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Title: La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne
Author: Reynier, Gustave
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



    LA VIE UNIVERSITAIRE
    DANS
    L'ANCIENNE ESPAGNE



[Illustration]



    _Bibliothèque Espagnole._

    LA
    VIE UNIVERSITAIRE
    DANS
    L'ANCIENNE ESPAGNE

    PAR
    Gustave REYNIER

    PARIS
    ALPHONSE PICARD ET FILS
    Libraires-éditeurs
    82, RUE BONAPARTE

    TOULOUSE
    ÉDOUARD PRIVAT
    Libraire-éditeur
    45, RUE DES TOURNEURS

    1902



AVANT-PROPOS


_Je n'ai pas songé à résumer en un si court volume l'Histoire de
l'Enseignement supérieur en Espagne: j'ai tenté seulement d'esquisser,
aussi exactement que je l'ai pu, quelques tableaux de la vie
universitaire d'autrefois._

_J'ai d'abord voulu expliquer ce que c'était qu'une Université
espagnole, comment elle était organisée, quelle situation y avaient
les maîtres, quelle existence y menaient les étudiants. J'ai
naturellement choisi comme exemple l'Université la plus ancienne et
la plus célèbre, celle de Salamanque, et je l'ai représentée dans le
moment où, en apparence du moins, elle fut le plus prospère,
c'est-à-dire à la fin du seizième siècle._

_Dans la seconde partie de ce travail, j'ai montré sommairement
comment s'est propagée en Espagne cette vie universitaire, dont je
venais, en quelque sorte, de tracer le cadre, à quelle époque et par
quelles influences elle est devenue active et féconde, quelles raisons
en ont trop vite arrêté le développement. J'en ai suivi le déclin
jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, où la décadence est déjà
complète._

_J'ai marqué fort librement ce qu'avait eu d'attristant cette
décadence. L'Enseignement supérieur est aujourd'hui assez_
_brillamment représenté en Espagne pour qu'on puisse évoquer de son
passé d'autres souvenirs que les souvenirs de gloire._

_Les dimensions de ce petit livre ne m'ont malheureusement pas permis
de donner toutes mes références; je tiens à m'en excuser._

_Je serais enfin bien ingrat de ne pas dire ici tout ce que je dois de
précieux renseignements et d'utiles conseils à l'inépuisable
obligeance de M. Alfred Morel-Fatio._

    _Avril 1902._



PREMIÈRE PARTIE.

La vie d'une Université: Salamanque.



CHAPITRE PREMIER.

SALAMANQUE ET SON UNIVERSITÉ.


On voudrait trouver des mots rares, des mots précieux pour rendre la
beauté de Salamanque. Dans la plaine nue qu'entoure un cercle de pâles
collines, couronnée de tours, de dômes et de clochers, elle se dresse
comme une cité souveraine. Et, teinte de fines couleurs, qui vont du
rose tendre au jaune d'or, lumineuse sous ce ciel clair et dans cet
air léger, elle s'épanouit comme une fleur.

Nulle part peut-être on ne pourrait rencontrer, resserrés dans un si
petit espace, tant d'oeuvres exquises, tant d'édifices somptueux. La
magnificence de la nouvelle cathédrale et la grâce robuste de
l'ancienne, les lignes harmonieuses des églises, des vieux collèges;
les palais chargés d'armoiries illustres où l'on voit briller le
soleil des Solis, les étoiles des Fonseca, les cinq lis des Maldonado;
tant d'antiques maisons dont les portes ouvertes laissent entrevoir
des cours dallées de marbre, d'élégants portiques, de fines
colonnades, les margelles usées des vieux puits, tout cela forme un
ensemble véritablement unique où la poésie d'un passé lointain se mêle
aux impressions d'art les plus délicates.

Lorsqu'on erre dans ces rues, souvent silencieuses, on est arrêté
presque à chaque pas: une grille en fer forgé, un bouquet d'oeillets
sculpté sur une porte, un médaillon encastré dans un mur, une Vierge
ou un saint dans une niche, une frise où se poursuivent des animaux
fabuleux, un balcon d'où retombent des guirlandes, mille détails
charmants attirent et retiennent. Certaines façades sont de pures
merveilles, des chefs-d'oeuvre de cet art minutieux et compliqué que
l'on appelle l'art _plateresque_. Les pierres y sont ciselées comme
des bijoux, découpées comme de la dentelle; elles sont d'un grain si
fin et si serré que le temps en a respecté les plus fragiles
arabesques; elles sont aussi, ces pierres de Salamanque, jaunes comme
l'or ou roses comme la fleur de pêcher, et toujours d'une couleur si
chaude que dans les plus grises matinées d'hiver on les croirait
encore éclairées par le soleil. Le palais des Monterey, la «Maison
des Morts», la «Maison des Coquilles», le couvent du Saint-Esprit, que
de monuments délicieux dont on ne peut détacher ses regards, dont on
voudrait emporter dans ses yeux la claire, la riante image! Mais ce
qui laisse encore l'impression la plus forte, la plus complète, c'est,
à coup sûr, la place de l'Université.

Quand on s'arrête au pied de la statue de Fray Luis, le maître très
illustre et très bon, on a, à sa droite, l'antique hôpital des
Etudiants, le ravissant portail des Écoles Mineures, leur cloître
élégant et leur petit jardin; à gauche, les vieilles maisons que
l'Université louait à ses libraires; en face, l'incomparable façade
des Grandes Écoles, les aigles, les larges blasons, les profils des
«Rois Catholiques», les statues de la Force et de la Beauté; sur le
ciel se détachent le campanile et les deux cloches de la chapelle de
San Jerónimo. Rien n'a changé là depuis trois siècles: les petits
pavés ronds sur lesquels on marche sont les mêmes qu'ont foulés tant
de graves docteurs, tant d'adolescents ivres de savoir, d'ambition et
de jeunesse; les murs, ici comme dans toute la ville, laissent voir
encore aussi vifs, aussi nets qu'au premier jour, les fameux
_vítores_, ces inscriptions en lettres rouges qui relatent les succès
scolaires des temps anciens. Dans ce décor charmant, tout porte encore
l'empreinte de la vie universitaire d'autrefois, tout en évoque les
scènes familières et les brillants souvenirs.

       *       *       *       *       *

Qu'il fût de riche ou de pauvre maison, qu'il arrivât en carrosse, à
cheval ou sur une mule de louage, l'étudiant qui, vers la fin du
seizième siècle, passait les fossés de Salamanque, devait se trouver
tout d'abord ébloui. Vingt-cinq paroisses, vingt-cinq couvents
d'hommes, vingt-cinq couvents de femmes, vingt-cinq collèges; tout
cela dominé par l'imposante masse de la cathédrale nouvelle, dont les
trois nefs étaient déjà debout; sept mille étudiants, dix-huit mille
ouvriers ou marchands vivant à l'ombre de l'Université et vivant
d'elle; cinquante-deux imprimeries et quatre-vingt-quatre librairies
dans un seul quartier, occupant trois mille six cents personnes. Dans
les rues, sur les places, un mouvement incessant, une rumeur qui ne
s'éteignait pas. On était bien dans une capitale, et Salamanque était
vraiment reine. «La reine du Tormès»: c'est le nom qu'on lui avait
donné et dont aujourd'hui encore elle est fière. «O Salamanque, disait
un vieux poète, il n'est pas sous le ciel de cité aussi héroïque ni
d'Éden aussi précieux; tu t'es élevée plus haut que ne peut atteindre
le vol hardi du faucon. Salamanque, métropole du monde[1].»

  [1] No hay cosa tan heroyca baxo el cielo;
      No hay eliseo campo ansí preciado.
      No hay garza, ni neblí tan alto en vuelo
      Que llegue adonde tú te has sublimado...
      Metrópoli del mundo...

      (Bartolomé de Villalba y Estaña, _El Pelegrino
      Curioso y Grandezas de España_, 1577.)

Si l'étudiant était riche, il n'avait pas à se mettre en quête d'un
gîte: sa famille avait eu soin de lui retenir un logis et de monter
d'avance sa maison. Était-il de très haut rang, il devait mener un
train magnifique et qui fît honneur à ses parents: quand arriva, par
exemple, le jeune Don Gaspar de Guzmán, qui fut plus tard comte-duc
d'Olivares, il avait avec lui un gouverneur, un précepteur, huit
pages, trois valets de chambre, quatre laquais, un chef de cuisine,
sans compter les servantes et les valets d'écurie.

Pour les écoliers de plus modeste fortune, s'ils n'étaient pas
boursiers de quelque Collège et s'ils n'avaient point dans la ville de
parents qui les voulussent recueillir, ils s'adressaient à quelques
«bacheliers de pupilles». On appelait ainsi des maîtres de pension
qui, avec l'autorisation de l'Université et sous son contrôle,
logeaient et nourrissaient les étudiants des provinces ainsi que leurs
valets: un tarif officiel fixait les prix qu'ils pouvaient exiger, et
ces prix étaient des plus modiques, surtout pour les jeunes gens qui
apportaient de la maison paternelle leur provision de pois chiches, de
saucissons et de lard fumé. Mais, en revanche, on faisait chez eux
bien maigre chère. La corporation des «bacheliers de pupilles» ne
brillait pas en général par une libéralité excessive et elle abusait
un peu de la situation privilégiée qui lui était faite. La
Constitution de l'Université lui assurait en effet un véritable
monopole. Toute personne qui eût logé des étudiants sans avoir obtenu
l'autorisation, sans avoir subi l'examen de capacité et de moralité,
se serait exposée à payer une amende de mille maravédis et à être
expulsée, en cas de récidive[2].

  [2] _Estatutos hechos por lo muy insigne Universidad de
  Salamanca, recopilados nuevamente por su comisión._ Salamanca,
  1625. C'est un volume, grand in-4º, d'une belle impression. Sur
  la première page est représenté un professeur dans sa chaire
  entouré de quelques étudiants: nous avons donné, en tête de ce
  livre, une reproduction de cette gravure. J'ai eu entre les mains
  l'édition enrichie d'additions manuscrites qui appartient à la
  bibliothèque de l'Université de Salamanque.

  J'aurais dû citer plus souvent encore que je n'ai fait cet
  intéressant recueil. Je n'ai pas pu, je le répète, donner ici
  toutes mes références. Sans parler des histoires de Salamanque, de
  Dávila, de Chacón, de Villar, la très érudite _Historia de las
  Universidades_ de V. La Fuente et les trois excellents volumes de
  D. Antonio Gil de Zárate, _De la Instrucción Pública en España_,
  m'ont été naturellement d'un très grand secours.

Le règlement imposait, d'ailleurs, à ces maîtres de pension des
obligations multiples; ils devaient monter, dès le matin, dans la
chambre de leurs écoliers pour s'assurer qu'ils étaient au travail,
les empêcher de jouer aux cartes et aux dés, ne jamais laisser
prononcer sous leur toit de parole impie ou déshonnête, fermer à clef
la porte de leur maison à six heures du soir, l'hiver, à neuf heures,
l'été, et ne la rouvrir sous aucun prétexte, sinon en cas de maladie
ou de visite des parents, signaler au juge de l'Université les jeunes
gens qui auraient passé la nuit dehors. Pour que la surveillance fût
plus exacte, il leur était défendu d'avoir chez eux plus de vingt
«pupilles». La Constitution avait tout prévu: si on l'avait toujours
respectée, Salamanque aurait été vraiment, comme elle se piquait de
l'être, «le jardin de toutes les vertus». Mais le nombre toujours
croissant des écoliers rendit bientôt impossible un contrôle un peu
rigoureux. Pour attirer la clientèle, les maîtres de pension
rivalisèrent de complaisance, ne voulant point lutter de prodigalité,
et la Constitution finit par avoir le sort de tous les règlements.

       *       *       *       *       *

Dès que le nouvel étudiant s'était installé, dans sa petite chambre ou
dans sa riche maison, son premier devoir était d'aller se présenter
aux grands dignitaires de l'Université. Le premier de tous était
l'Écolâtre (_Maestrescuela_), qui portait aussi le titre de
chancelier: représentant de l'autorité papale, nommé à vie[3], il
était chargé de faire respecter les Statuts, de diriger les études,
de juger au criminel comme au civil tous ceux, maîtres, étudiants ou
officiers, qui dépendaient de la juridiction universitaire. A côté de
lui, le Recteur, élu seulement pour une année, représentait plus
directement les professeurs des Écoles: il veillait au maintien du bon
ordre, gouvernait les biens de la communauté, touchait les revenus,
réglait les dépenses. Comme il était généralement de très noble
famille, il relevait par son prestige personnel l'autorité d'une
magistrature de trop courte durée[4]. C'est ainsi qu'au commencement
du dix-septième siècle Salamanque fut fière d'avoir pour Recteur le
jeune Gaspar de Guzmán, dont nous avons déjà cité le nom et qui devait
être plus tard comte d'Olivares et ministre de Philippe IV. Ce premier
honneur lui fut décerné alors qu'il était encore sur les bancs de
l'Université, car on n'hésitait jamais à confier un si grand pouvoir
même à un simple étudiant lorsqu'on le jugeait capable de le bien
exercer[5].

  [3] Pendant un certain temps, il fut élu par l'assemblée des
  professeurs ou _Claustro_. En 1463, le _Claustro_ de Salamanque
  nomma ainsi Alonso de Aponte, docteur en droit canon, et, en
  1525, D. Pedro Manrique, qui fut plus tard évêque de Cordoue et
  cardinal. Mais le plus souvent le _Maestrescuela_ ou _Cancelario_
  était choisi par le pape ou par le roi. Dans d'autres
  Universités, ces fonctions revenaient de droit à l'évêque de la
  ville.

  [4] Sur la liste des Recteurs de Salamanque on pourrait retrouver
  des représentants des plus illustres maisons d'Espagne: marquis
  de Spínola, de Villena, de Pomar, de Santa Cruz, de
  Villamanrique, de Pozas, de Aguilar...; comtes de Uceda, de
  Benavente, de Altamira, de La Fuente, de Lezo, de Oñate, de
  Montalvo, de Campo Real...; ducs de Sessa, de Terranova, de
  Cardona, de Segorbe, de Villahermosa, de Béjar,
  d'Alburquerque...--On trouvera la liste de ces Recteurs dans la
  _Memoria histórica de la Universidad de Salamanca_, de D.
  Alejandro Vidal y Diaz, Salamanque, 1869.

  [5] Le premier Recteur de l'Université d'Alcalá fut aussi un tout
  jeune homme qu'on avait fait venir exprès de Salamanque où il
  étudiait le droit.

Après avoir salué ces deux grands personnages, le jeune étudiant va
donner son nom aux secrétaires des Écoles. On l'inscrit sur le grand
registre, s'il est roturier, sur le registre d'honneur (_matricula
generosorum_), s'il est noble, et, à partir de ce moment, il fait
partie de l'Université; il jouit de ses avantages et privilèges.

Dorénavant, il achètera tout moins cher que les autres habitants de la
ville: car les objets nécessaires à son entretien, à sa subsistance ou
à son travail sont exemptés de toute espèce de droits. S'il tombe
malade et s'il est pauvre, il sera soigné gratuitement à l'Hôpital
des Écoles. Il échappe désormais à l'autorité séculière: si la police
le poursuit pour quelque délit, il trouvera toujours un asile sur le
territoire franc de l'Université et, derrière les chaînes qui en
marquent les limites, il pourra braver impunément les alguazils. S'il
se laisse prendre, c'est à ses juges naturels qu'il devra être déféré
et il pourra presque toujours compter sur leur indulgence. Arrêté pour
les plus graves méfaits, vol à main armée ou même homicide, dans
Salamanque, hors de Salamanque et jusque dans une province lointaine,
il sera toujours ramené devant le _Maestrescuela_ qui seul décidera de
son sort.--Enfin, et ce n'est pas là le plus médiocre avantage, il a
l'honneur d'appartenir à un corps illustre entre tous, déjà vieux de
quatre siècles[6], respecté de l'Europe entière et que l'Espagne
considère comme une de ses gloires. L'Université de Salamanque est
alors à l'apogée de sa grandeur; elle ne le cède qu'à Paris et elle a
été appelée «la seconde lumière du monde». Les maîtres qu'elle a
formés sont recherchés par les Écoles les plus lointaines. Christophe
Colomb est venu lui soumettre ses projets et en a reçu de précieux
encouragements[7]. Les princes et les prélats la consultent sur
l'interprétation des lois et même sur des points de dogme. Les papes
lui font la faveur de lui notifier leur élection par des lettres
particulières. Tout monarque montant sur le trône d'Espagne lui
demande de le reconnaître par une déclaration solennelle. Quand le roi
leur rend visite, les maîtres et les docteurs le reçoivent assis et la
tête couverte. Lorsque Charles-Quint était venu à Salamanque, où l'on
avait dépensé, pour lui faire une réception grandiose, «plus d'argent
qu'il n'en aurait fallu pour fonder une ville», il avait avoué que
rien ne lui avait fait autant d'impression qu'un acte public de
l'Université.--Tous les écoliers pouvaient prendre pour eux une petite
part de ces hommages: quelque honneur en rejaillissait sur le plus
humble d'entre eux; c'était un titre, même aux yeux des plus
ignorants, d'avoir étudié à Salamanque.

  [6] L'Université de Salamanque avait été fondée au début du
  treizième siècle par Alphonse IX de Léon. Le 12 avril 1242, le
  célèbre saint Ferdinand, celui qui reconquit Séville, avait
  confirmé et étendu la fondation de son père. Par un bref d'avril
  1255, le pape Alexandre avait compté Salamanque, avec Paris,
  Bologne et Oxford, parmi les quatre grands _Estudios generales_
  du monde.

  L'antique _Studium_ de Palencia n'ayant duré que peu d'années,
  Salamanque était, de fait, la première Université d'Espagne, comme
  elle fut aussi la plus glorieuse.

  [7] Cf. Bartolomé Leonardo de Argensola, _Anales de Aragón_,
  Part. I, X, 10.--Fernando Pizarro, _Varones Ilustres del Nuevo
  Mundo_ (_Vida de Colón_, cap. III).



CHAPITRE II.

PHYSIONOMIE DES ÉCOLES.


Une fois «immatriculé», comme on disait, le nouveau venu pouvait
commencer à suivre les cours. Il revêtait la soutane brune et le
collet, se coiffait du bonnet carré et, tenant à la main son
portefeuille et son écritoire, il se dirigeait dès le matin vers les
Écoles.

De chaque rue débouchaient des troupes bruyantes de jeunes gens. Dans
la _Rua_, qui était le quartier des libraires, le tumulte devenait
assourdissant: entre les étalages où s'empilaient les in-folios, où se
dressaient les rouleaux de parchemin, toute une foule se pressait.
Criant, chantant, s'interpellant, les groupes se hâtaient vers les
bâtiments de l'_Estudio_, se répandaient sur la place du Vieux
Collège, remplissaient le _patio_ des Écoles Mineures, assiégeaient
les portes de l'Université, s'écrasaient sous le portique du cloître.
Toutes les provinces de l'Espagne étaient là représentées, depuis
l'Estramadure jusqu'à la Navarre et à la Catalogne, et même des
nations étrangères, comme la France et l'Italie. On pouvait
reconnaître les Andalous à leurs rires, à leurs gestes exubérants, les
Valenciens à leur allure indolente, les Galiciens à leur tournure
rustique, les Castillans à leur air de noblesse et à leur gravité.

A mesure qu'approchait l'heure des cours, le flot montait encore. Les
Collèges, presque tous établis dans le voisinage de l'Université,
ouvraient en même temps leurs portes, et leurs élèves, s'avançant en
bon ordre, sous la conduite d'un régent, se frayaient un passage au
travers de la foule.

Presque tous étaient vêtus d'un long manteau brun, et les divers
établissements ne se distinguaient les uns des autres que par la
couleur de la _beca_, pièce de drap longue de trois aunes qui formait
un pli sur la poitrine et, passant par les deux épaules, retombait par
derrière jusqu'aux talons.

Voilà qu'arrivaient, portant la _beca_ brune, les dix-sept boursiers
du Collège de San Bartolomé, le plus ancien de tous et le plus
respecté. Derrière eux marchaient les vingt-deux élèves du Collège de
l'Archevêque et leurs deux chapelains: leur manteau était largement
échancré et la bande était écarlate. Voilà les boursiers d'Oviedo,
avec la _beca_ bleue, et ceux de Cuenca avec le manteau violet. Ces
quatre Collèges étaient les fameux _Colegios Mayores_. Installés dans
des bâtiments magnifiques, richement dotés par d'illustres fondateurs,
ils ne recevaient que des jeunes gens de très grandes familles. Dès
qu'une place y devenait vacante, elle était briguée par vingt
concurrents. Beaucoup de pères pensaient alors, comme le Don Beltran
de la _Vérité suspecte_ que, «le chemin des lettres est celui qui
conduit le plus sûrement à la fortune et que pour un fils cadet c'est
la meilleure porte qui mène aux honneurs de ce monde[8]». Et ils ne se
trompaient guère: dans l'élite privilégiée qui s'était formée en ces
maisons, l'Université choisissait ses Recteurs, le roi ses conseillers
et ses juges, l'Église ses prélats.

  [8] Lope de Vega dit de même dans la _Dorotea_ qu'il n'y a pour
  l'homme que trois moyens d'arriver: la Science, la Mer et la
  Maison du Roi, _ciencia y mar y casa Real_ (_Jorn. I, escena
  VIII_). Cervantes (_D. Quij._, I, 39) cite le même proverbe.

Voici maintenant les collégiens des Ordres Militaires, qui égalent
en importance les _Mayores_ et leur disputent le premier rang
dans les cérémonies: les dix-huit étudiants de Santiago portent
brodée sur la poitrine la rouge croix de Saint-Jacques; ceux de
Saint-Jean-de-Jérusalem se reconnaissent à leur croix de Malte et à
leur bonnet plat, ceux d'Alcántara et de Calatrava aux insignes de
l'Ordre.

Voici enfin l'interminable défilé des Collèges Mineurs: Monte Olivete,
Santa María de los Ángeles, San Lázaro, San Elías, San Millán, Santa
Cruz de Cañizares, la Magdalena, Santo Tomás, Pan y Carbón, San Pedro
y San Pablo, etc.; et puis la troupe noire des moines, frères et
autres réguliers qui sortent des Collèges ecclésiastiques, les
Hiéronymites, les Minimes, les Carmélites chaussés, les Augustins, les
Franciscains, les Prémontrés de Santa Susana, les Dominicains de San
Esteban, les Bénédictins de San Vicente.--Sur ce fond sombre se
détachent quelques costumes de couleurs plus vives: le manteau jaune
et la _beca_ violette des collégiens de Santa María de Burgos, la
soutane blanche et la _beca_ bleue des Orphelins de la Conception, qui
vont toujours tête nue, même sous la pluie. Voici encore les «Verts»
de l'Insigne Collège de San Pelayo, les «Jolis Garçons», du Collège de
San Miguel, dont les dames de Salamanque admirent fort le brillant
uniforme: manteau bleu de ciel coupé par une bande écarlate. Ces
jeunes gens roux, au teint clair, qu'on remarque au milieu de toutes
ces faces brunes, ce sont les Irlandais qui viennent se faire
instruire des vérités de la foi catholique dans un collège que
Philippe II a fondé: ils ont tous juré d'aller plus tard prêcher à
leurs frères la loi évangélique et de s'offrir au martyre pour les
racheter; ils excitent l'étonnement par le soin minutieux qu'ils
prennent de leur toilette et parce qu'ils vont se baigner dans le
Tormès, hiver comme été.

       *       *       *       *       *

Cependant l'heure sonne: le nègre de l'horloge monumentale frappe neuf
fois le timbre de son marteau; les deux béliers se redressent et
retombent; les anges et les rois mages se prosternent au pied de la
statue de la Vierge: avant même que soit arrêtée l'ingénieuse
mécanique, les salles de cours sont envahies.

Quelques-unes de ces salles sont toutes petites: ce sont celles où
l'on enseigne des matières très spéciales comme l'hébreu, le chaldéen
ou la musique. D'autres, comme celle de droit canon, peuvent contenir
plus de deux mille auditeurs. Toutes ces salles sont fort obscures,
éclairées par deux ou trois petites fenêtres. L'installation est peu
confortable: on s'assied sur une poutre fort étroite, on écrit sur une
poutre un peu plus large, tachée d'encre, chargée d'inscriptions. La
chaire du maître est d'une simplicité extrême; il a pour siège un
coffre de bois noir dans lequel il enferme ses livres quand la leçon
est finie. Au pied de la chaire est le tabouret de l'_actuante_,
l'étudiant qui lira les textes.

Les retardataires se hâtent, poursuivis par le bedeau porte-verge, et
se pressent dans le fond de la salle, où ils resteront debout. Le
cours commence.

Ces cours sont aussi nombreux que dans la mieux pourvue de nos
Universités modernes. Il n'y a pas moins de soixante-dix chaires: dix
de droit canon, dix de «lois», c'est-à-dire de droit civil, sept de
médecine, sept de théologie, onze de philosophie, une d'astrologie,
une de musique, une de langue chaldéenne, une d'hébreu, quatre de
grec, dix-sept de rhétorique et de grammaire. Les juristes tiennent le
premier rang, et de beaucoup: ce sont eux qui ont le plus d'élèves et
qui reçoivent les plus forts salaires. Un docteur de droit canon
touche deux cent soixante-douze florins, tandis qu'un professeur de
logique ou de philosophie morale n'en a que cent, un professeur de
rhétorique ou de mathématiques soixante-dix.

A côté des professeurs titulaires (_cátedras de propiedad_) qui ont le
traitement complet, il y a des professeurs stagiaires, des aspirants
(_pretendientes_) qui sont beaucoup moins rétribués et même le plus
souvent «n'ont autre chose que l'espérance».

Quelques-uns de ces maîtres sont des hommes de grand savoir, dont le
nom est connu dans toute l'Espagne. Mais la plupart se soucient assez
peu de faire oeuvre personnelle. Surveillés de près par l'Église,
préoccupés surtout de ne rien dire qui soit contraire à la doctrine de
saint Augustin et de saint Thomas, ils s'en tiennent aux explications
fixées par les programmes et se bornent à lire et à commenter les
«ouvrages de texte». A défaut de la gloire, qu'ils n'ambitionnent
pas, ils ont la certitude d'être appelés un jour dans un des
Conseils royaux, d'obtenir un canonicat ou quelque haute dignité
ecclésiastique, ou d'arriver, tout au moins, à la _jubilación_,
c'est-à-dire à l'honorable retraite que l'Université assure à ses bons
serviteurs[9].

  [9] Ce droit à la retraite (après vingt années d'enseignement)
  avait été garanti aux professeurs titulaires par une bulle du
  pape Eugène IV (1491).

Pendant la leçon, les étudiants prennent peu de notes: ils écoutent,
les coudes sur la table. Plusieurs sortent au milieu du cours;
d'autres arrivent des salles voisines: ce va-et-vient continuel
provoque naturellement un certain désordre. Quand, par hasard, la
leçon se prolonge au delà de l'heure, les auditeurs ne manquent jamais
de manifester leur impatience en frottant bruyamment leurs pieds
contre le plancher[10]. Beaucoup de maîtres font leur cours au milieu
du bruit; quelques-uns, qui sont impopulaires ou qui manquent
d'autorité, sont assez fréquemment l'objet de manifestations d'autant
plus tumultueuses que l'imposante masse des «juristes» est toujours
disposée à prêter son concours aux tapageurs. Il se produit parfois
de tels scandales qu'il faut aller quérir le Recteur, et que
l'Écolâtre lui-même arrive accompagné de son alguazil, de son
procureur fiscal et du greffier de l'Audience ecclésiastique.

  [10] Mal-Lara, _Filosofía vulgar_, Centuria décima, fo
  380.--Pierre Martyr, _Epist._ 57.

Plutôt que de recourir à ces interventions assez humiliantes, certains
maîtres emploient, pour se faire respecter, des procédés quelque peu
brutaux. Torres, qui fut professeur à Salamanque, raconte en ses
Mémoires que chaque année, dans sa leçon d'ouverture, il intimidait
les mauvais plaisants en les menaçant de leur rompre la tête. Et ce
n'était pas là une menace en l'air:

«Un soir, dit-il[11], une lourde brute, un garçon de trente ans,
étudiant en théologie et en grossièreté, me hurla je ne sais quelle
ordure. Voici la récompense que reçut son audace: je pris sur le
rebord de ma chaire un énorme compas de bronze qui pesait trois ou
quatre livres pour le moins et je le lui jetai au museau. Par bonheur
pour lui, et pour moi, il esquiva le coup, sans quoi je lui aurais
sûrement fait jaillir la cervelle...--A partir de ce jour-là, ajoute
Torres, ce garçon se tint tranquille.»

  [11] _Vida, Ascendencia, Crianza... del Doctor D. Diego de
  Torres_, p. 84.

La leçon finie, tandis que s'écoule bruyamment le flot des écoliers,
le maître sort de sa classe et va, ainsi que l'y obligent les
règlements, _asistir al poste_, c'est-à-dire «s'adosser au
pilier[12]». Appuyé contre une des colonnes du cloître, il attend que
les plus studieux de ses élèves viennent lui soumettre leurs doutes ou
lui demander sur la matière du cours un supplément d'informations.

  [12] _Estatutos hechos por la muy insigne Universidad de
  Salamanca._--_Nic. Clenardi Epist._, I, 2 (1535).

       *       *       *       *       *

Pendant ce temps, l'étudiant fraîchement débarqué s'engage
imprudemment au travers des groupes qui s'attardent sous le portique;
il admire les pompeuses inscriptions dont les murs sont couverts, les
fresques où sont représentées Minerve, l'Astronomie, la Justice,
l'Occasion et la Fortune; les armoiries de l'Université qui s'abritent
sous la tiare pontificale et sont entourées de l'orgueilleuse devise:
«Dans toutes les sciences, Salamanque est la première.--_Omnium
scientiarum princeps Salmantica docet._» Il monte l'escalier, dont
les riches sculptures représentent des chevaliers combattant des
taureaux, il pénètre dans la bibliothèque, où sont ouverts sur des
pupitres d'énormes in-folios attachés avec des chaînes de fer, il
s'égare dans le cloître supérieur et s'arrête enfin émerveillé devant
la vieille horloge.

L'endroit est connu: s'ils ne se sont pas encore trahis par leur
démarche hésitante et leur air embarrassé, les nouveaux venus se
signalent toujours à l'attention des anciens par l'étonnement qu'ils
manifestent en face de ce chef-d'œuvre de mécanique.

A peine une victime s'est-elle ainsi désignée que les deux cloîtres se
remplissent de cris, d'appels, de vociférations. En un instant,
l'étudiant novice est entraîné dans la rue ou dans le _patio_ des
Écoles Mineures, et là commence un jeu assez barbare. Tout d'abord, on
forme le cercle autour du malheureux: quelques plaisants s'en
détachent, le saluent avec d'excessives démonstrations de politesse et
lui demandent fort civilement des nouvelles de sa famille, s'il a bien
pleuré en la quittant et si on ne lui a pas donné, au moment des
adieux, quelques boîtes de raisin sec et quelques pots de
confitures[13]. Ils le félicitent ironiquement sur la coupe de sa
soutane et sur la qualité du drap et, pour en mieux essayer la
qualité, ils en tirent les manches à les arracher; ils admirent la
forme élégante de son bonnet neuf, se le passent de main en main, en
écrasent les quatre pointes et ne manquent pas, en le remettant sur sa
tête, de le lui enfoncer jusqu'aux oreilles. Ils rentrent enfin dans
le rang, tandis que le pauvre garçon se dégage et rajuste son col
déchiré; et ici il faut donner la parole au héros de Quevedo, Don
Pablos de Ségovie:

«Ils étaient plus de cent autour de moi. Ils commencèrent à renifler,
à tousser, et, au mouvement de leurs lèvres, je vis qu'il se préparait
des crachats. Le premier, un mauvais gamin catarrheux, me visa, en
disant: «Voilà le mien!--Je jure Dieu, m'écriai-je, que tu me la...»
Une véritable pluie tomba sur moi de toutes parts et m'empêcha de
finir ma phrase. Je m'étais couvert la figure avec un pan de mon
manteau; tous m'avaient pris pour cible, et il fallait voir comme ils
pointaient bien. Quand ils s'éloignèrent, j'étais tout blanc de la
tête aux pieds... Je ressemblais au crachoir d'un vieil
asthmatique[14].»

  [13] El doctor Jerónimo de Alcalá, _Alonso, mozo de muchos amos_,
  éd. Rivadeneyra, p. 494.

  [14] Quevedo, _Vida del Gran Tacaño_, cap. V.

Suárez de Figueroa, dans son _Pasagero_[15], nous rapporte les
plaintes d'une autre victime dont, «sous la grêle épaisse des
crachats», dans le ronflement odieux des appels de gorge, le beau
manteau neuf fut couvert en un instant «des plus horribles
expectorations qu'eussent jamais vomies des poumons malades» et se
trouva, comme on disait, «passé à la neige».

