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Title: Invasions des Sarrazins en France - et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, - pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère
Author: Reinaud, Joseph Toussaint
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Invasions des Sarrazins en France - et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, - pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère" ***


  Note de transcription:

  Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
  corrigées. Voir la note plus détaillée à la fin de ce livre.



  INVASIONS
  DES SARRAZINS
  EN FRANCE
  ET
  DE FRANCE EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET EN SUISSE.



  Ouvrage du même auteur se trouvant à la même librairie:

  _Monumens arabes, persans et turcs, du cabinet de M. le duc de Blacas
  et d'autres cabinets; considérés et décrits d'après leurs rapports
  avec les croyances, les moeurs et l'histoire des nations musulmanes._

  Paris, 1828, deux vol. in-8º, avec dix planches. Prix: 18 fr.


  IMPRIMERIE DE VEUVE DONDEY-DUPRÉ,
  Rue Saint-Louis, No 46, au Marais.



  INVASIONS
  DES SARRAZINS
  EN FRANCE
  ET
  DE FRANCE EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET DANS LA SUISSE,
  PENDANT LES 8e, 9e ET 10e SIÈCLES DE NOTRE ÈRE,
  D'APRÈS LES AUTEURS CHRÉTIENS ET MAHOMÉTANS,

  PAR M. REINAUD,
  MEMBRE DE L'INSTITUT (ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET
  BELLES-LETTRES), CONSERVATEUR-ADJOINT DES MANUSCRITS ORIENTAUX
  DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE, ETC.


  [Illustration]


  PARIS,
  A LA LIBRAIRIE ORIENTALE DE Ve DONDEY-DUPRÉ,
  Rue Vivienne, 2.


  1836.



  A
  Monsieur Raynouard,

  MEMBRE DE L'INSTITUT,

  L'ILLUSTRE ÉDITEUR DES POÉSIES DES TROUBADOURS, LE RESTAURATEUR
  DES MONUMENS DE LA LITTÉRATURE ROMANE.

  HOMMAGE DE SON CONFRÈRE.



INTRODUCTION.


Il fut un tems où la France était continuellement exposée aux attaques
et aux violences d'un peuple étranger; et ce peuple, qui déjà avait
subjugué l'Espagne et quelques autres contrées voisines, amenait
avec lui un nouveau langage, une nouvelle religion et de nouvelles
moeurs. Il s'agissait, pour la France et pour les pays de l'Europe
qui n'avaient pas encore subi le joug, de savoir s'ils conserveraient
tout ce que les hommes ont de plus cher: le culte, la patrie et les
institutions.

On s'était plus d'une fois demandé quel était le caractère de ces
attaques qui furent accompagnées de l'occupation d'une partie de notre
territoire, d'où elles venaient, quelles en furent les circonstances
et les vicissitudes. Les envahisseurs appartenaient-ils à une seule et
même nation, à la nation arabe? ou bien remarquait-on dans leurs rangs
des hommes de divers pays? Les envahisseurs, qui s'accordaient tous
dans le même but, professaient-ils la même religion? ou bien y avait-il
parmi eux des juifs, des idolâtres et même des chrétiens? Enfin, quels
furent les résultats d'invasions si souvent répétées, et en reste-t-il
encore des traces?

Une partie de ces questions avait déjà été plus d'une fois examinée;
mais personne, ce nous semble, n'avait essayé de les envisager toutes
et d'en tirer des conséquences générales[1]. Pour traiter un pareil
sujet dans toute son étendue, il était indispensable de réunir aux
témoignages des écrivains chrétiens occidentaux, ceux des écrivains
arabes; aux témoignages des peuples vaincus, ceux des peuples
vainqueurs.

  [1] Nous devons cependant faire mention du _Précis historique
  des guerres des Sarrazins dans les Gaules_; par M. B.... N. C.
  F., Paris, 1810; et de l'_Histoire générale du moyen-âge_; par M.
  Desmichels, Paris, 1831, t. II.

Depuis bien des années on avait remarqué l'insuffisance des récits des
écrivains de l'Europe chrétienne. L'époque des invasions des Sarrazins
en France se lie précisément aux tems les plus désastreux et les plus
obscurs de notre histoire. Lorsque ces invasions commencèrent, vers
l'an 712 de notre ère, la France était morcelée entre les Francs du
Nord, lesquels occupaient la Neustrie, l'Austrasie et la Bourgogne;
les Francs du Midi, qui étaient maîtres de l'Aquitaine, depuis la
Loire jusqu'aux Pyrénées, et les débris des Visigoths qui avaient
conservé une partie du Languedoc et de la Provence. Or, depuis
long-tems la faiblesse des souverains et l'ambition des grands avaient
mis le désordre dans le gouvernement et dans la société; une foule
d'intérêts divers partageaient les populations. Aussi, ne nous est-il
parvenu que des notions très-imparfaites sur cette partie de nos
annales. Avec Pepin et Charlemagne, à mesure que l'unité politique
se rétablit, l'horizon historique s'étend et s'éclaire d'une lumière
nouvelle; mais dès lors les Sarrazins sont repoussés loin de notre
territoire. Lorsqu'ensuite, sous les fils de Louis-le-Débonnaire et
leurs descendans, les Sarrazins se montrèrent de nouveau en-deçà de nos
frontières, l'anarchie et tous les maux qui en sont la suite avaient
encore fondu sur notre belle patrie. Aussi, l'horizon historique
recommença-t-il à se rembrunir, à tel point que la France, étant
alors devenue comme un vaste champ de pillage et de massacre, où les
Sarrazins, les Normands et les Hongrois s'étaient donné rendez-vous, on
a souvent de la peine à démêler ce qui fut l'ouvrage des uns et ce qui
fut l'ouvrage des autres.

Le récit des écrivains arabes sur des tems si éloignés, surtout pour ce
qui concerne les invasions des Sarrazins en France, n'est pas toujours
plus satisfaisant. Les auteurs arabes, ceux du moins dont les ouvrages
nous sont parvenus, ont écrit long-tems après les événemens. Sans doute
il y eut dès l'origine, parmi les conquérans, des hommes empressés de
transmettre à la postérité des faits si merveilleux, si honorables en
général pour la nation arabe. La bibliographie orientale fait mention
d'une histoire de Moussa, conquérant de l'Espagne, écrite par son
petit-fils[2], et d'un poème sur Tarec, rival de gloire de Moussa,
composé également deux générations après lui[3]. Mais le récit que ces
hommes laissèrent par écrit était sans doute bien imparfait, puisque
les auteurs postérieurs ont le plus souvent l'air de parler d'après des
traditions orales[4]. Il ne faut pas oublier que les Arabes, à cette
époque d'enthousiasme et de gloire, étaient presque uniquement occupés
de ce qui pouvait relever l'éclat de leur religion. La seule branche
de la littérature qui attirât leurs hommages était la poésie. Aussi,
la même disette de monumens se fait-elle sentir pour les exploits
et les succès des conquérans de la Syrie, de l'Égypte et du reste de
l'Ancien-Monde.

  [2] Casiri, _Bibliotheca arabico-hispana Escurialensis_, t. II, p.
  139.

  [3] _Ibid._, p. 36.

  [4] Nous ne disons rien de l'_Histoire des deux conquêtes de
  l'Espagne par les Mores, par Abulcacim-Tarif-Aben-Tarique, l'un
  de ceux qui y ont pris part_. Cet ouvrage est apocryphe, et il fut
  composé dans le seizième siècle, par Miguel de Luna, interprète de
  Philippe II.

Les récits historiques des Arabes, surtout en ce qui se rapporte à
notre sujet, sont postérieurs au neuvième siècle de notre ère, et
appartiennent par conséquent à une époque où le souvenir des événemens
était en partie effacé. Il y a d'ailleurs des séries considérables de
faits dont ils n'ont rien dit.

Les Arabes avaient bien des moyens de connaître l'intérieur de la
France et des contrées voisines. Ils en occupèrent long-tems une
partie; plus tard, les relations qu'ils entretinrent avec ces pays
furent presque continuelles. On verra, dans le cours de cet ouvrage,
qu'indépendamment des incursions à main armée qu'ils y faisaient, des
ambassadeurs se rendaient fréquemment d'une contrée à l'autre. On sait
d'ailleurs, par Massoudi, que vers l'an 939 de Jésus-Christ, un évêque
de Gironne, en Catalogne, appelé Godmar, ayant été envoyé en députation
auprès du khalife de Cordoue, Abd-alrahman III, composa, pour Hakam,
fils et héritier présomptif du prince, et connu par son zèle éclairé
pour tous les genres de lumières, une Histoire de France depuis Clovis
jusqu'à son tems[5]. La Catalogne, depuis Charlemagne, était sous la
domination française, et l'évêque de Gironne reconnaissait l'autorité
de Louis-d'Outremer; ainsi on peut croire que cette Histoire de France
était exacte. Massoudi déclare avoir vu un exemplaire de cet ouvrage
en Égypte; malheureusement il ne nous est connu que par le peu de mots
qu'il en dit.

  [5] Les noms de Godmar et de Gironne, ainsi que le passage entier
  sont altérés dans la plupart des exemplaires de Massoudi qui
  se trouvent à la bibliothèque Royale. Nous avons fait usage des
  divers manuscrits de la Bibliothèque, notamment d'un exemplaire
  ayant appartenu à feu M. Schulz, et acquis récemment. Voyez aussi
  Deguignes, _Mémoires de l'Académie des Inscriptions_, t. XLV, p.
  21; M. d'Ohsson, _Des Peuples du Caucase_; Paris, 1828, p. 123, et
  le recueil espagnol intitulé _Espana Sagrada_, t. XLIII, p. 126 et
  suiv.

Une cause qui dut rebuter les écrivains arabes eux-mêmes, ce fut la
multitude de noms d'hommes et de lieux qui se présentaient sous leur
plume, et qui étaient nouveaux pour leurs lecteurs. Les Arabes, en
écrivant, ne sont pas dans l'usage de marquer les voyelles; quelquefois
même, pour les lettres de l'alphabet qui se ressemblent, les copistes
omettent les points placés en-dessus ou en-dessous qui doivent servir
à les distinguer. Aussi un grand nombre des noms propres qui n'ont
pas d'analogue dans leur langue, sont-ils méconnaissables pour les
nationaux eux-mêmes.

A défaut d'autres témoignages, les monnaies frappées par les vainqueurs
auraient pu être de la plus grande utilité. On sait de quel secours, en
général, sont ces monumens pour fixer les noms d'hommes et de lieux,
ainsi que les dates. Mais jusqu'au dixième siècle, les Sarrazins
d'Espagne et de France ne connurent qu'un hôtel des monnaies, celui
de Cordoue; et les monnaies antérieures à cette époque, qui nous sont
parvenues, renferment seulement quelques passages de l'Alcoran, sans
nom de souverain ni de gouverneur de province.

On peut juger par là des nombreuses difficultés que présentent les
premiers tems de l'établissement des Sarrazins en Espagne, et à plus
forte raison de leur établissement en France. Il existe, au sujet de
l'occupation de l'Espagne par les Maures, un ouvrage espagnol publié
il y a quelques années et qui renferme des renseignemens précieux.
C'est l'_Histoire de la domination des Arabes en Espagne_ par Conde[6].
L'auteur a eu à sa disposition les manuscrits arabes de la bibliothèque
de l'Escurial et de quelques bibliothèques particulières d'Espagne;
et bien que certains écrits qui se trouvent à la Bibliothèque royale
de Paris lui soient restés inconnus, il a, en général, puisé à des
sources plus abondantes qu'il ne serait possible de le faire ailleurs.
Malheureusement Conde n'a pas eu le tems de mettre la dernière main
à son travail. Peut-être aussi manquait-il de la critique nécessaire
pour une tâche aussi difficile. On peut citer un autre ouvrage espagnol
que Conde paraît n'avoir pas connu, et qui lui aurait été fort utile.
C'est un recueil de lettres servant à éclaircir l'histoire de l'Espagne
sous les Arabes[7]. Cet ouvrage, publié à Madrid en 1796, est destiné
à combattre certains passages du douzième volume de l'_Histoire
d'Espagne_ de Masdeu. L'auteur laisse trop souvent percer l'envie qu'il
a de trouver en faute l'écrivain qu'il attaque. D'ailleurs une partie
des passages arabes qu'il allégue paraissent altérés. Néanmoins il fait
souvent preuve de beaucoup de sagacité; et les questions qu'il soulève
au sujet des différentes races dont se composaient les armées des
conquérans, des diverses religions qu'ils professaient, des déchiremens
qui furent la suite presque immédiate d'élémens aussi hétérogènes,
auraient mérité de fixer l'attention de Conde.

  [6] _Historia de la dominacion de los Arabes en Espana_; Madrid,
  1820, 3 vol. in-4º. Il a paru deux traductions françaises,
  libres et abrégées de cet ouvrage, l'une par M. Audiffret dans
  la _Continuation de l'art de vérifier les dates_; l'autre par M.
  de Marlès, et formant un livre à part. Une traduction complète de
  cet ouvrage avait été préparée par M. d'Avezac qui, à la parfaite
  connaissance de l'espagnol, joint celle de la géographie et de
  l'histoire de l'Espagne et de l'Afrique; mais cette traduction est
  restée inédite. Nous devons encore faire mention d'un ouvrage écrit
  en allemand; c'est le _Geschichte von Spanien_: par M. Lembke,
  Hambourg, 1831. Le premier volume, le seul qui ait paru, s'étend
  jusqu'en 822.

  [7] _Cartas para illustrar la historia de la Espana arabe_, 1 vol.
  in-4º; par Faustino Borbon, qui avait l'avantage de pouvoir puiser
  dans les manuscrits arabes de la bibliothèque de l'Escurial.

En nous livrant à ce travail, nous ne nous sommes pas dissimulé les
nombreux obstacles qui devaient ralentir notre marche; mais il nous
a semblé qu'il était possible d'ajouter à la masse des faits déjà
connus. Une autre circonstance nous a encouragé; c'est que, même pour
certaines expéditions des Sarrazins sur lesquelles il n'existe d'autres
ressources que les témoignages des écrivains chrétiens du pays, nous
avons cru pouvoir aller beaucoup plus loin que les Muratori, les dom
Bouquet et d'autres érudits non moins éminens.

Voici la marche que nous avons suivie. Au milieu des récits souvent
incohérens que l'histoire nous a conservés, nous avons tâché de démêler
les témoignages contemporains, ou du moins les témoignages les plus
rapprochés des événemens. Sous ce rapport, nous devons nous hâter
de dire que les récits des écrivains chrétiens de l'époque, quelque
défectueux qu'ils soient, nous ont paru, en général, dignes de beaucoup
de considération. Quand ces témoignages et ceux des Arabes s'accordent
ensemble, nous avons cru y reconnaître le caractère de la vérité; quand
ils ne s'accordent pas, nous les avons rapportés les uns et les autres,
en indiquant ce qui nous paraissait le plus probable. Nous avons
d'ailleurs, autant qu'il nous a été possible, puisé aux sources. Pour
les auteurs originaux que nous n'avons pu consulter, nous avons eu soin
d'en avertir; c'est ce qui nous est arrivé pour certains événemens que
Conde a fait connaître d'après les écrivains arabes. Sans doute, il eût
mieux valu pouvoir vérifier ces faits sur les originaux eux-mêmes, qui
doivent exister encore en Espagne. Mais Conde a négligé ordinairement
d'indiquer les ouvrages auxquels il faisait des emprunts[8].

  [8] Une partie des extraits originaux faits par Conde se trouvent
  aujourd'hui à Paris, et appartiennent à la Société Asiatique; mais
  nous n'avons dans ces extraits rien trouvé d'important pour notre
  objet.

A la fin de l'ouvrage, nous parlons des différens peuples qui, mêlés
aux Arabes, furent sur le point de soumettre toute l'Europe aux lois
de l'Alcoran. Pour le moment, il nous suffit de dire que nous avons
désigné ces peuples, tantôt par le nom générique de _Sarrazins_, mot
dont l'origine n'est pas bien connue, mais qui s'appliquait alors aux
nomades en général; tantôt par celui de _Maures_, parce que c'est
par l'Afrique que les Arabes s'introduisirent en Espagne, et que
beaucoup de guerriers africains se joignirent à eux. Nous avons eu soin
d'ailleurs de distinguer les invasions des Sarrazins de celles des
Normands, des Hongrois et des autres peuples barbares, qui, après la
mort de Charlemagne, fondirent de toutes parts sur les provinces de son
vaste empire, et s'en disputèrent les tristes lambeaux.

A l'époque où les Sarrazins traversaient la France, le fer et la
flamme à la main, et dévastaient le nord de l'Italie et la Suisse,
d'autres bandes, venues des mêmes contrées, régnaient en maîtres dans
la Sicile et la partie méridionale de l'Italie. Ces dernières invasions
se détachant tout-à-fait des premières, nous avons dû nous borner à
indiquer l'influence que des attaques, disséminées sur un si large
théâtre, exercèrent quelquefois les unes sur les autres.

Il existe dans les divers pays qui ont été occupés, plus ou moins
long-tems, par les Sarrazins, des traditions relatives à cette
occupation même. Ici, on montre l'emplacement d'une forteresse d'où ils
répandaient la terreur dans les campagnes voisines. Là, est le passage
d'une rivière où ils rançonnaient les habitans du pays. Dans cette
vallée est une grotte où ils avaient coutume d'enfermer leur butin. Sur
ces montagnes est une suite de tours du haut desquelles leurs bandes
formidables, au moyen de signaux particuliers, étaient dans l'usage
de concerter leurs mouvemens. Pour celles de ces traditions qui ne
reposent sur aucun monument contemporain, nous nous sommes cru dispensé
d'en parler. Nous citerons, comme exemple, l'opinion qui a cours au
sujet de Castel-Sarrazin, nom d'une ville située sur les bords de la
Garonne. Il n'est presque personne, surtout dans le midi de la France,
qui n'ait la conviction que cette place a été ainsi appelée parce
qu'elle servit jadis de position fortifiée aux Sarrazins; et cependant
cette dénomination n'est qu'une altération d'un nom jadis en usage dans
le pays[9].

  [9] Castel-Sarrazin dérive évidemment de _Castrum Cerrucium_, nom
  sur lequel on peut consulter le _Gallia Christiana_, t. I, p. 160,
  et l'_Histoire générale du Languedoc_, par dom Vaissette, t. I, p.
  544.

Nous avons également évité de nous appesantir sur certains épisodes,
au sujet desquels des écrivains postérieurs n'ont pas craint de donner
les détails les plus circonstanciés, et dont les auteurs contemporains
n'ont quelquefois pas dit un seul mot. Ces épisodes sont l'ouvrage
de quelques esprits amis du merveilleux, notamment des auteurs de
romans de chevalerie, ou bien ils reposent sur des opinions évidemment
erronées; il nous a semblé qu'il suffisait d'en indiquer l'objet et la
source.

A cette occasion nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots
de certains de ces épisodes, qui tiennent directement à notre sujet,
et qui, ayant servi de base à une partie des monumens de notre vieille
littérature, formèrent long-tems l'opinion générale de nos pères.

Les Sarrazins sont souvent appelés par les écrivains contemporains
du nom de _payens_, parce qu'on remarquait dans leurs rangs beaucoup
d'idolâtres, et parce que d'ailleurs, aux yeux du vulgaire ignorant,
les disciples de Mahomet rendaient au fondateur de leur religion un
culte divin. Plus tard, à l'époque des croisades, lorsque les restes du
paganisme furent éteints en Europe, les chrétiens d'Occident, n'ayant
plus d'ennemis à combattre que les musulmans, les mots _islamisme_ et
_paganisme_ devinrent synonymes; et on appela indifféremment du nom de
payens et de Sarrazins, non seulement les sectateurs de l'Alcoran, mais
encore les peuples idolâtres antérieurs à Mahomet, tels que les Francs
qui avaient envahi la France, avant Clovis, et même les Grecs et les
Romains. Un chapitre de la chronique de Guillaume de Nangis commence
ainsi: «Ci commencent les chroniques de tous les rois de France,
chrétiens et sarrazins[10].»

  [10] _Catalogus codicum bibliothecæ Bernensis_, par Sinner, t. II,
  p. 244.

Par une idée analogue, dans le roman français de _Parthenopeus_, dont
l'action est censée se passer sous Clovis, plusieurs chefs sarrazins
se trouvent en scène[11]. Il n'est pas étonnant d'après cela que, dans
plus d'un écrit du moyen-âge, les restes imposans de la domination
romaine à Orange, à Lyon, à Vienne en Dauphiné, portent le nom
d'_ouvrage sarrazin_. Il n'est pas étonnant non plus qu'à la fin le
nom sarrazin eût couvert tous les autres noms, et que les véritables
sources de notre histoire étant négligées, les longues guerres de
Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne contre les peuples de la
Germanie, eussent, pour ainsi dire, disparu sous les interminables
récits de leurs exploits, la plupart fabuleux, contre les disciples du
prophète des Arabes.

  [11] _Parthenopeus de Blois_, publié par M. Crapelet, Paris, 1834,
  2 vol. in-4º. Dans ce poème, t. II, p. 77, l'Espagne musulmane est
  dépeinte telle qu'elle fut à partir du onzième siècle, c'est-à-dire
  morcelée entre une foule de principautés. Ainsi ce poème ne remonte
  pas à une haute antiquité.

Ce ne fut pas la seule source d'erreurs: le grand nom de Charlemagne
avait fini par éclipser les noms de ses indignes successeurs, et même
ceux de son aïeul Charles-Martel et de son père Pepin. Plusieurs
auteurs de romans de chevalerie, et après eux, la plupart des
chroniqueurs, mirent sur le compte de ce prince les événemens les
plus importans qui l'avaient précédé ou suivi. C'est ainsi que la
prétendue chronique de l'archevêque Turpin[12] place sous le règne de
Charlemagne l'ensemble des invasions sarrazines en France, à partir
de Charles-Martel jusqu'au dixième siècle, et même le mouvement qui,
vers la fin du onzième siècle, précipita les guerriers de la France en
Espagne, pour secourir les chrétiens de la Péninsule, menacés à la fois
par les musulmans du pays et les populations armées de l'Afrique[13].
Il en est à peu près de même du _roman_ de Philomène[14], qui suppose
sous Charlemagne les Sarrazins maîtres de tout le midi de la France, à
peu près comme ils l'avaient été un moment sous Charles-Martel, et qui
fait honneur à Charlemagne de leur expulsion opérée long-tems avant
lui. Il n'est pas besoin d'ajouter que chacun de ces écrivains, en
déplaçant ainsi les événemens, a employé dans ses tableaux les couleurs
qui étaient propres à son tems.

  [12] _De vita Caroli Magni et Rolandi_, édition de M. Ciampi,
  Florence, 1822, in-8º. D'après les événemens auxquels il est fait
  allusion dans cette prétendue chronique, elle a nécessairement
  été écrite après l'an 1100. M. Ciampi, l'éditeur, qui connaissait
  imparfaitement les tems et les lieux, a méconnu beaucoup de noms
  propres.

  [13] Il s'agit du moment où les Maures d'Espagne, vivement pressés
  par les chrétiens de Tolède, appelèrent à leur secours Youssouf,
  fils de Taschefin, fondateur de la ville de Marok et de l'empire
  des Almoravides.

  [14] _Gesta Caroli Magni ad Carcassonam et Narbonam_, édition de
  M. Ciampi, Florence, 1823, in-8º. Le roman de Philomène, d'abord
  écrit en provençal, est d'une composition postérieure à celle de la
  chronique de Turpin.

D'un autre côté, des auteurs qui écrivaient au moment de la lutte de
nos rois avec leurs principaux vassaux, tout en plaçant arbitrairement
les événemens dont nous parlons sous les règnes de Pepin et de
Charlemagne, ont attribué l'honneur du triomphe aux aïeux vrais ou
supposés des seigneurs de qui ils dépendaient. C'est l'idée qui domine
dans le _poème de Guillaume au-court-nez_, ainsi appelé du nom de
Guillaume comte de Toulouse, qui en est le principal héros, et à qui
le poète attribue le mérite d'avoir chassé les Sarrazins de Nismes,
d'Orange et d'autres cités du midi de la France[15]. C'était une
manière de célébrer la part réelle que les guerriers de ces contrées
prirent plus tard, non seulement à l'entière expulsion des mahométans,
mais à la conquête successive de l'Espagne sous les Maures.

  [15] Le _Poème de Guillaume au-court-nez_ est en français, et se
  compose de près de quatre-vingt mille vers. On le trouve manuscrit
  à la Bibliothèque royale, fonds de Lavallière, no 23. Le poème au
  reste se divise en plusieurs branches ou parties.

On comprend à quel point ces récits, amplifiés dans la suite par les
poètes italiens, notamment par l'Arioste, durent égarer les esprits.
Voici une autre source de confusion. On sait que les Hongrois, dans
la première moitié du dixième siècle, quittant les bords du Danube
où était établie leur demeure, franchirent les barrières du Rhin, et
mirent presque toute la France à feu et à sang. Leurs brigandages,
par le vaste théâtre où ils s'exercèrent autant que par leurs effets
désastreux, rappelèrent l'invasion des Vandales, qui, cinq cents
ans auparavant, étaient partis des mêmes lieux et avaient, par
rapport à la France, suivi presque les mêmes chemins. Or, dans les
rangs des Hongrois, se trouvaient plusieurs tribus slaves appelées
Venèdes ou Wendes. Il paraît que les écrivains allemands et français,
particulièrement les poètes, voulant établir un rapprochement entre
les Hongrois et les Vandales, dont le nom désigne encore tout ce que la
barbarie peut enfanter de plus monstrueux, s'attachèrent de préférence
au mot _Wandes_, qu'ils écrivirent aussi _Vandres_ et _Vandales_,
et l'appliquèrent aux Hongrois. Jacques de Guise, écrivain belge du
quatorzième siècle[16], parlant des peuples qui, aux huitième, neuvième
et dixième siècles, couvrirent la France de ruines, dit que le mot
_Vandale_, dans les langues du Nord, est synonyme de _coureur_ et de
_vagabond_; et que, comme ces peuples, avant de se fixer dans un pays,
couraient d'une contrée à l'autre, on les avait tous compris sous cette
dénomination[17].

  [16] _Histoire de Hainaut_, en latin, publiée pour la première
  fois en entier avec une traduction française, par M. le marquis de
  Fortia d'Urban, Paris, 1826 et années suiv. 15 vol. in-8º.

  [17] Il est certain que, d'après le récit de Jacques de Guise,
  les Vandales étaient venus en France à travers le Rhin, et que
  cependant plusieurs faits rapportés par l'auteur appartiennent
  aux Normands. A la vérité, il raconte deux fois l'invasion des
  Vandales, une fois sous les règnes de Charles-Martel et de Pepin
  (voy. t. VIII, p. 263 et suiv.); et une autre fois, sous les
  règnes de Charles-le-Simple et de Louis d'Outremer (t. IX, p. 220
  et suiv.). La première fois, il sacrifie au goût des auteurs des
  romans de chevalerie; la seconde fois il est guidé par l'ordre réel
  des événemens. Du reste, sans vouloir garantir l'étymologie que
  Jacques de Guise donne du mot _vandale_, nous ferons observer que
  le verbe allemand _wandeln_ signifie _marcher_.

Jacques de Guise paraît surtout avoir fait des emprunts au _roman de
Garin le Loherain_, poème français composé vers le douzième siècle[18].
Dans le _roman de Garin_, l'invasion des Vandales est placée sous
Charles-Martel, et les héros du poème sont censés avoir fait plus
tard partie des paladins de Charlemagne[19]. Mais d'un côté, le poète
raconte le martyre de saint Nicaise, évêque de Rheims, et la mort de
saint Loup, évêque de Troyes, deux prélats qui vivaient au cinquième
siècle; d'un autre côté, les détails du poème appartiennent au dixième
siècle, et même aux siècles postérieurs. En effet, au moment où se
passe l'action, Paris obéissait à un duc particulier, et le roi de
France s'était retiré à Laon. Le pays situé entre la Champagne et
l'Alsace, et d'où le principal héros du poème a reçu son surnom de
_Loherain_, portait déjà le nom de _Lotharingia_ ou de Lorraine, mot
dérivé du nom de Lothaire, petit-fils de Charlemagne. De plus, il
existait des ducs particuliers de Metz et d'autres villes; ajoutez
à cela que, dans le poème, les Vandales sont quelquefois nommés
Hongres ou Hongrois. Enfin, les Sarrazins étaient alors maîtres de la
Maurienne, appelée aujourd'hui Savoie[20].

  [18] Le _Roman de Garin le Loherain_, publié pour la première fois
  par M. Paulin Paris; Paris, 1833. Il a été publié une _Analyse
  critique et littéraire_ de ce poème, par M. Leroux de Lincy; Paris,
  Techener, 1835, in-8º.

  [19] Comparez le _Roman de Garin_, t. I, p. 49 et suiv., et la
  chronique de Turpin, p. 26, 81 et 83.

  [20] Ces observations s'appliquent à un passage d'une vieille
  compilation française intitulée _La Fleur des histoires_, sur
  laquelle on peut consulter le catalogue des manuscrits de la
  bibliothèque de Berne, t. II, p. 189; ainsi qu'à un passage d'un
  poème français inédit, intitulé _Renard le contrefait_, dont M.
  Robert, conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, prépare
  la publication.

Maintenant, il se présente une question. Les Sarrazins furent-ils
entièrement étrangers aux invasions du peuple appelé du nom de
Vandales? et s'ils n'y furent pas étrangers, quelle est la part qu'on
doit leur attribuer? De cette question, dépend la fixation des limites
entre lesquelles les courses des Sarrazins eurent lieu. Plusieurs
passages de martyrologes et de légendes de saints, à la vérité,
d'une origine postérieure au huitième siècle, font mention, à ce même
siècle, d'églises détruites et de saints personnages mis à mort par
les Vandales. Or, sous les règnes de Charles-Martel, de Pepin et de
Charlemagne, les contrées situées entre le Rhin, les Pyrénées, les
Alpes et la mer, n'eurent à souffrir des incursions d'aucun autre
peuple étranger que les Sarrazins. D'un autre côté, les Vandales, dans
le _roman de Garin_, la chronique de Jacques de Guise et le _roman du
Renard le contrefait_, sont plus d'une fois appelés _Sarrazins_. Enfin,
les véritables Sarrazins, notamment les Sarrazins d'Afrique, sont
quelquefois appelés _Vandales_, sans doute par allusion aux Vandales
qui avaient été conduits en Afrique par Genseric[21].

  [21] Voyez la _vie de saint Nicolas_, publiée par M. Monmerqué dans
  la collection de la _Société des bibliophiles Français_. Paris,
  1834, p. 258.

La question fut examinée, il y a cent cinquante ans, par le P.
Lecointe, dans son histoire ecclésiastique de France[22]. Ce savant
oratorien n'hésita pas à voir des Sarrazins dans les Vandales, et
son opinion fut adoptée par dom Mabillon, le P. Pagi, dom Vaissette,
dom Bouquet, en un mot par les hommes les plus érudits. Mais, c'est
dans les derniers tems seulement, qu'on s'est occupé de mettre en
lumière les monumens de notre vieille littérature, où les invasions
des Vandales sont décrites avec le plus de détail et de suite. Ces
ouvrages supposent que les Vandales envahirent non seulement le midi
et le centre de la France, où les Sarrazins ont réellement pénétré,
mais encore les environs de Paris, la Lorraine, la Flandre et les
divers pays riverains du Rhin, qui n'ont jamais vu flotter l'étendard
du prophète. C'est le cas de dire que ce qui prouve trop, ne prouve
quelquefois rien.

  [22] _Annales ecclesiastici Francorum_, t. IV, p. 728 et suiv.

Nous le répétons: aucun des témoignages relatifs à l'invasion d'un
peuple vandale en France, au huitième siècle, n'est contemporain.
Tous ces témoignages sont postérieurs au dixième siècle. Là, où les
Vandales sont appelés Sarrazins, le mot _sarrazin_ ne peut-il pas
être synonyme de _payen_. Déjà, dom Mabillon[23] et dom Vaissette[24]
avaient remarqué que certains faits, relatifs aux prétendus Vandales du
huitième siècle, appartenaient à une autre époque[25].

  [23] _Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti_, sæc. III, part. II,
  p. 534, et _Annales benedictini_, t. II, p. 90.

  [24] _Histoire générale du Languedoc_, t. I, notes, p. 638 et suiv.

  [25] Voyez ci-après, p. 31; voyez aussi, au sujet de la prise de
  l'abbaye de Luxeuil par les Vandales, les _Mémoires historiques sur
  la ville de Poligny_, par Chevalier; Lons-le-Saulnier, 1767, t. I,
  p. 45 et 66.

En vain dira-t-on que ces faits ont été admis dans les grandes
chroniques de Saint-Denis, qui jouirent de la plus haute estime chez
nos pères. Les chroniques de Saint-Denis n'ont commencé à être mises
par écrit, que vers le milieu du douzième siècle; et pour les événemens
antérieurs, le rédacteur s'est borné à reproduire les récits qui
avaient cours de son tems. N'a-t-il pas également adopté les contes
absurdes de la chronique de Turpin?

Tout cela vient à l'appui de ce qu'on savait déjà. C'est que,
pendant long-tems, les véritables sources de notre histoire restèrent
délaissées, et que jusqu'au dix-septième siècle, c'est-à-dire jusqu'au
rétablissement des études historiques, le roman de Garin et les
ouvrages analogues furent presque les seules autorités consultées.
C'est là ce qui explique la confusion qui avait passé des romans dans
les chroniques, et des chroniques dans beaucoup de légendes de saints.

Maintenant, revenons à notre ouvrage. Il ne s'agit pas ici de ces
sujets qui ne forment qu'un objet de curiosité ou qui n'intéressent
que de petites localités. Pendant plus ou moins long-tems, une grande
partie de la France fut en proie aux funestes effets des invasions des
Sarrazins. Plus tard, ces effets se firent sentir en Savoie, en Piémont
et en Suisse; et les barbares occupèrent les lieux les mieux fortifiés
du centre de l'Europe, depuis le golfe de Saint-Tropès jusqu'au lac
de Constance, depuis le Rhône et le mont Jura jusqu'aux plaines du
Mont-Ferrat et de la Lombardie. Sans doute le souvenir des ravages
faits par les Sarrazins ne fut pas étranger aux guerres des croisades,
à ce mouvement général, qui précipita l'Europe chrétienne sur l'Asie
et l'Afrique, et qui mit pendant plusieurs siècles en présence
l'Évangile et l'Alcoran. D'ailleurs, dans toutes les contrées occupées
par les Sarrazins, et même au-delà, le nom sarrazin est resté présent
à tous les esprits, et il se mêle encore aux diverses traditions de
l'antiquité et du moyen-âge.

Les faits sont disposés dans un ordre chronologique. Si quelques
événemens ont échappé à nos recherches, il sera facile de les insérer
à leur place; s'il y en a qui ne soient pas présentés sous leur
véritable jour, on pourra leur restituer leur vrai caractère. A cet
égard, nous invoquons le zèle et les lumières des personnes que de si
grands événemens ne trouveront pas indifférentes, et qui, à portée des
lieux mêmes où les faits se passèrent, auront à leur disposition des
documens inconnus. L'écrit que nous publions, et qui, bien qu'assez
court, nous a coûté de longues recherches, peut être considéré comme
le cadre où viendront successivement prendre place les divers épisodes
du sujet que nous traitons. La longue distance qui nous sépare de ces
tems éloignés ne permet pas d'espérer qu'on parvienne à remplir toutes
les lacunes qui existent encore; mais sans doute il se présentera de
nouveaux faits. Dans tous les cas, si on jugeait que cet écrit a jeté
quelque lumière sur la partie la plus obscure et la plus difficile de
nos annales, nous nous croirons suffisamment dédommagé de toutes nos
peines.

L'ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première, il est parlé
des invasions des Sarrazins, venant surtout d'Espagne, à travers les
Pyrénées, jusqu'à leur expulsion de Narbonne et de tout le Languedoc
par Pepin-le-Bref, en 759. La deuxième partie est consacrée aux
invasions des Sarrazins venant par terre et par mer, jusqu'à leur
établissement sur les côtes de Provence, vers l'an 889. La troisième
fait voir comment les mahométans pénétrèrent par la Provence en
Dauphiné, en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Nous montrons,
dans la quatrième, quel fut le caractère général de ces invasions, et
quelles en furent les suites.



PREMIÈRE PARTIE.

PREMIÈRES INVASIONS DES SARRAZINS EN FRANCE JUSQU'A LEUR EXPULSION DE
NARBONNE ET DE TOUT LE LANGUEDOC, EN 759.


Un auteur arabe, racontant la conquête de l'Espagne par ses
compatriotes, rapporte d'abord ces paroles, qu'il place dans la bouche
de Mahomet: «Les royaumes du monde se sont présentés devant moi, et
mes yeux ont franchi la distance de l'Orient et de l'Occident. Tout
ce que j'ai vu fera partie de la domination de mon peuple[26].» On
put croire, en effet, que tout l'univers allait fléchir sous le joug
du prophète. En quelques années, la Mésopotamie, la Syrie, la Perse,
l'Égypte et l'Afrique jusqu'à l'Océan atlantique, furent soumises par
le glaive. D'une part, les guerriers arabes envahissaient l'Espagne,
et, s'avançant à travers la France, menaçaient de subjuguer le reste de
l'Europe; de l'autre, franchissant l'Oxus et l'Indus, ils semblaient ne
vouloir reconnaître d'autres bornes que celles que la nature elle-même
a données à la terre que nous habitons.

  [26] _Description géographique et historique de l'Espagne_, en
  arabe, par Maccary. Voyez les manuscrits arabes de la Bibliothèque
  royale, ancien fonds, no 704, fol. 61 verso. Cet ouvrage est
  une compilation en plusieurs volumes, rédigée au commencement du
  dix-septième siècle, mais où l'auteur met à contribution certains
  ouvrages qui ne nous sont point parvenus. Conde n'a pas eu cette
  compilation à sa disposition.

Le centre de cet immense empire était en Syrie, dans l'antique ville
de Damas. La souveraine puissance, tant pour le spirituel que pour le
temporel, se trouvait entre les mains des khalifes ommiades; celui qui
régnait alors se nommait Valid.

Les Arabes, en pénétrant dans l'Afrique, avaient rencontré dans
l'intérieur, particulièrement dans les chaînes du mont Atlas,
d'innombrables tribus nomades, appelées du nom général de Berbers. Ces
peuplades, qui avaient successivement défendu leur liberté contre les
Carthaginois et les Romains, professaient, les unes le judaïsme, les
autres le christianisme, quelques-unes le culte des idoles. La plupart
de ces peuplades parlaient une langue particulière appelée le berber,
qui subsiste encore. Mais quelques-unes faisaient usage d'un langage
qui se rapprochait de l'arabe, de l'hébreu et du phénicien[27], soit
que ces tribus fussent des restes des peuples du pays de Chanaan et
de la Phénicie qui, du tems de Josué et dans les tems postérieurs,
s'embarquèrent pour les parages d'Afrique[28], soit que, comme le
disent les plus savans d'entre les écrivains arabes, dans les premiers
siècles de notre ère, plusieurs tribus de l'Yémen ou Arabie Heureuse,
qui professaient le judaïsme, ayant été obligées de s'expatrier pour
échapper aux persécutions des Éthiopiens, alors maîtres de cette partie
de la presqu'île, se fussent réfugiées à travers les provinces romaines
dans ces régions éloignées[29]: quoi qu'il en soit, ces rapports de
langage ne contribuèrent pas peu à hâter les succès des Arabes; et,
bien que les Berbers continuassent en général à professer la religion
qu'ils avaient suivie jusque-là, ils furent d'un immense secours aux
vainqueurs pour les nouvelles conquêtes qu'ils étaient sur le point
d'entreprendre. En effet, les uns et les autres étaient habitués à la
vie nomade, à une vie dure et sauvage, qui se prêtait admirablement à
une guerre d'enthousiasme et de triomphes.

  [27] _Nouveau Journal Asiatique_, extrait des Prolégomènes
  d'Ibn-Khaldoun, par M. Schultz, t. II, p. 117 et suiv.

  [28] Procope, _Histoire de la guerre des Vandales_, liv. II, ch. 10;
  et M. Dureau de Lamalle, _Recherches sur l'histoire de la partie de
  l'Afrique septentrionale, connue sous le nom de régence d'Alger_,
  par une commission de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres;
  Paris, 1835, t. I, p. 114 et suiv.

  [29] Voy. les témoignages mentionnés par Ibn-Khaldoun, dans l'extrait
  déjà cité, p. 127, 132 et 141, bien qu'Ibn-Khaldoun lui-même ne
  partage pas cette opinion. Voy. aussi l'article _berber_ de
  l'_Encyclopédie Pittoresque_, par M. d'Avezac.

Dès que la puissance des vainqueurs en Afrique commença à être
affermie, ils songèrent à traverser le petit détroit qui sépare cette
partie du monde de l'Europe. On était alors dans l'année 710. Celui
qui gouvernait l'Afrique au nom du khalife s'appelait Moussa, fils de
Nossayr. Né dans les dernières années du règne du khalife Omar, Moussa
avait pour ainsi dire sucé avec le lait les idées de prosélytisme et
de guerre qui caractérisaient l'islamisme. Il était alors âgé de près
de quatre-vingts ans; mais il avait encore toute l'ardeur d'un jeune
guerrier. Quant à l'Espagne, elle était au pouvoir des Goths, et le
prince qui régnait s'appelait Rodéric. La monarchie des Goths, qui
comprenait dans ses limites le Roussillon et une partie du Languedoc
et de la Provence, renfermait des villes florissantes, des armées
nombreuses. Mais l'esprit de faction s'était emparé de chacun, et la
corruption générale avait énervé les courages. Il était facile de voir
qu'un royaume, en apparence très-puissant, succomberait devant un petit
nombre d'enthousiastes et de sectaires, excités par la soif du butin et
qui se croyaient envoyés de Dieu même.

Moussa fit faire une première tentative par quelques Berbers, qui,
débarquant au lieu où fut bâti plus tard Tharifa[30], parcoururent
les côtes de l'Andalousie, enlevant les troupeaux et pillant les
villes ouvertes. Comme les Berbers ne rencontrèrent pas de résistance,
Moussa, l'année suivante (711), fit partir une nouvelle expédition
beaucoup plus nombreuse. Celle-ci, composée de douze mille hommes,
presque tous Berbers, était commandée par son affranchi Tharec, fils
de Zyad, le même qui donna son nom au rocher de Gibraltar, près
duquel il débarqua[31]. Pour les musulmans pieux, la guerre qu'on
allait entreprendre devait accroître le nombre des fidèles, et ils
s'assuraient à eux-mêmes le paradis; pour ceux qui ne visaient qu'à la
gloire, aux richesses ou aux plaisirs, ils entraient dans un pays riche
et fertile, où ils trouveraient tout ce qui excite ordinairement les
désirs des hommes.

  [30] Ce lieu fut ainsi appelé parce que le détachement des Berbers
  avait pour chef Tharif.

  [31] _Gibraltar_ est l'altération de _Gibel-Tharec_ ou montagne
  de Tharec. C'est par erreur que Conde n'a fait qu'un personnage de
  Tharif et de Tharec. Voy. Novayry, man. arab. de la Biblioth. roy.,
  anc. fonds, no 702, fol. 9.

La petite armée de Tharec suffit pour renverser l'armée des Goths. Le
roi fut vaincu, et sa tête envoyée comme trophée à la cour de Damas.
En moins d'un an, Tharec s'empara de Cordoue, de Malaga et de Tolède.
Un écrivain arabe rapporte que, pour inspirer plus de terreur, il
avait fait tuer quelques-uns de ses captifs, et après les avoir fait
cuire, les avait donnés à manger à ses soldats[32]. Une des principales
causes de ces succès sans exemple, ce fut l'appui que les vainqueurs
trouvèrent dans les juifs, alors très-nombreux en Espagne. Les juifs
étaient impatiens de se venger des vexations auxquelles ils étaient en
butte de la part des chrétiens, et d'ailleurs ils voyaient des frères
dans une partie des conquérans.

  [32] _Histoire de la Conquête de l'Espagne par les Musulmans_,
  par Ibn-Alcouthya; manuscrits arabes de la Biblioth. roy., anc.
  fonds, no 706, fol. 4. Ibn-Alcouthya écrivait dans la dernière
  moitié du dixième siècle de notre ère. Son nom signifie _fils de la
  Gothe_, et il fut ainsi appelé parce qu'il descendait des anciens
  maîtres de l'Espagne. On trouve dans le même volume une chronique
  des premiers siècles de la domination des Maures en Espagne, par
  un écrivain de la même époque qui cite quelquefois pour garant le
  témoignage des anciens du pays.

A la nouvelle de progrès si glorieux, Moussa éprouva le désir d'en
partager l'honneur. Il accourut du fond de l'Afrique avec une autre
armée composée d'Arabes et de Berbers, comptant d'autant plus sur le
succès, qu'on remarquait dans ses rangs un des compagnons du prophète,
âgé de près de cent ans, et plusieurs enfans des compagnons de Mahomet.
Moussa porta ses pas d'un autre côté que son lieutenant, et subjugua
successivement Mérida, Saragosse et d'autres cités. Puis se disposant
à s'éloigner encore plus du centre de ses forces, il prit avec lui une
troupe d'élite armée à la légère. Les fantassins, du reste en petit
nombre, ne portaient que leurs armes. Les cavaliers, qui formaient la
meilleure portion de l'armée, et qui étaient montés en partie sur les
chevaux des vaincus, n'avaient avec leurs armes qu'un petit sac pour
les provisions et une écuelle en cuivre. Chaque escadron et chaque
bataillon reçut un nombre déterminé de mulets pour le transport des
bagages.

Suivant les auteurs arabes, Moussa porta ses courses jusqu'en France. A
Narbonne, il trouva dans une église sept statues équestres en argent;
et, à Carcassonne, l'église de Sainte-Marie offrit à son avidité sept
colonnes d'argent de grandeur colossale[33]. Les Arabes donnent à la
France le surnom de _grande terre_, désignant par là toute la contrée
située entre les Pyrénées, les Alpes, l'Océan, l'Elbe et l'empire
grec, vaste contrée, qui en effet répond à la France du tems de
Charles-Martel, de Pepin, et surtout de Charlemagne, et où, suivant la
remarque des auteurs arabes, il se parlait un grand nombre de langues.

  [33] Maccary, no 704, fol. 73 recto.

Ce qui étonnait le plus les chrétiens, c'était de voir leurs
ennemis presque partout en même tems. Quand un pays se soumettait
de lui-même, les vainqueurs respectaient les propriétés et le culte
établi. Seulement ils s'emparaient d'une partie des églises qu'ils
convertissaient en mosquées, et prenaient les richesses des églises,
les terres vacantes, et les biens dont les propriétaires s'étaient
expatriés: ils s'emparaient également des armes et des chevaux qui
leur étaient si utiles dans cette carrière de guerres et d'aventures
continuelles; enfin ils imposaient aux habitans un tribut qui variait
suivant les circonstances, et ils se faisaient donner des otages comme
un garant de fidélité. Pour les pays qui ne s'étaient soumis qu'à
la force, ils étaient exposés à toute la violence de la conquête, et
le tribut qui leur était imposé s'élevait au double des autres[34].
Quelquefois les vainqueurs jugeaient nécessaire de laisser une
garnison; et cette garnison se composait en partie de juifs espagnols
dont la haine pour les chrétiens était un gage assuré de dévouement.

  [34] Il sera parlé, dans la dernière partie, des impôts établis par
  les Sarrazins en France, et de leur système d'administration.

Les auteurs arabes ajoutent que le projet de Moussa était de s'en
retourner à Damas auprès du khalife son maître, à travers l'Allemagne,
le détroit de Constantinople et l'Asie-Mineure, menaçant de ne faire
de la mer Méditerranée qu'un grand lac qui aurait servi de voie de
communication aux diverses provinces de cet immense empire[35].

  [35] Maccary, no 704, fol. 62 verso et 73 recto.

Quant aux auteurs chrétiens, ils ne font aucune mention de l'entrée
de Moussa en France, et il est probable que cette invasion se borna
à quelques légères incursions. Mais il est certain que la chrétienté
courait en ce moment le plus grand danger, et l'on frémit à l'idée de
ce qui aurait pu arriver, si la discorde ne s'était mise de bonne heure
parmi les vainqueurs.

Moussa, dès l'origine de la conquête de l'Espagne, avait vu avec un vif
sentiment de jalousie la gloire dont se couvrait son lieutenant Tharec.
D'ailleurs il aurait voulu s'approprier la meilleure partie du butin,
se réservant de satisfaire, par le don de quelques objets précieux,
au précepte de l'Alcoran qui attribue au souverain le cinquième des
richesses prises sur l'ennemi. Tharec, au contraire, qui désirait
exécuter le précepte dans toute sa rigueur, mettait fidèlement le
cinquième du butin à part, et distribuait le reste aux soldats. La
querelle en vint au point que le khalife crut devoir appeler les deux
rivaux devant son tribunal.

La conquête de l'Espagne et d'une partie du Languedoc s'était faite
en moins de deux ans. Moussa choisit pour le remplacer dans les pays
subjugués son fils Abd-alazyz, qui fixa sa résidence à Séville, et
il le mit sous la surveillance d'un autre de ses fils, à qui il avait
donné le gouvernement de l'Afrique. Celui-ci résidait à Cayroan, ville
située à quelques journées de Tunis, dans l'intérieur des terres.

Comme Moussa n'avait pas à sa disposition de flotte qui pût le conduire
en Syrie, il prit la voie de terre. Traversant le détroit de Gibraltar,
il longea la côte d'Afrique jusqu'en Egypte. Il était suivi des
otages, au nombre de trente mille, qu'il s'était fait livrer par les
peuples vaincus. Parmi ces otages, on remarquait quatre cents personnes
choisies dans les familles les plus illustres, et qui, au rapport des
auteurs arabes, avaient le droit de porter une ceinture et une couronne
d'or. Quant au butin, il était immense. Une partie était portée sur des
chars, une autre à dos d'animaux[36].

  [36] Maccary, no 704, fol. 63 recto.--Ibn-Alcouthya, fol. 4 verso.

Le débat entre Moussa et son lieutenant n'était pas encore réglé,
lorsque le khalife Valid mourut. On était alors en 715. Soliman, frère
et successeur de Valid, qui s'était laissé prévenir contre Moussa,
accueillit fort mal le vieux guerrier; et non content de le soumettre
à une amende très-forte pour laquelle le vainqueur de l'Espagne fut
obligé de recourir à la générosité de ses amis, il déclara une guerre
implacable à ses enfans. Abd-alazyz, gouverneur de l'Espagne, après
s'être distingué par sa bravoure, se faisait chérir par sa justice
et sa douceur envers les vaincus. Mais Abd-alazyz, à l'exemple de
plusieurs d'entre ses compagnons, s'était empressé d'épouser une femme
du pays. Celle dont il fit choix était la veuve même de Roderic. Ses
égards pour son épouse et le soin qu'il avait de ménager les peuples
confiés à sa garde, fournirent à ses ennemis un prétexte pour l'accuser
d'aspirer au trône. Il fut mis à mort, et sa tête ayant été envoyée
dans du camphre à Damas, le khalife ne craignit pas de la montrer à
Moussa, que tant d'ingratitude n'avait pas encore fait renoncer à ses
projets d'ambition. A ce spectacle, le père, saisi d'horreur, maudit le
jour où il avait sacrifié son repos et son sang pour des maîtres aussi
barbares, et alla mourir dans son pays, aux environs de Médine. Quant à
Tharec, il finit ses jours dans l'obscurité.

Ces événemens jetèrent quelque trouble parmi les conquérans, et leurs
progrès durent s'en ressentir. D'ailleurs l'attention du khalife et des
Sarrazins d'Asie et d'Afrique était alors portée vers Constantinople,
qui était assiégée par une armée de cent vingt mille guerriers et une
flotte de dix-huit cent voiles, venue des ports de Syrie et d'Egypte.
Cependant les auteurs arabes[37] font mention de quelques nouvelles
incursions faites en Languedoc sous le gouvernement d'Alhaor, en 718.
Les vainqueurs, d'après leur récit, s'avancèrent jusqu'à Nîmes sans
rencontrer d'obstacle, et repassèrent les Pyrénées emmenant captifs un
grand nombre de femmes et d'enfans. L'usage était alors dans les armées
chrétiennes et mahométanes, et c'est encore l'usage des mahométans
de nos jours, que chaque guerrier eût sa part des objets pris sur
l'ennemi; et les captifs, par la facilité que les vainqueurs avaient
de les employer à leur usage personnel ou de les vendre, formaient en
général la portion la plus précieuse du butin.

  [37] Ils sont suivis en cela par Isidore, évêque de Beja, écrivain
  contemporain, et par Roderic Ximenès, archevêque de Tolède. Le
  récit d'Isidore, tel qu'on le lit dans les éditions ordinaires,
  étant déparé par un grand nombre de fautes, nous le citerons
  d'après le fragment revu sur plusieurs manuscrits, et inséré dans
  les _cartas para illustrar la Historia de la Espana arabe_, p. XX
  et suiv. Quant à Roderic Ximenès, qui écrivait dans le treizième
  siècle, principalement d'après les auteurs arabes, sa relation se
  trouve à la suite de la chronique arabe d'Elmacin, publiée en arabe
  et en latin, par Erpenius, Leyde, 1625, in-fo.

Les provinces méridionales de la France se trouvaient hors d'état
d'opposer une résistance efficace. On était au tems des _rois
fainéants_; le Languedoc, appelé _Gothie_, à cause du long séjour
des Goths, et _Septimanie_ à cause de ses sept principales villes,
Narbonne, Nîmes, Agde, Béziers, Lodève, Carcassonne et Maguelone,
se trouvait en partie dans la limite des pays échus à Eudes, duc
d'Aquitaine. Mais Eudes, qui se glorifiait d'être issu du sang
de Clovis, et qui par conséquent était parent des princes du nord
de la France[38], voyait avec ombrage l'ascendant que les maires
du palais prenaient dans cette partie de l'empire; et toute sa
politique consistait à empêcher ces ministres ambitieux de supplanter
leurs maîtres. De leur côté, les maires du palais ne songeaient
qu'à accroître leur autorité; et d'ailleurs occupés à maintenir la
domination des Francs qui s'étendait alors fort loin en Allemagne, ils
voyaient avec quelque indifférence les progrès des Sarrazins dans le
midi.

  [38] Nous suivons ici l'opinion que le savant don Vaissette a émise
  dans son _Histoire générale du Languedoc_, et qui a été adoptée par
  les auteurs de l'_Art de vérifier les Dates_.

Au milieu de ces circonstances, le Languedoc et la Provence, jusque-là
au pouvoir des Goths, se trouvaient pour ainsi dire abandonnés à
eux-mêmes. La masse de la population, issue des anciens Gaulois et
des colons romains, portait encore le nom des antiques maîtres du
monde; mais la classe dominante appartenait aux Goths. Les deux races
conservaient entre elles une ligne de démarcation, et avaient chacune
leurs lois et leurs usages. Il s'était même formé divers partis qui
voulaient s'arroger toute l'autorité.

Ce qui défendait le mieux le midi de la France, c'était le désordre
qui n'avait pas tardé à se mettre parmi les vainqueurs. On a vu que
le gouvernement de l'Espagne relevait du gouvernement de l'Afrique,
lequel relevait à son tour du khalifat de Damas. Il était impossible
qu'une autorité ainsi partagée, et dont le siége se trouvait dans
plusieurs contrées à la fois, maintînt dans le devoir des hommes élevés
au milieu du tumulte des armes. La division éclata entre les différens
peuples qui avaient pris part à la conquête, entre les Arabes et les
Berbers, entre les musulmans et ceux qui ne l'étaient pas. Comme les
terres enlevées aux chrétiens avaient été la proie de quelques hommes
puissans, les guerriers se plaignirent de n'avoir pas été récompensés
dignement de leurs services, et se portèrent plus d'une fois à des
violences sanglantes.

Une autre circonstance fort heureuse pour la France, ce fut la
résistance que quelques chrétiens d'Espagne commencèrent dès lors
à opposer aux oppresseurs de leur patrie. Une poignée de guerriers,
fidèles à leur culte et à leur pays, se réfugièrent dans les montagnes
des Asturies, de la Galice et de la Navarre, et là, sous la conduite
de Pélage, entreprirent une lutte qui ne devait finir qu'à l'entière
expulsion des disciples du prophète[39].

  [39] Les efforts que les chrétiens firent de bonne heure dans
  les montagnes du nord de l'Espagne, pour se soustraire au joug,
  sont mentionnés par les auteurs arabes, comme ils le sont par les
  chrétiens. C'est donc à tort que Conde n'a pas jugé convenable
  d'en parler, d'autant plus que son silence a donné lieu à quelques
  personnes de croire que ce récit était sans fondement.

Le nouveau khalife de Damas, Omar, fils d'Abd-alazyz, s'étant fait
instruire de l'état des choses, choisit, pour remédier à ces maux,
Alsamah, qui s'était fait remarquer en Espagne par son zèle et ses
talens. Alsamah, également célèbre comme administrateur et comme
guerrier, était chargé de rétablir l'ordre dans les finances et de
donner satisfaction aux troupes. En effet, des terres considérables,
provenant des dernières conquêtes, leur furent distribuées, et le reste
des biens fut confié à des hommes intègres qui devaient en verser le
revenu dans le trésor public. Alsamah avait de plus ordre de faire un
recensement exact des pays subjugués, et d'en indiquer la population
respective et les ressources[40].

