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Title: A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie
Author: Proust, Marcel, 1871-1922
Language: French
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EN FLEURS (TROISIÈME PARTIE) ***



MARCEL PROUST


A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS


TROISIÈME PARTIE


Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller
dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête que les
histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient
des histoires de M. Bloch, père, et que l'homme «tout à fait curieux»
était toujours un de ses amis qu'il jugeait de cette façon. Il y a un
certain nombre de gens qu'on admire dans son enfance, un père plus
spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à
nos yeux de la métaphysique qu'il nous révèle, un camarade plus avancé
que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de
l'Espoir en Dieu quand nous l'aimons encore, et quand nous en serons
venus au père Leconte ou à Claudel ne s'extasiera plus que sur:


«A Saint-Blaise, à la Zuecca

Vous étiez, vous étiez bien aise».


en y ajoutant:


«Padoue est un fort bel endroit

Ou de très grands docteurs en droit

...Mais j'aime mieux la polenta

...Passe dans son domino noir

La Toppatelle.»


et de toutes les «Nuits» ne retient que:


«Au Havre, devant l'Atlantique,

A Venise, à l'affreux Lido,

Où vient sur l'herbe d'un tombeau

Mourir la pâle Adriatique.»


Or, de quelqu'un qu'on admire de confiance, on recueille, on cite avec
admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son
propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu'un écrivain
utilise dans un roman, sous prétexte qu'ils sont vrais, des «mots», des
personnages, qui dans l'ensemble vivant font au contraire poids mort,
partie médiocre. Les portraits de Saint Simon écrits par lui sans
qu'il s'admire sans doute, sont admirables, les traits qu'il cite
comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres
ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il
rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV,
fait qui du reste est à noter chez bien d'autres et comporte diverses
interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci: c'est
que dans l'état d'esprit où l'on «observe», on est très au-dessous du
niveau où l'on se trouve quand on crée.

Il y avait donc, enclavé en mon camarade Bloch, un père Bloch, qui
retardait de quarante ans sur son fils, débitait des anecdotes
saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami que ne faisait le
père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier
lâchait non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que
son public goûtât bien l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par
lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les histoires de son
père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les plus
intelligentes, Bloch jeune, manifestant l'apport qu'il avait reçu de
sa famille, nous racontait pour la trentième fois quelques-uns des
mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa
redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il
valait la peine d'éblouir: un de ses professeurs, un «copain» qui
avait tous les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple:
«Un critique militaire très fort, qui avait savamment déduit avec
preuves à l'appui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre
russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes
vainqueurs», ou bien: «C'est un homme éminent qui passe pour un grand
financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans
les milieux financiers.» Ces histoires étaient interchangeables avec
une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israël, personnages mis
en scène d'une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M.
Bloch les avait personnellement connus.

J'y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de
Bergotte, je crus aussi que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les
gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que «sans les connaître»,
pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il
s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne
leur étaient pas inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent
obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde,
parce qu'ils connaissent les gens de talent original, qu'ils les
reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand
on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait
trop souhaiter de vivre, trop supposer d'intelligence, dans les
milieux obscurs où l'on ne connaît que «sans connaître». J'allais m'en
rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui
eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès
de ses sœurs qu'il ne cessait d'interpeller sur un ton bougon, en
enfonçant sa tête dans son assiette; il les faisait ainsi rire aux
larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère
qu'elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la
seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous
arrivâmes, l'aînée dit à une de ses cadettes: «Va prévenir notre père
prudent et notre mère vénérable.--Chiennes, leur dit Bloch, je vous
présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu
pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde
en chevaux.» Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se
terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins homérique:
«Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, qu'est-ce que
c'est que ce chichi-là? Après tout c'est pas mon père!» Et les
demoiselles Bloch s'écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à
leur frère combien de joies il m'avait données en me recommandant la
lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.

M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de
Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout
aussi indirecte de prendre connaissance de ses œuvres, à l'aide de
jugements d'apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu
près, où l'on salue dans le vide, où l'on juge dans le faux.
L'inexactitude, l'incompétence, n'y diminuent pas l'assurance, au
contraire. C'est le miracle bienfaisant de l'amour-propre que peu de
gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances
profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux
partagés parce que l'optique des gradins sociaux fait que tout rang
semble le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit moins favorisés
que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu'il nomme et
calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre.
Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages
personnels par l'amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la
dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est
nécessaire, l'envie est là pour combler la différence. Il est vrai que
si l'envie s'exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne
veux pas le connaître» par «je ne peux pas le connaître». C'est le
sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: «je ne veux pas le
connaître.» On sait que cela n'est pas vrai mais on ne le dit pas
cependant par simple artifice, on le dit parce qu'on éprouve ainsi, et
cela suffit pour supprimer la distance, c'est-à-dire pour le bonheur.

L'égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir
l'univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le
luxe d'en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat,
voyant la signature de Bergotte au bas d'un article dans le journal à
peine entr'ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience
écourtée, prononçait sa sentence, et s'octroyait le confortable
plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce
Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être
embêtant. C'est à se désabonner. Comme c'est emberlificoté, quelle
tartine!» Et il reprenait une beurrée.

Cette importance illusoire de M. Bloch père était d'ailleurs étendue
un peu au delà du cercle de sa propre perception. D'abord ses enfants
le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours
une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour
un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors
même de toutes raisons objectives de l'admirer. Or celles-ci ne
manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel était instruit, fin,
affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se
plaisait d'autant plus avec lui que si dans la «société», on juge les
gens d'après un étalon, d'ailleurs absurde, et selon des règles
fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens
élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les
dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu'on
déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas
l'affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices
de l'aristocratie n'existent pas, on les remplace par des distinctions
plus folles encore. C'est ainsi que pour sa famille et jusqu'à un
degré de parenté fort éloigné, une prétendue ressemblance dans la
façon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait qu'on
appelait M. Bloch un «faux duc d'Aumale». (Dans le monde des
«chasseurs» de cercle, l'un qui porte sa casquette de travers et sa
vareuse très serrée de manière à se donner l'air, croit-il, d'un
officier étranger, n'est-il pas une manière de personnage pour ses
camarades?)

La ressemblance était des plus vagues, mais on eût dit que ce fût un
titre. On répétait: «Bloch? lequel? le duc d'Aumale?» Comme on dit:
«La princesse Murat? laquelle? la Reine (de Naples)?» Un certain
nombre d'autres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du
cousinage une prétendue distinction. N'allant pas jusqu'à avoir une
voiture, M. Bloch louait à certains jours une victoria découverte à
deux chevaux de la Compagnie et traversait le Bois de Boulogne,
mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres
sous le menton et si les gens qui ne le connaissaient pas le
trouvaient à cause de cela «faiseur d'embarras», on était persuadé
dans la famille que pour le chic, l'oncle Salomon aurait pu en
remontrer à Gramont-Caderousse. Il était de ces personnes qui quand
elles meurent et à cause d'une table commune avec le rédacteur en chef
de cette feuille, dans un restaurant des boulevards, sont qualifiés de
physionomie bien connue des Parisiens, par la Chronique mondaine du
_Radical_. M. Bloch nous dit à Saint-Loup et à moi que Bergotte savait
si bien pourquoi lui M. Bloch ne le saluait pas que dès qu'il
l'apercevait au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard. Saint-Loup
rougit, car il réfléchit que ce cercle ne pouvait pas être le Jockey
dont son père avait été président. D'autre part ce devait être un
cercle relativement fermé, car M. Bloch avait dit que Bergotte n'y
serait plus reçu aujourd'hui. Aussi est-ce en tremblant de
«sous-estimer l'adversaire» que Saint-Loup demanda si ce cercle était
le cercle de la rue Royale, lequel était jugé «déclassant» par la
famille de Saint-Loup et où il savait qu'étaient reçus certains
israélites. «Non, répondit M. Bloch d'un air négligent, fier et
honteux, c'est un petit cercle, mais beaucoup plus agréable, le cercle
des Ganaches. On y juge sévèrement la galerie.--Est-ce que sir Rufus
Israël n'en est pas président», demanda Bloch fils à son père, pour
lui fournir l'occasion d'un mensonge honorable et sans se douter que
ce financier n'avait pas le même prestige aux yeux de Saint-Loup
qu'aux siens. En réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non point
sir Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais comme il était fort
bien avec son patron, il avait à sa disposition des cartes du grand
financier, et en donnait une à M. Bloch, quand celui-ci partait en
voyage sur une ligne dont sir Rufus était administrateur, ce qui
faisait dire au père Bloch: «Je vais passer au cercle demander une
recommandation de sir Rufus.» Et la carte lui permettait d'éblouir les
chefs de train. Les demoiselles Bloch furent plus intéressées par
Bergotte et revenant à lui au lieu de poursuivre sur les «Ganaches»,
la cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car
elle croyait qu'il n'existait pas au monde pour désigner les gens de
talent d'autres expressions que celles qu'il employait: «Est-ce un
coco vraiment étonnant, ce Bergotte? Est-il de la catégorie des grands
bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle?--Je l'ai rencontré à
plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c'est une
espèce de Schlemihl.» Cette allusion au comte de Chamisso n'avait rien
de bien grave, mais l'épithète de Schlemihl faisait partie de ce
dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l'emploi ravissait M. Bloch dans
l'intimité, mais qu'il trouvait vulgaire et déplacé devant des
étrangers. Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. «Il a du
talent, dit Bloch.--Ah! fit gravement sa sœur comme pour dire que
dans ces conditions j'étais excusable.--Tous les écrivains ont du
talent, dit avec mépris M. Bloch père.--Il paraît même, dit son fils
en levant sa fourchette et en plissant ses yeux d'un air
diaboliquement ironique qu'il va se présenter à l'Académie.--Allons
donc! il n'a pas un bagage suffisant, répondit M. Bloch le père qui ne
semblait pas avoir pour l'Académie le mépris de son fils et de ses
filles. Il n'a pas le calibre nécessaire.--D'ailleurs l'Académie est
un salon et Bergotte ne jouit d'aucune surface», déclara l'oncle à
héritage de Mme Bloch, personnage inoffensif et doux dont le nom de
Bernard eût peut-être à lui seul éveillé les dons de diagnostic de mon
grand'père, mais eût paru insuffisamment en harmonie avec un visage
qui semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme
Dieulafoy, si, choisi par quelque amateur désireux de donner un
couronnement oriental à cette figure de Suse, ce prénom de Nissim
n'avait fait planer au-dessus d'elle les ailes de quelque taureau
androcéphale de Khorsabad. Mais M. Bloch ne cessait d'insulter son
oncle, soit qu'il fût excité par la bonhomie sans défense de son
souffre-douleur, soit que, la villa étant payée par M. Nissim Bernard,
le bénéficiaire voulût montrer qu'il gardait son indépendance et
surtout qu'il ne cherchait pas par des cajoleries à s'assurer
l'héritage à venir du richard. Celui-ci était surtout froissé qu'on le
traitât si grossièrement devant le maître d'hôtel. Il murmura une
phrase inintelligible où on distinguait seulement: «Quand les
Meschorès sont là.» Meschorès désigne dans la Bible le serviteur de
Dieu. Entre eux les Bloch s'en servaient pour désigner les domestiques
et en étaient toujours égayés parce que leur certitude de n'être pas
compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes exaltait chez
M. Nissim Bernard et M. Bloch leur double particularisme de «maîtres»
et de «juifs». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait
une de mécontentement quand il y avait du monde. Alors M. Bloch
entendant son oncle dire «Meschorès» trouvait qu'il laissait trop
paraître son côté oriental, de même qu'une cocotte qui invite ses
amies avec des gens comme il faut, est irritée si elles font allusion
à leur métier de cocotte, ou emploient des mots malsonnants. Aussi,
bien loin que la prière de son oncle produisît quelque effet sur M.
Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne perdit
plus une occasion d'invectiver le malheureux oncle. «Naturellement,
quand il y a quelque bêtise prudhommesque à dire, on peut être sûr que
vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui lécher les pieds
s'il était là», cria M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attristé
inclinait vers son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon
camarade depuis qu'il portait la sienne qu'il avait aussi crépue et
bleutée ressemblait beaucoup à son grand-oncle.

--Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes? mais je l'ai
très bien connu, dit à Saint-Loup M. Nissim Bernard. Je crus qu'il
voulait dire «connu» au sens où le père de Bloch disait qu'il
connaissait Bergotte, c'est-à-dire de vue. Mais il ajouta: «Votre père
était un de mes bons amis.» Cependant Bloch était devenu excessivement
rouge, son père avait l'air profondément contrarié, les demoiselles
Bloch riaient en s'étouffant. C'est que chez M. Nissim Bernard le goût
de l'ostentation, contenu chez M. Bloch le père et chez ses enfants,
avait engendré l'habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en
voyage à l'hôtel, M. Nissim Bernard comme aurait pu faire M. Bloch le
père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre
dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand tout le monde
était réuni pour qu'on vît bien qu'il voyageait avec un valet de
chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l'hôtel, l'oncle
disait ce que le neveu n'eût jamais fait, qu'il était sénateur. Il
avait beau être certain qu'on apprendrait un jour que le titre était
usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le
donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de
tous les ennuis qu'ils lui causaient. «Ne faites pas attention, il est
extrêmement blagueur», dit-il à mi-voix à Saint-Loup qui n'en fut que
plus intéressé, étant très curieux de la psychologie des menteurs.
«Plus menteur encore que l'Ithaquesien Odysseus qu'Athènes appelait
pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch.--Ah!
par exemple! s'écria M. Nissim Bernard, si je m'attendais à dîner
avec le fils de mon ami! Mais j'ai à Paris chez moi, une photographie
de votre père et combien de lettres de lui. Il m'appelait toujours «mon
oncle», on n'a jamais su pourquoi. C'était un homme charmant,
étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi, à Nice où il y avait
Sardou, Labiche, Augier...--Molière, Racine, Corneille, continua
ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva l'énumération en
ajoutant: Plaute, Ménandre, Kalidasa.» M. Nissim Bernard blessé
arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d'un grand
plaisir, resta muet jusqu'à la fin du dîner.

«Saint-Loup au casque d'airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce
canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l'illustre
sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin
rouge.»

D'habitude après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade
de marque les histoires sur sir Rufus Israël et autres, M. Bloch
sentant qu'il avait touché son fils jusqu'à l'attendrissement, se
retirait pour ne pas se «galvauder» aux yeux du «potache». Cependant
s'il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par
exemple fut reçu à l'agrégation, M. Bloch ajouta à la série habituelle
des anecdotes cette réflexion ironique qu'il réservait plutôt pour ses
amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir
débiter pour ses amis à lui: «Le gouvernement a été impardonnable. Il
n'a pas consulté M. Coquelin! M. Coquelin a fait savoir qu'il était
mécontent» (M. Bloch se piquait d'être réactionnaire et méprisant pour
les gens de théâtre).

Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu'aux oreilles
tant ils furent impressionnés quand Bloch père, pour se montrer royal
jusqu'au bout envers les deux «labadens» de son fils, donna l'ordre
d'apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous
«régaler», il avait fait prendre trois fauteuils pour la
représentation qu'une troupe d'Opéra-Comique donnait le soir même au
Casino. Il regrettait de n'avoir pu avoir de loge. Elles étaient
toutes prises. D'ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était
mieux à l'orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c'est-à-dire
ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté,
celui du père était l'avarice. Aussi, c'est dans une carafe qu'il fit
servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de
fauteuils d'orchestre il avait fait prendre des parterres qui
coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l'intervention
divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où toutes les
loges étaient vides) on ne s'apercevrait de la différence. Quand M.
Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans les coupes plates que
son fils décorait du nom de «cratères aux flancs profondément
creusés», il nous fit admirer un tableau qu'il aimait tant qu'il
l'apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c'était un Rubens.
Saint-Loup lui demanda naïvement s'il était signé. M. Bloch répondit
en rougissant qu'il avait fait couper la signature à cause du cadre,
ce qui n'avait pas d'importance, puisqu'il ne voulait pas le vendre.
Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le _Journal
Officiel_ dont les numéros encombraient la maison et dont la lecture
lui était rendue nécessaire, nous dit-il, «par sa situation
parlementaire» sur la nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas
de lumières. «Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zephyros et
Boréas se disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu
que nous nous attardions après le spectacle, nous ne rentrerons qu'aux
premières lueurs d'Eôs aux doigts de pourpre. A propos, demanda-t-il à
Saint-Loup quand nous fûmes dehors et je tremblai car je compris bien
vite que c'était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton
ironique), quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je
vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage?--C'est mon
oncle», répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une «gaffe» était
bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire:
«Tous mes compliments, j'aurais dû le deviner, il a un excellent chic,
et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée.--Vous vous
trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup
furieux.--Je le regrette car alors il est moins complet. J'aimerais du
reste beaucoup le connaître car je suis sûr que j'écrirais des
machines adéquates sur des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir
passer, est crevant. Mais je négligerais le côté caricatural, au fond
assez méprisable pour un artiste épris de la beauté plastique des
phrases, de la binette qui, excusez-moi, m'a fait gondoler un bon
moment, et je mettrais en relief le côté aristocratique de votre
oncle, qui en somme fait un effet bœuf, et la première rigolade passée,
frappe par un très grand style. Mais, dit-il, en s'adressant cette
fois à moi, il y a une chose dans un tout autre ordre d'idées, sur
laquelle je veux t'interroger et chaque fois que nous sommes ensemble,
quelque dieu, bienheureux habitant de l'Olympe, me fait oublier
totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m'être déjà et
me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec
laquelle je t'ai rencontré au Jardin d'Acclimatation et qui était
accompagnée d'un monsieur que je crois connaître de vue et d'une jeune
fille à la longue chevelure?» J'avais bien vu que Mme Swann ne se
rappelait pas le nom de Bloch, puisqu'elle m'en avait dit un autre et
avait qualifié mon camarade d'attaché à un ministère où je n'avais
jamais pensé depuis à m'informer s'il était entré. Mais comment Bloch
qui, à ce qu'elle m'avait dit alors, s'était fait présenter à elle
pouvait-il ignorer son nom. J'étais si étonné que je restai un moment
sans répondre. «En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n'as
pas dû t'embêter avec elle. Je l'avais rencontrée quelques jours
auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la
sienne en faveur de ton serviteur, je n'ai jamais passé de si bons
moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir
quand une personne qu'elle connaissait eut le mauvais goût de monter à
l'avant-dernière station.» Le silence que je gardais ne parut pas
plaire à Bloch. «J'espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son
adresse et aller goûter chez elle plusieurs fois par semaine, les
plaisirs d'Eros, chers aux Dieux, mais je n'insiste pas puisque tu
poses pour la discrétion à l'égard d'une professionnelle qui s'est
donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée
entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou
l'autre.»

J'allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me rendit ma visite,
mais j'étais sorti et il fut aperçu, me demandant, par Françoise,
laquelle par hasard bien qu'il fût venu à Combray ne l'avait jamais vu
jusque-là. De sorte qu'elle savait seulement qu'un «des Monsieurs» que
je connaissais était passé pour me voir, elle ignorait «à quel effet»,
vêtu d'une manière quelconque et qui ne lui avait pas fait grande
impression. Or j'avais beau savoir que certaines idées sociales de
Françoise me resteraient toujours impénétrables, qui reposaient
peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms
qu'elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les autres, je
ne pus m'empêcher, moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser
des questions dans ces cas-là, de chercher vainement, d'ailleurs, ce
que le nom de Bloch pouvait représenter d'immense pour Françoise. Car
à peine lui eus-je dit que ce jeune homme qu'elle avait aperçu était
M. Bloch, elle recula de quelques pas tant furent grandes sa stupeur
et sa déception. «Comment, c'est cela, M. Bloch!» s'écria-t-elle d'un
air atterré comme si un personnage aussi prestigieux eût dû posséder
une apparence qui «fît connaître» immédiatement qu'on se trouvait en
présence d'un grand de la terre, et à la façon de quelqu'un qui trouve
qu'un personnage historique n'est pas à la hauteur de sa réputation,
elle répétait d'un ton impressionné, et où on sentait pour l'avenir
les germes d'un scepticisme universel: «Comment c'est ça M. Bloch! Ah!
vraiment on ne dirait pas à le voir.» Elle avait l'air de m'en garder
rancune comme si je lui eusse jamais «surfait» Bloch. Et pourtant elle
eut la bonté d'ajouter: «Hé bien, tout M. Bloch qu'il est, Monsieur
peut dire qu'il est aussi bien que lui.»

Elle eut bientôt à l'égard de Saint-Loup qu'elle adorait une
désillusion d'un autre genre, et d'une moindre dureté: elle apprit
qu'il était républicain. Or bien qu'en parlant par exemple de la Reine
de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le
respect suprême «Amélie, la sœur à Philippe», Françoise était
royaliste. Mais surtout un marquis, un marquis qui l'avait éblouie, et
qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai. Elle en
marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte
qu'elle eût cru d'or, de laquelle elle m'eût remercié avec effusion et
qu'ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué. Elle retira
aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit,
ayant réfléchi qu'il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup
être républicain, qu'il faisait seulement semblant, par intérêt, car
avec le gouvernement qu'on avait, cela pouvait lui rapporter gros. De
ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent. Et
quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait: «C'est un hypocrite»,
avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu'elle le
«considérait» de nouveau autant qu'au premier jour et qu'elle lui
avait pardonné.

Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au
contraire absolus et c'était cette grande pureté morale qui, ne
pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme
l'amour, ne rencontrant pas d'autre part en lui l'impossibilité qui
existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre
part qu'en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi
incapable, d'amitié.

Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait
qu'il avait l'air comme ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce
n'est pas vrai et qu'il n'y avait qu'à le voir quand il était en
colère après son cocher. Il était arrivé en effet quelquefois à Robert
de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins
le sentiment de la différence que de l'égalité entre les classes.
«Mais, me dit-il en réponse aux reproches que je lui faisais d'avoir
traité un peu durement ce cocher, pourquoi affecterais-je de lui
parler poliment? N'est-il pas mon égal? N'est-il pas aussi près de moi
que mes oncles ou mes cousins? Vous avez l'air de trouver que je
devrais le traiter avec égards, comme un inférieur! Vous parlez comme
un aristocrate», ajouta-t-il avec dédain.

En effet, s'il y avait une classe contre laquelle il eût de la
prévention et de la partialité, c'était l'aristocratie, et jusqu'à
croire aussi difficilement à la supériorité d'un homme du monde, qu'il
croyait facilement à celle d'un homme du peuple. Comme je lui parlais
de la princesse de Luxembourg que j'avais rencontrée avec sa tante:

--Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C'est d'ailleurs
un peu ma cousine.

Ayant un préjugé contre les gens qui le fréquentaient, il allait
rarement dans le monde et l'attitude méprisante ou hostile qu'il y
prenait, augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de
sa liaison avec une femme «de théâtre», liaison qu'ils accusaient de
lui être fatale et notamment d'avoir développé chez lui cet esprit de
dénigrement, ce mauvais esprit, de l'avoir «dévoyé», en attendant
qu'il se «déclassât» complètement. Aussi, bien des hommes légers du
faubourg Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de
la maîtresse de Robert. «Les grues font leur métier, disait-on, elles
valent autant que d'autres; mais celle-là, non! Nous ne lui
pardonnerons pas! Elle a fait trop de mal à quelqu'un que nous
aimons.» Certes, il n'était pas le premier qui eût un fil à la patte.
Mais les autres s'amusaient en hommes du monde, continuaient à penser
en hommes du monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le
trouvait «aigri». Elle ne se rendait pas compte que pour bien des
jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes
d'esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût,
c'est bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les
liaisons de ce genre la seule école morale où ils soient initiés à une
culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances
désintéressées. Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la
grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus
sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines
délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d'art que, ne
les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait
le plus désirable à l'homme, l'argent, la situation. Or, qu'il
s'agisse de la maîtresse d'un jeune clubman comme Saint-Loup ou d'un
jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent aujourd'hui dans
les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop
d'admiration et de respect pour ne pas les étendre à ce qu'elle-même
respecte et admire; et pour lui l'échelle des valeurs s'en trouve
renversée. A cause de son sexe même elle est faible, elle a des
troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez une
autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient fait
sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir celle
qu'il aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a une maîtresse, prend
l'habitude quand il va dîner avec elle au cabaret d'avoir dans sa
poche le valérianate dont elle peut avoir besoin, d'enjoindre au
garçon, avec force et sans ironie, de faire attention à fermer les
portes sans bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin
d'éviter à son amie ces malaises que pour sa part il n'a jamais
ressentis, qui composent pour lui un monde occulte à la réalité duquel
elle lui a appris à croire, malaises qu'il plaint maintenant sans
avoir besoin pour cela de les connaître, qu'il plaindra même quand ce
sera d'autres qu'elle qui les ressentiront. La maîtresse de
Saint-Loup--comme les premiers moines du moyen âge, à la chrétienté--lui
avait enseigné la pitié envers les animaux car elle en avait la
passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses serins, ses
perroquets; Saint-Loup veillait sur eux avec des soins maternels et
traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les bêtes.
D'autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait
avec lui--qu'elle fût intelligente ou non, ce que j'ignorais--en
lui faisant trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et
considérer comme une corvée l'obligation d'aller dans une soirée,
l'avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité. Si grâce à elle
les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de son
jeune amant, en revanche tandis que s'il avait été un simple homme de
salon, la vanité ou l'intérêt auraient dirigé ses amitiés comme la
rudesse les aurait empreintes, sa maîtresse lui avait appris à y
mettre de la noblesse et du raffinement. Avec son instinct de femme et
appréciant plus chez les hommes certaines qualités de sensibilité que
son amant eût peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle avait
toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de
Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le préférer.
Elle savait le forcer à éprouver pour celui-là de la reconnaissance, à
la lui témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient plaisir,
celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt Saint-Loup, sans plus
avoir besoin qu'elle l'avertît, commença à se soucier de tout cela et
à Balbec où elle n'était pas, pour moi qu'elle n'avait jamais vu et
dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses lettres,
de lui-même il fermait la fenêtre d'une voiture où j'étais, emportait
les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut à dire au revoir à la
fois à plusieurs personnes, à son départ, s'arrangea à les quitter un
peu plus tôt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre
cette différence entre elles et moi, de me traiter autrement que les
autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à l'invisible, elle avait
mis du sérieux dans sa vie, des délicatesses dans son cœur, mais tout
cela échappait à la famille en larmes qui répétait: «Cette gueuse le
tuera, et en attendant elle le déshonore.» Il est vrai qu'il avait
fini de tirer d'elle tout le bien qu'elle pouvait lui faire; et
maintenant elle était cause seulement qu'il souffrait sans cesse, car
elle l'avait pris en horreur et le torturait. Elle avait commencé un
beau jour à le trouver bête et ridicule parce que les amis qu'elle
avait parmi les jeunes auteurs et acteurs, lui avaient assuré qu'il
l'était, et elle répétait à son tour ce qu'ils avaient dit avec cette
passion, cette absence de réserves qu'on montre chaque fois qu'on
reçoit du dehors et qu'on adopte des opinions ou des usages qu'on
ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces comédiens,
qu'entre elle et Saint-Loup le fossé était infranchissable, parce
qu'ils étaient d'une autre race, qu'elle était une intellectuelle et
que lui, quoi qu'il prétendît, était, de naissance, un ennemi de
l'intelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait
la vérification dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres
gestes de son amant. Mais quand les mêmes amis l'eurent en outre
convaincue qu'elle détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour
elle les grandes espérances qu'elle avait, disaient-ils, données, que
son amant finirait par déteindre sur elle, qu'à vivre avec lui, elle
gâchait son avenir d'artiste, à son mépris pour Saint-Loup s'ajouta la
même haine que s'il s'était obstiné à vouloir lui inoculer une maladie
mortelle. Elle le voyait le moins possible tout en reculant encore le
moment d'une rupture définitive, laquelle me paraissait à moi bien
peu vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices
que, à moins qu'elle fût ravissante (mais il n'avait jamais voulu me
montrer sa photographie, me disant: «D'abord ce n'est pas une beauté
et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantanés que
j'ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse
idée d'elle»), il semblait difficile qu'elle trouvât un second homme
qui en consentît de semblables. Je ne songeais pas qu'une certaine
toquade de se faire un nom, même quand on n'a pas de talent, que
l'estime, rien que l'estime privée, de personnes qui vous imposent,
peuvent (ce n'était peut-être du reste pas le cas pour la maîtresse de
Saint-Loup) être même pour une petite cocotte des motifs plus
déterminants que le plaisir de gagner de l'argent. Saint-Loup qui sans
bien comprendre ce qui se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne
la croyait complètement sincère ni dans les reproches injustes ni
dans les promesses d'amour éternel, avait pourtant à certains moments
le sentiment qu'elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de
cela, mû sans doute par l'instinct de conservation de son amour, plus
clairvoyant peut-être que Saint-Loup n'était lui-même, usant
d'ailleurs d'une habileté pratique qui se conciliait chez lui avec les
plus grands et les plus aveugles élans du cœur, il s'était refusé à lui
constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu'elle ne
manquât de rien, mais ne le lui remettait qu'au jour le jour. Et sans
doute, au cas où elle eût vraiment songé à le quitter, attendait-elle
froidement d'avoir «fait sa pelote», ce qui avec les sommes données
par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout
de même concédé en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel
ami -- ou son malheur.

Cette période dramatique de leur liaison--et qui était arrivée
maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup,
car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence
l'exaspérait et l'avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de
sa garnison--avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup,
lequel avait obtenu d'elle que son amie viendrait pour de nombreux
invités dire des fragments d'une pièce symboliste qu'elle avait jouée
une fois sur une scène d'avant-garde et pour laquelle elle lui avait
fait partager l'admiration qu'elle éprouvait elle-même.

Mais quand elle était apparue, un grand lys à la main, dans un costume
copié de l'«Ancilla Domini» et qu'elle avait persuadé à Robert être
une véritable «vision d'art», son entrée avait été accueillie dans
cette assemblée d'hommes de cercles et de duchesses par des sourires
que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots,
leur fréquente répétition avaient changés en fous-rires d'abord
étouffés, puis si irrésistibles que la pauvre récitante n'avait pu
continuer. Le lendemain la tante de Saint-Loup avait été unanimement
blâmée d'avoir laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque.
Un duc bien connu ne lui cacha pas qu'elle n'avait à s'en prendre qu'à
elle-même si elle se faisait critiquer.

--Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette
force-là! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n'en a et
n'en aura jamais aucun. Sapristi! Paris n'est pas si bête qu'on veut
bien le dire. La société n'est pas composée que d'imbéciles. Cette
petite demoiselle a évidemment cru étonner Paris. Mais Paris est plus
difficile à étonner que cela et il y a tout de même des affaires qu'on
ne nous fera pas avaler.

Quant à l'artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup:

--Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels
goujats m'as-tu fourvoyée? J'aime mieux te le dire, il n'y en avait
pas un des hommes présents qui ne m'eût fait de l'œil, du pied, et
c'est parce que j'ai repoussé leurs avances qu'ils ont cherché à se
venger.

Paroles qui avaient changé l'antipathie de Robert pour les gens du
monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui
inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des
parents dévoués qui, délégués par la famille, avaient cherché à
persuader à l'amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu'elle
lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. Robert
quoiqu'il eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait, quand il était
loin de son amie comme maintenant, qu'eux ou d'autres en profitaient
pour revenir à la charge et avaient peut-être reçu ses faveurs. Et
quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à
corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de
passe, son visage respirait la souffrance et la haine.

--Je les tuerais avec moins de remords qu'un chien qui est du moins
une bête gentille, loyale et fidèle. En voilà qui méritent la
guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au crime par
la misère et par la cruauté des riches.

Il passait la plus grande partie de son temps à envoyer à sa maîtresse
des lettres et des dépêches. Chaque fois que, tout en l'empêchant de
venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen d'avoir une
brouille avec lui, je l'apprenais à sa figure décomposée. Comme sa
maîtresse ne lui disait jamais ce qu'elle avait à lui reprocher,
soupçonnant que, peut-être, si elle ne le lui disait pas, c'est
qu'elle ne le savait pas et qu'elle avait simplement assez de lui, il
aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui écrivait:
«Dis-moi ce que j'ai fait de mal. Je suis prêt à reconnaître mes
torts», le chagrin qu'il éprouvait ayant pour effet de le persuader
qu'il avait mal agi.

Mais elle lui faisait attendre indéfiniment des réponses d'ailleurs
dénuées de sens. Aussi c'est presque toujours le front soucieux et
bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la
poste où, seul de tout l'hôtel avec Françoise, il allait chercher ou
porter lui-même ses lettres, lui par impatience d'amant, elle par
méfiance de domestique. (Les dépêches le forçaient à faire beaucoup
plus de chemin.)

Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch ma grand'mère me
dit d'un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant
qu'il quittât Balbec elle ne voulait pas qu'il la photographiât, et
quand je vis qu'elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et
hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet
enfantillage qui m'étonnait tellement de sa part. J'en arrivais même à
me demander si je ne m'étais pas trompé sur ma grand'mère, si je ne la
plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j'avais
toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n'avait pas ce
que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.

Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de
séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand'mère
paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour
que Françoise le remarquât et s'empressât involontairement de
l'accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je
ne voulus pas avoir l'air d'adhérer.

--Oh! monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse qu'on tire
son portrait, et qu'elle va même mettre le chapeau que sa vieille
Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, monsieur.

Je me convainquis que je n'étais pas cruel de me moquer de la
sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma grand'mère
mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand'mère
s'apercevant que j'avais l'air ennuyé, me dit que si cette séance de
pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je
l'assurai que je n'y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire
belle, mais crus faire preuve de pénétration et de force en lui disant
quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le
plaisir qu'elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si
je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grand'mère, je
réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression
joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop
souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le
mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d'un travers
mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous
voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce
que cette semaine là ma grand'mère avait paru me fuir et que je
n'avais pu l'avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir.
Quand je rentrais dans l'après-midi pour être un peu seul avec elle,
on me disait qu'elle n'était pas là; ou bien elle s'enfermait avec
Françoise pour de longs conciliabules qu'il ne m'était pas permis de
troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup je
songeais pendant le trajet du retour au moment où j'allais pouvoir
retrouver et embrasser ma grand'mère, j'avais beau attendre qu'elle
frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d'entrer
lui dire bonsoir, je n'entendais rien; je finissais par me coucher,
lui en voulant un peu de ce qu'elle me privât, avec une indifférence
si nouvelle de sa part, d'une joie sur laquelle j'avais tant compté,
je restais encore, le cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter
le mur qui restait muet et je m'endormais dans les larmes.

*  *  *  *  *

Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d'aller
à Doncières où en attendant qu'il y rentrât d'une manière définitive,
on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu'à la fin de
l'après-midi. Je regrettais qu'il ne fût pas à Balbec. J'avais vu
descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du
Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin,
m'avaient paru ravissantes. J'étais dans une de ces périodes de la
jeunesse, dépourvues d'un amour particulier, vacantes, où partout--comme
un amoureux, la femme dont il est épris--on désire, on
cherche, on voit la beauté. Qu'un seul trait réel--le peu qu'on
distingue d'une femme vue de loin, ou de dos--nous permette de
projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l'avoir reconnue,
notre cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi
persuadés que c'était elle, pourvu que la femme ait disparu: ce n'est
que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.

D'ailleurs, de plus en plus souffrant, j'étais tenté de surfaire les
plaisirs les plus simples à cause des difficultés mêmes qu'il y avait
pour moi à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais en
apercevoir partout, parce que j'étais trop fatigué si c'était sur la
plage, trop timide si c'était au Casino ou dans une pâtisserie, pour
les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir,
j'aurais aimé savoir comment étaient faites de près, en réalité, les
plus jolies jeunes filles que la vie pût offrir, quand même c'eût été
un autre que moi, ou même personne, qui dût profiter de cette offre
(je ne me rendais pas compte, en effet, qu'il y avait un désir de
possession à l'origine de ma curiosité). J'aurais osé entrer dans la
salle de bal, si Saint-Loup avait été avec moi. Seul, je restai
simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d'aller
retrouver ma grand'mère, quand, presque encore à l'extrémité de la
digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis
s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et
par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé
à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de
mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage--les retardataires
rattrapant les autres en voletant--une promenade dont le but semble
aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que
clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux.

Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette;
deux autres tenaient des «clubs» de golf; et leur accoutrement
tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi
lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux sports, mais
sans adopter pour cela une tenue spéciale.

C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire
leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que
fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare
qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du
premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au
milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à
l'heure, d'acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour
juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui
longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le
pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même
coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs
épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le
mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner
leur face), et qui, faisant semblant de ne pas voir pour faire croire
qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée pour
ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs
côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles,
s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de
leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même
dédain apparent; l'amour--par conséquent la crainte--de la foule
étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu'ils
cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer
qu'ils les méprisent. Chez le solitaire, la claustration même absolue
et durant jusqu'à la fin de la vie, a souvent pour principe un amour
déréglé de la foule qui l'emporte tellement sur tout autre sentiment,
que, ne pouvant obtenir quand il sort l'admiration de la concierge,
des passants, du cocher arrêté, il préfère n'être jamais vu d'eux, et
pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.

Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée,
mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une
divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte
titubation de leurs voisins, les fillettes que j'avais aperçues, avec
la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son
propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, venaient
droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement
les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de
chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie
de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes
valseuses. Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un
type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la
beauté; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et
sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé
aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en
contraste au milieu des autres comme dans quelque tableau de la
Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues,
l'une que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs; une autre que
par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée
de géranium; et même ces traits je n'avais encore indissolublement
attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à
l'autre; et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble
merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents,
que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui
était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et
reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais
oubliées aussitôt après), je voyais émerger un ovale blanc, des yeux
noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui
m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les
rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et
reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que
j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un
flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide,
collective et mobile.

Ce n'était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir
ces amies les avait toutes choisies si belles; peut-être ces filles
(dont l'attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et
dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur,
incapables de subir un attrait d'ordre intellectuel ou moral,
s'étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur
âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des
dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité,
de la gêne, de la gaucherie, par ce qu'elles devaient appeler «un
genre antipathique», et les avaient-elles tenues à l'écart; tandis
qu'elles s'étaient liées au contraire avec d'autres vers qui les
attiraient un certain mélange de grâce, de souplesse et d'élégance
physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la
franchise d'un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à
passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles
appartenaient et que je n'aurais pu préciser, était-elle à ce point de
son évolution où, soit grâce à l'enrichissement et au loisir, soit
grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains
milieux populaires, et d'une culture physique à laquelle ne s'est pas
encore ajoutée celle de l'intelligence, un milieu social pareil aux
écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas
encore l'expression tourmentée, produit naturellement, et en
abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux
visages sains et reposés, avec un air d'agilité et de ruse. Et
n'étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je
voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un
rivage de la Grèce?

Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la
digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule
environnante était composée d'êtres d'une autre race et dont la
souffrance même n'eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité,
elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à
s'écarter ainsi que sur le passage d'une machine qui eût été lâchée et
dont il ne fallait pas attendre qu'elle évitât les piétons, et se
contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles
n'admettaient pas l'existence et dont elles repoussaient le contact
s'était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou
risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n'avaient à
l'égard de ce qui n'était pas de leur groupe aucune affectation de
mépris, leur mépris sincère suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un
obstacle sans s'amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds
joints, parce qu'elles étaient toutes remplies, exubérantes, de cette
jeunesse qu'on a si grand besoin de dépenser même quand on est triste
ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l'âge qu'à l'humeur de
la journée, on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de
glissade sans s'y livrer consciencieusement, interrompant, semant, sa
marche lente -- comme Chopin la phrase la plus mélancolique -- de
gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. La femme d'un
vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses
expositions, l'avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du
vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien
installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal
qu'elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant
lesquelles elle le laissait seul et qu'elle ne prolongeait jamais au
delà de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais qu'elle
renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle
prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l'impression qu'il
était encore en état de vivre comme tout le monde et n'avait nul
besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de
lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation
l'aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le
vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les
pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de
deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte
une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité,
d'une timidité honteuse et fanfaronne, qui n'existait pas chez les
autres. «C'pauvre vieux, y m'fait d'la peine, il a l'air à moitié
crevé», dit l'une de ces filles d'une voix rogommeuse et avec un
accent à demi-ironique. Elles firent quelques pas encore, puis
s'arrêtèrent un moment au milieu du chemin sans s'occuper d'arrêter la
circulation des passants, en un conciliabule, un agrégat de forme
irrégulière, compact, insolite et piaillant, comme des oiseaux qui
s'assemblent au moment de s'envoler; puis elles reprirent leur lente
promenade le long de la digue, au-dessus de la mer.

Maintenant, leurs traits charmants n'étaient plus indistincts et
mêlés. Je les avais répartis et agglomérés (à défaut du nom de
chacune, que j'ignorais) autour de la grande qui avait sauté par
dessus le vieux banquier; de la petite qui détachait sur l'horizon de
la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts; de celle au teint
bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des autres; d'une autre,
au visage blanc comme un œuf dans lequel un petit nez faisait un arc de
cercle comme un bec de poussin, visage comme en ont certains très
jeunes gens; d'une autre encore, grande, couverte d'une pèlerine (qui
lui donnait un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure
élégante que l'explication qui se présentait à l'esprit était que
cette jeune fille devait avoir des parents assez brillants et plaçant
leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de
l'élégance vestimentaire de leurs propres enfants pour qu'il leur fût
absolument égal de la laisser se promener sur la digue dans une tenue
que de petites gens eussent jugée trop modeste); d'une fille aux yeux
brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un «polo» noir,
enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement
de hanches si dégingandé, en employant des termes d'argot si
voyous et criés si fort, quand je passai auprès d'elle (parmi lesquels
je distinguai cependant la phrase fâcheuse de «vivre sa vie»)
qu'abandonnant l'hypothèse que la pèlerine de sa camarade m'avait fait
échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la
population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très
jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tous cas, dans aucune de
mes suppositions, ne figurait celle qu'elles eussent pu être
vertueuses. A première vue--dans la manière dont elles se
regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues
mates--j'avais compris qu'elles ne l'étaient pas. D'ailleurs, ma
grand-mère avait toujours veillé sur moi avec une délicatesse trop
timorée pour que je ne crusse pas que l'ensemble des choses qu'on ne
doit pas faire est indivisible et que des jeunes filles qui manquent
de respect à la vieillesse, fussent tout d'un coup arrêtées par des
scrupules quand il s'agit de plaisirs plus tentateurs que de sauter
par dessus un octogénaire.

Individualisées maintenant, pourtant la réplique que se donnaient les
uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d'esprit de
camaraderie, et dans lesquels se rallumaient d'instant en instant
tantôt l'intérêt, tantôt l'insolente indifférence dont brillait
chacune, selon qu'il s'agissait de l'une de ses amies ou des passants,
cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement
pour se promener toujours ensemble, en faisant «bande à part»,
mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu'ils
s'avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme
une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d'eux un tout
aussi homogène en ses parties qu'il était différent de la foule au
milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.

Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses joues
qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et
rieurs, dirigés du fond de ce monde inhumain qui enfermait la vie de
cette petite tribu, inaccessible inconnu où l'idée de ce que j'étais
ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place. Toute occupée à
ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée d'un polo qui
descendait très bas sur son front m'avait-elle vu au moment où le
rayon noir émané de ses yeux m'avait rencontré. Si elle m'avait vu,
qu'avais-je pu lui représenter? Du sein de quel univers me
distinguait-elle? Il m'eût été aussi difficile de le dire que, lorsque
certaines particularités nous apparaissent grâce au télescope, dans un
astre voisin, il est malaisé de conclure d'elles que des humains y
habitent, qu'ils nous voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller
en eux.

Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une
brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et
d'unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque
réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle; que
ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être
se fait, relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît--pelouses
des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et
bois, m'eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que
celle du paradis persan,--les ombres aussi de la maison où elle va
rentrer, des projets qu'elle forme ou qu'on a formés pour elle; et
surtout que c'est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses
répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne
posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu'il
y avait dans ses yeux. Et c'était par conséquent toute sa vie qui
m'inspirait du désir; désir douloureux, parce que je le sentais
irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma
vie ayant brusquement cessé d'être ma vie totale, n'étant plus qu'une
petite partie de l'espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir,
et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m'offrait ce
prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le
bonheur. Et, sans doute, qu'il n'y eût entre nous aucune habitude--comme
aucune idée--communes, devait me rendre plus difficile de me
lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c'était grâce
à ces différences, à la conscience qu'il n'entrait pas dans la
composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément
que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la
satiété, la soif--pareille à celle dont brûle une terre altérée--d'une
vie que mon âme, parce qu'elle n'en avait jamais reçu jusqu'ici
une seule goutte, absorberait d'autant plus avidement, à longs traits,
dans une plus parfaite imbibition.

J'avais tant regardé cette cycliste aux yeux brillants qu'elle parut
s'en apercevoir et dit à la plus grande un mot que je n'entendis pas
mais qui fit rire celle-ci. A vrai dire, cette brune n'était pas celle
qui me plaisait le plus, justement parce qu'elle était brune, et que
(depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j'avais vu
Gilberte), une jeune fille rousse à la peau dorée était restée pour
moi l'idéal inaccessible. Mais Gilberte elle-même ne l'avais-je pas
aimée surtout parce qu'elle m'était apparue nimbée par cette auréole
d'être l'amie de Bergotte, d'aller visiter avec lui les cathédrales.
Et de la même façon ne pouvais-je me réjouir d'avoir vu cette brune me
regarder (ce qui me faisait espérer qu'il me serait plus facile
d'entrer en relations avec elle d'abord), car elle me présenterait aux
autres, à l'impitoyable qui avait sauté par-dessus le vieillard, à la
cruelle qui avait dit: «Il me fait de la peine, ce pauvre vieux»; à
toutes successivement, desquelles elle avait d'ailleurs le prestige
d'être l'inséparable compagne. Et cependant, la supposition que je
pourrais un jour être l'ami de telle ou telle de ces jeunes filles,
que ces yeux dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant
sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur un mur, pourraient
jamais par une alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre leurs
parcelles ineffables l'idée de mon existence, quelque amitié pour ma
personne, que moi-même je pourrais un jour prendre place entre elles, dans
la théorie qu'elles déroulaient le long de la mer--cette supposition
me paraissait enfermer en elle une contradiction aussi insoluble que
si, devant quelque frise attique ou quelque fresque figurant un
cortège, j'avais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé
d'elles, entre les divines processionnaires.

Le bonheur de connaître ces jeunes filles était-il donc irréalisable?
Certes ce n'eût pas été le premier de ce genre auquel j'eusse renoncé.
Je n'avais qu'à me rappeler tant d'inconnues que, même à Balbec, la
voiture s'éloignant à toute vitesse m'avait fait à jamais abandonner.
Et même le plaisir que me donnait la petite bande, noble comme si elle
était composée de vierges helléniques, venait de ce qu'elle avait
quelque chose de la fuite des passantes sur la route. Cette fugacité
des êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer
de la vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent par
dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où rien
n'arrête plus l'imagination. Or dépouiller d'elle nos plaisirs, c'est
les réduire à eux-mêmes, à rien. Offertes chez une de ces
entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne méprisais pas,
retirées de l'élément qui leur donnait tant de nuances et de vague,
ces jeunes filles m'eussent moins enchanté. Il faut que l'imagination,
éveillée par l'incertitude de pouvoir atteindre son objet, crée un but
qui nous cache l'autre, et en substituant au plaisir sensuel l'idée de
pénétrer dans une vie, nous empêche de reconnaître ce plaisir,
d'éprouver son goût véritable, de le restreindre à sa portée.

Il faut qu'entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la
première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille
ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s'interpose,
pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel
viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en
faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité
d'un transparent et mobile azur.

Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement des proportions
sociales caractéristiques de la vie des bains de mer. Tous les
avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent, nous
agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait supprimés; en
revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels avantages, ne
s'avancent qu'amplifiés d'une étendue postiche. Elle rendait plus aisé
que des inconnues, et ce jour-là ces jeunes filles, prissent à mes yeux
une importance énorme, et impossible de leur faire connaître celle que
je pouvais avoir.

Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de n'être
qu'un extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m'avait
toujours troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement
tellement lent qu'il se rapprochait de l'immobilité. Or, précisément,
que dans une phase aussi peu rapide, les visages non plus emportés
dans un tourbillon, mais calmes et distincts, me parussent encore
beaux, cela m'empêchait de croire, comme je l'avais fait si souvent
quand m'emportait la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus
près, si je me fusse arrêté un instant, tels détails, une peau grêlée,
un défaut dans les ailes du nez, un regard benêt, la grimace du
sourire, une vilaine taille, eussent remplacé dans le visage et dans
le corps de la femme ceux que j'avais sans doute imaginés; car il
avait suffi d'une jolie ligne de corps, d'un teint frais entrevu, pour
que de très bonne foi j'y eusse ajouté quelque ravissante épaule,
quelque regard délicieux dont je portais toujours en moi le souvenir
ou l'idée préconçue, ces déchiffrages rapides d'un être qu'on voit à
la volée nous exposant ainsi aux mêmes erreurs que ces lectures trop
rapides où, sur une seule syllabe et sans prendre le temps
d'identifier les autres, on met à la place du mot qui est écrit, un
tout différent que nous fournit notre mémoire. Il ne pouvait en être
ainsi maintenant. J'avais bien regardé leurs visages; chacun d'eux je
l'avais vu, non pas dans tous ses profils, et rarement de face, mais
tout de même selon deux ou trois aspects assez différents pour que je
pusse faire soit la rectification, soit la vérification et la «preuve»
des différentes suppositions de lignes et de couleurs que hasarde la
première vue, et pour voir subsister en eux, à travers les expressions
successives, quelque chose d'inaltérablement matériel. Aussi, je
pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, dans les
hypothèses les plus favorables de ce qu'auraient pu être, même si
j'avais pu rester à causer avec elles, les passantes qui avaient
arrêté mes yeux, il n'y en avait jamais eu dont l'apparition, puis la
disparition sans que je les eusse connues, m'eussent laissé plus de
regrets que ne feraient celles-ci, m'eussent donné l'idée que leur
amitié pût être une telle ivresse. Ni parmi les actrices, ou les
paysannes, ou les demoiselles du pensionnat religieux, je n'avais rien
vu d'aussi beau, imprégné d'autant d'inconnu, aussi inestimablement
précieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles étaient, du
bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et
en si parfait état, que c'était presque pour des raisons
intellectuelles que j'étais désespéré de ne pas pouvoir faire dans des
conditions uniques, ne laissant aucune place à l'erreur possible,
l'expérience de ce que nous offre de plus mystérieux la beauté qu'on
désire et qu'on se console de ne posséder jamais, en demandant du
plaisir--comme Swann avait toujours refusé de faire, avant Odette--à
des femmes qu'on n'a pas désirées, si bien qu'on meurt sans avoir
jamais su ce qu'était cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait
qu'il ne fût pas en réalité un plaisir inconnu, que de près son
mystère se dissipât, qu'il ne fût qu'une projection, qu'un mirage du
désir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais m'en prendre qu'à la
nécessité d'une loi de la nature--qui si elle s'appliquait à ces
jeunes filles, s'appliquerait à toutes--et non à la défectuosité de
l'objet. Car il était celui que j'eusse choisi entre tous, me rendant
bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu'il n'était pas
possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces
jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du
flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de
Pennsylvanie, ornement d'un jardin sur la falaise, entre lesquelles
tient tout le trajet de l'océan parcouru par quelque steamer, si lent
à glisser sur le trait horizontal et bleu qui va d'une tige à l'autre,
qu'un papillon paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque
du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour s'envoler en étant
sûr d'arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu'une seule
parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci du premier
pétale de la fleur vers laquelle il navigue.

Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert et
que ma grand'mère exigeait qu'avant de partir, je m'étendisse ces
soirs-là pendant une heure sur mon lit, sieste que le médecin de
Balbec m'ordonna bientôt d'étendre à tous les autres soirs.

D'ailleurs, il n'y avait même pas besoin pour rentrer de quitter la
digue et de pénétrer dans l'hôtel par le hall, c'est-à-dire par
derrière. En vertu d'une avance comparable à celle du samedi où à
Combray on déjeunait une heure plus tôt, maintenant avec le plein de
l'été les jours étaient devenus si longs que le soleil était encore
haut dans le ciel, comme à une heure de goûter, quand on mettait le
couvert pour le dîner au Grand-Hôtel de Balbec. Aussi les grandes
fenêtres vitrées et à coulisses restaient-elles ouvertes de
plain-pied avec la digue. Je n'avais qu'à enjamber un mince cadre de
bois pour me trouver dans la salle à manger que je quittais aussitôt
pour prendre l'ascenseur.

En passant devant le bureau j'adressai un sourire au directeur, et sans
l'ombre de dégoût, en recueillis un dans sa figure que, depuis que
j'étais à Balbec, mon attention compréhensive injectait et
transformait peu à peu comme une préparation d'histoire naturelle. Ses
traits m'étaient devenus courants, chargés d'un sens médiocre, mais
intelligible comme une écriture qu'on lit et ne ressemblaient plus en
rien à ces caractères bizarres, intolérables que son visage m'avait
présentés ce premier jour où j'avais vu devant moi un personnage
maintenant oublié, ou, si je parvenais à l'évoquer, méconnaissable,
difficile à identifier avec la personnalité insignifiante et polie
dont il n'était que la caricature, hideuse et sommaire. Sans la
timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée, je sonnai le lift qui
ne restait plus silencieux pendant que je m'élevais à côté de lui dans
l'ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée
le long de la colonne montante, mais me répétait:

«Il n'y a plus autant de monde comme il y a un mois. On va commencer à
s'en aller, les jours baissent.» Il disait cela, non que ce fût vrai,
mais parce qu'ayant un engagement pour une partie plus chaude de la
côte, il aurait voulu que nous partîmes tous le plus tôt possible afin
que l'hôtel fermât et qu'il eût quelques jours à lui, avant de
«rentrer» dans sa nouvelle place. Rentrer et «nouvelle» n'étaient du
reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift, «rentrer»
était la forme usuelle du verbe «entrer». La seule chose qui m'étonnât
était qu'il condescendît à dire «place», car il appartenait à ce
prolétariat moderne qui désire effacer dans le langage la trace du
régime de la domesticité. Du reste, au bout d'un instant, il m'apprit
que dans la «situation» où il allait «rentrer», il aurait une plus
jolie «tunique» et un meilleur «traitement»; les mots «livrée» et
«gages» lui paraissaient désuets et inconvenants. Et comme, par une
contradiction absurde, le vocabulaire a, malgré tout, chez les
«patrons», survécu à la conception de l'inégalité, je comprenais
toujours mal ce que me disait le lift. Ainsi la seule chose qui
m'intéressât était de savoir si ma grand'mère était à l'hôtel. Or,
prévenant mes questions, le lift me disait: «Cette dame vient de
sortir de chez vous.» J'y étais toujours pris, je croyais que c'était
ma grand-mère. «Non, cette dame qui est je crois employée chez vous.»
Comme dans l'ancien langage bourgeois, qui devrait bien être aboli,
une cuisinière ne s'appelle pas une employée, je pensais un instant:
«Mais il se trompe nous ne possédons ni usine, ni employés.» Tout d'un
coup, je me rappelais que le nom d'employé est comme le port de la
moustache pour les garçons de café, une satisfaction d'amour-propre
donnée aux domestiques et que cette dame qui venait de sortir était
Françoise (probablement en visite à la caféterie ou en train de
regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction
qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en
s'apitoyant sur sa propre classe «chez l'ouvrier» ou «chez le petit» se
servant du même singulier que Racine quand il dit: «le pauvre...».
Mais d'habitude, car mon zèle et ma timidité du premier jour étaient
loin, je ne parlais plus au lift. C'était lui maintenant qui restait
sans recevoir de réponses dans la courte traversée dont il filait les
nœuds à travers l'hôtel, évidé comme un jouet et qui déployait autour
de nous, étage par étage, ses ramifications de couloirs dans les
profondeurs desquels la lumière se veloutait, se dégradait,
amincissait les portes de communication ou les degrés des escaliers
intérieurs qu'elle convertissait en cette ambre dorée, inconsistante
et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt
l'appui d'une fenêtre ou la manivelle d'un puits. Et à chaque étage
une lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et
la fenêtre des cabinets.

Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient
Balbec et qui elles pouvaient être. Quand le désir est ainsi orienté
vers une petite tribu humaine qu'il sélectionne, tout ce qui peut se
rattacher à elle devient motif d'émotion, puis de rêverie. J'avais
entendu une dame dire sur la digue: «C'est une amie de la petite
Simonet» avec l'air de précision avantageuse de quelqu'un qui
explique: «C'est le camarade inséparable du petit La Rochefoucauld.»
Et aussitôt on avait senti sur la figure de la personne à qui on
apprenait cela une curiosité de mieux regarder la personne favorisée
qui était «amie de la petite Simonet». Un privilège assurément qui ne
paraissait pas donné à tout le monde. Car l'aristocratie est une chose
relative. Et il y a des petits trous pas cher où le fils d'un marchand
de meubles est prince des élégances et règne sur une cour comme un
jeune prince de Galles. J'ai souvent cherché depuis à me rappeler
comment avait résonné pour moi sur la plage, ce nom de Simonet, encore
incertain alors dans sa forme que j'avais mal distinguée, et aussi
quant à sa signification, à la désignation par lui de telle personne,
ou peut-être de telle autre; en somme empreint de ce vague et de cette
nouveauté si émouvants pour nous dans la suite, quand ce nom dont les
lettres sont à chaque seconde plus profondément gravées en nous par
notre attention incessante, est devenu (ce qui ne devait arriver pour
moi, à l'égard de la petite Simonet, que quelques années plus tard) le
premier vocable que nous retrouvions, soit au moment du réveil, soit
après un évanouissement, même avant la notion de l'heure qu'il est, du
lieu où nous sommes, presque avant le mot «je», comme si l'être qu'il
nomme était plus nous que nous-même, et comme si après quelques moments
d'inconscience, la trêve qui expire avant toute autre était celle
pendant laquelle on ne pensait pas à lui. Je ne sais pourquoi je me
dis dès le premier jour que le nom de Simonet devait être celui d'une
des jeunes filles, je ne cessai plus de me demander comment je
pourrais connaître la famille Simonet; et cela par des gens qu'elle
jugeât supérieurs à elle-même ce qui ne devait pas être difficile si
ce n'étaient que de petites grues du peuple, pour qu'elle ne pût avoir
une idée dédaigneuse de moi. Car on ne peut avoir de connaissance
parfaite, on ne peut pratiquer l'absorption complète de qui vous
dédaigne, tant qu'on n'a pas vaincu ce dédain. Or, chaque fois que
l'image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l'oubli
ou la concurrence d'autres images ne l'élimine, nous n'avons de repos
que nous n'ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit
pareil à nous, notre âme étant à cet égard douée du même genre de
réaction et d'activité que notre organisme physique, lequel ne peut
tolérer l'immixtion dans son sein d'un corps étranger sans qu'il
s'exerce aussitôt à digérer et assimiler l'intrus; la petite Simonet
devait être la plus jolie de toutes--celle, d'ailleurs, qui, me
semblait-il, aurait pu devenir ma maîtresse, car elle était la seule
qui à deux ou trois reprises, détournant à demi la tête, avait paru
prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift s'il ne
connaissait pas à Balbec, des Simonet. N'aimant pas à dire qu'il
ignorait quelque chose, il répondit qu'il lui semblait avoir entendu
causer de ce nom-là. Arrivé au dernier étage, je le priai de me faire
apporter les dernières listes d'étrangers.

Je sortis de l'ascenseur, mais au lieu d'aller vers ma chambre je
m'engageai plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet
de chambre de l'étage, quoiqu'il craignît les courants d'air, avait
ouvert la fenêtre du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le
côté de la colline et de la vallée, mais ne les laissait jamais voir,
car ses vitres, d'un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je
m'arrêtai devant elle en une courte station et le temps de faire mes
dévotions à la «vue» que pour une fois elle découvrait au delà de la
colline à laquelle était adossé l'hôtel et qui ne contenait qu'une
maison posée à quelque distance mais à laquelle la perspective et la
lumière du soir en lui conservant son volume donnait une ciselure
précieuse et un écrin de velours, comme à une de ces architectures en
miniature, petit temple ou petite chapelle d'orfèvrerie et d'émaux qui
servent de reliquaires et qu'on n'expose qu'à de rares jours à la
vénération des fidèles. Mais cet instant d'adoration avait déjà trop
duré, car le valet de chambre qui tenait d'une main un trousseau de
clefs et de l'autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain,
mais sans la soulever à cause de l'air pur et frais du soir, venait
refermer comme ceux d'une châsse les deux battants de la croisée et
dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d'or.
J'entrai dans ma chambre.

Au fur et à mesure que la saison s'avança,
changea le tableau que j'y trouvais dans la fenêtre. D'abord il
faisait grand jour, et sombre seulement s'il faisait mauvais temps;
alors, dans le verre glauque et qu'elle boursoufflait de ses vagues
rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma croisée comme
dans les plombs d'un vitrail, effilochait sur toute la profonde
bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d'une immobile
écume linéamentée avec la délicatesse d'une plume ou d'un duvet
dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc, inaltérable et
crémeux qui figure une couche de neige dans les verreries de Gallé.

Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j'entrais dans la
chambre, le ciel violet semblait stigmatisé par la figure raide,
géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareille à la
représentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition
mystique), s'inclinait vers la mer sur la charnière de l'horizon comme
un tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties
différentes du couchant exposées dans les glaces des bibliothèques
basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais
par la pensée à la merveilleuse peinture dont elles étaient détachées,
semblaient comme ces scènes différentes que quelque maître ancien
exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à
côté les uns des autres dans une salle de musée les volets séparés que
l'imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles
du retable. Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil
était déjà couché. Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus
du Calvaire à mes retours de promenade et quand je m'apprêtais à
descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge
au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande,
puis bientôt, sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé
mulet, le ciel du même rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions
servir tout à l'heure à Rivebelle, ravivaient le plaisir que j'allais
avoir à me mettre en habit pour partir dîner. Sur la mer, tout près du
rivage, essayaient de s'élever, les unes par-dessus les autres, à
étages de plus en plus larges, des vapeurs d'un noir de suie mais
aussi d'un poli, d'une consistance d'agate, d'une pesanteur visible,
si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la tige déformée et
jusqu'en dehors du centre de gravité de celles qui les avaient
soutenues jusqu'ici, semblaient sur le point d'entraîner cet
échafaudage déjà à demi-hauteur du ciel et de le précipiter dans la
mer. La vue d'un vaisseau qui s'éloignait comme un voyageur de nuit me
donnait cette même impression que j'avais eue en wagon, d'être
affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une
chambre. D'ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où
j'étais puisque dans une heure j'allais la quitter pour monter en
voiture. Je me jetais sur mon lit; et, comme si j'avais été sur la
couchette d'un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la
nuit on s'étonnerait de voir se déplacer lentement dans l'obscurité,
comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas,
j'étais de tous côtés entouré des images de la mer.

Mais bien souvent ce n'était, en effet, que des images; j'oubliais que
sous leur couleur se creusait le triste vide de la plage, parcouru par
le vent inquiet du soir, que j'avais si anxieusement ressenti à mon
arrivée à Balbec; d'ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des
jeunes filles que j'avais vu passer, je n'étais plus dans des
dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se
produire en moi des impressions vraiment profondes de beauté.
L'attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore
et ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que
j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible
aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant
illuminé, était incapable de mettre de la profondeur derrière la
couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux
des martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau,
comme un feu d'artifice de vie, unissant l'intervalle de ses hautes
fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux,
sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui
rattachait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux,
j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour
renouvelé, de peintures qu'on montrait arbitrairement dans l'endroit
où je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec
lui. Une fois c'était une exposition d'estampes japonaises: à côté de
la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage
jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient
ainsi que les arbres de sa rive, une barre d'un rose tendre que je
n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait
comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient
attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le
regard dédaigneux, ennuyé et frivole d'un amateur ou d'une femme
parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais:
«C'est curieux ce coucher de soleil, c'est différent, mais enfin j'en
ai déjà vu d'aussi délicats, d'aussi étonnants que celui-ci.» J'avais
plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par
l'horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que
dans une toile impressionniste, qu'il semblait aussi de la même
matière, comme si on n'eût fait que découper son avant, et les
cordages en lesquels elle s'était amincie et filigranée dans le bleu
vaporeux du ciel. Parfois l'océan emplissait presque toute ma fenêtre,
surélevée qu'elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement
d'une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu'à
cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur
différente qu'à un effet d'éclairage. Un autre jour la mer n'était
peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était
rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes
horizontales, que les carreaux avaient l'air par une préméditation ou
une spécialité de l'artiste, de présenter une «étude de nuages»,
cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des
nuages semblables mais dans une autre partie de l'horizon et
diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la
répétition, chère à certains maîtres contemporains, d'un seul et même
effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec
l'immobilité de l'art pouvaient être tous vus ensemble dans une même
pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et
la mer uniformément gris, un peu de rose s'ajoutait avec un
raffinement exquis, cependant qu'un petit papillon qui s'était endormi
au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette
«harmonie gris et rose» dans le goût de celles de Whistler, la
signature favorite du maître de Chelsea. Le rose même disparaissait, il
n'y avait plus rien à regarder. Je me mettais debout un instant et
avant de m'étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus
d'eux, je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore,
s'assombrissant, s'amincissant progressivement, mais c'est sans
m'attrister et sans lui donner de regret que je laissais ainsi mourir
au haut des rideaux l'heure où d'habitude j'étais à table, car je
savais que ce jour-ci était d'une autre sorte que les autres, plus
long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques
minutes; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait
à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du
restaurant de Rivebelle. Je me disais: «Il est temps»; je m'étirais,
sur le lit, je me levais, j'achevais ma toilette; et je trouvais du
charme à ces instants inutiles, allégés de tout fardeau matériel, où
tandis qu'en bas les autres dînaient, je n'employais les forces
accumulées pendant l'inactivité de cette fin de journée qu'à sécher
mon corps, à passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous
ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir cette femme
que j'avais remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me
regarder, n'était peut-être sortie un instant de table que dans
l'espoir que je la suivrais; c'est avec joie que j'ajoutais à moi tous
ces appâts pour me donner entier et dispos à une vie nouvelle, libre,
sans souci, où j'appuierais mes hésitations au calme de Saint-Loup et
choisirais entre les espèces de l'histoire naturelle et les
provenances de tous les pays, celles qui, composant les plats
inusités, aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma
gourmandise ou mon imagination.

Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de
la digue par la salle à manger, ses vitres n'étaient plus ouvertes,
car il faisait nuit dehors, et l'essaim des pauvres et des curieux
attirés par le flamboiement qu'ils ne pouvaient atteindre pendait, en
noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et
glissantes de la ruche de verre.

On frappa; c'était Aimé qui avait tenu à m'apporter lui-même les
dernières listes d'étrangers.

Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois
coupable. «On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l'année
prochaine: c'est un monsieur très lié dans l'état-major qui me l'a
dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout
de suite avant la fin de l'année. Il a posé sa cigarette, continua
Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l'index comme avait
fait son client voulant dire: il ne faut pas être trop exigeant. «Pas
cette année, Aimé, qu'il m'a dit en me touchant à l'épaule, ce n'est
pas possible. Mais à Pâques, oui!» Et Aimé me frappa légèrement sur
l'épaule en me disant: «Vous voyez je vous montre exactement comme il
a fait», soit qu'il fût flatté de cette familiarité d'un grand
personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine
connaissance de cause la valeur de l'argument et nos raisons
d'espérer.

Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu'à la première page de la
liste des étrangers, j'aperçus les mots: «Simonet et sa famille».
J'avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où
toute la tendresse qui était dans mon cœur, mais qui éprouvée par lui
ne s'en distinguait pas, m'était apportée par un être aussi différent
que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en
utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l'harmonie qui
régnait entre les jeunes corps que j'avais vus se déployer sur la
plage, en une procession sportive, digne de l'antique et de Giotto. Je
ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si
aucune d'elles s'appelait ainsi, mais je savais que j'étais aimé de
Mlle Simonet et que j'allais grâce à Saint-Loup essayer de la
connaître. Malheureusement n'ayant obtenu qu'à cette condition une
prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à
Doncières; mais, pour le faire manquer à ses obligations militaires,
j'avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi,
sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent--même
sans avoir vu la personne dont on parlait et rien qu'à entendre dire
qu'il y avait une jolie caissière chez un fruitier--j'avais eue de
faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine.
Or, cette curiosité, c'est à tort que j'avais espéré l'exciter chez
Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour
longtemps paralysée en lui par l'amour qu'il avait pour cette actrice
dont il était l'amant. Et même l'eût-il légèrement ressentie qu'il
l'eût réprimée, à cause d'une sorte de croyance superstitieuse que de
sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi
fût-ce sans qu'il m'eût promis de s'occuper activement de mes jeunes
filles que nous partîmes dîner à Rivebelle.

Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se
coucher, mais il faisait encore clair; dans le jardin du restaurant
dont les lumières n'étaient pas encore allumées, la chaleur du jour
tombait, se déposait, comme au fond d'un vase le long des parois
duquel la gelée transparente et sombre de l'air semblait si
consistante qu'un grand rosier appliqué au mur obscurci qu'il veinait
de rose, avait l'air de l'arborisation qu'on voit au fond d'une pierre
d'onyx. Bientôt ce ne fut qu'à la nuit que nous descendions de
voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était
mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans
l'espoir d'une accalmie. Mais ces jours-là, c'est sans tristesse que
j'entendais le vent souffler, je savais qu'il ne signifiait pas
l'abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais
que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au
son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient
aisément de l'obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges
cautères d'or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le
coupé qui nous attendait sous l'averse. Depuis quelque temps, les
paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je
prétendais, j'étais fait pour goûter surtout les plaisirs de
l'intelligence, m'avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire
plus tard une espérance que décevait chaque jour l'ennui que
j'éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude
critique ou un roman. «Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir
qu'on a eu à l'écrire n'est-il pas le critérium infaillible de la
valeur d'une belle page; peut-être n'est-il qu'un état accessoire qui
s'y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre
elle. Peut-être certains chefs-d'œuvre ont-ils été composés en
bâillant.» Ma grand'mère apaisait mes doutes en me disant que je
travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre
médecin ayant trouvé plus prudent de m'avertir des graves risques
auxquels pouvait m'exposer mon état de santé, et m'ayant tracé toutes
les précautions d'hygiène à suivre pour éviter un accident, je
subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus
important qu'eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l'œuvre
que je portais peut-être en moi, j'exerçais sur moi-même depuis que
j'étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n'aurait pu me
faire toucher à la tasse de café qui m'eût privé du sommeil de la
nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand
nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l'excitation d'un
plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où
l'exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment
tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse--comme
s'il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins
élevées à réaliser--disparaissait ce mécanisme précis de prudente
hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu'un valet de
pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait:

--Vous n'aurez pas froid? Vous feriez peut-être mieux de le garder il
ne fait pas très chaud.

Je répondais: «Non, non,» et peut-être je ne sentais pas le froid,
mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la
nécessité de ne pas mourir, l'importance de travailler. Je donnais mon
paletot; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque
marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les
rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et,
sentant l'ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de
l'orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe
immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une
démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de
café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet
grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale
d'un général vainqueur.

A partir de ce moment-là j'étais un homme nouveau, qui n'était plus le
petit-fils de ma grand'mère et ne se souviendrait d'elle qu'en
sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.

La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu'à Balbec je
n'aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu'à ma
conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentassent
un plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je
l'absorbais en une heure en y ajoutant quelques gouttes de porto, trop
distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui
venait de jouer les deux «louis» que j'avais économisés depuis un mois
en vue d'un achat que je ne me rappelais pas. Quelques-uns des garçons
qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse,
ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait être le but de
ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés
au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les
pommes à l'anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées
comme au départ autour de l'agneau de Pauilhac. Je remarquai un de ces
servants, très grand, emplumé de superbes cheveux noirs, la figure
fardée d'un teint qui rappelait davantage certaines espèces d'oiseaux
rares que l'espèce humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit,
sans but, d'un bout à l'autre de la salle, faisait penser à quelqu'un
de ces «aras» qui remplissent les grandes volières des jardins
zoologiques de leur ardent coloris et de leur incompréhensible
agitation. Bientôt le spectacle s'ordonna, à mes yeux du moins, d'une
façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se
fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont
l'assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de
planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux
allégoriques d'autrefois. D'ailleurs, une force d'attraction
irrésistible s'exerçait entre ces astres divers et à chaque table les
dîneurs n'avaient d'yeux que pour les tables où ils n'étaient pas,
exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel ayant réussi à
amener un écrivain célèbre, s'évertuait à tirer de lui, grâce aux
vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames
s'émerveillaient. L'harmonie de ces tables astrales n'empêchait pas
l'incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce
qu'au lieu d'être assis, comme les dîneurs, étaient debout, évoluaient
dans une zone supérieure. Sans doute l'un courait porter des
hors-d'œuvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces
raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes
finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée.
Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières,
occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à
prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui
pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la
science du moyen âge.

Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour
eux les tables rondes n'étaient pas des planètes et qu'ils n'avaient
pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de
leur apparence coutumière et nous permet d'apercevoir des analogies.
Ils pensaient qu'ils dînaient avec telle ou telle personne, que le
repas coûterait à peu près tant et qu'ils recommenceraient le
lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement
d'un cortège de jeunes commis qui, probablement n'ayant pas à ce
moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains
dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches
que leur donnaient en passant les maîtres d'hôtel, fixaient
mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n'étaient consolés
que si quelque client de l'hôtel de Balbec où ils avaient jadis été
employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait
personnellement d'emporter le champagne qui n'était pas buvable, ce
qui les remplissait d'orgueil.

J'entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du
bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et
que le moindre déplacement que j'occasionnais à mon corps, à mon
attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un œil fermé une
légère compression donne la sensation de la couleur. J'avais déjà bu
beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c'était
moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m'apporteraient que
par l'effet du bien-être produit par les verres précédents. Je
laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où,
docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries
chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités des
corps qui ne se rencontrent dans la nature que d'une façon
accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait
en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient
des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ou des
voyages ne m'en eût fait rencontrer en une année; d'autre part, cette
musique que nous entendions--arrangements de valses, d'opérettes
allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour
moi--était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l'autre
et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une
femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié,
le secret de volupté qu'il recélait: il me le proposait, me reluquait,
venait à moi d'une allure capricieuse ou canaille, m'accostait, me
caressait, comme si j'étais devenu tout d'un coup plus séduisant, plus
puissant ou plus riche; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque
chose de cruel; c'est que tout sentiment désintéressé de la beauté,
tout reflet de l'intelligence leur était inconnu; pour eux le plaisir
physique existe seul. Et ils sont l'enfer le plus impitoyable, le plus
dépourvu d'issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce
plaisir--ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre--comme la
seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier.
Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air, et lui
rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu'il me faisait
éprouver me devint si chère, que j'aurais quitté mes parents pour
suivre le motif dans le monde singulier qu'il construisait dans
l'invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et de vivacité.
Quoiqu'un tel plaisir ne soit pas d'une sorte qui donne plus de valeur
à l'être auquel il s'ajoute, car il n'est perçu que de lui seul, et
quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu à une femme
qui nous a aperçu, elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou
non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n'eût
rien changé au jugement qu'elle porta sur nous, je me sentais plus
puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n'était
plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait
précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique,
semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j'aimais et
moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.

Le restaurant n'était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines,
mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient
goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters
avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de
couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un
côté le jardin, duquel elle n'était séparée, sauf en exceptant
quelques colonnes de pierre, que par le vitrage qu'on ouvrait ici ou
là. Il en résultait outre de nombreux courants d'air, des coups de
soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant
presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles
étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la
longueur de l'étroit goulot, comme elles chatoyaient à tous les
mouvements qu'elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre
elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé
les éclatants poissons qu'il a pris, lesquels à moitié hors de l'eau
et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.

Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui lui, était
naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières,
bien qu'il fît encore clair dehors, de sorte qu'on voyait devant soi,
dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui
semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque
verdure était traversée par les derniers rayons et qui, de la pièce
éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au delà du
vitrage non plus, comme on aurait dit, des dames qui goûtaient à la
fin de l'après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet
étincelant et humide, mais comme les végétations d'un pâle et vert
aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table; et si
les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder,
à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient
été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la
force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon
d'un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café
ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters; il
arrivait souvent qu'au moment du passage, tel dîner en marche
abandonnait l'un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop
fortement l'attraction du dîner rival se détachaient un instant du
leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui
étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant: «Il faut
que je me sauve retrouver M. X... dont je suis ce soir l'invité.» Et
pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient
interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se
vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu jour,
on n'allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se
penchaient au dehors de l'autre côté du vitrage, il avait l'air d'une
allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l'ombre une
dîneuse s'y attardait. En le traversant pour sortir, j'y distinguai un
soir, assise au milieu d'un groupe inconnu, la belle princesse de
Luxembourg. Je me découvris sans m'arrêter. Elle me reconnut, inclina
la tête en souriant; très au-dessus de ce salut, émanant de ce
mouvement même, s'élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon
adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je
m'arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un
salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que
seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que
ce fut comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se
fût mis à chanter. Si par hasard pour finir la soirée avec telle bande
d'amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous
rendre au Casino d'une plage voisine, et partant avec eux, s'il me
mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d'aller à
toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je
passerais sans avoir l'aide de personne pour me dispenser de fournir
moi-même à ma sensibilité--en faisant machine en arrière et en
sortant de la passivité où j'étais pris comme dans un engrenage--ces
modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des
autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans
ces sentiers où il n'y avait de place que pour une seule et où il
faisait nuit noire, l'instabilité du sol souvent éboulé de la falaise,
la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne
trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la
représentation et la crainte du danger jusqu'à ma raison. C'est que,
pas plus que ce n'est le désir de devenir célèbre, mais l'habitude
d'être laborieux qui nous permet de produire une œuvre, ce n'est
l'allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé,
qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà en arrivant à
Rivebelle, j'avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du
contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit
chemin, et me trouvais en proie à une sorte d'ataxie morale, l'alcool,
en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes
actuelles une qualité, un charme, qui n'avaient pas eu pour effet de
me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre; car en me les
faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en
isolait; j'étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les
ivrognes; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant
moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir; plaçant le
but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé,
mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus
loin qu'elle. De sorte que, par une contradiction qui n'était
qu'apparente, c'est au moment où j'éprouvais un plaisir exceptionnel,
où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû
avoir à mes yeux plus de prix, c'est à ce moment que, délivré des
soucis qu'elle avait pu m'inspirer jusque-là, je la livrais sans
hésitation au hasard d'un accident. Je ne faisais, du reste, en somme,
que concentrer dans une soirée l'incurie qui pour les autres hommes
est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent
sans nécessité le risque d'un voyage en mer, d'une promenade en
aéroplane ou en automobile, quand les attend à la maison l'être que
leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur
cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de
leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où
nous y restions, si quelqu'un était venu dans l'intention de me tuer,
comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma
grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j'adhérais
tout entier à l'odeur de la femme qui était à la table voisine, à la
politesse des maîtres d'hôtel, au contour de la valse qu'on jouait,
que j'étais collé à la sensation présente, n'ayant pas plus
d'extension qu'elle ni d'autre but que de ne pas en être séparé, je
serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de
défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n'a
plus le souci de préserver sa ruche.

Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses
les plus graves, par contraste avec la violence de mon exaltation,
finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L'entreprise
de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car
ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à
la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple
continuité, avait de l'importance pour moi; tout le reste, parents,
travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu'un
flocon d'écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se poser,
n'existait plus que relativement à cette puissance intérieure:
l'ivresse réalise pour quelques heures l'idéalisme subjectif, le
phénoménisme pur; tout n'est plus qu'apparences et n'existe plus qu'en
fonction de notre sublime nous-même. Ce n'est pas, du reste, qu'un
amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un
semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu
nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce
sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même
amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous,
satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous
suffit, car de ce qui n'est pas actuel nous ne nous soucions pas.
Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les
change que dans cette heure d'ivresse. Les personnes qui n'avaient
plus d'importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des
bulles de savon reprendront le lendemain leur densité; il faudra
essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus
rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la
même que celle d'hier et avec les problèmes de laquelle nous nous
retrouverons inexorablement aux prises, c'est celle qui nous régit
même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S'il se trouve près
de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la
veille--à savoir que nous arrivions à lui plaire--nous semble
maintenant un million de fois plus aisée sans l'être devenue en rien,
car ce n'est qu'à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que
nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l'instant même que
nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le
lendemain d'avoir donné cent francs au chasseur et, pour la même
raison, qui pour nous a été seulement retardée: l'absence d'ivresse.

Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui,
parce qu'elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font
partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de
moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à
l'air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs me
regarda un instant d'un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut
le tour d'une autre, puis d'une troisième; enfin d'une brune au teint
éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par
Saint-Loup.

Avant qu'il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il
avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que
de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont
beaucoup s'y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer,
certaines pour retrouver leur amant, d'autres pour tâcher d'en trouver
un, il n'y en avait guère qu'il ne connût pour avoir passé--lui-même
ou tel de ses amis--au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait
pas si elles étaient avec un homme, et elles, tout en le regardant plus
qu'un autre parce que l'indifférence qu'on lui savait pour toute femme
qui n'était pas son actrice lui donnait aux yeux de celles-ci un
prestige singulier, elles avaient l'air de ne pas le connaître. Et
l'une chuchotait: «C'est le petit Saint-Loup. Il paraît qu'il aime
toujours sa grue. C'est la grande amour. Quel joli garçon! Moi je le
trouve épatant; et quel chic! Il y a tout de même des femmes qui ont
une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l'ai bien connu quand
j'étais avec d'Orléans. C'était les deux inséparables. Il en faisait
une noce à ce moment-là! Mais ce n'est plus ça; il ne lui fait pas de
queues. Ah! elle peut dire qu'elle en a une chance. Et je me demande
qu'est-ce qu'il peut lui trouver. Il faut qu'il soit tout de même une
fameuse truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches à
l'américaine et des dessous sales! Je crois qu'une petite ouvrière ne
voudrait pas de ses pantalons. Regardez-moi un peu quels yeux il a, on
se jetterait au feu pour un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m'a
reconnue, il rit, oh! il me connaissait bien. On n'a qu'à lui parler
de moi.» Entre elles et lui je surprenais un regard d'intelligence.
J'aurais voulu qu'il me présentât à ces femmes, pouvoir leur demander
un rendez-vous et qu'elles me l'accordassent même si je n'avais pas pu
l'accepter. Car sans cela leur visage resterait éternellement dépourvu,
dans ma mémoire, de cette partie de lui-même--et comme si elle
était cachée par un voile--qui varie avec toutes les femmes, que
nous ne pouvons imaginer chez l'une quand nous ne l'y avons pas vue,
et qui apparaît seulement dans le regard qui s'adresse à nous et qui
acquiesce à notre désir et nous promet qu'il sera satisfait. Et
pourtant même aussi réduit, leur visage était pour moi bien plus que
celui des femmes que j'aurais su vertueuses et ne me semblait pas
comme le leur, plat, sans dessous, composé d'une pièce unique et sans
épaisseur. Sans doute il n'était pas pour moi ce qu'il devait être
pour Saint-Loup qui par la mémoire, sous l'indifférence, pour lui
transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne pas le
connaître ou sous la banalité du même salut que l'on eût adressé aussi
bien à tout autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits,
une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux comme
ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs revêtent
d'une toile décente. Certes, pour moi au contraire qui sentais que
rien de mon être n'avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et
n'y serait emporté dans les routes inconnues qu'elle suivrait pendant
sa vie, ces visages restaient fermés. Mais c'était déjà assez de
savoir qu'ils s'ouvraient pour qu'ils me semblassent d'un prix que je
ne leur aurais pas trouvé s'ils n'avaient été que de belles médailles,
au lieu de médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs
d'amour. Quand à Robert, tenant à peine en place, quand il était
assis, dissimulant sous un sourire d'homme de cour l'avidité d'agir en
homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien
l'ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même
que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour
un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie,
l'architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces
tours d'antiques donjons dont les créneaux inutilisés restent
visibles, mais qu'on a aménagées intérieurement en bibliothèque.

En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m'avait
présenté je me redisais sans m'arrêter une seconde et pourtant sans
presque m'en apercevoir: «Quelle femme délicieuse!» comme on chante un
refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par des
dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n'en est pas
moins vrai que si j'eusse eu mille francs sur moi et qu'il y eût
encore des bijoutiers d'ouverts à cette heure-là, j'eusse acheté une
bague à l'inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi
que des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi
pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans
intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu'on leur a dit la veille
et on veut y faire honneur.

Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec plaisir
dans ma chambre qui n'était plus hostile le lit où, le jour de mon
arrivée, j'avais cru qu'il me serait toujours impossible de me reposer
et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien; de sorte
que successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient
d'adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient le matelas,
comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un
moulage total d'un corps humain. Mais je ne pouvais m'endormir, je
sentais approcher le matin; le calme, la bonne santé n'étaient plus en
moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne les
retrouverais plus. Il m'eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre.
Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux
heures après par le concert symphonique. Tout à coup je m'endormais,
je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à
la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la
désincarnation, la transmigration des âmes, l'évocation des morts, les
illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus
élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des
animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours que nous y sommes
nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses
une clarté de certitude; nous n'y offrons au contraire, au spectacle
de la vie, qu'une vision douteuse et à chaque minute anéantie par
l'oubli, la réalité précédente s'évanouissant devant celle qui lui
succède comme une projection de lanterne magique devant la suivante
quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas
connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes
les nuits ainsi qu'à l'autre grand mystère de l'anéantissement et de
la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du
dîner de Rivebelle, l'illumination successive et errante de zones
assombries de mon passé faisait de moi un être dont le suprême bonheur
eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en
rêve.