  [15] _El Pasagero, Alivio III_, fo 106.--Dans le _Don Quichotte_
  de d'Avellaneda (chap. XXV), la même mésaventure arrive à Sancho,
  tombé aux mains des étudiants de Saragosse.

Plusieurs jours de suite, le nouveau venu doit subir ce répugnant
supplice du _gargajeo_. Quand il a échappé à un premier groupe de
persécuteurs, d'autres mettent la main sur lui, l'étourdissent de
leurs sifflets et de leurs huées, dansent des rondes autour de lui, le
poussent dans une classe vide, le hissent dans la chaire avec une
mitre en papier sur la tête[16] et l'obligent à prononcer un discours.

  [16] C'est ce qu'on appelle _hacer de Obispillos_ (Aleman,
  _Alfarache_, liv. III, part. II, ch. IV.)

Il n'échappe à ces brimades qu'en achetant au prix de quelques dîners
des protections efficaces; il finit par convier un certain nombre de
camarades à un banquet[17], dont la tradition a fixé le menu: du
mouton, des perdrix, et la moitié d'un poulet pour chaque convive. Au
dessert, on confère au nouveau le titre d'ancien et on lui en décerne
pompeusement les lettres patentes.

  [17] Ce repas de bienvenue se nomme _la patente_ (_Alfarache,
  loc. cit._).



CHAPITRE III.

  LA VIE DES ÉTUDIANTS: ÉTUDIANTS RICHES ET ÉTUDIANTS PAUVRES;
    _pupilos_, _camaristas_ ET _capigorrones_.


Voilà le _novato_ sacré étudiant: pour lui commence cette vie
universitaire qui, suivant la route qu'on a choisie, mène à tout ou ne
mène à rien, mais qui pour tous est si pleine et si joyeuse que ceux
qui l'ont connue en regrettent toujours l'indépendance et les
plaisirs.

Quelle que soit sa fortune et quels que soient ses goûts, le nouvel
écolier est certain de ne pas manquer de compagnons. Dans cette grande
république que forme l'Université[18], les antiques Constitutions ont
voulu que tous les étudiants soient égaux: pour effacer les
distinctions de classes, elles ont imposé à tous le même costume.
«Tous, sans exception, dit le voyageur Monconys, ils sont vêtus de
long comme des prêtres, rasés, et le bonnet en tête, qu'ils portent
non seulement dans l'Université, mais encore par toute la ville et en
tout temps, hors de la pluye: car pour lors on peut porter le chapeau.
Il ne leur est pas permis de porter aucun habit de soie ni de se
servir d'aucune vaisselle d'argent[19].» A les voir de loin, en effet,
on ne distinguerait guère le fils d'un grand seigneur du fils d'un
médecin de village ou d'un marchand: toutes les soutanes se
ressemblent et les plus respectables sont les plus vieilles, parce
qu'elles attestent que leur possesseur n'en est pas à ses débuts. Mais
cette égalité n'est qu'apparente; si le vêtement est uniforme, si, aux
yeux de cette Université démocratique, tous les étudiants ont les
mêmes obligations et les mêmes droits, dans la vie extérieure, les
différences de condition s'accusent à chaque instant.

  [18] «La república llamada Universidad» (_Estatutos hechos por la
  Universidad de Salamanca_).

  [19] _Voyage fait en l'année 1628_ (_Journal des Voyages de M. de
  Monconys_, IIIe partie, Lyon, 1666).

Pour le jeune gentilhomme l'existence est régulière et facile: tout y
est disposé pour lui épargner les préoccupations matérielles, pour
lui ménager à propos les satisfactions de vanité qui sont si douces à
cet âge, pour rappeler aux autres et à lui-même la supériorité de son
rang.

Le matin, quand il s'éveille, toute sa maison est déjà sur pied: le
barbier et les pages attendent à la porte de sa chambre pour venir le
raser et l'habiller au premier signal; les valets de chambre brossent
et nettoient ses vêtements; dans les écuries, les laquais étrillent et
harnachent les mules. Lorsque arrive l'heure du cours, il monte sur
une bête de prix caparaçonnée de velours et tout un cortège
l'accompagne aux Écoles. Dans la salle où il doit se rendre, il trouve
sa place gardée par un domestique uniquement chargé de ce soin; on y a
d'avance apporté son portefeuille ou _vade-mecum_ et son écritoire. La
leçon finie, il rencontre à la porte son _pasante_ ou répétiteur, qui
se tient à ses côtés, tandis qu'il cause avec les maîtres et docteurs
ou avec des camarades de sa condition, et l'empêche de se mêler aux
mauvaises compagnies. Puis, il va rejoindre sa suite qui l'attend au
coin d'une rue et il rentre chez lui dans le même équipage qu'il était
venu. Après le déjeuner, il quitte une table abondamment servie pour
aller jouer aux boules ou à l'_argolla_, le jeu à la mode, qui
ressemble à notre croquet. Il travaille un peu, fait quelques
lectures, revoit avec son précepteur quelques règles de la grammaire
latine qu'il importe de ne pas oublier, retourne au cours au milieu
de l'après-midi, et enfin, le soir venu, il repasse les leçons du
jour ou s'entretient avec le gouverneur de sa maison, l'_ayo_,
qui est toujours un personnage de bonne famille et de mœurs
recommandables[20].

  [20] _Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, Conde de
  Olivares, Embajador de Roma, á D. Laureano de Guzmán, ayo de D.
  Gaspar de Guzmán, su hijo, cuando le embió á estudiar á
  Salamanca, á 7 de Enero de 1601_, cité par La Fuente, _Historia
  de las Universidades_, 1885, t. II, p. 429 et sq.

Les jours de congé apportent quelques distractions à cette existence
un peu sévère; mais ces plaisirs restent des plaisirs de gentilhomme:
ils ne vont point sans quelque solennité et le jeune seigneur, déjà
réservé à de hauts emplois, est gardé par le sentiment précoce de sa
dignité des fréquentations douteuses et des amusements vulgaires.

A côté de ces fils de Grands d'Espagne ou de _títulos_ de Castille, on
voit briller aussi des jeunes gens d'origine plus modeste, fils de
bourgeois enrichis par la banque ou le négoce, à qui la vanité de
leurs parents assure un train presque aussi magnifique. «Car, ainsi
que dit Cervantes, c'est l'honneur et coutume des marchands de faire
étalage de leurs richesses et de leur crédit non en leurs personnes,
mais en celles de leurs enfants, et c'est pourquoi ils les traitent et
les rehaussent à tout prix, comme s'ils étaient des fils de
prince[21].» Mais la grande majorité des étudiants de Salamanque vit
sans faste et plutôt pauvrement.

  [21] _Coloquio de los perros._

Nous avons vu que ceux d'entre eux qui ne trouvaient pas asile dans
les Collèges s'installaient le plus souvent dans les maisons des
_pupileros_ ou «bacheliers de pupilles». Or, on y était très
médiocrement logé, dans des chambres étroites et fort mal aérées. De
plus, malgré les Règlements qui les obligeaient de donner chaque jour
à chacun de leurs hôtes une livre de viande ou de poisson[22], à
Salamanque comme dans d'autres Universités, les «bacheliers»
imposaient de rudes épreuves aux robustes appétits de leurs
pensionnaires. Les romans picaresques sont remplis des plaintes de
leurs victimes, d'imprécations contre leur avarice et leur rapacité.

  [22] _Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca._

On connaît, par les descriptions de Don Pablos de Ségovie[23], la
maison du licencié Cabra[24], dit _Vigile-Jeûne_, et l'on sait quelles
sortes de repas on faisait à sa table:

«Après le _Benedicite_, on apporta dans des écuelles de bois un
bouillon fort clair... les maigres doigts des convives poursuivaient à
la nage quelques pois orphelins et solitaires. «Rien ne vaut le
pot-au-feu, s'écriait Cabra à chaque gorgée; qu'on dise ce qu'on
voudra, tout le reste n'est que vice et gourmandise!»--Alors entra un
jeune domestique qui ressemblait à un fantôme, tant il était décharné:
on aurait pu croire qu'on lui avait enlevé sur le corps la viande
qu'il apportait. Un seul navet flottait dans le plat, à l'aventure:
«Comment! dit le maître, voilà des navets! Pour moi, il n'y pas de
perdrix qui vaille un bon navet! Mangez, mes amis; je me réjouis de
vous voir à l'œuvre!» Il découpa le mouton en si menus morceaux que
tout disparut dans les ongles ou dans les dents creuses. «Mangez,
mangez, répétait Cabra; vous êtes jeunes et votre appétit fait plaisir
à voir!» Hélas! quel réconfort pour de pauvres diables qui bâillaient
de faim!

  [23] Quevedo, _El Gran Tacaño_, ch. III.

  [24] Il paraît que Quevedo l'avait peint d'après nature: le
  personnage s'appelait D. Antonio Cabreriza (_Biblioteca de
  Autores Españoles_, t. XXIII, p. 489). Ce type fut bientôt
  célèbre et passa en proverbe. Dans l'intermède intitulé _El
  Doctor Borrego_, au maître avare qui leur reproche leur appétit:
  «Insatiables gloutons! Un œuf en quatre jours!... Je ne sais
  comment vous échappez à mille apoplexies!» Les domestiques
  répondent: «Nous partons, _licencié Cabra_!» (_Intermèdes
  espagnols_, traduits par Léo Rouanet, p. 243.)

«Il ne resta bientôt plus dans le plat que quelques os et quelques
morceaux de peau: «Cela, c'est pour les domestiques, nous dit le
maître; car il faut bien qu'ils mangent et nous ne pouvons pas tout
avaler. Allons, cédons-leur la place, et vous autres, allez prendre un
peu d'exercice jusqu'à deux heures, si vous voulez que votre déjeuner
ne vous fasse pas du mal.»

Le docteur Cañizares, chez qui Estevanille González[25] avait pris
pension, ne traitait pas mieux ses élèves. Un oignon, un peu de pain
moisi formaient chez lui le fond du repas: une fricassée de pieds de
chèvre y passait pour un régal extraordinaire[26].

  [25] _Vida de Estebanillo González._

  [26] Voir aussi ce que dit Vicente Espinel du _pupilage_ de
  Gálvez à Salamanque (_Relación primera de la vida del Escudero
  Marcos de Obregón: Descanso XII_).

Guzmán d'Alfarache[27] ne se louait pas davantage des _pupileros_ et
de leurs menus: «un bouillon plus clair que le jour et si transparent
qu'on aurait pu voir courir un pou au fond de l'écuelle», des œufs
achetés au rabais pendant la bonne saison et conservés cinq ou six
mois dans la cendre ou dans le sel, une sardine par personne; pendant
l'hiver, une tranche de fromage «mince comme des copeaux de
menuisier»; pendant l'été, quatre cerises ou trois prunes comptées
exactement, «parce que les fruits donnent la fièvre», voilà de quoi
devait se contenter cette «faim invétérée, cette faim d'étudiant,
_hambre veterana y estudiantina_», qui dans toute l'Espagne était
passée en proverbe.

  [27] Mateo Aleman, _Vida y Hechos de Guzmán de Alfarache_, lib.
  III, part. II, cap. IV.

De toutes parts s'élève contre les maîtres de pension le même concert
de malédictions et de plaintes. Des couplets d'étudiants nous montrent
des tablées de pauvres diables dévorant des yeux la soupière où fume
le brouet noyé d'eau chaude[28], et serrant des deux mains leur ventre
maigre «où les boyaux chantent de faim[29]». Ils nous parlent encore
du pain «dur comme le ciment», des portions si adroitement coupées
qu'on voit le jour au travers et qu'au moindre souffle elles
s'envoleraient au plafond, du vin mesuré dans un dé à coudre, baptisé
et rebaptisé tour à tour par le marchand, le _pupilero_ et le
dépensier[30].

  [28] _La sopa de añadido_, comme on dit à Salamanque. (Mal-Lara,
  _Filosofía vulgar_, Lérida, 1621, fo 237.) Cf. _ibid._, _Centur._
  V. 93; _Centur._ VII, 88; _Centur._ X, 59.

  [29] _Cancionero_ de Horozco, p. 5: «las tripas cantan de
  hambre.» (_La vida pupilar de Salamanca que escribió el auctor á
  un amigo suyo._)--Cf. Bartolomé Palau, _La Farsa llamada
  Salamantina_ (1552), publiée et annotée par M. Alfred
  Morel-Fatio, dans le _Bulletin Hispanique_ d'octobre-décembre
  1900, v. 474 et sq.

  [30] _Ibid._--Cf. _Floresta Española_ (1618), IV, 8.

Il faut évidemment tenir compte de l'habituelle exagération de ces
sortes de morceaux; mais ce qui prouve bien que les maîtres de pension
abusaient par trop de leur monopole, c'est qu'au bout d'un certain
temps l'Université ne se soucia plus de faire respecter les privilèges
qu'elle leur avait d'abord assurés. Dès lors, bien des écoliers
s'empressèrent de se dérober à une tutelle importune: ils s'allèrent
loger dans les maisons de la ville où ils étaient sûrs de jouir d'une
honnête liberté et ils prirent eux-mêmes la direction de leur petit
ménage.

Mais là encore ils couraient grand risque d'étre exploités. Les
servantes d'étudiants ne passaient point pour des modèles de probité
ni de vertu; elles avaient toujours quelque amant pour qui elles
écrémaient le potage et détournaient les plus belles tranches du rôti;
Guzman d'Alfarache en essaya cinq ou six à la file dont la probité lui
parut douteuse et la propreté incertaine[31]. Plus d'une ressemblait
sans doute à la vieille dont parle Quevedo, qui demandait à Dieu de
lui pardonner ses larcins en disant son chapelet au-dessus de la
marmite: un beau jour, le fil du rosaire se rompit et les grains
tombèrent dans le potage: «Cela fit le bouillon le plus chrétien du
monde.--«Des pois noirs! s'écria un étudiant, sans doute ils viennent
d'Ethiopie?»--«Des pois en deuil! répliquait un autre, quel parent
ont-ils donc perdu?»--Un autre se cassa une dent en y voulant mordre.»
Plus d'une fois, cette estimable vieille prit la pelle à feu pour la
cuiller à pot et distribua ainsi des morceaux de charbon au fond des
écuelles. Il n'était point rare qu'on trouvât dans la soupe des
insectes, des éclats de bois, des paquets d'étoupes ou de cheveux; les
convives avalaient tout, sans fausse délicatesse: «Cela tenait tout de
même de la place dans l'estomac[32].»

  [31] Mateo Aleman, _Guzmán de Alfarache_, part. II, lib. III,
  cap. IV.

  [32] _Gran Tacaño_, cap. III.

Les fournisseurs ne valaient pas mieux que les servantes; les
bouchers, par exemple, ne se faisaient pas faute de vendre de la
viande pourrie; quelquefois, les écoliers s'indignaient et se
faisaient eux-mêmes justice: pendant l'hiver de 1642, ils promenèrent
par les rues attachée sur un âne, en la rouant de coups et en
l'assommant de boules de neige, une femme qui avait ainsi manqué de
les empoisonner[33]; mais le plus souvent leurs estomacs complaisants
se résignaient aux pires nourritures[34]; ils étaient dans l'âge
heureux où l'on supporte allégrement ces petites misères: «car, ainsi
que le dit le bon maître Vicente Espinel, l'insouciante jeunesse sait
tourner les chagrins en joie: les pires épreuves ne sont pour elles
que sujets de rires et d'amusement[35].»

  [33] _Memor. Histór._, XVI, 244.

  [34] Aussi nous dit-on que les apothicaires étaient plus nombreux
  à Salamanque que partout ailleurs. Laguna parle d'une certaine
  Clara, «famosa clystelera de Salamanca» qui avait des recettes à
  elle pour «enxugar los infelices vientres de aquellos pupilos
  infortunados que jamás se vieron llenos sino de viandas
  pestilentiales.» (_Dioscórides_, p. 498.)

  [35] _Relación primera de la vida del Escudero Marcos de Obregón,
  Descanso XII._

       *       *       *       *       *

Tous ces étudiants, les _pupilos_ qui vivent chez les maîtres de
pension, et les _camaristas_[36] qui habitent en chambre garnie,
forment ensemble la grande corporation des _manteistas_, ainsi appelés
du nom de leur grand manteau. Au-dessous d'eux sont les
_capigorristas_ ou _capigorrones_, dont la vie est bien plus dure.

  [36] Mateo Aleman, _Guzmán de Alfarache_, lib. III, part. II,
  cap. IV.

Leur nom leur vient de leur costume qui n'est pas tout à fait pareil
à celui des autres écoliers: ils ont comme eux la soutane de laine
noire, mais ils portent sur les épaules, au lieu de l'ample _manteo_,
une cape d'étoffe grossière (_capa_ ou _bernia_), et sur la tête, au
lieu du bonnet carré, la _gorra_, qui est une espèce de casquette[37].
On les reconnaît aussi à leurs gros souliers ferrés, qui leur font la
démarche lourde, et c'est pourquoi les latinistes les appellent
dédaigneusement la bande _de calceo ferrato_[38].

  [37] Covarrubias, _Tesoro_, aux mots: _capigorrista_, _gorra_,
  _bernia_.

  [38] Covarrubias, _Tesoro_, au mot: _çapato_.

Ce sont les valets d'étudiants, étudiants eux aussi, inscrits comme
leurs maîtres sur les registres de l'Université, mais qui ne sont pas
naturellement traités avec les mêmes égards.

Au mois d'octobre, quelques jours avant l'ouverture des cours, sur les
routes qui mènent à Salamanque, derrière les mules de louage qui
portent les écoliers[39] et leur mince bagage enveloppé de serge
verte[40], on voit, trottant à pied dans la poussière, des jeunes
gens pauvrement vêtus. Ils accompagnent dans la grande cité
universitaire des camarades plus fortunés et vont les servir pendant
toute la durée de leurs études. Fils de petits marchands ou de
laboureurs, instruits des premiers éléments par quelque curé
charitable, ils sont, eux aussi, attirés par la grande renommée des
Écoles et ils ont pris le seul moyen qui leur fût offert de tenter la
fortune et d'essayer de s'élever au-dessus de leur condition. Ils
seront logés, habillés et nourris, et leur métier ne sera pas bien
pénible: aller aux provisions, balayer le logis, brosser les bonnets
et les manteaux, voilà quel sera à peu près tout leur office[41]. Le
temps ne leur manquera pas pour travailler et ils pourront suivre,
s'il leur plaît, les mêmes leçons que leurs maîtres. Ceux-ci, du
reste, les traiteront avec douceur: des études communes ont bien vite
rapproché les distances et le valet passe assez tôt au rang de
confident, quelquefois de conseiller et presque d'ami[42]. Mais aux
heures de disette, qui ne sont pas rares, la vie devient presque
insupportable pour ces malheureux: pendant les nuits d'hiver, on
grelotte dans les galetas mal clos, et, quand les maîtres eux-mêmes
souffrent de la faim, les domestiques jeûnent. Comment compulser
Galien ou Bartole, quand les dents claquent de froid et qu'il faut par
raison démonstrative «persuader à son estomac qu'il a dîné[43]?» On se
décourage, on cesse de fréquenter les Ecoles ou l'on n'y reparaît qu'à
de longs intervalles, allant d'un cours à l'autre au gré de sa
fantaisie, passant de la théologie à la médecine ou au droit canon, et
recueillant ainsi de droite et de gauche quelques bribes d'un inutile
savoir. Pour quatre valets tombés dans une riche maison où l'on peut
manger tous les jours et dormir toutes les nuits, où l'on profite en
même temps que le jeune maître des leçons du répétiteur, où l'on
s'assure pour l'avenir de puissantes protections[44], il y en a cent
que l'excès de misère finit par détourner pour toujours des études.

  [39] Ils vont souvent deux et quelquefois trois sur la même mule.
  (Juan de Mal-Lara, _Filosofía Vulgar_, 1621: _Centur._ X, 25).

  [40] _Don Quichotte_, IIe partie, ch. XIX.

  [41] _Alonso, mozo de muchos amos_, éd. Rivadeneyra, p. 495 _a_.

  [42] _Ibid._

  [43] _El Gran Tacaño_, cap. III.

  [44] _Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán..._ (1601).--Cf.
  aussi le début de la nouvelle de Cervantes, _Le Licencié
  Vidriera_.

Sans doute, il y a des exceptions, des exceptions infiniment rares
qu'on a toujours citées pendant deux siècles dans les pays
d'Universités et qui, encore exagérées par la légende, ont sans doute
décidé de bien des vocations et soutenu bien des courages. C'en est
une que ce Juan Martínez Siliceo qui, venu à Salamanque comme simple
valet, arriva, à force d'intelligence et de zèle, on peut dire
héroïque, à attirer sur lui l'attention du haut personnel des Ecoles,
réussit à obtenir la _beca_ si enviée du Grand Collège de San
Bartolomé et devint plus tard précepteur de Philippe II, archevêque de
Tolède et cardinal. C'en est une autre que ce Gaspar de Quiroga qui,
un peu après, trouva le moyen de poursuivre dans la même Université le
cours complet des études théologiques, sans avoir pour exister d'autre
pécule que le _real_ quotidien que lui avait assuré pour sa vie
entière la libéralité de la reine Jeanne: en 1593, il était, lui
aussi, cardinal et archevêque de Tolède, ses rentes s'élevaient à deux
cent mille ducats, et il continuait tous les jours à toucher son
_real_ «qui lui était, disait-il, plus précieux que tout le
reste[45]». Il fallait pour réussir de la sorte, avec des mérites
extraordinaires, une chance miraculeuse. Les pauvres _capigorristas_
n'en demandaient pas tant: un office d'avocat ou quelque prébende eût
abondamment comblé leurs désirs; mais, pour presque tous, cette
ambition même était chimérique. Les uns, lassés de lutter contre la
misère, s'éloignaient tristement de l'Université et regagnaient le
_pueblo_ natal à peu près comme ils en étaient venus; quant aux
autres, les plus nombreux, incapables de se détacher de Salamanque,
mais dégoûtés pour toujours d'une domesticité qui ne leur rapportait
rien, aimant mieux, puisqu'il fallait ne pas manger, souffrir la faim
en liberté qu'en servage, ils reprenaient leur indépendance et
allaient se perdre dans la bande tumultueuse qu'on voyait grouiller de
jour et de nuit sur les places et dans les rues de la ville, la bande
des étudiants qui avaient mal tourné.

  [45] Clemencin (éd. de _Don Quichotte_, t. III, p. 129).



CHAPITRE IV.

LES ÉTUDIANTS QUI TRAVAILLENT ET LES ÉTUDIANTS QUI S'AMUSENT.


A Salamanque ainsi qu'ailleurs, comme il y a des étudiants riches et
des étudiants pauvres, il y a de bons et de mauvais étudiants.

Du bon étudiant on ne nous parle guère: sa vie est régulière et calme
et son histoire est vite contée. Il est naturellement assidu aux cours
et aux offices; il visite souvent ses maîtres, le curé de sa paroisse,
les supérieurs des couvents voisins; son divertissement est
d'assister, les jours de fête, aux tragédies latines qui se jouent
dans le préau du Collège Trilingue et d'écrire des vers pieux pour les
concours qui s'ouvrent chaque année en l'honneur du Très
Saint-Sacrement[46].

  [46] Mateo Luján de Sayavedra (Juan Martí), _Segunda parte de la
  Vida del pícaro Guzmán de Alfarache_, cap. VI.

La grande majorité des écoliers ne se contentent pas de ces plaisirs
austères: ils se soucient beaucoup moins de commenter les _Súmulas_ ou
les _Institutes_ que de jouir de leur liberté et de leur jeunesse.
C'est une opinion bien établie parmi eux qu'une heure de travail par
jour doit suffire[47]. Ils vivent donc, pour la plupart, dans une
oisivité qui ne leur pèse guère. Les cartes et les dés, les quilles et
la pelote[48], les longs bavardages sur le marché de la _Verdura_ ou
sous les galeries de la place de Saint-Martin, les promenades aux
bords riants du Tormès qui fuit entre les peupliers, les flâneries sur
le vieux pont romain, aux pieds du légendaire taureau de granit, les
sérénades sous les balcons des jolies filles, les combats avec les
jaloux qui viennent troubler les concerts, les bruyantes mêlées où
l'on se casse les guitares sur la tête[49], tous ces joyeux
passe-temps remplissent agréablement les journées.

  [47] Figueroa, _El Pasagero_, _alivio_ III, fo 105.

  [48] Mal-Lara, _Fil. Vulg._, _Cent._ VII, fo 307.

  [49] Mateo Luján de Sayavedra, _op. cit._, VII.

Pour ces jeunes gens pleins de feu les bagarres ont surtout un attrait
toujours nouveau. Ces qualités dominantes de leur race: le culte
exagéré du point d'honneur et le goût des excentricités dangereuses,
ne les portent que trop aux rixes sanglantes et aux coups de main; les
vieilles traditions de la vie universitaire développent encore chez
eux cette humeur belliqueuse.

S'ils veulent s'épargner, au début, des familiarités blessantes, les
nouveaux venus doivent avoir le verbe haut et le ton agressif, marcher
droit à qui les regarde un peu fixement et tirer au moindre propos
l'épée que presque tous ces étudiants au costume pacifique dissimulent
sous leur long manteau: on ne se fait respecter qu'à ce prix[50].
Aussi les duels sont-ils fréquents, surtout au commencement de
l'année, et, comme les amis des combattants résistent rarement à
l'envie de soutenir leurs champions, presque toujours ces duels se
terminent par une bataille générale.

  [50] Figueroa, _El Pasagero_, _alivio_ III, fo 105.

D'autres fois, par les belles nuits d'été où l'on se couche tard et où
l'on sent le besoin de dépenser le trop plein de sa force, une troupe
«fait partie» d'en aller attendre une autre au coin d'une rue et l'on
s'allonge joyeusement de grands coups d'estoc, sans motif le plus
souvent, pour le seul plaisir de donner et de recevoir des coups.
Enfin, à Salamanque comme à Paris, c'est un devoir pour les écoliers
de rosser de temps en temps le guet, c'est-à-dire l'alguazil et son
escorte, «n'y ayant pas, dit-on, d'amusement plus savoureux que de
faire résistance aux gens de justice[51]».

  [51] _Alonso, mozo de muchos amos_, éd. Rivad., p. 495 _b_.--_El
  Pasagero_, fo 106.

Ces prouesses aventureuses sont un usage si bien établi que la
juridiction universitaire renonce à peu près à les réprimer: elles
entrent en quelque sorte dans le programme d'une vie normale
d'étudiant. Presque dans chaque chambre on voit accrochées au mur,
au-dessus du lit, l'épée, la rondache et la casaque de buffle qui
s'endosse, le soir, par-dessus la soutane. Le jeune Espagnol qui va
suivre les cours de l'Université oublie rarement d'emporter dans son
bagage un bouclier, un baudrier et une bonne rapière signée de quelque
armurier en renom, de Tomás de Ayala, de Sebastián Hernández ou de
Sahagún le Vieux. «Le bel équipage, dit l'un d'eux, pour aller écouter
des leçons de philosophie!»--«Les dieux que nous allions servir, dit
un autre, ce n'étaient ni Minerve, ni Mercure, c'était Mars, et
c'était aussi Vénus.»

On peut supposer en effet que les femmes tiennent quelque place dans
les préoccupations de cette jeunesse «bouillante, fantasque, libre,
emportée, amie du plaisir[52]». L'amour et la galanterie font encore
plus de tort aux bonnes études que le goût des rixes et des bagarres.
Tandis que les écoliers pauvres, se contentant de succès faciles, mais
peu flatteurs, courtisent les servantes d'auberge et les cuisinières
qui les aident à vivre[53], les étudiants fortunés aspirent
d'ordinaire à des conquêtes plus glorieuses. Certains s'éprennent de
jolies filles de Salamanque, en quête d'épouseurs, qu'ils ont
rencontrées à l'église, à la promenade ou dans quelque partie de
campagne: les familles indulgentes favorisent les rendez-vous, et il
arrive plus d'une fois que le jouvenceau se laisse prendre et se
trouve un beau matin marié à une coquette[54].

  [52] Cervantes, _La Tía Fingida_.

  [53] Mateo Aleman, _Alfarache_, part. II, lib. III, cap. IV.

  [54] C'est la sottise que commet Guzman d'Alfarache à
  l'Université d'Alcalá.

D'autres, moins naïfs ou plus raffinés, passent agréablement leurs
après-midis dans les couvents de femmes où la règle n'est pas trop
austère. Ils apportent sous le manteau quelques menues friandises[55]:
des sucreries, des boîtes de confitures sèches, des flacons de ce vin
_del Santo_, le plus réputé de Castille, que récoltent sur leurs
coteaux arides les moines de l'Escurial; tout en faisant honneur à la
collation, on devise pendant de longues heures avec les nonnes et
leurs invitées: et les conversations qui s'engagent là, autour du
brasero, dans la solennité des grands parloirs, roulent quelquefois
sur des sujets assez brûlants. On y discute volontiers des questions
de morale galante; l'on se demande, par exemple, ce qui vaut le mieux,
en amour, de la possession ou de l'espérance, et les jeunes
religieuses ne sont pas les dernières à dire leur mot[56]. De telles
libertés nous paraissent aujourd'hui étranges et même choquantes:
elles étaient presque admises autrefois et Mlle de Montpensier nous
raconte sur les nonnes de Perpignan, ville alors tout espagnole, des
histoires bien plus singulières[57]. L'autorité ecclésiastique
n'intervenait guère que lorsqu'il s'était produit quelque éclat
fâcheux[58]. Or, les petits manèges des _galanes de monjas_ ne
tiraient généralement pas à conséquence: c'était pour l'ordinaire un
amusement platonique, assez semblable au commerce de galanterie de nos
précieux et de nos précieuses, mais qui devait paraître plus savoureux
aux âmes hardies parce qu'il scandalisait les esprits simples[59] et
frisait l'impiété.

  [55] Mateo Luján de Sayavedra, _Segunda parte de la Vida del
  pícaro Guzmán de Alfarache_, VI.

  [56] _Ibid._

  [57] _Mémoires_, III, p. 440.

  [58] C'est ainsi qu'en 1564 un édit de l'évêque de Lérida
  constate que «han sucedido de la conversación de los estudiantes
  y otras personas algunos peligros y escándalos» et fait défense
  aux étudiants âgés de plus de quatorze ans de pénétrer dans les
  couvents de femmes sous peine d'excommunication. (D. Jaime
  Villanueva, _Viage literario á las Iglesias de España_, XVII
  (1851), pp. 277, 278.)

  [59] Voir les protestations indignées de Guzman d'Alfarache, _op.
  cit._, VI.

Pour ceux, plus nombreux, qui ne se contentent pas de ces idylles
romanesques et un peu perverses, ils n'ont que trop d'occasion de
satisfaire leur goût pour les réalités. Malgré les terribles menaces
des règlements universitaires, Salamanque est remplie d'aimables
personnes d'abord engageant et de vertu peu farouche. Elles sont
logées pour l'ordinaire dans la ville basse, aux bords du Tormès et en
ce quartier des tanneries où la fameuse Célestine exerça, dit-on, son
métier. On peut les rencontrer le matin aux offices où elles ne
manquent guère; elles se tiennent, l'après-midi, sur leur balcon,
exposant aux regards un visage fardé et une gorge fort découverte; le
soir venu, on va les retrouver à la taverne; parfois même on réussit à
les introduire dans les pensions ou dans les Collèges, et ce sont
alors des fêtes inoubliables, dont l'inquiétude double le plaisir.

On voit parfois apparaître d'autres étoiles plus brillantes, étoiles
parties on ne sait d'où, qui souvent ont déjà jeté quelques feux en
Italie ou dans les Flandres et qui disparaîtront aussi brusquement
qu'elles sont venues[60]. Ces belles étrangères ne se montrent pas en
toutes les saisons: elles viennent à Salamanque au moment où les
vacances viennent de finir et où les étudiants ont encore la bourse
pleine, de même qu'elles vont à Séville pour l'arrivée des galions.
Elles louent une maison sérieuse et de belle apparence; elles n'en
sortent que rarement et toujours en pompeux équipage. A leur côté
marche quelque duègne ou quelque tante d'emprunt, vénérable matrone,
dont la mante sombre, les larges coiffes blanches, le chapelet à gros
grains et la longue canne en jonc des Indes ne peuvent inspirer que le
respect; un vieil écuyer va derrière, à qui sa golille empesée, sa
rapière et son baudrier donnent des airs de gentilhomme. On voit tout
de suite qu'une telle proie n'est point pour ces «jeunes corbeaux qui
s'abattent sans discernement sur toute espèce de chair[61]», pour ces
chétifs _vade-mecum_[62] qui ne peuvent réunir pour une sérénade que
quatre «musiciens de voix et de guitare», une harpe, un psalterion et
quelques joueurs de sonnailles[63]. Il faut pour la conquérir autre
chose que ces maigres présents dont se contentent les pauvres filles,
limons, oublies, «pastilles de bouche», bijoux en argent doré,
dentelles de bas prix venues de Lorraine ou de Provence. Elle ne cède
qu'aux colliers de perles, aux belles guipures de Hollande, aux
chaînes d'or de cent ducats. Quand elle a pris, comme dit Cervantes,
«à ses appeaux» quelqu'un de ces beaux galants, riches comme des
«Péruviens» et qui savent jeter les doublons par les fenêtres, de ceux
qu'on appelle à Salamanque les _Generosos_[64], elle a vite fait de le
dépouiller et elle s'envole vers d'autres cieux,--à moins
qu'intervenant à propos le Corregidor ne confisque un bien mal acquis
et ne condamne l'aventurière à demeurer tout un jour sur une des
places de la ville, attachée à une échelle, coiffée du bonnet pointu,
exposée aux risées du petit peuple.