  [40] Voici en quels termes s'exprime Isidore de Beja, écrivain
  contemporain, p. L: «Zama ulteriorem vel citeriorem Hiberiam
  proprio stylo ad vectigalia inferenda describit. Prædia et
  manualia, vel quidquid illud est quod olim prædabiliter indivisum
  redemptabat in Hispaniâ gens omnis arabica, sorte sociis dividendo
  (partem reliquit militibus dividendam), partent ex omni re mobili
  et immobili fisco associat.» Le passage correspondant de Roderic
  Ximenès est ainsi conçu: «Zama proprio stylo descripsit vectigalia
  Hispanorum; et quod prius indivisum ab Arabibus habebatur, ipse
  partem reliquit militibus dividendam, partem fisco de mobilibus
  et immobilibus assignavit, et Galliam narbonensem divisione simili
  ordinavit.» Roderic Ximenès, _Historia Arabum_, p. 10. Voy. aussi
  Conde, p. 70 et 75. Conde attribue au successeur d'Alsamah ce qui
  est dit d'Alsamah lui-même. Nous avons déjà dit qu'il sera question
  dans la suite des impôts établis par les Sarrazins en Espagne et en
  France.

Le khalife, qui était très-pieux, et qui s'effrayait du grand nombre de
personnes restées fidèles à leur ancienne religion, aurait voulu qu'on
forçât tous les chrétiens de l'Espagne et de la Septimanie à quitter
leur patrie, et à venir dans le centre de l'empire, où leur présence
n'inspirerait pas les mêmes craintes. Alsamah rassura le prince, en
disant que le nombre des nouveaux musulmans s'accroissait chaque jour,
et que bientôt l'Espagne ne reconnaîtrait plus d'autres lois que celle
de Mahomet. Les auteurs arabes, de qui nous empruntons ce récit, et qui
écrivaient à une époque où les chrétiens, descendus de leurs montagnes,
avaient commencé à se répandre dans les provinces méridionales de
l'Espagne, déplorent la faiblesse d'Alsamah, et regrettent que la
pensée du khalife n'eût pas été mise à exécution[41].

  [41] Ibn-Alcouthya, fol. 5 verso, et 59 verso.--Maccary, no 705
  fol. 3 verso.

Enfin Alsamah avait ordre de ranimer parmi les guerriers le zèle contre
les chrétiens un peu refroidi, depuis que tant d'ambitions étaient
parvenues à se satisfaire. Il devait présenter la guerre sacrée comme
l'action la plus agréable à Dieu, comme la source de toutes les faveurs
célestes en cette vie et en l'autre.

Dès que l'ordre eut été rétabli, Alsamah résolut de signaler son ardeur
par quelque exploit éclatant. Il aurait pu tourner ses efforts contre
les chrétiens retranchés dans les montagnes du nord de l'Espagne, et
les accabler avant qu'ils eussent le tems de s'y fortifier; il préféra
se porter en France, se flattant d'exécuter ce que n'avait pu accomplir
Moussa. On était alors en 721, sous le règne du khalife Yezyd: onze
ans s'étaient écoulés depuis la première entrée des Arabes en Espagne.
C'est à ce moment que les chroniqueurs français commencent à parler
des bandes sarrazines et de leur chef, qu'ils appellent Zama. D'après
leur récit, les Sarrazins venaient accompagnés de leurs femmes et de
leurs enfans, dans l'intention d'occuper le pays. En effet, il arrivait
continuellement en Espagne des familles pauvres d'Arabie, de Syrie,
d'Égypte et d'Afrique, et les chefs comptaient sur les conquêtes
futures pour satisfaire des besoins si nombreux[42].

  [42] Comparez la chronique de l'abbaye de Moissac, dans le recueil
  des _Historiens des Gaules_, par dom Bouquet, t. II, pag. 654;
  Paul Diacre, _De Gestis Langobardorum_, dans le recueil de
  Muratori, intitulé: _Rerum italicarum Scriptores_, t. I, part. 1re,
  pag. 505.

Alsamah, à l'exemple de ses prédécesseurs, s'avança dans le Languedoc,
et forma le siége de Narbonne, qui sans doute avait été fortifiée
dans l'intervalle. La ville ayant été obligée d'ouvrir ses portes, les
hommes furent passés au fil de l'épée, les femmes et les enfans emmenés
en esclavage. Narbonne, par sa situation près de la mer et au milieu
de marais, offrait un accès facile aux navires qui venaient d'Espagne,
et était en état, du côté de terre, d'opposer une longue résistance.
Alsamah résolut d'en faire la place d'armes des musulmans en France, et
il en augmenta les fortifications. Il fit de plus occuper les villes
voisines; puis il marcha du côté de Toulouse. Cette ville était alors
la capitale de l'Aquitaine. Eudes, craignant pour sa capitale, accourut
avec toutes les troupes qu'il put rassembler. Les Sarrazins avaient
commencé le siége de la ville, et ils mettaient en usage les machines
qu'ils avaient apportées. De plus, avec leurs frondes, ils cherchaient
à repousser les habitans de dessus les remparts; la ville était sur
le point de se rendre lorsque Eudes arriva. Au rapport des auteurs
arabes, telle était la multitude des chrétiens, que la poussière
soulevée par leurs pas obscurcissait la lumière du jour. Alsamah,
pour rassurer les siens, leur rappela ces paroles de l'Alcoran: «Si
Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Les deux armées, ajoutent
les Arabes, s'avancèrent l'une contre l'autre avec l'impétuosité
de torrens qui se précipitent du haut des montagnes, ou comme deux
montagnes qui cherchent à se rencontrer. La lutte fut terrible et le
succès long-tems incertain. Alsamah se montrait partout; semblable
à un lion que l'ardeur anime, il excitait les siens de la voix et du
geste, et on reconnaissait son passage aux longues traces de sang que
laissait son épée; mais pendant qu'il se trouvait au plus épais de la
mêlée, une lance l'atteignit et le renversa de cheval. Les Sarrazins
l'ayant vu tomber, le désordre se mit dans leurs rangs, et ils se
retirèrent laissant le champ de bataille couvert de leurs morts. Cette
bataille se donna au mois de mai de l'année 721, et il y périt un grand
nombre d'illustres Sarrazins, notamment de ceux qui avaient eu part
aux conquêtes précédentes[43]. Abd-alrahman, appelé par nos vieilles
chroniques Abdérame, prit le commandement des troupes, et les ramena en
Espagne.

  [43] Comparez Conde, _Historia_, t. I, p. 71, Isidore de Beja, p.
  L; Anastase le bibliothécaire, _Vie du pape Grégoire II_, dans
  le grand recueil de Muratori, t. III, part. 1re, p. 155, et la
  chronique de Moissac, recueil des _Historiens de France_, t. II, p.
  654.

Ce succès rendit le courage aux chrétiens du Languedoc et des Pyrénées,
qui se hâtèrent de secouer le joug. Malheureusement les Sarrazins
restaient maîtres de Narbonne, et de cette place avancée, ils avaient
la facilité de faire des courses dans les contrées voisines. Des
secours leur ayant été envoyés d'Espagne, ils reprirent l'offensive, et
mirent presque tout le Languedoc à feu et à sang.

A cette époque, le clergé était tout-puissant, et les églises et les
monastères passaient pour receler de grandes richesses. Les Sarrazins
devaient d'ailleurs décharger de préférence leur fureur sur ces asiles
de la piété, comme sur des lieux d'où partait le plus souvent le signal
de la résistance. D'un autre côté, les courts récits qui nous sont
parvenus sur cette déplorable partie de notre histoire sont en général
l'ouvrage des moines et des ecclésiastiques. Il n'est donc pas étonnant
que les églises et les couvens figurent presque exclusivement dans les
récits lamentables qu'ils nous ont transmis de cette époque.

Des documens qui remontent à une assez haute antiquité, font mention de
la destruction du monastère de Saint-Bausile, près de Nîmes, du couvent
de Saint-Gilles, près d'Arles, là où a été bâtie plus tard une ville du
même nom, de la riche abbaye de Psalmodie, aux environs d'Aiguemortes.
Ce dernier monastère était, dit-on, ainsi appelé, parce que les moines
s'étaient imposé pour règle de chanter jour et nuit et à tour de rôle
les louanges du Seigneur. L'arrivée des Sarrazins fut si précipitée,
que, dans ces divers couvens, les moines eurent à peine le tems de se
retirer ailleurs, et d'emporter avec eux les reliques des saints[44].
Les barbares avaient soin de briser les cloches des églises ou plutôt
les instrumens analogues avec lesquels on était alors dans l'usage
d'appeler les fidèles à la prière[45].

  [44] Voy. l'_Histoire de Nîmes_, par Menard, t. I, p. 98 et suiv.

  [45] Novayry, manuscrits arabes, no 702, fol. 10.

Sans doute les Sarrazins rencontrèrent de la part des habitans quelque
résistance, ou bien les incursions étaient l'ouvrage de quelques bandes
isolées. Il est certain qu'en général les Sarrazins n'avaient pas
exercé les mêmes violences dans les pays qui s'étaient soumis de plein
gré.

En 724, le nouveau gouverneur d'Espagne, Ambissa, franchit lui-même
avec une nombreuse armée les Pyrénées, et résolut de pousser la
guerre avec vigueur. Carcassonne fut prise et livrée à toute la
fureur du soldat. Nîmes ouvrit ses portes, et des otages choisis
parmi ses habitans furent envoyés à Barcelonne pour y répondre de
leur fidélité[46]. Les conquêtes d'Ambissa, suivant Isidore de Beja,
furent plutôt l'ouvrage de l'adresse que de la force; et telle fut
l'importance de ces conquêtes, que sous le gouvernement d'Ambissa
l'argent enlevé de la Gaule fut le double de ce qui en avait été retiré
les années précédentes[47]. Le cours de ces dévastations fut un moment
ralenti par la mort d'Ambissa, qui fut tué dans une de ses expéditions,
en 725; son lieutenant, Hodeyra, fut obligé de ramener l'armée sur la
frontière; mais bientôt la guerre reprit avec une nouvelle fureur, et
de grands secours étant venus d'Espagne, les chefs, enhardis par le
peu de résistance qu'ils rencontraient, ne craignirent pas d'envoyer
des détachemens dans toutes les directions. Le vent de l'islamisme, dit
un auteur arabe, commença dès-lors à souffler de tous les côtés contre
les chrétiens. La Septimanie jusqu'au Rhône, l'Albigeois, le Rouergue,
le Gévaudan, le Velay, furent traversés dans tous les sens par les
barbares, et livrés aux plus horribles ravages. Ce que le fer épargnait
était livré aux flammes. Plusieurs d'entre les vainqueurs eux-mêmes
furent indignés de tant d'atrocités. Les barbares ne conservaient
que les objets précieux qu'ils pouvaient emporter, ou les armes, les
chevaux, et ce qui, en épuisant le pays, devait accroître leurs forces.

  [46] Chronique de Moissac, recueil des _Historiens des Gaules_, t.
  II, pag. 654.

  [47] Voici les propres expressions d'Isidore de Beja, qui ne
  sont rien moins que claires: «Ambiza cum gente Francorum pugnas
  meditando et per directos satrapas insequendo, infeliciter certat.
  Furtivis vero obreptionibus per lacertorum cuneos nonnullas
  civitates demutilando stimulat: sicque vectigalia christianis
  duplicata exagitans, fascibus honorum apud Hispanias valdè
  triumphat.» _Cartas_, pag. LII. Quelques auteurs ont induit de ce
  passage qu'Ambiza avait doublé le taux des impôts que payaient
  les chrétiens de France; cette explication nous paraît manquer
  d'exactitude.

Parmi les lieux qui eurent le plus à souffrir de ces dévastations,
on cite le diocèse de Rhodès. Les barbares s'étaient établis dans un
château-fort, que les uns croient répondre à celui de Roqueprive, et
les autres à celui de Balaguier[48]. Aidés par des hommes du pays, ils
parcouraient impunément tous les environs. Il nous reste à ce sujet le
témoignage d'un poète qui écrivait au commencement du neuvième siècle,
et ce témoignage est trop important pour que nous ne l'insérions pas
ici. Il y est parlé d'un jeune homme appelé Datus ou Dadon, qui, à
l'approche des Sarrazins, avait pris les armes, et qui, laissant sa
mère seule, s'était retiré à quelque distance avec les guerriers du
pays. Pendant son absence, les barbares envahirent sa maison, et après
avoir tout dévasté, ils se retirèrent emmenant sa mère et le reste
du butin dans leur château-fort. A cette nouvelle, Dadon accourt avec
quelques-uns de ses compagnons; il était monté sur un cheval, et armé
de pied en cap. Ici nous allons laisser parler le poète.

  [48] Voy. les _Essais historiques sur le Rouergue_, par M. le baron
  de Gaujal, Limoges, 1824, 2 vol. in-8º, t. I, p. 170. M. de Gaujal
  nous apprend dans une note manuscrite qu'il existe sur le plateau
  du Larzac, près de Sainte-Eulalie, les débris d'un troisième fort
  appelé _Castel-Sarrazin_, où sans doute les Sarrazins prirent
  position.

«Dadon et ses amis étaient disposés à forcer l'entrée du château; mais
de même que le cruel épervier, après avoir enlevé le timide oiseau qui
s'était aventuré dans les airs, se retire avec sa proie et laisse les
compagnons de sa victime faire retentir le ciel de leurs gémissemens,
de même les Maures, tranquilles à l'abri de leurs remparts, se rient
des menaces de Dadon et de ses efforts. A la fin, cependant, un d'entre
eux adresse la parole à Dadon, et, d'un ton railleur, lui demande ce
qui l'a amené. «Si, ajoute-t-il, si tu veux que nous te rendions ta
mère, donne-nous le cheval sur lequel tu es monté; sinon ta mère va
être égorgée sous tes yeux.» Dadon, irrité, répond qu'on peut faire de
sa mère ce qu'on voudra, que jamais il ne cèdera son cheval. Là-dessus
le barbare amène la mère de Dadon sur le rempart, et lui coupant la
tête, il la jette au fils en disant: «Voilà ta mère!» A ce spectacle,
Dadon recule d'horreur. Il pleure, il gémit, il court ça et là en
criant vengeance; mais comment forcer l'entrée de la forteresse?» A
la fin, il s'éloigne, et, disant adieu au monde, il se retire dans une
solitude sur les bords du Dourdon, dans le lieu où s'éleva plus tard le
monastère de Conques[49].

  [49] Le poème d'_Ermoldus Nigellus_, publié d'abord par Muratori,
  l'a été plus tard par dom Bouquet, recueil des _Historiens des
  Gaules_, t. VI; et par M. Pertz, _Monumenta germanicæ historiæ_,
  t. II, p. 466 et suiv. Le témoignage d'Ermoldus Nigellus, relatif à
  Dadon, et qui commence au vers 207, est confirmé par un capitulaire
  de Louis-le-Débonnaire, en faveur de l'abbaye de Conques, en
  date de l'année 819. Voy. le _Gallia Christiana_, t. I, p. 236.
  A la vérité ni le poète ni le diplôme n'indiquent l'année où les
  Sarrazins envahirent le Rouergue; mais d'une part on sait que Dadon
  mourut vers la fin du huitième siècle; de l'autre le poète donne à
  Dadon l'épithète de _Juvenis_, ce qui nous ramène vers l'an 730. Le
  monastère de Conques a subsisté jusqu'à la révolution.

Un autre fait, en l'absence de témoignages plus nombreux, servira
encore à faire connaître le caractère des épouvantables invasions
auxquelles une grande partie de la France fut alors en proie; c'est ce
qui arriva au monastère du _Monastier_, dans le Velay. Les Sarrazins
avaient envahi les diocèses du Puy et de Clermont, et dévasté l'église
de Brioude[50]. Les barbares, approchant du Monastier, saint Théofroi,
autrement appelé saint Chaffre, abbé du monastère, assembla ses moines,
et les exhorta à se retirer dans les bois des environs avec ce que
le couvent renfermait de plus précieux, et à y rester jusqu'à ce
que des tems meilleurs leur permissent de reprendre leurs anciennes
occupations; pour lui, il déclara qu'il était décidé à subir les
traitemens que les barbares voudraient lui faire éprouver, heureux
si par ses exhortations il pouvait les ramener dans la bonne voie;
plus heureux encore si, par sa mort, il obtenait la palme du martyre.
A ces mots, les moines se mirent à fondre en larmes, demandant qu'il
s'enfuît avec eux dans la forêt, ou qu'il leur permît de mourir avec
lui; mais le saint persista dans sa résolution, et, pour ce qui les
concernait, il leur représenta qu'il était plus conforme à la volonté
divine de se dérober à un danger qu'on pouvait éviter, lorsque surtout
on avait l'espoir de se rendre plus tard utile à la religion. Là-dessus
il leur cita l'exemple de saint Paul, qui, étant poursuivi à Damas par
les juifs, ses ennemis, se fit descendre la nuit dans une corbeille
hors des murs de la ville; ainsi que celui de saint Pierre, qui,
en butte aux fureurs de Néron, eut également pris la fuite, si Dieu
lui-même n'était venu à sa rencontre pour arrêter ses pas. Pour ce qui
le regardait personnellement, il fit voir qu'il était quelquefois du
devoir d'un pasteur de se dévouer pour le salut de son troupeau; que
peut-être il aurait le bonheur d'ouvrir les yeux des barbares à la
vérité, et que s'il était mis à mort, son sang désarmerait la colère
céleste, irritée sans doute par les péchés des hommes.

  [50] _Gallia Christiana_, t. II, p. 468.

A la fin les moines se résignèrent, et leur départ fut fixé pour le
lendemain. Après qu'ils eurent entendu la messe, l'abbé leur fit une
nouvelle exhortation; ensuite ils se chargèrent des objets les plus
précieux du couvent, et s'éloignèrent. Deux d'entre eux seulement
restèrent secrètement, et allèrent se placer au haut d'une montagne qui
domine le monastère, afin d'être témoins de ce qui arriverait.

Les barbares ne tardèrent pas à se présenter. Comme l'abbé s'était
retiré dans un coin, occupé à prier Dieu, ils ne firent aucune
attention à lui, et se mirent à visiter le monastère, espérant faire un
riche butin. Leur projet était de s'emparer des moines les plus jeunes
et les plus vigoureux, et de les vendre en Espagne comme esclaves.
Quand ils reconnurent que les moines étaient partis, et que les objets
les plus précieux avaient été enlevés, ils entrèrent en fureur, et
l'abbé s'étant enfin offert à leurs yeux, ils l'accablèrent de coups.

Ce jour-là était pour les barbares un jour de fête, où ils avaient
coutume d'offrir un sacrifice à Dieu. Le chroniqueur d'après lequel
nous parlons ne dit pas en quoi consistait ce sacrifice. Il paraît
seulement qu'il consistait en libations; d'où on pourrait induire que
la bande sarrazine qui envahit le Velay n'était pas mahométane, mais
se composait de Berbers, dont plusieurs étaient encore plongés dans
les ténèbres de l'idolâtrie. Quoi qu'il en soit, les barbares s'étant
retirés à l'écart pour s'acquitter de leurs devoirs religieux, le
saint, qui s'en aperçut, crut que c'était une occasion favorable pour
les faire rentrer en eux-mêmes. Là-dessus, il s'approcha d'eux, et leur
représenta qu'au lieu de se prostituer ainsi au culte des démons, ils
feraient bien mieux de réserver leurs hommages pour l'auteur de toutes
choses, pour celui qui a créé les élémens et tout ce qui existe. Mais
cette exhortation ne fit que redoubler la fureur des barbares; ils
tournèrent leur rage contre lui, et l'homme qui célébrait le sacrifice,
saisissant un gros caillou, le lui jeta à la tête, et le fit tomber
par terre presque sans vie. Les Sarrazins se disposaient même à mettre
le feu au monastère, et à n'y pas laisser pierre sur pierre, lorsqu'on
annonça l'approche de troupes chrétiennes, ou plutôt, si on en croit
l'auteur d'après lequel nous parlons, lorsque le Seigneur, justement
irrité d'un tel attentat, suscita une horrible tempête, accompagnée de
grêle et de tonnerre, qui força les barbares à prendre la fuite. Le
saint mourut quelques jours après; mais les moines purent revenir en
toute sûreté[51].

  [51] L'église célèbre la fête du saint le 19 octobre. Pour sa
  vie, on peut consulter Mabillon, _Acta sanctorum ordinis sancti
  Benedicti_, sec. III, part. I, p. 476 et suiv. Le Monastier,
  autrement appelé Saint-Chaffre, s'est conservé jusqu'à la
  révolution.

C'est probablement à la même époque, bien que les écrivains arabes ne
s'expriment pas clairement, et que les auteurs chrétiens varient entre
eux, qu'il faut placer l'invasion des Sarrazins en Dauphiné, à Lyon et
dans la Bourgogne. Un écrivain mahométan s'exprime ainsi: «Dieu avait
jeté la terreur dans le coeur des infidèles. Si quelqu'un d'eux se
présentait, c'était pour demander merci. Les musulmans prirent du pays,
accordèrent des sauvegardes, s'enfoncèrent, s'élevèrent, jusqu'à ce
qu'ils arrivèrent à la vallée du Rhône. Là, s'éloignant des côtes, ils
s'avancèrent dans l'intérieur des terres[52].»

  [52] Maccary, no 704, fol. 72 recto.

On ne connaît les lieux où pénétrèrent les Sarrazins que par les
souvenirs des dégâts qu'ils y commirent. Aux environs de Vienne, sur
les bords du Rhône, les églises et les couvens n'offrirent plus que
des ruines. Lyon, que les arabes appellent _Loudoun_, eut à déplorer la
dévastation de ses principales églises[53]; Mâcon et Châlons-sur-Saône
furent saccagées[54]; Beaune fut en proie à d'horribles ravages; Autun
vit ses églises de Saint-Nazaire et de Saint-Jean livrées aux flammes;
le monastère de Saint-Martin, auprès de la ville, fut abattu[55]; à
Saulieu, l'abbaye de Saint-Andoche fut pillée[56]; près de Dijon, les
Sarrazins abattirent le monastère de Bèze[57].

  [53] _Gallia Christiana_, t. IV, p. 51.

  [54] _Ibid._ t. IV, p. 860 et 1042.

  [55] Voy. la chronique de Moissac, recueil des _Historiens des
  Gaules_, t. II, p. 655. Il existe sur ce même sujet une charte de
  Charles-le-Chauve de l'année 844. Voy. l'_Histoire de Bourgogne_,
  par dom Plancher, t. I, preuves, p. VII, et le _Gallia Christiana_,
  t. IV, p. 450.

  [56] _Histoire de Bourgogne_, à l'endroit cité.

  [57] _Spicilège_ de d'Achery, édit. in-fo, t. II, p. 411.

Ces diverses incursions des Sarrazins, qui, suivant l'opinion commune,
se seraient étendues beaucoup plus loin[58], étaient faites sans un
plan arrêté d'avance; néanmoins elles ne rencontrèrent qu'une faible
résistance, ce qui montre l'état déplorable où se trouvait la France,
et l'absence de tout gouvernement tutélaire. Mais si on les compare à
ce qui s'était passé quelques années auparavant en Espagne, elles font
voir que nulle part, si on excepte quelques individus sans religion et
sans patrie, les envahisseurs ne trouvèrent de la sympathie, que nulle
part une portion notable de la population ne fit cause commune avec
eux. Dans les villes mêmes telles que Narbonne, Carcassonne, où les
Sarrazins s'établirent d'une manière fixe, la masse resta fidèle aux
lois de l'Évangile.

  [58] On a cru jusqu'à ce jour que les Sarrazins avaient envoyé des
  détachemens d'un côté sur les bords de la Loire, auprès de Nevers,
  et de l'autre en Franche-Comté. D'après cette opinion, le monastère
  de Saint-Colomban, à Nevers, aurait été détruit. A Besançon, le
  clergé et la plus grande partie des moines auraient été mis à mort.
  Cette opinion n'a rien d'invraisemblable, surtout par rapport à
  la Franche-Comté, où plusieurs localités rappellent encore le
  nom Sarrazin. On a ajouté que l'abbaye de Luxeuil au pied des
  Vosges, avait été renversée, et les religieux, dirigés par saint
  Mellin, passés au fil de l'épée. Voy. le P. Lecointe, _Annales
  ecclesiastici Francorum_, t. IV, p. 728 et suiv., et 795 et suiv.
  Voyez aussi Mabillon, _Annales Benedictini_, t. II, p. 88, et _Acta
  Sanctorum ordinis Sancti Benedicti_, t. III, part. 1re, p. 527 et
  suiv.

  D'après cette même opinion, les Sarrazins n'auraient rencontré
  d'obstacle sérieux que devant Sens. Cette ville avait alors
  pour évêque un ancien comte de Tonnerre, Ebbes ou Ebbon, que ses
  vertus ont fait ranger au nombre des saints. Voy. le recueil des
  _Bollandistes_, au 27 août. Aux approches des barbares, Ebbes
  s'occupa lui-même de préparer les moyens de défense. En vain les
  Sarrazins eurent recours aux machines employées à cette époque.
  L'évêque fit lancer du haut des murs des traits enflammés qui
  mirent le feu aux machines; en même tems il fit une sortie à la
  tête des habitans, et obligea les assaillans à prendre la fuite.

  Mais aucun des témoignages sur lesquels se fonde cette opinion
  n'est contemporain, et dans aucun le mot _sarrazin_ ni aucun
  des mots qui s'appliquaient alors aux disciples de Mahomet n'est
  prononcé. Il y est simplement question des _Wandes_, _Vandales_
  ou _Gandales_; et comme ces mots servirent plus tard à désigner
  les Hongrois qui, à l'exemple des anciens Vandales, dans la
  première moitié du dixième siècle, vinrent en France à travers
  l'Allemagne et dévastèrent successivement l'Alsace, la Lorraine, la
  Franche-Comté, la Bourgogne, la Champagne et presque tout le reste
  de la France, et que d'un autre côté pendant long-tems les auteurs
  de romans de chevalerie, et à leur exemple les chroniqueurs, se
  mirent sur le pied de placer sous les règnes de Charles-Martel,
  de Pepin et de Charlemagne, les principaux événemens de notre
  histoire antérieurs et postérieurs de plusieurs siècles, il nous
  paraît que les ravages commis par les Vandales et attribués par
  les bénédictins et les savans les plus éminens aux Sarrazins,
  doivent s'appliquer du moins en partie soit aux Hongrois, soit
  aux véritables Vandales. Ce qui explique comment des savans aussi
  respectables ont pu faire cette confusion, c'est que les écrits où
  les ravages d'un peuple quelconque appelé Wande ou Vandale sont
  racontés avec le plus de détail et de suite, tels que le _Roman
  de Garin le Loherain_, et l'_Histoire de Hainaut_, par Jacques de
  Guyse, n'ont été publiés que dans ces dernières années. Voy. ce que
  nous avons déjà dit à ce sujet dans l'introduction.

Pendant tout ce tems, il n'est rien dit d'Eudes, duc d'Aquitaine, ni de
Charles-Martel, qui était alors maire du palais du royaume d'Austrasie.
Eudes n'étant pas, comme dans les années précédentes, attaqué au centre
de ses états, hésitait à armer de nouveau un aussi formidable ennemi
contre lui. Quant à Charles, il était occupé à soumettre les Frisons,
les Bavarois et les Saxons, qui menaçaient sans cesse de passer le
Rhin et de s'établir au siége même de sa puissance. Voilà sans doute
le motif qui l'empêcha de se venger de la tentative faite par les
Sarrazins contre la Bourgogne, province qui reconnaissait son autorité.
D'ailleurs Eudes et Charles, quoique ayant fait la paix, s'observaient
mutuellement avec jalousie, et il était facile de voir que l'un serait
obligé de céder à l'autre. Les auteurs arabes, qui ne savaient rien de
cette funeste politique, et qui avaient appris à connaître la vigueur
avec laquelle Charles-Martel, qu'ils nomment _Karlé_[59], repoussait
les injures, éprouvaient le besoin de s'expliquer cette apparente
inaction, et ils font le récit suivant:

«Plusieurs seigneurs français étant allés se plaindre à Charles de
l'excès des maux occasionés par les musulmans, et parlant de la honte
qui devait rejaillir sur le pays, si on laissait ainsi des hommes
armés à la légère, et en général dénués de tout appareil militaire,
braver des guerriers munis de cuirasses et armés de tout ce que la
guerre peut offrir de plus terrible, Charles répondit: «Laissez-les
faire; ils sont au moment de leur plus grande audace; ils sont comme
un torrent qui renverse tout sur son passage. L'enthousiasme leur tient
lieu de cuirasse, et le courage de place forte. Mais quand leurs mains
seront remplies de butin, quand ils auront pris du goût pour les belles
demeures, que l'ambition se sera emparée des chefs, et que la division
aura pénétré dans leurs rangs, nous irons à eux, et nous en viendrons à
bout sans peine[60].»

  [59] .

  [60] Maccary, no 704, fol. 72 verso.

En 730, le gouvernement de l'Espagne fut déféré à Abd-alrahman,
le même qui, à la mort d'Alsamah devant Toulouse, avait ramené
l'armée musulmane en Espagne. Dans l'intervalle, il avait exercé
le commandement d'une partie de la Péninsule du côté des Pyrénées.
Homme sévère et juste, Abd-alrahman se faisait chérir des troupes par
le désintéressement avec lequel il leur abandonnait le butin fait
sur l'ennemi. De plus, il était l'objet de la vénération des pieux
musulmans, parce qu'il avait eu l'avantage de vivre dans l'intimité
d'un des fils d'Omar, deuxième khalife, ce qui l'avait mis à même de
s'instruire d'une foule de particularités relatives au prophète[61].

  [61] Maccary, no 705, fol. 3 verso.

Abd-alrahman était impatient de venger les échecs partiels essuyés
les années précédentes par les armes musulmanes en France. Il voulait
subjuguer cette contrée tout entière, et une fois cet obstacle
surmonté, il se flattait de pouvoir joindre l'Italie, l'Allemagne
et l'empire grec aux autres conquêtes déjà si vastes, faites par les
champions de l'Alcoran. Comme l'enthousiasme religieux était encore
dans sa force, que d'ailleurs l'Espagne et le midi de la France, par
la douceur du climat et la fertilité du sol, offraient les habitations
les plus attrayantes, il arrivait continuellement des guerriers et
des aventuriers de tous les pays, particulièrement des chaînes de
l'Atlas et des lieux sablonneux de l'Afrique et de l'Arabie. A mesure
que ces hommes arrivaient, on les façonnait au maniement des armes. En
attendant que les préparatifs fussent terminés, Abd-alrahman, dont la
résidence ordinaire était Cordoue, devenue le siége du gouvernement,
visita les diverses provinces de l'Espagne, pour faire droit aux
réclamations qui s'élevaient de toutes parts. Les cayds ou gouverneurs
de place, qui avaient prévariqué, furent destitués et remplacés par
des hommes probes. Musulmans et chrétiens, tous furent traités, sinon
de la même manière, du moins d'après les lois et les conventions
jurées. Abd-alrahman restitua aux chrétiens les églises qu'on leur
avait injustement enlevées; mais il fit abattre celles que la vénalité
de certains gouverneurs leur avait laissé construire. En effet, il a
de tout tems été de la politique musulmane de ne pas laisser bâtir de
nouveaux temples pour un autre culte que le leur; souvent même elle n'a
pas permis de réparer les anciens.

Sans doute, dans l'intervalle, les Sarrazins, maîtres de Narbonne,
de Carcassonne et du reste de la Septimanie, continuèrent à faire
des courses dans les contrées voisines. Une circonstance singulière
dut néanmoins préserver pendant quelque tems une partie des provinces
chrétiennes. Celui qui commandait pour les musulmans dans la Cerdagne
et dans le voisinage des Pyrénées était, suivant Isidore de Beja
et Roderic Ximenès, un de ces guerriers d'Afrique qui, unissant
leurs efforts à ceux des Arabes, avaient puissamment contribué à la
conquête de l'Espagne. Ce gouverneur, appelé Munuza, s'était d'abord
montré impitoyable envers les chrétiens du pays, et avait fait brûler
vif un évêque appelé Anambadus. Dans les querelles qui s'élevèrent
entre les Berbers et les Arabes, il prit naturellement parti pour
ses compatriotes, qu'il regardait comme victimes de la plus horrible
injustice. Il fit même alliance avec Eudes, duc d'Aquitaine, qui, pour
se l'attacher, lui donna en mariage sa fille, appelée par quelques
auteurs Lampegie, et célèbre par sa beauté[62].

  [62] Isidore de Beja, p. LVI, et Roderic Ximenès, p. 12.

Conde, sans doute d'après quelque écrivain arabe, raconte cet événement
un peu autrement. Munuza, qu'il confond avec un personnage d'origine
arabe, appelé Osman fils d'Abou-Nassa, lequel avait à deux reprises
différentes exercé le gouvernement de l'Espagne, était en rivalité
de puissance avec Abd-alrahman, et se croyait plus de titres que
lui au poste de gouverneur. Dans une de ses courses, il fit Lampegie
prisonnière. Épris de sa beauté, il l'épousa, et s'unit d'intérêt avec
Eudes. Aussi, quand Abd-alrahman manifesta l'intention de pénétrer de
nouveau les armes à la main jusqu'au coeur de la France, Munuza se
crut obligé d'opposer les liens qui l'unissaient à Eudes; et comme
Abd-alrahman refusait de reconnaître un traité qu'il n'avait pas
lui-même dicté, disant qu'il ne pouvait pas exister entre les musulmans
et les chrétiens d'autre intermédiaire que le glaive, Munuza se hâta
d'instruire son beau-père de ce qui se passait, afin qu'il eût le tems
de se mettre sur la défensive[63].

  [63] Conde, _Historia_, t. I, p. 83. Un auteur chrétien, le
  continuateur de Frédegaire, rapporte qu'Eudes avait non seulement
  fait alliance avec les Sarrazins, mais qu'il les appela en France.
  Ce récit, qui a été adopté par plusieurs écrivains anciens et
  modernes, paraît sans fondement. En effet, comme le remarque
  le P. Pagi, critique des _Annales de Baronius_, an. 732, no
  1, le continuateur de Frédegaire écrivait sous l'influence de
  Childebrand, frère de Charles-Martel; et comme après la bataille
  de Poitiers, de nouvelles discussions d'intérêt s'élevèrent entre
  Eudes et Charles, il ne serait pas étonnant que les partisans
  eux-mêmes de Charles eussent donné naissance à un bruit pareil.

Quoi qu'il en soit, Abd-alrahman, informé des relations qui existaient
entre son lieutenant et les chrétiens, résolut de le prévenir, de
peur qu'il ne devînt plus tard un obstacle à ses projets. Des troupes
choisies s'avancèrent vers les Pyrénées et attaquèrent Munuza au
moment où il s'y attendait le moins. Vivement pressé, et hors d'état
de résister, il s'enfuit dans les montagnes, accompagné de Lampegie.
Ses ennemis se mirent à sa poursuite sans lui laisser le tems de
se reconnaître; enfin, poursuivi de rocher en rocher, couvert de
blessures, souffrant de la soif et de la faim, et ne pouvant compter
sur l'appui des chrétiens, qu'il avait si cruellement offensés, il se
précipita du haut d'une roche. Aussitôt on lui coupa la tête, qui fut
envoyée à Damas. On fit également partir pour Damas Lampegie, qui fut
admise dans le sérail du khalife. L'événement qu'on vient de lire se
passa à Puycerda ou dans les environs[64].

  [64] Isidore de Beja, p. LVI; et Roderic Ximenès, p. 12.

A la même époque, si on en croit Roderic Ximenès, les troupes
sarrazines du Languedoc firent une tentative contre la ville d'Arles.
La ville était alors très-florissante, et elle opposa une vive
résistance. Roderic parle d'un sanglant combat qui fut livré sur les
bords du Rhône, et où un grand nombre de chrétiens perdirent la vie.
Plusieurs furent emportés par les eaux du Rhône; les autres furent
recueillis respectueusement et enterrés dans l'Aliscamp, nom de
l'antique cimetière d'Arles, où encore du tems de Roderic, c'est-à-dire
au commencement du treizième siècle, les fidèles allaient visiter
dévotement leurs tombeaux[65]. La ville d'Arles n'est pas positivement
nommée par les auteurs arabes. Ils font néanmoins mention d'une ville
qui est peut-être cette illustre cité. «Parmi les lieux, dit un d'entre
eux, où les musulmans portèrent leurs armes, était une ville située
en plaine, dans une vaste solitude, et célèbre par ses monumens.» Un
autre auteur ajoute que cette ville était bâtie sur un fleuve, sur le
plus grand fleuve du pays, à deux parasanges ou trois lieues de la mer.
Les navires pouvaient y venir de la mer. Les deux rives communiquaient
l'une à l'autre par un pont de construction antique, si vaste et si
solide, qu'on avait pratiqué dessus des marchés. Les environs étaient
couverts de moulins et coupés par des chaussées[66].

  [65] L'Aliscamp existe encore aujourd'hui; mais il a été dépouillé
  de la plupart de ses anciens monumens. Voy. la _Statistique du
  département des Bouches-du-Rhône_, t. II, p. 438. Si on en croyait
  la chronique attribuée à Turpin, le fait dont parle Roderic se
  serait passé sous Charlemagne, et ce qui est dit des chrétiens
  enterrés dans l'Aliscamp se rapporterait à une partie des guerriers
  français tués à Roncevaux. Voy. l'édition de cette chronique, par
  M. Ciampi, p. 83. D'un autre côté il existe un vieux poème français
  intitulé _Poème de Guillaume au court nez_, qui, supposant les
  Sarrazins maîtres sous Charlemagne de tout le midi de la France,
  fait livrer auprès d'Arles une grande bataille, où beaucoup de
  chrétiens furent tués. La partie du poème où il est question
  de cette bataille, porte le nom de _Bataille d'Aleschans_. Il
  y est dit que les chrétiens étaient commandés par les enfans et
  petits-enfans d'Aimeri de Narbonne. Guillaume, fils d'Aimeri, y
  courut plusieurs fois risque de perdre la vie; son neveu, Vivien,
  resta parmi les morts. Ce récit, qui nous a été indiqué par M.
  Paulin Paris, se trouve à la Bibliothèque du Roi, manuscrits de la
  Vallière, no 23.

  [66] Voy. Maccary, manuscrits arabes de la Biblioth. roy., no 704,
  fol. 73, et le no 596, fol. 37. A l'égard du pont d'Arles, c'était
  peut-être le pont dont il est parlé dans ces vers d'Ausone:

        Præcipitis Rhodani sic intercisa fluentis,
        Ut mediam facias navali ponte plateam.
        Per quem Romani commercia suscipis orbis.

                Voy. Ausone, _Ordo nobilium urbium_, VIII.

  Il existe à Arles un grand nombre de traditions relatives à
  l'occupation du pays par les Sarrazins. M. Anibert, avocat d'Arles,
  publia, en 1779, une dissertation dans laquelle il prétendit que
  la montagne de Cordes, située aux environs de la ville, avait
  été ainsi appelée, parce que les Sarrazins, dont la capitale
  était Cordoue, s'y étaient établis, pour inquiéter de là tout
  le voisinage. On a également disputé au sujet de l'amphithéâtre
  d'Arles, et quelques personnes ont supposé que ce monument, étant
  contre l'ordinaire surmonté de tours, dont deux subsistent encore,
  ces tours avaient été élevées à l'époque où la ville, menacée par
  les Sarrazins, avait besoin de nouveaux moyens de défense. Ces
  questions n'étant pas encore éclaircies, et faute de témoignages
  contemporains, ne devant probablement l'être jamais, nous nous
  bornons à les indiquer.

L'attaque faite devant Arles n'avait probablement pour objet que
de détourner l'attention des chrétiens. Les préparatifs auxquels
Abd-alrahman travaillait depuis deux ans étant terminés, l'armée
se dirigea vers les Pyrénées. Les auteurs varient sur l'époque où
cette expédition eut lieu. On se trouvait probablement au printems
de l'année 732. L'armée était nombreuse et pleine d'enthousiasme. Il
paraît qu'Abd-alrahman prit sa route à travers l'Aragon et la Navarre,
et qu'il entra en France par les vallées du Bigorre et du Béarn[67].
C'est d'ailleurs ce qu'indiquent les traces des dévastations qui se
commirent sur son passage. Partout les églises étaient brûlées, les
monastères détruits, les hommes passés au fil de l'épée. Les abbayes
de Saint-Savin, près de Tarbe, et de Saint-Sever-de-Rustan, en Bigorre,
furent rasées; Aire, Bazas, Oleron, Bearn se couvrirent de ruines[68].
L'abbaye de Sainte-Croix, près de Bordeaux, fut livrée aux flammes[69].

  [67] Isidore de Beja s'exprime ainsi: «Tunc Abderraman multitudine
  sui exercitus repletam prospiciens terram, montana Vaccæorum
  dissecans, et fretosa ut plana percalcans, terras Francorum intus
  experditat.» D'un autre côté on lit dans la chronique de l'_Abbaye
  de Moissac_: «Abderaman cum exercitu magno per Pampelonam et montes
  Pyreneos transiens, Burdigalem civitatem obsidet.»

  [68] _Gallia Christiana_, t. I, p. 1149, 1192, 1244, 1247, 1261 et
  1286. Bearn est une ancienne ville épiscopale dont le siége porta
  plus tard le nom de Lescar.

  [69] _Gallia Christiana_, t. II, p. 858.

Bordeaux n'opposa qu'une légère résistance. En vain Eudes, qui avait
eu le tems d'assembler toutes ses forces, essaya-t-il d'arrêter les
Sarrazins au passage de la Dordogne; il fut battu, et le nombre des
chrétiens tués fut si grand que, suivant l'expression d'Isidore de
Beja, Dieu seul put s'en faire une idée. Eudes n'étant plus en état de
tenir la campagne, alla invoquer l'appui de Charles-Martel, dont les
états étaient à la veille d'être envahis, et qui déjà avait appelé ses
vieilles bandes des bords du Danube, de l'Elbe et de l'Océan. Rien ne
pouvait satisfaire la rage des barbares. Aux environs de Libourne, ils
détruisirent le monastère de Saint-Emilien; à Poitiers, ils brûlèrent
l'église de Saint-Hilaire[70].

  [70] _Gallia Christiana_, t. II, p. 881, et recueil de dom Bouquet,
  t. II, p. 454, 684, etc.

Les auteurs arabes parlent d'un comte de la contrée qui, ayant osé
soutenir la présence des Sarrazins, fut vaincu, pris et décapité.
Les vainqueurs firent dans sa capitale un riche butin, dans lequel
on remarquait des topazes, des hyacinthes et des émeraudes. Tel était
leur enthousiasme et leur impétuosité, que leurs propres auteurs les
comparent à une tempête qui renverse tout, à un glaive pour qui rien
n'est sacré[71].

  [71] Conde, _Historia_, t. I, p. 86.

Les Sarrazins se disposaient à faire subir un sort semblable à la
ville de Tours, où ils étaient attirés par le riche trésor de l'abbaye
de Saint-Martin, lorsqu'on annonça l'arrivée de Charles-Martel sur
les bords de la Loire. Aussitôt les deux armées se préparèrent à en
venir aux mains. Jamais de plus grands intérêts ne furent en présence.
Pour les chrétiens, il s'agissait de sauver leur religion, leurs
institutions, leurs propriétés, leur vie même. Pour les musulmans,
outre l'intime persuasion où ils étaient qu'ils défendaient la cause
même de Dieu, ils avaient à conserver le riche butin dont ils s'étaient
emparés; ils voyaient de plus que la victoire seule pouvait leur
assurer une retraite honorable.

Un auteur arabe rapporte qu'aux approches de Charles, Abd-alrahman fut
effrayé du relâchement qui, par suite des immenses richesses que ses
soldats traînaient après eux, s'était introduit dans leurs rangs, et
qu'il eut un instant l'idée de les engager à abandonner une partie de
leur butin. Il craignait qu'au moment de l'action, ces biens acquis
au prix de tant de fatigues et d'excès ne devinssent un embarras.
Néanmoins il ne voulut pas, dans un moment si critique, mécontenter ses
troupes, et s'en reposa sur leur bravoure et sur sa fortune; et cette
faiblesse, ajoute l'auteur, eut bientôt les suites les plus fatales.

Le même auteur raconte qu'en présence même de Charles, les musulmans
se précipitèrent sur la ville de Tours, et que, semblables à des
tigres furieux, ils s'y gorgèrent de sang et de pillage; ce qui sans
doute, ajoute-t-il, irrita Dieu contre eux, et occasiona leur prochain
désastre[72]. Les auteurs chrétiens, dont, il est vrai, le récit est
extrêmement défectueux, ne font aucune mention de la prise de Tours,
et supposent que le trésor de Saint-Martin resta intact; d'où l'on peut
induire que les faubourgs seuls furent un instant livrés à la merci des
barbares.

  [72] Conde, _Historia_, t. I, p. 87.

Enfin, après huit jours passés à s'observer réciproquement, et après
quelques légères escarmouches, les deux armées se disposèrent à une
action générale. La relation arabe déjà citée donne à entendre que
la bataille s'engagea aux environs de Tours; et c'est l'opinion qu'a
suivie Roderic Ximenès, qui écrivait surtout d'après le récit des
Arabes[73]. D'un autre côté, la plupart des chroniques françaises,
notamment celle de l'abbaye de Moissac, rédigée à l'époque même de
l'événement, affirment que le combat eut lieu près de Poitiers, ou
même dans un faubourg de Poitiers. On pourrait concilier ces deux
opinions en disant que la première rencontre des deux armées se fit aux
portes de Tours, où déjà les faubourgs avaient été livrés au pillage;
que, dans l'engagement qui eut lieu aux environs de cette ville, les
Sarrazins perdirent du terrain, mais que leur ruine se consomma sous
les murs de Poitiers[74].

  [73] Comparez Conde, _Historia_, t. I, p. 87, l'auteur des
  _Cartas_, p. CLXI, Isidore de Beja, p. LVIII, et Roderic Ximenès,
  p. 13.

  [74] Une ancienne tradition qui a cours à Tours place le théâtre de
  la bataille dans les environs, au lieu nommé Saint-Martin-le-Bel
  (_Sanctus Martinus à Bello_, et non, comme l'ont écrit quelques
  auteurs, _Sanctus Martinus à Betto_). M. Chalmel, auteur d'une
  _Nouvelle Histoire de Tours_, publiée en 1828, 4 vol. in-8º, et
  d'une dissertation relative à la bataille, qui déjà avait paru dans
  ses _Tablettes chronologiques_, Tours, 1818, veut que la bataille
  se soit livrée à environ trois lieues de la ville, dans une grande
  plaine appelée les _Landes de Charlemagne_, et qui, suivant lui,
  devrait se nommer les _Landes de Charles-Martel_. M. Chalmel cite
  à ce même sujet, dans son histoire de Tours, une relation arabe de
  la bataille, écrite par un musulman qui y était présent, et cette
  relation, ajoute-t-il, lui a été envoyée traduite en français
  par une main inconnue. Comme cette relation ne se trouve ni dans
  les manuscrits arabes de la Bibliothèque royale, ni dans les
  traductions espagnoles de Conde, tout porte à croire qu'elle est
  supposée.

On était alors, suivant quelques auteurs, au mois d'octobre de l'année
732. Ce furent les Sarrazins qui commencèrent l'action par une charge
de toute leur cavalerie. Les Français étaient soutenus par le souvenir
de leurs victoires passées et par la présence de Charles-Martel, qui
se portait partout où le danger était le plus pressant. Vainement les
Sarrazins, par la légèreté de leurs mouvemens, cherchèrent à mettre le
désordre dans les rangs; les chrétiens, pesamment armés, et, suivant
l'expression d'un écrivain contemporain, semblables à un mur, ou à une
glace qu'aucun effort ne peut rompre[75], virent se briser devant eux
les attaques les plus impétueuses. Le combat dura tout le jour, et la
nuit seule sépara les deux armées. Le lendemain, l'action recommença.
Les guerriers musulmans, altérés de sang, et qui ne s'attendaient pas
à une telle résistance, redoublèrent d'efforts. Tout-à-coup leur camp
se trouva envahi par un détachement chrétien, probablement dirigé par
le duc d'Aquitaine[76]. A cette nouvelle, les Sarrazins quittèrent
leurs rangs pour voler à la défense de leur butin. En vain Abd-alrahman
accourut pour rétablir l'ordre; ses efforts furent inutiles; il fut
lui-même atteint d'un trait lancé par les chrétiens, et tomba expirant.
Dès ce moment, un désordre effroyable se mit parmi les Sarrazins; ils
parvinrent à délivrer leur camp; mais une grande partie d'entre eux
resta sans vie sur le champ de bataille.

  [75] Voici les expressions d'Isidore de Beja: «Atque dum acriter
  dimicant gentes septentrionales in ictu oculi ut paries immobiles
  permanentes, sicut et zona rigoris glacialiter manent adstrictæ,
  Arabes gladio enecant.»

  [76] Paul Diacre, dans Muratori, _rerum italicarum scriptores_, t.
  I, part. I, p. 505. Paul Diacre a peut-être confondu ensemble la
  bataille de Poitiers et la bataille de Toulouse en 721.

La nuit étant venue, Charles se disposa à recommencer le combat le
lendemain; mais les Sarrazins, qui s'étaient avancés en France dans
l'intention de la subjuguer, et qui se voyaient désormais hors d'état
de faire une conquête aussi difficile, jugèrent inutile d'en venir de
nouveau aux mains. Profitant des ténèbres de la nuit, ils reprirent
en toute hâte le chemin des Pyrénées. Telle était leur précipitation,
qu'ils ne se donnèrent pas la peine d'abattre leurs tentes ni
d'emporter le butin qu'ils avaient fait.

Le lendemain, Charles se présenta avec son armée, pour tenter de
nouveau la fortune des armes. Instruit de ce qui s'était passé, il fit
occuper le camp ennemi, et distribua à ses soldats les richesses qui y
étaient amoncelées. Mais il négligea de poursuivre les barbares, soit
qu'il craignît que cette retraite subite ne cachât quelque piége, soit
que, voyant ses états dorénavant à l'abri de tout danger, il dédaignât
de terrasser ses ennemis vaincus. Il est certain qu'immédiatement après
la bataille il repassa la Loire, et se dirigea vers le nord, fier de
l'éclatant triomphe qu'il venait de remporter, et joignant à son nom de
Charles, déjà illustré par tant de victoires, le titre de martel ou de
marteau, à cause de la part qu'il avait, suivant son usage, prise en
personne au succès obtenu à cette occasion, et parce que, suivant la
chronique de Saint-Denis, «comme li martiaus debrise et froisse le fer
et l'acier, et tous les autres métaux, aussi froissait-il et brisait-il
par la bataille tous ses ennemis et toutes autres nations[77].»

  [77] Recueil des _Historiens des Gaules_, par dom Bouquet, t. III,
  p. 310.

Tel fut le résultat des immenses efforts qui avaient été faits pendant
plusieurs années par le gouvernement arabe d'Espagne. On ne peut pas
admettre le récit de certains chroniqueurs chrétiens, qui font monter
le nombre des Sarrazins tués dans le combat à trois cent soixante
et quinze mille hommes. Tous les Sarrazins ne périrent pas dans la
bataille: où donc trouver une armée de quatre ou cinq cent mille
hommes, à une époque de guerres intestines et de désordres, comme
celle où l'on était alors? Et supposé que cette armée eût existé,
comment aurait-elle pu se nourrir et s'entretenir dans un pays tel que
l'Aquitaine, qui avait été dévasté plusieurs fois, soit à la suite des
précédentes invasions des Sarrazins, soit dans le cours des guerres
sanglantes qui avaient eu lieu entre Charles et Eudes? Mais on ne
saurait nier que l'armée d'Abd-alrahman ne fût la plus nombreuse et la
mieux aguerrie de toutes celles que les musulmans dirigèrent contre
notre belle patrie; et rien ne le prouve mieux que les efforts faits
par la France tout entière, et que la place que ce grand événement n'a
pas cessé d'occuper dans la mémoire des hommes.

Les écrivains arabes, qui n'avaient qu'une idée confuse du théâtre de
cette guerre, et pour lesquels il n'existait pas, non plus que pour les
chrétiens, de relation détaillée de cette expédition, n'ont pu donner
de notions précises sur la marche de leurs troupes. Ils se contentent
d'appeler le lieu où se livra la principale bataille _Pavé des
Martyrs_[78]. En effet, un très-grand nombre de disciples de Mahomet y
perdirent la vie. Ils ajoutent qu'on y entend encore le bruit que les
anges du ciel font dans un lieu si saint, pour y inviter les fidèles à
la prière.

  [78]  Maccary, no 704, fol. 63 recto, et no 705, fol. 3
  verso.

Les débris de l'armée sarrazine s'étaient dirigés vers les Pyrénées,
détruisant tout sur leur passage. Un de leurs détachemens traversa
la Marche, près de Guéret[79], ainsi que le Limousin, où il détruisit
l'abbaye de Solignac[80]. Peut-être est-ce à cette retraite désespérée
des Sarrazins qu'il faut attribuer une partie des ravages dont nous
avons parlé à l'occasion de leur entrée en France. Un auteur arabe
suppose qu'ils furent poursuivis l'épée dans les reins par les
chrétiens, jusque sous les murs de Narbonne[81]. Il serait possible
qu'Eudes, non content de rentrer dans ses états, eût cherché à se
venger des violences qui y avaient été commises par les barbares.

  [79] Voy. les _Bollandistes_, 6 octobre, _Vie de saint Pardou_,
  abbé de Waract.

  [80] _Gallia Christiana_, t. II, p. 566.

  [81] Maccary, no 704, fol. 72 recto. Maccary veut peut-être parler
  de ce qui eût lieu cinq ans plus tard, lorsque Charles-Martel
  pénétra en Languedoc.

La nouvelle du désastre éprouvé par les armes musulmanes en France
produisit en Espagne un effet bien différent sur les chrétiens et les
musulmans. Les chrétiens des Pyrénées et des provinces septentrionales
de l'Espagne crurent voir dans cet événement une marque de la
protection du ciel, et ils se hâtèrent de prendre les armes pour
assurer leur indépendance[82]. Les musulmans, au contraire, que leurs
succès précédens avaient enflés d'orgueil, tombèrent dans l'abattement
et la tristesse. Ceux d'entre eux qui nourrissaient des sentimens
pieux, profitèrent de l'occasion pour s'élever contre la corruption qui
s'était introduite dans les rangs des disciples du prophète. En effet,
l'amour du luxe et des plaisirs avait pénétré chez des hommes occupés
jusque-là de la gloire de l'islamisme, et chacun ne songeait qu'à
satisfaire ses passions.

  [82] On lit dans les _Essais historiques sur le Bigorre_, de M.
  d'Avezac, t. I, p. 118, qu'un détachement de l'armée musulmane
  s'étant réfugié dans le Bigorre, les chrétiens du pays, conduits
  par un prêtre de Tarbes, saint Missolin, prirent les armes et
  taillèrent les Sarrazins en pièces. Le fait en lui-même n'a
  rien d'invraisemblable; mais M. d'Avezac a reconnu plus tard que
  saint Missolin est antérieur de plusieurs siècles aux invasions
  sarrazines. Voy. Grégoire de Tours, édit. de Ruinart, _de gloria
  confessorum_, p. 934 et 1402.

Le lieutenant d'Abd-alrahman à Cordoue s'était hâté de mander ce
malheureux événement au gouverneur d'Afrique et au khalife de Damas.
Un nouveau gouverneur fut envoyé d'Afrique avec des renforts. Ce
gouverneur se nommait Abd-almalek. Il avait ordre du khalife de ne
rien négliger pour venger le sang musulman, si abondamment répandu.
Abd-almalek marcha sans s'arrêter, vers les Pyrénées, et voyant ces
guerriers, naguères si superbes, en proie à une sombre terreur, il
chercha à ranimer leur courage: «Les plus beaux jours qui luisent
pour les vrais croyans, leur dit-il, ce sont les jours de combat, les
jours consacrés à la guerre sainte: c'est là l'échelle du paradis. Le
prophète ne s'appelait-il pas le Fils de l'Épée? Ne se vantait-il pas
d'aspirer au repos, à l'ombre des drapeaux pris sur les ennemis de
l'islamisme? La victoire, la défaite et la mort sont dans les mains
de Dieu; il les distribue comme il lui plaît. Tel qui fut vaincu hier,
triomphe aujourd'hui.» Ces paroles ne produisirent pas tout l'effet que
les bons musulmans en attendaient[82a].

  [82a] Voyez Conde, _Historia_, t. I, p. 89.

On a vu que les chrétiens des provinces septentrionales de l'Espagne
avaient tous repris les armes. Un auteur arabe parle même d'une
expédition partie de France à travers les Pyrénées, et à la suite
de laquelle les Français se seraient emparés de Pampelune et de
Gironne[83]. En effet, les chrétiens du nord de l'Espagne et ceux
du midi de la France obéissaient à la même foi; ils s'attribuaient
même une origine commune, et ils se rappelaient encore l'époque où
une nombreuse colonie, partie des bords de l'Èbre, vint s'établir en
Gascogne[84].

  [83] Comparez l'auteur des _Cartas_, p. CLXV, et _Gallia
  Christiana_, t. XII, p. 270.

  [84] Voy. l'article _Basques_, de M. Walckenaer, dans
  l'_Encyclopédie des Gens du Monde_, t. III, p. 117.

Abd-almalek dirigea ses premiers efforts contre la Catalogne, l'Aragon
et la Navarre; ensuite il pénétra dans le Languedoc, et mit les villes
occupées par les Sarrazins en état de défense. Il ne tarda même
pas à reprendre l'offensive. Les invasions des Sarrazins en France
n'avaient pas pu se faire sans relâcher tous les liens de la société.
Le désordre fut surtout sensible en Septimanie et en Provence. Ces
deux provinces, depuis la chute du gouvernement des Goths d'Espagne,
se trouvant privées de toute espèce de gouvernement, quelques hommes
ambitieux du pays avaient profité des circonstances pour se créer
des principautés. Sous le titre de comtes et de ducs, ils s'étaient
rendus maîtres des villes principales, et ils avaient chacun leurs
partisans et leurs intérêts. Pour que l'ordre fût rétabli, il fallait
que ces chefs se missent sous la dépendance soit du duc d'Aquitaine,
soit de Charles-Martel, et ils redoutaient également l'un et l'autre.
Ils firent donc un appel aux Sarrazins de Narbonne, et s'allièrent
avec eux. Parmi ces chefs, on remarquait Mauronte, auquel nos vieilles
chroniques donnent le titre de duc de Marseille, et dont l'autorité
s'étendait sur presque toute la Provence.

