux que cela.


XIII

Cessons de rechercher le faux principe de la société politique dans la
souveraineté des trônes, despotisme; dans la souveraineté des castes,
aristocratie; dans la souveraineté du peuple, anarchie et tyrannie à
la fois. Ce ne sont ni les despotes, ni les aristocrates, ni les
démocrates, qui ont créé le divin phénomène de la société politique;
ce ne sont ni les dynasties, ni les théocraties, ni les autocraties,
ni les démocraties, qui peuvent sanctifier en elles le titre au
commandement humain, divin, aristocratique ou populaire, à la
souveraineté, à l'organisation, à la conservation, au perfectionnement
de la société politique. La société politique est organique, elle naît
avec l'homme, elle a sa révélation dans nos instincts, elle procède
d'une seule souveraineté, la souveraineté de notre nature. Elle n'a
pas pour objet seulement la perpétuation de l'espèce humaine par la
vile satisfaction des besoins du corps humain sur cette terre; mais
elle a pour but surhumain la grandeur et la glorification de l'âme
humaine par la vertu.

Le travail de l'homme terrestre pour le pain du jour, c'est la vertu
du corps humain; le travail de la société politique en vue de Dieu et
de l'immortalité, c'est la vertu de l'âme humaine.

Ce double travail, également nécessaire, quoique inégalement rétribué,
Dieu l'exige de l'homme comme être corporel, et de la société
politique comme être moral.

Et pourquoi l'exige-t-il?

Parce que la société politique ne se compose pas seulement de corps
qui produisent, qui consomment, qui vivent et qui meurent ensevelis
dans le sillon qui les a nourris; mais parce que la société morale se
compose avant tout d'une âme immortelle dont la destinée immortelle
est de rendre gloire à son Créateur en se perfectionnant et en se
sanctifiant éternellement devant lui.

Les sens corporels révèlent forcément à l'homme les besoins corporels
que la société civile l'aide à satisfaire ici-bas.

La conscience, ce sens invisible, mais absolu, de la vertu et de la
moralité, révèle aussi forcément à l'homme intellectuel les besoins de
son âme pour satisfaire à ses aspirations divines de perfectionnement
moral et d'immortalité. La société politique ne peut pas, sans
s'avilir, se borner à aider l'homme à vivre dans son corps: elle doit
l'aider surtout à perfectionner son âme, à renaître plus parfait par
une vie plus sainte, à vivre de devoirs et à revivre éternellement de
félicité.

Voilà pourquoi toute loi qui n'est pas vertu n'est pas loi. Dieu ne
sanctionne que ce qui est divin. Il n'y a point de souveraineté dans
la force, le commandement est tyrannique et l'obéissance est lâcheté;
ce _contrat social_ entre l'iniquité et la servitude, même quand il
produit l'ordre apparent, n'est que le désordre suprême. Dieu ne peut
être appelé en témoignage pour le ratifier; la moitié meilleure de ce
qui fait l'homme y manque: son âme n'y est pas! c'est la société
politique de la hache et du billot. Le _Contrat social_ de J.-J.
Rousseau mène directement à ces emblèmes; le commandement est le
crime, et l'obéissance est la mort.

Honte et exécration sur un tel _contrat social_! honte parce qu'il
est servile, exécration parce qu'il est odieux.


XIV

Et pitié aussi, parce qu'il est sophisme et qu'il borne la société
politique à une sorte d'association commerciale pour cette courte vie,
où le gouvernement, purement mécanique et industriel, n'a qu'à
surveiller les parts de subsistances et de bien-être entre des hommes
qui ne vivent qu'à demi et qui meurent tout entiers. De ces deux
moitiés de l'homme, ils ont, dans leur acte de société, oublié la
principale: l'ÂME, et sa destinée immortelle et infinie.

Combien le véritable _contrat social_ est supérieur, en vérités et en
dignité morale, à ce pacte de la chair avec les sens!


XV

Ce pacte de la société vraie, le voici: Dieu a créé l'homme corps et
âme, à la fois; Corps, pour s'exercer ici-bas comme un apprenti de la
vie terrestre à la vie céleste, qui sera dégagée des sens et des
temps.

Il a donné à l'homme, en le créant, les instincts innés qui le forcent
à vivre en société politique, parce que la société politique est le
moyen de perfectionner l'individu en élargissant sa sphère par la
famille, l'État, l'humanité, cette trinité de devoirs.

Ce perfectionnement de l'homme par la société civile et politique
s'accomplit, pour le corps, par le développement des industries
matérielles, des moyens, des forces, des découvertes qui ont la vie
terrestre pour fin. C'est la civilisation des sens, beau phénomène,
mais phénomène court comme le temps, borné comme l'espace, fini comme
la poussière organisée, périssable comme la mort.

Il a donné à l'homme une âme pour communiquer par la pensée avec Dieu,
son créateur, et pour perfectionner cette âme par la vertu, travail
surhumain de l'humanité mortelle dont la vie immortelle est le salaire
dans un temps qui ne finit pas, c'est-à-dire dans l'éternité
rémunératrice.

La société politique et civile est le milieu composé de devoirs
mutuels dans lequel l'homme trouve à exercer son âme militante et
perfectible à cette vertu dont la société vit, mais dont le mérite ne
finit pas ici-bas; c'est la civilisation spiritualiste de l'âme
humaine.

Le _contrat social_ matérialiste de J.-J. Rousseau et de ses disciples
ne promet à l'humanité que des biens matériels et quelques souffrances
égales pour tous, des luttes pour ou contre une souveraineté sans
cesse imposée par les tyrans, sans cesse reconquise par les peuples;
des droits qui ne reposent que sur des révoltes de tous contre tous,
et qui ne sont contre-signées qu'avec du sang, des métiers ou des arts
tout manuels; des lois toutes égalitaires pour consoler au moins le
malheur de chacun par le niveau du malheur commun, puis la mort
ensevelissant une société de poussière vivante dans une poussière
morte. Voilà tout: est-ce là beaucoup plus que le néant? Le bonheur de
vivre vaut-il, pour une pareille société, la peine de mourir?


XVI

Notre _contrat social_, à nous, le _contrat social_ spiritualiste, au
contraire, celui qui cherche son titre en Dieu, qui s'incline devant
la souveraineté de la nature, celui qui ne se reconnaît d'autre droit
que dans ce titre magnifique, et plus noble que toutes les noblesses,
de fils de Dieu, égal par sa filiation et par son héritage à tous ses
frères de la création, celui qui ne croit pas que tout son héritage
soit sur ce petit globe de boue, celui qui ne pense pas que l'empire
de quelques millions d'insectes sur leur fourmilière, renversant ou
bâtissant d'autres fourmilières, soit le but d'une âme plus vaste que
l'espace, et que Dieu seul peut contenir ou rassasier; celui qui
croit, au contraire, à l'efficacité de la moindre vertu exercée envers
la moindre des créatures en vue de plaire à son Créateur, celui qui
place tous les droits de l'homme en société dans ses devoirs accomplis
envers ses frères; celui qui sait que la société humaine, civile et
politique, ne peut vivre, durer, se perfectionner en justice, en
égalité, en durée, que par le dévouement volontaire de chacun à tous,
dévouement du père au fils, de la femme à l'époux, du fils au père,
des enfants à la famille, de la famille à l'État, du sujet au prince,
du citoyen à la république, du magistrat à la patrie, du riche au
pauvre, du pauvre au riche, du soldat au pays, de tout ce qui obéit à
tout ce qui commande, de tout ce qui commande à tout ce qui obéit, et,
plus haut encore que cet ordre visible, celui qui conforme, autant
qu'il le doit et qu'il le peut, sa volonté religieuse à cet ordre
invisible, à ce principe surhumain que la Divinité (quel que soit son
nom dans la langue humaine) a gravé dans le code, dans la conscience,
table de la loi suprême; celui qui sait que, sous cette législation
des devoirs volontaires qu'on nomme avec raison _force_ ou _vertu_, il
n'y a ni Platon, ni J.-J. Rousseau, ni chimères, ni violences, ni
tyrannies, ni multitudes, ni satellites, ni armées, ni bourreaux qui
puissent faire prévaloir la société purement matérialiste sur la
société spiritualiste, où le commandement est divin, où l'abstention
est vertu; ce contrat social est, disons-nous, indépendamment de ce
qu'il est plus vrai, mille fois plus digne du légitime orgueil, du
saint orgueil de la race humaine: car il croit fermement (et il a
raison de croire) que le contrat social qui commence sur la terre par
des individus isolés, sans défense contre les éléments, par des
hordes, par des tribus, par des républiques, par des empires, par des
révolutions qui brisent ou qui restaurent des nations, n'est ni toute
la fin, ni toute la destinée probable de la civilisation divine, ni
toute la pensée du Créateur, ni tout le plan infini de Dieu dans sa
création de l'homme en société.

Car il croit que Dieu n'a pas borné à ces phénomènes d'agglomération,
de révolution, de progrès matériel, de décadence, de dissolution et de
disparition, les destinées de cette noble catégorie d'êtres appelés
hommes; que ces êtres ne sont pas bornés dans tous leurs
développements par la tombe; mais que le vrai contrat social, celui
dont l'âme de l'humanité est l'élément, celui dont la vertu est le
mobile, celui dont le devoir est la législation, celui dont Dieu
lui-même est le souverain, le spectateur et la récompense, que ce
contrat social, interrompu ici à chaque génération par la mort, ne se
résilie pas dans la poussière de ce globe.

Au contraire, il se renoue, se recompose et se développe indéfiniment
plus haut de vertu en vertu, de sainteté en sainteté, de grandeur en
grandeur, dans une société toujours croissante et toujours
multipliante, pour multiplier les adorations par les adorateurs, les
forces par les facultés, les vertus par les oeuvres, dans cette
échelle ascendante par laquelle monta le Jacob symbolique, et qui
rapproche du Dieu de vie ses hiérarchiques créations!

En un mot, le vrai contrat social, au lieu de donner pour fin à la
société mortelle la mort, donne pour fin à la société spiritualiste
sur la terre le sacrifice, et pour fin à la société divinisée après la
vie l'immortalité!

Voilà ma foi politique.

                                                            LAMARTINE.

_P. S._ La trop grande étendue que j'ai été obligé de donner à
l'Entretien précédent me force à restreindre celui-ci et à m'arrêter
là de peur de fatiguer le lecteur de métaphysique sociale. Je
reviendrai dans un an sur ces aberrations de J.-J. Rousseau,
philosophe social. Quant à sa philosophie religieuse, dont la
profession de foi du _Vicaire savoyard_ est le sublime portique, c'est
une des plus éloquentes protestations contre l'athéisme ou
l'irréligion qui ait jamais été écrite par une main d'homme. Quand
nous traiterons de la philosophie (ce que nous ferons l'année
prochaine), nous reviendrons sur ce bel exorde de religion dite
naturelle. J.-J. Rousseau s'élève, dans cette contemplation lyrique de
la Divinité et de la morale, mille fois au-dessus des philosophes
impies ou matérialistes du dix-huitième siècle. Le christianisme même
lui doit ici de la reconnaissance, car, s'il est dans quelques parties
incrédule sur la lettre de ses dogmes, il est croyant à sa sainteté.
C'est une aurore boréale de l'Évangile: il ne le voit pas, mais il le
répercute. C'est la raison évangélisée.


XVII

Par une circonstance bien étrange, pendant que je m'entretenais avec
vous des erreurs politiques et des essais théologiques de J.-J.
Rousseau dans l'_Émile_, un livre paraissait, un des livres que les
_curieux_ de littérature et de philosophie accueillent comme une bonne
fortune de bibliothèque, parce qu'il leur révèle comme en confidence
les secrets du métier de la littérature.

Ce livre, par un homme de pensée libre, d'instruction variée, de goût
sûr, de recherches patientes, M. Sayous, est intitulé: _le
Dix-huitième Siècle à l'étranger._

C'est une histoire coloniale de l'esprit français dans toute l'Europe,
pendant que l'esprit français rayonnait de Paris sur le monde quelques
années avant qu'il fît explosion par la révolution française. M.
Sayous est là, pour le dire sans l'offenser, un statisticien moral, un
fureteur de génie épiant et découvrant le beau et le bon dans tous ces
recoins de l'Europe où de petits cénacles littéraires, français de
langue et d'esprit, depuis Copenhague, Pétersbourg, Berlin, Dresde,
jusqu'à Lausanne, Coppet, Ferney, Genève (il aurait pu y ajouter Turin
et Chambéry, colonie des deux frères de Maistre, l'un naturel et
arcadien, l'autre emphatique et olympien), devaient bientôt appeler
l'attention sur leur nom et sur leurs oeuvres.

M. Sayous donc furète avec beaucoup de loyauté et beaucoup de bonheur
ces découvertes dans tous ces recoins du monde français, et nous fait
des portraits fins, vrais, originaux, critiques de toutes ces figures
d'hommes et de femmes qui gravitaient en ce temps-là dans la sphère
de l'esprit français, de la langue française et de la philosophie
française.

Or savez-vous ce qu'il découvre très-inopinément pour nous, à Genève,
en recherchant les sources de J.-J. Rousseau, car toute grande
individualité a ses sources? Il découvre une femme, une jeune fille,
une belle sibylle des Alpes, une théologienne de vingt ans, une
prophétesse de raison et d'instruction qui prophétise à demi-voix et
qui prophétise quoi? La profession de foi du _Vicaire savoyard_.
C'était dans l'air. Rousseau l'écoute, il retient; il s'inspire, et il
écrit. Qui se serait douté de cette Égérie cachée dans les grottes du
lac Léman, derrière ce philosophe misanthrope de la rue Plâtrière, à
Paris?

Or voici tout le mystère:

Il y avait à Genève une de ces familles cosmopolites qui apportent,
partout où elles vivent, un caractère et une physionomie multiples,
saillants, originaux comme l'empreinte des différentes contrées où ces
familles ont eu leurs haltes et leur origine. C'était la famille si
connue des Huber. Sortis de la noblesse féodale du Tyrol, illustres
dans la chevalerie tudesque de la Souabe, ils étaient devenus
patriciens de Berne, et s'étaient alliés à Rome avec la maison
princière des Ludovisi, démembrée en branches éparses entre
Schaffouse, Lyon, Genève.

Cette famille, de génies divers, avait acquis aussi divers genres de
célébrités. La littérature légère, la philosophie éclectique, les
sciences naturelles, les arts, la société intime avec Voltaire,
Rousseau, plus tard avec les de Maistre de Savoie, avec madame de
Staël, avaient encore illustré les Huber. Les mémoires du temps
rappellent à toutes les pages leur nom à propos de leur familiarité
avec les grandes figures de Genève, de Paris, de Berlin, de Londres,
de Coppet; ils étaient chez eux partout par droit de bienvenue, de bon
goût, d'intimité avec les célébrités européennes. Un de leurs
descendants, héritier de leur naturalisation universelle, le colonel
Huber, à la fois homme de guerre, homme de lettres volontaire,
diplomate dans l'occasion, poëte quand il se souvient de ses Alpes,
romancier quand il se rappelle madame de Montolieu ou madame de Staël,
habite encore aujourd'hui tantôt Paris, tantôt une délicieuse retraite
philosophique au bord de ce lac Léman, site préféré de cette famille.


XVIII

Or, de cette famille nomade et féconde en toutes espèces
d'originalités inattendues, était née à Lyon, en 1695, Marie Huber. À
l'âge de dix-huit ans elle avait à Lyon la célébrité des yeux, la
beauté. Tout lui souriait du côté du monde: elle détourna son âme et
ne voulut regarder que du côté du ciel. Elle renonça au mariage pour
garder toutes ses pensées à Dieu. L'abbé Pernetti, l'historien des
célébrités de Lyon, raconte que le peuple de cette ville l'appelait la
Sainte.

La solitude rendit son esprit indépendant, effet ordinaire et naturel
d'une méditation solitaire. À trente-six ans elle prit la plume et
elle écrivit ses pensées sur le sujet qui occupait le plus sa vie, la
religion. Elle crut reconnaître que ce qui écartait le plus d'âmes
religieuses de la pratique de tel ou tel culte, c'étaient le nombre et
la littéralité des dogmes. Elle résolut, non de les nier, mais de les
tourner, et de montrer une voie générale de salut, qui fît marcher au
ciel par toutes les voies; elle n'écartait pas le christianisme, elle
l'ouvrait plus large à plus de fidèles; elle considérait le Christ
comme l'Homme-Dieu qui, participant à toute la nature humaine pour la
réhabiliter en lui, fut affranchi de tout ce que l'humanité a de
vicieux, rédempteur dont l'humanité aurait pu se passer si elle avait
conservé sa pureté originelle et la religion naturelle bien gravée
dans sa conscience. Elle entreprenait donc, conformément à cette idée,
de faire luire de nouveau cette sainteté primitive et naturelle dans
les coeurs de tous les hommes.

Ce fut là, dit M. Sayous son biographe, l'objet de son livre intitulé
_la Religion essentielle à tous les hommes_, livre dont Voltaire eut
connaissance et dont il parle avec estime, livre qui fut communiqué à
J.-J. Rousseau, et dont, selon M. Sayous, il tira la doctrine
supérieure et conciliatrice de sa profession de foi du _Vicaire
savoyard_.

Ce serait ainsi qu'une femme inspirée, une sainte Thérèse d'une
religion pacifique et unanime, aurait à son insu laissé dans l'âme du
philosophe sceptique et mobile de Genève la pensée de ce christianisme
primitivement révélé par la conscience, encore sans ombre, à
l'humanité, et destiné à réconcilier toutes les morales, tous les
schismes et tous les cultes de l'esprit dans une lumière, dans une
adoration et dans une charité communes.

Nous n'affirmons pas cette filiation de la profession de foi de J.-J.
Rousseau; nous la donnons comme une de ces curiosités littéraires qui
ont de la vraisemblance plus qu'elles n'ont de certitude. Mais le
génie à tâtons de J.-J. Rousseau, flottant à cette époque entre le
christianisme réformé, le catholicisme adopté, puis répudié, le
calvinisme de son enfance professé de nouveau, l'illuminisme
germanique effleuré, et le scepticisme philosophique si voisin de
l'athéisme, longtemps fréquenté à Paris dans l'intimité de Diderot, de
d'Holbach, de Grimm, pouvait fort bien se réfugier, pour son repos,
dans cet éclectisme chrétien de mademoiselle Huber qui donnait
satisfaction aux diverses aspirations de sa nature, et qui lui servait
de thème pour cet hymne magnifique de Platon des Alpes connu sous le
nom de profession de foi du _Vicaire savoyard_. Les calvinistes de
Genève ne s'élevèrent pas avec moins de fureur contre le traité de
paix que leur offrait mademoiselle Huber, que contre le symbole
pacificateur que leur proposait J.-J. Rousseau. Les deux livres eurent
les mêmes ennemis; car les schismes en religion n'ont pas seulement
besoin de croire, ils ont besoin de combattre; les pacificateurs sont
les premiers persécutés en religion comme en politique. L'Évangile
dit: «Heureux les pacifiques!» le monde dit: «Malheur aux modérés!»

J.-J. Rousseau, dans ce livre, fut un Girondin de la philosophie.

                                                            LAMARTINE.



LXVIIIe ENTRETIEN.

TACITE.

PREMIÈRE PARTIE.


I

L'histoire est de tous les genres de littérature celui qui supporte le
plus la médiocrité de l'écrivain, d'abord parce que l'intérêt y est
dans le fait plus encore que dans le style: le fait ou le récit se
suffit, pour ainsi dire, à lui-même.

Ensuite, parce que les événements que l'histoire raconte ont par
eux-mêmes un attrait de curiosité, un intérêt, pour nous exprimer
autrement, qui empêche le lecteur de faire attention à l'insuffisance
ou à la médiocrité du style. La curiosité est très-indulgente, pourvu
que l'histoire soit racontée.

Aussi les bibliothèques sont-elles pleines d'histoires médiocres,
triviales, sans génie, sans philosophie, sans politique, sans couleur,
sans pathétique, sans moralité, écrites par des annalistes de tous les
pays; enregistreurs de dates, de nomenclatures, de faits, ils tiennent
la chronologie du monde, l'état civil des nations.

On les lit cependant: car, bien qu'ils ne fassent rien sentir et rien
juger, incapables qu'ils sont eux-mêmes de sentir et de juger, ils
font connaître. Ce sont les vieillards loquaces de la famille humaine
dont parle Homère; on s'attroupe autour d'eux pour les entendre
conter: mais pour eux, comme pour leurs lecteurs, l'histoire n'est
que de la chronique.


II

Les véritables historiens sont très-rares au contraire, et, pour tout
dire, plus rares peut-être que les grands poëtes; plus rares
certainement que les grands hommes d'action.

Cette parcimonie de la nature à créer les grands historiens s'explique
d'elle-même, quand on y réfléchit, par le nombre, la diversité et la
supériorité des dons naturels et des dons acquis nécessaires pour
écrire une histoire digne de ce nom.

Ces dons, ou ces conditions nécessaires pour former un historien
immortel, sont presque impossibles à réunir dans un même homme.


III

D'abord, il faut qu'il soit né poëte, c'est-à-dire sensible,
coloriste, éloquent de nature; car comment ferait-il sentir dans son
style ce qu'il n'aura pas senti lui-même?

Comment colorerait-il de nuances convenables ses portraits et ses
tableaux, si, au lieu de palette dans l'imagination, il n'a qu'un peu
d'encre au bout de sa plume?

Comment ferait-il parler ses acteurs, s'il ne sait pas lui-même
parler?

Dire, c'est créer. Que créera-t-il, s'il ne sait dire?

Il faut ensuite qu'il soit philosophe, c'est-à-dire qu'il ne se borne
pas à la surface des faits, mais qu'il les creuse et qu'il les
interroge pour leur faire rendre le sens caché qui est en eux, ou la
sagesse des choses humaines; car les événements ne sont pas une vaine
accumulation de faits et de personnages, passant devant les yeux de
Dieu et devant les yeux des hommes, sans autre langage que ce fracas
du temps, qui roule tumultueusement dans son cours les religions, les
institutions et les empires.

Ces événements, bien vus, bien écoutés, bien compris, ont un langage
parfaitement intelligible qui s'appelle l'expérience, la leçon, la
moralité, la sagesse, la philosophie des choses. Il faut que
l'historien, profondément sage, comprenne ce langage des événements
pour l'interpréter aux autres hommes.

Un véritable historien n'est qu'un traducteur, mais c'est le
traducteur des desseins de Dieu. Il déchiffre les hiéroglyphes de la
Providence.


IV

Il faut qu'il soit honnête homme, c'est-à-dire probe d'esprit,
sincère, véridique: car, s'il trompe, ou s'il dissimule, ou s'il
invente, ou s'il ment, plus d'histoire; il n'est plus que le faussaire
des actes de Dieu.

Il faut qu'il soit moraliste, sinon de coeur, au moins d'esprit: car,
s'il caresse les perversités dont l'histoire est pleine, s'il donne
toujours raison à la fortune, s'il exalte le vainqueur coupable et
qu'il écrase le vaincu innocent, s'il foule aux pieds les victimes,
s'il ajoute la sanction de sa propre immoralité et l'autorité de son
amnistie à tous les scandales d'iniquité qui attristent les annales
des peuples, l'historien n'est plus un juge; c'est un complice abject
ou intéressé de la fortune, qui montre sans cesse le droit violé par
la force, et la vertu déjouée par le succès.

Un tel historien corrompt plus la moralité de son siècle que tous les
crimes heureux ne la corrompent: car on se défie des criminels, on ne
se défie pas de l'historien. Son absolution est pire que le forfait
lui-même: c'est le forfait rétrospectif, le forfait de sang-froid, le
meurtre de la conscience publique, seul refuge que la fortune
triomphante laisse ici-bas à la justice et à la vertu! Le criminel ne
viole la justice que pendant un temps: l'historien du succès la viole,
autant qu'il est en lui, pendant toute la postérité.

On a dressé des peines contre ceux qui commettent les crimes, on
devrait en formuler de pires contre ceux qui les excusent et qui les
glorifient. Ils sont les scélérats du lendemain, plus coupables que
les scélérats de la veille. Ils justifient l'iniquité: c'est plus
atroce que de la commettre.


V

Il faut que l'historien soit homme d'État: car l'histoire est pleine
de politique, et s'il n'a pas l'intelligence de la politique, cette
bonne conduite de la vie appliquée en grand aux nations, aux sociétés,
aux empires, il écrira au hasard des récits pleins d'ignorance, de
contre-sens et de non-sens.

Il faut qu'il ait pratiqué lui-même les conseils, les assemblées, les
négociations, les délibérations, les affaires publiques, afin d'avoir
observé de ses propres yeux le jeu des passions, des intérêts, des
ambitions, des intrigues, des caractères, des vertus ou des
perversités qui s'agitent dans les cours, dans les camps, dans les
comices, dans la place publique.

Nul ne connaît les hommes par théorie: pour les connaître, il faut
les toucher; on ne les touche que dans la mêlée.

Un historien qui n'aura vécu que dans les bibliothèques fera des
livres, mais jamais une histoire; ses personnages seront des rôles,
jamais des hommes.


VI

Enfin, il faut que l'historien soit arrivé à la vieillesse, ou du
moins à cette maturité des années qui donne, avec le sang-froid de la
pensée, le désintéressement de l'ambition, ce loisir studieux où
l'écrivain se renferme dans la solitude de son âme pour recueillir,
avant sa mort, les événements de son temps, les expériences, les
jugements qu'il veut léguer à la postérité.

On voit, à ces principales conditions d'un historien parfait, combien
il est rare que toutes ces conditions se trouvent réunies dans un
même homme, et combien peu de chefs-d'oeuvre historiques doivent
exister et surnager sur cet océan d'annales ou de chroniques qui
encombrent les archives des nations.

Ajoutons que ces chefs-d'oeuvre mêmes ne sont pas absolus, mais
relatifs à l'état social et à l'âge plus ou moins avancé des peuples
pour lesquels l'historien a écrit son histoire.


VII

Les peuples enfants veulent des récits merveilleux, mais sans
critique, comme ceux d'Hérodote.

Les peuples superstitieux veulent des fables, comme celles des livres
théogoniques de l'Orient.

Les peuples barbares veulent des martyrologes, comme ceux des
Scandinaves.

Les peuples chevaleresques veulent des aventures, comme celles du Cid
ou de Roland.

Les peuples corrompus veulent des crimes politiques admirés et
justifiés, comme ils le sont dans l'histoire de Machiavel.

Les peuples artistes veulent des harangues et des réflexions, comme
celles de Thucydide.

Les peuples avilis veulent des obscénités, comme celles de Suétone.

Les peuples mûrs et touchant à la décadence veulent des portraits
peints en traits de sang, des retours vers la vertu antique, des
larmes amères sur la corruption présente, des sentences brèves, mais
succulentes, jaillissant de l'événement comme le cri des choses, enfin
une philosophie à la fois plaintive et amère, qui consterne et qui
relève l'âme par l'honnête et douloureux contraste entre l'image de la
vertu antique et le désespoir de la liberté perdue!

Dans ce genre d'histoire parfait, l'historien n'est plus seulement un
annaliste: il est citoyen, il est moraliste, il est politique, il est
poëte, il est peintre, il est législateur, il est apologiste, il est
satiriste, il est homme d'État, il est juge, il est instituteur des
nations, il est _Tacite_. L'histoire ne monte pas plus haut: elle est
alors le grand poëme épique de la vérité.


VIII

Pour l'époque du monde où nous vivons, Tacite est évidemment l'Homère,
le Platon et le Cicéron de l'histoire. Une de ses pages retrace toute
une période d'années; une de ses peintures ressuscite toute une vie;
une de ses maximes fait réfléchir tout un jour.

Rome entière, avec ses grandeurs et ses bassesses, avec sa liberté et
sa servitude, avec ses noblesses et ses abjections, avec ses vertus et
ses forfaits, s'est résumée dans ce seul homme.

Il a tout vu, tout senti, tout sondé, tout pesé, tout aimé, tout haï,
tout peint, tout conclu. C'est le monde romain, ou plutôt c'est le
monde humain de son temps, hélas! et de tous les temps, contracté dans
la main puissante d'un homme, et rendant, sous la pression de cette
main, son suc, son sens, sa gloire, ses vices, sa honte, ses larmes,
son sang, par tous les pores.


IX

Aussi celui qui a lu Tacite a compris le monde: Tacite est le Newton
de l'histoire. Il a dévoilé la machine humaine depuis le premier
rouage jusqu'au dernier; il a monté et démonté le mécanisme des
empires, et mis à nu tous les ressorts qui font mouvoir la sublime ou
déplorable humanité.

On ne peut lui reprocher qu'une chose: un excès de brièveté dans le
récit. Mais cette brièveté aussi est une force: celui qui comprend
d'un coup d'oeil explique d'un mot. La brièveté est une vertu de la
langue, car la langue n'est qu'un signe. La plus parfaite des langues
serait celle qui contiendrait le monde dans un mot.

Tacite est l'abréviateur de l'oeuvre de Dieu; il n'écrit pas, il note:
mais chaque note ouvre un horizon sans borne à la pensée. Les
intelligences lentes ou faibles doivent renoncer à le lire: il n'écrit
que pour ses pairs. C'est le pain des forts, c'est l'historien des
hommes d'État, des philosophes, des sages, des poëtes; il lui faut,
comme à Bossuet, un auditoire de rois de l'intelligence: c'est sa
gloire.

J'ai essayé souvent, dans mes notes de jeunesse, de me rendre compte à
moi-même des impressions que je recevais de cet historien selon mon
coeur. J'en extrais ici quelques fragments et j'en ai refait un tout,
en jalonnant ma route de ses plus beaux tronçons de style, comme on
reconstruit une ville détruite dans le désert, en marchant d'un débris
à un débris et d'un monument à l'autre, à travers la poussière des
grandes choses qu'on foule aux pieds.


X

Huit cent vingt années d'existence ont épuisé la vitalité de Rome.
Rome vieillit; car, malgré les illusions toujours déçues et toujours
renaissantes des utopistes, les nations vieillissent comme l'homme,
unité mortelle dont elles parcourent toutes les phases avec plus de
lenteur, mais avec la même vicissitude de naissance, de jeunesse, de
maturité, de caducité et de mort.

L'empire a dévoré la république; l'armée a subjugué les lois; la
corruption, à son tour, a avili l'armée; la sédition donne et retire
le trône et la vie à des favoris prétoriens d'un camp et d'un jour.
Néron, le dernier des empereurs du sang de César, a péri, exécré des
uns, regretté par les autres; car les vices et les crimes eux-mêmes
ont leur parti dans les populaces et dans les casernes. On pleure, à
Rome et à Lyon, ce bon Néron qui incendiait la capitale pour la
rebâtir, qui égorgeait sa mère, mais qui amusait la plèbe. Le vieux
Galba, proclamé empereur par les légions, s'avance et tend la main
vers le sceptre.

Écoutons Tacite, c'est ainsi qu'il commence son premier livre:


XI

«J'entreprends une oeuvre riche en vicissitudes, atroce en batailles,
déchirée en séditions, sinistre même dans la paix:

«Quatre empereurs tranchés successivement par le glaive, trois guerres
civiles, plusieurs guerres extérieures, quelques autres tout à la fois
civiles et étrangères;

«Nos armes, prospères en Orient, malheureuses en Occident; l'Illyrie
troublée, les Gaules mobiles, la Grande-Bretagne conquise et perdue
presque au même moment; les races suèves et sarmates se ruant contre
nous; les Daces illustrés par des défaites et par des victoires
alternatives; l'Italie elle-même affligée de calamités nouvelles ou
renouvelées des calamités déjà éprouvées par elle dans la série des
siècles précédents; des villes englouties ou secouées par les
tremblements de terre sur les confins de la fertile Campanie; Rome
dévastée par les flammes; nos plus anciens temples consumés; le Capitole
lui-même incendié par la main de ses concitoyens; nos saintes cérémonies
profanées; des adultères souillant nos plus grandes familles; les îles
de la mer pleines d'exilés; ses écueils ensanglantés de meurtres; des
atrocités plus sanguinaires encore dans le sein de nos villes; noblesse,
dignités, acceptées ou refusées, imputées à crime; le supplice devenu le
prix inévitable de toute vertu; l'émulation entre les délateurs,
non-seulement pour le prix, mais pour l'horreur de leurs forfaits;
ceux-ci revêtus comme dépouilles des consulats et des sacerdoces,
ceux-là de l'administration et de la puissance de l'État dans les
provinces, afin qu'elles supportassent tout de leur violence et de leur
rapacité; les esclaves corrompus contre leurs maîtres, les affranchis
contre leurs patrons, et ceux à qui il manquait des ennemis pour les
perdre, perdus par la trahison de leurs amis.»


XII

«Toutefois le siècle n'est pas assez tari de toute vertu pour ne pas
fournir encore de grands exemples:

«Des mères accompagnant leurs fils poursuivis, dans leur fuite; des
femmes s'exilant volontairement avec leurs maris; des proches
courageux; des gendres dévoués; la fidélité des serviteurs résistant
même aux tortures; des hommes illustres bravant les dernières
extrémités de l'infortune; l'indigence elle-même héroïquement
supportée; des sorties volontaires de la vie comparables aux morts les
plus louées de nos ancêtres.

«Outre ces nombreuses vicissitudes des choses humaines, des prodiges
effrayants dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la
foudre, les présages des événements futurs, présages heureux,
sinistres, ambigus, évidents tour à tour.

«Jamais, en effet, calamités plus terribles et augures plus menaçants
ne témoignèrent au peuple romain que les Dieux ne veillaient plus à sa
sécurité, mais à leur vengeance.»


XIII

Après avoir frappé ainsi l'esprit de ses lecteurs de l'impression dont
il est frappé lui-même, Tacite entre d'un pas rapide, mais sûr, dans
son récit par le tableau du lendemain de la mort de Néron. Il laisse
transpirer, plutôt qu'il ne le témoigne, son mépris intérieur contre
un peuple assez vil pour regretter son tyran:

«La vile multitude, dit-il, celle qui assiége le cirque et les
théâtres gratuits, et la lie des esclaves, et tous ceux qui, ayant
dévoré leur patrimoine, vivaient des honteuses munificences de Néron,
se montraient tristes et avides de nouvelles.

«Les soldats, voyant qu'ils ne recevaient pas de gratifications de
Galba pour récompenser leur défection involontaire et forcée à Néron,
et prévoyant que la paix ne leur fournirait pas autant que la guerre
d'occasions d'avancements et de récompenses, penchaient vers la
sédition. Ils accusaient déjà la vieillesse et la parcimonie de Galba.

«On rappelait un mot de lui, honnête pour la république, dangereux
pour lui-même: Je choisis mes soldats, je ne les achète pas.

«L'âge même de Galba était un texte de dérision et d'impopularité pour
ceux qui étaient accoutumés à la jeunesse de Néron, et qui, suivant
le préjugé du vulgaire, ne jugeaient de leur maître qu'à la beauté et
à la grâce du corps. Telles étaient à Rome, ajoute-t-il, les
dispositions d'esprit de cette immense multitude.»

Il fait ensuite le tableau des provinces, des légions, le portrait des
principaux généraux qui les commandent.

En Espagne, Cluvius Rufus; dans les Gaules, un successeur peu
populaire de Vindex; en Allemagne, Verginius, encore indécis entre les
regrets de Néron et l'adhésion à Galba; sur le Rhin, un vieillard
goutteux, impotent, sans ascendant sur ses troupes; dans l'Orient
encore immobile, Mucien, commandant de la Syrie et de quatre légions.


XIV

Le portrait de Mucien, tracé en quelques lignes, présage du premier
coup d'oeil à l'empire des agitations, à Galba des compétiteurs:

«Homme, dit Tacite en parlant de Mucien, déjà aussi célèbre par ses
succès que par ses disgrâces; jeune, il avait ambitieusement caressé
des amitiés illustres; bientôt, ayant dissipé ses richesses, il glissa
dans le besoin.

«Suspectant l'inimitié de Claude contre lui, il se confina dans le
fond de l'Asie, aussi près de l'exil qu'il le fut plus tard de
l'empire; mélange de luxure, d'intrigue, de popularité, d'insolence,
de bonnes et de mauvaises habiletés; excessif de plaisirs dans le
loisir, d'activité dans l'action, sa vie publique méritait des éloges,
sa vie privée de la honte. Puissant en influence et en séduction sur
ses subordonnés, sur ses proches, sur ses collègues; homme à qui il
était plus facile de décerner l'empire par son crédit que de l'obtenir
pour lui-même.»

En Judée, Vespasien et son fils Titus commandaient trois légions; ils
étaient pleins de déférence pour Mucien, leur collègue le plus
rapproché, et se concertaient entièrement avec lui.


XV

Tout à coup un bruit se répand dans Rome. On murmure à demi-voix que
les légions de Germanie se sont soulevées et ont proclamé empereur
leur commandant Vitellius.

Galba, pour prévenir le seul reproche qu'on fait à son règne, celui de
manquer d'un successeur, se hâte d'adopter un jeune Romain de haute
noblesse et de grande espérance, Pison. Pison rappelait par ses vertus
l'antique république. Son adoption était un retour à la liberté et aux
moeurs. Galba le prend par la main en présence du sénat et du peuple:

«Auguste chercha un successeur dans sa famille, lui dit-il; moi, je le
prends dans la république, non que je manque de parents ou de
compagnons d'armes, mais pour prouver que je n'ai point brigué
l'empire par ambition. Cet acte démontrera à tous que je n'ai
consulté, en te choisissant, ni mes propres convenances, ni même les
tiennes.

«Tu as un frère, ton égal en noblesse, ton supérieur par l'âge, digne
en tout de la haute fortune où je t'appelle, si tu n'en étais plus
digne encore toi-même.

«Tu es parvenu à cet âge où l'on a déjà échappé aux passions de la
jeunesse; ta vie est telle que tu n'as aucune indulgence à demander
pour ton passé. Tu n'as encore supporté que des fortunes adverses: les
prospérités sont des tentations trop stimulantes pour notre âme, parce
que les adversités nous apprennent à fléchir et que le bonheur nous
corrompt.

«La fidélité, la sincérité, l'attachement, ces premiers biens de
l'honnête homme, conserve-les avec une égale constance. On essayera de
les altérer en toi par l'obséquiosité. L'adulation, les caresses,
l'intérêt personnel, le poison le plus corrupteur de la véritable
affection, vont bientôt t'entourer.

«Aujourd'hui, toi et moi, nous nous parlons avec la plus entière
franchise; mais les autres s'adressent plus à notre puissance qu'à
nous-mêmes, car persuader à un prince ce qu'il doit faire est une
grande tâche: une approbation servile ne prouve aucune affection.

«Si l'immense corps de l'État pouvait subsister et se pondérer seul et
sans modérateur, j'étais digne peut-être de recommencer les temps et
les institutions de la république; mais nous en sommes à cette
nécessité, que déjà mon âge avancé ne peut plus rien promettre au
peuple romain qu'un bon successeur, et ta jeunesse rien autre qu'un
bon maître à l'empire.

«Sous Tibère, sous Caïus, sous Claude, nous fûmes comme le patrimoine
d'une seule famille; aujourd'hui, à la place de la liberté, nous
aurons du moins l'élection de nos maîtres.

«La maison des Jules César et des Claude étant éteinte, l'adoption
découvrira avec intelligence le meilleur des Romains pour succéder à
l'empire. Descendre ou naître des princes est un hasard qui ne nous
rend digne d'aucune estime; dans l'adoption, le choix est entier et le
jugement libre, et, si l'on veut bien choisir, l'opinion publique vous
éclaire.

«Que Néron soit toujours devant tes yeux, lui qui, superbe de sa
longue série d'aïeux dans les Césars, ne fut pas renversé par Vindex
avec une seule province sans armes, ni par moi avec une seule légion,
mais par sa férocité et par sa luxure, qui le précipitèrent du faîte
des grandeurs publiques.

«Il n'y avait point cependant jusque-là d'exemple d'un empereur
déposé.

«Nous, au contraire, que l'estime publique et les armes ont portés à
l'empire, quels que soient nos services, nous y serons poursuivis par
la jalousie.

«Toutefois ne t'étonne pas si, dans cette commotion soudaine de tout
l'univers, deux légions ne sont pas encore rentrées dans l'obéissance.
Moi-même, qui te parle, je ne suis pas parvenu encore à la sécurité;
mais, une fois que je t'aurai adopté, je cesserai de paraître trop
vieux, seul reproche qu'on objecte à ma puissance.

«Néron ne cessera pas d'être regretté par les pervers; c'est à toi,
c'est à moi de gouverner avec tant d'intégrité qu'il ne soit pas du
moins regretté des gens de bien.

«Ce n'est pas l'heure de te fatiguer de plus longs avis; tout est dit,
tout est fait, si j'ai bien choisi!

«Souviens-toi que tu vas commander ici à des hommes aussi incapables
de supporter une entière liberté qu'une entière servitude.»

L'invention d'une telle éloquence dans l'historien ne suppose-t-elle
pas dans Tacite toutes les qualités d'homme d'État, de philosophe, de
politique consommé, de vieillard expérimenté des choses et des
caractères, et enfin d'orateur d'État, qualités que l'historien prête
au vieux Galba?


XVI

On se perd quand on analyse ce sublime discours d'empire dans les
profondeurs de raison, de pénétration, de prévoyance, de connaissance
du coeur humain et de l'opinion des différentes classes du peuple
qu'il révèle chez le vieux Galba.

Quel autre homme qu'un homme rompu aux affaires publiques, un témoin
des écroulements de Rome, un publiciste, un moraliste, un orateur, un
vieillard, pouvait le penser et pouvait l'écrire?

Ôtez une seule de ces conditions d'âge, d'expérience, de pratique des
comices et des cours, d'étude des lettres antiques, d'élévation
au-dessus des partialités des temps, de puissance de tout comprendre,
même la vertu, et ce discours n'existerait pas.

C'est le résumé d'une longue vie publique dans une haute intelligence
touchant aux limites de la vie, et jugeant le passé, le présent,
l'avenir, avec le calme du soir et le sublime désintéressement du
lendemain.

Mais poursuivons l'étude, et, après avoir vu le sage et le politique,
voyons le peintre.


XVII

Pison accepte sans joie, mais sans faiblesse, non comme on accepte une
ambition, mais comme on accepte un devoir.

Il se rend au camp avec Galba, puis au sénat, pour se faire
reconnaître héritier de l'empire.

Les soldats, refroidis par la parcimonie de Galba, qui les traite en
citoyens, non en mercenaires, murmurent sourdement; le sénat éprouve
ou feint d'éprouver de l'enthousiasme: mais les rumeurs de la
rébellion des légions de Germanie et de la marche de Vitellius sur
l'Italie s'accroissent dans Rome. La restitution au trésor public des
sommes perçues par les favoris de Néron aigrit les esprits dans le
camp et dans la plèbe.

Un homme populaire par ses intrigues, candidat du vice, comme Pison
était candidat de l'honnêteté, Othon, sent chanceler le pouvoir entre
les légions qui s'avancent d'Allemagne, et Galba, qui dédaigne de
saisir Rome par ses corruptions. Il se fait faire une feinte violence
par une émeute de populace et de soldats qui le portent au camp, hors
des murs, en apparence malgré lui. Là, vingt-trois soldats le saluent
empereur, et vont tenter avec Othon la fidélité des légions indécises.


XVIII

Le bruit de cette émeute se répand dans le palais de Galba. Pison, son
fils adoptif, veut opposer sa popularité d'estime à la popularité
démagogique d'Othon; il rassemble les troupes de garde au palais et
les harangue:

«Camarades, leur dit Pison, il n'y a pas encore six jours qu'ignorant
ce que nous dérobe l'avenir, et ne sachant s'il fallait désirer ou
redouter davantage ce nom d'héritier de Galba, j'ai été adjoint par
lui à l'empire.

«Par cet acte, les destinées de la patrie et celles de notre maison
ont été placées dans vos mains. Ne croyez pas, je vous le jure par le
nom que je porte, ne croyez pas que je tremble ici pour moi-même (pour
moi, qui, éprouvé déjà par la mauvaise fortune, sais qu'il y a autant
à craindre de la prospérité); non! je vous parle en ce moment au nom
de Galba, devenu mon père, du sénat et de l'empire, que je représente
devant vous.