  [60] Cervantes, _El Licenciado Vidriera_.

  [61] Cervantes, _La Tía Fingida_.

  [62] Ce surnom des étudiants leur vient de leur portefeuille, ou
  _vade-mecum_.

  [63] _Cencerros_, colliers de grelots, qui faisaient
  l'accompagnement.

  [64] «Cierto caballero..., mozo, rico, gastador, enamorado..., de
  los que llaman Generosos en Salamanca.» (_La Tía Fingida._)

       *       *       *       *       *

En de tels passe-temps, les écoliers, riches ou pauvres, ont vite
épuisé leurs ressources. Quand la bourse est à sec, quand, au risque
d'être excommunié par le _Juez del Estudio_, on a vendu ou engagé
meubles, livres, habits et bonnets, tout ce qui peut s'engager ou se
vendre[65], on n'a plus qu'à adresser aux parents des appels
désespérés et l'on attend avec angoisse le retour des muletiers qui
servent de courriers et de commissionnaires[66]. Si les parents
impitoyables ne répondent que par de bons conseils, si l'_arriero_
n'apporte au lieu des ducats espérés qu'une douzaine de saucisses et
un sac de pois, on flétrit solennellement la barbarie des pères en
brûlant à la flamme d'une chandelle la lettre décevante, et tous les
camarades entonnent en chœur le chant traditionnel qui s'appelle la
_Paulina_: «Parents cruels et féroces, parents, nouveaux Nérons, pères
qui n'envoyez pas la portion quotidienne, puissiez-vous souffrir,
chaque semaine, notre faim de chaque jour, et, comme brûle ce papier,
puisse l'argent que vous nous refusez se changer en charbon dans vos
coffres. Amen[67]!»

  [65] _Cortes_ de Valladolid (1542 et 1555), _Cuaderno_ gothique,
  fo 1703, _a_ et _b_.

  [66] _Relación primera de la Vida del Escudero Marcos de Obregón,
  Descanso_ XII.--Jerónimo de Alcalá, _Alonso, mozo de muchos
  amos_, éd. Rivadeneyra (_Novelistas posteriores á Cervantes_), I,
  p. 495 _a_.--Bartolomé Palau, _La Farsa llamada Salamantina_
  (1552), publiée et annotée par M. Alfred Morel-Fatio, v. 564 et
  sq.

  [67] Rojas, _Lo que quería ver el Marqués de Villena, Jorn._ III:

    «... Vaya la _Paulina_, pues;
    El candil apropinquad... etc.»

  Cf. _Alfarache_ de Luján, chap. VI.--_Alonso, mozo de muchos
  amos_, éd. Rivad., 495 _b_.

  On peut également rapprocher de ce passage la scène suivante de
  _L'Invité_ de Lope de Rueda:

  «LE LICENCIÉ.--Ah! Seigneur Juan Gómez, embrassez-moi! Et ma mère
  vous a-t-elle donné quelque chose pour moi?

  «LE VOYAGEUR.--Oui, Seigneur.

  «LE LICENCIÉ.--Embrassez-moi encore, seigneur Juan Gómez. Que vous
  a-t-elle donné? Est-ce quelque chose d'importance?

  «LE VOYAGEUR.--Pourquoi pas?

  «LE LICENCIÉ.--Ah! seigneur Juan Gómez, soyez le bienvenu!
  Montrez-moi ce que c'est.

  «LE VOYAGEUR.--C'est une lettre, seigneur, qu'elle m'a chargé de
  vous remettre.

  «LE LICENCIÉ.--Une lettre, seigneur? Et madame ma mère vous
  remit-elle aussi quelque argent?

  «LE VOYAGEUR.--Non, seigneur.

  «LE LICENCIÉ.--Alors, que me fait une lettre sans argent!»

Cet espoir évanoui, les fils de famille peuvent encore trouver quelque
crédit auprès des usuriers qui pullulent à Salamanque et que la police
traque vainement: les étudiants de petite maison n'ont plus qu'à
apprendre les secrets de _andar sin blanca_[68], c'est-à-dire de vivre
sans sou ni maille, et le premier de ces secrets, c'est d'aller
«courir», autrement dit: de voler à l'étalage.

  [68] «LAZARO.--Que aprendí en Salamanca.
       La ciencia infusa de _andar sin blanca_.»

       (_Entremés del hambriento._)

  La _blanca_ est une petite monnaie qui valait la moitié d'un
  maravédis.

C'est là, d'ailleurs, un jeu fort à la mode et qui n'a rien de
déshonorant. Tous les héros de romans picaresques se vantent d'avoir
pratiqué ce genre d'exercice et voici, par exemple, en quels termes
notre Don Pablos conte ses prouesses:

«Je passais un soir dans la grand'rue; il y avait fort peu de monde: à
l'étalage d'un confiseur, j'aperçois une caisse de raisins secs. Je
prends mon élan, je mets la main sur la boîte et je me sauve. Le
confiseur se précipite après moi, et, derrière lui, ses domestiques et
ses voisins. La caisse était lourde: malgré mon avance, je vis qu'ils
allaient m'atteindre. Au coin d'une rue, je jette ma boîte à terre, je
m'assieds dessus, je roule mon manteau autour de ma jambe et, la
tenant à deux mains, je me mets à crier: «Ah! que Dieu lui pardonne!
Il a marché sur «moi!» Toute la bande accourt en hurlant: «Frère, me
disent-ils, un homme n'a-t-il pas «passé par ici?--Il est déjà loin!
il m'a foulé «aux pieds; mais loué soit le Seigneur!» Ils repartent au
plus vite, et tranquillement j'emporte la boîte au logis.

«Mes camarades, à qui je contai l'aventure, me félicitèrent chaudement
de mon succès; mais ils ne voulaient pas croire que les choses se
fussent passées comme je le disais. Piqué au jeu, je les conviai à
venir le lendemain me voir courir une autre boîte.

«Ils furent exacts au rendez-vous; mais cette fois les boîtes étaient
rangées dans l'intérieur de la boutique et on ne pouvait songer à en
saisir une avec la main: l'entreprise paraissait donc impossible,
d'autant plus qu'averti, le confiseur se tenait sur ses gardes. A
quelques pas du magasin, je tire mon épée dont la lame était solide,
je me précipite dans la maison en criant: «Meurs! Meurs!» et je porte
une pointe dans la direction du marchand. Il tombe à la renverse en
demandant confession; je pique une boîte, je l'enfile avec mon estoc
et je décampe. Les camarades étaient émerveillés de mon adresse et
mouraient de rire en voyant la mine que faisait le confiseur; il
suppliait qu'on l'examinât: «Je suis blessé, disait-il, c'est un homme
avec qui j'ai eu une querelle.» Mais, quand il leva les yeux, le
désordre que j'avais mis parmi les autres boîtes lui fit deviner le
larcin et il se mit à faire tant de signes de croix qu'on crut qu'il
n'en finirait point[69]. Jamais, je l'avoue, aucun succès ne me donna
autant de joie.»

  [69] Quevedo, _El Gran Tacaño_, VI.--Cf. _Alonso_, d. Rivad., 495
  _a_.

Ces continuelles rapines inspirent aux marchands une légitime
méfiance: ils redoublent de précautions, mais les «coureurs»
redoublent d'ingéniosité et d'audace; l'exaspération des gens de
police, les mois de prison et les centaines de coups de fouet
prodigués aux maladroits qui se font prendre, les menaces si redoutées
de l'Église, tout cela, en accroissant le péril, ne fait que rendre le
jeu plus passionnant, et entre les boutiquiers et la race aventureuse
des étudiants le duel se continue pendant plusieurs siècles.



CHAPITRE V.

LES ÉCOLIERS MENDIANTS OU CHEVALIERS DE LA _Tuna_.


Même aux heures de grande nécessité la plupart des écoliers se bornent
à ces espiègleries un peu fortes. Mais certains se laissent aller à de
pires indélicatesses et, de chute en chute, ils en viennent à mener la
vie de ces _pícaros_ ou «mauvais garçons» qui, suivant le mot de
Cervantes, semblent venus à Salamanque «moins pour apprendre les lois
que pour les enfreindre». Ces étudiants faméliques et vagabonds,
_gorrones_ ou chevaliers de la _Tuna_[70], forment comme une vaste
corporation, où règne l'égalité la plus parfaite, où s'efface toute
distinction sociale et dont tous les membres sont indissolublement
unis par les souvenirs de leurs communes misères et la complicité de
cent méfaits[71]. Parmi les sujets de ce royaume de gueuserie, on
compte beaucoup d'anciens pages ou valets d'étudiants qui se sont
lassés d'une telle dépendance; d'autres, dont le sort était plus doux
et qui avaient jadis quitté leur famille pleins de nobles ambitions et
de résolutions vertueuses, ont été gâtés par les mauvaises compagnies;
d'autres, enfin, sont des jeunes gens riches qui, d'eux-mêmes, par
fantaisie et par goût, ont préféré, dès le premier jour, à une
condition paisible et à un bien-être assuré l'imprévu d'une existence
errante et son inquiète liberté[72].

  [70] La _Tuna_, c'est la vie de paresse et d'aventures.

  [71] Ils ressemblent fort aux _vagi scolares_, aux «goliards» de
  nos Universités du Moyen Age, ou encore à ces écoliers mendiants
  de l'Université de Bologne dont Buoncompagno nous a laissé, dans
  son _Antiqua Rhetorica_ (1215), un si triste portrait. (Sutter,
  _Aus Leben und Schriften des Magisters Buoncompagno_, Fribourg,
  1894.)

  [72] Cervantes, _La Ilustre Fregona_.

Tous, drapés dans un manteau troué ou serrés dans une vieille soutane
«dont les pans déchirés pendent comme des bras de pieuvre[73]», ils se
promènent fièrement par les rues de Salamanque, espérant quelque
heureux hasard ou méditant quelque «tour de main». On les voit dès le
matin attendant sur le seuil des couvents la distribution des écuelles
de soupe, et c'est de là que leur vient leur surnom de _sopistas_.
Quand les frères leur apportent l'énorme marmite où nagent tous les
légumes de la terre, choux, navets, courges et laitues, assaisonnés de
noyaux d'olives, d'escargots et de têtes de poissons, quant apparaît
le frère portier chargé de répartir l'aumône, à peine la prière dite,
tous se bousculent et jouent des coudes pour n'être pas les derniers
servis: quelquefois on en vient aux coups et, pour rétablir l'ordre,
le _fraile_ frappe de droite et de gauche avec sa grande cuiller[74].
Dans la journée ils courent la campagne et, malgré les chiens de
garde, dévalisent jardins et vergers[75], ou bien ils trompent leur
faim en allant demander aux nonnes quelques gobelets d'une boisson
rafraîchissante qu'elles fabriquent et dont elles ne sont pas avares,
et souvent même ils emportent la tasse, au risque de décourager la
charité[76]. Mais, pour assurer le repas du soir, ils ne peuvent
compter que sur la générosité d'un riche camarade, sur la crédulité
d'un débutant et, plus sûrement, sur leur propre savoir-faire. Les
pains du boulanger, les melons et les piments du marché aux légumes,
les pralines et les nougats du confiseur, les outres de vin accrochées
à la porte des tavernes, ce qui se mange et ce qui se boit, tout leur
est d'une bonne prise: les marchands de marrons connaissent par de
fâcheuses expériences la rapidité de leurs jambes et la dextérité de
leurs mains[77]; les rôtisseurs et les pâtissiers les voient avec
inquiétude respirer l'odeur de leurs étalages.

  [73] «_Rabos de pulpo_» (_Don Quichotte_, II, ch. XIX).

  [74] _Romance nuevo del modo de vivir de los pobres estudiantes_,
  Valencia.

  [75] _El Gran Tacaño_, VI.

  [76] «Entró Merlo Díaz, hecha la pretina una sarta de búcaros y
  vidrios los quales pidiendo de beber en los tornos de las Monjas
  avia agarrado con poco temor de Dios.» (_Gran Tacaño_, IIª part.,
  cap. III.)

  [77] _Alonso_, Rivadeneyra, 455 _a_.

S'ils paraissent rarement dans le cloître des Ecoles, s'ils sont mal
renseignés sur les livres de «texte», ils connaissent parfaitement
«cent manières et façons de soutirer l'argent d'autrui[78]».

  [78] _Lazarillo de Tormes._

Tricher au jeu, faire l'office de spadassin ou d'entremetteur, jouer
auprès des filles galantes le rôle du frère qui veille sur l'honneur
du nom et duper ainsi l'amoureux novice, mendier sous le porche des
églises, un emplâtre sur l'œil et le rosaire à la main, fabriquer de
fausses clefs, rompre les cadenas, piller les dépenses des collèges et
dévaliser les chambres des boursiers, transformer les _cuartos_[79]
simples en _cuartos_ doubles en les élargissant à coups de marteau,
voilà le vrai fond de leur savoir.

  [79] Le _cuarto_ est une monnaie de cuivre qui valait quatre
  maravédis.

Quoiqu'ils soient passés maîtres en de telles malices et dignes, comme
dit Cervantes, «d'occuper une chaire en ces facultés[80]», quoiqu'une
lutte constante contre les incommodités de la fortune «aiguise leur
entendement et rende tous les jours leur esprit plus subtil[81]», il
leur arrive pourtant plus d'une fois de se coucher sans avoir rien pu
se mettre sous la dent. Ils vont passer la nuit dans le gîte que le
hasard leur offre, quelquefois dans les hôpitaux[82], quelquefois dans
un grenier, souvent à la belle étoile, et le bon sommeil, «les
enveloppant comme d'un manteau[83]», les console de leurs misères.

  [80] _La Ilustre Fregona._

  [81] Mateo Aleman, _Guzmán de Alfarache_.

  [82] _Estebanillo González_, éd. Rivad., 305 _b_.

  [83] C'est le mot de Sancho Panza.

Ces misères d'ailleurs leur paraissent bien plus supportables que la
monotonie d'une existence consacrée au travail. «Sans la faim et sans
la gale, fléau commun des étudiants[84]», ils s'estimeraient les plus
heureux des hommes. «Ni le froid, ni la chaleur ne les gênent: toutes
les saisons de l'année sont pour eux comme un doux printemps; ils
dorment d'aussi bon cœur sur des gerbes de blé que sur un matelas;
ils s'enfoncent dans la paille des auberges avec autant de volupté que
si leur lit était fait de fine toile de Hollande[85].» Comme
Estevanille González, ils sont tous «garçons de bonne humeur», et
cette naturelle gaîté les rend insensibles à bien des maux. On
retrouve en eux ce fatalisme presque oriental et cette admirable
_conformidad_ qui ont aidé les Espagnols de tous les temps à tout
supporter et à se résigner à tout. Pourquoi s'indigneraient-ils contre
des maux que leur a imposés le destin? Pour eux-mêmes, ils sont
persuadés, comme la vieille Célestine, qu'ils sont «comme Dieu l'a
voulu». Ils n'ont par conséquent ni regret ni remords et ils ne
désespèrent pas de pouvoir, quand viendra l'heure fatale, «crocheter
la porte du Paradis[86]» comme ils en ont crocheté bien d'autres.

  [84] Cervantes, _Coloquio de los Perros_.

  [85] Cervantes, _La Ilustre Fregona_.

  [86] _Lazarillo de Tormes._

Ces gueux sont d'ailleurs fiers de leur condition et se tiennent les
uns les autres en très haute estime, se traitant avec considération et
ne s'appelant jamais que _Votre Grâce_ ou _Votre Seigneurie_. Il n'est
pas de métier qui vaille à leurs yeux «cette glorieuse liberté auprès
de laquelle tout l'or et toutes les richesses de la terre sont de peu
de prix».

Ils sont donc enivrés de leur indépendance, orgueilleux de leur
paresse, et ils ont aussi la prétention et la fierté de rester des
étudiants, du moins par le costume et par le nom, d'être encore
«immatriculés» dans le corps glorieux de l'antique Université.

Quoique leurs vies soient presque pareilles, ils rougiraient d'être
confondus avec les mendiants du _Zocodover_ de Tolède, les coupeurs de
bourses de la _Plaza Mayor_ de Madrid, les portefaix de Séville ou
les rufians de Zahara.

Lorsque, à la suite d'une bataille avec le guet ou de quelque grave
friponnerie, l'air de la ville leur paraît malsain, ils s'en vont
courir la campagne, emportant tous, pendue à leur ceinture, la
_hortera_, l'écuelle de bois qui ne les quitte guère[87]. Les uns
chantent dans les bourgs au sortir des offices[88] et tendent le
bonnet aux personnes charitables; les autres s'associent à des
montreurs de singes, à des joueurs de gobelets ou à des porteurs de
fausses bulles. Certains, qui savent autant d'oraisons que de vieux
aveugles[89], les récitent à un demi-maravédis la pièce, et celle de
sainte Lucie qui guérit les maux d'yeux[90], comme celle de saint Blas
qui guérit les maux de gorge[91], leur sont surtout d'un merveilleux
profit. Quelques-uns font métier de connaître les propriétés et vertus
des plantes et des racines, et, pour se donner plus de crédit, ils
assaisonnent leurs ordonnances de quelques mots latins qui leur sont
restés dans la mémoire; d'autres font des pronostics, tirent des
horoscopes, lisent l'avenir dans les lignes de la main[92]. D'autres
portent toujours soigneusement roulé dans leur collet «ce livre non
relié, qu'ont coutume de lire les Espagnols de toute condition», à
savoir un jeu de cartes[93], cartes sales et crasseuses, il est vrai,
usées des quatre coins, «mais qui ont, pour qui sait s'en servir,
cette admirable vertu qu'on ne coupe jamais sans laisser un as par
dessous[94]»; comment mourir de faim avec cela quand il y a à la
porte des hôtelleries tant de muletiers passionnés pour le
vingt-et-un, le lansquenet et le quinola? De ces _gorrones_ en rupture
de ban, on en voit même qui se déguisent en captifs échappés des
bagnes d'Alger: ils attendrissent les villageois en leur faisant voir
sur un tableau grossièrement enluminé quels tourments endurent les
pauvres chrétiens quand ils tombent aux mains des Maures
infidèles[95].

  [87] Francisco de Castro, _Entremés de la Casa de Posadas_.

  [88] Quelques-uns de ces chants ressemblent, sans doute, à la
  vieille complainte que nous pouvons lire dans le _Libro de
  Cantares_ de l'Archiprêtre de Hita (1389):

  _De Como los escolares demandan por Dios._

    Sennores, dat al escolar,
    Que vos bien demandar,
    Dat limosna, o raçion,
    Faré por vos oraçion,
    Que Dios vos de salvaçion,
    Quered por Dios a mi dar..., etc.

    (Ed. Rivad., pp. 278b, 279a, 281, 282.)

  [89] C'étaient, en effet, les aveugles qui faisaient surtout
  trafic de ces oraisons ou _ensalmos_: le maître de Lazarillo de
  Tormes en savait «cent et tant». Un héros d'une comédie de
  Cervantes, Pedro de Urdemalas, sait «l'oraison de l'âme seule,
  l'oraison de saint Pancrace, celle des engelures, celle qui
  guérit la jaunisse, celle qui fait fondre les écrouelles».

  [90] _Pícara Justina_, fo 11.

  [91] Lope de Vega, _Peribañez_, II, 23.

  [92] Liñan y Verdugo, _Guía de Forasteros_, Valencia, 1635, fo
  92.

  [93] C'est Covarrubias (_Tesoro_) qui donne cette définition.

  [94] Cervantes, _Rinconete y Cortadillo_.

  [95] Cervantes, _Historia de los Trabajos de Persiles y
  Sigismunda_, lib. III, cap. X.

Dès qu'ils croient pouvoir affronter impunément les regards du
Corregidor, ils rentrent à Salamanque avec quelques _blancas_ dans
leur poche et ne tardent point à y reprendre le «métier», le «saint et
bon métier», qui finira peut-être par les conduire aux galères, à la
prison ou même aux _finibus terræ_, c'est-à-dire à la potence.



CHAPITRE VI.

ÉPISODES DE LA VIE UNIVERSITAIRE: FÊTES ET CONGÉS, _oposiciones_ ET
_grados_.


Pour le commun des étudiants, qui ne vont pas au delà des ordinaires
espiègleries et qui se privent des fortes émotions de l'existence
picaresque, la vie de Salamanque offre encore assez d'imprévu. Mille
événements y rompent la monotonie des jours.

Tout d'abord, les fêtes religieuses sont une perpétuelle occasion de
congés. Sans parler de Noël, de la semaine sainte, de la Pentecôte et
de la Fête-Dieu, dix fois au moins dans l'année l'Université ferme ses
portes en l'honneur de la Sainte Vierge: pour la Conception de
Notre-Dame, l'Expectation de Notre-Dame, la Nativité de Notre-Dame, la
Présentation, la Purification, l'Annonciation, la Visitation,
l'Assomption de Notre-Dame, etc. Les grands saints et les saints
locaux sont chômés aussi avec une singulière exactitude[96]: et ce
sont alors des cérémonies magnifiques, d'interminables processions
serpentant dans les rues étroites de la ville, tandis que sonnent les
cent clochers, de longues files de pénitents, nus jusqu'à la ceinture,
se déchirant la peau avec les boules de verre de leurs martinets et
bombant le dos pour mieux faire jaillir le sang; des expositions
d'images et de reliques, des pèlerinages vers des chapelles éloignées
ou vers des lieux qu'ont illustrés des miracles, des foires, des repas
sur l'herbe, des troupes chantantes, des bals dans les carrefours:
_danses de soulier_ où l'on marque la mesure en frappant de la main sa
semelle, danses de _cascabel menudo_ où l'on s'attache aux jarrets des
colliers de grelots, _danses des épées_ où s'escriment des quadrilles
habillés en toile blanche; des tournois, des «jeux de cannes» où, sur
leurs chevaux andalous caparaçonnés de drap d'or, des seigneurs en
costume jaune et blanc simulent des combats contre des chevaliers
vêtus de satin cramoisi; des concerts où le psaltérion, le
hautbois[97], la mandore et la cornemuse de Zamora associent leurs
sons aux métalliques accords de la guitare.

  [96] _Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca._

  [97] _Chirimia_, hautbois à douze trous, instrument d'origine
  arabe.

La fête de San Marcos est l'occasion d'un divertissement étrange. Les
étudiants achètent, aux frais de la cité, un taureau de belle
apparence[98], ils le conduisent à la cathédrale où il écoute la messe
fort dévotement; après l'office, ils le promènent dans la ville en
demandant l'aumône à chaque porte; ils lui attachent enfin entre les
cornes des fusées auxquelles ils mettent le feu, et le lâchent affolé
dans les rues où il renverse tout et met les passants en déroute.

  [98] La légende prétend que lorsque, la veille de la fête, les
  étudiants vont faire leur choix au pâturage, ils crient:
  «Marcos!» et qu'alors la bête qui plaît le mieux au saint sort
  d'elle-même du troupeau. (Padre Feijoo, _Obr. Escog._, éd.
  Rivadeneyra, p. 382.)

Le jour de la Saint-Martin, toute la ville est en joie: c'est à cette
date qu'a lieu l'élection du nouveau Recteur. Au sortir du cloître de
l'Université, où l'on vient de proclamer son nom, il fait au travers
de Salamanque la traditionnelle promenade, le _paseo_. Le cortège est
d'une extraordinaire magnificence: le nouvel élu appartient presque
toujours à l'une de ces illustres familles qui ont donné à
l'Université tant de brillants élèves et tant de puissants
protecteurs: les Mendoza, les Guzmán, les Pimentel, les Córdova, les
Sandoval, les Pacheco, les Fonseca; il n'hésite pas à dépenser des
sommes considérables pour effacer par l'éclat de son équipage les
souvenirs laissés par ses prédécesseurs. Derrière lui défilent les
docteurs, les maîtres, les officiers, les étudiants. Il est d'usage
qu'à cette occasion chaque écolier renouvelle sa garde-robe et que les
jeunes gens riches habillent de neuf leurs pages et leurs valets[99].
Tous les couvents, tous les Collèges ont orné leur façade; tous les
habitants ont suspendu à leurs fenêtres des tapisseries, des
couvertures, des étoffes de couleur. Ce jour-là, la cité entière
témoigne son attachement à l'Université qui fait sa prospérité et sa
gloire.

  [99] _Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, conde de
  Olivares, á D. Laureano de Guzmán._

En dehors de ces solennités, divers événements viennent encore jeter
dans la vie scolaire une singulière animation. Ce sont d'abord les
_oposiciones_. Dès qu'une chaire devient vacante, un concours est
aussitôt ouvert et dans tout le royaume le Recteur adresse un appel
aux _opositores_ ou candidats. Les épreuves de ce concours sont
publiques; elles comprennent généralement une leçon d'une heure sur un
sujet fixé d'avance, une critique de la leçon par les concurrents, une
réponse du candidat à ces critiques, et enfin une série de discussions
improvisées sur divers points du programme[100]. A Salamanque, où
l'organisation de l'_Estudio_ est essentiellement démocratique, ce ne
sont pas les docteurs qui choisissent leur futur collègue, ce sont les
étudiants de la Faculté qui désignent leur futur maître. Quoique ces
jeunes gens fassent tous leurs efforts pour rester dignes d'un tel
privilège et pour juger avec équité, on devine cependant qu'il y a
bien des compétitions, bien des intrigues, et que tout ce monde
remuant et passionné est violemment agité par l'approche d'une
_oposición_. On voit se former des partis, de véritables
factions[101]. Chaque concurrent peut compter sur l'appui de ses
compatriotes; il fait d'ordinaire, quelques jours avant les épreuves,
un certain nombre de cours où il attire le plus d'auditeurs qu'il
peut et où se comptent ses amis et ses adversaires[102], il trouve
toujours à la sortie un groupe d'admirateurs pour l'acclamer et lui
faire escorte. Il arrive que des _opositores_ plus fortunés recourent
à des manœuvres peu délicates pour assurer un succès qu'ils jugent
douteux. Ils tiennent table ouverte pendant une ou deux semaines, et
c'est là une bonne aubaine pour les pauvres _sopistas_; leurs plus
chauds partisans vont attendre aux portes de la ville les nouveaux
étudiants qui arrivent de leur province; ils leur font mille
civilités, les conduisent dans une hôtellerie et les régalent
plusieurs jours de suite, pour obtenir leurs voix[103].

  [100] _Vida, ascendencia, nacimiento, crianza y aventuras de el
  Doctor D. Diego de Torres Villaroel, catedrático de prima de
  matemáticas en la Universidad de Salamanca, Salamanca_, 1752, p.
  79 et sq.

  [101] Mateo Aleman, _Alfarache_, Part. II, lib. III, cap. IV.

  [102] _Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán..._

  [103] Mateo Luján de Sayavedra, _Segunda parte de la Vida de
  Guzmán de Alfarache_, lib. II, cap. V.--Figueroa, _El Pasagero_,
  _Alivio_ III, fo 106.

Malgré tout, il ne paraît pas que l'Université de Salamanque ait
jamais vu d'élection vraiment scandaleuse, au moins pendant les
premiers siècles de son existence[104]. C'est que là, comme dans la
plupart des grandes Écoles du Moyen-Age, les jeunes étudiants
finissent presque toujours, malgré les brigues et les cabales, par
subir l'influence de ceux de leurs camarades plus âgés et plus sérieux
qui, ayant souvent passé la trentaine, déjà licenciés ou même docteurs
et futurs candidats aux mêmes chaires, sont à la fois capables de bien
juger les aspirants et intéressés à faire récompenser le vrai mérite.

  [104] Avant que se soit établie la tyrannie des Grands Collèges.
  (Voir plus loin, _Deuxième Partie_, II, p. 181-188.)

Dès que le résultat du vote est connu, les amis du nouvel élu se
précipitent vers sa maison et remplissent sa rue de cris
assourdissants; mais cette victoire que tant de voix lui annoncent
n'est pas officielle encore, et il doit en savourer silencieusement le
plaisir. La tradition veut qu'il ne se montre point avant que le
Recteur lui ait fait tenir le _testimonium delatæ cathedræ_,
c'est-à-dire l'acte de nomination. Quand on voit apparaître au bout de
la rue le bedeau de l'Université avec le rouleau de parchemin, le
tumulte augmente encore: la porte est enfoncée, on arrache au
vainqueur son bonnet, on le couronne de laurier, on le soulève de
terre, et un vrai torrent l'entraîne jusqu'aux Écoles, renversant sur
sa route les tréteaux des marchands. Suant, essoufflé, la soutane au
vent, le nouveau maître fait son entrée dans le cloître sur les
épaules de ses admirateurs; on le porte jusqu'à la chaire qu'il vient
de conquérir et il en prend possession au milieu d'acclamations
enthousiastes. Pendant ce temps, les plus riches de ses amis ont loué
des montures: après avoir fait des courses folles dans les rues en
criant son nom à tous les échos, ils pénètrent dans la cour de
l'Université, tournent autour des colonnes, comme pris de vertige, et
font entrer leurs chevaux jusque dans les classes. Tout le jour, le
vacarme continue.

Quand la nuit est tombée, un cortège se forme. Tenant à la main des
torches et des lanternes, agitant au-dessus de leurs têtes des palmes
et des branches de laurier, plusieurs centaines d'étudiants vont
reprendre chez lui le héros de la journée et lui font faire le tour de
Salamanque. D'immenses écriteaux, portés au bout d'une perche, font
connaître au peuple son nom, le nom de son pays et son nouveau titre.
A chaque instant partent des coups de pistolet, éclatent des pétards;
des fusées montent dans le ciel. La ville est illuminée: les gens les
plus pauvres ont mis sur le rebord de leur fenêtre une lampe ou une
chandelle; les religieuses même ont allumé des flambeaux à la porte
de leurs couvents[105].

  [105] _Apparatus latini sermonis, auctore Melchiore de la Cerda,
  S. J., eloquentiæ professore_, Séville, 1598.--Torres Villaroel,
  _loc. cit._

Parfois le cortège s'arrête devant une église, un collège, une maison
bâtie en pierres de taille; on dresse une échelle, un étudiant y monte
et trace avec une encre rouge, faite d'huile et de sang de bœuf, une
inscription admirative, comme on en voit encore des milliers sur les
murs de Salamanque. Puis la troupe reprend sa marche, toujours plus
nombreuse et plus bruyante. Aux chants, aux sons de la musique se
mêlent les airs de triomphe qui glorifient à la fois le nouveau maître
et sa province: _Vítor Don Pedro, Vítor Castilla!_ ou _Vítor Don Luis
Vítor Navarra! Vítor!_ Les clameurs emplissent la ville, elles
s'étendent jusqu'aux plus misérables ruelles, et le petit peuple, à
l'âme enfantine et obscure, est ébloui par cette apothéose du
savoir[106].

  [106] Dans d'autres Universités et particulièrement à Alcalá, ces
  réjouissances prennent un autre caractère et tournent un peu à la
  mascarade. Dans le _Don Quichotte_ de d'Avellaneda, le Chevalier
  et son fidèle Sancho arrivent à Alcalá au moment où l'Université
  célébrait la réception d'un nouveau maître de théologie. «Il
  faisait le tour de la ville dans un char de triomphe, et plus de
  deux mille Écoliers l'accompagnaient, les uns à pied, et les
  autres à cheval ou sur des mules. Don Quixotte et Sancho
  rencontrèrent bientôt les Écoliers qui marchaient deux à deux, la
  tête couronnée de fleurs, et chacun une branche de laurier à la
  main. Au milieu d'eux paraissait un char de triomphe d'une
  grandeur prodigieuse. Le devant était occupé par un nombre infini
  de chanteurs et de joueurs d'instruments. On voyait dedans
  plusieurs Ecoliers habillés en femmes, dont les uns
  représentaient les vertus et les autres les vices; et chaque
  personnage portait une inscription qui le désignait. Ceux qui
  représentaient les vices étaient chargés de chaînes et assis aux
  pieds des autres, et ils affectaient un air triste et convenable
  au malheur de l'esclavage. Dans le fond du char paraissait par
  dessus tout le nouveau Professeur sur un trône et vêtu d'une
  longue robe d'écarlate avec une couronne de laurier sur la tête.»
  (_Nouvelles Aventures de Don Quixotte_, traduction de Lesage, éd.
  de 1707, p. 256.)