Pendant ce tems, Charles-Martel était occupé à faire reconnaître
son autorité en Bourgogne et dans le Lyonnais, deux provinces qui ne
se trouvaient que tout nouvellement comprises dans la dépendance du
royaume d'Austrasie, et où d'ailleurs l'invasion récente des Sarrazins
avait introduit les plus grands désordres. Il confia les postes les
plus importans du pays à ses _leudes_ ou fidèles, et se fit rendre
hommage par toutes les personnes notables. Ensuite il marcha contre
les Frisons, qui avaient de nouveau pris les armes. Il est à déplorer
que la position où se trouvait Charles ne lui permit pas de tourner
tous ses efforts contre les Sarrazins. Parvenu par la violence à la
place éminente de maire du palais, et ayant à se défendre à la fois
contre les ennemis du dehors et du dedans, il avait été obligé de tout
sacrifier pour s'assurer le dévouement de ses soldats. Faute d'autres
moyens, il abandonnait à ses guerriers les biens des églises et des
monastères, et il s'était aliéné le clergé, alors très-puissant. De
plus, il existait une ligne de démarcation entre les habitans d'une
partie du midi de la France, Goths ou Romains, et les habitans du nord,
Francs ou Bourguignons. Voilà comment Charles rencontra en général
si peu de sympathie parmi les populations mêmes qui lui devaient leur
délivrance.

En 734, le gouverneur sarrazin de Narbonne, Youssouf, d'accord
avec Mauronte, passe le Rhône avec des forces considérables, et
s'empare, sans coup férir, d'Arles, où il fait saccager les couvens
des Saints-Apôtres et de la Vierge et détruire le tombeau de
Saint-Césaire[85]. Ensuite il s'avance au coeur de la Provence, et
s'empare, après un long siége, de la ville de Fretta, aujourd'hui
Saint-Remi. Il se dirige de là vers Avignon. En vain les guerriers de
cette ville essayèrent de lui disputer le passage de la Durance; les
Sarrazins surmontèrent tous les obstacles[86]. Avignon se bornait alors
au rocher où fut bâti plus tard le palais des papes; c'est le lieu que
les auteurs arabes paraissent désigner par le nom de _Roche d'Anyoun_.
Une partie de la Provence se trouva en proie aux ravages des barbares,
et cette occupation dura près de quatre ans[87].

  [85] _Gallia Christiana_, t. I, p. 537, 544, 600 et 620.

  [86] Voici en quels termes s'exprime la chronique de l'_Abbaye de
  Moissac_: «Jusseph... Rhodanum fluvium transiit; Arelate civitate
  pace ingreditur, thesaurosque civitatis invadit, et per quatuor
  annos totam Arelatensem provinciam depopulat.» Voy. le recueil
  des _Historiens de France_, t. II, p. 655. On lit également dans
  la continuation de Frédegaire, _ibid._, t. II, p. 456, ces mots:
  «Denuo rebellante gente validissima Ismahelitarum, irrumpenteque
  Rhodanum fluvium, insidiantibus infidelibus hominibus sub dolo et
  fraude mauronto, Avenionem urbem munitissimam ac montuosam Saraceni
  ingrediuntur, illisque rebellantibus ea regione vastata.» Le
  siége de Fretta ne nous est connu que par un roman provençal écrit
  long-tems après l'événement. Voy. l'_Histoire de Provence_, par
  Papon, t. I, p. 85. Mais une armée sarrazine a dû stationner auprès
  de la ville actuelle de Saint-Remy; car on trouve des monnaies
  arabes du tems dans le pays. Voy. la _Description de quelques
  médailles inédites de Massilia_, par M. de Lagoy, Aix, 1834, in-4º,
  p. 23. A l'égard du combat livré sur les bords de la Durance, on
  peut citer à l'appui l'inscription latine qu'on lisait jadis dans
  une chapelle aux environs de Bonpas, et qui était ainsi conçue:
  «Sepultura nobilium avenionensium, qui occubuerunt in bello contra
  Saracenos.» Voy. Bouche, _Histoire de Provence_, Aix, 1664, 2 vol.
  in-fol., t. I, p. 700.

  [87] Maccary, no 704, fol. 72.

Eudes étant mort en 735, Charles-Martel accourut en Aquitaine, et se
fit rendre hommage par ses deux fils.

Sur ces entrefaites, Abd-almalek, satisfait de la tournure que les
affaires des Sarrazins avaient prise en France, était retourné dans
les montagnes des Pyrénées pour achever de dompter les habitans, qui
continuaient à opposer de la résistance. Mais s'étant laissé surprendre
pendant la saison des pluies au milieu des montagnes, il essuya une
défaite complète. A cette nouvelle, le khalife donna le gouvernement de
l'Espagne à Ocba, et il ne resta à Abd-almalek que le commandement des
provinces situées dans le voisinage des Pyrénées.

Les auteurs arabes représentent Ocba comme un homme plein de zèle
pour l'islamisme. Ayant eu le choix entre plusieurs provinces, il
préféra l'Espagne, uniquement par la facilité que ce gouvernement lui
procurerait de se signaler contre les chrétiens. Quand il faisait
un prisonnier, il ne manquait jamais de le solliciter de se faire
musulman. Sous son gouvernement, les Sarrazins du Languedoc établirent
des positions fortifiées dans tous les lieux susceptibles de défense
jusqu'aux rives du Rhône[88]. Ces positions, appelées par les Arabes
_rebath_[89], étaient garnies de troupes, et les musulmans pouvaient
observer de là tout ce qui se passait chez les chrétiens.

  [88] Maccary, no 704, fol. 63 verso, no 705, fol. 4 verso, et
  Ibn-Alcouthya, fol. 61.

  [89] .

C'est sans doute à cette époque que les Sarrazins renouvelèrent leurs
incursions dans le Dauphiné. Saint-Paul-Trois-Châteaux et Donzère se
couvrirent de ruines[90]; Valence fut occupée, et toutes les églises
voisines de Vienne, sur l'une et l'autre rive du Rhône, qui avaient
échappé aux dévastations précédentes, furent réduites en cendres.
Les barbares essayèrent même de se venger sur les provinces de
Charles-Martel de la défaite que ce grand capitaine leur avait fait
essuyer quelques années auparavant. Leurs détachemens, occupant de
nouveau Lyon, envahirent la Bourgogne.

  [90] _Gallia Christiana_, t. I, p. 703 et 737.

Charles-Martel ne pouvait laisser de tels attentats impunis. En
737, se voyant tranquille du côté du nord et de l'Orient, il fit
partir pour Lyon une armée commandée par son frère Childebrand, qui
l'avait puissamment secondé dans toutes ses guerres. En même tems,
il écrivit à Luitprand, roi des Lombards, en Italie, pour réclamer
son secours[91]. Il paraît que les Sarrazins de Provence, favorisés
par Mauronte, s'étaient établis jusque dans les montagnes du Dauphiné
et du Piémont, et que, sans le concours d'une armée venue des bords
du Pô, il eût été impossible aux chrétiens d'éloigner les Barbares.
Childebrand chassa les Sarrazins devant lui, et descendant le Rhône,
commença le siége d'Avignon. Cette ville était alors très-forte,
et Childebrand fut obligé de recourir aux machines en usage dans ce
tems-là. Bientôt Charles lui-même s'avança avec une nouvelle armée. En
même tems Luitprand attaqua les Sarrazins du côté de l'Italie[92]. La
ville d'Avignon fut prise d'assaut, et les Sarrazins qui la défendaient
furent passés au fil de l'épée[93]. Charles se hâta de traverser le
Rhône, et s'avança jusqu'à Narbonne. Celui qui commandait dans cette
célèbre cité se nommait, suivant nos vieilles chroniques, Athima. Les
passages des Pyrénées étant interceptés par la population chrétienne
en armes, l'Espagne et la Septimanie ne communiquaient entre elles
que par mer. A la nouvelle du danger qui menaçait Narbonne, Ocba
envoya par eau une armée commandée par Amor[94]. Cette armée débarqua
à quelque distance de la ville, du côté du midi. Aussitôt Charles
marcha à sa rencontre avec une partie de ses forces. L'action eut lieu
un dimanche, sur les bords de la rivière de Berre, dans la vallée
de Corbière, à quelques lieues de Narbonne. L'armée musulmane était
postée sur un lieu élevé, et l'émir qui la commandait, fier du nombre
de ses soldats, avait négligé de prendre aucune précaution. Charles ne
lui laissa pas le tems de se reconnaître, et l'attaqua avec la plus
grande impétuosité. La défaite des Sarrazins fut complète; leur chef
lui-même resta parmi les morts. En vain ceux qui avaient échappé au
carnage essayèrent de regagner leurs vaisseaux à travers les étangs
qui avoisinent la cité. Les Francs, montant sur des barques, les
poursuivirent à coup de traits, et bien peu parvinrent à se sauver dans
la ville[95].

  [91] Paul Diacre, dans le grand recueil de Muratori, t. I, p. 508.

  [92] L'épitaphe de Luitprand, à Pavie, était en vers latins et
  renfermait ces mots:

            .....Deinceps tremuere feroces
        Usque Saraceni, quos dispulit impiger, ipso,
        Cum premerent Gallos, Carolo poscente juvari.

                Voy. Sigonius, _de Regno Italiæ_, ann. 743.

  [93] Voici en quels termes le continuateur de Frédegaire rend
  compte de la prise d'Avignon: «Carolus urbem aggreditur, muros
  circumdat in modum Hierico cum strepitu hostium et sonitu tubarum,
  cùm machinis et restium funibus super muros et ædium mænia irruunt,
  urbem succendunt, hostes capiunt, interficientes trucidant.» Voy.
  le recueil des _Historiens des Gaules_, t. II, p. 456.

  [94] Isidore de Beja, p. LX.

  [95] Comparez la continuation de Frédegaire, tom. II du recueil des
  _Historiens de France_, p. 456, la chronique de Moissac, _ibid._,
  p. 656, et Maccary, manuscrits arabes, no 704, fol. 72, recto.

Malgré ce brillant succès, la garnison de Narbonne continua à se
défendre, et Charles, dont le caractère ne s'accommodait pas des
lenteurs d'un siége, qui d'ailleurs était appelé d'un autre côté par
le caractère indomptable des Frisons et des Saxons qu'il avait si
souvent vaincus, renonça à prendre une ville dont tout concourait
alors à rendre l'accès difficile. Mais en s'éloignant, il résolut de
désarmer la population chrétienne du pays dont les dispositions lui
étaient suspectes, et de mettre les Sarrazins dans l'impossibilité de
s'établir d'une manière solide ailleurs qu'à Narbonne. Il fit raser
les fortifications de Béziers, d'Agde et d'autres cités considérables.
Nîmes, chose déplorable, Nîmes vit ses magnifiques portes renversées,
et une partie de son amphithéâtre qui, par ses dimensions et sa
solidité, aurait pu servir de boulevart aux barbares, livrée aux
flammes. Le même traitement fut fait à Maguelone, ville qui, à une
époque où Montpellier n'existait pas encore, présentait un aspect
imposant, et qui d'ailleurs, par la commodité de son port, offrait un
lieu de retraite aux navires sarrazins venus d'Espagne et d'Afrique.
Telle était la défiance de Charles, qu'il emmena avec lui, outre un
grand nombre de prisonniers sarrazins, plusieurs otages choisis parmi
les chrétiens du pays[96].

  [96] Comparez le chroniqueur de Moissac et le continuateur de
  Frédegaire. L'histoire se tait au sujet de Carcassonne. Il est
  probable que cette ville, alors bâtie au haut du rocher où se voit
  encore la cathédrale et défendue par le cours de l'Aude, ne tarda
  pas à retomber au pouvoir des chrétiens.

Il est certain que l'autorité de Charles fut vue de très mauvais
oeil, dans le midi de la France. Les populations qui se glorifiaient
d'avoir conservé une partie des institutions et de la civilisation
romaines, regardaient comme des barbares les hommes du nord, encore
empreints de la rudesse germanique. Le clergé surtout, tant dans
le nord que dans le midi, ne pardonnait pas à Charles la manière
arbitraire dont il disposait des biens ecclésiastiques. Les Sarrazins,
dans leurs invasions, avaient dévasté la plupart des églises et des
couvens, et avaient aliéné les biens affectés à ces établissemens.
Charles, en chassant les Sarrazins, ne rétablit pas le clergé dans
ses possessions; mais il distribua les terres et les maisons à ses
hommes d'armes. Au grand scandale des personnes pieuses, la plupart des
siéges épiscopaux et des monastères restèrent vacans, faute de moyens
d'entretien. L'histoire fait mention de Wilicarius, évêque de Vienne,
qui, après l'expulsion des Sarrazins, essaya de reprendre possession
de son siége. Mais, trouvant tous les biens des églises au pouvoir des
laïques, il se retira dans le Valais, où on le nomma abbé du monastère
de Saint-Maurice[97]. Ces abus ne furent réformés que peu à peu et
quelques années après, sous Pepin et sous Charlemagne.

  [97] Charvet, _Histoire de la sainte église de Vienne_, p. 147.

Dans un autre tems, le clergé, menacé dans son existence, aurait fait
un appel au zèle des fidèles; mais à en juger par le peu de témoignages
qui nous restent de cette époque reculée, les ecclésiastiques en
général se bornèrent à représenter les fléaux sous lesquels la
chrétienté gémissait, comme une juste punition de Dieu, pour la
corruption des hommes, et à exhorter les pécheurs à revenir au sentier
de la vertu[98]. Il y eut pourtant des ecclésiastiques qui, entraînés
par leur humeur belliqueuse, s'attachèrent à la personne de Charles, et
l'accompagnèrent dans ses guerres contre les ennemis de la foi. Tel fut
Hainmarus, évêque d'Auxerre, dont les vastes propriétés s'étendaient
sur une grande partie de la Bourgogne, et qui, dédaignant de
s'assujétir au service des autels, laissa à un autre l'administration
de son diocèse, et alla signaler la vigueur de son bras du côté des
Pyrénées[99].

  [98] Voy. la _Lettre de saint Boniface_, archevêque de Mayence, à
  Ethelbaldus, roi de Mercie, en Angleterre, vers l'an 745, recueil
  de Ferrarius, 1605, in-4º, p. 76. Voy. aussi différens passages des
  capitulaires de Charlemagne, édition de Baluze, t. I, p. 413, 526,
  1056 et 1227.

  [99] _Gallia Christiana_, t. XII, p. 270.

Après le départ de Charles, Mauronte qui avait pris la fuite, se montra
de nouveau en Provence, et renoua ses relations avec les Sarrazins.
Charles l'ayant appris, résolut de purger tout-à-fait cette contrée des
germes de troubles qui la désolaient depuis si long-tems. En 739, il
reparut dans le pays avec son frère Childebrand. Mauronte fut chassé de
toutes les positions qu'il occupait. Les côtes de la mer où les hommes
turbulens auraient pu se cacher, furent visitées avec le plus grand
soin. Charles fit occuper Marseille par une partie de ses troupes,
et les Sarrazins de Narbonne n'osèrent plus s'avancer au-delà du
Rhône[100].

  [100] Continuation de Frédegaire, recueil des _Historiens des
  Gaules_, t. II, p. 457.

On manque de renseignemens certains sur la manière dont les Sarrazins
s'étaient conduits dans l'intérieur de la Provence. Il est probable
que, par considération pour Mauronte, qui les avait appelés et qui
aspirait à être maître du pays, ils ne se livrèrent pas aux mêmes
violences qu'en d'autres contrées[101].

  [101] Les détails qu'on lit dans la vie de saint Porcaire, et qui
  sont relatifs aux dévastations commises par les Sarrazins dans
  l'intérieur de la Provence, nous paraissent devoir se rapporter à
  l'occupation du pays par les barbares, postérieurement à l'an 889.
  Voy. le recueil des _Bollandistes_, 12 août, p. 737. Il en est de
  même des autres récits du même genre. Il sera question plus tard de
  ces mêmes récits.

Malheureusement, il se forma alors pour la Provence et le Languedoc
une autre source de calamités, qui, pendant plusieurs siècles, ne
laissèrent presque pas de repos aux côtes du midi de la France. Nous
voulons parler des descentes que les Sarrazins d'Espagne et d'Afrique
commencèrent à faire par mer.

Les Arabes, à l'époque de leur plus grand enthousiasme guerrier,
n'avaient pas songé à profiter de la voie que leur offrait la mer,
pour aller porter la guerre chez les ennemis de leur foi. De tout
tems les nomades de l'Arabie ont eu de l'éloignement pour l'élément
humide. Habitués à la vie indépendante du désert, ils croiraient faire
outrage à leur liberté, s'ils consentaient à s'enfermer dans un frêle
bâtiment. Aussi, toutes les tentatives qui, dans l'antiquité, furent
faites pour établir des flottes sur la mer Rouge et le golfe Persique,
furent-elles l'ouvrage des Phéniciens et d'autres peuples étrangers.
Cette répugnance pour la mer était partagée par Mahomet, et telle est
encore la manière de voir de beaucoup de ses disciples. Les musulmans,
façonnés en général à l'esprit de fatalisme, ne peuvent voir sans pitié
les mouvemens continuels que se donnent certains hommes pour accroître
leur fortune ou pour satisfaire leur curiosité; et quelques docteurs
sont allés jusqu'à dire que, dès l'instant qu'un homme s'est décidé
plusieurs fois à se mettre en mer, il peut être considéré comme étant
privé de son bon sens, et comme n'étant plus recevable à faire admettre
son témoignage en justice[102].

  [102] Voy. nos _Extraits d'auteurs arabes relatifs aux guerres des
  Croisades_, Paris, 1829, p. 370 et 476.

Cependant quand les Arabes eurent conquis la Syrie, l'Égypte et
l'Afrique, et que l'étendard des nomades flotta dans les ports de Tyr,
de Sidon, d'Alexandrie et de Carthage, ils eurent une marine à leur
disposition; et il était naturel que les renégats et les aventuriers
de tous les pays leur donnassent l'idée de se livrer à des expéditions
maritimes. Dès l'année 648, quinze ans après la mort du prophète,
le gouverneur de Syrie, Moavia, fit faire une descente dans l'île de
Chypre. Une autre expédition fut faite, en 669, dans l'île de Sicile;
et depuis ce moment les provinces maritimes de l'empire grec, sans
excepter Constantinople, dans les guerres des empereurs avec les
musulmans, eurent autant à souffrir des attaques faites par mer que des
attaques faites par terre.

Dans l'origine les navires sarrazins furent montés en général par
des renégats et des aventuriers de toutes les religions. Mais bientôt
les musulmans prirent part à ces expéditions, sources inépuisables de
richesses; et comme la plupart d'entre eux, tout en faisant du butin,
croyaient faire une action agréable à Dieu, plus l'entreprise leur
présentait de danger, plus elle leur parut méritoire. On a vu que
le prophète n'avait jamais songé à ce moyen d'étendre sa religion.
Néanmoins les personnes pieuses qui avaient besoin d'être excitées,
ne tardèrent pas à pouvoir invoquer en faveur de leur zèle nouveau
plusieurs témoignages propres à redoubler leur enthousiasme. On
commença à raconter que le prophète s'étant un jour endormi dans
la maison d'un de ses compagnons d'armes, avait vu dans son sommeil
quelques-uns des siens faisant des courses sur mer pour le triomphe
de l'islamisme, et que, dans la joie qu'il eut de les voir entourés
de captifs, il s'éveilla en sursaut, célébrant la gloire d'une telle
entreprise. Aussi quelques années après, lorsque Moavia fit son
expédition contre l'île de Chypre, Omm-Heram, veuve de ce compagnon du
prophète, voulut avoir part aux mérites d'une tentative si sainte; et
comme Omm-Heram mourut dans le cours de l'expédition, les musulmans
lui élevèrent un tombeau, où dans la suite ils allaient implorer la
miséricorde de Dieu, lorsque la terre manquait d'eau.


On rapportait encore qu'en 716, lorsque la grande flotte qui alla
assiéger Constantinople partit d'Alexandrie, un des fils du khalife
Omar, qui se trouvait alors dans le port, demanda à l'amiral ce qu'il
pensait des péchés dont la plupart des hommes de l'équipage devaient
avoir l'ame chargée; l'amiral ayant répondu qu'à l'exemple de chacun de
nous, ils devaient avoir leurs péchés pendus au cou: «Non pas pour ces
hommes-ci, s'écria le fils d'Omar; j'en jure par celui qui tient mon
ame dans ses mains, ils ont laissé leurs péchés sur le rivage.»

D'après le récit des docteurs musulmans, Mahomet aurait dit que la
guerre sacrée faite par mer a dix fois plus de mérite que la guerre
faite par terre, et que ceux qui devaient venir après lui étant privés
de la faveur de combattre sous ses yeux, jouiraient des mêmes avantages
s'ils se livraient aux expéditions maritimes. Mahomet aurait encore dit
que le musulman qui meurt en combattant sur terre éprouve l'effet d'une
piqûre de fourmi, tandis que celui qui meurt sur mer reçoit la même
sensation que l'homme à qui, au moment d'une soif ardente, on présente
de l'eau fraîche mêlée avec du miel. C'est par une suite de la même
idée qu'on fait dire à Ayescha, femme chérie du prophète, que, si elle
avait été homme, elle se serait vouée à la guerre sacrée sur mer[103].

  [103] Pour tous les détails qu'on vient de lire, voyez le traité
  arabe destiné à exciter les musulmans à faire la guerre aux peuples
  d'une autre religion que la leur, et intitulé: _les Routes de
  l'empressement vers les rendez-vous des Amans, et le Guide de la
  Passion vers le séjour de la Paix_. Cet ouvrage a été imprimé au
  Caire, l'an 1242 de l'hégire (1826 de J.-C.). Voy. la notice que
  nous en avons donnée, dans le _Nouveau Journal Asiatique_, t. VIII,
  p. 337, et t. IX, p. 189.

Les premières expéditions maritimes faites par les musulmans partirent
des ports de Syrie et d'Égypte, et furent surtout dirigées contre les
provinces de l'empire grec, presque en guerre continuelle avec les
khalifes. Lorsque la ville de Carthage tomba au pouvoir des Arabes,
il ne paraît pas que les vainqueurs songeassent d'abord aux avantages
que leur offrait cette fameuse cité pour se rendre maîtres du bassin
de la mer Méditerranée. Ils y songeaient si peu que leur chef,
voulant bâtir une ville qui leur servît d'asile au besoin, choisit
l'emplacement de Cayroan, à plusieurs journées de la côte[104]. Moussa,
gouverneur d'Afrique, à l'époque où il envahit l'Espagne, n'avait à sa
disposition que quatre navires, et il fallut que ces navires allassent
et revinssent plusieurs fois pour transporter l'armée musulmane d'un
côté du détroit de Gibraltar à l'autre[105]. Mais Moussa comprit tout
de suite la nécessité d'avoir une flotte à ses ordres pour maintenir
les communications libres entre la Péninsule et les rivages africains;
aussi il se hâta de faire construire des vaisseaux dans tous les ports
de son vaste gouvernement. Depuis Barcelonne jusqu'à Cadix, les côtes
espagnoles offraient plusieurs ports excellens. Il en était de même
des bords africains, depuis le détroit de Gibraltar jusqu'à Tripoli
de Barbarie. En 736, un gouverneur d'Afrique fit construire à Tunis
un arsenal formidable. C'est alors que Carthage vit disparaître son
antique renommée devant la nouvelle cité.

  [104] _Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du
  Roi_, t. II, p. 157.

  [105] Ibn-Alcouthya, fol. 52 verso.

En Espagne, il y avait un émir chargé spécialement de la direction des
flottes. Cet émir portait le titre d'_émir-alma_, ou d'émir de l'eau.
C'est probablement de là qu'est venu notre mot _amiral_[106].

  [106] Novayry, manuscrits arabes de la Bibliothèque royale, ancien
  fonds, no 702, fol. 10 verso.

Les auteurs arabes font mention d'une expédition envoyée par Moussa
dans l'île de Sardaigne, dès l'année 712. Les auteurs chrétiens parlent
d'une descente faite deux ans auparavant dans l'île de Corse[107].
Ces deux îles, ainsi que celle de Sicile, avaient long-tems dépendu
des empereurs de Constantinople; mais à mesure que la puissance de
ces princes s'affaiblit, des pays aussi éloignés du siége de l'empire
se trouvèrent abandonnés à leurs propres forces; aussi les flottes
sarrazines, pour qui ces îles étaient un lieu de relâche commode,
durent n'y rencontrer qu'une faible résistance. Les barbares se
bornèrent d'abord à piller les églises et les maisons des riches. Ces
moyens commençant à s'épuiser, ils firent des courses dans l'intérieur,
massacrant les hommes qui résistaient, et emmenant les femmes et les
enfans en esclavage.

  [107] Un auteur corse du quinzième siècle a prétendu que les
  Sarrazins étaient entrés dans l'île de Corse dès le tems de
  Mahomet, et qu'ils occupèrent l'île sans interruption jusqu'à
  Charlemagne. Ce récit est controuvé.

La première descente que les Sarrazins firent sur les côtes de France
eut lieu dans l'île de Lerins, aux environs d'Antibes; mais on est
incertain sur l'année où cette descente eut lieu. Les auteurs varient
depuis l'an 728 jusqu'en 739. Voici de quelle manière ce malheureux
événement est raconté.

L'île de Lerins était alors célèbre dans toute la chrétienté par
son couvent de moines, qui ne cessait pas de fournir à l'Église des
docteurs, des évêques et des martyrs. En ce moment, le couvent était
sous la conduite de saint Porcaire, et l'on y comptait cinq cents
moines venus de la France, de l'Italie et des autres contrées de
l'Europe, non compris un certain nombre d'enfans qui venaient s'y
former à la culture des lettres. Aux approches des pirates, saint
Porcaire fit embarquer les enfans et les plus jeunes des religieux pour
l'Italie. Quant au reste des moines, le saint, qui n'avait peut-être
ni le tems ni les moyens de les conduire ailleurs, les assembla et
les exhorta à attendre les Sarrazins, se résignant d'avance au sort
que ces barbares voudraient leur réserver; tous consentirent à rester,
excepté un seul, qui alla se cacher dans une grotte. Les Sarrazins, en
arrivant, se mirent à parcourir l'île, croyant y trouver de grandes
richesses. Comme ils ne rencontrèrent que de vils habits et d'autres
objets de peu de valeurs, ils déchargèrent leur fureur sur les moines,
qu'ils accablèrent de coups. En même tems ils se mirent à briser
les croix, renversèrent les autels et détruisirent les édifices. Ne
pouvant tirer aucun parti des vieux religieux, ils voulurent au moins
emmener les jeunes; et, pour les forcer à embrasser l'islamisme, ils se
livrèrent devant eux à l'égard des vieux à tout ce que la violence peut
suggérer; mais leurs menaces comme leurs promesses furent inutiles;
jeunes et vieux, tous restèrent fidèles à leur religion. Alors les
barbares les mirent à mort, et ne laissèrent en vie que les quatre
plus jeunes et les mieux faits, qu'ils embarquèrent sur leurs navires.
Heureusement le vaisseau sur lequel les moines étaient montés aborda
sur la côte voisine, au port d'Aguay[108], et les quatre religieux
profitèrent de l'occasion pour se sauver dans les bois, d'où retournant
dans l'île de Lerins, ils rétablirent le couvent[109].

  [108] _Portus Agathonis._

  [109] La fête de saint Porcaire et de ses compagnons est célébrée
  au 12 août. Voy. le recueil des _Bollandistes_. Voy. aussi la _Vie
  de saint Honorat_, en vers provençaux, par le troubadour Raimond
  Féraud.

Charles-Martel étant mort en 741, son fils Pepin-le-Bref, qui lui
succéda dans le poste de maire du palais, consacra les premières
années de sa puissance à faire reconnaître son autorité, tant dans
l'Aquitaine, possédée par les enfans d'Eudes, que dans la France
septentrionale et les provinces situées au-delà du Rhin. Les Sarrazins
auraient pu profiter d'une aussi belle occasion pour renouveler leurs
funestes tentatives contre les provinces méridionales de la France;
mais il survint parmi eux des divisions qui les mirent pour long-tems
hors d'état de rien entreprendre.

On a vu que dans le principe les armées des conquérans s'étaient
formées des élémens les plus hétérogènes. Chaque détachement avait son
langage particulier, ses croyances, ses intérêts. La discorde ne tarda
pas à éclater entre les Arabes et les Berbers. Les Berbers prétendaient
avoir contribué autant que les autres aux conquêtes précédentes, et ils
se plaignaient de n'avoir pas été traités aussi bien.

Les Arabes eux-mêmes ne s'entendaient pas entre eux. On sait que de
tout tems les nomades ont mis une grande importance à connaître la race
et la tribu à laquelle ils appartiennent. C'est ce qui fait que, dans
leurs chroniques nationales, le nom de chaque individu est accompagné
de celui de son père et du nom de la tribu à laquelle il doit son
origine. Les Arabes admettent parmi eux deux races bien distinctes,
l'une descendant de Yactan ou Kahtan, petit-fils de Sem, fils de
Noé, et l'autre d'Ismaël, fils d'Abraham. Les Kahtanites, pour se
distinguer des autres, reçurent le titre d'_Ariba_ ou d'_Arabes_ par
excellence. Ils occupaient jadis l'est et le sud-ouest de l'Arabie,
particulièrement le Yémen ou Arabie-Heureuse, d'où ils furent encore
surnommés _Yemenis_. Les Ismaélites, descendant d'Ismaël par ses
rejetons Cayssy et Modhar, furent désignés par les titres de _Cayssys_
et de _Modharys_. Ils s'étaient établis de préférence dans le Hedjaz,
auprès de la Mecque et de Médine, et ils rappelaient avec orgueil
l'honneur qu'ils avaient eu de compter Mahomet dans leurs rangs. De
tout tems un vif sentiment de jalousie exista entre les deux races,
et l'esprit de faction, après avoir ensanglanté l'Arabie, l'Égypte, la
Syrie, pénétra jusqu'en Espagne et en France.

Tout-à-coup les conquérans coururent aux armes, et Arabes et
Berbers, Cayssys et Yemenys, chaque faction se décida pour le parti
qui convenait le mieux à ses intérêts. Le signal de cette vaste
conflagration partit de l'Afrique. Dans les premiers tems de la
conquête, les généraux arabes voulant attirer les populations,
s'étaient relâchés de leur sévérité envers les hommes qui se
soumettaient volontairement. Non seulement ils avaient laissé les
Berbers libres de professer leur religion, mais ils avaient réduit
l'impôt que ceux-ci étaient obligés de payer; ils les avaient même
quelquefois exemptés de toute charge, se contentant d'enrôler les
hommes en état de porter les armes. A l'époque dont il est question
ici, c'est-à-dire en 737, le gouverneur d'Afrique, pensant qu'il était
tems de faire disparaître toutes ces distinctions, annonça l'intention
de suivre dans toute leur rigueur les leçons laissées par le prophète,
et voulut obliger les Berbers à acquitter le droit établi par la
loi[110]. Or, ce droit consistait à payer deux et demi pour cent pour
les biens meubles, tels que le bétail et l'argent, seule richesse qui
puisse exister chez les nomades[111]. Les Berbers, habitués à toute
l'indépendance du désert, traitèrent ce droit de tyrannique, et prirent
les armes pour s'en affranchir. On les vit accourir du fond des déserts
situés au midi de l'Atlas, nus jusqu'à la ceinture, et montés sur leurs
chevaux, petits de taille, mais très-légers à la course, montrant la
plus grande valeur pour la défense de leur liberté.

  [110] Novayry, no 702, fol. 11 verso.

  [111] De tout tems les nomades se sont refusés à toute espèce
  d'impôts; il fallut toute l'adresse de Mahomet pour y soumettre
  les Arabes bédouins, et ceux-ci s'en affranchirent dans la suite.
  Comparez Gagnier, _Vie de Mahomet_, t. III, p. 119; les _Annales
  d'Aboulfeda_, tom. I, p. 214, et Burckhardt, _Voyages en Arabie_,
  traduction française, t. II, p. 26 et 296.

Les Berbers ne pouvant être domptés, le gouverneur de l'Espagne, Ocba,
traversa le détroit pour aider à les ramener à l'obéissance, et cette
retraite ne contribua pas peu à faciliter les succès de Charles-Martel
dans le midi de la France. Ocba étant mort, son prédécesseur
Abd-almalek le remplaça.

Cependant les efforts des Berbers n'avaient pu être réprimés, et une
partie des troupes arabes, battues sur tous les points, avaient été
obligées de chercher un refuge en Espagne. A cette nouvelle, les Arabes
et les Berbers établis dans la Péninsule et en France, et qui, en
récompense de leurs exploits, avaient reçu des terres considérables,
craignirent que l'arrivée de ces nouveaux venus n'occasionât un second
partage des terres. Aussitôt ils coururent aux armes et se disposèrent
à repousser par la force les Arabes d'Afrique. Un seul fait donnera une
idée de l'acharnement qui régnait parmi les conquérans. Le gouverneur
Abd-almalek étant tombé au pouvoir du parti opposé, fut attaché à un
gibet sur le pont de Cordoue, et sa tête fut exposée entre un cochon
et un chien. Le commandant de Narbonne, Abd-alrahman, s'était déclaré
pour Abd-almalek. Impatient de venger sa mort, il prit avec lui toutes
les troupes dont il pouvait disposer, et se rendit à marches forcées
en Andalousie. L'action eut lieu aux environs de Cordoue. L'armée
d'Abd-alrahman se montait, dit-on, à cent mille hommes. Au plus fort
du combat, Abd-alrahman, qui était un très-habile tireur, lança un
trait au général ennemi, et le tua. Après cet exploit, il rentra dans
Narbonne[112].

  [112] Ibn-Alcouthya, fol. 7 verso.

Les khalifes de Damas étaient hors d'état de rétablir l'ordre à une
distance si éloignée. Des partis rivaux se formaient dans les provinces
orientales de l'empire, et les nombreuses armées envoyées du côté de
l'Occident avaient fini par épuiser les khalifes eux-mêmes[113].

  [113] Voy. les annales d'Aboulfeda, en arabe et en latin,
  Copenhague, 1789, t. I, p. 468 et suiv.

Ces guerres cruelles, malgré l'inaction de Pepin, ne restèrent pas
sans influence sur le sort de la Septimanie. Les Sarrazins de Narbonne
avaient repris possession de Nîmes et des villes voisines; mais ces
villes finirent par se dégarnir presque de troupes, et les commandans
furent obligés de s'en remettre sur beaucoup de points aux chrétiens
du pays. Les Goths, qui formaient encore la partie principale de
la population, recouvrèrent une partie de leur ancien crédit. C'est
alors qu'on voit les villes du Languedoc, telles que Béziers, Nîmes,
Maguelone, bien que soumises au pouvoir des Sarrazins, avoir leur comte
particulier et une administration qui leur était propre[114].

  [114] Voy. l'_Histoire du Languedoc_, par dom Vaissette, et
  l'_Histoire de Nîmes_, par Menard. Il sera question de ces mêmes
  faits plus tard.

Un changement analogue eut lieu chez les chrétiens des Asturies, de
la Navarre et des autres provinces septentrionales de l'Espagne. Ces
hommes généreux commencèrent à combiner leurs efforts, et jouirent
enfin de quelque indépendance. En 747, un émir appelé Youssouf étant
parvenu, non sans peine, à se mettre à la tête du gouvernement de
l'Espagne, il fit partir son fils Abd-alrahman pour les Pyrénées, afin
de soumettre les populations chrétiennes en armes; mais les chrétiens
résistèrent avec succès.

Les communications entre les Sarrazins de Narbonne et le siége du
gouvernement étant interceptées, la Septimanie ne pouvait tarder à
secouer le joug musulman. Ce pays était également convoité par le fils
d'Eudes, Vaifre, duc d'Aquitaine, et par Pepin. En 751, Vaifre fit une
incursion du côté de Narbonne. Mais tel était l'ascendant que prenait
chaque jour Pepin, que lui seul pouvait offrir aux habitans quelque
garantie de repos et de prospérité. Il venait de se faire accorder
par le pape le titre de roi, et ce titre que Charles-Martel, malgré
ses victoires, n'avait osé s'arroger, le relevait encore aux yeux des
peuples.

En 752 Pepin se rendit avec une armée en Languedoc, et un seigneur
goth, appelé Ansemundus, lui livra les villes de Nîmes, Agde,
Maguelone et Béziers[115]. Tous les efforts de Pepin purent alors se
diriger contre Narbonne; et comme cette ville était en état d'opposer
une longue résistance, il se contenta de laisser quelques troupes,
commandées par Ansemundus, pour en faire le blocus. Une circonstance
qui ralentit beaucoup les progrès des troupes françaises, ce fut d'une
part la mort d'Ansemundus qui se laissa surprendre par les Sarrazins
dans une embuscade, de l'autre une horrible famine qui désola le midi
de la France et l'Espagne. La disette des vivres devint telle, que les
mouvemens des armées en furent suspendus[116].

  [115] Chronique de Moissac dans le recueil des _Historiens de
  France_, t. V, p. 68.

  [116] Comparez la chronique de Moissac, dans le recueil de dom
  Bouquet, et Ibn-Alcouthya, fol. 75.

Sur ces entrefaites les khalifes ommiades, qui, ainsi qu'on l'a vu,
résidaient à Damas, furent renversés, et firent place à une famille
rivale qui descendait d'Abbas, oncle du prophète. Les nouveaux khalifes
ne tardèrent pas à s'établir à Bagdad, sur les bords du Tigre; ce sont
eux qui portèrent la gloire du nom musulman au plus haut degré. Quant
à la dynastie vaincue, elle fut proscrite, et disparut au milieu des
supplices. Un seul rejeton de cette famille, qui avait tant contribué
à étendre les conquêtes de l'islamisme, échappa aux recherches des
bourreaux. Réfugié en Afrique, il resta quelque tems caché parmi les
tribus berbères. Apprenant ensuite les désordres qui avaient lieu en
Espagne, il se mit en relation avec quelques émirs; bientôt même, il
débarqua sur les côtes de Malaga, et les enfans des conquérans, établis
la plupart en Andalousie, le reçurent comme un libérateur. On était
alors en 755. Le prince s'appelait Abd-alrahman, ce qui signifie en
arabe le _serviteur du miséricordieux_[117]. En effet, tel était alors
l'esprit qui dominait chez les musulmans, que leur nom renfermait le
plus souvent un sens pieux, par exemple, Abd-allah ou serviteur de
Dieu, etc.

  [117] Abd-alrahman avait pour père un prince ommiade, appelé
  _Moavia_, et d'après l'usage des arabes on l'appelait quelquefois
  _fils de Moavia_, Ebn-Moavia, d'où nos vieux chroniqueurs ont fait
  par corruption _Benemaugius_.

Abd-alrahman et ses descendans, étaient destinés à donner le plus
grand éclat à la domination mahométane en Espagne. C'est sous eux que
se forma la civilisation maure, dont il reste encore des monumens si
imposans; jusque-là, les conquérans avaient été trop occupés de leurs
croyances fanatiques ou de leurs guerres intestines, pour rien édifier
de grand. Mais Abd-alrahman et ses enfans devaient avoir long-tems à
combattre en Espagne l'esprit de faction irrité par la différence des
races et la diversité des intérêts. D'ailleurs tous les pays musulmans,
sans excepter l'Afrique jusqu'à l'Océan atlantique, s'étaient soumis
sans résistance à la révolution qui venait de s'opérer dans les
provinces orientales de l'empire. Abd-alrahman, bien qu'investi d'une
autorité indépendante, qui comprenait le spirituel aussi bien que le
temporel, se trouva réduit à une partie de l'Espagne; voilà sans doute
ce qui l'empêcha de s'arroger le titre de khalife, et qui jusqu'au
commencement du dixième siècle engagea ses successeurs à se contenter
du simple titre d'émir[118]. La capitale de ces princes était Cordoue,
qui ne tarda pas à devenir le centre des lumières et des arts.

  [118] C'est à tort qu'Assemani, trompé par des écrivains arabes
  modernes, a soutenu le contraire. Voy. le recueil intitulé _Italicæ
  Historiæ scriptores_, Rome, 1752, t. III, p. 135 et suiv.

Dès qu'Abd-alrahman vit son autorité un peu raffermie, il songea à la
ville de Narbonne qui était vivement pressée par les soldats de Pepin.
Un corps considérable de troupes, commandé par un chef nommé Soleyman,
s'avança vers les Pyrénées, pour porter secours à la place. Mais les
Sarrazins furent surpris au milieu des montagnes et taillés en pièces.

Enfin, les chrétiens de Narbonne qui formaient la masse de la
population, et qui avaient beaucoup à souffrir du blocus, prirent la
résolution de s'affranchir du joug qui pesait sur eux. On ignore les
détails de cet événement[119]. On sait seulement qu'ils entrèrent
secrètement en négociation avec Pepin, et qu'ils obtinrent de lui la
promesse qu'on les laisserait libres de se gouverner d'après leurs
lois gothes. Alors ils profitèrent d'un moment où les soldats sarrazins
n'étaient pas sur leurs gardes, et les massacrèrent; en même tems ils
ouvrirent les portes de la ville aux Français[120]. On était alors en
759. Dès ce moment, le royaume fut entièrement purgé de la présence des
barbares, et Pepin laissa des troupes considérables dans le pays, pour
en défendre l'accès[121].

  [119] De longs détails à ce sujet existent, il est vrai, dans le
  roman de Philomène, publié à Florence, par M. Ciampi, en 1823,
  sous le titre de _Gesta Caroli Magni ad Carcassonam et Narbonam_.
  L'auteur prétend écrire par ordre de Charlemagne; mais cet ouvrage,
  rédigé originairement en provençal, et où l'auteur place sous
  Charlemagne des événemens qui avaient eu lieu sous son père Pepin
  et sous Charles-Martel, a été composé au plutôt dans le douzième
  siècle et ne mérite aucune foi.

  [120] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 69 et 335.

  [121] Voy. dom Bouquet, t. V, p. 6. Si on en croyait certains
  auteurs, il serait resté quelques partis de Sarrazins dans le
  Dauphiné, le comté de Nice et dans la chaîne des Alpes; et ces
  partis se seraient maintenus en silence pendant les règnes de
  Pepin et de Charlemagne. Il est fait mention dans divers ouvrages
  relatifs au Dauphiné de l'occupation de Grenoble et des pays
  voisins par les Sarrazins. D'un autre côté, un historien de
  l'abbaye de Lerins (Vincent Barral, part. Ire, p. 132) suppose
  les Sarrazins établis à Nice, et les fait chasser du pays par
  Charlemagne, aidé par son prétendu neveu, appelé Siagrius. Voy. le
  _Gallia Christiana_, t. III, p. 1275. C'est ce qui a fait croire
  à quelques auteurs que les Sarrazins n'ont jamais été entièrement
  chassés du Dauphiné, depuis Charles-Martel jusqu'au commencement du
  dixième siècle, époque où de nouveaux barbares, maîtres des côtes
  de Provence, s'avancèrent jusqu'en Piémont et en Suisse. Cette
  opinion, mise d'abord en avant par certains auteurs de romans de
  chevalerie, qui voulaient accumuler sous le règne de Charlemagne
  les principaux événemens de notre histoire, a été accueillie par
  les anciennes familles dont la fortune remonte à la part glorieuse
  que leurs ancêtres prirent aux guerres faites aux barbares, et qui
  étaient flattées de pouvoir faire remonter aussi loin la date de
  leur origine. Voy. l'_Histoire généalogique des pairs de France_,
  par M. de Courcelles, aux articles _d'Agoult_, _Clermont-Tonnerre_,
  etc. Mais cette opinion ne repose sur aucun témoignage
  contemporain, et l'on ne peut pas croire que si elle avait eu
  quelque fondement, des princes tels que Charlemagne et ses enfans
  eussent négligé de purger le coeur de leurs états de la présence
  des infidèles, eux qui allaient les attaquer dans leur propre pays.



DEUXIEME PARTIE.

INVASIONS DES SARRAZINS EN FRANCE, DEPUIS LEUR EXPULSION DE NARBONNE
JUSQU'A LEUR ÉTABLISSEMENT EN PROVENCE, EN 889.


L'époque que nous allons parcourir offre un caractère tout différent de
celle qui précède. On a vu que les Sarrazins, en pénétrant en France,
avaient non seulement l'intention de la conquérir et d'y faire fleurir
l'islamisme, mais que leur projet était de subjuguer tout le reste de
l'Europe, et de faire de cette partie du monde qui, sous les Romains,
avait menacé d'envahir l'Univers, une simple province du nouvel empire.
Il ne faut pas oublier que les chefs de l'armée conquérante étaient en
général originaires de l'Arabie, de la Syrie et de la Mésopotamie; le
centre de leur religion et celui de leur puissance était en Orient;
et leurs pensées ainsi que leurs souvenirs devaient les ramener vers
les mêmes lieux. Aucune difficulté n'arrêtait des hommes qui avaient
pris part à des conquêtes sans exemple. Plus une contrée était vaste
et peuplée, plus ils y voyaient des chances de gloire et de mérite aux
yeux de Dieu.

Le tableau change avec l'époque que nous allons retracer. Le nouveau
dominateur de l'Espagne avait vu sa famille renversée du trône en
Syrie, et périr de mort violente. Retiré en Espagne, il n'apercevait
en général que des ennemis dans l'Afrique et les autres parties de
l'empire, qui avaient si largement contribué aux succès précédens. La
Péninsule, d'ailleurs, par la situation où elle se trouvait, était loin
de pouvoir fournir les moyens de se livrer à des entreprises hardies. A
la suite des guerres intestines qui la désolaient depuis si long-tems,
l'esprit de faction ne cessait de faire des progrès, et les chrétiens
des provinces septentrionales de l'Espagne avaient profité du désordre
pour prendre une attitude menaçante; enfin, le souvenir des échecs
précédens était présent à tous les esprits.

D'un autre côté, la France, objet immédiat de ces invasions, acquérait
chaque jour plus d'ascendant. Sous Pepin et Charlemagne, toute cette
vaste contrée obéissait à un même chef; et l'avantage qu'elle avait de
pouvoir, au besoin, appeler à son secours les guerriers de l'Allemagne,
de la Belgique et de l'Italie, la mettait à l'abri de toute agression.
Aussi, ce ne furent pas en général les Sarrazins d'Espagne qui
attaquèrent les chrétiens de France; ce furent plutôt les chrétiens de
France qui attaquèrent les Sarrazins d'Espagne. Pepin et Charlemagne
se mettant en relation avec les chrétiens de la Catalogne, de l'Aragon
et de la Navarre, les habituèrent peu à peu à recourir à leur haut
patronage; en même tems, ils favorisèrent de tous leurs moyens les
tentatives des émirs sarrazins et des gouverneurs de provinces, qui
voulaient se rendre indépendans du souverain de Cordoue. Bientôt même,
Charlemagne et ses enfans entrèrent à main armée en Espagne, et pendant
long-tems les provinces voisines de l'Èbre furent une dépendance de
la France. Plus tard, lorsque les chrétiens du nord de la péninsule
s'occupèrent de reconquérir le pays de leurs pères, les guerriers du
midi de la France, dont la plupart se vantaient d'avoir la même origine
qu'eux, accoururent pour les seconder.

Chose remarquable, et qui montre de quoi sont capables les passions
humaines! L'émir de Cordoue et les khalifes d'orient étaient plus
occupés de se nuire entre eux que de faire de nouvelles conquêtes sur
les chrétiens d'Europe; tandis que les princes de Cordoue s'unissaient
d'intérêt avec les empereurs de Constantinople, presque toujours en
guerre avec les mahométans de la Syrie, de la Perse et de l'Égypte, les
khalifes d'orient firent alliance avec les princes français. A cette
époque, comme dès l'origine du commerce national, des navires partis de
Marseille, de Fréjus et d'autres villes, allaient se pourvoir, dans les
ports de Syrie et d'Égypte, d'épiceries, d'étoffes de soie, de parfums,
etc.[122]. Aux relations commerciales, s'étaient joints les motifs de
piété, qui portaient alors une foule de personnes à braver tous les
dangers, pour aller visiter les lieux sanctifiés par les mystères de
notre religion. Au plus fort même des ravages des Sarrazins en France,
vers l'an 733, des pélerins partis de l'occident circulaient librement
à Jérusalem, à Nazareth, à Damas, à la cour même du khalife, soit que
le prince n'eût qu'une idée confuse des pays d'où ces hommes venaient,
soit que, connaissant le motif qui les amenait, il dédaignât de faire
attention à eux[123].

  [122] Voy. la dissertation de Deguignes, _Mémoire de l'Académie des
  Inscriptions_, t. XXXVII, p. 466. Voy. aussi M. Pardessus, _Lois
  maritimes_, t. Ier; Introduction, p. 62.

  [123] Voy. _la Vie de saint Guillebaud_, dans le Recueil des
  Bollandistes, au 7 juillet.

Les princes abbassides adoptèrent la politique la plus amicale envers
la France; et si plus tard, les lieutenans auxquels ils avaient confié
les côtes d'Afrique se livrèrent à d'horribles déprédations sur nos
rivages, c'est que ces gouverneurs, séparés du centre de l'empire par
d'affreux déserts et d'immenses distances, profitèrent de la première
occasion pour se rendre indépendans.

Depuis la prise de Narbonne jusqu'à la mort de Pepin en 768, aucune
hostilité n'eut lieu entre la France et les Sarrazins. Pepin regardait
les Pyrénées comme la frontière naturelle de la France, et Abd-alrahman
était occupé à soumettre les émirs qui refusaient de reconnaître son
autorité. Mais Pepin ne négligeait rien pour entretenir l'esprit de
faction parmi les Sarrazins. Dès l'année 759, un an après l'occupation
de Narbonne par les Français, le gouverneur musulman de Barcelonne et
de Gironne, appelé Solinoan ou plutôt Soleyman, entra en relation avec
Pepin[124]. A en croire les chroniqueurs français, Soleyman se rangeait
sous la puissance du fils de Charles-Martel. Il est plus naturel
de croire que l'émir sarrazin, visant à l'indépendance, cherchait
seulement un appui dans le roi des Français. On verra bientôt se
développer la politique des émirs musulmans du nord de la Péninsule,
lesquels recouraient à la France, lorsqu'ils étaient pressés par
l'émir de Cordoue, et qui retournaient à l'émir de Cordoue, lorsque les
Français se montraient exigeans.

  [124] _Annales de Metz_, dans le Recueil de dom Bouquet, t. V, p.
  335.

Ce qui favorisait les tentatives de ces émirs, ainsi que celles
des chrétiens des provinces septentrionales de l'Espagne, c'est la
nature du terrain. On sait que la Catalogne, l'Aragon, la Navarre,
etc., sont hérissés de montagnes, et qu'il est facile à une petite
troupe aguerrie de s'y maintenir contre des armées innombrables. Les
Arabes n'ayant occupé la plupart de ces contrées qu'en passant, leurs
écrivains n'en ont eu qu'une idée confuse. Ils appellent ordinairement
la Vieille-Castille et l'Alava actuel _le pays d'Alaba et des
châteaux_[125], région défendue en effet par des positions extrêmement
fortes. D'un autre côté, la Navarre est appelée pays des _Baschones_.
Quelquefois, dans la pensée des écrivains arabes, cette dénomination
comprend la partie de la Gascogne située en-deçà des Pyrénées, laquelle
était en communauté d'origine et de langage avec la Navarre.

  [125]  Ce sont les pays qui dans de vieilles chartes
  latines sont rendus par _Alava et Castella Vetula_. Voy. _l'Art de
  vérifier les dates_, édit. in-4º, t. II, p. 349.

A l'égard de la chaîne des Pyrénées proprement dite, les Arabes
l'appellent _la Montagne des Ports_[126], du mot latin _portus_,
et de l'espagnol _puerto_, signifiant _passage_, parce qu'en
effet c'est par les Pyrénées qu'il faut passer pour communiquer de
l'Espagne avec le Continent. Les Arabes distinguent quatre ports
ou passages qui, disent-ils, sont à peine assez larges pour donner
entrée à un cavalier. Ces quatre passages sont, 1º la route de
Barcelonne à Narbonne par la ville actuelle de Perpignan; 2º la
route de Puycerda à travers la Cerdagne; 3º la route qui conduit de
Pampelune à Saint-Jean-Pied-de-Port; 4º enfin la route de Tolosa
à Bayonne[127]. La chaîne des Pyrénées, au moyen-âge, était moins
accessible qu'aujourd'hui. Le récit des Arabes s'en est ressenti, et
il y a plusieurs de leurs dénominations géographiques qu'il nous a été
impossible de rétablir.

  [126] 

  [127] Edrisi, de qui nous empruntons ces détails, a confondu
  quelques-unes de ces routes ensemble. Par exemple il confond la
  première avec une cinquième route qui mène de Jaca dans le Béarn.
  A la troisième route appartient le passage de Roncevaux qui
  traverse le pays de Cize, et qu'Edrisi nomme en conséquence _port
  de Schazerou_; ce lieu, dans la Chronique de Turpin, p. 60, et dans
  l'_Histoire du Hainaut_, par Jacques de Guyse, t. IX, p. 24, reçoit
  le nom de _portus Ciserei_, et dans Roger de Hoveden, ann. 1177,
  celui de _portus Sizaræ_. C'est de ce passage qu'est venu le nom de
  Saint-Jean-Pied-de-Port.

Au tems dont il est question ici, les gouverneurs de province et des
grandes villes, chez les Arabes d'Espagne, étaient revêtus du titre de
visir ou de porteur. Nos vieilles chroniques leur donnent le titre de
roi, parce que le plus souvent ils affectaient l'indépendance. Quant
aux commandans de villes d'un ordre secondaire, ils se contentaient du
titre d'alcayd ou de _conducteur_.

Tandis que Pepin cherchait à tenir les différens partis en Espagne en
échec les uns par les autres, la discorde était attisée par le khalife
d'Orient. Almansor venait de fonder la ville de Bagdad, et était
impatient de rétablir dans l'empire l'unité politique et religieuse,
qui se trouvait rompue par l'élévation d'Abd-alrahman. Déjà il
avait fait partir une flotte des côtes d'Afrique, et plusieurs émirs
espagnols espérant, à la faveur d'une si grande distance, exercer une
autorité moins restreinte, s'étaient déclarés pour lui. Pepin, qui
n'avait rien à craindre d'Almansor, et qui pouvait en être aidé au
besoin, se hâta d'entrer en relation directe avec lui. Nos chroniqueurs
désignent le prince musulman par son titre d'_émir-almoumenyn_, ou
de commandeur des croyans. En 765, des députés envoyés par Pepin se
rendirent à Bagdad, et revinrent au bout de trois ans accompagnés des
députés du khalife. Les uns et les autres débarquèrent à Marseille.
Pepin accueillit très-bien les députés de Bagdad; il leur fit passer
l'hiver à Metz; puis les fit venir au château de Sels, sur les bords de
la Loire. Les députés furent congédiés, chargés de présens, par la voie
de Marseille[128].

  [128] Continuation de Frédegaire, dans le Recueil des Historiens de
  France, t. V, p. 8 et ailleurs.

La politique de Pepin fut suivie par son fils Charlemagne. Dès que ce
prince entreprenant vit son autorité affermie, il rechercha l'amitié
des personnages les plus influens de l'Espagne, musulmans et chrétiens.
Aux uns il montrait le désir de les affranchir du joug de l'émir de
Cordoue, et de les rendre tout-à-fait indépendans; aux autres il se
présentait lui-même comme le protecteur naturel du christianisme, comme
le défenseur du pape contre la tyrannie des rois lombards, et comme
l'ami le plus ardent des saines doctrines, attaquées par les novateurs
et les hérétiques.


Les Arabes, en subjuguant l'Espagne, avaient laissé aux chrétiens le
libre exercice de leur religion. Il existait des évêques, ou du moins
des préposés ecclésiastiques à Cordoue, à Tolède, et dans les autres
villes du premier ordre. Mais dans les provinces frontières, dans
les contrées qui étaient tantôt au pouvoir des chrétiens et tantôt
au pouvoir des musulmans, il ne paraît pas qu'il y eût d'évêques.
C'est Charlemagne qui se chargea de pourvoir aux besoins spirituels
des habitans. La ville métropolitaine de Tarragone ayant été détruite
par les Sarrazins, les chrétiens de la Catalogne furent placés sous
la juridiction de l'archevêque de Narbonne; de son côté, l'archevêque
d'Auch eut sous sa surveillance les chrétiens d'Aragon[129].
S'élevait-il quelque conflit entre les chrétiens d'Espagne, Charlemagne
apparaissait comme arbitre. Ces chrétiens avaient-ils quelque
réclamation à faire auprès du pape, Charlemagne offrait sa puissante
médiation.

  [129] _Gallia Christiana_, t. VI, p. 15.

Sur ces entrefaites, en 777, deux émirs sarrazins des environs de
l'Èbre se trouvant en guerre avec l'émir de Cordoue, franchirent les
Pyrénées, et se rendirent avec une grande suite auprès de Charlemagne,
en Westphalie, dans la ville de Paderborn, où se tenait alors une
diète solennelle[130]. Un des deux émirs se nommait Solyman, et avait
été gouverneur de Saragosse[131]. Dans un combat livré aux troupes
de Cordoue, il avait fait leur chef prisonnier, et il en fit hommage
à Charlemagne. Nos chroniqueurs ajoutent même qu'il se soumit à la
puissance du prince français.