«Nous sommes placés dans cette alternative, ou de périr aujourd'hui,
si cela est nécessaire à la patrie, ou, ce qui ne serait pas moins
funeste, de vaincre en faisant périr des concitoyens.

«Nous avions pour consolation, dans ces derniers événements de Rome,
que la capitale n'avait pas été ensanglantée et que le pouvoir avait
passé sans choc d'une main dans une autre.

«Par mon adoption, il semblait aussi avoir été pourvu à ce que, même
après Galba, il ne pût y avoir de guerre civile à Rome pour l'empire.

«Je ne me vanterai pas ici de la noblesse de mon origine ni de
l'irréprochabilité de ma vie. Qu'est-il besoin de parler de vertu
quand il s'agit de se comparer à un Othon? Ses vices, qui sont à ses
yeux le seul titre de gloire, ont renversé l'empire, même quand il
était la créature et l'ami de l'empereur.

«Serait-ce par son maintien, sa démarche, sa parure efféminée, qu'il
briguerait et mériterait l'empire? Ils se trompent, ceux qui croient
que son luxe sera de la libéralité: il saura dissiper, jamais donner.
Il ne rêve que prostitution, débauches et orgies de femmes; il pense
que ce sont là les priviléges de la souveraineté, priviléges qui lui
assurent pour lui seul la satisfaction de ses caprices et de ses
excès, et qui ne laisseront aux autres que la rougeur et l'infamie.
Jamais pouvoir acquis par le crime ne fut exercé honnêtement.

«Galba a été promu à l'empire par le consentement de l'univers, et moi
par votre consentement.

«Si la république, le sénat, le peuple, ne sont plus aujourd'hui que
de vains noms, votre honneur, à vous, camarades, est intéressé du
moins à ce que les plus vils des hommes ne vous donnent pas des
empereurs!

«On a vu des exemples de légions révoltées contre leurs généraux; mais
votre fidélité et votre renommée, à vous, sont restées jusqu'à ce jour
sans souillure. C'est Néron qui vous a manqué, ce n'est pas vous qui
avez manqué à Néron!

«Eh quoi! vingt-trois transfuges et déserteurs, à qui l'on ne
permettrait pas de nommer un centurion ou un tribun des soldats,
nommeraient impunément un empereur! Vous admettriez cet exemple, et
vous vous approprieriez leur crime en le tolérant par votre inaction!
Cette licence passera bientôt de Rome dans les provinces, et, si nous
sommes, Galba et moi, les victimes de ce forfait, vous le serez, vous,
des conséquences de ces guerres civiles. L'assassinat de vos empereurs
ne vous sera pas plus payé que nous ne payerons, nous, votre
innocence, et nous vous donnons, en récompense de votre fidélité,
autant que les autres vous promettent pour prix du crime.»


XIX

Ce discours d'honnête homme émeut les cohortes de garde au palais. Les
officiers partent pour aller retenir dans leur devoir les différents
corps casernés dans la ville; mais les partisans d'Othon les ont
prévenus. La défection est générale; quelques chefs sont tués par
leurs soldats, d'autres repoussés, le plus grand nombre entraînés. La
licence de Néron plaide dans leur âme contre la sévérité de Galba. Les
troupes corrompues aiment leurs corrupteurs. Othon ravive la
popularité de Néron, dont il fut le complice.


XX

Galba, presque abandonné dans le palais avec une poignée de gardes et
de serviteurs, hésite un moment s'il y défiera l'assaut des prétoriens
ou s'il ira au camp disputer l'empire à Othon. Danger pour danger, il
préfère le plus honorable; il se prépare à marcher au camp: Pison l'y
devance.


XXI

Pendant cette hésitation, un bruit se répand dans la ville qu'Othon a
été massacré par les prétoriens dans le camp. À ce bruit, le peuple,
les sénateurs, les courtisans, la plèbe, qui avaient déjà fui le
palais, refluent avec la fortune autour de Galba.


XXII

Tacite peint en satiriste consommé les jactances et le faux
enthousiasme des hommes intéressés que la peur avait dissipés, que la
peur ramène. Chacun veut avoir sa part de fidélité et d'héroïsme: il
y en a qui vont jusqu'à affirmer qu'Othon a été percé par leur main.
L'impassible Galba sourit de pitié et demande à un de ces prétendus
meurtriers _qui lui a donné ordre de tuer Othon_.


XXIII

Ce bruit était faux. Tacite raconte la sédition des prétoriens à la
vue d'Othon, en homme qui a vu les émotions populaires et les
défections soldatesques.

On croit relire, à l'homme près, l'entrée de Napoléon à Grenoble au
retour de l'île d'Elbe. Citons cette page, que nous avons lue tant de
fois nous-même vivante sur les pavés de nos places publiques:

«Les dispositions dans le camp n'étaient déjà plus douteuses, et la
passion en faveur d'Othon était déjà si furieuse que les soldats, non
contents de le couvrir de leurs corps et de leurs armes, le portent,
au milieu des aigles des légions, sur un tertre où s'élevait, quelques
moments avant, la statue d'or de Galba, et l'entourent de leurs
étendards. Il n'était possible ni aux tribuns ni aux centurions d'en
approcher; le simple soldat recommandait à ses camarades de se défier
de ses officiers; tout retentissait de clameurs, de tumulte, de
vociférations échangées entre les groupes, non pas seulement, comme
dans une multitude, de vociférations inactives, mais, à chaque nouveau
groupe de soldats qui se présentaient, on leur prenait les mains, on
les enlaçait d'un cercle d'épées nues, on les poussait vers Othon, on
les provoquait à lui prêter le serment, on les préconisait l'un à
l'autre, tantôt l'empereur aux soldats, tantôt les soldats à
l'empereur.

«Othon ne cessait pas, de son côté, d'étendre les mains vers eux,
d'adresser des hommages à cette multitude et de lui jeter des baisers,
se dégradant jusqu'à la bassesse pour se relever à la domination!»


XXIV

Il harangue avec astuce les soldats; on court aux armes, on marche
confusément vers la ville.

Une charge de cavalerie balaye le forum de la multitude, qui voulait
maintenant défendre Galba.

Le porte-drapeau de la cohorte, au milieu de laquelle marchait le
vieillard, l'abaisse devant les cavaliers d'Othon. À ce signal de la
trahison ou de la peur, la cohorte, jusque-là fidèle, fraternise avec
les séditieux.

«À côté du lac Curtius, dit Tacite, le tremblement des porteurs de
Galba le fait tomber de sa litière et rouler à terre. On assure qu'il
tendit courageusement la gorge aux meurtriers, en leur disant d'agir
et de frapper, si c'était pour l'avantage de la république.

«Peu importaient ses paroles à ses assassins.

«Le nom de celui qui le frappa n'est pas suffisamment constaté. Les
soldats féroces et cruels déchirèrent en lambeaux ses bras et ses
jambes, même après que sa tête eut été séparée du tronc.»

Pison, blessé, qui revenait du camp des prétoriens, se réfugie dans la
chambre d'un esclave fidèle; mais, bientôt découvert, il est traîné
sur le seuil et égorgé par les soldats d'Othon.

Sa tête, celle de Galba, celle de Vinius, leur lieutenant, sont
portées au bout des piques, au milieu des enseignes des légions,
auprès des aigles.


XXV

«Vous auriez cru voir, ajoute aussitôt Tacite, un autre sénat, un
autre peuple. Tous se précipitent, rivalisant de vitesse et
d'empressement, vociférant contre Galba, célébrant la justice des
soldats, baisant la main d'Othon. Plus les démonstrations sont
fausses, plus ils les redoublent.

«Tout se fit ensuite au gré des soldats. Chaque légion envoie un quart
de ses légionnaires imposer ou saccager la ville et les campagnes,
avec licence de tout faire, pourvu qu'elle rapportât sa part de
pillage à ses chefs, et, après cette alternative de licence, de
débauches et de misère, chaque soldat rentrait à son corps, indigent,
oisif et lâche, de vaillant qu'il avait été.

«Enfin, une succession d'orgies et de dénûment les précipitait dans
les séditions et dans les factions militaires, de là dans les guerres
civiles.

«Le corps de Galba, longtemps abandonné et devenu le jouet des
profanateurs, pendant les ténèbres, fut enfin enseveli par les soins
d'Argius, un de ses anciens esclaves, dans les jardins d'un domaine
privé que possédait Galba. Sa tête, mutilée et attachée à une pique
par les vivandiers et les valets d'armée devant le tombeau de
Patrobius, affranchi de Néron, puni par Galba, fut recueillie le jour
suivant et réunie aux cendres de son corps déjà brûlé.»

Quelle tragédie! Et comment n'a-t-elle pas inspiré un
Corneille?--C'est que le sujet dépasse le génie!


XXVI

Pendant que la sédition militaire fait un empereur à Rome, Tacite
nous transporte aussitôt en Germanie, où la sédition militaire en fait
surgir un autre dans Vitellius, pour venger Galba.

Valens et Cécina, ses lieutenants, descendent des Alpes en Italie.
Vitellius, engourdi par la torpeur du vin et de la table, ivre dès le
milieu du jour, les suit lentement, laissant tout faire pour lui à ses
soldats.

Othon négocie avec son compétiteur; il lui offre tout ce qui peut
séduire un homme plus avide de jouissances oisives que de pouvoir.
Vitellius feint d'écouter ces propositions, puis les deux rivaux
s'envoient mutuellement des assassins après les ambassadeurs. Ces
assassins, découverts, expient leur mission par la mort.

Othon sent enfin la nécessité de rétablir la discipline dans les
troupes de Rome et de réprimer l'anarchie; il parle aux prétoriens le
langage de la raison et de la sévérité:


XXVII

«Il est des choses dans le gouvernement, leur dit-il, que le soldat
doit savoir; il en est d'autres qu'il doit ignorer.

«L'autorité des chefs, la rigueur de la discipline, exigent que les
centurions, les tribuns militaires eux-mêmes, exécutent, sans les
examiner, les ordres qu'on leur donne.

«S'il était permis à chacun de ceux qui reçoivent des ordres de
s'informer des motifs et de les discuter, l'empire lui-même périrait
avec le principe nécessaire de l'obéissance.

«Vous n'avez manqué à la subordination que dans mon intérêt; mais,
dans ces incursions, dans ces ténèbres, dans cette confusion de
toutes choses, les occasions contre moi-même peuvent être offertes à
mes ennemis. L'armée la plus redoutable dans l'action est celle qui
est la plus soumise avant la guerre. À vous les armes et le courage! à
moi le conseil et la direction de votre valeur! Que jamais armée ne
connaisse ces cris que vous avez proférés contre le sénat!

«Quoi! le sénat, la tête de l'empire, le lustre de toutes nos
provinces, demander des supplices contre ses membres! Ô Dieux! ces
Germains, que Vitellius pousse contre Rome, ne l'auront pas osé
eux-mêmes; et vous, enfants privilégiés de l'Italie, vous, jeunesse
vraiment romaine, vous demanderiez le sang et le massacre d'un corps
dont la splendeur et la gloire font toute notre supériorité sur la
bassesse et l'obscurité des Vitelliens.

«Vitellius a une certaine apparence d'armée avec lui, mais le sénat
est avec nous. C'est par là que de notre côté est la république, et
contre nous les ennemis de la république.

«Croyez-vous donc que cette ville si majestueuse existe seulement
dans ces maisons, ces toits, ces monceaux de pierres? Ces choses
muettes et inanimées peuvent aussi bien se détruire que se relever.

«L'éternité de l'État, le repos des peuples, votre salut à tous, et le
mien, résident dans l'intégrité du sénat, qui affermit tout. De même
que ce corps, institué sous les auspices des Dieux par le père et le
fondateur de Rome, ce corps, continué et immuable depuis nos rois
jusqu'à nos Césars, nous a été transmis par nos ancêtres, de même nous
devons le transmettre à nos descendants; car c'est de vous qu'émanent
vos sénateurs romains, et c'est de vos sénateurs qu'émanent vos
princes.»


XXVIII

Ce discours assoupit plus qu'il ne calma Rome.


XXIX

Le tableau tracé ici par Tacite de l'agitation sourde de la ville, de
l'oppression latente des soldats, de l'ambiguïté du sénat, tremblant
de trop peu faire pour Othon, de trop faire contre Vitellius, est
l'étude la plus caractéristique d'un observateur de l'espèce humaine.
C'est le Molière grave et politique des peuples en révolution; le
peuple romain pose, non-seulement devant son peintre, mais devant son
juge.

                                                            LAMARTINE.



LXIXe ENTRETIEN.

TACITE.

DEUXIÈME PARTIE.


I

Continuons:

Othon part avec l'armée et avec une partie de l'aristocratie de Rome
et des pouvoirs constitués, pour aller au-devant de Vitellius, aux
confins de l'Italie, vers les Gaules.

«C'est la première fois que Rome se déplace ainsi, dit Tacite: car,
depuis le divin Auguste, le peuple romain avait combattu au loin pour
l'ambition ou la gloire d'un seul homme; sous Tibère et sous Caligula,
on n'avait eu à gémir que des calamités de la paix; la révolte de
Scribonianus contre Claude avait été découverte et étouffée au même
instant; c'étaient des murmures et des paroles qui avaient expulsé
Néron, plutôt que les armes. Aujourd'hui des légions et des flottes,
et, ce qu'on avait vu plus rarement encore, les prétoriens et les
soldats, gardiens de la ville, marchaient au combat.»


II

Selon l'admirable économie de ses récits, ordonnés comme des poëmes,
Tacite profite de la lenteur d'Othon dans sa marche vers les Gaules
pour reporter les regards de son lecteur vers une autre région de
l'empire où se noue un autre drame militaire pour un troisième
dénouement déjà prévu. Il revient à Vespasien, à Mucien, à leurs sept
légions réparties en Judée et en Syrie.

Ces légions apprennent que celles de Rome et de Germanie vont
s'entrechoquer pour décider à qui des deux armées reviendra le
bénéfice de donner un maître à l'empire; elles s'indignent qu'on en
dispose ainsi sans leur aveu; elles méditent de s'en saisir pour un de
leurs généraux, pendant qu'on le dispute pour d'autres.

Vespasien, et Mucien son collègue, résolurent d'attendre que les deux
partis de Vitellius et d'Othon, affaiblis par leur lutte, laissassent
l'ambition plus libre et le succès plus certain à des armées et à des
noms encore entiers.

Ici Tacite reprend le récit de la guerre civile, après avoir ainsi
montré en Orient le germe d'un autre règne.


III

Othon, suivi des corps d'élite, d'éclaireurs, des cohortes et des
vétérans du prétoire, nerf des armées impériales, et des nombreuses
légions de marine, s'avance jusqu'au pied des Alpes, au-devant du
lieutenant de Vitellius, Cécina.

«La marche d'Othon, dit Tacite, n'était ni ralentie ni amollie par le
luxe; mais Othon, revêtu d'une cuirasse de fer, à pied, marchant
devant les aigles, souillé de poussière, les cheveux en désordre,
contrastait par son apparence avec son ancienne réputation de
mollesse.

«Cécina, de son côté, comme s'il avait laissé sur l'autre revers des
Alpes la licence et la férocité de son caractère, s'avançait en Italie
avec une armée irréprochable dans sa discipline. Les colonies et les
municipalités romaines qu'il traversait en entrant en Italie lui
reprochaient seulement son orgueil. Vêtu, en effet, d'une saie
gauloise de diverses couleurs et de braies, vêtement étranger, il
osait donner audience ainsi à des citoyens en toges.

«On ne pouvait tolérer non plus que sa femme Salonina, quoique
innocemment, le suivît montée sur un cheval magnifique, enharnaché de
pourpre. Telle est la nature humaine, que l'on considère d'un regard
malveillant la récente fortune d'autrui. On n'exige de personne autant
de modestie que de ceux qui étaient naguère nos égaux. Cependant
Valens fait sa jonction avec Cécina.»


IV

Un conseil de guerre, tenu en présence d'Othon, où l'on délibère sur
la bataille à donner ou à ajourner, fournit à l'historien l'occasion
d'une magnifique énumération des forces de l'empire. Othon se décide à
laisser livrer la bataille par ses lieutenants, et à se tenir lui-même
à l'écart en réserve, comme la dernière majesté du peuple romain.

Il se retire à quelque distance avec sa garde. De ce moment sa cause
est perdue. Ses troupes, en effet, perdent une première bataille. Ce
qui lui reste de légions chancelle dans sa fidélité.

Les négociations s'établissent entre les deux camps; on se demande
pour qui et pourquoi on va verser tant de sang romain par des mains
romaines. Cependant les généraux d'Othon le conjurent de tenter encore
la fortune. Ici l'ambitieux usurpateur du trône change tout à coup de
rôle, d'esprit, de langage, par une de ces révolutions d'esprit qui
déconcertent souvent l'histoire. Othon devient le plus résigné des
philosophes et le plus désintéressé des citoyens. Ses paroles,
admirablement reproduites par Tacite, sont dignes de Sénèque, son
ancien maître:


V

«Exposer à la mort tant de courage et tant de fidélité, dit-il à ses
troupes qui lui demandent encore le combat, est un sacrifice bien
au-dessus du prix de ma propre vie. Plus vous me montrez de chances de
succès, s'il me convenait de vivre, plus beau et plus méritoire, à
moi, me sera-t-il de mourir!

«Nous nous sommes souvent éprouvés, la fortune et moi. Ne comptez pas
le temps que j'aurais à régner: il est d'autant plus difficile de
jouir avec modération de la puissance souveraine, que cette puissance
doit avoir moins de durée pour nous.

«La guerre civile n'est venue que de Vitellius, et, si nous avons
combattu par les armes pour l'empire, le crime en est à lui seul.
C'est à moi du moins qu'on devra ce bienfait, de n'avoir combattu
qu'une fois: c'est par là que la postérité estimera Othon.

«Que Vitellius retrouve à Rome son frère, son épouse, ses enfants:
quant à moi, je n'ai besoin ni d'être consolé, ni d'être vengé.
D'autres auront possédé l'empire plus longtemps, aucun ne l'aura
résigné avec plus de stoïcisme.

«Est-ce que je souffrirai que, pour ma cause, tant de belle jeunesse
romaine, tant de braves armées, égorgées de nouveau les unes par les
autres, soient enlevées à la république? Que votre affection me suive
au tombeau, comme si vous aviez en effet combattu et péri pour moi;
mais survivez-moi, et ne retardons pas plus longtemps, moi, votre
salut, vous, mon sacrifice.

«Parler plus longuement à nos derniers moments serait un signe de
lâcheté. La meilleure preuve que je puisse vous donner de la liberté
réfléchie de ma résolution, c'est que je ne me plains de personne; car
maudire les Dieux ou accuser les hommes, c'est le signe d'un homme qui
répugne à mourir et qui voudrait vivre encore.»

Quelle grandeur de civisme, même dans ses vices, étale ce peuple
romain! Othon était un criminel, mais il était Romain; il parle comme
Socrate, il meurt comme un martyr.


VI

Après cette magnifique et courte allocution, à laquelle la brève et
mâle concision de la langue latine prête un accent d'inflexibilité et
de supériorité d'âme qu'aucune éloquence ne surpasse, Tacite raconte
les derniers soucis d'Othon pour ceux qui devaient lui survivre.


VII

«Il employait, pour les résoudre à vivre, l'autorité sur les jeunes
gens, les supplications avec les vieillards; serein de visage,
intrépide d'accent, se refusant les larmes intempestives.

«Il faisait fournir des barques et des canots à ceux qui voulaient
fuir; il anéantissait les lettres et les notes qui auraient pu servir
de témoignage du zèle qu'on avait montré pour lui, des injures qu'on
avait proférées contre Vitellius; il distribuait des gratifications
avec mesure, et nullement comme un homme qui n'a rien à ménager après
lui; ensuite il s'appliqua à consoler le fils de son frère, Salvius
Coccéianus, enfant en bas âge, qui tremblait et qui pleurait, louant
sa tendresse, gourmandant son effroi, l'assurant que le vainqueur ne
serait pas assez barbare pour refuser la grâce de ce neveu, à lui, qui
avait conservé à Rome toute la famille de Vitellius, et qui allait,
par la promptitude de sa propre mort, mériter la clémence de ce rival:
car ce n'était point, ajoutait-il, dans une extrémité désespérée, mais
à la tête d'une armée demandant à combattre, qu'il épargnait
volontairement à la république une calamité nouvelle; qu'il avait
assez de renommée pour lui-même, assez d'illustration pour ses
descendants; que le premier, après les Jules, les Claude, les Servius,
il avait porté l'empire dans une nouvelle famille; que son neveu
devait donc accepter la vie avec une noble assurance, sans oublier
jamais qu'Othon fut son oncle, et cependant sans trop s'en souvenir.»


VIII

«Après ces soins donnés aux autres, il prit quelques moments de repos.

«Déjà son esprit ne s'occupait plus que des suprêmes pensées, quand un
tumulte soudain vint lui rappeler la consternation et l'anarchie des
soldats; ils menaçaient de mort ceux qui voulaient partir.

«Othon, après avoir sévèrement gourmandé et réprimé les séditieux,
revint recevoir les adieux de ses amis et s'assurer qu'ils pussent se
retirer avec sécurité. À la chute du jour, il but de l'eau glacée pour
apaiser sa soif; ensuite il se fit apporter deux glaives, et, après
les avoir examinés tous les deux, il en plaça un sous sa tête. Après
s'être assuré du départ de ses amis, il passa une nuit tranquille, et
l'on dit même sans insomnie...

«À la première heure du jour, il se laissa tomber sur le glaive. Aux
gémissements du mourant, ses esclaves, ses affranchis et Plotius,
préfet du prétoire, entrèrent: il était mort d'un seul coup.»


IX

«On hâta ses funérailles; il l'avait recommandé avec instance, de peur
que sa tête coupée ne devînt le jouet des vainqueurs.

«Les cohortes prétoriennes portèrent son corps avec des éloges et des
larmes, baisant à l'envi sa blessure et ses mains. Quelques-uns des
soldats se tuèrent sur son bûcher; ce ne fut ni par crainte, ni par
remords, mais par une certaine émulation d'honneur et d'attachement à
leur empereur.

«Ce genre de mort fut imité ensuite par d'autres soldats de ses
troupes à Bédriac, à Plaisance, et dans d'autres camps.

«On lui éleva un tombeau modeste, pour qu'il fût durable.»

Quelle vertu, non, jamais assez contemplée par l'histoire!


X

Rome et le sénat préviennent par leurs versatilités les voeux de
Vitellius. Il est salué empereur; on relève, pour lui complaire, les
statues de Néron. La Syrie et la Judée le reconnaissent.

«Cependant, dit Tacite, il tressaillait au nom de Vespasien, qui était
déjà dans les vagues rumeurs du peuple. Rassuré un moment sur les
dispositions de ce général, ajoute Tacite, Vitellius et son armée, se
croyant sans compétiteur, se vautraient à Rome dans tous les excès de
cruauté, de pillage et de débauche dont ils avaient rapporté
l'habitude de leur long séjour chez les barbares.»


XI

Pendant ces désordres, Vespasien, mûri par l'âge et par sa sollicitude
pour ses deux fils, délibère avec lui-même s'il cédera au voeu de ses
légions, qui le provoquent à l'ambition du pouvoir suprême.

«Quel jour, se disait-il, que celui où il livrerait au hasard le fruit
de ses combats, ses soixante-deux ans, et deux fils encore si jeunes!

«Il y a un repentir et un retour aux pensées qui ne sortent pas de la
sphère de la vie privée, et on peut y livrer impunément plus ou moins
de soi-même à la fortune; mais pour ceux qui tendent à l'empire, il
n'y a point de milieu entre le faîte et l'abîme!»


XII

Quelle langue et quelle pénétration dans le coeur des choses et des
hommes!

Montrez-moi un historien de cette trempe dans les auteurs modernes,
fût-ce Bossuet!


XIII

Mucien, que Vespasien pouvait rencontrer comme rival en Syrie,
puisqu'il y commandait plus de légions que lui, le convie lui-même à
tout oser. Mucien veut bien consentir au second rang, pourvu que le
premier soit occupé par un chef moins ignoble que Vitellius.

Le discours qu'il adresse à Vespasien pour le décider à briguer
l'empire, est un cours de politique à l'usage des ambitieux, aussi
habile en séductions du pouvoir que le discours d'Othon est magnanime
de désintéressement et de philosophie.

Tacite lit dans les conseils des ambitieux comme dans l'âme des sages
rassasiés du monde.


XIV

«Je me place, dans ma pensée, au-dessus de Vitellius, dit Mucien à son
collègue, mais je te place au-dessus de moi.

«Il serait peu sensé, à moi, de ne pas céder l'empire à celui dont
j'adopterais le fils pour successeur (Titus), si je régnais moi-même;
d'ailleurs notre sécurité même te commande d'accepter. Notre vie, en
effet, court maintenant moins de risque dans la guerre ouverte que
dans la paix, car ceux qui délibèrent sur la rébellion sont déjà
rebelles!»

Vespasien, encore indécis, est proclamé malgré lui par les légions de
Judée, de Syrie, d'Égypte; celles des bords de l'Adriatique, de
l'Espagne, de la basse Italie suivent successivement l'exemple des
légions d'Orient.

Vitellius n'était pas encore à Rome, que déjà l'empire lui échappait
de tous côtés.


XV

Son armée, de cent vingt mille hommes, à moitié Germains et Gaulois,
était appesantie par une multitude de sénateurs, de populace, de
bouffons, de comédiens, d'histrions, de gladiateurs, de conducteurs de
chars, familiers habituels de Vitellius; son entrée à Rome rappelait
les triomphes de Bacchus.

Quatre mois d'orgies déshonorent et usent son règne; ses troupes
s'amollissent dans la licence et dans les insubordinations d'une
capitale.

La proclamation de Vespasien, longtemps cachée à l'Italie, y éclate
enfin.

Cécina, à qui Vitellius doit l'empire, sort de Rome avec une armée
pour aller combattre Mucien et Vespasien en Dalmatie; mais Cécina,
tout en embrassant Vitellius avant son départ, médite ou rêve déjà sa
défection.

Les séditions travaillent l'armée; la flotte abandonne la cause de
Vitellius. Cécina insurge lui-même son camp pour Vespasien.

Bientôt le remords saisit ses soldats; ils enchaînent leur corrupteur
et rétablissent les images de Vitellius. Enveloppés dans Crémone par
les légions des lieutenants de Vespasien, les soldats de Vitellius
capitulent, brisent les fers de Cécina, et conjurent ce traître de
les protéger maintenant contre la vengeance de l'armée ennemie.


XVI

L'Italie entière se décompose; l'armée de Vespasien s'avance jusqu'à
Narni, à trois journées de Rome sans rencontrer d'autres ennemis
qu'une populace recrutée à la hâte par Vitellius. Cette multitude se
disperse au premier choc. Les généraux de Vespasien font offrir des
conditions favorables à Vitellius, s'il veut abdiquer l'empire qui
s'écroule; il penche vers ce parti.


XVII

«Les avis courageux, dit Tacite, n'avaient point d'accès dans son
oreille; son esprit s'écroulait sous les soucis et les angoisses. Il
craignait qu'une lutte plus obstinée ne rendît le vainqueur plus
inexorable. Il avait une mère affaissée par les années, qui toutefois,
par une mort opportune, échappa, peu de jours avant, au spectacle de
la catastrophe de sa maison, n'ayant gagné elle-même à la souveraineté
de son fils que des chagrins et une estime générale.»


XVIII

«Le 15 des calendes de janvier, à la nouvelle de la défection des
légions et des cohortes à Narni, Vitellius sort de son palais, vêtu de
deuil et entouré de sa famille éplorée; on portait près de lui, dans
une petite litière, son fils en bas âge comme dans une pompe funèbre.
Les paroles du peuple, à l'aspect de ce cortége, étaient
décourageantes et intempestives; les soldats restaient dans un silence
menaçant.

«Nul cependant n'était assez insensible aux vicissitudes des choses
humaines pour ne pas s'émouvoir à ce spectacle. Le souverain des
Romains, si peu de temps auparavant, le maître de l'univers,
abandonnant le siége de sa puissance, sortait de l'empire, à travers
son peuple, au milieu de sa capitale.

«Jamais on n'avait rien contemplé, jamais rien entendu de comparable.

«Une conjuration soudaine avait assailli le dictateur Jules César; des
embûches cachées avaient fait trébucher Caligula; les ténèbres de la
nuit et une maison de campagne obscure avaient abrité la fuite de
Néron; Pison et Galba étaient tombés comme sur un champ de bataille;
Vitellius, au contraire dans une assemblée publique, au milieu de ses
propres soldats, en présence même des femmes, parla en termes brefs et
convenables à la tristesse présente de sa situation.»


XIX

«Il dit qu'il se retirait par sollicitude pour la paix publique et
pour le salut de l'État. Il demanda qu'on lui conservât un souvenir,
qu'on prît en pitié son père, sa femme et l'âge innocent de ses
enfants. Puis, élevant son fils dans ses bras tendus vers la foule, et
le recommandant tantôt à chacun en particulier, tantôt à tous, et
interrompu par ses propres sanglots, il détache son épée de sa
ceinture et la remet au consul présent, Cécilius Simplex, en
témoignage du droit de vie et de mort qu'il abdiquait sur les
citoyens.

«Le consul ayant refusé de la recevoir, et les spectateurs l'engageant
à la déposer, avec les marques du pouvoir impérial, dans le temple de
la Concorde, il se dirigea vers la maison de son frère. Mais une
clameur plus obstinée s'oppose à ce qu'il aille demander asile à des
pénates privés, et le rappelle forcément au palais. Tout autre chemin
lui étant fermé, et n'ayant d'ouvert devant lui que la voie Sacrée,
qui y mène, il rentre dans son palais.»


XX

Pendant la nuit, des rixes sanglantes s'élèvent entre les partisans de
Vitellius et ceux de Vespasien. Vitellius, impuissant, ne peut ni
prévenir, ni seconder ces mouvements désordonnés du peuple et des
soldats.

Le matin, ses troupes attaquent, malgré lui, le sénateur Sabinus, chef
du parti de Vespasien, barricadé dans le Capitole; le Capitole est
incendié avec les statues des dieux et des héros, changées par les
combattants en armes défensives ou agressives.

Ici, l'histoire de Tacite prend tour à tour l'accent de l'élégie
sacrée et celui de l'imprécation:

«Et quelle cause nous armait? s'écrie l'historien, quelle était la
compensation d'une si grande ruine?

«Était-ce pour la patrie que nous combattions? Le vieux roi de Rome,
Tarquin, avait consacré ce temple pour obtenir la protection des Dieux
dans la guerre contre les Sabins; il en avait jeté les fondements,
plutôt dans la vue de notre future grandeur, que dans les proportions
encore si modiques du peuple romain; ensuite Servius Tullius, avec le
concours de nos alliés, et Tarquin le Superbe, avec les dépouilles de
Suessa, avaient construit ses murailles; mais la gloire d'élever ce
chef-d'oeuvre était réservée à la liberté.»


XXI

Les Vitelliens, vainqueurs au Capitole, égorgent les partisans de
Vespasien, surpris dans le temple.

Ils combattent ensuite dans les faubourgs contre les légions de Narni
qui cernent la ville.

L'assaut donné à Rome et le combat de rues des deux partis sont
peints par Tacite en traits de plume qui découvrent l'abîme de
corruption d'un peuple vieilli remué dans sa fange.

«Le peuple, dit-il, assistait en spectateur aux coups des combattants,
et, comme dans les jeux du cirque, il les animait tour à tour de ses
acclamations et de ses battements de mains.

«Si un des deux partis venait à plier, si les vaincus se cachaient
dans les boutiques, ou se glissaient dans quelques maisons, la
populace s'ameutait pour qu'on les jetât dehors et qu'on les égorgeât,
afin de s'emparer de leurs dépouilles; car, tandis que le soldat
s'acharnait à tuer, le bas peuple s'acharnait au pillage.»


XXII

«Horrible et difforme était l'aspect de la ville: ici des meurtres et
des blessures; là des tavernes et des bains; ici des ruisseaux de sang
et des monceaux de cadavres; là des courtisanes et des hommes
prostitués comme elles; tout ce qu'il y a de débauches dans la riche
oisiveté de la paix, tout ce qu'il y a de forfaits dans la plus
implacable victoire; en sorte que vous eussiez cru voir la même ville
se déchirer et se débaucher à la fois.»


XXIII

«Déjà, dans deux circonstances, sous Sylla et sous Cinna, des armées
s'étaient combattues dans les murs de Rome; il n'y avait pas eu alors
moins d'acharnement, mais il y avait cette fois une plus inhumaine
insouciance, tellement que les plaisirs mêmes n'y furent pas
interrompus un seul instant. C'était comme un surcroît de volupté
ajouté à des fêtes publiques: on exultait, on se délectait.
Indifférents à la victoire ou à la défaite des partis, on semblait se
réjouir des malheurs publics.

«Rome forcée, Vitellius, s'échappant par les derrières du palais, se
fait transporter en litière au mont Aventin, à la maison de sa femme,
et on le dépose dans une chambre retirée de la maison.»


XXIV

«Il espérait, en restant caché le reste du jour dans cette retraite,
pouvoir se réfugier la nuit à Terracine, auprès des cohortes et de son
frère. Mais bientôt, par cette mobilité de résolution, effet de la
peur, qui fait que, parmi les choses qu'on redoute, celles qu'on a
sous les yeux paraissent toujours plus redoutables, il revient
furtivement dans son palais, qu'il trouve vide et désert, car tous
ses serviteurs étaient dispersés ou s'évadaient pour éviter sa
rencontre.

«La solitude et le silence du lieu le glacent d'effroi; il entr'ouvre
des portes, il recule épouvanté du vide des appartements; fatigué
d'errer misérablement ainsi, le tribun militaire, Julius Placidus, le
traîne hors du sale réduit où il est découvert, ses deux mains liées
derrière le dos, ses habits déchirés: spectacle ignoble!

«On le pousse hors du palais. Beaucoup l'insultaient, aucun ne versait
une larme sur son sort: l'ignominie du dénoûment avait détruit toute
compassion dans la foule. Un soldat germain, s'élançant vers lui,
l'atteignit d'un coup de son épée, soit par colère, soit plutôt pour
le dérober à tant de dérisions et d'outrages, soit en cherchant à
frapper le tribun; l'arme trancha l'oreille du tribun, et le soldat
fut à l'instant massacré.»


XXV

«Vitellius, forcé de relever la tête, par la pointe des épées qu'on
lui plaçait sous le menton, était contraint, tantôt de présenter son
visage aux insultes, tantôt de regarder ses propres statues
s'écroulant sous ses yeux, tantôt la tribune aux harangues et la place
où l'on avait tué Galba.

«Après cela, on le poussa vers les gémonies, où l'on avait exposé
récemment le cadavre de Julius Sabinus. On n'entendit de lui qu'un
seul mot, qui attestait encore un reste de fierté dans son âme,
lorsqu'aux insultes du tribun militaire il répondit:--Et cependant
j'ai été ton empereur!--Il tombe enfin percé de coups, et la populace
l'outrage après sa mort avec la même lâcheté qu'elle l'avait adoré
vivant.

«Vitellius mort, la guerre avait plutôt cessé que la paix n'avait
commencé dans Rome.»


XXVI

Ici une horrible peinture du massacre et des proscriptions
soldatesques après la victoire des soldats de Vespasien.

Le sénat, dispersé pendant la bataille, rentre dans Rome et ne
marchande pas son adhésion. Il décerne le consulat à Vespasien et à
son fils Titus; il donne, en les attendant, la préture et le pouvoir
consulaire à Domitien, autre fils de Vespasien, présent à Rome à la
révolution qui va couronner son père. «Ensuite, dit Tacite, on pensa
aux Dieux; on voulut bien convenir de réédifier le Capitole.»


XXVII

Ici, avec un art de composition qui fait contraster la plus pure vertu
avec la plus infâme corruption du temps, et qui repose l'esprit lassé
de tant de turpitudes, Tacite fait apparaître tout à coup dans le
sénat un grand citoyen, un débris de l'antiquité dans l'infamie
moderne, Helvidius Priscus; il se complaît à retracer l'homme et le
discours.

Ce portrait n'est pas seulement d'un grand peintre, il est d'un grand
moraliste.

Le buste d'un homme de bien réhabilite tout un corps avili, et rend
quelque généreuse émulation à toute une époque de décadence. C'est
dans ce portrait surtout qu'il faut étudier les véritables opinions de
Tacite: on se caractérise par ses amitiés; on se juge par les
jugements qu'on porte sur les autres.

Relisons:


XXVIII

«Helvidius Priscus était né à Terracine.

«Jeune, il avait appliqué son esprit supérieur aux plus hautes études,
non, comme le plus grand nombre, pour parer une molle oisiveté d'une
réputation éclatante, mais pour se dévouer à la république avec une
âme affermie contre toutes les vicissitudes du sort.

«Il avait choisi pour maîtres de philosophie ces sages qui estiment
que le seul bien est l'honnête, le seul mal le vice, et qui ne
comptent la noblesse, la puissance, et tout ce qui est en dehors de
l'âme, ni parmi les vrais biens, ni parmi les vrais maux.

«Choisi pour gendre par Thraséa, de toutes les vertus de son
beau-père, il n'en rechercha aucune autant que l'amour de la liberté.

«Citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, il était égal à tous les
devoirs de la vie, dédaigneux des richesses, passionné pour la
justice, inaccessible à la crainte.

«Quelques-uns lui reprochaient d'être trop avide de gloire, dernière
faiblesse, en effet, dont les plus sages se dépouillent après toutes
les autres.

«Exilé avec son beau-père, il était rentré à Rome sous Galba, pour y
défendre Thraséa.

«La délibération du sénat sur le parti à prendre après la mort de
Vitellius le rappelle à la tribune. Il voulait qu'au lieu de tirer au
sort les députés qu'on enverrait à Vespasien pour lui décerner
l'empire, on lui envoyât des députés choisis au mérite et aux
opinions, parmi les hommes les plus vertueux du sénat, afin,
disait-il, que ce choix indiquât à ce prince ceux qu'il devait
estimer, ceux qu'il devait éloigner, car, ajoutait-il, il n'y a pas
de meilleurs instruments d'un bon gouvernement que des hommes de
bien.»


XXIX

Tacite, après une longue et splendide digression sur la guerre de
Civilis en Germanie, revient à Rome.

«Le jour, dit-il, où Domitien entra au sénat, il parla en peu de mots
de l'absence de son père et de son frère, et de sa propre jeunesse.

«Son extérieur était gracieux, et la rougeur de son visage semblait un
symptôme de timidité modeste.»


XXX

Le sénat, rassuré par la présence d'un fils de Vespasien, se livre
devant lui à un de ces éclats de représailles qui signalent la fin
d'une proscription, le commencement d'une autre.

L'invective, dans Tacite, n'est pas moins vengeresse que son jugement
n'est impartial dans le récit:

«Un misérable, nommé Régulus, frère de Messala, a brigué sous Néron le
rôle de délateur; il a perdu, par ses délations, d'illustres familles,
il s'est engraissé de leurs dépouilles.

«Messala, innocent des crimes de son frère, implore pour le coupable
la générosité du sénat.

«Montanus, orateur foudroyant, s'indigne et se lève. Il reproche à
Régulus d'avoir donné, après le meurtre de Galba, de l'argent à
l'assassin du vertueux Pison, et d'avoir demandé la tête coupée de
Pison pour la déchirer de ses morsures.

«À cela du moins, lui dit Montanus avec ironie, tu ne fus point
contraint par Néron; ce n'étaient ni tes dignités ni ta vie que tu
rachetais par ces férocités gratuites.

«On peut tolérer, en les méprisant, les excuses de ceux qui aiment
mieux perdre les autres que de s'exposer eux-mêmes; mais toi, l'exil
de ton père, le partage de ses biens entre ses créanciers, ta
jeunesse, encore inhabile aux fonctions publiques, assuraient ta
sécurité. Néron, mort, n'avait rien à exiger de toi; tu n'avais,
toi-même, rien à craindre de lui.

«Ce fut la débauche du sang et l'appétit des dépouilles qui poussèrent
ton génie, ignoré et inexpérimenté encore des justifications que tu
cherches aujourd'hui, à t'assouvir de ce carnage illustre.

«Dans ces funérailles de la république, après avoir arraché les
dépouilles consulaires, gratifié de sept millions de sesterces,
resplendissant des insignes du sacerdoce, tu précipitais dans une même
ruine des enfants innocents, des vieillards illustres, des femmes
vénérées; tu gourmandais la modération de Néron, parce qu'il se
fatiguait, lui et ses délateurs, à poursuivre ses victimes de famille
en famille, tandis qu'il pouvait, selon toi, anéantir d'un seul mot le
sénat tout entier.

«Conservez précieusement, sénateurs, conservez un homme de conseil si
expéditif, afin que chaque génération se forme à de tels exemples, et
que, comme nos vieillards imitent Crispus, nos jeunes gens apprennent
à imiter Régulus. Le crime trouve des imitateurs, même quand il
succombe; que sera-ce s'il est absous et florissant?

«Et cet homme que nous n'osons pas poursuivre parce qu'il a été
seulement questeur, voyons-le un jour préteur et consul!

«Pensez-vous donc que Néron ait été le dernier des tyrans?

«Ils avaient cru ainsi, ceux qui survécurent à Tibère, à Caligula, et
cependant il s'en est élevé un plus invraisemblable et plus atroce.

«Nous ne craignons pas Vespasien; son âge, son caractère modéré, nous
rassurent: mais les exemples durent plus longtemps que les caractères.

«Nous nous endormons, sénateurs, et déjà nous ne sommes plus ce sénat
qui, après le supplice de Néron, poursuivait énergiquement, d'après
les traditions de nos pères, les délateurs et les instruments de la
tyrannie. Souvenez-vous qu'après la chute d'un méchant prince, le jour
le plus heureux, c'est le premier.»


XXXI

Ici Tacite peint la tribune comme il peint le champ de bataille. On
voit la mêlée des orateurs dans les assemblées, on entend les
apostrophes et les insultes.

Montanus est approuvé par un applaudissement immense. L'intègre
Helvidius Priscus veut profiter de ce mouvement d'indignation pour
écraser aussi Marcellus, un délateur signalé par son nom dans
l'invective de Montanus. Marcellus sent le sol s'enfoncer sous ses
pas; il s'évade avec Crispus du sénat, et, adressant à l'orateur qui
l'en chasse un ironique adieu:

«Nous sortons, lui dit-il, Helvidius, et nous t'abandonnons ton sénat,
à toi. Règnes-y, puisque tu oses y régner en présence de César!»


XXXII

«Les deux complices, dit Tacite, également frappés, supportaient les
opprobres avec une physionomie différente: Marcellus, la menace dans
les yeux; Crispus, un faux sourire sur les lèvres.

«Bientôt ils furent ramenés par leurs partisans. La lutte s'engagea
entre les deux partis: d'un côté les hommes de bien, plus nombreux; de
l'autre les méchants, plus agressifs, quoique en petit nombre. Ils
éclatèrent en invectives acharnées les uns contre les autres; ce jour
entier fut consumé en harangues et en discorde.»


XXXIII

Mais le sénat, après avoir voulu ressaisir la liberté, céda au premier
obstacle. Mucien, le lieutenant de Vespasien, harangua les sénateurs
d'un ton où l'autorité affectait la forme de la prière. Il sévit
seulement contre quelques hommes abandonnés par tous les partis, à
cause de l'énormité de leurs forfaits; il épargna les délateurs.

On rendit l'impunité aux persécuteurs, on fit des funérailles
publiques aux illustres victimes. Grands témoignages, conclut
l'historien, de l'instabilité des choses humaines, qui mêle et confond
les sommets et les précipices de la fortune!


XXXIV

Du sénat, Tacite transporte le récit dans les Gaules et en Judée.

Les moeurs des peuples qu'il décrit interrompent habilement le récit
des tragédies romaines, et reposent l'âme pour la préparer à de
nouvelles émotions.