Dans la grande cité universitaire, la collation de certains grades
excite un enthousiasme pareil. Le baccalauréat n'a qu'une assez mince
importance: ce n'est guère qu'un certificat d'assiduité, que l'on peut
quelquefois obtenir sur le simple témoignage du bedeau. La licence et
même le diplôme de maître ès arts se confèrent sans grande pompe. Mais
l'Université a tenu à entourer d'un éclat incomparable les cérémonies
du doctorat, qui est l'acte le plus considérable de la vie scolaire
et comme le terme normal des études: elle a vu là un moyen de
maintenir son prestige, de rendre manifestes aux yeux de tous sa
richesse, sa puissance et sa majesté.

La veille de l'examen, un étudiant à cheval, précédé de tambours et de
trompettes, va distribuer à tous les docteurs la liste des conclusions
qui seront soutenues. Aussitôt après, tout le corps universitaire se
rassemble pour la procession solennelle. En tête, les musiciens,
l'Alguazil du Chancelier, les Maîtres des cérémonies, les Rois
d'armes, les deux Secrétaires de l'_Estudio_; derrière, les
professeurs en grand costume: robe noire garnie de dentelles blanches,
camail de couleur, toque noire ornée d'une houppe qui retombe en
franges autour du bonnet; d'abord les maîtres ès arts en camail bleu
de ciel, puis les théologiens en camail blanc, les médecins en jaune,
les canonistes en vert, les légistes en rouge[107]. Après eux, le
candidat; les bedeaux avec leurs masses, l'Écolâtre, ayant à sa
gauche le Recteur, à sa droite le docteur qui servira de parrain au
récipiendaire; enfin les juges et les officiers de l'Université, les
pages, les valets et les domestiques. Le candidat va tête nue; il
monte un cheval richement harnaché, couvert d'un caparaçon qui traîne
jusqu'à terre, il est vêtu de velours ou de soie avec le collet à
l'espagnole et des bottes de maroquin; il est armé de l'épée et de la
dague. Les cloches sonnent: au bourdon sourd de la cathédrale se
mêlent les notes claires du clocher de Saint-Martin, les tintements
des églises lointaines. Derrière le cortège se presse en désordre la
foule innombrable des étudiants, toute la jeunesse de Salamanque, les
artisans qui ont interrompu leur travail, les marchands qui ont fermé
leurs boutiques, et les paysans des alentours, accourus comme pour une
fête, villageoises en robe brodée, _charros_[108] parés de leurs
boutons d'argent, serrés dans leur large ceinture de cuir.

  [107] Lope de Vega, _La Inocente Sangre_, II, 1:

    _Como ya se ve mirando
    En los colores que veis,
    Rojo, verde, azul y blanco,
    Cánones, leyes, maestros
    Teólogos y hombres sabios..._

  [108] Les paysans de la plaine de Salamanque.

La journée du lendemain est encore plus remplie. Après avoir été
longuement interrogé dans le Paranymphe, qui est la salle d'honneur
de l'Université, le candidat est livré à ses camarades qui lui font
expier par des moqueries un peu fortes les satisfactions
d'amour-propre qu'il a déjà goûtées et les honneurs qui l'attendent.
Cette cérémonie bouffonne s'appelle le _vejamen_, et l'on nomme
_gallos_ les traits malicieux qui, ce jour-là, tombent un peu sur tout
le monde.

Nous trouvons dans un recueil assez curieux et assez ignoré la
description d'une de ces cérémonies caractéristiques[109]. Cette
cérémonie eut un éclat particulier parce qu'on y voyait, au premier
rang des spectateurs, le roi Philippe III et la reine Marguerite[110].
Le principal orateur était un maître de l'Université et la victime
désignée était un religieux, de l'ordre des Carmélites.

  [109] Gaspar Lucas Hidalgo, _Diálogos de apacible
  entretenimiento_, Barcelona, 1609: _Noche Primera_, cap. II, _Que
  contiene unos gallos que se dieron en Salamanca en presencia de
  los Reyes_.

  [110] Le roi et la reine étaient arrivés à Salamanque dans les
  premiers jours de juillet 1600; ils y avaient été reçus
  magnifiquement, particulièrement par les marchands d'habits de la
  ville qui avaient été à leur rencontre déguisés en _soldados
  galanes_. Leurs Majestés visitèrent longuement l'Université et
  aussi le Colegio Viejo, dont ils admirèrent la Bibliothèque.
  (_Diálogos de apacible entretenimiento_, _Noche_ II, cap. I.)
Dans sa harangue, fort travaillée et qui sentait un peu trop
l'apprêt, le _maestro_ commença par se moquer, d'ailleurs assez
doucement, de quelques-uns de ses collègues, rapportant quelques
anecdotes récentes ou faisant allusion à quelque innocente manie. A
l'un, chanoine de la sainte Cathédrale, la langue avait fourché, le
jour de Pâques, tandis qu'il officiait, et il avait dit à la fin de
la messe: «_Requiescant in pace! Alleluya! Alleluya!_» Un autre, en
apprenant la mort d'un ami, s'était écrié machinalement: «_Ite,
missa est!_» Il reprochait à un troisième de porter toujours sur la
tête une calotte de drap noir, pour dissimuler sa calvitie. Il
désignait assez clairement un docteur qui affectait, quoique marié,
de porter le costume ecclésiastique et un religieux, maître de
théologie, qu'on aurait pu prendre pour un tailleur parce qu'il
n'était jamais assis que sur ses talons et remuait sans cesse sa
main, de bas en haut, comme s'il tirait l'aiguille.--Il en venait
enfin au héros de la fête, qui attendait son tour avec inquiétude,
et naturellement celui-là était moins ménagé: ses travers moraux et
ses défauts physiques, son attitude et sa physionomie, la couronne
touffue de ses cheveux bouffant autour de sa tonsure, sa
prétention à un savoir universel, tout cela était relevé sans
bienveillance, et ces traits réunis finissaient par former un
portrait fort grotesque et sans doute peu ressemblant.

Ce mauvais moment passé, une tradition charitable voulait que le
président de la cérémonie fît, en manière de contre-partie, le
panégyrique du récipiendaire. Il n'était pas inutile en effet de le
relever dans sa propre estime et dans celle de ses futurs collègues,
surtout quand la verve satirique de ses persécuteurs s'était déchaînée
sans contrainte; et, en temps ordinaire, quand la présence d'un
monarque ne lui imposait pas quelque retenue, cette verve se portait,
nous dit-on, à de telles libertés que les étudiants ecclésiastiques
restaient, ce jour-là, au couvent[111].

  [111] Cette coutume du _Vejamen_ était si généralement admise que
  Cisneros lui fit sa place dans les Statuts même de l'Université
  d'Alcalá: «Tandem aliquis de Universitate praefata faciet vexamen
  jocosum.»

Le _Vejamen_ achevé, le cortège officiel vient reprendre le candidat
et le conduit dans la nef de la cathédrale, où doit avoir lieu la
réception solennelle. Une immense estrade y a été dressée, où prennent
place les hauts dignitaires, les docteurs et les maîtres, tandis que
jouent les haut-bois, les trompettes et les tambourins[112]. Le
candidat prononce, en latin, un discours soigneusement travaillé. Le
parrain lui répond par une autre harangue latine qu'il écoute, à
genoux sur un coussin; puis, s'approchant de lui, il lui confère les
insignes du grade. Il lui passe au doigt l'anneau d'or en disant: «Cet
anneau est le gage de l'union indissoluble que contracte avec toi la
Science: applique toi à te montrer digne époux d'une telle épouse.» Il
lui met un livre entre les mains en prononçant ces mots: «Voici le
livre. Je l'ouvre pour te faire entendre que tu pénétreras les
mystères du savoir humain; je le ferme pour que tu apprennes à les
tenir enfermés, quand il le faudra, au plus profond de ton âme[113].»
Il le coiffe ensuite du bonnet de docteur, il le fait monter dans une
chaire, toujours en récitant les formes consacrées; il l'embrasse
enfin en lui disant: «Viens donc dans mes bras, reçois ce baiser de
paix et d'amour; que ce témoignage de tendresse te lie éternellement à
moi et à l'Université, notre mère.»

  [112] Lope de Vega a encore célébré dans une autre de ses pièces,
  _El Bobo del Colegio_ (II, 4), la pompe de ces cérémonies:

    «FABIO.--No pienso yo que el Imperio,
    Cuando á su elección se hallan
    Los príncipes electores,
    Ya con mitras, ya con armas,
    Resplandece en mayor vista
    Que cuando ocupan sus gradas
    Tantas borlas de colores
    Verdes, azules y blancas,
    Carmesíes y amarillas...»

  [113] A l'Université d'Alcalá, les docteurs en droit civil ou
  canon reçoivent en outre le ceinturon avec la dague, les éperons
  et l'épée. (La Fuente, _Historia de las Universidades_, II, p.
  621; _Appendice_.)

Le nouveau docteur s'avance alors au milieu de l'estrade, récite à
voix haute son acte de foi et prête serment. La cérémonie est
terminée. Dans toute l'église les acclamations éclatent, tandis que
sur des plateaux d'argent les huissiers vont offrir les cadeaux
d'usage: à chacun des docteurs et maîtres, des gants, une barrette et
deux doublons; au parrain et au chancelier, cinquante florins; cent
réaux au bedeau et au notaire des écoles.

La cathédrale se vide, et toute l'assistance se rend sur la vaste
place de Saint-Martin--qui est devenue aujourd'hui la _Plaza
Mayor_.--Le maître des cérémonies l'a fait disposer pour la course de
taureaux, qui est déjà à cette époque l'accompagnement obligé de
toutes les fêtes, même des fêtes de canonisation[114]. Les arcades
ont été fermées par une haute barrière derrière laquelle le peuple
s'entasse. Les magistrats de la ville, les corps constitués se sont
installés aux fenêtres des maisons que doivent leur céder en ces
occasions-là leurs légitimes propriétaires. Un large balcon est
réservé à l'Université: dès que le cortège s'y est assis, les
trompettes sonnent, le Corregidor fait en voiture le tour de la
_plaza_, et la course commence.

  [114] Il y eut, par exemple, des courses à Salamanque pour la
  canonisation de sainte Thérèse, en 1622, et pour celle de san
  Juan de Sahagún. (Villar, _Historia de Salamanca_.)

Cinq taureaux, pour le moins, doivent paraître dans l'arène; une
commission nommée par le Cloître des Docteurs[115] a été les choisir
quelques jours auparavant dans une _ganadería_ voisine. Les toreros de
profession sont fort rares en ce temps-là: chacun peut aller, à son
gré, montrer son courage et son adresse.

  [115] L'assemblée des professeurs titulaires.

Le premier jeu consiste à attirer le taureau, à le détourner à droite
ou à gauche par un brusque mouvement de la cape rouge et à éviter les
cornes redoutables, sans remuer les pieds, par une légère inclinaison
du corps. Quand l'animal commence à se lasser, un signal est donné
par le président de la course: «Pour lors, raconte un voyageur, tous
ceux qui sont dans le clos accourent, l'épée à la main, et tâchent de
lui couper les jarrets pour le mettre bas et le faire mourir. Il y a
alors, ajoute-t-il, bien du désordre et du danger[116].» Ce premier
jeu est plutôt l'affaire «des gens de peu et de nulle considération».

  [116] _Voyage d'Espagne de M. de Monconys_ (1628).

Le second jeu est, au contraire, réservé à la noblesse: quelques
seigneurs montés sur des chevaux bien harnachés, suivis de trente ou
quarante laquais vêtus d'une même livrée, tournent en saluant autour
de la _plaza_ et vont se ranger en face de la porte du toril. Quand
l'animal fond sur eux, ils le frappent d'un coup de pique entre les
deux cornes et se dérobent aussitôt en faisant faire une volte à leur
cheval. Si leur main a tremblé, si leur arme a dévié, ils sont obligés
de mettre l'épée à la main, de suivre à pied le taureau et de le tuer
sans aucun secours.

Le troisième jeu s'appelle la lançade. «Celui qui la veut donner fait
bander les yeux à son cheval: il attend l'attaque et, lorsque le
taureau court à lui avec furie, il lui passe la lance au travers du
corps. Quand il manque le taureau, le taureau ne le manque pas.»

Ces courses étaient, on le voit, beaucoup plus dangereuses que les
courses d'aujourd'hui[117], elles laissaient plus de place à
l'initiative personnelle et offraient infiniment plus d'imprévu. Rien
ne pouvait être plus passionnant qu'un tel spectacle dont les
péripéties étaient si brusques et si précipitées, où le plus souvent
l'extrême hardiesse suppléait à l'expérience et où tant de braves gens
exposaient tour à tour leur vie, sans profit et pour le plaisir. Ce
spectacle enfiévrait la jeunesse des Écoles; sur le balcon d'honneur,
les vénérables juristes, les austères théologiens en savouraient sans
scrupule les poignantes émotions, et le peuple de Salamanque bénissait
l'antique tradition qui consacrait par de telles fêtes l'investiture
d'une dignité si grave et si pacifique.

  [117] Un grand seigneur bohémien qui passa à Salamanque, en 1467,
  vit des courses données dans des conditions à peu près pareilles:
  «Le troisième taureau, dit-il, tua deux hommes et en blessa huit
  autres, plus un cheval.» _Viaje del noble Boemio León de Rosmital
  de Blatna por España y Portugal._ (_Viajes por España: Libros de
  Antaño._ Madrid, 1879, p. 81.)

Malheureusement, ces fêtes coûtaient fort cher. Après la course, dont
les frais étaient naturellement considérables, il fallait encore
offrir une collation qui ne devait pas comprendre moins de cinq
services, et ajouter aux présents déjà distribués dans la cathédrale
une quantité d'autres cadeaux: des caisses de fruits secs et des
sucreries, des dragées, des confitures, des cierges et même des paires
de poulets[118]. On ne pouvait, sans être riche, suffire à tant
d'obligations. Plus d'un licencié plein de savoir, nourri de Baldus ou
des _Décrétales_, se trouvait ainsi arrêté au terme de ses études.
Assez souvent des étudiants de fortune modeste s'arrangeaient pour se
faire graduer le même jour, et la dépense s'en trouvait diminuée; mais
il fallait, dans ce cas, faire paraître sur la place un plus grand
nombre de taureaux: dix pour trois docteurs, davantage encore si les
docteurs étaient plus nombreux. On en courut jusqu'à vingt-trois dans
une même journée. D'autres candidats, plus pauvres ou plus avisés,
attendaient pour solliciter le diplôme qu'un deuil de Cour vînt
proscrire toute fête et simplifier la cérémonie.

  [118] _Estatutos hechos por la Universidad de
  Salamanca._--Villar, _Historia de Salamanca_.

       *       *       *       *       *

Tels étaient les principaux événements de cette vie de Salamanque, si
indépendante, si variée, si joyeuse, où se coudoyaient de jeunes
hommes de tous pays et de toutes conditions, où chacun avait la
liberté de régler son existence suivant son tempérament et suivant ses
goûts, où la vertu était indulgente aux amusements et même aux folies,
où les paresseux et les ignorants respectaient en retour le travail et
le savoir, où la communauté des privilèges et l'égalité des droits
créaient des liens solides et rendaient supportable l'inégalité des
fortunes. Sans doute, à mesure que venaient les années, cette
inégalité ne faisait que s'accentuer davantage. D'anciens camarades de
cours pouvaient se trouver portés aux deux extrémités de la hiérarchie
sociale, et la récompense n'était pas toujours proportionnée au mérite
et à l'effort. Les jeunes gentilshommes s'élevaient naturellement aux
hautes charges de l'Etat; bien soutenus et bien dirigés, des
étudiants de plus humble origine s'assuraient d'honorables destinées,
devenaient conseillers, juges, chanoines, maîtres dans une Université
ou recteurs dans un Collège. Pendant ce temps de pauvres diables, à
qui tout secours avait manqué, épuisés par une lutte trop dure,
finissaient garçons d'apothicaire, clercs de procureur, barbiers,
sacristains ou marchands[119]. Mais ces injustices du sort sont de
tous les temps, et ceux mêmes que la chance avait trahis gardaient
encore à l'antique _Estudio_ un attachement fidèle; ils emportaient,
comme un bien inestimable et comme une consolation, le souvenir des
années qu'ils avaient passées à l'ombre de ses murs, des joies qu'ils
y avaient goûtées et des misères qu'ils y avaient gaiement supportées:
Salamanque restait pour eux la Ville Insigne, «Mère des vertus, des
sciences et des arts», et ils l'aimaient tous du même amour.

  [119] _Romance nuevo del modo de vivir de los pobres
  estudiantes._ Valencia.



DEUXIÈME PARTIE.

I.

Origines et Progrès des Universités Espagnoles.



CHAPITRE PREMIER.

  ANCIENNES UNIVERSITÉS ET FONDATIONS NOUVELLES; MULTIPLICATION DES
    CENTRES D'ENSEIGNEMENT.


La gloire de Salamanque, avec le besoin croissant d'instruction, avait
contribué à faire naître d'autres Universités sur divers points de la
Péninsule.

Pendant près d'un siècle, l'Université Salmantine avait été l'unique
centre des études, le seul asile du savoir: car les premières Écoles
d'Espagne, celles qu'avait fondées à Palencia Alphonse VIII de
Castille, n'avaient eu qu'une destinée éphémère[120]. Pendant toute la
durée du treizième siècle, seule elle s'était développée et enrichie.

  [120] Les faibles ressources de cet _Estudio_, l'hostilité des
  habitants et des autorités ecclésiastiques, la rivalité de deux
  puissants collèges, l'un de Dominicains, l'autre de Franciscains,
  l'avaient obligé de fermer ses portes dès le milieu du treizième
  siècle. L'Université de Salamanque prétendait être sa légitime
  héritière. Lope de Vega fait allusion à cette prétention dans _La
  Inocente Sangre_, II, I.

Après Alphonse IX de Léon, son véritable fondateur, saint Ferdinand,
le conquérant de Séville, avait augmenté le nombre de ses chaires;
Alphonse le Savant avait payé ses maîtres sur sa propre cassette[121].
Dans le même temps, le pape Alexandre IV avait confirmé et étendu ses
privilèges[122]. Boniface VIII lui avait accordé des rentes[123]. Sur
elle seule s'étaient ainsi concentrées les faveurs des papes et les
libéralités des rois.

  [121] Cédule de Badajoz (nov. 1252).

  [122] Bref daté de Naples (avril 1255).

  [123] Il lui avait en même temps adressé le recueil nouveau de
  ses Décrétales (livre VI), en lui demandant de créer une chaire
  spéciale pour l'explication de ce livre. Après lui, Jean XXII,
  Benoît XIII, Martin V (auteur d'un plan complet d'études en
  trente-cinq chapitres), Eugène IV furent tour à tour les
  bienfaiteurs de l'Université de Salamanque.

  [124] On ne peut guère tenir compte de l'Université de Murcie,
  fondée en 1310 dans un couvent de Dominicains, et qui dura peu.

Puis, en l'année 1300, paraît l'Université de Lérida, où le roi Jaime
II ouvre dès l'abord quinze chaires pour que la _Corona_ d'Aragon
cesse d'être tributaire, en matière de science, de Castille et de
Léon.

Un demi-siècle encore se passe[124] et Alphonse XI de Castille fait
consacrer par une bulle pontificale[125] une institution nouvelle:
l'Université de Valladolid, qui commence avec dix chaires et qui, cent
cinquante ans après, en aura trente-quatre, dont les rentes finirent
par s'élever jusqu'à 36,000 maravédis d'or et qui sera une des trois
_Universidades mayores_ d'Espagne.

  [125] Bulle de Clément XI, datée d'Avignon (1346).

Quelques années après, Pierre IV d'Aragon, pour ne pas demeurer en
reste, crée l'Université d'Huesca (1354).

Puis, pendant plus d'un siècle, les fondations s'interrompent ou sont
sans importance[126]. Et tout d'un coup, aux approches du seizième
siècle, le mouvement s'accélère, prend une ampleur vraiment
surprenante. Il semble que l'Espagne soit alors possédée d'une fièvre
de savoir: comme si elle avait le pressentiment de sa future grandeur,
elle s'efforce par avance de s'en rendre digne.

  [126] Luchente (1423), Barcelone (1430), Gérone (1446).

Les princes, tout les premiers, se laissent emporter par ce grand élan
et les papes n'y mettent pas obstacle.--Car l'Université est une
institution pontificale aussi bien que royale; elle est même surtout,
à son origine, un instrument de la puissance romaine. Comme les grades
qu'elle confère ne se limitent pas aux bornes du royaume et conservent
leur valeur dans toute la chrétienté, la papauté s'est naturellement
arrogé le droit de discuter ses statuts, de fixer ses privilèges, de
contrôler son enseignement[127]. Or, jusqu'à ce moment, le Saint-Siège
a semblé peu désireux de multiplier ces centres d'instruction, par
peur sans doute de ne pouvoir plus les dominer aussi absolument s'ils
devenaient plus nombreux, de les voir se soustraire insensiblement à
sa surveillance. Jusqu'ici les rois n'ont pu lui arracher qu'après de
longues et laborieuses négociations les autorisations et confirmations
nécessaires. Et tout d'un coup il cède au courant. A mesure que les
princes d'Espagne deviennent plus forts, à mesure que, dans
l'agitation du reste de l'Europe, leur fidélité lui devient plus
précieuse, il sent le besoin de se montrer plus libéral et plus
conciliant. Non seulement il sanctionne sans difficulté les
fondations nouvelles, mais encore il en assure généralement la durée
en leur attribuant une part des rentes ecclésiastiques, sans craindre
de diminuer ainsi les ressources des évêchés et des paroisses. Les
rois complètent ces donations en se dépouillant au profit des jeunes
Universités de certains de leurs revenus, particulièrement des
_tercias_, c'est-à-dire des deux neuvièmes qu'ils prélèvent sur les
dîmes. En même temps, de grands seigneurs, particulièrement de grands
seigneurs d'Eglise, archevêques et cardinaux, mettent leur honneur à
élever dans leur diocèse ou dans leur ville natale des bâtiments
souvent magnifiques, à y ouvrir des Écoles ou des Collèges qu'ils
dotent richement, auxquels ils laissent, en mourant, tous leurs biens
en héritage. Ailleurs, particulièrement dans les pays d'Aragon, où la
vie municipale a gardé toute sa puissance, ce sont les corps communaux
qui réclament des Universités, qui les créent, qui les font vivre:
c'est ainsi que les «jurés» de Saragosse et ceux de Valence veulent
avoir leurs Ecoles, comme les «paheres» de Lérida et les conseillers
de Barcelone avaient eu les leurs. Et alors, sur tous les points du
royaume, l'on voit, comme en une floraison superbe, s'aligner les
colonnades, se dresser les portiques, monter dans les airs les
coupoles et les clochers. Les tailleurs de pierres sculptent encore
sur les imposantes façades les attributs mythologiques, les emblèmes
et les blasons, que déjà les salles de cours s'ouvrent et se
remplissent: déjà se construisent autour de l'Université naissante les
pensions, les Collèges, les maisons d'étudiants; déjà la ville prend
une physionomie particulière, ranimée par l'afflux de toute cette
jeunesse, vivifiée par cet élément de prospérité, et le corps nouveau
grandit, conscient de sa force, société indépendante au sein de la
société civile, formant comme une cité libre avec son organisation
spéciale, ses privilèges, ses exemptions, ses immunités.

  [127] Il en est de même à Paris, où l'autorité pontificale crée
  ou supprime à son gré les chaires de l'Université et y interdit
  même l'enseignement du droit civil.

En 1472, se fonde l'Université de Sigüenza; deux ans après, celle de
Saragosse; en 1482, celle d'Ávila; en 1500, celle de Valence[128]; en
1504, celle de Santiago[129]; en 1508, celle d'Alcalá; en 1516, celle
de Séville; en 1520, celle de Tolède; en 1533, celle de Lucena; en
1534, celle de Sahagún, bientôt transférée à Irache; en 1537, celle
de Grenade[130]; en 1542, celle d'Oñate; en 1547, celle de
Gandía[131]; en 1548, celle d'Osuna[132]; en 1551, celle d'Osma[133];
en 1553, celle d'Almagro, et, à peu près à la même époque, celle
d'Oropesa[134]; en 1565, celle de Baeza; en 1568, celle
d'Orihuela[135]; en 1572, celle de Tarragone[136].

  [128] Favorisée, dès son origine, par le pape Alexandre VI
  (Rodrigo Borgia), né aux environs de Valence et ancien évêque de
  cette ville.

  [129] Bulle de Jules II (1504).

  [130] En 1526, Charles-Quint avait déjà fondé à Grenade le
  _Colegio de Santa Cruz de la Fe_ et le _Imperial de San Miguel_.

  [131] Fondée par saint François de Borgia, duc de Gandía.

  [132] Fondée par D. Juan Téllez Girón, quatrième comte d'Ureña.

  [133] Fondée par D. Pedro Álvarez de Acosta, évêque de Osma.

  [134] Fondée par D. Francisco Álvarez de Toledo, natif de cette
  ville et vice-roi du Pérou.

  [135] Fondée par D. Fernando de Loaces, archevêque de Valence et
  patriarche d'Antioche.

  [136] Fondée par le cardinal D. Melchor Cervantes de Gaeta,
  archevêque de Tarragone.

Vingt Universités en cent ans, alors qu'autrefois il en était né
quatre en deux siècles! Dans la suite, l'Espagne n'en verra plus que
cinq ou six nouvelles[137]: il semble qu'elle ait fait à ce moment
tout son effort.

  [137] Vich (1599), Oviedo (1604), Pampelune (1619), Tortosa
  (1645), Mayorque (1691): nous ne comptons ni Madrid, héritière de
  l'Université d'Alcalá (1836), ni Cervera, formée en 1714 par la
  réunion des Universités de Catalogne.

Et ce qui est encore plus surprenant que le nombre de ces
établissements, c'est leur extrême variété. Chacun a son individualité
propre et comme sa personnalité. L'on n'en trouverait pas deux qui
aient eu la même origine, les mêmes constitutions, qui aient donné le
même enseignement, qui aient vécu des mêmes ressources.

Les uns, nous l'avons dit, doivent leur existences et les moyens de la
soutenir à des papes, d'autres à des rois, d'autres à de grands
seigneurs, d'autres à des évêques, d'autres à des assemblées
municipales.

Les uns, comme avaient fait Salamanque et Lérida, empruntent aux
Universités italiennes, et particulièrement à Bologne, leur
organisation démocratique et semblent s'être inspirés dans leurs
statuts des _Habita_ de Frédéric Ier et des diplômes de Frédéric II.
D'autres, comme Saragosse et Alcalá, se modèlent sur Paris; d'autres,
comme Barcelone, sur Toulouse; d'autres, comme Huesca, sur
Montpellier.

Les uns sont indépendants et laïques, quoique souvent entretenus par
les rentes de l'Eglise. D'autres sont des sortes de séminaires qui
appartiennent à des ordres monastiques, sont installés dans leurs
couvents, relèvent directement de leurs supérieurs: telles, par
exemple, l'Université de Luchente, fondée dans un couvent de
Franciscains, ou celle de Gandía, qui est aux Jésuites, ou celles
d'Almagro et d'Orihuela, qui sont aux Dominicains.

Les uns sont de grands centres d'instruction supérieure, où les
chaires sont nombreuses, où sont représentées toutes les matières du
savoir, où les libres recherches ont leur place à côté de
l'enseignement professionnel. Les autres, comme Sigüenza, comme
Séville, comme Oñate, comme Osuna, comme Osma, sont des
Collèges-Universités, sortes d'institutions hybrides, dont les
ressources sont généralement médiocres, l'enseignement limité, dont
l'existence est intimement liée à celle d'un Collège qui leur fournit
à la fois ses étudiants et ses maîtres.

Parmi les grandes Universités nées dans cette brillante époque des
Rois Catholiques et de Charles-Quint, la plus intéressante est Alcalá:
elle a exercé sur la culture espagnole une influence certaine et
l'histoire de sa naissance est aussi significative que celle de ses
progrès.



CHAPITRE II.

UNE GRANDE UNIVERSITÉ: ALCALÁ.


A six lieues de Madrid, sur la rive droite du Hénarès, au milieu d'une
vaste plaine assez nue, coupée par le ruisseau d'une ligne de verdure,
la vieille Alcalá abritait dans son enceinte massive, couronnée de
tours, une population pacifique et une vie silencieuse, lorsque le
grand Jiménez de Cisneros, moine franciscain, confesseur de la reine
Isabelle, archevêque de Tolède, primat d'Espagne et chancelier de
Castille, résolut d'y fonder, à la place du petit Collège où il avait
jadis étudié la grammaire et les humanités, une Université immense et
magnifique, capable de rivaliser avec Salamanque[138], digne de la
gloire des temps nouveaux.

  [138] C'est cependant à Salamanque que Cisneros avait continué
  ses études. Il y avait été, en 1450, à l'âge de quatorze ans, il
  y avait étudié à la fois le droit civil et le droit canon et il
  avait obtenu le baccalauréat dans l'une et dans l'autre Faculté.

Tandis que les Écoles Salmantines avaient crû lentement, d'année en
année, de siècle en siècle, l'Université nouvelle fut une création
subite, que pouvait seule réaliser une volonté aussi puissante et
aussi tenace: elle fut l'œuvre d'un homme, et d'un homme qui, ayant
déjà dépassé les limites ordinaires de la vie, sentait qu'il devait se
hâter s'il voulait voir de ses yeux l'achèvement de son entreprise.

En moins d'une année, Cisneros choisit l'emplacement, achète les
terrains, fait dresser par l'architecte Pedro Gumiel les plans du
futur édifice. Le 14 mars 1498, il en pose solennellement la première
pierre. Pendant que les murs s'élèvent, il quitte souvent son palais
de Tolède, interrompt ses graves occupations et, comme fera plus tard
Philippe II pour son Escurial gigantesque, il vient regarder grandir
son ouvrage; on le voit quelquefois prenant lui-même des mesures, la
règle et l'équerre en main, et distribuant de l'argent aux ouvriers
pour stimuler leur zèle.

Dès l'année 1499, il a obtenu du pape Alexandre VI deux bulles qui
concèdent à l'institution nouvelle des rentes et des privilèges.

Cependant les travaux matériels n'avancent pas assez vite à son gré.
Il ordonne que l'on achève les murs en torchis, et comme le roi
Ferdinand s'étonne de la pauvreté de la bâtisse: «Je laisserai, lui
répond-il, assez d'or à cette Université pour que ses fils puissent la
refaire de marbre.» Et après sa mort on la refera de marbre en effet:
on sculptera dans la pierre dure la belle façade de style plateresque
d'après les dessins de Gil de Hontañón; en souvenir de Cisneros on y
fera courir, au-dessous de l'écusson royal, autour des balcons, la
cordelière à gros nœuds des Franciscains; on élèvera les arceaux du
magnifique cloître, on décorera somptueusement la vaste salle du
Paranymphe et, au-dessus de son plus beau portique, l'Université
attestera par cette inscription qu'elle a réalisé le vœu de son
fondateur: _Olim lutea, nunc marmorea_, «Autrefois de boue, maintenant
de marbre».

Le 26 juillet 1508, des cours déjà s'inaugurent dans les bâtiments
encore inachevés et on y fait en grande cérémonie une leçon sur
l'_Ethique_ d'Aristote.

En 1509, Cisneros semble oublier quelque temps son œuvre préférée: il
part sur la flotte qu'il a équipée à ses frais pour enlever Oran aux
Barbaresques; mais, à peine revenu de cette brillante expédition,
alors que la Cour le presse d'aller recevoir à Valladolid les
témoignages de la reconnaissance publique, il se rend tout droit à
Alcalá. Les habitants ont ouvert pour son entrée une brèche dans leurs
murailles: il se détourne modestement de cette voie triomphale et,
pénétrant dans la ville par la porte ordinaire, il va tout de suite
déposer dans le trésor de l'Université les trophées de sa victoire
qu'apportent des chameaux et des esclaves africains: des vases d'or et
d'argent, des bijoux pris dans les mosquées et une collection de
manuscrits arabes encore plus précieuse.

En 1513, il publie les fameux Statuts qu'on peut voir encore revêtus
de sa signature, dans l'_Archivo Histórico_ d'Alcalá. Il a alors près
de quatre-vingts ans; depuis la mort de la reine Isabelle son autorité
n'a fait que s'accroître. Il est maintenant cardinal, Grand
Inquisiteur. Il organise les tribunaux du Saint-Office, il porte le
poids des grandes affaires de la monarchie: et pourtant il a trouvé le
temps de préparer lui-même pour le corps qui commence à naître une
Constitution, une Charte, des programmes, de tout prévoir et de tout
régler.