  [130] On voit que nos rois commençaient à être jaloux de faire
  figurer les émirs sarrazins dans les grandes réunions publiques.
  C'est sans doute de là que dans les romans de chevalerie, à propos
  des tournois, il est si souvent parlé de _chevaliers_ sarrazins
  qui venaient des extrémités de la terre pour disputer aux guerriers
  chrétiens le prix de l'adresse et de la bravoure.

  [131] Voy. le Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 19, 40, 142, 203,
  319, et 328, ainsi que Ibn-Alcouthya, fol. 95, verso. Les auteurs
  arabes ne s'accordent pas sur le nom de l'émir. Les uns l'appellent
  Soleyman Ebn-Jaktan Alarabi; les autres, Motraf Ebn-Alarabi.

Charlemagne, qui ne demandait pas mieux que d'étendre son autorité,
crut l'occasion favorable pour se rendre maître d'une partie de
l'Espagne. Il fit un appel aux guerriers de la France, de l'Allemagne
et de la Lombardie, et se disposa à franchir les Pyrénées. On était
alors en 778. Il ne doutait pas qu'à son approche les populations
n'accourussent se ranger sous sa puissance; mais les chefs sarrazins,
qui dans leurs démarches avaient eu uniquement pour but de consolider
leur indépendance, se préparèrent à résister. Il en fut de même des
chrétiens des montagnes, qui avaient juré de ne plus reconnaître de
joug étranger. Quand Charlemagne arriva de l'autre côté des Pyrénées,
il fut obligé d'entreprendre le siége de Pampelune, qui ne se rendit
qu'après une bataille sanglante. Saragosse résista également[132].
Les gouverneurs de Barcelonne, de Gironne, de Huesca, se contentèrent
d'envoyer des otages.

  [132] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. V, p. 14, 20, 26, 142, 203
  et 343. Les auteurs chrétiens rapportent que Charlemagne entra de
  force dans Saragosse, et que l'émir, en punition de sa résistance,
  fut conduit enchaîné en France. Suivant quelques auteurs arabes,
  Charlemagne échoua dans ses efforts pour prendre la ville; mais
  peu de tems après le gouverneur ayant été assassiné, son fils se
  réfugia en France.

Tout-à-coup l'on annonce que les Saxons, qui ne voulaient pas abjurer
les pratiques du paganisme, avaient repris les armes. Charles se hâta
de retourner en France; mais à son passage à travers les Pyrénées,
son arrière-garde fut attaquée dans la vallée de Roncevaux, par les
chrétiens montagnards, aidés peut-être par les musulmans, et un grand
nombre de ses plus illustres guerriers furent tués. C'est là, dit-on,
que périt Roland[133].

  [133] Le souvenir de cet événement est encore si présent dans le
  pays, que les jours de fête le peuple joue une pièce dite _pièce de
  Roncevaux_. Voy. _Histoire littéraire de la France_, t. XVIII, p.
  720.

Le pays que, dès ce moment, la France se trouva posséder de l'autre
côté des Pyrénées varia d'étendue suivant les époques. C'est le pays
qui fut appelé _Marche_, c'est-à-dire frontière, parce qu'en effet il
servait de position avancée à la France du côté de l'Espagne. Il fit
partie du royaume d'Aquitaine, que Charlemagne ne tarda pas à fonder en
faveur de son jeune fils Louis, et dont la capitale était Toulouse. Les
écrivains arabes le comprennent sous la dénomination générale de _Pays
des Francs_, ce qui est une nouvelle source de confusion dans leur
récit[134].

  [134] Les Arabes le nomment encore _pays de Narbonne_, soit parce
  que jusqu'à l'entrée des Français dans Barcelonne, les possessions
  françaises dépendirent de Narbonne, soit parce qu'il en avait déjà
  été de même à l'époque où la Septimanie se trouvait au pouvoir des
  Sarrazins.

Il n'est pas de notre sujet de raconter au long les événemens qui
furent la suite de la politique ambitieuse de Charlemagne. Notre plan a
pour objet les invasions des Sarrazins en France, et non les invasions
des Français en Espagne. Il suffira de faire connaître les résultats de
ces nouvelles entreprises.

Après le départ de Charlemagne, la plupart des villes, qui s'étaient
abaissées sous son autorité, secouèrent le joug. Les Sarrazins
surtout se regardèrent comme humiliés de cette soumission, et pour
se venger, ils tournèrent leurs efforts contre les chrétiens de leur
voisinage. Les chrétiens, habitués à une vie dure, et vêtus de peaux
d'ours, se retirèrent au haut des montagnes ou au fond des vallées,
et s'y défendaient avec leurs haches ou leurs faulx. Mais beaucoup de
personnes riches, ne pouvant plus se maintenir dans leurs biens, furent
obligées de s'expatrier, et vinrent demander un asile à Charlemagne. Il
existait alors aux environs de Narbonne de vastes campagnes qui avaient
été plusieurs fois ravagées dans les guerres précédentes, et qui se
trouvaient désertes. Ce prince distribua ces campagnes aux réfugiés,
leur imposant pour unique charge l'obligation du service militaire.
Il paraît que parmi ces réfugiés il y avait des musulmans devenus
chrétiens; c'est du moins ce qu'indiquent leurs noms[135]. Plusieurs
réfugiés devinrent dans la suite des personnages importans. Il existe
encore des familles illustres qui font remonter jusqu'à eux leur
origine[136].

  [135] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 776; t. VI, p. 486.

  [136] Telle est la maison des Villeneuve, du Languedoc. Voy.
  l'_Histoire généalogique de la maison de Villeneuve_. Paris. 1830,
  in-4º.

L'émir de Cordoue, Abd-alrahman Ier, mourut en 788. Les auteurs
français du tems le représentent comme un homme cruel, qui fit mettre
à mort un grand nombre de ses sujets arabes et africains; ils ajoutent
que les chrétiens et les juifs eurent tellement à souffrir de ses
exactions, qu'ils furent contraints de vendre leurs propres enfans pour
subsister[137]. Il est certain que ce prince, forcé de conquérir son
royaume, et obligé de résister à des attaques sans cesse renaissantes,
ne put pas toujours préserver la fortune et la vie de ses sujets; mais
il était naturellement doux, ami des arts et des lettres, et c'est à
ses grandes qualités qu'il faut faire remonter la civilisation maure en
Espagne. Il ne paraît pas qu'Abd-alrahman ait eu des relations directes
avec Charlemagne. Un chroniqueur arabe rapporte que ce prince demanda
à Charlemagne, qu'il appelle simplement _Carlé_, une de ses filles en
mariage[138]; mais il veut probablement parler d'Abd-alrahman II, qui
entretint des rapports politiques avec Charles-le-Chauve, et qui vivait
à une époque où ces sortes d'alliances n'excitaient pas les mêmes
scrupules qu'autrefois.

  [137] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 74.

  [138] Maccary, man. arab. anc. fonds, no 704, fol. 84 verso.

Abd-alrahman Ier avait choisi pour successeur son troisième fils,
Hescham, de préférence aux deux aînés. Cette circonstance ne tarda
pas à amener de nouveaux troubles. Hescham s'occupa d'abord de faire
reconnaître son autorité à Cordoue et dans les provinces voisines;
ensuite il s'avança du côté de l'Èbre pour faire rentrer les émirs
rebelles dans le devoir.

L'ordre étant à peu près rétabli, Hescham crut que le meilleur moyen
d'extirper l'esprit de faction qui avait causé tant de maux en Espagne,
était d'exprimer au dehors une grande pensée, une pensée propre à
rallier tous les esprits. Il avait à se venger des désordres que la
politique de Pepin et de Charlemagne avait excités de l'autre côté
des Pyrénées; de plus il commençait à s'effrayer de l'aspect menaçant
que prenaient les chrétiens des Asturies et des autres provinces
septentrionales de l'Espagne. Il forma donc le dessein d'attaquer les
chrétiens par tous les côtés, et il voulut que toutes les ressources
de l'empire concourussent au succès d'une si importante entreprise. En
effet, les pieux mahométans se plaignaient depuis long-tems de voir
les forces musulmanes tournées les unes contre les autres. Plusieurs
étaient allés jusqu'à dire qu'on n'était pas obligé de payer d'impôt
à des princes qui ne savaient faire la guerre qu'aux disciples du
prophète, et ils citaient malignement l'exemple des khalifes de
Bagdad, qui, par leurs guerres continuelles avec les empereurs de
Constantinople, jetaient le plus grand éclat sur l'islamisme[139].

  [139] Conde, _Historia_, t. I, p. 199.

Hescham, voulant donner à cette guerre la plus imposante solennité, la
présenta comme une entreprise religieuse, et fit publier dans toute
l'Espagne musulmane _l'algihad_[140], c'est-à-dire la guerre contre
les ennemis de l'Alcoran. Par ses ordres, on lut le vendredi dans les
mosquées, pendant que le peuple y était assemblé pour rendre hommage à
l'Éternel, une invitation aux fidèles de se lever pour la défense de la
religion. Ceux qui étaient en état de porter les armes devaient marcher
sur-le-champ vers les Pyrénées; ceux qui ne l'étaient pas devaient
concourir de leur argent et de leurs autres moyens au succès de
l'expédition. Le discours qui fut lu en chaire était en prose rimée, et
susceptible d'être chanté; il était entremêlé de passages de l'Alcoran
propres à en augmenter l'effet. Voici la traduction d'une partie de ce
discours:

«Louanges à Dieu, qui a relevé la gloire de l'islamisme par l'épée
des champions de la foi, et qui, dans son livre sacré, a promis aux
fidèles, de la manière la plus expresse, son secours et une victoire
brillante. Cet Être à jamais adorable s'est ainsi exprimé: _O vous
qui croyez, si vous prêtez assistance à Dieu, Dieu vous secourra et
affermira vos pas. Consacrez donc au Seigneur vos bonnes actions; lui
seul peut par son aide rallier vos drapeaux._ Il n'y a pas d'autre
dieu que Dieu; il est unique et n'a pas de compagnon; Mahomet est son
apôtre et son ami chéri. O hommes! Dieu a bien voulu vous mettre sous
la conduite du plus noble de ses prophètes, et il vous a gratifiés
du don de la foi. Il vous réserve dans la vie future une félicité que
jamais oeil n'a vue, que jamais oreille n'a entendue, que jamais coeur
n'a sentie. Montrez-vous dignes de ce bienfait; c'était la plus grande
marque de bonté que Dieu pût vous donner. Défendez la cause de votre
immortelle religion, et soyez fidèles à la droite voie; Dieu vous le
commande dans le livre qu'il vous a envoyé pour vous servir de guide.
L'Être-Suprême n'a-t-il pas dit: _O vous qui croyez, combattez les
peuples infidèles qui sont près de vous, et montrez-vous durs envers
eux_. Volez donc à la guerre sainte, et rendez-vous agréables au maître
des créatures. Vous obtiendrez la victoire et la puissance; car le Dieu
très-haut a dit: _C'est une obligation pour nous de prêter secours aux
fidèles_[141].»

  [140] Ce mot est arabe. Les Arabes se servent encore du mot
  _gazat_.

  [141] Nous empruntons ce discours à un formulaire de lois et
  d'actes de tout genre, en arabe, lequel a été imprimé au Caire, p.
  78. Voy. le _Nouveau Journal asiatique_, t. VIII, p. 338. Il n'est
  pas certain que ce soit le même discours qui fut prononcé en cette
  occasion; mais le fond n'a pas pu différer beaucoup.

A ce discours, les pieux musulmans des diverses provinces de l'Espagne
sentirent leur zèle se réveiller, et les plus ardens coururent aux
armes. L'appel fait aux fidèles devait être d'autant mieux entendu,
qu'il n'y avait pas alors chez les Sarrazins d'armées permanentes:
les personnes qui prenaient les armes ne s'engageaient que pour une
campagne, et la campagne terminée, elles étaient libres de rentrer
dans leurs foyers. Mais le tems n'était plus où, au seul mot de guerre
contre les chrétiens, les masses entières se levaient spontanément.
Les enfans des conquérans de l'Espagne étaient en possession de terres
considérables, et la plupart n'étaient pas empressés de quitter la
vie agréable qu'ils menaient pour s'exposer à toute sorte de dangers.
D'ailleurs, ce qui aidait le plus à former les anciennes armées des
conquérans, c'étaient les hommes de bonne volonté qui accouraient
de l'Afrique, de l'Arabie et de la Syrie, et maintenant ces contrées
étaient presque fermées à l'Espagne.

On était alors dans l'année 792. Cette espèce de croisade n'attira pas
cent mille hommes sous les drapeaux. Les Sarrazins furent divisés en
deux corps; l'un marcha contre les chrétiens des Asturies, et n'obtint
que de faibles succès; l'autre, commandé par le visir Abd-almalek,
s'avança en Catalogne, et se disposa à entrer de là en France.

Cette invasion eut lieu en 793. Charlemagne se trouvait alors sur
les bords du Danube, occupé à faire la guerre aux Avares; et les
meilleures troupes du midi de la France s'étaient rendues en Italie,
avec Louis, roi d'Aquitaine. Aux approches des Sarrazins, les habitans
des plaines allèrent se cacher dans les cavernes, ou se réfugièrent sur
les lieux élevés. Les Sarrazins se dirigèrent vers Narbonne, impatiens
de reconquérir un boulevart où ils s'étaient maintenus si long-tems.
Trouvant la ville en état de défense, ils mirent le feu aux faubourgs,
puis se portèrent du côté de Carcassonne[142].

  [142] Chronique de Moissac, dans le recueil de dom Bouquet, t. V,
  p. 74.

Cependant le comte de Toulouse, Guillaume, à qui Louis avait confié la
garde de la Septimanie, avait fait un appel aux comtes et aux seigneurs
du pays. De toute part les chrétiens en état de porter les armes
accoururent se ranger sous son étendard. Les deux armées en vinrent aux
mains sur les bords de la rivière d'Orbieux, au lieu nommé Villedaigne,
entre Carcassonne et Narbonne. L'action fut extrêmement vive. Guillaume
fit des prodiges de valeur; mais les Français, ayant essuyé de grandes
pertes, se retirèrent. De leur côté, les Sarrazins, qui avaient perdu
un de leurs chefs, n'osèrent pas aller plus avant, et, contens du riche
butin qu'ils avaient fait, ils retournèrent en Espagne, où ils furent
reçus comme en triomphe. Dans toutes les mosquées de l'Espagne, les
musulmans rendirent à Dieu des actions de grâces pour un succès auquel
depuis long-tems ils n'étaient plus accoutumés[143].

  [143] Recueil des _Historiens de France_, t. V, p. 74 et 360.
  Novayry, man. arab., no 645, fol. 95 verso.

La cinquième partie du butin réservée par la loi au souverain, se monta
à quarante-cinq mille mitscals d'or, ce qui fait environ sept cent
mille francs de notre monnaie actuelle, valeur intrinsèque, et ce qui
en ferait neuf fois plus, si on avait égard au peu d'argent monnayé qui
circulait alors. Cette somme paraîtra considérable, si on se rappelle
que le pays qui servit de théâtre à cette guerre ou était naturellement
pauvre, ou avait été dévasté plusieurs fois. Hescham voulant sanctifier
en quelque sorte les fruits de cette expédition, les employa à terminer
la grande mosquée de Cordoue, commencée par son père, et qui sert
aujourd'hui de cathédrale. Ce qui avait surtout attiré à la partie
de la mosquée bâtie par Abd-alrahman le respect des musulmans, c'est
qu'elle avait été entièrement construite du produit du butin fait
sur les chrétiens. Un auteur arabe raconte que, lorsque les nouvelles
constructions furent achevées, les musulmans refusèrent d'y prendre
place pour offrir leurs voeux à Dieu; et comme Hescham étonné demanda
le motif de ce refus, on lui dit que c'était parce que l'autre partie
de l'édifice provenait de l'argent pris sur les chrétiens, et qu'on
était bien plus sûr d'y voir ses prières exaucées. Là-dessus, le prince
déclara qu'il en était de même de la partie de la mosquée qui était
son ouvrage, et il fit venir le cadi et d'autres personnes graves, pour
attester la vérité de ce qu'il disait[144].

  [144] Voy. l'extrait d'une Histoire des Arabes d'Espagne, à la
  suite des fragmens de la Géographie d'Aboulfeda, publiés par Rinck;
  Leipsick, 1791, in-8º.

Quelques auteurs ajoutent que les fondations de cette partie de la
mosquée furent assises sur une terre provenant des dernières conquêtes,
et que cette terre fut apportée de la Galice et du Languedoc,
c'est-à-dire d'une distance de près de deux cents lieues, soit sur des
chars, soit sur le dos des malheureux captifs chrétiens[145].

  [145] Comparez Roderic Ximenès, p. 18, et Maccary, manuscrits
  arabes, no 704, fol. 86, et no 705, fol. 51.

Si on en croyait certains auteurs arabes, et Roderic Ximenès qui les a
copiés, les Sarrazins dans cette expédition auraient repris Narbonne.
Mais le récit de ces écrivains est fort confus, et le nom de _pays des
Francs_ qu'ils donnent à la fois aux provinces chrétiennes situées
en-deçà et au-delà des Pyrénées, les empêche de se rendre un compte
exact de la marche des troupes musulmanes[146]. Si une ville telle que
Narbonne était retombée au pouvoir des Sarrazins, les auteurs chrétiens
du tems en auraient parlé, ne fût-ce que pour dire comment les Français
y étaient rentrés. Il faut faire attention qu'à l'époque où l'invasion
eut lieu, Charlemagne avait établi un ordre parfait dans ses états, et
que les chroniqueurs du tems nous apprennent, année par année, tout ce
qui se faisait d'important.

  [146] Par exemple Edrisi place la Ville de Gironne, _Gerunda_,
  située en Catalogne, dans la Gascogne, aux environs d'Auch.
  D'ailleurs Novayry, qui raconte cette expédition avec quelques
  détails, ne dit pas positivement que Narbonne fût tombée au pouvoir
  des musulmans. Voy. les manuscrits arabes de la Biblioth. roy.,
  ancien fonds, no 645, fol. 95 verso.

Mais, tandis que les écrivains chrétiens contemporains ne disent rien
de la prise de Narbonne par les musulmans, des écrivains postérieurs
supposent les Sarrazins maîtres, non seulement de cette antique cité,
mais de tout le midi de la France. On a vu que le chef chrétien qui
se distingua le plus dans le cours de cette guerre, fut le comte
Guillaume. Guillaume appartenait à une famille illustre; et il s'était
rendu digne du haut rang qu'il occupait, par sa piété autant que par
sa valeur. C'est le même qui, quelques années plus tard, contribua le
plus à la conquête de Barcelonne, par les Français. Guillaume, las des
grandeurs de ce monde, se retira dans le monastère de Gellone, situé
aux environs de Lodève et qu'il avait lui-même fondé. Il y mourut
dans les plus vifs sentimens de religion, et mérita d'être rangé au
nombre des saints. Ces diverses circonstances, au milieu d'un siècle
très-porté à la piété, rendirent le nom de Guillaume très-populaire
dans le midi de la France. Un auteur, qui a écrit sa vie et qui vivait
vers le dixième siècle, nous apprend que, de son tems, on chantait dans
les églises et dans toutes les réunions un peu nombreuses la gloire
de Guillaume et ses exploits contre les Sarrazins[147]. Peu de tems
après, lorsque les poètes français se mirent à célébrer les grandes
actions, les unes vraies, les autres fabuleuses, de Charlemagne et de
ses paladins, ils n'oublièrent pas le comte de Toulouse. Nous possédons
encore en français un poème intitulé _poème de Guillaume au court-nez_,
dans lequel on représente Nîmes, Orange et Arles comme se trouvant au
pouvoir des Sarrazins, et comme ayant dû leur délivrance au courage
invincible de ce héros[148]. D'un autre côté, une inscription latine
que l'on conservait avant la révolution aux environs d'Arles, dans
l'abbaye de Mont-Major, portait que Charlemagne fut obligé de venir en
personne à Arles, pour aider à l'expulsion des musulmans.

  [147] Mabillon, _Annales Benedictini_, t. II, p. 369.

  [148] Les récits qui forment le fonds de ce poème sont fort
  anciens, puisque déjà, au onzième siècle, ils avaient cours
  parmi le peuple. Voy. la chronique d'Orderic Vital, recueil des
  _Historiens de la Normandie_, par Duchesne, p. 598. Voy. aussi le
  _roman de la Violette_, publié par M. Francisque Michel, p. 72.

Ces divers récits n'ont pas le moindre fondement. On sait que les
auteurs des romans de chevalerie n'ont jamais été très-scrupuleux
sur la fidélité historique; de plus, l'inscription de l'abbaye de
Mont-Major est fausse. Cette inscription, en disant que Charlemagne se
rendit à Arles, ajoute que le prince voulut immortaliser le triomphe
qu'il venait de remporter, par la fondation de l'abbaye; or, l'abbaye
ne fut fondée que plus de cent cinquante ans après; il est évident que
le faussaire, en fabriquant l'inscription qui reposait du reste sur
des bruits alors populaires, avait surtout en vue de faire croire le
monastère plus ancien qu'il n'était réellement, et de lui donner une
origine qui ne lui appartenait pas[149].

  [149] Millin, _Voyage dans les départemens du midi de la France_,
  t. IV, p. 2.

Le roi de Cordoue, Hescham, mourut en 796, et eut pour successeur son
fils Hakam. Aussitôt, les deux oncles du nouveau prince, qui, en leur
qualité d'aînés, avaient déjà tenté de s'emparer du pouvoir, reprirent
les armes. Hakam fut obligé de consacrer ses premiers soins à dompter
les rebelles.

L'année suivante, tandis que Charlemagne était à Aix-la-Chapelle,
on vit venir dans cette ville le gouverneur musulman de Barcelonne,
qui implorait son appui. On y vit également arriver Abd-allah, oncle
de l'émir de Cordoue, qui avait succombé dans ses tentatives pour
s'emparer du trône, et qui invoquait l'assistance de la France[150].
La même année, le fils de Charlemagne, Louis, roi d'Aquitaine, dans
la diète qu'il tint, suivant l'usage, à Toulouse, reçut un député
d'Alphonse, roi de Galice et des Asturies, qui demandait que toutes
les forces chrétiennes se réunissent contre l'ennemi commun. Il vint
aussi à la diète un député d'un émir sarrazin des environs de Huesca,
appelé Bahaluc, qui demandait à vivre en bonne intelligence avec les
chrétiens[151].

  [150] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 22 et 50.

  [151] Recueil des _Historiens des Gaules_, t. VI, p. 90 et 91.

Le moment parut favorable pour se venger des dégâts faits par les
Sarrazins dans le Languedoc, et pour assurer le triomphe des armes
françaises de l'autre côté des Pyrénées. Déjà Louis et son frère
Charles avaient fait quelques incursions du côté de l'Èbre, mettant
tout à feu et à sang. Louis passa de nouveau les Pyrénées, du côté
de l'Aragon, et pressa le siége de Huesca, dont le gouverneur avait
envoyé les clefs à Charlemagne, et qui cependant refusait de recevoir
les Français. En même tems Abd-allah, oncle de l'émir de Cordoue, se
rendait maître de la ville de Tolède, et son autre oncle, Soleyman,
s'établissait dans Valence.

Dans ces circonstances critiques, Hakam fit marcher son armée contre
Tolède. Pour lui, prenant sa cavalerie, il vola vers les Pyrénées,
fit rentrer dans le devoir Barcelonne et la plupart des autres villes
qui s'étaient soulevées; puis s'avançant contre les chrétiens des
Pyrénées, il fit les plus horribles dégâts sur leurs terres, massacrant
les hommes en état de porter les armes, et emmenant les femmes et
les enfans esclaves[152]. Parmi ces enfans, plusieurs furent faits
eunuques; car Hakam, naturellement jaloux, recherchait, au grand
scandale de beaucoup de musulmans, les hommes mutilés pour certains
emplois de son palais. Les autres furent admis dans la garde qui
veillait autour de sa personne. En effet, Hakam s'était, le premier en
Espagne, formé une garde particulière; et cette garde, pour qu'elle fût
plus dévouée, se composait de captifs pris à la guerre, et d'esclaves
achetés à prix d'argent.

  [152] Voy. Maccary, no 705, fol. 87. Ici Conde, trompé par le
  récit confus de quelques auteurs arabes, suppose que les Sarrazins
  entrèrent de nouveau dans Narbonne.

Les succès remportés par Hakam sur les chrétiens lui avaient fait
donner par ses soldats le titre d'almodaffer ou de _victorieux_[153]. A
son retour devant Tolède, la ville ouvrit ses portes; Soleyman fut tué
dans une bataille, et Abd-allah se retira en Afrique, attendant qu'il
se présentât une nouvelle occasion de reparaître sur la scène.

  [153] C'est de là que nos vieux chroniqueurs ont fait le mot
  barbare _abulafer_.

Pendant ce tems, Alphonse, roi de Galice, avait fait une expédition
aux environs de Lisbonne. A son retour il envoya à Charlemagne, comme
trophée de ses succès, quelques captifs sarrazins montés sur des mulets
et couverts de leur cuirasse. De son côté le roi d'Aquitaine avait
pillé les environs de Huesca[154].

  [154] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 213.

Ces succès partagés n'offraient pas de résultat, et la conséquence
la plus immédiate de ces guerres continuelles, était la ruine des
contrées qui faisaient l'objet de la querelle. Le plus grand obstacle
pour les Français venait de ce que les gouverneurs sarrazins, après
les avoir appelés, refusaient de les recevoir, et que, si on avait
recours à la force, ils invoquaient l'appui de l'émir de Cordoue. Les
Sarrazins étant restés maîtres des villes les plus fortes, telles que
Barcelonne, Tortose, Saragosse, étaient sûrs de trouver un asile au
besoin; et de là, s'ils voulaient se venger, ils avaient la facilité
de faire des courses sur les terres chrétiennes. Aucune ville, sous ce
rapport, n'était mieux située que Barcelonne. Cette place, extrêmement
fortifiée, était rapprochée des frontières de France, et soit par mer,
soit par terre, elle pouvait répandre la terreur dans les environs.
L'émir sarrazin qui y commandait, et que nos vieilles chroniques
appellent Zadus ou Zaton, avait plusieurs fois rendu hommage pour sa
principauté à Charlemagne; mais il s'était toujours défendu d'y laisser
entrer les Français.

De l'avis de Guillaume, comte de Toulouse, Louis résolut de tout tenter
pour s'emparer de cette ville. On était alors en 800; Charlemagne
se trouvait à Rome, occupé à se faire donner la couronne impériale.
Louis, à la diète de Toulouse, annonça ses intentions aux comtes et aux
seigneurs, et chacun reçut ordre, dès que la belle saison serait venue,
de marcher avec ses hommes d'armes vers la capitale de la Catalogne.

Il nous reste, au sujet des incidens de ce siége, de nombreux détails
dans le poème latin d'Ermoldus Nigellus déjà cité; et comme ces détails
jettent du jour sur la manière dont la guerre se faisait alors, tant
chez les musulmans que chez les chrétiens, nous allons en rapporter
quelques fragmens[155].

  [155] Recueil des _Historiens des Gaules_, t. VI, p. 13 et suiv.
  Voy. le même recueil, t. V, p. 80 et 81.

«Barcelonne, dit le poète, était devenue pour les Maures un boulevart
assuré. C'est de là que partaient, sur des chevaux légers, les
guerriers qui en voulaient aux terres chrétiennes; c'est là qu'ils
revenaient avec leur butin. En vain, pendant deux ans, les Français
firent d'horribles ravages autour de ses murailles: rien ne put décider
le commandant à se soumettre.

«Les guerriers de l'Aquitaine étant arrivés devant la ville, chacun
s'occupe de remplir la tâche qui lui avait été imposée. Celui-ci
prépare des échelles, celui-là enfonce des pieux en terre. L'un apporte
des armes, un autre entasse des pierres; les traits pleuvent de toutes
parts, les murs retentissent sous les coups du bélier, la fronde cause
les plus terribles ravages. Le gouverneur, voulant raffermir le courage
des siens, annonce que des secours sont partis de Cordoue; ensuite,
montrant de la main les Français: «Vous voyez, leur dit-il, ces hommes
de haute stature, qui ne laissent pas de repos à la ville; ils sont
courageux, habiles à manier les armes, endurcis au danger, et pleins
d'agilité; toujours ils ont les armes à la main; elles plaisent à leur
jeunesse, et leur vieillesse ne s'en rebute pas. Défendons bravement
nos remparts.»

L'armée chrétienne avait été divisée en trois corps. Le premier était
chargé d'attaquer la ville; le second, commandé par le comte Guillaume,
devait disputer le passage aux Sarrazins qui venaient de Cordoue.
Louis, avec le troisième, s'était placé au sommet des Pyrénées, prêt
à se porter partout où les circonstances l'exigeraient. Les troupes
qui s'avançaient au secours de la place, trouvant le passage fermé, se
portèrent contre les chrétiens des Asturies, qui les mirent en fuite.
Alors Guillaume revint devant Barcelonne, et le siége fut repris avec
une nouvelle vigueur. Zadon, se voyant hors d'état de résister plus
long-tems, sortit de la ville et tomba au pouvoir des chrétiens. A la
fin les Français montèrent à l'assaut, et la ville ouvrit ses portes.

La prise de Barcelonne eut lieu en 801. Cette ville était restée
quatre-vingt-dix ans au pouvoir des Sarrazins. Les mosquées furent
purifiées et converties en églises. Louis envoya à son père une partie
du butin fait dans la ville. Ces présens se composaient de cuirasses,
de casques ornés de cimiers, de chevaux superbement enharnachés.

Les possessions françaises en Espagne furent alors divisées en deux
Marches, la Marche de Gothie ou de Septimanie, qui répondait à la
Catalogne actuelle, et qui eut Barcelonne pour capitale, et la Marche
de Gascogne, qui comprenait les villes françaises de Navarre et
d'Aragon.

La même année, Charlemagne reçut une ambassade du célèbre
Aaron-Alraschid. Quelque tems auparavant, Charles avait envoyé en
députation au khalife un juif appelé Isaac, accompagné de deux
chrétiens français. Les députés avaient ordre, en se rendant à
Bagdad, de passer par Jérusalem, qui était devenu à la fois un lieu de
pélerinage et de commerce, et après s'être assurés de l'état des saints
lieux, de solliciter du khalife toutes les faveurs qui pourraient en
relever l'éclat, et rendre leur accès plus facile aux pélerins et aux
marchands qui y affluaient de toutes les parties du monde. De plus,
ils devaient demander un éléphant, animal qu'on n'avait peut-être plus
vu en France depuis Annibal, et qui était de nature à frapper vivement
la curiosité. Le khalife accueillit très-bien les députés français.
Il accorda à Charles le droit de veiller à la sûreté des saints lieux;
en même tems, il lui envoya un éléphant, le seul qui fût alors dans sa
ménagerie. Enfin il lui fit présent d'une tente magnifique, d'étoffes
en coton et en soie, alors fort rares en France, de parfums et
d'aromates de tout genre, de deux candélabres en laiton d'une grandeur
colossale, et d'une horloge aussi en laiton qui se mouvait par la force
de l'eau, et qui marquait les douze heures du jour. L'éléphant et les
autres présens ayant débarqué à Pise, furent transportés avec un grand
appareil à Aix-la-Chapelle, séjour favori de l'empereur. Les députés
étaient chargés de présenter à Charles les complimens du khalife, et
de lui dire qu'Aaron-Alraschid mettait son amitié au-dessus de celle de
tous les rois[156].

  [156] Eginard, recueil de dom Bouquet, t. V, p. 95; voy. aussi p.
  56.

Les députés français avaient eu ordre, en revenant, de se diriger vers
les ruines de Carthage, et de solliciter du lieutenant du khalife
en ces parages, Ibrahym, de la famille des Aglabites, la permission
d'emporter les corps de saint Cyprien et d'autres martyrs qui avaient
arrosé de leur sang le sol de cette ancienne capitale de l'Afrique.
Ibrahym accorda sans peine ce qu'on lui demandait; il envoya même
à la suite des députés français un ambassadeur qui devait offrir à
l'empereur ses salutations. On peut juger de la vive impression que
de tels événemens produisirent au milieu de peuples presque sans
communications avec le dehors, et dans l'opinion desquels toute la
terre semblait rendre hommage à l'éclat extraordinaire qui brillait sur
la personne du souverain[157].

  [157] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. V, p. 53, 95 etc. Les
  auteurs arabes ne parlent pas des relations de Charlemagne avec
  le khalife Aaron-Alraschid; mais il en est fait mention dans la
  plupart des écrits des auteurs français de l'époque. Le récit de
  ces auteurs s'accorde avec ce que le continuateur de Frédegaire
  avait dit des relations de Pepin-le-Bref avec le khalife
  Almansor, et ce qui est dit plus bas de la députation envoyée par
  Almamoun, fils d'Aaron-Alraschid, à Louis-le Débonnaire. Ajoutez
  à ces témoignages celui du pape Léon III qui, après la mort
  d'Aaron-Alraschid, en 813, mande à Charlemagne que si les pirates
  des côtes d'Afrique commençaient à ne plus respecter les côtes de
  l'empire français, non plus que celles de l'empire grec, c'est que
  ces barbares n'étaient plus retenus par le grand nom du khalife.
  Voy. Pagi, _Critique des annales de Baronius_, an. 813, no 20 et
  suiv. Néanmoins le savant M. Pouqueville, dans le t. X, p. 529,
  des nouveaux _Mémoires de l'Académie des Inscriptions_, traite ces
  relations de fausses, et conteste le récit d'Éginard tout entier.
  Il est probable que M. Pouqueville aura confondu Éginard avec le
  moine de Saint-Gall qui a aussi écrit sur Charlemagne, et dont le
  récit a plus d'une fois donné lieu à des critiques fondées. Voy.
  la préface que dom Bouquet a placée en tête du cinquième volume du
  recueil des _Historiens de France_.

Pendant ce tems la guerre continuait en Aragon, en Catalogne et en
Navarre avec des succès partagés. Sans doute Charlemagne n'avait pas
le tems de porter son attention sur cette partie de ses frontières,
ou bien ses instructions n'étaient pas suivies. Il est certain que ce
grand homme fut loin d'obtenir de ce côté les mêmes succès que partout
ailleurs. On aura une idée de la singulière situation où il s'était
placé, et de la politique de l'émir de Cordoue par le fait suivant.

En 809, le comte Auréole, qui commandait pour les Français en
Aragon, étant mort, l'émir musulman de Saragosse, appelé Amoros, prit
possession des places qu'il occupait, dans l'intention apparente de
les remettre à Charlemagne; mais, lorsque les troupes françaises se
présentèrent, il refusa de les recevoir, disant qu'il remplirait sa
promesse à la diète prochaine; et comme sur ces entrefaites il fut
privé de son gouvernement par l'émir de Cordoue, les villes d'Auréole
restèrent au pouvoir des musulmans. Tel est le récit des auteurs
français[158]. Or, voici, d'après un auteur arabe, quel homme était
Amoros. Cet émir était né à Huesca, d'un père musulman et d'une mère
chrétienne, genre d'alliance qui était alors fort commun en Espagne,
surtout dans les provinces septentrionales, habitées en grande partie
par des chrétiens. Les hommes nés ainsi de deux personnes de religion
différente étaient appelés par les Arabes du nom de _moallad_[159]. Ces
hommes, en général, n'avaient aucun principe de religion, et ils se
déclaraient toujours pour le parti le plus avantageux[160]. Quelques
années auparavant, la ville de Tolède, remplie de personnes de cette
caste, avait menacé de lever l'étendard de la révolte. Aussitôt l'émir
de Cordoue, qui était sûr du dévouement d'Amoros, fit choix de lui pour
réprimer les habitans. Amoros, après avoir concerté avec l'émir le plan
de conduite qu'il devait tenir, se présenta aux habitans comme un homme
mécontent qui partageait leurs dispositions, et qui n'attendait que la
première occasion pour se révolter. D'accord avec les habitans, il fit
bâtir à l'endroit le plus élevé de la ville une forteresse qui devait
être le boulevart le plus sûr de leur liberté; mais, dès que le château
fut construit, il invita comme pour une fête les principaux d'entre
eux, et à mesure qu'ils entraient dans le château, on leur coupait la
tête. Quatre cents, d'autres disent cinq mille, furent ainsi massacrés,
et il en serait mort un bien plus grand nombre, si les habitans
ne s'étaient aperçus à tems de cette boucherie. Voilà l'homme qui
avait pris possession des villes du comte Auréole, dans l'intention,
disait-il, de les remettre aux Français[161].

  [158] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. V, p. 58 et suiv.

  [159]  Ce mot se rapproche de l'espagnol _mulato_ et du
  français _mulâtre_.

  [160] Voy. Ibn-Alcouthya, fol. 28 et 36 verso.

  [161] Nous racontons ce fait d'après Ibn-Alcouthya, fol. 19, et
  Novayry, no 645, fol. 98. Voy. aussi Roderic, p. 20. Conde rapporte
  le fait un peu autrement.

Nous parlerons maintenant des progrès que la marine des Sarrazins
d'Espagne et d'Afrique avait faits à cette époque, et des conséquences
funestes qui en résultèrent pour la France.

On a vu que, lorsque par suite de la chute des khalifes ommiades et
de l'établissement d'Abd-alrahman Ier à Cordoue, l'Espagne se trouva
former un état distinct du reste des provinces musulmanes, les khalifes
de Bagdad firent plusieurs tentatives pour y établir leur autorité, et
que ces tentatives avaient lieu par mer et à l'aide de flottes parties
des côtes d'Afrique. Cette circonstance obligea les émirs de Cordoue à
donner une attention particulière à leur marine.

Dès l'année 773, Abd-alrahman Ier avait fait construire des arsenaux
dans les ports de Tarragone, Tortose, Carthagène, Séville, Almerie,
etc., et déjà avant cette époque les îles Baléares, la Sardaigne et la
Corse se trouvaient exposées aux déprédations des pirates. Ces îles,
abandonnées, pour ainsi dire, à elles-mêmes, finirent par se placer
sous la protection de Charlemagne[162], et dès lors les Sarrazins
d'Espagne, en y exerçant leurs ravages, outre qu'ils s'enrichissaient
de butin, se vengeaient d'un prince avec lequel ils étaient en guerre
ouverte. Aussi n'y avait-il pour eux rien de sacré. Les hommes en
état de porter les armes étaient ou faits captifs ou mis à mort, les
femmes et les enfans emmenés en esclavage. Les vieillards seuls et les
infirmes étaient épargnés, comme ne pouvant opposer de résistance, ni
être d'aucune utilité.

  [162] En 799, les chrétiens des îles Baléares, ayant remporté
  quelques succès sur les Sarrazins et enlevé plusieurs drapeaux,
  firent hommage des drapeaux au prince français. Voy. le recueil de
  dom Bouquet, t. V, p. 51.

En 806, les Sarrazins mettant tout à feu et à sang dans l'île de
Corse, Pepin, à qui son père Charlemagne avait confié le gouvernement
de l'Italie, fit partir une flotte pour les chasser. Les Sarrazins
n'attendirent pas les chrétiens, et se retirèrent; mais dans le trajet,
Adémar, comte de Gênes, les ayant attaqués imprudemment, fut défait et
tué. Les barbares emmenèrent avec eux soixante moines, qu'ils allèrent
vendre en Espagne, et dont quelques-uns furent plus tard rachetés par
l'empereur[163].

  [163] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 25 et 56.

En 808, d'autres pirates espagnols qui avaient fait une descente
en Sardaigne, ayant été repoussés de cette île par les habitans,
déchargèrent leur fureur sur la Corse; mais attaqués à l'improviste
par le connétable Burchard, ils perdirent treize de leurs navires. Les
chrétiens regardèrent cet important succès comme un juste châtiment
que Dieu avait voulu infliger aux cruautés sans nombre commises par les
barbares[164].

  [164] Recueil des _Historiens de France_, t. V, p. 56.

Néanmoins l'année suivante les Sarrazins d'Afrique firent une descente
dans l'île de Sardaigne; en même tems les Sarrazins d'Espagne,
s'introduisant le jour de Pâques dans l'île de Corse, y mirent tout
à feu et à sang[165]. Ils retournèrent dans l'île de Corse en 813.
Mais, en se retirant, ils tombèrent dans une embuscade que leur avait
dressée Ermengaire, comte d'Ampourias, près de la ville actuelle de
Perpignan. Le comte leur enleva huit vaisseaux, dans lesquels étaient
entassés plus de cinq cents malheureux captifs. Les Sarrazins, pour se
venger, allèrent dévaster les environs de Nice, en Provence, et ceux de
Centocelle, aujourd'hui Civita-Vecchia, dans le voisinage de Rome[166].

  [165] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. V, p. 60 et 61; voyez
  aussi p. 355. Si on en croit les écrivains du pays, les Sarrazins
  s'établirent sur la côte orientale de l'île, au milieu des débris
  de l'antique ville d'Aléria, et les Français, malgré le concours
  des habitans, eurent beaucoup de peine à les chasser. Jacobi,
  _Histoire de la Corse_, Paris, 1835, t. I, p. 110 et suiv.

  [166] Dom Bouquet, t. V, p. 62.

Ce redoublement de brigandages et d'atrocités annonçait assez que
de nouveaux combattans s'étaient présentés dans l'arène, et que si
l'empereur ne prenait des mesures extraordinaires, c'en était fait de
l'empire qu'il avait élevé avec tant de peine. On a vu que les côtes
d'Afrique reconnaissaient, au moins de nom, l'autorité des khalifes
de Bagdad, et que la France était en relation d'amitié avec les
princes abbassides. Tant qu'Aaron-Alraschid vécut, le prince aglabite
de Cayroan, par un reste de considération pour lui, respecta les
côtes de l'empire; mais à peine eut-il fermé les yeux (en 809), la
guerre s'étant élevée entre ses deux fils aînés, pour savoir qui lui
succéderait, le prince aglabite se crut dispensé de tous ménagemens, et
les ports de Tunis, de Sousa, etc., devinrent des repaires de pirates.
Un gouverneur de Sicile se plaignant à un député aglabite des cruautés
qui chaque jour se commettaient au mépris de la foi jurée, le député
répondit: «Depuis la mort du commandeur des croyans, ceux qui étaient
esclaves ont voulu être libres; ceux qui étaient libres, mais pauvres,
ont voulu être riches;» et les pirates, pour être plus à l'aise,
allaient chercher des richesses là où il s'en trouvait. Le commerce
qui continuait à se faire entre la France et l'Italie, d'une part,
l'Égypte, la Syrie et l'Asie-Mineure, de l'autre, devait être un appât
pour les aventuriers africains[167].

  [167] Pagi, critique des annales de Baronius, ann. 813, no 20 et
  suiv.

Aux pirates d'Afrique s'étaient joints les pirates normands. A cette
époque, le Jutland et les bords de la mer Baltique, où se maintenaient
encore les grossières pratiques du paganisme, regorgeaient d'une
population pauvre et aguerrie; et comme dans ces contrées barbares le
moyen le plus sûr d'arriver à la gloire était de verser le sang et
de se charger de butin, tous les hommes d'un caractère entreprenant
aspiraient à se mesurer avec les peuples amollis du Midi. Déjà leurs
barques légères commençaient à se montrer sur les côtes françaises
de l'Océan[168]. Charlemagne, qui ne se dissimulait pas le danger
des circonstances, ordonna, en 810, aux comtes et aux gouverneurs
de provinces de faire construire des tours et des forteresses à
l'embouchure des rivières par où les pirates avaient coutume de
pénétrer dans l'intérieur des terres. Il voulut de plus qu'on tînt
des flottes prêtes dans les principaux ports de mer, afin de donner
la chasse aux escadres ennemies. Tant que vécut ce grand prince, ces
mesures suffirent pour préserver le continent français[169].

  [168] Voy. M. Depping, _Histoire des expéditions maritimes des
  Normands_, Paris, 1826, 2 vol. in-8º; et M. Auguste Leprevost,
  _Notes pour servir à l'Histoire de la Normandie_, Caen, 1834,
  in-8º.

  [169] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 96; t. VI, p. 93.

Cependant les deux partis commençaient à se lasser de ces hostilités
continuelles, qui ne pouvaient tourner qu'au désavantage de l'un et
de l'autre. Il fut question d'une trève, et c'est la première fois
que les chroniqueurs du tems parlent d'une négociation de ce genre
entre les souverains de la France et les émirs de Cordoue[170]. Il
s'agissait seulement d'une paix momentanée. En effet, d'après l'esprit
de l'islamisme, il ne peut pas y avoir de paix permanente entre les
vrais-croyans et les chrétiens qui habitent des pays limitrophes.
Mahomet s'est ainsi exprimé dans l'Alcoran: «Combattez les infidèles
jusqu'à ce qu'il n'y ait plus lieu aux disputes; combattez jusqu'à ce
que la religion de Dieu domine seule sur la terre[171].» C'est par une
simple tolérance que les musulmans, dans les divers pays qu'ils ont
conquis, ont laissé aux chrétiens et aux peuples d'une autre religion
que l'islamisme, l'exercice de leur culte; et toutes les fois qu'il est
parlé d'un traité à conclure entre eux et les chrétiens, ils se servent
d'un mot particulier qui répond à celui de trève[172].

  [170] _Ibid._, t. V, p. 60 et 82.

  [171] Sourate VIII, vers. 39.

  [172] Voy. Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_,
  t. V, p. 66; Reland, _Dissertationes miscellaneæ_, t. III, p.
  50, et nos _Extraits des historiens arabes relatifs aux guerres
  des Croisades_, Paris, 1829, p. 164 et 542. (_Bibliothèque des
  Croisades_, de M. Michaud, t. IV.)

Une première trève, convenue en 810, ayant été violée, on en conclut
une autre deux ans après. Un député sarrazin, qui est peut-être
l'amiral Yahya-ben-Hakem, personnage que les écrivains arabes
représentent comme un homme d'esprit[173], se rendit pour cet objet à
Aix-la-Chapelle auprès de l'empereur. On convint d'une trève de trois
ans; mais elle ne fut pas mieux observée que l'autre; car on a vu les
Sarrazins faire, en 813, une descente dans l'île de Corse, et dans le
même tems Abd-alrahman, fils de l'émir de Cordoue, se dirigeait vers
les Pyrénées, mettant tout à feu et à sang. Les musulmans s'avancèrent
jusqu'aux frontières de France, et c'est peut-être alors qu'ils mirent
à mort saint Aventin, qui habitait aux environs de Bagnères-de-Luchon,
dans le département actuel de la Haute-Garonne[174].

  [173] Conde, _Historia_, t. I, p. 294, et recueil des _Historiens
  de France_, t. V, p. 82 et 258.

  [174] _Notice de l'église de Saint-Aventin_, par M. le comte de
  Castellane, dans les _Mémoires de la Société archéologique du midi
  de la France_, établie à Toulouse, t. I.

La mort de Charlemagne, en 814, apporta d'abord peu de changement
à la situation de la France par rapport aux Sarrazins. Son fils,
Louis-le-Débonnaire, qui lui succéda dans la dignité d'empereur, et
qui depuis long-tems agissait sous sa direction, tâcha de suivre la
même politique. Malheureusement, pendant que la guerre ne discontinuait
presque pas sur les bords de l'Èbre, la piraterie sarrazine faisait
sans cesse de nouveaux progrès. Un événement qui se passa à cette
époque en Espagne contribua singulièrement à donner de l'extension aux
courses des pirates.

On a vu que Hakam avait formé autour de lui une garde permanente, ce
qui l'obligea à faire de nouvelles dépenses et à établir de nouveaux
impôts. Hakam était détesté de ses sujets à cause de sa cruauté et
de son humeur farouche. Une révolte ayant éclaté dans les faubourgs
de Cordoue, Hakam se précipita avec sa garde sur les habitans, et
pendant plusieurs jours le sang coula par torrens. Quand la rébellion
eut été domptée, le prince fit raser les maisons des faubourgs, et
ordonna à tous ceux qui avaient échappé au massacre d'aller chercher
une patrie ailleurs. Une partie de ces infortunés, au nombre de plus
de quinze mille, firent voile pour l'Égypte et entrèrent de force dans
Alexandrie. Acceptant ensuite une somme d'argent que leur offrit le
gouverneur, ils se dirigèrent, accompagnés d'une foule d'aventuriers de
tous les pays, vers l'île de Crète, alors au pouvoir des Grecs[175]. En
vain les habitans opposèrent de la résistance. Les exilés s'établirent
dans l'île. Bientôt même des Sarrazins d'Espagne se rendirent maîtres
des îles Baléares, et ceux d'Afrique de l'île de Sicile, de manière que
toute la mer Méditerranée ne fut plus qu'un vaste théâtre de violences
et de brigandages.

  [175] Comparez Conde, _Historia_, t. I, p. 253; M. Et. Quatremère,
  _Mémoires historiques sur l'Égypte_, t. II, p. 197, et Lebeau,
  _Histoire du Bas-Empire_, liv. LXVIII, §. 43.

En 816, des députés sarrazins se rendirent auprès de l'empereur à
Compiègne, de la part d'Abd-alrahman, à qui son père Hakam avait remis
le timon des affaires. De là ces députés allèrent attendre l'empereur
à Aix-la-Chapelle où il devait se tenir une diète[176]; mais la trève
dont on convint ne fut observée ni d'un côté ni de l'autre. Une flotte
sarrazine partie, en 820, de Tarragone, fit une descente dans l'île
de Sardaigne; et une flotte chrétienne s'étant présentée pour la
combattre, fut mise en déroute. Huit navires chrétiens furent submergés
et plusieurs autres brûlés[177].

  [176] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 98 et suiv.

  [177] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 180, et Conde, t. I, p.
  255.

La même année Hakam mourut, et son fils, Abd-alrahman II, lui succéda.
Hakam, par suite de ses cruautés, avait reçu de ses sujets arabes le
surnom d'_Aboulassy_[178] ou de méchant. C'est de là que nos vieilles
chroniques le désignent ordinairement par le mot barbare _abulaz_[179].

  [178] 

  [179] Recueil de dom Bouquet, t. V, p. 80 et 81.

A la mort de Hakam, son oncle, Abd-allah, le même qui plusieurs fois
avait essayé de se saisir du trône, et qui avait invoqué l'appui de
Charlemagne, accourut d'Afrique où il s'était retiré, et fit une
nouvelle tentative. Les Français profitèrent d'une occasion aussi
favorable pour pénétrer dans les parties de la Catalogne et de l'Aragon
qui ne reconnaissaient pas leur autorité, et y mirent tout à feu et à
sang. Mais déjà les liens divers qui tenaient les différentes parties
de l'empire unies ensemble, et que la main puissante de Charlemagne
avait eu tant de peine à rapprocher, commençaient à se relâcher. De
toutes parts les mécontentemens éclataient, les ambitions se montraient
exigeantes. En 820, Bera, gouverneur de Barcelonne, fut accusé de
félonie, c'est-à-dire probablement d'intelligence avec les Sarrazins,
qu'il était chargé de combattre. Bera était du sang goth; son
accusateur l'était aussi. Comme les preuves manquaient à l'accusation,
on suivit l'usage établi en pareil cas chez les Goths, et qui ne tarda
pas à s'introduire chez les Sarrazins d'Espagne. On fit battre ensemble
les deux adversaires; et Bera ayant été vaincu fut considéré comme
coupable[180].

  [180] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 48, etc.

Peu de tems après, les chrétiens de la Navarre, qui apparemment avaient
à se plaindre de la domination française, firent alliance avec les
musulmans et leur livrèrent la ville de Pampelune. Deux comtes ayant
été envoyés par l'empereur pour étouffer la rébellion, furent attaqués
à leur passage dans les Pyrénées par les chrétiens des montagnes.
Asnar, l'un des deux, qui était d'origine gasconne, fut respecté;
mais l'autre, nommé Eble, qui était Français, fut livré à l'émir de
Cordoue[181].

  [181] _Ibid._, p. 106 et 185.

Louis était impatient de venger les outrages faits à sa puissance. Sur
ces entrefaites, en 826, la ville de Merida, en Estramadure, où de tout
tems il avait régné des dispositions peu bienveillantes pour les émirs
de Cordoue, ayant de nouveau pris les armes sous prétexte de mauvais
traitemens de la part du gouverneur[182], Louis se hâta de se mettre en
relation avec les habitans. Voici la lettre qu'il leur écrivit:

«Au nom du Seigneur Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, Louis,
par la grâce divine, empereur auguste, aux primats et au peuple de
Merida, salut en notre Seigneur. Nous avons appris vos tribulations et
tout ce que vous avez à souffrir de la cruauté du roi Abd-alrahman,
qui ne cesse de vous opprimer et de convoiter vos richesses. Il fait
comme faisait son père Aboulaz, lequel voulait vous obliger à payer
des sommes que vous ne deviez pas, et qui de ses amis avait fait
ses ennemis, des hommes obéissans des hommes rebelles. Il veut vous
priver de votre liberté, vous accabler d'impôts de tout genre, et
vous humilier de toutes les manières. Heureusement vous avez bravement
repoussé l'injustice de vos rois, vous avez courageusement résisté à
leur barbarie et à leur avidité. Cette nouvelle nous est arrivée de
différens côtés; en conséquence nous avons cru devoir vous écrire cette
lettre pour vous consoler, et pour vous exhorter à persévérer dans la
lutte que vous avez entreprise pour la défense de votre liberté; et
comme ce barbare roi est notre ennemi aussi bien que le vôtre, nous
vous proposons de combattre de concert sa méchanceté. Notre intention
est, l'été prochain, avec le secours du Dieu tout puissant, d'envoyer
une armée au-delà des Pyrénées, et de la mettre à votre disposition.
Si Abd-alrahman et ses troupes essaient de marcher contre vous, notre
armée fera une diversion puissante. Nous déclarons que si vous êtes
décidés à vous affranchir de son autorité et à vous donner à nous,
nous vous rendrons votre ancienne liberté, sans y porter la moindre
atteinte, et que nous ne vous demanderons aucun tribut. Vous choisirez
la loi sous laquelle vous voulez vivre, et nous vous traiterons comme
des amis et comme des personnes qui veulent bien s'associer à la
défense de notre empire. Nous prions Dieu de vous conserver en bonne
santé[183].»

  [182] Novayry, manuscrits arabes, no 645, fol. 101 verso.

  [183] Cette lettre, publiée d'abord par Lecointe, a été
  reproduite par dom Bouquet, dans le recueil des _Historiens de
  France_, t. VI, p. 379. Mais comme ces deux illustres savans
  ignoraient les rapports qui avaient existé entre l'empereur et
  les habitans de Merida, ils avaient changé le mot _Emeritanos_ en
  _Cæsaraugustanos_.

Dans la diète générale que Louis tint à Aix-la-Chapelle, et où
s'étaient rendus son fils Pepin, devenu roi d'Aquitaine, et les comtes
des diverses provinces voisines de l'Espagne, l'empereur annonça
l'intention de faire les plus grands efforts pour punir l'insulte faite
à ses armes; mais avant même que la diète fût levée, un seigneur goth,
nommé Aïzon, qu'on soupçonnait d'intelligence avec les Sarrazins, et
qu'on avait mandé pour cet objet à Aix-la-Chapelle, prit la fuite,
franchit les Pyrénées, et se mettant à la tête des mécontens de la
Catalogne et de l'Aragon, s'empara de la ville d'Ausone, d'où il fit du
dégât dans les pays occupés par les Français[184].

  [184] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 107, 149 et 187.

En vain l'armée française se mit en marche au printems de l'année
827. Aïzon, qui déjà avait envoyé demander du secours à l'émir de
Cordoue, se rendit lui-même dans cette capitale pour presser le départ
des troupes. Abd-alrahman fit partir quelques-uns de ses meilleurs
soldats, entre autres une portion de sa garde commandée par son parent
Obeyd-allah. Comme l'armée française s'avançait très-lentement, Aïzon
et ses alliés eurent le tems de dévaster les territoires de Barcelonne
et de Gironne, et de s'avancer jusqu'en Cerdagne et dans le Val-Spir,
en deçà des Pyrénées, où ils commirent d'horribles ravages[185].

  [185] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 108 et 188.

Pendant ce tems les habitans de Merida faisaient les plus grands
efforts pour soutenir leur rébellion. Au bout de trois ans, n'étant pas
secourus, ils furent obligés d'ouvrir leurs portes.

A la même époque, les Normands, quittant les contrées sauvages du
nord, devenues trop petites pour leur grand nombre, faisaient chaque
année des descentes sur les côtes de l'Allemagne, de la France, de
l'Angleterre et de l'Espagne. De leur côté les pirates d'Espagne et
d'Afrique ne laissaient pas de repos aux côtes du midi de la France ni
à celles de l'Italie. En 828, Boniface, gouverneur de l'île de Corse,
pour se venger de ces continuelles déprédations, dirigea une expédition
en Afrique, entre Carthage et Utique, et parcourut tout le pays le fer
et la flamme à la main[186].

  [186] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 109.

Les ports de l'Espagne et de l'Afrique, d'où partaient les navires de
pirates, étant en général situés dans le bassin de la mer Méditerranée,
c'est dans l'enceinte de ce bassin qu'ordinairement leurs entreprises
avaient lieu. Il est cependant parlé à cette époque d'un vaisseau
sarrazin d'une grandeur telle qu'on l'aurait pris de loin pour une
muraille, lequel fit une descente dans l'île d'Oye, en Bretagne, vers
l'embouchure de la Loire[187]. Sans doute ce navire ne laissa pas
beaucoup de traces de son passage; car il n'en est point fait mention
dans les histoires particulières du pays[188].

  [187] _Ibid._, t. VI, p. 308.

  [188] Ni dans l'histoire de D. Morice, ni dans celle de M. Daru.