Le siége de Jérusalem par Titus, fils de Vespasien, prend, sous la
plume de l'historien, la solennité et pour ainsi dire le deuil des
grandes funérailles. Les prodiges et les superstitions d'un peuple
théocratique s'y mêlent au carnage, à la famine, à l'incendie. «Les
portes du temple s'ouvrirent d'elles-mêmes, raconte Tacite, et on
entendit une voix, plus forte que toute voix humaine, dire: LES DIEUX
S'EN VONT.»


XXXV

Ici, la page est déchirée, et le livre des histoires, interrompu par
la mort de Rome, attend sous quelques monceaux de cendres qu'un
heureux hasard rende la parole à la plus grande voix de
l'antiquité . . . . . . . . . .


XXXVI

Les _Annales_ de Tacite sont de la même main, mais d'une main plus
magistrale encore et plus ferme. On croit sentir plus de loisir dans
le travail; les temps aussi sont plus dramatiques; le passage de la
république à l'empire est plus récent, la tyrannie est plus neuve, les
hypocrisies, les forfaits plus effrontés, les avilissements plus bas.
L'homme est donné en spectacle, en scandale, en dérision à l'homme.
L'historien se venge en racontant; c'est _Némésis_ qui écrit sous le
manteau d'un philosophe.

Quant au peintre, il a les mêmes couleurs: de la bile et du sang.

On remonte avec l'auteur à Néron.


XXXVII

Quelle tragédie feinte de poëte est comparable à ce quatorzième livre
des _Annales_ où Néron, en proie aux trois plus fortes passions de
l'homme, l'amour, l'ambition de régner et la peur d'être prévenu dans
le crime, se précipite, les yeux fermés, dans le parricide pour y
trouver à la fois sa maîtresse, le trône et la vie?

Il aimait Poppée, et il voulait à tout prix l'épouser, contre les vues
d'Agrippine, sa mère. Burrhus et Sénèque, ses deux précepteurs, le
faisaient rougir de sa subordination à cette mère, qui lui disputait
la réalité du pouvoir impérial.

Il tremblait d'être déposé par les intrigues de cette femme, qui se
repentait de l'avoir élevé par l'adoption de Claude.

Agrippine, tantôt gourmandant son fils, tantôt le corrompant, pour le
dominer, par des complaisances qui faisaient suspecter jusqu'à
l'inceste, s'agitait comme sous le pressentiment de sa perte.


XXXVIII

«Néron évitait depuis quelque temps, dit Tacite, de se trouver seul
avec elle. Quand elle parlait de s'éloigner pour aller se retirer dans
ses jardins de Tusculum ou dans ses champs d'Antium, il l'encourageait
à chercher ces loisirs.

«À la fin, quelque éloignée qu'elle fût, harassé de son image, il
résolut de s'en affranchir par le meurtre, indécis seulement sur le
moyen: le fer, le poison ou quelque autre mort.

«Il inclina d'abord vers le poison; mais, si on le donnait à la table
de l'empereur, on ne pouvait éviter de réveiller le souvenir du genre
de mort de Britannicus, et il paraissait difficile de corrompre les
esclaves d'une femme à qui l'habitude de commettre le crime avait
appris à se préserver de telles embûches. D'ailleurs elle-même, par
l'usage du contre-poison, avait prémuni sa vie contre ce genre de
mort. Quant au meurtre et au glaive, comment cacher la main, ou
comment trouver un exécuteur assez dévoué pour ne pas faillir à
l'ordre d'accomplir un forfait si éclatant?

«L'affranchi Anicétus offrit son ingénieux ministère; commandant de la
flotte de Misène, précepteur de Néron enfant, il était odieux à
Agrippine, et animé contre elle de la haine qu'elle lui portait.

«Il proposa donc à Néron de construire un navire dont une partie,
s'entr'ouvrant tout à coup en pleine mer, engloutirait Agrippine sans
soupçon de piége. Rien de si hasardeux que la mer, et, si Agrippine
avait disparu dans un naufrage, qui serait jamais assez injuste pour
imputer à un crime l'oeuvre accomplie par les vents ou les flots?
L'empereur consacrerait à sa mère, après sa mort un temple, des
autels, et toutes les autres ostentations de la piété d'un fils.

«L'invention plut; elle était même servie par l'époque de l'année.
Néron célébrait alors à Baïes les fêtes des vingt jours.»


XXXIX

«Il y attire sa mère, disant avec affectation qu'il fallait savoir
supporter les mécontentements des auteurs de ses jours, et étouffer
les griefs, afin d'ébruiter ainsi l'idée d'une réconciliation, et
qu'Agrippine y crût avec cette crédulité facile aux choses qui les
flatte, disposition naturelle aux femmes.

«Néron s'avance jusque sur la grève, à la rencontre de sa mère qui
venait d'Antium, la prend par la main, la serre dans ses bras, et la
conduit à Baules; c'est le nom de la maison de délices qui s'élève
entre le promontoire de Misène et le golfe de Baïes, formé par une
inflexion de la mer.

«Le navire destiné à Agrippine, plus somptueusement décoré que tous
les autres, se faisait remarquer au milieu de la flotte, comme si
Néron avait voulu préparer cet honneur de plus à sa mère; car elle
avait l'habitude de se promener en trirème et de se servir, pour ses
navigations, des rameurs de la flotte.

«En ce moment, on l'avait invitée à un long festin afin que la nuit
ajoutât encore son ombre au secret du crime.»


XL

«On croit généralement qu'il y avait eu un révélateur, ou
qu'Agrippine, avertie du péril, mais hésitant à y croire, s'était
rendue à Baïes en litière. Mais là, les tendres caresses de son fils,
qui l'avait reçue avec tant d'empressement et qui l'avait fait asseoir
au-dessus de lui-même dans la salle du festin, avaient dissipé de son
coeur toute inquiétude: car, par d'intarissables discours, tantôt
empreints d'une familiarité puérile, tantôt mêlés de ces retours de
gravité qui semblent associer les choses sérieuses aux badinages,
Néron prolongea le festin.

«À son départ, il la reconduisit jusqu'au rivage, couvrant des plus
tendres baisers les yeux et le sein d'Agrippine, soit pour achever la
dissimulation, soit que le dernier aspect de sa mère, qui allait
périr, attendrît son âme toute féroce qu'elle était.

«Les Dieux, comme pour mieux illuminer et convaincre le forfait, lui
prêtèrent une nuit resplendissante d'étoiles, et assoupie par le
calme complet de la mer.»


XLI

«Le navire, sur lequel Agrippine n'avait auprès d'elle que deux
personnes de sa familiarité, n'était pas encore bien éloigné de la
rive: l'une des deux, Crépérius Gallus, se tenait debout à côté du
gouvernail; l'autre, Acéronia, accoudée sur les pieds du lit de repos
de sa maîtresse, à demi couchée, l'entretenait avec congratulation du
retour de son fils et de sa tendresse qu'elle lui rendait tout
entière, lorsqu'à un signal donné, le plafond de la chambre s'écroula
tout à coup sous le poids du plomb dont il était alourdi.

«Crépérius, étouffé, expira sur l'heure; Agrippine et Acéronia
survécurent, protégées par les colonnes du lit, assez solides pour
porter le poids de l'écroulement.

«Le navire néanmoins ne s'abîmait pas encore, au milieu du trouble de
ceux qui le montaient, et parce que le plus grand nombre d'entre eux,
ignorant le crime, s'efforçaient de l'empêcher de sombrer.

«On ordonna alors aux rameurs de se porter tous du même côté pour le
faire submerger sous leur poids; mais ils ne se prêtèrent pas tous
assez promptement à cet ordre soudain, et une partie d'entre eux,
faisant contre-poids, ralentit l'inclinaison et la submersion du
navire.

«Cependant Acéronia, assez mal inspirée pour crier qu'elle est
Agrippine et qu'on sauve la mère de l'empereur, est écrasée à coups de
crocs et de fers de rames et de tous les agrès qui tombent sous la
main des meurtriers. Agrippine, muette, et par ce silence même
méconnue, ne reçoit qu'une blessure à l'épaule, et, nageant vers la
côte au-devant de petites barques qui la recueillirent, est conduite
dans le lac Lucrin, d'où elle se fait reporter à sa maison de
campagne.»


XLII

«Là, repassant dans son esprit les lettres astucieuses qui l'ont
attirée, les honneurs que lui a prodigués l'empereur, la proximité du
rivage, la submersion sans cause du navire, qui n'a été ni incliné par
aucun vent, ni jeté sur aucun écueil, mais qui s'est écroulé par le
pont comme par une machination préparée à terre; remarquant de plus le
meurtre d'Acéronia et s'apercevant de sa propre blessure, elle conclut
que le seul moyen pour elle d'échapper à l'embûche est de paraître ne
l'avoir pas soupçonnée.

«Elle envoie son affranchi Agérinus annoncer à son fils que, par la
protection des Dieux et par l'heureuse fortune de l'empereur, elle
vient d'échapper à un grave accident, et le conjurer en même temps,
malgré l'émotion que va lui causer le péril de sa mère, de vouloir
bien différer sa visite, ayant elle-même, pour le moment, besoin d'un
repos absolu. Puis, avec une sécurité affectée, elle applique un
appareil sur sa blessure et des fomentations sur son corps.

«Elle ordonne de chercher le testament d'Acéronia et de faire
l'inventaire de ses biens, cela seulement sans dissimulation.»


XLIII

«Cependant, à Néron, qui attendait avec anxiété les messagers chargés
de lui annoncer l'exécution de la trame, on apprend qu'Agrippine,
atteinte seulement d'une légère blessure, est sauvée, mais avec assez
d'indices sinistres pour qu'elle ne pût douter de l'intention et de
l'auteur du complot.

«À cette nouvelle, anéanti par la peur, il croit déjà la voir accourir
prompte à la vengeance, soit en armant ses esclaves, soit en
enflammant l'indignation de l'armée, soit en étalant devant le sénat
et le peuple son naufrage, sa blessure, ses amis immolés. Quel refuge
lui reste-t-il contre elle dans cette extrémité, à moins que Burrhus
et Sénèque n'avisent et ne lui prêtent le concours de leur
expérience?»

Remarquez qu'à côté de tous les tyrans il y a un sophiste. Combien y
en a-t-il à côté du tyran des tyrans, la multitude! Lisez la
_terreur_: elle dure dix-neuf mois.

«Sénèque et Burrhus avaient été mandés par Néron à la première
nouvelle, instruits ou non avant, on l'ignore (quel mot sinistre!).
Les deux sophistes restèrent longtemps muets tous les deux, soit de
peur de déconseiller vainement une chose résolue, soit qu'ils fussent
convaincus que les choses en étaient descendues à cette extrémité que,
si Agrippine n'était pas prévenue dans sa vengeance, il ne restait à
Néron qu'à périr.»


XLIV

«Enfin Sénèque, toujours plus soudain dans ses avis, regarde Burrhus
et lui demande si l'on peut commander le meurtre aux soldats.

«Burrhus lui répond que les prétoriens sont trop attachés à toute la
famille des Césars, et surtout à la mémoire de Germanicus, pour oser
se porter à aucun attentat contre sa fille; que c'était à Anicétus
d'accomplir ce qu'il avait promis.

«Celui-ci, sans hésitation et sans délai, assume et réclame la
responsabilité du crime. À ces paroles, Néron s'écrie que de ce jour
seulement on lui donne véritablement l'empire, et qu'il doit ce
présent à un affranchi! Qu'Anicétus aille donc, qu'il se hâte, et
qu'il conduise avec lui les plus résolus à accomplir ses ordres!

«Anicétus, informé, en sortant, de l'arrivée d'Agérinus envoyé par
Agrippine au palais, conçoit à l'instant le plan d'un nouveau drame.

«Pendant qu'Agérinus s'acquitte du message dont Agrippine l'a chargé,
Anicétus fait glisser un glaive à ses pieds, puis, comme s'il l'eût
surpris sur le fait d'un assassinat, il ordonne qu'on le charge de
chaînes, afin de pouvoir répandre qu'Agrippine avait tramé le meurtre
de l'empereur, et que, de honte de voir son crime découvert, elle
s'est elle-même donné la mort.»


XLV

«Cependant, au bruit du péril auquel venait d'échapper Agrippine,
comme si son naufrage n'eût été qu'un hasard, chacun était accouru
vers le rivage. Les uns gravissaient le sommet des môles, les autres
s'élançaient dans des esquifs, ceux-là s'avançaient dans la mer aussi
loin que la hauteur des vagues le permettait, ceux-ci étendaient leurs
mains comme pour recueillir les naufragés; tout le rivage retentissait
de lamentations, de voeux adressés au ciel, des clameurs de ceux qui
demandaient diverses choses et des réponses à ceux qui répondaient
confusément à ces cris.

«Une multitude immense était accourue avec des lumières, et, quand on
sut qu'Agrippine était sauvée, cette foule s'agitait et se groupait
pour se féliciter mutuellement, quand l'aspect d'une troupe d'hommes
armés, marchant dans une attitude menaçante, la dispersa de tous
côtés.»


XLVI

«Anicétus, ayant investi la maison de campagne de sentinelles, et
brisé la porte, arrête tous les esclaves qui s'offrent à lui jusqu'à
ce qu'il touche à la chambre à coucher d'Agrippine.

«Un petit nombre de serviteurs étaient restés aux abords de
l'appartement; tous les autres s'étaient dispersés sous la terreur des
soldats qui forçaient les portes.

«Une faible lampe et une seule esclave veillaient dans sa chambre.»


XLVII

«Agrippine s'alarmait de plus en plus de ce que personne, pas même son
messager Agérinus, ne venait de la part de son fils. L'aspect tout à
coup change autour d'elle; sa solitude, troublée par des tumultes
soudains, semblait lui annoncer les derniers malheurs; enfin, sa
dernière esclave s'enfuyant:--Et toi aussi, tu m'abandonnes? lui
dit-elle. En disant ces mots, elle aperçoit Anicétus, suivi du
commandant de trirème Herculéius et du centurion de marine
Oloaritus.--Si tu viens pour me voir, lui dit-elle, retourne et dis à
mon fils que je suis rétablie; si c'est pour accomplir un forfait.....
Mais non! jamais je ne le croirai de mon fils; non, il n'a pas
commandé le parricide!»


XLVIII

«Les exécuteurs entourent son lit; le commandant de la trirème la
frappe le premier à la tête d'un coup de massue. Le centurion, tirant
son épée pour l'achever, elle découvre elle-même ses flancs, et, les
présentant au glaive: Frappe au ventre, crie-t-elle au meurtrier, et,
percée de nombreuses blessures, elle expire.»


XLIX

«Ces circonstances sont avérées. Que Néron ensuite ait contemplé sa
mère morte, et qu'il ait loué les formes de son corps, il y en a qui
l'affirment, il y en a qui le nient.

«Agrippine fut brûlée la même nuit sur un lit de festin, sans autre
apprêt que pour les plus vulgaires funérailles, et, pendant toute la
durée du règne de Néron, on n'éleva pas le moindre monticule de terre,
et on n'entoura pas même d'un mur le lieu où les cendres de sa mère
étaient répandues.»

«Depuis, par la piété de ses serviteurs, ce lieu fut recouvert d'un
petit tombeau, au bord du chemin qui mène à Misène, non loin de cette
maison de campagne du dictateur César, qui voit d'en haut les golfes à
ses pieds.»


L

«Un affranchi d'Agrippine, Mnester, se perça de son épée sur son
bûcher allumé: on ne sait pas si ce fut par tendresse pour elle ou par
terreur d'une funeste fin.

«Agrippine avait, longtemps avant l'événement, prévu et méprisé son
genre de mort, car, ayant interrogé les devins de Chaldée sur son fils
Néron, alors enfant, les Chaldéens lui avaient répondu qu'il pourrait
régner, mais qu'il tuerait sa mère:--Soit, dit-elle, qu'il me tue,
pourvu qu'il règne!»


LI

«Mais, à peine le crime était-il accompli, que Néron en comprit la
grandeur.

«Tout le reste de la nuit, tantôt plongé dans le silence, tantôt se
levant en sursaut d'effroi, et sentant défaillir sa raison, il
tremblait de voir reparaître la lumière comme devant éclairer son
supplice.

«Les centurions et les tribuns militaires, à l'instigation de Burrhus,
furent les premiers qui relevèrent ses esprits par leurs adulations,
le prenant par la main et le félicitant d'avoir échappé à un péril si
éminent et prévenu le crime de sa mère. Ensuite ses courtisans
coururent aux temples, et, l'exemple une fois donné, les villes
voisines de la Campanie attestèrent à l'envi leur joie par des
adresses à l'empereur, et par des victimes immolées en actions de
grâces aux Dieux.

«Quant à lui, par une dissimulation contraire, triste et comme affligé
de son propre salut, il affectait de verser des larmes sur la mort de
sa mère; mais, comme la physionomie des lieux ne change pas à volonté
comme la physionomie des hommes, que l'aspect pénible de cette mer et
de ce rivage importunait ses regards, et qu'on entendait de plus,
disait-on, sous les collines de Baïes le son d'une trompette et des
gémissements de deuil autour du tombeau de sa mère, il se réfugia à
Naples, et il adressa de là des lettres au sénat.»


LII

«Ces lettres disaient qu'Agérinus, affranchi et confident intime
d'Agrippine, avait été surpris le fer à la main pour l'assassiner;
qu'Agrippine s'était fait justice à elle-même en se punissant de la
même mort qu'elle avait tramée contre lui. Il ajoutait, à cette
accusation, des crimes rappelés depuis contre sa mémoire: qu'elle
avait brigué l'association à l'empire, qu'elle aspirait à faire prêter
le serment des prétoriens à une femme, et de faire subir au sénat et
au peuple romain cette humiliation; que, déçue dans ses complots,
aigrie contre le sénat, l'armée, le peuple, elle avait dissuadé son
fils de faire les gratifications et les largesses publiques, et ourdi
des trames pour perdre les Romains les plus illustres.

«Combien n'avait-il pas fallu d'efforts à son fils pour l'empêcher de
pénétrer dans le conseil, et de venir répondre elle-même aux
ambassadeurs des nations étrangères.

«Sa mort a été une providence du peuple romain, ajoutait Néron, car il
l'attribuait toujours à un naufrage. Mais que ce naufrage eût été
fortuit, quel homme eût été assez crédule pour le croire? Ou qu'à
peine échappée à un tel naufrage, une femme eût envoyé un seul
affranchi, avec un seul glaive à la main, pour combattre les armées et
les flottes du maître du monde?

«Aussi l'opinion publique cherchait-elle le coupable, non pas tout
déjà dans Néron, dont l'atrocité surpassait d'avance toute indignation
et toute plainte, mais dans Sénèque, rédacteur d'un message qui
n'était que l'aveu d'un tel forfait.

«Cependant, par une monstrueuse émulation des sénateurs, on vota des
prières publiques dans tous les sanctuaires, des jeux annuels, des
fêtes à Minerve, en commémoration du jour où le prétendu complot
d'Agrippine avait été prévenu, et le jour de la naissance d'Agrippine
fut mis au nombre des jours néfastes.»


LIII

«Pætus Thraséa, qui avait l'habitude de flétrir les bassesses
ordinaires de son silence, ou de les laisser passer avec un bref et
dédaigneux consentement, sortit alors du sénat, se vouant ainsi
lui-même au dernier péril, sans donner aux autres le courage de la
liberté.» . . . . . . . . . .


LIV

Quelle condition du beau dans l'histoire manque dans ce récit de
Tacite?

Est-ce la peinture?

Voyez la description si sobre du lieu de la scène, du crépuscule sur
les collines de Misène, de cette nuit splendide où les astres
brillent, où les flots dorment pour fournir aux hommes et aux Dieux
des témoins plus irrécusables contre Néron.


LV

Est-ce de la poésie?

Voyez le tableau de cette femme couchée sur le lit de repos de sa
galère, avec sa confidente accoudée sur ses pieds, qui l'entretient de
son bonheur, au moment où les assassins soldés par son fils font
écrouler la mort sur sa tête, et chavirer la barque triomphale pour
l'engloutir.

Voyez, pendant qu'Agrippine blessée nage vers la côte, le tumulte de
toute cette multitude qui sort de toutes les maisons avec des
torches, qui s'appelle, qui se répond en cris inintelligibles, qui
tend les mains, qui s'avance jusque dans les flots pour recueillir la
nageuse dans les ténèbres.


LVI

Est-ce de la passion?

Voyez le délire de l'amour de Néron pour Poppée, et ces soupçons
d'inceste jetés dans l'ombre pour préparer l'esprit du lecteur à tous
les genres de forfaits.


LVII

Est-ce le drame?

Voyez l'assassin qui sourit pour donner confiance à sa victime, qui
s'avance à sa rencontre, qui l'embrasse sur les yeux et sur le sein.

Voyez cette mère qui s'inquiète et qui se rassure, qui sort heureuse
du long festin de réconciliation, et qui monte avec une amie
tranquillement sur la barque pour jouir du spectacle de sa dernière
nuit.

Voyez renaître son anxiété involontaire à la réflexion des étranges
circonstances de ce naufrage en plein calme des vents et des flots.

Voyez son silence prudent quand les matelots l'appellent.

Voyez son étonnement quand aucun message ne revient du palais après la
nouvelle de son danger et de son salut.

Voyez son isolement dans cette chambre, éclairée d'une seule lampe
avec une seule esclave.

Voyez au même instant, dans le palais voisin, la criminelle angoisse
du fils qui tremble d'avoir encouru le châtiment sans avoir même le
bénéfice du crime.

Voyez le départ muet d'Anicétus avec sa bande d'assassins.

Voyez la foule qui s'écarte, le glaive du centurion levé sur le lit;
écoutez le dernier mot, le seul mot, le mot qui éclate et qui résume:
_Ventrem feri!_ Frappe au ventre; ce ventre criminel est justement
puni, puisqu'il a enfanté Néron!


LVIII

Enfin, voyez ces funérailles précipitées, ce lit de festin changé en
bûcher funèbre; cette pincée de cendre, qui fut tout à l'heure
Agrippine, laissée sur la place, au vent et à la pluie, sans que la
terreur des assassins y jette seulement un peu de terre.


LIX

Est-ce la politique?

Voyez le conseil convoqué à la hâte dans l'appartement de l'empereur
pour aviser à l'extrémité du péril, au moment où le fils se croit
menacé par la mère.

Voyez ces deux prétendus hommes d'État consommés, Burrhus et Sénèque,
n'ayant peut-être pas conseillé le premier crime, mais croyant trouver
dans l'urgence du danger public la nécessité du second.

Voyez cette honte de deux hommes soi-disant vertueux, contraints de
délibérer sur la nécessité d'un parricide.

Voyez leur long silence.

Voyez le plus habile des deux, Sénèque, sommant son collègue de parler
le premier.

Voyez ce collègue, rejetant le fardeau sur Sénèque, et éludant la
réponse par un renseignement sur l'esprit des troupes trop attachées à
la race de Germanicus.


LX

Voyez enfin l'impatience de l'affranchi qui se propose résolument pour
l'exécution et pour le prix du meurtre, et la reconnaissance de Néron,
tiré par ce hardi scélérat d'embarras et d'angoisses, et qui s'écrie:
«Je ne règne que d'aujourd'hui, et c'est à Anicétus que je dois
l'empire.»


LXI

Est-ce la vertu enfin, la moralité, la flétrissure, qui manquent dans
ce récit de Tacite?

Voyez la première nuit du coupable après le crime, sa terreur de la
lumière qui va renaître, son horreur pour les lieux, scène de son
forfait, pour cette physionomie de la terre et de la mer _qui ne
change pas comme le visage des hommes_, et qui le force à se sauver à
Naples.


LXII

Voyez enfin l'embarras de l'explication qu'il charge Sénèque de
donner par lettre au sénat, puis la bassesse des prétoriens qui le
félicitent les premiers, toujours prêts à prostituer l'épée, pourvu
que l'épée règne; puis la vilité des sénateurs, qui feignent de croire
à l'impossible pour avoir le prétexte de congratuler; puis, dans un
coin, la figure muette ou indignée du seul honnête homme, de Thraséa,
qui sort du sénat, sachant bien à quoi il s'expose, et n'espérant rien
de l'exemple pour la liberté, mais faisant seul rougir Néron, Burrhus,
Sénèque, et toute l'armée, et tout le sénat, et tout le peuple, parce
qu'il représente à lui tout seul plus que l'empire, l'armée, le sénat,
le peuple, c'est-à-dire la conscience, la vertu, la postérité.


LXIII

S'il y avait par siècle un Tacite, l'histoire suffirait pour faire la
leçon, l'exemple, la justice au genre humain. Mais il n'y en a qu'un
depuis qu'on écrit les annales des peuples, et, en considérant la
prodigieuse rencontre de facultés diverses que la nature et la société
doivent faire concorder dans un même homme pour faire un Tacite, il
n'est pas probable qu'il y en ait deux.

Contentons-nous donc d'un seul: il tient lieu de mille, et replaçons
son livre à sa place, à côté d'Homère; car ces deux hommes sont les
deux plus grands poëtes du monde écoulé: Homère, le poëte de
l'imagination; Tacite, le poëte de la vérité.

                                                            LAMARTINE.

_P. S._ Ces deux Entretiens sont un peu courts, parce que quelques-uns
de ceux qui les précèdent sont un peu trop longs pour le volume de
1861. Je vais finir l'année 1861 par une _Revue_.

J'y travaille.

Deux hommes remarquables sont morts avant le temps dans ces derniers
mois.

Je commencerai l'année 1862 par _trois Entretiens_ critiqués, et même
injuriés par anticipation dans le journal _la Presse_; ils sont
intitulés: _Critique de l'histoire des Girondins, par l'auteur des
Girondins, à vingt-cinq ans de distance._

On verra que je n'apostasie rien que l'erreur dans laquelle je suis
une ou deux fois tombé, et quelques expressions mal sonnantes ou mal
interprétées par mes nombreux lecteurs; que j'ai mûri mes idées sur
les conditions naturelles du pouvoir; que j'ai profité de l'expérience
et des temps, mais que je suis après ce que j'étais avant, l'homme qui
se corrige des moyens sans se détourner du but: la liberté par
l'honnêteté, le gouvernement spiritualiste.

Les hommes qui m'invectivent d'avance au nom du progrès, ne croient
pas sans doute que la _terreur_ soit progressive, et que l'immoralité
des moyens et la violence de la vérité qu'ils préconisent aujourd'hui
au profit de leur cause, soient plus vertueux dans les mains du
jacobinisme que dans celles de l'_inquisition_! Ce sont les
_inquisiteurs_ de l'indépendance politique; ils veulent mettre
l'uniforme des _carbonari_ à la libre pensée.

Ils ne méritent pas la liberté, ceux qui ne respectent pas la
conscience.--Deux poids et deux mesures, est-ce la justice?--Les
_Camille Desmoulins_ sont de tous les temps; ils allument le bûcher,
et ils sont consumés par la flamme quand le vent change.

Pardonnons-leur et ne les imitons pas; laissons-leur ainsi le temps de
se repentir. Nul n'a le droit d'être _libre_ s'il n'a pas été
tolérant.

Nous ne disons pas cela pour le _Siècle_, journal dont nous différons
sur la confédération de l'Italie, préférable, selon nous, à l'unité
_forcée_, _chimérique_ et _précaire_, de la péninsule. Un de ses
rédacteurs nous accuse de _palinodie_ pour cette opinion; qu'il nous
lise: nous n'avons jamais pensé, écrit, agi au sujet de l'Italie que
dans le sens d'une _confédération_ unifiée par _une diète nationale
des États unis italiens_, reconnue et garantie par toute l'Europe.

Y a-t-il _palinodie_ de professer après, ce que l'on professait avant?
Le mot est malheureux; mais le spirituel rédacteur ne nous condamne
_pas à mort_, et cette erreur de fait de sa part n'enlève rien de
l'estime et de la reconnaissance que nous portons à la rédaction d'un
journal libéral partout ailleurs qu'en Italie, pierre d'attente de la
liberté, et qui mérite que la liberté l'attende à son tour.

                                                            LAMARTINE.



LXXe ENTRETIEN.


La critique est une grande et importante partie de toute littérature;
quand elle touche simplement à la forme d'un livre, elle est toutefois
secondaire.--Question de grammaire, question de goût; les esprits
stériles seuls s'y adonnent; elle dénigre beaucoup, elle ne produit
rien.--Sous ce rapport, il faut la laisser aux esprits méticuleux et
jaloux, qui se consolent de leur impuissance en montrant les
imperfections des oeuvres d'autrui.

Mais il y a une plus haute critique qui touche à la morale et qui
est, pour ainsi dire, la conscience du genre humain; c'est celle qui
s'attache à l'histoire et qui, au lieu d'être une grave controverse de
mots, est une sévère correction de principes.

C'est de cette seconde nature de critique dont j'ai voulu donner sur
moi-même un exemple aujourd'hui dans cet Entretien et que j'insère
dans mes oeuvres complètes.

Tous mes lecteurs se souviennent que j'ai écrit, en 1847, un livre
qu'il ne m'appartient pas de juger littérairement; livre qui
produisit, lors de son apparition, un effet tellement universel que
les critiques du temps ne purent le comparer qu'au mouvement de
curiosité de l'_Émile_ de J.-J. Rousseau, ou du _Génie du
christianisme_ de Chateaubriand. C'était le génie de la révolution
française en action dans une histoire; c'était en même temps le drame
du siècle. À peine les presses de Paris, de Bruxelles, de Londres, de
Madrid, suffirent-elles à en multiplier les exemplaires et les
traductions pour l'impatience des lecteurs. Si j'avais été susceptible
d'ivresse d'amour-propre d'écrivain, je me serais cru plus qu'un
homme; mais dès cette époque je connaissais l'_engouement_, et je ne
me fiais pas à ma popularité d'historien. J'attendis vingt ans les
retours de sang-froid; ils vinrent avec les retours d'accusation, les
uns mérités, les autres, selon moi, injustes.

On m'accuse d'avoir fait la révolution de 1848, en réhabilitant les
principes honnêtes de la révolution de 1789, tout en flétrissant
impitoyablement les crimes de 1793. C'était vrai, et je suis loin de
m'en repentir.

Je n'avais pas songé à faire une révolution, mais à éclairer d'un jour
véridique celle que nos pères avaient faite ou avaient subie il y a
plus d'un demi-siècle. Quand j'y aurais songé, y a-t-il un livre
capable de soulever une nation de quarante millions d'hommes et de les
faire courir aux armes quand ils se sentent légalement et bien
gouvernés? Est-ce que quelques pages de récit pourraient jamais
contenir assez de feu pour répandre l'incendie dans l'Europe? Non, ce
qui a fait la révolution de 1848, c'est la révolution de 1830, c'est
la coalition parlementaire de 1846, ce sont les banquets agitateurs
de 1847.

J'étais et je voulais être étranger à ces trois mesures de
renversement du parti orléaniste, qui, après avoir inauguré sur un
faux principe le trône du duc d'Orléans, voulait l'asservir
parlementairement à ses caprices et à ses ambitions, et, pour
l'asservir, voulait agiter la bourgeoisie jusqu'à la fièvre. La
révolution de 1848 fut le suicide de ce parti. Qu'il n'accuse pas les
autres, et qu'il ne s'en prenne qu'à lui de sa ruine.

Bien que parfaitement étranger aux manoeuvres coupables de la
coalition orléaniste, légitimiste, républicaine de 1847, la popularité
que m'avaient donnée quinze ans d'attente et l'_Histoire des
Girondins_ fit tomber cette monarchie, non par mes bras, mais dans mes
bras. Je fus l'héritier des fautes de la coalition et des fautes de la
maison d'Orléans.

Je fis la république; la France l'accepta comme un rempart contre la
terreur; puis elle l'abandonna par inconstance et par faiblesse. Alors
on retourna contre le livre des Girondins, et les coalisés de 1847 me
dirent: C'est toi qui l'as faite!--La république, c'est ton
livre!--C'était mon livre, en effet, qui ne l'avait pas faite, mais
qui l'avait rendue possible en la rendant innocente. Il est certain
que, sans le livre des Girondins, la révolution du 24 février était la
terreur.--Voilà tout le vrai de ces accusations, voilà tout mon crime.

Aujourd'hui je le réimprime dans mes oeuvres complètes, ce livre, tel
qu'il fut publié en 1847.

Mais vingt ans ont passé; je ne me prétends pas impeccable; je ne me
crois ni sans erreur, ni sans faiblesse; ces faiblesses ou ces erreurs
de jugement sur la révolution de 1789, je les avoue, je les déplore,
je les signale moi-même dans le commentaire refroidi qui suit pas à
pas cette histoire, et je les publie en entier dans mes oeuvres
complètes, comme un correctif, comme un désaveu partiel de quelques
appréciations erronées du livre.

Je m'y accuse moi-même de quelques erreurs et de quelques sophismes.
Je n'accuse nullement la révolution comme tendance, je l'accuse comme
moyen. Ce n'est point un acte de contrition, c'est un acte de
conscience: on en jugera. Je crois devoir publier, non en entier,
mais en partie essentielle, ce commentaire des Girondins dans mes
_Entretiens littéraires_, pour lui donner ainsi une publicité plus
étendue, plus juste, plus méritoire et quelquefois plus sévère. Pour
que le temps nous fasse grâce, faisons-nous justice: nous y gagnerons
tous.

                                                            LAMARTINE.



CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.


I

Les Persans, nos aînés en sagesse comme en années, regardent la
vieillesse comme un don céleste qui permet à l'esprit de thésauriser
plus d'intelligence et plus de vérités. Les cheveux blanchis leur
paraissent un symptôme de maturité: ils ont exprimé cette opinion dans
un proverbe. Les proverbes, en Orient, sont les médailles des langues.
Après avoir été monnaie des peuples, les proverbes se retrouvent dans
les décombres des nations, et se conservent dans leur mémoire comme
des axiomes qu'on ne discute plus. À un proverbe, point de réplique;
on dirait qu'un dieu a parlé là; en un mot, on incline la tête, on
accepte sur parole et on se tait.

Or ce proverbe des Persans, qui fut vraisemblablement déjà proverbe
avant Zoroastre, le voici:

_Agrandissement d'années, élargissement d'intelligence;_

C'est-à-dire, plus vous avez de temps pour voir les choses humaines,
et mieux vous les comprenez. Autrement dit, à mérite égal, les hommes
mûrs ont plus de sagesse que les jeunes gens. C'est tellement banal
qu'on rougit de le discuter. L'âge n'a-t-il pas eu de tout temps
l'autorité de la présomption de sagesse? A-t-on jamais vu une seule
nation (excepté les _Abdéritains_, peuple fou qui voulait rire) mettre
sa jeunesse dans son sénat, demander leurs lumières à ceux qui n'ont
rien appris, et leur expérience à ceux qui n'ont pas encore vécu!

Non, ce bal masqué de barbes grises allant recevoir les leçons des
imberbes, comme disait Henri IV, serait la nature renversée. Que
deviendrait le respect, ce grand auxiliaire moral des gouvernements?
Que deviendrait la société politique, enfance éternelle qui
condamnerait les peuples à une éternelle étourderie? Si le passé
n'enseignait pas l'avenir, à quoi bon la mémoire? Le monde
recommencerait tous les jours, et cette succession de folies de
jeunesse ne serait qu'une succession de catastrophes dans l'histoire
des nations.

L'expérience est donc quelque chose, et les années apportent cette
expérience aux esprits sincères. Voilà l'explication et la
justification du proverbe persan: _Agrandissement d'années,
élargissement d'intelligence._ La vie est une leçon, et toute leçon
doit profiter à celui à qui Dieu l'accorde.


II

Or, en France, où l'on parle si bien, mais où l'on pense trop vite; en
France, où les paradoxes courants prennent si souvent la place des
vérités acquises, les partis arriérés ou avancés ont adopté depuis
quelques années un proverbe tout contraire, le proverbe du
contre-sens, le proverbe du sophisme. Le sens de ce proverbe est
celui-ci: celui qui change d'opinion a tort; celui qui reçoit les
leçons de la vie et qui en profite pour rectifier ou modifier sa
pensée est un grand coupable. Malheur et mépris aux esprits
progressifs qui s'améliorent, qui se rectifient, qui se corrigent
eux-mêmes en vivant! Ils sont présumés intéressés, versatiles,
adulateurs du temps qui court, apostats de leur tradition et
d'eux-mêmes. Honneur et respect aux incorrigibles! Confiance exclusive
aux esprits pétrifiés et aux caractères têtus qui, lorsqu'ils ont une
fois proféré une erreur ou une sottise, ne s'en dédisent jamais et
veulent mourir, comme disait Chateaubriand, ce grand oracle du respect
humain dans ce siècle, «non pas conformes à la vérité, mais conformes
à eux-mêmes.»


III

J'avoue que je n'ai jamais compris le sens de cet axiome de
l'obstination des partis, quels qu'ils soient, en France: «Tu ne
changeras pas.»

Tu ne changeras pas, c'est-à-dire tu vivras des jours sans nombre, tu
verras des idées justes prendre la place de préjugés absurdes, des
trônes s'écrouler sur des fondements vermoulus, des castes s'effacer
devant des nations, des gouvernements légitimes se fonder sur les
devoirs réciproques des hommes en société de services et de défense
mutuels, des démagogues surgir comme les vices incarnés de la
multitude, irriter les passions du peuple, les pousser jusqu'au
délire, jusqu'au meurtre, s'armer de ces fureurs populaires pour
prendre la hache au lieu de sceptre et pour promener, sur ce peuple
lui-même, ce niveau de fer qui trouve toujours une tête plus haute que
son envie; tu verras le sang le plus pur ou le plus scélérat couler à
torrents dans les rues de tes villes; tu verras les partis populaires
épuisés céder au parti soldatesque, première forme de la tyrannie; tu
verras un soldat popularisé par la victoire prendre à la fois la place
de la liberté, du trône et du peuple par un coup de main; tu le verras
provoquer le monde pour le vaincre, changer l'Europe en un champ de
bataille annuel, faucher périodiquement les générations nouvelles,
plus vite que la nature ne les fait naître, pour son ambition, en
sorte que les vieillards se demandaient s'il y aurait encore une
jeunesse et si Dieu ne faisait plus naître les générations que pour
mourir à vingt ans au signe de ces pourvoyeurs de la gloire.

Tu verras tomber ce gouvernement, en rendant par sa chute la vie à la
jeunesse de son peuple; et, prodige de démence, tu verras après trente
ans les peuples déifier ce consommateur de peuples et lui faire un
titre de règne du plus grand abus de sang humain qui ait jamais été
fait, depuis César, en Occident!

Tu auras vu envahir deux fois la patrie par le reflux inévitable de
l'Europe sur ce nid d'aigles qu'on appelle la France, où le
conquérant, conquis à son tour, allait devenir la proie de sa proie.

Tu auras vu que la gloire n'est qu'une fumée de sang humain qui monte
au ciel, il est vrai, en fascinant les yeux myopes des peuples, mais
qui y monte pour défier sa justice et pour provoquer sa vengeance.

Tu auras vu des rois légitimes, héritiers d'un juste décapité,
rappelés de l'exil au trône, rapporter la paix, la liberté, la
libération du territoire; adopter ce qu'il y avait de juste dans la
révolution; rétablir la souveraineté représentative du peuple; faire
prospérer leur pays sous la sauvegarde de tous les droits
équitablement pondérés; y faire fleurir l'éloquence de la tribune et
de la presse, cette royauté de l'intelligence de niveau avec la
royauté du sang; présider du haut d'un trône populaire à une véritable
renaissance de tous les arts de l'esprit, de toutes les industries de
la paix; tu les auras vus, frappés par les armes mêmes qu'ils avaient
remises à la nation, odieusement accusés des désastres que leur
présence venait réparer, et chassés du trône, d'exil en exil, par
l'ingratitude de la liberté.


IV

Tu auras vu un schisme de famille s'emparer de ce trône par voie de
popularité fondée sur un mauvais souvenir, hérédité qui ne devait pas
être un crime dans les fils innocents des fautes du père, mais qui ne
devait pas être non plus un titre à la couronne tombée avec la tête
d'un martyr de la royauté.

Tu auras vu tomber à son tour, presque sans secousse, ce roi mal assis
sur les débris de sa maison, par la versatilité d'un peuple qui ne
sait ni haïr ni aimer longtemps.

Tu auras vu la France remise debout par l'effort de citoyens
désintéressés, appelée, sans acception de parti ou de caste, à se
gouverner elle-même, s'élever pendant quelques mois à une magnanime
modération et à une légalité volontaire, chercher en soi-même les
conditions de la liberté, sauver l'ordre, la vie des citoyens, la paix
du monde, puis abdiquer déplorablement son propre règne et préférer
la gloire d'un nom dynastique à sa propre dynastie républicaine, trop
fatigante pour sa faiblesse; semblable à ces souverains détrônés de
nos premières races qui, laissant les ciseaux du moine dépouiller
leurs fronts chevelus, regardaient du fond d'un cloître régner à leur
place l'élu du camp ou le maire du palais.

Tu auras vu ces mêmes multitudes, qui saluaient l'écroulement des
trônes, saluer de leurs acclamations la restauration des trônes; tu
auras vu les tribuns les plus démagogues se transformer en courtisans
les plus dévoués, sous prétexte de couronner le peuple en couronnant
l'armée. L'armée, peuple en effet, peuple héroïque sur les champs de
bataille, peuple qui sauve la patrie en uniforme, mais qui marche à
tous les tambours, pour ou contre tous les droits du peuple lui-même,
pourvu que la gloire militaire lui dore toutes les causes et lui
compte au même taux toutes les journées dans des états de services qui
vont du 18 brumaire à Marengo, d'Austerlitz à Waterloo, de Waterloo à
Alger, d'Alger à l'acclamation de la république, de l'acclamation de
la république au 2 décembre, du 2 décembre à Solferino, de Solferino
qui sait où.

Tu auras vu tout cela; tu auras appris pendant un demi-siècle ce que
valent les principes les plus contradictoires de gouvernement; tu
auras partagé le fanatisme presque unanime de 1789 pour la
régénération d'un royaume sous l'initiative si bien intentionnée d'un
roi philosophe et magnanime, qui se dépouillait lui-même de son
sceptre pour donner ce sceptre à son peuple; tu auras partagé trois
ans après l'indignation et le remords de la nation contre
l'ingratitude de ce peuple conduisant en pompe son bienfaiteur
couronné à l'échafaud et enseignant ainsi à l'histoire que la vertu
est un crime et que le premier devoir d'un roi, c'est de régner.


V

Tu auras partagé l'exécration du monde contre ces terroristes de la
première république, livrant tous les jours une ration de sang humain
à leurs séides, et croyant qu'on bâtit des monuments de liberté sur
des fondations de cadavres.

Tu auras partagé l'enthousiasme imprévoyant des armées affamées de
gloire et des citoyens affamés d'ordre pour un empire sorti des camps
pour expirer sur le sol deux fois conquis de la patrie.

Tu auras accueilli le retour des héritiers de Louis XVI comme une
providence, et tu les auras bannis, quelques années après, comme des
criminels d'État.

Tu auras eu des hymnes pour une monarchie, dite de Juillet, fondée sur
toutes les violations du droit monarchique, et tu auras eu des huées
contre elle le lendemain de sa chute.


VI

Tu auras eu des aspirations romaines pour une république légale et
pacifique, réconciliant dans une concorde unanime toutes les classes
prêtes à s'entre-déchirer! Tu auras été ivre de sécurité et de joie en
voyant cette république, qui se craignait elle-même, abolir
courageusement la peine de mort le lendemain de son avénement imprévu,
de peur d'abuser jamais des armes que tous les régimes s'étaient
transmises jusque-là les uns aux autres pour immoler leurs ennemis; tu
auras frémi d'espérance en voyant cette démocratie philosophique
déclarer la paix au monde étonné; tu auras eu le délire de
l'admiration en voyant quelques citoyens obéis par le peuple et
pressés par d'innombrables prétoriens de la multitude de perpétuer
leur dictature; tu les auras vus, au contraire, appeler la nation
entière à se lever debout dans ses comices afin de remettre plus vite
cette dictature à la nation représentant cette légitimité des
interrègnes; et quand la nation, relevée par la main de ces hommes de
sauvetage, aura repris son aplomb et son sang-froid, tu n'auras eu
pour ces citoyens, victimes émissaires de leur dévouement, que des
calomnies, des mépris, des outrages, des abandons, pour décourager les
abnégations futures, et pour montrer à l'avenir qu'on ne sauve sa
patrie qu'à la condition de se perdre soi-même: mauvais exemple qui ne
profitera pas à la nation.