Si Alcalá jouit des mêmes _fueros_, des mêmes immunités que
Salamanque, son organisation est tout à fait différente. Alors que
Salamanque est essentiellement démocratique et conserve encore les
libertés du Moyen-Age, on voit se manifester dans les Statuts d'Alcalá
ce pouvoir centralisateur qui est en train de s'étendre sur toute
l'Espagne et qui plus tard s'affirmera jusqu'à l'exagération. Toute
l'Université gravite autour d'un centre, qui est le Grand Collège de
San Ildefonso, et ce Collège est gouverné par un seul homme, le
Recteur que nomme l'archevêque de Tolède et qui est le représentant
direct des rois de Castille. Les boursiers de San Ildefonso n'ont pas
besoin de sortir de leur maison, comme leurs collègues des _Mayores_
de Salamanque, pour aller suivre les cours de l'Université: ces cours
se font chez eux, dans la demeure magnifique qui leur appartient, où
les professeurs et les étudiants libres ne sont que leurs hôtes. C'est
le Collège qui paye les salaires, qui administre les biens de la
communauté. Une aristocratie domine tout le corps universitaire,
maîtres et écoliers, et cette aristocratie elle-même est soumise à une
volonté unique, qui a tous les pouvoirs, même celui d'excommunier.

Quant aux programmes, ils sont visiblement calqués sur ceux de
l'Université de Paris; le fondateur le rappelle lui-même à chaque
instant: «Cela se fera, dit-il, suivant la coutume de Paris, _more
parisiensi_.»

La licence, grade moyen, intermédiaire entre le baccalauréat et le
doctorat, et dont la plupart des étudiants se contentent, la licence
est à Salamanque relativement facile; l'épreuve orale, ou
_repetición_, s'y réduit à une argumentation et à un discours. Ici la
préparation en est longue et, comme à la Sorbonne, elle comporte une
série d'examens redoutables. Pour être licencié de théologie, par
exemple, il faut dix ans de cours[139]. Quand on est bachelier, qu'on
a subi la _tentativa_, le _primero_, le _segundo_ et le _tercero
principio_, il faut affronter tour à tour les quatre grandes épreuves:
le _Quod libet_, la _Parva Ordinaria_, la _Magna Ordinaria_ et
l'_Alfonsina_. Le dernier de ces _actos_ est le plus terrible: il
ressemble à ce qu'à Paris on appelle la _Sorbonica_. Pendant tout un
jour, quelquefois deux jours durant, le candidat doit répondre devant
le cloître plein des professeurs et des docteurs à cent vingt
questions de théologie, chacun étant libre d'argumenter contre lui, en
latin, s'entend, «dans la forme syllogistique ou socratique[140]».

  [139] _Non nisi duobus lustris peractis_, dit Álvaro Gómez.

  [140] De fait, cette épreuve parut si dure que, lorsqu'une fois
  on y avait échoué, on ne s'y représentait plus: on préférait
  aller se faire graduer à Tolède ou ailleurs.

Naturellement le doctorat est encore moins abordable.

Le désir de créer en Espagne un centre de fortes études théologiques
semble avoir été la première préoccupation du fondateur: c'est pour
stimuler les efforts des étudiants qu'il avait ainsi multiplié les
épreuves difficiles. En même temps il prenait soin de tenir en haleine
le zèle des maîtres en établissant que leur traitement serait
proportionné au nombre de leurs auditeurs, et aussi qu'ils seraient
tous, au bout de quatre années d'enseignement, soumis à la réélection.
Enfin en proscrivant l'enseignement du droit civil[141], évidemment il
se préoccupait bien moins de donner une nouvelle preuve de son
respect pour les traditions parisiennes que de tourner exclusivement
vers la théologie et le droit canon des activités qu'auraient pu
solliciter des carrières plus lucratives[142]. Tout fait donc supposer
que, dans la pensée de Cisneros, la fondation de son Université était
le complément naturel des mesures qu'il avait déjà prises pour
réformer le clergé séculier et les ordres monastiques[143].

  [141] Il resta interdit à Alcalá jusqu'à l'année 1771, où deux
  chaires furent consacrées à l'étude des _Institutes_ de
  Justinien.

  [142] C'est sans doute le même motif qui avait déterminé le pape
  Honorius III à supprimer le droit civil à Paris (bulle de 1219).
  Voir Luchaire, _L'Université de Paris sous Philippe-Auguste_,
  1899, p. 58.

  [143] De fait, la théologie resta pendant assez longtemps à
  Alcalá la Faculté maîtresse. Nous lisons en tête d'un curieux
  petit livre publié par l'Université en 1560: «La principal
  profesión desta Universidad es teología». (_El Recibimiento que
  la Universidad de Alcalá de Henares hizo á los Reyes, nuestros
  señores_, Alcalá de Henares, 1560, p. 1).

Ses Statuts publiés, approuvés par l'autorité royale et l'autorité
pontificale, l'Université d'Alcalá existe officiellement. La vaste
usine de travail a maintenant tous ses rouages. Le cardinal a déjà
choisi le Recteur du grand collège, qui administrera aussi les Écoles:
c'est un jeune étudiant, désigné par des mérites exceptionnels et
qu'on a fait venir exprès de Salamanque; il s'appelle Pedro Campos. A
peine créées, les chaires ont été pourvues: elles sont occupées par
des maîtres éminents qu'on a pris un peu partout dans la Péninsule et
dans les autres Universités d'Europe. Il y en a quarante-deux: six de
théologie, six de droit canon, quatre de médecine, deux d'anatomie et
de chirurgie, huit de _artes_, une de philosophie morale, une de
mathématiques, quatorze de langues, grammaire et rhétorique. On a
recueilli en quelques années les éléments d'une riche bibliothèque où
l'on compte déjà un grand nombre de manuscrits, particulièrement de
manuscrits arabes. C'est là que se prépare cette fameuse _Bible
Polyglotte_, la Bible d'Alcalá (_Complutensis_), qui sera publiée en
quatre langues: latin, grec, hébreu et chaldéen, suivant le plan conçu
autrefois par Origène.

Pour mener à bonne fin cet immense travail, le cardinal ne regarde
point à la dépense. Il envoie copier à la bibliothèque du Vatican,
dans toutes les grandes bibliothèques d'Italie et même d'Europe, tous
les manuscrits un peu importants; il en achète d'autres à des prix
démesurés[144]; il fait rechercher parmi les juifs d'Espagne les
versions les plus authentiques de l'Ancien Testament.

  [144] Nous savons, par exemple, qu'il paya 4,000 couronnes d'or
  sept manuscrits étrangers, qui arrivèrent même trop tard pour
  qu'on pût s'en servir. (Álvaro Gómez de Castro, _De rebus gestis
  Ximenii_, lib. II.)

Il réunit pour colliger tous ces documents, établir le texte,
contrôler les traductions, un groupe de savants remarquables: le vieux
Nebrija, qui a quitté Salamanque pour Alcalá; Fernando Núñez (le
_Pinciano_), professeur de langue grecque dans l'Université nouvelle;
López de Zúñiga, Bartolomé de Castro, Juan de Vergara, le fameux grec
Demetrius de Crète, Alonso de Alcalá, Pablo Coronel et Alfonso Zamora,
juif converti, merveilleusement instruit dans les langues hébraïque et
chaldéenne. Cisneros lui-même assiste aux délibérations et presse les
collaborateurs. Comme aucun imprimeur d'Espagne ne possède de
caractères orientaux, il en fait fondre par des ouvriers venus
d'Allemagne. Quand paraissent enfin les six gros volumes in-folio, ils
lui ont coûté, tout compte fait, plus de 52,000 ducats. Et comme si ce
n'était pas assez pour assurer la réputation philologique de la jeune
Alcalá, il songe encore à publier, avec un soin tout pareil, les
œuvres complètes d'Aristote!

Autour de l'Université commencent à s'élever les Collèges. A côté du
_Mayor_ de San Ildefonso, réservé à une élite, Cisneros aurait voulu
en créer dix-huit autres, ayant chacun douze _becarios_ ou boursiers:
deux cent seize étudiants pauvres auraient pu ainsi poursuivre leurs
études à l'abri du besoin.

Sur ces dix-huit, deux seulement ouvrent d'abord leurs portes, celui
de San Eugenio et celui de San Isidoro. Mais on en voit bientôt
paraître sept autres. Tous les ordres religieux un peu prospères se
hâtent de venir profiter du nouvel enseignement. Pour faire montre de
leur richesse et de leur puissance et en même temps pour faire leur
cour au véritable maître de l'Espagne, certains fondent à la fois deux
établissements. Avant de devenir ville universitaire, Alcalá ne
comptait qu'un monastère, celui des Franciscains: elle en aura bientôt
dix-neuf, couvents ou Collèges monastiques.

En 1513, le roi Ferdinand, qui voyage pour rétablir sa santé, vient
visiter les nouvelles Écoles. Le Recteur va le recevoir à la porte du
Grand Collège, précédé des massiers de l'Université. Les gardes
veulent arracher les masses d'argent, «jugeant que des sujets ne
doivent point conserver en présence du souverain de tels emblèmes de
puissance». Mais le prince, sans être fort instruit lui-même, n'ignore
pas le prix de l'instruction: «Non, non, s'écrie-t-il, qu'on garde les
masses! Cette maison est la maison des Muses, et ceux-là seuls ont le
droit d'y être rois qu'elles ont initiés à leurs secrets.» Puis il va
de salle en salle, assiste à des examens, préside à des discussions
et, émerveillé de tout ce qu'il voit et entend, il exprime à Cisneros
sa surprise.

La ville ne l'étonne pas moins que l'Université. Il ne la reconnaît
plus! On a désséché des marais, on a pavé les rues, démoli de vieux
bâtiments, on a percé des rues. De nouvelles églises se construisent:
Pedro Gumiel, l'architecte des Écoles, rebâtit l'antique sanctuaire de
San Justo, dont les canonicats seront réservés aux docteurs du cloître
universitaire; on rajeunit Santa María la Mayor[145]; sur
l'emplacement de la mosquée des Maures, presque tous convertis ou
chassés, on construit Santiago. Des hôpitaux s'élèvent de terre. Les
vieilles gens du pays finissent par trouver que le grand cardinal leur
change trop leur ville et ils disent, en riant, «qu'il n'y a jamais eu
à Tolède d'archevêque plus _édifiant_».

  [145] Où sera plus tard baptisé Cervantes.

Dans la cité renaissante on voit affluer tous les corps de métier que
les Universités attirent et font vivre: libraires, imprimeurs,
hôteliers, maîtres de pension, marchands d'habits et de comestibles.
Par la porte de Madrid qui regarde vers l'Occident, par la porte de
Guadalajara qui s'appellera plus tard «la porte des Martyrs[146]»,
arrivent sans cesse des compagnies d'étudiants, venant les uns de
Castille, les autres d'Aragon ou de Catalogne: il y en a bientôt près
de deux mille.

  [146] Quand on aura ramené par là dans la ville les reliques des
  Enfants-Martyrs, San Justo et San Pastor (1568).

Plus tard, ce chiffre même sera dépassé.

Alcalá s'enrichira et s'embellira encore. Les études y prospéreront:
sa renommée s'étendra dans toute l'Europe. Erasme l'appellera «le
trésor de toutes les sciences»; le cardinal Wolsey citera ses écoles
comme un modèle. Quand Philippe II aura définitivement choisi Madrid
pour capitale, le voisinage de la Cour, source unique des faveurs,
fera préférer aux jeunes gens ambitieux le séjour d'Alcalá à celui de
Salamanque; les étourdis y seront attirés par la proximité des
plaisirs. Le même Philippe II y fondera le «Collège du Roi» pour les
enfants des serviteurs de la famille royale. On verra les sculpteurs
Covarrubias et Berruguete travailler à la pompeuse décoration du
palais des archevêques. On verra encore s'ouvrir le _Teólogo_ et le
_Trilingüe_[147]. Il y aura alors vingt-et-un collèges monastiques et
autant de séculiers[148]. Une vie puissante bouillonnera dans
l'étroite enceinte, et Mateo Aleman, disciple reconnaissant et fidèle,
pourra entonner le fameux couplet: «O mère Alcalá, que dirai-je de toi
qui soit digne de ta gloire!...»

  [147] Mateo Aleman, _Guzmán de Alfarache_, Part. II, lib. III,
  cap. IV.

  [148] L'Italien Confalonieri, qui vint à Alcalá en 1592, prétend
  qu'on y comptait alors cinq mille étudiants et qu'il en avait vu
  huit cents à un cours de théologie prenant des notes sur leurs
  genoux. (_Mémoire sur quelques questions notables_, publié par
  Palmieri, t. I du _Spicilegio Vaticano_.) Mais ces chiffres sont
  bien exagérés.

Quand la mort vint le frapper, le grand Cisneros pouvait prévoir de
telles destinées. Son œuvre était déjà assez forte et assez belle.
Par son testament il ajouta aux revenus dont jouissait déjà
l'Université une rente de 14,000 ducats[149], et il concéda pour
toujours au Recteur du Grand Collège le prieuré de San Tuy avec ses
avantages et bénéfices. Il voulut qu'on déposât dans l'église des
Écoles les trophées qu'il avait rapportés de la conquête d'Oran, son
étendard de guerre, sa croix épiscopale et ses insignes cardinalices.
Il désira aussi que son corps fût enseveli dans cette même chapelle,
au cœur de sa maison. Le célèbre Domenico de Florence lui sculpta
dans le marbre un tombeau magnifique, orné de médaillons et de
feuillages, que gardent des griffons aux ailes étendues. A travers
l'admirable grille de bronze dont Nicolas de Vergara, maître ciseleur,
entoura ce riche monument, on peut lire encore cette inscription
gravée au pied du lit funèbre:

    Condideram Musis, Franciscus, grande lycaeum,
    Condor in exiguo nunc ego sarcophago...

«Moi, François, qui avais, en l'honneur des Muses, élevé ce lycée
superbe, j'y repose maintenant dans un étroit sarcophage.»

  [149] Plus tard, les revenus de l'Université s'élevèrent à 42,000
  ducats.

Quelques années plus tard, après sa défaite de Pavie, François Ier,
qu'on emmenait prisonnier à Madrid, dut traverser la ville d'Alcalá.
Les professeurs, les collégiaux et les étudiants furent le recevoir
respectueusement aux portes de la cité et le conduisirent aux Écoles.
Le monarque déchu parcourut silencieusement les cloîtres, les salles
d'honneur et toutes les dépendances du vaste édifice. Il ne parla qu'à
la fin de la visite, au moment de prendre congé du Recteur et des
autres dignitaires, et il jugea d'un mot cette œuvre, si vite
épanouie, d'une seule pensée et d'un unique effort: «En vérité, on
n'appliquera pas à votre fondateur le mot de l'Évangile: _Hic homo
cœpit ædificare et non potuit consummare_, «Cet homme a commencé à
construire et il n'a pas terminé son ouvrage». Votre Jiménez a fait à
lui seul plus que n'ont fait en France une suite de rois.»



CHAPITRE III.

LES PETITES UNIVERSITÉS ET LES UNIVERSITÉS «SILVESTRES».


A côté d'Alcalá, à côté de Salamanque, à laquelle sa nouvelle rivale
ne porte point ombrage et qui atteint même en ce temps-là le plus haut
point de sa prospérité,--à côté de Valladolid, magnifiquement dotée,
fortement appuyée sur son _Colegio Mayor de Santa Cruz_, sur son
collège dominicain de San Gregorio et sur tant d'autres qui ont crû de
toutes parts dans cette grande ville, illustre par son passé, séjour
préféré des rois, véritable centre de la monarchie;--à côté de
Valence, également opulente et fréquentée, pourvue de chaires de
toutes sortes et particulièrement célèbre par la valeur de ses études
médicales, quelques-unes des Universités qu'a fait naître si
subitement le mouvement intellectuel de l'Espagne se développent
régulièrement, mais sans grand éclat.

Celle de Saragosse est servie par une situation particulièrement
favorable; elle prospère au sein d'une population laborieuse. Celle de
Santiago se soutient aisément par les rentes ecclésiastiques qui ne
manquent jamais dans une cité enrichie par les pèlerinages; celle
d'Ávila dispose d'un capital considérable, prélevé par Ferdinand et
Isabelle sur les sommes qu'ils ont confisquées aux juifs.

D'autres se heurtent dès le début à des difficultés de diverse nature.
Les Universités de Catalogne sont trop voisines les unes des autres
pour ne pas se faire de tort. Tolède ne peut guère lutter avec Alcalá
et, quand la Cour se transporte à Madrid, la vie s'en va des Écoles,
comme de la capitale découronnée. A Séville, où cependant les
ressources abondent, où les esprits sont vifs et les intelligences
faciles, où les hautes classes de la société ne manquent pas de
culture, le Collège-Université de Santa María de Jesús[150] se trouve
dès l'abord en concurrence avec le Collège de Santo Tomás, fondé par
l'archevêque Fr. Diego Deza, soutenu par l'ordre puissant de
Saint-Dominique; il ne réussit même pas à s'agréger l'antique Collège
de San Miguel, où s'entretient le culte des humanités et
particulièrement des lettres latines, et, somme toute, cette
Université reste fort indigne du centre important où elle s'est
fondée[151].

  [150] On l'appelait communément _Colegio de Maese Rodrigo_, du
  nom de son fondateur, l'archidiacre Rodrigo Fernández de
  Santaella.

  [151] Antonio Martín Villa, _Reseña Histórica de la Universidad
  de Sevilla_. (Sociedad de Bibliófilos Andaluces, Sevilla, 1886.)

Un bon nombre d'autres établissements sont trop pauvrement pourvus ou
organisés d'une façon trop incomplète pour affirmer fortement leur
existence et exercer sur les contrées avoisinantes la force
d'attraction nécessaire. Telle, par exemple, l'Université d'Orihuela.
A deux pas de la cité de Murcie, non loin de la mer, née dans un pays
admirable, un des plus fertiles qui soient au monde, où jamais ne
manquent les récoltes[152], où croissent des forêts superbes de
palmiers, de grenadiers et d'orangers, elle se cantonne dans une
maison triste et sombre, où par les petites fenêtres grillées entre à
peine un peu de jour; elle distribue à quelques rares étudiants un
enseignement médiocre et limité: elle tourne de bonne heure au
couvent ou au séminaire.

  [152] On connaît le proverbe: _Llueva ó no llueva, trigo á
  Orihuela_: «Qu'il pleuve ou qu'il ne pleuve pas, toujours du blé
  à Orihuela.»

Dans le petit bourg de Baeza, où la vie est presque nulle, la
toute-puissance d'un Cisneros aurait à peine réussi à créer un centre
universitaire important. Par un sentiment de patriotisme local, à la
fois naïf et touchant, une famille originaire de cet endroit s'y
emploie pendant près d'un demi-siècle avec une ardeur extraordinaire.
Vers 1535, un certain D. Rodrigo López, possesseur de quelques
opulents bénéfices, les résigne tous entre les mains du pape Paul III
pour qu'il fonde des Écoles dans sa ville natale, et comme la donation
n'est pas jugée suffisante, il y ajoute encore 1,000 ducats d'or, qui
sont presque tout son bien. Il meurt sans achever son œuvre. Trois de
ses parents, Rodrigo de Molina, archidiacre de Campos, Bernardino de
Castabal, Pedro Fernández de Córdoba, épuisent leur fortune à
continuer son entreprise: ils font construire un vaste édifice, une
chapelle; à force de démarches, longues et coûteuses, ils obtiennent
de Pie V pour leur fondation commune le titre d'Université, avec les
privilèges et prérogatives ordinaires. Mais tous ces frais
d'établissement ont presque épuisé leurs ressources, et lorsqu'il
s'agit d'attirer dans ces beaux bâtiments maîtres et écoliers, c'est
tout au plus s'ils peuvent assurer à huit professeurs une maigre
allocation.

       *       *       *       *       *

Parmi ces créations à demi avortées, trois ont spécialement joui en
Espagne d'une sorte de renom ridicule. Ce sont les Universités
_silvestres_, les Universités «rustiques» de Sigüenza, d'Osuna et
d'Oñate.

On se souvient peut-être que, dans le temps où le bon Sancho
administrait l'île de Barataria, le médecin «insulaire et
gouvernemental» attaché à sa personne voulut lui prouver par raison
démonstrative qu'ayant très faim il avait grand tort de manger.
«Entendant ce discours, Sancho se renversa sur le dossier de sa
chaise, regarda le médecin dans le blanc des yeux et lui demanda
gravement comment il s'appelait et en quel endroit il avait fait ses
études: «Seigneur Gouverneur, répondit l'autre, je suis le docteur
Pedro Recio de Agüero, natif de Tirteafuera... et mon grade, je le
tiens de l'Université d'Osuna[153]!»

  [153] Don Quijote, parte II, cap. XLVII.

Dans le même _Don Quichotte_, au chapitre premier de la seconde
partie, le barbier commence ainsi son histoire: «A l'hôpital des fous
de Séville, il y avait un homme que ses parents avaient enfermé là
parce qu'il avait perdu la raison. Il était gradué en droit canon de
l'Université d'Osuna; mais l'eût-il été de celle de Salamanque, au
dire de beaucoup de gens, il n'en eût pas été moins fou.»

Au moment où Madrid célébra par de grandes fêtes la canonisation de
San Isidro, envoyant au concours poétique qui s'ouvrit alors un
recueil de vers burlesques, Lope de Vega les signa ironiquement: «Tomé
de Burguillos, maître ès arts de l'Université d'Oñate.»

Dans le _Gran Tacaño_, Quevedo nous montre un camarade de Don Pablos à
moitié assommé à coups de pots de terre et d'écuelles de bois par une
bande de mendiants faméliques, parce qu'à la grille du couvent de San
Jerónimo, de Madrid, il s'est fait attribuer injustement une double
part de soupe: «Voyez ce déguenillé, criait un des gueux les plus
acharnés à le poursuivre (méchant étudiant _gorrón_, de ceux qui vont
frapper aux portes avec un cabas), voyez ce loqueteux qu'on prendrait
pour une poupée de chiffons, plus triste qu'une pâtisserie en Carême,
plus troué qu'une flûte, plus bigarré qu'une pie, plus taché que le
jaspe, piqué de plus de points qu'une page de musique, il ose manger
la soupe du Saint Bienheureux à côté d'un homme qui pourra devenir un
jour évêque ou quelque chose de pareil. Ne suis-je pas bachelier ès
arts de l'Université de Sigüenza[154]!»

  [154] _Vida del Gran Tacaño_, parte II, cap. II.

La plaisanterie était courante et toujours bonne.

Ces _Universidades Menores_, qu'on s'amusait ainsi à opposer aux
grandes, dont on raillait ainsi l'enseignement et les prétentions,
elles étaient nées pourtant d'une pensée généreuse, elles avaient eu
leurs espérances et leurs ambitions.

       *       *       *       *       *

Quand, allant de Séville à Grenade, on voit se dresser au pied d'une
colline aride, entre les oliviers et les aloès, la silhouette grise
d'Osuna, avec ses dix clochers, son église massive, son lourd château
flanqué de tours grêles, on aime à s'imaginer que sur cette terre si
semblable à la terre africaine, dans cet air léger, imprégné d'une
poussière subtile, une civilisation a jadis fleuri où l'Orient et
l'Occident se seraient mêlés, que des Écoles ont prospéré là,
héritières de la science arabe, l'accommodant à des besoins nouveaux.
La famille des ducs d'Osuna était peut-être assez riche et assez
puissante pour réaliser une œuvre si originale. S'ils n'en eurent pas
l'idée, du moins avaient-ils rêvé pour leur fondation un plus brillant
avenir que la médiocrité où elle languit, tyrannisée par les couvents
qui la tinrent tour à tour en tutelle[155].

  [155] Tout récemment, un des meilleurs érudits d'Espagne,
  Francisco Rodríguez Marín, qui est originaire d'Osuna, a
  généreusement pris la défense de la vieille Université de sa
  ville natale. Il a rappelé que le Colegio Mayor de la Santa
  Concepción y Universidad de Osuna avait eu jusqu'à quatorze
  chaires et, en 1599, jusqu'à trois cent trente deux étudiants. Il
  a donné les noms de quatre-vingts personnages formés par cette
  Université, dont aucun malheureusement n'est illustre.
  (_Cervantes y la Universidad de Osuna._--_Homenaje á Menéndez y
  Pelayo, Estudios de erudición española_, 1899, t. II, p. 757 et
  sq.)

Perdue dans une des régions les plus montagneuses de la Castille,
comprimée entre ses murailles épaisses, étroitement serrée contre la
masse énorme de sa cathédrale, la triste petite ville de Sigüenza put
croire un jour qu'elle allait devenir un foyer de savoir, de lumière
et de vie. Elle avait son vaste collège de San Martín et, près des
bords du Hénarès, son Collège de San Antonio, qui se prétendait l'égal
de tous les Grands Collèges d'Espagne et qui, à défaut du titre de
_Mayor_, que toujours on lui refusa, portait officiellement celui de
_Grande_. Son climat était sain, son air salubre; par sa situation,
elle pouvait attirer à la fois les étudiants d'Aragon et ceux de
Castille. La chance ne lui fut pas favorable. Le cardinal Jimenez alla
justement choisir pour y édifier son Université magnifique une ville
voisine, riveraine du même ruisseau et bien plus proche de Madrid.
Alcalá tua Sigüenza ou plutôt, ce qui est pis encore, la laissa
lentement mourir dans une piteuse agonie.

Oñate est une humble cité de Guipúzcoa, qui touche presque aux limites
de l'Álava. Eloigné de la mer, éloigné des grandes voies de
communication, enfermé dans le creux profond d'une vallée, entre de
hautes cimes abruptes et dépouillées, ce petit coin de terre semblait
le dernier que l'on dût choisir pour en faire un des centres
intellectuels du pays. Et de fait, Oñate n'aurait jamais été connue du
reste de l'Espagne que par ses cantharides et par sa bourrache[156],
et aussi peut-être par ses luttes séculaires et sanglantes contre ses
seigneurs, si le hasard n'y avait fait naître D. Rodrigo de Mercado y
Zuazola. Ce personnage n'avait point évidemment le génie d'un
Cisneros, et il joua un rôle plus effacé; il devint seulement évêque
d'Ávila et vice-roi de Navarre. Mais sa fortune était belle, ses
bénéfices considérables, et, par une généreuse émulation, il voulut
faire pour sa ville natale ce que le grand cardinal avait fait pour
Alcalá.

  [156] La bourrache s'appelle aujourd'hui encore _jarrillos de
  Oñate_.

Sur les bords de l'Aránzazu, en face de la charmante église de San
Miguel, qui déjà s'édifiait à ses frais, étendant jusque par-dessus la
rivière les frêles arceaux de son cloître et reflétant dans l'eau les
longs fûts de ses colonnes, il souhaita d'élever une maison digne de
la Science qu'elle allait abriter. Tandis que lui-même sollicitait à
la Cour pour assurer le patronage royal à son Université future,
tandis qu'à Rome il multipliait les démarches et finissait par obtenir
du pape Paul III des _fueros_ et des privilèges égaux à ceux de
Bologne, de Paris, de Salamanque et d'Alcalá[157], l'architecte
français Pierre Picard traçait les plans du Collège qui devait servir
d'asile aux Écoles.

  [157] Bulle du 23 avril 1540.

Les vastes bâtiments s'élevaient autour d'une cour intérieure: au
rez-de-chaussée, les salles d'enseignement, la bibliothèque et la
chapelle; au premier étage, les salons du Recteur, du _Claustro_
professoral, le Paranymphe, les chambres des boursiers. Les sculpteurs
taillaient la pierre de la façade, ornaient les fenêtres de guirlandes
fleuries, ciselaient finement les piliers, qui, des deux côtés du
portique, soutiennent des guerriers armés de lances, creusaient des
niches, les peuplaient de statues de femmes et de dieux, et mêlaient
partout aux armes impériales de Charles-Quint les deux soleils d'or
qui brillaient au blason du fondateur. Au centre, au-dessus de la
porte, on voyait l'image de l'évêque Mercado, agenouillé devant un
crucifix, soutenu par une divinité souriante qui semble représenter la
Sagesse. A la base de l'édifice couraient des bas-reliefs d'un travail
particulièrement délicat: enfants terrassant des lions, luttant
contre des dragons et des chimères, symbole évident de la Renaissance
des lettres victorieuse de l'ancienne barbarie.

Quand le monument fut achevé, quand on eut scellé dans les murs les
fers forgés des balcons et des grilles, qu'on eut orné les plafonds du
vestibule et des salles d'honneur de boiseries à caissons, d'un art
ingénieux et patient, qu'on eut inscrit sur les murs de fières
devises: _Universitas Onnatensis semper semperque fidelis; Sapientia
ædificavit sibi domum_..., on fit venir quelques maîtres, on choisit
quelques boursiers, et l'«Université Pontificale et Royale» ouvrit ses
cours.

Sur les pentes raides des montagnes, où dès le mois d'octobre traînent
déjà de blanches nuées, on vit arriver par les petits chemins, sur
leurs ânes ou sur leurs mules, ayant en croupe leur valet ou portant
quelques sacs de provisions attachés à leur selle, les petits
étudiants de Guipúzcoa et de Biscaye. Le pays Basque n'avait pas
encore d'Écoles: Santiago ou Valladolid étaient bien loin. La
fondation de l'évêque Mercado paraissait répondre à un besoin
pressant; il pouvait croire sans fatuité qu'il avait bien mérité de sa
province aussi bien que de sa ville. Quand il mourut, quelques années
après, s'étant d'avance commandé un tombeau presque aussi beau que
celui de Cisneros, entouré, comme celui de Cisneros, d'une clôture de
bronze minutieusement ciselée, il s'imagina sans doute qu'il laissait
à l'Espagne une nouvelle Alcalá.

L'Université «Pontificale et Royale» ne fut digne, hélas! ni de son
titre pompeux ni des espérances qu'elle avait fait naître. Les lettres
grecques et latines ne fleurirent pas sous ce ciel brumeux. On
n'essaya même pas d'y acclimater les sciences. L'enseignement resta
réduit à la philosophie et au droit. L'insuffisance de la bibliothèque
interdisait aux maîtres tout travail sérieux: la petite ville, dénuée
de ressources, avait peine à nourrir ses étudiants et ne leur offrait
ni distractions ni plaisirs.

Ce qui était plus grave encore, c'est que le fondateur avait, comme
souvent il arrive, dépensé tout son bien en bâtiments et en
décorations. Sa vanité imprévoyante s'était complue à ces
manifestations visibles de son opulence et de sa libéralité et il
n'avait pas calculé que, tous ces frais payés, les rentes qu'il allait
laisser en mourant devaient à peine suffire à rétribuer cinq ou six
professeurs et à entretenir une douzaine de boursiers.

Après lui, ces rentes, mal administrées, diminuèrent encore. Pour
faire vivre les maîtres et même le Recteur, il fallut leur attribuer
les bourses qui devenaient vacantes et, par suite, les loger et les
nourrir dans le Collège[158]. Cette détresse trop apparente mit les
écoliers en déroute: l'enseignement devint de plus en plus étroit et
lamentable. L'Université d'Oñate aurait pu périr de misère; elle ne
périt pas cependant, parce qu'en Espagne les fondations les plus
précaires se soutiennent par la force de l'habitude et qu'à vrai dire
rien n'y meurt complètement; mais pendant longtemps elle ne put se
soutenir que par les moyens douteux qui avaient déjà valu à Sigüenza
et à Osuna un renom assez ridicule.

  [158] _Oración inaugural (1870) que leyó en la Universidad
  literaria de Oñate D. Casimiro de Egaña, catedrático decano._

L'étudiant qu'a mis en scène Figueroa dans son _Pasagero_[159] raconte
qu'après avoir passé à Alcalá six belles années à ne rien faire, il
revint, aux environs de Pâques, «dans l'auberge qui nous est fournie
par la nature», c'est-à-dire chez ses parents. Son père, qui soignait
tant bien que mal les malades de son village, voulut, à la fin d'un
repas, pour s'assurer qu'il avait bien profité de ces études,
l'interroger sur quelque point de médecine. L'étudiant répondit «comme
aurait pu le faire une mule avec sa bride, sa selle et sa housse» et,
si peu docte qu'il fût lui-même, le père connut que son fils en savait
encore beaucoup moins que lui. Après s'être indigné, comme il
convenait, et lui avoir fait les reproches attendus, il se calma
cependant assez vite, et quelques heures après, l'ayant fait venir
dans son cabinet: «Ton ignorance est extrême, lui dit-il, mais le mal
n'est peut-être pas irréparable et il ne sera pas dit que j'aurai
dépensé tant d'argent pour rien. Fort heureusement il n'est pas
nécessaire d'être un savant pour exercer l'art de la médecine. Il
suffit qu'on se soit meublé la mémoire d'un certain nombre de
sentences et d'aphorismes qui sont les lieux communs de notre science.
Pour ce qui est du grade, tu trouveras bien quelque Université
_silvestre_ où l'on ne se montre difficile ni sur les preuves de
scolarité ni sur la soutenance et où la Faculté s'écrie d'une seule
voix: _Accipiamus pecuniam et mittamus asinum in patriam suam_:
«Prenons l'argent et renvoyons cet âne dans son pays.»

  [159] _Alivio III_, fo 110.

Voilà pourquoi on se moquait tant en Espagne des licenciés et des
docteurs de Sigüenza, d'Osuna ou d'Oñate. Non sans en éprouver quelque
honte, ces Universités nécessiteuses en étaient réduites à trafiquer
des grades: elles rivalisaient de complaisance et se disputaient les
candidats.