La situation de l'empire devenait chaque jour plus effrayante, et
Louis, à qui l'histoire a donné le titre peu honorable de _Débonnaire_,
était hors d'état de s'élever au-dessus des circonstances fâcheuses
où sa propre faiblesse l'avait placé. Après avoir eu l'imprudence de
partager de son vivant ses vastes états à ses trois fils aînés, il
eut encore l'imprudence de changer le partage qu'il avait fait, et de
réserver une quatrième part pour le plus jeune de ses fils. Les trois
aînés, irrités, crièrent à l'injustice et prirent les armes. Louis,
tantôt vaincu, tantôt vainqueur, déposé du trône, puis rétabli, perdit
toute considération aux yeux de ses propres sujets.

L'anarchie et les maux qui en sont la suite allant toujours croissant,
les personnes pieuses crurent reconnaître dans cette décadence
générale une marque de la colère céleste, excitée par la corruption
qui s'introduisait dans toutes les classes. Louis, dans une lettre
adressée à tous les évêques, et datée de l'année 828, s'exprime en
ces termes: «La famine, la peste, tous les genres de fléaux ont fondu
sur les peuples de notre empire. Qui ne voit que Dieu a été irrité
par nos actions perverses[189]?» Là-dessus l'empereur commande un
jeûne général, et ordonne aux évêques de s'assembler en concile dans
les quatre principales villes de l'empire, au nombre desquelles était
Toulouse, afin d'aviser aux moyens de faire cesser ce déplorable état
de choses. Les mêmes désordres affligeaient l'Espagne musulmane, et
l'émir de Cordoue avait continuellement à combattre quelque rébellion
nouvelle.

  [189] Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 344.

Les relations commerciales entre l'empire français et les provinces
d'Égypte et de Syrie n'avaient jamais été interrompues. Les rapports
politiques qui avaient existé entre Charlemagne et Aaron-alraschid
durent être repris avec Bagdad, dès que l'orient eut recouvré la
tranquillité. Il est fait mention, à l'année 831, de l'arrivée en
France de trois députés envoyés de delà les mers par le khalife Mamoun,
fils d'Aaron-alraschid. Deux de ces députés étaient musulmans, et le
troisième chrétien. Ils offrirent à l'empereur, entre autres présens,
des parfums et des étoffes[190].

  [190] _Vita Ludovici pii_, et annales de saint Bertin, dans le
  recueil des _Historiens de France_, t. VI, p. 112 et 193. Le
  khalife est simplement désigné par son titre de _emir-elmoumenyn_.

La guerre continuait toujours au-delà des Pyrénées. En 838,
Obeyd-allah, parent de l'émir de Cordoue, fit de grands dégâts sur
les provinces occupées par les Français; de leur côté les Français
pénétrèrent en Castille et y mirent tout à feu et à sang.

Pendant ce tems, une flotte partie de Tarragone et renforcée par les
navires des îles Maïorque et Iviça faisait une descente aux environs
de Marseille, et se rendant maîtresse des faubourgs, emmenait tous les
hommes laïques et ecclésiastiques en état de porter les armes[191].
C'est peut-être en cette occasion qu'eut lieu le fait attribué à
sainte Eusébie, abbesse d'un couvent de Marseille, et à ses quarante
religieuses, lesquelles ne voulant pas être exposées à la brutalité des
barbares, se mutilèrent le nez et se rendirent la figure difforme; d'où
elles furent appelées dans le pays les _denazzadas_[192].

  [191] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 199.

  [192] Une inscription relative à sainte Eusébie existe encore à
  Marseille; mais elle ne porte pas de date. Voy. Millin, _Voyage
  dans les départemens du midi de la France_, t. III, p. 179.
  Mabillon, _Annales Benedictini_, t. II, p. 90, a placé le martyre
  de sainte Eusébie, en 732.

Louis-le-Débonnaire mourut en 840, et aussitôt la guerre éclata
parmi ses enfans. L'Europe se trouvait alors sous le poids d'un de
ces terribles châtimens qui, suivant l'expression de Bossuet, font
sentir leur puissance à des nations entières, et par lesquels la
Providence frappe souvent le bon avec le méchant, l'innocent avec
le coupable. Les Sarrazins profitèrent de la confusion générale pour
s'introduire en Provence, par l'embouchure du Rhône, et dévastèrent les
environs d'Arles[193]. Dans le même tems un gouverneur de Tudèle en
Navarre, appelé Moussa, pénétra dans la Cerdagne, et y fit de grands
ravages[194]. De leur côté les Normands, à l'aide de leurs barques
légères, s'avançaient au centre de la France, par l'embouchure de
l'Escaut, de la Seine, de la Loire et de la Garonne, et commençaient
à faire du royaume presque un monceau de ruines. L'histoire de
cette époque n'est qu'un tissu d'intrigues ambitieuses, de honteuses
trahisons et de calamités de tout genre; on a la plus grande peine à en
suivre le cours dans les chroniques contemporaines. Charles-le-Chauve,
fils de Louis, avait reçu en partage la France actuelle presque
tout entière; mais à la suite des guerres intestines, les provinces
changeaient de maître presque chaque année. On ne laissait pas même
de province intacte; et comme si on avait voulu anéantir toute espèce
de relation et de commerce, le Languedoc et la Provence avaient été
partagés entre l'empereur Lothaire, le roi Charles-le-Chauve et le
jeune Pepin, fils de Pepin, ancien roi d'Aquitaine. Bientôt même
un seigneur, appelé Folcrade, prit les armes contre Lothaire, et se
déclara comte d'Arles et de Provence[195].

  [193] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 61.

  [194] Maccary, man. arab., no 704, fol. 87 verso.

  [195] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 63, etc.

Le relâchement de tous les liens sociaux en vint au point que les
princes et les chefs de parti, pour accroître leur influence, perdirent
toute retenue, et que certains descendans de Charles-Martel, de
Pepin-le-Bref et de Charlemagne, firent un appel aux barbares et les
associèrent à leurs propres querelles.

L'Italie n'était pas plus heureuse. Les Sarrazins étaient maîtres
de l'île de Sicile; d'autres Sarrazins avaient été appelés sur
le continent par deux seigneurs chrétiens qui se disputaient la
principauté de Bénévent. Enfin les pirates d'Espagne et d'Afrique ne
laissaient pas de repos aux côtes. En 846, ces pirates remontèrent le
Tibre, et vinrent piller les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul
aux portes de Rome. Les parages de la rivière de Gênes avaient
tellement à souffrir de ces déprédations, que les prêtres et les moines
eux-mêmes prirent les armes pour aider à la délivrance du pays[196].

  [196] Voy. le recueil des Bollandistes, _Vie de saint Bernulphe_,
  au 24 mars. Il existe sur les descentes des Sarrazins, dans le
  comté de Nice, beaucoup de détails dans l'ouvrage manuscrit de
  Giofredo, intitulé _Storia delle Alpi maritime_, et qui est
  conservé à Turin, dans les archives de cour. M. le chevalier
  César de Saluces, membre de l'académie de Turin, a bien voulu
  faire faire pour nous un extrait de ce manuscrit. On peut encore
  consulter l'_Histoire de Nice_, de M. Louis Durante, Turin, 1823,
  3 vol. in-8º. Ces deux ouvrages au reste, pour ce qui concerne les
  Sarrazins, renferment beaucoup d'inexactitudes.

Enfin l'Espagne musulmane elle-même était frappée de tous les genres
de fléaux. Les factions s'y succédaient les unes aux autres. D'un
autre côté, les Normands, qui commençaient à ne plus trouver les
mêmes richesses sur les côtes de France, faisaient successivement des
descentes à Lisbonne, à Séville et dans d'autres cités opulentes. Pour
surcroît de malheur, une horrible sécheresse fit périr une partie des
récoltes et des troupeaux; des nuées de sauterelles, venues d'Afrique,
détruisirent ce qui avait résisté au manque d'eau; mais du moins
Abd-alrahman, dans des circonstances si fâcheuses, fit ce qui était en
son pouvoir pour adoucir le sort de ses sujets.

En 848, tandis que des pirates sarrazins dévastaient de nouveau
Marseille et toute la côte jusqu'à Gênes[197], le jeune Pepin, qui
était en guerre avec son oncle, Charles-le-Chauve, pour la possession
du Languedoc, et qui déjà une fois avait appelé à son secours les
Normands, ne craignit pas de recourir à l'appui des Sarrazins. Celui
dont il fit choix pour cette négociation était Guillaume, comte de
Toulouse, petit-fils du Guillaume qui, cinquante-cinq ans auparavant,
s'était signalé par son zèle pour la religion et la patrie. Guillaume
se rendit à Cordoue et fut bien reçu du prince musulman. A l'aide
des troupes qu'il en obtint, il enleva aux lieutenans de Charles, en
Catalogne, Barcelonne et quelques autres villes[198].

  [197] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 66.

  [198] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 41, 65 et 581.

Quelques pirates sarrazins, ayant pénétré de nouveau aux environs
d'Arles, furent retenus sur la côte par les vents contraires; et les
habitans accourant en armes les massacrèrent. Mais pendant ce tems,
une armée musulmane, commandée par Moussa, gouverneur de Saragosse,
s'avançait du côté d'Urgel et de Ribagorse, et pénétrait jusqu'en
France, mettant tout à feu et à sang. Telle était la frayeur des
habitans, qu'ils offrirent d'eux-mêmes leur argent et tout ce qui
était à leur disposition pour avoir la vie sauve. Charles-le-Chauve
fut obligé de demander la paix, et ne l'obtint qu'en donnant de riches
présens[199].

  [199] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 42, 64 et 66, note.

En ce tems-là (850) les chrétiens d'Espagne eurent à éprouver une
vive persécution de la part du gouvernement de Cordoue, et le bruit de
cette persécution arriva jusqu'en France. Voici ce qui donna lieu à ces
vexations.

D'après la législation musulmane, il y a liberté de conscience pour
les chrétiens, et ils sont seulement soumis au tribut. Mais il faut
qu'ils soient nés de père et de mère chrétiens; si l'un des époux a
été musulman, l'enfant doit l'être aussi, conformément à cette maxime
de Mahomet, que les musulmans interprètent à l'avantage de leur
religion: «L'enfant suit nécessairement celui de ses père et mère
dont la religion est la meilleure[200].» Il en est de même des enfans
mineurs d'un chrétien ou d'une chrétienne qui a embrassé l'islamisme;
si l'enfant parvenu à sa majorité refuse de professer la religion
mahométane, le magistrat a le droit de l'y contraindre[201]. Il faut
en second lieu que les chrétiens n'aient jamais fait profession de
l'islamisme: eussent-ils simplement levé la main et prononcé les mots:
_Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète_,
les eussent-ils prononcés pour se jouer ou en état d'ivresse, ils sont
censés musulmans, et ils ne sont plus libres de suivre un autre culte.
Ils ne doivent pas non plus avoir commerce avec une femme musulmane.
Enfin il faut que les chrétiens s'abstiennent de toute injure contre
Mahomet et sa religion; s'ils manquent à un seul de ces points, ils
n'ont pas d'autre alternative que l'islamisme ou la mort.

  [200] Voy. Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_, t.
  II, p. 313, t. V, p. 167.

  [201] _Ibid._, t. VI, p. 111 et suiv.

Or on a vu que les alliances entre les musulmans et les chrétiens
étaient assez communes en Espagne. Il arrivait souvent que les
mères inculquaient à leurs enfans, surtout aux filles, les dogmes
du christianisme: ce qui avait déjà plus d'une fois donné lieu à des
scènes sanglantes.

Il y avait alors à Cordoue un prêtre fort instruit dans les lettres
chrétiennes et arabes, appelé Parfait. Le bruit courait que ce prêtre,
dans un moment d'oubli, avait prononcé la profession de foi mahométane.
Quelques musulmans l'ayant un jour rencontré dans une rue de Cordoue
lièrent conversation avec lui, et lui demandèrent ce qu'il pensait de
leur prophète et de la religion qu'il avait établie. Parfait refusa
d'abord de répondre, craignant que ces questions ne cachassent quelque
piége; mais comme ces hommes insistaient, il s'exprima librement,
et traita Mahomet d'imposteur et de suppôt de l'enfer. D'abord les
musulmans ne lui répondirent rien; mais à quelques jours de là, l'ayant
rencontré au milieu d'une grande foule, ils le dénoncèrent comme une
personne qui avait mal parlé du prophète. Aussitôt la foule se jeta sur
lui et le conduisit devant le cadi ou l'alcade, que nous appelons juge.
Le cadi interrogea Parfait, et comme le prêtre ne voulut pas rétracter
ce qu'il avait dit, il fut condamné à mort.

On se trouvait alors dans le mois de ramadan, qui est le mois du jeûne
des musulmans. Pour donner à cette exécution plus de solennité, il
fut décidé qu'elle n'aurait lieu qu'à la fin du mois, époque où les
musulmans, voulant se dédommager de leurs privations, se livrent à
la joie la plus vive. Au jour fixé, Parfait fut amené au milieu d'une
grande plaine, sur les bords du Guadalkivir, et là, en présence d'une
foule innombrable, il eut la tête tranchée[202].

  [202] L'église célèbre la fête de saint Parfait le 18 avril.

Cet événement causa une sensation extraordinaire: les chrétiens étaient
alors fort nombreux en Espagne, même à Cordoue, siége de l'empire.
Non seulement on leur avait laissé une partie des églises de la
ville; mais ils avaient des monastères de l'un et de l'autre sexe,
surtout dans les montagnes situées au nord de la cité. La religion
chrétienne avait pénétré jusque dans le palais du roi, à la suite du
grand nombre d'esclaves de tous les pays qui remplissaient une partie
des emplois de la cour. Les musulmans zélés crurent faire une bonne
oeuvre en dénonçant les chrétiens qui rentraient dans une des trois
catégories dont nous avons parlé. Bientôt même on vit au sein d'une
même famille des frères accuser leurs soeurs pour avoir leurs biens.
Le jugement n'était pas long: on demandait à l'accusé s'il persistait
dans le christianisme: s'il répondait affirmativement, on le mettait à
mort. Ordinairement les martyrs étaient attachés à un pieu; on brûlait
leur corps, puis on jetait les cendres dans le fleuve, afin que les
chrétiens ne pussent pas les recueillir et les conserver comme des
reliques. Quelquefois on donnait les corps à manger aux chiens[203].

  [203] Voy. les _Vies des Saints_, aux 3, 5, 7 et 13 juin, 27
  juillet, 16 septembre, 21 ou 22 octobre, 24 novembre, etc.

Ces barbaries produisirent un effet bien différent de celui que le
gouvernement en attendait. Le courage que montraient les martyrs
était si remarquable, qu'il devint l'objet de l'admiration générale.
Plusieurs chrétiens qui ne se trouvaient dans aucune des trois
catégories se présentèrent d'eux-mêmes pour partager le sort de leurs
frères. Parmi eux nous citerons un Français, nommé Sanche, originaire
d'Alby, qui occupait un emploi dans le palais, et qui probablement
avait été fait captif dans sa jeunesse; il y avait également deux
eunuques. Les femmes surtout se distinguèrent en cette occasion. On
vit des vierges timides qui jusque-là n'avaient pas osé s'éloigner
des regards de leurs parens, accourir à pied vers Cordoue de plusieurs
lieues à la ronde, et demander à grands cris le martyre. Il suffisait
pour cela qu'elles proférassent quelque injure contre le prophète.

La chose en vint au point que beaucoup de musulmans furent effrayés
des suites d'une telle effusion de sang. D'ailleurs les évêques du
pays s'assemblèrent, et, malgré quelques prêtres ardens, décidèrent
qu'autant il fallait savoir endurer la rage des persécuteurs de la foi
quand elle s'excitait elle-même, autant il était contraire à l'esprit
de l'Évangile de la provoquer. Enfin Charles-le-Chauve, qui avait été
sollicité par les chrétiens des provinces septentrionales de l'Espagne
chez qui les mêmes violences commençaient à s'exercer, interposa sa
médiation[204].

  [204] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 64, 74 et 354.

Abd-alrahman avait d'abord paru aussi irrité qu'étonné du grand nombre
de chrétiens établis au coeur de ses états; dans sa colère il chassa de
son palais tous ceux qui y remplissaient quelque emploi. Mais plus le
nombre des chrétiens était grand, plus les moyens que l'on prenait pour
en réduire la quantité étaient dangereux. Abd-alrahman II mourut sur
ces entrefaites (852) et eut pour successeur son fils Mohammed.

Abd-alrahman avait un goût très-vif pour les arts et pour les plaisirs,
et sous son règne Cordoue devint le séjour des lettres, de la musique,
du chant et des fêtes de tout genre. A l'exemple de son père, de son
grand-père et des anciens Arabes en général, il cultivait la poésie.
Voici la traduction de quelques vers qu'il composa dans une de ses
expéditions contre les chrétiens. Ils étaient adressés à sa femme
favorite, et ils donneront une idée de l'esprit qui dominait à cette
époque:

«Pendant que je suis loin de toi, je me trouve en face de l'ennemi,
et je lui envoie des flèches qui ne manquent jamais leur but!

»Que de chemins j'ai foulés! que de défilés j'ai traversés après
d'autres défilés!

»Mon visage a été exposé à toute l'ardeur du soleil, tandis que les
cailloux embrasés se fondaient de chaleur.

»Mais Dieu a relevé par mes mains sa religion véritable. Je lui ai
donné une nouvelle vie, et j'ai renversé la croix sous mes pieds.

»J'ai marché avec mon armée contre les infidèles, et mes troupes ont
rempli les lieux escarpés et les lieux unis[205].»

  [205] Maccary, man. arab., no 704, fol. 88.

Le successeur d'Abd-alrahman se montra d'abord fort sévère contre les
chrétiens. Il fit abattre toutes les églises bâties depuis l'occupation
du pays par les musulmans; il ne respecta pas davantage les portions
qui avaient été ajoutées aux anciens édifices. Dans son zèle fanatique,
il eut un instant l'idée de chasser de ses états non seulement les
chrétiens, mais les juifs qui en toute occasion s'étaient montrés les
ennemis acharnés du christianisme. Heureusement les révoltes qui ne
tardèrent pas à éclater et la crainte de voir ses revenus diminuer
donnèrent à ses vues une autre direction.

La guerre continuait toujours en Catalogne et aux environs de l'Èbre.
Moussa, qui les années précédentes avait remporté quelques succès
contre les chrétiens, fut vaincu par le roi des Asturies; l'émir de
Cordoue, pour le punir, ayant voulu lui ôter son gouvernement, il
se tourna du côté des chrétiens; il donna même sa fille en mariage
à Garcie, comte de Navarre; et comme sur ces entrefaites la ville de
Tolède leva de nouveau l'étendard de la révolte, l'émir de Cordoue fut
hors d'état de rien entreprendre.

De quelque côté qu'on jette les yeux, on ne voit que guerres, pillages,
calamités. En 859, les Normands franchissant le détroit de Gibraltar,
s'emparent de Narbonne qui, un siècle auparavant, avait résisté
à toutes les forces de la France; puis entrant dans le Rhône, ils
s'avancent jusqu'aux portes de Valence, mettant tout le pays à feu et
à sang[206]. Gérard de Roussillon, dont le nom revient souvent dans
nos romans de chevalerie, les força de se remettre en mer. A la même
époque, les Sarrazins faisaient de nouveaux dégâts dans les îles de
Sardaigne et de Corse.

  [206] Recueil des _Historiens de France_, t. VII, p. 75.

Voici le tableau de la France qu'on trouve dans un document presque
contemporain: «Sur toutes les côtes les églises étaient renversées,
les villes saccagées, les monastères dévastés. Telle était la rage des
barbares que les chrétiens qui tombaient entre leurs mains étaient mis
à mort ou obligés de se racheter à prix d'argent. Plusieurs chrétiens
abandonnèrent leurs propriétés et quittèrent leur pays pour vivre dans
les lieux fortifiés ou dans l'intérieur des terres; mais plusieurs
aimèrent mieux mourir que de renoncer à leurs biens. Il y en eut
encore chez qui la foi avait jeté des racines moins profondes et qui ne
rougirent pas de se joindre aux barbares. Ceux-là étaient les pires de
tous; car ils connaissaient le pays, et il n'était pas possible de se
soustraire à leurs investigations. A la fin les lieux les plus célèbres
se convertirent en déserts, et les édifices les plus fameux disparurent
sous les ronces et les épines[207].»

  [207] Dom Vaissette, _Histoire générale du Languedoc_, t. I,
  preuves, p. 108.

Un certain Omar, fils de Hafsoun, chrétien d'origine et ancien
tailleur, avait pénétré avec une troupe d'aventuriers et de vagabonds
dans la chaîne des Pyrénées; et s'unissant d'intérêt avec les chrétiens
du pays, s'était emparé de plusieurs places fortes, d'où il bravait
toute la puissance des émirs de Cordoue[208]. Mohammed, qui était
menacé de perdre toutes ses provinces septentrionales, demanda la paix
à Charles-le-Chauve, qui n'était guère en état de lui faire la guerre;
il fut convenu que les Français resteraient maîtres de la Catalogne,
mais qu'ils s'abstiendraient de prêter secours aux rebelles. On était
alors en 866. Les députés envoyés en cette occasion à Cordoue par
Charles revinrent amenant des chameaux chargés de litières, d'étoffes
de divers genres, de parfums, etc.[209].

  [208] Voy. Casiri, _Bibliothèque de l'Escurial_, t. II, p. 200.

  [209] Recueil de dom Bouquet, t. VII, p. 83, 88 et 92.

L'Espagne était dans l'état le plus déplorable: la sécheresse, la
famine, la peste, les tremblemens de terre, les guerres, les révoltes,
tout semblait conspirer à la perte de ce malheureux pays. Sur ces
entrefaites une éclipse de lune ayant couvert le ciel d'épaisses
ténèbres, les musulmans crurent que c'en était fait de leur empire;
et comme les personnes pieuses d'entre eux attribuaient ces maux à la
colère céleste, elles pensèrent que le meilleur moyen de se rendre Dieu
favorable était de faire une guerre à mort aux chrétiens. Les provinces
soumises à l'émir de Cordoue furent sur le point de se soulever, parce
qu'ayant à combattre plusieurs gouverneurs rebelles, l'émir ne voulait
pas s'attirer ce nouvel ennemi sur les bras.

Dans cette disposition des esprits, la politique des rois était
impuissante pour maîtriser les passions des particuliers. En 869,
des pirates sarrazins firent une nouvelle descente en Provence, dans
la Camargue, île formée par le Rhône, et où ils s'étaient ménagé une
espèce de port. En ce moment, l'archevêque d'Arles, Roland, se trouvait
dans l'île où il possédait de grands biens, et où, faute de pierres,
il s'était fait bâtir une maison en terre. Les Sarrazins descendant de
leurs navires attaquèrent la maison; plus de trois cents serviteurs
de l'archevêque furent tués et lui-même fut pris. Les pirates le
garrottèrent, et après l'avoir conduit à bord d'un de leurs navires,
ils fixèrent sa rançon à cent cinquante livres d'argent, cent cinquante
manteaux, cent cinquante épées et cent cinquante esclaves, genre de
marchandise qui, comme on le verra plus tard, avait alors cours sur
tous les marchés; mais dans l'intervalle l'archevêque mourut, sans
doute d'effroi; et les Sarrazins, pour n'être pas frustrés de la
rançon, tenant cette mort secrète, pressèrent le plus qu'ils purent la
remise du prix convenu. Dès que leur avidité eut été satisfaite, ils
déposèrent à terre le corps de l'archevêque, vêtu des mêmes habits que
le jour où il avait été pris, et mirent à la voile; de manière que les
chrétiens qui étaient venus pour féliciter le prélat de sa délivrance
n'eurent plus à s'occuper que de ses funérailles[210].

  [210] Recueil des _Historiens de France_, t. VII, p. 107.

Charles-le-Chauve mourut en 876; il se disposait à aller combattre
les Sarrazins d'Italie, qui, devenus maîtres de tout le midi de la
presqu'île, menaçaient le pape jusque dans Rome. Prince sans capacité,
sans courage, et toujours disposé à entreprendre sur les états
d'autrui, il fut une des principales causes de la dissolution sociale
qui avait éteint les forces de la France et des contrées voisines. En
effet, les peuples abattus ne savaient plus de quel côté tourner leurs
regards. Les Normands et les Sarrazins avaient pour ainsi dire juré
de ne rien laisser debout; et pendant ce tems les guerres continuaient
entre les princes et les chefs de factions, comme s'il se fût agi de se
disputer les plus riches provinces. L'état de la France, de l'Italie et
de l'Espagne septentrionale, semblait être arrivé au dernier degré de
l'abaissement et de la misère; mais des épreuves encore plus terribles
étaient réservées à ces malheureux pays.



TROISIÈME PARTIE.

ÉTABLISSEMENT DES SARRAZINS EN PROVENCE, ET INCURSIONS QU'ILS FONT
DE LA EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET DANS LA SUISSE, JUSQU'A LEUR EXPULSION
TOTALE DE FRANCE.


La dernière époque qui nous reste à parcourir présente de grandes
analogies avec celle qui précède; c'est la même violence dans
l'attaque, ce sont les mêmes scènes de pillage et de cruauté; mais les
premières calamités ne frappaient en général que les côtes de la France
et les provinces frontières, au lieu que celles-ci vont s'étendre à
travers le Dauphiné jusqu'aux limites de l'Allemagne. Les premières
étaient passagères; celles-ci partent d'un point fixe et menacent
de ne plus cesser. Oh! combien on a besoin, en parcourant ces tems
lamentables, de se retremper dans le souvenir de ce qui a été fait de
grand et de patriotique en France, soit avant, soit après cette période
fatale! Comme on se sent humilié de voir les plus vastes contrées,
des contrées d'où sont sortis tant de braves et de héros, livrées à
la merci de quelques hordes avides, dont aucun penchant généreux ne
rachetait les excès!

On se trouvait aux environs de l'année 889. La Provence et le Dauphiné
appartenaient à Boson, qui s'était fait donner le titre de roi d'Arles.
Malheureusement Boson n'était pas issu du sang impérial de Charlemagne;
et son élévation, regardée comme une usurpation, lui attirait des
attaques fréquentes. De leur côté les hommes riches et puissans
ne songeaient qu'à profiter de la confusion générale pour se créer
des seigneuries et des principautés. Ainsi les barbares ne devaient
rencontrer aucun obstacle.

Voici de quelle manière l'établissement des Sarrazins en Provence est
raconté par les historiens contemporains, dont nous avons nous-mêmes
vérifié le récit sur les lieux[211].

  [211] Voy. surtout Liutprand, dans Muratori, _rerum italicarum
  scriptores_, t. II, p. 425; la chronique de l'abbaye de Novalèse,
  _ibid._, t. II, part. II, p. 730; et le recueil de dom Bouquet, t.
  IX, p. 48. La plupart des écrivains italiens modernes ont placé le
  lieu où s'établirent les Sarrazins, dans le comté de Nice, auprès
  de Ville-Franche, à l'endroit où fut bâti plus tard le château de
  Saint-Hospice. Voy. à ce sujet une longue discussion dans le grand
  recueil de Muratori, t. X, p. CIII, CV et suiv. Mais d'une part la
  suite des événemens, de l'autre l'état des lieux, nous paraissent
  lever toute incertitude à cet égard. Voy. au reste les observations
  de Bouche, _Histoire de Provence_, t. I, p. 170 et 772.

Vingt pirates partis d'Espagne sur un frêle bâtiment, et se dirigeant
vers les côtes de Provence, furent poussés par la tempête dans le golfe
de Grimaud, autrement appelé golfe de Saint-Tropès, et débarquèrent au
fond du golfe sans être aperçus. Autour de ce bras de mer s'étendait
au loin une forêt qui subsiste encore en partie, et qui était
tellement épaisse que les hommes les plus hardis avaient de la peine
à y pénétrer. Vers le nord était une suite de montagnes s'élevant
les unes au-dessus des autres, et qui, arrivées à une distance de
quelques lieues, dominaient une grande partie de la Basse-Provence. Les
Sarrazins envahirent pendant la nuit le village le plus rapproché de la
côte, et, massacrant les habitans, se répandirent dans les environs.
Quand ils furent arrivés sur les hauteurs qui couronnent le golfe du
côté du nord, et que de là leur regard s'étendit d'un côté vers la mer
et de l'autre vers les Alpes, ils comprirent tout de suite la facilité
qu'un tel lieu devait leur offrir pour un établissement fixe. La mer
leur ouvrait son sein pour recevoir tous les secours dont ils auraient
besoin; la terre leur livrait passage dans des contrées qui n'avaient
pas encore été pillées, et où il n'avait été pris aucune mesure de
défense. L'immense forêt qui environnait les hauteurs et le golfe leur
assurait une retraite au besoin.

Les pirates firent un appel à tous leurs compagnons qui parcouraient
les parages voisins; ils envoyèrent aussi demander du secours en
Espagne et en Afrique; en même tems ils se mirent à l'ouvrage, et
en peu d'années les hauteurs furent couvertes de châteaux et de
forteresses. Le principal de ces châteaux est nommé par les écrivains
du tems _Fraxinetum_, du nom des frênes qui probablement occupaient
les environs. On croit que _Fraxinetum_ répond au village actuel de la
Garde-Frainet, qui est situé au pied de la montagne la plus avancée du
côté des Alpes. Il est certain que la position occupée par ce village
dut paraître fort importante; car c'est le seul passage par lequel il
soit possible de communiquer en ligne directe du fond du golfe avec le
plat pays, en se dirigeant vers le nord. D'ailleurs on aperçoit encore
au haut de la montagne des vestiges de travaux formidables. Ce sont des
portions de murs taillées dans le roc, une citerne également taillée
dans le roc et quelques pans de muraille[212].

  [212] Aujourd'hui il n'existe plus de frênes dans la contrée; mais
  M. Germond, actuellement notaire à Saint-Tropès, et qui a fait
  une étude particulière des localités, pense qu'anciennement il y
  avait un bois de frênes au fond du golfe sur les bords de la mer;
  que là se trouvait un village romain appelé _Fraxinetum_, et que
  les Sarrazins, après avoir ruiné ce village, ayant choisi sur les
  hauteurs un lieu pour en faire leur château-fort, lui donnèrent le
  nom de Fraxinet. A l'égard de la place qu'occupait ce château-fort,
  M. Germond croit que le lieu où d'après l'opinion commune nous
  l'avons mis n'était qu'une espèce d'avant-poste d'où l'on avait
  vue sur les plaines de la Basse-Provence; en effet le plateau n'a
  qu'environ trois cents pas de tour et il pouvait contenir à peine
  une centaine d'hommes; que le véritable château-fort était à une
  demi-lieue plus près de la mer, sur la montagne appelée aujourd'hui
  _Notre Dame de Miremar_, où l'on aperçoit encore des vestiges de
  larges fossés.

  Bouche fait remarquer qu'il a dû exister plusieurs lieux appelés
  _Frassinet_ ou Frainet, disant que sans doute les Sarrazins, à
  mesure qu'ils élevèrent quelque nouveau château-fort, soit en
  Dauphiné, soit en Savoie, soit en Piémont, lui donnaient le nom de
  leur principal boulevart. Cette opinion de Bouche nous semble fort
  juste; en effet, il existe encore dans les contrées que nous venons
  de citer plusieurs endroits ainsi dénommés.

Quand les travaux furent terminés, les Sarrazins commencèrent à faire
des courses dans le voisinage. Ils n'eurent garde d'abord de s'éloigner
du centre de leurs forces; mais bientôt les seigneurs les associèrent
à leurs querelles particulières. Ils aidèrent à abattre les hommes
puissans; ensuite, se débarrassant de ceux qui les avaient appelés,
ils se déclarèrent les maîtres du pays; en peu de tems une grande
partie de la Provence se trouva exposée à leurs ravages. Telle était
la terreur qu'ils inspiraient que, suivant l'expression d'un écrivain
contemporain, on vit se vérifier en eux ces mots souvent cités: _Un
d'entre eux mettra mille hommes en fuite, deux en feront fuir deux
mille_[213].

  [213] Voy. Liutprand à l'endroit indiqué. On lit dans l'Alcoran,
  sour. VIII, vers. 66: «Si vous êtes vingt hommes décidés à vaincre,
  vous vaincrez deux cents infidèles, et si vous êtes cent, vous en
  vaincrez mille.»

La terreur devint bientôt générale[214]; le plat pays étant dévasté,
les Sarrazins s'avancèrent vers la chaîne des Alpes. Le neuvième siècle
touchait à sa fin. Le royaume d'Arles était occupé par Louis, fils
de Boson; mais Louis avait été appelé en Italie par les ennemis de
Béranger, roi de la Lombardie, et avait abandonné la défense de ses
états pour en aller conquérir d'autres. Fait prisonnier par son rival,
il eut les yeux crevés, et ne fut plus en état de s'occuper des soins
de son royaume. Dans le même tems les Normands continuaient leurs
ravages au coeur de la France. Quelques années auparavant ils avaient
assiégé Paris, qui aurait été pris sans le dévouement d'une poignée
de guerriers[215]. D'autres barbares, également payens, les Hongrois,
repoussés des environs du Danube, parcouraient l'Allemagne et l'Italie,
le fer et la flamme à la main, et attendaient aussi une occasion pour
envahir la France.

  [214] Une étiquette trouvée en 1279, dans le tombeau de sainte
  Magdeleine, à Vézelay, en Bourgogne, portait que le corps de
  la sainte avait été transféré en ce lieu de la ville d'Aix, en
  Provence, par la crainte des Sarrazins, sous le règne d'Odoin.
  Voy. à ce sujet l'_Histoire de Hainaut_, par Jacques de Guyse,
  t. VIII, p. 203 et suiv., et Bouche, _Histoire de Provence_, t.
  I, p. 703. Les auteurs de l'_Art de vérifier les Dates_ avaient
  placé cette translation sous Eudes, duc d'Aquitaine, vers l'an 730;
  mais l'abbaye de Vézelay ne fut fondée que vers l'an 867. Voy. le
  _Gallia Christiana_, t. IV, p. 466. Ainsi sur l'étiquette il ne
  peut être question que de Eudes, comte de Paris, lequel, vers l'an
  897, prit le titre de roi de France.

  [215] Il existe au sujet de ce siége un poème latin contemporain,
  par Abbon, publié en latin et en français avec des notes, par M.
  Taranne, Paris, 1834, in-8º. Mais tel était l'isolement où se
  trouvaient les diverses parties de la France, que dans tout le
  poème les Sarrazins ne sont pas nommés une seule fois.

Dès l'année 906, les Sarrazins avaient traversé les gorges du Dauphiné,
et franchissant le Mont-Cenis, s'étaient emparés de l'abbaye de
Novalèse, sur les limites du Piémont, dans la vallée de Suse. Les
moines eurent à peine le tems de se retirer à Turin, avec les reliques
des saints et les autres objets précieux, y compris une bibliothèque
fort riche pour le tems, particulièrement en livres classiques. Les
Sarrazins, à leur arrivée, ne trouvant que deux moines qui étaient
restés pour veiller à la sûreté du monastère, les chargèrent de coups.
Le couvent et le village situé dans les environs furent pillés, et les
églises livrées aux flammes[216]. En vain les habitans, qui n'étaient
pas en état de résister, se réfugièrent dans les montagnes, entre
Suse et Briançon, là où était le couvent d'Oulx. Les Sarrazins les y
suivirent et tuèrent un si grand nombre de chrétiens, que ce lieu porta
le nom de _champ des martyrs_[217].

  [216] Voy. la chronique de l'abbaye de Novalèse, dans Muratori,
  _Rerum italicarum scriptores_, t. II, part. II, p. 730. Le
  chroniqueur, p. 743, cite entre autres chapelles de l'église de
  l'abbaye qui furent alors détruites, celle de saint Heldrad, ancien
  abbé du monastère et qui vivait au commencement du neuvième siècle.
  L'église célèbre la fête de saint Heldrad le 13 mars. Les auteurs
  du recueil des Bollandistes ont cru que ce saint était né aux
  environs de Nice; mais la ville de Lambesc, aux environs d'Aix, en
  Provence, réclame l'avantage de lui avoir donné le jour.

  [217] Ou plutôt de _Peuple de Martyrs_, Plebs Martyrum. Voy. le
  recueil des chartes de l'abbaye d'Oulx, publié par Rivantella, sous
  le titre de _Ulciensis ecclesiæ chartarium_, Turin, 1753, in-fo, p.
  X et suiv., et p. 151.

Ce n'est pas qu'en certains endroits les chrétiens ne se réunissent
pour combattre les envahisseurs. Plusieurs Sarrazins faits prisonniers
furent conduits à Turin; mais une nuit ces barbares, brisant leurs
chaînes, mirent le feu au couvent de Saint-André dans lequel ils
avaient été enfermés, et une grande partie de la ville fut sur le point
de devenir la proie des flammes[218].

  [218] Pingonius, _Augusta Taurinorum_, p. 25 et suiv.

Bientôt les communications entre la France et l'Italie furent
interceptées. En 911, un archevêque de Narbonne, que des intérêts
pressans appelaient à Rome, ne put se mettre en route à cause des
Sarrazins[219]. Les barbares occupaient tous les passages des Alpes;
et si on tombait en leur pouvoir, on risquait d'être mis à mort, ou
du moins on était taxé à une forte rançon. Ils ne tardèrent même pas à
faire des excursions dans les plaines du Piémont et du Montferrat[220].

  [219] Catel, _Mémoires de l'Histoire du Languedoc_, p. 775.

  [220] Liutprand, dans le recueil de Muratori, t. II, part. I, p.
  440.

Sur ces entrefaites (en 908), quelques pirates sarrazins firent une
descente sur les côtes du Languedoc, aux environs d'Aiguemortes, et
saccagèrent l'abbaye de Psalmodie qui, déjà détruite une fois sous
Charles-Martel, avait été rebâtie[221].

  [221] Dom Vaissette, _Histoire du Languedoc_, t. II, p. 45, et
  _Preuves_, p. 52.

L'Espagne musulmane était depuis long-tems en proie aux factions.
En 912, le trône de Cordoue échut à Abd-alrahman III, qui, par ses
imposantes actions, mérita le nom de Grand. Ce prince, à la suite d'un
règne de cinquante ans, réunit sous son pouvoir toutes les provinces
musulmanes, et porta au plus haut degré la prospérité et la gloire des
Maures d'Espagne. C'est lui qui le premier, dans la Péninsule, prit le
titre de khalife et de commandeur des croyans.

Sanche-Garcie, roi de Navarre, et Ordogne, roi de Léon, s'étant réunis
à Kaleb, fils de Hafsoun, maître de Tolède et des bords de l'Èbre, et
aidés par les guerriers du midi de la France, résistèrent d'abord avec
succès aux armes d'Abd-alrahman; leurs efforts étaient la meilleure
défense des frontières de France de ce côté. Mais en 920, l'oncle du
khalife, appelé comme lui Abd-alrahman, et surnommé Almodaffer ou le
Victorieux, franchit, à la suite d'une grande victoire, la chaîne des
Pyrénées, et ravagea une partie considérable de la Gascogne, jusqu'aux
portes de Toulouse. Les guerres terribles qui ne discontinuaient pas
de l'autre côté des Pyrénées, amenaient de tems en tems des incursions
semblables. Dans celle-ci, Almodaffer fut surpris à son retour par
Garcie, fils de Sanche, qui lui reprit tout le butin[222].

  [222] Comparez Conde, _Historia_, t. I, p. 374; et Pagi, critique
  des Annales de Baronius, an. 920, no 6.

En Provence et en Dauphiné, ainsi que dans la chaîne des Alpes, un
cri d'indignation se faisait entendre contre les brigandages des
Sarrazins. En vain quelques hommes courageux essayèrent, à défaut de
prince qui voulût prendre en main la cause des peuples, de s'opposer
à ce torrent dévastateur; en vain, du haut de certains lieux élevés,
commencèrent-ils à donner la chasse aux barbares. Comme ils agissaient
sans concert, ils virent leurs efforts échouer, et la plupart moururent
malheureusement.

Les environs de la Garde-Frainet se trouvaient entièrement dévastés,
et les barbares s'étaient montrés d'autant plus impitoyables, que
les ruines qui les entouraient de toutes parts étaient pour eux un
nouveau gage de sûreté. Marseille, à son tour, vit sa principale
église détruite; Aix fut également envahie, et les barbares, dans leur
fureur, y écorchèrent plusieurs personnes vivantes[223]. L'évêque,
nommé Odolricus, s'enfuit à Reims où on le chargea de l'administration
du diocèse. Les barbares enlevaient les femmes du pays, et menaçaient
de perpétuer leur race; on croira d'ailleurs sans peine que plus d'un
chrétien, foulant aux pieds les lois de la religion et de l'honneur,
faisaient cause commune avec eux et avaient part à leurs rapines.

  [223] Comparez la _Gallia Christiana_, t. I, p. 696; Bouche,
  _Histoire de Provence_, t. I, p. 736; et Jacques de Guyse,
  _Histoire de Hainaut_, t. VIII, p. 201.

Telle était la terreur répandue par les Sarrazins, que les hommes
riches et puissans étaient obligés de tout quitter pour mettre
leur vie hors de danger. On ne se croyait à l'abri qu'au haut des
montagnes, au fond des forêts ou dans des lieux situés à une grande
distance. Saint Mayeul, né de parens riches, aux environs d'Avignon,
et qui possédait de grands biens à Valençoles, dans le département
actuel des Basses-Alpes, se retira en Bourgogne auprès d'un de ses
parens[224]. Les églises de Sisteron et de Gap furent en proie aux plus
grands ravages. A Embrun, les Sarrazins mirent à mort l'archevêque,
saint Benoît, avec l'évêque de la Maurienne et beaucoup d'habitans
des contrées voisines qui y avaient cherché un refuge[225]. Un acte
ancien signale auprès d'Embrun trois tours fortifiées où les Sarrazins
s'étaient établis et d'où ils dominaient dans les environs[226]. Saint
Libéral, successeur de saint Benoît, fut obligé de s'en retourner à son
pays, Brives-la-Gaillarde.

  [224] _Vie de saint Mayeul_, dans le recueil des Bollandistes, 11
  mai, p. 670 et 679.

  [225] _Gallia Christiana_, t. III, p. 1067.

  [226] _Histoire, topographie, etc., des Hautes-Alpes_, par M. de
  Ladoucette, 2e édit., Paris, 1834, p. 262.

A cette malheureuse époque, le commerce était nul et les pays
communiquaient peu entre eux. L'usage s'était pourtant maintenu parmi
les personnes pieuses de France, d'Espagne et d'Angleterre, d'aller, au
moins une fois dans sa vie, en pélerinage à Rome, pour y visiter les
tombeaux des apôtres. Il existait également des relations habituelles
entre les divers évêques de la chrétienté et le saint-siége. Mais
depuis l'occupation des passages des Alpes par les Sarrazins, les
voyageurs étaient exposés à des accidens aussi fâcheux que fréquens;
vainement se munissaient-ils d'armes et se réunissaient-ils en
caravanes; il n'est pas d'année où les chroniques du tems ne fassent
mention de quelque scène sanglante[227].

  [227] Recueil des _Historiens de France_, t. VIII, p. 177, 180,
  182, 189, 192, 194, etc.

Les Normands, devenus paisibles possesseurs de la Normandie actuelle,
commençaient à prendre des habitudes pacifiques; mais les Hongrois
franchirent les Alpes, et, traversant avec la rapidité de l'éclair le
Dauphiné et la Provence, ils mirent le Languedoc à feu et à sang! Les
Hongrois, originaires du pays des anciens Scythes, étaient, à l'exemple
de leurs ancêtres et des Tartares actuels, toujours à cheval, et ne se
battaient qu'à coups de flèches. Ils ne savaient ni faire des siéges,
ni combattre de pied ferme; mais ils chargeaient leurs ennemis avec
furie, et se dispersaient aussitôt. Les auteurs contemporains nous les
représentent comme vivant de viande crue, étanchant leur soif avec du
sang, et coupant par morceaux le coeur de leurs ennemis vaincus. Comme
ils étaient venus par les extrémités du nord de l'Europe et de l'Asie,
le vulgaire crut reconnaître en eux les peuples de Gog et de Magog
dont il est parlé dans les prophéties d'Ézechiel et dans l'Apocalypse,
et qui doivent venir à la fin du monde pour faire justice des crimes
des humains. Ce qui ajoutait à l'erreur, c'est qu'on approchait de
l'an 1000, et que beaucoup de chrétiens, à l'exemple des anciens
Millenaires, croyaient que le monde était trop corrompu pour pouvoir
subsister plus long-tems. Un évêque de Verdun, pour éclaircir ses
doutes, consulta à ce sujet un religieux, qui le rassura en disant que
Gog et Magog devaient être secondés dans leur épouvantable mission par
plusieurs autres peuples barbares, et que les Hongrois formaient une
nation isolée[228]. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Hongrois, en
très-peu de tems, couvrirent le Languedoc de ruines, et firent presque
oublier les excès commis avant eux.

  [228] Voy. le _Spicilége_ de d'Achery, édition in-fol., t. III, p.
  369.

Hugues, régent du royaume d'Arles, au nom du roi Louis, s'exprime ainsi
dans la charte de fondation d'un monastère qu'il fit bâtir auprès de la
ville de Vienne, dans l'année 924: «La vénérable religion des chrétiens
et l'honneur de l'église ont été privés, par l'excès de nos péchés, de
leur ancien éclat, et il n'en reste presque plus de traces. Comme ces
maux se sont fait sentir au long et au large, non seulement par suite
de la cruelle persécution des païens, mais encore par la cupidité de
beaucoup de perfides chrétiens, nous avons jugé convenable, etc.[229].»

  [229] Recueil de dom Bouquet, t. IX, p. 689.

Le Piémont et le Montferrat n'étaient pas à l'abri des ravages des
Sarrazins. Le chroniqueur de l'abbaye de Novalèse[230] raconte qu'un
de ses oncles, qui s'était adonné à la carrière militaire, ayant à
se rendre de la Maurienne à Verceil, fut surpris par une bande de
Sarrazins, dans une forêt située près de cette ville. On en vint aux
mains; plusieurs hommes furent blessés de part et d'autre; mais les
Sarrazins, plus nombreux, l'emportèrent. Un certain nombre de chrétiens
étant tombés en leur pouvoir, ils retinrent ceux qui étaient en état de
payer une rançon. Parmi eux se trouvaient l'oncle du chroniqueur et son
domestique. L'un et l'autre furent garrottés et conduits dans la ville.
Le grand-père du chroniqueur, se rendant par hasard chez l'évêque,
vit le domestique enchaîné dans la rue; comme il ne connaissait pas
l'événement qui l'avait amené là, il donna, pour le racheter, une
cuirasse à triple tissu qu'il portait sur lui. Apprenant ensuite que
son fils était aussi prisonnier, il fut obligé de parcourir toute
la ville, et de faire un appel à la générosité de ses amis pour lui
trouver une rançon.

  [230] Muratori, _rerum italicarum scriptores_, t. II, part. II, p.
  733.

Le chroniqueur ajoute qu'à cette époque les Sarrazins s'avançaient
jusque sur les frontières de la Ligurie. En effet, on lit dans
Liutprand, écrivain contemporain, à l'année 935, que les barbares qui
déjà une fois, vers l'an 906, avaient envahi Aqui, ville du Montferrat,
célèbre par ses bains, y revinrent sous la conduite d'un chef appelé
_Sagitus_. Heureusement ils furent repoussés par les habitans et
taillés tous en pièces. Le même auteur parle, sous la même date, de
quelques pirates venus d'Afrique, qui, ayant pénétré dans la ville de
Gênes, massacrèrent les hommes et emmenèrent les femmes et les enfans
en esclavage[231].

  [231] Voy. Liutprand, dans Muratori, _rerum italicarum scriptores_,
  t. II, p. 440 et 452.

Pendant ce tems les Hongrois, franchissant les barrières du Rhin,
envahissaient l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, la Champagne,
où ils assiégèrent Sens; ensuite, ils s'avancèrent sur les bords de
la Loire. Ebbon et les guerriers de la Touraine et du Berry, leur
livrèrent combat auprès d'Orléans et les obligèrent à rebrousser
chemin; mais alors les barbares se replièrent vers la Suisse d'où ils
dévastèrent toutes les contrées voisines[232].

  [232] Au sujet de l'invasion des Hongrois, voyez le recueil des
  _Historiens de France_, t. IX, p. 6, 23, 34, 44, etc. Il nous
  paraît que c'est la même invasion qui est racontée fort au long
  dans le _Roman de Garin le Loherain_, sous le nom de Wandes et de
  Vandales, t. I.

Jusque-là, le Valais, contrée qui, au milieu d'un climat sévère,
présente un aspect riant, et qui réunit les productions des pays
tempérés et des pays froids, avait été à l'abri d'invasions si
terribles. C'est dans ces régions reculées que le successeur de saint
Libéral au siége épiscopal d'Embrun et plusieurs autres évêques, avec
une partie de leur clergé, avaient cherché un refuge. En 939, les
Sarrazins pénétrèrent dans la vallée et y mirent tout à feu et à sang.
La célèbre abbaye d'Agaune, sanctifiée par le martyre de saint Maurice
et de la légion Thébéenne, et que la munificence de Charlemagne et
d'autres grands princes s'était plû à embellir, fut presque renversée
de fond en comble[233].

  [233] _Gallia Christiana_, t. XII, p. 793. D'après quelques
  auteurs, l'abbaye aurait été déjà détruite une fois par les
  Sarrazins, en 900. Voy. _ibid._, p. 792. On lit encore dans
  l'église de Saint-Pierre, village situé entre Martigny et Sion, à
  la descente du Mont-Saint-Bernard, cette inscription latine qui
  paraît avoir été érigée vers l'an 1010, par Hugues, évêque de
  Genève, lorsque ce prélat fit bâtir l'église:

        Ismaelita cohors Rhodani cum sparsa per agros,
        Igne, fame et ferro sæviret tempore longo,
        Vertit in hanc vallem pæninam mersio falcem;
        Hugo præsul Genevæ Christi post ductus amore,
        Struxerat hoc templum, etc.

  Voy. Schiner, _Description du département du Simplon_, Sion, 1812,
  p. 134.

La Tarantaise se trouvait en proie aux mêmes ravages; chaque jour les
barbares devenaient plus entreprenans. Une nombreuse caravane, qui
se rendait de France en Italie, s'étant présentée pour franchir le
passage, fut obligée de rebrousser chemin. Dans le combat qui eut lieu,
plusieurs chrétiens furent tués, d'autres blessés[234].

  [234] Recueil de dom Bouquet, t. VIII, p. 194.

Toute la Suisse se vit envahie à la fois par les Hongrois et les
Sarrazins. Les Sarrazins, maîtres du Valais, s'avancèrent jusqu'au
centre du pays des Grisons. L'abbaye de Disentis, fondée par un
disciple de saint Colomban, et qui était célèbre dans toute la Suisse,
fut dépouillée de tous ses biens[235]. Il en fut de même de l'église
de Coire[236]. On dit même que les Sarrazins, se rapprochant du lac
de Genève, marchèrent vers le Jura. A cette époque la Suisse faisait
partie du royaume de la Bourgogne transjurane, et la mère du jeune roi
Conrad, Berthe, se retira dans une tour solitaire, à l'endroit où est
aujourd'hui Neuchâtel[237].

  [235] Sprecher, _Chronicon Rhetiæ_, Bâle, 1617, p. 68, 197 et suiv.

  [236] L'évêque Waldo, se plaignait, en 940, des continuelles
  déprédations des Sarrazins. Les traces de ces dévastations
  existaient encore, en 952, lorsque Othon, revenant d'Italie, passa
  par la Rhétie. Il existe un diplome daté de l'année 956, par lequel
  Othon donne à l'évêque certains biens comme dédommagement. Voy. le
  recueil allemand publié à Coire, sous le titre de _Collecteur_,
  année 1811, p. 235. Ce même diplome fut confirmé en 965 et 972.
  Voy. Herrgott, _Genealogiæ diplomaticæ Augustæ gentis Habsburgicæ_,
  t. II, part. I, p. 84.

  [237] Voy. Muller, _Histoire des Suisses_, t. II, p. 117,
  traduction française.

A la même époque, une guerre acharnée avait lieu entre les rois des
Asturies et de la Navarre, et le khalife de Cordoue. Dans une lutte qui
s'engagea pour la possession de la ville de Zamora, il périt plus de
cent mille hommes[238]. Les chrétiens avaient acquis de l'ascendant;
mais Abd-alrahman, qui enfin avait étouffé les rébellions sans cesse
renaissantes, et qui pouvait disposer de toutes les forces musulmanes
de l'Espagne, était devenu un adversaire formidable. Un auteur arabe
rapporte que ce prince, en fait de guerre sacrée, avait la _main
blanche de Moïse_, c'est-à-dire la main avec laquelle, dans l'opinion
des Orientaux, le législateur des hébreux faisait jaillir l'eau des
rochers, fendait les flots de la mer, et s'était rendu maître de la
nature entière. Il ajoute qu'Abd-alrahman porta l'étendard musulman
plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs[239]. Heureusement pour les
chrétiens que sur ces entrefaites, des révolutions étant survenues
dans les provinces de l'Afrique qui répondent à l'empire actuel de
Maroc, Abd-alrahman éprouva le désir d'étendre son autorité au-delà
des mers. Comme à la même époque il s'était formé du côté de Tunis un
nouvel empire, appelé Fatimide, à cause de la prétention qu'avaient
les princes de cette dynastie de descendre de Mahomet par sa fille
Fatime, les provinces en état de révolution devinrent comme un
sujet de discorde entre les deux royaumes; de manière que les forces
d'Abd-alrahman et de ses successeurs se trouvèrent partagées.

  [238] Le roi de Navarre, dont les troupes figurèrent dans la
  bataille, se nommait Garcie; mais les auteurs arabes ne font
  mention que de sa mère, qui, apparemment, était régente du royaume
  et qu'ils nomment _Thoutheh_. Voy. Maccary, no 704, fol. 90 verso.
  En effet, il est parlé dans un chroniqueur allemand, sous la date
  939, d'une grande victoire remportée par la reine _Toïa_ sur les
  Sarrazins. Voy. M. Pertz, _Monumenta historiæ germanicæ_, t. I, p.
  78.

  [239] Maccary, no 704, fol. 88 et suiv.


En 940, Fréjus, ville alors assez considérable, parce que les
navires continuaient encore à entrer dans son port, fut tellement
maltraitée par les Sarrazins, que la population entière fut obligée
de s'expatrier, et qu'il n'y resta pas même de traces des propriétés.
Il en fut de même de Toulon, aujourd'hui l'effroi des barbares. Les
chrétiens placés entre la mer et les Alpes abandonnèrent leurs demeures
et se réfugièrent au haut des montagnes. Les Sarrazins ne mirent plus
de bornes à leurs cruautés, et firent de la plus grande partie d'un
pays naguère florissant une affreuse solitude. Les villes les plus
importantes furent renversées, les châteaux détruits, les églises
et les couvens réduits en cendres. Le séjour de l'homme, est-il dit
dans une vieille charte, était devenu le repaire des bêtes féroces.
En effet, on lit dans les chroniques du tems, que les loups s'étaient
tellement multipliés, qu'on ne pouvait plus voyager en sûreté[239a].

  [239a] On lit dans une charte de l'abbaye de Saint-Victor, à
  Marseille, à l'année 1005, ces paroles: Cum omnipotens Deus vellet
  populum christianum flagellare per sævitiam paganorum, gens barbara
  in regno provinciæ irruens, circumquaque diffusa vehementer
  invaluit, ac munitissima quæque loca obtinens et inhabitans,
  cuncta vastavit, ecclesias et monasteria plurima destruxit, et
  loca quæ prius desiderabilia videbantur in solitudinem redacta
  sunt, et quæ dudum habitatio fuerat hominum, habitatio postmodum
  coepit esse ferarum. Voy. dom Martenne, _Amplissima collectio_,
  t. I, p. 369. D'un autre côté, voici quel était, en 975, l'état
  de l'église de Fréjus, d'après une charte rédigée au moment où
  le pays fut enfin délivré de la présence des barbares: Civitas
  Forojuliensis acerbitate Saracenorum destructa atque in solitudinem
  redacta, habitatores quoque ejus interfecti, seu timore longius
  fuerunt effugati; non superest aliquis qui sciat vel prædia, vel
  possessiones quæ ecclesiæ succedere debeant; non sunt cartarum
  paginæ, desunt regalia præcepta. Privilegia quoque, seu alia
  testimonia, aut vetustate consumpta aut igne perierunt, nihil
  aliud nisi tantum solo episcopatus nomine permanente. _Gallia
  Christiana_, t. I. _Instrumenta_, p. 82.

Sur ces entrefaites, Hugues, devenu comte de Provence, et que l'exemple
du roi Louis n'avait pas éclairé, s'était rendu en Italie pour y
disputer la couronne du royaume de Lombardie. Les cris de ses sujets
l'ayant enfin rappelé de ce côté des Alpes, il annonça l'intention de
chasser entièrement les Sarrazins. Il s'agissait de s'emparer d'abord
du château _Fraxinet_, à l'aide duquel les Sarrazins se maintenaient
en relation avec l'Espagne et l'Afrique, et d'où ils dirigeaient
leurs expéditions dans l'intérieur des terres. Comme il fallait que ce
château fût attaqué par mer et par terre, Hugues envoya demander une
flotte à l'empereur de Constantinople, son beau-frère; il demandait
aussi du feu grégeois, l'arme alors la plus efficace pour combattre les
flottes sarrazines[240].

  [240] Voy. Liutprand, dans Muratori, _rerum italicarum scriptores_,
  t. II, p. 462.