Puis, même ma propre vie m'était entièrement cachée par un décor
nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel
pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des
acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle,
était dans le goût des contes orientaux, je n'y savais rien de mon
passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d'un décor
interposé; je n'étais qu'un personnage qui recevait la bastonnade et
subissais des châtiments variés pour une faute que je n'apercevais pas
mais qui était d'avoir bu trop de porto. Tout à coup je m'éveillais,
je m'apercevais qu'à la faveur d'un long sommeil, je n'avais pas
entendu le concert symphonique. C'était déjà l'après-midi; je m'en
assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser,
efforts infructueux d'abord et interrompus par des chutes sur
l'oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme
les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une
convalescence; du reste avant même d'avoir regardé l'heure j'étais
certain que midi était passé. Hier soir, je n'étais plus qu'un être
vidé, sans poids (et comme il faut avoir été couché pour être capable
de s'asseoir et avoir dormi pour l'être de se taire), je ne pouvais
cesser de remuer ni de parler, je n'avais plus de consistance, de
centre de gravité, j'étais lancé, il me semblait que j'aurais pu
continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes
yeux n'avaient pas vu l'heure, mon corps avait su la calculer, il
avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré,
mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que comme
une puissante horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon
cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant
jusque au-dessus de mes genoux l'abondance intacte de leurs
provisions. S'il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu
vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il
en est de même de l'oubli, du néant mental; on semble alors absent du
temps pendant quelques heures; mais les forces qui se sont rangées
pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité
aussi exactement que les poids de l'horloge où les croulants
monticules du sablier. On ne sort, d'ailleurs, pas plus aisément d'un
tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à
durer et s'il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir
longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a
bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le
quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots,
j'avais bien l'idée de regarder l'heure et de me lever, mais mon corps
était à tout instant rejeté dans le sommeil; l'atterrissage était
difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et
confronter son heure avec celle qu'indiquait la richesse de matériaux
dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois
fois sur mon oreiller.

Enfin je voyais clairement: «deux heures de l'après-midi!» je sonnais,
mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être
infiniment plus long, si j'en jugeais par le repos et la vision d'une
immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme
celui-ci était causé par l'entrée de Françoise, entrée qu'avait
elle-même motivée mon coup de sonnette, ce nouveau sommeil qui me
paraissait avoir dû être plus long que l'autre et avait amené en moi
tant de bien-être et d'oubli, n'avait duré qu'une demi-minute.

Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais mille
questions sur la famille Legrandin.

Ce n'est pas assez de dire que j'avais rejoint le calme et la santé,
car c'était plus qu'une simple distance qui les avait la veille
séparés de moi, j'avais eu toute la nuit à lutter contre un flot
contraire, et puis je ne me retrouvais pas seulement auprès d'eux, ils
étaient rentrés en moi. A des points précis et encore un peu
douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée, laissant mes
idées s'échapper à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris
leur place, et retrouvé cette existence dont hélas! jusqu'ici elles
n'avaient pas su profiter.

Une fois de plus j'avais échappé à l'impossibilité de dormir, au
déluge, au naufrage des crises nerveuses. Je ne craignais plus du tout
ce qui me menaçait la veille au soir quand j'étais démuni de repos.
Une nouvelle vie s'ouvrait devant moi; sans faire un seul mouvement,
car j'étais encore brisé quoique déjà dispos, je goûtais ma fatigue
avec allégresse; elle avait isolé et rompu les os de mes jambes, de
mes bras, que je sentais assemblés devant moi, prêts à se rejoindre,
et que j'allais relever rien qu'en chantant comme l'architecte de la
fable.

Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l'air triste que j'avais
vue à Rivebelle et qui m'avait regardé un instant. Pendant toute la
soirée, bien d'autres m'avaient semblé agréables, maintenant elle
venait seule de s'élever du fond de mon souvenir. Il me semblait
qu'elle m'avait remarqué, je m'attendais à ce qu'un des garçons de
Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait
pas et croyait qu'elle était comme il faut. Il serait bien difficile
de la voir, de la voir sans cesse. Mais j'étais prêt à tout pour cela,
je ne pensais plus qu'à elle. La philosophie parle souvent d'actes
libres et d'actes nécessaires. Peut-être n'en est-il pas de plus
complètement subi par nous, que celui qui en vertu d'une force
ascensionnelle comprimée pendant l'action, fait jusque-là, une fois
notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir nivelé avec les
autres par la force oppressive de la distraction, et s'élancer parce
qu'à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous
ne nous apercevons que vingt quatre heures après. Et peut-être n'y
a-t-il pas non plus d'acte aussi libre, car il est encore dépourvu de
l'habitude, de cette sorte de manie mentale qui, dans l'amour, favorise
la renaissance exclusive de l'image d'une certaine personne.

Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j'avais vu défiler
devant la mer le beau cortège de jeunes filles. J'interrogeai à leur
sujet plusieurs clients de l'hôtel, qui venaient presque tous les ans
à Balbec. Ils ne purent me renseigner. Plus tard une photographie
m'expliqua pourquoi. Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à
peine mais déjà sorties d'un âge où on change si complètement, telle
masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles
que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en
cercle sur le sable, autour d'une tente: sorte de blanche et vague
constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les
autres, un malicieux visage, des cheveux blonds, que pour les reperdre
et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et
lactée.

Sans doute en ces années-là encore si peu éloignées, ce n'était pas
comme la veille dans leur première apparition devant moi, la vision du
groupe, mais le groupe lui-même qui manquait de netteté. Alors, ces
enfants trop jeunes étaient encore à ce degré élémentaire de formation
où la personnalité n'a pas mis son sceau sur chaque visage. Comme ces
organismes primitifs où l'individu n'existe guère par lui-même, est
plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le
composent, elles restaient pressées les unes contre les autres.
Parfois l'une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire qui
semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les agitait
toutes à la fois, effaçant, confondant ces visages indécis et
grimaçants dans la gelée d'une seule grappe scintillatrice et
tremblante. Dans une photographie ancienne qu'elles devaient me donner
un jour, et que j'ai gardée, leur troupe enfantine offre déjà le même
nombre de figurantes que plus tard leur cortège féminin; on y sent
qu'elles devaient déjà faire sur la plage une tache singulière qui
forçait à les regarder; mais on ne peut les y reconnaître
individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre à
toutes les transformations possibles pendant la jeunesse jusqu'à la
limite où ces formes reconstituées empiéteraient sur une autre
individualité qu'il faut identifier aussi et dont le beau visage, à
cause de la concomitance d'une grande taille et de cheveux frisés, a
chance d'avoir été jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté
par la carte-album; et la distance parcourue en peu de temps par les
caractères physiques de chacune de ces jeunes filles, faisant d'eux un
critérium fort vague et d'autre part ce qu'elles avaient de commun et
comme de collectif étant dès lors marqué, il arrivait parfois à leurs
meilleures amies de les prendre l'une pour l'autre sur cette
photographie, si bien que le doute ne pouvait finalement être tranché
que par tel accessoire de toilette que l'une était certaine d'avoir
porté, à l'exclusion des autres. Depuis ces jours si différents de
celui où je venais de les voir sur la digue, si différents et pourtant
si proches, elles se laissaient encore aller au rire comme je m'en
étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n'était pas celui
intermittent et presque automatique de l'enfance, détente spasmodique
qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes
comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et
disparaissaient pour se reformer un instant après; leurs physionomies
maintenant étaient devenues maîtresses d'elles-mêmes, leurs yeux
étaient fixés sur le but qu'ils poursuivaient; et il avait fallu hier
l'indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre
indistinctement, comme l'avait fait l'hilarité ancienne et la vieille
photographie, les sporades aujourd'hui individualisées et désunies
du pâle madrépore.

Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je
m'étais fait la promesse de les revoir. D'habitude, elles ne
reparaissent pas; d'ailleurs la mémoire qui oublie vite leur
existence, retrouverait difficilement leurs traits; nos yeux ne les
reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de
nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais
d'autres fois, et c'est ainsi que cela devait arriver pour la petite
bande insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il
nous paraît alors beau, car nous discernons en lui comme un
commencement d'organisation, d'effort, pour composer notre vie; il
nous rend facile, inévitable et quelquefois--après des interruptions
qui ont pu faire espérer de cesser de nous souvenir--cruelle, la
fidélité des images à la possession desquelles nous nous croirons plus
tard avoir été prédestinés, et que sans lui nous aurions pu, tout au
début, oublier, comme tant d'autres, si aisément.

Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à sa fin. Je n'avais pas revu
ces jeunes filles sur la plage. Il restait trop peu l'après-midi à
Balbec pour pouvoir s'occuper d'elles et tâcher de faire, à mon
intention, leur connaissance. Le soir il était plus libre et
continuait à m'emmener souvent à Rivebelle. Il y a dans ces
restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens
enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si
l'ayant par hasard demandé, nous découvrons qu'ils sont non
l'inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que
le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà
deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions,
Saint-Loup et moi, vu venir s'asseoir à une table quand tout le monde
commençait à partir un homme de grande taille, très musclé, aux traits
réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur
restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous
demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et
retardataire: «Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre
Elstir?» nous dit-il. Swann une fois prononcé son nom devant
moi, j'avais entièrement oublié à quel propos; mais l'omission d'un
souvenir, comme celui d'un membre de phrase dans une lecture, favorise
parfois non l'incertitude, mais l'éclosion d'une certitude prématurée.
«C'est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur»,
dis-je à Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un
frisson, la pensée qu'Elstir était un grand artiste, un homme célèbre,
puis, que nous confondant avec les autres dîneurs, il ne se doutait
pas de l'exaltation où nous jetait l'idée de son talent. Sans doute,
qu'il ignorât notre admiration, et que nous connaissions Swann, ne
nous eût pas été pénible si nous n'avions pas été aux bains de mer.
Mais attardés à un âge où l'enthousiasme ne peut rester silencieux, et
transportés dans une vie où l'incognito semble étouffant, nous
écrivîmes une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions à Elstir
dans les deux dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs
passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann et où nous
demandions à lui présenter nos hommages. Un garçon se chargea de
porter cette missive à l'homme célèbre.

Célèbre, Elstir ne l'était peut-être pas encore à cette époque tout à
fait autant que le prétendait le patron de l'établissement, et qu'il
le fut d'ailleurs bien peu d'années plus tard. Mais il avait été un
des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n'était encore
qu'une sorte de ferme et à y amener une colonie d'artistes (qui
avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l'on
mangeait en plein air sous un simple auvent, était devenue un centre
élégant; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu'à
cause d'une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de
là). Mais un grand talent, même quand il n'est pas encore reconnu,
provoque nécessairement quelques phénomènes d'admiration, tels que le
patron de la ferme avait été à même d'en distinguer dans les questions
de plus d'une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie
que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait
de l'étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu'Elstir
n'aimait pas être dérangé pendant qu'il travaillait, qu'il se relevait
la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand
il y avait clair de lune, et il s'était dit que tant de fatigues
n'étaient pas perdues, ni l'admiration des touristes injustifiée,
quand il avait dans un tableau d'Elstir reconnu une croix de bois qui
était plantée à l'entrée de Rivebelle. «C'est bien elle, répétait-il avec
stupéfaction. Il y a les quatre morceaux! Ah! aussi il s'en donne une peine!

Et il ne savait pas si un petit «lever de soleil sur la mer» qu'Elstir
lui avait donné, ne valait pas une fortune.

Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa poche, continuer
à dîner, commencer à demander ses affaires, se lever pour partir, et
nous étions tellement sûrs de l'avoir choqué par notre démarche que
nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous l'avions
redouté) de partir sans avoir été remarqués par lui. Nous ne pensions
pas un seul instant à une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la
plus importante, c'est que notre enthousiasme pour Elstir, de la
sincérité duquel nous n'aurions pas permis qu'on doutât et dont nous
aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration
entrecoupée par l'attente, notre désir de faire n'importe quoi de
difficile ou d'héroïque pour le grand homme, n'était pas, comme nous
nous le figurions, de l'admiration, puisque nous n'avions jamais rien
vu d'Elstir; notre sentiment pouvait avoir pour objet l'idée creuse de
«un grand artiste», non pas une oeuvre qui nous était inconnue. C'était
tout au plus de l'admiration à vide, le cadre nerveux, l'armature
sentimentale d'une admiration sans contenu, c'est-à-dire quelque chose
d'aussi indissolublement attaché à l'enfance que certains organes qui
n'existent plus chez l'homme adulte; nous étions encore des enfants.
Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout à coup il fit
un crochet et vint à nous. J'étais transporté d'une délicieuse
épouvante comme je n'aurais pu en éprouver quelques années plus tard,
parce que, en même temps que l'âge diminue la capacité, l'habitude du
monde ôte toute idée de provoquer d'aussi étranges occasions, de
ressentir ce genre d'émotions.

Dans les quelques mots qu'Elstir vint nous dire, en s'asseyant à notre
table, il ne me répondit jamais, les diverses fois où je lui parlai de
Swann. Je commençai à croire qu'il ne le connaissait pas. Il ne m'en
demanda pas moins d'aller le voir à son atelier de Balbec, invitation
qu'il n'adressa pas à Saint-Loup, et que me valurent, ce que n'aurait
peut-être pas fait la recommandation de Swann si Elstir eût été lié
avec lui (car la part des sentiments désintéressés est plus grande
qu'on ne croit dans la vie des hommes) quelques paroles qui lui firent
penser que j'aimais les arts. Il prodigua pour moi une amabilité, qui
était aussi supérieure à celle de Saint-Loup que celle-ci à
l'affabilité d'un petit bourgeois. A côté de celle d'un grand artiste,
l'amabilité d'un grand seigneur, si charmante soit-elle, a l'air d'un
jeu d'acteur, d'une simulation. Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir
aimait à donner, à se donner. Tout ce qu'il possédait, idées, œuvres,
et le reste qu'il comptait pour bien moins, il l'eût donné avec joie à
quelqu'un qui l'eût compris. Mais faute d'une société supportable, il
vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde
appelaient de la pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs
publics un mauvais esprit, ses voisins, de la folie, sa famille de
l'égoïsme et de l'orgueil.

Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude
même, avec plaisir que, par le moyen de ses œuvres, il s'adressait à
distance, il donnait une plus haute idée de lui, à ceux qui l'avaient
méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il seul, non par
indifférence, mais par amour des autres, et, comme j'avais renoncé à
Gilberte pour lui réapparaître un jour sous des couleurs plus
aimables, destinait-il son oeuvre à certains, comme un retour vers eux,
où sans le revoir lui-même, on l'aimerait, on l'admirerait, on
s'entretiendrait de lui; un renoncement n'est pas toujours total dès
le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que
par réaction il n'ait agi sur nous, qu'il s'agisse du renoncement d'un
malade, d'un moine, d'un artiste, d'un héros. Mais s'il avait voulu
produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui avait vécu
pour lui-même, loin de la société à laquelle il était indifférent; la
pratique de la solitude lui en avait donné l'amour comme il arrive
pour toute grande chose que nous avons crainte d'abord, parce que nous
la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions
et dont elle nous prive moins qu'elle ne nous détache. Avant de la
connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure
nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d'en
être dès que nous l'avons connue.

Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me promettais
d'aller à son atelier dans les deux ou trois jours suivants, mais le
lendemain de cette soirée, comme j'avais accompagné ma grand-mère tout
au bout de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au
coin d'une des petites rues qui débouchent perpendiculairement sur la
plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse comme un animal
qu'on fait rentrer malgré lui dans l'étable, et tenant des clubs de
golf, marchait devant une personne autoritaire, vraisemblablement son
«anglaise», ou celle d'une de ses amies, laquelle ressemblait au
portrait de _Jeffries_ par Hogarth, le teint rouge comme si sa boisson
favorite avait été plutôt le gin que le thé, et prolongeant par le
croc noir d'un reste de chique une moustache grise, mais bien fournie.
La fillette qui la précédait ressemblait à celle de la petite bande
qui, sous un polo noir, avait dans un visage immobile et joufflu des
yeux rieurs. Or, celle qui rentrait en ce moment avait aussi un polo
noir, mais elle me semblait encore plus jolie que l'autre, la ligne de
son nez était plus droite, à la base l'aile en était plus large et
plus charnue. Puis l'autre m'était apparue comme une fière jeune fille
pâle, celle-ci comme une enfant domptée et de teint rose. Pourtant,
comme elle poussait une bicyclette pareille et comme elle portait les
mêmes gants de renne, je conclus que les différences tenaient
peut-être à la façon dont j'étais placé et aux circonstances, car il
était peu probable qu'il y eût à Balbec une seconde jeune fille, de
visage malgré tout si semblable, et qui dans son accoutrement réunît
les mêmes particularités. Elle jeta dans ma direction un regard
rapide; les jours suivants, quand je revis la petite bande sur la
plage, et même plus tard quand je connus toutes les jeunes filles qui
la composaient, je n'eus jamais la certitude absolue qu'aucune d'elles--même
celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune
fille à la bicyclette--fût bien celle que j'avais vue ce soir-là au
bout de la plage, au coin de la rue, jeune fille, qui n'était guère,
mais qui était tout de même un peu, différente de celle que j'avais
remarquée dans le cortège.

A partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours précédents avais
surtout pensé à la grande, ce fut celle aux clubs de golf, présumée
être Mlle Simonet, qui recommença à me préoccuper. Au milieu des
autres, elle s'arrêtait souvent, forçant ses amies qui semblaient la
respecter beaucoup à interrompre aussi leur marche. C'est ainsi,
faisant halte, les yeux brillants sous son «polo» que je la revois
encore maintenant silhouettée sur l'écran que lui fait, au fond, la
mer, et séparée de moi par un espace transparent et azuré, le temps
écoulé depuis lors, première image, toute mince dans mon souvenir,
désirée, poursuivie, puis oubliée, puis retrouvée, d'un visage que
j'ai souvent depuis projeté dans le passé pour pouvoir me dire d'une
jeune fille qui était dans ma chambre: «c'est elle!»

Mais c'est peut-être encore celle au teint de géranium, aux yeux verts
que j'aurais le plus désiré connaître. Quelle que fût, d'ailleurs, tel
jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres, sans
celle-là, suffisaient à m'émouvoir, mon désir même se portant une fois
plutôt sur l'une, une fois plutôt sur l'autre, continuait--comme le
premier jour ma confuse vision--à les réunir, à faire d'elles le
petit monde à part, animé d'une vie commune qu'elles avaient, sans
doute, d'ailleurs, la prétention de constituer; j'eusse pénétré en
devenant l'ami de l'une elle--comme un païen raffiné ou un chrétien
scrupuleux chez les barbares--dans une société rajeunissante où
régnaient la santé, l'inconscience, la volupté, la cruauté,
l'inintellectualité et la joie.

Ma grand-mère, à qui j'avais raconté mon entrevue avec Elstir et qui
se réjouissait de tout le profit intellectuel que je pouvais tirer de
son amitié, trouvait absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore
allé lui faire une visite. Mais je ne pensais qu'à la petite bande, et
incertain de l'heure où ces jeunes filles passeraient sur la digue, je
n'osais pas m'éloigner. Ma grand-mère s'étonnait aussi de mon élégance
car je m'étais soudain souvenu des costumes que j'avais jusqu'ici
laissés au fond de ma malle. J'en mettais chaque jour un différent et
j'avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux,
et de nouvelles cravates.

C'est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme
était Balbec, si le visage d'une jolie fille, une marchande de
coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans
notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de
chacune de ces journées oisives et lumineuses qu'on passe sur la
plage. Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme
des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement
vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des
roses, des ammonites, on se délectera à voir sur un visage féminin,
les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins,
ces petites marchandes, d'abord on peut leur parler, ce qui évite
d'avoir à construire avec l'imagination les autres côtés que ceux que
nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à
s'exagérer son charme, comme devant un portrait; surtout, justement
parce qu'on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut
les retrouver. Or il n'en était nullement ainsi pour moi en ce qui
concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes
m'étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas,
ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était
quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou
quand il faisait tel temps, ou s'il y avait des jours où on ne les
voyait jamais. Je me figurais d'avance ami avec elles et leur disant
«Mais vous n'étiez pas là tel jour?» «Ah! oui, c'est parce que c'était
un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que...» Encore si
c'était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile
de s'acharner, qu'on pourrait parcourir la plage en tous sens,
s'asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un
éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l'heure du
bain, le concert, l'arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit
sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait
peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas
forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques
influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères.
Combien d'observations patientes mais non point sereines, il faut
recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes
inconnus avant de pouvoir être sûr qu'on ne s'est pas laissé abuser
par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas trompées, avant
de dégager les lois certaines, acquises au prix d'expériences
cruelles, de cette astronomie passionnée. Me rappelant que je ne les
avais pas vues le même jour qu'aujourd'hui, je me disais qu'elles ne
viendraient pas, qu'il était inutile de rester sur la plage. Et
justement je les apercevais. En revanche, un jour où, autant que
j'avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces
constellations, j'avais calculé devoir être un jour faste, elles ne
venaient pas. Mais à cette première incertitude si je les verrais ou
non le jour même venait s'en ajouter une plus grave, si je les
reverrais jamais, car j'ignorais en somme si elles ne devaient pas
partir pour l'Amérique, ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour me
faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour une personne.
Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l'irréparable,
ces angoisses, qui préparent l'amour, il faut--et il est peut-être
ainsi, plutôt que ne l'est une personne, l'objet même que cherche
anxieusement à étreindre la passion--le risque d'une impossibilité.
Ainsi agissaient déjà ces influences qui se répètent au cours d'amours
successives, pouvant du reste se produire, mais alors plutôt dans
l'existence des grandes villes au sujet d'ouvrières dont on ne sait
pas les jours de congé et qu'on s'effraye de ne pas avoir vues à la
sortie de l'atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des
miennes. Peut-être sont-elles inséparables de l'amour; peut-être tout
ce qui fut une particularité du premier vient-il s'ajouter aux
suivants, par souvenir, suggestion, habitude et, à travers les périodes
successives de notre vie, donner à ses aspects différents un caractère
général.

Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures où
j'espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant aperçues une fois pendant
notre déjeuner je n'y arrivais plus qu'en retard, attendant
indéfiniment sur la digue qu'elles y passassent; restant le peu de
temps que j'étais assis dans la salle à manger à interroger des yeux
l'azur du vitrage; me levant bien avant le dessert pour ne pas les
manquer dans le cas où elles se fussent promenées à une autre heure et
m'irritant contre ma grand-mère, inconsciemment méchante, quand elle
me faisait rester avec elle au delà de l'heure qui me semblait
propice. Je tâchais de prolonger l'horizon en mettant ma chaise de
travers; si par hasard j'apercevais n'importe laquelle des jeunes
filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale,
c'était comme si j'avais vu projeté en face de moi dans une
hallucination mobile et diabolique un peu de rêve ennemi et pourtant
passionnément convoité qui l'instant d'avant encore, n'existait, y
stagnant d'ailleurs d'une façon permanente, que dans mon cerveau.

Je n'en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur rencontre
possible était pour mes journées le seul élément délicieux, faisait
seule naître en moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles,
espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce
moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand-mère; un
voyage m'eût tout de suite souri si ç'avait été pour aller dans un
lieu où elles dussent se trouver. C'était à elles que ma pensée
s'était agréablement suspendue quand je croyais penser à autre chose
ou à rien. Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus
inconsciemment encore, elles, c'était pour moi les ondulations
montueuses et bleues de la mer, le profil d'un défilé devant la mer.
C'était la mer que j'espérais retrouver, si j'allais dans quelque
ville où elles seraient. L'amour le plus exclusif pour une personne
est toujours l'amour d'autre chose.

Ma grand'mère me témoignait, parce que maintenant je m'intéressais
extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l'occasion de
regarder travailler et entendre discourir un artiste qu'elle savait
des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu
étroites. J'avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m'étais
rendu mieux compte depuis qu'en étant amoureux d'une femme nous
projetons simplement en elle un état de notre âme; que par conséquent
l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de
l'état; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne
peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties
plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus
essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation
d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres.

Je dus finir par obéir à ma grand-mère avec d'autant plus d'ennui
qu'Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des avenues les
plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour m'obligea à prendre le
tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour
penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la
patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de
Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions
qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir
était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par
lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c'était la
seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier.

C'est aussi en détournant les yeux que je traversai le jardin qui
avait une pelouse--en plus petit comme chez n'importe quel bourgeois
dans la banlieue de Paris--une petite statuette de galant
jardinier, des boules de verre où l'on se regardait, des bordures de
bégonias et une petite tonnelle sous laquelle des rocking-chairs
étaient allongés devant une table de fer. Mais après tous ces abords
empreints de laideur citadine, je ne fis plus attention aux moulures
chocolat des plinthes quand je fus dans l'atelier; je me sentis
parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient autour de
moi, je sentais la possibilité de m'élever à une connaissance
poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n'avais pas
isolées jusque-là du spectacle total de la réalité. Et l'atelier
d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle
création du monde, où, du chaos que sont toutes choses que nous
voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile
qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant
avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme en coutil
blanc accoudé sur le pont d'un bateau. Le veston du jeune homme et la
vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils
continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient
pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston
habiller personne.

Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le
pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher.

Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l'atelier était
assez frais, et, sauf à un endroit où le grand jour apposait au mur sa
décoration éclatante et passagère, obscur; seule était ouverte une
petite fenêtre rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles, qui après une
bande de jardin, donnait sur une avenue; de sorte que l'atmosphère de
la plus grande partie de l'atelier était sombre, transparente et
compacte dans la masse, mais humide et brillante aux cassures où la
sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face
déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s'irise.
Tandis qu'Elstir sur ma prière, continuait à peindre, je circulais
dans ce clair-obscur, m'arrêtant devant un tableau puis devant un
autre.

Le plus grand nombre de ceux qui m'entouraient n'étaient pas ce que
j'aurais le plus aimé à voir de lui, les peintures appartenant à ses
première et deuxième manières, comme disait une revue d'Art anglaise
qui traînait sur la table du salon du Grand Hôtel, la manière
mythologique et celle où il avait subi l'influence du Japon, toutes
deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme
de Guermantes. Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce
n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais
discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de
métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on
nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les
nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre
qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent
toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions
véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se
rapporte pas à cette notion.

Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise
défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand
j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé
grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la
mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et
fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite
mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon
impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma
chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que
j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement
approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës
et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que
mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas. Mais les
rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement,
c'était de ceux-là qu'était faite l'œuvre d'Elstir. Une de ses
métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de
lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la
mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette
comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile,
qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois
non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez
certains amateurs la peinture d'Elstir.

C'est par exemple à une métaphore de ce genre--dans un tableau,
représentant le port de Carquethuit, tableau qu'il avait terminé
depuis peu de jours et que je regardai longuement--qu'Elstir avait
préparé l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que
des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les
maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou
peut-être la mer même s'enfonçant en golfe dans les terres ainsi que
cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre côté de
la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient
dépassés (comme ils l'eussent été par des cheminées ou par des
clochers) par des mâts lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux
auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur
terre, impression qu'augmentaient d'autres bateaux, demeurés le long
de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d'un
bâtiment à l'autre sans qu'on pût distinguer leur séparation et
l'interstice de l'eau, et ainsi cette flottille de pêche avait moins
l'air d'appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec
qui, au loin, entourées d'eau de tous côtés parce qu'on les voyait
sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient
sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans
la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et
mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su
habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de
démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des hommes qui
poussaient des bateaux à la mer, couraient aussi bien dans les flots
que sur le sable, lequel mouillé, réfléchissait déjà les coques comme
s'il avait été de l'eau. La mer elle-même ne montait pas
régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la
perspective déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en
pleine mer, à demi-caché par les ouvrages avancés de l'arsenal
semblait voguer au milieu de la ville; des femmes qui ramassaient des
crevettes dans les rochers, avaient l'air, parce qu'elles étaient
entourées d'eau et à cause de la dépression qui, après la barrière
circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus
rapprochés de terre) au niveau de la mer, d'être dans une grotte
marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au
milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait
cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre
est déjà marine, et la population amphibie, la force de l'élément
marin éclatait partout; et près des rochers, à l'entrée de la jetée,
où la mer était agitée, on sentait aux efforts des matelots et à
l'obliquité des barques couchées en angle aigu devant la calme
verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où
les uns rentraient, d'où les autres partaient pour la pêche, qu'ils
trottaient rudement sur l'eau comme sur un animal fougueux et rapide
dont les soubresauts, sans leur adresse, les eût jetés à terre. Une
bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une
carriole; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme
avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa
place pour ne pas faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et
on courait ainsi par les champs ensoleillés dans les sites ombreux,
dégringolant les pentes. C'était une belle matinée malgré l'orage
qu'il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions
qu'avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles,
jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer
était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de
réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la
perspective faisait s'enjamber les unes les autres. Ou plutôt on
n'aurait pas dit d'autres parties de la mer. Car entre ces parties, il
y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église
sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L'intelligence
faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un
effet d'orage, plus loin tout d'une couleur avec le ciel et aussi
verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si
compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu'on pensait à quelque
chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était
effrayé de voir un navire s'élever en pente raide et à sec comme une
voiture qui s'ébroue en sortant d'un gué, mais qu'au bout d'un moment,
en y voyant sur l'étendue haute et inégale du plateau solide des
bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects
divers, être encore la mer.

Bien qu'on dise avec raison qu'il n'y a pas de progrès, pas de
découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque
artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y
être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant
reconnaître que dans la mesure où l'art met en lumière certaines
lois, une fois qu'une industrie les a vulgarisées, l'art antérieur
perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts
d'Elstir, nous avons connu ce qu'on appelle «d'admirables»
photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce
que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra
qu'elle s'applique d'ordinaire à quelque image singulière d'une chose
connue, image différente de celles que nous avons l'habitude de voir,
singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous
doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait sortir de
nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en
nous rappelant une impression. Par exemple telle de ces photographies
«magnifiques», illustrera une loi de la perspective, nous montrera
telle cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la
ville, prise au contraire d'un point choisi d'où elle aura l'air
trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du
fleuve d'où elle est en réalité distante. Or, l'effort d'Elstir de ne
pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient mais selon
ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l'avait
précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de
perspective, plus frappantes alors, car l'art était le premier à les
dévoiler. Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe à
cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l'air de creuser
au milieu de la plaine ou des montagnes un lac absolument fermé de
toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée
d'été, un rentrant de la mer semblait enfermé dans des murailles de
granit rose, n'être pas la mer, laquelle commençait plus loin. La
continuité de l'océan n'était suggérée que par des mouettes qui,
tournoyant sur ce qui semblait au spectateur de la pierre, humaient au
contraire l'humidité du flot. D'autres lois se dégageaient de cette
même toile comme, au pied des immenses falaises, la grâce
lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles
semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la
profondeur des ombres et la pâleur de la lumière. Ces jeux des ombres,
que la photographie a banalisés aussi, avaient intéressé Elstir au
point qu'il s'était complu autrefois à peindre de véritables mirages,
où un château coiffé d'une tour apparaissait comme un château
circulaire complètement prolongé d'une tour à son faîte, et en bas
d'une tour inverse, soit que la pureté extraordinaire d'un beau temps
donnât à l'ombre qui se reflétait dans l'eau la dureté et l'éclat de
la pierre, soit que les brumes du matin rendissent la pierre aussi
vaporeuse que l'ombre. De même au delà de la mer, derrière une rangée
de bois une autre mer commençait, rosée par le coucher du soleil et
qui était le ciel. La lumière, inventant comme de nouveaux solides,
poussait la coque du bateau qu'elle frappait, en retrait de celle qui
était dans l'ombre, et disposait comme les degrés d'un escalier de
cristal la surface matériellement plane, mais brisée par l'éclairage
de la mer au matin. Un fleuve qui passe sous les ponts d'une ville
était pris d'un point de vue tel qu'il apparaissait entièrement
disloqué, étalé ici en lac, aminci là en filet, rompu ailleurs par
l'interposition d'une colline couronnée de bois où le citadin va le
soir respirer la fraîcheur du soir; et le rythme même de cette ville
bouleversée n'était assuré que par la verticale inflexible des
clochers qui ne montaient pas, mais plutôt, selon le fil à plomb de la
pesanteur marquant la cadence comme dans une marche triomphale,
semblaient tenir en suspens au-dessous d'eux toute la masse plus
confuse des maisons étagées dans la brume, le long du fleuve écrasé et
décousu. Et (comme les premières œuvres d'Elstir dataient de l'époque
où on agrémentait les paysages par la présence d'un personnage) sur la
falaise ou dans la montagne, le chemin, cette partie à demi-humaine de
la nature, subissait comme le fleuve ou l'océan les éclipses de la
perspective. Et soit qu'une arête montagneuse, ou la brume d'une
cascade, ou la mer, empêchât de suivre la continuité de la route,
visible pour le promeneur mais non pour nous, le petit personnage
humain en habits démodés perdu dans ces solitudes semblait souvent
arrêté devant un abîme, le sentier qu'il suivait finissant là, tandis
que, trois cents mètres plus haut dans ces bois de sapins, c'est d'un
œil attendri et d'un cœur rassuré que nous voyions reparaître la mince
blancheur de son sable hospitalier au pas du voyageur, mais dont le
versant de la montagne nous avait dérobé, contournant la cascade ou le
golfe, les lacets intermédiaires.

L'effort qu'Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la
réalité de toutes les notions de son intelligence était d'autant plus
admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant,
oubliait tout par probité, car ce qu'on sait n'est pas à soi, avait
justement une intelligence exceptionnellement cultivée. Comme je lui
avouais la déception que j'avais eue devant l'église de Balbec:
«Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche, mais c'est la
plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette
vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c'est
l'expression la plus tendre, la plus inspirée de ce long poème
d'adoration et de louanges que le moyen âge déroulera à la gloire de
la Madone. Si vous saviez à côté de l'exactitude la plus minutieuse à
traduire le texte saint, quelles trouvailles de délicatesse a eues le
vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie!

«L'idée de ce grand voile dans lequel les Anges portent le corps de la
Vierge, trop sacré pour qu'ils osent le toucher directement (Je lui
dis que le même sujet était traité à Saint-André-des-Champs; il avait
vu des photographies du porche de cette dernière église mais me fit
remarquer que l'empressement de ces petits paysans qui courent tous à
la fois autour de la Vierge était autre chose que la gravité des deux
grands anges presque italiens, si élancés, si doux); l'ange qui
emporte l'âme de la Vierge pour la réunir à son corps; dans la
rencontre de la Vierge et d'Elisabeth, le geste de cette dernière qui
touche le sein de Marie et s'émerveille de le sentir gonflé; et le
bras bandé de la sage-femme qui n'avait pas voulu croire, sans
toucher, à l'Immaculée-Conception; et la ceinture jetée par la Vierge
à saint Thomas pour lui donner la preuve de sa résurrection; ce voile
aussi que la Vierge arrache de son sein pour en voiler la nudité de
son fils d'un côté de qui l'Église recueille le sang, la liqueur de
l'Eucharistie, tandis que, de l'autre, la Synagogue dont le règne est
fini, a les yeux bandés, tient un sceptre à demi-brisé et laisse
échapper avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de
l'ancienne Loi; et l'époux qui aidant, à l'heure du Jugement dernier,
sa jeune femme à sortir du tombeau lui appuie la main contre son
propre cœur pour la rassurer et lui prouver qu'il bat vraiment, est-ce
aussi assez chouette comme idée, assez trouvé? Et l'ange qui emporte
le soleil et la lune devenus inutiles puisqu'il est dit que la Lumière
de la Croix sera sept fois plus puissante que celle des astres; et
celui qui trempe sa main dans l'eau du bain de Jésus pour voir si elle
est assez chaude; et celui qui sort des nuées pour poser sa couronne
sur le front de la Vierge; et tous ceux qui penchés du haut du ciel,
entre les balustres de la Jérusalem céleste lèvent les bras
d'épouvante ou de joie à la vue des supplices des méchants et du
bonheur des élus! Car c'est tous les cercles du ciel, tout un
gigantesque poème théologique et symbolique que vous avez là. C'est
fou, c'est divin, c'est mille fois supérieur à tout ce que vous verrez
en Italie où d'ailleurs ce tympan a été littéralement copié par des
sculpteurs de bien moins de génie. Il n'y a pas eu d'époque où tout le
monde a du génie, tout ça c'est des blagues, ça serait plus fort que
l'âge d'or. Le type qui a sculpté cette façade-là, croyez bien qu'il
était aussi fort, qu'il avait des idées aussi profondes que les gens
de maintenant que vous admirez le plus. Je vous montrerais cela, si
nous y allions ensemble. Il y a certaines paroles de l'office de
l'Assomption qui ont été traduites avec une subtilité qu'un Redon n'a
pas égalée.»

Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème
théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes
yeux pleins de désirs s'étaient ouverts devant la façade, ce n'est
pas eux que j'avais vus. Je lui parlai de ces grandes statues de
saints qui montées sur des échasses forment une sorte d'avenue.

--Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me
dit-il. Ce sont d'un côté, ses ancêtres selon l'esprit, de l'autre,
les Rois de Judas, ses ancêtres selon la chair. Tous les siècles sont
là. Et si vous aviez mieux regardé ce qui vous a paru des échasses,
vous auriez pu nommer ceux qui y étaient perchés. Car sous les pieds
de Moïse, vous auriez reconnu le veau d'or, sous les pieds d'Abraham,
le bélier, sous ceux de Joseph, le démon conseillant la femme de
Putiphar.

Je lui dis aussi que je m'étais attendu à trouver un monument presque
persan et que ç'avait sans doute été là une des causes de mon
mécompte. «Mais non, me répondit-il, il y a beaucoup de vrai.
Certaines parties sont tout orientales; un chapiteau reproduit si
exactement un sujet persan, que la persistance des traditions
orientales ne suffit pas à l'expliquer. Le sculpteur a dû copier
quelque coffret apporté par des navigateurs.» Et en effet il devait me
montrer plus tard la photographie d'un chapiteau où je vis des dragons
quasi chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit morceau de
sculpture avait passé pour moi inaperçu dans l'ensemble du monument
qui ne ressemblait pas à ce que m'avaient montré ces mots: «église
presque persane».

Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne
m'empêchaient nullement de sentir, quoiqu'ils nous entourassent comme
malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre étincelante de la pièce,
et au bout de la petite fenêtre encadrée de chèvrefeuilles, dans
l'avenue toute rustique, la résistante sécheresse de la terre brûlée
de soleil que voilait seulement la transparence de l'éloignement et de
l'ombre des arbres. Peut-être l'inconscient bien-être que me causait
ce jour d'été venait-il agrandir comme un affluent la joie que me
causait la vue du «Port de Carquethuit».

J'avais cru Elstir modeste mais je compris que je m'étais trompé, en
voyant son visage se nuancer de tristesse quand dans une phrase de
remerciements je prononçai le mot de gloire. Ceux qui croient leurs
œuvres durables--et c'était le cas pour Elstir--prennent l'habitude de
les situer dans une époque où eux-mêmes ne seront plus que poussière.
Et ainsi en les forçant à réfléchir au néant, l'idée de la gloire les
attriste parce qu'elle est inséparable de l'idée de la mort. Je
changeai de conversation pour dissiper ce nuage d'orgueilleuse
mélancolie dont j'avais sans le vouloir chargé le front d'Elstir. «On
m'avait conseillé, lui dis-je en pensant à la conversation que nous
avions eue avec Legrandin à Combray et sur laquelle j'étais content
d'avoir son avis, de ne pas aller en Bretagne, parce que c'était
malsain pour un esprit déjà porté au rêve.--Mais non, me répondit-il,
quand un esprit est porté au rêve, il ne faut pas l'en tenir écarté,
le lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves,
il ne les connaîtra pas; vous serez le jouet de mille apparences parce
que vous n'en aurez pas compris la nature. Si un peu de rêve est
dangereux, ce qui en guérit, ce n'est pas moins de rêve, mais plus de
rêve, mais tout le rêve. Il importe qu'on connaisse entièrement ses
rêves pour n'en plus souffrir; il y a une certaine séparation du rêve
et de la vie qu'il est si souvent utile de faire que je me demande si
on ne devrait pas à tout hasard la pratiquer préventivement, comme
certains chirurgiens prétendent qu'il faudrait, pour éviter la
possibilité d'une appendicite future, enlever l'appendice chez tous
les enfants.»

Elstir et moi nous étions allés jusqu'au fond de l'atelier, devant la
fenêtre qui donnait derrière le jardin sur une étroite avenue de
traverse, presque un petit chemin rustique. Nous étions venus là pour
respirer l'air rafraîchi de l'après-midi plus avancé. Je me croyais
bien loin des jeunes filles de la petite bande et c'est en sacrifiant
pour une fois l'espérance de les voir que j'avais fini par obéir à la
prière de ma grand-mère et aller voir Elstir. Car où se trouve ce
qu'on cherche on ne le sait pas, et on fuit souvent pendant bien
longtemps le lieu où, pour d'autres raisons, chacun nous invite. Mais
nous ne soupçonnons pas que nous y verrions justement l'être auquel
nous pensons. Je regardais vaguement le chemin campagnard qui,
extérieur à l'atelier, passait tout près de lui mais n'appartenait pas
à Elstir. Tout à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la jeune
cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs, son polo
abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et un peu insistants; et
dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je
la vis sous les arbres, adresser à Elstir un salut souriant d'amie,
arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué à des régions que
j'avais jugées jusque-là inaccessibles. Elle s'approcha même pour
tendre la main au peintre, sans s'arrêter, et je vis qu'elle avait un
petit grain de beauté au menton. «Vous connaissez cette jeune fille,
monsieur?» dis-je à Elstir, comprenant qu'il pourrait me présenter à
elle, l'inviter chez lui. Et cet atelier paisible avec son horizon
rural s'était rempli d'un surcroît délicieux, comme il arrive d'une
maison où un enfant se plaisait déjà et où il apprend que, en plus, de
par la générosité qu'ont les belles choses et les nobles gens à
accroître indéfiniment leurs dons, se prépare pour lui un magnifique
goûter. Elstir me dit qu'elle s'appelait Albertine Simonet et me nomma
aussi ses autres amies que je lui décrivis avec assez d'exactitude
pour qu'il n'eût guère d'hésitation. J'avais commis à l'égard de leur
situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que
d'habitude à Balbec. J'y prenais facilement pour des princes des fils
de boutiquiers montant à cheval. Cette fois j'avais situé dans un
milieu interlope des filles d'une petite bourgeoisie fort riche, du
monde de l'industrie et des affaires. C'était celui qui de prime-abord
m'intéressait le moins, n'ayant pour moi le mystère ni du peuple, ni
d'une société comme celle des Guermantes. Et sans doute si un prestige
préalable qu'elles ne perdraient plus ne leur avait été conféré,
devant mes yeux éblouis, par la vacuité éclatante de la vie de plage,
je ne serais peut-être pas arrivé à lutter victorieusement contre
l'idée qu'elles étaient les filles de gros négociants. Je ne pus
qu'admirer combien la bourgeoisie française était un atelier
merveilleux de sculpture la plus généreuse et la plus variée. Que de
types imprévus, quelle invention dans le caractère des visages, quelle
décision, quelle fraîcheur, quelle naïveté dans les traits. Les vieux
bourgeois avares d'où étaient issues ces Dianes et ces nymphes me
semblaient les plus grands des statuaires. Avant que j'eusse eu le
temps de m'apercevoir de la métamorphose sociale de ces jeunes filles,
et tant ces découvertes d'une erreur, ces modifications de la notion
qu'on a d'une personne ont l'instantanéité d'une réaction chimique,
s'était déjà installée derrière le visage d'un genre si voyou de ces
jeunes filles que j'avais prises pour des maîtresses de coureurs
cyclistes, de champions de boxe, l'idée qu'elles pouvaient très bien
être liées avec la famille de tel notaire que nous connaissions. Je ne
savais guère ce qu'était Albertine Simonet. Elle ignorait certes ce
qu'elle devait être un jour pour moi. Même ce nom de Simonet que
j'avais déjà entendu sur la plage, si on m'avait demandé de l'écrire
je l'aurais orthographié avec deux _n_, ne me doutant pas de
l'importance que cette famille attachait à n'en posséder qu'un seul.
Au fur et à mesure que l'on descend dans l'échelle sociale, le
snobisme s'accroche à des riens qui ne sont peut-être pas plus nuls
que les distinctions de l'aristocratie, mais qui plus obscurs, plus
particuliers à chacun, surprennent davantage. Peut-être y avait-il eu
des Simonet qui avaient fait de mauvaises affaires ou pis encore.
Toujours est-il que les Simonet s'étaient, paraît-il, toujours irrités
comme d'une calomnie quand on doublait leur _n_. Ils avaient l'air
d'être les seuls Simonet avec un _n_ au lieu de deux, autant de fierté
peut-être que les Montmorency d'être les premiers barons de France. Je
demandai à Elstir si ces jeunes filles habitaient Balbec, il me
répondit oui pour certaines d'entre elles. La villa de l'une était
précisément située tout au bout de la plage, là où commencent les
falaises du Canapville. Comme cette jeune fille était une grande amie
d'Albertine Simonet, ce me fut une raison de plus de croire que
c'était bien cette dernière que j'avais rencontrée, quand j'étais avec
ma grand-mère. Certes il y avait tant de ces petites rues
perpendiculaires à la plage où elles faisaient un angle pareil, que je
n'aurais pu spécifier exactement laquelle c'était. On voudrait avoir
un souvenir exact mais au moment même la vision a été trouble.
Pourtant qu'Albertine et cette jeune fille entrant chez son amie
fussent une seule et même personne, c'était pratiquement une
certitude. Malgré cela, tandis que les innombrables images que m'a
présentées dans la suite la brune joueuse de golf, si différentes
qu'elles soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais
qu'elles lui appartiennent toutes), et que si je remonte le fil de mes
souvenirs, je peux, sous le couvert de cette identité et comme dans un
chemin de communication intérieure, repasser par toutes ces images
sans sortir d'une même personne, en revanche, si je veux remonter
jusqu'à la jeune fille que je croisai le jour où j'étais avec ma
grand-mère, il me faut ressortir à l'air libre. Je suis persuadé que
c'est Albertine que je retrouve, la même que celle qui s'arrêtait
souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade dépassant l'horizon
de la mer; mais toutes ces images restent séparées de cette autre
parce que je ne peux pas lui conférer rétrospectivement une identité
qu'elle n'avait pas pour moi au moment où elle a frappé mes yeux; quoi
que puisse m'assurer le calcul des probabilités, cette jeune fille aux
grosses joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et
de la plage et par qui je crois que j'aurais pu être aimé, au sens
strict du mot revoir, je ne l'ai jamais revue.

Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite bande
lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif qui m'avait
d'abord troublé, s'ajouta-t-il aussi à ces causes pour me laisser plus
tard, même au temps de mon plus grand--de mon second--amour pour
Albertine, une sorte de liberté intermittente, et bien brève, de ne
l'aimer pas. Pour avoir erré entre toutes ses amies avant de se porter
définitivement sur elle, mon amour garda parfois entre lui et l'image
d'Albertine certain «jeu» qui lui permettait, comme un éclairage mal
adapté, de se poser sur d'autres avant de revenir s'appliquer à elle;
le rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le souvenir
d'Albertine ne me semblait pas nécessaire, j'aurais peut-être pu le
coordonner avec l'image d'une autre personne. Ce qui me permettait,
l'éclair d'un instant, de faire évanouir la réalité, non pas seulement
la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j'avais
reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité
particulière, le caractère spécial de l'être que j'aimais, tout ce qui
le rendait indispensable à mon bonheur) mais même la réalité
intérieure et purement subjective.

«Il n'y a pas de jour qu'une ou l'autre d'entre elles ne passe devant
l'atelier et n'entre me faire un bout de visite», me dit Elstir, me
désespérant ainsi par la pensée que si j'avais été le voir aussitôt
que ma grand-mère m'avait demandé de le faire, j'eusse probablement,
depuis longtemps déjà, fait la connaissance d'Albertine.

Elle s'était éloignée; de l'atelier on ne la voyait plus. Je pensai
qu'elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j'avais pu
m'y trouver avec Elstir, j'eusse fait leur connaissance. J'inventai
mille prétextes pour qu'il consentît à venir faire un tour de plage
avec moi. Je n'avais plus le même calme qu'avant l'apparition de la
jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là
sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une
joie mêlée de torture en me disant qu'il ferait quelques pas avec moi,
mais qu'il était obligé de terminer d'abord le morceau qu'il était en
train de peindre. C'était des fleurs, mais pas de celles dont j'eusse
mieux aimé lui commander le portrait que celui d'une personne, afin
d'apprendre par la révélation de son génie ce que j'avais si souvent
cherché en vain devant elles--aubépines, épines roses, bluets,
fleurs de pommiers. Elstir tout en peignant me parlait de botanique,
mais je ne l'écoutais guère; il ne se suffisait plus à lui-même, il
n'était plus que l'intermédiaire nécessaire entre ces jeunes filles et
moi; le prestige que quelques instants encore auparavant, lui donnait
pour moi son talent, ne valait plus qu'en tant qu'il m'en conférait un
peu à moi-même aux yeux de la petite bande à qui je serais présenté
par lui.

J'allais et venais, impatient qu'il eût fini de travailler; je
saisissais pour les regarder des études dont beaucoup tournées contre
le mur, étaient empilées les unes sur les autres. Je me trouvais ainsi
mettre au jour une aquarelle qui devait être d'un temps bien plus
ancien de la vie d'Elstir et me causa cette sorte particulière
d'enchantement que dispensent des œuvres, non seulement d'une exécution
délicieuse mais aussi d'un sujet si singulier et si séduisant, que
c'est à lui que nous attribuons une partie de leur charme, comme si,
ce charme, le peintre n'avait eu qu'à le découvrir, qu'à l'observer,
matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de
tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l'interprétation
du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par
la raison, et sert de contre-poids aux abstractions de l'esthétique.
C'était--cette aquarelle--le portrait d'une jeune femme pas
jolie, mais d'un type curieux, que coiffait un serre-tête assez
semblable à un chapeau melon bordé d'un ruban de soie cerise; une de
ses mains gantées de mitaines tenait une cigarette allumée, tandis que
l'autre élevait à la hauteur du genou une sorte de grand chapeau de
jardin, simple écran de paille contre le soleil. A côté d'elle, un
porte-bouquet plein de roses sur une table. Souvent, et c'était le cas
ici, la singularité de ces œuvres tient surtout à ce qu'elles ont été
exécutées dans des conditions particulières dont nous ne nous rendons
pas clairement compte d'abord, par exemple si la toilette étrange d'un
modèle féminin, est un déguisement de bal costumé, ou si au contraire
le manteau rouge d'un vieillard qui a l'air de l'avoir revêtu pour se
prêter à une fantaisie du peintre, est sa robe de professeur ou de
conseiller, ou son camail de cardinal. Le caractère ambigu de l'être
dont j'avais le portrait sous les yeux tenait sans que je le
comprisse à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en
demi-travesti. Mais son melon, sous lequel ses cheveux étaient
bouffants, mais courts, son veston de velours sans revers ouvrant sur
un plastron blanc me firent hésiter sur la date de la mode et le sexe
du modèle, de façon que je ne savais pas exactement ce que j'avais
sous les yeux, sinon le plus clair des morceaux de peinture. Et le
plaisir qu'il me donnait était troublé seulement par la peur qu'Elstir
en s'attardant encore me fît manquer les jeunes filles, car le soleil
était déjà oblique et bas dans la petite fenêtre. Aucune chose dans
cette aquarelle n'était simplement constatée en fait et peinte à cause
de son utilité dans la scène, le costume parce qu'il fallait que la
femme fût habillée, le porte-bouquet pour les fleurs. Le verre du
porte-bouquet, aimé pour lui-même, avait l'air d'enfermer l'eau où
trempaient les tiges des œillets dans quelque chose d'aussi limpide,
presque d'aussi liquide qu'elle; l'habillement de la femme l'entourait
d'une manière qui avait un charme indépendant, fraternel, et si les
œuvres de l'industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles
de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard,
aussi fraîchement peintes que la fourrure d'une chatte, les pétales
d'un œillet, les plumes d'une colombe. La blancheur du plastron, d'une
finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des clochettes
comme celles du muguet, s'étoilait des clairs reflets de la chambre,
aigus eux-mêmes et finement nuancés comme des bouquets de fleurs qui
auraient broché le linge. Et le velours du veston, brillant et nacré,
avait çà et là quelque chose de hérissé, de déchiqueté et de velu qui
faisait penser à l'ébouriffage des œillets dans le vase. Mais surtout
on sentait qu'Elstir, insoucieux de ce que pouvait présenter d'immoral
ce travesti d'une jeune actrice pour qui le talent avec lequel elle
jouerait son rôle avait sans doute moins d'importance que l'attrait
irritant qu'elle allait offrir aux sens blasés ou dépravés de certains
spectateurs, s'était au contraire attaché à ces traits d'ambiguïté
comme à un élément esthétique qui valait d'être mis en relief et qu'il
avait tout fait pour souligner. Le long des lignes du visage, le sexe
avait l'air d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une fille
un peu garçonnière, s'évanouissait, et plus loin se retrouvait,
suggérant plutôt l'idée d'un jeune efféminé vicieux et songeur, puis
fuyait encore, restait insaisissable. Le caractère de tristesse
rêveuse du regard, par son contraste même avec les accessoires
appartenant au monde de la noce et du théâtre, n'était pas ce qui
était le moins troublant. On pensait du reste qu'il devait être
factice et que le jeune être qui semblait s'offrir aux caresses dans
ce provocant costume avait probablement trouvé piquant d'y ajouter
l'expression romanesque d'un sentiment secret, d'un chagrin inavoué.
Au bas du portrait était écrit: _Miss Sacripant_, octobre 1872. Je ne
pus contenir mon admiration. «Oh! ce n'est rien, c'est une pochade de
jeunesse, c'était un costume pour une Revue des Variétés. Tout cela
est bien loin.--Et qu'est devenu le modèle?» Un étonnement provoqué
par mes paroles précéda sur la figure d'Elstir l'air indifférent et
distrait qu'au bout d'une seconde il y étendit. «Tenez, passez-moi
vite cette toile, me dit-il, j'entends Madame Elstir qui arrive et
bien que la jeune personne au melon n'ait joué, je vous assure, aucun
rôle dans ma vie, il est inutile que ma femme ait cette aquarelle sous
les yeux. Je n'ai gardé cela que comme un document amusant sur le
théâtre de cette époque.» Et avant de cacher l'aquarelle derrière lui,
Elstir qui peut-être ne l'avait pas vue depuis longtemps y attacha un
regard attentif. «Il faudra que je ne garde que la tête, murmura-t-il,
le bas est vraiment trop mal peint, les mains sont d'un commençant.»
J'étais désolé de l'arrivée de Mme Elstir qui allait encore nous
retarder. Le rebord de la fenêtre fut bientôt rose. Notre sortie
serait en pure perte. Il n'y avait plus aucune chance de voir les
jeunes filles, par conséquent plus aucune importance à ce que Mme
Elstir nous quittât plus ou moins vite. Elle ne resta, d'ailleurs, pas
très longtemps. Je la trouvai très ennuyeuse; elle aurait pu être
belle, si elle avait eu vingt ans, conduisant un bœuf dans la campagne
romaine; mais ses cheveux noirs blanchissaient; et elle était commune
sans être simple, parce qu'elle croyait que la solennité des manières
et la majesté de l'attitude étaient requises par sa beauté sculpturale
à laquelle, d'ailleurs, l'âge avait enlevé toutes ses séductions. Elle
était mise avec la plus grande simplicité. Et on était touché mais
surpris d'entendre Elstir dire à tout propos et avec une douceur
respectueuse, comme si rien que prononcer ces mots lui causait de
l'attendrissement et de la vénération: «Ma belle Gabrielle!» Plus
tard, quand je connus la peinture mythologique d'Elstir, Mme Elstir
prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu'à certain type idéal
résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se
retrouvaient sans cesse dans son oeuvre, à un certain canon, il avait
attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps,
tout l'effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie,
il l'avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les
reproduire plus fidèlement. Ce qu'un tel idéal inspirait à Elstir,
c'était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu'il ne lui
permettait jamais d'être content, c'était la partie la plus intime de
lui-même: aussi n'avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer
des émotions, jusqu'au jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans
le corps d'une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue
Madame Elstir et chez qui il avait pu--comme cela ne nous est
possible que pour ce qui n'est pas nous-mêmes--le trouver méritoire,
attendrissant, divin. Quel repos, d'ailleurs, de poser ses lèvres sur
ce Beau que jusqu'ici il fallait avec tant de peine extraire de soi,
et qui maintenant mystérieusement incarné, s'offrait à lui pour une
suite de communions efficaces! Elstir à cette époque n'était plus dans
la première jeunesse où l'on n'attend que de la puissance de la pensée,
la réalisation de son idéal. Il approchait de l'âge où l'on compte sur
les satisfactions du corps pour stimuler la force de l'esprit, où la
fatigue de celui-ci, en nous inclinant au matérialisme, et la
diminution de l'activité à la possibilité d'influences passivement
reçues, commencent à nous faire admettre qu'il y a peut-être bien
certains corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés,
réalisant si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien
qu'en copiant le mouvement d'une épaule, la tension d'un cou, nous
ferions un chef-d'œuvre; c'est l'âge où nous aimons à caresser la
Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une tapisserie,
dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur, dans
une maîtresse aussi belle que l'esquisse de Titien. Quand j'eus
compris cela, je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son
corps perdit de sa lourdeur, car je le remplis d'une idée, l'idée
qu'elle était une créature immatérielle, un portrait d'Elstir. Elle en
était un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de la vie
ne comptent pas pour l'artiste, elles ne sont pour lui qu'une occasion
de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côté des
autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que
ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette marée montante
du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu
l'équilibre se rompt et comme un fleuve qui reprend son cours après le
contreflux d'une grande marée, c'est la vie qui reprend le dessus. Or,
pendant que durait la première période, l'artiste a, peu à peu, dégagé
la loi, la formule de son don inconscient. Il sait quelles situations
s'il est romancier, quels paysages s'il est peintre, lui fournissent
la matière, indifférente en soi, mais nécessaire à ses recherches
comme serait un laboratoire ou un atelier. Il sait qu'il a fait ses
chefs d'œuvre avec des effets de lumière atténuée, avec des remords
modifiant l'idée d'une faute, avec des femmes posées sous les arbres
ou à demi plongées dans l'eau, comme des statues. Un jour viendra où
par l'usure de son cerveau, il n'aura plus, devant ces matériaux dont
se servait son génie, la force de faire l'effort intellectuel qui seul
peut produire son oeuvre, et continuera pourtant à les rechercher,
heureux de se trouver près d'eux à cause du plaisir spirituel, amorce
du travail, qu'ils éveillent en lui; et les entourant d'ailleurs d'une
sorte de superstition comme s'ils étaient supérieurs à autre chose, si
en eux résidait déjà une bonne part de l'œuvre d'art qu'ils porteraient
en quelque sorte toute faite, il n'ira pas plus loin que la
fréquentation, l'adoration des modèles. Il causera indéfiniment avec
des criminels repentis, dont les remords, la régénération a fait
l'objet de ses romans; il achètera une maison de campagne dans un pays
où la brume atténue la lumière; il passera de longues heures à
regarder des femmes se baigner; il collectionnera les belles étoffes.
Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de
signification, stade situé en deçà de l'art et auquel j'avais vu
s'arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur,
idolâtrie des formes qui l'avaient favorisé, désir du moindre effort,
devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir.

Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à ses fleurs; je
perdis un instant à les regarder; je n'avais pas de mérite à le faire,
puisque je savais que les jeunes filles ne se trouveraient plus sur la
plage; mais j'aurais cru qu'elles y étaient encore et que ces minutes
perdues me les faisaient manquer que j'aurais regardé tout de même,
car je me serais dit qu'Elstir s'intéressait plus à ses fleurs qu'à ma
rencontre avec les jeunes filles. La nature de ma grand-mère, nature
qui était juste l'opposé de mon total égoïsme, se reflétait pourtant
dans la mienne. Dans une circonstance où quelqu'un qui m'était
indifférent, pour qui j'avais toujours feint de l'affection ou du
respect, ne risquait qu'un désagrément tandis que je courais un
danger, je n'aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son
ennui comme d'une chose considérable et de traiter mon danger comme un
rien, parce qu'il me semblait que c'était avec ces proportions que les
choses devaient lui apparaître. Pour dire les choses telles qu'elles
sont, c'est même un peu plus que cela, et pas seulement ne pas
déplorer le danger que je courais moi-même, mais aller au devant de ce
danger-là, et pour celui qui concernait les autres, tâcher au
contraire, dussé-je avoir plus de chances d'être atteint moi-même, de
le leur éviter. Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à mon
honneur. L'une est que si, tant que je ne faisais que raisonner, je
croyais surtout tenir à la vie, chaque fois qu'au cours de mon
existence, je me suis trouvé obsédé par des soucis moraux ou seulement
par des inquiétudes nerveuses, quelquefois si puériles que je
n'oserais pas les rapporter, si une circonstance imprévue survenait
alors, amenant pour moi le risque d'être tué, cette nouvelle
préoccupation était si légère, relativement aux autres, que je
l'accueillais avec un sentiment de détente qui allait jusqu'à
l'allégresse. Je me trouve ainsi avoir connu, quoique étant l'homme le
moins brave du monde, cette chose qui me semblait quand je raisonnais,
si étrangère à ma nature, si inconcevable, l'ivresse du danger. Mais
même fussé-je quand il y en a un, et mortel, qui se présente, dans une
période entièrement calme et heureuse, je ne pourrais pas, si je suis
avec une autre personne, ne pas la mettre à l'abri et choisir pour moi
la place dangereuse. Quand un assez grand nombre d'expériences
m'eurent appris que j'agissais toujours ainsi, et avec plaisir, je
découvris et à ma grande honte, que contrairement à ce que j'avais
toujours cru et affirmé j'étais très sensible à l'opinion des autres.
Cette sorte d'amour-propre inavoué n'a pourtant aucun rapport avec la
vanité ni avec l'orgueil. Car ce qui peut contenter l'une ou l'autre,
ne me causerait aucun plaisir et je m'en suis toujours abstenu. Mais
les gens devant qui j'ai réussi à cacher le plus complètement les
petits avantages qui auraient pu leur donner une moins piètre idée de
moi, je n'ai jamais pu me refuser le plaisir de leur montrer que je
mets plus de soin à écarter la mort de leur route que de la mienne.
Comme son mobile est alors l'amour-propre et non la vertu, je trouve
bien naturel qu'en toute circonstance ils agissent autrement. Je suis
bien loin de les en blâmer, ce que je ferais, peut-être, si j'avais
été mû par l'idée d'un devoir qui me semblerait dans ce cas être
obligatoire pour eux aussi bien que pour moi. Au contraire, je les
trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m'empêcher
de faire passer au second plan la mienne, ce qui est particulièrement
absurde et coupable, depuis que j'ai cru reconnaître que celle de
beaucoup de gens devant qui je me place, quand éclate une bombe, est
plus dénuée de prix. D'ailleurs le jour de cette visite à Elstir les
temps étaient encore loin où je devais prendre conscience de cette
différence de valeur, et il ne s'agissait d'aucun danger, mais
simplement, signe avant-coureur du pernicieux amour-propre, de ne pas
avoir l'air d'attacher au plaisir que je désirais si ardemment plus
d'importance qu'à la besogne d'aquarelliste qu'il n'avait pas achevée.
Elle le fut enfin. Et, une fois dehors, je m'aperçus que--tant les
jours étaient longs dans cette saison là--il était moins tard que je
ne croyais; nous allâmes sur la digue. Que de ruses j'employai pour
faire demeurer Elstir à l'endroit où je croyais que ces jeunes filles
pouvaient encore passer. Lui montrant les falaises qui s'élevaient à
côté de nous je ne cessais de lui demander de me parler d'elles, afin
de lui faire oublier l'heure et de le faire rester. Il me semblait que
nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers
l'extrémité de la plage. «J'aurais voulu voir d'un tout petit peu près
avec vous ces falaises», dis-je à Elstir, ayant remarqué qu'une de ces
jeunes filles s'en allait souvent de ce côté. Et pendant ce temps-là,
parlez-moi de Carquethuit. Ah! que j'aimerais aller à Carquethuit!»
ajoutai-je sans penser que le caractère si nouveau qui se manifestait
avec tant de puissance dans le «Port de Carquethuit» d'Elstir, tenait
peut-être plus à la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette
plage. «Depuis que j'ai vu ce tableau, c'est peut-être ce que je
désire le plus connaître avec la Pointe-du-Raz qui serait, d'ailleurs,
d'ici, tout un voyage.--Et puis même si ce n'était pas plus près, je
vous conseillerais peut-être tout de même davantage Carquethuit, me
répondit Elstir. La Pointe-du-Raz est admirable, mais enfin c'est
toujours la grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez.
Carquethuit c'est tout autre chose avec ces roches sur une plage
basse. Je ne connais rien en France d'analogue, cela me rappelle
plutôt certains aspects de la Floride. C'est très curieux, et du reste
extrêmement sauvage aussi. C'est entre Clitourps et Nehomme et vous
savez combien ces parages sont désolés; la ligne des plages est
ravissante. Ici, la ligne de la plage est quelconque; mais là-bas, je
ne peux vous dire quelle grâce elle a, quelle douceur.»

Le soir tombait: il fallut revenir; je ramenais Elstir vers sa villa,
quand tout d'un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust,
apparurent au bout de l'avenue--comme une simple objectivation
irréelle et diabolique du tempérament opposé au mien, de la vitalité
quasi-barbare et cruelle dont était si dépourvue ma faiblesse, mon
excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité--quelques
taches de l'essence impossible à confondre avec rien d'autre, quelques
sporades de la bande zoophytique des jeunes filles, lesquelles avaient
l'air de ne pas me voir, mais sans aucun doute n'en étaient pas moins
en train de porter sur moi un jugement ironique. Sentant qu'il était
inévitable que la rencontre entre elles et nous se produisît, et
qu'Elstir allait m'appeler, je tournai le dos comme un baigneur qui va
recevoir la lame; je m'arrêtai net et laissant mon illustre compagnon
poursuivre son chemin, je restai en arrière, penché, comme si j'étais
subitement intéressé par elle, vers la vitrine du marchand
d'antiquités devant lequel nous passions en ce moment; je n'étais pas
fâché d'avoir l'air de pouvoir penser à autre chose qu'à ces jeunes
filles, et je savais déjà obscurément que quand Elstir m'appellerait
pour me présenter, j'aurais la sorte de regard interrogateur qui
décèle non la surprise, mais le désir d'avoir l'air surpris--tant
chacun est un mauvais acteur ou le prochain un bon physiognomoniste,--que
j'irais même jusqu'à indiquer ma poitrine avec mon doigt pour
demander: «C'est bien moi que vous appelez» et accourir vite, la tête
courbée par l'obéissance et la docilité, le visage dissimulant
froidement l'ennui d'être arraché à la contemplation de vieilles
faïences pour être présenté à des personnes que je ne souhaitais pas
de connaître. Cependant je considérais la devanture en attendant le
moment où mon nom crié par Elstir viendrait me frapper comme une balle
attendue et inoffensive. La certitude de la présentation à ces jeunes
filles avait eu pour résultat, non seulement de me faire à leur égard,
jouer, mais éprouver, l'indifférence. Désormais inévitable, le plaisir
de les connaître fut comprimé, réduit, me parut plus petit que celui
de causer avec Saint-Loup, de dîner avec ma grand-mère, de faire dans
les environs des excursions que je regretterais d'être probablement,
par le fait de relations avec des personnes qui devaient peu
s'intéresser aux monuments historiques, contraint de négliger.
D'ailleurs, ce qui diminuait le plaisir que j'allais avoir, ce n'était
pas seulement l'imminence mais l'incohérence de sa réalisation. Des
lois aussi précises que celles de l'hydrostatique, maintiennent la
superposition des images que nous formons dans un ordre fixe que la
proximité de l'événement bouleverse. Elstir allait m'appeler. Ce
n'était pas du tout de cette façon que je m'étais souvent, sur la
plage, dans ma chambre, figuré que je connaîtrais ces jeunes filles.
Ce qui allait avoir lieu, c'était un autre événement auquel je n'étais
pas préparé. Je ne reconnaissais ni mon désir, ni son objet; je
regrettais presque d'être sorti avec Elstir. Mais, surtout, la
contraction du plaisir que j'avais auparavant cru avoir était due à
la certitude que rien ne pouvait plus me l'enlever. Et il reprit comme
en vertu d'une force élastique, toute sa hauteur, quand il cessa de
subir l'étreinte de cette certitude, au moment où m'étant décidé à
tourner la tête, je vis Elstir arrêté quelques pas plus loin avec les
jeunes filles, leur dire au revoir. La figure de celle qui était le
plus près de lui, grosse et éclairée par ses regards, avait l'air d'un
gâteau où on eût réservé de la place pour un peu de ciel. Ses yeux,
même fixes, donnaient l'impression de la mobilité comme il arrive par
ces jours de grand vent où l'air, quoique invisible, laisse percevoir
la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de l'azur. Un instant
ses regards croisèrent les miens, comme ces ciels voyageurs des jours
d'orage qui approchent d'une nuée moins rapide, la côtoient, la
touchent, la dépassent. Mais ils ne se connaissent pas et s'en vont
loin l'un de l'autre. Tels nos regards furent un instant face à face,
ignorant chacun ce que le continent céleste qui était devant lui
contenait de promesses et de menaces pour l'avenir. Au moment
seulement où son regard passa exactement sous le mien, sans ralentir sa
marche, il se voila légèrement. Ainsi, par une nuit claire, la lune
emportée par le vent passe sous un nuage et voile un instant son
éclat, puis reparaît bien vite. Mais déjà Elstir avait quitté les
jeunes filles sans m'avoir appelé. Elles prirent une rue de traverse,
il vint vers moi. Tout était manqué.

J'ai dit qu'Albertine ne m'était pas apparue ce jour-là la même que
les précédents, et que chaque fois elle devait me sembler différente.
Mais je sentis à ce moment que certaines modifications dans l'aspect,
l'importance, la grandeur d'un être peuvent tenir aussi à la
variabilité de certains états interposés entre cet être et nous. L'un
de ceux qui jouent à cet égard le rôle le plus considérable est la
croyance (ce soir-là la croyance puis l'évanouissement de la croyance,
que j'allais connaître Albertine, l'avait, à quelques secondes
d'intervalle, rendue presque insignifiante puis infiniment précieuse à
mes yeux; quelques années plus tard, la croyance, puis la disparition
de la croyance qu'Albertine m'était fidèle, amena des changements
analogues).

Certes, à Combray déjà j'avais vu diminuer ou grandir selon les
heures, selon que j'entrais dans l'un ou l'autre des deux grands modes
qui se partageaient ma sensibilité, le chagrin de n'être pas près de ma
mère, aussi imperceptible tout l'après-midi que la lumière de la lune
tant que brille le soleil et, la nuit venue, régnant seul dans mon âme
anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents. Mais ce jour-là,
en voyant qu'Elstir quittait les jeunes filles sans m'avoir appelé,
j'appris que les variations de l'importance qu'ont à nos yeux un
plaisir ou un chagrin peuvent ne pas tenir seulement à cette
alternance de deux états, mais au déplacement de croyances invisibles,
lesquelles par exemple nous font paraître indifférente la mort parce
qu'elles répandent sur celle-ci une lumière d'irréalité, et nous
permettent ainsi d'attacher de l'importance à nous rendre à une soirée
musicale qui perdrait de son charme si, à l'annonce que nous allons
être guillotinés, la croyance qui baigne cette soirée se dissipait
tout à coup; ce rôle des croyances, il est vrai que quelque chose en
moi le savait, c'était la volonté, mais elle le sait en vain si
l'intelligence, la sensibilité continuent à l'ignorer; celles-ci sont
de bonne foi quand elles croient que nous avons envie de quitter une
maîtresse à laquelle seule notre volonté sait que nous tenons. C'est
qu'elles sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans
un instant. Mais que cette croyance se dissipe, qu'elles apprennent
tout d'un coup que cette maîtresse est partie pour toujours, alors
l'intelligence et la sensibilité ayant perdu leur mise au point sont
comme folles, le plaisir infime s'agrandit à l'infini.

Variation d'une croyance, néant de l'amour aussi, lequel, préexistant
et mobile, s'arrête à l'image d'une femme simplement parce que cette
femme sera presque impossible à atteindre. Dès lors on pense moins à
la femme qu'on se représente difficilement, qu'aux moyens de la
connaître. Tout un processus d'angoisses se développe et suffit pour
fixer notre amour sur celle qui en est l'objet à peine connu de nous.
L'amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme réelle
y tient peu de place. Et si tout d'un coup, comme au moment où j'avais
vu Elstir s'arrêter avec les jeunes filles, nous cessons d'être
inquiets, d'avoir de l'angoisse, comme c'est elle qui est tout notre
amour, il semble brusquement qu'il se soit évanoui au moment où nous
tenons enfin la proie à la valeur de laquelle nous n'avons pas assez
pensé. Que connaissais-je d'Albertine? Un ou deux profils sur la mer,
moins beaux assurément que ceux des femmes de Véronèse que j'aurais
dû, si j'avais obéi à des raisons purement esthétiques, lui préférer.
Or, pouvais-je avoir d'autres raisons, puisque, l'anxiété tombée, je ne
pouvais retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d'autre?
Depuis que j'avais vu Albertine, j'avais fait chaque jour à son sujet
des milliers de réflexions, j'avais poursuivi avec ce que j'appelais
elle, tout un entretien intérieur, où je la faisais questionner,
répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d'Albertines
imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l'Albertine
réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu'en tête, comme la
créatrice d'un rôle, l'étoile, ne paraît, dans une longue série de
représentations, que dans les toutes premières. Cette Albertine-là
n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui était superposé était de
mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous
l'emportent--à ne se placer même qu'au point de vue quantité--sur
ceux qui nous viennent de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les
plus effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais
subsister autour de bien peu de chose--et même parmi ceux qui ont
reçu leur exaucement charnel. Un ancien professeur de dessin de ma
grand'mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut
peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin
en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les
derniers mois de sa vie, ma grand'mère et quelques dames de Combray,
qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur
à cette femme, avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement
vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort
de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce
fut ma grand'mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer
l'oreille, cette petite fille était-elle vraiment si intéressante,
était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père; avec
des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se
décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une
ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes;
comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit
au père qui l'avait conduite: «Comme elle a de beaux cheveux». Et
pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur
à demi-mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint
d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta: «Ça doit
être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là?--Je
ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en
chapeau.»

Il fallait rejoindre Elstir. Je m'aperçus dans une glace. En plus du
désastre de ne pas avoir été présenté, je remarquai que ma cravate
était tout de travers, mon chapeau laissait voir mes cheveux longs, ce
qui m'allait mal; mais c'était une chance tout de même qu'elles
m'eussent, même ainsi, rencontré avec Elstir et ne pussent pas
m'oublier; c'en était une autre que j'eusse ce jour-là, sur le conseil
de ma grand'mère, mis mon joli gilet qu'il s'en était fallu de si peu
que j'eusse remplacé par un affreux, et pris ma plus belle canne; car
un événement que nous désirons, ne se produisant jamais comme nous
avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir
compter, d'autres que nous n'espérions pas se sont présentés, le tout
se compense; et nous redoutions tellement le pire que nous sommes
finalement enclins à trouver que dans l'ensemble pris en bloc, le
hasard nous a, somme toute, plutôt favorisés.

«J'aurais été si content de les connaître», dis-je à Elstir en
arrivant près de lui.--Aussi pourquoi restez-vous à des lieues?» Ce
furent les paroles qu'il prononça, non qu'elles exprimassent sa
pensée, puisque si son désir avait été d'exaucer le mien, m'appeler
lui eût été bien facile, mais peut-être parce qu'il avait entendu des
phrases de ce genre, familier aux gens vulgaires pris en faute, et
parce que même les grands hommes sont, en certaines choses, pareils
aux gens vulgaires, prennent les excuses journalières dans le même
répertoire qu'eux, comme le pain quotidien chez le même boulanger;
soit que de telles paroles qui doivent en quelque sorte être lues à
l'envers, puisque leur lettre signifie le contraire de la vérité, soient
l'effet nécessaire, le graphique négatif d'un réflexe. «Elles étaient
pressées.» Je pensai que surtout elles l'avaient empêché d'appeler
quelqu'un qui leur était peu sympathique; sans cela il n'y eût pas
manqué, après toutes les questions que je lui avais posées sur elles,
et l'intérêt qu'il avait bien vu que je leur portais.

--Je vous parlais de Carquethuit, me dit-il, avant que je l'eusse quitté à
sa porte. J'ai fait une petite esquisse où on voit bien mieux la cernure de
la plage. Le tableau n'est pas trop mal, mais c'est autre chose. Si vous
le permettez, en souvenir de notre amitié, je vous donnerai mon
esquisse, ajouta-t-il, car les gens qui vous refusent les choses qu'on
désire vous en donnent d'autres.

--J'aurais beaucoup aimé, si vous en possédiez, avoir une photographie
du petit portrait de Miss Sacripant! Mais qu'est-ce que c'est que ce
nom?--C'est celui d'un personnage que tint le modèle dans une stupide
petite opérette.--Mais vous savez que je ne la connais nullement,
monsieur, vous avez l'air de croire le contraire.

Elstir se tut. «Ce n'est pourtant pas Mme Swann avant son mariage», dis-je
par une de ces brusques rencontres fortuites de la vérité, qui sont somme
toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain
fondement à la théorie des pressentiments si on prend soin d'oublier toutes
les erreurs qui l'infirmeraient. Elstir ne me répondit pas. C'était bien
un portrait d'Odette de Crécy. Elle n'avait pas voulu le garder pour
beaucoup de raisons dont quelques-unes sont trop évidentes. Il y en
avait d'autres. Le portrait était antérieur au moment où Odette
disciplinant ses traits avait fait de son visage et de sa taille cette
création dont, à travers les années, ses coiffeurs, ses couturiers,
elle-même--dans sa façon de se tenir, de parler, de sourire, de
poser ses mains, ses regards, de penser--devaient respecter les
grandes lignes. Il fallait la dépravation d'un amant rassasié pour que
Swann préférât aux nombreuses photographies de l'Odette _ne varietur_
qu'était sa ravissante femme, la petite photographie qu'il avait dans
sa chambre, et où sous un chapeau de paille orné de pensées on voyait
une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits
tirés.

Mais d'ailleurs le portrait eût-il été, non pas antérieur, comme la
photographie préférée de Swann, à la systématisation des traits
d'Odette en un type nouveau, majestueux et charmant, mais postérieur,
qu'il eût suffi de la vision d'Elstir pour désorganiser ce type. Le
génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement
élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d'atomes et
de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à
un autre type. Toute cette harmonie factice que la femme a imposée à
ses traits et dont chaque jour avant de sortir elle surveille la
persistance dans sa glace, changeant l'inclinaison du chapeau, le
lissage des cheveux, l'enjouement du regard, afin d'en assurer la
continuité, cette harmonie, le coup d'œil du grand peintre la détruit
en une seconde, et à sa place il fait un regroupement des traits de la
femme, de manière à donner satisfaction à un certain idéal féminin et
pictural qu'il porte en lui. De même, il arrive souvent qu'à partir
d'un certain âge, l'œil d'un grand chercheur trouve partout les
éléments nécessaires à établir les rapports qui seuls l'intéressent.
Comme ces ouvriers et ces joueurs qui ne font pas d'embarras et se
contentent de ce qui leur tombe sous la main, ils pourraient dire de
n'importe quoi: cela fera l'affaire. Ainsi une cousine de la princesse
de Luxembourg, beauté des plus altières, s'étant éprise autrefois d'un
art qui était nouveau à cette époque, avait demandé au plus grand des
peintres naturalistes de faire son portrait. Aussitôt l'œil de
l'artiste avait trouvé ce qu'il cherchait partout. Et sur la toile il
y avait à la place de la grande dame un trottin, et derrière lui un
vaste décor incliné et violet qui faisait penser à la place Pigalle.
Mais même sans aller jusque-là, non seulement le portrait d'une femme
par un grand artiste ne cherchera aucunement à donner satisfaction à
quelques-unes des exigences de la femme--comme celles qui, par
exemple, quand elle commence à vieillir la font se faire photographier
dans des tenues presque de fillettes qui font valoir sa taille restée
jeune et la font paraître comme la sœur ou même la fille de sa fille,
celle-ci au besoin «fagotée» pour la circonstance, à côté d'elle--et
mettra au contraire en relief les désavantages qu'elle cherche à
cacher et qui, comme un teint fiévreux, voire verdâtre, le tentent
d'autant plus parce qu'ils ont du «caractère»; mais ils suffisent à
désenchanter le spectateur vulgaire et réduisent pour lui en miettes
l'idéal dont la femme soutenait si fièrement l'armature et qui la
plaçait dans sa forme unique, irréductible, si en dehors, si au-dessus
du reste de l'humanité. Maintenant déchue, située hors de son propre
type où elle trônait invulnérable, elle n'est plus qu'une femme
quelconque en la supériorité de qui nous avons perdu toute foi. Ce
type, nous faisions tellement consister en lui, non seulement la beauté
d'une Odette, mais sa personnalité, son identité, que devant le
portrait qui l'a dépouillée de lui, nous sommes tentés de nous écrier
non pas seulement: «Comme c'est enlaidi», mais: «Comme c'est peu
ressemblant». Nous avons peine à croire que ce soit elle. Nous ne la
reconnaissons pas. Et pourtant il y a là un être que nous sentons bien
que nous avons déjà vu. Mais cet être-là ce n'est pas Odette; le
visage de cet être, son corps, son aspect, nous sont bien connus. Ils
nous rappellent, non pas la femme, qui ne se tenait jamais ainsi, dont
la pose habituelle ne dessine nullement une telle étrange et
provocante arabesque, mais d'autres femmes, toutes celles qu'à peintes
Elstir et que toujours, si différentes qu'elles puissent être, il a
aimé à camper ainsi de face, le pied cambré dépassant de la jupe, le
large chapeau rond tenu à la main, répondant symétriquement à la
hauteur du genou qu'il couvre à cet autre disque vu de face, le
visage. Et enfin non seulement un portrait génial disloque le type
d'une femme, tel que l'ont défini sa coquetterie et sa conception
égoïste de la beauté, mais s'il est ancien, il ne se contente pas de
vieillir l'original de la même manière que la photographie, en le
montrant dans des atours démodés. Dans le portrait, ce n'est pas
seulement la manière que la femme avait de s'habiller qui date, c'est
aussi la manière que l'artiste avait de peindre. Cette manière, la
première manière d'Elstir, était l'extrait de naissance le plus
accablant pour Odette parce qu'il faisait d'elle non pas seulement
comme ses photographies d'alors une cadette de cocottes connues, mais
parce qu'il faisait de son portrait le contemporain d'un des nombreux
portraits que Manet ou Whistler ont peints d'après tant de modèles
disparus qui appartiennent déjà à l'oubli ou à l'histoire.

C'est dans ces pensées silencieusement ruminées à côté d'Elstir, tandis
que je le conduisais chez lui, que m'entraînait la découverte que je
venais de faire relativement à l'identité de son modèle, quand cette
première découverte m'en fit faire une seconde, plus troublante encore
pour moi, concernant l'identité de l'artiste. Il avait fait le
portrait d'Odette de Crécy. Serait-il possible que cet homme de génie,
ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et
qui dominait toutes choses, fût le peintre ridicule et pervers, adopté
jadis par les Verdurin? Je lui demandai s'il les avait connus, si par
hasard ils ne le surnommaient pas alors M. Biche. Il me répondit que
si, sans embarras, comme s'il s'agissait d'une partie déjà un peu
ancienne de son existence et s'il ne se doutait pas de la déception
extraordinaire qu'il éveillait en moi, mais levant les yeux, il la lut
sur mon visage. Le sien eut une expression de mécontentement. Et comme
nous étions déjà presque arrivés chez lui, un homme moins éminent par
l'intelligence et par le cœur m'eût peut-être simplement dit au revoir
un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir. Mais ce ne fut
pas ainsi qu'Elstir agit avec moi; en vrai maître--et c'était
peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d'en
être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à
fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas
prodiguer de son moi, même à des disciples,--de toute circonstance,
qu'elle fût relative à lui ou à d'autres, il cherchait à extraire pour
le meilleur enseignement des jeunes gens la part de vérité qu'elle
contenait. Il préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son
amour-propre celles qui pouvaient m'instruire. «Il n'y a pas d'homme
si sage qu'il soit, me, dit-il qui n'ait à telle époque de sa jeunesse
prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit
désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas
absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu
un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par
toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder
cette dernière incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils
et petits-fils d'hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont
enseigné la noblesse de l'esprit et l'élégance morale dès le collège.
Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient
publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce sont de pauvres
esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse
est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la
découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour
nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les
choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez
nobles n'ont pas été disposées par le père de famille ou par le
précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant
été influencées par ce qui régnait autour d'elles de mal ou de
banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends
que l'image de ce que nous avons été dans une période première ne soit
plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas
être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons
vraiment vécu, que c'est selon les lois de la vie et de l'esprit, que
nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers,
des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait quelque
chose qui les dépasse.» Nous étions arrivés devant sa porte. J'étais
déçu de ne pas avoir connu ces jeunes filles. Mais enfin maintenant il
y aurait une possibilité de les retrouver dans la vie; elles avaient
cessé de ne faire que passer à un horizon où j'avais pu croire que je
ne les verrais plus jamais apparaître. Autour d'elles ne flottait plus
comme ce grand remous qui nous séparait et qui n'était que la
traduction du désir en perpétuelle activité, mobile, urgent, alimenté
d'inquiétudes, qu'éveillaient en moi leur inaccessibilité, leur fuite
peut-être pour toujours. Mon désir d'elles, je pouvais maintenant le
mettre au repos, le garder en réserve, à côté de tant d'autres dont,
une fois que je la savais possible, j'ajournais la réalisation. Je
quittai Elstir, je me retrouvai seul. Alors tout d'un coup, malgré ma
déception, je vis dans mon esprit tous ces hasards que je n'eusse pas
soupçonné pouvoir se produire, qu'Elstir fût justement lié avec ces
jeunes filles, que celles qui le matin encore étaient pour moi des
figures dans un tableau ayant pour fond la mer, m'eussent vu,
m'eussent vu lié avec un grand peintre, lequel savait maintenant mon
désir de les connaître et le seconderait sans doute. Tout cela avait
causé pour moi du plaisir, mais ce plaisir m'était resté caché; il
était de ces visiteurs qui attendent, pour nous faire savoir qu'ils
sont là, que les autres nous aient quitté, que nous soyions seuls.
Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire: je suis tout à
vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont
entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-même, il
s'est écoulé tant d'heures, nous avons vu tant de gens dans
l'intervalle que nous craignons qu'ils ne nous aient pas attendu. Mais
ils sont patients, ils ne se lassent pas et dès que tout le monde est
parti nous les trouvons en face de nous. Quelquefois c'est nous alors
qui sommes si fatigués qu'il nous semble que nous n'aurons plus dans
notre pensée défaillante assez de force pour retenir ces souvenirs,
ces impressions, pour qui notre moi fragile est le seul lieu
habitable, l'unique mode de réalisation. Et nous le regretterions car
l'existence n'a guère d'intérêt que dans les journées où la poussière
des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident
de la vie devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde
inaccessible surgit alors de l'éclairage du songe et entre dans notre
vie, dans notre vie où comme le dormeur éveillé nous voyons les
personnes dont nous avions si ardemment rêvé que nous avions cru que
nous ne les verrions jamais qu'en rêve.