Le résultat, sans doute, était pitoyable, et si leurs fondateurs
avaient pu le prévoir, ils auraient assurément fait un autre emploi de
leurs largesses. Mais, si mal qu'il ait réussi, leur zèle n'en paraît
pas moins honorable. Ils avaient cru bien servir les lettres et leur
patrie. L'ardeur inconsidérée qui leur avait fait multiplier les
centres d'instruction, sans tenir compte des situations ni des
circonstances, sans mesurer leurs propres ressources, c'est, en somme,
une preuve de plus que la science avait alors en Espagne un
merveilleux prestige et qu'elle exerçait une sorte de fascination sur
toute âme un peu généreuse.



CHAPITRE IV.

  LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE AU COMMENCEMENT DU SEIZIÈME
    SIÈCLE: LA RENAISSANCE ESPAGNOLE ET LES PROGRÈS DE
    L'ENSEIGNEMENT.


Ce grand mouvement intellectuel qui, pendant les dernières années du
quinzième siècle et pendant la première moitié du seizième a fait
naître en Espagne tant d'Universités nouvelles et sensiblement accrû
la prospérité des anciennes, c'est assurément de la reine Isabelle de
Castille qu'il est parti: c'est à elle qu'il faut en rapporter
l'honneur.

Cette femme remarquable, à laquelle aucun don n'a manqué, tenait de
son père, Jean II, le goût des lettres et de l'étude. Elle honora le
savoir; elle fit tout ce qui dépendait d'elle pour répandre
l'instruction dans ses États et particulièrement dans sa noblesse,
dont les mœurs étaient encore rudes et l'esprit peu cultivé.

Elle-même donnait l'exemple. Elle demanda à Diego Valera de composer
pour elle une Histoire d'Espagne et d'y joindre une description des
trois parties du monde alors connues. Quand elle allait à Salamanque,
elle ne manquait pas d'y assister aux disputes et exercices de
l'Université, et elle pouvait s'y intéresser; elle avait en effet
appris le latin[160], qui lui était d'ailleurs indispensable, puisque
c'était non seulement la langue des Écoles et de l'érudition, mais
aussi la langue de la diplomatie; elle le savait même si bien que son
confesseur pouvait mêler dans ses lettres le latin et l'espagnol; elle
lisait Sénèque et le _De Officiis_.

  [160] Après la guerre de Portugal. Ce fut une femme qui le lui
  enseigna, Doña Beatriz Galindo, surnommée «la Latine».

Elle voulut aussi qu'on enseignât le latin à ses deux filles, qui le
parlèrent et l'écrivirent parfaitement[161], et elle leur choisit
comme maîtres deux savants, Antoine et Alexandre Geraldino, qu'elle
avait fait venir d'Italie.

  [161] Luis Vives, _De Christiana Femina_, cap. IV.

Mais ce fut surtout l'instruction du prince Don Juan qui fut l'objet
de tous ses soins. F. Diego de Deza, qui fut dans la suite archevêque
de Tolède, lui donna les premières leçons de grammaire et
d'humanités[162]. Quand il fut plus grand, pour le faire bénéficier en
quelque manière des avantages de l'éducation publique, la reine donna
à son fils dix compagnons d'études, cinq du même âge, cinq plus âgés.
Ces jeunes gens, qui appartenaient aux plus hautes familles, eurent
tous plus tard de brillantes destinées: seul le jeune prince, sur qui
étaient fondées tant d'espérances, fut frappé prématurément par la
mort[163].

  [162] Dans le catalogue des papiers de la reine qui se trouve aux
  archives de Simancas on voit mentionnés les cahiers du petit
  prince et les brouillons de ses compositions latines (D. Diego
  Clemencín, _Elogio de la Reina Católica; Memorias de la Real
  Academia de la Historia_, t. VI, 1821).

  [163] Il mourut, comme on le sait, à Salamanque. Pierre Martyr
  nous a rapporté tous les détails de cette fin douloureuse
  (_Epist. 182_).

A côté de cette école privilégiée, la reine en créa une autre, plus
largement ouverte aux nobles, sorte d'école palatine assez semblable à
celle qu'avait voulu instituer Alphonse le Savant et qui suivait la
Cour dans ses déplacements, tantôt à Tolède, tantôt à Valladolid,
tantôt à Saragosse.

Pour diriger ce collège nomade on appela en Espagne un célèbre érudit
milanais, Pierre Martyr d'Angleria, qui réussit presque dès le
commencement à inspirer le goût des lettres à ces jeunes seigneurs,
«autrefois dédaigneux de tout ce qui ne touchait pas au métier des
armes[164]». «Ma maison, écrivait-il quelques années après son
arrivée[165], ma maison est pleine, du matin au soir, d'adolescents
pleins de feu. Notre reine, modèle de toutes les vertus, a voulu que
son proche parent le duc de Guimaraens[166] et le duc de Villahermosa,
neveu du roi, restent toute la journée sous mon toit. Cet exemple a
été suivi par les principaux cavaliers de la Cour, qui assistent à mes
leçons en compagnie de leurs précepteurs et les repassent le soir avec
eux dans leurs propres quartiers.»

  [164] Pierre Martyr, _Epist._ 102 (avril 1492).

  [165] _Epist._ 115 (1er sept. 1492).

  [166] D. Juan de Portugal, duc de Braganza y Guimaraens.

«Ces principaux cavaliers de la Cour», nous les connaissons par la
correspondance suivie qu'ils entretinrent dans la suite avec leur
maître: c'étaient D. Álvaro de Silva, le marquis de Mondejar et ses
frères, D. García de Toledo, D. Pedro Girón, D. Pedro Fajardo,
seigneur de Carthagène, les plus grands noms d'Espagne. Aussi Pierre
Martyr pouvait-il écrire plus tard, avec plus de conviction que de
goût: «Les premiers seigneurs de Castille se sont presque tous
abreuvés à mes mamelles littéraires[167].»

  [167] _Suxerunt mea litteralia ubera Castellae principes fere
  omnes._--_Epist._ 662 (1520).

Vers 1496, la reine adjoint à Pierre Martyr un autre humaniste
italien, dont la collaboration lui fut précieuse et qui devait lui
succéder. Lucio Marineo avait été ramené de Sicile, douze ans
auparavant, par l'amiral D. Fadrique Enríquez et il avait jusque-là
enseigné les lettres latines à l'Université de Salamanque. Il continue
cet enseignement dans le Collège Noble et il y a, entre autres élèves
de marque, D. Diego de Acebedo, comte de Monterey, et D. Juan
d'Aragon, proche parent du Roi Catholique.

Cette École du Palais modifie très rapidement les mœurs et les
dispositions des gens de cour. A l'imitation d'Isabelle qui continue
d'encourager les travaux de l'esprit et qui honore toutes les formes
du savoir[168], toute la haute société commence à se piquer
d'humanisme: «On s'habitue à ne plus tenir pour noble quiconque montre
de l'aversion pour les études[169].»

  [168] Antonio de Nebrija lui dédie sa _Grammaire latine_ et sa
  _Grammaire espagnole_, Rodrigo de Santaella son _Vocabulaire_,
  Alonso de Córdoba ses _Tables astronomiques_.

  [169] Paul Jove, _Éloge de Nebrija_.

Parmi ceux qui s'appliquent, «suivant l'exemple des anciens Romains, à
associer la gloire littéraire à la gloire des armes[170]», on compte
le duc d'Albe D. Fadrique de Toledo, le marquis de Denia D. Bernardo
de Rojas, qui se met, à soixante ans, à apprendre le latin; D.
Francisco de Zúñiga, comte de Miranda; D. Diego Sarmento, comte de
Salinas. Diego López de Toledo, commandeur de l'ordre d'Alcántara,
traduit les _Commentaires_ de César, Diego Guillén de Ávila les
_Stratagèmes_ de Frontin, Alonso de Palencia les _Vies_ de Plutarque,
tous ouvrages bien faits pour plaire à des gentilshommes guerriers.
D'autres mettent en espagnol Juvénal, Pétrarque et le Dante: car la
poésie aussi fleurit à la Cour, et parmi les auteurs du _Cancionero
general_ on pourrait retrouver presque tous les grands noms de cette
époque.

  [170] Juan Ginés de Sepúlveda, Prologue du _Democrates_.

Les dames, à leur tour, se prennent d'une belle ardeur pour l'étude.
Clemencín a donné la liste, qui est fort longue, de celles qui
poussèrent alors leur instruction bien au delà des limites
ordinaires[171]. On y relève les noms de Doña María de Mendoza, qui
sut le latin, même le grec; de la comtesse de Monteagudo et de Doña
María Pacheco, qui toutes deux n'avaient qu'à suivre des exemples
domestiques, puisqu'elles étaient les petites-filles du marquis de
Santillane; de Doña Juana de Contreras, qui fut l'élève et l'amie de
l'érudit Lucio Marineo.

  [171] _Elogio de la Reina católica_ (_Bibl. de la R. Acad. de la
  Hist._, t. VI.)

Après la reine Isabelle, personne n'a plus favorisé ces progrès de
l'humanisme que les grands prélats qui ont alors honoré le clergé
espagnol. Stimulés par l'exemple des évêques et des cardinaux
italiens, ayant quelquefois pris eux-mêmes en Italie l'amour des
lettres et des arts[172], ils comprennent des premiers ce que
l'Espagne peut gagner à cette renaissance et aussi quel intérêt
l'Église peut avoir à la diriger. Leurs énormes revenus leur
permettent de jouer aisément le rôle de Mécènes: ils collectionnent
les manuscrits et les livres, encouragent l'établissement des
imprimeries, stimulent les recherches scientifiques, comme D. Fernando
de Talavera, archevêque de Grenade, comme D. Juan de Zúñiga,
grand-maître de l'ordre d'Alcántara, protecteur et ami de Nebrija; ils
fondent des Collèges, comme le cardinal de Mendoza[173], ou des
Universités, comme le cardinal Jiménez.

  [172] Comme, par exemple, D. Alonso de Fonseca, archevêque de
  Santiago.

  [173] D. Pedro González de Mendoza, que la faveur des Rois
  Catholiques fit appeler le «troisième roi d'Espagne». Lettré du
  premier mérite, formé dès sa jeunesse par les plus sérieuses
  études, ce fut lui qui fonda à Valladolid le magnifique _Colegio
  mayor de Santa Cruz_.

       *       *       *       *       *

Ces puissantes influences, ces exemples venus de si haut propagent
rapidement dans la Péninsule le goût et le respect des études.
L'Espagne accueille avec confiance la nouvelle culture que la Cour
honore, que l'Église protège et qui lui arrive de cette Italie à
laquelle une sorte de parenté l'attache, qu'elle s'est habituée à
respecter comme le centre du monde chrétien. La prospérité dont jouit
alors le royaume favorise cette diffusion de l'humanisme et du savoir.
La jeunesse, riche ou pauvre, est portée, comme par un courant très
fort, vers les Écoles dont le nombre s'accroît sans cesse et même,
nous l'avons vu, au delà des besoins. Dans ces Écoles un souffle
nouveau ranime les ardeurs et rajeunit l'antique doctrine. C'est le
moment, unique dans l'histoire, où l'Espagne semble vouloir rivaliser
d'activité scientifique avec les grandes nations.

Des maîtres comme le franciscain Fr. Luis de Carvajal, comme
l'augustin Fr. Lorenzo de Villavicencio, comme le dominicain Francisco
de Vitoria, s'appliquent à réformer les méthodes d'enseignement de la
théologie et annoncent les Domingo de Soto, les Melchor Cano, les Luis
de Granada, les Luis de León.

Des juristes comme Juan López de Palacios Rubios, Antonio de Nebrija,
Antonio Agustín, Antonio Gouvea, Diego de Covarrubias y Leyva, des
canonistes comme Antonio de Burgos, Francisco de Torres (_Turriano_),
J. Ginés de Sepúlveda, apportent dans l'étude du droit des idées plus
élevées et une critique plus exacte.

La philologie classique progresse encore plus sensiblement. De grands
travailleurs, entreprenants et originaux, explorent tour à tour tous
les domaines de l'érudition et laissent des œuvres durables.

Tel cet Antonio de Nebrija qui fut le plus grand ouvrier de la
Renaissance espagnole, esprit véritablement encyclopédique que
nous avons déjà cité parmi les restaurateurs de la science du
droit, que l'on pourrait encore compter, pour son _Lexicon artis
medicamentariae_, parmi les rénovateurs des sciences médicales, mais
qui se consacra plus spécialement à l'étude des langues hébraïque,
grecque, latine et castillane, le premier des lexicographes et des
grammairiens de son temps, sorte de Pic de la Mirandole qui aurait pu
traiter, lui aussi, _De omni re scibili_.

Après avoir étudié cinq ans à Salamanque, «préoccupé, nous dit-il
lui-même, de sortir de l'ornière commune et d'aller puiser aux vraies
sources du savoir», il partit pour l'Italie, «non pas pour y gagner
des rentes ecclésiastiques ou pour en rapporter les formules de l'un
et l'autre droit, mais pour en ramener dans sa terre natale ces nobles
exilés: les grands maîtres de l'antiquité classique[174]».

  [174] _Dictionarium ex Hispaniensi in Latinam sermonem,
  interprete Aelio Antonio Nebrissensi_, Salamanque, 1494: Dédicace
  (_Cl. Johanni Stunicae epistola hispano-latina_).
Pendant dix ans, de 1452 à 1462, il y travailla avec la ferveur
heureuse et passionnée d'un néophyte qui a retrouvé ses dieux.
Boursier du fameux collège Saint-Clément de Bologne, ouvert depuis
un siècle déjà à la jeunesse espagnole, il y reçut particulièrement
les leçons de Galeotto Marzio. Il ne revint dans son pays que
lorsqu'il se sentit capable d'y répandre la bonne parole.

Il professa quelque temps à Séville, où l'avait appelé l'archevêque
Fonseca; mais «de même que Pierre et que Paul, princes des Apôtres,
allaient combattre la religion des gentils, non pas dans les bourgs et
dans les campagnes, mais dans Athènes, dans Antioche et dans Rome,
c'est dans la capitale intellectuelle de l'Espagne, à Salamanque,
qu'il voulut faire triompher sa doctrine et déraciner la
barbarie[175]».

  [175] _Ibid._

Ce fut là en effet que, pourvu d'une double chaire, il engagea un long
combat contre l'antique routine et réussit enfin à faire prévaloir les
méthodes et l'esprit des grands humanistes italiens, de Georges
Merula, de Philelphe le Jeune, de François de Noles. Malgré les
protestations qui s'élevèrent un peu partout, et surtout à Valence, il
arracha des mains de la jeunesse les rudiments gothiques, la grammaire
de Pastrana, celle d'Alexandre de Villedieu, le _Catholicon_ et le
grécisme monstrueux d'Ébrard de Béthune[176]. Sa grammaire castillane,
qui fixait une langue moderne, sa grammaire latine, qui marquait une
révolution dans l'étude des langues anciennes, parurent toutes deux
avant la fin du quinzième siècle, alors qu'Érasme n'était encore qu'un
enfant[177].

  [176] L. Massebieau, _Les colloques scolaires du seizième
  siècle_. Paris, 1878, p. 161.

  [177] On trouvera un tableau à peu près complet de son énorme
  production dans le _Specimen Bibliothecae Hispano-Majansianae_,
  sive Idea Novi Calalogi critici operum scriptorum hispanorum...,
  Hanoverae, 1753.--Cf. Antonio, _Bibliotheca hispana nova_, et
  Menéndez y Pelayo, _Ciencia Española_, III.

Après Nebrija, un autre esprit universel, c'est ce Francisco Sánchez,
_el Brocense_, dont Salamanque ne fut pas moins fière. Non content
d'enseigner la rhétorique et l'art de traduire, de classer d'après un
plan nouveau les règles des syntaxes grecque et latine, il rédigea
dans son _Commentaire sur Horace_, une très intelligente poétique,
interpréta Épictète, entra fort heureusement dans le véritable esprit
de la philosophie épicurienne et, abordant enfin la logique avec une
indépendance qui étonne, avec un beau dédain de l'opinion vulgaire, il
protesta vigoureusement contre les puériles traditions de la
scolastique[178].

  [178] Menéndez y Pelayo, _Ideas Estéticas_, II.

D'autres savants de moins haute envergure travaillent avec autant de
conscience dans des champs un peu plus limités. A Salamanque, le
Portugais Arias Barbosa explique les auteurs grecs et fonde une petite
école d'hellénistes. Après lui, Hernán Núñez, le «Commandeur grec»,
apporte aux mêmes travaux tant de méthode et de précision que de bons
juges[179] ont pu le compter parmi les grands philologues du seizième
siècle; il faut joindre à son nom celui de Juan de Mal-Lara, l'auteur
de la _Filosofía vulgar_, qui, aussi passionné que lui pour la
littérature classique, sait s'intéresser comme lui à la poésie
populaire et à la sagesse populaire de son pays.

  [179] Entre autres, M. Charles Graux.

L'Université d'Alcalá a aussi ses «grécisants»: Démétrius de Crète,
tout d'abord, et le _Pinciano_, qui lui succède, Diego López de
Zúñiga, Lorenzo Balbo de Lillo, les deux frères de Vergara.

Tous ces hellénistes sont naturellement aussi des latinistes et de
bons «cicéroniens», le latin étant essentiellement la langue
universitaire et le fondement même des études. Ils sont aussi des
philosophes: car il n'est pas alors d'humaniste qui n'essaye
d'interpréter à sa manière Platon et Aristote, ou même de les
concilier, comme fera Sebastián Fox Morcillo de Séville. Aristote
surtout est une matière inépuisable; il reste le pôle de toute
science, et longtemps encore il attirera avec la même force les
esprits même les plus opposés: aussi bien les exégètes, comme Arias
Montano, que les historiens, comme Sepúlveda.

Le mouvement scientifique est sans doute moins brillant. Dans ce
seizième siècle, qui vit tant de savants de génie, tant d'initiateurs,
aux Cardan, aux Copernic, aux Corneille Agrippa, aux Paracelse,
l'Espagne ne peut opposer que des renommées de second ordre. Si Michel
Servet est Aragonais de naissance, c'est à Paris qu'il a étudié,
c'est à Vienne en Dauphiné qu'il a découvert la «petite circulation»
du sang. Si André Vésale est le premier médecin de la Cour d'Espagne,
c'est en Italie qu'il a poursuivi ses recherches et conquis la gloire.
Si Pedro Ciruelo et Juan Martínez Siliceo se font un nom dans les
mathématiques, c'est à Paris qu'ils ont été les apprendre. Seule
l'histoire naturelle, à laquelle la découverte du Nouveau Monde ouvre
un immense domaine, prend alors dans la Péninsule un développement
original et intéressant.

Malgré ces lacunes, et quoique la tutelle de l'Église ne lui laisse
peut-être pas toujours l'indépendance nécessaire, on peut dire qu'à
cette époque privilégiée l'enseignement supérieur a, comme les autres
forces de l'Espagne, puissamment manifesté sa vitalité. Il faudra de
longues années de despotisme étroit et déprimant pour ralentir le
mouvement qui alors s'inaugure.

Et ce mouvement ne se limite pas absolument aux frontières du royaume.
Pendant un temps, d'ailleurs trop court, l'Espagne est en communition
intellectuelle avec les autres nations. Elle appelle des maîtres
étrangers, de Grèce, d'Italie, de France. Elle envoie des étudiants
dans les grandes Universités d'Europe, particulièrement dans le
Collège formé à Bologne par le cardinal Albornoz, et surtout à Paris.
Elle y envoie même des maîtres: à Oxford et à Cambridge, à Padoue et à
Rome, à Paris, à Bordeaux, à Toulouse, dans les Pays-Bas, en Lithuanie
et en Bohème on peut trouver alors des professeurs espagnols.

Le plus célèbre de tous est Luis Vives qui enseigna à Louvain, à
Oxford et à Bruges et fut avec Érasme et Budé une des premières
lumières du siècle, esprit critique et conciliant, humaniste
aimable[180], pédagogue avisé, un des précurseurs de la psychologie
écossaise, rénovateur de la méthode avant Bacon et Descartes, dont on
a pu dire que par lui «l'Espagne eut, à une certaine heure, la
prépondérance sur la république des lettres latines comme elle l'avait
sur l'Europe politique[181]».

  [180] Ses _Dialogues_ eurent dans toute l'Europe un succès au
  moins égal à celui des _Colloques_ d'Erasme.

  [181] L. Massebieau, _Les Colloques scolaires du seizième
  siècle_, p. 159.

Salamanque et les autres grandes Universités sont le centre de cette
vie débordante. Toutes les classes de la société leur donnent le
meilleur de leur jeunesse. Dans les archives de Salamanque, sur les
registres où s'inscrivent alors, chaque année, sept mille étudiants,
on peut voir représentées toutes les grandes maisons d'Espagne: Léon,
Castille, Aragon, Tolède, Cordoue, Pimentel, Mendoza, Manrique, Lara,
Sandoval, Silva, Luna, Dávalos, Villena, Pacheco, Padilla, Maldonado,
Fonseca.

Ces jeunes seigneurs croient s'honorer en briguant les charges
universitaires, les fonctions de Recteur ou d'Écolâtre[182]. Certains
même se présentent aux concours et montent dans les chaires. A
Salamanque, un petit-fils du «bon comte» de Haro, D. Pedro Fernández
de Velasco, qui sera connétable de Castille, explique Ovide et Pline.
Plus tard, D. Alonso Manrique, fils du comte de Paredes, enseignera le
grec à Alcalá.

  [182] En 1488, le _Maestrescuela_ était un fils du duc d'Albe.

Des jeunes filles vont s'asseoir sur les bancs des Universités et
quelques-unes y professent, comme cette Doña Lucía de Medrano que
Marineo entendit commenter des textes latins à Salamanque, ou cette
Francisca de Nebrija, fille de l'illustre érudit, qui, aux Écoles
d'Alcalá, suppléa quelque temps son père dans la chaire de
rhétorique[183]. Les étudiants pauvres apportent aux études un zèle
inaccoutumé depuis que, par une mesure libérale, qui malheureusement
ne sera pas longtemps observée, les Rois Catholiques les ont dispensés
des _propinas_ ou frais d'examen[184].

  [183] Nebrija avait en effet passé, nous l'avons dit, de
  l'Université de Salamanque à celle d'Alcalá.

  [184] En 1496.

Une lettre de Pierre Martyr nous montre quelle belle ardeur enflammait
cette jeunesse[185].

  [185] _Epist._ 57.

On l'avait souvent pressé de venir enseigner à Salamanque: il s'y
était toujours refusé; mais sur les instances de quelques professeurs,
dont deux au moins, Antonio Blaniardo et Lucio Marineo, étaient ses
compatriotes et ses amis, il consentit à y faire une leçon.

«A deux heures de l'après-midi, nous raconte-t-il, on envoie des
crieurs annoncer dans la ville qu'un étranger va parler sur Juvénal.
C'était un jeudi, jour où d'habitude il n'y a pas de cours à
l'Université. Les étudiants accourent cependant en si grand nombre que
j'ai toutes les peines du monde à pénétrer dans les Écoles. Il faut
que des docteurs s'arment de bâtons et de piques pour aider le bedeau
à m'ouvrir un passage. A force de cris, de menaces et de coups on
parvient à me faire un chemin jusqu'aux portes. Là, je suis soulevé de
terre par ces jeunes hommes et porté jusqu'à la chaire au-dessus des
têtes.»

La bagarre a été si forte que bien des gens--Pierre Martyr rapporte
fièrement leurs noms--ont été à moitié étouffés; on ne compte pas les
bonnets perdus, les manteaux déchirés. Le bedeau lui-même a eu son
camail de pourpre arraché, et, ne pouvant le retrouver, il veut se le
faire rembourser par le professeur étranger, occasion de tout ce
désordre.

Cependant, la leçon commence. Pour mieux éblouir son public, Pierre
Martyr demande à l'assistance de choisir le sujet qui lui plaira le
mieux. Lucio Marineo, avec qui a été arrangée cette comédie, lui
désigne la deuxième satire de Juvénal. Pierre Martyr parle donc de la
deuxième satire, et ce commentaire en latin d'un texte latin assez
difficile est écouté pendant plus d'une heure avec un religieux
respect. Vers la fin pourtant, quelques très jeunes gens, trouvant que
le professeur dépasse trop les limites ordinaires, commencent à
manifester leur impatience en frottant, suivant l'usage, leurs
souliers contre le plancher; mais les anciens les rappellent
violemment au respect des convenances. La péroraison de Pierre Martyr
provoque un applaudissement universel, des trépignements
enthousiastes. Maîtres et étudiants le reconduisent jusqu'à sa maison
«comme un héros vainqueur, comme un dieu descendu de l'Olympe».

Quel triomphe pour l'humanisme! Aussi, en quittant Salamanque, ce
dévot fervent des bonnes lettres s'écrie-t-il dans un grand mouvement
de gratitude: «J'ai cru voir une nouvelle Athènes, j'ai cru voir un
nouveau Sénat!»

Son succès le rendait sans doute trop optimiste. Salamanque ne
ressemblait que de bien loin à la cité de Périclès et l'on n'y parlait
pas le latin comme dans la curie romaine. Lucio Marineo et Arias
Barbosa, qui la connaissaient mieux, se plaignaient au contraire qu'on
y maltraitait trop la langue de Cicéron. Mais il est bien certain que
la jeunesse espagnole faisait en ce temps un général effort pour se
cultiver, pour s'intéresser aux choses de l'esprit.

Elle ne devait pas s'entretenir bien longtemps dans ces dispositions
généreuses.

Elle considérera bientôt la science comme un moyen plutôt que comme un
but, et on la verra s'attacher aux études plutôt pour les carrières
qu'elles peuvent ouvrir que pour les joies qu'elles donnent. Ce n'en
est pas moins le grand honneur des Rois Catholiques d'avoir rompu pour
un temps une longue tradition d'indifférence et d'indolence, et
l'Université de Salamanque ne faisait que leur rendre un hommage bien
légitime quand elle faisait sculpter leur image sur la grande porte de
ses _Aulas_.



II.

La Décadence.



CHAPITRE PREMIER.

CAUSES DE DÉCADENCE: LE DESPOTISME DES ROIS ET LA TYRANNIE DE
L'ÉGLISE.


Si l'on s'en tient aux apparences, le règne de Charles-Quint et même
celui de Philippe II semblent encore marquer pour les Universités
espagnoles un accroissement de prospérité.

On continue à ouvrir de nouvelles Écoles, qui ne font point de tort
aux anciennes, et dans les grands centres les Collèges ne cessent de
se multiplier[186]. Les étudiants sont plus nombreux que jamais:
l'énorme extension de la monarchie en augmentant le nombre des places
a augmenté aussi le nombre des candidats. Des maîtres remarquables
soutiennent encore le bon renom de l'enseignement et, somme toute, la
science espagnole ne se montre point indigne des grandes ambitions qui
soulèvent alors tout le pays.

  [186] Voici, par exemple, la liste des Collèges fondés, pendant
  ces deux règnes, de 1516 à 1598, dans la seule ville de
  Salamanque:

   1517: _Colegio Mayor de Oviedo._--_Colegio de San Millán._

   1521: _Colegio Mayor del Arzobispo._

   1528: _Colegio de Santa María de Burgos._

   1534: Fondation par l'Empereur du Collège de l'Ordre de
   Santiago.--_Colegio de Santa Cruz de Cañizares._--Collège militaire
   de l'Ordre de Saint-Jean.--Fondation du _Colegio Trilingüe_ par
   l'Université.

   1536: _Colegio de la Magdalena._

   1545: _Colegio de Santa Cruz de San Adrián._--_Colegio de la
   Concepción (Huérfanos)._

   1552: Fondation des Collèges militaires des Ordres de Calatrava et
   d'Alcántara.

   1560: _Colegio de Santa María de los Ángeles._

   1567: _Colegio de los Verdes._

   1572: _Colegio de Guadalupe._

   1576: _Colegio de San Miguel._

   1592: Fondation par Philippe II du Collège des «Nobles Irlandais».

Mais sous ces brillants dehors on peut déjà deviner les germes de
décadence. Le mouvement intellectuel se continue en vertu de la force
acquise; mais il va peu à peu se ralentir à mesure que la liberté lui
manquera davantage. Les deux forces qui avaient le plus contribué à
donner une si forte impulsion aux esprits, la royauté et l'Eglise,
commencent, dès qu'éclate la Réforme, à s'inquiéter des progrès de
leur œuvre. Une surveillance de plus en plus étroite réprime toute
recherche un peu indépendante. Le Suprême Conseil de l'inquisition
étend sur l'enseignement un contrôle qui le paralyse.

Ferdinand et Isabelle avaient exempté de tous droits les livres
étrangers qui pénétraient en Espagne, par la raison «qu'ils
rapportaient à la fois honneur et profit au royaume en permettant aux
hommes de s'instruire». Le Saint-Office s'impose la tâche d'examiner
tous les ouvrages imprimés et fait publier en 1550 par l'Empereur son
premier _Index Expurgatoire_. A partir de ce moment, aucun ouvrage ne
peut plus être publié dans la Péninsule sans une licence spéciale:
aucun livre de France ou d'Allemagne ne peut passer la frontière sans
un permis de circulation. L'édit de 1558 punit de mort toute personne
qui vendra, achètera ou gardera en sa possession un volume prohibé.
Plus tard encore, toujours pour éviter la contagion du luthéranisme,
Philippe II interdit à tout Espagnol d'aller étudier en pays étranger.

Comme l'hérésie a commencé à se propager dans le royaume parmi les
gens de savoir, c'est sur les maîtres les plus doctes que se portent
surtout les soupçons. On voit avec effroi la persécution s'abattre sur
un homme comme Fray Luis de León, poète éminent, helléniste distingué,
hébraïsant du premier mérite, une des gloires de Salamanque.

Dénoncé à l'inquisition pour avoir reçu des Flandres quelques livres
suspects, accusé d'avoir voulu dépouiller le _Cantique de Salomon_ de
son sens mystique et surnaturel, il est conduit dans la prison de
Valladolid; après cinq années d'examens et d'interrogatoires, il est
soumis à la question; relâché enfin, faute de preuves, il vient
reprendre ses leçons «avec la même quiétude et la même allégresse
d'âme» et, pour effacer d'un mot le souvenir de la dure épreuve,
simplement, il recommence son cours par les paroles consacrées: «Ainsi
que je vous le disais hier...»

De tels exemples sont bien faits pour réprimer tout esprit
d'initiative. Une inquiétude universelle pèse sur la pensée. Les purs
érudits, dont les travaux semblent pourtant bien éloignés des
questions de dogme, tremblent d'avoir, sans s'en douter, porté quelque
atteinte à l'orthodoxie: de timides humanistes, en soumettant leurs
livres à l'examen du Saint-Office, s'excusent d'y avoir fait trop
d'allusions à la mythologie. Même dans le domaine scientifique, toute
innovation semble dangereuse. En 1568, on s'était avisé d'ouvrir pour
la première fois, à Salamanque, une salle de dissection: on la ferme
prudemment huit ans après et l'on supprime du même coup l'enseignement
de l'anatomie.

Le résultat d'une telle suspicion et d'une telle crainte, c'est que
l'enseignement se rétrécit, s'interdit toute libre échappée.

Au dehors rien n'est changé. Les Statuts ne sont pas modifiés, ni la
forme des examens, ni les modes de recrutement des professeurs. Le
grand corps universitaire continue sa vie normale, il accomplit ses
fonctions avec la même régularité solennelle. Mais la flamme
intérieure s'est éteinte, et après le trop court affranchissement
d'une Renaissance éphémère on en revient insensiblement aux traditions
de l'enseignement scolastique. De nouveau le principe d'autorité
domine et stérilise. Au commencement du dix-septième siècle, il y a
beaucoup plus d'étudiants en Espagne qu'il n'y en avait au
commencement du quinzième, il y a dix fois plus d'Universités; mais
pour les méthodes d'instruction il n'y a pas grande différence entre
ces deux époques: on a renoué les deux bouts de la chaîne.

Au commencement du quinzième siècle, la rareté et le prix élevé des
manuscrits obligeaient le maître à dicter aux étudiants «le livre de
texte» dont il était seul à posséder l'exemplaire[187]. Au
dix-septième siècle, quoique l'imprimerie ait multiplié les volumes,
on dicte de même et le texte et le commentaire.

  [187] C'est pourquoi dans le langage des Ecoles le mot _lire_ est
  l'équivalent du mot _enseigner_.

On lisait dans les anciens Statuts: «Chaque professeur est
formellement obligé d'interpréter dans son cours l'esprit de l'auteur
dont sa chaire porte le nom: le professeur d'_Aristote_, l'esprit
d'Aristote; le professeur de _Saint-Thomas_, l'esprit de saint Thomas;
le professeur de _Scot_, l'esprit de Scot...»--Dans les Statuts
réformés d'Alcalá, nous retrouvons des instructions à peu près
pareilles: «Nous ordonnons que les régents de philosophie soient tenus
de lire le texte même d'Aristote, qu'ils doivent apporter en chaire et
lire à la lettre--sous peine d'amende--et qu'ils lisent d'une façon
mesurée, sans trop de précipitation ni de lenteur.»