En 942, la flotte grecque jeta l'ancre dans le golfe de Saint-Tropès;
en même tems Hugues accourut avec une armée. Les Sarrazins furent
attaqués avec la plus grande vigueur; leurs navires et tous leurs
ouvrages du côté de la mer furent détruits par les Grecs. De son côté,
Hugues força l'entrée du château, et obligea les barbares à se retirer
sur les hauteurs voisines[241]. C'en était fait de la puissance des
Sarrazins en France; mais tout-à-coup Hugues apprit que Béranger,
son rival à la couronne d'Italie, qui s'était enfui en Allemagne, se
disposait à venir lui disputer le trône. Alors, ne songeant plus aux
maux qui pesaient sur ses malheureux sujets, il renvoya la flotte
grecque, et maintint les Sarrazins dans toutes les positions qu'ils
occupaient, à la seule condition que, s'établissant au haut du grand
Saint-Bernard et sur les principaux sommets des Alpes, ils fermeraient
le passage de l'Italie à son rival. C'est à ce sujet que Liutprand
interrompt son récit pour adresser cette apostrophe à Hugues: «Voilà
une étrange manière de défendre tes états! Hérode, pour n'être pas
privé d'un royaume terrestre, ne craignit pas de faire tuer un grand
nombre d'innocens; toi, au contraire, pour arriver au même but, tu
laisses échapper des hommes criminels et dignes de mort. Sans doute tu
ignores quelle fut la colère du seigneur contre le roi d'Israël, Achab,
qui avait épargné la vie du roi de Syrie, Benadab; le seigneur lui dit:
_Puisque tu as laissé vivre un homme que j'avais condamné à perdre
la vie, ton ame paiera pour son ame et ton peuple pour son peuple_.»
Liutprand se tournant ensuite vers la montagne du Grand-Saint-Bernard,
lui adresse ces vers: «Tu laisses périr les hommes les plus pieux, et
tu offres un abri aux scélérats appelés du nom de _Maures_. Misérable!
tu ne rougis pas de prêter ton ombre à des gens qui répandent le sang
humain et qui vivent de brigandage! Que dirai-je? puisses-tu être
consumée par la foudre, ou brisée en mille pièces et plongée dans le
chaos éternel[242]!»

  [241] Voy. le récit de Liutprand, _ibid._, p. 464. On trouve sur
  les divers incidens de ce siége des détails très-circonstanciés
  dans l'ouvrage de Delbène, intitulé _De regno Burgundiæ transjuranæ
  et arelatis_, Lyon, 1602, in-4º, p. 58 et suiv.; et ces détails ont
  été rapportés par plusieurs écrivains; mais Delbène ne cite aucune
  autorité; et ces détails, ainsi qu'une bonne partie de son livre,
  paraissent être de son invention. Nous reviendrons sur l'ouvrage de
  Delbène.

  [242] Voici les vers de Liutprand, p. 463:

        Mons transire Jovis, mirum
        Haud suetos perdere sanctos,
        Et servare malos, vocitant
        Heu! quos nomine Mauros.
        Sanguine qui gaudent hominum
        Juvat et vivere rapto.
        Quid loquar? ecce dei cupio
        Tete fulmine aduri,
        Conscissusque chaos cunctis
        Fias tempore cuncto.

  Ce témoignage, comme on voit, ne pouvait pas être plus positif.
  Cependant Muratori, qui a publié dans son grand recueil le récit de
  Liutprand, l'avait apparemment perdu tout-à-fait de vue, lorsqu'il
  rédigea ses annales d'Italie; car, arrivé à l'année 942, et
  obligé de parler de l'accord fait par Hugues avec les Sarrazins du
  Fraxinet, il dit qu'on ignore où les Sarrazins furent cantonnés. En
  général, ce que Muratori dit dans ses annales sur les invasions des
  Sarrazins en Italie et en France, est défectueux.

Dès ce moment les Sarrazins montrèrent encore plus de hardiesse
qu'auparavant, et l'on dut croire qu'ils étaient établis pour toujours
dans le coeur de l'Europe. Non seulement ils épousèrent les femmes
du pays; mais ils commencèrent à s'adonner à la culture des terres.
Les princes de la contrée se contentèrent d'exiger d'eux un léger
tribut; ils les recherchaient même quelquefois[243]. Quant à ceux qui
occupaient les hauteurs, ils donnaient la mort aux voyageurs qui leur
déplaisaient, et exigeaient des autres une forte rançon. «Le nombre des
chrétiens qu'ils tuèrent fut si grand, dit Liutprand, que celui-là seul
peut s'en faire une idée, qui a inscrit leurs noms dans le livre de
vie[244].»

  [243] Recueil de dom Bouquet, t. IX, p. 6.

  [244] Comparez le recueil de dom Bouquet, t. VIII, p. 207, et la
  chronique de Liutprand, dans le grand recueil de Muratori, t. II,
  p. 464.

Le grand Saint-Bernard, appelé jadis _Mont-de-Jupiter_, d'où on a fait
ensuite _Montjoux_, a toujours, par sa situation entre le Valais et
la vallée d'Aoste, servi de communication entre la Suisse et l'Italie.
Maîtres de cette position importante et des autres passages des Alpes,
les Sarrazins se répandirent dans les contrées voisines.

Les mêmes ravages furent commis dans le comté de Nice, qui dépendait
alors du royaume d'Arles, ainsi que sur toute la côte de Gênes. Il
paraît qu'un corps sarrazin s'était établi dans Nice même. Un quartier
de la ville porte encore le nom de _Canton des Sarrazins_[245].

  [245] Durante, _Histoire de Nice_, t. I, p. 150.

Enfin les barbares occupèrent Grenoble avec la riche vallée du
Graisivaudan, et l'évêque de Grenoble se retira, avec les reliques des
saints et les richesses de son église, du côté du Rhône, au prieuré de
Saint-Donat, à quelques lieues au nord de Valence[246].

  [246] Nous ignorons l'année précise où les Sarrazins entrèrent dans
  Grenoble; mais ce ne doit pas être long-tems après l'an 945; car un
  monument incontestable nous apprend que déjà, en 954, il y avait
  long-tems que cette occupation avait lieu. Voici ce qui se lisait
  naguère parmi les débris du prieuré de Saint-Donat, autrement
  appelé Jovinzieux, sur la façade d'un clocher bâti par l'évêque de
  Grenoble, Izarn, et qui porte la date LMIIII, c'est-à-dire 954:

        Per Mauros habitanda diù Granopolis ista
        Lipsana sanctorum præsul ab orbe tollit.

  Nous citons cette inscription d'après une dissertation publiée sur
  les lieux, par M. Jean-Claude Martin, sous le titre de _Histoire
  chronologique de Jovinzieux, de nos jours Saint-Donat_, Valence,
  1812, in-8º. Nous supposons qu'il y a quelques fautes dans la
  copie de l'inscription et dans l'interprétation que M. Martin en a
  donnée. Dans tous les cas l'incertitude est levée par ce passage
  d'une hymne qu'on chantait autrefois au prieuré, et que cite M.
  Martin lui-même:

        Quum a Mauris habitanda diù Grannopolis esset,
        Lipsana sanctorum præsul habere cavet.


Il y a lieu de croire que les Sarrazins du Piémont s'étaient ménagé
dans la contrée une ou plusieurs forteresses, d'où ils dirigeaient
leurs nombreuses expéditions, et qui leur servaient d'asile au besoin.
Le chroniqueur de l'abbaye de Novalèse fait mention d'un château de ce
genre qu'il appelle _Frascenedellum_; peut-être est-ce _Frassineto_,
lieu situé près du Pô, à une petite distance de Casal, et qu'on avait
appelé _Fraxinetum_, soit à cause du voisinage de quelque bois de
frêne, soit à l'imitation du fameux _Fraxinetum_ de Provence; ou bien
est-ce la forteresse appelée aujourd'hui Fenestrelle. Quoi qu'il en
soit, voici ce que raconte le chroniqueur de Novalèse, qui, vivant
sur les lieux, a dû être bien informé. A l'époque où les Sarrazins
occupaient le château de _Frascenedellum_, et que de là ils se
répandaient dans les environs, un homme du pays, appelé Aymon, se fit
admettre dans leurs rangs. Les barbares enlevaient les femmes et les
enfans des deux sexes, les jumens, les vaches, les bijoux, etc. Un
jour, parmi le butin, il se trouva une femme d'une grande beauté. Aymon
se la fit donner en partage; mais un des chefs survenant, la réclama
et l'enleva de force. Pour se venger, Aymon alla trouver le comte
Rotbaldus qui, à cette époque, dominait sur la Haute-Provence[247];
et dans le plus grand secret, car les Sarrazins avaient partout des
affidés, il lui fit part de son projet de se dévouer à la délivrance
du pays. Le comte accueillit sa proposition avec le plus grand
empressement. Un appel fut fait aux seigneurs et aux guerriers de la
contrée. On attaqua les barbares dans le lieu de leur retraite, et le
pays fut affranchi de leur joug. Le chroniqueur ajoute que la famille
d'Aymon existait encore de son tems[248].

  [247] C'est probablement Rotbaldus II, comte de Forcalquier, lequel
  vivait vers l'an 945. Voy. Bouche, _Histoire de Provence_, t. II,
  p. 30.

  [248] Muratori, _rerum italicarum scriptores_, t. II, part. II, p.
  736.

Sur ces entrefaites (952), les Hongrois ayant de nouveau envahi
l'Alsace et menaçant toutes les contrées voisines du mont Jura,
Conrad, maître de la Bourgogne, de la Franche-Comté, de la Suisse
et du Dauphiné, imagina de mettre aux prises les Sarrazins avec les
Hongrois. Il écrivit en ces termes aux Sarrazins: «Voilà les _pillards_
de Hongrois qui, ayant entendu parler de la fertilité des terres
que vous cultivez, demandent à les occuper. Joignez-vous à moi et
exterminons-les de concert.» En même tems il fit dire ces mots aux
Hongrois: «Pourquoi vous en prenez-vous à moi? Les Sarrazins occupent
les vallées les plus riches. Aidez-moi à les chasser, et je vous
établirai à leur place.» Conrad indiqua aux barbares un lieu où ils
devaient se rencontrer. Lui-même se rendit en ce lieu avec toutes ses
troupes. Ensuite, quand il vit les barbares aux prises les uns avec les
autres, et leurs forces affaiblies, il se précipita sur eux et en fit
un horrible carnage. Ceux qui échappèrent au massacre furent envoyés à
Arles et vendus comme esclaves[249].

  [249] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. IX, p. 6; et le recueil de
  M. Pertz, t. II, p. 110.

On ignore où cet événement qui, au premier aspect, pourrait paraître
invraisemblable, a eu lieu. Les Sarrazins ayant le centre de leurs
forces en Provence, et les Hongrois arrivant par l'Alsace et la
Franche-Comté, il est à croire que la rencontre des deux peuples se
fit dans un pays intermédiaire, tel que la Savoie. Le fait est que
cette contrée, appelée alors Maurienne, fut long-tems occupée par les
Sarrazins[250], à tel point que certains écrivains instruits n'ont pas
craint de dire que le nom de Maurienne était une dérivation de celui
des Maures, bien que le nom de Maurienne fût en usage dès le sixième
siècle[251]. Peut-être c'est l'événement qui, à quelques différences
de noms près, a été longuement raconté dans le _Roman de Garin le
Loherain_. D'après le roman, la Maurienne était alors sous les lois
d'un prince appelé Thierry; ce prince étant vivement pressé par quatre
rois sarrazins, eut recours à l'appui du roi de France[252], qui fit un
appel à ses guerriers. Les Français, parmi lesquels se distinguaient
les Lorrains, se rendirent auprès de Lyon et descendirent le Rhône
jusqu'auprès de l'Isère; là, dirigeant leurs pas vers le nord-est, ils
trouvèrent les Sarrazins postés dans une vallée nommée _Valprofonde_ et
les taillèrent en pièces[253].

  [250] Nous apprenons par une lettre de Mgr. Billiet, actuellement
  évêque de Saint-Jean de Maurienne, et qui a fait une étude
  spéciale de l'histoire du pays, qu'on y trouve encore plusieurs
  dénominations qui rappellent le séjour des Sarrazins, par exemple,
  aux environs de Modane, le _vallon sarrazin_ et le village de
  _Freney_. On a vu que Bouche avait déjà fait une observation
  semblable.

  [251] Voy. le recueil des _Historiens de France_, t. II, p. 11,
  etc.

  [252] Le poète, par un singulier anachronisme, suppose que cet
  événement s'est passé sous Pepin-le-Bref. Voy. notre introduction.

  [253] Voy. le _Roman de Garin_, t. I, p. 73 et suiv. Voy. aussi
  l'_Histoire de Hainaut_, par Jacques de Guyse, t. VIII, p. 270. Si
  on en croyait Delbène, _De regno Burgundiæ_, p. 124, les Sarrazins
  seraient restés beaucoup plus long-tems en Savoie. Ils seraient
  demeurés maîtres du château de Cules, sur les bords du Rhône, en
  face de Seyssel, et auraient été chassés du pays seulement en 970,
  par un guerrier saxon qu'il appelle Geraudus, et qu'il regarde
  comme la souche de la maison actuelle de Savoie; mais la véracité
  de Delbène est suspecte; et d'après l'observation de Guichenon,
  _Histoire de Savoie_, t. I, p. 183, le château de Cules n'a été
  construit que beaucoup plus tard.

A cette époque les Sarrazins parcouraient librement toute la Suisse, et
s'avançaient jusqu'aux portes de la ville de Saint-Gall, près du lac de
Constance, où ils perçaient de leurs traits les moines qui sortaient
pour se livrer à leurs exercices religieux. Devenus familiers avec la
guerre des montagnes, ils surpassaient, dit un écrivain du tems, les
chevreuils par la légèreté de leurs pas. D'ailleurs ils s'étaient sans
doute construit dans le pays plusieurs tours dont on croit reconnaître
encore les restes. Telle fut l'étendue des maux qu'ils causèrent aux
chrétiens, qu'on eût pu, dit le même auteur, en composer un gros livre.
Enfin un doyen de l'abbaye, appelé Walton, se dévouant pour le salut
commun, prit avec lui un certain nombre d'hommes courageux, armés de
lances, de faulx et de haches, et surprenant les barbares pendant
qu'ils étaient endormis, les tailla en pièces. Quelques-uns furent
faits prisonniers, le reste prit la fuite. Les prisonniers amenés
à l'abbaye, ayant refusé de boire et de manger, moururent tous de
faim[254].

  [254] Chronique de l'abbaye du Saint-Gall, dans le recueil de M.
  Pertz, t. II, p. 137. Le chroniqueur donne quelquefois aux Hongrois
  le nom d'_Agareni_, mot qui est appliqué par les écrivains du tems
  aux Sarrazins, et cette circonstance a jeté quelque confusion dans
  son récit; mais ici il nomme expressément les Sarrazins.

Ce succès, joint à une grande victoire que les Allemands remportèrent
sur les Hongrois, et qui réduisit désormais ces barbares à
l'impuissance, promettait quelque repos à la Suisse et aux régions
voisines; mais il ne rendait que plus sensibles les calamités qui
pesaient sur le Dauphiné, la Provence et une partie des Alpes.
D'ailleurs, tant que les Sarrazins auraient pied en France, comme
ils avaient la facilité de recevoir du secours par mer, le pays ne
pouvait se croire à l'abri de leurs dévastations. Le prince chrétien
qui jouait alors le rôle le plus important dans la politique de
l'Europe, était Othon, roi de Germanie, le même qui devint plus tard
empereur, et à qui ses brillantes qualités ont fait donner le titre de
_grand_. Othon s'était mis en relation avec les principaux souverains
de son tems, notamment avec le khalife de Cordoue, qui passait pour
le protecteur de la colonie sarrazine du _Fraxinet_. Un écrivain
contemporain parle avec admiration des présens qu'Othon recevait
de toutes les parties du monde, et cite entre autres des lions, des
chameaux, des singes, des autruches, en un mot des animaux étrangers
à la France et à l'Allemagne[255]. Othon, prenant en main la cause des
chrétiens, résolut d'envoyer une ambassade au khalife. Malheureusement
Abd-alrahman, dans une lettre qu'il avait envoyée précédemment à
Othon, s'était servi de quelques expressions injurieuses pour le
christianisme, de manière que le prince se crut obligé de faire choix
pour une mission à laquelle il attachait tant de prix, d'un théologien
et d'un homme qui fût en état de soutenir la controverse, et qui même
essayât de convertir le khalife. Celui sur lequel le choix tomba était
un moine de l'abbaye de Gorze, aux environs de Metz, lequel se nommait
Jean.

  [255] Witikind, dans le recueil de Meibom, _scriptores rerum
  germanicarum_, Helmstædt, 1688, t. I, p. 658.

On était alors en 956. Les auteurs arabes et chrétiens s'accordent
à vanter l'éclat que jetait la cour de Cordoue. Les beaux-arts,
l'industrie, la politesse des manières avaient fait de cette ville
un objet d'admiration pour l'Europe chrétienne. Abd-alrahman était
en relation directe avec l'empereur de Constantinople, le pape et les
divers princes chrétiens de l'Espagne, de la France, de l'Allemagne et
des pays slaves. Les monarques chrétiens, disent les auteurs arabes,
tendaient la main de l'obéissance au khalife, et tenaient à grand
honneur que le khalife voulût bien donner sa main à baiser à leurs
députés. Lorsqu'il arrivait une de ces ambassades, surtout lorsque
c'était une députation de l'empereur grec, Abd-alrahman déployait une
magnificence extraordinaire. Les rues par lesquelles l'ambassadeur
passait étaient tendues de riches tapis. La garde du roi, au nombre
de plusieurs mille hommes, se rangeait sur deux files, et les princes
ainsi que les grands fonctionnaires de l'état se plaçaient près du
trône. Ensuite les imams des mosquées retraçaient en chaire, devant
le peuple assemblé, des scènes si glorieuses pour l'islamisme; et
les poètes, dont les écrits étaient alors accueillis avec transport
par toutes les classes de la société, célébraient dans leurs vers les
traits les plus propres à faire de l'effet sur la multitude[256].

  [256] Maccary, man. arab. de la Biblioth. roy. anc. fonds, no 704,
  fol. 91, et no 1377, fol. 151 et suiv. Pour ce que ces relations
  avaient quelquefois de scientifique, voyez ci-devant, introduction,
  et la traduction française de la relation arabe d'Abd-allathif, par
  M. Sylvestre de Sacy, p. 496.

L'ambassade du moine de Gorze n'eut pas le même éclat. Cependant elle
ne fut pas dénuée de toute solennité; et comme la relation qui nous
en reste, et qui fut écrite par un disciple même du moine, jette une
vive lumière sur l'état respectif de la France et de l'Espagne, nous en
citerons quelques fragmens.

Jean partit accompagné seulement d'un autre moine, et les présens qu'il
était, suivant l'usage, chargé de présenter au khalife, furent fournis
par son abbaye. Il fit sa route à pied jusqu'à Vienne en Dauphiné. Là
il s'embarqua sur le Rhône, d'où il se rendit par mer à Barcelonne.
A cette époque la Catalogne était une dépendance de la France, et la
ville qui donnait entrée dans les états du khalife était Tortose. Le
gouverneur musulman de Tortose, à qui on avait fait connaître l'arrivée
de l'ambassadeur, ayant donné son agrément, le moine se remit en route.
Il traversa une grande partie de la Péninsule, et, suivant l'antique
hospitalité arabe, il arriva à Cordoue défrayé de tout. A Cordoue on
le reçut magnifiquement, et il fut logé dans une maison située à deux
milles du palais.

Dans l'intervalle le khalife avait appris la nature des instructions
dont le moine était chargé. Voulant prévenir toute espèce de
discussion religieuse, qui nécessairement lui aurait été désagréable,
il fit proposer au moine de supprimer la lettre d'Othon et de la
regarder comme non avenue. Il était, disait-il, peu convenable à
deux personnages de ce rang d'entrer en discussion sur de pareilles
matières; d'ailleurs, les lois du pays défendaient à qui que ce
fût, même au prince, de mal parler de Mahomet[257]. Toutes ces
remontrances furent inutiles. L'évêque de Cordoue s'étant présenté à
son tour, le moine lui reprocha avec aigreur sa mollesse et certaines
condescendances des chrétiens du pays pour les musulmans, telles que de
s'abstenir du porc et de circoncire les enfans. Alors le khalife refusa
de recevoir l'ambassadeur; et comme celui-ci insistait, le khalife lui
dit qu'un évêque qu'il avait envoyé précédemment à Othon, avait été
retenu par ce prince pendant trois ans, et que lui entendait le garder
neuf années, apparemment parce qu'il se mettait trois fois au-dessus du
roi de Germanie.

  [257] Voy. précédemment, p. 143. On lit dans le code des Ottomans
  ces paroles: «Quiconque profère des blasphèmes contre Dieu, contre
  ses attributs, contre son saint prophète, contre le livre céleste,
  sera mis à mort sans rémission ni délai.» Voy. Mouradgea d'Ohsson,
  édition in-8º, t. VI, p. 244.

Cependant l'ambassadeur s'excusait sur les instructions qu'il avait
reçues, et il fut convenu que le khalife enverrait à Othon un nouveau
député, pour savoir s'il était toujours dans les mêmes intentions. Mais
on eut beaucoup de peine à trouver quelqu'un qui voulût se charger du
message. Aucun musulman n'était disposé à braver les ennuis d'un si
long voyage. En effet, de tout tems les musulmans, dont la religion
est surchargée de pratiques minutieuses, ont répugné à se rendre parmi
des peuples qu'ils traitent d'infidèles[258]. En général, les députés
sarrazins étaient des chrétiens, particulièrement des ecclésiastiques
qui, par leurs croyances et leurs habitudes, avaient moins de peine
à se mettre en harmonie avec les pays dans lesquels ils allaient
entrer. Enfin il se présenta un chrétien laïque qui parlait le latin et
l'arabe, et qui, en récompense, fut plus tard nommé évêque[259].

  [258] Voy. Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_, t.
  IV, p. 212 et suiv.; t. V, p. 47.

  [259] Ce chrétien se nommait Recemundus; d'un autre côté Remundus
  est le nom d'un évêque espagnol avec qui l'historien Liutprand
  était en rapport d'amitié, et à qui il a adressé son histoire.
  Les Bollandistes en ont induit avec vraisemblance que ces noms
  indiquent un seul et même personnage.

Sur ces entrefaites, le fils et le gendre d'Othon, à qui le prince,
suivant l'usage de ces tems, avait cédé une partie de ses états en
apanage, se révoltèrent, et Othon eut besoin de toutes ses forces pour
dompter les rebelles. Aussi, lorsque le député espagnol lui exposa
l'état des choses, Othon fit toutes les concessions qu'on voulut. Le
khalife consentit donc à recevoir le moine de Gorze. On convint du jour
de l'audience.

Le moine, pendant son séjour à Cordoue, avait vécu avec la plus grande
simplicité. Le khalife, voulant donner de l'éclat à sa réception, lui
fit proposer de faire ce jour-là exception à la sévérité de sa règle
et de mettre de beaux habits; le moine répondit qu'il n'en connaissait
pas de plus beaux que ceux de son ordre. Le prince crut qu'il manquait
de moyens d'en acheter d'autres, et lui envoya dix livres d'argent,
c'est-à-dire un peu plus de 7,000 fr. de notre monnaie actuelle[260];
mais le moine distribua cet argent aux pauvres; et alors le khalife lui
fit dire qu'il le laissait libre, s'il voulait, de venir couvert d'un
sac, qu'il ne l'en recevrait pas moins bien.

  [260] Sous Charlemagne la livre était de douze onces, et la livre
  d'argent pesait environ 77 fr. 88 c. de notre monnaie actuelle,
  ce qui, vu la rareté de l'argent à cette époque et à raison d'une
  valeur répétée neuf fois, faisait 712 fr., valeur commerciale
  actuelle. Voy. l'_Essai sur les divisions territoriales de la
  Gaule_, par M. Guérard, Paris, 1832, p. 172 et 181.

Au jour fixé, toute la ville de Cordoue fut en mouvement. Des troupes
rangées sur deux files bordaient le passage. Ici étaient des hommes
à pied de race slavonne, tenant une lance plantée en terre; là se
trouvaient d'autres hommes brandissant un javelot. D'un côté étaient
des guerriers montés sur des mules et armés à la légère; de l'autre,
des hommes caracolant à cheval. L'ambassadeur vit surtout avec
étonnement des Maures vêtus d'une manière bizarre, et qui faisaient
toutes sortes de contorsions. On était alors dans l'été; et, comme
apparemment les rues n'étaient point pavées, ces hommes excitaient sur
leurs pas une poussière incommode. C'étaient probablement des derviches
et des moines mahométans, qui accompagnent les troupes musulmanes, et
qui figurent dans toutes les cérémonies publiques.

A l'arrivée de l'ambassadeur devant le palais, les principaux
dignitaires de l'état vinrent à sa rencontre. Le seuil du palais
et l'intérieur des appartemens étaient couverts de riches tapis.
L'ambassadeur fut introduit dans la salle où se trouvait le khalife, et
où il se tenait seul, _comme un Dieu dans son sanctuaire_. Le prince,
placé sur un trône, était accroupi à la manière orientale. Dès qu'il
aperçut l'ambassadeur, il lui présenta sa main à baiser en dedans,
ce qui était la plus grande politesse qu'il pût lui faire; ensuite
il le fit asseoir. Après les premiers complimens d'usage, on se mit à
parler des affaires de l'Europe. Abd-alrahman s'étendit beaucoup sur
la puissance d'Othon, sur ses victoires et la grande considération
qu'il s'était acquise. Néanmoins, comme il avait été instruit, par ses
agens, de la position difficile où la révolte du fils et du gendre
d'Othon avait mis ce prince, il ne put s'empêcher de témoigner sa
désapprobation de la politique qui avait dirigé le roi allemand, disant
qu'un souverain ne doit jamais se dessaisir de l'autorité. En effet,
quelques années auparavant, un fils d'Abd-alrahman ayant fait mine de
vouloir se frayer le chemin du trône, le père l'avait fait aussitôt
étouffer[261].

  [261] Conde, _Historia_, t. I, p. 433.

Enfin on en vint à l'objet principal de l'ambassade. Les auteurs
arabes, du moins ceux que nous connaissons, ne disent pas un mot de
l'établissement des Sarrazins sur les côtes de Provence et de leurs
courses dans l'intérieur des terres, ce qui ferait croire qu'on
n'attachait pas en Espagne une grande importance à cette colonie.
Néanmoins Liutprand, écrivain contemporain, affirme que cette colonie
était protégée par le khalife[262], et l'auteur de la relation dit
positivement que l'objet de l'ambassade était de mettre un terme
aux dévastations commises par les Sarrazins de France et d'Italie.
Malheureusement la relation s'arrête au moment le plus intéressant, au
milieu même d'une phrase, et l'on ne peut guère en espérer davantage;
car le manuscrit qui la renferme est unique et paraît autographe[263].

  [262] Muratori, _Rerum italicarum script._, t. II, p. 425 et 462.

  [263] Cette relation se trouve dans les _Acta sanctorum ordinis
  sancti Benedicti_, par Mabillon, sæc. V, p. 404 et suiv.

Vers l'an 960, les Sarrazins furent chassés du mont Saint-Bernard.
L'histoire ne nous a pas conservé les détails de cet événement. Il
paraît que les Sarrazins opposèrent une vive résistance; car c'est
dans cette partie des Alpes que certains écrivains postérieurs, plus
occupés des récits romanesques qui avaient cours de leur tems que de la
fidélité historique, ont placé le théâtre des guerres de Charlemagne
contre les Sarrazins et les exploits de Roland[264]; il paraît encore
que saint Bernard de Menthone, qui bientôt construisit un hospice au
haut de la montagne et qui donna son nom à la chaîne entière, ne fut
pas étranger à ce triomphe; car les mêmes auteurs parlent du rude
combat que le saint fut obligé de livrer aux démons et aux faux dieux
alors maîtres de la montagne[265].

  [264] Voy. le recueil des _Bollandistes_, au 15 juin, _Vie de saint
  Bernard de Menthone_, p. 1076.

  [265] _Ibid._, p. 1077. Voy. aussi l'_Histoire de la destruction
  du paganisme en occident_, par M. A. Beugnot, Paris, 1835, 2 vol.
  in-8º, t. II, p. 344 et suiv. Faute de connaître l'occupation du
  grand Saint-Bernard par les Sarrazins, on avait jusqu'ici tout
  rapporté aux divinités du paganisme.

Abd-alrahman III mourut en 961, et son fils, Hakam II, qui depuis
long-tems était associé à son autorité, lui succéda. Hakam était un
prince pacifique et ami des lettres. Sous son règne les arts et les
sciences furent cultivés avec le plus grand succès. L'industrie et
l'agriculture reçurent des encouragemens et enfantèrent des merveilles.
La férocité des premiers conquérans avait fait place à la politesse;
il s'établit même une espèce de galanterie chez ces peuples, où les
femmes ont toujours eu à se plaindre du rang indigne d'elles qu'elles
occupent; et l'on vit des personnes du sexe briller à la cour et dans
les réunions particulières par leurs grâces naturelles et les ornemens
de leur esprit[266].

  [266] Conde, t. I, p. 482.

Dans les commencemens de son règne, Hakam, pour gagner la confiance des
musulmans les plus ardens, fit la guerre aux chrétiens de la Galice,
des Asturies et de la Catalogne; mais les chrétiens ayant témoigné le
désir de renouveler la paix, il s'empressa d'accéder à leur demande;
et comme ensuite ses visirs et ses généraux lui donnaient le conseil
de rompre le traité, disant que les bons musulmans étaient impatiens
de signaler leur zèle pour la religion, il s'y refusa, et répondit par
ces belles paroles de l'Alcoran: «Gardez religieusement votre parole;
car Dieu vous en demandera compte[267].» En ce qui concerne le comte de
Barcelonne et les seigneurs catalans, Hakam leur imposa pour conditions
de raser les forteresses voisines de ses états, et de ne pas prendre
parti pour les princes chrétiens avec lesquels il serait en guerre.

  [267] Conde, t. I, p. 464.

Les Sarrazins continuaient à occuper la Provence et le Dauphiné, et
leur aspect était encore menaçant. Souvent, dans les querelles entre
les chefs chrétiens, la décision qu'ils prenaient était de quelque
poids dans la balance. A cette époque, Othon, vainqueur des Hongrois
et maître de toute l'Allemagne, cherchait à étendre son autorité en
Italie. Béranger, roi de Lombardie, avait été obligé d'abandonner
ses états, et le prince allemand avait forcé le pape de lui ceindre
la couronne impériale; mais déjà la politique italienne, qui, en
haine du joug étranger, devait plus tard amener tant de guerres et de
révolutions, commençait à se dessiner. Le fils de Béranger, Adalbert,
impatient de recouvrer les états de son père, alla, suivant quelques
auteurs[268], implorer l'appui des Sarrazins du Fraxinet, et le
pape Jean XII, le même qui avait couronné Othon, se déclara pour les
mécontens.

  [268] Alberic des Trois-Fontaines, dans le recueil de Leibnitz,
  intitulé _Scriptores rerum germanicarum, accessiones_, Leipsicht,
  1698, in-4º, t. II, p. 3 et 4.

En 965, les Sarrazins furent chassés du diocèse de Grenoble. On a vu
que les évêques de cette ville s'étaient retirés à Saint-Donat, du
côté de Valence. Cette année, Isarn, impatient de reprendre possession
de son siége, fit un appel aux nobles, aux guerriers et aux paysans
de la contrée; et comme les Sarrazins occupaient les cantons les
plus fertiles et les plus riches, il fut convenu que chaque guerrier
aurait sa part des terres conquises, à proportion de sa bravoure et
de ses services. Après l'expulsion des Sarrazins de Grenoble et de
la vallée du Graisivaudan, le partage eut lieu, et certaines familles
du Dauphiné, telles que celle des Aynard ou Montaynard, font remonter
l'origine de leur fortune à cette espèce de croisade.

Isarn se hâta de rétablir l'ordre dans son diocèse qui était dans
la plus grande confusion. En vertu de son droit de conquête, il se
déclara le souverain de la ville et de la vallée, et ses successeurs
se maintinrent dans une partie de ces priviléges jusqu'à la
révolution[269].

  [269] Ce qui concerne l'occupation de Grenoble et de la vallée du
  Graisivaudan par les Sarrazins, était resté jusqu'ici enveloppé
  de doutes et de ténèbres. On a vu ci-devant, p. 181, un témoignage
  irrécusable de l'occupation elle-même. D'un autre côté, il existe
  dans le cartulaire de l'église de Saint-Hugues, à Grenoble, une
  charte de la fin du onzième siècle, qui commence ainsi:

  «Notum sit omnibus fidelibus filiis Gratianopolitanæ ecclesiæ,
  quod post destructionem paganorum, Isarnus episcopus ædificavit
  ecclesiam gratianopolitanam; et ideò quia paucos invenit
  habitatores in prædicto episcopatu, collegit nobiles, mediocres
  et pauperes ex longinquis terris, de quibus hominibus consolata
  esset gratianopolitana terra; deditque prædictus episcopus illis
  hominibus castra ad habitandum, et terras ad laborandum; in quorum
  castra sive in terras episcopus jam dictus retinuit dominationem et
  servitia, sicut utriusque partibus placuit. Habuit autem prædictus
  episcopus et successor ejus Humbertus prædictum episcopatum
  sicut proprius episcopus debet habere propriam terram et propria
  castra, per alodium, sicut terram quam abstraxerat à gente paganâ.
  Nam generatio comitum istorum, qui modo regnant per episcopatum
  gratianopolitanum, nullus inventus fuit in diebus suis, scilicet in
  diebus Isarni episcopi, qui comes vocaretur, sed totum episcopatum
  sine calumniâ prædictorum comitum prædictus episcopus in pace per
  alodium possidebat, excepto hoc quod ipse dederat ex suâ spontaneâ
  voluntate. Post istum vero episcopum successit ei Humbertus
  episcopus in gratianopolitanam ecclesiam, et habuit prædicta omnia
  in pace, etc.»

  Voy. Chorier, _Estat politique de la province du Dauphiné_, t. II,
  p. 69. On trouve dans le même ouvrage, t. II, p. 77, une deuxième
  charte, tirée du même cartulaire, et où il est parlé des terres
  qui furent concédées par Isarn à Rodolphe, chef de la maison
  des Aynard, en récompense de sa bravoure. Quant au cartulaire
  de Saint-Hugues, d'où ces deux chartes ont été tirées, voy. le
  _Bulletin_ de la Société de l'Histoire de France, t. II, p. 294 et
  suiv.

  Dans un débat qui eut lieu en 1094, entre saint Hugues, évêque de
  Grenoble, et Guy, archevêque de Vienne, au sujet de la possession
  du prieuré de Saint-Donat et d'un autre canton, il fut reconnu
  de part et d'autre que, sous Isarn, les païens, c'est-à-dire les
  Sarrazins, avaient occupé Grenoble, et que pendant tout ce tems le
  prélat avait résidé à Saint-Donat. Seulement Guy prétendait que
  c'était de l'archevêque de Vienne d'alors qu'Isarn avait reçu ce
  prieuré comme lieu d'asile, tandis que saint Hugues faisait voir
  que la donation du prieuré remontait à l'an 879, époque où Boson,
  roi de Provence, le donna à l'église de Grenoble.

  Ce qui, pour les modernes, avait embrouillé la question, c'est,
  d'une part, que tous les documens écrits relatifs à l'occupation
  de Grenoble par les Sarrazins, désignent ces barbares par le mot
  vague de _païens_, et que, de l'autre, l'inscription de Saint-Donat
  était restée inconnue jusqu'à ces derniers tems. De là beaucoup
  de personnes, d'ailleurs instruites, pensaient que les Sarrazins
  n'avaient pas cessé d'occuper une partie plus ou moins considérable
  du diocèse de Grenoble, depuis Charles-Martel jusqu'à l'époque
  dont nous parlons. Voy. la _Statistique du département de la
  Drôme_, par M. de Lacroix, 2e édit., Valence, 1835, in-4º, p.
  72 et 78. D'autres personnes au contraire étaient persuadées que
  les Sarrazins n'avaient jamais mis les pieds dans le pays. Voy.
  l'_Histoire de Grenoble_, par M. Pilot, Grenoble, 1829, un vol.
  in-8º. Dom Brial qui, dans le t. XIV du recueil des _Historiens
  de France_, p. 757 et suiv., a rapporté les pièces du débat entre
  saint Hugues et Guy, archevêque de Vienne, ne s'est pas douté que,
  sous le nom de _païens_, il s'agissait des disciples de Mahomet; et
  le recueil tout entier ne renferme pas un seul mot sur l'occupation
  du diocèse de Grenoble par les mahométans.

Tous ces succès annonçaient que les affaires des Sarrazins allaient
en déclinant, et ne faisaient qu'irriter davantage le désir qui se
manifestait de tous côtés d'en être tout-à-fait délivré. En 968,
l'empereur Othon, alors retenu en Italie, annonça l'intention de se
dévouer à une entreprise si patriotique[270]; mais Othon mourut sans
avoir rempli sa promesse, et il fallut que les Sarrazins se portassent
à un nouvel attentat, pour que les peuples se décidassent à en faire
eux-mêmes justice.

  [270] Witikind, dans le recueil de Meibom, _Scriptores rerum
  germanicarum_, t. I, p. 661.

Un homme s'était rencontré, qui jouissait d'une considération
universelle; il suffisait de le nommer pour attirer le respect des
nations et des rois. C'est saint Mayeul, dont il a déjà été parlé, et
qui était devenu abbé de Cluny, en Bourgogne. Telle était la réputation
qu'il avait acquise par ses vertus, qu'on songea un moment à le faire
pape. Mayeul s'était rendu à Rome pour satisfaire sa dévotion aux
églises des saints, et pour visiter quelques couvens de son ordre.
A son retour, il s'avança par le Piémont, et résolut de rentrer dans
son monastère par le mont Genèvre et les vallées du Dauphiné. En ce
moment, les Sarrazins étaient établis entre Gap et Embrun, sur une
hauteur qui domine la vallée du Drac, en face du pont d'Orcières[271].
A l'arrivée du saint au pied de la chaîne des Alpes, un grand nombre de
pélerins et de voyageurs, qui depuis long-tems attendaient une occasion
favorable pour franchir le passage, crurent qu'il ne pouvait pas s'en
présenter de plus heureuse. La caravane se met donc en route; mais,
parvenue sur les bords du Drac, dans un lieu resserré entre la rivière
et les montagnes, les barbares au nombre de mille, qui occupaient les
hauteurs, lui lancent une grêle de traits. En vain les chrétiens,
pressés de toutes parts, essaient de fuir; la plupart sont pris,
entre autres le saint; celui-ci est même blessé à la main, en voulant
garantir la personne d'un de ses compagnons.

  [271] _Pons Ursarii._ Voy. le recueil de dom Bouquet, t. IX, p. 126
  et 127. Le passage d'Orcières existe encore aujourd'hui. Personne
  jusqu'ici ne s'était fait une idée exacte de l'itinéraire de saint
  Mayeul; ce n'est que depuis la construction de la carte de Cassini,
  qu'on a pu étudier en détail la géographie de la France. En
  général, les cartes qui accompagnent les ouvrages des Bénédictins,
  d'ailleurs si estimables, sont défectueuses.

Les prisonniers furent conduits dans un lieu écarté; la plupart étant
de pauvres pélerins, les barbares s'adressèrent au saint, comme au
personnage le plus important, et lui demandèrent quels étaient ses
moyens de fortune. Le saint répondit ingénument que, bien que né de
parens fort riches, il ne possédait rien en propre, parce qu'il avait
abandonné toutes ses possessions pour se vouer au service de Dieu;
mais qu'il était abbé d'un monastère qui avait dans sa dépendance
des terres et des biens considérables. Là-dessus les Sarrazins, qui
voulaient avoir chacun leur part, fixèrent la rançon de lui et du
reste des prisonniers à mille livres d'argent, ce qui faisait environ
quatre-vingt mille francs de notre monnaie actuelle[272]. En même tems
le saint fut invité à envoyer le moine qui l'accompagnait, à Cluny,
pour apporter la somme convenue. Ils fixèrent un terme, passé lequel
tous les prisonniers seraient mis à mort.

  [272] Valeur intrinsèque, ou environ sept cent mille francs, valeur
  commerciale. Voy. ci-devant, p. 192 et le recueil de dom Bouquet,
  t. VIII, p. 239 et 240. On peut aussi consulter le recueil des
  _Bollandistes_, au 11 mai.

Au départ du moine, le saint lui remit une lettre commençant par
ces mots: «Aux seigneurs et aux frères de Cluny, Mayeul, malheureux,
captif et chargé de chaînes; les torrens de Bélial m'ont entouré, et
les lacets de la mort m'ont saisi[273].» A la lecture de cette lettre,
toute l'abbaye fondit en larmes. On se hâta de recueillir l'argent qui
se trouvait dans le monastère; on dépouilla l'église du couvent de ses
ornemens; enfin l'on fit un appel à la générosité des personnes pieuses
du pays, et on parvint à réunir la somme exigée. Elle fut remise aux
barbares un peu avant le terme fixé, et tous les prisonniers furent mis
en liberté.

  [273] Voy. le 2e livre des rois, ch. XXII, vers. 5.

Le saint, au moment où il était tombé au pouvoir des Sarrazins, avait
essayé de les ramener à une vie moins criminelle. S'armant, dit un
de ses biographes, du bouclier de la foi, il s'efforça de percer les
ennemis du Christ avec la pointe de la parole divine. Il voulut prouver
aux Sarrazins la vérité de la religion chrétienne, et leur représenta
que celui qu'ils honoraient ne pourrait ni les affranchir du joug de
la mort de l'ame, ni leur être d'aucun secours. A ces paroles, les
barbares entrèrent en fureur, et garrottant le saint, ils l'enfermèrent
au fond d'une caverne; mais ensuite ils s'apaisèrent, et touchés du
calme inaltérable de leur prisonnier, ils cherchèrent à adoucir son
sort. Quand il eut besoin de manger, un d'entre eux, après s'être lavé
les mains, prépara un peu de pâte sur son bouclier, et la faisant
cuire, il la lui présenta respectueusement. Un autre ayant jeté par
terre le livre de la Bible que le saint portait habituellement sur lui,
et s'en servant pour un usage profane, ses compagnons témoignèrent
leur improbation, disant qu'on devait avoir plus de respect pour les
livres des prophètes. Là-dessus un auteur contemporain fait remarquer
avec raison que les musulmans honorent comme nous les saints de
l'Ancien-Testament, et qu'ils regardent Notre-Seigneur comme un grand
prophète; mais qu'ils le mettent au-dessous de Mahomet, disant qu'à
Mahomet était réservé d'éclairer les hommes de la lumière qui doit les
guider jusqu'à la fin des siècles. Le même auteur ajoute que Mahomet,
dans l'opinion des musulmans, descendait d'Ismaël, fils d'Abraham, et
qu'à les en croire, ce n'était pas Isaac qui était fils de l'épouse
légitime, mais Ismaël[274].

  [274] On peut consulter sur l'opinion que les musulmans ont
  d'Ismaël, de Jésus-Christ et de Mahomet, nos _Monumens arabes,
  persans et turcs_, t. I et II.

La prise de saint Mayeul eut lieu en 972. Cet événement causa une
sensation extraordinaire; de toutes parts les chrétiens grands et
petits se levèrent pour demander vengeance d'un tel attentat. Il y
avait alors aux environs de Sisteron, dans le village des Noyers,
un gentilhomme appelé Bobon ou Beuvon, qui déjà plus d'une fois
avait signalé son zèle pour l'affranchissement du pays. Profitant de
l'enthousiasme général, et ralliant à lui les paysans, les bourgeois,
en un mot tous les hommes amis de la religion et de la patrie, qui
voulaient prendre part à la gloire de l'entreprise, il fit construire,
non loin de Sisteron, un château situé en face d'une forteresse occupée
par les Sarrazins. Son intention était d'observer de là tous leurs
mouvemens, et de profiter de la première occasion pour les exterminer.
Dans l'ardeur de son zèle pieux, il avait fait voeu à Dieu, s'il
venait à bout de chasser les barbares, de consacrer le reste de sa
vie à la défense des veuves et des orphelins. En vain les Sarrazins
essayèrent de le troubler dans ses efforts; toutes leurs tentatives
furent inutiles. La montagne où s'élevait le château occupé par les
Sarrazins se nommait _Petra Impia_, et s'appelle encore dans le langage
du pays _Peyro Empio_. Peu de tems après, le chef des Sarrazins de la
forteresse ayant enlevé la femme de l'homme préposé à la garde de la
porte, celui-ci, pour se venger, offrit à Bobon de lui en faciliter
l'entrée. Une nuit, Bobon se présenta avec ses guerriers et entra
sans obstacle. Tous les Sarrazins qui voulurent résister, furent
passés au fil de l'épée; les autres, y compris le chef, demandèrent le
baptême[275].

  [275] Beuvon a été rangé au nombre des saints. Voy. sa vie dans le
  recueil des _Bollandistes_, au 22 mai. Le lieu où naquit le saint
  et où eurent lieu ses exploits, était resté jusqu'ici inconnu,
  et on l'avait confondu avec le Fraxinet. On n'avait pas fait
  attention qu'aux environs de Sisteron, est encore un lieu appelé
  _Fraissinie_. Les détails de localité qu'on vient de lire nous ont
  été fournis par M. de Laplane, ancien sous-préfet. M. de Laplane
  est de Sisteron même, et il a fait une étude particulière de notre
  histoire, au moyen-âge. Voy. d'ailleurs Bouche, t. I, p. 240.

A la même époque, les habitans de Gap se délivrèrent de la présence
des barbares. On lit dans l'ancien bréviaire de cette ville, que, par
suite d'un accord fait entre un chef appelé Guillaume et les guerriers
du pays, les Sarrazins furent attaqués dans toutes les positions qu'ils
occupaient et exterminés. Les guerriers se réservèrent la moitié de la
ville et des terres, et abandonnèrent l'autre moitié à l'évêque et aux
églises[276].

  [276] Bouche, _Histoire de Provence_, t. II, p. 44.

Le Dauphiné était libre; la Provence ne pouvait tarder à l'être
aussi. Il est bien à regretter que l'histoire ne nous ait presque rien
transmis sur un événement aussi intéressant. On sait seulement qu'à la
tête de l'entreprise était Guillaume, comte de Provence[277], le même
peut-être qui avait figuré dans l'expulsion des Sarrazins de Gap; en
effet, cette ville dépendait alors de la Provence[278].

  [277] Recueil de dom Bouquet, t. VIII, p. 240.

  [278] La Provence elle-même faisait partie du royaume de Bourgogne;
  celui qui régnait en ce moment était Conrad, dit _le Pacifique_,
  dont il a déjà été parlé.

Guillaume se faisait chérir de ses sujets par son amour de la justice
et de la religion. Faisant un appel aux guerriers de la Provence,
du Bas-Dauphiné et du comté de Nice, il se disposa à attaquer les
Sarrazins jusque dans le Fraxinet. De leur côté les Sarrazins, qui se
voyaient poursuivis dans leurs derniers retranchemens, réunirent toutes
leurs forces, et descendirent de leurs montagnes en bataillons serrés.
Il paraît qu'un premier combat fut livré aux environs de Draguignan,
dans le lieu appelé Tourtour, là où il existe encore une tour qu'on
dit avoir été élevée en mémoire de la bataille[279]. Les Sarrazins
ayant été battus, se réfugièrent dans le château-fort. Les chrétiens se
mirent à leur poursuite. En vain les barbares opposèrent la plus vive
résistance; les chrétiens renversèrent tous les obstacles. A la fin les
barbares, étant pressés de toutes parts, sortirent du château pendant
la nuit et essayèrent de se sauver dans la forêt voisine. Poursuivis
avec vigueur, la plupart furent tués ou faits prisonniers, le reste mit
bas les armes[280].

  [279] Bouche, _Histoire de Provence_, t. II, p. 42.

  [280] Voy. le recueil des _Historiens de France_, t. IX, p. 127.
  Il est probable que plus d'un Sarrazin, profitant de la voie de
  la mer, s'étaient réfugiés en Espagne, en Sicile et sur les côtes
  d'Afrique. Si on en croyait d'Herbelot, _Bibliothèque orientale_,
  au mot _moezz_, et Cardonne, _Histoire des Maures d'Afrique_, t.
  II, p. 82, les Sarrazins auraient été également maîtres, à cette
  époque, de l'île de Sardaigne, et, en 970, le khalife Moezz, dont
  les armées venaient de conquérir l'Égypte, aurait passé une année
  dans l'île avant de se rendre dans ses nouveaux états. Le fait
  de l'occupation de la Sardaigne par les Sarrazins a été admis par
  M. Mimaut, _Histoire de Sardaigne_, t. I, p. 93; mais ce fait est
  sans fondement, et l'historien arabe, Novayry, sur le témoignage
  duquel d'Herbelot et Cardonne s'étaient fondés, dit seulement que
  Moezz, avant de partir pour l'Égypte, passa un an dans le château
  de plaisance appelé _Sardanya_, qui était situé en Afrique, aux
  environs de Cayroan. Voyez le recueil des _Notices et extraits des
  manuscrits_, t. XII, p. 483. Delbène, _De regno Burgundiæ_, p. 146,
  suppose également que les Sarrazins étaient maîtres de la Sardaigne
  et même de la Corse. Il y fait apparaître un chef appelé _Musectus_
  ou _Muget_, contre lequel, suivant lui, le comte de Provence
  dirigea une expédition, de concert avec les Génois et les Pisans.
  Delbène veut parler d'un chef sarrazin d'Espagne, qui, en effet,
  envahit la Sardaigne, et contre lequel eurent à se défendre les
  Pisans; mais ce chef, que les Arabes appellent Modjahed, ne parut
  sur la scène que plus de trente ans après. Il en sera question plus
  tard.

Tous les Sarrazins qui se rendirent furent épargnés. Les chrétiens
laissèrent également la vie aux mahométans qui occupaient les villages
voisins. Plusieurs demandèrent le baptême et se fondirent peu à peu
dans la population; les autres restèrent serfs et attachés au service,
soit des églises, soit des propriétaires de terres; leur race se
conserva long-tems, comme on le verra plus tard.

La prise du château de Fraxinet eut lieu vers l'an 975. Ce château
était resté plus de quatre-vingts ans au pouvoir des Sarrazins, et
comme c'était le chef-lieu de toutes les possessions des Sarrazins
dans l'intérieur de la France, l'Italie septentrionale et la Suisse,
on doit croire qu'il s'y trouvait des richesses immenses. Tout le
butin fut distribué aux guerriers. En même tems, comme la contrée
située à plusieurs lieues à la ronde était entièrement dévastée, le
comte Guillaume récompensa le zèle des chefs par le don de terres
considérables. On cite parmi les hommes qui eurent part à ces
distributions, Gibelin de Grimaldi, qui était d'origine génoise, et
qui reçut les terres situées au fond du golfe de Saint-Tropès, d'où le
golfe porte encore le nom de _Golfe de Grimaud_[281].

  [281] Bouche, _Histoire de Provence_, t. II, p. 42, a rapporté une
  charte datée de l'an 980, par laquelle Guillaume accorde à Gibelin
  de Grimaldi le golfe de Grimaud. Papon, _Histoire de Provence_, t.
  II, p. 171, a contesté l'authenticité de cette charte; mais ses
  raisonnemens contre le fait en lui-même ne nous ont point paru
  concluans.

On cite encore un guerrier chrétien, qui devint seigneur de la ville
de Castellane, dans le département actuel des Basses-Alpes. Peut-être
l'origine de la fortune de la maison de Castellane provenait-elle de
conquêtes particulières faites sur les lieux mêmes, par un membre
de cette famille. Il faut faire également une mention à part de la
délivrance de la ville de Riez, située dans le même département, et qui
célèbre tous les ans, aux fêtes de la Pentecôte, son affranchissement,
par des combats simulés[282].

  [282] Voy. Millin, _Voyage dans les départemens du midi de la
  France_, t. III, p. 54.

On pense bien que, dans ces largesses, les églises ne furent pas
oubliées. En effet, le clergé avait eu plus à souffrir des ravages des
Sarrazins qu'aucune autre partie de la population; et, dans toutes les
tentatives faites pour affranchir le pays, il s'était mis à la tête du
mouvement. Les évêques de Fréjus, de Nice, etc., reçurent des terres
fort étendues[283].

  [283] Voy. le _Gallia Christiana_, t. I, p. 425, et instrum. p. 82.

Dans certains cantons qui se trouvaient sans habitans, par exemple
à Toulon, la foule se présenta pour occuper les terres vacantes;
on a vu qu'il ne restait plus de traces des anciennes propriétés,
et chacun élevait ses prétentions. Guillaume accourut d'Arles où il
faisait habituellement sa résidence, et fit la part des bourgeois,
des seigneurs et des églises[284]. Peu à peu les villes détruites se
relevèrent de leurs ruines; les populations, qui pendant si long-tems
étaient restées sans communications, reprirent leurs anciennes
relations.

  [284] Il nous reste à ce sujet un passage curieux d'une charte
  datée de l'année 993, qui a été publiée par dom Martenne,
  _Amplissima Collectio_, t. I, p. 349. Ce passage est relatif à une
  querelle qui s'était élevée entre Guillaume, vicomte de Marseille,
  et un seigneur appelé Pons de Fos: «Cum gens pagana fuisset è
  finibus suis, videlicet de Fraxineto, expulsa, et terra Tolonensis
  coepisset vestiri et a cultoribus coli, unusquisque secundum
  propriam virtutem rapiebat terram, transgrediens terminos ad suam
  possessionem. Quapropter illi qui potentiores videbantur esse,
  altercatione facta, impingebant se ad invicem, rapientes terram
  ad posse, videlicet Willelmus vicecomes, et Pontius de Fossis.
  Qui Pontius pergens ad comitem, dixit ei: _Domne comes, ecce
  terra soluta est a vinculo paganæ gentis; tradita est in manu tua
  donatione regis: ideo rogamus ut pergas illuc et mittas terminos
  inter oppida et castra et terram sanctuariam; nam tuæ potestatis
  est terminare et unicuique distribuere quantum tibi placitum
  fuerit_. Quod ille, ut audivit, concessit; et continuo ascendens
  in suis equis perrexit. Cumque fuisset infrà fines cathedræ villæ,
  coepit inquirere nomina montium, et concava vallium et aquarum et
  fontium.»

Le dévouement dont Guillaume fit preuve dans tout le cours de sa
carrière, lui gagna l'attachement de ses sujets; et quand il mourut, la
voix publique lui décerna le glorieux titre de _Père de la patrie_.

On a vu que le château de Fraxinet fut repris par les chrétiens,
vers l'an 975. Les Sarrazins ne possédaient plus rien sur le sol
français[285]; et comme les chrétiens des provinces septentrionales
de l'Espagne se maintenaient dans les conquêtes faites depuis deux
siècles, il semblait que la cause de l'Évangile en France n'avait
plus rien à redouter des entreprises des disciples de l'Alcoran: il
semblait que la France n'avait plus à craindre que quelques incursions
de pirates, dont le pays ne serait tout-à-fait débarrassé que lorsque
les barbares auraient été poursuivis jusqu'au fond de leur repaire;
mais, en 976, le khalife de Cordoue, Hakam II, mourut, et sous son
fils, réduit à l'état d'imbécillité, la conduite des affaires se trouva
remise à un homme actif et vaillant, à un homme qui, faisant revivre
les idées des premiers conquérans et y joignant les lumières d'un
siècle plus policé, menaça le christianisme, en Espagne et dans les
contrées voisines, d'une ruine totale. Cet homme s'appelait Mohammed,
et il reçut de ses exploits le titre d'_Almansor_ ou de Victorieux. La
dignité dont il était revêtu était celle de _hageb_ ou de chambellan,
et ce titre équivalait pour lui à celui de _maire de palais_. Almansor,
dès qu'il eut saisi le timon de l'état, se hâta de mettre ordre aux
affaires des provinces d'Afrique, où la domination des princes de
Cordoue avait beaucoup de peine à se maintenir; il tira de ces vastes
contrées un grand nombre de guerriers; en même tems il fit un appel aux
hommes robustes de l'Espagne et aux jeunes gens qui depuis long-tems
se plaignaient d'être laissés dans l'inaction. Une trève existait en
ce moment entre les chrétiens et les musulmans; mais Almansor, fidèle à
l'esprit de l'Alcoran, qui défend de sacrifier aucun de ses avantages,
lorsqu'il s'agit de peuples d'une autre religion que l'islamisme, était
impatient de faire sortir l'épée du fourreau.

  [285] En effet, après avoir conduit les Sarrazins jusqu'à
  l'extrémité des Alpes, les chroniques contemporaines, à la vérité
  très-défectueuses, les font revenir peu à peu vers les côtes d'où
  ils étaient partis. S'il était resté quelques bandes sarrazines
  dans les Alpes, on doit croire qu'elles avaient mis bas les armes
  et embrassé le christianisme, ou qu'elles avaient été réduites à
  l'état de serfs. Néanmoins Delbène, _de regno Burgundiæ_, p. 169
  et 187, suppose les Sarrazins encore établis dans les Alpes, après
  l'an 980 et même après l'an 1000, et il fait remporter sur eux
  les succès les plus merveilleux à un personnage d'origine saxonne,
  qu'il appelle Geroldus, Guillaume-Géraud ou Béraud, et dont nous
  avons déjà parlé; mais Delbène aurait dû citer à l'appui quelque
  témoignage authentique; d'ailleurs Guillaume-Géraud eût été alors
  trop jeune pour combattre les barbares. On ne peut se fier au
  témoignage de Delbène.

Les musulmans d'Espagne, presque tous originaires d'Afrique et d'autres
contrées situées dans un climat chaud, supportaient difficilement la
température rigoureuse des pays du nord; d'ailleurs, à l'exception
de la garde particulière du khalife, les troupes ne faisaient pas
de service permanent, et ne s'engageaient que pour une campagne. En
conséquence toutes les expéditions d'Almansor, à l'exception d'une
seule, eurent lieu pendant l'été. Néanmoins, en vingt-sept ans,
le nombre de ces expéditions s'éleva à cinquante-six; et, suivant
l'expression d'un auteur arabe, dans aucune son drapeau ne fut abattu
et son armée ne tourna le dos.