L'apaisement apporté par la probabilité de connaître maintenant ces
jeunes filles quand je le voudrais me fut d'autant plus précieux que
je n'aurais pu continuer à les guetter les jours suivants, lesquels
furent pris par les préparatifs du départ de Saint-Loup. Ma grand'mère
était désireuse de témoigner à mon ami sa reconnaissance de tant de
gentillesses qu'il avait eues pour elle et pour moi. Je lui dis qu'il
était grand admirateur de Proudhon et je lui donnai l'idée de faire
venir de nombreuses lettres autographes de ce philosophe qu'elle avait
achetées; Saint-Loup vint les voir à l'hôtel, le jour où elles
arrivèrent qui était la veille de son départ. Il les lut avidement,
maniant chaque feuille avec respect, tâchant de retenir les phrases,
puis s'étant levé, s'excusait déjà auprès de ma grand'mère d'être
resté aussi longtemps, quand il l'entendit lui répondre:

--Mais non, emportez-les, c'est à vous, c'est pour vous les donner
que je les ai fait venir.

Il fut pris d'une joie dont il ne fut pas plus le maître que d'un état
physique qui se produit sans intervention de la volonté, il devint
écarlate comme un enfant qu'on vient de punir, et ma grand'mère fut
beaucoup plus touchée de voir tous les efforts qu'il avait faits (sans
y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les
remerciements qu'il aurait pu proférer. Mais lui craignant d'avoir mal
témoigné sa reconnaissance me priait encore de l'en excuser, le
lendemain, penché à la fenêtre du petit chemin de fer d'intérêt local
qu'il prit pour rejoindre sa garnison. Celle-ci était, en effet, très
peu éloignée. Il avait pensé s'y rendre, comme il faisait souvent
quand il devait revenir le soir et qu'il ne s'agissait pas d'un départ
définitif, en voiture. Mais il eût fallu cette fois-ci qu'il mît ses
nombreux bagages dans le train. Et il trouva plus simple d'y monter
aussi lui-même, suivant en cela l'avis du directeur qui consulté,
répondit que, voiture ou petit chemin de fer, «ce serait à peu près
équivoque». Il entendait signifier par là que ce serait équivalent (en
somme, à peu près ce que Françoise eût exprimé en disant que «cela
reviendrait du pareil au même»).

«Soit, avait conclu Saint-Loup, je prendrai le petit «tortillard». Je
l'aurais pris aussi si je n'avais été fatigué et aurais accompagné mon
ami jusqu'à Doncières; je lui promis du moins, tout le temps que nous
restâmes à la gare de Balbec--c'est-à-dire que le chauffeur du
petit train passa à attendre des amis retardataires, sans lesquels il
ne voulait pas s'en aller, et aussi à prendre quelques
rafraîchissements--d'aller le voir plusieurs fois par semaine.
Comme Bloch était venu aussi à la gare--au grand ennui de
Saint-Loup--ce dernier voyant que notre camarade l'entendait me
prier de venir déjeuner, dîner, habiter à Doncières, finit par lui
dire d'un ton extrêmement froid lequel était chargé de corriger
l'amabilité forcée de l'invitation et d'empêcher Bloch de la prendre
au sérieux: «Si jamais vous passez par Doncières une après-midi où je
sois libre, vous pourrez me demander au quartier, mais libre, je ne le
suis à peu près jamais.» Peut-être aussi Robert craignait-il que,
seul, je ne vinsse pas et pensant que j'étais plus lié avec Bloch que
je ne le disais, me mettait-il ainsi en mesure d'avoir un compagnon de
route, un entraîneur.

J'avais peur que ce ton, cette manière d'inviter quelqu'un en lui
conseillant de ne pas venir, n'eût froissé Bloch, et je trouvais que
Saint-Loup eût mieux fait de ne rien dire. Mais je m'étais trompé, car
après le départ du train, tant que nous fîmes route ensemble jusqu'au
croisement de deux avenues où il fallait nous séparer, l'une allant à
l'hôtel, l'autre à la villa de Bloch, celui-ci ne cessa de me demander
quel jour nous irions à Doncières, car après «toutes les amabilités
que Saint-Loup lui avait faites», il eût été «trop grossier de sa
part» de ne pas se rendre à son invitation. J'étais content qu'il
n'eût pas remarqué, ou fût assez peu mécontent pour désirer feindre de
ne pas avoir remarqué, sur quel ton moins que pressant, à peine poli,
l'invitation avait été faite. J'aurais pourtant voulu pour Bloch qu'il
s'évitât le ridicule d'aller tout de suite à Doncières. Mais je
n'osais pas lui donner un conseil qui n'eût pu que lui déplaire en lui
montrant que Saint-Loup avait été moins pressant que lui n'était
empressé. Il l'était beaucoup trop, et bien que tous les défauts qu'il
avait dans ce genre fussent compensés chez lui par de remarquables
qualités que d'autres plus réservés n'auraient pas eues, il poussait
l'indiscrétion à un point dont on était agacé. La semaine ne pouvait,
à l'entendre, se passer sans que nous allions à Doncières (il disait
«nous», car je crois qu'il comptait un peu sur ma présence pour excuser
la sienne). Tout le long de la route, devant le gymnase perdu dans ses
arbres, devant le terrain de tennis, devant la maison, devant le
marchand de coquillages, il m'arrêta, me suppliant de fixer un jour et
comme je ne le fis pas, me quitta fâché en me disant: «A ton aise,
messire. Moi en tous cas, je suis obligé d'y aller puisqu'il m'a
invité.»

Saint-Loup avait si peur d'avoir mal remercié ma grand-mère qu'il me
chargeait encore de lui dire sa gratitude le surlendemain, dans une
lettre que je reçus de lui de la ville où il était en garnison et qui
semblait sur l'enveloppe où la poste en avait timbré le nom, accourir
vite vers moi, me dire qu'entre ses murs, dans le quartier de
cavalerie Louis XVI, il pensait à moi. Le papier était aux armes de
Marsantes dans lesquelles je distinguais un lion que surmontait une
couronne fermée par un bonnet de pair de France.

«Après un trajet qui, me disait-il, s'est bien effectué, en lisant un
livre acheté à la gare, qui est par Arvède Barine (c'est un auteur
russe je pense, cela m'a paru remarquablement écrit pour un étranger,
mais donnez-moi votre appréciation, car vous devez connaître cela
vous, puits de science qui avez tout lu), me voici revenu, au milieu
de cette vie grossière, où hélas, je me sens bien exilé, n'y ayant pas
ce que j'ai laissé à Balbec; cette vie où je ne retrouve aucun
souvenir d'affection, aucun charme d'intellectualité; vie dont vous
mépriseriez sans doute l'ambiance et qui n'est pourtant pas sans
charme. Tout m'y semble avoir changé depuis que j'en étais parti, car
dans l'intervalle, une des ères les plus importantes de ma vie, celle
d'où notre amitié date, a commencé. J'espère qu'elle ne finira jamais.
Je n'ai parlé d'elle, de vous, qu'à une seule personne, qu'à mon amie
qui m'a fait la surprise de venir passer une heure auprès de moi. Elle
aimerait beaucoup vous connaître et je crois que vous vous accorderiez
car elle est aussi extrêmement littéraire. En revanche, pour repenser
à nos causeries, pour revivre ces heures que je n'oublierai jamais, je
me suis isolé de mes camarades, excellents garçons mais qui eussent
été bien incapables de comprendre cela. Ce souvenir des instants
passés avec vous, j'aurais presque mieux aimé, pour le premier jour,
l'évoquer pour moi seul et sans vous écrire. Mais j'ai craint que
vous, esprit subtil et cœur ultra-sensitif, ne vous mettiez martel en
tête en ne recevant pas de lettre, si toutefois vous avez daigné
abaisser votre pensée sur le rude cavalier que vous aurez fort à faire
pour dégrossir et rendre un peu plus subtil et plus digne de vous.»

Au fond cette lettre ressemblait beaucoup par sa tendresse à celles
que, quand je ne connaissais pas encore Saint-Loup, je m'étais imaginé
qu'il m'écrirait, dans ces songeries d'où la froideur de son premier
accueil m'avait tiré en me mettant en présence d'une réalité glaciale
qui ne devait pas être définitive. Une fois que je l'eus reçue, chaque
fois qu'à l'heure du déjeuner on apportait le courrier, je
reconnaissais tout de suite quand c'était de lui que venait une
lettre, car elle avait toujours ce second visage qu'un être montre
quand il est absent et dans les traits duquel (les caractères de
l'écriture) il n'y a aucune raison pour que nous ne croyions pas
saisir une âme individuelle aussi bien que dans la ligne du nez ou les
inflexions de la voix.

Je restais maintenant volontiers à table pendant qu'on desservait, et
si ce n'était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande
pouvaient passer, ce n'était plus uniquement du côté de la mer que je
regardais. Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je
cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de
poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la
rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un
morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi
le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide
et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais
scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation
des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du
vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi
dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour
viennent s'installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que
sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur
laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent
comme dans de petits bénitiers de pierre; j'essayais de trouver la
beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses
les plus usuelles, dans la vie profonde des «natures mortes».

Quand quelques jours après le départ de Saint-Loup, j'eus réussi à ce
qu'Elstir donnât une petite matinée où je rencontrerais Albertine, le
charme et l'élégance tout momentanés qu'on me trouva au moment où je
sortais du Grand-Hôtel (et qui était dus à un repos prolongé, à des
frais de toilette spéciaux), je regrettai de ne pas pouvoir les
réserver (et aussi le crédit d'Elstir) pour la conquête de quelque
autre personne plus intéressante, je regrettai de consommer tout cela
pour le simple plaisir de faire la connaissance d'Albertine. Mon
intelligence jugeait ce plaisir fort peu précieux, depuis qu'il était
assuré. Mais en moi la volonté ne partagea pas un instant cette
illusion, la volonté qui est le serviteur, persévérant et immuable, de
nos personnalités successives; cachée dans l'ombre, dédaignée,
inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des
variations de notre moi, à ce qu'il ne manque jamais du nécessaire.
Pendant qu'au moment où va se réaliser un voyage désiré,
l'intelligence et la sensibilité commencent à se demander s'il vaut
vraiment la peine d'être entrepris, la volonté qui sait que ces
maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce
voyage, si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse
disserter devant la gare, multiplier les hésitations; mais elle
s'occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour
l'heure du départ. Elle est aussi invariable que l'intelligence et la
sensibilité sont changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne
donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante; c'est sa ferme
détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans
l'apercevoir tandis qu'elles distinguent nettement leurs propres
incertitudes. Ma sensibilité et mon intelligence instituèrent donc une
discussion sur la valeur du plaisir qu'il y aurait à connaître
Albertine tandis que je regardais dans la glace de vains et fragiles
agréments qu'elles eussent voulu garder intacts pour une autre
occasion. Mais ma volonté ne laissa pas passer l'heure où il fallait
partir, et ce fut l'adresse d'Elstir qu'elle donna au cocher. Mon
intelligence et ma sensibilité eurent le loisir, puisque le sort en
était jeté, de trouver que c'était dommage. Si ma volonté avait donné
une autre adresse, elles eussent été bien attrapées.

Quand j'arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d'abord que
Mlle Simonet n'était pas dans l'atelier. Il y avait bien une jeune
fille assise, en robe de soie, nu tête, mais de laquelle je ne
connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint et où
je ne retrouvais pas l'entité que j'avais extraite d'une jeune
cycliste se promenant coiffée d'un polo, le long de la mer. C'était
pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m'occupai pas
d'elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on
meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un
nouvel univers où, subissant la loi d'une autre perspective morale, on
darde son attention, comme si elles devaient nous importer à jamais,
sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l'on aura
oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger vers une
causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui
s'arrêtait d'abord devant Elstir, passait par d'autres groupes
d'invités à qui on me nommait, puis le long du buffet, où m'étaient
offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises, cependant que
j'écoutais, immobile, une musique qu'on commençait d'exécuter, je me
trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu'à ma
présentation à Mlle Simonet, présentation qui n'était plus que l'un
d'entre eux et que j'avais entièrement oubliée avoir été, quelques
minutes auparavant, le but unique de ma venue. D'ailleurs n'en est-il
pas ainsi, dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands
malheurs. Au milieu d'autres personnes, nous recevons de celle que
nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions
depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées
s'ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle
c'est à peine si de temps à autre vient sourdement affleurer le
souvenir autrement profond mais fort étroit que le malheur est venu
pour nous. Si, au lieu du malheur, c'est le bonheur il peut arriver
que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que
le plus grand événement de notre vie sentimentale s'est produit, sans
que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention,
presque d'en prendre conscience, dans une réunion mondaine par
exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l'attente de cet
événement.

Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu'il me présentât à
Albertine, assise un peu plus loin, je finis d'abord de manger un
éclair au café et demandai avec intérêt à un vieux monsieur dont je
venais de faire connaissance et auquel je crus pouvoir offrir la rose
qu'il admirait à ma boutonnière, de me donner des détails sur
certaines foires normandes. Ce n'est pas à dire que la présentation
qui suivit ne me causa aucun plaisir et n'offrit pas, à mes yeux, une
certaine gravité. Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu'un
peu plus tard, quand, rentré à l'hôtel, resté seul, je fus redevenu
moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on
prend en présence de l'être aimé, n'est qu'un cliché négatif, on le
développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa
disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est
«condamnée» tant qu'on voit du monde.

Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour moi de quelques
heures, en revanche la gravité de cette présentation, je la ressentis
tout de suite. Au moment de la présentation, nous avons beau nous
sentir tout à coup gratifiés et porteurs d'un «bon», valable pour des
plaisirs futurs, après lequel nous courions depuis des semaines, nous
comprenons bien que son obtention met fin pour nous, non pas seulement
à de pénibles recherches--ce qui ne pourrait que nous remplir de
joie--mais aussi à l'existence d'un certain être, celui que notre
imagination avait dénaturé, que notre crainte anxieuse de ne jamais
pouvoir être connus de lui avait grandi. Au moment où notre nom
résonne dans la bouche du présentateur, surtout si celui-ci l'entoure
comme fit Elstir de commentaires élogieux, ce moment sacramentel,
analogue à celui où, dans une féérie, le génie ordonne à une personne
d'en être soudain une autre, celle que nous avons désiré d'approcher,
s'évanouit; d'abord comment resterait-elle pareille à elle-même
puisque--de par l'attention que l'inconnue est obligée de prêter à
notre nom et de marquer à notre personne--dans les yeux hier situés
à l'infini (et que nous croyions que les nôtres, errants, mal réglés,
désespérés, divergents, ne parviendraient jamais à rencontrer) le
regard conscient, la pensée inconnaissable que nous cherchions, vient
d'être miraculeusement et tout simplement remplacée par notre propre
image peinte comme au fond d'un miroir qui sourirait. Si l'incarnation
de nous même en ce qui nous en semblait le plus différent est ce qui
modifie le plus la personne à qui on vient de nous présenter, la forme
de cette personne reste encore assez vague; et nous pouvons nous
demander si elle sera dieu, table ou cuvette. Mais, aussi agiles que
ces ciroplastes qui font un buste devant nous en cinq minutes, les
quelques mots que l'inconnue va nous dire, préciseront cette forme et
lui donneront quelque chose de définitif qui exclura toutes les
hypothèses auxquelles se livraient la veille notre désir et notre
imagination. Sans doute, même avant de venir à cette matinée,
Albertine n'était plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de
hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien, que
nous avons à peine discernée. Sa parenté avec Mme Bontemps avait déjà
restreint ces hypothèses merveilleuses, en aveuglant une des voies par
lesquelles elles pouvaient se répandre. Au fur et à mesure que je me
rapprochais de la jeune fille, et la connaissais davantage, cette
connaissance se faisait par soustraction, chaque partie d'imagination
et de désir étant remplacée par une notion qui valait infiniment
moins, notion à laquelle il est vrai que venait s'ajouter une sorte
d'équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que les Sociétés
financières donnent après le remboursement de l'action primitive, et
qu'elles appellent action de jouissance. Son nom, ses parentés avaient
été une première limite apportée à mes suppositions. Son amabilité,
tandis que tout près d'elle je retrouvais son petit grain de beauté
sur la joue au-dessous de l'œil fut une autre borne; enfin, je fus
étonné de l'entendre se servir de l'adverbe «parfaitement» au lieu de
«tout à fait», en parlant de deux personnes, disant de l'une «elle est
parfaitement folle, mais très gentille tout de même» et de l'autre
«c'est un monsieur parfaitement commun et parfaitement ennuyeux». Si
peu plaisant que soit cet emploi de «parfaitement», il indique un degré
de civilisation et de culture auquel je n'aurais pu imaginer
qu'atteignait la bacchante à bicyclette, la muse orgiaque du golf. Il
n'empêche d'ailleurs qu'après cette première métamorphose, Albertine
devait changer encore bien des fois pour moi. Les qualités et les
défauts qu'un être présente disposés au premier plan de son visage, se
rangent selon une formation tout autre si nous l'abordons par un côté
différent--comme dans une ville les monuments répandus en ordre
dispersé sur une seule ligne, d'un autre point de vue s'échelonnent en
profondeur et échangent leurs grandeurs relatives. Pour commencer je
trouvai Albertine l'air assez intimidée à la place d'implacable; elle
me sembla plus comme il faut que mal élevée à en juger par les
épithètes de «elle a un mauvais genre, elle a un drôle de genre»,
qu'elle appliqua à toutes les jeunes filles dont je lui parlai; elle
avait enfin comme point de mire du visage une tempe assez enflammée et
peu agréable à voir, et non plus le regard singulier auquel j'avais
toujours repensé jusque-là. Mais ce n'était qu'une seconde vue et il y
en avait d'autres sans doute par lesquelles je devrais successivement
passer. Ainsi ce n'est qu'après avoir reconnu non sans tâtonnements
les erreurs d'optique du début qu'on pourrait arriver à la
connaissance exacte d'un être si cette connaissance était possible.
Mais elle ne l'est pas; car tandis que se rectifie la vision que nous
avons de lui, lui-même qui n'est pas un objectif inerte change pour
son compte, nous pensons le rattraper, il se déplace, et, croyant le
voir enfin plus clairement, ce n'est que les images anciennes que nous
en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le
représentent plus.

Pourtant, quelques déceptions inévitables qu'elle doive apporter,
cette démarche vers ce qu'on n'a qu'entrevu, ce qu'on a eu le loisir
d'imaginer, cette démarche est la seule qui soit saine pour les sens,
qui y entretienne l'appétit. De quel morne ennui est empreinte la vie
des gens qui par paresse ou timidité, se rendent directement en
voiture chez des amis qu'ils ont connus sans avoir d'abord rêvé d'eux,
sans jamais oser sur le parcours s'arrêter auprès de ce qu'ils
désirent.

Je rentrai en pensant à cette matinée, en revoyant l'éclair au café
que j'avais fini de manger avant de me laisser conduire par Elstir
auprès d'Albertine, la rose que j'avais donnée au vieux monsieur, tous
ces détails choisis à notre insu par les circonstances et qui
composent pour nous, en un arrangement spécial et fortuit, le tableau
d'une première rencontre. Mais ce tableau, j'eus l'impression de le
voir d'un autre point de vue, de très loin de moi-même, comprenant
qu'il n'avait pas existé que pour moi, quand quelques mois plus tard,
à mon grand étonnement, comme je parlais à Albertine du premier jour
où je l'avais connue, elle me rappela l'éclair, la fleur que j'avais
donnée, tout ce que je croyais, je ne peux pas dire n'être important
que pour moi, mais n'avoir été aperçu que de moi, que je retrouvais
ainsi, transcrit en une version dont je ne soupçonnais pas l'existence,
dans la pensée d'Albertine. Dès ce premier jour, quand en entrant je
pus voir le souvenir que je rapportais, je compris quel tour de
muscade avait été parfaitement exécuté, et comment j'avais causé un
moment avec une personne qui, grâce à l'habileté du prestidigitateur,
sans avoir rien de celle que j'avais suivie si longtemps au bord de la
mer, lui avait été substituée. J'aurais du reste pu le deviner
d'avance, puisque la jeune fille de la plage avait été fabriquée par
moi. Malgré cela, comme je l'avais, dans mes conversations avec
Elstir, identifiée à Albertine, je me sentais envers celle-ci
l'obligation morale de tenir les promesses d'amour faites à
l'Albertine imaginaire. On se fiance par procuration, et on se croit
obligé d'épouser ensuite la personne interposée. D'ailleurs, si avait
disparu provisoirement du moins de ma vie une angoisse qu'eût suffi à
apaiser le souvenir des manières comme il faut, de cette expression
«parfaitement commun» et de la tempe enflammée, ce souvenir éveillait
en moi un autre genre de désir qui, bien que doux et nullement
douloureux, semblable à un sentiment fraternel, pouvait à la longue
devenir aussi dangereux en me faisant ressentir à tout moment le
besoin d'embrasser cette personne nouvelle dont les bonnes façons et
la timidité, la disponibilité inattendue, arrêtaient la course inutile
de mon imagination, mais donnaient naissance à une gratitude
attendrie. Et puis comme la mémoire commence tout de suite à prendre
des clichés indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout
progrès, entre les scènes qui y sont figurées, dans la collection de
ceux qu'elle expose, le dernier ne détruit pas forcément les
précédents. En face de la médiocre et touchante Albertine à qui
j'avais parlé, je voyais la mystérieuse Albertine en face de la mer.
C'était maintenant des souvenirs, c'est-à-dire des tableaux dont l'un
ne me semblait pas plus vrai que l'autre. Pour en finir avec ce premier soir
de présentation, en cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la joue
au-dessous de l'œil, je me rappelai que de chez Elstir, quand Albertine
était partie, j'avais vu ce grain de beauté sur le menton.
En somme, quand je la voyais, je remarquais qu'elle avait un grain de
beauté, mais ma mémoire errante le promenait ensuite sur la figure
d'Albertine et le plaçait tantôt ici tantôt là.

J'avais beau être assez désappointé d'avoir trouvé en Mlle Simonet une
jeune fille trop peu différente de tout ce que je connaissais, de même
que ma déception devant l'église de Balbec ne m'empêchait pas de
désirer aller à Quimperlé, à Pont-Aven et à Venise je me disais que par
Albertine du moins, si elle-même n'était pas ce que j'avais espéré, je
pourrais connaître ses amies de la petite bande.

Je crus d'abord que j'y échouerais. Comme elle devait rester fort
longtemps encore à Balbec et moi aussi, j'avais trouvé que le mieux
était de ne pas trop chercher à la voir et d'attendre une occasion qui
me fît la rencontrer. Mais cela arrivât-il tous les jours, il était
fort à craindre qu'elle se contentât de répondre de loin à mon salut,
lequel dans ce cas, répété quotidiennement pendant toute la saison, ne
m'avancerait à rien.

Peu de temps après, un matin où il avait plu et où il faisait presque
froid, je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un
toquet et un manchon, si différente de celle que j'avais vue à la
réunion d'Elstir que reconnaître en elle la même personne semblait
pour l'esprit une opération impossible; le mien y réussit cependant,
mais après une seconde de surprise qui je crois n'échappa pas à
Albertine. D'autre part me souvenant à ce moment-là des «bonnes
façons» qui m'avaient frappé, elle me fit éprouver l'étonnement
inverse par son ton rude et ses manières «petite bande». Au reste la
tempe avait cessé d'être le centre optique et rassurant du visage,
soit que je fusse placé de l'autre côté, soit que le toquet la
recouvrît, soit que son inflammation ne fût pas constante. «Quel
temps, me dit-elle, au fond l'été sans fin à Balbec est une vaste
blague. Vous ne faites rien ici? On ne vous voit jamais au golf, aux
bals du Casino; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous devez
vous raser. Vous ne trouvez pas qu'on se bêtifie à rester tout le
temps sur la plage? Ah! vous aimez à faire le lézard? Vous avez du
temps de reste. Je vois que vous n'êtes pas comme moi, j'adore tous
les sports! Vous n'étiez pas aux courses de la Sogne? Nous y sommes
allés par le tram et je comprends que ça ne vous amuse pas de prendre
un tacot pareil! nous avons mis deux heures! J'aurais fait trois fois
l'aller et retour avec ma bécane.» Moi qui avais admiré Saint-Loup
quand il avait appelé tout naturellement le petit chemin de fer
d'intérêt local, le tortillard, à cause des innombrables détours qu'il
faisait, j'étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine
disait le «tram», le «tacot». Je sentais sa maîtrise dans un mode de
désignations où j'avais peur qu'elle ne constatât et ne méprisât mon
infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite
bande pour désigner ce chemin de fer ne m'était-elle pas encore
révélée. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines
serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait
ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient
peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de
flegme britannique, les leçons d'une institutrice étrangère et une
hypertrophie congestive de la muqueuse du nez. Cette émission qui
cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les gens et
redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable.
Mais elle était particulière et m'enchantait. Chaque fois que j'étais
quelques jours sans la rencontrer, je m'exaltais en me répétant: «On
ne vous voit jamais au golf», avec le ton nasal sur lequel elle
l'avait dit, toute droite sans bouger la tête. Et je pensais alors
qu'il n'existait pas de personne plus désirable.

Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà et là la
digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps d'échanger
quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun
sa promenade divergente. Je profitai de cette immobilité pour regarder
et savoir définitivement où était situé le grain de beauté. Or, comme
une phrase de Vinteuil qui m'avait enchanté dans la Sonate et que ma
mémoire faisait errer de l'andante au final jusqu'au jour où ayant la
partition en main je pus la trouver et l'immobiliser dans mon souvenir
à sa place, dans le scherzo, de même le grain de beauté que je m'étais
rappelé tantôt sur la joue, tantôt sur le menton, s'arrêta à jamais
sur la lèvre supérieure au-dessous du nez. C'est ainsi encore que nous
rencontrons avec étonnement des vers que nous savons par cœur, dans une
pièce où nous ne soupçonnions pas qu'ils se trouvassent.

A ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât en liberté,
dans la variété de ses formes, tout le riche ensemble décoratif
qu'était le beau déroulement des vierges, à la fois dorées et roses,
cuites par le soleil et par le vent, les amies d'Albertine, aux belles
jambes, à la taille souple, mais si différentes les unes des autres,
montrèrent leur groupe qui se développa, s'avançant dans notre
direction, plus près de la mer, sur une ligne parallèle. Je demandai à
Albertine la permission de l'accompagner pendant quelques instants.
Malheureusement elle se contenta de leur faire bonjour de la main.
«Mais vos amies vont se plaindre si vous les laissez», lui-dis-je,
espérant que nous nous promènerions ensemble. Un jeune homme aux
traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s'approcha de
nous. C'était le joueur de baccarat dont les folies indignaient tant
la femme du premier président. D'un air froid, impassible, en lequel
il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il
dit bonjour à Albertine. «Vous venez du golf, Octave? lui
demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché, étiez-vous en forme?--Oh! ça
me dégoûte, je suis dans les choux», répondit-il.--Est-ce qu'Andrée y
était?--Oui, elle a fait soixante-dix-sept.--Oh! mais c'est un
record.--J'avais fait quatre-vingt-deux hier.» Il était le fils d'un
très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans
l'organisation de la prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à
quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins
de ces jeunes filles la connaissance de tout ce qui était vêtements,
manière de les porter, cigares, boissons anglaises, cheveux, et qu'il
possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité
orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant--s'était
développée isolément sans être accompagnée de la moindre
culture intellectuelle. Il n'avait aucune hésitation sur l'opportunité
du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou
non employer tel mot, même des règles les plus simples du français.
Cette disparité entre les deux cultures devait être la même chez son
père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une
lettre ouverte aux électeurs, qu'il venait de faire afficher sur tous
les murs, il disait: «J'ai voulu voir le maire pour lui en causer, il
n'a pas voulu écouter mes justes griefs.» Octave obtenait, au casino,
des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui
ferait faire s'il le voulait un joli mariage dans ce milieu des «bains
de mer» où ce n'est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles
épousent leur «danseur». Il alluma un cigare en disant à Albertine:
«Vous permettez», comme on demande l'autorisation de terminer tout en
causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais «rester sans rien
faire» quoiqu'il ne fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité
complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré,
aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des
muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le
front songeur d'Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme,
d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l'empêchaient de
dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.

Pensant que si je connaissais leurs amis j'aurais plus d'occasions de
voir ces jeunes filles, j'avais été sur le point de lui demander à
être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu'il fut parti en répétant:
«Je suis dans les choux.» Je pensais lui inculquer ainsi l'idée de le
faire la prochaine fois. «Mais voyons, s'écria-t-elle, je ne peux pas
vous présenter à un gigolo! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne
pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un
point c'est tout. Je m'y connais, il ne serait pas du tout votre
genre.--Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi, lui
dis-je, espérant qu'elle allait me proposer d'aller avec elle les
rejoindre.--Mais non, elles n'ont aucun besoin de moi». Nous croisâmes
Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au
sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait
«sans la connaître», abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide
et rébarbatif. «Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là?, me demanda
Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît
pas. Aussi je ne lui ai pas rendu son salut.» Je n'eus pas le temps de
répondre à Albertine, car marchant droit sur nous: «Excuse-moi,
dit-il, de t'interrompre, mais je voulais t'avertir que je vais demain
à Doncières. Je ne peux plus attendre sans impolitesse et je me
demande ce que Saint-Loup-en-Bray doit penser de moi. Je te préviens
que je prends le train de deux heures. A ta disposition.» Mais je me
pensais plus qu'à revoir Albertine et à tâcher de connaître ses amies,
et Doncières, comme elles n'y allaient pas et me ferait rentrer après
l'heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au bout du
monde. Je dis à Bloch que cela m'était impossible. «Hé bien, j'irai
seul. Selon les deux ridicules alexandrins du sieur Arouet, je dirai à
Saint-Loup, pour charmer son cléricalisme: «Apprends que mon devoir ne
dépend pas du sien, qu'il y manque s'il veut; je dois faire le mien.»
«Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce
qu'il me dégoûte!» Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli
garçon; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez
très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa
finesse, il avait un visage agréable. Mais il ne pouvait pas plaire à
Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de
celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande, de sa
grossièreté avec tout ce qui n'était pas elle. D'ailleurs plus tard
quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch
appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et
pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un
homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis
spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte
particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il
s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect
exagéré et si c'était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d'une
voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience
d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première
seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois
(comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et
heureuse») il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses
subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les
nerfs» d'Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu'il s'appelait
Bloch, elle s'écria: «Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est
bien leur genre de faire les punaises.» Du reste, Bloch devait dans la
suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels
il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour
chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela
ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de
ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait
tranquille, Bloch dît: «Elle est sur sa chaise longue, mais par
ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et
de quelconques tennis.» Ce n'était que de la «littérature», mais qui,
à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui
créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en
disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre
en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces
choses. Nous nous quittâmes, Albertine et moi, en nous promettant de
sortir une fois ensemble. J'avais causé avec elle sans plus savoir où
tombaient mes paroles, ce qu'elles devenaient, que si j'eusse jeté des
cailloux dans un abîme sans fond. Qu'elles soient remplies en général
par la personne à qui nous les adressons d'un sens qu'elle tire de sa
propre substance et qui est très différent de celui que nous avions
mis dans ces mêmes paroles, c'est un fait que la vie courante nous
révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès
d'une personne dont l'éducation (comme pour moi celle d'Albertine)
nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les
principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque
chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait
à faire comprendre certaines choses. De sorte qu'essayer de me lier
avec Albertine m'apparaissait comme une mise en contact avec l'inconnu
sinon avec l'impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser
un cheval, aussi reposant qu'élever des abeilles ou que cultiver des
rosiers.

J'avais cru, il y avait quelques heures, qu'Albertine ne répondrait à
mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le
projet d'une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais
Albertine, d'être plus hardi avec elle, et je m'étais tracé d'avance
le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j'avais
tout à fait l'impression qu'elle devait être légère) de tous les
plaisirs que je lui demanderais. Mais l'esprit est influençable comme
la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le
milieu qui le modifie si on l'y plonge, ce sont des circonstances, un
cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand
je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose
que ce que j'avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je
me demandais si Albertine n'apprécierait pas davantage une gentillesse
qu'elle saurait être désintéressée. Enfin j'étais embarrassé devant
certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier
mœurs faciles mais aussi gaîté un peu bête d'une jeune fille
sémillante mais ayant un fond d'honnêteté. Une même expression, de
figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions,
j'étais hésitant comme un élève devant les difficultés d'une version
grecque.

Cette fois-là nous rencontrâmes presque tout de suite la grande
Andrée, celle qui avait sauté par-dessus le premier président;
Albertine dut me présenter. Son amie avait des yeux extraordinairement
clairs, comme est dans un appartement à l'ombre l'entrée, par la porte
ouverte, d'une chambre où donnent le soleil et le reflet verdâtre de
la mer illuminée.

Cinq messieurs passèrent que je connaissais très bien de vue depuis
que j'étais à Balbec. Je m'étais souvent demandé qui ils étaient. «Ce
ne sont pas des gens très chics, me dit Albertine en ricanant d'un air
de mépris. Le petit vieux, qui a des gants jaunes, il en a une touche,
hein, il dégotte bien, c'est le dentiste de Balbec, c'est un brave
type; le gros c'est le maire, pas le tout petit gros, celui-là vous
devez l'avoir vu, c'est le professeur de danses, il est assez moche
aussi, il ne peut pas nous souffrir parce que nous faisons trop de
bruit au Casino, que nous démolissons ses chaises, que nous voulons
danser sans tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoique il
n'y a que nous qui sachions danser. Le dentiste est un brave homme, je
lui aurais fait bonjour pour faire rager le maître de danse, mais je
ne pouvais pas parce qu'il y a avec eux M. de Sainte-Croix, le
conseiller général, un homme d'une très bonne famille qui s'est mis du
côté des républicains, pour de l'argent; aucune personne propre ne le
salue plus. Il connaît mon oncle, à cause du gouvernement, mais le
reste de ma famille lui a tourné le dos. Le maigre avec un
imperméable, c'est le chef d'orchestre. Comment, vous ne le connaissez
pas! Il joue divinement. Vous n'avez pas été entendre Cavalleria
Rusticana? Ah! je trouve ça idéal! Il donne un concert ce soir, mais
nous ne pouvons pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de la
Mairie. Au casino ça ne fait rien, mais dans la salle de la Mairie
d'où on a enlevé le Christ, la mère d'Andrée tomberait en apoplexie si
nous y allions. Vous me direz que le mari de ma tante est dans le
gouvernement. Mais qu'est-ce que vous voulez? Ma tante est ma tante.
Ce n'est pas pour cela que je l'aime! Elle n'a jamais eu qu'un désir,
se débarrasser de moi. La personne qui m'a vraiment servi de mère, et
qui a eu double mérite puisqu'elle ne m'est rien, c'est une amie que
j'aime du reste comme une mère. Je vous montrerai sa photo.» Nous
fûmes abordés un instant par le champion de golf et joueur de baccara,
Octave. Je pensai avoir découvert un lien entre nous, car j'appris
dans la conversation qu'il était un peu parent, et de plus assez aimé
des Verdurin. Mais il parla avec dédain des fameux mercredis, et
ajouta que M. Verdurin ignorait l'usage du smoking ce qui rendait
assez gênant de le rencontrer dans certains «music-halls» où on aurait
tant aimé ne pas s'entendre crier: «Bonjour galopin» par un monsieur
en veston et en cravate noire de notaire de village. Puis Octave nous
quitta, et bientôt après ce fut le tour d'Andrée, arrivée devant son
chalet où elle entra sans que de toute la promenade elle m'eût dit un
seul mot. Je regrettai d'autant plus son départ que tandis que je
faisais remarquer à Albertine combien son amie avait été froide avec
moi, et rapprochais en moi-même cette difficulté qu'Albertine semblait
avoir à me lier avec ses amies de l'hostilité contre laquelle, pour
exaucer mon souhait, paraissait s'être le premier jour heurté Elstir,
passèrent des jeunes filles que je saluai, les demoiselles d'Ambresac,
auxquelles Albertine dit aussi bonjour.

Je pensai que ma situation vis-à-vis d'Albertine allait en être
améliorée. Elles étaient les filles d'une parente de Mme de
Villeparisis et qui connaissait aussi Mme de Luxembourg. M. et Mme
d'Ambresac qui avaient une petite villa à Balbec, et excessivement
riches, menaient une vie des plus simples, étaient toujours habillés,
le mari du même veston, la femme d'une robe sombre. Tous deux
faisaient à ma grand'mère d'immenses saluts qui ne menaient à rien.
Les filles, très jolies, s'habillaient avec plus d'élégance mais une
élégance de ville et non de plage. Dans leurs robes longues, sous
leurs grands chapeaux, elles avaient l'air d'appartenir à une autre
humanité qu'Albertine. Celle-ci savait très bien qui elles étaient.
«Ah! vous connaissez les petites d'Ambresac. Hé bien, vous connaissez
des gens très chics. Du reste, ils sont très simples, ajouta-t-elle
comme si c'était contradictoire. Elles sont très gentilles mais
tellement bien élevées qu'on ne les laisse pas aller au Casino,
surtout à cause de nous, parce que nous avons trop mauvais genre.
Elles vous plaisent? Dame, ça dépend. C'est tout à fait les petites
oies blanches. Ça a peut-être son charme. Si vous aimez les petites
oies blanches, vous êtes servi à souhait. Il paraît qu'elles peuvent
plaire puisqu'il y en a déjà une de fiancée au marquis de Saint-Loup.
Et cela fait beaucoup de peine à la cadette qui était amoureuse de ce
jeune homme. Moi, rien que leur manière de parler du bout des lèvres
m'énerve. Et puis elles s'habillent d'une manière ridicule. Elles vont
jouer au golf en robes de soie. A leur âge elles sont mises plus
prétentieusement que des femmes âgées qui savent s'habiller. Tenez
Madame Elstir, voilà une femme élégante.» Je répondis qu'elle m'avait
semblé vêtue avec beaucoup de simplicité. Albertine se mit à rire.
«Elle est mise très simplement, en effet, mais elle s'habille à ravir
et pour arriver à ce que vous trouvez de la simplicité, elle dépense
un argent fou.» Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues aux yeux
de quelqu'un qui n'avait pas le goût sûr et sobre des choses de la
toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré,
à ce que me dit Albertine. Je ne m'en étais pas douté ni que les
choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des
merveilles désirées par lui, qu'il avait suivies de vente en vente,
connaissant toute leur histoire, jusqu'au jour où il avait gagné assez
d'argent pour pouvoir les posséder. Mais là-dessus, Albertine aussi
ignorante que moi, ne pouvait rien m'apprendre. Tandis que pour les
toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être par un
regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de désintéressement,
de délicatesse chez les riches ce dont elle ne pourra se parer
elle-même, elle sut me parler très bien des raffinements d'Elstir, si
difficile qu'il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant tout
un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait faire pour
sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux
qu'il avait appris à Albertine à trouver charmants et qu'une personne
sans goût n'eût pas plus remarqués que je n'avais fait. Du reste,
Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir d'ailleurs,
elle l'avouait, aucune «disposition», éprouvait une grande admiration
pour Elstir, et grâce à ce qu'il lui avait dit et montré, s'y
connaissait en tableaux d'une façon qui contrastait fort avec son
enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C'est qu'en réalité bien que
cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les
choses qu'elle disait, la bêtise n'était pas sienne, mais celle de son
milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse
mais partielle. Toutes les formes de l'intelligence n'étaient pas
arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la
peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les
formes de l'élégance, mais n'avait pas été suivi par le goût de la
musique qui restait fort en arrière.

Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac, comme qui peut
le plus ne peut pas forcément le moins, je ne la trouvai pas, après
que j'eusse salué ces jeunes filles, plus disposée à me faire
connaître ses amies. «Vous êtes bien bon d'attacher, de leur donner de
l'importance. Ne faites pas attention à elles, ce n'est rien du tout.
Qu'est-ce que ces petites gosses peuvent compter pour un homme de
votre valeur. Andrée au moins est remarquablement intelligente. C'est
une bonne petite fille, quoique parfaitement fantasque, mais les
autres sont vraiment très stupides.» Après avoir quitté Albertine, je
ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que Saint-Loup m'eût caché
ses fiançailles, et fît quelque chose d'aussi mal que se marier sans
avoir rompu avec sa maîtresse. Peu de jours après pourtant, je fus
présenté à Andrée et comme elle parla assez longtemps, j'en profitai
pour lui dire que je voudrais bien la voir le lendemain, mais elle me
répondit que c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa mère
assez mal et ne voulait pas la laisser seule. Deux jours après, étant
allé voir Elstir, il me dit la sympathie très grande qu'Andrée avait
pour moi; comme je lui répondais: «Mais c'est moi qui ai eu beaucoup
de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui avais demandé à la
revoir le lendemain, mais elle ne pouvait pas.--Oui, je sais, elle me
l'a raconté, me dit Elstir, elle l'a assez regretté, mais elle avait
accepté un pique-nique à dix lieues d'ici où elle devait aller en
break et elle ne pouvait plus se décommander.» Bien que ce mensonge
fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n'aurais pas
dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce
que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on
aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à
votre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre
rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne
sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle
il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.

Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était
obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec
Albertine que j'avais aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un
attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'«Idolâtrie» de Giotto;
il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est tellement tombé en
désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en tenant un, les
commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle figure
allégorique de l'Arêna, sur ce qu'elle a dans la main. Au bout d'un
moment, leur amie à l'air pauvre et dur, qui avait ricané le premier
jour d'un air si méchant: «Il me fait de la peine ce pauvre vieux» en
parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d'Andrée, vint
dire à Albertine: «Bonjour, je vous dérange?» Elle avait ôté son
chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale
ravissante et inconnue reposaient sur son front, dans la minutieuse
délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir
tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel
l'autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s'arrangeait
à certains instants pour être seule avec elle, à d'autres pour marcher
avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu'elle me
présentât de le lui demander devant l'autre. Alors au moment où
Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette
jeune fille à qui j'avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit:
«Ce pauvre vieux, y m'fait d'la peine», je vis passer et briller un
sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux
étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls; car si ses joues étaient
roses et ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du
matin où partout pointe et brille l'or.