Cet étroit assujettissement à des textes imposés qu'on subissait au
Moyen-Age par esprit de routine, on s'y résigne maintenant par
prudence. Les anciens programmes, qu'on avait interprétés plus
librement pendant un demi-siècle, sont appliqués de nouveau dans toute
leur rigueur: ils pèsent lourdement sur les études.

Prenons un écolier espagnol, contemporain de Philippe III, qui vient
suivre les cours d'une grande Université, Valladolid, Alcalá ou
Salamanque. Il sait déjà un peu de latin et a quelque teinture des
humanités. Il s'inscrira d'abord dans la Faculté d'«Arts», sorte de
Faculté préparatoire, où on lui inculquera les préceptes de la
rhétorique, et il recevra pendant quatre ans les leçons des
philosophes: la première année, il apprendra les _Súmulas_ (ou _Petite
Logique_) de Pedro Hispano; la seconde année, la suite de la Logique
dans les _Prédicables_ de Porphyre et les _Topiques_ d'Aristote; la
troisième année, la «Philosophie naturelle» dans la _Physique_
d'Aristote, dans ses _Météores_, dans son _Traité de l'âme_; la
quatrième année, il étudiera la _Métaphysique_, du même auteur[188].

  [188] Programmes d'Alcalá.

Le voilà imbu de tous les systèmes aristotéliques, embrouillés
d'ailleurs par la manie scolastique des divisions et des subdivisions,
faussés par la préoccupation constante de mettre d'accord cette
philosophie avec les principes de la religion révélée.

S'il passe en théologie, il y retrouvera Aristote, mais encore plus
déformé, interprété en sens divers par des écoles opposées. Selon ses
préférences il pourra choisir entre les Dominicains qui suivent saint
Thomas, les Franciscains qui suivent Scot Erigène et les Jésuites qui
suivent Suárez.

S'il préfère le droit civil ou le droit canon, il lui faudra, là
aussi, apprendre par cœur textes, gloses et commentaires.

S'il s'est tourné vers la médecine, où l'on est encore fidèle à
Hippocrate, à Galien et à Avicenne, c'est par les principes
d'Avicenne, d'Hippocrate et de Galien qu'il devra s'instruire dans
l'art de reconnaître les maladies et de les guérir.

Partout la même tyrannie des textes, partout le même enseignement,
servile pour le fond, minutieux dans la forme, plein de chicanes et
d'arguties. C'est cet enseignement qu'avaient condamné avec tant de
chaleur les grands humanistes comme Vives et le _Brocense_: il avait
repris ses traditions et son autorité. Incompatible par essence avec
toute liberté d'examen, hostile à toute idée de progrès, il allait
pendant près de deux siècles tenir les Universités espagnoles à
l'écart du monde, des progrès de la science, des grands mouvements de
la pensée: il allait prolonger pour elles le Moyen-Age.



CHAPITRE II.

LA CONCURRENCE DE LA «COMPAGNIE».


Des causes plus particulières ont hâté en Espagne la décadence des
Universités.

Une des premières, c'est la concurrence qu'a commencé à leur faire,
presque dès sa naissance, la puissante Compagnie de Jésus. Elle
s'introduit peu à peu dans toutes les villes importantes et y ouvre
ses écoles. Avec une ténacité extraordinaire, malgré des résistances
presque unanimes, elle s'efforce de prendre pied dans les grands
centres d'instruction et, au contraire des autres ordres qui profitent
des cours de l'Université et augmentent le nombre de ses étudiants,
elle garde avec un soin jaloux, pour mieux leur imprimer sa forte
discipline, les jeunes gens qu'elle a conquis.

C'est le 27 septembre 1540 qu'une bulle de Paul III avait approuvé la
fondation d'Ignace de Loyola. Dès 1544, la Société de Jésus ouvre à
Valence une maison d'enseignement.

Elle élève à Alcalá un superbe Collège qui domine les autres édifices
par ses vastes proportions, par la majesté de sa façade décorée de
statues et de colonnes. A Séville, elle achève de ruiner l'Université
déjà chancelante en fondant une maison non moins magnifique, que
Cervantes a pompeusement célébrée[189] et un autre Collège dit des
_Becas coloradas_.

  [189] _Coloquio de los Perros._

A Salamanque, «la Compagnie» s'insinue plus discrètement et triomphe
avec plus de peine. Elle commence à s'établir assez loin de la ville,
à Villamayor, puis plus près, à Villasendin, dans les faubourgs;
quelques années après, elle a franchi les murs, mais reste encore tout
près de l'enceinte, à côté de la porte de San Bernardo. L'Université,
les Collèges, les communautés surveillent avec inquiétude ses travaux
d'approche, et quand enfin, sûre de son pouvoir, elle veut s'installer
à deux pas des Écoles, au cœur même de la cité, elle se heurte à une
opposition formidable.

Mais elle a pour elle Philippe III et surtout la reine Marguerite qui
lui a déjà promis 40,000 ducats pour sa future fondation[190]. Le roi
et la reine viennent eux-mêmes à Salamanque pour essayer de désarmer
les résistances, et enfin, en 1617, malgré le Recteur et malgré le
Cloître des Docteurs, malgré les couvents, malgré le Chapitre, malgré
le Corps municipal et la noblesse, on pose la première pierre du futur
Collège.

  [190] Elle en ajoutera 16,000, au moment de sa mort. (D. Diego de
  Guzmán, _Vida y muerte de Dª Margarita de Austria, reyna de
  España_, Madrid, in-4º, IIª Parte, p. 213.)

On a démoli, pour lui faire une place, deux rues et deux églises; on a
failli démolir aussi la ravissante maison _de las Conchas_, pour
laquelle les Jésuites avaient offert autant d'onces d'or qu'elle a de
coquilles sculptées sur sa façade; et sur cet espace immense on bâtit
le plus vaste édifice de Salamanque. Il coûtera 27 millions de réaux,
aura plus de cinq cents portes, près de mille fenêtres et pourra loger
pour le moins trois cents écoliers.

Mais c'est à Madrid, dans la capitale même du royaume, que «la
Compagnie» porte à l'enseignement universitaire le coup le plus
dangereux. En 1625, elle obtient de Philippe IV l'autorisation d'y
fonder son fameux Collège Impérial.

Il est assez curieux de voir par quelles raisons elle avait démontré
au prince la nécessité d'un tel établissement. «Ce Collège,
disait-elle dans sa requête, ne fera pas double emploi avec les
Universités déjà existantes parce que les grands personnages de la
Cour n'envoient aux Universités que leurs fils cadets qui ont besoin
de s'assurer des moyens d'existence en suivant la carrière des
lettres. Ils n'y envoient pas leurs fils aînés, qui hériteront de
leurs biens et de leurs charges, et comme ceux-là sont destinés à
servir l'Etat dans les grands emplois, ils ont, plus encore que les
autres, besoin d'être bien instruits.» Un autre argument, c'était que
les Universités, «s'attachant exclusivement aux études supérieures,
négligeaient l'érudition et les langues qui sont un si bel ornement
pour les cavaliers et gens de noblesse[191]».

  [191] _Fundación de los estudios generales en el Colegio Imperial
  de los Jesuítas de Madrid, hecha por Felipe IV en 1625. (Copia
  que se halla en el archivo del Exemo Sr. Duque de Frias.)_

Pour ces raisons et aussi «pour la singulière dévotion qu'il portait à
saint Ignace», Philippe IV approuva pleinement le projet et accorda
expressément son patronage au nouvel établissement en lui conférant le
titre d'_Estudios Reales_.

Les grandes Universités protestèrent, comme on pouvait s'y attendre.

Au nom de leurs collègues de Salamanque et au leur, les professeurs
d'Alcalá firent remettre au Roi un mémoire de quarante-deux pages où
ils affirmaient que la fondation d'un _Estudio general_ dans la
capitale même du royaume était «déplacée et dangereuse» et qu'elle
aurait sûrement pour résultat de ruiner l'enseignement universitaire.

Le Roi fit répondre que cette plainte était inconvenante et que rien
ne la justifiait, puisque le nouvel établissement ne devait pas avoir
le droit de conférer les grades: il ordonna de détruire immédiatement
tous les exemplaires du mémoire, dont on avait fait deux tirages[192].

  [192] La Fuente, _Historia de las Universidades_, III, p. 66.

Salamanque et Alcalá n'eurent plus qu'à se résigner et à subir une
rivalité qui était, quoi qu'on eût dit, redoutable.

Avec ses six chaires de grammaire et de rhétorique, avec ses dix-sept
chaires d'enseignement supérieur, le Collège Impérial était bien, en
effet, une Université véritable. Mais au lieu d'être comme les autres
Universités une corporation relativement indépendante et autonome, il
n'était qu'une partie d'un tout étroitement uni, soumis à une
direction unique. Il devait être bien moins un centre de culture qu'un
instrument de domination.

Entre les habiles mains des Pères Jésuites, il devint rapidement
prospère, il fut bientôt l'établissement à la mode où, loin des
promiscuités fâcheuses, la fine fleur de la noblesse vint se former
aux belles manières et chercher, sinon la science, du moins les
apparences du savoir. Ce fut la pépinière des hommes de Cour et des
politiques, des bons serviteurs du roi, dociles et point trop
scrupuleux[193]. Ainsi il enleva aux grandes Universités une bonne
part de cette aristocratique clientèle dont elles étaient si fières et
on peut dire qu'il les découronna.

  [193] La douzième chaire avait pour programme: d'interpréter la
  _Politique_ et l'_Economique_ d'Aristote «de manière à concilier
  la raison d'Etat avec la conscience, la religion et la foi
  catholique». (_Fundación de los Estudios generales_... etc.) On
  avait déjà beaucoup tiré d'Aristote: mais ceci est assez nouveau.



CHAPITRE III.

INFLUENCE DES GRANDS COLLÈGES.


Une autre cause du déclin des Écoles, c'est, à n'en pas douter,
l'influence croissante et enfin tyrannique des Grands Collèges,
_Colegios Mayores_, qui s'étaient fondés sous leurs propres auspices.

Les prélats qui avaient créé ces riches établissements avaient eu les
intentions les plus honorables et même les plus touchantes. Ils
avaient voulu ouvrir une maison hospitalière à une élite de jeunes
gens pauvres et studieux, les mettre à l'abri des dures épreuves et
des tentations de la vie d'étudiant, leur assurer au milieu des cités
bruyantes un asile confortable, silencieux, propice au travail, et
leur rendre ainsi abordable la carrière des places et des honneurs.

Leurs sages Constitutions avaient prévu les abus possibles, fixé les
principes qui devaient présider au choix des postulants, imposé une
stricte discipline. Ces Constitutions n'étaient pas seulement
prudentes, elles étaient libérales. Elles laissaient à l'établissement
une autonomie très réelle, elles intéressaient les boursiers à ses
destinées en leur confiant le soin de veiller à sa prospérité et les
mûrissaient ainsi par une responsabilité précoce. Le Collège était
comme une petite république, qui se gouvernait, s'administrait, se
recrutait elle-même. Il était la demeure privilégiée où l'aristocratie
du talent pouvait prendre conscience de sa valeur et s'opposer à
l'aristocratie de naissance, fière de ses pompeux cortèges et de ses
palais.

Quand, par exemple, le haut et puissant seigneur D. Diego de Anaya
Maldonado, ancien évêque de Tuy, d'Orense, de Salamanque, et enfin
archevêque de Séville, fonda en 1401, à l'ombre des Écoles
Salmantines, le Collège de San Bartolomé, il prescrivit
expressément[194] de n'attribuer la _beca_ de laine brune, signe
distinctif des futurs boursiers, qu'à des jeunes gens de plus de
dix-huit ans, ayant déjà fait preuve d'heureuses dispositions et de
qualités sérieuses, pauvres (ils ne devaient pas posséder plus de cent
ducats de rente) et enfin _limpios_, c'est-à-dire fils de vieilles
familles chrétiennes, ne pouvant pas être même soupçonnées d'avoir
jamais mêlé leur sang à celui des Maures ou des Juifs. Un boursier
n'était admis qu'après qu'une minutieuse enquête avait été faite sur
ses origines, dans le lieu même de sa naissance[195].

  [194] _Ordinationes et Constitutiones Reverendissimi in Christo
  Patris ac Domini Didaci de Anaya, Archiepiscopi Hispalensis,
  constituentis nobile collegium in Parochia Sancti Sebastiani
  situm._

  [195] La même qualité de _limpieza_ était d'ailleurs exigée de
  tous les serviteurs de la maison: majordomes, secrétaires,
  procureur, médecin, et même du cuisinier et du porteur d'eau.

Pour assurer une répartition plus égale, le fondateur recommandait
qu'on ne choisît jamais plus d'un boursier dans la même famille et
même dans la même ville.

La vie du Collège devait être modeste et la table frugale. On prenait
les repas en commun; on se réunissait également le matin pour entendre
la messe dans la chapelle et au coucher du soleil pour y chanter le
_Salve_. Pendant la journée, on allait suivre les cours de
l'Université ou l'on écoutait les maîtres particuliers du Collège.
Tous les samedis, les quinze boursiers[196] s'exerçaient ensemble à
la dispute. Chaque soir, avant de remonter dans leur chambre, ils se
groupaient un moment dans le salon: les anciens s'asseyaient, les plus
jeunes restaient debout et recevaient respectueusement les
observations de leurs aînés sur les fautes qu'ils avaient pu
commettre.

  [196] Dix canonistes et cinq théologiens, y compris le Recteur et
  les trois conseillers qu'on lui donnait comme auxiliaires.

On ne pouvait sortir dans la ville sans être accompagné d'un camarade
ou d'un domestique. Dans la maison et hors de la maison, on ne devait
parler que le latin, même dans les conversations familières.

Chaque année, les boursiers nommaient eux-mêmes leur Recteur dont les
pouvoirs étaient fort étendus, puisqu'il réunissait dans ses mains
l'administration financière et la direction morale et qu'il avait, en
cas de faute grave, le droit d'exclusion[197].

  [197] La hiérarchie des peines était, il faut en convenir, assez
  mal établie. Le premier et le second avertissements comportaient
  la privation de vin pendant une semaine; le troisième,
  l'exclusion définitive.

Tout d'ailleurs dans ce groupement démocratique était également soumis
à l'élection: on élisait jusqu'au dépensier et jusqu'au cuisinier.
Enfin, privilège infiniment honorable, les boursiers étaient chargés
de pourvoir eux-mêmes aux vacances qui se produisaient parmi eux:
après avoir assisté à la messe et discuté les titres des candidats,
ils s'engageaient par serment à voter pour le plus digne et
choisissaient leur nouveau collègue dans la liberté de leur
conscience.

Quand expiraient les huit années, qui étaient la durée ordinaire de la
bourse et le temps normal des études, le plus pauvre pouvait
rechercher les grades coûteux de la licence et même du doctorat: la
communauté payait encore pour lui toutes les dépenses[198].

  [198] Est-il besoin de faire remarquer combien ces Constitutions
  se rapprochent de celles qui régissaient, au Moyen-Age, les
  Collèges parisiens et particulièrement la première maison de
  Robert Sorbon?

C'est à peu près sur ce modèle que se constituèrent dans la suite les
cinq autres grands Collèges: à Salamanque, celui de Cuenca[199], celui
d'Oviedo[200], celui de l'Archevêque[201]; à Valladolid, celui de
Santa Cruz[202]; à Alcalá, celui de San Ildefonso.

  [199] Fondé, en 1500, par D. Diego Ramírez de Villaescusa, évêque
  de Cuenca.

  [200] Fondé, en 1517, par D. Diego Minguez de Bendaña Oanes,
  évêque d'Oviedo.

  [201] Fondé, en 1521, par D. Alonso de Fonseca, archevêque de
  Santiago, puis de Tolède.

  [202] Fondé, en 1484, par le cardinal D. Pedro González de
  Mendoza, archevêque de Tolède.

Régis par ces principes intelligents, soumis à ces austères
disciplines, ils eurent tous les six d'heureuses destinées, fournirent
aux Écoles d'excellents élèves et d'excellents maîtres, à l'Église des
prélats insignes et aux rois de bons serviteurs.

Pour ne parler que de ceux de Salamanque, en un demi-siècle, le
Collège de Cuenca donna à l'Espagne six cardinaux, vingt archevêques,
huit vice-rois; le Collège d'Oviedo, trois gouverneurs de royaumes,
quatre Grands Inquisiteurs, soixante-sept évêques, dix-neuf
archevêques, quatre cardinaux et un saint.

Le Collège de San Bartolomé put s'enorgueillir d'avoir nourri dans ses
murs San Juan de Sahagún, «Apôtre de Salamanque», «Ange de paix» et
«Martyr de la Pénitence», et le fameux Tostado, «le premier Salomon
d'Espagne et le deuxième du monde».

Au milieu du dix-septième siècle, sur cinq cents «collégiaux» qu'il
avait alors formés, il comptait: six cardinaux, quatre-vingt-quatre
archevêques et évêques, six Pères du Concile de Trente, huit
gouverneurs, neuf vice-rois, dix présidents de Castille, vingt-quatre
présidents de divers Conseils, sept Grands Inquisiteurs, douze
capitaines généraux, dix-huit ambassadeurs, sans compter les
conseillers et auditeurs de la Sainte Rote, chanoines, grands
d'Espagne, _títulos_ de Castille, commandeurs et chevaliers des Ordres
militaires[203]. Un proverbe disait: «Bartolomé remplit le monde»,
_Todo el mundo está lleno de Bartolomicos_[204].

  [203] D. Francisco Ruiz de Vergara y Álava, _Historia del Colegio
  Viejo de S. Bartolomé, Mayor de la célebre Universidad de
  Salamanca_ (1661).--_Corregida y aumentada por_ D. Joseph de
  Roxas y Contreras. Madrid, 1766.

  [204] _Tesoro_ de Covarrubias, au mot _Bartolomico_.--Cf. Lope de
  Vega, _El Bobo del Colegio_, II, 4: «FABIO. Quatre Collèges, que
  l'on nomme les _Mayores_, portent au ciel cet édifice
  (L'Université de Salamanque).--GARCERÁN. Que de personnages
  fameux et insignes, qui se sont illustrés dans les Conseils du
  Roi ou dans les saints Ordres, sont sortis de ces maisons!»

Malheureusement, pendant ces longues années de prospérité, les Grands
Collèges se modifièrent profondément. On peut suivre dans leurs
Réglements les changements successifs qui finirent par en transformer
complètement le caractère.

C'est d'abord l'esprit même de l'institution qui s'altère. On cesse
peu à peu d'imposer aux postulants la condition de pauvreté. On
commence par accorder qu'ils pourront avoir deux cents ducats, puis
davantage. Des jeunes gens riches finissent par solliciter des bourses
et, comme ils sont bien soutenus, ils les obtiennent.--C'est alors la
discipline qui perd de sa rigueur: la vie devient plus luxueuse et
plus libre. De nouvelles prescriptions insérées dans les Statuts, et
qui ne devaient pas être inutiles, laissent deviner que le Collège
n'est plus comme autrefois une maison d'humilité et de vertu: «Défense
aux boursiers d'avoir des chevaux et des appartements dans la
ville.--Défense aux boursiers de faire entrer dans le Collège aucune
femme suspecte, seule ou accompagnée.--Défense aux boursiers de
visiter les couvents de nonnes où ils n'ont pas une sœur ou pour le
moins une parente du troisième degré[205]...» Naturellement, l'on
travaille moins depuis que la règle est devenue plus indulgente; mais
les boursiers s'arrangent bientôt de telle sorte qu'ils n'ont plus
besoin de travailler pour réussir.

  [205] _Constitutiones et Statuta Collegii Divi Bartholomaei in
  Salmantina Universitate Majoris antiquiorisque._

Ils ont pris l'habitude d'entretenir à la Cour des représentants
attitrés ou _hacedores_, qui sont tous d'anciens élèves du Collège et
restent en communication constante avec lui. Ces _hacedores_ sont en
général des personnages considérables. Par une sorte de contrat
tacite, ils s'engagent à réserver tout leur crédit à leurs jeunes
camarades, à les soutenir exclusivement quand une bonne charge se
trouve vacante, et, par contre, les jeunes camarades se font un devoir
de n'attribuer les _becas_[206] qui deviennent libres qu'aux fils,
parents ou protégés des _hacedores_.

  [206] La _beca_ est, on s'en souvient, l'écharpe de drap de
  couleur, signe distinctif du boursier de Collège.

Le résultat de cette ingénieuse convention, c'est, d'une part, que les
étudiants de famille modeste n'osent même plus solliciter les bourses
des Grands Collèges, certains qu'ils sont de ne pas être choisis;
c'est, d'autre part, que les étudiants libres les plus méritants se
voient privés, par les intrigues des Collèges et de leurs
représentants, de presque tous les emplois avantageux auxquels ils
auraient pu prétendre. C'est ainsi que des fondations qui avaient été
primitivement destinées à corriger l'inégalité des fortunes et à aider
le mérite obscur finissent par favoriser la paresse, l'intrigue et le
népotisme et par devenir pour les riches et pour les puissants un
nouveau moyen de tout accaparer.

Ce n'est pas tout encore. Les _hacedores_ ne peuvent, quel que soit
leur zèle, assurer chaque année à tous les «Collégiaux» dont la bourse
expire une situation suffisamment avantageuse. Or, les Collèges ne
veulent pas admettre qu'un des leurs «dégrade, comme on dit, la
_beca_» en acceptant un poste de second ordre, tel qu'une cure, une
charge d'avocat ou quelque médiocre office de judicature. Ils aiment
mieux le garder auprès d'eux et veiller à son entretien jusqu'à ce
qu'on lui ait trouvé quelque position plus honorable. L'ancien
boursier ne peut plus revenir au milieu de ses compagnons, puisque son
temps est fini. Mais on l'installe dans une maison voisine, louée ou
construite à cet effet, qu'on nomme _hospedería_ et où il prend place
parmi d'autres boursiers non pourvus qui sont les _huéspedes_, les
hôtes[207].

  [207] D. Antonio Gil de Zárate, _De la Instrucción pública en
  España_, Madrid, 1855.

Ces _huéspedes_, qu'entretient ainsi chaque Collège, mènent, en somme,
la vie la plus douce et la plus facile. Ils ont le vivre et le
couvert, ne vont à l'Université que s'il leur plaît, ne travaillent
qu'à leur fantaisie, sortent et rentrent à leur heure. Beaucoup
trouvent «l'auberge» bonne et ne songent plus à en sortir. On en cite
qui y sont restés jusqu'à l'âge de cinquante ans.

Or, ces éternels candidats, en raison même de leur âge, exercent une
autorité considérable sur les jeunes boursiers, pour lesquels ils sont
cependant une lourde charge, et cette influence est tout à fait
fâcheuse. Sans parler des mauvais exemples que parfois ils leur
donnent, ils découragent par leur scepticisme ceux qui arrivent avec
des intentions louables, ils leur persuadent qu'on ne peut se pousser
dans le monde que par la flatterie et les trafics d'influence, et ils
leur répètent le proverbe: _Ventura ayas, hijo, que poco saber te
basta_[208], autrement dit: «Chance vaut mieux que savoir.» Plus
encore, ils développent outre mesure chez leurs cadets cette vanité
et cet esprit de corps qui leur assurent, à eux, une existence si
privilégiée. Le plus vieux d'entre eux, qu'on appelle «l'Aîné», finit
par devenir le vrai chef du Collège. C'est lui qui suscite et dirige
les cabales. C'est lui qui mène la campagne électorale lorsqu'un
boursier ou un ancien boursier se présente pour une chaire des Écoles.

  [208] Mal-Lara, _Filosofía vulgar, Centuria novena_, 36. Mal-Lara
  commente ainsi ce dicton: «Mon fils, aie des relations utiles,
  envoie des présents aux seigneurs de la Cour, aie des lettres de
  recommandation, apprends à te faufiler: cela vaut mieux que
  d'être savant.»

A Salamanque, il arrive souvent qu'au moment des _Oposiciones_ les
quatre Grands Collèges se coalisent. On en vient à ne plus considérer
le mérite des candidats, mais seulement leur origine. Tous ceux de la
maison qui sont déjà entrés dans la place aident les autres sans
scrupule.

On retrouve à Alcalá le même sentiment de camaraderie mal comprise.
Étant à l'article de la mort, un docteur de l'Université, qui avait
été jadis «collégial», fait venir son confesseur: «Dans les affaires
d'élections, lui dit le saint homme, Votre Seigneurie n'a-t-elle pas à
se reprocher quelque injustice?»--«Mais non, mon Père, lui répond le
mourant avec une admirable inconscience: en ces cas-là, j'ai toujours
pris parti pour mon Collège!»

Forts de leur solidarité, de leurs moyens d'action, de leurs relations
et de leurs patronages, les _Mayores_ commencent à vouloir régenter la
république universitaire.

A Alcalá, San Ildefonso, qui avait dès le début une situation
prépondérante, prétend gérer à sa guise les biens de l'Université,
régler les traitements des professeurs, créer ou supprimer des
chaires: son jeune Recteur s'arroge presque tous les pouvoirs
épiscopaux et reconnaît à peine la suprématie de l'archevêque de
Tolède.--A Valladolid, Santa Cruz est en guerre avec les maîtres et
docteurs et trouve un appui constant dans la Chancellerie royale, dont
presque tous les membres sont d'anciens élèves de ce Collège.

A Salamanque, San Bartolomé, Cuenca, Oviedo et l'_Arzobispo_
s'associent pour tyranniser les Écoles. Ils sont continuellement en
procès avec les petits Collèges qu'ils veulent mener à leur fantaisie,
et surtout avec les Collèges militaires qui osent s'égaler à eux. Mais
c'est surtout avec les hauts dignitaires de l'Université qu'ils se
querellent sans cesse sur des questions d'étiquette et de préséance.
Un jour, au cours d'un de ces conflits, on voit leurs boursiers
envahir, l'épée à la main, l'église du couvent de Sainte-Ursule où se
trouvait réuni le Cloître des docteurs, planter de force leurs
bannières sur le grand autel, blesser des officiers et des religieux.

En 1633, le _Maestrescuela_ Jerónimo Manrique, pour le punir de
quelque méfait, consigne dans sa chambre un Collégial d'Oviedo.
L'étudiant s'insurge ouvertement contre cet arrêt et s'en va se
promener en plein jour dans les rues de Salamanque. Le _Maestrescuela_
le rencontre et veut le faire appréhender au corps: mais il appelle à
son secours quelques camarades qui le délivrent et rouent de coups
l'Ecolâtre et ses officiers: le soir venu, ils vont même démolir sa
porte et envahir sa maison, où par bonheur il ne se trouvait pas.

Ces fâcheux incidents sont souvent suivis de longues périodes
d'hostilité où toute la ville se divise en deux camps: d'un côté, le
gros des étudiants, les Collèges militaires, les petits Collèges et
presque tous les couvents, de l'autre les _Mayores_ et, avec eux,
l'aristocratie et les Jésuites.

Découragé de voir sans cesse se renouveler de tels combats, un vieux
professeur de l'Université s'écria un jour: «Si maintenant je voyais
un âne entrer dans la chapelle de Santa Bárbara[209] avec la _beca_
d'un grand Collège, je n'oserais plus le trouver mauvais!»

  [209] C'est une chapelle de la Vieille Cathédrale de Salamanque
  où avaient lieu les examens de licence.

Ces grandes communautés séculières, qui avaient été pour les
Universités des auxiliaires précieux, devinrent ainsi pour elles une
perpétuelle occasion de trouble et de discrédit: elles y
introduisirent de fatales tendances, elles contribuèrent à en diminuer
le prestige.



CHAPITRE IV.

LUTTES INTÉRIEURES DES UNIVERSITÉS ET DÉSORDRES DES ÉTUDIANTS.


Une dernière raison de la décadence des Universités ce sont les luttes
et les désordres qui commencent dès la fin du seizième siècle à y
désorganiser les études.

Ici, les maîtres et les docteurs ont de longs démêlés avec les
Municipalités, les Évêques et les Chapitres. Là, les ordres religieux
bataillent les uns contre les autres et se disputent des chaires. A
Valence, à Valladolid, à Salamanque, les Thomistes et les Suaristes
engagent des combats sans fin. A Saragosse, une chaire de philosophie,
qualifiée d'«indifférente», et qui n'était réservée spécialement à
aucune école, est convoitée également par toutes. Les Franciscains ou
Scotistes, qui n'ont pas de cours à eux, la réclament assez justement.
Mais les Jésuites[210] et les Dominicains, qui ont déjà un
professeur, aimeraient bien en avoir deux. Tout le monde prend parti
dans la querelle, les étudiants, les bourgeois, les autorités et même
la Cour; elle ne se termine qu'au bout d'un siècle, par le triomphe
des Franciscains[211].

  [210] C'est seulement pendant la minorité de Charles II que la
  reine régente, Marie-Anne d'Autriche, laissa pénétrer dans les
  grandes Universités l'enseignement des Jésuites: elle fit créer
  pour eux des chaires où l'on devait expliquer la doctrine de
  Suárez.

  [211] Gil de Zárate. _De la Instrucción Pública en España._

Depuis que les bons emplois s'obtiennent surtout par la faveur et
deviennent en quelque façon le monopole d'un petit nombre de
privilégiés, les étudiants ne travaillent plus guère: ils aiment mieux
jouir agréablement d'une vie indépendante, s'en remettant au hasard ou
à leurs protecteurs du soin de leur fortune. Ils arrivent d'ailleurs
de plus en plus jeunes aux Écoles, quelques-uns dès l'âge de treize
ans. Ces adolescents ne sont guère capables de résister aux
tentations. Ils deviennent de bonne heure grands donneurs de sérénades
et, comme dit Cervantes, «grands escaladeurs de toute fenêtre où se
montre une coiffe[212]». A Alcalá, où le voisinage de la capitale
exerce un attrait bien fort[213], les étudiants sont toujours sur la
route: les jours où il y a à Madrid courses de taureaux ou de _cañas_,
il n'y a plus un seul écolier dans les cloîtres[214].

  [212] _La Tía Fingida._

  [213] «L'Université d'Alcalá, dira plus tard Torres, ne pourra
  jamais vivre pure ni saine, parce que les vapeurs de la Cour lui
  feront toujours le teint blême et l'humeur cacochyme». (_Obras_,
  t. II: _Sueños morales_, p. 124.)

  [214] Luján de Sayavedra, _Segunda parte de la Vida del pícaro
  Guzmán de Alfarache_, cap. VI.

La race entreprenante des _pícaros_ croît en nombre et en audace. Le
centre de leurs opérations est à Alcalá la porte de Madrid, à
Salamanque le quartier des abattoirs; c'est là qu'ils méditent les
bons coups et organisent les rapines. Leur conduite devient si
intolérable qu'en 1645, on nomme une Commission chargée de suspendre
pour eux les privilèges universitaires et de les soumettre au droit
commun[215]. Mais les mesures auxquelles elle s'arrête reçoivent à
peine un commencement d'exécution et les chevaliers de la _Tuna_
continuent à poursuivre leurs prouesses et à faire des prosélytes.

  [215] «Attendu, dit la Commission dans son Rapport, attendu qu'on
  voit s'inscrire sur les registres des Universités beaucoup de
  jeunes gens de plus de vingt ans qui n'ont aucune intention
  d'étudier et qui, en effet, n'étudient jamais; attendu que ces
  jeunes gens ne se soucient que de faire les bravaches et de mener
  une vie de désordre et d'aventure, qu'ils peuvent ainsi corrompre
  les étudiants d'un âge plus tendre.....»

  Par ces motifs, la Commission émet l'avis qu'on ne puisse se faire
  immatriculer sans présenter un certificat de grammaire, que les
  écoliers de plus de vingt ans soient tenus de passer un examen, de
  montrer leurs cahiers de cours et de prouver qu'ils savent le
  latin,--sous peine d'être livrés au Corregidor pour qu'il les
  arrête comme vagabonds et les envoie servir aux armées.

  Cité par La Fuente, _Historia de las Universidades_, III, p. 95.
  Ces faits sont maintes fois confirmés par les lettres qu'écrivait
  alors de Salamanque le Père Jésuite Andrés Mendo au P. Pereira, de
  Séville.

D'autres étudiants, plus authentiques, provoquent de temps en temps de
terribles scandales. En un pays où les passions sont si vives et
l'amour-propre si irritable, tant de jeunes gens d'origines si
différentes ne pouvaient toujours vivre en parfait accord. Dès que
l'Université cesse d'être assez forte pour modérer leur ardeur
turbulente, on voit se multiplier «les guerres de nations[216]».

  [216] Chaque «nation» avait son cri de ralliement. Les étudiants
  de Castille criaient: _¡Viva la espiga!_ (Vive l'épi!), ceux
  d'Andalousie: _¡Viva la aceituna!_ (Vive l'olive!), ceux de
  l'Estremadure: _¡Viva el chorizo!_ (Vive le saucisson!).