Les musulmans étaient presque tous à cheval; se dirigeant vers les
lieux où ils n'étaient pas attendus, ils massacraient les hommes en
état de porter les armes, faisaient les femmes et les enfans esclaves,
enlevaient ce qu'ils pouvaient emporter et détruisaient tout le reste.
A la suite de chacune de ces expéditions, les marchés de Cordoue, de
Séville, de Lisbonne, de Grenade, regorgeaient de chrétiens des deux
sexes à vendre; et ces chrétiens étaient ensuite emmenés en Afrique,
en Égypte et dans les autres pays mahométans. Almansor regardait ses
efforts contre les disciples de l'Évangile comme son plus beau titre
à la faveur divine, et se faisait toujours accompagner de la caisse où
il devait être enterré. A l'issue de chaque bataille, il secouait sur
la caisse la poussière dont ses habits étaient encore couverts, et il
espérait faire de cette poussière une couche de terre avec laquelle il
serait élevé tout droit au paradis[286].

  [286] Maccary, man. arab., no 704, fol. 98 et suiv.

Les provinces chrétiennes de Castille, de Léon, de Navarre, d'Aragon
et de Catalogne, jusqu'aux frontières de la Gascogne et du Languedoc,
furent tour à tour en proie aux plus horribles dévastations. Almansor
porta ses armes là où jamais l'étendard musulman n'avait flotté.
Saint-Jacques de Compostelle, en Galice, le sanctuaire des chrétiens
d'Espagne, tomba au pouvoir des Sarrazins; la ville fut livrée aux
flammes, et les vainqueurs emportèrent les cloches de l'église de
Saint-Jacques, à Cordoue, où elles furent suspendues dans la grande
mosquée pour y servir de lampes. Almansor, pour rendre sa victoire plus
éclatante, voulut que les captifs chrétiens portassent les cloches
sur leurs épaules, pendant un espace de près de deux cents lieues;
il est vrai que plus tard les chrétiens, en entrant dans Cordoue,
firent reporter les cloches en Galice, sur les épaules des captifs
musulmans[287].

  [287] Maccary, manuscrits arabes, no 704, fol. 101, et no 705, fol.
  51.

C'en était fait des chrétiens d'Espagne, s'ils ne mettaient enfin un
terme à leurs querelles particulières, et s'ils n'étaient secourus
par leurs frères de l'autre côté des Pyrénées. Les rois de Léon et de
Navarre, le comte de Castille et les autres chefs chrétiens abjurèrent
tout esprit de discorde, et firent le serment de se dévouer à la
cause commune. Les prêtres et les moines prirent aussi les armes, et
demandèrent à marcher à la tête des combattans[288]; en même tems on
fit un appel aux guerriers de la Gascogne, du Languedoc, de la Provence
et des autres provinces de France. Une armée formidable se réunit sur
les frontières de la Vieille-Castille; de son côté Almansor rassembla
toutes les forces dont il pouvait disposer. De part et d'autre on était
disposé à vaincre ou à périr. Les deux armées se rencontrèrent aux
environs de Soria, près des sources du Duero. L'action fut terrible
et dura tout le jour. Le sang coulait par torrens, et aucun parti ne
voulait céder; mais les chrétiens, bardés de fer eux et leurs chevaux,
se garantissaient plus facilement. La nuit étant venue, Almansor,
qui avait reçu plusieurs blessures, se retira dans sa tente pour
recommencer le combat le lendemain. Il attendit quelque tems ses émirs
et ses généraux, pour concerter avec eux un nouveau plan d'attaque.
Ne les voyant pas arriver, il demanda la cause de ce retard; on lui
répondit que les émirs et les généraux étaient restés parmi les morts.
Alors se reconnaissant vaincu et ne pouvant survivre à sa défaite,
il refusa toute assistance, et mourut au bout de quelques jours.
On l'ensevelit avec les habits qu'il portait le jour du combat; on
l'enterra dans la caisse qu'il avait destinée à cet usage. Son tombeau
se voit encore dans la ville de Medina-Coeli[289].

  [288] Recueil de dom Bouquet, t. X, p. 21.

  [289] Almansor, tout le tems qu'il avait exercé l'autorité, avait
  su allier la gloire des armes, le goût des lettres et des arts,
  et l'amour de l'industrie et de l'agriculture. Jamais l'Espagne
  musulmane n'avait été plus prospère que sous sa domination. C'était
  l'époque où les idées chevaleresques commençaient à se développer,
  et avec elles un sentiment exalté de l'honneur, le respect pour
  le sexe faible et le courage malheureux, et d'autres idées qui
  devaient faire un singulier contraste avec les moeurs de la masse
  du peuple. Il nous paraît néanmoins que M. Viardot, dans ses
  _Scènes de moeurs arabes, en Espagne, au dixième siècle_, est allé
  trop loin en plaçant chez les Maures, dès le tems d'Almansor, la
  chevalerie avec ses institutions, telles qu'elles se développèrent
  plus tard chez les chrétiens. M. Viardot aurait dû donner la preuve
  des faits qu'il a avancés, et dont il n'est point parlé dans les
  chroniques contemporaines.

On était alors en 1002. Abd-almalek, fils d'Almansor, lui succéda dans
la conduite des affaires; mais il mourut en 1008, et avec lui finirent
les beaux jours de l'Espagne mahométane. La guerre civile ne tarda
pas à déchirer le pays; les gouvernemens se renversèrent les uns les
autres; l'esprit de patriotisme s'affaiblit, et l'islamisme ne cessa
plus de décliner.

Au milieu de telles circonstances, il eût été facile aux chrétiens des
provinces septentrionales de l'Espagne de rentrer dans le pays de leurs
pères; mais ils étaient eux-mêmes divisés entre eux. Il n'y avait pas
plus d'union entre la Navarre et la Galice, qu'entre ces deux états
et les musulmans, leurs ennemis naturels. Dans les guerres qui eurent
lieu entre les Sarrazins, les chrétiens furent souvent appelés à y
prendre part. Ils se décidaient d'après le plus ou moins d'avantages
qu'on leur offrait, et quelquefois ils se trouvaient aux prises les
uns avec les autres. Les évêques eux-mêmes figuraient dans ces tristes
débats. En 1009, dans un combat entre musulmans, livré aux environs de
Cordoue, celui des deux partis qui était soutenu par les chrétiens de
Castille, remporta une victoire complète. Le parti vaincu fit un appel
aux chrétiens de la Catalogne, et ceux-ci s'avancèrent à leur tour au
centre de l'Andalousie; mais dans l'action qui eut lieu, il périt trois
évêques, ainsi que le comte d'Urgel, appelé Ermangaud, lequel avait
auparavant rempli le pays du bruit de ses exploits.

La plupart des musulmans voyaient ces alliances avec horreur; et dans
le cours de la guerre, lorsque quelque chrétien leur tombait dans les
mains, ils se montraient sans pitié. Un chroniqueur français rapporte
que, dans la dernière bataille, les Sarrazins coupèrent la tête
d'Ermangaud, et que leur chef, après avoir fait couvrir le crâne d'or,
le porta comme trophée dans toutes ses guerres[290].

  [290] Recueil des _Historiens de France_, t. X, p. 148.

Nous ne pousserons pas plus loin notre récit. Les Sarrazins d'Espagne
n'étaient plus en état de faire des invasions en France, et la France
venait d'entrer dans une nouvelle ère qui, à la longue, devait lui
rendre sa prospérité et sa gloire. En 987, la faiblesse des indignes
enfans de Charlemagne avait fait place à la vigueur naissante de la
race de Hugues-Capet. D'un autre côté, les Normands avaient embrassé
le christianisme, et, fixés dans le riche pays auquel ils ont donné
leur nom, ils trouvaient plus d'avantage à cultiver les terres qu'à
les ravager. Il en avait été de même des Hongrois établis sur les bords
du Danube. Bientôt l'Europe chrétienne ne forma plus qu'une espèce de
vaste république, où les passions humaines continuèrent à jouer leur
rôle inévitable; mais où il se formait peu à peu un droit des gens qui
devait la placer à la tête de la civilisation[291].

  [291] On a vu qu'à partir de l'an 950, l'excès du mal avait
  amené une amélioration. Il est certain que le besoin de la
  défense mutuelle et le sentiment de la dignité humaine avaient
  rendu quelque énergie aux esprits. C'est alors que commencent à
  se répandre dans toute la France et les contrées voisines, les
  associations des citoyens entre eux et les franchises municipales.
  Alors aussi paraissent sur la scène les républiques d'Italie, et
  celles de Marseille et d'Arles.

Néanmoins les côtes du midi de la France et de l'Italie continuèrent
à souffrir des courses des pirates. En 1003, les Sarrazins d'Espagne
avaient fait une descente aux environs d'Antibes, et emmené entre
autres infortunés plusieurs religieux. En 1019, d'autres Sarrazins
espagnols abordèrent de nuit devant la ville de Narbonne, espérant,
dit une chronique contemporaine, la prendre sans peine, sur la foi de
quelques devins. Ils essayèrent de forcer l'entrée de la cité; mais
les habitans, guidés par le clergé, firent une communion générale;
et tombant sur les barbares, les taillèrent en pièces. Tous ceux
qui ne furent pas tués, restèrent leurs prisonniers, et furent
vendus comme esclaves. Vingt d'entre eux, qui étaient d'une grandeur
colossale, furent envoyés à l'abbaye de Saint-Martial, à Limoges.
L'abbé en retint deux qui furent employés au service de l'abbaye, et
distribua les autres à divers personnages étrangers qui se trouvaient
alors à Limoges. Le chroniqueur fait observer que le langage de ces
prisonniers n'était pas sarrazin, c'est-à-dire arabe, et qu'en parlant
ils semblaient japper comme de petits chiens[292]. En 1047, l'île de
Lerins, qui, trois cents ans auparavant, avait eu tant à souffrir des
ravages des Sarrazins, fut encore une fois envahie par les barbares;
une partie de ses moines furent emmenés en Espagne. Isarn, abbé
de Saint-Victor, à Marseille, se rendit dans la Péninsule pour les
délivrer[293].

  [292] Recueil de dom Bouquet, t. X, p. 153.

  [293] Mabillon, _Annales Benedictini_, t. IV, p. 489 et 493.

Ce redoublement de violence, de la part des pirates sarrazins, était
l'effet des guerres sanglantes qui avaient lieu parmi les musulmans en
Espagne. Quelques chefs sarrazins, se trouvant tour à tour vainqueurs
et vaincus, et victimes de leurs efforts malheureux, prirent le parti
de se confier à la mer et d'aller tenter la fortune sur les côtes
chrétiennes. Parmi ces chefs les chroniques contemporaines citent
principalement un homme appelé Modjahed, qui s'était emparé de Denia et
des îles Baléares, et qui, sous le nom altéré de _Muget_ ou _Musectus_,
devint la terreur des îles de Corse et de Sardaigne, des côtes de Pise
et de Gênes. Telles étaient les richesses enlevées par les soldats de
Modjahed, qu'à l'exemple des soldats du grand Alexandre, ils portaient
des carquois d'or ou d'argent. Dans un combat qui eut lieu, les pirates
ayant été défaits, les guerriers chrétiens, pour sanctifier en quelque
sorte leur victoire, envoyèrent une partie du butin à l'abbaye de
Cluny[294].

  [294] Comparez Conde, _Historia_, t. I, p. 590, 591 et 595, et
  le recueil de dom Bouquet, t. X, p. 52 et 156. Ce qui concerne
  ce personnage est rapporté inexactement par M. Mimaut, _Histoire
  de Sardaigne_, t. I, p. 93 et suiv. On a d'ailleurs de la peine
  à en concilier certains détails, avec ce qui est raconté par les
  écrivains italiens. Voy. la _Storia di Sardegna_, par M. Manno,
  Turin, 1826, t. II, p. 168 et suiv.

Les pirateries sarrazines, en France, se sont maintenues jusqu'au
grand développement de la marine française, et ne devaient tout-à-fait
cesser qu'à la glorieuse conquête d'Alger. Les côtes de Provence et de
Languedoc offraient aux barbares des lieux de retraite commode, d'où
ils pouvaient diriger leurs courses dans l'intérieur des terres. La
ville de Maguelone, depuis Charles-Martel, était restée ensevelie sous
ses ruines; mais le port était si souvent visité par les barbares,
qu'il avait reçu le nom de _Port Sarrazin_. Cet état de choses cessa
vers l'an 1040, époque où l'évêque Arnaud fit reconstruire la ville, et
donna une nouvelle direction au port; mais lorsque Maguelone s'abattit
de nouveau pour ne plus se relever, les mêmes circonstances durent se
renouveler. On peut citer encore le Martigues, ville auprès de laquelle
sont quelques constructions qu'on a cru sarrazines, ainsi que les
environs de Hyères, etc.[295].

  [295] Sur Maguelone, voy. le recueil des _Historiens des
  Gaules_, t. XI, p. 454, et les _Monumens de quelques anciens
  diocèses de Bas-Languedoc, expliqués dans leur histoire et leur
  architecture_, par MM. Renouvier et Thomassy; Montpellier, 1836,
  in-fol. Sur le Martigues, voyez la _Statistique du département des
  Bouches-du-Rhône_, t. II, p. 475. M. Toulousan, un des auteurs de
  ce bel ouvrage, a trouvé dans les archives du Martigues la mention
  du séjour des Sarrazins dans le pays; il en est aussi parlé, ajoute
  M. Toulousan, dans les archives de Fos et de Berre. A l'égard
  de Hyères, voy. la _Promenade pittoresque et statistique dans le
  département du Var_, par M. Alphonse Denys, Toulon, 1834, in-folio.
  Cet ouvrage, accompagné de lithographies et qui n'est pas encore
  achevé, est destiné à faire, pour le département du Var, ce que les
  belles publications de MM. le baron Taylor, de Cailleux et Charles
  Nodier, ont fait pour la Normandie, l'Auvergne, etc.

Cependant, à partir du milieu du onzième siècle, les incursions des
Sarrazins commencèrent à être moins fréquentes. En 961, l'île de Crête
était retombée au pouvoir des Grecs. Vers l'an 1050, les Sarrazins
furent chassés de l'Italie méridionale par une poignée de guerriers
normands, et perdirent leur domination en Sicile. Les chrétiens de
Sicile firent même des descentes sur les côtes d'Afrique, et y virent
long-tems flotter leur pavillon. Enfin, d'une part, les chrétiens
du nord de l'Espagne, malgré leurs cruelles discordes, envahirent
successivement les villes de Tolède, Cordoue, Séville, etc.; de
l'autre, les innombrables armées des croisés obligèrent les musulmans
d'Asie et d'Afrique à se tenir sur leur propre territoire.

A la fin les Sarrazins perdirent tout espoir de rentrer en France et
dans la partie sud-ouest de l'Europe. Déjà en 960, l'écrivain arabe,
Ibn-Haucal, représentait les musulmans d'Espagne comme un peuple mou
et léger. Ibn-Sayd, écrivain du douzième siècle, fait à ces musulmans
les mêmes reproches, et s'étonne que les chrétiens ne les eussent pas
encore entièrement chassés de la Péninsule[296]. On se fera une idée
exacte de la disposition d'esprit où étaient les musulmans, et de
l'opinion qui leur était restée des peuples chrétiens avec lesquels ils
avaient été si long-tems en guerre, par les deux faits suivans:

Les auteurs arabes rapportent que lorsque Moussa, premier conquérant de
l'Espagne, fut de retour en Syrie, le khalife s'empressa de recevoir un
homme qui s'était illustré par des exploits si merveilleux, et qu'il
l'interrogea au sujet des divers peuples qu'il avait rencontrés sur
son passage. Moussa dit, en parlant des Francs, que chez eux étaient
le nombre et la vigueur, le courage et la fermeté[297]. Il n'est pas
possible que Moussa ait tenu ce langage, parce que, supposé qu'il se
soit avancé jusque dans le Languedoc, comme l'affirment les Arabes, il
n'eut pas affaire aux Francs, mais aux Goths, alors maîtres du pays.
Néanmoins ces mots nous offrent l'expression fidèle de la manière
de voir des musulmans d'Espagne, depuis qu'ils eurent occasion de se
mesurer soit avec les guerriers de Charles-Martel et de Charlemagne,
soit avec les Français, que l'enthousiasme religieux et l'amour de
la gloire entraînèrent plus tard de l'autre côté des Pyrénées, pour y
faire refleurir les lois de l'Évangile.

  [296] Man. arab. de la Biblioth. roy., no 704, fol. 58 recto.

  [297] Voy. le _Traité de la guerre à faire aux infidèles_, volume
  arabe imprimé au Caire, p. 232. Conde, citant ce même passage, fait
  dire de plus à Moussa, sans doute d'après quelque autre auteur
  arabe, que les Francs une fois en déroute étaient faibles et
  timides.

Le second fait qui conduit à la même conclusion, c'est la description
que font les auteurs arabes d'une statue érigée dans la ville de
Narbonne, le bras levé, avec cette inscription: «O enfans d'Ismaël,
n'allez pas plus loin et retournez sur vos pas; sinon vous serez
exterminés[298].»

  [298] Man. arab. de la Biblioth. roy., anc. fonds, no 596, fol. 37;
  et Maccary, no 704, fol. 73, recto.

D'après quelques auteurs musulmans, les Français étant exclus d'avance
du paradis, Dieu a voulu les dédommager en ce monde par le don de
pays riches et fertiles, où le figuier, le châtaignier, le pistachier
étalent leurs fruits savoureux[299].

  [299] Maccary, no 704, fol. 45 recto.



QUATRIÈME PARTIE.

CARACTÈRE GÉNÉRAL DES INVASIONS SARRAZINES, ET CONSÉQUENCES QUI EN
FURENT LA SUITE.


Ici nous considérerons les diverses attaques des Sarrazins dans leur
ensemble, et nous ferons connaître un certain ordre de faits dont nous
n'avions pas encore eu occasion de parler.

Et d'abord nous parlerons des différens peuples qui prirent part à ces
sanglantes invasions.

L'impulsion première ayant été donnée par les Arabes, et toutes les
expéditions un peu considérables se faisant au nom de chefs appartenant
à cette nation, le nom arabe a naturellement dominé. Ce sont les Arabes
que les écrivains chrétiens contemporains ont voulu désigner par le nom
de _Sarrazins_.

Le mot _sarrazin_ ayant toujours été inconnu aux Arabes eux-mêmes,
quelle est l'origine de cette dénomination? Le mot _sarrazin_ dérivé
du latin _saracenus_, lequel à son tour provenait du grec _sarakenos_,
se montre pour la première fois dans les écrivains des premiers
siècles de notre ère[300]. Il sert à désigner les Arabes Bédouins, qui
occupaient l'Arabie Pétrée et les contrées situées entre l'Euphrate et
le Tigre, et qui, placés entre la Syrie et la Perse, entre les Romains
et les Parthes, s'attachaient tantôt à un parti, tantôt à un autre,
et faisaient souvent pencher la victoire. On a écrit un grand nombre
d'opinions sur l'origine de ce nom; mais aucune ne se présente d'une
manière tout-à-fait plausible; celle qui a réuni le plus de suffrages
fait dériver le mot _sarrazin_ de l'arabe _scharky_ ou oriental. En
effet, les Arabes nomades de la Mésopotamie et de l'Arabie Pétrée
bornaient à l'orient l'empire romain. Un écrivain grec, qui pénétra
en Arabie dans le sixième siècle de notre ère, parlant des divers
peuples qu'il avait eu occasion de rencontrer, a soin de distinguer les
Homérites ou habitans de l'Yemen des Sarrazins proprement dits[301].
Quant à l'opinion des chrétiens du moyen-âge qui, d'après l'autorité de
saint Jérôme[302], faisaient dériver le mot _sarrazin_ de Sara, épouse
d'Abraham, il n'est pas besoin de s'y arrêter. Les Arabes n'ont jamais
rien eu de commun avec Sara, mère d'Isaac.

  [300] Voy. la Notice publiée par M. le marquis de Fortia d'Urban, à
  la suite du mémoire de M. Oelsner sur les _effets de la religion de
  Mohammed_, Paris, 1810.

  [301] Comparez Pococke, _Specimen historiæ Arabum_, p. 33 et
  suiv., et Casiri, _Bibliothèque de l'Escurial_, t. II, p. 18 et
  19. On pourrait donner une autre explication du mot _sarrazin_.
  Nous avons dit que c'est vers les commencemens de notre ère que
  ce nom fut d'abord mis en usage. D'un autre côté, Ptolémée, dans
  sa _Géographie_, cite un peuple appelé _Machurèbe_, comme occupant
  la province actuelle d'Alger. Voyez le _Voyage_ de Shaw, p. 84, et
  les extraits placés à la fin de l'ouvrage, p. 23; voy. aussi Pline
  le naturaliste, liv. V, no 2. S'il était vrai qu'à la même époque,
  ainsi que l'assurent certains auteurs, plusieurs tribus arabes
  se fussent retirées dans l'Afrique occidentale, ne pourrait-on
  pas voir dans le mot _machurèbe_ l'équivalent du mot arabe actuel
  _magharibé_ (au singulier _maghraby_) signifiant _occidentaux_,
  et étant encore employé dans ce sens par les Arabes de tous les
  pays? et le mot _scharakyoun_ ou _orientaux_ n'aurait-il pas servi
  à désigner les Arabes demeurés fidèles à leur première patrie?
  mais alors pourquoi cette distinction entre les Sarrazins et les
  Homérites? Notre savant confrère, M. Letronne, nous a fait observer
  que d'après le témoignage de Strabon, de Diodore de Sicile, etc.,
  la partie de l'Égypte située entre le Nil et la mer Rouge était dès
  avant notre ère, comme elle l'est encore de nos jours, habitée par
  des tribus arabes, et qu'elle portait le nom d'_Arabie_. Il serait
  donc également possible que la dénomination d'_orientaux_ eût
  servi à distinguer les nomades restés dans la presqu'île, de ceux
  qui avaient traversé la mer Rouge. Encore aujourd'hui que l'Égypte
  est occupée par les Arabes, la contrée située à l'orient du Delta
  est nommée _scharkyé_ ou orientale, et la partie comprise dans le
  Delta, _gharbyé_ ou occidentale. C'est ainsi que les Goths, dès
  avant leur départ des pays qu'ils occupaient au nord de l'Europe,
  s'étaient divisés en _Ostrogoths_ ou Goths de l'est, et _Visigoths_
  ou Goths de l'ouest; mais la difficulté qui résulte du passage de
  Nonnosus existe toujours.

  [302] Voy. le _Glossaire_ de la basse latinité de Ducange, au mot
  _saraceni_.

Les Arabes sont encore nommés par les écrivains chrétiens du moyen-âge
_Ismaélites_, c'est-à-dire fils d'Ismaël. C'est une descendance que
les Arabes admettent, du moins pour un certain nombre de leurs tribus,
notamment celle à laquelle appartenait Mahomet. Ce fait est reconnu par
tous leurs auteurs et ne paraît pas susceptible de doute. Seulement,
comme on l'a déjà remarqué, les Arabes n'avouent pas qu'Ismaël fût fils
d'une esclave, et qu'Isaac eût la moindre supériorité sur lui. D'abord,
dans l'opinion des musulmans, il n'y a pas de différence entre le fils
d'une esclave et le fils d'une femme libre; si le père est libre, il
suffit que le père reconnaisse son enfant pour que celui-ci le soit
aussi. D'ailleurs, les mahométans mettent sur le compte d'Ismaël tout
ce que la Bible raconte au sujet d'Isaac.

Par une suite de la même idée, les auteurs chrétiens du moyen-âge
donnent aux Arabes le titre d'_agareni_, c'est-à-dire de descendans
d'Agar. Dans leur pensée ce titre a quelque chose d'humiliant, par
suite de l'état d'infériorité où les chrétiens placent les personnes
réduites à l'esclavage. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que cette
dénomination est inconnue aux Arabes eux-mêmes.


Après les Arabes, les peuples qui prirent le plus de part aux
expéditions des Sarrazins, ce sont sans contredit les peuples
d'Afrique, vulgairement appelés Berbers. On entend par Berbers les
nations indigènes du mont Atlas et des contrées voisines, depuis
les oasis de l'Égypte jusqu'à l'océan Atlantique, depuis la mer
Méditerranée jusqu'aux pays des Nègres. On les distingue à leur teint
olivâtre, leur nez droit, leurs lèvres minces, leur visage arrondi.
On croit que ces peuples précédèrent en Afrique l'établissement des
Tyriens à Carthage, et même l'émigration de certaines peuplades du
pays de Chanaan, du tems de Josué et de David. Jamais ces peuples
ne furent entièrement asservis; à l'abri de leurs montagnes, ils ont
conservé leur nationalité et leurs usages. Les Grecs et les Romains
les désignèrent par le nom général de _Barbares_, d'où probablement
s'est formé le nom de _Berber_[303]. Pour les Berbers, ils s'appellent
eux-mêmes _amazyghs_ ou nobles, mot qui paraît répondre aux _mazyces_
des Grecs et des Romains[304].

Ni l'une ni l'autre de ces dénominations n'a été connue des auteurs
chrétiens du moyen-âge. Les Berbers et les Africains en général, y
compris les restes des populations carthaginoise, romaine et vandale,
sont confondus sous la désignation générale de _Mauri_ ou Maures,
_Afri_ ou Africains, _Poeni_ ou Carthaginois, _fusci_ ou basanés[305],
etc.

  [303] _Mémoire géographique sur la partie orientale de la
  Barbarie_, par M. le comte Castiglioni. Milan, 1826, p. 84.

  [304] _Nouveaux Mémoires de l'Académie des inscriptions_, t. XII.
  Mémoire de M. Saint-Martin, p. 190 et suiv.

  [305] Il y avait encore, parmi les envahisseurs, des renégats
  et des aventuriers de toutes les provinces de l'empire grec.
  Ces derniers sont appelés par les écrivains arabes _Roumy_, par
  altération du mot _romain_, titre que se donnaient les indignes
  héritiers des conquêtes des Scipion et des Paul-Emile.


Entre les diverses nations qui prirent part aux invasions de la France,
il y avait des peuples d'origine germaine et slave. On sait qu'à
la suite de la grande migration des peuples, dans les quatrième et
cinquième siècles de notre ère, les Slaves qui habitaient primitivement
les contrées situées au nord de la mer Noire et du Danube, s'avancèrent
peu à peu vers le centre et le midi de l'Europe, et occupèrent, sous
les divers noms d'Esclavons, de Croates, de Serbes, de Moraves, de
Bohêmes, les contrées appelées plus tard la Pologne, la Bohême, la
Servie, la Dalmatie et même une partie de la Grèce. Les Slaves, à
mesure qu'ils s'avancèrent, eurent à combattre les peuples dont ils
voulaient soumettre le territoire, particulièrement les Saxons, les
Huns, etc.; de plus, les uns et les autres se trouvèrent en état
d'hostilité avec Charles-Martel, Pepin, Charlemagne et les enfans de
Charlemagne, dont les domaines étaient continuellement menacés par ces
hordes sauvages. Ces guerres terribles ne cessèrent que lorsque les
peuples de la Germanie, soit Germains, soit Slaves, eurent embrassé
le christianisme. Or, il a de tout tems été admis dans le droit public
des barbares de disposer des prisonniers comme d'un vil bétail. Tacite
raconte que, de son tems, les peuples qui habitaient la Hollande
actuelle étaient dans l'usage de vendre leurs prisonniers, et que ces
prisonniers se répandaient ensuite, soit comme soldats, soit comme
esclaves, dans toutes les provinces de l'empire romain[306]. Cette
coutume inhumaine s'établit en France et dans les contrées voisines. Le
commerce d'esclaves y était devenu un genre d'industrie autorisé, et il
ne cessa qu'après que les Germains, les Slaves et les autres barbares
du nord eurent pris place dans la grande famille chrétienne[307].

  [306] _Vie d'Agricola_, ch. 28.

  [307] Comparez deux lettres d'Alcuin, dans le recueil de dom
  Bouquet, t. V, p. 609 et 610, la géographie d'Ibn-Haucal, man.
  arab. de la Biblioth. roy., p. 57, et Maccary, man. arab., no 704,
  fol. 46 verso. Voy. aussi M. d'Ohsson, _Peuples du Caucase_, Paris,
  1828, p. 86; et M. Pardessus, _Lois maritimes_, t. I, introduction,
  p. LXXIX et LXXX.

Ce commerce prit surtout de l'extension après que la Syrie, l'Égypte,
l'Afrique et l'Espagne furent tombées au pouvoir des Sarrazins. L'on
sait que, de tout tems, l'esclavage a subsisté chez les Arabes, et
que, parmi ce peuple, les travaux les plus pénibles, particulièrement
les travaux mécaniques et ceux de l'agriculture, sont mis à la charge
d'hommes privés de leur liberté. A la vérité, d'après la législation
musulmane, l'esclavage ne laisse après lui aucune marque d'infériorité,
et l'esclave qui fait preuve de capacité ou que la fortune favorise
parvient aux mêmes emplois que l'homme libre. L'usage de vendre aux
Sarrazins des captifs et des enfans de l'un et de l'autre sexe se
propagea de très-bonne heure.

Les marchands allaient acheter les esclaves germains et slaves sur
les côtes d'Allemagne, à l'embouchure du Rhin, de l'Elbe et d'autres
rivières. On en trouvait aussi sur les bords de la mer Adriatique[308],
ainsi que sur les côtes de la mer Noire, où, jusqu'à ces derniers
tems, les peuples de la Circassie et de la Géorgie ont été dans l'usage
de donner leurs enfans en échange des objets qui leur manquaient. Un
marché pour ces derniers existait à Constantinople. Enfin il arrivait
un grand nombre de ces esclaves en France, soit qu'ils provinssent des
guerres entre les Français et les nations du nord, soit qu'ils eussent
été achetés par des spéculateurs.

  [308] Au sujet des descentes des Sarrazins sur les côtes de la mer
  Adriatique, voy. Constantin Porphyrogenète, _De administratione
  imperii_, dans Banduri, _Imperium orientale_, t. I, p. 88 et suiv.,
  et p. 131.

Bientôt même les Sarrazins, par une suite de l'esprit de jalousie
inné chez les peuples du midi, commencèrent à mutiler une partie des
esclaves en bas-âge, afin de les rendre propres à certains emplois
dans les sérails et les harems des princes et des hommes riches.
Cet usage ne tarda pas à donner naissance en France à un nouveau
genre d'industrie. Au dixième siècle, il s'était formé à Verdun en
Lorraine une espèce de grande manufacture d'eunuques; et les enfans
qui survivaient à cette cruelle opération étaient envoyés en Espagne,
où les grands les achetaient fort cher[309]. Ce commerce d'eunuques
était devenu si commun, qu'on faisait présent d'un être ainsi dégradé,
comme on offrirait maintenant un cheval ou un bijou. Un écrivain arabe
rapporte qu'en 966, les seigneurs français de la Catalogne, voulant
se rendre favorable le khalife de Cordoue, lui offrirent entre autres
présens vingt jeunes Slavons faits eunuques[310].

  [309] Comparez Liutprand, dans le recueil de Muratori, _Rerum
  italicarum scriptores_, t. II, part. I, p. 470, et Ibn-Haucal, man.
  arab., p. 57. Voy. aussi Deguignes, _Mémoires de l'Académie des
  inscriptions_, t. XXXVII, p. 485.

  [310] Voy. Maccary, no 704, fol. 94 verso. Les autres présens
  consistaient dans vingt quintaux de martre zibeline, cinq quintaux
  d'étain et des armes.

Les auteurs arabes attribuent à tous les esclaves germains et slavons
une origine slave, et les appellent du nom général de _saclabi_, terme
d'où est probablement dérivé notre mot _esclave_[311]. Une grande
partie de la garde des émirs et des khalifes de Cordoue se composait de
saclabis. Il y avait encore beaucoup de saclabis mêlés aux Sarrazins
de Sicile, notamment à Palerme, où un quartier particulier portait
leur nom. On en remarquait également en Afrique, en Syrie[312]; et
dans toutes ces contrées, les saclabis étaient quelquefois investis
des fonctions les plus importantes. C'est ainsi qu'il faut expliquer
les nombreux passages des chroniques arabes, où il est fait mention des
saclabis, et qui, sans cela, seraient inintelligibles.

  [311] Charmoy, _Mémoire sur la relation de Massoudi_, dans le t.
  II, des _Mém. de l'Académie de Saint-Pétersbourg_, 1835, p. 370 et
  suiv.

  [312] Ibn Haucal, man. arab. de la Bibliothèque royale, p. 57 et
  62. Charmoy, Mémoire déjà cité.


Les Arabes et les Berbers comptaient dans leurs rangs non seulement un
grand nombre de payens du nord de l'Europe, mais, on est honteux de le
dire, beaucoup d'hommes nés au sein du christianisme, en Italie et en
France. Les juifs, spéculant sur la misère des peuples, se faisaient
vendre des enfans de l'un et de l'autre sexe, et les conduisaient
dans les ports de mer; là, des navires grecs et vénitiens venaient
les chercher, pour les transporter chez les Sarrazins. Ce scandaleux
trafic, proscrit par l'autorité ecclésiastique et l'autorité civile,
se faisait jusque dans la capitale du monde chrétien. En 750, le pape
Zacharie fut obligé de racheter des mains des Vénitiens un grand nombre
d'enfans des deux sexes, qui allaient être emmenés de Rome[313]. Le
successeur de Zacharie, en 778, prit le parti de livrer aux flammes,
à Civitta-Vecchia, plusieurs bâtimens grecs qui étaient venus dans ce
port pour le même genre de commerce[314].

  [313] Anastase le bibliothécaire, dans le grand recueil de
  Muratori, t. III, part. I, p. 164.

  [314] Voy. le recueil de dom Bouquet, t. V, p. 557. Ce commerce
  avait encore lieu, quoique secrètement, au treizième siècle. Voy.
  l'_Histoire des Croisades_ de M. Michaud, 4e édit., t. III, p. 610
  et 613.

Aux chrétiens achetés comme esclaves, qui étaient admis dans les
bandes sarrazines, il faut joindre les captifs de tout âge et de
toute condition qui tombaient en leur pouvoir. On a vu que la chasse
aux hommes était chez les Sarrazins un des grands objets de leurs
invasions; à la suite de chaque expédition, les marchés des principales
villes de l'Espagne et de l'Afrique regorgeaient de chrétiens à vendre.
Les captifs surpris en bas-âge et séparés de leurs parens étaient
élevés dans la religion et le langage des vainqueurs; s'ils faisaient
de la résistance, le magistrat avait le droit de les contraindre.
Une grande partie de ces enfans devenaient ensuite soldats. Quant aux
chrétiens qui étaient enlevés à l'état adulte, on ne les forçait pas
toujours à embrasser l'islamisme, car Mahomet a dit: «Ne faites pas
violence aux hommes, à cause de leur foi.» Mais plusieurs ne laissaient
pas de prendre du service dans les bandes sarrazines.

Il faut également joindre à ces indignes chrétiens quelques habitans
des pays mêmes qui étaient victimes de ces courses dévastatrices.
Lorsque les Arabes et les Berbers entrèrent en Espagne, ils furent
aidés par beaucoup de chrétiens du pays, et par les juifs alors
très-nombreux dans la Péninsule. Comme ils n'avaient pas des troupes
suffisantes pour occuper les places fortes, ils confiaient en partie
aux juifs la garde des villes dont ils voulaient s'assurer la fidélité.
Dans leurs invasions en France et au sein des contrées voisines, ils
eurent également pour auxiliaires les hommes sans foi et sans patrie,
qui sont toujours prêts à profiter des malheurs publics pour s'élever.
On a vu quelle part Mauronte, duc de Marseille, et d'autres personnages
notables prirent aux succès des Sarrazins. Si les grands étaient aussi
peu délicats, quels devaient être les petits? On ne peut douter que,
dans les invasions et l'établissement des Sarrazins en Dauphiné, en
Piémont, en Savoie et en Suisse, une partie de la population ne fût
d'intelligence avec eux et n'eût part à leurs rapines. Les écrivains
contemporains ne le disent pas expressément; ils se contentent de se
plaindre de la cupidité et de la perfidie de certains chrétiens, de
leur manque de foi; mais comment expliquer autrement la facilité que
les barbares eurent à envahir ces âpres contrées et à s'y maintenir?
comment leurs bandes placées à de si grandes distances les unes
des autres, à une époque surtout où les communications étaient si
difficiles, auraient-elles pu correspondre ensemble? Les envahisseurs,
bien que parlant une langue à part et professant des croyances toutes
différentes, avaient fini par se mêler avec le reste de la population.
L'on en a vu un exemple[315] dans ce que le chroniqueur de l'abbaye
de Novalèse rapporte au sujet de son oncle, qui tomba au pouvoir des
Sarrazins. Un combat est livré aux environs de Verceil; les Sarrazins
sont vainqueurs et entrent paisiblement dans la ville avec leurs
prisonniers; les prisonniers sont exposés dans les rues; chaque passant
est libre de les examiner et d'en offrir un prix. Pendant ce tems,
les parens et les amis de ces infortunés vont chez l'évêque, chez les
notables; c'est comme de nos jours, lorsqu'un marchand arrive dans une
ville pour y vendre ses marchandises.

  [315] Page 170.


Nous allons examiner quelle fut la politique des juifs du midi de
la France, lorsque les Sarrazins envahirent ces belles contrées. On
lit dans une vie de saint Théodard, archevêque de Narbonne[316],
que, lors de la première entrée des Sarrazins dans le Languedoc,
les juifs se déclarèrent pour eux et leur ouvrirent les portes de la
ville de Toulouse. L'auteur ajoute que Charlemagne, pour punir cette
trahison, ordonna que chaque année, aux trois principales fêtes, un
juif de Toulouse serait souffleté publiquement devant la porte de la
cathédrale. L'usage du soufflet n'est que trop certain[317]. Mais il
n'en est pas de même de la trahison des juifs; car les Sarrazins, comme
on l'a vu, ne sont jamais entrés dans Toulouse; peut-être l'auteur
a-t-il voulu parler de l'occupation de la capitale du Languedoc par
les Normands, en 850, occupation à laquelle il serait possible que les
juifs eussent contribué, comme ils avaient contribué, quelques années
auparavant, à l'entrée des mêmes barbares dans la ville de Bordeaux.

  [316] Saint Théodard vivait vers l'an 880; mais sa vie a été écrite
  beaucoup plus tard. Voy. le recueil des Bollandistes, au 1er mai.

  [317] Il fut plus tard commué en une somme d'argent, que les juifs
  payaient chaque année à diverses églises de Toulouse.


Si des races nous passons au langage et à la religion des envahisseurs,
nous y remarquerons la même diversité. Une partie seulement parlait
la langue arabe; le reste faisait usage du berber ou de tout autre
idiome[318]. On se rappelle que les Sarrazins qui, en 1019, firent une
tentative contre Narbonne, ne parlaient pas arabe.

  [318] L'auteur arabe, Ibn-Alcouthya, au fol. 13 verso, fait mention
  d'un corps de troupes berbères, qui parlaient le berber.

Il n'y avait également qu'une partie des agresseurs qui professassent
la religion musulmane; les autres étaient juifs, payens et même
chrétiens. On a vu que la bande qui, vers l'an 730, envahit le
Velay, était probablement idolâtre[319]. Nous avons peu de détails
au sujet du culte pratiqué par les Berbers, qui prirent tant de part
aux conquêtes faites par les Sarrazins en Espagne et en France. On
sait seulement que plusieurs de leurs tribus étaient chrétiennes et
juives; d'autres adoraient le feu et les astres, ou étaient adonnées au
culte des idoles. Le culte des astres et du feu, parmi les peuplades
de l'Atlas, remonte à une haute antiquité. Des médailles du roi de
Numidie, Bocchus, présentent les mêmes emblêmes que certains monumens
de l'ancienne Perse[320], et l'on se rappelle à cette occasion le
témoignage de Salluste qui, d'après des livres puniques, affirme qu'à
une époque extrêmement reculée, une troupe d'aventuriers composée en
grande partie de Mèdes et de Perses, vint s'établir en Afrique[321].
Les écrivains arabes accusent aussi les tribus berbères qui n'avaient
pas encore embrassé l'islamisme, de rendre un culte au feu et aux
astres[322]; d'ailleurs ils leur donnent le titre de _Sabéens_, mot qui
s'applique ordinairement aux adorateurs des astres. Enfin l'idolâtrie
proprement dite n'était pas inconnue parmi les tribus de l'Atlas.
Un écrivain latin du sixième siècle de notre ère, nous fournit des
détails précieux sur les pratiques religieuses mises en usage en
Afrique, antérieurement à la conquête arabe[323]. C'est ce qui fait
que les écrivains arabes comprennent les tribus berbères qui n'étaient
pas encore soumises à l'Alcoran, sous la dénomination générale de
_Madjous_, mot qu'ils appliquent aussi aux nations payennes du nord,
notamment aux Normands. Ce ne fut que long-tems après la conquête de
l'Afrique par les musulmans, que les tribus berbères embrassèrent en
masse l'islamisme[324].

  [319] Ci-devant, p. 28.

  [320] Mionnet, _Description de médailles antiques_, t. VI, p. 597.

  [321] Voy. les _Nouveaux Mémoires de l'Académie des Inscriptions_,
  t. XII, p. 181 et suiv., mémoire de M. Saint-Martin.

  [322] Comparez l'extrait d'Ibn-Khaldoun, publié dans le _Nouveau
  Journal Asiatique_, t. II, p. 131, et la _Relation_ de Léon
  l'Africain.

  [323] Corippus, _Joannidos seu de bellis Libycis_, édition de
  Mazzucchelli, Milan, 1820, in-4º. Consultez l'index aux mots
  _gurzil_, _mastiman_, _ammon_, _apollin_, etc.; voy. aussi pour les
  pratiques païennes qui se maintinrent en Afrique, après la conquête
  musulmane, le recueil des _Notices et extraits des manuscrits_, t.
  XII, p. 639.

  [324] Voy. l'_Histoire d'Afrique_, par Cartas, traduite de l'arabe
  en portugais, par le P. Santo Antonio Moura, sous le titre de
  _Historia dos soberanos mohametanos que reinarao na Mauritania_,
  Lisbonne, 1828, p. 19.

Les auteurs chrétiens du moyen-âge enveloppent toutes les classes des
envahisseurs sous l'épithète vague de _payens_. Ce n'est pas que les
chrétiens instruits ne sussent dès lors, que rien n'est plus éloigné du
polythéisme et de l'idolâtrie que l'islamisme; en effet, les musulmans
n'admettent qu'un seul Dieu créateur du ciel et de la terre, et, dans
leur horreur pour les pratiques du paganisme, ils s'interdisent, à
l'exemple des juifs, toute représentation d'être animé; mais il n'en
était pas de même d'une partie des peuples qui s'étaient joints aux
conquérans; d'ailleurs, dans l'opinion du vulgaire, le respect des
musulmans pour le fondateur de leur religion, avait dégénéré dans une
espèce d'idolâtrie. Enfin, l'on sait qu'au moyen-âge les épithètes
d'_idolâtres_ et surtout de _payens_ s'appliquaient indistinctement aux
peuples qui ne professaient pas le christianisme.

On lit dans la prétendue chronique de l'archevêque Turpin[325], qu'en
Espagne, sur les bords de la mer, s'élevait au haut d'une immense
colonne une statue en bronze, fabriquée par Mahomet lui-même, et à
laquelle les musulmans rendaient hommage. Philoméne, dans son histoire
romanesque de la conquête du Languedoc par Charlemagne[326], fait
mention d'une statue de Mahomet, en vermeil, que les musulmans de
Narbonne, à l'époque où ils occupaient encore cette ville, avaient
érigée dans une espèce de chapelle, et qu'ils regardaient comme le plus
ferme soutien de leur autorité. D'un autre côté, il est parlé dans le
_jeu de Saint-Nicolas_, espèce de pièce de théâtre qui eut beaucoup
de cours dans le moyen-âge[327], d'un prince musulman d'Afrique, dont
les hommages s'adressaient à une idole appelée _Tervagant_, et qui
recouvrait les joues de l'idole de feuilles d'or, lorsqu'il en avait
obtenu quelque grâce signalée. Enfin, d'après un poème français relatif
aux exploits de Roland, les Sarrazins de Saragosse avaient fait choix
d'une grotte pour servir de temple à leurs dieux; dans la grotte
étaient des statues en or, tenant un sceptre à la main, et portant
une couronne sur la tête. C'est là que les Sarrazins se rassemblaient,
quand ils voulaient se rendre le ciel favorable[328].

  [325] Edition de M. Ciampi, p. 10.

  [326] Edition de M. Ciampi, p. 78.

  [327] Legrand d'Aussy avait donné un extrait de cette pièce dans le
  t. Ier de ses _Fabliaux_, p. 339 et suiv. La pièce entière a été
  publiée par M. Monmerqué, dans le recueil des publications de la
  Société des bibliophiles français, volume de 1834.

  [328] _Dissertation sur le roman de Roncevaux_, par M. Monin, p. 46
  et 104.

Le nom de Tervagant, changé quelquefois en Termagant, et les noms
d'Apolin et d'autres êtres chimériques reviennent fort souvent dans
nos vieux romans, et dans les autres monumens de notre ancienne
littérature[329]; or, ces noms en général paraissent s'appliquer à de
prétendues divinités musulmanes. Telle était la prévention de nos pères
à cet égard, que, dans le _jeu de Saint-Nicolas_, une statue du saint,
qui suivant l'usage est représentée ayant la mitre sur la tête, est
appelée un _Mahomet cornu_, et que les temples d'idoles avaient reçu
le nom générique de _mahomerie_. Étrange effet des destinées humaines!
Ce n'est pas là l'objet que se proposait Mahmoud le gaznevide, lorsque
faisant, vers l'an 1025, la conquête des plus riches contrées idolâtres
de l'Inde, il refusa de rendre aux habitans une idole qu'on offrait
de racheter au poids de l'or, et la fit placer sur le seuil de la
porte de la principale mosquée de sa capitale, afin que tous ceux qui
entreraient dans le temple, fissent acte de religion en la foulant aux
pieds et en crachant dessus[330].

  [329] _Roman de la Violette_, publié par M. Francisque Michel, p.
  73 et 332.

  [330] Ce trait de Mahmoud n'est pas le seul de ce genre. Voy. nos
  _Extraits des historiens arabes relatifs aux croisades_, p. 236 (t.
  IV de la _Bibliothèque des croisades_).

Quelle est l'origine de la fausse opinion de nos pères? quelques
auteurs ont pensé que les Normands et les autres peuples payens du
nord ayant été au moyen-âge compris sous la dénomination générale
de _Sarrazins_, c'est dans le nord de l'Europe qu'il faut chercher
la patrie des noms _Tervagant_, _Apolin_, etc.,[331]. Mais comme
les Berbers partageaient en quelque sorte les grossières pratiques
des peuples septentrionaux, ne pourrait-on pas aussi bien chercher
l'origine de ces noms en Afrique?

  [331] Voy. l'édition de _Roland l'Amoureux_, de Boyardo, et de
  _Roland-le-Furieux_, de l'Arioste, par Antonio Panizzi, avec un
  volume d'introduction, intitulé _Essay on the romantic narrative
  poetry of the Italians_, Londres, 1830, in-8º, p. 126.

Au reste, dans les ouvrages que nous avons cités, le prétendu respect
des musulmans pour des dieux de bois, de pierre, ou de métal est
toujours subordonné aux avantages immédiats qu'ils en attendaient;
à la moindre disgrâce, ils se précipitaient contre les idoles, les
couvraient d'outrages, les renversaient et les mettaient en pièces.

En somme, le nom arabe et la religion musulmane parmi les conquérans
ont dû dominer. Les Berbers, les Slavons ne nous ont transmis aucun
souvenir de leurs exploits; leurs enfans, sinon eux-mêmes, embrassèrent
l'islamisme; tout ce que nous savons sur les vainqueurs, nous le tenons
des Arabes et des écrivains mahométans.


Une grande diversité devait également exister dans les motifs qui
faisaient agir les conquérans. Chez plusieurs, c'étaient la soif des
richesses, le goût des aventures, l'amour des plaisirs; mais chez
d'autres, on remarquait le désir de propager la religion musulmane, et
l'espérance d'obtenir les faveurs attachées à une oeuvre si méritoire.
Mahomet s'exprime ainsi dans l'Alcoran: «Grands et petits, marchez à la
guerre sainte, et consacrez vos jours et vos richesses à la défense de
la foi. Il n'est point pour vous de sort plus glorieux[332].» Il a dit
de plus: «Celui dont les pieds se couvrent de poussière pour la cause
de Dieu, Dieu le préservera du feu de l'enfer.»

  [332] _Alcoran_, sourate IX, vers. 41.

Les musulmans en état de porter les armes, se croyaient obligés de
se dévouer au triomphe de leur religion; ceux qui ne l'étaient pas,
espéraient acquérir les mêmes mérites par le sacrifice de leurs
biens. Mahomet s'exprime ainsi: «Annoncez à ceux qui entassent l'or et
l'argent dans leurs coffres, et qui refusent de l'employer au soutien
de la foi, qu'ils souffriront d'horribles tourmens[333].»

  [333] _Alcoran_, sourate IX, vers. 34.

Tout musulman qui mourait les armes à la main était censé aller au
paradis. On lit dans l'Alcoran: «Ne dis pas que ceux qui ont été tués
pour la cause de Dieu, sont morts; ils sont vivans et reçoivent leur
nourriture des mains du Tout-Puissant[334].» Les mahométans donnent
à ceux d'entre eux qui scellent ainsi de leur sang leur amour pour
l'islamisme, le titre de _schahyd_ ou de _martyr_, c'est-à-dire de
témoin, par un sentiment tout-à-fait analogue à celui qui a fait
appeler chez nous _martyrs_, les personnes mortes pour le triomphe du
christianisme.

  [334] _Alcoran_, sourate II, vers. 149.

Un mahométan mort les armes à la main n'avait pas besoin, comme le
reste des fidèles, d'être lavé ni couvert d'un linceul. Le sang dont il
était couvert l'avait purifié de toute souillure; l'habit dans lequel
il était mort faisait son plus bel ornement. Mahomet a dit: «Inhumez
les martyrs comme ils sont morts, avec leur habit, leurs blessures et
leur sang. Ne les lavez pas; car leurs blessures, au jour du jugement,
auront l'odeur du musc.»


La loi voulait qu'avant de commencer les hostilités, le chef fît
une sommation aux peuples qu'on devait attaquer, et leur proposât
d'embrasser l'islamisme ou de payer le tribut[335]. Cette sommation
devait être conçue en termes modérés, conformément à ces paroles de
Mahomet: «Invite-les à la voie de ton Seigneur, avec adresse, avec
prudence, avec des exhortations douces et persuasives.» Il est probable
que cette sommation se fit à la première entrée des musulmans sur le
sol français; mais, comme les habitans ne s'empressèrent pas de se
soumettre au joug, les conquérans eurent recours à l'épée[336].

  [335] Cette alternative, à s'en tenir à l'esprit de l'_Alcoran_,
  aurait dû n'être accordée qu'aux chrétiens, aux juifs et aux
  guèbres, c'est-à-dire aux peuples qui admettent une religion
  révélée, et que les musulmans appellent en conséquence _peuples
  du livre_. Pour les idolâtres, ils n'auraient dû recevoir d'autre
  alternative que l'islamisme ou la mort; mais cette doctrine n'a été
  mise à exécution dans toute sa rigueur que dans la presqu'île de
  l'Arabie. On a vu qu'une partie des Berbers était restée idolâtre.
  La même politique a été suivie dans l'Inde à l'égard des Gentils.

  [336] La chronique de Turpin et les romans de chevalerie, à propos
  des guerres des chrétiens et des Sarrazins, font souvent mention
  de défis faits de _chevalier à chevalier_, et d'invitations à
  embrasser la religion l'un de l'autre. Il est probable qu'en
  général ces défis n'eurent lieu qu'après l'établissement de la
  chevalerie en Europe, et qu'ils étaient une suite de l'opinion qui
  ne permettait plus d'attaquer un ennemi sans défense.


On dépeint ainsi le costume et les armes des premiers conquérans: une
épée au côté; une massue appuyée sur le cheval; à la main une lance,
à laquelle était attaché un drapeau; un arc suspendu à l'épaule et
un turban sur la tête. Mais ce costume changea avec le tems, et les
musulmans cherchèrent à imiter les chrétiens; abandonnant l'usage de
l'arc et de la massue, ils adoptèrent le bouclier, la cuirasse et la
longue lance propre à percer. Ils recherchaient aussi les épées de
Bordeaux, alors très-fameuses[337], et leurs guerriers, renonçant au
turban, portaient un bonnet indien. Avec les vingt eunuques slavons que
les seigneurs français de la Catalogne donnèrent au khalife de Cordoue,
étaient dix cuirasses slavonnes et deux cents épées françaises.
Le même khalife, le jour de l'installation de son hageb ou premier
ministre, qui du reste était d'origine slavonne, lui fit présent de
cent guerriers français, à cheval, armés de l'épée, de la lance, de
la cuirasse, du bouclier et du bonnet indien[338]. Chez la plupart
des musulmans, grands et petits, les armes, les tuniques d'écarlate,
les selles et les drapeaux étaient faits à l'imitation de ce qui se
pratiquait dans l'Europe chrétienne[339]. Il est à croire pourtant
qu'en général, l'équipement des guerriers sarrazins conserva toujours
quelque chose de la légèreté qui les distinguait, lors de leurs
premières invasions.

  [337] Maccary, man. arab., no 704, fol. 56 recto.

  [338] Maccary, no 704, fol. 94 verso.

  [339] Maccary, no 704, fol. 60.


Nous avons dit que parmi les conquérans, plusieurs étaient excités
par l'appât du butin. Pendant long-tems, les guerriers sarrazins
n'eurent pas d'autre moyen de se dédommager de leurs dépenses et de
leurs fatigues. Le guerrier qui agissait isolément était maître de
tout ce qui tombait entre ses mains. Celui qui faisait partie d'un
corps, portait ce qu'il prenait dans un lieu désigné par les chefs; le
butin était mis en commun, et, quand l'expédition était terminée, on
procédait au partage.

Le butin se composait des métaux précieux, monnayés ou non monnayés,
des étoffes, des pierreries, des ustensiles de tout genre, des bestiaux
et des captifs de tout sexe et de tout âge. Les captifs formaient
toujours la meilleure partie du butin, par la facilité qu'on avait,
soit de les vendre, soit d'en tirer un service personnel. On les
estimait d'après leur âge, leur sexe, leurs forces physiques et la
forme de leurs traits.

Le chef commençait par prélever, pour le souverain, le cinquième de
tout le butin, appelé le _lot de Dieu_, et le souverain disposait de ce
cinquième comme il voulait; mais il en convertissait ordinairement une
partie en bonnes oeuvres, comme secours aux pauvres, etc.,[340]. Tout
le reste était distribué aux soldats, de manière que le cavalier eût le
double du fantassin[341].

  [340] _Alcoran_, sourate VIII, vers. 42.

  [341] Reland, _Dissertationes miscellaneæ_, t. III, p. 49;
  Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_, t. V, p. 80; et
  Conde, _Historia_, t. I, p. 461.

Aussitôt le partage fini, il s'établissait une espèce de marché,
où ceux qui n'étaient pas contens de leur lot le vendaient ou
l'échangeaient. A la suite des armées se trouvaient des marchands et
des spéculateurs, et les objets vendus étaient ensuite répandus dans
toutes les provinces de l'empire.


C'est ici le lieu de parler, avec quelques détails, des chrétiens
français des deux sexes qui eurent le malheur de tomber entre les mains
des barbares. On a vu qu'il fallait bien se garder de confondre ces
captifs avec ce qu'on nomme aujourd'hui des prisonniers de guerre.

Dès qu'un chrétien était pris, on lui attachait les mains derrière le
dos; c'est ce qui fait qu'on l'appelait _assyr_[342], d'un mot arabe
qui signifie garrotté, à peu près comme les Romains nommaient leurs
captifs _vinctus_. Le partage du butin ayant eu lieu, celui entre les
mains duquel le chrétien était tombé, devenait son maître; il pouvait
l'employer à son service, le vendre, le battre ou même le tuer. Le
chrétien devenu esclave était alors appelé _mamlouk_[343], c'est à dire
_possédé_, parce qu'en effet il ne s'appartenait plus à lui-même; on
le nommait aussi _ricc_[344] ou _mince_, parce que ses facultés étaient
fort restreintes; car il ne pouvait posséder, et tout ce qu'il gagnait
devenait la propriété de son maître. On le transmettait par héritage,
de la même manière qu'un champ ou une maison, et ses enfans étaient
destinés au même sort que lui.

  [342] 

  [343] . C'est le mot qu'on prononce ordinairement
  _mamelouk_, et qui a servi à désigner les esclaves-rois de
  l'Égypte, au moyen-âge.

  [344] 

Quelquefois le maître, s'il était zélé pour l'islamisme, sollicitait
son esclave de se faire musulman. Si le chrétien y consentait, il
était ordinairement mis en liberté; si non, il avait l'espoir d'être
racheté par d'autres pieux musulmans; car Mahomet a dit: «Le fidèle
qui affranchit son semblable, s'affranchit lui-même des peines de
cette vie et des tourmens du feu éternel.» Le nouveau musulman, bien
qu'affranchi, ne laissait pas d'être obligé à certains devoirs envers
celui qui lui avait rendu la liberté; mais il était admis dans le
sein de la société, et pouvait prétendre aux mêmes avantages que les
hommes les plus favorisés. Le titre par lequel il était distingué,
était commun à son ancien maître et à lui; c'est celui de _maula_[345],
mot arabe qui signifie _être sous la protection de quelqu'un_, et qui
exprimait d'une manière touchante les devoirs réciproques imposés au
patron et à l'affranchi[346].

  [345] 

  [346] Quelquefois l'esclave était seulement _habilité_,
  c'est-à-dire rendu apte à posséder. Alors il pouvait se livrer à la
  profession qu'il voulait; ce qu'il gagnait était sa propriété, à la
  charge pourtant de payer tous les ans une certaine somme d'argent à
  son maître, supposé que celui-ci y eût mis cette condition.