VII

Tu auras vu tout cela!

Et l'on voudrait que tu fusses resté le même, sans incrédulité quand
tout trompe, sans variation quand tout varie, sans modification quand
tout change, sans ébranlement quand tout tombe, sans expérience quand
tout enseigne autour de toi! Royaliste en 89, Jacobin modéré en 1790,
Girondin en 1791, terroriste en 1793, thermidorien réactionnaire en
1795, bonapartiste en 1798, consulaire, impérialiste en 1805,
bourbonien légitimiste en 1815, orléaniste en 1830, républicain en
1848, napoléonien en 1850, impérialiste en 1852, et aujourd'hui, que
sais-je? agitateur de l'Europe à peine calmée, évocateur de guerres en
Occident et en Orient, auxiliaire de l'ambition d'un roi des Alpes
pour monopoliser les républiques, les trônes et les tiares en Italie;
dupe de l'Angleterre monopolisant à son tour les mers, les montagnes
et les péninsules par la main d'un roi, vice-roi des tempêtes!


VIII

Quoi! vivre si longtemps ne t'aurait servi qu'à cela! Tu ne saurais
pas aujourd'hui que les plus belles philosophies n'ont que des jours
d'explosion et des années de fumée, fumée à travers laquelle on ne
reconnaît plus rien que des décombres; que les peuples, comme des
banqueroutiers de la vérité, ne tiennent jamais ce qu'ils promettent;
que les princes les meilleurs ne recueillent que l'assassinat, comme
Henri IV, ou le martyre, comme Louis XVI; que les réformateurs les
plus bienfaisants ont pour ennemis les utopistes les plus absurdes;
que les gouvernements héréditaires subissent les dérisions de la
nature, qui ne sanctionne pas toujours l'hérédité du génie ou des
vertus; que les gouvernements parlementaires subissent la domination
de l'intrigue, la fascination du talent, l'aristocratie de l'avocat,
qui prête sa voix à toutes les causes pourvu que l'on applaudisse, et
qui est aux assemblées ce que la caste militaire est aux despotes,
pourvu qu'ils les payent en grades et en gloire; que les gouvernements
absolus font porter à tous la responsabilité des fautes d'une seule
tête; que les gouvernements à trois pouvoirs sont souvent la lutte de
trois factions organisées qui consument le temps des peuples en vaines
querelles, qui n'ont d'autre mérite que d'empêcher les grands maux,
mais d'empêcher aussi les grandes améliorations, et qui finissent par
des Gracques ou par des Césars, ces héritiers naturels des anarchies
ou des servitudes; que les républiques sont la convocation du peuple
entier au jour d'écroulement de toute chose pour tout soutenir, le
tocsin du salut commun dans l'incendie des révolutions qui menace de
consumer l'édifice social; mais que si ces républiques sauvent tout,
elles ne fondent rien, à moins d'une lumière qui n'éclaire pas souvent
le fond des masses, d'une capacité qui manque encore au peuple, et
d'une vertu publique qui manque plus encore aux classes
gouvernementales.


IX

Que vous ayez eu toutes ces nobles illusions du royalisme, des
gouvernements à une tête, des gouvernements à trois têtes, des
gouvernements de parole, des dictatures ou des républiques dans votre
jeunesse, sur la foi des théories toujours séduisantes comme les
mirages de l'esprit humain, cela est naturel, honorable même, aux
différentes phases d'une vie qui pense. Les théories sont les beaux
songes des hommes de bien; il est glorieux d'être successivement
trompé par elles; ces déceptions sont les douleurs sans doute, mais
non les remords de l'esprit. Et l'on veut qu'après soixante années
d'épreuves de toutes ces natures de gouvernement, vous vous imposiez
la loi de croire ce que vous ne croyez plus, de dire ce que vous ne
pensez plus, d'affecter par vanité de constance dans vos opinions une
opiniâtreté de mauvaise foi dans des doctrines qui vous ont menti,
déçu, trompé tant de fois!

C'est là une ostentation de fausse sagesse qui n'est que la répugnance
de l'orgueil humain à confesser sa faiblesse, ou bien ce n'est qu'une
improbité d'esprit donnant au monde une fausse monnaie de conviction
pour acheter à ce prix l'estime du vulgaire, qui s'attache à ces
immutabilités d'attitude comme à des preuves de force, tandis qu'elles
ne sont le plus souvent que des impuissances de l'esprit ou des
fanfaronnades du caractère.

Je dirai plus, ces immutabilités d'opinion sont une offense à Celui
qui a fait de la vie un enseignement à tous les âges, un refus de
prêter l'oreille, l'esprit, le coeur à Celui qui nous éclaire par
l'expérience, depuis le premier jour où l'homme pense et doute
jusqu'au jour où il cesse de penser et de douter. De toutes les heures
de la vie, chacune est chargée de nous apporter une vérité; aucune de
ces heures ne vient à nous les mains vides, et c'est peut-être la
dernière heure d'une longue vie qui vous apporte la vérité la plus
précieuse en récompense de votre sincérité à la rechercher et de votre
patience à l'attendre.


X

En résumé, la vie est une leçon que le temps est chargé de donner à
l'homme en lui faisant épeler, syllabe par syllabe, les événements.

Celui qui n'a pas changé n'a pas vécu, puisqu'il n'a rien appris.

Celui qui prétend avoir tout su le premier jour est un homme qui
n'avait ni raison de naître, ni raison de vivre, ni raison de mourir,
car il n'avait rien à apprendre en naissant.

Il n'avait rien appris en vivant, il mourait sans emporter ou sans
laisser après lui sur la terre le moindre profit de la vie: théorie de
l'immobilité qui fait de l'homme immuable la _créature du temps
perdu_.

Une telle théorie insulte à la fois l'homme et Dieu. N'insistons pas:
changer, c'est vivre; vivre, c'est changer.

La vie n'est pas semblable à ces fontaines d'Auvergne, pleines de
sédiments impurs, qui pétrifient ce qu'on leur jette, et qui, au lieu
d'une fleur ou d'un fruit, vous rendent une pierre. La vie est un
courant qui mène à la vérité, c'est-à-dire au bien. Le temps sait
tout; et nous ne pouvons savoir quelque chose qu'en l'associant à nos
ignorances et en lui demandant ses secrets.


XI

Il est donc non-seulement permis de changer en vivant, mais c'est un
devoir de conscience. Bien entendu que cette théorie du changement
s'applique à l'esprit, mais non au coeur; que le changement doit être
désintéressé et non vénal; que tout changement qui consiste à
abandonner une cause vaincue parce qu'elle est vaincue est une
lâcheté; que tout changement qui consiste à s'allier à une cause
victorieuse parce qu'elle est victorieuse est une abjection de
caractère; que changer par ambition, c'est une suspicion légitime de
vice; que changer par cupidité de fortune, est une vénalité du coeur
qui déshonore la vérité même; que changer d'amis quand la fortune les
trahit, est une versatilité d'affection qui prouve la courtisanerie de
l'âme. Mais que changer d'opinion sans abandonner ses sentiments
personnels, ni les vaincus, ni les malheureux, ni les faibles; changer
à ses dépens en s'exposant sciemment, au contraire, aux dénigrements
d'intentions, aux colères du respect humain, au mépris des partis et
aux souffrances de considération qui suivent ordinairement ces progrès
des hommes sincères dans ce qu'ils croient la route des améliorations
morales et des vérités progressives, c'est souffrir pour la cause du
bien, c'est le martyre d'esprit pour la vérité, martyre que les hommes
aggravent par leur fiel et par leur vinaigre, mais que la vérité
récompense par les jouissances de la conscience.

Même quand le martyre s'est trompé de cause, il ne s'est pas trompé
de vertu!


XII

Je pense ainsi, et voilà pourquoi je ne me reproche point d'avoir
changé quelquefois, dans le cours de mes années, d'opinions ou de
marche dans les situations diverses où se sont trouvés notre pays et
notre temps. Je me reprocherais plutôt de n'avoir pas assez changé,
c'est-à-dire de n'avoir pas assez profité du temps que Dieu m'a laissé
vivre pour me transformer davantage encore; d'avoir peut-être trop
sacrifié aux convenances, aux situations antécédentes, au respect
humain, à toutes ces considérations personnelles qui empêchent de se
démentir plus franchement de ce qu'on a dit étourdiment sur la foi
d'autrui dans son âge d'ignorance: toutes choses qui sont louables au
point de vue du monde, mais qui sont méprisables au point de vue de
Dieu; freins timides qui retardent la marche de la pensée d'un siècle
par la difficulté d'avouer que le vieil homme est mort en vous, qu'on
est un nouvel homme, et par le désir naturel, mais coupable, de
concilier vaniteusement en vous l'homme d'hier et l'homme
d'aujourd'hui.

Dire: «Je me suis trompé,» c'est le prosternement de l'orgueil, et cet
orgueil, cependant, il faut le fouler aux pieds, si l'on veut être
honnête homme jusqu'à la moelle, et mériter l'indulgence du juge
futur, en acceptant les sévérités et les humiliations du juge présent.

Et voilà pourquoi je changerais encore sans hésitation si je venais à
découvrir que mes opinions actuelles sont des erreurs, et qu'il y a
des routes nouvellement découvertes dans lesquelles la marche est plus
sûre, le sol plus solide et les vertus sociales plus mûres et plus
abondantes pour l'humanité.


XIII

Est-il donc étonnant que pensant ainsi et qu'ayant le sentiment, je
dirai presque le remords, de quelques erreurs de jugement commises par
moi dans l'appréciation des actes et des hommes de la première
Révolution française (_Histoire des Girondins_), est-il étonnant,
dis-je, que je relise sévèrement ce livre (qui fut un événement, j'en
conviens, et qui vit encore d'une forte vie à l'heure où je parle), et
que je présente aujourd'hui le curieux phénomène d'un écrivain
critique après avoir été historien, et qui juge à vingt ans de
distance, en pleine maturité, le livre écrit par lui-même à une autre
époque de son siècle et sous d'autres impressions de son esprit? Un
seul exemple de cette critique de soi-même a été donné en France dans
l'opuscule intitulé: _Rousseau juge de Jean-Jacques._ Mais si je n'ai
pas reçu de la nature le style et l'éloquence de J.-J. Rousseau, je
n'ai pas reçu non plus sa féroce personnalité; et si le lecteur a
quelque excès à craindre de ma plume dans ce jugement sur moi-même, ce
n'est pas, à coup sûr, l'excès d'orgueil; ce serait plutôt l'excès de
sévérité. La vie m'a appris à être modeste, et les événements publics,
comme les événements privés, qui m'ont écrasé sans m'aplatir, ne me
laissent de mes oeuvres ou de mes actes qu'une fière humiliation
devant les hommes et une humble humilité devant Dieu.

L'humiliation, c'est la peine; l'humilité, c'est la leçon!


XIV

Or, quel était l'état des choses en France, et quelles étaient mes
propres dispositions d'esprit en 1846, quand j'écrivis cette histoire?

L'esprit de la France était très-troublé, très-peu propre par
conséquent à jeter un regard d'ensemble et surtout un regard impartial
sur la Révolution française, très-peu propre aussi à porter un
jugement sain et définitif sur les hommes qui avaient été, en bien ou
en mal, les grands acteurs de cette révolution.

M. Thiers, dont on ne m'accusera pas de dénigrer les grandes oeuvres
historiques (voyez mes Entretiens sur _l'Histoire de l'Empire_, que
j'ai appelée, le premier, _le livre du siècle_), M. Thiers n'était pas
encore ce qu'il est; l'âge et la vie publique pleine de bon sens, de
fautes expiées, de leçons terribles, n'avaient pas donné encore à son
esprit ce sens de la moralité ou de l'immoralité des événements et des
caractères qui est la vertu de l'histoire. Il écrivait au point de vue
du succès, non au point de vue de la morale. Il venait d'écrire ainsi
sans profondeur, sans philosophie, sans justice, une histoire de la
Révolution qui n'était qu'une adulation à la Révolution elle-même. On
avait fait à ce livre, très-superficiel selon moi, une vogue de
circonstance et une popularité de parti. Plus j'ai étudié les faits,
les hommes, les événements de la Révolution française, plus ce livre a
baissé dans mon esprit; mais _habent sua fata libelli_. Cette histoire
amnistiait les erreurs, les tyrannies, les sévices même de la
Révolution; elle faisait remonter la colère et le mépris de la nation
jusque sur les victimes. Son mérite était précisément d'être fausse.
Il fallait des passions et non des principes à la démocratie; elle
avait trouvé un jeune homme de talent, elle lui dit: «Fais mon
portrait, mais flatte-moi, et défigure mes ennemis, je te nommerai
peintre du peuple.»

Du côté opposé, les historiens de la Révolution dans le parti
royaliste, religieux, aristocratique, n'avaient écrit sous le nom
d'histoire que le martyrologe des victimes de 1791 à 1794; ils avaient
barbouillé de sang tous les principes les plus saints et les plus
innocents de la philosophie révolutionnaire du dix-huitième siècle.
Parce que Danton, Marat, Robespierre, avaient été des meurtriers, il
semblait, à les lire, que la liberté modérée, l'égalité devant la loi,
la tolérance devant Dieu, la représentation de toutes les classes, de
tous les droits, de tous les intérêts devant les institutions, étaient
des délires ou des crimes. De telles histoires, pamphlets de la
démocratie ou pamphlets de l'aristocratie, n'étaient propres qu'à
éterniser la guerre civile des esprits entre les enfants d'un même
peuple.


XV

Une grande histoire est un grand jugement dans ces procès d'opinions.
Ce jugement manquait à la France; c'était une bonne oeuvre que
d'essayer de le porter selon mes faibles forces. J'y pensais depuis
longtemps. J'avais deux mobiles.

Le premier, tout moral, c'était de démontrer historiquement au peuple,
et surtout aux hommes d'État, que le crime politique, populaire,
démocratique ou aristocratique, déshonorait ou perdait fatalement
toutes les causes qui croyaient pouvoir se servir pour leur succès de
cette arme à deux tranchants;

Que la Providence était aussi logique que la conscience;

Que les événements ne pardonnaient pas plus que Dieu l'emploi des
moyens criminels, même pour les causes les plus légitimes, et qu'en
commentant avec clairvoyance la Révolution française, le plus vaste et
le plus confus des événements modernes, on trouverait toujours
infailliblement un excès pour cause d'un revers, et un crime pour
cause d'une catastrophe.

En un mot, je voulais, comme le veut la Providence, que l'histoire fût
un cours de morale et que l'honnêteté des moyens fût la légitimité des
innovations.

Un tel livre eût été le code en action de la politique; mais il
fallait une main divine pour l'écrire: je n'étais qu'un homme de bonne
volonté.

Le second mobile qui me sollicitait intérieurement à écrire cette
histoire à la fois dramatique et critique de la Révolution française,
était, je l'avoue, un mobile humain, une ambition d'artiste, une soif
de gloire d'écrivain toute semblable à la pensée d'un peintre qui
entreprend une page historique ou un portrait, et qui n'a pas pour
objet seulement de faire ressemblant, mais de faire beau, afin que
dans le tableau ou dans le portrait on ne voie pas uniquement
l'intérêt du sujet, mais qu'on voie aussi le génie du pinceau et la
gloire du peintre. Ici, je m'excuse, et il faut m'excuser: _Homo sum._


XVI

Bien jeune encore et lorsque mes premiers succès littéraires m'avaient
donné le pressentiment d'une carrière aussi complète, que mes modestes
facultés d'_amateur_ plutôt que d'artiste me permettaient de former un
plan de vie plus ou moins illustre, je m'étais dit et j'avais dit bien
souvent à mes amis de jeunesse: «Si Dieu me seconde, j'emploierai les
années qu'il daignera m'accorder à trois grandes choses qui sont,
selon moi, les trois missions de l'homme d'élite ici-bas.» (J'aurais
dû dire les trois vanités, maintenant que toutes ces vanités sont
mortes en moi et que je les expie par autant d'humiliations sur la
terre, afin qu'elles me soient pardonnées là-haut.)

«J'emploierai donc, disais-je à ces amis, ma première jeunesse à la
poésie, cette rosée de l'aurore au lever d'un sentiment dans l'âme
matinale; je ferai des vers, parce que les vers, langue indécise entre
ciel et terre, moitié songe moitié réalité, moitié musique moitié
pensée, sont l'idiome de l'espérance qui colore le matin de la vie, de
l'amour qui enivre, du bonheur qui enchante, de la douleur qui pleure,
de l'enthousiasme qui prie.

«Quand j'aurai chanté en moi-même et pour quelques âmes musicales
comme la mienne, qui évaporent ainsi le trop-plein de leur calice
avant l'heure des grands soleils, je passerai ma plume rêveuse à
d'autres plus jeunes et plus véritablement doués que moi; je
chercherai dans les événements passés ou contemporains un sujet
d'histoire, le plus vaste, le plus philosophique, le plus dramatique,
le plus tragique de tous les sujets que je pourrai trouver dans le
temps, et j'écrirai en prose, plus solide et plus usuelle, cette
histoire, dans le style qui se rapprochera le plus, selon mes forces,
du style métallique, nerveux, profond, pittoresque, palpitant de
sensibilité, plein de sens, éclatant d'images, palpable de relief,
sobre mais chaud de couleurs, jamais déclamatoire et toujours pensé;
autant dire, si je le peux, dans le style de _Tacite_; de _Tacite_, ce
philosophe, ce poëte, ce sculpteur, ce peintre, cet homme d'État des
historiens, homme plus grand que l'homme, toujours au niveau de ce
qu'il raconte, toujours supérieur à ce qu'il juge, porte-voix de la
Providence qui n'affaiblit pas l'accent de la conscience dont il est
l'organe, qui ne laisse aucune vertu au-dessus de son admiration,
aucun forfait au-dessous de sa colère; Tacite, le grand justicier du
monde romain, qui supplée seul la vengeance des dieux, quand cette
justice dort!

«Quand j'aurai écrit ce livre d'histoire, complément de ma célébrité
littéraire de jeunesse, si j'ai le hasard de conquérir cette double
célébrité du poëte et de l'historien, je jetterai de nouveau la plume,
la plume, après tout, hochet du talent, instrument trop insuffisant et
trop spéculatif de la pensée; la plume, qui n'est rien devant l'épée.
J'entrerai résolûment dans l'action, et je consacrerai les années de
ma maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature, qui aime à
jouer, avec la mort et la gloire, ces grandes parties dont les
vaincus sont des victimes, dont les vainqueurs sont des héros.

«Et si la guerre, que je préfère à tout, me manque, je monterai aux
tribunes, ces champs de bataille de l'esprit humain où l'on ne meurt
pas moins de ses blessures au coeur que l'on ne meurt ailleurs du feu
et du fer; et je tâcherai de me munir, quoique tardivement,
d'éloquence, cette action parlée qui confond dans Démosthène, dans
Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatham, la littérature
et la politique, l'homme du discours et l'homme d'État, deux
immortalités en une.

«Enfin, s'il m'est accordé de survivre aux révolutions, aux guerres
civiles, aux poignards des sicaires, des Catilina, des Clodius, des
Octave, des Antoine de mon temps, et de vieillir couché sur mes
propres décombres, brisé de coeur, mais sain d'esprit, j'emploierai
ces dernières années de grâce à l'oeuvre finale de toute intelligence,
à la contemplation et l'invocation de mon Créateur; je ferai, comme
Cicéron, le livre éternellement à faire, _De natura deorum_; je
mêlerai mon grain d'encens à l'encens des siècles.»


XVII

Voilà quels étaient mes plans de jeunesse.

Ce n'étaient pas les plans de Dieu.

L'orgueil y avait trop de part pour qu'ils fussent ratifiés par ce que
les anciens nommaient la destinée, et par cette puissance
incorruptible que nous nommons Providence.

Tout a tourné autrement que je ne l'avais orgueilleusement conçu dans
mes puériles ambitions d'avenir. En poésie, je n'ai été qu'une main
novice qui fait rendre par un attouchement léger quelques accords à un
instrument à cordes dont le doigté n'est pas une vraie science, mais
une inhabile improvisation de l'âme.

En ambition militaire, l'occasion m'a manqué; j'ai vécu dans un temps
de paix; il n'y avait guerre que d'idées.

En éloquence politique, je suis arrivé trop tard aux tribunes dites
parlementaires, pour développer les forces réelles de l'éloquence
raisonnée et passionnée que je sentais véritablement rugir en moi
comme des lions muselés entre les barreaux d'une ménagerie.

De plus, ma fausse situation dans les chambres de 1830 à 1848 ne me
laissait pas la liberté de mes mouvements; je n'étais d'aucun parti
actif, et, par conséquent, j'étais en suspicion légitime à tous les
partis.

L'éclectisme, qui est l'attitude de la vérité dans les philosophes,
est la faiblesse des hommes d'État dans les temps de passion.

Sorti de la Restauration avec d'amers regrets de sa chute, adversaire
de coeur de la royauté de 1830, ennemi trop honnête cependant pour
m'allier avec les factions, ou légitimistes, ou révolutionnaires, qui
conspiraient la ruine de cette royauté sans avoir à offrir à sa place
qu'une anarchie au pays, je vivais dans le vague et je parlais sans
échos. La tribune n'était véritablement pour moi qu'un exercice
semblable à celui de Démosthène sur le bord de la mer. Il parlait aux
flots qui étouffaient sa voix, et moi aux partis qui cherchaient à
étouffer la mienne. La France seule en entendait quelques
retentissements dans les journaux indépendants, et voyait croître
autour de mon nom une lente popularité qui devait lui être utile un
jour.


XVIII

Mon action politique ne commença que dans une grande tempête imprévue,
le jour même d'une chute soudaine de la royauté de Juillet, déjà en
fuite avant d'avoir eu le temps de combattre.

Ce jour-là je fus roi d'une heure, c'est vrai. Placé, par mon
indépendance des partis, entre tous les partis, les républicains se
jetèrent à moi par inquiétude de leur triomphe; les royalistes, par
peur de leur défaite; les légitimistes, par le sentiment de leur
inopportunité et de leur impuissance dans cet anéantissement du trône;
le peuple surtout, par l'intérêt de salut public et par ce besoin d'un
chef qui parle plus haut que toutes les théories dans les périls
extrêmes des tremblements de tous les foyers.

Ce n'était pas un gouvernement qu'il fallait créer à la minute, il
n'en aurait pas duré deux. C'était un sauvetage qu'il fallait
organiser sous le nom de république. J'eus le sentiment de cette
vérité.

Au lieu de suivre en hésitant un mouvement désordonné qui allait mener
de convulsions en convulsions désormais irrésistibles aux derniers
abîmes, je fis résolument la république; je la fis seul, quoi qu'on
vous en dise; j'en assume seul la responsabilité; je nommai seul les
chefs les plus en vue et les plus populaires qui pouvaient lui
apporter l'autorité des différentes factions auxquelles ils
appartenaient; je me nommai moi-même, parce que je n'appartenais à
aucune, et parce que, soutenu par le peuple, seul je pouvais être
arbitre dans ce conseil souverain du gouvernement. La France fut
admirable de sagesse et d'héroïsme, on ne le dira jamais assez. Folle
la veille, lâche le lendemain, elle fut pendant les quatre mois du
danger au niveau d'elle-même; la république, contre laquelle elle
vocifère tant depuis, fut son salut. Un homme d'État renversé, mais
qui s'éleva lui-même en ce moment à la hauteur d'un vrai patriotisme,
M. Thiers, en trouva sur l'heure la vraie formule. «Gardons la
république, car c'est le gouvernement qui nous divise le moins.» C'est
la pensée que j'avais exprimée autrement en entrant le jour même à
l'hôtel de ville, ces Tuileries du peuple.


XIX

M. Dupin, dans un volume récent, renouvelle encore contre moi cette
accusation irréfléchie de n'avoir pas proclamé la régence, la régence
d'une femme intéressante sans doute, mais d'une femme exclue du
gouvernement par la loi que le parti d'Orléans venait de se faire à
lui-même; régence aussi illégale par conséquent que la république, une
régence déjà tombée dans la rue et ramenée, à travers la révolution
et l'armée immobiles, à la porte d'une Chambre dissoute de fait.

Et au nom de quoi aurais-je proclamé cette régence des Orléanistes,
moi qui n'avais jamais voulu adhérer au gouvernement, schisme de
famille, de 1830; moi qui lui avais renvoyé toutes mes places
diplomatiques pour ne pas le servir; moi qui m'étais respectueusement
refusé à tout rapport avec cette royauté, par scrupule de fidélité à
mes souvenirs! En vérité, M. Dupin et les Orléanistes auraient bien
ri, le lendemain, d'un légitimiste de coeur refaisant après coup une
seconde révolution de 1830, et réinstallant une seconde monarchie
d'Orléans, pour l'attaquer le surlendemain!

Et quand j'aurais tenté ce contre-sens à moi-même, l'aurais-je pu
accomplir avec l'ombre de succès un peu durable? Où étaient le peuple,
l'armée, les chambres, les ministres, pour sanctionner et soutenir
cette régence de hasard sortie d'une insurrection contre la royauté de
Juillet, aventure dans une aventure, illégalité dans une illégalité,
révolution de 1830 dans une révolution de 1830, belle-fille contre le
beau-père, petit-fils contre l'aïeul, belle-soeur contre le
beau-frère, neveu contre les oncles, chaos dans un chaos!

Et puisque M. Dupin et les révolutionnaires orléanistes de 1830
pensent qu'une régence était si facile et si simple à faire, et à
faire durer huit jours seulement, que ne la faisaient-ils eux-mêmes?
Qui les gênait?

Certes, c'était à eux, orléanistes, et non à moi, adversaire de la
royauté illégitime d'Orléans, de se charger de ce rôle; logique en
eux, il était absurde en moi. M. Dupin n'y a pas pensé. Si l'empire
qu'il sert aujourd'hui, comme il a servi la légitimité, la royauté de
juillet, la république, avec un zèle qui ne faiblit jamais et avec un
talent qui grandit toujours; si, dis-je, l'empire venait à chanceler
dans une journée de février quelconque, que penserait M. Dupin d'un
républicain, d'un légitimiste, d'un orléaniste qui viendrait sur le
champ de mort de l'empire écroulé, quoi faire? Proclamer un empire de
branche cadette et factieuse? cela ne serait pas moins ridicule que le
rôle que M. Dupin et ses amis me reprochent de n'avoir pas pris le 24
février! En vérité, si je l'avais pris, ce rôle, je ne saurais pas
aujourd'hui où cacher ma honte. Il faut respecter et protéger le
malheur d'une dynastie qui s'écroule sur son faux principe, c'est ce
que nous avons fait; mais il ne faut pas relever un faux principe
tombé pour servir de base au trône d'une veuve qu'on admire et d'un
enfant qu'on plaint. Une veuve n'a pas besoin d'une régence pour se
consoler d'un sépulcre, et un enfant, pour être heureux, n'a pas
besoin pour hochet d'un sceptre dérobé à un aïeul dans l'escamotage
d'une demi-révolution.


XX

Telles étaient, dès l'année 1844, mes dispositions d'esprit à l'égard
de la royauté pseudo-républicaine et pseudo-dynastique de la famille
d'Orléans. Je l'aurais vénérée partout ailleurs que sur un trône; par
tradition de famille, du côté de ma mère, je lui devais plus que du
respect, je lui devais de la reconnaissance. Cette auguste maison
avait eu des patronages, des bienveillances, des générosités
princières pour ma famille maternelle. La mère de ma mère était
sous-gouvernante de ces enfants, des princes du sang et de la fille du
vénérable duc de Penthièvre. Le roi Louis-Philippe et ses frères
avaient été, avant l'époque de madame de Genlis, élevés par ma
grand'mère; un de mes proches parents était son intendant des
finances. Après la terreur, la duchesse d'Orléans, reléguée en
Espagne, avait prié ma grand'mère d'aller chercher madame Adélaïde
d'Orléans, sa fille, en Suisse, et de la lui ramener en Espagne. La
mission de confiance avait été remplie. Après 1814, ma mère avait
retrouvé dans Louis-Philippe et dans madame Adélaïde, sa soeur, des
souvenirs d'enfance et d'éducation communs qui les disposaient à
toutes les bontés pour la fille de leur gouvernante. J'avais l'honneur
d'en être reçu avec distinction dans mon adolescence. La protection du
prince et de sa soeur ne me fut néanmoins d'aucun secours, soit dans
la carrière littéraire, où l'on n'est protégé que par son talent, si
on en a; soit dans la carrière militaire, où je servais, dans les
gardes-nobles de Louis XVIII, une cause très-opposée au parti
politique déjà dessiné du duc d'Orléans; soit dans la carrière
diplomatique, où je servis fidèlement la politique de la légitimité
jusqu'à sa chute. D'ailleurs, mon père, le chevalier de Lamartine,
ancien et loyal officier de cavalerie dans le régiment Dauphin au
moment de la Révolution, ses frères, royalistes comme lui, quoique
constitutionnels de 1789, m'auraient vu avec répugnance devenir le
client de la maison d'Orléans. Elle portait à leurs yeux, quoique
innocente des antécédents, la responsabilité du prince complice de
1793, puni d'un vote fatal par la hache du même bourreau.


XXI

Il faut le dire, les opinions politiques sont dans le sang: tel père,
tel fils.

Jamais ce mot ne fut plus généralement vrai que dans les temps de
vicissitudes soit religieuses, soit nationales, soit dynastiques.
J'avais sucé le royalisme loyal et traditionnel pour les Bourbons,
frères, enfants ou neveux du vertueux Louis XVI, avec le lait; je
n'aimais pas la maison d'Orléans. Sa popularité révolutionnaire me
paraissait une récompense inique d'une participation contre nature du
chef de cette maison à l'ingratitude du peuple français envers le plus
innocent et le plus dévoué des rois, et au meurtre de ce roi sur
l'échafaud de 1793. Ce que ce peuple aujourd'hui semblait aimer dans
le nouveau duc d'Orléans, il faut l'avouer, c'était le fils du 21
janvier. Cela révoltait en moi ma conscience de royaliste et d'honnête
homme. Sans avoir de haine, j'avais de l'humeur contre la popularité
du duc d'Orléans; elle semblait outrager la justice et la Providence;
les caresses trop subalternes et trop significatives, à sa rentrée de
l'émigration, aux survivants de 1791 et aux généraux bonapartistes de
1815 et de l'île d'Elbe, achevaient de me désaffectionner de cette
branche de la dynastie. Ces cajoleries et ces sourires d'intelligence
aux ennemis de la Restauration, quand on était restauré soi-même et
comblé de richesses, de faveurs, d'honneurs, par cette Restauration si
clémente au passé, si généreusement imprudente pour l'avenir, tout
cela, comme dit Tacite, _mal odorait si près du trône_. Je voyais
encore quelquefois par déférence et assez familièrement le duc
d'Orléans; il me traitait avec distinction; il m'entretint même avec
un rare talent d'élocution une fois très-longuement de politique
étrangère, sans craindre de dénigrer ouvertement la diplomatie du
gouvernement de Charles X, et d'exposer hardiment et savamment la
politique étrangère qu'il dessinerait pour son gouvernement, s'il
était roi. Mais, tout en se livrant avec une apparente confiance à des
épanchements téméraires dans la bouche d'un premier prince du sang, il
comblait de toutes ses faveurs, de toutes ses caresses d'intimité les
généraux, les pamphlétaires et les orateurs de la faction bonapartiste
ou de la faction démagogique survivants du 20 mars 1815 ou de 1791.

Héritier du trône sans doute, mais se posant surtout en héritier
éventuel et présomptif des factions contre sa famille;

Honnête homme dans l'acception privée de ce mot, mais non honnête
parent, comme les événements ne l'ont que trop démontré depuis.

Malgré mon respect pour son rang et malgré mon appréciation très-haute
de son esprit politique, cette attitude ambidextre m'inspirait plus
d'éloignement que d'attrait pour ce prince.

Ce fut le motif qui m'empêcha de solliciter de lui la moindre
intervention de son crédit auprès des ministres de la Restauration
pour mon avancement dans mon humble carrière diplomatique; il m'eût
semblé peu loyal de me servir du crédit d'un prince du sang dont les
opinions me répugnaient, pour m'avancer dans un parti royaliste
prédestiné à combattre ses intrigues; ce n'était pas là de la bonne
guerre; je restai donc simplement ce que je devais être dans mes
relations de convenance avec cette auguste maison, autrefois
protectrice de ma famille, sans empressement, mais sans hostilité,
respectueux en dehors, mais désapprobateur en dedans, poli, mais
réservé, honorant la personne du prince, mais adversaire de son
parti.

Une circonstance accidentelle nous brouilla ouvertement pendant
quelques mois, et une réparation, fièrement exigée par moi, nous
raccommoda; voici comment:


XXII

J'avais écrit, sans aucune provocation de la cour de Charles X, un
petit poëme politique, libéral et royaliste, intitulé _le Sacre_.

On le trouvera, si on daigne le relire, tel qu'il fut imprimé alors,
dans mes _Oeuvres complètes_, imprimées aujourd'hui. J'y avais inséré,
avec bonne intention pour la maison d'Orléans, mais avec maladresse
évidente, quelques vers qui faisaient allusion au vote régicide de
Philippe-Égalité et à la noble résipiscence de ses fils qui lavait
glorieusement cette tache sur l'écusson du père.

Je n'avais fait confidence de ces vers à personne; j'étais à cent
vingt lieues de Paris; l'imprimeur seul à qui j'avais adressé le
manuscrit du poëme connaissait ces vers.

J'ignore comment le prince, très-attentif apparemment à ce qui pouvait
toucher à son nom dans la presse, en eut communication.

Sa colère éclata en termes mal contenus; il chargea un de mes proches
parents, président de son conseil, M. Henrion de Pansey, de m'écrire
que ces vers l'avaient affligé, et qu'il me suppliait de les effacer
par les justes égards que je devais à sa maison. Ma mère, qui vivait
encore à cette époque, appuya par ses larmes la prière du duc
d'Orléans. Je n'hésitai pas: les vers et la requête du prince étaient
secrets, il n'y avait aucune vile complaisance à moi de sacrifier, aux
susceptibilités d'un prince que je n'avais pas eu l'intention de
blesser, quelques mauvais vers de circonstance qu'il me priait
d'effacer par la voix toute-puissante de ma mère. Je m'empressai
d'écrire à mon éditeur dans ce sens, et de lui envoyer une _variante_
qui faisait disparaître toute allusion à ce fâcheux souvenir.

Tout paraissait donc fini. Mais le prince avait dans les journaux
ennemis des Bourbons des confidents trop informés et des
serviteurs trop complaisants de ses colères. Un article irrité
du _Constitutionnel_, journal anticipé de l'usurpation future,
parut le lendemain du jour où j'avais reçu la prière du prince
et où j'y avais convenablement condescendu.

Cet article me présentait comme un insulteur de la maison d'Orléans,
chargé par la monarchie des Bourbons de raviver à son profit les
souvenirs sinistres de 1793. Cet article était aussi calomnieux de
fond que de forme; car Charles X était si loin de m'avoir provoqué à
écrire le _Chant du Sacre_, qu'il se récria violemment, à l'apparition
de ce poëme, sur le langage très-libéral que je lui prêtais dans le
dialogue.

Son ministre de la maison du roi lui ayant mis sous les yeux mon
poëme, au milieu des nombreux écrits en vers ou en prose dont on
voulait récompenser les auteurs par quelque faveur de cour, et mon nom
ayant été ainsi prononcé devant le roi: «Ah! pour celui-ci, répondit
Charles X, ne m'en parlez pas, il me fait dire trop de sottises!»
Charles X appelait de ce nom tous les sentiments populaires qu'on lui
prêtait pour attester son attachement à la charte libérale de Louis
XVIII et tout le pacte moderne de la monarchie et de la liberté.

Le même courrier m'apportait une lettre de M. de Pansey, président du
conseil du duc d'Orléans, sur un ton différent de celui de la prière à
laquelle j'avais accédé. «Dites à M. de Lamartine, me faisait écrire
le prince, que, s'il persiste à insérer ce passage dans son poëme, il
saura ce que c'est que le ressentiment du premier prince du sang.»


XXIII

À la lecture de l'article du _Constitutionnel_, et surtout à la
lecture de cette injonction comminatoire du président du conseil du
duc d'Orléans, je sentis que ma concession de la veille serait une
lâcheté, et que, si j'avais dû au duc d'Orléans et aux larmes de ma
mère d'obtempérer à l'instant à une demande secrète, je me devais à
moi-même de révoquer ma concession confidentielle, et de maintenir
contre une menace ce que j'avais effacé devant une prière, du moment
surtout où la publicité injurieuse du _Constitutionnel_, qui ne
pouvait venir que du Palais-Royal, avait mis le public dans la
confidence.

Je me hâtai donc de révoquer, courrier par courrier, l'autorisation de
supprimer les vers concédés, et j'écrivis au prince les motifs qui me
faisaient une loi de lui désobéir, à moins de lui sacrifier mon
caractère et mon honneur.

À mon retour à Paris, je crus devoir m'abstenir de le voir, malgré de
pressantes et nombreuses avances de sa part pour provoquer mon retour
au Palais-Royal; je m'y refusai obstinément pendant plusieurs mois,
croyant à mon tour que je pouvais me sentir offensé par le ton et par
la divulgation de sa menace. À la fin, une négociation, conduite au
nom du prince par madame la comtesse de Dolomieu, première dame
d'honneur de la duchesse d'Orléans, aboutit à une réconciliation
complète et à un déjeuner de famille au Palais-Royal auquel je fus
convié, pendant l'été de 1829.

La fête mémorable que le duc d'Orléans donna à cette même époque au
roi de Naples fut une autre occasion de rapprochement. J'y fus prié
par le duc d'Orléans, j'y assistai; mais l'heure de la révolution y
sonna pendant la fête par les tumultes populaires et par l'incendie
des chaises du jardin sous les fenêtres et sous les yeux du roi.

J'étais dans la salle du banquet, non encore ouverte au public, tout
près de Charles X, lorsque l'incendie scandaleux fut allumé comme une
illumination anticipée à la révolution orléaniste, et je vis ses
premières lueurs se refléter sur le front confiant mais attristé de
Charles X. J'étais navré.

Le duc d'Orléans, pendant toute cette fête, me traita avec une
froideur publique et affectée presque offensante. Cette froideur
contrastait trop avec sa familiarité intime depuis notre
réconciliation pour qu'elle ne fût pas remarquée par mon coup d'oeil.

J'y vis une intention marquée de s'éloigner de moi royaliste, devant
ses amis bonapartistes et révolutionnaires, et je compris trop bien
son intention pour ne pas m'éloigner moi-même et sans retour de sa
maison.


XXIV

La révolution de 1830 éclata en effet quelques semaines après cette
fête. Je n'étais pas en France, je n'en eus pas les émotions sur
place, j'en eus les tristesses réfléchies; elles furent en moi
profondes, elles le sont toujours. Je compris que la France perdait
étourdiment la seule et peut-être la dernière occasion de réconcilier
le passé monarchique et l'avenir libéral dans une maison royale dont
un membre pouvait errer, mais dont la dynastie, innocente d'une erreur
sénile, et respectée dans un enfant légitime de la France, pouvait
imprimer à la fois à nos destinées nationales et politiques la
solidité des traditions et la vigueur des nouveautés. C'était la
légitimité du sceptre, oui; mais c'était aussi la légitimité de la
révolution fixée à ses principes vrais et légitimes.

Cette occasion de sagesse perdue, le câble me paraissait rompu, le
vaisseau en dérive, la France livrée au hasard de tous les vents, la
révolution compromise par ses excès, la royauté engagée contre les
royalistes, des règnes courts, des partis au lieu de nation, des
républiques précaires, des dictatures militaires comme celles qui
précédèrent la décomposition césarienne de la constitution romaine
sous les Gracques, les Marius, les Sylla; enfin une oscillation
désordonnée qui brise les institutions politiques et qui donne le
vertige aux nations, au lieu du mouvement régulateur qui maintient la
vie et qui la modère. Ces pressentiments ne m'ont point trompé
jusqu'ici (sauf l'empire, violent d'origine, mais que sa modération
dans la force fait vivre); la monarchie illégitime du duc d'Orléans ne
devait pas avoir même la durée de la vie d'un homme déjà avancé en
âge: elle était morte avant son fondateur.


XXV

Bien que je fusse jeune au moment où Charles X s'écroulait, et bien
que l'ardeur de mon sang fît fermenter puissamment en moi l'ambition
patriotique de prendre une part platonique aux affaires de mon pays,
je ne consultai pas cette ambition, très-excusable à mon âge; je
consultai l'honneur, c'est-à-dire cette délicatesse de sentiment,
peut-être plus chevaleresque que civique, qui semblait commander à un
royaliste de naissance de tomber avec son roi qui tombe, de porter le
deuil de sa cause vaincue, et de ne pas passer avec la fortune du camp
du vaincu au camp du vainqueur.

Je donnai donc volontairement et avec insistance ma démission de mes
fonctions diplomatiques, malgré les instances du ministre du nouveau
roi pour m'engager à poursuivre ma carrière, m'offrant même de
l'élargir et de l'agrandir devant moi.

Ces instances du nouveau gouvernement furent si vives, que M. Molé,
ministre alors des affaires étrangères, se refusa péremptoirement à
remettre ma démission au roi, à moins que je n'écrivisse au roi
lui-même une lettre explicative de mes motifs.

M. Molé se chargea de remettre ma démission et ma lettre au roi
lui-même.

J'écrivis en conséquence cette lettre en termes convenables, mais
résolus, au roi.

M. Molé la lui remit en plein conseil. Le roi la lut en silence, puis,
la passant à M. Laffitte: «Lisez, lui dit-il, voilà une démission
convenablement et noblement donnée!» M. Laffitte lut à haute voix la
lettre à ses collègues; ils en écoutèrent la lecture avec des marques
d'assentiment unanime. «Qu'on appelle mon fils,» dit le roi. Le duc
d'Orléans entra. «Tiens, dit le roi à son fils, voilà une lettre et
une démission honorablement offertes; lis cela.» Puis, se tournant
vers M. Molé: «Dites à M. de Lamartine de ma part que j'accepte en la
regrettant sa démission, mais que cela ne changera rien à mes
sentiments à son égard, et que je le prie de venir me voir comme
avant la révolution.»

C'est M. Molé, chez qui je dînais ce jour-là, qui me transmit
littéralement ces détails à la sortie du conseil, et qui m'engagea
fortement à aller voir le roi.

«Je n'en ferai rien, répondis-je à M. Molé. Dites au roi que je ne
puis pas compromettre mon honneur de royaliste en allant au
Palais-Royal ou aux Tuileries; je n'irais que pour lui confirmer de
vive voix mon refus de ses faveurs, et le public, en m'y voyant
entrer, croirait que j'y vais pour solliciter ces mêmes faveurs. On
pourrait prendre une politesse pour une adhésion à son gouvernement;
je dois respectueusement m'abstenir de paraître où je ne veux ni
complimenter ni servir.»

Je partis le lendemain pour l'Angleterre.