Les Andalous, querelleurs et vantards, ne peuvent jamais s'entendre
avec les gens du Nord: leurs ennemis naturels sont les Biscayens,
froids, lourds et rancuneux. Une plaisanterie, un méchant propos
suffisent à mettre aux prises les écoliers des deux provinces: ils se
battent pendant des journées entières; le lendemain, chaque parti
recueille ses blessés, ensevelit ses morts, et souvent, au retour des
funérailles, les deux troupes rivales en viennent encore aux mains.

Quelquefois aussi ce sont des révoltes générales qui éclatent. Il y en
eut une à Salamanque, à la fin du seizième siècle, parce que le bruit
avait couru qu'on allait transporter à Rome les dossiers des archives
universitaires. Mais les faits les plus graves, ceux qui font le plus
de tort aux Écoles, ce sont les luttes sanglantes des étudiants et des
bourgeois.

Depuis des siècles, les étudiants vivaient en assez mauvais termes
avec la population civile. On raconte que le vieil _Estudio_ de
Palencia avait jadis clos ses portes à la suite d'une bagarre entre
les écoliers et les habitants. A Valence, à Saragosse, à Valladolid,
cités riches et fortes, qui n'avaient pas besoin des Écoles pour
prospérer, les étudiants n'auraient pas osé troubler trop ouvertement
la tranquillité publique. Mais à Salamanque et à Alcalá, où une bonne
partie de la ville vivait de l'Université et bénéficiait de ses
privilèges[217], ils se considéraient comme des maîtres absolus et
leur insolence ne connaissait pas de limites. Au milieu du
dix-septième siècle, quand rien ne les retint plus, ils allèrent si
loin que l'on songea sérieusement, et à deux reprises, à fermer
l'Université d'Alcalá. A Salamanque, les bourgeois, dont la patience
n'était pas moins lassée, se résolurent à se défendre eux-mêmes. Ils
répondirent assez brutalement aux ordinaires provocations. Les
écoliers essayèrent de se venger et il arriva que, plusieurs jours de
suite, on se battit dans les rues.

  [217] Ce n'étaient pas seulement les serviteurs des étudiants qui
  profitaient du _faero_ universitaire, mais aussi leurs logeurs,
  leurs fournisseurs de toute sorte, les muletiers et les
  voituriers qui leur apportaient des vivres. Du temps où il y
  avait à Salamanque sept mille étudiants, dix-huit mille noms
  étaient inscrits sur le registre-matricule des Écoles. (Gil de
  Zárate, _op. cit._, II, p. 264.)

En 1644, les deux «nations» de Biscaye et de Guipúzcoa, traversant la
_Plaza Mayor_, se prennent de querelle avec les gens de la ville. Le
Corregidor intervient: il reçoit une balle dans une jambe. Les
étudiants sont poursuivis par la foule jusqu'à la place de la _Yerba_
et, de là, jusqu'au couvent de la _Madre de Dios_. Là ils s'arrêtent,
font face à leurs adversaires et tuent deux bourgeois; mais un des
leurs est saisi, entraîné en prison et soumis aussitôt à la torture.

Le lendemain, les habitants fort excités font sonner le tocsin: ils
marchent sur les Écoles, pénètrent violemment dans le cloître,
poursuivent sous le portique et jusque dans les salles de cours les
étudiants surpris. Pour les calmer, l'Écolâtre se montre à une
fenêtre: on tire sur lui plusieurs coups de pistolet. D'autres bandes,
pendant ce temps, vont casser les vitres des Grands Collèges et font
la chasse à tous les écoliers qui se risquent dans les rues.

L'étudiant pris dans la première échauffourée est livré en hâte à la
justice civile, contrairement au privilège universitaire, et condamné
à mort, malgré l'intervention de l'évêque. Le malheureux subit le
supplice du garrot, sur le balcon du Corregidor, en présence d'une
foule immense et sans qu'on lui ait voulu donner le viatique.

Un grand nombre de ses camarades s'arment pour le venger, tandis que
les plus craintifs s'enfuient de Salamanque. Pendant toute une
semaine, les deux partis continuent à échanger des coups de pistolet
et des coups de couteau jusqu'à ce qu'arrive de Madrid un alcade de la
Cour qui fait pendre ou fouetter de verges les batailleurs les plus
acharnés et rétablit ainsi la paix.

On devine quel discrédit pouvaient jeter sur les Universités d'aussi
graves désordres, bientôt connus dans tout le royaume. Les familles
s'effrayaient de toutes ces scènes de violence et les Jésuites
opposaient à de pareils tableaux la paix sereine de leurs maisons.



CHAPITRE V.

  DÉCLIN RAPIDE DES UNIVERSITÉS.--L'ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE AU
    DIX-SEPTIÈME ET AU DIX-HUITIÈME SIÈCLES.

La surveillance de plus en plus étroite et méfiante de l'Église,
l'absolutisme des rois qui abaisse le niveau intellectuel de la
nation, l'hostilité de la Compagnie de Jésus, la tyrannie des Grands
Collèges, les querelles intérieures et le relâchement de la
discipline, voilà bien, semble-t-il, les principales raisons qui ont
précipité la décadence des Universités espagnoles.

Dès la fin du dix-septième siècle, cette décadence est complète.

Le nombre des étudiants a prodigieusement diminué. Salamanque en
comptait, en 1566, sept mille huit cents; en 1620, elle en avait
encore quatre mille. En 1700, elle n'en a plus que deux mille, et vers
le milieu du dix-huitième siècle, il n'en restera guère plus de quinze
cents. On peut juger par là de la déchéance des autres Écoles qui,
elles, ne sont pas soutenues par les souvenirs d'un long passé de
gloire.

L'enseignement, déjà fort espacé, est coupé par des congés de plus en
plus nombreux. Dans certaines Universités, les cours vaquent une fois
de plus par semaine, «pour que les étudiants puissent se raser» (_día
de barba_).

D'ailleurs, quand les Écoles sont ouvertes, on n'y va que de temps à
autre; c'est à peine si l'on est plus régulier pendant les mois qui
précèdent les examens: pour obtenir les certificats d'assiduité qui
sont alors nécessaires, il suffit de faire attester par trois
camarades complaisants qu'on a suivi les cours en leur compagnie.

Aussi l'ignorance est-elle extrême. Déjà, au dix-septième siècle, l'on
connaissait des étudiants qui, «après quinze ans d'inscriptions, ne
savaient ni lire ni écrire[218]». Un siècle plus tard, il y en a bien
davantage.

  [218] Luján de Sayavedra, _Alfarache_, II, cap. VI.

On pourrait cependant citer quelques rares Collèges où l'on travaille
un peu; mais le seul exercice auquel on s'y livre est l'argumentation
ou dispute, exercice scolastique fait pour fausser le jugement plus
que pour aiguiser l'esprit et que les humanistes avaient jadis
violemment condamné. On le pratique exactement comme au Moyen-Age[219]
et on s'y intéresse encore parce qu'il stimule fortement
l'amour-propre et tourne même au jeu violent[220].

  [219] «On met son honneur à trouver des questions sur les
  propositions les plus simples. Sur ces seuls mots: _scribe mihi_,
  on posera une question de grammaire, de dialectique, de physique,
  de métaphysique. On ne laisse pas l'adversaire s'expliquer. S'il
  entre dans quelques développements, on lui crie: «Au fait! au
  fait! Réponds catégoriquement!» On ne s'inquiète pas de la
  vérité; on ne cherche qu'à défendre ce qu'on a une fois avancé.
  Est-on pressé trop vivement? on échappe à l'objection à force
  d'opiniâtreté; on nie insolemment; on abat aveuglément tous les
  obstacles en dépit de l'évidence. Aux objections les plus
  pressantes, qui poussent aux conséquences les plus absurdes, on
  se contente de répondre: «Je l'admets, car c'est la conséquence
  de ma thèse.» Pourvu qu'on se défende conséquemment, on passe
  pour un homme habile.

  «La dispute ne gâte pas moins le caractère que l'esprit. On crie à
  s'enrouer, on se prodigue les grossièretés, les injures, les
  menaces... Quelquefois la dispute dégénère en rixe et la rixe en
  combat...» (Luis Vives, _De causis Corr. Art._ (éd. Basil., I, p.
  345), résumé par Ch. Thurot, _De l'Organisation de l'enseignement
  dans l'Université de Paris au Moyen-Age_; Paris, 1850, p. 89.)

  [220] On peut trouver un exemple d'un tel jeu dans _El Bobo del
  Colegio_, de Lope de Vega, où deux étudiants, Gerardo et Riselo,
  argumentent l'un contre l'autre sur la question de savoir «si les
  corps célestes sont animés ou non».

Les professeurs ne sont guère plus instruits que leurs élèves.

Pour le grec, il y a longtemps qu'on en a abandonné presque
complètement l'étude. A l'époque de Lope de Vega, les ignorants se
vantaient volontiers de pouvoir le lire, «parce que, personne ne
l'entendant, on ne pouvait les prendre en flagrant délit de
mensonge[221]». Le même Lope nous raconte qu'un professeur de grec
d'Alcalá, originaire du Guipúzcoa, vit un jour entrer dans sa classe
une compagnie de gens de la Cour. Fort gêné par cette visite, il se
risqua à parler devant eux, non le grec, puisqu'il l'ignorait, mais le
basque que ces cavaliers ne devaient pas connaître davantage. Il fut,
en effet, si peu compris, qu'on allait lui faire un renom
d'helléniste, quand le secrétaire d'un des seigneurs, qui était, par
malheur, des Provinces, révéla la supercherie[222]. Au dix-huitième
siècle, les professeurs de grec n'auraient peut-être pas eu autant de
présence d'esprit, mais ils ne savaient pas mieux leur langue.

  [221] Lope de Vega, _Pobreza no es vileza_ (_Comed._ IV, 248.)

  [222] _El Verdadero Amante_, dédicace.

L'on enseigne encore le latin parce que les étudiants ecclésiastiques
ne peuvent pas s'en passer: mais c'est un latin barbare qui convient
tout au plus aux disputes et controverses. Il n'y a presque plus de
cours de philosophie. Il n'y a plus de cours de droit civil ni de
droit canon[223], du moins de cours régulier et sérieux.

  [223] Pérez Bayer, _Memorial por la libertad de la literatura
  española.--Diario histórico_. (Ms. de la _Biblioteca Nacional_ de
  Madrid.)

Les dominicains, bénédictins, jésuites et franciscains, qui occupent
régulièrement les chaires attribuées aux diverses écoles théologiques,
sont presque seuls à représenter l'enseignement littéraire[224].

  [224] _Ibid._

Quant à l'enseignement scientifique, il est plus pitoyable encore. Les
cours de médecine, que l'on suit toujours, puisqu'il faut bien qu'il y
ait des médecins, ne sont qu'une suite de définitions, de divisions,
d'aphorismes empruntés aux anciens, de recettes et de superstitions
ridicules, d'incertitudes et d'erreurs[225]. On ose à peine croire
à la circulation du sang et on est encore persuadé que «la nature
a horreur du vide». Salamanque reste pendant cent cinquante ans
sans pouvoir trouver un professeur capable d'enseigner les
mathématiques[226].

  [225] _Vida, Ascendencia, Crianza..... de el doctor Don Diego de
  Torres_; Salamanca, 1752, p. 141.

  [226] _Ibid._, p. 58.

Celui qu'elle rencontre à la fin est l'être le plus singulier du
monde. Comme, avant notre Rousseau, il a pris soin de livrer au public
ses _Confessions_, nous sommes très bien renseignés sur son éducation,
sur la nature de ses travaux, sur tous les incidents de sa carrière.
Comme d'ailleurs il passa dans toute l'Espagne pour un homme
supérieur, on peut voir par cet exemple comment on se préparait dans
ce temps-là aux hautes études et à quel prix l'on pouvait se faire une
réputation de savoir.

Né, à Salamanque même, d'une famille plus que modeste, nommé, par
charité, boursier d'un petit Collège, D. Diego de Torres se montre dès
l'abord l'écolier le plus paresseux et le plus rebelle. On lui
inculque péniblement, à grands coups de verges, les rudiments de la
grammaire. Il passe ensuite aux mains du maître de rhétorique. Ce
vénérable docteur n'avait que trois élèves: il employait l'année à
leur dicter mot pour mot un manuel rédigé en langue espagnole. Par
malheur il perd son livre, un beau matin, en se rendant aux Écoles.
Voilà le cours suspendu: les heures de classe ne se passent plus qu'en
conversations et en plaisanteries. Torres profite de l'occasion pour
interrompre tout travail et fréquenter les joyeuses compagnies. En
quelques mois, il devient aussi habile que le premier _pícaro_ venu à
escalader les murs, à forcer les serrures, à dévaliser les étalages et
à piller, les jours d'examens de licence, les tables préparées pour
les docteurs dans la chapelle de Santa Bárbara. Il se lie d'amitié
avec les toreros des faubourgs, apprend la danse et la mandoline et
oublie le peu qu'il savait.

Un jour, son caprice le pousse à quitter la maison paternelle et à
courir un peu le monde. Il s'en va jusque sur les frontières du
Portugal, couchant dans les granges ou à la belle étoile, recevant de
ci de là quelque aumône et soupant, d'autres fois, comme le brave Don
Sanche, «d'un air de guitare tout sec». Il sert pendant trois mois un
ermite, uniquement occupé à panser son âne et à entretenir la lampe
de la chapelle. De là il se rend à Coïmbre où il vit quelque temps en
donnant des leçons de danse et des consultations de médecine. Les
suites d'une affaire d'honneur l'obligent à quitter la ville: il
s'engage dans une compagnie de soldats portugais, reste treize mois au
service, puis déserte pour suivre une troupe de hardis compagnons qui
vont courir le taureau à Lisbonne.

Revenu enfin à Salamanque, le hasard fait tomber sous ses yeux
quelques traités relatifs à la magie et à la transmutation des métaux.
Il les lit avec passion et, trouvant enfin sa voie, il se promet de se
consacrer aux sciences. Pendant six mois, sans guide et sans
instruments, il étudie les mathématiques, l'astronomie et
l'astrologie. Après un si bel effort, sûr d'en savoir sur ces matières
plus qu'aucun de ses contemporains, il sollicite et il obtient de
l'Université l'autorisation de faire un cours public.

Il allait peut-être apprendre son métier quand la malice du sort
l'arrache à ses premiers travaux pour le jeter dans de nouvelles
aventures. On le voit tour à tour prisonnier à Salamanque à la suite
d'une bagarre, gueux à Madrid, associé d'un moine contrebandier,
exilé en France pour avoir voulu faire assassiner un prêtre, rendu à
son pays, puis exilé encore en Portugal. Une comtesse l'héberge
quelque temps pour lui faire guetter les apparitions qui troublent une
maison hantée.

Après bien d'autres incidents qui ne seraient pas déplacés dans la vie
d'un Lazarille ou d'un Guzman d'Alfarache, il regagne enfin les bords
du Tormès, confus de tant d'extravagances et résolu à se contenter
désormais des paisibles occupations de la vie universitaire. Toute
chaire lui semblant également bonne, à condition qu'elle ait son
traitement complet, il se tourne d'abord vers un enseignement auquel
sa vie précédente semblait l'avoir mal préparé: celui de la théologie
morale. Mais un peu plus tard, faisant réflexion que cet enseignement
est le plus encombré, et peu disposé à attendre dix ans une vacance,
il revient brusquement aux mathématiques, non pas par goût, ni en
souvenir de ses premiers essais, mais uniquement parce que depuis un
temps infini la chaire est inoccupée et qu'il n'aura pas de
compétiteur[227].

  [227] _Vida... de el Doctor D. Diego de Torres_, p. 78.

On organise pour lui un simulacre d'_Oposición_, on lui suscite un
concurrent ridicule qu'il écrase sans effort devant un jury d'ailleurs
incompétent; on lui décerne solennellement le titre convoité et,
respectueuse des traditions, la bonne ville de Salamanque célèbre
joyeusement cette facile victoire comme elle le faisait jadis pour des
succès plus glorieux.

On devine ce que put être l'enseignement d'un maître ainsi préparé.

Il occupa pourtant de son mieux les années qui lui restaient à vivre.
Quoique son travail fût un peu trop souvent interrompu par des voyages
à Madrid et des pèlerinages un peu longs, il rédigea fort
soigneusement ses Mémoires, aussi remarquables par l'abondance des
détails que par la variété des réflexions morales; il publia chaque
année un almanach où il marquait avec une grande exactitude les phases
de la lune et prédisait si heureusement les éclipses, les morts des
princes et les autres catastrophes publiques, qu'il fit connaître son
nom de toute l'Espagne et gagna, avec ces petits papiers, 40,000
ducats[228]; il composa un nombre respectable d'ouvrages instructifs
et divertissants: _Anatomie du Monde visible et du Monde invisible_;
_Voyage fantastique dans l'une et l'autre sphères_; _Visions et Songes
moraux_, écrits dans la manière de Quevedo; _Médecine physique et
morale_; _Traité des tremblements de terre et recettes domestiques_;
_Traité de la Pierre philosophale_; deux recueils de _Poésies
variées_: sonnets, épîtres, couplets, épigrammes, _sainetes_,
intermèdes et divertissements; trois recueils de biographies
édifiantes; une quantité de satires ou de pamphlets où se dépensa son
humeur batailleuse.

  [228] _Pronósticos de el Gran Piscator de Salamanca._

Non content d'avoir ainsi rempli quatorze gros volumes imprimés sur
deux colonnes[229], il se livra à d'autres occupations moins
intelligentes, sans doute, mais également absorbantes: il broda de ses
mains un tapis de trente pieds de long et de quinze pieds de large; un
panneau de dimensions à peu près pareilles; un frontal et une chasuble
destinés aux Pères Capucins; dix vestes; une couverture et quelques
autres morceaux[230]. Étant d'humeur allègre et sociable, il ne
manqua jamais ni une fête, ni une comédie, ni une course de
taureaux[231]; il accepta toutes les invitations et en rendit
quelques-unes. Le reste de son temps, il le consacra aux
mathématiques.

  [229] _Obras de el Doctor D. Diego de Torres Villaroel, de el
  Gremio y Claustro de la Universidad de Salamanca, y su
  Catedrático de Prima de Matemáticas_; Salamanca, 1752, 14 vol.
  in-8º.

  [230] _Vida... de el Doctor D. Diego de Torres_, p. 163.

  [231] _Ibid._, p. 124.

Si Torres n'était pas le mieux équilibré des professeurs de son temps,
il était encore un des plus intelligents. Il eut quelques élèves.
L'Université de Coïmbre voulut le disputer à celle de Salamanque. On
peut juger par le sérieux et la précision de ses études de la valeur
des autres enseignements.

Il s'est d'ailleurs chargé lui-même de nous représenter, avec sa
franchise un peu brutale, la vie intellectuelle d'une Université de
cette époque. Dans un de ses _Songes moraux_[232], il nous montre des
maîtres paresseux et ignorants, uniquement occupés à s'épier, à se
jalouser, à médire les uns des autres, à se disputer les chaires et
les prébendes[233]; des salles de cours vides ou occupées par des
bandes de mauvais garçons qui viennent y attendre le professeur pour
le huer, le siffler et l'empêcher de dicter la leçon[234]; des
cloîtres déserts où l'on ne voit passer que quelques robes de moines.
Et à ce tableau d'une Université qu'il ne nomme pas, mais qui ne peut
être que l'Université de Salamanque, il oppose une flatteuse peinture
du Collège Impérial des Jésuites, maison admirable «qui a rendu la
Cour plus chrétienne et moins inculte la nation», «séminaire glorieux
des sciences et des vertus».

  [232] Obras, t. II: _Sueños Morales (Visión y Visita undécima)_,
  p. 116 et sq.

  [233] _Ibid._, p. 120.

  [234] _Obras_, t. II: _Sueños Morales_, p. 121.

Les Universités étaient condamnées même par ceux qui vivaient d'elles.

       *       *       *       *       *

Au milieu du dix-huitième siècle, la situation de ces Universités est
à ce point déplorable qu'elle choque la vue des visiteurs les moins
prévenus.

L'un d'eux nous montre Alcalá devenu «un foyer de désordre et de
confusion»: «Tout le monde crie et personne ne s'entend[235].» Un
autre y a vu tondre des moutons dans une salle de cours[236]. A la
fin du dix-septième siècle, il y avait encore plus de seize cents
étudiants: en 1750, il n'y en a plus que mille; en 1880, il y en aura
à peine sept cents[237].

  [235] D. Antonio Ponz, _Viaje de España_, t. I (3e édit., Madrid,
  1787), p. 297. Ponz avait vu Alcalá en 1769.

  [236] Pérez-Bayer, Ms. de la _Biblioteca Nacional_ (1747).

  [237] Ce sont les chiffres donnés par Vicente de la Fuente,
  _Historia de las Universidades_, III, p. 199.

On ne trouve plus un seul Collège où le nombre des boursiers soit au
complet.

On s'aperçoit, en 1733, que le Collège de Léon ne renferme plus qu'un
étudiant, qui est à la fois Recteur et Collégial et constitue à lui
seul tout le Collège. Il n'y a plus également qu'un seul boursier dans
le Collège de Santa Justa y Santa Rufina. On se décide à les abriter
tous les deux sous le même toit.

Les petites Universités sont presque complètement désertées. Il a déjà
fallu réunir en une seule les six Universités de Catalogne. Le
Collège-Université d'Osma finit par ne plus compter que trois
boursiers, qui ne font rien: on leur promet que, s'ils veulent bien
s'en aller, on leur accordera à chacun un bénéfice; ils quittent alors
la maison, et on la ferme[238].

  [238] La Fuente, _Hist. de las Univ._, III, p. 299.

A Oñate, il n'y a plus, depuis longtemps, que quatre professeurs.
L'Université, qui peut rarement les payer, les nourrit, nous l'avons
vu, dans son Collège, avec l'argent qui aurait dû faire vivre des
étudiants. Mais la détresse est devenue si grande que, pour ménager
les rentes de l'établissement, on les renvoie, chaque année, passer
quatre mois dans leur famille.

Plus que jamais ces malheureuses Écoles trafiquent des diplômes et
vendent à des prix de plus en plus modestes les certificats de
scolarité. Malgré les dénonciations, malgré les protestations
indignées d'Alcalá et de Salamanque[239], elles continuent par
nécessité ce triste commerce, qui d'ailleurs ne les enrichit pas.

  [239] C'est surtout Sigüenza qui est désignée dans ces
  protestations. Mais les autres Universités _Silvestres_ et même
  Almagro et Ávila ne soutiennent pas autrement leur existence.

Grandes et petites, presque toutes les Universités d'Espagne donnent à
ce moment une impression de misère. Depuis bien des années déjà, en
même temps que la jeunesse se détournait de leurs _Aulas_, leurs
rentes diminuaient, subissant fatalement le contre-coup de
l'appauvrissement général du royaume. Pour subvenir aux frais de la
Guerre de Succession, Philippe V avait dû imposer aux moins
nécessiteuses d'assez lourdes contributions[240] et ce dernier coup
avait achevé de compromettre leur situation financière. Une
administration singulièrement négligente avait encore augmenté leurs
embarras. Au moment où nous sommes arrivés, elles souffrent de plus en
plus de cet état de gêne qui décourage les maîtres et paralyse les
dernières bonnes volontés.

  [240] L'Université de Salamanque versa en une fois mille doublons
  et préleva, en plus, une retenue sur le traitement de tous les
  maîtres.

       *       *       *       *       *

La vie intellectuelle des Écoles n'est ni moins réduite, ni moins
misérable.

L'expulsion des Jésuites, qui aura lieu en 1767, les délivrera d'une
concurrence redoutable sans réveiller leur activité. Les réformes
générales du 14 février 1769, du 6 septembre 1770, du 22 février 1771
tenteront inutilement de modifier l'organisation matérielle de ces
vieux corps, esclaves de la tradition, obstinément hostiles à toute
nouveauté, incapables de s'accommoder eux-mêmes aux nécessités du
temps présent: le remède arrivera trop tard[241].

  [241] Ferrer del Río, _Hist. del reinado de Carlos III_, t. III.
  p. 186 et sq.--G. Desdevises du Dézert, _Les Colegios Mayores et
  leur réforme en 1771_. _Revue hispanique_, t. VII, p. 223 et
  sq.--_L'Enseignement public en Espagne au dix-huitième siècle._
  _Revue d'Auvergne_, août 1901.

Désormais, tout ce qu'il y a en Espagne de pensée libre et de
curiosité intelligente se réfugie dans ces Académies qui, à
l'imitation des quatre Académies royales[242], se constituent, par
l'initiative privée, sur tous les points de la Péninsule[243].

  [242] Académie de la Langue (1714), Académie de Médecine (1734),
  Académie de l'Histoire (1738), Académie des Nobles Arts de San
  Fernando (1752).

  [243] Sans parler de toutes les Académies qui se fondent à Madrid
  (Académie de droit espagnol, Académie de jurisprudence théorique
  et pratique et de droit royal pragmatique, Académie de droit
  civil, canonique et national; Académie latine, etc...), l'on peut
  citer, parmi les Compagnies savantes qui se créent dans les
  provinces: l'_Academia de los desconfiados_, de Barcelone (1731),
  Académie géographique et historique de Valladolid (1746),
  Académie des Belles-Lettres et Société médicale de Séville,
  Académie de Jurisprudence et Société de Médecine pratique de
  Barcelone, Académie de Mathématiques et des Beaux-Arts, de
  Valladolid (1779); Académie de l'Histoire Nationale, de Jeréz,
  etc... (G. Desdevises du Dezert, _L'Enseignement public en
  Espagne au dix-huitième siècle_, p. 43).

Les antiques _Estudios_ sont encore debout: mais lentement la pensée y
meurt, l'âme se retire.

Un voyageur italien, qui parcourt l'Espagne un peu après 1750, le Père
Norberto Caimo[244], trouve «qu'il n'y a rien au monde de plus
pitoyable que l'Université de Sigüenza et que ses trois Collèges».
Personne n'y a entendu parler de Newton ni de Descartes. «J'ai
assisté, dit-il, à une thèse publique de médecine et d'anatomie. La
principale question qui y fut agitée fut de savoir «de quelle utilité
ou de quel préjudice serait à l'homme d'avoir un doigt de plus ou un
doigt de moins.»

  [244] _Lettere d'un Vago italiano ad un suo amico_; Pittburgo
  (Milano), 1759-1767, 4 vol. in-8º. Je cite la traduction abrégée
  du P. de Livoy, barnabite, publiée à Paris, 1772, 2 vol. in-12,
  sous ce titre: _Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755_.

Passe encore pour Sigüenza qui était depuis longtemps ridicule! Mais,
quand il arrive à Salamanque, le Père Caimo se désole de voir tombées
presque aussi bas ces Écoles vénérables.

Tandis qu'à ce moment, dans tout le reste de l'Europe, les sciences
progressent, que partout la raison fait effort pour s'affranchir, ici
l'enseignement recule, et dans ce mouvement de réaction, il remonte
bien en arrière du quinzième siècle. Il se limite plus que jamais aux
subtilités et aux arguties de la philosophie scolastique, vide de
sens, purement formelle.

Comme dans les Universités du Moyen-Age, l'activité intellectuelle ne
s'emploie plus que dans la dialectique; la logique est redevenue
l'_art_ par excellence. On voit encore dans les couvents quelques
étudiants laborieux; mais ils ne savent qu'une chose: «définir,
diviser, distinguer et faire des syllogismes sur la substance et sur
les accidents, sur ce qui est univoque, équivoque ou analogue, sur la
transmutabilité, la composibilité, la résolubilité[245].»

  [245] _Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755_, t. II, p. 105 et
  sq.

C'est surtout sur des questions de dévotion ou sur des points
d'histoire sacrée que s'exerce cette puérile sophistique.

Le P. Caimo assiste à une thèse publique de théologie. «Pour vous
donner une idée de la manière d'argumenter et de la force avec
laquelle on le fait, je vous dirai seulement qu'on sent l'air
s'agiter, les murailles trembler et tous les meubles frémir au bruit
des tonnerres redoublés d'une multitude intarissable d'_Ergo_, dont
les décharges se suivent sans interruption.» Et quelle est la
proposition hardie qui se discute avec tant de violence? Il s'agit de
Nuestra Señora de Raíces, Notre-Dame-des-Racines, une des nombreuses
Vierges que les Espagnols ont honorées d'une dévotion particulière, et
il faut démontrer «si, oui ou non, cette Dame-des-Racines est
_enracinée_ dans le cœur de tous les hommes[246]».

  [246] Pour donner une idée de la naïveté d'un tel exercice, qui
  ne reposait en somme que sur un jeu de mots, le P. Caimo a pris
  soin de reproduire le programme de la soutenance qu'on
  distribuait à tous les arrivants. En voici le début:

    _Q. P. D.
    Utrum B. M. de Raíces
    Dicta sit in corde omnium radicata._

   _Radicavit B. Maria Virgo de Raíces et de Mercede in oppidulo
   Rayces dicto, sed radicavit postea in populo honorificato, in suo
   conventu de Mercede magnifice radicavit in primis, et radices misit
   inter suos mercenarios milites et filios in arena et littore
   maris..... (Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755_, t. II,
   p. 117 et sq.)

Un autre jour, le voyageur est invité à une cérémonie où l'on doit
donner le bonnet de docteur à un moine de l'ordre de Cîteaux: «Cette
cérémonie commença par une longue procession de religieux qui vinrent
à l'Université d'un air magistral, au son assez déplaisant d'un petit
tambour de la forme d'une marmite. Lorsqu'ils furent entrés dans la
salle..., le candidat débuta par un compliment en vers, dans lequel il
donna de l'encens à profusion à toute l'assemblée; après quoi il
récita une dissertation sur Nabuchodonosor, où il était question de
savoir s'il avait été véritablement changé en bête. Tout fut débité
dans le latin usité à Salamanque; à la vérité, je ne suis pas resté à
l'entendre jusqu'à la fin[247]...»

  [247] _Voyage d'Espagne fait en l'année 1755_, t. II, p. 105 et
  sq.

L'assistance, paraît-il, était assez nombreuse. Tous les maîtres
avaient pris place sur l'estrade, vêtus de leur costume de cérémonie,
avec leur bonnet frangé de soie, avec le camail rouge, vert, blanc ou
bleu. A la fin, le cortège se reforma derrière le même petit
tambourin. De tels débats devaient paraître encore plus misérables
dans ce cadre d'une solennité un peu enfantine où la tradition
essayait de faire revivre quelques apparences de grandeur.

L'Université ne pouvait plus sauver que des apparences.

Peu à peu s'éteignait l'ancien foyer de vie et de pensée. En attendant
l'heure d'un réveil alors bien lointain, comme ses rivales et ses
sœurs cadettes, la première École d'Espagne s'endormait doucement,
dans le silence de son cloître déserté, entre ces murs dorés qui
semblaient encore illuminés des reflets de l'ancienne gloire, à
l'ombre du vieux laurier qui avait été longtemps son emblème.



TABLE DES MATIÈRES


    PREMIÈRE PARTIE.

    La Vie d'une Université: Salamanque.

    CHAPITRE PREMIER.--Salamanque et son Université                  3

    CHAPITRE II.--Physionomie des Écoles                            16

    CHAPITRE III.--La vie des étudiants. Étudiants
    riches et étudiants pauvres. _Pupilos_,
    _camaristas_ et _capigorrones_                                  30

    CHAPITRE IV.--Les étudiants qui travaillent et
    les étudiants qui s'amusent                                     47

    CHAPITRE V.--Les écoliers mendiants ou chevaliers
    de la _Tuna_                                                    62

    CHAPITRE VI.--Épisodes de la vie universitaire:
    fêtes et congés, _oposiciones_ et
    _grados_                                                        72


    DEUXIÈME PARTIE.

    I.

    Origines et progrès des Universités
    espagnoles.

    CHAPITRE PREMIER.--Anciennes Universités et
    fondations nouvelles; multiplication des
    centres d'enseignement                                          97

    CHAPITRE II.--Une grande Université: Alcalá                    106

    CHAPITRE III.--Les petites Universités et les
    Universités «silvestres»                                       122

    CHAPITRE IV.--Le mouvement intellectuel en
    Espagne au commencement du seizième
    siècle: la Renaissance espagnole et les
    progrès de l'enseignement                                      138

    II.

    La Décadence.

    CHAPITRE PREMIER.--Causes de décadence: le
    despotisme des Rois et la tyrannie de
    l'Église                                                       161

    CHAPITRE II.--La concurrence de «la Compagnie»                 170

    CHAPITRE III.--Influence des Grands Collèges                   176

    CHAPITRE IV.--Luttes intérieures des Universités
    et désordres des étudiants                                     191

    CHAPITRE V.--Déclin rapide des Universités.
    L'enseignement universitaire au dix-septième
    et au dix-huitième siècles                                     199


    Toulouse, imp., ED. PRIVAT, rue des Tourneurs, 45.--632





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