Prenant feu aussitôt, je me dis que c'était une enfant timide quand
elle aimait et que c'était pour moi, par amour pour moi, qu'elle était
restée avec nous malgré les rebuffades d'Albertine, et qu'elle avait
dû être heureuse de pouvoir m'avouer enfin, par ce regard souriant et
bon, qu'elle serait aussi douce avec moi que terrible aux autres. Sans
doute m'avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la
connaissais pas encore et pensa-t-elle à moi depuis; peut-être
était-ce pour se faire admirer de moi qu'elle s'était moquée du vieux
monsieur et parce qu'elle ne parvenait pas à me connaître qu'elle
avait eu les jours suivants l'air morose. De l'hôtel, je l'avais
souvent aperçue le soir se promenant sur la plage. C'était
probablement avec l'espoir de me rencontrer. Et maintenant, gênée par
la présence d'Albertine autant qu'elle l'eût été par celle de toute la
bande, elle ne s'attachait évidemment à nos pas, malgré l'attitude de
plus en plus froide de son amie, que dans l'espoir de rester la
dernière, de prendre rendez-vous avec moi pour un moment où elle
trouverait moyen de s'échapper sans que sa famille et ses amies le
sussent et me donner rendez-vous dans un lieu sûr avant la messe ou
après le golf. Il était d'autant plus difficile de la voir qu'Andrée
était mal avec elle et la détestait.

--J'ai supporté longtemps sa terrible fausseté, me dit-elle, sa
bassesse, les innombrables crasses qu'elle m'a faites. J'ai tout
supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait
déborder. Et elle me raconta un potin qu'avait fait cette jeune fille
et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée.

Mais les paroles à moi promises par le regard de Gisèle pour le moment
où Albertine nous aurait laissés ensemble ne purent m'être dites,
parce qu'Albertine, obstinément placée entre nous deux, ayant continué
de répondre de plus en plus brièvement, puis ayant cessé de répondre
du tout aux propos de son amie, celle-ci finit par abandonner la
place. Je reprochai à Albertine d'avoir été si désagréable. «Cela lui
apprendra à être plus discrète. Ce n'est pas une mauvaise fille mais
elle est barbante. Elle n'a pas besoin de venir fourrer son nez
partout. Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu'on lui demande. Il
était moins cinq que je l'envoie paître. D'ailleurs, je déteste
qu'elle ait ses cheveux comme ça, ça donne mauvais genre.» Je
regardais les joues d'Albertine pendant qu'elle me parlait et je me
demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir: ce jour-là
elle était non pas fraîche, mais lisse, d'un rose uni, violacé,
crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de cire. J'étais
passionné pour elles comme on l'est parfois pour une espèce de fleurs.
«Je ne l'avais pas remarqué», lui répondis-je.--Vous l'avez pourtant
assez regardée, on aurait dit que vous vouliez faire son portrait, me
dit-elle sans être radoucie par le fait qu'en ce moment ce fût
elle-même que je regardais tant. Je ne crois pourtant pas qu'elle
vous plairait. Elle n'est pas flirt du tout. Vous devez aimer les
jeunes filles flirt, vous. En tous cas, elle n'aura plus l'occasion
d'être collante et de se faire semer, parce qu'elle repart tantôt pour
Paris.--Vos autres amies s'en vont avec elle?.--Non, elle seulement,
elle et miss, parce qu'elle a à repasser ses examens, elle va
potasser, la pauvre gosse. Ce n'est pas gai, je vous assure. Il peut
arriver qu'on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi
une de nos amies a eu: «Racontez un accident auquel vous avez
assisté». Ça, c'est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a
eu à traiter (et à l'écrit encore): «D'Alceste ou de Philinte, qui
préféreriez-vous avoir comme ami?» Ce que j'aurais séché là-dessus!
D'abord en dehors de tout, ce n'est pas une question à poser à des
jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d'autres jeunes
filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. (Cette
phrase, en me montrant que j'avais peu de chance d'être admis dans la
petite bande, me fit trembler.) Mais en tous cas, même si la question
était posée à des jeunes gens, qu'est-ce que vous voulez qu'on puisse
trouver à dire là-dessus? Plusieurs familles ont écrit au _Gaulois_ pour
se plaindre de la difficulté de questions pareilles. Le plus fort est
que dans un recueil des meilleurs devoirs d'élèves couronnées, le
sujet a été traité deux fois d'une façon absolument opposée. Tout
dépend de l'examinateur. L'un voulait qu'on dise que Philinte était un
homme flatteur et fourbe, l'autre qu'on ne pouvait pas refuser son
admiration à Alceste, mais qu'il était par trop acariâtre et que comme
ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les
malheureuses élèves s'y reconnaissent quand les professeurs ne sont
pas d'accord entre eux. Et encore ce n'est rien, chaque année ça
devient plus difficile. Gisèle ne pourrait s'en tirer qu'avec un bon
coup de piston.» Je rentrai à l'hôtel, ma grand'mère n'y était pas, je
l'attendis longtemps; enfin, quand elle rentra, je la suppliai de me
laisser aller faire dans des conditions inespérées une excursion qui
durerait peut-être quarante-huit heures, je déjeunai avec elle,
commandai une voiture et me fis conduire à la gare. Gisèle ne serait
pas étonnée de m'y voir; une fois que nous aurions changé à Doncières,
dans le train de Paris, il y avait un wagon couloir où tandis que miss
sommeillerait je pourrais emmener Gisèle dans des coins obscurs,
prendre rendez-vous avec elle pour ma rentrée à Paris que je tâcherais
de rapprocher le plus possible. Selon la volonté qu'elle
m'exprimerait, je l'accompagnerais jusqu'à Caen ou jusqu'à Évreux, et
reprendrais le train suivant. Tout de même, qu'eût-elle pensé si elle
avait su que j'avais hésité longtemps entre elle et ses amies, que
tout autant que d'elle j'avais voulu être amoureux d'Albertine, de la
jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde! J'éprouvais des remords,
maintenant qu'un amour réciproque allait m'unir à Gisèle. J'aurais pu
du reste lui assurer très véridiquement qu'Albertine ne me plaisait
plus. Je l'avais vue ce matin s'éloigner en me tournant presque le
dos, pour parler à Gisèle. Sur sa tête inclinée d'un air boudeur, ses
cheveux qu'elle avait derrière, différents et plus noirs encore,
luisaient comme si elle venait de sortir de l'eau. J'avais pensé à une
poule mouillée et ces cheveux m'avaient fait incarner en Albertine une
autre âme que jusque-là la figure violette et le regard mystérieux.
Ces cheveux luisants derrière la tête, c'est tout ce que j'avais pu
apercevoir d'elle pendant un moment, et c'est cela seulement que je
continuais à voir. Notre mémoire ressemble à ces magasins, qui, à
leurs devantures, exposent d'une certaine personne, une fois une
photographie, une fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste
quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son cheval,
j'écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me
disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue: c'est
que dans les périodes de ma vie où je n'étais pas amoureux et où je
désirais de l'être, je ne portais pas seulement en moi un idéal
physique de beauté qu'on a vu, que je reconnaissais de loin dans
chaque passante assez éloignée pour que ses traits confus ne
s'opposassent pas à cette identification, mais encore le fantôme
moral--toujours prêt à être incarné--de la femme qui allait être éprise
de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j'avais
tout écrite dans ma tête depuis mon enfance et que toute jeune fille
aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle eût
aussi un peu le physique de l'emploi. De cette pièce, quelle que fût
la nouvelle «étoile» que j'appelais à créer ou à reprendre le rôle, le
scénario, les péripéties, le texte même, gardaient une forme _ne
varietur_.

Quelques jours plus tard, malgré le peu d'empressement qu'Albertine
avait mis à nous présenter, je connaissais toute la petite bande du
premier jour, restée au complet à Balbec (sauf Gisèle, qu'à cause d'un
arrêt prolongé devant la barrière de la gare, et un changement dans
l'horaire, je n'avais pu rejoindre au train, parti cinq minutes avant
mon arrivée, et à laquelle d'ailleurs je ne pensais plus) et en plus
deux ou trois de leurs amies qu'à ma demande elles me firent
connaître. Et ainsi l'espoir du plaisir que je trouverais avec une
jeune fille nouvelle venant d'une autre jeune fille par qui je l'avais
connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses
qu'on obtient grâce à une rose d'une autre espèce. Et remontant de
corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d'en
connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la
devais, avec une reconnaissance mêlée d'autant de désir que mon espoir
nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles.

Hélas! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points
imperceptibles qui pour l'esprit averti dessinent déjà ce qui sera,
par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd'hui en
fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine. On suit
avec délices un nez pareil à une vaguelette qui enfle délicieusement
une eau matinale et qui semble immobile, dessinable, parce que la mer
est tellement calme qu'on ne perçoit pas la marée. Les visages humains
ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde parce que la
révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la
percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur
mère ou leur tante, pour mesurer les distances que sous l'attraction
interne d'un type généralement affreux, ces traits auraient traversées
dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards,
jusqu'à celle où le visage passé tout entier au-dessous de l'horizon,
ne reçoit plus de lumière. Je savais que aussi profond, aussi
inéluctable que le patriotisme juif, ou l'atavisme chrétien chez ceux
qui se croient le plus libérés de leur race, habitait sous la rose
inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnus à
elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une
bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité
dans la coulisse, prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme,
tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et
féodal, soudainement issus à l'appel des circonstances d'une nature
antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, vit, évolue,
se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles
particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons
des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons et notre esprit
possède d'avance comme certain cryptogame, comme telle graminée, les
particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que
les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive,
famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous
manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous
paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence
dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille, comme les
papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous
vivons que la maladie dont nous mourrons.

Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes,
je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec,
ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un
jour. Mais qu'importait? en ce moment c'était la saison des fleurs.
Aussi quand Mme de Villeparisis m'invitait à une promenade, je
cherchais une excuse pour n'être pas libre. Je ne fis de visites à
Elstir que celles où mes nouvelles amies m'accompagnèrent. Je ne pus
même pas trouver un après-midi pour aller à Doncières voir Saint-Loup,
comme je le lui avais promis. Les réunions mondaines, les
conversations sérieuses, voire une amicale causerie, si elles avaient
pris la place de mes sorties avec ces jeunes filles, m'eussent fait le
même effet qui si à l'heure du déjeuner on nous emmenait non pas
manger, mais regarder un album. Les hommes, les jeunes gens, les
femmes vieilles ou mûres, avec qui nous croyons nous plaire, ne sont
portés pour nous que sur une plane et inconsistante superficie, parce
que nous ne prenons conscience d'eux que par la perception visuelle
réduite à elle-même; mais c'est comme déléguée des autres sens qu'elle
se dirige vers les jeunes filles; ils vont chercher l'une derrière
l'autre les diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils
goûtent ainsi même sans le secours des mains et des lèvres; et,
capables, grâce aux arts de transposition, au génie de synthèse où
excelle le désir, de restituer sous la couleur des joues ou de la
poitrine, l'attouchement, la dégustation, les contacts interdits, ils
donnent à ces filles la même consistance mielleuse qu'ils font quand
ils butinent dans une roseraie, ou dans une vigne dont ils mangent des
yeux les grappes.

S'il pleuvait, bien que le mauvais temps n'effrayât pas Albertine
qu'on voyait souvent, dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les
averses, nous passions la journée dans le casino où il m'eût paru ces
jours-là impossible de ne pas aller. J'avais le plus grand mépris pour
les demoiselles d'Ambresac qui n'y étaient jamais entrées. Et j'aidais
volontiers mes amies à jouer de mauvais tours au professeur de danse.
Nous subissions généralement quelques admonestations du tenancier ou
des employés usurpant un pouvoir directorial parce que mes amies, même
Andrée qu'à cause de cela j'avais cru le premier jour une créature si
dionysiaque et qui était au contraire frêle, intellectuelle, et cette
année-là fort souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins à
l'état de sa santé qu'au génie de cet âge qui emporte tout et confond
dans la gaîté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas aller au
vestibule, à la salle des fêtes, sans prendre leur élan, sauter
par-dessus toutes les chaises, revenir sur une glissade en gardant
leur équilibre par un gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant
tous les arts, dans cette première jeunesse, à la façon de ces poètes
des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés, et
qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux
enseignements théologiques.

Cette Andrée qui m'avait paru la plus froide le premier jour était
infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu'Albertine à
qui elle montrait une tendresse caressante et douce de grande sœur.
Elle venait au casino s'asseoir à côté de moi et savait--au
contraire d'Albertine--refuser un tour de valse ou même si j'étais
fatigué renoncer à aller au casino pour venir à l'hôtel. Elle
exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui
prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du cœur, laquelle
était peut-être due en partie à son état maladif. Elle avait toujours
un sourire gai pour excuser l'enfantillage d'Albertine qui exprimait
avec une violence naïve la tentation irrésistible qu'offraient pour
elle des parties de plaisir auxquelles elle ne savait pas, comme
Andrée, préférer résolument de causer avec moi... Quand l'heure
d'aller à un goûter donné au golf approchait, si nous étions tous
ensemble à ce moment-là, elle se préparait, puis venant à Andrée: «Hé
bien, Andrée, qu'est-ce que tu attends pour venir? tu sais que nous
allons goûter au golf.--Non, je reste à causer avec lui, répondait
Andrée en me désignant.--Mais tu sais que Madame Durieux t'a invitée,
s'écriait Albertine, comme si l'intention d'Andrée de rester avec moi
ne pouvait s'expliquer que par l'ignorance où elle devait être qu'elle
avait été invitée.--Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote»,
répondait Andrée. Albertine n'insistait pas, de peur qu'on lui
proposât de rester aussi. Elle secouait la tête: «Fais à ton idée,
répondait-elle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à
petit feu, moi je me trotte, car je crois que ma montre retarde», et
elle prenait ses jambes à son cou. «Elle est charmante, mais inouïe»,
disait Andrée en enveloppant son amie d'un sourire qui la caressait
et la jugeait à la fois. Si, en ce goût du divertissement, Albertine
avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c'est qu'une
certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que
nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de
notre tempérament parce que c'est lui qui les choisit, éliminant
toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et
complémentaires, c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire
souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre
tempérament, une image, une projection renversée, un «négatif» de
notre sensibilité. De sorte qu'un romancier, pourrait au cours de la
vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses
successives amours, et donner par là l'impression non de s'imiter
lui-même mais de créer, puisqu'il y a moins de force dans une
innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer
une vérité neuve. Encore devrait-il noter, dans le caractère de
l'amoureux, un indice de variation qui s'accuse au fur et à mesure
qu'on arrive dans de nouvelles régions, sous d'autres latitudes de la
vie. Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si,
peignant pour ses autres personnages des caractères, il s'abstenait
d'en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des
indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d'un être qui se
confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparons plus de
nous-même, sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d'anxieuses
hypothèses, perpétuellement remaniées. S'élançant d'au delà de
l'intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons dépasse
dans sa course le caractère de cette femme, nous pourrions nous y
arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L'objet de notre
inquiète investigation est plus essentiel que ces particularités de
caractère, pareilles à ces petits losanges d'épiderme dont les
combinaisons variées font l'originalité fleurie de la chair. Notre
radiation intuitive les traverse et les images qu'elle nous rapporte
ne sont point celles d'un visage particulier mais représentent la
morne et douloureuse universalité d'un squelette.

Comme Andrée était extrêmement riche, Albertine pauvre et orpheline,
Andrée avec une grande générosité la faisait profiter de son luxe.
Quant à ses sentiments pour Gisèle ils n'étaient pas tout à fait ceux
que j'avais crus. On eut en effet bientôt des nouvelles de l'étudiante
et quand Albertine montra la lettre qu'elle en avait reçue, lettre
destinée par Gisèle à donner des nouvelles de son voyage et de son
arrivée à la petite bande, en s'excusant sur sa paresse de ne pas
écrire encore aux autres, je fus surpris d'entendre Andrée, que je
croyais brouillée à mort avec elle, dire: «Je lui écrirai demain,
parce que si j'attends sa lettre d'abord, je peux attendre longtemps,
elle est si négligente.» Et se tournant vers moi elle ajouta: «Vous ne
la trouveriez pas très remarquable évidemment, mais c'est une si brave
fille et puis j'ai vraiment une grande affection pour elle.» Je
conclus que les brouilles d'Andrée ne duraient pas longtemps.

Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la
falaise ou dans la campagne, une heure d'avance je cherchais à me
faire beau et gémissais si Françoise n'avait pas bien préparé mes
affaires. Or, même à Paris, elle redressait fièrement et rageusement
sa taille que l'âge commençait à courber, pour peu qu'on la trouvât en
faute, elle humble, elle modeste et charmante quand son amour-propre
était flatté. Comme il était le grand ressort de sa vie, la
satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion
directe de la difficulté des choses qu'on lui demandait. Celles
qu'elle avait à faire à Balbec étaient si aisées qu'elle montrait
presque toujours un mécontentement qui était soudain centuplé et
auquel s'alliait une ironique expression d'orgueil quand je me
plaignais, au moment d'aller retrouver mes amies, que mon chapeau ne
fût pas brossé, ou mes cravates en ordre. Elle qui pouvait se donner
tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la
simple observation qu'un veston n'était pas à sa place, non seulement
elle vantait avec quel soin elle l'avait «renfermé plutôt que non pas
le laisser à la poussière», mais prononçant un éloge en règle de ses
travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu'elle
prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne comme
elle pour mener une telle vie. «Je ne comprends pas comment qu'on peut
laisser ses affaires comme ça et allez-y voir si une autre saurait se
retrouver dans ce pêle et mêle. Le diable lui-même y perdrait son
latin.» Ou bien elle se contentait de prendre un visage de reine, me
lançant des regards enflammés, et gardait un silence rompu aussitôt
qu'elle avait fermé la porte et s'était engagée dans le couloir; il
retentissait alors de propos que je devinais injurieux, mais qui
restaient aussi indistincts que ceux des personnages qui débitent
leurs premières paroles derrière le portant avant d'être entrés en
scène. D'ailleurs, quand je me préparais ainsi à sortir avec mes
amies, même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur
elle se montrait tout de même insupportable. Car se servant de
plaisanteries que dans mon besoin de parler de ces jeunes filles je
lui avais faites sur elles, elle prenait un air de me révéler ce que
j'aurais mieux su qu'elle si cela avait été exact, mais ce qui ne
l'était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le
monde son caractère propre; une personne ne ressemble jamais à une
voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables
dont les autres ne s'aperçoivent pas et par où il nous est pénible
d'avoir à passer. Chaque fois que j'arrivais au point: «Chapeau pas en
place», «nom d'Andrée ou d'Albertine», j'étais obligé par Françoise de
m'égarer dans les chemins détournés et absurdes qui me retardaient
beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwichs
au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à
l'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles et qu'elles
auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n'avaient été aussi
intéressées, déclarait Françoise au secours de qui venait alors tout
un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales et pour laquelle
on eût dit que l'âme divisée de la défunte Eulalie s'était incarnée
plus gracieusement qu'en Saint-Eloi, dans les corps charmants de mes
amies de la petite bande. J'entendais ces accusations avec la rage de
me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique
et familier qu'était le caractère de Françoise devenait impraticable,
pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les
sandwichs prêts, j'allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde,
d'autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.

Autrefois j'eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais
temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec «le pays des
Cimmériens», et de belles journées étaient une chose qui n'aurait pas
dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette
antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que
j'avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de
soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l'eusse
recherché avec passion pour la même raison qu'autrefois je n'aurais
voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu'elles se
rattachaient, les unes comme autrefois les autres, à une idée
esthétique. C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois allés voir
Elstir, et les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu'il avait
montré de préférence, c'était quelques croquis d'après de jolies
yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de
Balbec. J'avais d'abord timidement avoué à Elstir que je n'avais pas
voulu aller aux réunions qui y avaient été données. «Vous avez eu
tort, me dit-il, c'est si joli et si curieux aussi. D'abord cet être
particulier, le jockey, sur lequel tant de regards sont fixés, et qui
devant le paddock est là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante, ne
faisant qu'un avec le cheval caracolant qu'il ressaisit, comme ce
serait intéressant de dégager ses mouvements professionnels, de
montrer la tache brillante qu'il fait et que fait aussi la robe des
chevaux, sur le champ de courses. Quelle transformation de toutes
choses dans cette immensité lumineuse d'un champ de courses où on est
surpris par tant d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là. Ce que
les femmes peuvent y être jolies! La première réunion surtout était
ravissante, et il y avait des femmes d'une extrême élégance, dans une
lumière humide, hollandaise, où l'on sentait monter dans le soleil
même, le froid pénétrant de l'eau. Jamais je n'ai vu de femmes
arrivant en voiture, ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille
lumière qui tient sans doute à l'humidité marine. Ah! que j'aurais
aimé la rendre; je suis revenu de ces courses, fou, avec un tel désir
de travailler!» Puis il s'extasia plus encore sur les réunions du
yachting que sur les courses de chevaux et je compris que des régates,
que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans
la glauque lumière d'un hippodrome marin, pouvaient être pour un
artiste moderne motifs aussi intéressants que les fêtes qu'ils
aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. «Votre
comparaison est d'autant plus exacte, me dit Elstir, qu'à cause de la
ville où ils peignaient, ces fêtes étaient pour une part nautiques.
Seulement, la beauté des embarcations de ce temps-là résidait le plus
souvent dans leur lourdeur, dans leur complication. Il y avait des
joutes sur l'eau, comme ici, données généralement en l'honneur de
quelque ambassade pareille à celle que Carpaccio a représentée dans la
Légende de Sainte Ursule. Les navires étaient massifs, construits
comme des architectures, et semblaient presque amphibies comme de
moindres Venises au milieu de l'autre, quand amarrés à l'aide de ponts
volants, recouverts de satin cramoisi et de tapis persans ils
portaient des femmes en brocart cerise ou en damas vert, tout près des
balcons inscrustés de marbres multicolores où d'autres femmes se
penchaient pour regarder, dans leurs robes aux manches noires à crevés
blancs serrés de perles ou ornés de guipures. On ne savait plus où
finissait la terre, où commençait l'eau, qu'est-ce qui était encore le
palais ou déjà le navire, la caravelle, la galéasse, le Bucentaure.»
Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de
toilette, ces images de luxe que nous décrivait Elstir. «Oh! je
voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c'est si joli le
point de Venise, s'écriait-elle; d'ailleurs j'aimerais tant aller à
Venise!»

--Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les
étoffes merveilleuses qu'on portait là-bas. On ne les voyait plus que
dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans
les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait
dans une vente. Mais on dit qu'un artiste de Venise, Fortuny, a
retrouvé le secret de leur fabrication et qu'avant quelques années les
femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des
brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses
patriciennes, avec des dessins d'Orient. Mais je ne sais pas si
j'aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume
anachronique, pour des femmes d'aujourd'hui, même paradant aux
régates, car pour en revenir à nos bateaux modernes de plaisance,
c'est tout le contraire que du temps de Venise, «Reine de
l'Adriatique». Le plus grand charme d'un yacht, de l'ameublement d'un
yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la
mer, et j'aime tant la mer. Je vous avoue que je préfère les modes
d'aujourd'hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce
qu'il y a de joli dans nos yachts--et dans les yachts moyens
surtout, je n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme pour les
chapeaux, il y a une mesure à garder--c'est la chose unie, simple,
claire, grise, qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un flou
crémeux. Il faut que la pièce où l'on se tient ait l'air d'un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht c'est la même chose; ce
qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en
toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de
la mer font un blanc aussi éclatant qu'une voile blanche. Il y a très
peu de femmes du reste qui s'habillent bien, quelques-unes pourtant
sont merveilleuses. Aux courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc
et une petite ombrelle blanche, c'était ravissant. Je ne sais pas ce
que je donnerais pour avoir cette petite ombrelle.» J'aurais tant
voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des autres, et
pour d'autres raisons, de coquetterie féminine, Albertine l'aurait
voulu plus encore. Mais comme Françoise qui disait pour les soufflés:
«C'est un tour de main», la différence était dans la coupe. «C'était,
disait Elstir, tout petit, tout rond, comme un parasol chinois.» Je
citai les ombrelles de certaines femmes, mais ce n'était pas cela du
tout. Elstir trouvait toutes ces ombrelles affreuses. Homme d'un goût
difficile et exquis, il faisait consister dans un rien, qui était tout,
la différence entre ce que portait les trois quarts des femmes et qui
lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et, au
contraire de ce qui m'arrivait à moi pour qui tout luxe était
stérilisant, exaltait son désir de peintre «pour tâcher de faire des
choses aussi jolies». «Tenez, voilà une petite qui a déjà compris
comment étaient le chapeau et l'ombrelle, me dit Elstir en me montrant
Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise.--Comme j'aimerais
être riche pour avoir un yacht, dit-elle au peintre. Je vous
demanderais des conseils pour l'aménager. Quels beaux voyages je
ferais. Et comme ce serait joli d'aller aux régates de Cowes. Et une
automobile! Est-ce que vous trouvez que c'est joli les modes des
femmes pour les automobiles?--Non, répondait Elstir, mais cela sera.
D'ailleurs, il y a peu de couturière, un ou deux, Callot, quoique
donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit, quelquefois
Paquin. Le reste sont des horreurs.--Mais alors, il y a une
différence immense entre une toilette de Callot et celle d'un
couturier quelconque?, demandai-je à Albertine.--Mais énorme, mon
petit bonhomme, me répondit-elle. Oh! pardon. Seulement, hélas! ce qui
coûte trois cents francs ailleurs coûte deux mille francs chez eux.
Mais cela ne se ressemble pas, cela a l'air pareil pour les gens qui
n'y connaissent rien.--Parfaitement, répondit Elstir, sans aller
pourtant jusqu'à dire que la différence soit aussi profonde qu'entre
une statue de la cathédrale de Reims et de l'église Saint-Augustin...
Tenez, à propos de cathédrales, dit-il en s'adressant spécialement à
moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes
filles n'avaient pas pris part et qui d'ailleurs ne les eût nullement
intéressées, je vous parlais l'autre jour de l'église de Balbec comme
d'une grande falaise, une grande levée des pierres du pays, mais
inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces
falaises (c'est une esquisse prise tout près d'ici, aux Creuniers),
regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font
penser à une cathédrale.» En effet, on eût dit d'immenses arceaux
roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en
poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la
mer, presque passée, dans toute l'étendue de la toile, à l'état
gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité,
celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes
qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante,
plus proche: les ombres. Altérées de fraîcheur, la plupart, désertant
le large enflammé, s'étaient réfugiées au pied des rochers, à l'abri du
soleil; d'autres nageant lentement sur les eaux comme des dauphins
s'attachaient aux flancs de barques en promenade dont elles
élargissaient la coque, sur l'eau pâle, de leur corps verni et bleu.
C'était peut-être la soif de fraîcheur communiquée par elles qui
donnait le plus la sensation de la chaleur de ce jour et qui me fit
m'écrier combien je regrettais de ne pas connaître les Creuniers.
Albertine et Andrée assurèrent que j'avais dû y aller cent fois. En ce
cas, c'était sans le savoir, ni me douter qu'un jour leur vue pourrait
m'inspirer une telle soif de beauté, non pas précisément naturelle
comme celle que j'avais cherchée jusqu'ici dans les falaises de
Balbec, mais plutôt architecturale. Surtout moi qui, parti pour voir
le royaume des tempêtes, ne trouvais jamais dans mes promenades avec
Mme de Villeparisis où souvent nous ne l'apercevions que de loin,
peint dans l'écartement des arbres, l'océan assez réel, assez liquide,
assez vivant, donnant assez l'impression de lancer ses masses d'eau, et
qui n'aurais aimé le voir immobile que sous un linceul hivernal de
brume, je n'eusse guère pu croire que je rêverais maintenant d'une mer
qui n'était plus qu'une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance
et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui rêvaient dans
ces barques engourdies par la chaleur, en avait, jusqu'à une telle
profondeur, goûté l'enchantement qu'il avait su rapporter, fixer sur
sa toile, l'imperceptible reflux de l'eau, la pulsation d'une minute
heureuse; et on était soudain devenu si amoureux, en voyant ce
portrait magique, qu'on ne pensait plus qu'à courir le monde pour
retrouver la journée enfuie, dans sa grâce instantanée et dormante.

De sorte que si avant ces visites chez Elstir, avant d'avoir vu une
marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans
un yacht arborant le drapeau américain, mit le «double» spirituel
d'une robe de linon blanc et d'un drapeau dans mon imagination, qui
aussitôt couva un désir insatiable de voir sur le champ des robes de
linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela ne m'était
jamais arrivé, jusque-là, je m'étais toujours efforcé devant la mer,
d'expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du
premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de
plage, tout ce qui m'empêchait de me persuader que je contemplais le
flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant
l'apparition de l'espèce humaine, et jusqu'aux jours radieux qui me
semblaient revêtir de l'aspect banal de l'universel été cette côte
de brumes et de tempêtes, y marquer un simple temps d'arrêt,
l'équivalent de ce qu'on appelle en musique une mesure pour rien;
maintenant c'était le mauvais temps qui me paraissait devenir quelque
accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la
beauté; je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce qui
m'exaltait si fort et j'espérais que le temps serait assez favorable
pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le
tableau d'Elstir.

Le long de la route, je ne me faisais plus d'ailleurs un écran de mes
mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d'une
vie antérieure à l'apparition de l'homme, et en opposition avec tous
ces fastidieux perfectionnements de l'industrie qui m'avaient fait
jusqu'ici bâiller d'ennui dans les expositions universelles ou chez
les modistes, j'essayais de ne voir de la mer que la section où il n'y
avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme
immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée
de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la
Grèce, ce qui me permettait de me redire en toute vérité les vers du
«Père Leconte» chers à Bloch:

«Ils sont partis, les rois des nefs éperonnées

Emmenant sur la mer tempétueuse, hélas!

Les hommes chevelus de l'héroïque Hellas.»

Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m'avait dit
que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier
chiffonnement, une suprême caresse aux nœuds ou aux plumes d'un chapeau
terminé, l'intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui
avait ravi Albertine). Mais il fallait attendre mon retour, pour les
modistes, à Paris, pour les courses et les régates, à Balbec où on
n'en donnerait plus avant l'année prochaine. Même un yacht emmenant
des femmes en linon blanc était introuvable.

Souvent nous rencontrions les sœurs de Bloch que j'étais obligé de
saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les
connaissaient pas. «On ne me permet pas de jouer avec des israélites»,
disait Albertine. La façon dont elle prononçait «issraélite» au lieu
d'«izraélite» aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le
commencement de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de
sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes
bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que
les juifs égorgeaient les enfants chrétiens. «Du reste, elles ont un
sale genre, vos amies», me disait Andrée avec un sourire qui
signifiait qu'elle savait bien que ce n'était pas mes amies. «Comme
tout ce qui touche à la tribu», répondait Albertine sur le ton
sentencieux d'une personne d'expérience. A vrai dire les sœurs de
Bloch, à la fois trop habillées et à demi-nues, l'air languissant,
hardi, fastueux et souillon ne produisaient pas une impression
excellente. Et une de leurs cousines qui n'avait que quinze ans
scandalisait le casino par l'admiration qu'elle affichait pour Mlle
Léa, dont M. Bloch père prisait très fort le talent d'actrice, mais
que son goût ne passait pas pour porter surtout du côté des messieurs.

Il y avait des jours où nous goûtions dans l'une des
fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des Ecorres,
Marie-Thérèse, de la Croix d'Heuland, de Bagatelle, de Californie, de
Marie-Antoinette. C'est cette dernière qu'avait adoptée la petite
bande.

Mais quelquefois au lieu d'aller dans une ferme, nous montions
jusqu'au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l'herbe,
nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Mes amies
préféraient les sandwichs et s'étonnaient de me voir manger seulement
un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à
l'abricot. C'est qu'avec les sandwichs au chester et à la salade,
nourriture ignorante et nouvelle, je n'avais rien à dire. Mais les
gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait
dans les premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des
fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte,
non seulement la Gilberte de Combray mais celle de Paris aux goûters
de qui je les avais retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes à
petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant de leurs
«sujets» ma tante Léonie quand Françoise lui apportait un jour «Aladin
ou la Lampe Merveilleuse», un autre «Ali-Baba», le «Dormeur éveillé» ou
«Sinbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses».
J'aurais bien voulu les revoir, mais ma grand'mère ne savait pas ce
qu'elles étaient devenues et croyait d'ailleurs que c'était de
vulgaires assiettes achetées dans le pays. N'importe, dans le gris et
champenois Combray elles et leurs vignettes s'encastraient
multicolores, comme dans la noire église les vitraux aux mouvantes
pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections de
la lanterne magique, comme devant la vue de la gare et du chemin de
fer départemental les boutons d'or des Indes et les lilas de Perse,
comme la collection de vieux Chine de ma grand-tante dans sa sombre
demeure de vieille dame de province.

Étendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et,
au-dessus d'eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne,
mais la superposition de deux seulement, un plus foncé--de la mer--et
en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j'avais emporté aussi
quelque petit souvenir qui pût plaire à l'une ou à l'autre de mes
amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage
translucide en un instant devenu rouge, que leur bouche n'avait pas la
force de la retenir et pour la laisser passer, éclatait de rire. Elles
étaient assemblées autour de moi; et entre les visages peu éloignés
les uns des autres, l'air qui les séparait traçait des sentiers d'azur
comme frayés par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour
pouvoir circuler lui-même au milieu d'un bosquet de roses.

Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là
m'eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que «La Tour
Prends Garde» ou «A qui rira le premier», mais auxquels je n'aurais
plus renoncé pour un empire; l'aurore de jeunesse dont s'empourprait
encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me
trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la
fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails
les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d'or. Pour la plupart,
les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette
rougeur confuse de l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas
encore jailli. On ne voyait qu'une couleur charmante sous laquelle ce
que devait être dans quelques années le profil n'était pas
discernable. Celui d'aujourd'hui n'avait rien de définitif et pouvait
n'être qu'une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la
famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il
vient si vite le moment où l'on n'a plus rien à attendre, où le corps
est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l'on
perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des
feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui
tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu'on en
vient à n'aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair
comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu'un flot de
matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui
les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette
de la gaîté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement,
modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette
plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards
que nous montre une jeune fille. Certes ils sont indispensables aussi
chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui ne nous
laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux quelque chose
d'ennuyeusement uniforme. Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir
d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage
que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou
extatique. L'un--par la force continue de l'obéissance qui soumet
l'épouse à son époux--semble, plutôt que d'une femme le visage d'un
soldat; l'autre, sculpté par les sacrifices qu'a consentis chaque jour
la mère pour ses enfants, est d'un apôtre. Un autre encore est, après
des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer,
chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. Et certes
les attentions qu'une femme a pour nous peuvent encore, quand nous
l'aimons, semer de charmes nouveaux les heures que nous passons auprès
d'elle. Mais elle n'est pas successivement pour nous une femme
différente. Sa gaîté reste extérieure à une figure inchangée. Mais
l'adolescence est antérieure à la solidification complète et de là
vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que
donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, de jouer
en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle
recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple
devant la mer.

Ce n'était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme
de Villeparisis que j'eusse sacrifiées au «furet» ou aux «devinettes»
de mes amies. A plusieurs reprises Robert de Saint-Loup me fit dire
que puisque je n'allais pas le voir à Doncières, il avait demandé une
permission de vingt-quatre heures et la passerait à Balbec. Chaque
fois je lui écrivis de n'en rien faire, en invoquant l'excuse d'être
obligé de m'absenter justement ce jour-là pour aller remplir dans le
voisinage un devoir de famille avec ma grand-mère. Sans doute me
jugea-t-il mal en apprenant par sa tante en quoi consistait le devoir
de famille et quelles personnes tenaient en l'espèce le rôle de
grand-mère. Et pourtant je n'avais peut-être pas tort de sacrifier les
plaisirs non seulement de la mondanité, mais de l'amitié à celui de
passer tout le jour dans ce jardin. Les êtres qui en ont la
possibilité--il est vrai que ce sont les artistes et j'étais
convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais--ont aussi le
devoir de vivre pour eux-mêmes; or l'amitié leur est une dispense de
ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode
d'expression de l'amitié est une divagation superficielle, qui ne nous
donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans
rien faire que répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que
la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création
artistique, se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction
qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus
de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l'amitié n'est
pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus
funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver
auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au
lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs,
ceux d'entre nous dont la loi de développement est purement interne,
cette impression d'ennui, l'amitié nous persuade de la rectifier quand
nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles
que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport,
alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter
des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre
sève le nœud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur
frondaison. Je me mentais à moi-même, j'interrompais la croissance
dans le sens selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir
et être heureux, quand je me félicitais d'être aimé, admiré, par un
être aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup,
quand j'adaptais mon intelligence non à mes propres obscures
impressions que c'eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de
mon ami à qui en me les redisant--en me les faisant redire par cet
autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si
content de se décharger du fardeau de penser--je m'efforçais de
trouver une beauté, bien différente de celle que je poursuivais
silencieusement quand j'étais vraiment seul, mais qui donnerait plus
de mérite à Robert, à moi-même, à ma vie. Dans celle qu'un tel ami me
faisait, je m'apparaissais comme douillettement préservé de la
solitude, noblement désireux de me sacrifier moi-même pour lui, en
somme incapable de me réaliser. Près de ces jeunes filles au contraire
si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n'était-il pas
basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne
sommes pas irrémédiablement seuls et qui quand nous causons avec un
autre nous empêche de nous avouer que ce n'est plus nous qui parlons,
que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non
d'un moi qui diffère d'eux. Les paroles qui s'échangeaient entre les
jeunes filles de la petite bande et moi étaient peu intéressantes,
rares d'ailleurs, coupées de ma part de longs silences. Cela ne
m'empêchait pas de prendre à les écouter quand elles me parlaient
autant de plaisir qu'à les regarder, à découvrir dans la voix de
chacune d'elles un tableau vivement coloré. C'est avec délices que
j'écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier.
Dans un bois l'amateur d'oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis
particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L'amateur de
jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus
variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument.
Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi
inépuisables que l'infinie variété des personnalités. Quand je causais
avec une de mes amies, je m'apercevais que le tableau original, unique
de son individualité, m'était ingénieusement dessiné, tyranniquement
imposé aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son
visage et que c'était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans
son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la
voix, comme celles du visage, n'étaient pas encore définitivement
fixées; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme
les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le
lait et qui n'existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans
le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n'ont
plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs
lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges
musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la
jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de
conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus
simples, soit qu'Albertine sur un ton d'autorité débitât des
calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu'à ce
que le fou rire se saisît d'elles avec la violence irrésistible d'un
éternuement, soit qu'Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires,
plus enfantins encore que leurs jeux, une gravité essentiellement
puérile; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des
temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se
déclamait sur des notes différentes. Malgré tout la voix de ces jeunes
filles accusait déjà nettement le parti pris que chacune de ces
petites personnes avait sur la vie, parti pris si individuel que c'est
user d'un mot bien trop général que de dire pour l'une: «elle prend
tout en plaisantant»; pour l'autre: «elle va d'affirmation en
affirmation»; pour la troisième: «elle s'arrête à une hésitation
expectante». Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes
devenus, par l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe
de Pompeï, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans
le mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre
philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les
choses. Sans doute ces traits n'étaient pas qu'à ces jeunes filles.
Ils étaient à leurs parents. L'individu baigne dans quelque chose de
plus général que lui. A ce compte, les parents ne fournissent pas que
ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais
aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui
presque aussi inconscientes qu'une intonation, presque aussi
profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. Il est
vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces expressions
que leurs parents ne leur donnent pas avant un certain âge,
généralement pas avant qu'elles soient des femmes. On les garde en
réserve. Ainsi par exemple si on parlait des tableaux d'un ami
d'Elsir, Andrée qui avait encore les cheveux dans le dos ne pouvait
encore faire personnellement usage de l'expression dont usaient sa
mère et sa sœur mariée: «Il paraît que _l'homme_ est charmant.» Mais
cela viendrait avec la permission d'aller au Palais-Royal. Et déjà depuis
sa première communion, Albertine disait comme une amie de sa tante, je
«trouverais cela assez terrible.» On lui avait aussi donné en présent
l'habitude de faire répéter ce qu'on disait pour avoir l'air de
s'intéresser et de chercher à se former une opinion personnelle. Si on
disait que la peinture d'un peintre était bien, ou sa maison jolie:
«Ah! c'est bien, sa peinture? Ah! c'est joli, sa maison?» Enfin plus
générale encore que n'est le legs familial, était la savoureuse
matière imposée par la province originelle d'où elles tiraient leur
voix et à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand Andrée
pinçait sèchement une note grave, elle ne pouvait faire que la corde
périgourdine de son instrument vocal ne rendît un son chantant fort en
harmonie d'ailleurs avec la pureté méridionale de ses traits; et aux
perpétuelles gamineries de Rosemonde, la matière de son visage et de
sa voix du Nord répondaient, quoi qu'elle en eût, avec l'accent de sa
province. Entre cette province et le tempérament de la jeune fille qui
dictait les inflexions je percevais un beau dialogue. Dialogue, non
pas discorde. Aucune ne saurait diviser la jeune fille et son pays
natal. Elle, c'est lui encore. Du reste cette réaction des matériaux
locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de
verdeur ne rend pas l'œuvre moins individuelle et que ce soit celle
d'un architecte, d'un ébéniste, ou d'un musicien, elle ne reflète pas
moins minutieusement les traits les plus subtils de la personnalité de
l'artiste, parce qu'il a été forcé de travailler dans la pierre
meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu'il a respecté
les nœuds particuliers au frêne, qu'il a tenu compte dans son écriture
des ressources et des limites, de la sonorité, des possibilités, de la
flûte ou de l'alto.

Je m'en rendais compte et pourtant nous causions si peu. Tandis
qu'avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j'eusse démontré par mes
paroles beaucoup plus de plaisir que je n'en eusse ressenti, car je
les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes
filles, la plénitude de ce que j'éprouvais l'emportait infiniment sur
la pauvreté, la rareté de nos propos et débordait de mon immobilité et
de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au
pied de ces jeunes roses.

Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin
fleuri ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits
n'imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son
farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards
allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait
par s'incorporer à moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et
par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en
moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester, étendus au
bord de la mer, à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire
béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu'à mes yeux.

Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi
d'amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des autres.
Ainsi un jour Albertine avait dit: «Qu'est-ce qui a un crayon?» Andrée
l'avait fourni. Rosemonde le papier. Albertine leur avait dit: «Mes
petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j'écris.»
Après s'être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à
ses genoux, elle me l'avait passé en me disant: «Faites attention
qu'on ne voie pas.» Alors je l'avais déplié et j'avais lu ces mots
qu'elle m'avait écrits: «Je vous aime bien.»