XXVI

L'intègre vieillard M. Dupont (de l'Eure), type d'honneur
démocratique, qui était ministre à cette époque, m'a bien souvent
rappelé cette lettre et cette démission, qui l'avaient frappé, pendant
que nous étions ensemble, et dans un même esprit de résistance aux
excès populaires, à la tête de la république, en 1848. Il s'étonnait,
en se rappelant les circonstances intimes dont il avait été témoin,
des calomnies doctrinaires et orléanistes qui faisaient de moi un
courtisan mécontent, renversant une monarchie qui ne lui avait pas
ouvert ses rangs pour donner carrière à son ambition. Et voilà comment
les pamphlétaires écrivent l'histoire! Croyez maintenant à ces
contre-vérités des partis qu'on appelle l'histoire! Quant à moi,
depuis que j'ai vu l'histoire vraie derrière les rideaux, et que je
lis l'histoire travestie dans les récits contemporains, je n'en crois
plus un seul mot; c'est plutôt le réceptacle de toutes les
contre-vérités. J'en donnerai d'étranges exemples, en ce qui concerne
les événements et les hommes de 1848, dans mes _Mémoires politiques_.
En fait, d'éloge ou d'accusation qu'on a fait admettre comme des
vérités reçues à l'égard de certains hommes que les partis voulaient
perdre ou grandir par intérêt ou par ignorance, le public aura à
déplacer dans ses niches bien des statues et à faire réparation à bien
d'autres. Subir en silence pendant de longues années ces fausses
popularités et ces fausses dépopularités pour le bien de son pays,
c'est un des supplices tes plus méritoires, mais les plus pénibles
pour les survivants des révolutions. On dit: la vérité viendra tôt ou
tard. Je n'en sais rien; mais, quand elle viendra, je crains bien
qu'elle trouve sa place prise par les préjugés historiques, et que
l'opinion trompée ne continue à prendre les idoles de l'intrigue
audacieuse pour les héros modestes du salut de la patrie.

Quoi qu'il en soit, à mon retour de Londres, je me présentai hardiment
comme candidat indépendant, mais ami de l'ordre, aux électeurs du
département du Nord.

J'échouai de peu de voix.

J'aurais soutenu résolument la politique pacifiante et conservatrice
de Casimir Périer; je n'aimais pas l'homme, mais j'aimais son courage.
Après avoir saccadé le trône, il se cramponnait et il se buttait d'un
pied intrépide contre l'entraînement anarchique qui poussait la
France à tous les excès; il mourut à la peine, mais son cercueil
arrêta son pays.

Il mérite certainement la statue que les pays justes élèvent à ceux
qui les sauvent par un héroïque repentir, après les avoir compromis
par de téméraires agitations.


XXVII

Déçu dans mon désir de monter derrière Casimir Périer sur la brèche,
pour y défendre, non la royauté orléaniste, mais la société européenne
assaillie par les partis de la guerre universelle et par les partis de
la turbulence anarchique au dedans, je m'absentai pendant deux ans,
pour tromper, par de grands voyages dans l'Orient, mon impatience
d'action sans emploi possible dans mon pays.

À mon retour, je me trouvai nommé député du Nord par les électeurs de
Dunkerque, de Berghes et d'Hondschoote, qui s'étaient souvenus de moi
pendant mon absence, grâce à ma soeur et à mon beau-frère, habitant ce
cher pays et aux amis indépendants qui m'avaient protégé contre
l'oubli dans cette terre de la vraie liberté.

J'entrai à la chambre, libre comme l'air de cette mer du Nord qui
souffle où il veut, sans craindre les écueils, mais sans y pousser.

Ma situation était très-embarrassante, et je fus presque tenté de me
repentir d'avoir affronté la tribune sans appui dans aucun des partis
qui lui donnaient l'écho, la popularité et l'autorité dans le pays.

Le parti de la royauté orléaniste? Je ne voulais pas par honneur m'y
affilier; je voulais lui garder mes rancunes décentes de royaliste
tombé avec les regrets de 1830; l'attitude me semblait obligée, le nom
d'apostat du malheur m'eût déshonoré à mes propres yeux.

Le parti des légitimistes, fourvoyé dans toutes les impasses et dans
toutes les coalitions contre nature par des chefs éloquents mais sans
vues?... Il m'était impossible de m'y rallier. La direction que ces
hommes de tribune lui imprimaient était le contre-sens le plus
flagrant à la nature de ce grand et noble parti; il devait, selon
moi, représenter avec une digne gravité ce qu'il était lui-même dans
le pays, c'est-à-dire le passé rallié au présent par la force des
choses et par la raison des esprits, l'aristocratie des souvenirs, la
chevalerie des sentiments, le désintéressement du patriotisme, la
libéralité des sacrifices, le patronage intelligent et moral du
peuple, le génie des campagnes, l'alliance antique et intime du
château et de la chaumière, la religion serviable à la misère par la
charité de l'opulente noblesse rurale, les intérêts de l'agriculture,
l'honneur de l'armée fière des noms militaires antiques confondus avec
les noms militaires nouveaux, une abstention complète des emplois et
des faveurs de cour, une brigue honnête et utile de tous les services
gratuits que le citoyen peut offrir à sa patrie pour que le civisme de
ces hautes classes devint insensiblement la base de leur nouvelle
illustration, un esprit d'ordre surtout qui ne marchandât jamais ses
services contre les factions turbulentes qui portaient le trouble dans
la rue, qui prêchaient la guerre pour la guerre au dehors, qui
faisaient de la tribune et de la presse deux foyers d'agitation
ultra-révolutionnaires, donnant à toute journée parlementaire des
accès de fièvre avec redoublement au pays; voilà la position que ce
grand parti devait prendre selon moi, celui de conservateur,
indépendant du gouvernement, commençant par conquérir l'estime et
finissant par exercer une influence méritée sur le peuple des
campagnes, sur les élections, sur le journalisme, sur les chambres;
parti ne voulant rien de la dynastie illégitime pour lui-même, mais
lui imposant tout et même l'abdication dans ses mains, par son
ascendant sur la nation réconciliée avec ses aristocraties
propriétaires du sol, par son alliance avec la bourgeoisie ascendante,
suzeraine des capitaux qui nourrissent les prolétaires, et enfin par
son utilité aux prolétaires, que l'ordre seul vivifie et que le
désordre affame en un jour.

C'est ainsi que j'avais compris, après la révolution de 1830, le rôle
qu'un orateur homme d'État et qu'un chef parlementaire (intelligent
des grandes crises) aurait dessiné au parti légitimiste dans le
parlement, dans l'armée, dans le journalisme, dans les élections, dans
les campagnes et dans la rue. Être ce que l'on est, voilà la première
force des vrais partis. La nature est la première des politiques. Une
restauration de monarchie d'Henri V était possible ainsi, et seulement
ainsi; il fallait se restaurer soi-même par l'estime du pays avant de
songer à une restauration d'Henri V par l'éloquence.


XXVIII

La direction imprimée par un grand orateur de causes privées,
illustrant mais illusionnant le parti qui l'applaudissait, fut, à mon
sens, précisément le contraire de cette haute politique.

Courir aux succès de tribune au lieu des grands résultats d'opinion,
jeter quelques imprécations retentissantes au parti du gouvernement,
embarrasser les ministres dans toutes les questions, se coaliser avec
tous les partis de la guerre ou de l'anarchie dans la chambre; se
faire applaudir par les factions au lieu de se faire estimer par la
nation propriétaire et conservatrice; ébranler, hors de saison, un
gouvernement mal assis, mais qui couvrait momentanément au moins les
intérêts les plus sacrés de l'ordre et de la paix; menacer sans cesse
de faire écrouler cette tente tricolore sur la tête de ceux qui s'y
étaient abrités; jouer le rôle d'agitateur au nom des royalistes
conservateurs, de tribun populaire au nom des aristocraties, de
provocateur de l'Europe au nom d'un pays si intéressé à la paix; se
coaliser tour à tour avec tous les éléments de perturbation qui
fermentaient dans la chambre et dans la rue; harceler le pilote au
milieu des écueils et prendre ainsi la responsabilité des naufrages
aux yeux d'un pays qui voulait à tout prix être sauvé; former des
alliances avec tel ministre ambitieux, pour l'aider à donner l'assaut
à tel autre ministre; renverser en commun un ministère, sans vouloir
soutenir l'autre, et recommencer le lendemain avec tous les
assaillants le même jeu contre le cabinet qu'on avait inauguré la
veille; être, en un mot, un instrument de désorganisation perpétuelle,
se prêtant à tous les rivaux de pouvoir pour renverser leurs
concurrents et triompher subalternement sur des décombres de
gouvernement; danger pour tous, secours pour personne; _condottiere_
de tribune toujours prêt à l'assaut, mais infidèle à la victoire;
faire du parti légitimiste un appoint de toutes les minorités, même de
la minorité démagogique dans le parlement: voilà, selon moi, la
direction ou plutôt voilà l'aberration imprimée à ce parti, moelle de
la France, qui réduisait les royalistes à ce triste rôle d'être à la
fois haïs par la démocratie pour leur supériorité sociale, haïs par
les conservateurs industriels pour leur action subversive de tout
gouvernement, haïs par les prolétaires honnêtes pour leur
participation à tous les désordres qui tuent le travail et tarissent
la vie avec le salaire. Le génie de l'homme d'État manquait, selon mes
idées politiques, à cette parole. Capable d'orner son parti par ses
succès de tribune et par son honnêteté, incapable de le soutenir par
ses conseils. Si l'histoire recueille un jour les discours de cet
orateur, si glorieux par son éloquence, on s'étonnera bien de ne pas
trouver un seul discours de gouvernement en quinze ans dans la bouche
du chef naturel des conservateurs en France.

Aussi à quel degré de contradiction avec sa nature et par conséquent
de nullité d'influence dans le pays, le parti légitimiste se
trouva-t-il à la fin de cette campagne de quinze ans, par la fausse
stratégie de ses guides politiques! Certes, si ce grand parti avait eu
une autre attitude pendant les quinze ans que la Providence lui
accorda pour se reconstituer, il eût apparu à la France avec une bien
autre importance en 1848, et le nom de sa dynastie, restauré par le
temps et prononcé dans la tempête, aurait eu des millions d'échos dans
le suffrage universel. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas même fait
entendre dans ce moment suprême, ce nom? C'est que la fausse direction
imprimée à ce parti lui avait coupé le chemin.

Chose étonnante! on n'en parla même pas.

Certes, ce grand parti n'avait pas disparu, mais il avait perdu le
terrain naturel sur lequel il pouvait manoeuvrer, combattre, et sauver
la France. Il fut forcé de laisser la république la sauver à sa place,
et quand le sauvetage par la république fut accompli, le parti des
Bourbons vota la monarchie sous le nom de Bonaparte. L'éloquence ne
sauve que les orateurs, la bonne direction seule sauve les dynasties.

Malheur aussi aux partis politiques vaincus qui sont encore assez
riches pour payer des flatteurs! Ils en trouvent dans la presse, ils
en trouvent à la tribune; et ces flatteurs les mènent à leur perte.
Telle était la situation du parti royaliste après 1830. Ce parti, en
se faisant faction révolutionnaire, avait perdu sa nature nationale;
le pays alarmé, qui avait besoin de se rallier à quelque chose de
solide, ne le trouvant plus à sa place, se ralliait à la monarchie
bonapartiste! Je puis m'en étonner, mais m'en affliger, non! De tous
les changements de religion, le pire est un schisme! Je n'aime pas le
bonapartisme, mais je le préfère encore à l'orléanisme. L'un est un
parti fort comme un préjugé populaire, l'autre est un parti
d'équivoques qui prête le flanc à tous les partis résolus.


XXIX

Il m'était impossible d'accepter, pour le parti légitimiste libéral
mais loyal dont je sortais, le rôle d'auxiliaire de mauvaise foi des
factions démagogiques dans la chambre et dans la presse; cette
tactique ne répugnait pas moins à ma loyauté qu'à mon bon sens. Je
sentais trop qu'à ce jeu de théâtre, sans autre but que des
applaudissements de parterre, les légitimistes perdaient l'honneur et
ne gagnaient aucune popularité sérieuse dans le fond du pays. J'aimais
mieux être seul et attristé sur mon banc désert, que de m'enrôler sous
ce drapeau bigarré de jacobinisme menaçant et de légitimité mécontente
pour harceler un gouvernement antipathique mais nécessaire.


XXX

Il y avait un autre parti: le parti La Fayette. Ce parti s'était
laissé très-volontairement escamoter la république; il en portait le
drapeau, mais il en avait peur; il affectait d'avoir été dupe, mais
au fond il avait été plus complice que dupe du duc d'Orléans.
Royaliste conditionnel le jour de l'événement au Palais-Royal et à
l'hôtel de ville, républicain d'attitude après coup afin de regagner
un peu de popularité dans les factions extrêmes, ce parti,
représenté par cinq ou six orateurs populaires dans la chambre et
par autant de journaux dans la rue, demandait à grands cris des
institutions ultra-démocratiques, des proscriptions contre les
royalistes au dedans et la guerre universelle de propagande au
dehors. C'étaient les grognards de 1792 et de l'île d'Elbe conjurés
contre la royauté qu'ils venaient d'acclamer quelques mois
auparavant. Il n'y avait, pour un jeune royaliste tel que moi et
pour un homme de gouvernement quand même, aucune conscience, aucune
décence, aucun honneur à se jeter dans ce parti comme dans un asile
de vaincu cherché parmi les vainqueurs de 1830. Je n'eus pas même à
délibérer. «Où allez-vous vous asseoir dans cette chambre? me
demandèrent mes amis à mon arrivée à Paris.--Au plafond,
répondis-je, car je ne vois de place politique pour moi dans aucun
de ces partis.»


XXXI

Je m'assis en effet au sommet de la droite, sur un banc entièrement
isolé, regardant d'en haut les luttes, et trop impatient cependant de
m'y mêler. J'aurais dû rester en silence, sur cette hauteur, attendant
les occasions s'il en survenait; j'aurais mieux fait mille fois; mais
le caractère prévaut toujours sur la raison dans les natures actives.
Le mien m'entraînait à l'action, même hors de propos; attendre
n'était pas mon tempérament. D'ailleurs je voulais m'exercer à
l'éloquence parlée, à laquelle je me sentais appelé par l'abondance et
la force des pensées qui fermentaient en moi, à chaque discussion que
j'entendais d'en haut s'agiter en bas dans la chambre. J'étais comme
un de ces instruments à fibres suspendus à la muraille d'une salle de
musique, qui vibrent à l'unisson, sans qu'un archet touche leurs
cordes, au seul bruit de l'orchestre où ces instruments n'ont pas leur
partition écrite dans le concert.

Je croyais de plus, dans mon ignorance des assemblées, qu'il suffisait
de monter plein de pensées, de passions et de raison à la tribune,
pour y trouver, dans l'inspiration du marbre et du bois, des paroles
capables de dominer ou d'enthousiasmer l'auditoire; je voulais en
faire l'épreuve le plus tôt possible, prendre la tribune d'assaut, et
fixer mon rang dans l'éloquence, puisque je ne pouvais pas encore
fixer ma politique dans les partis.


XXXII

Je cherchai donc dans cette situation difficile les questions
_neutres_, pour ainsi dire, telles que les questions d'affaires
étrangères, de finances, d'humanité, de moralité, d'institutions
bienfaisantes pour les classes laborieuses, d'économie politique, de
liberté du commerce, d'industrie, de charité, et je pris la parole au
milieu d'une très-vive attention publique dans quelques-unes de ces
discussions.

Cette malheureuse prévention de poésie que je traînais dès cette
époque après moi, comme un lambeau de pourpre qu'un roi de théâtre
traîne en descendant de la scène dans la foule ébahie d'une place
publique, me causait un immense embarras. J'aurais voulu m'en
dépouiller à tout prix. Le vulgaire, trop jaloux de sa nature pour
reconnaître deux facultés dans un même homme, me jetait sans cesse à
la face cette accusation hébétée de poésie. Qu'y répondre? J'étais
incontestablement coupable de quelques vers plus ou moins heureux de
jeunesse qui s'étaient fixés dans la mémoire et qui accolaient à mon
nom cette épithète flatteuse en littérature, injurieuse en politique,
à laquelle je n'avais rien à répliquer qu'un haussement d'épaules,
mais qu'il m'a fallu subir toute ma vie et jusqu'à aujourd'hui, comme
la proscription de Platon de la république. Platon, le plus chimérique
des rhéteurs en politique, excluait les poëtes de son utopie, parce
qu'ils sont les plus clairvoyants des hommes; l'envie parlait par sa
bouche. Homère, dont la poésie divine n'est que le bon sens en relief,
illustré par le génie du langage et de la couleur, aurait évidemment
bien gouverné plus de peuples que les rêveries prosaïques de Platon
n'en auraient corrompu et anarchisé.


XXXIII

Cependant, malgré ces dénigrements envieux qui me faisaient écouter
avec bien des signes de répugnance, je ne fus pas trop mal accueilli
dans mes premières tentatives oratoires par le public du dehors.
J'appris laborieusement à improviser; moins je parlais de mémoire,
plus j'étais heureux dans mes répliques. On m'accusait seulement de me
tenir trop dans les théories et dans les nuages, de ne pas descendre
assez vers la chambre, de l'élever avec moi au lieu de m'abaisser avec
elle, de ne prendre aucun parti vif et passionné dans les questions
ministérielles, de ne donner aucun gage à la monarchie d'Orléans, dont
je me tenais soigneusement écarté, ni au parti conservateur, auquel je
restais suspect tout en défendant souvent sa cause, ni au parti de
l'opposition radicale, dont je combattais la turbulence et les
anarchies, ni au parti légitimiste, que je respectais dans son
malheur, mais que je n'approuvais pas dans ses coalitions malséantes
avec l'esprit de désordre, de mauvaise foi et de démolition; en un
mot, de me montrer trop homme de gouvernement dans mon indépendance et
trop homme d'indépendance dans mon opposition.


XXXIV

Ces reproches étaient fondés, j'en sentais moi-même tous les
inconvénients et tous les déboires; mon impatience de caractère et mon
bouillonnement de verve oratoire en souffraient cruellement, mais j'y
étais condamné par la fausse position d'un adversaire de la royauté
d'Orléans dans une assemblée d'orléanistes et d'un ennemi de
l'anarchie dans une opposition radicale. Tout le monde croyait que
c'était chez moi faute de caractère et d'énergie, que je ne saurais
jamais prendre un parti, et que, par conséquent, je ne serais bon ni
à moi ni aux autres. La chambre et les journaux se trompaient aussi
sur moi, sans qu'il fût ni opportun ni possible à moi de les
détromper. Toute ma force comprimée consistait donc à attendre; il
m'en fallait cent fois plus pour attendre que pour agir. Je faisais
l'_heure_, comme disent les Italiens, dans leur poétique et populaire
langage, _far l'ora_: user le temps. J'avais le pressentiment que
l'heure si lente à couler sonnerait enfin, et que les vices d'origine
de la monarchie d'Orléans amèneraient tôt ou tard une de ces crises où
les hommes de réserve qui ne sont rien la veille deviennent les hommes
nécessaires du lendemain.

Quand on se destine à ce rôle de réserve, de ressource suprême, de
salut pour tous les partis au jour des écroulements, qu'a-t-on à
faire? À plaire et à déplaire tour à tour à tous les partis, à
conquérir peu à peu l'estime froide et la confiance éventuelle du
pays, à donner de temps en temps quelque preuve de résolution et de
talent dans les assemblées, puis à rentrer applaudi dans son silence
et dans son inaction, comme un soldat assis qui fourbit son arme,
afin que le pays se dise: J'ai un bon combattant de plus dans
l'occasion, j'ai un nom en réserve dans ma mémoire.

J'étais arrivé à ce demi-succès. On ne me comprenait pas, mais on
commençait à me soupçonner d'une utilité future dans les événements
que le temps amène avec lui.

Le roi surtout ne s'y trompait pas. Un mot de lui à un de ses
confidents, M. Vatout, mot qui me fut rapporté par cet ami de la cour,
ne me laissa pas douter des vues du prince sur moi, si j'avais
consenti à briguer ou à accepter seulement sa confiance. «Pourquoi,
dit un jour à ce prince un des députés orléanistes admis dans les
soirées de la famille royale, pourquoi n'offrez-vous pas un ministère
à M. de Lamartine, qui vous défend quelquefois si gratuitement à la
tribune?--Non, non, répondit le roi, ne m'en parlez pas encore, son
temps viendra; je ne veux pas l'user avant l'heure: M. de Lamartine,
ce n'est pas un ministre, c'est un ministère.»

Le roi et sa soeur, qui se souvenaient du patronage de leur auguste
maison sur ma famille et sur ma mère, ne doutaient pas de mon
empressement à les servir dans une si haute position, aussitôt qu'ils
feraient un appel décisif à mon ambition satisfaite. C'était au moment
où les premiers démembrements du parti doctrinaire et orléaniste
commençaient à s'opérer dans les chambres et à faire chercher, hors
des rangs compactes de ce parti déjà divisé, des ministères qui ne
représentaient que des interrègnes et qui ne duraient qu'un jour.


XXXV

Le roi, très-clairvoyant sur les conséquences de cette guerre civile
entre ses amis, me fit prier à plusieurs reprises par un ami commun de
venir causer secrètement avec lui de la gravité des circonstances. Je
répugnais à cette conférence, qui pouvait faire mal interpréter par
tous les partis mes relations délicates et confidentielles avec la
cour. Je consultai l'oracle des hautes pensées et des hautes
convenances, M. Royer-Collard. Son rôle réservé et sa situation de
conservateur désintéressé dans l'assemblée étaient précisément les
mêmes que les miens. «Que feriez-vous, lui dis-je, et que me
conseillez-vous de faire?--Ce que je ferais moi-même, me répondit-il
sans hésiter: j'irais, j'écouterais, je donnerais sincèrement les
conseils qui me paraîtraient les meilleurs. On les doit au chef de son
pays, pour son pays et non pour lui-même. Je ne réserverais que ma
personne, qui ne m'appartient pas, puisqu'elle appartient à la cause
de la dynastie légitime et de la liberté conservatrice.--J'irai donc,»
lui dis-je. Et j'y allai.

J'ai raconté (voir le _Conseiller du peuple_), dans une réponse aux
ignares calomnies de M. Croker, pamphlétaire officieux de
Louis-Philippe à Londres depuis son exil à Claremont, les
circonstances et les paroles échangées entre le roi et moi dans ce
premier entretien aux Tuileries. Le roi vivait encore; il pouvait me
démentir si j'avais dénaturé l'entretien: il n'en fit rien. C'était un
roi aigri sans doute par le malheur, mais c'était un honnête homme. Il
laissa son ami M. Croker écrasé par mon démenti à ses mensongères
accusations d'ambition mécontente, cause, disait-il, de ma conduite en
1848.


XXXVI

Je ne reviendrai pas sur ce récit de ma première conférence avec le
roi. Ce qu'il suffit de savoir, c'est qu'elle fut pressante jusqu'au
pathétique du côté du roi; loyale, respectueuse, mais inflexible de
mon côté; qu'il me déroula pendant trois heures les circonstances
atténuantes de son acceptation de la couronne en 1830; les concessions
nécessaires à l'opinion qui l'avaient forcé de se jeter entre les
mains de tels ou tels ministres, nécessités désagréables pour l'homme,
indispensables pour la couronne; les divisions d'amour-propre qui
décomposaient ses ministères, la pression contraire de ces ministres
ambitieux sur son gouvernement, l'inconciliabilité de leurs
prétentions dans les conseils, le danger de leurs brigues dans les
chambres, le danger aussi grand de décréditer la couronne en la
confiant à des ministères subalternes que ne couvrait rien, pas même
leur insuffisance, aux yeux du pays; enfin sa résolution de se rejeter
tout entier sur les hommes de patriotisme, de gouvernement et de
talent, qui avaient appartenu au royalisme d'avant 1830, de faire de
la monarchie avec des monarchistes, et de la conservation avec des
conservateurs; à ce titre, il me conjura d'abdiquer mes répugnances à
servir la monarchie sous un nouveau monarque, à me rallier hautement à
sa maison et à sa cause, devenue la cause de l'ordre en Europe, et à
servir de noyau à un ministère dans cet esprit de rapatriement des
royalistes par sa dynastie.

J'ajoute qu'il me parla avec une éloquence raisonnée et suprême dont
je ne le croyais pas susceptible, qu'il éleva cette éloquence du
dégoût jusqu'au pathétique; qu'il s'attendrit lui-même jusqu'à
l'émotion qui mouillait ses yeux; qu'il serrait mes genoux entre ses
genoux avec ce geste familier et pressant d'un homme qui veut
conquérir un autre homme; que je restai moi-même souvent sans réplique
à ses instances; que mes refus persistants et mes efforts pour me
lever de ma chaise et pour me retirer de sa présence ne le
découragèrent pas de me retenir et de recommencer ses instances; qu'il
renvoya deux ou trois fois ses aides de camp, et, entre autres,
l'excellent comte d'Houdetot, qui entr'ouvrait la porte pour lui
annoncer tels ou tels survenants et même les ministres; qu'en sortant,
pour aller présider un moment le conseil, il m'enferma à clef dans la
salle d'audience, me conjurant en souriant de ne pas profiter de son
absence pour m'évader, et de réfléchir jusqu'à son retour; qu'il
revint bientôt après reprendre l'entretien où il l'avait laissé, et
qu'enfin, de guerre lasse: «Eh bien, me dit-il, ne vous ai-je donc pas
convaincu?--Votre Majesté, répondis-je avec une vraie douleur de ne
pouvoir céder, m'a vivement ému, m'a convaincu de son éloquence; elle
serait aussi élevée à la tribune que sur son trône; mais l'admiration
n'est pas de la conversion, et je la supplie de trouver bon que je
sorte de sa présence comme j'y suis entré, nullement hostile, mais
libre de tout lien avec sa dynastie.»

Il lâcha le bouton de mon habit, qu'il tenait encore, avec un
mouvement saccadé de mécontentement visible sur ses traits, et je
sortis triste mais résolu de sa présence.


XXXVII

La coalition parlementaire, manoeuvre déloyale qui ne pouvait aboutir
qu'à la chute du trône d'Orléans, sapé maintenant par les chefs
orléanistes, à la déception des légitimistes et des libéraux coalisés,
avec des vues contraires, dans un acharnement commun contre la royauté
de 1830, forma alors autour du trône une circonvallation de plus en
plus resserrée, où le roi, menacé à la fois par ses complices de
juillet et par ses ennemis avoués, allait être étouffé entre cinq ou
six intrigues de parlement, de presse et de trahisons presque
domestiques, qui présageaient à tout oeil clairvoyant une chute sinon
prochaine, du moins inévitable.

Ce prince en ce moment faisait pitié même à ses ennemis. Un parlement
séditieux, ameuté contre lui par ses propres ministres, lui portait
les défis les plus insolents et les coups les plus mortels. Quelque
parti qu'il essayât de prendre, il était perdu. S'adressait-il à l'un
de ses anciens ministres pour lui remettre le gouvernement, il
trouvait devant lui un autre ministre, rival du premier, qui devenait
plus acharné à la curée d'un pouvoir dont il était exclu. Lui
proposait-on de se partager ce pouvoir, chacun d'eux le voulait seul
et le voulait tout entier. Le roi allait-il vers les légitimistes, il
les trouvait inexorables. Allait-il aux républicains, il les trouvait
incompatibles avec une royauté, même d'expédient, qu'ils n'avaient
adoptée en 1830 qu'à la condition de la honnir et de la désarmer.
Allait-il au centre, il n'y trouvait plus qu'un troupeau sans chef,
dépourvu de ces supériorités oratoires qui groupent les partis à leur
voix, centre prompt à voter, incapable de gouverner, vide d'hommes
politiques, foule qui soutient tout par discipline et qui laisse tout
crouler par incapacité de génie et de volonté. Enfin le roi
cherchait-il un tiers parti dans les chambres, il ne rencontrait que
quelques hommes honnêtes et diserts de second ordre, appoint
inconsistant de grands partis, convoitant le pouvoir sans avoir
l'audace d'y prétendre ni l'énergie de le saisir dans la tempête.
Cette période de gouvernement parlementaire était de nature à dégoûter
des régimes mixtes de gouvernement; ce n'était qu'une oscillation sur
l'abîme avant d'y tomber. Jamais scandale aussi humiliant pour le
caractère des hommes d'État ne fut donné au monde politique. Les
fondateurs de cette royauté, descendus dans les rangs de ses
agresseurs, leur révélaient les côtés faibles, qu'ils connaissaient
mieux que personne, et guidaient les colonnes des coalisés
légitimistes, libéraux, radicaux, se lassant de cette _couronne à
condition_ qu'ils bafouaient, après l'avoir conseillée et exploitée
pendant douze ans.

L'ambition ressemblait tellement à la trahison, qu'on ne pouvait
discerner, en les regardant agir et parler, s'ils combattaient pour
s'emparer du ministère ou pour livrer la couronne elle-même à la
dérision du peuple.

Ces coalisés faisaient leurs conditions tout haut à la tribune.

Je me souviens des scènes, des accents, des physionomies, des gestes,
qui jetaient presque tous les jours une lumière véritablement sinistre
sur les fissures volcaniques de ces âmes de feu dissimulées sous des
visages stoïques.

Un mot surtout me frappa par la signification de l'homme qui le
prononça, et par le geste, l'accent et le regard d'intelligence avec
lesquels cet homme d'État affirma sa résolution et sa fureur.

Le jeune orateur républicain Garnier-Pagès, ravi mais étonné
d'entendre un ancien ministre du roi de juillet proférer les doctrines
les plus envenimées et les menaces les plus acerbes contre la
couronne, se leva d'enthousiasme de son banc radical, à l'extrémité
gauche de l'assemblée, pour crier bravo au ministre conservateur
dépaysé dans l'anarchie. «Oui, bravo, bravo, répéta debout le
républicain encore incrédule; mais nous suivrez-vous jusqu'au bout
dans cette voie ou vous nous devancez à cette tribune?--Oui, jusqu'au
bout, répondit le ministre défié par cette interrogation, jusqu'au
bout!» Et il appuya sa résolution d'un regard et d'une main qui
convainquirent le parti radical et glacèrent d'effroi la majorité.

Or, le _bout_, c'était évidemment, dans l'esprit de Garnier-Pagès, le
renversement du trône et la république. «L'entendez-vous? dis-je à
voix basse à mon voisin, et combien y a-t-il de distance d'un discours
semblable à un détrônement? Comptez les pas d'un 20 juin à un 10
août.--Ce discours, ce geste, cette pâleur, cet accent de haine, me
répondit mon voisin, qui vit encore, me rajeunissent de cinquante ans.
J'ai vu Danton!»

Et ce ministre n'était pas M. Thiers!


XXXVIII

C'est alors que le roi appela M. Molé pour rallier les centres et
livrer le dernier combat contre la coalition. M. Molé, homme rompu aux
crises de gouvernement, avait par son nom, par sa fortune, par sa
haute élégance personnelle, plus de _décorum_ monarchique que de
dévouement aux trois monarchies qu'il avait servies dans sa jeunesse.
Il décorait une monarchie, plus qu'il n'était capable de la soutenir
ou de la relever. Il n'avait ni l'éloquence ni la passion des deux
ministres défectionnaires de la couronne, qu'il avait à combattre à la
tribune et dans la presse. Mais, comme il n'avait trahi personne, il
les dominait du front par l'estime qu'on lui portait même dans les
rangs de l'opposition coalisée.

Je le connaissais de longue date, pour l'avoir rencontré dans la
société politique de madame de Montcalm, soeur du duc de Richelieu. Je
n'avais ni communauté d'opinions, ni aucun lien d'idées avec lui;
j'avais simplement du goût pour sa personne. La dignité et la grâce se
confondaient sur son beau visage; c'était la séduction de
l'aristocratie compatible avec la liberté moderne. Sa situation si
difficile au ministère devant le parti radical, devant le parti
légitimiste et devant le parti des deux ministres défectionnaires et
acharnés, m'intéressait. Seul contre tous, c'est un beau rôle quand on
a la raison avec soi. J'étais si chevaleresquement indigné de la
déloyauté de la coalition, que je résolus de la combattre par probité
politique seule, et de défendre le ministère et la couronne en
volontaire, comme on défend sur un grand chemin, sans le connaître, un
homme attaqué par devant et par derrière par des agresseurs conjurés,
ou comme on court à un incendie pour porter de l'eau, sans avoir aucun
intérêt dans l'édifice qui brûle.

Je le fis avec vigueur et avec succès, ne voulant aucun prix de mes
secours que la gloire et le patriotisme satisfaits. J'entrai
résolûment dans la lice, j'y combattis corps à corps les deux habiles
et éloquents ministres défectionnaires de la couronne; la victoire me
resta toujours, sinon dans le scrutin, du moins dans l'opinion. Le
public apprit à connaître mon nom. Le parti conservateur s'attacha à
moi comme à une espérance.

Le roi, étonné de se voir secouru par un orateur indépendant de qui il
n'avait rien à attendre et qui ne voulait rien de la cour, fut
profondément touché de cette intervention volontaire, qu'il prit sans
doute pour du dévouement. M. Molé et ses collègues cherchèrent
comment ils pouvaient me récompenser de tant de services. Le public,
inintelligent de mes vrais mobiles, crut bêtement que j'étais passé de
mon isolement dans les rangs du parti conservateur orléaniste. Je ne
laissai pas longtemps planer sur moi cette fausse interprétation de ma
conduite. Dans des réunions des centres, chez M. Delessert, on se
demanda devant moi comment on pouvait me payer mon dévouement en
honneurs ou en pouvoirs. Je me levai, et, dans un discours
sténographié le soir et imprimé le lendemain, je dis catégoriquement
aux deux cent vingt députés qui m'ouvraient leurs rangs et leurs
coeurs: «Ne me comptez pas avec vous, je n'y suis que par occasion, et
comme auxiliaire libre qui vous défend contre une coalition perverse
et anarchique; le jour où cette coalition sera vaincue, je me
retirerai de vos rangs pour rentrer dans mon indépendance et peut-être
dans une opposition loyale contre vous-mêmes. Votre estime est tout ce
que je voulais mériter. Je la perdrais justement si je vous laissais
croire que je partage vos principes et votre attachement à la dynastie
de 1830. Ce n'est pas le roi de 1830 que je défends, c'est la royauté
constitutionnelle indignement attaquée dans les conditions de son
indépendance. Je ne dois pas m'engager avec cette royauté et avec vous
par une reconnaissance quelconque des honneurs et des pouvoirs que
vous voulez bien m'offrir. Sauvons ensemble la constitution
parlementaire, et restons ensuite, vous ce que vous êtes, et moi ce
que je suis.» Ce discours existe; on peut le relire à sa date. On
pensait alors à m'offrir la présidence de la chambre; je n'en voulais
pas.


XXXIX

M. Dupin, dans le quatrième volume de ses _Mémoires_, véritables
archives des choses et des hommes de ce temps, se trompe
involontairement, je n'en doute pas, sur mes vues et sur mon caractère
dans cette circonstance. Il me suppose l'ambition, très-avouable si je
l'avais eue, de la présidence, et il attribue au déboire que j'aurais
eu de ne pas réussir dans cette candidature mon ressentiment contre
le roi et contre la majorité, que j'avais accusés d'ingratitude pour
leur résistance à mon ambition.

Les _Mémoires_ de M. Dupin sont ici complétement dans l'erreur. Le
discours chez M. Delessert subsiste et atteste que je mis moi-même une
barrière entre la majorité reconnaissante et moi, et que je ne
consentis à briguer ni ministère, ni présidence. À quelques sarcasmes
près qui échappaient à la verve épigrammatique de M. Dupin comme des
réminiscences de la jovialité gauloise dans un sénat de Rome, M. Dupin
avait été nommé par la nature président perpétuel d'un sénat français.
On ne pouvait que se subalterniser en lui succédant. C'était sa place.
L'électricité de son génie, l'ubiquité de son attention, le poids
écrasant de son apostrophe, l'universalité de ses connaissances, le
coup mortel de ses reparties et jusqu'au tocsin de sa sonnette
impatiente de désordre comme son esprit, commandaient l'ordre aux
tumultes et le silence aux vociférations; c'était le _quos ego_ de
Virgile incarné dans ce Cicéron de fauteuil. Je n'avais aucune de ces
aptitudes. Je ne voulais pas surtout neutraliser ma pensée ou ma
parole dans ce rôle neutre qui fait de l'homme un mécanisme impartial
de discussion. Combattre, oui; présider, non. Étouffer mon opinion
sous mon rôle, ce n'était pas ma nature. Je n'y pensai jamais;
j'apportais trop de pensées dans le grand procès politique du temps,
pour me réduire au rôle d'arbitre des discussions.


XL

Après cette longue lutte de M. Molé et du parti conservateur contre
les deux ministres devenus chefs de faction, et contre les passions
ameutées que ces deux _assembleurs de nuages_ groupèrent dans la
chambre et dans la presse contre la couronne qu'ils avaient eux-mêmes
forgée en 1830, M. Molé succomba à une ou deux voix de minorité.

C'est là que je vis pour la première fois combien les véritables
hommes d'État étaient rares. Certes, le roi était un habile noueur
d'intrigues, un manoeuvrier consommé des partis dans l'opposition et
sur le trône; certes M. Molé était un homme d'esprit, rompu par l'âge
et par l'expérience aux résolutions de gouvernement, aux statistiques
de chambres, aux tactiques d'élections, aux bascules d'opinion dans un
pays aussi mobile et aussi inattendu que la France. Eh bien! ces deux
hommes consommés creusèrent en une nuit, tête à tête, de leurs propres
mains, l'abîme qui allait les engloutir inévitablement tous les deux;
et sept ou huit ministres, capables chacun de bonne administration et
de bon conseil, ne trouvèrent ni une parole ni un geste pour se jeter
résolument entre le roi et le précipice ouvert devant lui.

Voici une anecdote qui n'a pas été encore connue de l'histoire, et qui
éclaire d'un jour sinistre le précipice où la monarchie de Juillet
allait se jeter, elle et son trône. J'y fus le principal témoin et le
principal acteur. Personne, excepté M. de Montalivet, n'en peut parler
plus véridiquement. Voici le fait:

Le lendemain, de très-grand matin, du jour où le ministère
conservateur tomba en presque minorité dans la chambre, je reçus un
mot de M. Molé. Le premier ministre me priait confidentiellement de me
rendre chez lui, à huit heures, non au ministère, mais dans son hôtel
de famille de la rue de la Ville-l'Évêque, pour assister
officieusement à une conférence secrète des ministres sur le parti à
conseiller à la couronne dans la décision urgente que le vote de la
veille imposait au roi et à ses conseillers responsables.

Faut-il se retirer devant le vote de l'Assemblée? Faut-il la braver,
la dissoudre, et en appeler au pays dans une élection générale?


XLI

Je me rendis au rendez-vous chez M. Molé. J'y trouvai les ministres
réunis.

«Nous vous avons convoqué, me dit M. Molé, comme un des défenseurs les
plus signalés des droits de la couronne et du gouvernement, pour
assister aux débats intimes sur la résolution qu'il s'agit de prendre
et pour nous éclairer de votre opinion sur les graves circonstances où
nous nous trouvons.»

La discussion s'ouvrit. Elle fut solennelle, profonde, pathétique. Il
s'agissait du sort de la monarchie, il ne fallait pas se tromper. Une
erreur de jugement était la ruine d'un gouvernement et peut-être une
anarchie de la France et une combustion de l'Europe.

Le premier ministre posa la question; il prit la bravade pour le
courage, il se posa en homme ferme qui accepte le combat avec
l'opinion, qui ne cède rien au temps et aux circonstances, et qui ne
veut tomber qu'avec la monarchie.

Cette harangue du premier ministre avait un côté si spécieux, si fier
et si chevaleresque, qu'elle subjugua tous les autres ministres, et
que les uns, par des discours aussi résolus, les autres, par un
silence approbateur, applaudirent à cette énergie et votèrent
unanimement pour la dissolution immédiate de la chambre et pour un
appel au pays contre les odieuses manoeuvres de la coalition,
manoeuvres qui révoltaient les honnêtes gens et qui révolteraient, on
n'en doutait pas, les électeurs, qui ne pouvaient pas manquer de
donner raison à la couronne indignement attaquée dans ses prérogatives
constitutionnelles, de destituer de leur mandat les députés complices
de l'ambition tribunitienne des deux ministres qui avaient groupé
autour d'eux tous les ennemis de leur propre royauté, et de renvoyer à
leur place des hommes d'ordre et de consolidation.


XLII

J'étais au coin de la cheminée, muet et consterné de la résolution,
selon moi si fatale, conseillée ou acceptée par tous; mais je n'étais
que témoin sans responsabilité officielle dans le débat; mon visage
seul, triste et désapprobateur malgré moi, montrait sans doute que la
résolution de dissoudre la chambre en ce moment m'inspirait un trop
juste effroi. On me regardait. Après avoir attendu quelque temps que
je prisse à mon tour la parole, et voyant que je continuais à me
taire, M. Molé m'apostropha enfin avec un ton de reproche: «Mais
enfin, dit-il, qu'en pense M. de Lamartine? Nous ne l'avons pas appelé
pour assister seulement comme un de nos amis à ce débat, mais surtout
pour écouter ses impressions personnelles sur le parti à prendre et
pour nous éclairer de son opinion; nous le supplions donc de nous dire
nettement sa pensée.

«--Ma pensée, répondis-je en me levant et en prenant le marbre de la
cheminée pour le marbre de la tribune, je ne vous la disais pas et je
désirais ne pas avoir à vous la dire, parce qu'elle est sinistre
d'après la résolution que je vois déjà toute prise dans ce conseil de
gouvernement.»

On se récria, on me demanda de m'expliquer; je le fis franchement,
longuement, énergiquement, sans ménagement pour l'avis des membres du
cabinet que je venais d'entendre. Le fond de mon discours était
celui-ci:


XLIII

La France est un pays susceptible et passionné d'opposition, qu'il ne
faut jamais défier de rien, même du suicide. Elle est capable de se
précipiter elle-même de la _roche Tarpéienne_, pour prouver à un
gouvernement qui la défie qu'elle est indomptable et libre. Voilà son
caractère, prouvé par vingt actes de fierté plus semblables à la folie
qu'au civisme.

Ce caractère bien connu de l'opinion publique en France, qu'allez-vous
faire en lui renvoyant ses représentants de la coalition, hommes sans
doute très-égarés et très-coupables en ce moment, mais que vous allez
mettre sous la sauvegarde de ceux qui les ont envoyés comme des
victimes de leur dévouement au peuple et de leur résistance au
despotisme de la couronne et de votre ressentiment à vous? Vous allez
décupler leur popularité de mauvais aloi et en faire une popularité
civique, popularité de vengeance contre la couronne et de ressentiment
irréfléchi contre vous-mêmes. Vous les renvoyez très-embarrassés de
leur victoire d'hier; on vous les renverra triomphants d'un second
mandat; ce mandat sera presque une révolution. La question qui n'est
aujourd'hui que ministérielle sera monarchique à leur retour dans la
chambre; elle n'est posée aujourd'hui qu'entre vous et deux ministres,
elle sera posée bientôt entre le roi et le peuple; c'est une lutte
corps à corps où le roi et le peuple seront vaincus tout à la fois.
Votre loyauté vous commande de vous sacrifier pour sauver au roi et au
peuple une pareille épreuve. Sacrifiez-vous à l'instant.

Et ce sacrifice du pouvoir que vous représentez sera-t-il long?
Sera-t-il définitif? Aura-t-il pour la monarchie le danger que vous
lui supposez? Nullement. À peine aurez-vous porté tout à l'heure votre
démission au roi pour obéir respectueusement à la lettre de la
constitution qui commande au ministère de se retirer au premier signal
de la volonté des chambres, que le pays, indigné de la déloyauté de
vos adversaires et effrayé du vide que votre retraite va faire dans le
gouvernement, se retournera tout entier contre la coalition
victorieuse et lui demandera compte de sa victoire.

Or, quel compte la coalition peut-elle lui rendre de ses motifs en
vous renversant? Quel ministère homogène ou seulement possible
présentera-t-elle à la nation et au roi? Quel concert de vues et
d'hommes peut-on établir entre les chefs, tous antipathiques les uns
aux autres, de cette incroyable agglomération d'assaillants qui, en
vous donnant l'assaut, ont tous un but et un drapeau différents?
Comment les républicains donneront-ils la main aux légitimistes?
Comment les légitimistes prêteront-ils leurs votes implacables aux
doctrinaires, conduits par un ministre de 1830, auteur de leur ruine
et proscripteur de leur dynastie? Comment ce ministre lui-même,
remonté au gouvernement par la brèche qu'il a ouverte, se
réconciliera-t-il avec ces autres ministres du centre gauche, dont la
popularité ne repose que sur son antipathie contre les doctrinaires
et sur les haines contre les Bourbons de 1815? Comment les radicaux de
l'extrême gauche se feront-ils royalistes par complaisance pour ce
jeune Gracque qui a pris les marches d'un trône pour tribune de ses
épigrammes contre son roi? Quel lien ralliera ces hommes et ces
groupes entre eux le jour où, leur hostilité satisfaite, le pays et le
roi leur demanderont de leur présenter un ministère et une majorité?
C'est là l'épreuve de l'immoralité et de la perversité des coalitions,
c'est que leur seule oeuvre est de saper et de ruiner un gouvernement,
sans pouvoir en édifier même l'ombre avec les débris de ce qu'elles
renversent. Ennemis entre eux, vainqueurs par une haine aveugle, ils
ne peuvent le lendemain que s'entre-déchirer, déclarer leur
impuissance de rien reconstruire, et menacer par cette impuissance le
pays d'un long interrègne ou d'une éternelle anarchie.