«Mais au lieu d'écrire des bêtises, cria-t-elle en se tournant d'un
air impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, il faut que je vous
montre la lettre que Gisèle m'a écrite ce matin. Je suis folle, je
l'ai dans ma poche et dire que cela peut nous être si utile!» Gisèle
avait cru devoir adresser à son amie afin qu'elle la communiquât aux
autres, la composition qu'elle avait faite pour son certificat
d'études. Les craintes d'Albertine sur la difficulté des sujets
proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels
Gisèle avait eu à opter. L'un était: «Sophocle écrit des Enfers à
Racine pour le consoler de l'insuccès d'_Athalie_»; l'autre: «Vous
supposerez qu'après la première représentation d'_Esther_, Mme de
Sévigné écrit à Mme de La Fayette pour lui dire combien elle a
regretté son absence.» Or, Gisèle par un excès de zèle qui avait dû
toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile
de ces deux sujets, et l'avait traité si remarquablement qu'elle avait
eu quatorze et avait été félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la
mention «très bien» si elle n'avait «séché» dans son examen
d'espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à
Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car, devant
elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup avoir l'avis
d'Andrée, beaucoup plus forte qu'elles toutes et qui pouvait lui
donner de bons tuyaux. «Elle en a eu une veine, dit Albertine. C'est
justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de
français.» La lettre de Sophocle à Racine rédigée par Gisèle,
commençait ainsi: «Mon cher ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir
l'honneur d'être personnellement connu de vous, mais votre nouvelle
tragédie d'_Athalie_ ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement
étudié mes modestes ouvrages? Vous n'avez pas mis de vers que dans la
bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais
vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le dire
sans cajolerie, pour les chœurs qui ne faisaient pas trop mal à ce
qu'on dit dans la tragédie grecque, mais qui sont en France une
véritable nouveauté. De plus, votre talent, si délié, si fignolé, si
charmeur, si fin, si délicat a atteint à une énergie dont je vous
félicite. Athalie, Joad, voilà des personnages que votre rival,
Corneille, n'eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont virils,
l'intrigue est simple et forte. Voilà une tragédie dont l'amour n'est
pas le ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères.
Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je
vous citerai comme exemple: «De cette passion la sensible peinture est
pour aller au cœur la route la plus sûre.» Vous avez montré que le
sentiment religieux dont débordent vos chœurs n'est pas moins capable
d'attendrir. Le grand public a pu être dérouté, mais les vrais
connaisseurs vous rendent justice. J'ai tenu à vous envoyer toutes mes
congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère, l'expression
de mes sentiments les plus distingués.» Les yeux d'Albertine n'avaient
cessé d'étinceler pendant qu'elle faisait cette lecture.

«C'est à croire qu'elle a copié cela, s'écria-t-elle quand elle eut
fini. Jamais je n'aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir
pareil. Et ces vers qu'elle cite. Où a-t-elle pu aller chiper ça?»
L'admiration d'Albertine, changeant il est vrai d'objet, mais encore
accrue, ne cessa pas, ainsi que l'application la plus soutenue, de lui
faire «sortir les yeux de la tête» tout le temps qu'Andrée, consultée
comme la plus grande et comme plus calée, d'abord, parla du devoir de
Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui
dissimulait mal un sérieux véritable, refit à sa façon la même lettre.
«Ce n'est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si j'étais toi et qu'on
me donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très
souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m'y prendrais.
D'abord si j'avais été Gisèle je ne me serais pas laissée emballer et
j'aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En
première ligne, la position de la question et l'exposition du sujet,
puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin
l'appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s'inspirant
d'un sommaire, on sait où on va. Dès l'exposition du sujet ou si tu
aimes mieux, Titine, puisque c'est une lettre, dès l'entrée en
matière, Gisèle a gaffé. Écrivant à un homme du XVIIe siècle Sophocle
ne devait pas écrire «mon cher ami.--Elle aurait dû, en effet, lui
faire dire mon cher Racine, s'écria fougueusement Albertine. Ç'aurait
été bien mieux.--Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur,
elle aurait dû mettre: «Monsieur». De même pour finir elle aurait dû
trouver quelque chose comme: «Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher
Monsieur) que je vous dise ici les sentiments d'estime avec lesquels
j'ai l'honneur d'être votre serviteur.» D'autre part, Gisèle dit que
les chœurs sont dans _Athalie_ une nouveauté. Elle oublie _Esther_,
et deux tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette
année par le Professeur, de sorte que rien qu'en les citant, comme
c'est son dada, on est sûre d'être reçue. Ce sont: _Les Juives_, de
Robert Garnier, et l'_Aman_, de Montchrestien.» Andrée cita ces deux
titres sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante
supériorité qui s'exprima dans un sourire, assez gracieux, d'ailleurs.
Albertine n'y tint plus: «Andrée, tu es renversante, s'écria-t-elle.
Tu vas m'écrire ces deux titres-là. Crois-tu? quelle chance si je
passais là-dessus, même à l'oral, je les citerais aussitôt et je
ferais un effet bœuf.» Mais dans la suite chaque fois qu'Albertine
demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu'elle
les inscrivit, l'amie si savante prétendit les avoir oubliés et ne les
lui rappela jamais. «Ensuite, reprit Andrée sur un ton d'imperceptible
dédain à l'égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de
se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa
composition plus d'importance qu'elle ne voulait le laisser voir,
Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce
n'est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et
quelques courtisans privilégiés que fut représentée _Athalie_. Ce que
Gisèle dit à ce propos de l'estime des connaisseurs n'est pas mal du
tout, mais pourrait être complété. Sophocle devenu immortel peut très
bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire
_Athalie_ ne sera pas seulement «le chef-d'oeuvre de Racine, mais celui
de l'esprit humain». Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles
étaient en feu. Et c'est avec l'indignation la plus profonde qu'elle
repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. «Enfin, dit
Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez
ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d'abord les idées
générales qu'elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce
que j'aurais fait, moi, montrer la différence qu'il y a dans
l'inspiration religieuse des chœurs de Sophocle et de ceux de Racine.
J'aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de
Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la
tragédie grecque, pourtant il ne s'agit pas des mêmes dieux. Celui de
Joad n'a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout
naturellement, après la fin du développement, la conclusion:
«Qu'importe que les croyances soient différentes.» Sophocle se ferait
un scrupule d'insister là-dessus. Il craindrait de blesser les
convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses
maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l'élévation
de son génie poétique.»

L'admiration et l'attention avaient donné si chaud à Albertine qu'elle
suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d'un dandy
femelle. «Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques
jugements des critiques célèbres», dit-elle, avant qu'on se remît à
jouer. «Oui, répondit Albertine, on m'a dit cela. Les plus
recommandables en général, n'est-ce pas, sont les jugements de
Sainte-Beuve et de Merlet?--Tu ne te trompes pas absolument, répliqua
Andrée qui se refusa d'ailleurs à lui écrire les deux autres noms
malgré les supplications d'Albertine, Merlet et Sainte-Beuve ne font
pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gascq-Desfossés».

Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de bloc-notes que
m'avait passée Albertine: «Je vous aime bien», et une heure plus tard,
tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon
gré, vers Balbec, je me disais que c'était avec elle que j'aurais mon
roman.

L'état caractérisé par l'ensemble des signes auxquels nous
reconnaissons d'habitude que nous sommes amoureux, tels les ordres que
je donnais à l'hôtel de ne m'éveiller pour aucune visite, sauf si
c'était celle d'une ou l'autre de ces jeunes filles, ces battements de
cœur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir), et ces
jours-là ma rage si je n'avais pu trouver un coiffeur pour me raser et
devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée, sans
doute cet état, renaissant alternativement pour l'une ou l'autre,
était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la
vie humaine celle des zoophytes où l'existence, l'individualité si
l'on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais
l'histoire naturelle nous apprend qu'une telle organisation animale
est observable et que notre propre vie, pour peu qu'elle soit déjà un
peu avancée, n'est pas moins affirmative sur la réalité d'états
insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer,
quitte à les abandonner ensuite. Tel pour moi cet état amoureux divisé
simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt
indivisé, car le plus souvent ce qui m'était délicieux, différent du
reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que
l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma
vie, c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans
l'ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures
éventées, sur cette bande d'herbe où étaient posées ces figures, si
excitantes pour mon imagination, d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée;
et cela, sans que j'eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si
précieux, laquelle j'avais le plus envie d'aimer. Au commencement d'un
amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à
l'objet de cet amour, mais plutôt le désir d'aimer dont il va procéder
(et plus tard le souvenir qu'il laisse) erre voluptueusement dans une
zone de charmes interchangeables--charmes parfois simplement de
nature, de gourmandise, d'habitation--assez harmoniques entre eux
pour qu'il ne se sente, auprès d'aucun, dépaysé. D'ailleurs comme,
devant elles, je n'étais pas encore blasé par l'habitude, j'avais la
faculté de les voir, autant dire d'éprouver un étonnement profond
chaque fois que je me retrouvais en leur présence. Sans doute pour une
part cet étonnement tient à ce que l'être nous présente alors une
nouvelle face de lui-même; mais tant est grande la multiplicité de
chacun, de la richesse des lignes de son visage et de son corps,
lignes desquelles si peu se retrouvent aussitôt que nous ne sommes
plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre
souvenir. Comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a
frappé, l'a isolée, l'a exagérée, faisant d'une femme qui nous a paru
grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d'une
femme qui nous a semblé rose et blonde une pure «Harmonie en rose et
or», au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les
autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous
assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant la hauteur, noyant
le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement
chercher d'autres particularités que nous nous rappelons avoir
remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous
ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenons, nous
allons au devant d'un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet
étonnement inévitable n'est pas le seul; car à côté de celui-là il y
en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du
souvenir et la réalité, mais entre l'être que nous avons vu la
dernière fois, et celui qui nous apparaît aujourd'hui sous un autre
angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment
comme celui du Dieu d'une théogonie orientale, toute une grappe de
visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la
fois.

Mais pour une grande part, notre étonnement vient surtout de ce que
l'être nous présente aussi une même face. Il nous faudrait un si grand
effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n'est pas
nous--fût-ce le goût d'un fruit--qu'à peine l'impression reçue,
nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en
rendre compte en très peu de temps nous sommes très loin de ce que
nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de
redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne
nous en souvenions plus déjà tant ce qu'on appelle se rappeler un être
c'est en réalité l'oublier. Mais aussi longtemps que nous savons
encore voir, au moment où le trait oublié nous apparaît, nous le
reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée et
ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et
assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles
jeunes filles du bord de la mer, était faite, tout autant que de
découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l'agitation éveillée
par ce qu'elles étaient pour moi, qui n'était jamais tout à fait ce
que j'avais cru et qui faisait que l'espérance de la prochaine réunion
n'était plus semblable à la précédente espérance mais au souvenir
encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque
promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées, et non pas du
tout dans le sens que dans la solitude de ma chambre j'avais pu tracer
à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je
rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m'avaient troublé, et
qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand
nous cessons de le voir; puis son apparition suivante est une création
nouvelle, différente de celle qui l'a immédiatement précédée, sinon de
toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations
est de deux. Nous souvenant d'un coup d'œil énergique, d'un air hardi,
c'est inévitablement la fois suivante par un profil quasi-languide,
par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le
précédent souvenir, que nous serons à la prochaine rencontre, étonnés,
c'est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de
notre souvenir à la réalité nouvelle, c'est cela qui marquera notre
déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la
réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelés. A son
tour l'aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela
même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus
rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. C'est un
profil langoureux et rond, une expression douce, rêveuse que nous
désirerons revoir. Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu'il y a
de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu, dans les
lèvres serrées, viendra corriger l'écart entre notre désir et l'objet
auquel il a cru correspondre. Bien entendu, cette fidélité aux
impressions premières, et purement physiques, retrouvées à chaque fois
auprès de mes amies, ne concernait pas que les traits de leur visage
puisqu'on a vu que j'étais aussi sensible à leur voix, plus troublante
peut-être (car elle n'offre pas seulement les mêmes surfaces
singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l'abîme
inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix
pareille au son unique d'un petit instrument, où chacune se mettait
tout entière et qui n'était qu'à elle. Tracée par une inflexion, telle
ligne profonde d'une de ces voix m'étonnait quand je la reconnaissais
après l'avoir oubliée. Si bien que les rectifications qu'à chaque
rencontre nouvelle j'étais obligé de faire, pour le retour à la
parfaite justesse, étaient aussi bien d'un accordeur ou d'un maître de
chant que d'un dessinateur.

Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque
temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des
autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces
jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi
que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la falaise.
Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite bande et que
celle-ci avait emmenées parce que nous devions être ce jour-là fort
nombreux, je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune
homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu toucher les
mains de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne reviendraient
peut-être pas, et eussent pu me conduire très loin. Déjà à lui seul et
même sans les conséquences qu'il eût entraînées sans doute, le contact
des mains d'Albertine m'eût été délicieux. Non que je n'eusse jamais
vu de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe de ses
amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines, avaient comme une
vie particulière, docile au commandement de la jeune fille, mais
indépendante, et elles s'allongeaient souvent devant elle comme de
nobles lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de brusques
étirements d'une phalange, à cause desquels Elstir avait fait
plusieurs études de ces mains. Et dans l'une où on voyait Andrée les
chauffer devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la diaphanéité
dorée de deux feuilles d'automne. Mais, plus grasses, les mains
d'Albertine cédaient un instant, puis résistaient à la pression de la
main qui les serrait, donnant une sensation toute particulière. La
pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui était
comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve de sa
peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune fille,
dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son rire,
indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains cris. Elle était
de ces femmes à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on
est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du shake-hand un acte
permis entre jeunes gens et jeunes filles qui s'abordent. Si les
habitudes arbitraires de la politesse avaient remplacé la poignée de
mains par un autre geste, j'eusse tous les jours regardé les mains
intangibles d'Albertine avec une curiosité de connaître leur contact
aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur de ses joues. Mais
dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si
j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir
même; que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité,
j'aurais pu confier à certaines pressions de mains; de son côté comme
il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me
montrer qu'elle acceptait; quelle complicité, quel commencement de
volupté! Mon amour pouvait faire plus de progrès en quelques minutes
passées ainsi à côté d'elle qu'il n'avait fait depuis que je la
connaissais. Sentant qu'elles dureraient peu, étaient bientôt à leur
fin, car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit jeu, et
qu'une fois qu'il serait fini, ce serait trop tard, je ne tenais pas
en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu,
quand elle passa je fis semblant de ne pas m'en apercevoir et la
suivais des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains
du voisin d'Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans
l'animation et la joie du jeu, était toute rose. «Nous sommes
justement dans le bois joli», me dit Andrée en me désignant les arbres
qui nous entouraient avec un sourire du regard qui n'était que pour
moi et semblait passer par-dessus les joueurs, comme si nous deux
étions seuls assez intelligents pour nous dédoubler et faire à propos
du jeu une remarque d'un caractère poétique. Elle poussa même la
délicatesse d'esprit jusqu'à chanter sans en avoir envie: «Il a passé
par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du
Bois joli», comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y
donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un
air dans le cadre pour lequel il fut écrit. J'eusse sans doute été au
contraire attristé de ne pas trouver du charme à cette réalisation, si
j'avais eu le loisir d'y penser. Mais mon esprit était bien ailleurs.
Joueurs et joueuses commençaient à s'étonner de ma stupidité et que je
ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si
indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine
quand enfin j'arrêterais la bague dans les mains qu'il faudrait, grâce
à un manège qu'elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût
irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d'Albertine
s'étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses
joues dont ils faisaient encore mieux ressortir par leur brune
sécheresse, la rose carnation. «Vous avez les tresses de Laura Dianti,
d'Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Châteaubriand.
Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants», lui dis-je
à l'oreille pour me rapprocher d'elle. Tout d'un coup la bague passa
au voisin d'Albertine. Aussitôt je m'élançai, lui ouvris brutalement
les mains, saisis la bague, il fut obligé d'aller à ma place au milieu
du cercle et je pris la sienne à côté d'Albertine. Peu de minutes
auparavant, j'enviais ce jeune homme quand je voyais que ses mains en
glissant sur la ficelle rencontrer à tout moment celles d'Albertine.
Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher, trop
ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le battement
rapide et douloureux de mon cœur. A un moment, Albertine pencha vers
moi d'un air d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant
d'avoir la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de
regarder du côté où celle-ci était en train de passer. Je compris tout
de suite que c'était à cette ruse que s'appliquaient les sous-entendus
du regard d'Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer dans
ses yeux l'image purement simulée pour les besoins du jeu, d'un
secret, d'une entente qui n'existaient pas entre elle et moi, mais qui
dès lors me semblèrent possibles et m'eussent été divinement doux.
Comme cette pensée m'exaltait, je sentis une légère pression de la
main d'Albertine contre la mienne, et son doigt caressant qui se
glissait sous mon doigt, et je vis qu'elle m'adressait en même temps
un clin d'œil qu'elle cherchait à rendre imperceptible. D'un seul coup,
une foule d'espoirs jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent:
«Elle profite du jeu pour me faire sentir qu'elle m'aime bien»,
pensai-je au comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand
j'entendis Albertine me dire avec rage: «Mais prenez-là donc, voilà
une heure que je vous la passe.» Étourdi de chagrin, je lâchai la
ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me
remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui
continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les
joueuses, obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais si peu
envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire: «On ne joue pas quand
on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne
l'invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne
viendrai pas.» Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son «Bois
joli» que, par esprit d'imitation, reprenait sans conviction Rosemonde,
voulut faire diversion aux reproches d'Albertine en me disant: «Nous
sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez,
je vais vous mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces
folles font les enfants de huit ans.» Comme Andrée était extrêmement
gentille avec moi, en route je lui dis d'Albertine tout ce qui me
semblait propre à me faire aimer de celle-ci. Elle me répondit qu'elle
aussi l'aimait beaucoup, la trouvait charmante, pourtant mes
compliments à l'adresse de son amie n'avaient pas l'air de lui faire
plaisir. Tout d'un coup dans le petit chemin creux, je m'arrêtai
touché au cœur par un doux souvenir d'enfance: je venais de reconnaître
aux feuilles découpées et brillantes qui s'avançaient sur le seuil, un
buisson d'aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps.
Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie,
d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées. J'aurais
voulu la saisir. Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une
divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de
l'arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de
l'aubépine pareilles à des gaies jeunes filles étourdies, coquettes et
pieuses. «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me
disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand
ami d'elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur
leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis
tant d'années malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait
été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon
premier amour pour une fleur. «Oui, je sais, elles s'en vont vers la
mi-juin, répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l'endroit
qu'elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à Combray dans ma
chambre, amenées par ma mère quand j'étais malade. Et nous nous
retrouvions le samedi soir au mois de Marie. Elles peuvent y aller
ici?--Oh! naturellement! Du reste on tient beaucoup à avoir ces
demoiselles à l'église de Saint-Denis du Désert, qui est la paroisse
la plus voisine.--Alors maintenant pour les voir?--Oh! pas avant le
mois de mai de l'année prochaine.--Mais je peux être sûr qu'elles
seront là?--Régulièrement tous les ans.--Seulement je ne sais pas si
je retrouverai bien la place.--Que si! ces demoiselles sont si gaies,
elles ne s'interrompent de rire que pour chanter des cantiques, de
sorte qu'il n'y a pas d'erreur possible et que du bout du sentier vous
reconnaîtrez leur parfum.»

Je rejoignis Andrée, recommençai à lui faire des éloges d'Albertine.
Il me semblait impossible qu'elle ne les lui répétât pas étant donnée
l'insistance que j'y mis. Et pourtant je n'ai jamais appris
qu'Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien plus qu'elle
l'intelligence des choses du cœur, le raffinement dans la gentillesse;
trouver le regard, le mot, l'action, qui pouvaient le plus
ingénieusement faire plaisir, taire une réflexion qui risquait de
peiner, faire le sacrifice (et en ayant l'air que ce ne fût pas un
sacrifice), d'une heure de jeu, voire d'une matinée, d'une
garden-party, pour rester auprès d'un ami ou d'une amie triste et lui
montrer ainsi qu'elle préférait sa simple société à des plaisirs
frivoles, telles étaient ses délicatesses coutumières. Mais quand on
la connaissait un peu plus on aurait dit qu'il en était d'elle comme
de ces héroïques poltrons qui ne veulent pas avoir peur, et de qui la
bravoure est particulièrement méritoire; on aurait dit qu'au fond de
sa nature, il n'y avait rien de cette bonté qu'elle manifestait à tout
moment par distinction morale, par sensibilité, par noble volonté de
se montrer bonne amie. A écouter les charmantes choses qu'elle me
disait d'une affection possible entre Albertine et moi, il semblait
qu'elle eût dû travailler de toutes ses forces à la réaliser. Or, par
hasard peut-être, du moindre des riens dont elle avait la disposition
et qui eussent pu m'unir à Albertine, elle ne fit jamais usage, et je
ne jurerais pas que mon effort pour être aimé d'Albertine, n'ait,
sinon provoqué de la part de son amie des manèges secrets destinés à
le contrarier, mais éveillé en elle une colère bien cachée d'ailleurs,
et contre laquelle par délicatesse elle luttait peut-être elle-même.
De mille raffinements de bonté qu'avait Andrée, Albertine eût été
incapable, et cependant je n'étais pas certain de la bonté profonde de
la première comme je le fus plus tard de celle de la seconde. Se
montrant toujours tendrement indulgente à l'exubérante frivolité
d'Albertine, Andrée avait avec elle des paroles, des sourires qui
étaient d'une amie, bien plus elle agissait en amie. Je l'ai vue, jour
par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre heureuse cette
amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu'un
courtisan qui veut capter la faveur du souverain. Elle était charmante
de douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait devant
elle la pauvreté d'Albertine et se donnait mille fois plus de peine
pour elle qu'elle n'eût fait pour une amie riche. Mais si quelqu'un
avançait qu'Albertine n'était peut-être pas aussi pauvre qu'on disait,
un nuage à peine discernable voilait le front et les yeux d'Andrée;
elle semblait de mauvaise humeur. Et si on allait jusqu'à dire
qu'après tout elle serait peut-être moins difficile à marier qu'on
pensait, elle vous contredisait avec force et répétait presque
rageusement: «Hélas si, elle sera immariable! Je le sais bien, cela me
fait assez de peine!» Même, en ce qui me concernait, elle était la
seule de ces jeunes filles qui jamais ne m'eût répété quelque chose de
peu agréable qu'on avait pu dire de moi; bien plus, si c'était moi-même
qui le racontais, elle faisait semblant de ne pas le croire ou en
donnait une explication qui rendît le propos inoffensif; c'est
l'ensemble de ces qualités qui s'appelle le tact. Il est l'apanage des
gens qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent
qu'il n'y avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux
le courage dont nous avons fait preuve, sans y avoir été contraint.
Ils sont l'opposé des gens qui dans la même circonstance disent: «Cela
a dû bien vous ennuyer de vous battre, mais d'un autre côté vous ne
pouviez pas avaler un tel affront, vous ne pouviez faire autrement.»
Mais comme en tout il y a du pour et du contre, si le plaisir ou du
moins l'indifférence de nos amis à nous répéter quelque chose
d'offensant qu'on a dit sur nous, prouve qu'ils ne se mettent guère
dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent
l'épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l'art de nous
cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu'ils ont
entendu dire de nos actions, ou de l'opinion qu'elles leur ont à
eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l'autre catégorie d'amis, chez
les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. Elle est
sans inconvénient si, en effet, ils ne peuvent penser du mal et si
celui qu'on dit les fait seulement souffrir comme il nous ferait
souffrir nous-mêmes. Je pensais que tel était le cas pour Andrée sans
en être cependant absolument sûr.

Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins
assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. «Tenez, me
dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez
de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a
peints.» Mais j'étais encore trop triste d'être tombé pendant le jeu
du furet d'un tel faîte d'espérances. Aussi ne fût-ce pas avec le
plaisir que j'aurais sans doute éprouvé que je pus distinguer tout
d'un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se
protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu'Elstir avait
guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu'eût été
celui d'un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives,
agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se
glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la
menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l'algue,
sous le soleil émietteur des falaises, et de l'Océan décoloré dont
elles semblent veiller l'assoupissement, gardiennes immobiles et
légères, laissant paraître à fleur d'eau leur corps gluant et le
regard attentif de leurs yeux foncés.

Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je
savais maintenant que j'aimais Albertine; mais hélas! je ne me
souciais pas de le lui apprendre. C'est que, depuis le temps des jeux
aux Champs-Élysées, ma conception de l'amour était devenue différente,
si les êtres auxquels s'attachaient successivement mon amour
demeuraient presque identiques. D'une part l'aveu, la déclaration de
ma tendresse à celle que j'aimais ne me semblait plus une des scènes
capitales et nécessaires de l'amour; ni celui-ci, une réalité
extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir, je
sentais qu'Albertine ferait d'autant plus ce qu'il fallait pour
l'entretenir qu'elle ignorerait que je l'éprouvais.

Pendant tout ce retour, l'image d'Albertine noyée dans la lumière qui
émanait des autres jeunes filles ne fut pas seule à exister pour moi.
Mais comme la lune qui n'est qu'un petit nuage blanc d'une forme plus
caractérisée et plus fixe pendant le jour, prend toute sa puissance
dès que celui-ci s'est éteint, ainsi quand je fus rentré à l'hôtel ce
fut la seule image d'Albertine qui s'éleva de mon cœur et se mit à
briller. Ma chambre me semblait tout d'un coup nouvelle. Certes, il y
avait bien longtemps qu'elle n'était plus la chambre ennemie du
premier soir. Nous modifions inlassablement notre demeure autour de
nous; et, au fur et à mesure que l'habitude nous dispense de sentir,
nous supprimons les éléments nocifs de couleur, de dimension et
d'odeur qui objectivaient notre malaise. Ce n'était plus davantage la
chambre, assez puissante encore sur ma sensibilité, non certes pour me
faire souffrir, mais pour me donner de la joie, la cuve des beaux
jours, semblable à une piscine à mi-hauteur de laquelle ils faisaient
miroiter un azur mouillé de lumière, que recouvrait un moment,
impalpable et blanche comme une émanation de la chaleur, une voile
reflétée et fuyante; ni la chambre purement esthétique des soirs
picturaux; c'était la chambre où j'étais depuis tant de jours que je
ne la voyais plus. Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les
yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est
celui de l'amour. Je songeais que la belle glace oblique, les
élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait
me voir une bonne idée de moi. A la place d'un lieu de transition où
je passais un instant avant de m'évader vers la plage ou vers
Rivebelle, ma chambre me redevenait réelle et chère, se renouvelait,
car j'en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux
d'Albertine.

Quelques jours après la partie de furet, comme nous étant laissés
entraîner trop loin dans une promenade nous avions été fort heureux de
trouver à Maineville deux petits «tonneaux» à deux places qui nous
permettraient de revenir pour l'heure du dîner, la vivacité déjà
grande de mon amour pour Albertine eut pour effet que ce fut
successivement à Rosemonde et à Andrée que je proposai de monter avec
moi, et pas une fois à Albertine, ensuite que tout en invitant de
préférence Andrée ou Rosemonde, j'amenai tout le monde, par des
considérations secondaires d'heure, de chemin et de manteaux, à
décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse
avec moi Albertine à la compagnie de laquelle je feignis de me
résigner tant bien que mal. Malheureusement l'amour tendant à
l'assimilation complète d'un être, comme aucun n'est comestible par la
seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que
possible pendant ce retour, quand je l'eus déposée chez elle, elle me
laissa heureux, mais plus affamé d'elle encore que je n'étais au
départ et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble
que comme un prélude, sans grande importance par lui-même, à ceux qui
suivraient. Il avait pourtant ce premier charme qu'on ne retrouve pas.
Je n'avais encore rien demandé à Albertine. Elle pouvait imaginer ce
que je désirais, mais n'en étant pas sûre, supposer que je ne tendais
qu'à des relations sans but précis auxquelles mon amie devait trouver
ce vague délicieux, riche de surprises attendues, qui est le
romanesque.

Dans la semaine qui suivit je ne cherchai guère à voir Albertine. Je
faisais semblant de préférer Andrée. L'amour commence, on voudrait
rester pour celle qu'on aime l'inconnu qu'elle peut aimer, mais on a
besoin d'elle, on a besoin de toucher moins son corps que son
attention, son cœur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui
forcera l'indifférente à vous demander une gentillesse, et l'amour,
suivant une technique infaillible, resserre pour nous d'un mouvement
alterné l'engrenage dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni
être aimé. Je donnais à Andrée les heures où les autres allaient à
quelque matinée que je savais qu'Andrée me sacrifierait, par plaisir,
et qu'elle m'eût sacrifiées même avec ennui, par élégance morale, pour
ne pas donner aux autres ni à elle-même l'idée qu'elle attachait du
prix à un plaisir relativement mondain. Je m'arrangeais ainsi à
l'avoir chaque soir toute à moi, pensant non pas rendre Albertine
jalouse, mais accroître à ses yeux mon prestige ou du moins ne pas le
perdre en apprenant à Albertine que c'était elle et non Andrée que
j'aimais. Je ne le disais pas non plus à Andrée de peur qu'elle le lui
répétât. Quand je parlais d'Albertine avec Andrée, j'affectais une
froideur dont Andrée fut peut-être moins dupe que moi dans sa crédulité
apparente. Elle faisait semblant de croire à mon indifférence pour
Albertine, de désirer l'union la plus complète possible entre
Albertine et moi. Il est probable qu'au contraire elle ne croyait pas
à la première ni ne souhaitait la seconde. Pendant que je lui disais
me soucier assez peu de son amie, je ne pensais qu'à une chose, tâcher
d'entrer en relations avec Mme Bontemps qui était pour quelques jours
près de Balbec et chez qui Albertine devait bientôt aller passer trois
jours. Naturellement, je ne laissais pas voir ce désir à Andrée et
quand je lui parlais de la famille d'Albertine, c'était de l'air le
plus inattentif. Les réponses explicites d'Andrée ne paraissaient pas
mettre en doute ma sincérité. Pourquoi donc lui échappa-t-il un de ces
jours-là de me dire: «J'ai _justement_ vu la tante à Albertine»? Certes
elle ne m'avait pas dit: «J'ai bien démêlé sous vos paroles jetées
comme par hasard, que vous ne pensiez qu'à vous lier avec la tante
d'Albertine.» Mais c'est bien à la présence, dans l'esprit d'Andrée,
d'une telle idée qu'elle trouvait plus poli de me cacher, que semblait
se rattacher le mot «justement». Il était de la famille de certains
regards, de certains gestes, qui bien que n'ayant pas une forme
logique, rationnelle, directement élaborée pour l'intelligence de
celui qui écoute, lui parviennent cependant avec leur signification
véritable, de même que la parole humaine, changée en électricité dans
le téléphone, se refait parole pour être entendue. Afin d'effacer de
l'esprit d'Andrée l'idée que je m'intéressais à Mme Bontemps, je ne
parlai plus d'elle avec distraction seulement, mais avec
bienveillance, je dis avoir rencontré autrefois cette espèce de folle
et que j'espérais bien que cela ne m'arriverait plus. Or je cherchais
au contraire de toute façon à la rencontrer.

Je tâchai d'obtenir d'Elstir, mais sans dire à personne que je l'en
avais sollicité, qu'il lui parlât de moi et me réunît avec elle. Il me
promit de me la faire connaître, s'étonnant toutefois que je le
souhaitasse car il la jugeait une femme méprisable, intrigante et
aussi inintéressante qu'intéressée. Pensant que si je voyais Mme
Bontemps Andrée le saurait tôt ou tard, je crus qu'il valait mieux
l'avertir. «Les choses qu'on cherche le plus à fuir sont celles qu'on
arrive à ne pouvoir éviter, lui-dis-je. Rien au monde ne peut
m'ennuyer autant que de retrouver Mme Bontemps, et pourtant je n'y
échapperai pas, Elstir doit m'inviter avec elle.--Je n'en ai jamais
douté un seul instant», s'écria Andrée d'un ton amer, pendant que son
regard grandi et altéré par le mécontentement se rattachait à je ne
sais quoi d'invisible. Ces paroles d'Andrée ne constituaient pas
l'exposé le plus ordonné d'une pensée qui peut se résumer ainsi: «Je
sais bien que vous aimez Albertine et que vous faites des pieds et des
mains pour vous rapprocher de sa famille.» Mais elles étaient les
débris informes et reconstituables de cette pensée que j'avais fait
exploser, en la heurtant, malgré Andrée. De même que le «justement»,
ces paroles n'avaient de signification qu'au second degré, c'est-à-dire
qu'elles étaient celles qui (et non pas les affirmations directes)
nous inspirent de l'estime ou de la méfiance à l'égard de quelqu'un,
nous brouillent avec lui.

Puisque Andrée ne m'avait pas cru quand je lui disais que la famille
d'Albertine m'était indifférente, c'est qu'elle pensait que j'aimais
Albertine. Et probablement n'en était-elle pas heureuse.

Elle était généralement en tiers dans mes rendez-vous avec son amie.
Cependant il y avait des jours où je devais voir Albertine seule,
jours que j'attendais dans la fièvre, qui passaient sans rien
m'apporter de décisif, sans avoir été ce jour capital dont je confiais
immédiatement le rôle au jour suivant, qui ne le tiendrait pas
davantage; ainsi s'écroulaient l'un après l'autre, comme des vagues,
ces sommets aussitôt remplacés par d'autres.

Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit
qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer
quarante-huit heures chez Mme Bontemps, et qu'obligée de prendre le train
de bonne heure, viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel, d'où avec
l'omnibus elle pourrait, sans déranger les amies chez qui elle
habitait, prendre le premier train. J'en parlai à Andrée. «Je ne le
crois pas du tout, me répondit Andrée d'un air mécontent. D'ailleurs
cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu'Albertine
ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l'hôtel. Ce ne serait
pas protocolaire, ajouta-t-elle en usant d'un adjectif qu'elle aimait
beaucoup, depuis peu, dans le sens de «ce qui se fait». Je vous dis
cela parce que je connais les idées d'Albertine. Moi, qu'est-ce que
vous voulez que cela me fasse que vous la voyiez ou non. Cela m'est
bien égal.»

Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire
à Andrée le nombre de points qu'il avait faits la veille au golf, puis
par Albertine qui se promenait en manœuvrant son diabolo comme une
religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures
seule sans s'ennuyer. Aussitôt qu'elle nous eut rejoints m'apparut la
pointe mutine de son nez, que j'avais omise en pensant à elle ces
derniers jours; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front
s'opposa, et ce n'était pas la première fois, à l'image indécise que
j'en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement
dans mes regards; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se
reconstruisait devant moi. Le golf donne l'habitude des plaisirs
solitaires. Celui que procure le diabolo l'est assurément. Pourtant
après nous avoir rejoints, Albertine continua à y jouer, tout en
causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont venues faire
une visite ne s'arrête pas pour cela de travailler à son crochet. «Il
paraît que Mme de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une
réclamation auprès de votre père (et j'entendis derrière ce mot une de
ces notes qui étaient propres à Albertine; chaque fois que je
constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en même temps
avoir entr'aperçu déjà derrière elles la mine décidée et française
d'Albertine. J'aurais pu être aveugle et connaître aussi bien
certaines de ses qualités alertes et un peu provinciales dans ces
notes-là que dans la pointe de son nez. Les unes et l'autre se
valaient et auraient pu se suppléer et sa voix était comme celle que
réalisera dit-on le photo-téléphone de l'avenir: dans le son se
découpait nettement l'image visuelle). «Elle n'a du reste pas écrit
seulement à votre père, mais en même temps au maire de Balbec pour
qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a envoyé une balle
dans la figure.--Oui, j'ai entendu parler de cette réclamation. C'est
ridicule. Il n'y a pas déjà tant de distractions ici.» Andrée ne se
mêla pas à la conversation, elle ne connaissait pas, non plus
d'ailleurs qu'Albertine ni Octave, Mme de Villeparisis. «Je ne sais
pas pourquoi cette dame a fait toute une histoire, dit pourtant
Andrée, la vieille Mme de Cambremer a reçu une balle aussi et elle ne
s'est pas plainte.--Je vais vous expliquer la différence, répondit
gravement Octave en frottant une allumette, c'est qu'à mon avis, Mme
de Cambremer est une femme du monde et Mme de Villeparisis est une
arriviste. Est-ce que vous irez au golf cet après-midi?» et il nous
quitta, ainsi qu'Andrée. Je restai seul avec Albertine. «Voyez-vous,
me dit-elle, j'arrange maintenant mes cheveux comme vous les aimez,
regardez ma mèche. Tout le monde se moque de cela et personne ne sait
pour qui je le fais. Ma tante va se moquer de moi aussi. Je ne lui
dirai pas non plus la raison.» Je voyais de côté les joues d'Albertine
qui souvent paraissaient pâles, mais ainsi, étaient arrosées d'un sang
clair qui les illuminait, leur donnait ce brillant qu'ont certaines
matinées d'hiver où les pierres partiellement ensoleillées semblent
être du granit rose et dégagent de la joie. Celle que me donnait en ce
moment la vue des joues d'Albertine était aussi vive, mais conduisait
à un autre désir qui n'était pas celui de la promenade mais du baiser.
Je lui demandai si les projets qu'on lui prêtait étaient vrais: «Oui,
me dit-elle, je passe cette nuit-là à votre hôtel et même comme je
suis un peu enrhumée, je me coucherai avant le dîner. Vous pourrez
venir assister à mon dîner à côté de mon lit et après nous jouerons à
ce que vous voudrez. J'aurais été contente que vous veniez à la gare
demain matin, mais j'ai peur que cela ne paraisse drôle, je ne dis pas
à Andrée, qui est intelligente, mais aux autres qui y seront; ça
ferait des histoires si on le répétait à ma tante; mais nous pourrions
passer cette soirée ensemble. Cela, ma tante n'en saura rien. Je vais
dire au revoir à Andrée. Alors à tout à l'heure. Venez tôt pour que
nous ayons de bonnes heures à nous», ajouta-t-elle en souriant. A ces
mots, je remontai plus loin qu'aux temps où j'aimais Gilberte à ceux
où l'amour me semblait une entité non pas seulement extérieure mais
réalisable. Tandis que la Gilberte que je voyais aux Champs-Élysées
était une autre que celle que je retrouvais en moi dès que j'étais
seul, tout d'un coup dans l'Albertine réelle, celle que je voyais tous
les jours, que je croyais pleine de préjugés bourgeois et si franche
avec sa tante, venait de s'incarner l'Albertine imaginaire, celle par
qui, quand je ne la connaissais pas encore, je m'étais cru furtivement
regardé sur la digue, celle qui avait eu l'air de rentrer à contre-cœur
pendant qu'elle me voyait m'éloigner.

J'allai dîner avec ma grand-mère, je sentais en moi un secret qu'elle
ne connaissait pas. De même, pour Albertine, demain ses amies seraient
avec elle, sans savoir ce qu'il y avait de nouveau entre nous, et
quand elle embrasserait sa nièce sur le front, Mme Bontemps ignorerait
que j'étais entre elles deux, dans cet arrangement de cheveux qui
avait pour but, caché à tous, de me plaire, à moi, à moi qui avais
jusque-là tant envié Mme Bontemps parce qu'apparentée aux mêmes
personnes que sa nièce, elle avait les mêmes deuils à porter, les
mêmes visites de famille à faire; or, je me trouvais être pour
Albertine plus que n'était sa tante elle-même. Auprès de sa tante,
c'est à moi qu'elle penserait. Qu'allait-il se passer tout à l'heure,
je ne le savais pas trop. En tous cas le Grand-Hôtel, la soirée, ne me
semblaient plus vides; ils contenaient mon bonheur. Je sonnai le lift
pour monter à la chambre qu'Albertine avait prise, du côté de la
vallée. Les moindres mouvements comme m'asseoir sur la banquette de
l'ascenseur, m'étaient doux, parce qu'ils étaient en relation
immédiate avec mon cœur; je ne voyais dans les cordes à l'aide
desquelles l'appareil s'élevait, dans les quelques marches qui me
restaient à monter, que les rouages, que les degrés matérialisés de ma
joie. Je n'avais plus que deux ou trois pas à faire dans le couloir
avant d'arriver à cette chambre où était renfermée la substance
précieuse de ce corps rose-cette chambre qui, même s'il devait s'y
dérouler des actes délicieux, garderait cette permanence, cet air
d'être, pour un passant non informé, semblable à toutes les autres,
qui font des choses les témoins obstinément muets, les scrupuleux
confidents, les inviolables dépositaires du plaisir. Ces quelques pas
du palier à la chambre d'Albertine, ces quelques pas que personne ne
pouvait plus arrêter, je les fis avec délices, avec prudence, comme
plongé dans un élément nouveau, comme si en avançant j'avais lentement
déplacé du bonheur, et en même temps avec un sentiment inconnu de
toute puissance, et d'entrer enfin dans un héritage qui m'eût de tout
temps appartenu. Puis tout d'un coup je pensai que j'avais tort
d'avoir des doutes, elle m'avait dit de venir quand elle serait
couchée. C'était clair, je trépignais de joie, je renversai à demi
Françoise qui était sur mon chemin, je courais, les yeux étincelants,
vers la chambre de mon amie. Je trouvai Albertine dans son lit.
Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les proportions de son
visage, qui, congestionné par le lit, ou le rhume, ou le dîner,
semblait plus rose; je pensai aux couleurs que j'avais eues quelques
heures auparavant à côté de moi, sur la digue, et desquelles j'allais
enfin savoir le goût; sa joue était traversée du haut en bas par une
de ses longues tresses noires et bouclées que pour me plaire elle
avait défaites entièrement. Elle me regardait en souriant. A côté
d'elle, dans la fenêtre, la vallée était éclairée par le clair de
lune. La vue du cou nu d'Albertine, de ces joues trop roses, m'avait
jeté dans une telle ivresse, c'est-à-dire avait mis pour moi la réalité du
monde non plus dans la nature, mais dans le torrent des sensations que
j'avais peine à contenir, que cette vue avait rompu l'équilibre entre
la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être et la vie de
l'univers, si chétive en comparaison. La mer, que j'apercevais à côté
de la vallée dans la fenêtre, les seins bombés des premières falaises
de Maineville, le ciel où la lune n'était pas encore montée au zénith,
tout cela semblait plus léger à porter que des plumes pour les globes
de mes prunelles qu'entre mes paupières je sentais dilatés,
résistants, prêts à soulever bien d'autres fardeaux, toutes les
montagnes du monde, sur leur surface délicate. Leur orbe ne se
trouvait plus suffisamment rempli par la sphère même de l'horizon. Et
tout ce que la nature eût pu m'apporter de vie m'eût semblé bien
mince, les souffles de la mer m'eussent paru bien courts pour
l'immense aspiration qui soulevait ma poitrine. La mort eût dû me
frapper en ce moment que cela m'eût paru indifférent ou plutôt
impossible, car la vie n'était pas hors de moi, elle était en moi;
j'aurais souri de pitié si un philosophe eût émis l'idée qu'un jour
même éloigné, j'aurais à mourir, que les forces éternelles de la
nature me survivraient, les forces de cette nature sous les pieds
divins de qui je n'étais qu'un grain de poussière; qu'après moi il y
aurait encore ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair
de lune, ce ciel! Comment cela eût-il été possible, comment le monde
eût-il pu durer plus que moi, puisque je n'étais pas perdu en lui,
puisque c'était lui qui était enclos en moi, en moi qu'il était bien
loin de remplir, en moi, où, en sentant la place d'y entasser tant
d'autres trésors, je jetais dédaigneusement dans un coin ciel, mer et
falaises. «Finissez ou je sonne», s'écria Albertine voyant que je me
jetais sur elle pour l'embrasser. Mais je me disais que ce n'était pas
pour ne rien faire qu'une jeune fille fait venir un jeune homme en
cachette, en s'arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que
d'ailleurs l'audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions;
dans l'état d'exaltation où j'étais, le visage rond d'Albertine,
éclairé d'un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi
un tel relief qu'imitant la rotation d'une sphère ardente, il me
semblait tourner telles ces figures de Michel Ange qu'emporte un
immobile et vertigineux tourbillon. J'allais savoir l'odeur, le goût,
qu'avait ce fruit rose inconnu. J'entendis un son précipité, prolongé
et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces.

J'avais cru que l'amour que j'avais pour Albertine n'était pas fondé
sur l'espoir de la possession physique. Pourtant quand il m'eut paru
résulter de l'expérience de ce soir-là que cette possession était
impossible et qu'après n'avoir pas douté le premier jour, sur la
plage, qu'Albertine ne fût dévergondée, puis être passé par des
suppositions intermédiaires, il me sembla acquis d'une manière
définitive qu'elle était absolument vertueuse; quand à son retour de
chez sa tante, huit jours plus tard, elle me dit avec froideur: «Je
vous pardonne, je regrette même de vous avoir fait de la peine mais ne
recommencez jamais», au contraire de ce qui s'était produit quand
Bloch m'avait dit qu'on pouvait avoir toutes les femmes, et comme si au
lieu d'une jeune fille réelle, j'avais connu une poupée de cire, il
arriva, que peu à peu se détacha d'elle mon désir de pénétrer dans sa
vie, de la suivre dans les pays où elle avait passé son enfance,
d'être initié par elle à une vie de sport; ma curiosité intellectuelle
de ce qu'elle pensait sur tel ou tel sujet ne survécut pas à la
croyance que je pourrais l'embrasser. Mes rêves l'abandonnèrent dès
qu'ils cessèrent d'être alimentés par l'espoir d'une possession dont
je les avais crus indépendants. Dès lors ils se retrouvèrent libres,
de se reporter--selon le charme que je lui avais trouvé un certain
jour, surtout selon la possibilité et les chances que j'entrevoyais
d'être aimé par elle--sur telle ou telle des amies d'Albertine et
d'abord sur Andrée. Pourtant si Albertine n'avait pas existé,
peut-être n'aurais-je pas eu le plaisir que je commençai à prendre de
plus en plus, les jours qui suivirent, à la gentillesse que me
témoignait Andrée. Albertine ne raconta à personne l'échec que j'avais
essuyé auprès d'elle. Elle était une de ces jolies filles qui, dès
leur extrême jeunesse, pour leur beauté, mais surtout pour un
agrément, un charme qui restent assez mystérieux, et qui ont leur
source peut-être dans des réserves de vitalité où de moins favorisés
par la nature viennent se désaltérer, toujours, dans leur famille,
au milieu de leurs amies, dans le monde, ont plu davantage que de plus
belles, de plus riches, elle était de ces êtres à qui, avant l'âge de
l'amour et bien plus encore quand il est venu, on demande plus qu'eux
ne demandent, et même qu'ils ne peuvent donner. Dès son enfance
Albertine avait toujours eu en admiration devant elle quatre ou cinq
petites camarades, parmi lesquelles se trouvait Andrée qui lui était
si supérieure et le savait (et peut-être cette attraction qu'Albertine
exerçait bien involontairement avait-elle été à l'origine, avait-elle
servi à la fondation de la petite bande). Cette attraction s'exerçait
même assez loin dans des milieux relativement plus brillants, où s'il
y avait une pavane à danser on demandait Albertine plutôt qu'une jeune
fille mieux née. La conséquence était que, n'ayant pas un sou de dot,
vivant, assez mal d'ailleurs, à la charge de M. Bontemps qu'on disait
véreux et qui souhaitait se débarrasser d'elle, elle était pourtant
invitée non seulement à dîner, mais à demeure, chez des personnes qui
aux yeux de Saint-Loup n'eussent eu aucune élégance, mais qui pour la
mère de Rosemonde ou pour la mère d'Andrée, femmes très riches mais
qui ne connaissaient pas ces personnes, représentaient quelque chose
d'énorme. Ainsi Albertine passait tous les ans quelques semaines dans
la famille d'un régent de la Banque de France, président du Conseil
d'administration d'une grande Compagnie de Chemins de fer. La femme de
ce financier recevait des personnages importants et n'avait jamais dit
son «jour» à la mère d'Andrée, laquelle trouvait cette dame impolie,
mais n'en était pas moins prodigieusement intéressée par tout ce qui
se passait chez elle. Aussi exhortait-elle tous les ans Andrée à
inviter Albertine, dans leur villa, parce que, disait-elle, c'était
une bonne oeuvre d'offrir un séjour à la mer à une fille qui n'avait pas
elle-même les moyens de voyager et dont la tante ne s'occupait guère;
la mère d'Andrée n'était probablement pas mue par l'espoir que le
régent de la Banque et sa femme apprenant qu'Albertine était choyée
par elle et sa fille, concevraient d'elles deux une bonne opinion; à
plus forte raison n'espérait-elle pas qu'Albertine, pourtant si bonne
et adroite, saurait la faire inviter, ou tout au moins faire inviter
Andrée aux garden-parties du financier. Mais chaque soir à dîner, tout
en prenant un air dédaigneux et indifférent, elle était enchantée
d'entendre Albertine lui raconter ce qui s'était passé au château
pendant qu'elle y était, les gens qui y avaient été reçus et qu'elle
connaissait presque tous de vue ou de nom. Même la pensée qu'elle ne
les connaissait que de cette façon, c'est-à-dire ne les connaissait
pas (elle appelait cela connaître les gens «de tout temps»), donnait à
la mère d'Andrée une pointe de mélancolie tandis qu'elle posait à
Albertine des questions sur eux d'un air hautain et distrait, du bout
des lèvres, et eût pu la laisser incertaine et inquiète sur
l'importance de sa propre situation si elle ne s'était rassurée
elle-même et replacée dans la «réalité de la vie» en disant au maître
d'hôtel: «Vous direz au chef que ses petits pois ne sont pas assez
fondants.» Elle retrouvait alors sa sérénité. Et elle était bien
décidée à ce qu'Andrée n'épousât qu'un homme d'excellente famille
naturellement, mais assez riche pour qu'elle pût elle aussi avoir un
chef et deux cochers. C'était cela le positif, la vérité effective
d'une situation. Mais qu'Albertine eût dîné au château du régent de la
Banque avec telle ou telle dame, que cette dame l'eût même invitée
pour l'hiver suivant, cela n'en donnait pas moins à la jeune fille,
pour la mère d'Andrée une sorte de considération particulière qui
s'alliait très bien à la pitié et même au mépris excités par son
infortune, mépris augmenté par le fait que M. Bontemps eût trahi son
drapeau et se fût--même vaguement panamiste, disait-on--rallié au
gouvernement. Ce qui n'empêchait pas, d'ailleurs, la mère d'Andrée,
par amour de la vérité, de foudroyer de son dédain les gens qui avaient
l'air de croire qu'Albertine était d'une basse extraction. «Comment,
c'est tout ce qu'il y a de mieux, ce sont des Simonet, avec un seul
_n_.» Certes, à cause du milieu où tout cela évoluait, où l'argent joue
un tel rôle, et où l'élégance vous fait inviter mais non épouser,
aucun mariage «potable» ne semblait pouvoir être pour Albertine la
conséquence utile de la considération si distinguée dont elle
jouissait et qu'on n'eût pas trouvée compensatrice de sa pauvreté.
Mais même à eux seuls, et n'apportant pas l'espoir d'une conséquence
matrimoniale, ces «succès» excitaient l'envie de certaines mères
méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme «l'enfant de
la maison» par la femme du régent de la Banque, même par la mère
d'Andrée, qu'elles connaissaient à peine. Aussi disaient-elles à des
amis communs d'elles et de ces deux dames, que celles-ci seraient
indignées si elles savaient la vérité, c'est-à-dire qu'Albertine
racontait chez l'une (et «vice versa») tout ce que l'intimité où on
l'admettait imprudemment lui permettait de découvrir chez l'autre,
mille petits secrets qu'il eût été infiniment désagréables à
l'intéressée de voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela pour
que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices.
Mais ces commissions comme il arrive souvent n'avaient aucun succès.
On sentait trop la méchanceté qui les dictait et cela ne faisait que
faire mépriser un peu plus celles qui en avaient pris l'initiative. La
mère d'Andrée était trop fixée sur le compte d'Albertine pour changer
d'opinion à son égard. Elle la considérait comme une «malheureuse»
mais d'une nature excellente et qui ne savait qu'inventer pour faire
plaisir.

Si cette sorte de vogue qu'avait obtenue Albertine ne paraissait
devoir comporter aucun résultat pratique, elle avait imprimé à l'amie
d'Andrée le caractère distinctif des êtres qui toujours recherchés,
n'ont jamais besoin de s'offrir (caractère qui se retrouve aussi pour
des raisons analogues, à une autre extrémité de la société, chez des
femmes d'une grande élégance), et qui est de ne pas faire montre des
succès qu'ils ont, de les cacher plutôt. Elle ne disait jamais à
quelqu'un: «Il a envie de me voir», parlait de tous avec une grande
bienveillance, et comme si ce fût elle qui eût couru après, recherché
les autres. Si on parlait d'un jeune homme qui quelques minutes
auparavant venait de lui faire en tête-à-tête les plus sanglants
reproches parce qu'elle lui avait refusé un rendez-vous, bien loin de
s'en vanter publiquement, ou de lui en vouloir à lui, elle faisait son
éloge: «C'est un si gentil garçon.» Elle était même tellement ennuyée
de plaire, parce que cela l'obligeait à faire de la peine, tandis que,
par nature, elle aimait à faire plaisir. Elle aimait même à faire
plaisir au point d'en être arrivée à pratiquer un mensonge spécial à
certaines personnes utilitaires, à certains hommes arrivés. Existant
d'ailleurs à l'état embryonnaire chez un nombre énorme de personnes,
ce genre d'insincérité consiste à ne pas savoir se contenter pour un
seul acte, de faire, grâce à lui, plaisir à une seule personne. Par
exemple, si la tante d'Albertine désirait que sa nièce l'accompagnât à
une matinée peu amusante, Albertine en s'y rendant aurait pu trouver
suffisant d'en tirer le profit moral d'avoir fait plaisir à sa tante.
Mais accueillie gentiment par les maîtres de maison, elle aimait mieux
leur dire qu'elle désirait depuis si longtemps les voir qu'elle avait
choisi cette occasion et sollicité la permission de sa tante. Cela ne
suffisait pas encore: à cette matinée se trouvait une des amies
d'Albertine qui avait un gros chagrin. Albertine lui disait: «Je n'ai
pas voulu te laisser seule, j'ai pensé que ça te ferait du bien de
m'avoir près de toi. Si tu veux que nous laissions la matinée, que
nous allions ailleurs, je ferai ce que tu voudras, je désire avant
tout te voir moins triste» (ce qui était vrai aussi du reste). Parfois
il arrivait pourtant que le but fictif détruisait le but réel. Ainsi
Albertine ayant un service à demander pour une de ses amies allait
pour cela voir une certaine dame. Mais arrivée chez cette dame bonne
et sympathique, la jeune fille obéissant à son insu au principe de
l'utilisation multiple d'une seule action, trouvait plus affectueux
d'avoir l'air d'être venue seulement à cause du plaisir qu'elle avait
senti, qu'elle éprouverait à revoir cette dame. Celle-ci était
infiniment touchée qu'Albertine eût accompli un long trajet par pure
amitié. En voyant la dame presque émue, Albertine l'aimait encore
davantage. Seulement il arrivait ceci: elle éprouvait si vivement le
plaisir d'amitié pour lequel elle avait prétendu mensongèrement être
venue, qu'elle craignait de faire douter la dame de sentiments en
réalité sincères, si elle lui demandait le service pour l'amie. La
dame croirait qu'Albertine était venue pour cela, ce qui était vrai,
mais elle conclurait qu'Albertine n'avait pas de plaisir désintéressé
à la voir, ce qui était faux. De sorte qu'Albertine repartait sans
avoir demandé le service, comme les hommes qui ont été si bons avec
une femme dans l'espoir d'obtenir ses faveurs, qu'ils ne font pas leur
déclaration pour garder à cette bonté un caractère de noblesse. Dans
d'autres cas on ne peut pas dire que le véritable but fût sacrifié au
but accessoire et imaginé après coup, mais le premier était tellement
opposé au second, que si la personne qu'Albertine attendrissait en lui
déclarant l'un avait appris l'autre, son plaisir se serait aussitôt
changé en la peine la plus profonde. La suite du récit fera, beaucoup
plus loin, mieux comprendre ce genre de contradiction. Disons par un
exemple emprunté à un ordre de faits tout différents qu'elles sont
très fréquentes dans les situations les plus diverses que présente la
vie. Un mari a installé sa maîtresse dans la ville où il est en
garnison. Sa femme restée à Paris, et à demi au courant de la vérité
se désole, écrit à son mari des lettres de jalousie. Or, la maîtresse
est obligée de venir passer un jour à Paris. Le mari ne peut résister
à ses prières de l'accompagner et obtient une permission de
vingt-quatre heures. Mais comme il est bon et souffre de faire de la
peine à sa femme, il arrive chez celle-ci, lui dit en versant quelques
larmes sincères, qu'affolé par ses lettres il a trouvé le moyen de
s'échapper pour venir la consoler et l'embrasser. Il a trouvé ainsi le
moyen de donner par un seul voyage une preuve d'amour à la fois à sa
maîtresse et à sa femme. Mais si cette dernière apprenait pour quelle
raison il est venu à Paris, sa joie se changerait sans doute en
douleur, à moins que voir l'ingrat ne la rendit malgré tout plus
heureuse qu'il ne la fait souffrir par ses mensonges. Parmi les hommes
qui m'ont paru pratiquer avec le plus de suite le système des fins
multiples se trouve M. de Norpois. Il acceptait quelquefois de
s'entremettre entre deux amis brouillés, et cela faisait qu'on
l'appelait le plus obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas
d'avoir l'air de rendre service à celui qui était venu le solliciter,
il présentait à l'autre la démarche qu'il faisait auprès de lui comme
entreprise non à la requête du premier, mais dans l'intérêt du second,
ce qu'il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné
d'avance par l'idée qu'il avait devant lui «le plus serviable des
hommes». De cette façon, jouant sur les deux tableaux, faisant ce
qu'on appelle en termes de coulisse de la contre-partie, il ne
laissait jamais courir aucun risque à son influence, et les services
qu'il rendait ne constituaient pas une aliénation, mais une
fructification d'une partie de son crédit. D'autre part, chaque
service, semblant doublement rendu, augmentait d'autant plus sa
réputation d'ami serviable, et encore d'ami serviable avec efficacité,
qui ne donne pas des coups d'épée dans l'eau, dont toutes les
démarches portent, ce que démontrait la reconnaissance des deux
intéressés. Cette duplicité dans l'obligeance était, et avec des
démentis comme en toute créature humaine, une partie importante du
caractère de M. de Norpois. Et souvent au ministère, il se servit de
mon père, lequel était assez naïf, en lui faisant croire qu'il le
servait.

Plaisant plus qu'elle ne voulait et n'ayant pas besoin de claironner
ses succès, Albertine garda le silence sur la scène qu'elle avait eue
avec moi auprès de son lit, et qu'une laide aurait voulu faire
connaître à l'univers. D'ailleurs son attitude dans cette scène, je ne
parvenais pas à me l'expliquer. Pour ce qui concerne l'hypothèse d'une
vertu absolue (hypothèse à laquelle j'avais d'abord attribué la
violence avec laquelle Albertine avait refusé de se laisser embrasser
et prendre par moi, et qui n'était du reste nullement indispensable à
ma conception de la bonté, de l'honnêteté foncière de mon amie) je ne
laissai pas de la remanier à plusieurs reprises. Cette hypothèse était
tellement le contraire de celle que j'avais bâtie le premier jour où
j'avais vu Albertine. Puis tant d'actes différents, tous de
gentillesse pour moi (une gentillesse caressante, parfois inquiète,
alarmée, jalouse de ma prédilection pour Andrée) baignaient de tous
côtés le geste de rudesse par lequel, pour m'échapper, elle avait tiré
sur la sonnette. Pourquoi donc m'avait-elle demandé de venir passer la
soirée près de son lit? Pourquoi parlait-elle tout le temps le langage
de la tendresse? Sur quoi repose le désir de voir un ami, de craindre
qu'il vous préfère votre amie, de chercher à lui faire plaisir, de lui
dire romanesquement que les autres ne sauront pas qu'il a passé la
soirée auprès de vous, si vous lui refusez un plaisir aussi simple et
si ce n'est pas un plaisir pour vous? Je ne pouvais croire tout de
même que la vertu d'Albertine allât jusque-là et j'en arrivais à me
demander s'il n'y avait pas eu à sa violence une raison de
coquetterie, par exemple une odeur désagréable qu'elle aurait cru
avoir sur elle et par laquelle elle eût craint de me déplaire, ou de
pusillanimité, si par exemple elle croyait dans son ignorance des
réalités de l'amour que mon état de faiblesse nerveuse pouvait avoir
quelque chose de contagieux par le baiser.

Elle fut certainement désolée de n'avoir pu me faire plaisir et me
donna un petit crayon d'or, par cette vertueuse perversité des gens
qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant pas à vous
accorder ce qu'elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur
autre chose: le critique dont l'article flatterait le romancier
l'invite à la place à dîner, la duchesse n'emmène pas le snob avec
elle au théâtre, mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne
l'occupera pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien
faire sont poussés par le scrupule à faire quelque chose. Je dis à
Albertine qu'en me donnant ce crayon, elle me faisait un grand
plaisir, moins grand pourtant que celui que j'aurais eu si le soir où
elle était venue coucher à l'hôtel elle m'avait permis de l'embrasser.
«Cela m'aurait rendu si heureux, qu'est-ce que cela pouvait vous
faire, je suis étonné que vous me l'ayez refusé.--Ce qui m'étonne, me
répondit-elle, c'est que vous trouviez cela étonnant. Je me demande
quelles jeunes filles vous avez pu connaître pour que ma conduite vous
ait surpris.--Je suis désolé de vous avoir fâchée, mais, même
maintenant je ne peux pas vous dire que je trouve que j'ai eu tort.
Mon avis est que ce sont des choses qui n'ont aucune importance, et je
ne comprends pas qu'une jeune fille qui peut si facilement faire
plaisir, n'y consente pas. Entendons-nous, ajoutai-je pour donner une
demi-satisfaction à ses idées morales en me rappelant comment elle et
ses amies avaient flétri l'amie de l'actrice Léa, je ne veux pas dire
qu'une jeune fille puisse tout faire et qu'il n'y ait rien d'immoral.
Ainsi, tenez, ces relations dont vous parliez l'autre jour à propos
d'une petite qui habite Balbec et qui existeraient entre elle et une
actrice, je trouve cela ignoble, tellement ignoble que je pense que ce
sont des ennemis de la jeune fille qui auront inventé cela et que ce
n'est pas vrai. Cela me semble improbable, impossible. Mais se laisser
embrasser et même plus par un ami, puisque vous dites que je suis
votre ami...--Vous l'êtes, mais j'en ai eu d'autres avant vous, j'ai
connu des jeunes gens qui, je vous assure, avaient pour moi tout
autant d'amitié. Hé bien, il n'y en a pas un qui aurait osé une chose
pareille. Ils savaient la paire de calottes qu'ils auraient reçue.
D'ailleurs ils n'y songeaient même pas, on se serrait la main bien
franchement, bien amicalement, en bons camarades, jamais on n'aurait
parlé de s'embrasser, et on n'en était pas moins amis pour cela.
Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez être content, car il
faut que je vous aime joliment pour vous pardonner. Mais je suis sûre
que vous vous fichez bien de moi. Avouez que c'est Andrée qui vous
plaît. Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que
moi, et elle, elle est ravissante! Ah! les hommes!» Malgré ma
déception récente, ces paroles si franches, en me donnant une grande
estime pour Albertine, me causaient une impression très douce. Et
peut-être cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et
fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que commença à se former
ce sentiment presque familial, ce noyau moral qui devait toujours
subsister au milieu de mon amour pour Albertine. Un tel sentiment peut
être la cause des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par
une femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le moment, cet
embryon d'estime morale, d'amitié, restait au milieu de mon âme comme
une pierre d'attente. Il n'eût rien pu, à lui seul, contre mon bonheur
s'il fût demeuré ainsi sans s'accroître, dans une inertie qu'il devait
garder l'année suivante et à plus forte raison pendant ces dernières
semaines de mon premier séjour à Balbec. Il était en moi comme un de
ces hôtes qu'il serait malgré tout plus prudent qu'on expulsât, mais
qu'on laisse à leur place sans les inquiéter, tant les rendent
provisoirement inoffensifs leur faiblesse et leur isolement au milieu
d'une âme étrangère.

Mes rêves se retrouvaient libres maintenant de se reporter sur telle
ou telle des amies d'Albertine et d'abord sur Andrée dont les
gentillesses m'eussent peut-être moins touché si je n'avais été
certain qu'elles seraient connues d'Albertine. Certes la préférence
que depuis longtemps j'avais feinte pour Andrée m'avait fourni--en
habitudes de causeries, de déclarations de tendresses--comme la
matière d'un amour tout prêt pour elle auquel il n'avait jusqu'ici
manqué qu'un sentiment sincère qui s'y ajoutât et que maintenant mon
cœur redevenu libre aurait pu fournir. Mais pour que j'aimasse vraiment
Andrée, elle était trop intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive,
trop semblable à moi. Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée
était remplie de quelque chose que je connaissais trop. J'avais cru le
premier jour voir sur la plage une maîtresse de coureur, enivrée de
l'amour des sports, et Andrée me disait que si elle s'était mise à en
faire, c'était sur l'ordre de son médecin pour soigner sa neurasthénie
et ses troubles de nutrition, mais que ses meilleures heures étaient
celles où elle traduisait un roman de George Eliot. Ma déception,
suite d'une erreur initiale sur ce qu'était Andrée, n'eut, en fait,
aucune importance pour moi. Mais l'erreur était du genre de celles
qui, si elles permettent à l'amour de naître et ne sont reconnues
pour des erreurs que lorsqu'il n'est plus modifiable, deviennent une
cause de souffrances. Ces erreurs--qui peuvent être différentes de
celle que je commis pour Andrée et même inverses--tiennent souvent,
dans le cas d'Andrée en particulier, à ce qu'on prend suffisamment
l'aspect, les façons de ce qu'on n'est pas mais qu'on voudrait être,
pour faire illusion au premier abord. A l'apparence extérieure,
l'affectation, l'imitation, le désir d'être admiré, soit des bons,
soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des
gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à
l'épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu'on
découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses
charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans
une honnête fille pleine de préjugés. J'avais cru trouver en Andrée
une créature saine et primitive, alors qu'elle n'était qu'un être
cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui
elle avait cru la trouver et qui n'en avaient pas plus la réalité
qu'un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche
n'est forcément un Hercule. Or, il est telles circonstances où il
n'est pas indifférent pour le bonheur que la personne qu'on a aimée
pour ce qu'elle paraissait avoir de sain, ne fût en réalité qu'une de
ces malades qui ne reçoivent leur santé que d'autres, comme les
planètes empruntent leur lumière, comme certains corps ne font que
laisser passer l'électricité.

N'importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus qu'elles,
était tout de même une amie d'Albertine, partageant sa vie, imitant
ses façons au point que le premier jour je ne les avais pas
distinguées d'abord l'une de l'autre. Entre ces jeunes filles, tiges
de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer,
régnait la même indivision qu'au temps où je ne les connaissais pas et
où l'apparition de n'importe laquelle me causait tant d'émotion en
m'annonçant que la petite bande n'était pas loin. Maintenant encore la
vue de l'une me donnait un plaisir où entrait dans une proportion que
je n'aurais pas su dire, de voir les autres la suivre plus tard, et,
même si elles ne venaient pas ce jour-là, de parler d'elles et de
savoir qu'il leur serait dit que j'étais allé sur la plage.

Ce n'était plus simplement l'attrait des premiers jours, c'était une
véritable velléité d'aimer qui hésitait entre toutes, tant chacune
était naturellement le résultat de l'autre. Ma plus grande tristesse
n'aurait pas été d'être abandonné par celle de ces jeunes filles que
je préférais, mais j'aurais aussitôt préféré, parce que j'aurais fixé
sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement
entre toutes, celle qui m'eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce
toutes ses amies, aux yeux desquelles j'eusse bientôt perdu tout
prestige, que j'eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur
ayant avoué cette sorte d'amour collectif qu'ont l'homme politique ou
l'acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d'être délaissés
après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n'avais pu
obtenir d'Albertine je les espérais tout d'un coup de telle qui
m'avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard
ambigus, grâce auxquels c'était vers celle-là que, pour une journée,
se tournait mon désir.

Il errait entre elles d'autant plus voluptueusement que sur ces
visages mobiles, une fixation relative des traits était suffisamment
commencée, pour qu'on en pût distinguer, dût-elle changer encore, la
malléable et flottante effigie. Aux différences qu'il y avait entre
eux, étaient bien loin de correspondre sans doute des différences
égales dans la longueur et la largeur des traits, lesquels eussent, de
l'une à l'autre de ces jeunes filles, et si dissemblables qu'elles
parussent, peut-être été presque superposables. Mais notre
connaissance des visages n'est pas mathématique. D'abord, elle ne
commence pas par mesurer les parties, elle a pour point de départ une
expression, un ensemble. Chez Andrée par exemple, la finesse des yeux
doux semblait rejoindre le nez étroit, aussi mince qu'une simple
courbe qui aurait été tracée pour que pût se poursuivre sur une seule
ligne l'intention de délicatesse divisée antérieurement dans le double
sourire des regards jumeaux. Une ligne aussi fine était creusée dans
ses cheveux, souple et profonde comme celle dont le vent sillonne le
sable. Et là elle devait être héréditaire, les cheveux tout blancs de
la mère d'Andrée étaient fouettés de la même manière, formant ici un
renflement, là une dépression comme la neige qui se soulève ou s'abîme
selon les inégalités du terrain. Certes, comparé à la fine délinéation
de celui d'Andrée, le nez de Rosemonde semblait offrir de larges
surfaces comme une haute tour assise sur une base puissante. Que
l'expression suffise à faire croire à d'énormes différences entre ce
que sépare un infiniment petit--qu'un infiniment petit puisse à lui
seul créer une expression absolument particulière, une individualité--ce
n'était pas que l'infiniment petit de la ligne, et l'originalité
de l'expression, qui faisaient apparaître ces visages comme
irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la
coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant
par la beauté variée des tons qu'elle leur fournissait, si opposés que
je prenais devant Rosemonde--inondée d'un rose soufré sur lequel
réagissaient encore la lumière verdâtre des yeux--et devant Andrée--dont
les joues blanches recevaient tant d'austère distinction de
ses cheveux noirs--le même genre de plaisir que si j'avais regardé
tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia
dans la nuit; mais surtout parce que les différences infiniment
petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports
des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur,
lequel tout aussi bien que le dispensateur des teintes est un grand
régénérateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte
que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable, selon
qu'ils étaient éclairés par les feux d'une rousse chevelure, d'un
teint rose, par la lumière blanche d'une mate pâleur, s'étiraient ou
s'élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des
ballets russes, consistant parfois, s'ils sont vus en plein jour, en
une simple rondelle de papier, et que le génie d'un Bakst, selon
l'éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s'y
incruster durement comme une turquoise à la façade d'un palais ou s'y
épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d'un jardin. Ainsi
en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en
peintres, non en arpenteurs.

Il en était d'Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le
teint gris, l'air maussade, une transparence violette descendant
obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la
mer, elle semblait éprouver une tristesse d'exilée. D'autres jours, sa
figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les
empêchait d'aller au delà; à moins que je ne la visse tout à coup de
côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient
roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les
embrasser, d'atteindre ce teint différent qui se dérobait. D'autres
fois le bonheur baignait ces joues d'une clarté si mobile que la peau
devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents
qui la faisaient paraître d'une autre couleur, mais non d'une autre
matière que les yeux; quelquefois, sans y penser, quand on regardait
sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement
deux taches plus bleues, c'était comme on eût fait d'un œuf de
chardonneret, souvent comme d'une agate opaline travaillée et polie à
deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient
comme les ailes transparentes d'un papillon d'azur, les yeux où la
chair devient miroir et nous donne l'illusion de nous laisser plus
qu'en les autres parties du corps, approcher de l'âme. Mais le plus
souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée;
quelquefois seul était rose dans sa figure blanche, le bout de son
nez, fin comme celui d'une petite chatte sournoise avec qui l'on
aurait eu envie de jouer; quelquefois ses joues étaient si lisses que
le regard glissait comme sur celui d'une miniature sur leur émail rose
que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle
entr'ouvert et superposé de ses cheveux noirs; il arrivait que le
teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois
même, quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors
l'idée d'une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque
chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose
de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines
roses, d'un rouge presque noir; et chacune de ces Albertine était
différente comme est différente chacune des apparitions de la danseuse
dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les
jeux innombrablement variés d'un projecteur lumineux. C'est peut-être
parce qu'étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à
cette époque que plus tard je pris l'habitude de devenir moi-même un
personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais: un
jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux,
recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais
selon la force de la croyance interposée pour un même souvenir, par la
façon différente dont je l'appréciais. Car c'est toujours à cela qu'il
fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent
notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d'importance pour
notre bonheur que tel être que nous voyons, car c'est à travers elles
que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère
à l'être regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent
à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine; je devrais plus
encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui
apparaissaient par moi, jamais la même, comme--appelées simplement
par moi pour plus de commodité la mer--ces mers qui se succédaient
et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. Mais surtout de
la même manière mais bien plus utilement qu'on dit, dans un récit, le
temps qu'il faisait tel jour, je devrais donner toujours son nom à la
croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en
faisant l'atmosphère, l'aspect des êtres, comme celui des mers,
dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de
chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur
dissémination, leur fuite--comme celle qu'Elstir avait déchirée un
soir en ne me présentant pas aux jeunes filles avec qui il s'était
arrêté et dont les images m'étaient soudain apparues plus belles,
quand elles s'éloignaient--nuée qui s'était reformée quelques jours
plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat,
s'interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce,
pareille à la Leucothea de Virgile.

Sans doute leurs visages à toutes avait bien changé pour moi de sens
depuis que la façon dont il fallait les lire m'avait été dans une
certaine mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je pouvais
attribuer une valeur d'autant plus grande que par mes questions je les
provoquais à mon gré, les faisais varier comme un expérimentateur qui
demande à des contre-épreuves la vérification de ce qu'il a supposé.
Et c'est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de
l'existence, qu'approcher suffisamment les choses et les personnes qui
nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte
qu'elles sont sans mystère et sans beauté; c'est une des hygiènes
entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n'est peut-être pas
très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer
la vie, et aussi comme elle permet de ne rien regretter, en nous
persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur
n'était pas grand-chose--pour nous résigner à la mort.

J'avais remplacé au fond du cerveau de ces jeunes filles le mépris de
la chasteté, le souvenir de quotidiennes passades, par d'honnêtes
principes capables peut-être de fléchir mais ayant jusqu'ici préservé
de tout écart celles qui les avaient reçus de leur milieu bourgeois.
Or quand on s'est trompé dès le début, même pour les petites choses,
quand une erreur de supposition ou de souvenirs, vous fait chercher
l'auteur d'un potin malveillant ou l'endroit où on a égaré un objet
dans une fausse direction, il peut arriver qu'on ne découvre son
erreur que pour lui substituer non pas la vérité, mais une autre
erreur. Je tirais en ce qui concernait leur manière de vivre et la
conduite à tenir avec elles, toutes les conséquences du mot innocence
que j'avais lu, en causant familièrement avec elles, sur leur visage.
Mais peut-être l'avais-je lu étourdiment dans le lapsus d'un
déchiffrage trop rapide, et n'y était-il pas plus écrit que le nom de
Jules Ferry sur le programme de la matinée où j'avais entendu pour la
première fois la Berma, ce qui ne m'avait pas empêché de soutenir à M.
de Norpois, que Jules Ferry, sans doute possible, écrivait des
levers de rideau.

Pour n'importe laquelle de mes amies de la petite bande, comment le
dernier visage que je lui avais vu n'eût-il pas été le seul que je me
rappelasse, puisque, de nos souvenirs relatifs à une personne,
l'intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l'utilité
immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces
relations sont imprégnées d'amour, lequel toujours insatisfait, vit
dans le moment qui va venir). Elle laisse filer la chaîne des jours
passés, n'en garde fortement que le dernier bout souvent d'un tout
autre métal que les chaînons disparus dans la nuit et dans le voyage
que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où
nous sommes présentement. Toutes mes premières impressions, déjà si
lointaines, ne pouvaient pas trouver contre leur déformation
journalière un recours dans ma mémoire; pendant les longues heures
que je passais à causer, à goûter, à jouer avec ces jeunes filles, je
ne me souvenais même pas qu'elles étaient les mêmes vierges
impitoyables et sensuelles que j'avais vues comme dans une fresque,
défiler devant la mer.

Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans l'île de
Calypso, exhument bien le palais de Mimos. Seulement Calypso n'est
plus qu'une femme; Mimos qu'un roi sans rien de divin. Même les
qualités et les défauts que l'histoire nous enseigne alors avoir été
l'apanage de ces personnes fort réelles, diffèrent souvent beaucoup de
ceux que nous avions prêtés aux êtres fabuleux qui portaient le même
nom. Ainsi s'était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique
que j'avais composée les premiers jours. Mais il n'est pas tout à fait
indifférent qu'il nous arrive au moins quelquefois de passer notre
temps dans la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que
nous avons désiré. Dans le commerce des personnes que nous avons
d'abord trouvées désagréables, persiste toujours, même au milieu du
plaisir factice qu'on peut finir par goûter auprès d'elles, le goût
frelaté des défauts qu'elles ont réussi à dissimuler. Mais dans des
relations comme celles que j'avais avec Albertine et ses amies, le
plaisir vrai qui est à leur origine, laisse ce parfum qu'aucun
artifice ne parvient à donner aux fruits forcés, aux raisins qui
n'ont pas mûri au soleil. Les créatures surnaturelles qu'elles avaient
été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque
merveilleux dans les rapports les plus banals que j'avais avec elles,
ou plutôt préservaient ces rapports d'avoir jamais rien de banal. Mon
désir avait cherché avec tant d'avidité la signification des yeux qui
maintenant me connaissaient et me souriaient, mais qui, le premier
jour, avaient croisé mes regards comme des rayons d'un autre univers,
il avait distribué si largement et si minutieusement la couleur et le
parfum sur les surfaces carnées de ces jeunes filles qui, étendues sur
la falaise me tendaient simplement des sandwichs ou jouaient aux
devinettes, que souvent dans l'après-midi, pendant que j'étais allongé
comme ces peintres qui cherchant la grandeur de l'antique dans la vie
moderne, donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la noblesse
du «Tireur d'épine» ou qui comme Rubens, font des déesses avec des
femmes de leur connaissance pour composer une scène mythologique, ces
beaux corps bruns et blonds, de types si opposés, répandus autour de
moi dans l'herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le
médiocre contenu dont l'existence journalière les avait remplis, et
portant sans me rappeler expressément leur céleste origine, comme si
pareil à Hercule ou à Télémaque, j'avais été en train de jouer au
milieu des nymphes.

Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies
quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les hirondelles,
mais dans la même semaine. Albertine s'en alla la première,
brusquement, sans qu'aucune de ses amies eût pu comprendre, ni alors,
ni plus tard, pourquoi elle était rentrée tout à coup à Paris, où ni
travaux, ni distractions ne la rappelaient. «Elle n'a dit ni quoi ni
qu'est-ce et puis elle est partie», grommelait Françoise qui aurait
d'ailleurs voulu que nous en fissions autant. Elle nous trouvait
indiscrets vis-à-vis des employés, pourtant déjà bien réduits en
nombre, mais retenus par les rares clients qui restaient, vis-à-vis du
directeur qui «mangeait de l'argent». Il est vrai que depuis longtemps
l'hôtel qui n'allait pas tarder à fermer avait vu partir presque tout
le monde; jamais il n'avait été aussi agréable. Ce n'était pas l'avis
du directeur; tout le long des salons où l'on gelait et à la porte
desquels ne veillait plus aucun groom, il arpentait les corridors,
vêtu d'une redingote neuve, si soigné par le coiffeur que sa figure
fade avait l'air de consister en un mélange où pour une partie de
chair il y en aurait eu trois de cosmétique, changeant sans cesse de
cravates (ces élégances coûtent moins cher que d'assurer le chauffage
et de garder le personnel, et tel qui ne peut plus envoyer dix mille
francs à une oeuvre de bienfaisance, fait encore sans peine le généreux
en donnant cent sous de pourboire au télégraphiste qui lui apporte une
dépêche). Il avait l'air d'inspecter le néant, de vouloir donner, grâce
à sa bonne tenue personnelle, un air provisoire à la misère que l'on
sentait dans cet hôtel où la saison n'avait pas été bonne, et
paraissait comme le fantôme d'un souverain qui revient hanter les
ruines de ce qui fut jadis son palais. Il fut surtout mécontent quand
le chemin de fer d'intérêt local, qui n'avait plus assez de voyageurs,
cessa de fonctionner pour jusqu'au printemps suivant. «Ce qui manque
ici, disait le directeur, ce sont le moyens de commotion.» Malgré le
déficit qu'il enregistrait, il faisait pour les années suivantes des
projets grandioses. Et comme il était tout de même capable de retenir
exactement de belles expressions quand elles s'appliquaient à
l'industrie hôtelière et avaient pour effet de la magnifier: «Je
n'étais pas suffisamment secondé quoique à la salle à manger j'avais
une bonne équipe, disait-il; mais les chasseurs laissaient un peu à
désirer; vous verrez l'année prochaine quelle phalange je saurai
réunir.» En attendant, l'interruption des services du B.C.B.
l'obligeait à envoyer chercher les lettres et quelquefois conduire les
voyageurs dans une carriole. Je demandais souvent à monter à côté du
cocher et cela me fit faire des promenades par tous les temps, comme
dans l'hiver que j'avais passé à Combray.

Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand'mère
et moi, le casino étant fermé, dans des pièces presque complètement
vides comme à fond de cale d'un bateau quand le vent souffle, et où
chaque jour, comme au cours d'une traversée, une nouvelle personne
d'entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les
connaître, le premier président de Rennes, la bâtonnier de Caen, une
dame américaine et ses filles, venaient à nous, entamaient la
conversation, inventaient quelque manière de trouver les heures moins
longues, révélaient un talent, nous enseignaient un jeu, nous
invitaient à prendre le thé, ou à faire de la musique, à nous réunir à
une certaine heure, à combiner ensemble de ces distractions qui
possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est
de n'y pas prétendre, mais seulement de nous aider à passer le temps
de notre ennui, enfin nouaient avec nous sur la fin de notre séjour
des amitiés que le lendemain leurs départs successifs venaient
interrompre. Je fis même la connaissance du jeune homme riche, d'un de
ses deux amis nobles et de l'actrice qui était revenue pour quelques
jours; mais la petite société ne se composait plus que de trois
personnes, l'autre ami était rentré à Paris. Ils me demandèrent de
venir dîner avec eux dans leur restaurant. Je crois qu'ils furent
assez contents que je n'acceptasse pas. Mais ils avaient fait
l'invitation le plus aimablement possible, et bien qu'elle vînt en
réalité du jeune homme riche puisque les autres personnes n'étaient
que ses hôtes, comme l'ami qui l'accompagnait, le marquis Maurice de
Vaudémont, était de très grande maison, instinctivement l'actrice en
me demandant si je ne voudrais pas venir, me dit pour me flatter:

--Cela fera tant de plaisir à Maurice.

Et quand dans le hall je les rencontrai tous trois, ce fut M. de
Vaudémont, le jeune homme riche s'effaçant, qui me dit:

--Vous ne nous ferez pas le plaisir de dîner avec nous?

En somme j'avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que
davantage le désir d'y revenir. Il me semblait que j'y étais resté
trop peu de temps. Ce n'était pas l'avis de mes amis qui m'écrivaient
pour me demander si je comptais y vivre définitivement. Et de voir que
c'était le nom de Balbec qu'ils étaient obligés de mettre sur
l'enveloppe, comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une
campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j'entendais
pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j'avais, avant de m'endormir,
confié, comme une barque, mon sommeil, j'avais l'illusion que cette
promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire
pénétrer en moi la notion de leur charme à la façon de ces leçons
qu'on apprend en dormant.

Le directeur m'offrait pour l'année prochaine de meilleures chambres,
mais j'étais attaché maintenant à la mienne où j'entrais sans plus
jamais sentir l'odeur du vetiver, et dont ma pensée, qui s'y élevait
jadis si difficilement, avait fini par prendre si exactement les
dimensions que je fus obligé de lui faire subir un traitement inverse
quand je dus coucher à Paris dans mon ancienne chambre, laquelle était
basse de plafond.

Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l'humidité étant
devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans cet hôtel
dépourvu de cheminées et de calorifère. J'oubliai d'ailleurs presque
immédiatement ces dernières semaines. Ce que je revis presque
invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où
chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l'après-midi
sortir avec Albertine et ses amies, ma grand'mère sur l'ordre du
médecin me força à rester couché dans l'obscurité. Le directeur
donnait des ordres pour qu'on ne fît pas de bruit à mon étage et
veillait lui-même à ce qu'ils fussent obéis. A cause de la trop grande
lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands
rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier
soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour
ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu'elle seule
savait défaire, malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne
rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle y ajustait, elle
n'arrivait pas à les faire joindre exactement, l'obscurité n'était pas
complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate
effeuillement d'anémones parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de
venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui faisait face à
la fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre d'or
que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait
lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le
désert. Je me recouchais; obligé de goûter, sans bouger, par
l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du
bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre
bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action, mais immobile
et qui ne peut décharger sa vitesse sur place en tournant sur
elle-même.

Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les voyais
pas, tandis qu'elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer,
tout au fond de laquelle et perchée au milieu de ses cimes bleuâtres
comme une bourgade italienne, se distinguait parfois dans une
éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement détaillée par
le soleil. Je ne voyais pas mes amies, mais (tandis qu'arrivaient
jusqu'à mon belvédère l'appel des marchands de journaux, «des
journalistes», comme les nommait Françoise, les appels des baigneurs
et des enfants qui jouaient, ponctuant à la façon des cris des oiseaux
de mer le bruit du flot qui doucement se brisait), je devinais leur
présence, j'entendais leur rire enveloppé comme celui des néréides
dans le doux déferlement qui montait jusqu'à mes oreilles. «Nous avons
regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez.
Mais vos volets sont restés fermés, même à l'heure du concert.» A dix
heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles
des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu,
le glissement de l'eau d'une vague qui semblait envelopper les traits
du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume
au-dessus des échos intermittents d'une musique sous-marine. Je
m'impatientais qu'on ne fût pas encore venu me donner mes affaires
pour que je puisse m'habiller. Midi sonnait, enfin arrivait Françoise.
Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j'avais tant désiré
parce que je ne l'imaginais que battu par la tempête et perdu dans les
brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que, quand elle
venait ouvrir la fenêtre, j'avais pu, toujours sans être trompé,
m'attendre à trouver le même pan de soleil plié à l'angle du mur
extérieur, et d'une couleur immuable qui était moins émouvante comme
un signe de l'été qu'elle n'était morne comme celle d'un émail inerte
et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes,
détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle
découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et
millénaire momie que votre vieille servante n'eût fait que
précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la
faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or.





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