C'est là la situation de ces cinq ou six chefs de parti qui viennent,
malheureusement pour eux, de triompher de vous, sans pouvoir vous
remplacer. Il ne leur manquait que cette victoire pour les convaincre
aux yeux du pays d'immoralité et de néant dans leur ligue. Hâtez-vous
de leur remettre la place vide, de les défier de former un ministère
et de construire, soit séparés, soit réunis, une majorité qui les
supporte seulement un jour. Ils essayeront vingt combinaisons sans en
trouver une.

Une collection de minorités n'est pas une majorité. Cette vérité, sur
laquelle le pays a pu se faire illusion pendant la bataille, éclatera
à ses yeux dès demain.

L'interrègne de tout ministère durera, au grand dommage de la France,
au grand effroi des bons citoyens, jusqu'à ce que les factions de la
rue prennent la place des partis parlementaires et que les émeutes
proclament à coups de canon la nécessité de reconstituer un pouvoir.

Ce pouvoir démontré introuvable dans la chambre parmi les ligueurs qui
vous ont renversés, le pays demandera lui-même à grands cris au roi de
dissoudre cette assemblée, cause de son anarchie. Le roi dissoudra
alors, par la main de quelques ministres transitoires. Les électeurs
indignés laisseront sur le carreau un grand nombre de ces ligueurs
convaincus de _nuisance_, et renverront en masse des hommes de bien,
décidés à vous soutenir. Vous remonterez par la main de la nation
elle-même au pouvoir dont les factions vous ont précipités, les
majorités loyales et patriotiques se disputeront l'honneur de vous
soutenir; la monarchie sera sauvée par les manoeuvres mêmes de la
coalition qui la menaçait, et tout sera fait constitutionnellement par
l'opinion elle-même, sans qu'on puisse accuser ni vous, ni la royauté,
d'avoir résisté une heure à l'esprit ou à la lettre de la
constitution.

Que si, au contraire, vous conseillez au roi de dissoudre aujourd'hui
la chambre, le pays, défié, ou croyant l'être, par la couronne,
formera dans les élections la même majorité future que les ambitions
ou les factions viennent de former dans la chambre; il renverra au roi
tout ce qu'il trouvera sous sa main de plus hostile à la couronne et à
vous. La royauté, défiée à son tour par cette chambre envenimée contre
elle, voudra céder ou voudra lutter pour la liberté du choix de ses
ministres. Si elle cède, elle passera sous le joug des ministres
ligueurs qui lui seront imposés par la nouvelle chambre, et alors ces
maires du palais lui imposeront leur politique de guerre à l'étranger
et d'agitation au dedans; la royauté restera humiliée et responsable
par son trône des actes de son ministère. Si elle résiste, elle sera
conduite à des dissolutions incessantes ou à des coups d'État
nécessaires; les dissolutions l'useront, les coups d'État
l'engloutiront, la lutte entre la nation et la couronne commencera;
vous en savez les suites. Je n'achève pas, mais je vous déclare en
conscience que, bien qu'étranger et voulant rester étranger
personnellement à la cause de la dynastie qui représente en ce moment
la royauté, je sors d'ici l'esprit épouvanté pour mon pays des
conséquences de la résolution que vous venez de prendre. Une
révolution à courte échéance m'apparaît à travers ces actes de défi à
la France. Si vous portez ce conseil au roi et si le roi signe, la
dynastie d'Orléans a régné en France!


XLIV

Mon discours, véritablement et à mon insu prophétique, et dont je ne
donne ici que la substance, avait produit sur tous les ministres, à
l'exception de M. Molé, président du conseil, un effet infiniment plus
pathétique que je ne m'y attendais. Je voyais les fronts se plisser,
les physionomies se tendre, les yeux s'assombrir, les visages pâlir,
le doute et la consternation se succéder sur les traits. M. Molé seul
se promenait d'un pas saccadé dans son cabinet et allait frapper du
doigt la vitre de ses fenêtres, comme un homme qui s'impatiente et qui
cherche à se distraire de l'obsession de ses pensées, témoignant un
mécontentement très-mal contenu de mes arguments. Les autres
semblaient, au contraire, convaincus; nul ne faisait un geste pour me
répliquer.

Enfin le ministre favori, mais honnête homme, qui passait pour avoir
l'influence d'un dévouement éprouvé sur le roi, M. de Montalivet, prit
la parole, avec le geste et le ton d'un homme sincère qui revient sans
fausse pudeur sur l'avis qu'il a imprudemment adopté, et qui ne rougit
pas de se démentir, pour sauver sa cause aux dépens de son
amour-propre.

«Messieurs, dit-il, j'avoue que j'ai été ému jusqu'au renversement de
mes propres pensées par les raisons toutes neuves et, selon moi,
toutes-puissantes, que M. de Lamartine vient de nous faire apparaître.
Je passe à son opinion, et, quoique le parti de la dissolution ait
paru jusqu'ici avoir l'unanimité de nos esprits, je demande qu'on
revienne sur la résolution prise, et que nous discutions de nouveau
une résolution si grave avant de la présenter au roi.»


XLV

Tous les autres ministres présents, à l'exception toujours de M.
Molé, firent un signe d'assentiment aux paroles de M. de Montalivet et
parurent prêts à se ranger avec lui du côté de ma politique. On allait
recommencer l'épreuve et voter selon les conclusions de mon discours,
quand M. Molé, s'avançant au milieu de la chambre avec la figure
bouleversée par l'embarras de sa situation, étendit la main vers ses
collègues comme pour prévenir la reprise de la discussion, et s'écria:
«Arrêtez, messieurs. Toute discussion est désormais inutile. Il faut
que je vous avoue un parti pris, que j'aurais dû peut-être vous
déclarer avant de vous réunir. Le roi, sur mon avis, a signé cette
nuit la dissolution de la chambre!»

Un murmure d'étonnement et de douleur courut à cette nouvelle
inattendue sur toutes les lèvres.

«À quoi bon nous consulter, puisqu'il est trop tard pour modifier la
pensée du roi et du cabinet?» dirent d'un ton de reproche les
collègues un peu humiliés de M. Molé. Chacun se leva et se retira
plein de doutes. Je me retirai moi-même avec le pressentiment
tragique d'une révolution que je ne désirais nullement pour mon pays;
je préférais, en bon Français, un règne désagréable à une anarchie.

Je n'ai jamais vu sans effroi se briser gratuitement un gouvernement
dont les débris écrasent toujours quelque chose dans leur chute. Je
rentrai chez moi profondément attristé.

La dissolution fut connue dans la journée. Tout ce que j'avais
pressenti se réalisa littéralement en quelques semaines: la coalition,
renvoyée devant ses juges, les électeurs, triompha partout; elle
imposa au roi le ministère de M. Thiers, qui mena la France à deux
doigts d'une guerre universelle, à propos d'un pacha d'Égypte révolté
contre son maître, cause de guerre aussi absurde que celle qu'on a
inventée aujourd'hui pour satisfaire la fantaisie d'un roi des Alpes
qui veut régner à Florence, à Naples, à Palerme, à Venise, à Rome,
sans avoir ni droit ni force pour s'y maintenir sans la France. Tout
allait se bouleverser en Europe, quand j'attaquai seul, avec l'énergie
d'un désespoir patriotique, le ministère de M. Thiers, dans des
lettres politiques qui furent le tocsin de l'incendie européen dans le
journal _la Presse_.

Reproduites dans les trois cents journaux de Paris et des
départements, ces lettres rallièrent, la veille de la session, une
majorité égarée, muette, mais patriotique, qui renversa M. Thiers,
déjà embarrassé et repentant de sa témérité. Il s'arrêta. En
s'arrêtant, il préserva l'Europe d'une guerre insensée.

Le ministre, son rival, qui avait consenti à servir, à Londres, la
politique de guerre et qui n'avait servi qu'à se rendre acceptable au
roi pour remplacer M. Thiers, se hâta d'accourir pour se saisir de ce
gouvernement désorienté. On ne comprenait guère pourquoi l'un tombait,
pourquoi l'autre s'élevait. Ils avaient renversé ensemble; à quel
titre le démolisseur de la veille se présentait-il comme le
conservateur du lendemain? Mais à titre d'ambition et de talent. La
majorité se reconstitua sous la main de cet homme d'État et le suivit,
malheureusement pour la couronne, jusqu'à la catastrophe qu'il ne sut
ni prévoir, ni conjurer, ni dompter.

Sa ruine fut celle de la monarchie, double expiation de 1830 et de la
coalition. Ne sommes-nous pas tous les expiateurs de nos passions? Qui
de nous n'a pas une justice dans ses malheurs, et un repentir dans ses
jactances d'infaillibilité?

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au mois de décembre et en janvier prochain._)

P. S. Une partie de la jeunesse française ayant rédigé et publié une
protestation contre une phrase d'une pièce où j'étais nommé, cette
protestation ayant été mentionnée dans le journal l'_Opinion
nationale_, et M. Gozlan ayant eu la délicatesse de venir désavouer
toute intention malveillante contre moi dans ce journal, voici la
lettre que j'ai cru devoir adresser aux représentants de cette noble
jeunesse.


     «MONSIEUR,

L'_Opinion nationale_, que je remercie dans ses bonnes paroles, ainsi
que monsieur Gozlan, m'arrive seulement aujourd'hui; c'est ce qui a
retardé ma réponse.

«Je n'ai pas le droit d'être susceptible; je ne me suis pas senti
insulté cette fois, ni dans le mot, ni dans l'intention de l'auteur.
Il n'a certainement pas voulu, lui, homme de lettres, flétrir aucune
disgrâce, ni déshonorer la lutte du travail pour l'honneur.
D'ailleurs, nous ne sommes plus au temps où les _Nuées_ d'Aristophane
tuaient Socrate; il n'a pas plus songé à imiter Aristophane, que moi à
m'assimiler à Socrate. Le parterre de Paris vaut mieux aussi que le
parterre d'Athènes: vous en êtes la preuve, vous et vos jeunes amis,
puisque la fausse apparence seulement d'une raillerie mal comprise m'a
valu, de la part de cette jeunesse si délicate et si généreuse, une
protestation qui honore son coeur et relève le mien!

«Dites-lui, Monsieur, combien j'y suis sensible. Si jamais j'avais
besoin de chercher des vengeurs de ce _rire à contre sens_, qui se
trompe de but et qui s'attache au revers, je sais où je les
trouverais! La jeunesse a le sens du juste.

«Agréez, Monsieur, pour vous et pour elle, l'expression de ma
reconnaissance et celle de ma haute considération.

                                                           «LAMARTINE.

«3 novembre 1861.»

       *       *       *       *       *

Les bruits _faux_ relatifs à ma santé et mon incapacité de continuer
l'édition de mes _Oeuvres_ et de mes _Entretiens_, s'étant prolongés
d'échos en échos dans toutes les provinces, me forcent à réclamer de
nouveau avec énergie et persistance. Aucune indisposition de moi n'a
donné même prétexte à ce bruit malfaisant ou perfide. Je me porte
bien, et, de plus, j'aurai terminé dans huit jours tous les travaux
nécessités pour tous les ouvrages que j'ai promis à mes souscripteurs,
et dont ma mort même n'interromprait pas les livraisons assurées.



LXXIe ENTRETIEN.


Un grand bruit, un grand étonnement, une grande impression dans le
public lisant, ont accueilli le 70e Entretien. On m'avait souvent
accusé d'avance d'une lâche palinodie historique. On aurait été
heureux de me la voir commettre: il est si doux de déshonorer un
ennemi! Combien n'est-il pas plus doux de le voir se déshonorer
lui-même? On a été trompé. Je n'ai répudié ni la saine révolution de
1789, ni la république nécessaire de 1848. J'ai dit et je redis: Si
nous étions dans les mêmes crises, entre un trône subitement écroulé,
et un peuple prêt à tomber ou en anarchie ou en fureur, je la referais
encore! Je ne m'en accuse pas, je m'en glorifie; il y a de ces
inspirations qui jaillissent d'une seule voix, mais qui sont le cri du
peuple et le salut du moment. Tout le monde répéta ce cri de bonne
foi, parce que la réflexion ratifia ce que l'audace inspirée avait osé
proposer à la nation chancelant sur le vide et prête à y tomber.

Quant aux vrais principes d'une république unanime appelant toutes les
classes et tous les citoyens sans exception à apporter, par le suffrage
universel, leur part juste de souveraineté naturelle dans une première
assemblée, pour que cette première assemblée dictatoriale régularisât
à loisir les degrés divers de ce suffrage universel, pour que la
souveraineté brutale du nombre, équilibrée par la souveraineté morale
de la lumière et de la raison, donnât la majorité au droit général qui
fait de l'intelligence une condition de tout droit humain; je ne les
répudie pas davantage. Si la seconde assemblée eût été aussi sensée,
aussi patriotique, aussi bien inspirée que la première, ce noble
gouvernement de soi-même par soi-même pouvait durer.

Les coups d'État ont besoin de prétexte, la ridicule Montagne de 1849
le fournit au pouvoir exécutif; elle fit peur à la France d'elle-même,
la France s'enfuit dans une dictature: que la responsabilité de
l'occasion perdue retombe à jamais sur ceux qui donnent ces paniques
aux peuples, et qui montrent les spoliations et les terreurs comme
perspective de la liberté!--_La peur inventa les dieux_, a dit le
poëte: la peur inventa les maîtres des peuples, dit avec plus de
raison l'homme d'État. Qu'on daigne relire dans mes _Oeuvres
complètes_ le dernier avis du _Conseiller du peuple_, que je me
permettais de donner aux républicains provocateurs de l'assemblée,
huit jours avant le coup d'État qui releva un trône, on verra que j'en
avais le pressentiment et la tristesse anticipés. Les vrais auteurs
de ces coups d'État sont ceux qui les rendent possibles et quelquefois
inévitables.

Puisque ce premier chapitre sur la critique littéraire des _Girondins_
par l'auteur des _Girondins_ lui-même, à vingt ans de distance, a eu
pour mes lecteurs un intérêt littéraire et politique que je ne
prévoyais pas, continuons, et donnons-leur, pendant ces deux
Entretiens encore, la suite de ces explications. Ils y verront par
quelles séries d'événements et de dégoût de la monarchie d'Orléans et
du gouvernement à suffrage restreint dit parlementaire, je fus induit
à composer cette _Histoire des Girondins_ si violemment et souvent si
injustement accusée, et dans quel esprit je la juge, je la justifie ou
je la condamne aujourd'hui où l'âge qui apaise tout et où la mort qui
n'a plus d'ambition sur la terre laissent parler la conscience de
l'écrivain et de l'homme politique, comme la postérité parlera de lui
si elle daigne en parler, car nos oeuvres et nos livres meurent
souvent avant nous.

Voici où j'en étais resté de cette _Critique_ dans le 70e Entretien:
reprenons ce que je disais des partis parlementaires que l'on semble
tant regretter.

Mais quel est donc votre gouvernement? me dira-t-on.

Le gouvernement alternatif, répondrai-je; le gouvernement
parlementaire quand on veut penser, le gouvernement dictatorial quand
on veut agir, le gouvernement mixte quand on veut à la fois agir et
délibérer.

Pourvu que ce gouvernement du suffrage universel émane de tous les
citoyens capables, et ne laisse à aucune classe l'oppression des
castes sur les âmes, pourvu que ce gouvernement soit l'expression de
la justice, qu'importe sa forme, si cette forme est opportune et si
elle répond aux besoins de conservation ou de progrès dans la nation?
Les événements le disent assez, la perfection idéale d'un gouvernement
est le rêve qui les fait tous tomber, sans parvenir à rien de
meilleur. Le vrai cri du temps c'est un _gouvernement tel quel_; le
temps le changera quand il changera lui-même de nécessité et de
mission. Le temps n'est-il pas la logique de Dieu?

Espérons donc, sans trop croire à nos espérances, et voyons comment le
dégoût du gouvernement parlementaire, quand il régnait sur nous, me
conduisait à désirer le gouvernement de tous, au lieu du gouvernement
des aristocrates de tribune.

                                                            LAMARTINE.



CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.

(DEUXIÈME PARTIE.)


I

Toutes ces alliances de partis antipathiques, toutes ces audaces de
défection dans les favoris de la couronne, toutes ces pressions
déloyales sur la royauté que chacun voulait dominer sous prétexte de
la servir, toutes ces trahisons après la victoire, toutes ces
faiblesses du parlement devant les passions des hommes qui
l'ameutaient pour le compromettre dans leurs brigues, toutes ces
simonies de l'intérêt public devant les cupidités individuelles du
pouvoir, toutes ces agitations sans but, qui faisaient bouillonner
sans cesse la France et qui la remplissaient de haines, de factions,
de passions, au lieu de la calmer et de l'occuper de ses intérêts
urgents et permanents, me dégoûtaient prodigieusement, je l'avoue, de
ce qu'on appelle le régime parlementaire.

Si c'était pour arriver à ce gouvernement de vaines paroles et
d'odieuses intrigues qu'on avait traversé la mer de sang de 1793, le
carnage militaire de quinze ans d'empire, la réaction armée de
l'Europe contre la France en 1814, le retour du despotisme soldatesque
de l'île d'Elbe en 1815, l'expulsion de trois dynasties en un jour de
1830 et les dix ans de dynastie agitatrice en 1840; en vérité, le
résultat de tant d'efforts pour arriver à diviser la France en deux
camps, comme les _verts_ et les _bleus_ du Bas-Empire à
Constantinople, entre des ministres, racoleurs de factions, coureurs
de majorité au but des portefeuilles dans le _stade_ de la rue de
Bourgogne à Paris, en vérité, me disais-je, ce résultat de tant
d'événements n'en vaut ni le temps perdu, ni le sang versé, ni la
grande émotion des esprits en 1789 par la pensée du dix-huitième
siècle, ni la grande convulsion de la Révolution française en 1791. Il
faut que le vrai sens de cette révolution ait été perdu en route et
dans son histoire. Ne serait-il pas possible de retrouver ce sens vrai
de la Révolution française en remontant à son origine et à ses
premiers organes, d'en dégager la juste signification des passions et
des crimes à travers lesquels elle a perdu son caractère et son but,
et de rappeler ainsi la France de 1840 à la philosophie sociale et
politique dont elle fut l'apôtre et la victime pour devenir, quoi?
l'enjeu de quelques rhéteurs au jeu stérile de la tribune et des
feuilles publiques jetées tous les matins au feu des animosités
civiles, pour alimenter les vaines factions de cour et de rue qui ne
produisent que fumée ou lueurs sinistres dans l'esprit des masses
découragées? Un siècle a-t-il été donné aux hommes si intelligents et
si énergiques de notre patrie pour en faire un si misérable usage? Je
touche à peine à ma pleine maturité; j'ai vu de mes yeux d'enfant la
première république sans la comprendre et sans me souvenir d'autre
chose que des sanglots qu'elle faisait retentir dans les familles
décimées par les prisons ou les échafauds; j'ai vu l'empire sans
entendre autre chose que les pas des armées allant se faire mitrailler
sur tous les champs de bataille de l'Europe, et les chants de victoire
mêlés au deuil de toutes ces familles du peuple qui payaient ces
victoires du sang prodigué de leurs enfants; j'ai vu l'Europe armée
venir deux fois, sur les traces de nos armées envahissantes, envahir à
son tour notre capitale; j'ai vu les Bourbons rentrer avec la paix
humiliante mais nécessaire à Paris et y retrouver la guerre des partis
contre eux au lieu de la guerre étrangère éteinte sous leurs pas; j'ai
vu Louis XVIII tenter la réconciliation générale, dans le contrat de
sa charte entre la monarchie et la liberté; je l'ai vu manoeuvrer avec
longanimité et sagesse au milieu de ces tempêtes de parlement et
d'élection qui ne lui pardonnaient qu'à la condition de mourir; j'ai
vu Charles X, pourchassé par la meute des partis parlementaires, ne
trouver de refuge que dans un coup d'État désespéré qui fut à la fois
sa faute et sa punition.

Je vois maintenant un prince révolutionnaire demander grâce tour à
tour aux royalistes d'être un fils de la Convention, aux républicains
d'être un roi sur un trône, aux étrangers d'être l'élu d'une
insurrection, aux bonapartistes d'être un Bourbon, à la démocratie
d'être un petit-neveu de Louis XIV, à l'aristocratie d'être l'élu
d'une démocratie; je le vois forcé de faire effacer ses armoiries sur
les portes de son palais, comme un crime de sa naissance envers un
peuple qui ne veut plus d'ancêtres; forcé de donner à sa nièce, dans
les cachots de Blaye, la question de la pudeur sacrée de la femme, de
constater le flagrant délit de son sexe pour déconsidérer, par-devant
témoins, ses partisans; supplice que l'antiquité n'avait pas inventé
et qu'un parti acharné contre la royauté exige d'elle comme une
concession à l'ignobilité de sa haine. Je le vois chercher à tâtons
ses ministres parmi les complices de son avénement en 1830, et ne
trouver en eux que des dévouements conditionnels, des intelligences
avec ses ennemis dans le parlement ou dans la presse. Et enfin je vois
des transfuges du pouvoir de 1830, à la tête de toutes les colonnes
d'opposition, fomenter dans toute la France une agitation fiévreuse
qui commence par des banquets et qui finira inévitablement par des
séditions. Est-ce là le gouvernement parlementaire? ou n'est-ce pas
plutôt une petite anarchie d'_Oeil-de-Boeuf_, qui joue aux révolutions
de salle à manger, les fenêtres ouvertes, et qui finira par appeler le
peuple à faire invasion dans les festins, à renverser les tables et à
remplacer les convives? Ces saturnales d'opposition coalisée à table
me répugnaient par leur mauvaise foi comme par leur danger, et je me
refusai énergiquement à y prendre part. Je dis hautement les motifs de
mon abstention dans une lettre aux journaux qui sera réimprimée dans
ce recueil. On verra que je ne m'enrôlai jamais alors, quoi qu'on en
ait dit depuis, dans les rangs de cette coalition malséante qui
voulait secouer tout sans rien remplacer.


II

Mais les scandales de ce gouvernement inexpérimenté, qu'on appelait le
gouvernement parlementaire, me convainquirent que le pouvoir vraiment
national et populaire n'était plus là; qu'aucune des dynasties rivales
tombées, retombées, retombant encore, ne pouvait le reconstituer
solidement en elle; que l'aristocratie y avait renoncé implicitement
en donnant un mandat d'éloquence, une procuration d'opinion, au lieu
de combattre de sa personne dans ces compétitions d'influence, de
popularité et de trône; que cette classe moyenne exclusive,
intéressée, adulée, à qui ses exploitateurs recommandaient de
s'adjuger à elle-même le nom et les prétentions d'une aristocratie de
second étage, n'était ni assez antique, ni assez enracinée, ni assez
large, ni assez populaire, pour affecter le privilége d'un
gouvernement national; qu'elle n'avait rien de permanent, de
chevaleresque, de prestigieux, excepté ses industries et ses
commerces, aussi mobiles que ses convoitises de monopoles financiers:
jalouse en haut, jalousée en bas, menaçante et menacée de toutes
parts; que le dernier mot de la Révolution française ne pouvait être
cette petite oligarchie groupée par la peur et par l'orgueil autour
d'un roi d'expédient; que cela allait crouler aux premières lueurs de
l'incendie parlementaire allumé par ceux-là même qui l'avaient si mal
éteint en 1830; qu'il fallait pourvoir d'avance aux catastrophes
inévitables de ce gouvernement déjà démoli dans l'opinion des masses,
en donnant à ces masses envahissantes une histoire vraie de la
Révolution qu'elles auraient bientôt à reprendre en sous-oeuvre, afin
qu'elles ne s'égarassent pas de nouveau sans plan et sans sagesse dans
les démences et dans les crimes qui avaient perdu jusqu'au nom de
cette Révolution.

«Il faut, dis-je à mes amis, confidents de ma pensée, il faut écrire
pour ce peuple, dans une histoire impartiale, morale et pathétique à
la fois, le commentaire vivant de sa première révolution, un Machiavel
français, non dans l'esprit du Machiavel italien, mais dans l'esprit
d'un Tacite moderne; il faut prouver, par tous les faits de cette
révolution, qu'en histoire, comme en morale, chaque crime, même
heureux un jour, est suivi le lendemain d'une véritable expiation; que
les peuples, comme les individus, sont tenus de faire honnêtement les
choses honnêtes; que le but ne justifie pas les moyens, comme le
prétendent les scélérats de théorie ou les fanatiques de liberté
illimitée et de démagogie populacière; que les plus justes principes
périssent par l'iniquité des actes; que la conscience ne subit pas
d'interrègnes; que la Providence est toujours là pour la venger, et
que, si la Révolution de 1793 a noyé les plus belles pensées
philosophiques dans le sang, c'est qu'elle est tombée des lèvres des
philosophes dans les mains des tribuns, et des mains des tribuns dans
les mains des Sylla et des César, lavant le sang dans le sang, et
restaurant facilement la tyrannie, que les sociétés préfèrent
justement aux crimes. Une histoire écrite dans cet esprit sera pour
le peuple une haute leçon de moralité révolutionnaire, utile à
l'instruire et à le contenir la veille d'une prochaine révolution.»

Voilà le but moral que je me proposais en pensant d'avance à ce
commentaire en action du crime et de la vertu dans la politique
populaire. Je voulais faire un code en action de la république future,
si, comme je n'en doutais déjà plus guère, une république, au moins
temporaire, devait recevoir prochainement de la nation et de la
société françaises le mandat de la nécessité, le devoir de sauver la
patrie après l'écroulement de sa monarchie d'expédient sur la tête de
ses auteurs; que la prochaine république fût au moins _girondine_ au
lieu d'être _jacobine_.

Voilà toute la pensée de mon livre!


III

J'avoue qu'un sentiment plus vain, un mobile profane de gloire
personnelle, se mêlait dans ma pensée à ce sentiment tout moral de
préparer les masses à répudier les immoralités, les iniquités, les
crimes, la guerre même, qui avaient souillé le nom du peuple dans la
première république. Ce sentiment était purement littéraire.

Je voulais essayer mon talent, encore douteux pour moi-même, dans une
grande oeuvre en prose; l'histoire me paraissait et me paraît encore
la première des tragédies, le plus difficile des drames, le
chef-d'oeuvre de l'intelligence humaine, la poésie du vrai. Je voulais
être, si cela m'était possible, le dramaturge du plus vaste événement
des temps modernes, le Thucydide d'une autre Athènes, le Tacite d'une
autre Rome, le Machiavel d'une autre Italie: je m'en sentais
imaginairement la force en moi; le lyrisme pieux et élégiaque de ma
première jeunesse s'était promptement transformé en moi, comme
autrefois dans Solon, en une vigueur de réflexion politique qui me
passionnait pour les sujets historiques plus que pour les poëmes du
coeur et de la pensée. Mes fleurs tombaient et je croyais les sentir
remplacées par des fruits d'intelligence. Je me trompais; mais
l'orgueil n'excuse-t-il pas un peu en nous ces flatteries
involontaires de l'imagination? On se croit capable de ce qu'on rêve,
et ce que je rêvais n'était-il pas en effet le plus beau drame
historique des temps connus? La France elle-même, actrice et théâtre
de ce grand drame, n'avait-elle pas rêvé plus beau qu'elle?

Une grande pensée, un code de la raison, saisit un peuple intelligent,
enthousiaste, aventureux, la France.

Il s'agit de la rénovation presque complète du monde religieux, moral
et politique.

Balayer de la scène le moyen âge et installer à sa place un âge de
justice, de logique, de vérité, de liberté, de fraternité, conçu d'une
seule pièce et jeté d'un seul jet;

En religion, conserver la belle morale et la sainte piété chrétienne,
en détrônant les intolérances;

En politique, supprimer les féodalités oppressives des peuples, pour
les admettre aux droits de famille nationale, et leur laisser la
faculté de grandir au niveau de leur droit, de leur travail, de leur
activité libre;

En législation, supprimer les priviléges iniques pour inaugurer les
lois communes à tous et à tous utiles;

En magistrature, remplacer l'hérédité, principe accidentel et brutal
d'autorité, par la capacité, principe intelligent, moral et rationnel;

En autorité législative, remplacer la volonté d'un seul par la
délibération publique des supériorités élues, représentant les
lumières et les intérêts généraux du peuple tout entier;

Enfin, en pouvoir exécutif, respecter la monarchie, exception unique à
la loi de capacité, pour représenter la durée éternelle d'une autorité
sans rivale, sans éclipse, sans interrègne; honorer cette majesté à
perpétuité de la nation, mais la désarmer de tout arbitraire, et n'en
faire que la majestueuse personnification de la perpétuité du peuple:
voilà la véritable Révolution française, voilà le plan des architectes
sages et éloquents des deux siècles.


IV

Ces dogmes, à peine contredits par quelques intéressés des classes
théocratiques et des classes aristocratiques en bien petit nombre,
sont acclamés comme une révélation aux états généraux, en présence
d'un roi qui les applaudit lui-même généreusement après les avoir
provoqués. Les priviléges se nivellent d'eux-mêmes, la tolérance des
cultes fait justice à toutes les consciences, les grands se
sacrifient, le peuple s'exalte, les vérités encore en théorie pleuvent
de chaque bouche au milieu d'une ivresse qui semble unanime; on dirait
l'explosion d'une révélation civile, éclatant de son propre éclat dans
toutes les âmes et pulvérisant d'évidence tous les obstacles à la
réformation des institutions du moyen âge.

Mais à des vérités si neuves il faut un monde neuf aussi pour les
accueillir et pour s'y conformer sans hésitation, sans froissement,
sans partialité, sans récrimination dans les dépossédés de l'erreur,
sans excès et sans violence dans les nouveaux venus à la liberté.

Ici les passions descendent dans la lice à la place des théories. Le
roi, modérateur bien intentionné de la révolution, est méconnu par les
uns et par les autres dans ses actes et dans ses intentions; les
grands lui reprochent sa faiblesse pour les novateurs, les novateurs
sa partialité pour les grands; le peuple l'enveloppe de ses soupçons,
bientôt de ses menaces, puis de ses fureurs. Le prince appelle ses
troupes pour défendre le peu de majesté royale qui lui reste; le
peuple irrité corrompt les troupes et donne de nouveaux assauts au roi
jusque dans son palais.

Un dictateur de popularité s'élève sur le flot mouvant de cette
multitude d'une capitale. Ce dictateur subit lui-même toutes les lois
de cette multitude au lieu d'en dicter; sa présence légalise toutes
les violences du peuple envers la cour; caressant envers le peuple,
poli avec le roi. Ce prince arraché à son palais de Versailles
devient le triomphe de la captivité royale. Les Tuileries deviennent
la prison décente de la royauté. Le roi tente de s'échapper, on l'y
ramène; La Fayette ne peut plus être que le geôlier national de la
couronne.

Cette royauté suspendue sur la tête du roi passe à l'Assemblée
constituante; une constitution règne métaphysiquement à sa place;
l'Assemblée constituante rend un trône presque aboli à ce fantôme de
roi captif.

Louis XVI déteste la constitution et l'observe cependant, pour
convaincre la nation de son impraticabilité, et pour la faire réviser
par ceux mêmes qui l'ont faite. Tout le royaume est en feu, sans roi,
sans loi, sans répression possible des désordres d'une anarchie.

La guerre étrangère paraît une heureuse diversion aux hommes d'État;
on impute au roi ses premiers revers. Une seconde Assemblée est nommée
par la France sous l'empire de la terreur et de la fureur. Tous les
hommes éminents et sages de l'Assemblée constituante en sont
malheureusement exclus par une volontaire abdication de leur mandat.
Mirabeau lui-même, s'il eût encore vécu, n'aurait pu siéger dans le
conseil de la Révolution épuré de tous ses talents.

Les hommes secondaires n'apportent dans cette Assemblée que des
mandats de violence; ils assiégent le roi d'exigences et
d'humiliations. Le club des Jacobins règne par ses tribuns sur le
peuple; le peuple règne par ses agitateurs à l'hôtel de ville dans la
commune de Paris. Les Girondins, au ministère et dans l'Assemblée,
pèsent tantôt sur l'Assemblée par leur éloquence, tantôt sur le roi
par leur popularité; ils essayent le rôle de modérateurs de la
Révolution. Les Jacobins et la commune soulèvent contre eux la
multitude.

Moitié complices, moitié contraints, les Girondins cèdent, le 20 juin
et le 10 août, aux grandes séditions où le trône tombe sous leurs
yeux. Ils proclament complaisamment la déchéance et la captivité du
roi qu'ils auraient voulu conserver pour personnifier en lui un ordre
légal. Une Convention nationale, formée de tous les partis extrêmes,
est appelée à leur place par le tocsin du 10 août; des tribuns
forcenés de la commune de Paris veulent les intimider par les
massacres de septembre. Les Girondins rejettent cette fois avec
horreur et indignation ce sang des assassinats dont ils ne veulent à
aucun prix leur part. Danton leur offre encore la paix, s'ils
consentent à ne plus reprocher ces forfaits à leurs auteurs. Vergniaud
noblement refuse d'amnistier jamais le crime. On leur pose alors, pour
les embarrasser, la terrible question du jugement et du supplice du
roi. Complices s'ils acceptent, suspects de royauté s'ils refusent,
ils commencent par refuser; ils préparent par des discours sublimes la
défense du roi menacé, puis ils cèdent, non par lâcheté, mais par une
très-fausse et très-criminelle politique de parti, qui croit sauver
des milliers de têtes en en concédant une à la république.

Cette tête auguste et innocente livrée entraîne leurs propres têtes.
On les immole coupables, au lieu de les immoler vertueux. La terreur
règne deux ans sur leurs cadavres; c'est une de ces périodes de la vie
d'un peuple sur lesquelles aucun voile, jeté comme un linceul, ne peut
cacher le sang des milliers de victimes. Les bourreaux eux-mêmes
finissent de tuer, non par remords, mais par lassitude. Le crime
aussi a ses défaillances.

Robespierre, qui a eu le fatal honneur de donner son nom à cette
sinistre époque, est choisi par ses complices pour couvrir de son nom
les holocaustes et les responsabilités de tous. Il tombe par la main
de tous et paye pour tous au 9 thermidor et devant la postérité.

L'opinion, légère, inique et intéressée, amnistie ses complices et ses
adulateurs. La Révolution, enivrée de ce sang comme une bacchante, ne
sait plus ce qu'elle veut ni ce qu'elle fait. Elle marche au hasard à
sa propre destruction et passe des bourreaux aux victimes, des
intrigants aux idéologues, des idéologues aux soldats, des soldats aux
dictateurs, des dictateurs aux despotes. Sa pensée se brouille dans sa
tête et la plus grande pensée des siècles aboutit à la guerre et à la
servitude. On croit voir les Gracques, les Marins et les Sylla aboutir
aux Césars. Paris et Rome se ressemblent; les temps répètent les
temps, et la France, pour avoir laissé ses efforts vers la réforme du
monde politique dégénérer en convulsions démagogiques, ne se retrouve
plus de force pour faire de sa liberté, modérée par la règle, un
gouvernement. Entre l'échafaud des tribuns du peuple et les
baïonnettes des dictateurs il n'y a plus que le choix du fer immolant
ou asservissant les citoyens.


V

Quelle leçon morale et quel sujet pathétique d'histoire par un
écrivain qui voulait instruire le peuple en moralisant la liberté!

Je n'hésitai plus à choisir ce drame moderne à ce point central et
culminant de la Révolution, où l'on voit encore la beauté des
principes et où l'on aperçoit déjà l'horreur des excès. Ce point,
c'est l'échafaud des Girondins. J'y montai en esprit, pour prendre de
là mon _panorama_ historique.

Rien ne me gênait dans ma situation politique parlementaire soit
envers le gouvernement, soit envers l'opposition légitimiste, soit
envers l'opposition semi-républicaine. Je recueillais dans cette
entière liberté d'esprit le fruit de mon indépendance d'engagement
avec tous les pouvoirs et tous les partis. Je pouvais donc dire ce qui
me semblait la vérité à tous. Dégagé par la catastrophe de 1830 non de
l'affection et des respects que je portais à la royauté des Bourbons
légitimes exilés, mais dégagé par la fausse attitude des légitimistes
dans la chambre de toute solidarité avec eux, excepté de la solidarité
d'origine commune; dégagé de la royauté d'Orléans, dont je ne
conspirais pas la chute, mais dont je ne plaignais pas les dangers et
les expiations; plus dégagé encore des coalitions anarchiques que les
aristocrates, les démocrates, les légitimistes, nouaient dans le
parlement, rien ne m'empêchait d'écrire de la Révolution une histoire
qui pût froisser, offenser, irriter même par son impartialité toutes
ces opinions et profiter au besoin à la moralisation future d'une
seconde république que j'entrevoyais dans l'ombre du lointain, comme
une dernière ressource du gouvernement en France, après la chute,
certaine selon moi, de la royauté d'Orléans.

Je le répète, mes traditions de famille m'avaient fait une seconde
nature de mon attachement à la royauté séculaire de la France, aux
vertus si mal récompensées de l'honnête Louis XVI, aux malheurs de sa
race, à la haute et sage modération de Louis XVIII, ce roi
conciliateur de la royauté et de la liberté par la charte, même au
caractère chevaleresque de Charles X, tombé dans une faute, mais
laissant après lui un enfant de la couronne innocent par son âge du
coup d'État qui lui avait enlevé sa patrie.

Cette royauté des expiations étant impossible à rétablir, la royauté
des conspirations étant impossible pour moi à aimer et à servir, cette
coalition immorale et déloyale dans le parlement étant impossible à
honorer, incapable de fonder, capable seulement de détruire, je
n'avais plus de devoir et de lien qu'avec la politique abstraite,
idéale, personnelle qui pouvait seule à un jour donné recruter, au
profit des principes sainement et honnêtement progressifs, les
opinions d'un peuple prêt à retomber dans l'anarchie.

Ces principes, qui étaient ceux de la vraie philosophie politique de
l'Assemblée constituante, ceux que les Mirabeau, les Barnave, les
Clermont-Tonnerre, les Lally-Tollendal, les Bailly, les Mounier, les
Montmorency, les Cazalès, les Vergniaud, avaient si magnifiquement
débattus ou formulés dans leur éloquence de raison, me passionnaient
encore à distance et me paraissaient le but dépassé, mais le but idéal
de la Révolution, auquel il fallait ramener le peuple par l'opinion
avant de l'y ramener un jour par le fait, si les événements
échappaient à l'ambitieuse et intrigante faction de la fausse
révolution et de la royauté d'expédient de 1830.

Le livre des _Girondins_ était donc à mes yeux non pas un levier pour
soulever et précipiter un trône, mais une pierre d'attente pour
remplacer un édifice écroulé dans ces éventualités de gouvernements
qui seraient appelés par le hasard à remplacer le gouvernement
menaçant et menacé de 1830.

La république se présentait sans doute à mon esprit, mais elle s'y
présentait comme une possibilité improbable plutôt que comme un but
arrêté ou même désirable encore; seulement je voulais, dans le cas où
la nation se réfugierait, après le renversement du trône d'Orléans,
dans la république, qu'une histoire consciencieusement sévère de la
première république eût prémuni le peuple français contre les
mauvaises passions, les illusions, les fanatismes, les crimes et les
terreurs qui avaient perverti, férocisé et ruiné la première fois le
règne du peuple. Je n'avais dans l'esprit aucune des chimères
socialistes de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de Mably, de
Robespierre, de Saint-Just, qui mènent le peuple droit au crime par la
fureur qui succède aux déceptions, et qui tuent bourreaux et victimes
par la guerre anticivique de la propriété qui refuse tout et du
prolétariat qui anéantit tout.


VI

La révolution vraie, selon moi, ne s'exprimait que par trois
principes ou plutôt par trois _tendances_ légitimes, résultat de mes
études et de mes réflexions sur la vraie nature et sur les vrais
dogmes de la rénovation française.

Ces trois tendances de l'esprit de la nouvelle civilisation inaugurée
sur les ruines de la civilisation féodale, étaient celles-ci:

Déplacement, mais nullement destruction du principe d'autorité,
c'est-à-dire, au lieu du despotisme des rois, des cours, des
sacerdoces dominants, l'autorité raisonnée, mais absolue ensuite et
irrésistible de la volonté représentée du peuple tout entier, confiée
à un roi héréditaire ou à des autorités électives. En un mot, une
autorité très-concentrée, très-forte, très-obéie, nécessaire à la
répression des passions individuelles ou des factions collectives.
L'ordre libre, mais l'ordre très-prédominant sur ce qu'on appelle la
liberté. Car l'autorité est la première nécessité de la société; la
liberté n'en est que la dignité individuelle.

La seconde de ces tendances, c'est la liberté religieuse, longtemps
effacée des constitutions civiles de l'Europe, et devant, selon moi,
reprendre sa place naturelle, c'est-à-dire la première place, dans
les indépendances de l'âme et par l'indépendance des cultes desservis
par eux-mêmes, avec indemnité préalable des établissements et des
individus consacrés antérieurement au culte de l'État. C'est la plus
difficile des libertés à établir consciencieusement, mais c'est la
plus sainte et la plus favorable à l'action religieuse sur les
sociétés dont l'âme est toujours une foi libre.

La troisième de ces tendances, c'est la concorde organique entre les
classes riches ou pauvres de la société par des institutions qui les
rapprochent et qui leur inspirent non cette fraternité déclamatoire et
métaphysique qui ne consiste qu'en égalité et en communauté de biens
impraticables et contre nature, mais par des actes efficaces de
patronage et de clientèle entre la propriété du capital et la
propriété du travail, entre le propriétaire et le prolétaire, entre le
sol et le bras, propriétés aussi sacrées l'une que l'autre et dont
l'une ne peut subsister sans l'autre. Dans ce but, je voulais que les
classes laborieuses eussent, par un vote proportionné à leur droit de
vivre, une part consultative dans la représentation trop privilégiée
des classes propriétaires ou industrielles; je voulais, comme en
Angleterre, un impôt de bienfaisance sur le revenu, non pas un impôt
progressif qui décime le travail en décimant le capital, mais un impôt
proportionnel qui oblige la classe riche à une charité légale qui met
du coeur et de la vertu dans les lois.


VII

Toutes ces tendances exigeaient évidemment, pour être graduellement
obéies, un élargissement immense du régime électoral, étroit,
privilégié, et par conséquent dangereux à un jour donné pour la
société elle-même, qui ne vit que de justice et qui meurt toujours de
privilége.

Ces lois étaient certainement républicaines dans le sens moral du mot,
mais elles n'étaient nullement antimonarchiques dans le sens
politique. Les institutions républicainement spiritualistes peuvent
avoir une tête monarchique, sans pour cela cesser d'être populaires.

Une fois les idées progressives admises en pratique dans le
gouvernement d'une société bien faite, la monarchie peut être avec
logique et avec avantage le lien de ce faisceau d'idées.

J'étais loin de le méconnaître. Aussi je ne me déclarai point
républicain, mais populaire, et dans un discours prononcé à un banquet
célèbre qui me fut donné à Mâcon par les délégués de trois ou quatre
provinces réunies (banquet _littéraire_ qu'il ne faut pas confondre
avec les banquets politiques organisés par la coalition
parlementaire), dans ce discours, dis-je, qui fit tressaillir la
France par la hardiesse des idées et de l'accent, je conclus à dompter
la monarchie par la force de l'opinion, et non à la détruire. Ce fut
un vigoureux conseil, ce ne fut point une menace. On peut le relire
dans mes _Oeuvres complètes_. Les journaux de toutes les nuances en
France et en Europe le reproduisirent et lui donnèrent, par leurs
commentaires, le retentissement d'une chute anticipée du trône
d'Orléans dans les esprits. Ce n'était pas mon intention. Je le
rectifiai même dans mon propre département par une lettre énergique
contre les banquets parlementaires de la coalition, auxquels je
refusai de m'unir.

Mais, libre désormais de tout ménagement envers le ministère de M.
Molé, remplacé par un ministère de manoeuvre, pris dans la défection
d'une partie des coalisés, je montai à la tribune, et pour la première
fois je déclarai que j'entrais dans l'opposition.


VIII

L'opposition m'applaudit à outrance; le parti conservateur s'étonna et
s'affligea, sans toutefois m'injurier.

Seulement on attribua généralement cette déclaration d'hostilité
loyale au gouvernement à la rancune personnelle d'une ambition
trompée, qui se venge en renversant ce qu'elle a protégé la veille.
Cela était bien faux; car le roi venait pour la seconde fois de me
demander une entrevue secrète; j'y avais consenti par pure déférence
respectueuse pour nos anciennes relations. Il m'avait tout offert,
avec des instances qui rendaient le refus difficile à un coeur touché
de ses embarras; j'avais tout refusé. Son principal ministre à cette
époque, qui sait mieux que personne _une partie_ de la vérité sur
cette entrevue et sur les avances du roi, les a démenties récemment,
dit-on, en les mettant sur le compte de mon imagination. Le roi
lui-même, du fond de sa tombe, dans ses révélations posthumes,
démentira, plus pertinemment que moi, son ministre. Aucun roi n'a tant
écrit.

Mais remontons de quelques mois, au moment où, en écrivant les
_Girondins_, je faisais ce discours épique, cette discussion en récit
qui devait produire et qui produisit une émotion plus grande et plus
durable que cent discours de tribune.


IX

J'ai dit dans quel esprit et dans quelle indépendance complète
d'opinion politique j'avais résolu d'écrire cette histoire. Je
m'enveloppai, à la campagne entre les sessions et à Paris entre les
séances, de tous les documents imprimés, manuscrits, vivants, qui
survivaient à cette mémorable époque. Ils étaient nombreux,
volumineux, sincères; flattés de ce qu'une main libre cherchait dans
leurs portefeuilles ou dans leur mémoire l'impartiale lumière qui ne
luit qu'après que les partis sont morts et que les ressentiments sont
éteints. J'avais résolu avant tout d'être véridique envers et contre
tous, et au besoin envers moi-même; je ne négligeai rien pour être
bien informé. Quant au style, je ne m'en occupai pas; j'étais sûr que
les événements eux-mêmes m'inspireraient, malgré mon peu d'habitude
de la prose, la clarté, l'ordre, la lumière, le naturel et même la
seule éloquence de l'histoire, la sensibilité communicative qui mêle
du coeur au récit. J'étais né pathétique; je n'avais qu'à me laisser
aller à ma nature. Sentir m'était aisé, savoir était plus difficile;
j'y mis tous mes soins.

Voici, entre mille autres, un exemple de l'attention scrupuleuse et
infatigable que j'apportai dans mon travail à être intéressant force
d'être vrai. Dans tout ce qu'on me contestera sur la véracité des
moindres détails de ce long récit en sept volumes, je suis prêt à
donner des preuves par témoignages aussi irrécusables que celles que
je vais produire en réponse à M. de Cassagnac, qui calomnie
innocemment mon exactitude en histoire. La véracité, c'est la probité
de l'histoire. Mentir à la postérité, c'est mentir à Dieu; car
l'histoire est divine.


X

Un écrivain qui frappe juste, mais qui frappe souvent trop fort, à
cause de la vigueur même de son talent, M. de Cassagnac, vient
d'écrire à son tour un livre sur les Girondins. Il m'accuse d'avoir
non falsifié, mais inventé la fable de la mort et du banquet des
Girondins la veille de leur supplice. Ce dernier souper des victimes
m'avait paru à moi-même si improbable et si dramatique, que j'avais
trouvé là à l'histoire un faux air de poëme ou de roman, et que
j'avais résolu de le révoquer en doute ou de le réduire aux
proportions les plus prosaïques de l'histoire. Cependant, de ce qu'une
chose est dramatiquement pittoresque et pathétique il ne s'ensuit pas
qu'elle soit fausse. Je voulus m'éclairer consciencieusement avant de
la rapporter.

J'avais entendu parler d'un ecclésiastique, nommé l'abbé Lambert,
prêtre assermenté, ami de plusieurs Girondins, qui avait communiqué
avec eux dans leur prison et assisté à leurs derniers moments jusqu'à
l'heure du supplice. Je pris les informations les plus patientes et
les plus précises sur cet ecclésiastique et sur ce qu'il était devenu
après le 31 mai 1793. J'appris qu'il vivait encore, qu'il s'était
réconcilié avec l'Église au temps des rétractations, et qu'il était,
depuis longues années, curé de la commune de Bessancourt, dans le
département de Seine-et-Oise. Je lui écrivis pour lui demander si les
circonstances de sa participation aux événements du 31 mai étaient
vraies, et si, dans le cas où ce bruit aurait quelque fondement, il
voudrait bien consentir à me recevoir et à me donner sur la mort de
ses amis les informations utiles à l'histoire. Il me répondit avec
beaucoup de bonté qu'il était étonné que son nom, depuis si longtemps
égaré et enseveli dans le coin de terre où il desservait une humble
paroisse, fût parvenu jusqu'à moi; que, son âge et ses infirmités
l'empêchant de se déplacer lui-même, il me recevrait dans son pauvre
presbytère et me dirait tout ce que sa mémoire lui rappelait de ces
tragiques événements.

Je pris la poste, accompagné d'un jeune homme de Mâcon, devenu depuis
mon collègue à l'Assemblée constituante de 1848, que je ne crois pas
devoir nommer ici sans son autorisation, mais qui attesterait, je n'en
doute pas, ce voyage et cette enquête avec moi à Bessancourt.


XI

Le curé de Bessancourt, encore vert et comme présent à tout ce passé,
nous donna tous les renseignements désirés sur les derniers jours, sur
les diverses dispositions d'esprit, sur les conversations des
condamnés. Nous écrivions les scènes, les portraits, les paroles, à
mesure que ses souvenirs, provoqués par nos questions, se retrouvaient
et se déroulaient dans la mémoire du vieillard: c'étaient comme les
notes du tableau historique et véridique que je me proposais de
composer d'ensemble à mon retour. Une journée suffit à peine à
recueillir ce témoignage du seul et dernier témoin de ce grand drame.
L'interrogatoire du curé de Bessancourt ne fut interrompu que par le
déjeuner et le dîner que nous prîmes à sa table frugale. Nous le
quittâmes le soir, pleins de reconnaissance pour son accueil et pleins
des souvenirs vivants que nous emportions de ses entretiens.

Peu de temps après, je repartis de Paris pour Bessancourt, afin de
compléter et d'éclaircir quelques autres circonstances du récit
restées obscures dans mon esprit. J'étais accompagné cette fois par un
homme de lettres, confident de mes travaux et devenu lui-même
l'éminent historien d'une autre époque de notre histoire. Sa parole ne
me manquerait pas au besoin pour dissiper les doutes de M. de
Cassagnac. Ce second voyage de Bessancourt et les renseignements
minutieux de l'abbé Lambert complétèrent ma conviction. Je n'eus qu'à
rédiger ses témoignages. Il est sans doute possible qu'après un si
long laps de temps le curé de Bessancourt ait commis quelques
inadvertances de noms, de dates, de détails sur des personnages si
nombreux alors dans les prisons et sur leurs rôles respectifs dans ce
drame pathétique de leur dernière heure; mais il est impossible à qui
a entendu ce modeste et sincère témoin de ces scènes de révoquer en
doute sa véracité. Il n'avait jamais songé jusque-là à se faire un
mérite de ce hasard qui l'avait lié à cette époque avec les Girondins;
il parlait peu; il n'écrivait rien. Je pense qu'il n'aimait pas à
reporter la pensée de ses paroissiens sur sa qualité de prêtre
assermenté et constitutionnel dans sa jeunesse, et qu'il était plus
importuné qu'empressé d'être cité en témoignage sur ces événements qui
lui rappelaient une faute d'orthodoxie sacerdotale, expiée depuis par
sa rétractation.

Si ces témoignages de la consciencieuse minutie de mes recherches sur
les moindres circonstances historiques de mon _Histoire des Girondins_
ne suffisaient pas pour édifier l'écrivain qui m'attribue l'invention
de cette prétendue _fable_, voici à ce sujet une lettre d'un des
principaux habitants de Bessancourt, qui m'arrive aujourd'hui, avec
l'autorisation de la reproduire:

«Monsieur,

«Je n'ai pas besoin de remonter plus loin dans mes souvenirs pour
attester que le vénérable abbé Lambert a été, pendant de longues
années (depuis 1816 jusqu'en 1847, année de sa mort), curé de
Bessancourt (Seine-et-Oise); que cet ecclésiastique a toujours passé
dans la commune pour avoir été l'ami des Girondins et le pieux
consolateur de quelques-uns d'entre eux la veille de leur supplice, en
1793; et que vous êtes venu, accompagné d'un de vos amis ou collègues
dont le nom m'échappe, passer de longues heures chez M. le curé
Lambert dans son presbytère de Bessancourt, pour recueillir
personnellement, de la bouche de ce vieillard, tous les détails que
vous rapportez dans votre _Histoire des Girondins_. C'est là,
Monsieur, que j'eus l'honneur de vous connaître, d'assister à vos
entretiens à la table de M. le curé Lambert, et de vous recevoir dans
ma maison de Bessancourt dans l'intervalle de ces entretiens.

«Beaucoup d'habitants du village ont conservé comme moi le souvenir de
cette enquête et la certifieraient au besoin.

«Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus
distinguée.

                                                            «N. NALIN.

«Bessancourt, le 9 juillet 1861.»


XII

Voilà donc quatre témoignages d'hommes encore vivants qui,
indépendamment des témoignages écrits, ne laissent aucun doute sur la
réalité des scènes solennelles et des paroles mémorables qui
précédèrent le supplice des Girondins; sauf ces légendes plus ou moins
exactes, plus ou moins amplifiées, qui ne sont point du fait de
l'historien, mais du peuple, espèce d'atmosphère ambiante de
l'imagination populaire qui enveloppe toujours les grands événements,
comme elle enveloppe dans la nature les grands horizons.

Le critique se trompe également en niant l'emprisonnement provisoire,
mais assez long, des principaux Girondins dans la prison des Carmes de
la rue de Vaugirard avant leur captivité à la Conciergerie. Il se
trompe par conséquent en m'attribuant la supposition arbitraire des
inscriptions murales des chambres hautes des Carmes aux Girondins
détenus dans ces chambres. Je les ai relevées moi-même sur ces murs
blanchis à la chaux, où sans doute on peut les vérifier encore. Je
n'ai donné que comme conjecture vraisemblable, mais nullement
certaine, l'attribution de telle de ces inscriptions à tel ou tel de
ces prisonniers. Ce n'est point là de l'histoire, mais de la
conjecture morale qui n'a aucune valeur positivement historique, mais
qui ne fut jamais interdite aux historiens non pour falsifier, mais
pour vivifier leur récit.

C'est ce même scrupule de véracité, quelle que fût la peine prise pour
en consulter les sources par des voyages ou par des recherches parmi
les familles des principaux acteurs du drame révolutionnaire, dont on
retrouvera les preuves toutes les fois qu'on voudra, comme M. de
Cassagnac, contester l'exactitude de telle ou telle page de
l'_Histoire des Girondins_.


XIII

Indépendamment des documents imprimés ou manuscrits recueillis avec
tant de soin et de prodigalité dans l'immense et lumineux recueil de
MM. Buchez et Roux, qui a été mon manuel historique, toujours ouvert
sur ma table pendant les deux années consacrées par moi à écrire cette
histoire, je n'ai pas négligé une seule information verbale possible à
obtenir des parents ou des amis des personnages, même odieux, dont
j'avais à sonder la vie publique ou la vie intime. C'est en approchant
de l'homme témoin des événements qu'on approche le plus près de la
vérité des actes et des caractères. L'histoire, qui n'est que surface
de loin, n'est véridique que dans l'intimité. L'acteur disparaît,
l'homme se révèle, l'histoire devient nue comme la vérité.

C'est ainsi que j'ai approché bien près Danton; Danton, le seul homme
d'État de la révolution après Mirabeau, le Jupiter Tonnant de ces
orages, le tribun dont on sentait le coeur convulsif palpiter de
remords anticipés jusque dans les éclats de voix qui lançaient la peur
pour faire fuir les victimes au lieu de les frapper, l'homme qui
aurait été le grand factieux des vérités modernes s'il avait eu le
courage de ne pas concéder le crime pour arme de la liberté.

La seconde femme de Danton, qu'il avait épousée à l'âge de quinze ans,
vivait à l'époque où j'écrivais les _Girondins_, et vit, je crois,
encore aujourd'hui. Elle porte un nom respectable qui cache le nom
trop mémorable de son premier mari. Elle fut retrouvée par moi; elle
consentit à déchirer en ma faveur le voile de veuve et le linceul de
ses jeunes souvenirs; elle m'envoya son fils d'un second lit, jeune
homme d'un nom sans tache, d'un rang élevé, d'un coeur filial, d'une
conversation aussi discrète qu'instructive. Je connus par lui tous les
secrets de nature et d'intimité sur le caractère, sur la vie
intérieure, sur les sentiments privés, sur la séparation dernière,
sur la mort tragique d'un de ces hommes à deux aspects, terribles au
dehors, _placables_ au dedans. C'est sur ce vrai modèle, sorti de
l'ombre du rideau du lit conjugal, que j'ai modelé le buste de Danton.


XIV

Ai-je excusé un seul de ses crimes inexcusables, les massacres de
septembre[1] et la concession de la tête du roi au 21 janvier? Non.
Atténuer l'horreur du crime, c'est le partager gratuitement; l'excuse
même est pire que le crime, car c'est le crime sans la passion qui le
fait commettre, c'est le crime à froid.

[Note 1: Je ne crois plus que Danton ait voulu les massacres de
septembre. Je dois le dire, la commune même de Paris ne les voulut
pas; elle les adopta après coup pour les arrêter. Manuel faillit périr
en tentant de désarmer les égorgeurs; Danton, tout audacieux qu'il
était, n'osa pas les désavouer. C'est un crime sans père!]

Mais j'ai fait connaître le vrai coupable, le popularisme jusqu'au
sang, et j'ai montré le vrai Danton, noyé dans un forfait dont il se
repent, en cherchant vainement à regagner le bord de l'innocence,
qu'on ne regagne jamais qu'au ciel, par le repentir et par
l'expiation.

C'est ainsi que, voulant restituer à Robespierre son vrai caractère
historique de fanatisme systématique et convaincu, d'aberration
politique et sociale au commencement et de férocité désespérée à la
fin, je recherchai avec soin pendant tout un hiver, à Paris, les
moindres fils encore subsistants qui pouvaient se rattacher à cette
figure, et dire non la vérité convenue, mais la vérité vraie et
occulte sur ce tribun, précipité de sa dictature le 9 thermidor,
journée dont Bonaparte, qui avait connu et fréquenté ce tyran du
comité de salut public, disait à Sainte-Hélène que: «c'était un procès
jugé, mais non instruit.» Mot très-hardi, mais très-vrai.


XV

J'appris par hasard qu'une des filles du menuisier Duplay, de la rue
Saint-Honoré, existait encore, sous le nom de madame Lebas, dans la
rue de Tournon; qu'elle était la tradition vivante de cette famille
qui avait donné à Robespierre une si longue et si intime hospitalité
dans son intérieur, depuis son arrivée à Paris, pour siéger à
l'Assemblée constituante, jusqu'à sa mort, dans laquelle il avait
entraîné Duplay, sa femme et une partie de la famille Duplay.

Je parvins à me faire introduire chez madame Lebas, ce témoin naïf et
passionné de vie intime de Robespierre, cette protestation vivante et
ardente contre les calomnies (car on calomnie même le crime) des
historiens de la Révolution.

Je trouvai dans madame Lebas une femme de la Bible après la
dispersion des tribus à Babylone, retirée du commerce des vivants dans
le haut étage d'un appartement modique, conversant avec ses souvenirs,
entourée des portraits de sa famille décimée au 18 fructidor, de ses
soeurs dont Robespierre avait dû épouser la plus belle, de Robespierre
lui-même dans tous ces costumes élégants dont il s'enorgueillissait de
présenter le contraste sur sa personne avec la veste, le bonnet rouge,
les sabots, signes sordides, flatteries ignobles des Jacobins à
l'égalité et à la misère des populaces. Un magnifique portrait au
pastel, de grandeur naturelle, de Saint-Just, ce Barbaroux des
terroristes, cet Antinoüs des Jacobins, s'étalait dans un cadre d'or
poudreux contre la muraille entre les rideaux du lit et la porte,
objet d'un culte de souvenir de jeune fille pour le plus séduisant des
disciples du tribun de la mort.

La jeune fille était devenue femme, mère, veuve; elle avait vieilli
d'années et de visage, sans rappeler par ses traits aucune beauté
passée, mais sans aucun signe de vieillesse ou de caducité. Une pensée
fixe, triste, mais nullement déconcertée, donnait à ses traits une
sorte de pétrification lapidaire dans une seule idée et dans un même
sentiment, idée abstraite, sentiment ferme, mais nullement sévère.

Elle m'accueillit avec sécurité, prévenue qu'elle était par le poëte
Béranger que je n'étais point de sa religion politique, que je ne
venais ni pour la flatter ni pour la trahir, mais uniquement pour
m'instruire et pour entendre ses témoignages sur le temps, sur les
choses, sur les hommes qu'elle avait traversés, connus, fréquentés de
si près dans cette intimité quotidienne où les hommes les plus
comédiens en public oublient de se masquer, selon leurs rôles, devant
les témoins domestiques de toutes les heures secrètes de leur vie.

Je lui répétai ce que lui avait dit à ce sujet Béranger: «Je ne me
présente point à vous, lui dis-je, comme un partisan de la terreur et
comme un réhabilitateur de la mémoire que vous cultivez. À Dieu ne
plaise! Fils de royaliste, royaliste moi-même de naissance, de
tradition, d'éducation, pendant mes jeunes années, si Robespierre
n'était pas mort, mon père n'aurait pas vécu, et toute ma famille
aurait été victime de son système de rénovation de la France par
l'extermination. Mais je veux porter dans l'histoire publique
l'honnêteté de la conscience privée, peindre les acteurs non avec les
traits du préjugé et de la vengeance, mais avec leurs propres traits.
On doit justice même à ce que l'on réprouve, et, s'il y a une vertu
mêlée par hasard au crime dans un homme justement abhorré de ses
ennemis ou de ses victimes, il ne faut point nier cet amalgame
monstrueux, mais souvent réel; il faut séparer, avec une sincérité
loyale, cette vertu du crime, et dire à l'histoire: Ceci était vertu,
ceci était crime; et ceci, crime et vertu, était l'homme. Voilà dans
quel esprit de répulsion instinctive contre votre idole et
d'impartialité historique dans l'histoire je viens recueillir vos
souvenirs. Accordez-les-moi ou refusez-les-moi, selon l'idée que vous
vous ferez de moi-même; je respecterai également votre confiance et
votre silence, je reviendrai ou je m'éloignerai sans retour.»

Madame Lebas fut plus sensible à cette franchise qu'elle ne l'aurait
été à une adulation intéressée de ses sentiments. Elle m'accorda un
libre accès dans sa retraite et me laissa feuilleter à mon aise, et
page par page, sa mémoire présente, intarissable et passionnée sur
tous les détails intérieurs ou extérieurs de la vie privée et de la
vie publique de Robespierre. Tout ce que j'ai rapporté dans les
_Girondins_ sur la vie ascétique, retirée, laborieuse, chaste et pour
ainsi dire abstraite de l'idole des Jacobins et du peuple, est
textuellement la conversation de madame Lebas. Le style et les
réflexions seuls sont de moi.


XVI

Saint-Just aussi jouait un grand rôle dans cette mémoire. Je crois que
la jeune fille de l'entrepreneur Duplay, hôte de Robespierre, avait eu
la pensée de devenir l'épouse du jeune et beau proconsul, fanatique
séide de ce Mahomet d'entresol, quand la révolution que Robespierre
croyait accomplir serait enfin close par cette bergerie plébéienne et
sentimentale que Saint-Just et son maître croyaient établir à la place
des inégalités nivelées et des échafauds abolis.

Car, au fond, c'était là leur pensée. On la retrouve dans tous leurs
papiers secrets et dans toutes leurs conversations à portes fermées, à
la table de la mère de mesdemoiselles Duplay. Toutes les fois que le
nom de Saint-Just revenait dans nos entretiens, l'accent
s'amollissait, la physionomie s'attendrissait visiblement dans madame
Lebas, et un regard d'enthousiasme rétrospectif s'élevait du portrait
vers le plafond, comme un reproche muet au ciel d'avoir tranché
quelque douce perspective, par la hache de 1794, avec cette tête
d'ange exterminateur sur le buste d'un proscripteur de vingt-sept ans.


XVII

Je retrouvai avec plus de peine encore une autre source d'informations
sur Danton dans M. de Saint-Albin, dont le vaste hôtel de la rue du
Temple était un vrai musée de la Terreur. Il y avait échappé lui-même
en changeant de nom. Mais ses informations avaient des réticences qui
ne permettaient pas de croire à la complète impartialité du confident
de Danton. Il ne fallait lui demander que les figures.

J'en découvris une autre bien plus sûre, bien plus précise et bien
plus originale dans Souberbielle, vieux et fidèle _terroriste_, resté
jusqu'à quatre-vingts ans fanatique de Robespierre comme au jour de la
proclamation de l'Être suprême, et ne cessant pas de déplorer le 9
thermidor et le supplice du tribun-pontife, comme l'holocauste de la
vertu.

Souberbielle, qui demeurait presque invisible dans le quartier de la
place Royale, avec une vieille servante, me recevait au chevet de son
lit avec une joie mal déguisée, comme un mourant reçoit un légataire
pour lui confier avant la mort ses chers souvenirs. Il paraissait
vivre dans l'aisance, quoique dans la solitude. Son appartement, au
premier étage d'une maison décente, était en désordre, mais c'était un
désordre de négligence; les meubles s'y entassaient sur les meubles,
les tableaux sur les tableaux, les étoffes sur les étoffes: on eût dit
un encan.

Il avait été un des confidents les plus initiés dans les pensées et
dans les actes politiques du chef du comité de salut public.
Robespierre l'avait nommé médecin en chef et en même temps agent
principal de sa confiance à cette _École de Mars_, corps de jeunes
janissaires personnels de Robespierre, logés au Champ de Mars, qui
gardaient de loin la Convention et veillaient surtout sur Robespierre
lui-même, prêts à voler à son secours dans le cas où ses collègues,
fatigués de sa domination, viendraient à lui livrer combat dans
l'Assemblée ou dans la capitale. Souberbielle savait tous ses secrets
et partageait, même à quarante ans de distance, tout le fanatisme de
son maître pour les grandes pensées populaires et _vertueuses_ qu'il
lui supposait encore.

Cette apothéose de Robespierre était dure pour moi à supporter. Dans
ses accès d'enthousiasme, le sang chaud et méridional de Souberbielle,
qui se portait à son front, lui donnait une figure sibyllique
d'inspiré de l'échafaud; ses cheveux blancs se hérissaient avec le
frémissement de l'exaltation sur sa tête, et les reflets rouges de ses
rideaux de lit cramoisis, transpercés par le soleil du matin et se
répercutant sur ce lit de vieillard, semblaient filtrer non de la
lueur, mais une teinte de sang. Il n'était pas féroce, mais encore
ivre de l'ivresse des champs de bataille du 9 thermidor, où
Robespierre, qui n'avait pas voulu combattre, avait préféré mourir
désarmé. Cela était juste. Le crime a quelquefois des martyrs, jamais
de héros.

C'est à ce soin minutieux et consciencieux de rechercher la vérité aux
sources privées les plus rapprochées des acteurs, et par conséquent
les plus naturellement partiales pour eux, que j'ai dû le reproche non
pas d'avoir flatté, mais trop minutieusement reproduit les portraits
les plus odieux des hommes les plus réprouvés parmi les tribuns
sanguinaires du comité de salut public, et surtout de Robespierre,
cette personnification de la Terreur. Non pas cependant qu'on m'ait
attribué aucune complicité de doctrines avec cet homme chimérique
d'institutions, philosophe d'échafaud, impassible de meurtre, sans
cruauté comme sans pitié dans le coeur, s'il avait un coeur,
immolateur par système de tout ce qui résistait au froid délire d'un
impossible nivellement sous le niveau de fer de sa guillotine. Le
jugement final porté par moi dans les _Girondins_ sur cet homme, sur
ses systèmes et sur ses actes, est trop implacable de sévérité pour
qu'on puisse m'imputer aucune complicité d'idées ou aucune intention
d'atténuation de ses _immanités_, juste horreur des siècles. Mais
l'imagination des lecteurs voit toujours le crime ou la vertu d'une
seule pièce; elle s'irrite quand on lui montre dans un monstre une
parcelle de vertu, et dans un homme de bien un atome de faiblesse. La
moindre justice dans l'historien lui paraît une complicité, la moindre
équité est à ses yeux une connivence.


XVIII

De plus, et ici je me frappe la poitrine, le public a eu un peu raison
contre moi. On a trouvé que le pinceau de l'historien caressait trop
les détails intimes de cette figure, et que ce soin même du pinceau
accusait une certaine indulgence coupable ou malséante pour le modèle.
Ainsi la philosophie ascétique du député d'Arras, la ténacité froide
de ses idées d'abord féneloniennes, la patience de ses utopies à
attendre l'heure des applications, au milieu des premiers murmures de
l'Assemblée constituante contre ses chimères démagogiques, son
obstination à acquérir par un travail ingrat l'éloquence qui lui
manquait à l'origine et qu'il finit par conquérir à force de veilles,
sa pauvreté volontaire, sa vie d'artisan dans une maison d'artisan, sa
sobriété, sa séquestration absolue du monde des plaisirs ou des
intrigues, en sorte qu'il ne sortait de son entresol, au dessus d'un
atelier, que pour apparaître aux deux tribunes du peuple: tous ces
détails vrais du portrait de Robespierre, détails sur lesquels j'ai
trop insisté, d'après madame Lebas, n'étaient que de la fidélité et
ont paru de la faveur.

Moi, un terroriste! On l'a bien vu, quand, porté un moment, par le
hasard de ma vie et des événements, à la place même où Robespierre
avait reçu le coup de pistolet vengeur du sang qu'il avait demandé et
qu'il demandait encore, mon premier acte politique a été de proposer
au gouvernement de la seconde république, qui partageait mon
impatience d'humanité, de porter le décret d'abolition de la peine de
mort en politique, et de désarmer, en nous désarmant, le peuple de
l'arme des supplices, qui déshonore toutes les causes populaires quand
elle ne les tue pas. C'était un commentaire en action sans doute assez
explicite, et j'oserai dire en ce moment, assez dévoué, de ma
prétendue apothéose de Robespierre.

Mais je n'en avais pas eu moins tort, comme historien, d'avoir donné
prétexte à ce reproche, non par mon coeur, mais par mon pinceau. Ces
sortes de figures sinistres doivent rester dans l'ombre des tableaux;
la lumière les jette trop en avant sur la scène. Il faut de l'horreur
autour des bourreaux, pour qu'il y ait plus d'éclat autour des
victimes. Un coup de pinceau, comme un coup de hache, avec une couleur
de sang, voilà tout.

                                                            LAMARTINE.



LXXIIe ENTRETIEN.

CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.

(TROISIÈME PARTIE.)


I

Encore une fois, c'est là une faute de conception et presque de
moralité dans l'_Histoire des Girondins_. J'en demande pardon comme
artiste, mais certes pas comme homme politique. La fidélité du
portrait n'est pas la complicité du peintre.

Quand, dans le moyen âge de Rome papale, la belle et infortunée Cinci
devint complice de la mort d'un tyran féodal, féroce et incestueux,
qui était son père, et quand la juste inflexibilité du pape refusa la
grâce d'une coupable, grâce que toute l'Italie demandait à cause de la
fatalité, de l'innocence et de la beauté de la victime, un peintre
illustre saisit son pinceau et retraça, pendant qu'elle marchait à
l'échafaud, la figure angélique et la pâleur livide de la _Cinci_; ce
portrait rendit à la condamnée une vie immortelle. Qui jamais accusa
le peintre du parricide de son modèle?


II

Cela dit quant à la véracité et à la sincérité de l'histoire, un mot
du style. Le style étant ce qu'on appelle le talent, et le talent
étant la partie d'un livre où se réfugie l'amour-propre de l'auteur,
il serait malséant et immodeste à moi d'en parler; j'aurais voulu en
avoir davantage pour populariser et immortaliser les récits, les
leçons et les moralités de ces mémorables événements.

L'homme a beau se guinder, il ne peut ajouter une ligne à sa taille;
il est ce qu'il est. Je n'ai pas mis de prétention dans mon style, j'y
ai mis un peu plus d'attention que dans mes autres écrits, en vers ou
en prose, parce que mes autres écrits, surtout en prose, ne
s'adressaient qu'au temps, et que l'histoire s'adresse à la postérité.
Je respectais plus la postérité que mon temps. Mais le caractère de
mon style, étant le mouvement, la chaleur et l'improvisation, ne
comporte pas ces perfections élégantes et ce poli des surfaces qui,
dans les styles vraiment classiques, sont l'oeuvre du temps. Dans
l'ordre matériel, comme dans l'ordre littéraire, tout ce qui est poli
est froid. Voyez le marbre. Je ne suis pas de marbre, je suis
d'argile, je le reconnais. C'est donc au public et non à moi de
caractériser le style des _Girondins_. Je ferai ici une simple
observation sur la critique qui a été faite le plus souvent de mon
style historique par des historiens mes émules ou mes rivaux. C'est
l'abondance et la minutieuse exactitude des portraits de mes
personnages historiques. Si c'est un défaut, j'en conviens; mais j'en
conviens sans m'en accuser et sans m'en repentir. Voici pourquoi:


III

Je n'ai jamais eu d'autre rhétorique et d'autre critique que mon
plaisir. Faire l'histoire comme j'aime à la lire, voilà tout mon
système d'écrivain. Or les portraits physiques et biographiques des
personnages me charment et m'instruisent dans Thucydide, dans Tacite,
dans Machiavel, dans Saint-Simon, dans tous les grands historiens
anciens ou modernes. L'homme m'explique l'événement, le visage
m'explique l'homme, les traits me révèlent le caractère, la vie
privée me dévoile les motifs souvent cachés de la vie publique.

Peut-être ce goût pour les portraits tient-il en moi à mon imagination
plastique et pittoresque, qui a besoin de se représenter fortement la
physionomie des choses et des hommes pendant qu'elle lit le récit des
événements où ces hommes sont en scène dans le livre. C'est possible;
mais j'ai toujours cru que la peinture n'était pas un défaut dans ces
tableaux écrits qu'on appelle la grande histoire. Un nom seul ne me
peint rien, ce n'est qu'une abstraction composée de quelques syllabes.
J'ai en dégoût les historiens abstraits; ils éveillent ma curiosité,
ils ne la satisfont pas.

Plutarque pensait évidemment comme moi, mais il plaçait le portrait
après l'homme. Je n'ai jamais compris pourquoi les historiens
français, anglais, italiens, espagnols, ont imité Plutarque en cela;
cela m'a toujours paru bizarre et absurde. Car quel est l'objet du
portrait historique? C'est évidemment d'appeler et de fixer
l'attention et l'intérêt sur la figure d'un personnage que l'on va
voir entrer en scène et agir sous vos yeux. C'est donc, selon la
logique, le moment où il faut dire au lecteur: Voilà quel était ce
personnage, voilà d'où il venait, voilà comment il était sorti de
l'obscurité, voilà dans quelles dispositions de famille, de corps,
d'esprit, de passion il arrivait pour participer à l'événement. On
comprend alors, dès qu'il apparaît, dès qu'il parle, dès qu'il agit,
ses premiers mots et ses moindres actes; on a le pressentiment de sa
présence et de son importance dans le drame, on le regarde, on le
reconnaît, on s'incorpore, pour ainsi dire, d'avance avec lui. C'est
donc avant le rôle et non après la mort du personnage qu'il faut,
selon moi, le portrait; ce n'est pas quand il est mort ou retiré pour
jamais de la scène. Ce qu'il faut alors au lecteur, ce n'est pas le
portrait, c'est le jugement historique et moral sur le rôle héroïque
ou odieux de cet homme, c'est l'épitaphe lapidaire de son nom. Je
crois donc que ces historiens antiques ou ces historiens routiniers
modernes qui ont imité Plutarque en plaçant le portrait à la fin au
lieu de le placer au commencement, se sont trompés de place dans leur
système historique; je le crois d'autant plus que ce n'est pas ainsi
que procède la nature, cette grande logicienne, cette grande
rhétoricienne de l'école de Dieu.

Quand la nature veut nous intéresser à un événement où figure un homme
ou une femme quelconque, que fait-elle? Elle commence par nous montrer
la place où cet événement va se passer, un site, un paysage, une
ville, une maison, un palais, un temple, un champ de bataille, une
assemblée publique, un peuple en ébullition ou en silence, mêlé ou
attentif à un événement: puis elle nous montre un personnage qui
arrive sur cette scène pour y figurer au premier plan, son visage, son
attitude, sa démarche, sa physionomie calme ou convulsive, son costume
même et jusqu'à l'ombre que son corps projette à côté ou derrière lui
sur la place ou sur la foule au milieu de laquelle il apparaît. Voilà
le procédé de la nature. D'abord le lieu, puis l'homme, puis les
accessoires, les indices de l'événement qui va se passer. Quand la
nature a jeté ainsi le site et l'homme dans les yeux du spectateur, et
que ces yeux ont eu le temps de bien regarder et de bien se figurer le
personnage qui doit parler ou agir, elle le fait se mouvoir, elle le
fait parler ou agir, elle le fait commettre des actes de vertu, de
politique, ou des forfaits d'ambition à travers l'événement qui se
déroule. On suit le personnage, on le pressent, on le devine, on se
passionne pour ou contre lui, selon qu'on participe soi-même par
l'admiration ou par l'horreur à l'héroïsme, au fanatisme, au crime ou
à la vertu de l'homme historique; on vit de sa vie ou l'on meurt de sa
mort par l'imagination émue pour ou contre lui; il disparaît, et
l'historien alors reparaît lui; et, semblable au choeur antique, cet
historien prend la parole, prononce un jugement moral, court, nerveux,
impartial, favorable ou implacable sur le personnage qu'il vient de
représenter à vos yeux. Voilà comment procède la nature. Le style
doit-il procéder autrement? Évidemment non; le mode naturel est le
mode logique. La nature est le Quintilien des bons esprits; faisons
comme elle, et nous serons sûrs de frapper l'oeil, de satisfaire
l'esprit et de toucher le coeur.


IV

C'est ainsi que j'ai raisonné, c'est ainsi que j'ai essayé d'écrire,
c'est ainsi que j'ai été amené à faire beaucoup de portraits et à
placer ces figures avant l'action, comme sur la scène on présente
l'acteur avant le rôle, et non pas le rôle avant l'acteur, contre-sens
à la logique de la nature dont Plutarque a donné l'exemple aux pédants
de l'histoire.

Ai-je bien ou mal fait d'imiter la nature au lieu d'imiter Plutarque
ou Rollin? Ce n'est pas à moi de le dire. Encore une fois, mon livre
est plein de défauts; mais, malgré ces défauts, c'est de tous les
livres historiques publiés en Europe depuis Jean-Jacques Rousseau,
dans la fièvre d'engouement qui saisit l'Europe à l'apparition de la
_Nouvelle Héloïse_, c'est celui de tous les livres sérieux qui a été
le plus vite et le plus persévéramment dévoré par la curiosité
publique depuis son apparition; c'est celui qu'on a accusé bien à tort
d'avoir assez ébranlé les esprits en France et en Europe pour avoir
fait une révolution en France et huit ou dix révolutions en Europe.

J'ai prononcé le mot d'engouement tout à l'heure, pour expliquer le
succès de la _Nouvelle Héloïse_ de Jean-Jacques Rousseau au moment de
son apparition; mais remarquez qu'on ne peut expliquer par ce mot
d'engouement le succès des _Girondins_, car l'engouement ne dure pas
vingt ans sans rémission et même sans dégoût contre un livre; or les
éditions de l'_Histoire des Girondins_ se succèdent depuis vingt ans
sous la presse de Paris, de Londres, de la Belgique, sans que la
prodigieuse consommation de ce livre se soit abaissée d'un chiffre ou
ralentie d'un jour en France et en Europe. (Consultez à cet égard les
libraires.) Donc le mode de composition et de style que j'ai employé à
ce livre avait, au milieu de mille imperfections et de mille
insuffisances de talent, au moins cet intérêt dû aux portraits mêmes
que mes émules en histoire me reprochent.

J'ajoute encore, et je dois ajouter, que, par un acharnement extrême
et injuste, la faction orléaniste, la faction démagogique et le haut
parti légitimiste[2] ont fait de concert tout ce qu'ils ont pu pour
décréditer ce livre, et qu'ils n'y sont pas parvenus; le même nombre
d'exemplaires leur glisse tous les ans entre les doigts et se répand
dans toutes les bibliothèques du globe. Cela ne prouve pas que ce
livre a du style, mais cela fait présumer qu'il a de la vie. La vie
aussi est un style; c'est le coeur des livres: tant que ce coeur bat,
le livre n'est pas mort, et il continue à faire battre le coeur de
ceux qui le lisent des mêmes sentiments qui animent l'auteur en
l'écrivant. J'admets donc que le livre est faiblement écrit; mais son
succès prodigieux et continu me permet de croire qu'il est, malgré ses
imperfections, encore vivant et sympathique.

[Note 2: Le croira-t-on quand je serai mort et quand on verra, à
toutes les pages de ma vie, mes sacrifices, mes fidélités d'honoration
à ses princes exilés, mes partialités de coeur, mes égards de plume
pour ce parti de ma jeunesse; le croira-t-on que c'est par ce parti,
par ses organes, par ses courtisans, que j'ai été le plus insulté à
l'aide de tactiques indignes, qui livrent un ami dont on n'a rien à
craindre, pour flatter, qui? des ennemis implacables dont on n'a rien
à espérer! c'est-à-dire les ministres de Louis-Philippe qui vous ont
jetés hors du trône et du territoire en 1830. Vous n'avez pas assez de
prévenances pour ces hommes du parti d'Orléans, vous n'avez pas assez
de dédain et d'injures pour celui qui, en 1830 et depuis, a souffert
pour vous le stoïque martyre de l'honneur.]


V

Un autre caractère qui me frappe en le relisant moi-même aujourd'hui,
et qui fait, je n'en doute pas, une grande partie de son intérêt,
c'est que les hommes y sont beaucoup plus en scène que les choses.
J'ai personnifié partout les événements dans les acteurs; c'est le
moyen d'être toujours intéressant, car les hommes vivent et les choses
sont mortes, les hommes ont un coeur et les choses n'en ont pas, les
choses sont abstraites et les hommes sont réels. Ôtez du livre une
centaine d'hommes principaux qui animent tout de leur âme, qui
passionnent tout de leurs passions, et le livre n'existerait plus.
C'est ainsi qu'ayant à représenter dès le début la Révolution qui va
s'ouvrir, je choisis un homme, Mirabeau, et je personnifie en lui
toute la Révolution. Sa biographie, plus romanesque qu'un roman,
attache tout de suite le lecteur, par toutes les curiosités de
l'esprit et par toutes les émotions de l'âme, au drame dont ce grand
acteur va remuer la scène.


VI

«J'entreprends d'écrire l'histoire d'un petit nombre d'hommes qui,
jetés par la Providence au centre du plus grand drame des temps
modernes, résument en eux les idées, les passions, les vertus, les
fautes d'une époque, et dont la vie et la politique, formant, pour
ainsi dire, le noeud de la Révolution française, sont tranchées du
même coup que les destinées de leur pays.

«Cette histoire pleine de sang et de larmes est pleine aussi
d'enseignements pour les peuples. Jamais peut-être autant de tragiques
événements ne furent pressés dans un espace de temps aussi court;
jamais non plus cette corrélation mystérieuse qui existe entre les
actes et leurs conséquences ne se déroula avec plus de rapidité.
Jamais les faiblesses n'engendrèrent plus vite les fautes, les fautes
les crimes, les crimes le châtiment. Cette justice rémunératoire que
Dieu a placée dans nos actes mêmes comme une conscience plus sainte
que la fatalité des anciens ne se manifesta jamais avec plus
d'évidence; jamais la loi morale ne se rendit à elle-même un plus
éclatant témoignage et ne se vengea plus impitoyablement. En sorte que
le simple récit de ces deux années est le plus lumineux commentaire de
toute une grande révolution, et que le sang répandu à flots n'y crie
pas seulement terreur et pitié, mais leçon et exemple aux hommes.
C'est dans cet esprit que je veux les raconter.

«L'impartialité de l'histoire n'est pas celle du miroir qui reflète
seulement les objets, c'est celle du juge qui voit, qui écoute et qui
prononce. Des annales ne sont pas de l'histoire: pour qu'elle mérite
ce nom, il lui faut une conscience; car elle devient plus tard celle
du genre humain. Le récit vivifié par l'imagination, réfléchi et jugé
par la sagesse, voilà l'histoire telle que les anciens l'entendaient,
et telle que je voudrais moi-même, si Dieu daignait guider ma plume,
en laisser un fragment à mon pays.»


VII

«Mirabeau venait de mourir. L'instinct du peuple le portait à se
presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour
demander encore des inspirations à son cercueil; mais Mirabeau vivant
lui-même n'en aurait plus eu à donner. Son génie avait pâli devant
celui de la Révolution; entraîné à un précipice inévitable par le char
même qu'il avait lancé, il se cramponnait en vain à la tribune. Les
derniers mémoires qu'il adressait au roi, et que l'armoire de fer nous
a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l'affaissement
et du découragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles,
incohérents, presque puérils. Tantôt il arrêtera la Révolution avec un
grain de sable. Tantôt il place le salut de la monarchie dans une
proclamation de la couronne et dans une cérémonie royale propre à
populariser le roi. Tantôt il veut acheter les applaudissements des
tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse
des moyens de salut contraste avec l'immensité croissante des périls.
Le désordre est dans ses idées. On sent qu'il a eu la main forcée par
les passions qu'il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger,
il les trahit, mais sans pouvoir les perdre. Ce grand agitateur n'est
plus qu'un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône, et qui,
balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté, qui
sont dans son rôle, a déjà contracté dans son âme toute la petitesse
et toute la vanité des pensées de cour. Le génie fait pitié quand on
le voit aux prises avec l'impossible. Mirabeau était le plus fort des
hommes de son temps; mais le plus grand des hommes se débattant contre
un élément en fureur ne paraît plus qu'un insensé. La chute n'est
majestueuse que quand on tombe avec sa vertu.»


VIII

Lisez son portrait politique à la suite de son portrait physique et
moral; l'homme personnifie immédiatement en lui non-seulement la
pensée, mais, hélas! aussi les passions et les immoralités que toute
révolution fait bouillonner dans toutes ces vastes commotions
humaines.

«Dès son entrée dans l'Assemblée nationale, il la remplit; il y est
lui seul le peuple entier. Ses gestes sont des ordres, ses motions
sont des coups d'État. Il se met de niveau avec le trône. La noblesse
se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clergé, qui est
peuple, et qui veut remettre la démocratie dans l'Église, lui prête sa
force pour faire écrouler la double aristocratie de la noblesse et des
évêques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait été bâti et
cimenté par les siècles. Mirabeau se reconnaît seul au milieu de ces
débris. Son rôle de tribun cesse. Celui de l'homme d'État commence. Il
y est plus grand encore que dans le premier. Là où tout le monde
tâtonne, il touche juste, il marche droit. La Révolution dans sa tête
n'est plus une colère, c'est un plan. La philosophie du dix-huitième
siècle, modérée par la prudence du politique, découle toute formulée
de ses lèvres. Son éloquence, impérative comme la loi, n'est plus que
le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout.
Presque seul dès ce moment, il a le courage de rester seul. Il brave
l'envie, la haine et les murmures, appuyé sur le sentiment de sa
supériorité. Il congédie avec dédain les passions qui l'ont suivi
jusque-là. Il ne veut plus d'elles le jour où sa cause n'en a plus
besoin; il ne parle plus aux hommes qu'au nom de son génie. Ce titre
lui suffit pour être obéi. L'assentiment que trouve la vérité dans les
âmes est sa puissance. Sa force lui revient par le contre-coup. Il
s'élève entre tous les partis et au-dessus d'eux. Tous le détestent,
parce qu'il les domine; et tous le convoitent, parce qu'il peut les
perdre ou les servir. Il ne se donne à aucun, il négocie avec tous; il
pose, impassible sur l'élément tumultueux de cette Assemblée, les
bases de la constitution réformée: législation, finances, diplomatie,
guerre, religion, économie politique, balance des pouvoirs, il aborde
et il tranche toutes les questions, non en utopiste, mais en
politique. La solution qu'il apporte est toujours la moyenne exacte
entre l'idéal et la pratique. Il met la raison à la portée des moeurs,
et les institutions en rapport avec les habitudes. Il veut un trône
pour appuyer la démocratie, il veut la liberté dans les chambres, et
la volonté de la nation, une et irrésistible, dans le gouvernement. Le
caractère de son génie, tant défini et tant méconnu, est encore moins
l'audace que la justesse. Il a sous la majesté de l'expression
l'infaillibilité du bon sens. Ses vices mêmes ne peuvent prévaloir sur
la netteté et sur la sincérité de son intelligence. Au pied de la
tribune, c'est un homme sans pudeur et sans vertu; à la tribune, c'est
un honnête homme. Livré à ses déportements privés, marchandé par les
puissances étrangères, vendu à la cour pour satisfaire ses goûts
dispendieux, il garde dans ce trafic honteux de son caractère
l'incorruptibilité de son génie. De toutes les forces d'un grand homme
sur son siècle, il ne lui manque que l'honnêteté. Le peuple n'est pas
une religion pour lui, c'est un instrument; son dieu, à lui, c'est la
gloire; sa foi, c'est la postérité; sa conscience n'est que dans son
esprit; le fanatisme de son idée est tout humain; le froid
matérialisme de son siècle enlève à son âme le mobile, la force et le
but des choses impérissables. Il meurt en disant: «Enveloppez-moi de
parfums et couronnez-moi de fleurs pour entrer dans le sommeil
éternel.» Il est tout du temps; il n'imprime à son oeuvre rien
d'infini.»


IX

Ici, je laisse respirer le lecteur et je caractérise l'esprit de la
Révolution. Cette caractérisation est pleine d'erreurs, elle est
lyrique plus que politique. J'y remarque surtout des théories sociales
du _Contrat social_ de Jean-Jacques Rousseau; il faut lire ces pages
avec une extrême précaution de jugement. J'ai lu depuis ce _Contrat
social_ de Jean-Jacques Rousseau que je vantais alors sur parole; j'en
ai publié dernièrement l'analyse et la critique raisonnées
(_Entretiens littéraires_, n. 65 à 67). J'engage mes lecteurs à les
lire; on y verra combien j'ai changé d'impression sur ce faux prophète
d'une liberté anarchique, d'une liberté sans limites, d'une égalité
impraticable. L'histoire et l'expérience m'ont mûri l'esprit; ce n'est
nullement une répudiation de principes, c'est un progrès. La société
libre moins que la société tyrannique ne peut se fonder sur des
mensonges. Le _Contrat social_ de Jean-Jacques Rousseau et les _Droits
de l'homme_ de La Fayette, proclamés en 1789, sont un catalogue de
contre-vérités politiques. Ni l'un ni l'autre de ces apologistes des
droits de l'homme en société ne comprenaient la portée de ce qu'ils
écrivaient; du moins, ils n'en prévoyaient pas les conséquences. Le
peuple votait d'enthousiasme, quoi? le néant. Combien il serait beau
aujourd'hui d'écrire ces vrais droits de l'homme par la main d'un
Aristote, d'un Bacon, d'un Montesquieu, d'un Mirabeau! Car Mirabeau ne
donne jamais dans ces métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau; il les
laisse jeter au peuple comme des osselets, mais il s'en moque toujours
les portes fermées. S'il n'avait pas la vertu de la probité politique,
il avait le génie des réalités.


X

Le portrait de Louis XVI est vrai, il est respectueux pour le malheur
de sa situation.

Voyez ce dernier trait:

«Dans la situation de Louis XVI, et quand on se demande quel est le
conseil qui aurait pu le sauver, on cherche et on ne trouve pas. Il y
a des circonstances qui enlacent tous les mouvements d'un homme dans
un tel piége que, quelque direction qu'il prenne, il tombe dans la
fatalité de ses fautes ou dans celle de ses vertus. Louis XVI en était
là. Toute la dépopularisation de la royauté en France, toutes les
fautes des administrations précédentes, tous les vices des rois,
toutes les hontes des cours, tous les griefs du peuple, avaient pour
ainsi dire abouti sur sa tête et marqué son front innocent pour
l'expiation de plusieurs siècles. Les époques de rénovation ont leurs
sacrifices. Quand elles veulent renouveler une institution qui ne leur
va plus, elles entassent sur l'homme en qui cette institution se
personnifie tout l'odieux et toute la condamnation de l'institution
elle-même; elles font de cet homme une victime qu'elles immolent au
temps: Louis XVI était cette victime innocente, mais chargée de toutes
les iniquités des trônes, et qui devait être immolée en châtiment de
la royauté. Voilà le roi.»


XI

On m'a beaucoup reproché le portrait de la reine; lisez pourtant. Quel
peintre, même madame Lebrun, a porté plus de grâce et plus
d'attendrissement sur cette figure?

«Cette jeune reine semblait avoir été créée par la nature pour attirer
à jamais l'intérêt et la pitié des siècles sur un de ces drames d'État
qui ne sont pas complets quand les infortunes d'une femme ne les
achèvent pas. Fille de Marie-Thérèse, elle avait commencé sa vie dans
les orages de la monarchie autrichienne. Elle était soeur de ces
enfants que l'impératrice tenait par la main quand elle se présenta en
suppliante devant les fidèles Hongrois, et que ces troupes
s'écrièrent: «Mourons pour notre roi Marie-Thérèse!» Sa fille aussi
avait le coeur d'un roi. À son arrivée en France, sa beauté avait
ébloui le royaume: cette beauté était dans tout son éclat. Elle était
grande, élancée, souple: une véritable fille du Tyrol. Les deux
enfants qu'elle avait donnés au trône, loin de la flétrir, ajoutaient
à l'impression de sa personne ce caractère de majesté maternelle qui
sied si bien à la mère d'une nation. Le pressentiment de ses malheurs,
le souvenir des scènes tragiques de Versailles, les inquiétudes de
chaque jour, pâlissaient seulement un peu sa première fraîcheur. La
dignité naturelle de son port n'enlevait rien à la grâce de ses
mouvements; son cou, bien détaché des épaules, avait ces magnifiques
inflexions qui donnent tant d'expression aux attitudes. On sentait la
femme sous la reine, la tendresse du coeur sous la majesté du port.
Ses cheveux blond-cendré étaient longs et soyeux; son front haut et un
peu bombé venait se joindre aux tempes par ces courbes qui donnent
tant de délicatesse et tant de sensibilité à ce siége de la pensée ou
de l'âme chez les femmes; les yeux de ce bleu clair qui rappelle le
ciel du Nord ou l'eau du Danube; le nez aquilin, les narines bien
ouvertes et légèrement renflées, où les émotions palpitaient, signe du
courage; une bouche grande, des dents éclatantes, des lèvres
autrichiennes, c'est-à-dire saillantes et découpées; le tour du visage
ovale, la physionomie mobile, expressive, passionnée; sur l'ensemble
de ces traits, cet éclat qui ne se peut décrire, qui jaillit du
regard, de l'ombre, des reflets du visage, qui l'enveloppe d'un
rayonnement semblable à la vapeur chaude et colorée où nagent les
objets frappés du soleil: dernière expression de la beauté qui lui
donne l'idéal, qui la rend vivante et qui la change en attrait. Avec
tous ces charmes, une âme altérée d'attachement, un coeur facile à
émouvoir, mais ne demandant qu'à se fixer; un sourire pensif et
intelligent qui n'avait rien de banal; des intimités, des
préférences, parce qu'elle se sentait digne d'amitiés. Voilà
Marie-Antoinette comme femme. C'était assez pour faire la félicité
d'un homme et l'ornement d'une cour.

«Pour inspirer un roi indécis et pour faire le salut d'un État dans
des circonstances difficiles, il fallait plus: il fallait le génie du
gouvernement; la reine ne l'avait pas. Rien n'avait pu la préparer au
maniement des forces désordonnées qui s'agitaient autour d'elle; le
malheur ne lui avait pas donné le temps de la réflexion. Accueillie
avec enivrement par une cour orgueilleuse et une nation ardente, elle
avait dû croire à l'éternité de ces sentiments. Elle s'était endormie
dans les dissipations de Trianon. Elle avait entendu les premiers
bouillonnements de la tempête sans croire au danger; elle s'était fiée
à l'amour qu'elle inspirait et qu'elle se sentait dans le coeur. La
cour était devenue exigeante, la nation hostile. Instrument des
intrigues de la cour sur le coeur du roi, elle avait d'abord favorisé,
puis combattu toutes les réformes qui pouvaient prévenir ou ajourner
les crises. Sa politique n'était que de l'engouement, son système
n'était que son abandon alternatif à tous ceux qui lui promettaient le
salut du roi.»


XII

Tout cela est parfaitement indulgent quoique parfaitement historique;
ce qui suit l'est également:

«On en vint à la redouter dans le parti de la Révolution. On est
prompt à calomnier ce qu'on craint. On la peignait dans d'odieux
pamphlets sous les traits d'une Messaline; les bruits les plus infâmes
circulaient; les anecdotes les plus controuvées furent répandues. Le
coeur d'une femme, fût-elle reine, a droit à l'inviolabilité; ses
sentiments ne deviennent de l'histoire que quand ils éclatent en
publicité.»

Voilà ce qui fit éclater contre moi un cri de profanation de l'image
de la reine qui retentit encore. J'avais deux torts, en effet, que je
ne cherche point à excuser: le premier, c'était de porter, quoique
dans une intention très-innocente et même très-atténuante, le jour
non pas de l'évidence, mais de la conjecture sur l'intérieur d'une
femme qui ne doit compte qu'à Dieu et à son mari de la nature de ses
intimités et de ses prédilections, intimités et prédilections que
l'historien doit toujours présumer irréprochables; le second, c'était
de m'être servi du mot _pudeur_ au lieu du mot _convenance_ dans la
dernière phrase de ce paragraphe. Je l'avais mis très-innocemment; il
caractérisait dans ma pensée les accusations que je ne voulais pas
rappeler. Mais, l'histoire étant à mes yeux toujours un peu
monumentale, toutes les fois qu'il se présente à ma plume de ces mots
signifiant la même chose, je choisis de préférence le mot le plus
classique, le mot à étymologie latine. J'avais fait là ce que je fais
toujours, j'avais pris le mot latin _pudeur_ au lieu du mot moderne
_réserve_ ou _convenance_. On affecta de croire que j'avais voulu par
ce mot donner un caractère d'impudicité à la conduite de la reine.
Rien n'était plus loin de ma pensée. Je changeai le mot dès que je
m'aperçus de sa mauvaise interprétation à la seconde édition; mais il
était trop tard pour la susceptibilité des royalistes du parti de la
reine. Je ne les accuse pas à mon tour d'avoir pris un _lapsus_ de
plume pour une profanation sacrilége. Je reconnais que j'avais été,
non pas coupable, mais téméraire et malheureux dans ce regard jeté sur
l'intérieur de cette jeune reine. Rien n'autorise à lui imputer un
tort de conduite dans ses devoirs d'épouse, de mère et d'amie. Mais,
quant à son influence versatile et selon moi funeste sur les conseils
de son mari, je persiste, sur la foi de ses amis eux-mêmes, _unanimes_
à déplorer son influence en ce sens, à lui attribuer bien
involontairement les conséquences les plus tragiques de ces conseils
contradictoires donnés au roi. Ce n'était pas sa faute, sans doute,
mais ce fut son malheur; sa tête charmante mais sans expérience
n'avait rien du génie viril de gouvernement que demandait une telle
époque. Qu'on lise _sans exception_ tous les mémoires de ses plus
intimes courtisans de Versailles ou de Trianon, publiés avant et
depuis les _Girondins_, on se convaincra qu'à cet égard ils sont tous
plus sévères même que l'histoire sur l'action politique de la reine;
et qu'on lise dans les _Girondins_ les pages du cinquième volume
consacrées par moi aux malheurs et au supplice de cette princesse,
dont l'apothéose, juste alors, eut pour piédestal un cachot et un
échafaud, certes on ne m'accusera plus d'avoir voulu ternir cette
sublime ascension de la victime. J'en ai pour preuve l'indulgente
justice et la constante faveur de jugement que sa fille dévouée,
madame la duchesse d'Angoulême, en France comme dans l'exil, conserva
jusqu'à sa mort à mon nom. Sous la sévérité peut-être exagérée de
l'historien de sa mère, cette princesse se plut à reconnaître le coeur
toujours ému et toujours respectueux du peintre des malheurs de sa
maison royale, le _Van Dyck_ de ces autres Stuarts. J'en suis resté
reconnaissant jusqu'à ce jour aussi, et cependant il faut ajouter que
madame la duchesse d'Angoulême ne connaissait de moi que mes ouvrages
et mon refus de servir une autre royauté que la sienne après 1830.
Elle ne se souvenait pas du jeune royaliste inconnu de 1815 qui
gardait la porte de son palais ou qui escortait à cheval la fuite
nocturne de son oncle sur la route de la Belgique; mais elle lisait
dans les _Girondins_ le 10 août, la tour du Temple, le 21 janvier, le
cachot de la Conciergerie, le martyre royal de sa mère disculpée et
sanctifiée par les larmes de l'Europe, et le peintre qui avait déversé
tant d'horreur sur ces supplices, tant de pitié sur ces victimes, ne
lui apparaissait pas comme un sacrilége, mais comme un vengeur.

Cependant, je le répète, moins indulgent que cette princesse envers
moi-même, je me reproche amèrement d'avoir employé une expression
malheureuse, quoique promptement effacée, en parlant d'une reine
enivrée de jeunesse, de beauté, de puissance, d'adulations, et qui
devait être plus tard l'éternelle victime et l'éternel remords de la
Révolution.


XIII

Après ce portrait de la cour, viennent ceux de l'Assemblée: on les a
lus; Robespierre vient le dernier. On a vu que je me reproche
justement aussi d'avoir donné en apparence, comme artiste, trop de
vernis à ce portrait. Qu'on en lise cependant le début: on y sent
d'avance l'inflexibilité du jugement définitif.

«Dans l'ombre encore, et derrière les chefs de l'Assemblée nationale,
un homme presque inconnu commençait à se mouvoir, agité d'une pensée
inquiète qui semblait lui interdire le silence et le repos; il tentait
en toute occasion la parole, et s'attaquait indifféremment à tous les
orateurs, même à Mirabeau. Précipité de la tribune, il y remontait le
lendemain; humilié par les sarcasmes, étouffé par les murmures,
désavoué par tous les partis, disparaissant entre les grands athlètes
qui fixaient l'attention publique, il était sans cesse vaincu, jamais
lassé. On eût dit qu'un génie intime et prophétique lui révélait
d'avance la vanité de tous ces talents, la toute-puissance de la
volonté et de la patience, et qu'une voix entendue de lui seul lui
disait: «Ces hommes qui te méprisent t'appartiennent; tous les détours
de cette Révolution qui ne veut pas te voir viendront aboutir à toi,
car tu t'es placé sur sa route comme l'inévitable excès auquel
aboutit toute impulsion!» Cet homme, c'était Robespierre.

«Il y a des abîmes qu'on n'ose pas sonder et des caractères qu'on ne
veut pas approfondir, de peur d'y trouver trop de ténèbres et trop
d'horreur; mais l'histoire, qui a l'oeil impassible du temps, ne doit
pas s'arrêter à ces terreurs; elle doit comprendre ce qu'elle se
charge de raconter.»

Ici je ne m'excuse pas, je me justifie. L'accusation d'avoir flatté
Robespierre est la calomnie qui a le plus contristé mon coeur.

M'accusera-t-on aussi d'avoir flatté le club des Jacobins, levier de
Robespierre? Qu'on lise.


XIV

«Le club dominant était celui des Jacobins; ce club était la
centralisation de l'anarchie; aussitôt qu'une volonté puissante et
passionnée remue une nation, cette volonté commune rapproche les
hommes, l'individualisme cesse et l'association légale ou illégale
organise la passion publique. De toutes les passions du peuple, celle
qu'on y flattait le plus, c'était la haine; on le rendait ombrageux
pour l'asservir. Convaincu que tout conspirait contre lui, roi, reine,
cour, ministres, le peuple se jetait avec désespoir entre les bras de
ses défenseurs; le plus éloquent à ses yeux était celui qui
manifestait le plus de crainte; il avait soif de dénonciations, on les
lui prodiguait. C'était ainsi que Barnave, les Lameth, puis Danton,
Brissot, Camille Desmoulins, Pétion, Robespierre, avaient conquis leur
autorité sur le peuple; ces noms avaient monté avec sa colère; ils
entretenaient cette colère pour rester à leur sommet. La
représentation nationale n'avait que les lois, le club avait le
peuple, la sédition et même l'armée.

«Hélas! tout était aveugle alors, excepté la Révolution elle-même
(c'est-à-dire la réforme et la reconstitution civile, moins ses abus,
ses erreurs et ses vices).

«Si chacun des partis ou des hommes mêlés dès le premier jour à ces
grands événements eût pris leur vertu au lieu de leur passion pour
règle de leurs actes, tous ces désastres, qui les écrasèrent, eussent
été sauvés à eux et à leur patrie. Si le roi eût été ferme et
intelligent, si le clergé eût été désintéressé des choses temporelles,
si l'aristocratie eût été juste, si le peuple eût été modéré, si
Mirabeau eût été intègre, si La Fayette eût été décidé, si Robespierre
eût été humain, la Révolution se serait déroulée, majestueuse et calme
comme une pensée divine, sur la France et de là sur l'Europe; elle se
serait installée comme une philosophie dans les faits, dans les lois,
dans les cultes.

«Il devait en être autrement. La pensée la plus sainte, la plus juste
et la plus pieuse, quand elle passe par l'imparfaite humanité, n'en
sort qu'en lambeaux et en sang. Ceux même qui l'ont conçue ne la
reconnaissent plus et la désavouent. Mais il n'est pas donné au crime
lui-même de dégrader la vérité; elle survit à tout, même à ses
victimes. Le sang qui souille les hommes ne tache pas l'idée, et,
malgré les égoïsmes qui l'avilissent, les lâchetés qui l'entravent,
les forfaits qui la déshonorent, la Révolution souillée se purifie, se
reconnaît, triomphe et triomphera.»

Le seul devoir de l'écrivain honnête était donc de définir cette
Révolution, de ne point la laisser confondre comme on le fait tous les
jours, aujourd'hui plus que jamais, avec les excès, les iniquités, les
spoliations, les échafauds qui la souillèrent. C'est ce que
l'_Histoire des Girondins_ fait, on le reconnaîtra à toutes ses pages.
Ce livre est mon témoin. Il a quelques faux principes; il n'a pas une
excuse pour une goutte de sang, aucun démagogue n'y est flatté.


XV

Les portraits de Camille Desmoulins, de Marat et autres sont des
stigmates. Voyez comment ce singe et ce tigre de la Terreur y sont
peints; et cependant, si l'opinion publique a eu quelque faiblesse,
même parmi les écrivains royalistes de ce temps, c'est pour Camille
Desmoulins, cet enfant gâté de la faveur publique.

«Les _Discours de la Lanterne aux Parisiens_, transformés plus tard
dans les _Révolutions de France et de Brabant_, étaient l'oeuvre de
Camille Desmoulins. Ce jeune étudiant, qui s'était improvisé
publiciste, sur une chaise du jardin du Palais-Royal, aux premiers
mouvements populaires du mois de juillet 1789, avait conservé dans son
style, souvent admirable, quelque chose de son premier rôle. C'était
le génie sarcastique de Voltaire descendu du salon sur les tréteaux.
Nul ne personnifiait mieux en lui la foule que Camille Desmoulins.
C'était la foule avec ses mouvements inattendus et tumultueux, sa
mobilité, son inconséquence, ses fureurs interrompues par le rire ou
soudainement changées en attendrissement et en pitié pour les victimes
mêmes qu'elle immolait. Un homme à la fois si ardent et si léger,
trivial et si inspiré, si indécis entre le sang et les larmes, si prêt
à lapider ce qu'il venait de déifier dans son enthousiasme, devait
avoir sur un peuple en révolution d'autant plus d'empire qu'il lui
ressemblait davantage. Son rôle, c'était sa nature. Il n'était pas
seulement le singe du peuple, il était le peuple lui-même. Son
journal, colporté le soir dans les lieux publics et crié avec des
sarcasmes dans les rues, n'a pas été balayé avec ces immondices du
jour. Il est resté et il restera comme une Satyre Menippée trempée de
sang. C'est le refrain populaire qui menait le peuple aux plus grands
mouvements, et qui s'éteignait souvent dans le sifflement de la corde
de la lanterne ou dans le coup de hache de la guillotine. Camille
Desmoulins était l'enfant cruel de la Révolution. Marat en était la
rage; il avait les soubresauts de la brute dans la pensée, et les
grincements dans le style. Son journal, _l'Ami du peuple_, suait le
sang à chaque ligne.»


XVI

L'accusation d'avoir présenté le parti tour à tour ambitieux et faible
des Girondins pour un parti idéal de la Révolution n'est pas moins
erronée. Voyez leur entrée en scène, en 1791, après la proclamation de
la constitution:

«L'Assemblée était pressée de ressaisir la passion publique, qu'un
attendrissement passager lui enlevait. Elle rougissait déjà de sa
modération d'un jour, et cherchait à semer de nouveaux ombrages entre
le trône et la nation. Un parti nombreux dans son sein voulait pousser
les choses à leurs conséquences et tendre la situation jusqu'à ce
qu'elle se rompît. Ce parti avait besoin pour cela d'agitation; le
calme ne convenait pas à ses desseins. Il avait des ambitions
au-dessus de ses talents, ardentes comme sa jeunesse, impatientes
comme sa soif de situation.

«L'Assemblée constituante, composée d'hommes mûrs, assis dans l'État,
classés dans la hiérarchie sociale, n'avait eu que l'ambition des
idées de la liberté et de la gloire; l'Assemblée nouvelle avait celle
du bruit, de la fortune et du pouvoir. Formée d'hommes obscurs,
pauvres et inconnus, elle aspirait à conquérir tout ce qui lui
manquait.

«Ce dernier parti, dont Brissot était le publiciste, Pétion la
popularité, Vergniaud le génie, les Girondins le corps, entrait en
scène avec l'audace et l'unité d'une conjuration. C'était une
bourgeoisie triomphante, envieuse, remuante, éloquente, l'aristocratie
du talent, voulant conquérir et exploiter à elle seule la liberté, le
pouvoir et le peuple. L'Assemblée se composait par portions inégales
de trois éléments: les constitutionnels, parti de la liberté et de la
monarchie modérée; les Girondins, parti du mouvement continué jusqu'à
ce que la Révolution tombât dans leurs mains; les Jacobins, parti du
peuple et d'une impitoyable utopie. Le premier, transaction et
transition; le second, audace et intrigue; le troisième, fanatisme et
dévouement. De ces deux derniers partis, le plus hostile au roi
n'était pas le parti jacobin. L'aristocratie et le clergé détruits, ce
parti ne répugnait pas au trône; il avait à un haut degré l'instinct
de l'unité du pouvoir. Ce n'est pas lui qui demanda le premier la
guerre et qui prononça le premier le mot de république; mais il
prononça le premier et souvent le mot dictature; le mot république
appartient à Brissot et aux Girondins. Si les Girondins, à leur
avènement à l'Assemblée, s'étaient joints au parti constitutionnel
pour sauver la constitution en la modérant, et la Révolution en ne la
poussant pas à la guerre, ils auraient sauvé leur parti et maintenu le
trône. L'honnêteté, qui manquait à leur chef, manqua à leur conduite:
l'intrigue les entraîna. Ils se firent les agitateurs d'une assemblée
dont ils pouvaient être les hommes d'État. Ils n'avaient pas la foi à
la république, ils en simulèrent la conviction. En révolution, les
rôles sincères sont les seuls rôles habiles. Il est beau de mourir
victime de sa foi, il est triste de mourir dupe de son ambition.»

Est-ce là un apologiste ou un juge? Parlerais-je aujourd'hui plus
sévèrement?


XVII

En ce qui concerne à cette date la constitution civile du clergé,
sorte de concordat populaire, aussi illogique et aussi oppressif qu'un
concordat royal, je n'ai rien à rétracter de mon jugement; ce fut une
des grandes fautes de la Révolution; en matière de conscience, son
salut et son devoir étaient dans un peuple libre et dans une Église
libre, se mouvant librement et respectueusement dans deux sphères
indépendantes, la sphère civique et la sphère religieuse. Bien que je
ne me dissimule rien des difficultés de cette séparation des deux
autorités, elle triomphera un jour; la religion en sera plus pure et
plus efficace, plus morale, la conscience plus fière d'elle-même,
l'État plus irresponsable des fureurs ou des persécutions des pouvoirs
humains.

Le portrait de Vergniaud se dessine dans la question de l'émigration.
Le droit de tout faire, excepté ce qui attente à la patrie, est son
principe; il est aussi celui du bon sens. Seulement la confiscation
des biens de l'émigré, droit qui punit les enfants et la famille de la
faute d'un père, dont ils sont innocents et pour lequel ils sont
frappés dans leur existence, est un faux principe en équité comme en
politique.


XVIII

«Vergniaud, né à Limoges et avocat à Bordeaux, n'avait alors que
trente-trois ans. Le mouvement l'avait saisi et emporté tout jeune.
Ses traits majestueux et calmes annonçaient le sentiment de sa
puissance. Aucune tension ne les contractait. La facilité, cette
grâce du génie, assouplissait tout en lui, talent, caractère,
attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu'il s'oubliait aisément
lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il
aurait besoin de se recueillir. Son front était serein, son regard
assuré, sa bouche grave et un peu triste; les pensées sévères de
l'antiquité se fondaient dans sa physionomie avec les sourires et
l'insouciance de la première jeunesse. On l'aimait familièrement au
pied de la tribune. On s'étonnait de l'admirer et de le respecter dès
qu'il y montait. Son premier regard, son premier mot mettait une
distance entre l'homme et l'orateur. C'était un instrument
d'enthousiasme qui ne prenait sa valeur et sa place que dans
l'inspiration. Cette inspiration, servie par une voix grave et par une
élocution intarissable, s'était nourrie des plus purs souvenirs de la
tribune antique. Sa phrase avait les images et l'harmonie des plus
beaux vers. S'il n'avait pas été l'orateur d'une démocratie, il en eût
été le philosophe et le poëte. Son génie tout populaire lui défendait
de descendre au langage du peuple, même en le flattant. Il n'avait
que des passions nobles comme son langage. Il adorait la Révolution
comme une philosophie sublime qui devait ennoblir la nation tout
entière sans faire d'autres victimes que les préjugés et les
tyrannies. Il avait des doctrines et point de haines, des soifs de
gloire et point d'ambitions. Le pouvoir même lui semblait quelque
chose de trop réel, de trop vulgaire pour y prétendre. Il le
dédaignait pour lui-même, et ne le briguait que pour ses idées. La
gloire et la postérité étaient les deux seuls buts de sa pensée. Il ne
montait à la tribune que pour les voir de plus haut; plus tard il ne
vit qu'elles du haut de l'échafaud, et il s'élança dans l'avenir,
jeune, beau, immortel dans la mémoire de la France, avec tout son
enthousiasme et quelques taches déjà lavées dans son généreux sang.
Tel était l'homme que la nature avait donné aux Girondins pour chef.
Il ne daigna pas l'être, bien qu'il eût l'âme et les vues d'un homme
d'État; trop insouciant pour un chef de parti, trop grand pour être le
second de personne. Il fut Vergniaud. Plus glorieux qu'utile à ses
amis, il ne voulut pas les conduire; il les immortalisa.»


XIX

En relisant aujourd'hui le jugement que je portais alors sur
l'Assemblée constituante à sa dernière séance, j'y trouve plusieurs
éloges plus lyriques que justes, et que je ne ratifierais pas de
sang-froid aujourd'hui. Voici le texte, voici les corrections:

«L'Assemblée constituante avait abdiqué dans une tempête.

«Cette Assemblée avait été la plus imposante réunion d'hommes qui eût
jamais représenté non pas la France, mais le genre humain. Ce fut en
effet le concile oecuménique de la raison et de la philosophie
modernes. La nature semblait avoir créé exprès, et les différents
ordres de la société avoir mis en réserve pour cette oeuvre, les
génies, les caractères et même les vices les plus propres à donner à
ce foyer des lumières du temps la grandeur, l'éclat et le mouvement
d'un incendie destiné à consumer les débris d'une vieille société, et
à en éclairer une nouvelle. Il y avait des sages comme Bailly et
Mounier, des penseurs comme Sieyès, des factieux comme Barnave, des
hommes d'État comme Talleyrand, des hommes époques comme Mirabeau, des
hommes principes comme Robespierre. Chaque cause y était personnifiée
par ce qu'un parti avait de plus haut ou de plus tranché. Les victimes
aussi y étaient illustres. Cazalès, Malouet, Maury, faisaient retentir
en éclats de douleur et d'éloquence les chutes successives du trône,
de l'aristocratie et du clergé. Ce foyer actif de la pensée d'un
siècle fut nourri, pendant toute sa durée, par le vent des plus
continuels orages politiques. Pendant qu'on délibérait dedans, le
peuple agissait dehors et frappait aux portes. Ces vingt-six mois de
conseils ne furent qu'une sédition non interrompue. À peine une
institution s'était-elle écroulée à la tribune, que la nation la
déblayait pour faire place à l'institution nouvelle. La colère du
peuple n'était que son impatience des obstacles, son délire n'était
que sa raison passionnée. Jusque dans ses fureurs, c'était toujours
une vérité qui l'agitait. Les tribuns ne l'aveuglaient qu'en
l'éblouissant. Ce fut le caractère unique de cette Assemblée, que
cette passion pour un idéal qu'elle se sentait invinciblement poussée
à accomplir. Acte de foi perpétuel dans la raison et dans la justice;
sainte fureur du bien qui la possédait et qui la faisait se dévouer
elle-même à son oeuvre, comme ce statuaire qui, voyant le feu du
fourneau où il fondait son bronze prêt à s'éteindre, jeta ses meubles,
le lit de ses enfants, et enfin jusqu'à sa maison dans le foyer,
consentant à périr pour que son oeuvre ne pérît pas.

«C'est pour cela que la révolution qu'a faite l'Assemblée constituante
est devenue une date de l'esprit humain, et non pas seulement un
événement de l'histoire d'un peuple. Les hommes de cette Assemblée
n'étaient pas des Français, c'étaient des hommes universels. On les
méconnaît et on les rapetisse quand on n'y voit que des prêtres, des
aristocrates, des plébéiens, des sujets fidèles, des factieux ou des
démagogues. Ils étaient et ils se sentaient eux-mêmes mieux que cela:
des ouvriers de Dieu, appelés par lui à restaurer la raison sociale de
l'humanité, et à rasseoir le droit et la justice par tout l'univers.
Aucun d'eux, excepté les opposants à la révolution, ne renfermait sa
pensée dans les limites de la France. La déclaration des droits de
l'homme le prouve. C'était le décalogue du genre humain dans toutes
les langues. La Révolution moderne appelait les Gentils comme les
Juifs au partage de la lumière et au règne de la fraternité.


XX

«Aussi n'y eut-il pas un de ses apôtres qui ne proclamât la paix entre
les peuples. Mirabeau, La Fayette, Robespierre lui-même, effacèrent la
guerre du symbole qu'ils présentaient à la nation. Ce furent les
factieux et les ambitieux qui la demandèrent plus tard; ce ne furent
pas les grands révolutionnaires. Quand la guerre éclata, la
Révolution avait dégénéré. L'Assemblée constituante se serait bien
gardée de placer aux frontières de la France les bornes de ses vérités
et de renfermer l'âme sympathique de la Révolution française dans un
étroit patriotisme. La patrie de ses dogmes était le globe. La France
n'était que l'atelier où elle travaillait pour tous les peuples.
Respectueuse et indifférente à la question des territoires nationaux,
dès son premier mot elle s'interdit les conquêtes. Elle ne se
réservait que la propriété, ou plutôt l'invention des vérités
générales qu'elle mettait en lumière. Universelle comme l'humanité,
elle n'eut pas l'égoïsme de s'isoler. Elle voulut donner et non
dérober. Elle voulut se répandre par le droit et non par la force.
Essentiellement spiritualiste, elle n'affecta d'autre empire pour la
France que l'empire volontaire de l'imitation sur l'esprit humain.

«Son oeuvre était prodigieuse, ses moyens nuls; tout ce que
l'enthousiasme lui inspire, l'Assemblée l'entreprend et l'achève, sans
roi, sans chef militaire, sans dictateur, sans armée, sans autre force
que la conviction. Seule au milieu d'un peuple étonné, d'une armée
dissoute, d'une aristocratie émigrée, d'un clergé dépouillé, d'une
cour hostile, d'une ville séditieuse, de l'Europe en armes, elle fit
ce qu'elle avait résolu: tant la volonté est la véritable puissance
d'un peuple, tant la vérité est l'irrésistible auxiliaire des hommes
qui s'agitent pour elle! Si jamais l'inspiration fut visible dans le
prophète ou dans le législateur antique, on peut dire que l'Assemblée
constituante eut deux années d'inspiration continue. La France fut
l'inspirée de la civilisation.»

Je dis aujourd'hui:

Cet hymne dépasse en admiration la portée de l'Assemblée constituante.
Le mot d'_homme principe_, qui s'applique à Robespierre, est un
scandale de mot qui peut faire douter de mes principes à moi-même.
Est-ce que le fanatisme est une lumière? est-ce que le sophisme est
une vérité? est-ce que le sang est un apostolat? Il est vrai qu'à ce
moment Robespierre n'en avait pas encore versé, et qu'il avait plaidé
au contraire contre la peine de mort. C'est ce qui m'excuse de l'avoir
qualifié ainsi à ce moment de la Révolution où il était encore
éloquent. Mais, comme la vie tout entière d'un homme le résume à
toutes les dates de sa vie dans la qualification qu'un historien lui
donne, ma plume a été étourdie, sinon coupable, en donnant alors à
Robespierre une qualification à double interprétation, capable de
fausser l'esprit de la jeunesse sur ce _Marius_ civil, sur ce
proscripteur-bourreau de la Révolution. Je m'en repens, et je
l'efface.


XXI

De la situation dégradée du roi au moment où la constitution de 1791
était proclamée, où sa puissance n'existait plus, et où sa
responsabilité pesait tous les jours sur sa tête, j'en conclus qu'il
eût mieux valu alors pour le roi dégradé et pour la nation exigeante
proclamer une république ou une dictature de la nation qui aurait
laissé le roi à l'écart et en réserve pendant les essais d'application
des principes populaires nouveaux. Je le crois encore, Louis XVI eut
tort d'accepter une couronne qui n'était plus qu'une hache suspendue
sur sa tête par les factions prêtes à se servir de lui, à le
déshonorer, puis le frapper. La nation eut tort de ne pas retirer à
elle le pouvoir tout entier, puisqu'elle en rejetait la responsabilité
sur un fantôme de roi... Le roi et sa famille n'auraient pas péri, la
nation n'aurait eu à accuser qu'elle-même de ses convulsions, la
république constitutionnelle se serait établie sans 10 août, sans
massacres de septembre, sans 21 janvier, sans _terreur_; ou bien la
France, convaincue de l'impuissance de la république, aurait rappelé à
un trône conservé intact Louis XVI et sa malheureuse famille, à la
charge de maintenir les lois civiles sagement réformées en 1789.

Ce que j'ai dit là dans le septième livre des _Girondins_, je le redis
à vingt ans de distance, après deux restaurations, une monarchie
schismatique de 1830, une république de salut commun, qui n'a ni versé
une goutte de sang, ni proscrit, ni spolié personne, et après une
restauration dynastique d'une monarchie napoléonienne qu'il ne
m'appartient ni de caractériser ici, ni de louer, ni d'accuser de mon
point de vue d'historien, puisque mon point de vue est celui de la
seconde république. Mais je dirai toujours qu'une franche république
sans proscripteurs et sans proscrits vaut mieux pour un peuple en
révolution qu'une fausse monarchie enchaînée et assassinée par les
factions de 1791.

Lisez ici l'explication de ma pensée historique. Elle est hardie, mais
je la crois plus vraie en 1791 que la timide circonspection des
Girondins.

«S'il y eût eu dans l'Assemblée constituante plus d'hommes d'État que
de philosophes, elle aurait senti qu'un état intermédiaire était
impossible sous la tutelle d'un roi à demi détrôné. On ne remet pas
aux vaincus la garde et l'administration des conquêtes. Agir comme
elle agit, c'était pousser fatalement le roi ou à la trahison ou à
l'échafaud. Un parti absolu est le seul parti sûr dans les grandes
crises. Le génie est de savoir prendre ces partis extrêmes à leur
minute. Disons-le hardiment, l'histoire à distance le dira un jour
comme nous: il vint un moment où l'Assemblée constituante avait le
droit de choisir entre la monarchie et la république, et où elle
devait choisir la république. Là étaient le salut de la Révolution et
sa légitimité. En manquant de résolution elle manqua de prudence.

«Mais, dit-on avec Barnave, la France est monarchique par sa
géographie comme par son caractère, et le débat s'élève à l'instant
dans les esprits entre la monarchie et la république. Entendons-nous:

«La géographie n'est d'aucun parti: Rome et Carthage n'avaient point
de frontières, Gênes et Venise n'avaient point de territoires. Ce
n'est pas le sol qui détermine la nature des constitutions des
peuples, c'est le temps. L'objection géographique de Barnave est
tombée un an après, devant les prodiges de la France en 1792. Elle a
montré si une république manquait d'unité et de centralisation pour
défendre une nationalité continentale. Les flots et les montagnes sont
les frontières des faibles; les hommes sont les frontières des
peuples.


XXII

«Laissons donc la géographie! Ce ne sont pas les géomètres qui
écrivent les constitutions sociales, ce sont les hommes d'État.

«Or les nations ont deux grands instincts qui leur révèlent la forme
qu'elles ont à prendre, selon l'heure de la vie nationale à laquelle
elles sont parvenues: l'instinct de leur conservation et l'instinct de
leur croissance. Agir ou se reposer, marcher ou s'asseoir, sont deux
actes entièrement différents, qui nécessitent chez l'homme des
attitudes entièrement diverses. Il en est de même pour les nations. La
monarchie ou la république correspondent exactement chez un peuple aux
nécessités de ces deux états opposés: le repos ou l'action. Nous
entendons ici ces deux mots de repos et d'action dans leur acception
la plus absolue; car il y a aussi repos dans les républiques et action
sous les monarchies.

«S'agit-il de se conserver, de se reproduire, de se développer dans
cette espèce de végétation lente et insensible que les peuples ont
comme les grands végétaux; s'agit-il de se maintenir en harmonie avec
le milieu européen, de garder ses lois et ses moeurs, de préserver ses
traditions, de perpétuer les opinions et les cultes, de garantir les
propriétés et le bien-être, de prévenir les troubles, les agitations,
les factions: la monarchie est évidemment plus propre à cette fonction
qu'aucun autre état de société. Elle protége en bas la sécurité
qu'elle veut pour elle-même en haut. Elle est l'ordre par égoïsme et
par essence. L'ordre est sa vie, la tradition est son dogme, la nation
est son héritage, la religion est son alliée, les aristocraties sont
ses barrières contre les invasions du peuple. Il faut qu'elle conserve
tout cela ou qu'elle périsse. C'est le gouvernement de la prudence,
parce que c'est celui de la plus grande responsabilité. Un empire est
l'enjeu du monarque. Le trône est partout un gage d'immobilité. Quand
on est placé si haut, on craint tout ébranlement, car on n'a qu'à
perdre ou qu'à tomber.

«Quand une nation a donc sa place sur un territoire suffisant, ses
lois consenties, ses intérêts fixés, ses croyances consacrées, son
culte en vigueur, ses classes sociales graduées, son administration
organisée, elle est monarchique, en dépit des mers, des fleuves, des
montagnes. Elle abdique, et elle charge la monarchie de prévoir, de
vouloir et d'agir pour elle. C'est le plus parfait des gouvernements
pour cette fonction. Il s'appelle des deux noms de la société
elle-même: _unité_ et _hérédité_.


XXIII

«Un peuple, au contraire, est-il à une de ces époques où il faut agir
dans toute l'intensité de ses forces pour opérer en lui ou en dehors
de lui une de ces transformations organiques qui sont aussi
nécessaires aux peuples que le courant est nécessaire aux fleuves, ou
que l'explosion est nécessaire aux forces comprimées, la république
est la forme obligée et fatale d'une nation à un pareil moment. À une
action soudaine, irrésistible, convulsive du corps social, il faut les
bras et la volonté de tous. Le peuple devient foule, et se porte sans
ordre au danger. Lui seul peut suffire à la crise. Quel autre bras que
celui du peuple tout entier pourrait remuer ce qu'il a à remuer?
déplacer ce qu'il veut détruire? installer ce qu'il veut fonder? La
monarchie y briserait mille fois son sceptre. Il faut un levier
capable de soulever trente millions de volontés. Ce levier, la nation
seule le possède. Elle est elle-même la force motrice, le point
d'appui et le levier.

«On ne peut pas demander alors à la loi d'agir contre la loi, à la
tradition d'agir contre la tradition, à l'ordre établi d'agir contre
l'ordre établi. Ce serait demander la force à la faiblesse et le
suicide à la vie. Et d'ailleurs on demanderait en vain au pouvoir
monarchique d'accomplir ces changements, où souvent tout périt, et le
roi avant tout le monde. Une telle action est le contre-sens de la
monarchie: comment le voudrait-elle?

«Demander à un roi de détruire l'empire d'une religion qui le sacre,
de dépouiller de ses richesses un clergé qui les possède au même titre
divin auquel lui-même possède le royaume, d'abaisser une aristocratie
qui est le degré élevé de son trône, de bouleverser des hiérarchies
sociales dont il est le couronnement, de saper des lois dont il est la
plus haute, ce serait demander aux voûtes d'un édifice d'en saper le
fondement. Le roi ne le pourrait ni ne le voudrait. En renversant
ainsi tout ce qui lui sert d'appui, il sent qu'il porterait sur le
vide. Il jouerait son trône et sa dynastie. Il est responsable par sa
race. Il est prudent par nature et temporisateur par nécessité. Il
faut qu'il complaise, qu'il ménage, qu'il patiente, qu'il transige
avec tous les intérêts constitués. Il est le roi du culte, de
l'aristocratie, des lois, des moeurs, des abus et des erreurs de
l'empire. Les vices mêmes de la constitution font souvent partie de sa
force. Les menacer, c'est se perdre. Il peut les haïr, il ne peut les
attaquer.

«À de semblables crises la république seule peut suffire. Les nations
le sentent et s'y précipitent comme au salut. La volonté publique
devient le gouvernement. Elle écarte les timides, elle cherche les
audacieux; elle appelle tout le monde à l'oeuvre, elle essaye, elle
emploie, elle rejette toutes les forces, tous les dévouements, tous
les héroïsmes. C'est la foule au gouvernail.»

                                                            LAMARTINE.





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