Si le chrétien résistait aux sollicitations, aux menaces et même
quelquefois aux violences, on lui mettait ordinairement les fers aux
pieds, et le maître l'occupait à la culture de ses terres, à quelque
travail mécanique, en un mot, à tout ouvrage qui pouvait lui rapporter
du profit.

On a vu, au reste, que les captifs chrétiens devenus musulmans ou
demeurés fidèles aux lois de l'Évangile, étaient très-recherchés
pour leur bravoure, et qu'ils figuraient dans toutes les expéditions
sarrazines. Il s'en trouvait dans les armées, dans la garde
particulière des émirs et des khalifes de Cordoue, et à la suite des
seigneurs. Nous avons déjà parlé du hageb de Cordoue, à qui le khalife
Hakam II fit présent de cent mamelouks français armés de pied en cap.
Il a été également fait mention de captifs chrétiens, rendus eunuques
ou conservés intacts, employés dans le palais des rois et dans celui
des grands.

Les esclaves restés fidèles aux lois du christianisme ne perdaient pas
tout espoir de recouvrer leur liberté. Les princes et les riches, parmi
les mahométans, quand il leur arrivait quelque événement heureux, ne
connaissaient pas de meilleure manière de témoigner leur reconnaissance
à Dieu, que de mettre leurs esclaves en liberté. Le fameux Almansor, en
l'an 997, ayant appris que les troupes de Cordoue avaient remporté de
grands succès en Afrique, fit briser, en actions de grâces, les fers de
dix-huit cents chrétiens des deux sexes[347].

  [347] Conde, _Historia_, t. I, p. 569.

Les chrétiens devaient exciter encore plus d'intérêt dans leur propre
patrie, auprès de leurs parens, de leurs amis et des personnes qui
partageaient leurs sympathies. Tous les ans, il partait de France des
hommes munis d'argent, qui allaient en Espagne et en Afrique, racheter
un père, un frère ou un ami. Souvent le prince s'interposait dans la
négociation, et payait une partie du prix du rachat. Plus tard l'esprit
de charité, qui caractérise le christianisme, donna naissance à ces
touchantes confréries qui ont subsisté jusqu'à la révolution, et qui se
vouaient à la rédemption des captifs. Quitter ses foyers et renoncer à
toutes ses commodités pour aller dans des pays barbares, au secours de
frères malheureux, au risque de partager leur sort, était regardé comme
le comble de l'héroïsme, et l'était en effet. L'histoire a conservé le
souvenir du dévouement d'Isarn, abbé de Saint-Victor à Marseille, qui,
en 1047, se rendit en Espagne, pour racheter quelques chrétiens enlevés
par des pirates, sur les côtes de Provence. Isarn était alors affaibli
par une longue maladie; il eut à vaincre les instances de ses moines,
qui ne voulaient pas le laisser partir. Vinrent ensuite les fatigues
du voyage; Isarn eut beaucoup de peine à parvenir dans les lieux où
les captifs avaient été déposés; enfin, quand les chrétiens eurent
recouvré leur liberté, et qu'ils se furent mis en mer pour retourner
dans leur patrie, d'autres pirates se présentèrent, qui les enlevèrent.
Là-dessus, nouvelles courses, nouvelles sollicitations; tels furent
les obstacles qu'eut à surmonter Isarn, qu'à peine de retour avec les
captifs à Marseille, il succomba à ses fatigues[348].

  [348] Mabillon, _Annales Benedictini_, t. IV, p. 489 et 493. On
  montre encore le tombeau d'Isarn, à Marseille. Voy. Millin, _Voyage
  dans les départemens du midi de la France_, t. III, p. 181 et suiv.

Les femmes surtout étaient à plaindre, dans ces déplacemens forcés de
populations. Faibles et vouées, par la nature de leur sexe, à une vie
retirée, elles ne pouvaient pas toujours, comme les hommes, continuer
à fixer les regards de leurs parens et de leurs amis. Quelquefois
elles étaient employées dans les harems et les sérails, auprès des
épouses de leur maître, en qualité de femmes de chambre. Celles qui
se faisaient remarquer par leurs attraits, leurs dispositions pour la
danse, la musique, la broderie, étaient achetées par des femmes qui
leur faisaient donner une éducation soignée, et les revendaient à haut
prix. C'était le don le plus précieux qu'on pût faire aux khalifes
et aux grands. Ces femmes, ainsi que les captives d'un rang illustre,
partageaient quelquefois le lit de leur maître. Qui sait si Lampégie,
fille d'Eudes, duc d'Aquitaine, n'éprouva pas la même destinée?

En général, les captives jeunes se trouvaient à la merci de l'homme
qui les possédait, et finissaient par être associées à son sort. Nous
avons dit que, chez les musulmans, la loi ne tient presque aucun compte
de la condition dans laquelle est née la femme. On sait d'ailleurs que
cette loi, qui a été faite pour des climats ardens, permet aux hommes,
non seulement d'avoir quatre épouses, mais de cohabiter avec toutes
les esclaves qu'ils peuvent se procurer. Il est rare que chez les
musulmans, un homme épouse quatre femmes à la fois; ces quatre épouses
seraient un grand embarras, même dans un pays où la femme est censée
occuper un rang inférieur; mais il y a peu d'hommes qui n'aient quelque
esclave; les plus pauvres ont une esclave qui leur tient lieu d'épouse
et de servante.

Si le maître admettait son esclave au rang d'épouse, elle devenait par
cela même libre, et les enfans l'étaient aussi. La mère et les enfans
participaient aux mêmes avantages que les personnes nées dans le rang
le plus illustre. Si le maître, tout en ne contractant pas de lien avec
son esclave, reconnaissait les enfans qu'il en avait eus, les enfans
étaient censés nés libres; de plus, la mère était affranchie par le
fait même; mais elle restait sous le pouvoir du maître; seulement, à sa
mort elle recevait de droit la liberté; en attendant, on ne la traitait
plus en esclave; elle était appelée _ommveled_ ou mère d'enfant. Les
khalifes de Damas, de Bagdad, de Cordoue, avaient, dans leur sérail, de
ces _mères d'enfant_. Tous les enfans d'Aaron-alraschid, à l'exception
d'un seul, n'avaient pas d'autre origine. Mais si les enfans que le
maître avait de son esclave n'étaient pas reconnus par lui, ils étaient
censés bâtards; eux et leur mère restaient dans la servitude. Alors,
ils étaient traités à peu près comme un vil bétail.

Pour donner une idée des étranges destinées réservées aux chrétiens
des deux sexes, qui furent emmenés de France, nous nous bornerons à
citer les traits suivans: Un guerrier des environs de Toulouse, appelé
Raymond, vers la fin du dixième siècle, s'était mis en mer pour aller
visiter les saints lieux. En route, son vaisseau fit naufrage sur
les côtes d'Afrique, et il tomba au pouvoir des Sarrazins. Réduit à
l'esclavage, son maître l'occupa à la culture de ses terres. Alors
Raymond, qui n'était pas habitué à ce genre de travail, avoua qu'il
avait été élevé pour la gloire des combats. On l'admit donc au nombre
des guerriers du pays, et il ne tarda pas à se signaler. Il prit part
aux différentes guerres qui eurent lieu parmi les peuples de l'Afrique,
étant quelquefois fait prisonnier, et chaque fois s'attachant avec
le même zèle aux intérêts de ses nouveaux maîtres; enfin la fortune
des armes l'amena en Espagne. Il se trouvait présent, avec beaucoup
d'autres chrétiens, à la bataille qui fut livrée en 1009, aux environs
de Cordoue; c'est là, qu'après quinze années de courses et d'aventures,
il fut repris et mis en liberté par Sanche, comte de Castille[349].
Quelque tems auparavant, une captive chrétienne, prise fort jeune,
avait été formée aux arts de la danse, du chant et de la musique.
Conduite en Arabie, elle avait fait le charme des amateurs de Médine
et d'autres villes d'orient; à son retour, le roi de Cordoue l'avait
attachée à sa personne, et en avait fait sa femme favorite[350]. Enfin,
pour compléter le tableau, quelques chrétiens, employés à la même
époque dans le palais des princes de Cordoue, se rendaient dignes de la
palme du martyre.

  [349] Voy. le recueil des Bollandistes, 6 octobre, p. 327, et
  ci-devant, p. 217.

  [350] Maccary, no 705, fol. 35.


Le sort des musulmans qui tombaient entre les mains des Français se
rapprochait beaucoup de celui qu'avaient à subir les captifs chrétiens.
On a vu que l'esclavage était admis, en France, à l'égard des captifs
germains, slaves et autres payens du nord de l'Europe; il devait l'être
aussi pour les captifs sarrazins. La principale différence entre les
captifs français au pouvoir des Sarrazins, et les captifs sarrazins au
pouvoir des Français, c'est qu'en France, il y a toujours eu une ligne
de démarcation entre les hommes nés esclaves ou traités comme tels, et
les personnes de condition libre. La loi mettait même alors une grande
différence entre les simples bourgeois et les gentilshommes.

Parmi les captifs sarrazins, plusieurs étaient rachetés, soit par
leurs parens, soit par leurs amis, soit par leur souverain, soit enfin
à l'aide de legs que faisaient pour cet objet de pieux mahométans. En
effet, tandis qu'il s'était formé, en France, des établissemens pour
la rédemption des captifs, des établissemens analogues avaient pris
naissance chez les musulmans d'Espagne. Quelqu'un demandant à Mahomet
ce qu'il devait faire pour mériter le ciel, le prophète répondit:
«Délivrez vos frères des chaînes de l'esclavage.» Un auteur arabe nous
apprend que, du tems de Charlemagne, sous l'émir de Cordoue, Hescham,
les armes musulmanes furent une année si heureuses, qu'on ne trouva pas
à employer l'argent légué pour cet effet[351].

  [351] Comparez Roderic Ximenès, p. 18, et Novayry, man. arab. de la
  Bibliothèque royale, no 645, fol. 95 et 96.

Les captifs musulmans destinés à être vendus étaient amenés à Arles,
à Marseille, à Narbonne, où se rendaient des agens de leur nation.
Quelquefois, les guerriers sarrazins profitaient des descentes
qu'ils faisaient sur nos côtes, pour réclamer les captifs qui s'y
trouvaient[352]. D'autres fois, les princes chrétiens qui voulaient se
rendre les chefs favorables les leur envoyaient en présent.

  [352] Voy. ci-devant, p. 152.

A l'égard des musulmans qui n'avaient pas de rançon à offrir, ils
étaient, à l'exemple des juifs et des payens, réduits à l'état
d'esclavage. Les esclaves attachés au service d'un maître, et les serfs
rangés parmi les dépendances des fermes et des terres, formaient dans
l'Europe chrétienne une grande partie de la population des villes et
des campagnes; ils ne pouvaient ni posséder ni tester, et constituaient
une partie de la richesse. On pouvait les vendre, les battre, ou
même les mettre à la torture. La plupart des serfs étaient chargés de
chaînes, afin qu'ils ne pussent s'échapper. Heureusement, l'intérêt,
à défaut de la charité, vint au secours de l'humanité souffrante.
Comme les serfs et les esclaves, lorsqu'ils étaient maltraités,
prenaient la fuite, et que les seigneurs, dans leurs guerres entre
eux, s'efforçaient de se les enlever réciproquement, les maîtres furent
obligés d'user de quelques ménagemens.

Les serfs et les esclaves sarrazins, non plus que les serfs et les
esclaves juifs et payens, ne pouvaient s'allier avec des femmes
chrétiennes, même réduites à l'état de servage; celles qui avaient la
faiblesse de céder étaient privées de la sépulture ecclésiastique.
Pendant long-tems, il ne fut pas même permis aux serfs de la même
religion de se marier entre eux; seulement les deux sexes, avec la
permission du maître, pouvaient cohabiter ensemble, et les enfans qui
naissaient de cette union étaient, ainsi que les parens, la propriété
du maître.

L'esclavage paraît avoir fini en Europe dès le douzième siècle; mais
il continua dans quelques contrées pour les peuples non chrétiens,
notamment pour les Sarrazins; c'est du moins ce qu'indiquent plusieurs
faits du douzième siècle et des siècles suivans[353].

  [353] On trouvera plusieurs témoignages irrécusables à ce sujet
  dans le t. IV du recueil des _Anciennes Lois maritimes_ de M.
  Pardessus, ch. XXVII. Ce volume s'imprime en ce moment.

Pour le servage, il se maintint beaucoup plus long-tems. Néanmoins
il diminua à mesure que les moeurs se polirent, et que l'esprit
de l'évangile, qui a proclamé tous les hommes frères, reçut son
développement. Les hommes pieux se firent, en certaines occasions,
notamment quand il leur survenait un événement heureux, un devoir de
mettre leurs serfs en liberté. D'un autre côté, l'usage s'établit de
considérer comme libre tout serf qui demandait le baptême. Les serfs
finirent par se fondre dans le reste de la population.

Ordinairement les serfs sarrazins étaient attachés aux fermes
appartenant, soit à des particuliers, soit à des églises et à des
monastères. D'autres fois ils étaient attachés à la personne du maître,
et l'accompagnaient partout où il allait. On a vu qu'une partie des
captifs sarrazins qui, en 1019, furent pris devant Narbonne, furent
cédés à des églises ou distribués à des particuliers. Il avait dû en
être de même des Sarrazins de Provence, qui survécurent au désastre de
leur nation, en 975, et en général de tous les détachemens sarrazins
qui, dans le cours de leurs expéditions en France, avaient été séparés
du corps de l'armée.

Le nombre des serfs et des esclaves sarrazins fut sans doute alimenté,
soit par les guerres des croisades proprement dites, soit par les
guerres des Français contre les Maures d'Espagne et contre les autres
peuples musulmans établis sur les bords de la mer Méditerranée, soit
enfin par le commerce[354]; il est certain que leur existence en
France se prolongea fort long-tems. Arnaud, archevêque de Narbonne en
1149, légua des Sarrazins de ses domaines à l'évêque de Béziers[355].
Vers l'an 1250, Roméo de Villeneuve, ministre des comtes de Provence,
ordonna par son testament de vendre les Sarrazins des deux sexes qui
étaient dans ses terres[356]. Deux cents ans après, il est fait mention
de trois serfs maures achetés par le roi René[357].

  [354] Pour ce dernier point, voy. le recueil de M. Pardessus déjà
  cité.

  [355] _Gallia Christiana_, t. VI, instrum. col. 39.

  [356] Bouche, _Histoire de Provence_, t. II, p. 257.

  [357] Fauris de Saint-Vincens, _Mémoires sur la Provence_, Aix,
  Ponties, 1817, p. 63.

Voici quelques traits qui achèveront de faire connaître le sort réservé
aux Sarrazins qui tombaient au pouvoir des Français, et qui n'étaient
pas rachetés par leurs frères.

Un article du concile de Taragonne en 1239, et un statut de l'évêque de
Béziers en 1368, voulaient que les Sarrazins de l'un et l'autre sexe,
ainsi que les juifs, portassent un habillement particulier, et pour la
couleur et pour la forme[358].

  [358] Martenne, _Amplissima collectio_, t. VII, p. 132, et
  _Thesaurus anecdotorum_, t. IV, p. 657.

Le commerce entre Sarrazins d'un sexe différent, qui avait lieu dans
certaines localités, scandalisant beaucoup de personnes pieuses, un
statut de l'ordre de Cîteaux, en 1195, défendit aux maisons de l'ordre
de réunir dans la même habitation des Sarrazins et des Sarrazines. Il y
avait même des établissemens religieux où il était défendu de recevoir
des serfs sarrazins[359].

  [359] _Thesaurus anecdotorum_, t. IV, p. 1246.

On a vu que les Sarrazins qui se faisaient baptiser devenaient par là
même libres. Comme il arrivait quelquefois que la demande faite par les
serfs de recevoir le baptême, cachait une ruse, et que devenus libres,
ils retournaient à leurs égaremens, les maîtres eurent la faculté de
les éprouver pendant quelque tems[360]. Mais alors on vit des chrétiens
inhumains, pour n'être pas frustrés d'un vil avantage, gêner leurs
serfs dans les efforts qu'ils faisaient pour être admis au sein du
christianisme[361]; on les vit même, après que leurs serfs étaient
baptisés, les retenir malgré les lois sous le joug et user des plus
cruelles violences. Il existe une lettre foudroyante du pape Clément
IV, adressée, en 1266, à Thibaud, roi de Navarre, dans laquelle le
souverain pontife s'élève contre un abbé du monastère de Saint-Benoist
de Mirande, lequel avait fait mettre à la torture un riche Sarrazin
converti, sous prétexte que sa conversion n'était pas sincère, et
qui s'était emparé des biens de cet infortuné, au détriment de ses
enfans[362].

  [360] _Ibid._, t. IV, p. 290.

  [361] _Ibid._, t. IV, p. 1246 et 1250.

  [362] _Thesaurus anecdotorum_, t. II, p. 360.

On voit qu'outre les serfs sarrazins, il y avait en France des
Sarrazins propriétaires. La plupart, à l'exemple des juifs,
s'occupaient de finances et prêtaient à intérêt; plus d'une fois,
lorsque la fureur populaire éclata contre les juifs usuriers, les
Sarrazins furent enveloppés dans leurs désastres[363].

  [363] _Ibid._, t. IV, p. 904.

Ces Sarrazins, non plus que les serfs de la même nation, ne pouvaient
épouser des femmes chrétiennes, ni les donner comme nourrices à leurs
enfans. Eux et toute chrétienne qui aurait cohabité avec eux, étaient
privés de la sépulture ecclésiastique. Ils payaient la dîme de leurs
biens comme les chrétiens; de plus, ils étaient obligés d'observer
les fêtes chrétiennes, et ne pouvaient ces jours-là se livrer à aucun
ouvrage servile[364]. Il ne reste plus maintenant de trace de cette
classe infortunée.

  [364] _Amplissima collectio_, t. VII, p. 132; _Thesaurus
  anecdotorum_, t. IV, p. 657 et 736.


Sans doute il y eut en France beaucoup de musulmans qui embrassèrent
le christianisme. C'était une suite naturelle de l'état de choses
qui existait alors. Mais il y eut malheureusement beaucoup plus de
Français qui se firent musulmans. Les premières invasions des Sarrazins
en France, et l'abominable commerce d'enfans chrétiens des deux sexes
qui se faisait dans toute l'Europe, durent conduire chez les musulmans
un nombre incalculable d'individus. D'ailleurs, il ne faut pas se le
dissimuler, l'extrême facilité avec laquelle les musulmans ont de tout
tems accueilli les chrétiens qui se présentaient, jointe aux avantages
que les renégats et les aventuriers ont toujours rencontrés chez eux,
multiplia nécessairement les apostasies.


Passons maintenant à la manière dont les Sarrazins, en s'établissant
en France, traitèrent les peuples vaincus, et à la politique qui
les dirigea dans l'administration civile et religieuse et dans les
impôts. On sent bien qu'il ne s'agit pas ici des courses à main armée
que firent les Sarrazins, et qui furent accompagnées de violences
et d'excès de tout genre. Nous excluons non seulement les premières
invasions des Sarrazins dans le midi de la France, mais encore le long
séjour que ces barbares firent plus tard en Provence, en Dauphiné,
en Piémont, en Savoie et dans la Suisse. En effet, comme on l'a vu,
ce séjour, si on excepte quelques positions fortifiées, fut toujours
précaire. Dans aucune de ces contrées, les Sarrazins n'occupèrent le
pays tout entier. Tandis que certaines bandes étaient maîtresses des
passages des montagnes et des rivières, et se bornaient à rançonner
les voyageurs, les hommes paisibles cultivaient les vallées fertiles,
et consentaient même quelquefois à payer un tribut au prince du pays.
Quant à la partie de la Provence qui était située aux environs de
leur château-fort du Fraxinet, les Sarrazins ne conçurent pas d'autre
politique que d'y tout détruire et de s'entourer de ruines. On ne peut
mieux comparer les bandes sarrazines, à cette époque, qu'aux troupes
de brigands qui, dans les dernières années, ont désolé une partie des
états du pape et du roi de Naples.

Les observations que nous avons à faire s'appliquent uniquement à
la forme de gouvernement que les Sarrazins établirent en Languedoc,
lorsqu'ils se trouvèrent maîtres paisibles de cette province, entre les
années 724 et 758, sous le règne de Charles-Martel et de Pepin-le-Bref.
Les renseignemens nous manquent pour ces tems reculés; mais on a vu
qu'à la suite des guerres intestines qui ne tardèrent pas à s'élever
parmi les vainqueurs, c'est-à-dire à partir de l'année 737, les
chrétiens goths du Languedoc avaient repris une partie de leur ancien
crédit, et qu'ils avaient leurs comtes particuliers, leurs viguiers et
leurs lois nationales[365]. D'un autre côté, Isidore de Beja, écrivain
contemporain, nous apprend, sous la date de 734, que le gouverneur de
l'Espagne, Ocba, avait coutume d'appliquer à chacun des peuples qui
étaient soumis à son autorité leur législation particulière. Enfin, il
nous reste une ordonnance rendue à la même époque par un gouverneur
sarrazin de Coïmbre, et qui montre que les chrétiens du Portugal
étaient assujétis à une administration analogue. Voici ce que porte
cette ordonnance:

«Les chrétiens de Coïmbre auront leur comte particulier, qui les
régira d'une bonne manière, et comme les chrétiens ont coutume d'être
régis. Ce sera au comte de régler leurs différends; seulement il ne
pourra condamner personne à mort sans l'ordre du magistrat musulman.
Il sera obligé de conduire le prévenu devant le magistrat; on donnera
lecture du texte de la loi chrétienne, et si le magistrat y consent,
on mettra le prévenu à mort. Les petites villes auront aussi leur juge
particulier, qui les gouvernera équitablement, et tâchera de prévenir
les altercations. Si un chrétien offense un musulman, le magistrat lui
appliquera la loi musulmane; si un chrétien porte atteinte à l'honneur
d'une musulmane non mariée, il embrassera l'islamisme, et épousera la
musulmane; sinon il sera mis à mort. Si la musulmane était mariée, son
séducteur sera tué sans rémission[366].»

  [365] Seulement le comte était privé de toute juridiction
  militaire. Ce qui eut lieu alors en Languedoc, et dans les pays
  chrétiens subjugués par les musulmans, n'était que la répétition
  de ce qui avait été mis en pratique lors de la chute de l'empire
  romain. Quand les Goths, les Vandales et les Francs envahirent les
  provinces romaines, les peuples conquis conservèrent leurs comtes
  et leurs viguiers; et quand les Goths et les Vandales furent soumis
  par d'autres barbares, ils réclamèrent les mêmes priviléges. Voy.
  M. de Sismondi, _Histoire de la chute de l'empire romain_, Paris,
  1835, t. I.

  [366] L'ordonnance de Coïmbre était conservée jadis dans l'abbaye
  de Lorban, et a été publiée d'abord dans la _Monarchia Lusytana_,
  Lisbonne, 1609, in-4º, part. II, p. 283, 287, etc. Comme
  cette ordonnance est de plus fort intéressante sous le rapport
  philologique, M. Raynouard l'a reproduite dans son choix de
  _Poésies originales des Troubadours_, Paris, 1816, t. I, p. 11, en
  l'accompagnant d'observations très-curieuses.

Ces divers témoignages nous montrent quel fut le système
d'administration adopté par les Sarrazins pour le Languedoc; et ce
système était à peu près le même partout.


Si de l'administration politique nous passons à l'administration
religieuse, nous manquons également de renseignemens positifs; mais,
à l'aide d'inductions tirées de ce que les mahométans pratiquèrent
ailleurs, on pourra se faire une opinion raisonnée.

La masse de la population à Narbonne et dans les villes voisines resta
chrétienne; et cette masse était nombreuse, puisqu'elle suffit plus
tard pour exterminer la garnison musulmane. Les Sarrazins avaient donc
respecté la religion du pays, et ils avaient laissé aux habitans des
chapelles et des églises pour exercer leur culte; il était de plus
resté des ecclésiastiques pour desservir ces églises.

Mais là, ce nous semble, se bornèrent les concessions; et ce serait
une erreur de croire que les Sarrazins agirent avec Narbonne et les
autres villes frontières, comme ils le faisaient à l'égard de Cordoue
et des autres contrées situées au centre de l'empire. A Cordoue, les
Sarrazins s'étaient bornés à s'emparer des églises principales, et à
dépouiller les autres de leurs biens; ces dernières étaient restées au
pouvoir des chrétiens, et ceux-ci avaient conservé leurs évêques, ou du
moins des préposés ecclésiastiques d'un ordre supérieur. Ils avaient
même conservé des monastères de l'un et de l'autre sexe; en un mot,
les Sarrazins leur avaient laissé l'usage des cloches, faveur qu'ils
n'avaient accordée aux chrétiens ni en Afrique ni en Asie[367].

  [367] Voy. l'_Indiculus luminosus_, ouvrage écrit vers l'an 852,
  dans l'_Espana sagrada_, t. XI, p. 229. Les chrétiens du mont Liban
  sont maintenant les seuls qui jouissent de la même faveur.

Rien de semblable ne se voit ni à Narbonne, ni dans les villes
voisines. On n'y aperçoit ni évêques, ni couvens. Il est vrai que le
désordre qui se manifeste à cette époque dans la plupart des églises
du midi de la France n'était pas seulement l'ouvrage des Sarrazins; il
existait depuis plus de cinquante ans, ainsi que le reconnaît saint
Boniface, archevêque de Mayence, dans une lettre qu'il écrivit en
742, au pape Zacharie[368]; et c'était une suite des bouleversemens
occasionés par les guerres entre les enfans de Clovis. Mais ce
désordre ne s'était pas jusque-là fait remarquer dans les provinces
septentrionales de l'Espagne, et il se manifeste avec l'arrivée même
des Sarrazins; il y a plus, il ne finit qu'à mesure que les Sarrazins
évacuent le pays[369].

  [368] Voy. le recueil des _Historiens de France_, t. IV, p. 94.

  [369] A Jaca, en Aragon, à l'arrivée des Sarrazins, vers l'an 712,
  l'évêque se retira sur les sommets des Pyrénées; et la ville ne
  recouvra son évêque que plus de trois cents ans après, en 1096,
  quand les Sarrazins évacuèrent le pays. Voy. le _Teatro historico
  de las iglesias del reyno de Aragon_, Pampelune, 1792, in-4º, t. V,
  p. 102; voy. encore p. 130, 233 et 376.

On lit, dans une vie anonyme de Louis-le-Débonnaire[370], qu'en
802, lorsque les Français enlevèrent Barcelone aux Sarrazins, Louis,
avant de prendre possession de la ville, se rendit dans l'église de
Sainte-Croix, pour y remercier Dieu d'une conquête si importante.
Comme l'église de Sainte-Croix sert encore aujourd'hui de cathédrale,
le savant de Marca avait induit de ce passage que les chrétiens
de Barcelone, sous la domination musulmane, avaient conservé leur
principale église, et par conséquent leur évêque et leur haut clergé.
Mais, dans le passage correspondant du poème d'Ermoldus Nigellus,
déjà cité, et qui n'a été publié que long-tems après de Marca, il
est dit que Louis, avant de se rendre à l'église, la fit purifier;
par conséquent, dans l'intervalle, l'église de Sainte-Croix avait été
convertie en mosquée. En effet, pour nous servir de l'expression du
poète, la cathédrale de la capitale de la Catalogne avait été vouée au
culte du démon[371].

  [370] Recueil des _Historiens de France_, par dom Bouquet, t. VI,
  p. 92.

  [371] Voici le 533e vers du poème d'Ermoldus Nigellus:

        Mundavitque locos, ubi dæmonis alma colebant.

  Recueil de dom Bouquet, t. VI, p. 23.

Nous pensons que les musulmans mirent leur politique à écarter des
villes frontières les évêques et le haut clergé, et à restreindre, le
plus qu'ils purent, les relations des chrétiens de leurs domaines avec
ceux des autres contrées. Ce qui le prouve, c'est l'importance que
Charlemagne, à mesure que son pouvoir s'étendit, mit à favoriser ces
relations, et à s'en charger lui-même.

On peut, du reste, à certaines restrictions près, juger des rapports
religieux qui durent se former entre les chrétiens de France et les
Sarrazins, par ce qui eut lieu en Espagne.

Le nombre des églises laissées aux chrétiens avait été déterminé au
moment de la conquête, et il leur était défendu d'en construire de
nouvelles. Mahomet a dit: «Ne laissez pas élever, par les infidèles,
des synagogues, des églises et des temples nouveaux; mais qu'il leur
soit libre de réparer les anciens édifices, et même de les rebâtir,
pourvu que ce soit sur l'ancien sol[372].»

  [372] Quelques docteurs exigent même qu'en rebâtissant l'église,
  on emploie la même terre, les mêmes pierres, en un mot les mêmes
  matériaux. Voy. Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_,
  t. V, p. 109 et 112.

Les chrétiens ne pouvaient faire de procession en public, et les
offices sacrés devaient se célébrer les portes fermées. Si un chrétien
voulait se faire musulman, il était défendu aux autres chrétiens d'y
mettre obstacle[373].

  [373] L'ordonnance relative aux chrétiens de Coïmbre nous apprend
  de plus qu'en Portugal, chaque église payait au fisc vingt-cinq
  pièces d'argent, les monastères cinquante, et les cathédrales cent.

Nous avons dit que les chrétiens de Cordoue et des autres villes de
l'Andalousie étaient en général traités avec douceur, et que, de leur
côté, les chrétiens avaient pour les musulmans certaines déférences:
par exemple, ils circoncisaient leurs enfans, et s'abstenaient de chair
de porc[374]. Néanmoins, à s'en tenir au témoignage d'un chrétien de
Cordoue, qui, à la vérité, écrivait au moment de la persécution de
l'année 850, il existait une haine profonde entre les musulmans et
les chrétiens, surtout en ce qui concernait les pratiques extérieures
du christianisme. Cet auteur s'exprime ainsi: «Aucun de nous n'ose
manifester ouvertement ses croyances; quand quelque devoir sacré
oblige les ecclésiastiques à paraître en public, sitôt que les
mahométans voient en eux les marques de leur ordre, ils éclatent en
propos outrageans; et, non contens de leur adresser des injures et des
railleries, ils les poursuivent à coups de pierres. S'ils entendent le
bruit de la cloche, ils se répandent en malédictions contre la religion
chrétienne[375].» Plusieurs d'entre les musulmans auraient cru être
souillés, si un chrétien les eût approchés.

  [374] Voy. ci-devant, p. 190.

  [375] Alvare, _Indiculus luminosus_, dans le recueil déjà cité.

De leur côté, les chrétiens, de l'aveu de saint Euloge, qui fut
lui-même victime de la persécution de 850[376], quand ils entendaient
les crieurs musulmans appeler du haut des mosquées les fidèles à la
prière, croyaient entendre la voix de l'antechrist, et se hâtaient de
faire le signe de la croix.

  [376] _Apologie pour les martyrs_, dans le recueil intitulé
  _Hispania illustrata_, par André Schott, Francfort, 1608, t. IV, p.
  313.


A l'égard des impôts établis par les Sarrazins, on a vu que le
gouverneur d'Espagne, Alsamah, fut le premier qui, en 720, mit
de l'ordre dans les finances, et qu'il étendit successivement les
mêmes mesures à l'Espagne et au Languedoc. Jusque-là, la plus grande
confusion s'était fait remarquer dans l'assiette des impôts et la solde
des troupes[377].

  [377] Voy. ci-devant, p. 16.

Alsamah commença par distribuer aux guerriers et aux familles
musulmanes pauvres une partie des terres enlevées aux chrétiens, terres
dont quelques hommes puissans s'étaient arrogés les revenus. Le reste
fut laissé au fisc, et les revenus en furent déposés dans le trésor
public.

Les biens distribués aux vainqueurs furent taxés au dixième du
produit; ceux qui furent laissés aux chrétiens payèrent le cinquième,
c'est-à-dire le double[378]. Dans les commencemens, pour attirer les
chrétiens, il fut décidé que ceux qui se soumettraient volontairement
seraient traités comme les musulmans eux-mêmes; mais cette faveur ne
fut pas maintenue.

  [378] L'ordonnance relative aux chrétiens de Coïmbre porte aussi
  qu'en Portugal les chrétiens payaient le double des musulmans.

Indépendamment de ce tribut de vingt pour cent, qui devait être
fort lourd, si on en juge par la nature de certains terrains, les
chrétiens avaient à acquitter une espèce de capitation ou d'imposition
personnelle, qui variait suivant la fortune des individus. Cette
imposition n'atteignait que les chrétiens mâles parvenus à l'âge
adulte, qui pouvaient vivre soit du revenu de leurs biens, soit
du travail de leurs mains; elle portait le nom de _djizyé_,
ou compensation, et était regardée par les musulmans comme un
dédommagement de la faveur qu'ils avaient faite aux chrétiens, en
leur laissant la vie et l'exercice de leur religion. Tout chrétien
qui embrassait l'islamisme était par cela même affranchi de cette
charge[379].

  [379] Pour les détails qu'on vient de lire, comparez Ibn-Alcouthya,
  man. arab. de la Bibliothèque royale, no 706, fol. 59; et Conde,
  _Historia_, t. I, premières conquêtes des Sarrazins en Espagne.
  Au reste le récit des écrivains arabes, au sujet des impôts, est
  très-incomplet.

Enfin, les chrétiens payaient un droit pour les marchandises et les
biens meubles. Ce droit, qui était pour les musulmans de deux et demi
pour cent, a varié pour les chrétiens suivant les tems et les lieux.
Il était, à cette époque, pour ces derniers, de cinq pour cent. Ce
droit était appelé ordinairement _zekat_, c'est-à-dire purification,
et était censé rendre licite l'usage des biens eux-mêmes. En effet, les
musulmans, témoins chaque jour des excès du despotisme, sont persuadés
que le bien mal acquis ne porte pas bonheur; et ils croient se mettre
en garde contre les chances auxquelles nous sommes continuellement
sujets, en sacrifiant une partie de leurs richesses. Le _zekat_ payé
par les musulmans est regardé comme un sacrifice volontaire, et doit
être abandonné aux pauvres. Quant à celui qui était acquitté par les
chrétiens, il était employé en partie à secourir les pauvres et à
racheter les captifs[380].

  [380] Comparez Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_,
  t. II, p. 403, et t. V, p. 15, ainsi que Conde, _Historia_, t. I,
  p. 270 et 611.


On sera peut-être curieux de savoir de quelle manière les auteurs
arabes désignent les peuples chrétiens avec lesquels leur nation a été
si long-tems en rapport, soit de guerre, soit d'amitié. Les chrétiens
soumis à la domination musulmane sont appelés _moahid_[381], ou
confédérés, et _ahl-aldzimmet_[382], ou protégés. En effet, du moment
que les chrétiens obtenaient la vie et l'exercice de leur religion, et
qu'ils se soumettaient à payer tribut, il y avait obligation réciproque
entre les deux parties, et promesse de la part des vainqueurs de
protéger les vaincus. Les Arabes donnent encore aux chrétiens,
surtout à ceux qui ne reconnaissaient pas leur autorité, les titres
de _eledj_[383], ou professant une autre religion; _adjemy_[384], ou
appartenant à une autre race. Ils les nomment aussi _moschrik_[385], ou
polythéistes; en effet, les musulmans sont persuadés que les chrétiens,
en admettant un Dieu en trois personnes, admettent trois Dieux
différens[386].

  [381] 

  [382] 

  [383] 

  [384] 

  [385] 

  [386] Voy. nos _Monumens arabes du cabinet de M. le duc de
  Blacas_, t. II, p. 8. Nous n'avons pas une seule fois rencontré
  dans les chroniques arabes le terme _mosarabe_ appliqué aux
  chrétiens d'Espagne qui vivaient sous la domination maure, bien
  que quelques auteurs chrétiens aient cherché l'origine de cette
  dénomination dans la langue arabe. A l'égard du mot par lequel
  les Espagnols désignaient les musulmans qui, à mesure que la
  cause de l'Évangile fit des progrès, consentirent à vivre sous la
  domination chrétienne, mot qui s'écrit _mudejare_, on trouve dans
  les écrivains ottomans un terme qui en paraît être l'équivalent;
  c'est celui de . Ce mot n'est pas expliqué dans les
  dictionnaires turcs ni arabes. Au sujet des mudejares, voy. Marmol,
  édit. de 1573, t. I, p. 154.


Les vainqueurs et les vaincus parlant un langage différent, quel moyen
avaient-ils de communiquer ensemble? Les Arabes n'ont jamais eu de
goût pour les langues étrangères. De leur côté, les chrétiens, dans ces
tems d'ignorance et de barbarie, ne pouvaient guère songer à apprendre
la langue arabe. L'histoire ne cite, à cet égard, qu'un abbé du
monastère de Saint-Gall, appelé Hartmote, lequel en 880 joignit l'étude
de l'arabe à celle du grec et de l'hébreu[387]. Ce ne fut que plus
tard, au tems des croisades, que les lumières ayant fait des progrès,
nos pères commencèrent à s'occuper de la langue et des croyances
d'un peuple, qui avait si long-tems été maître d'une partie de leur
territoire. Pour cette étude, on se rendait de préférence en Espagne,
où le latin et l'arabe étaient également cultivés, et où l'on était sûr
de trouver tous les secours nécessaires. Ce fut à Tolède, qu'en 1142,
Pierre le vénérable, abbé de Cluny, fit faire la première traduction
latine de l'Alcoran que l'on connaisse; c'est là qu'il entreprit une
réfutation de la religion musulmane, qui fut le signal de beaucoup
d'autres ouvrages du même genre[388].

  [387] _Histoire littéraire de la France_, t. V, p. 611.

  [388] Voy. le _Roman de Mahomet et le livre de la loi au Sarrazin_,
  publiés par MM. Reinaud et Francisque Michel, Paris, Sylvestre,
  1831, préface.

Mais on ne saurait douter que, dès le principe, il n'y eût en France un
grand nombre de personnes qui parlaient l'arabe. Nous avons dit que les
premiers conquérans, à mesure qu'un pays était subjugué, choisissaient
un certain nombre d'otages parmi les familles les plus notables, et
les envoyaient au centre de l'empire[389]. Une partie de ces otages
revirent nécessairement leur patrie. Il en fut de même des captifs et
des esclaves chrétiens qui avaient recouvré leur liberté; enfin, il y
avait les serfs sarrazins disséminés sur tout notre territoire.

  [389] Voy. ci-devant, p. 10.

Nous ferons encore mention des pélerins et des marchands qui, même à
l'époque des invasions les plus sanglantes, se rendaient en Égypte, en
Syrie et dans les autres pays musulmans. On peut citer l'Anglais saint
Guillebaud, qui, vers l'an 730, se mit en route à travers la France
et l'Italie, et qui se trouvait en Syrie vers l'an 734. Ces pélerins
et ces marchands auraient pu nous fournir les renseignemens les plus
curieux sur la politique et les ressources des princes mahométans,
à cette époque, et sur les dispositions de leurs peuples; en effet,
combien il eût été important de savoir ce qui se disait à Damas, de la
marche des armées musulmanes en occident, des effets que l'on attendait
de conquêtes si merveilleuses. Malheureusement, les pélerins et les
marchands ne nous ont rien transmis. Saint Guillebaud, à son arrivée
en Syrie, avait d'abord été arrêté comme espion; il fit voir que son
unique objet était la visite des lieux sanctifiés par les mystères
de notre religion, et on le mit en liberté. Il parcourut donc la
Palestine, la Phoenicie et la Syrie. A Damas, il parla au khalife; mais
nulle part, dans la relation qui nous reste de ses voyages, et qui a
été écrite par une de ses cousines, il n'est dit un mot des choses que
nous aurions tant d'intérêt à savoir.

A cette époque, la disposition des esprits devait empêcher les
personnes pieuses d'apporter une attention convenable à ces malheureux
événemens. On était persuadé que ces horribles invasions étaient un
effet du courroux céleste, excité par les péchés des hommes. Or, la
piété dirigée d'une certaine manière tient en quelque chose à l'esprit
de fatalisme. Les personnes préoccupées de cette idée négligeaient les
moyens humains, et se résignaient à un sort qu'elles auraient peut-être
évité sans cela[390]. Quelle différence entre cet abattement et
l'entraînement qui plus tard amena le mouvement des croisades!

  [390] Voy. ci-devant, p. 61 et 62.

On a vu que les Sarrazins, dans leurs courses dévastatrices,
s'emparaient des femmes et des enfans des deux sexes. Les garçons
devenaient soldats; pour les femmes et les filles, elles servaient à
perpétuer la race des envahisseurs. Cette manière d'entretenir leurs
forces, indépendamment des secours qu'ils recevaient continuellement
d'Espagne et d'Afrique, entrait d'avance dans leurs calculs. On en
peut juger par ce qui eut lieu lors de leur établissement dans l'île
de Crète. Nous avons dit, qu'à la suite d'une rébellion des faubourgs
de Cordoue, quinze mille habitans furent obligés de s'expatrier,
et qu'après avoir fait une descente sur les côtes d'Égypte, ils se
dirigèrent, avec d'autres aventuriers, vers l'île de Crète. Le chef de
l'expédition, charmé de la beauté du climat et de la fertilité du sol,
résolut d'y former une colonie, et mit le feu à sa flotte. A la vue
des flammes, ses compagnons étonnés demandèrent comment ils pourraient
désormais communiquer avec leurs femmes et leurs enfans. Là-dessus, le
chef leur dit: «Je vous donne une nouvelle patrie; elle vous fournira
des femmes; c'est à vous à vous procurer des enfans[391].

  [391] Voy. ci-devant, p. 128, les ouvrages cités.

Les Sarrazins, à leur première entrée en France, ne pensaient à rien
moins qu'à subjuguer cette belle contrée, et à la soumettre, ainsi
que le reste de l'Europe, aux lois de l'Alcoran. Mais plus tard, leurs
bandes eurent uniquement pour mobiles l'amour du pillage, la soif de
la vengeance et le goût des aventures. L'établissement des Sarrazins
en Provence, à la fin du neuvième siècle, et leurs incursions dans
les montagnes des Alpes, furent un événement purement fortuit. Au
témoignage de l'historien Liutprand, on peut joindre la manière dont
les mahométans subjuguèrent l'île de Sicile. Deux années s'étaient
écoulées depuis la mort de Charlemagne (en 816), et le nom de ce
grand prince était encore un objet de terreur pour les barbares. Le
gouverneur grec de l'île de Sicile, s'étant révolté contre l'empereur
de Constantinople, envoya demander du secours au prince africain de
Cayroan. Le prince consulta les notables du pays; tous furent d'avis
qu'on envoyât du secours au gouverneur; mais ils voulaient qu'on ne
fît aucun établissement dans l'île, et qu'on se bornât à enlever les
richesses faciles à emporter. Tous étaient persuadés que l'île, étant
si rapprochée du continent italien, serait secourue, soit par les
Grecs, soit par les Français, et que jamais un peuple qui parlait une
langue et professait des croyances différentes ne parviendrait à s'y
fixer d'une manière solide. «Quelle est, demanda quelqu'un, la distance
qui sépare l'île du continent?» On lui dit qu'une même personne pouvait
aller deux ou trois fois en un jour, de l'île sur le continent et du
continent dans l'île. «Et quelle est, reprit le premier, la distance de
la Sicile à l'Afrique?» On lui dit qu'il y avait pour un jour et une
nuit de navigation. «En ce cas, répliqua l'autre, fussé-je un oiseau,
je ne me hasarderais pas à prendre ma demeure dans cette île[392].» En
effet, ce ne fut qu'après coup, que les Sarrazins d'Afrique songèrent
à occuper la Sicile; et ce qui les y décida, ce ne fut pas seulement
la richesse du pays, ce fut encore l'anarchie qui désolait l'île. On
en peut dire autant de leur établissement dans l'Italie méridionale. Ce
furent les princes du pays, divisés entre eux, qui les y appelèrent et
les y maintinrent.

  [392] Voy. l'historien arabe Novayry, dans le recueil de Rosario
  Gregorio, relatif à la Sicile, et intitulé _Rerum arabicarum_,
  etc., Palerme, 1790, in-fol., p. 3.


Telles sont les considérations qui nous ont paru propres à jeter du
jour sur le caractère général des invasions des Sarrazins en France,
et sur les circonstances qui les accompagnèrent; elles se plaçaient
d'autant plus convenablement ici, qu'elles serviront à éclaircir
les questions qui nous restent à examiner. Et d'abord, quel vestige
trouve-t-on du séjour des Sarrazins dans le royaume et dans les
contrées voisines?

Nous croyons que les premières invasions des Sarrazins, si on fait
abstraction des dévastations qui en furent la suite immédiate, ne
laissèrent qu'une trace assez légère. Ce n'est pas que l'esprit
religieux eût aveuglé les habitans du midi de la France, au point de
leur fermer les yeux sur les exploits et les travaux de guerriers qui,
à l'exemple des Romains, se croyaient destinés à la conquête du monde.
L'espèce d'éloignement des hommes du midi de la France pour les hommes
du nord d'une part, et de l'autre le désordre qui existait dans toutes
les classes de la société, avaient éteint presque tout patriotisme.

Le peu de traces que les Sarrazins laissèrent d'abord de leur séjour
nous semble tenir à une autre cause. C'est que sortant à peine de leur
désert, ils étaient encore étrangers à toute idée de civilisation,
et qu'ils ne purent par eux-mêmes rien édifier de grand. En effet,
à Narbonne, où ils se maintinrent pendant quarante ans, et qui était
devenue leur boulevart en France, il ne reste pas le moindre vestige de
monument élevé par eux. Apparemment ils se bornèrent à augmenter les
fortifications de la ville, et à en faire une place imprenable. Dans
une cité où l'on rencontre à chaque pas des débris de la domination
romaine, il n'existe plus aucun pan de muraille, aucune inscription
qu'on puisse rattacher d'une manière certaine aux Sarrazins, et il ne
paraît pas qu'aucun écrivain en ait jamais mentionné.

On a parlé d'un édifice qui sert aujourd'hui d'église au village de
Planès, dans la Cerdagne française, aux environs de Mont-Louis; et on
a dit que cet édifice avait été élevé par les Sarrazins, à l'époque
où, antérieurement à Charlemagne, les mahométans étaient maîtres de
cette partie des Pyrénées; on a ajouté qu'il leur servait de mosquée;
mais cet édifice, encore parfaitement conservé, n'a rien qui ressemble
à une mosquée: c'est un triangle équilatéral, ayant à chacune de ses
faces un cercle dont la circonférence va passer par le centre d'un
quatrième cercle qui forme la coupole supérieure. Ce ne peut pas
non plus être, comme on l'a dit[393], le mausolée de Munuza, chef
sarrazin, qui, ainsi qu'on l'a vu, fut pendant quelque tems à la tête
du gouvernement des Pyrénées[394]. L'édifice n'a nullement la forme
d'un tombeau. D'ailleurs, qui aurait élevé ce tombeau? ce ne seraient
pas les chrétiens, qui avaient à reprocher à Munuza d'avoir fait brûler
vif un de leurs évêques; ce ne seraient pas non plus les musulmans, qui
regardaient Munuza comme un traître, et qui machinèrent sa mort. Cet
édifice est d'une construction postérieure à l'occupation du pays par
les Sarrazins. L'absence de tout ornement d'architecture ne permet pas
d'en fixer la date précise; mais tout porte à croire qu'il fut élevé
par les chrétiens, postérieurement au dixième siècle[395].

  [393] _Mémoires de la Société des antiquaires_, t. X, p. 213.

  [394] Voy. ci-devant, p. 36 et suiv.

La seule chose qui nous reste des premières invasions des Sarrazins,
ce sont des médailles arabes, ayant primitivement servi de
monnaies. On trouve assez souvent de ces monnaies en Languedoc et
en Provence; malheureusement elles ne portent ni nom de souverain
ni nom de gouverneur de province, et ne sont d'aucun secours pour
l'histoire[395].

  [395] C'est l'opinion M. le baron Taylor, qui a examiné le
  monument, et dont le jugement est d'un grand poids dans ces
  matières.


Lorsqu'à la fin du neuvième siècle, les Sarrazins s'établirent en
Provence et se répandirent de là en Dauphiné, en Savoie et en Suisse,
ils avaient fait dans l'intervalle de grands progrès dans les sciences
et les arts, et ils en faisaient chaque jour de nouveaux. On ne
peut nier que les mahométans de l'Espagne, de la Sicile et même de
l'Afrique, ne fussent alors plus avancés que les chrétiens de France
et des contrées voisines, en proie à l'anarchie et à tous les malheurs
qui en sont la suite. Il serait inutile de tracer ici le tableau des
merveilles que la civilisation enfanta chez les Maures d'Espagne.
Qui n'a entendu parler de la magnifique mosquée de Cordoue, servant
aujourd'hui de cathédrale, et qui fut élevée dans la dernière moitié
du huitième siècle? Qui ne connaît les ponts, les canaux d'irrigation
et les monumens de tout genre, qui furent érigés en Espagne, à partir
de cette époque? Ce n'était pas seulement dans les arts proprement
dits que se montrait la supériorité des Sarrazins; elle se manifestait
aussi dans les sciences, sans lesquelles il ne peut y avoir de
véritable civilisation. Les Sarrazins possédaient dans la langue arabe
des traductions des ouvrages d'Aristote, d'Hippocrate, de Galien, de
Dioscoride, de Ptolemée; ils avaient même ajouté aux découvertes des
savans de l'antiquité.

Leur supériorité était avouée par les chrétiens eux-mêmes. L'histoire
a conservé le souvenir de Sanche, prince de Léon, qui, vers l'an 960,
étant attaqué d'une maladie incurable, demanda un sauf-conduit au
khalife Abd-alrahman III, et se rendit à Cordoue, pour y consulter les
médecins arabes. L'histoire ajoute que Sanche trouva dans le savoir
de ces médecins tous les secours qu'il en attendait, et que le reste
de sa vie, il se montra reconnaissant du généreux accueil qu'il avait
reçu[396]. Vers la même époque, un moine auvergnat, Gerbert, devenu
plus tard pape sous le nom de Sylvestre II, allait en Espagne pour
s'y former à l'étude des sciences physiques et mathématiques; et ses
progrès furent tels, qu'à son retour, le vulgaire le prit pour un
sorcier.

  [396] Voy. un autre fait d'un genre analogue dans Maccary,
  manuscrits arabes, no 704, fol. 96.

Mais un très-petit nombre de personnes, en France, pouvait puiser
à cette source d'instruction, et la masse du peuple croupissait
dans l'ignorance. De quel secours pouvaient être pour nos pères les
bandes sarrazines qui, le fer et la flamme à la main, dévastaient
nos plus belles provinces? On l'a déjà vu: ces bandes se composaient
d'aventuriers, venus de tous les pays, et ces hommes avaient pour
unique objet de s'enrichir de butin. La véritable influence exercée par
la civilisation arabe ne commença que plus tard, c'est-à-dire à partir
seulement du douzième siècle, à la suite des guerres des croisades,
lorsque la religion chrétienne et la religion musulmane, l'Orient et
l'Occident, étant pour ainsi dire en présence, les peuples de France,
d'Angleterre, d'Allemagne, sortirent enfin de leur léthargie, et
manifestèrent le désir de prendre part aux avantages de la civilisation
sarrazine. La connaissance du grec étant alors perdue en Occident,
et les traités grecs se trouvant traduits en arabe, des chrétiens
de France et des contrées voisines se rendirent en Espagne, pour
transporter en latin les versions arabes. C'est d'après ces traductions
que, jusqu'au quinzième siècle, on étudia dans nos universités la
plupart des écrits légués par l'antiquité grecque.


Disons cependant quelques mots de certains souvenirs qui se rattachent
plus ou moins directement à la seconde occupation de notre territoire
par les Sarrazins. Ces souvenirs, quelque frappans qu'ils aient pu
être d'abord, doivent l'être moins, aujourd'hui que les monumens qui
devaient les perpétuer ont nécessairement été altérés par le tems.

Il est à regretter que le château élevé par les Sarrazins, au fond du
golfe de Saint-Tropès, ait été détruit. Les travaux exécutés dans le
roc, et dont il reste encore des vestiges, donnent une haute idée de
la patience des hommes qui l'occupaient. Mais nulle part on n'aperçoit
d'inscription; nulle part on ne distingue de ces signes écrits que les
Grecs et les Romains n'oubliaient pas en pareil cas, et que les Arabes
eux-mêmes surent employer en Espagne et ailleurs.

On a cité quelques châteaux forts, construits sur les lieux élevés,
et on les a attribués aux envahisseurs; on a également rapporté à
ces derniers les nombreuses tours qui, dans une grande partie de la
France et de l'Italie, particulièrement sur les côtes, couronnent
les montagnes et les collines; on a dit que de ces hauteurs les
bandes sarrazines, soit à l'aide de feux allumés pendant la nuit,
soit de toute autre manière, se faisaient part des nouvelles qui les
intéressaient, et concertaient leurs mouvemens[397]. En effet, les
auteurs arabes font mention des _rebaths_, ou lieux d'observation,
élevés dans le Languedoc par Ocba, vers l'an 734[398]. Ainsi, l'opinion
qui a été émise au sujet de ces tours n'est pas sans quelque fondement;
mais en général, ne serait-il pas plus naturel d'attribuer les tours
bâties près des côtes aux chrétiens, qui étaient sans cesse menacés par
les descentes des pirates, et qui n'ayant pas de moyen de se défendre,
étaient par là instruits de leur approche et avaient le tems de
pourvoir à leur sûreté.

  [397] Voy. la _Promenade pittoresque dans le département du Var_,
  par M. Alphonse Denys. Voy. également ci-devant, p. 56.

  [398] Isidore de Beja fait un récit analogue au sujet du
  prédécesseur d'Ocba, Alsamah. Voy. à la p. 16.

Nous ne nous arrêterons pas à divers objets conservés jadis
précieusement en France, et dont on faisait remonter l'origine aux
Sarrazins. Ces objets consistaient en étoffes de soie, en coffrets
d'ivoire ou d'argent, en calices de cristal, en armes, etc. Une partie
de ces objets existe encore dans les trésors des églises ou dans les
cabinets des curieux. Le prix qu'on y mettait montre la haute idée
qu'on avait de l'habileté des artistes sarrazins; mais il ne prouve
pas que pour le moment nos pères cherchassent à les imiter[399].
D'ailleurs, la plupart de ces objets sont postérieurs au huitième
siècle[400].

  [399] Nos pères faisaient alors usage de certaines étoffes appelées
  du nom de _sarrazines_, à cause du pays d'où elles venaient. Voy.
  Ducange, _Glossaire de la basse latinité_, aux mots _saracenicum_
  et _saracenum_.

  [400] Telles sont deux timbales que l'on conservait jadis à
  Narbonne, et avec lesquelles on frappait le jour de la Fête-Dieu.
  Une histoire manuscrite de Narbonne, par le P. Louis Piquet,
  et appartenant à M. Jallabert, amateur zélé de Narbonne, porte
  que ces deux timbales étaient un reste du séjour des Sarrazins
  dans cette ville; mais les légendes marquées sur les timbales
  annoncent qu'elles ont été fabriquées en Egypte ou en Syrie, sous
  la domination des sultans mamelouks; elles sont par conséquent du
  treizième siècle au plus tôt.

Le second séjour des Sarrazins n'a pas dû être sans influence sur
l'agriculture. On ne trouve ni en Provence ni en Dauphiné aucune trace
de ces magnifiques canaux d'irrigation, qui font encore la richesse de
Murcie, de Valence, de Grenade. Mais sans doute, dans le cours d'une si
longue occupation, il se trouva parmi les envahisseurs quelques hommes
amis de l'humanité, qui cherchaient à faire jouir leur nouvelle patrie
des avantages de l'ancienne.

On dit que le blé noir, autrement appelé blé-sarrazin, qui forme
aujourd'hui une des productions les plus importantes de nos campagnes,
est originaire de la Perse; que de là il passa en Égypte, et qu'après
avoir parcouru, avec les conquérans arabes, tout le littoral de
l'Afrique, il pénétra avec eux en Espagne et de là en France. Chacun
sait que cette plante précieuse peut servir à la fois d'engrais et de
fourrage, et que sa graine fournit une farine qu'on peut convertir en
bouillie.

On attribue aux Sarrazins établis en Provence l'art d'exploiter le
chêne-liège, très-abondant dans la forêt qui a retenu d'eux le nom
de _forêt des Maures_; cet arbre était depuis long-tems cultivé en
Catalogne, et il constitue encore aujourd'hui une des principales
richesses des environs du Fraxinet[401].

  [401] Le centre de cette industrie est dans le village même
  de la Garde-Freinet. Voy. la _Statistique du département des
  Bouches-du-Rhône_, t. IV, p. 18.

Les Sarrazins donnèrent peut-être une nouvelle activité à l'art
d'extraire du pin maritime, de tout tems très-commun en Provence,
notamment dans la forêt des Maures, la résine réduite à l'état de
goudron, et servant à calfater les navires. Le nom de _quitran_,
que le goudron porte encore en Provence, vient des Arabes. Il est à
croire que les Sarrazins entretenaient une marine au fond du golfe de
Saint-Tropès, afin d'avoir leurs communications libres par mer[402].

  [402] Sur l'exploitation du pin chez les anciens, voy. Pline le
  naturaliste, liv. XVI, no 16 et suiv. C'est à tort que l'auteur
  de la _Statistique du département des Bouches-du-Rhône_, t. IV, p.
  18, semble croire que l'exploitation du pin était inconnue avant le
  moyen-âge.

On a, dans un autre genre, attribué aux Sarrazins le renouvellement de
la race des chevaux du midi de la France, notamment de la Camargue.
Il paraît qu'en effet les chevaux actuels de la Camargue proviennent
d'un croisement entre les jumens du pays et des chevaux andalous. Or,
les flottes sarrazines, lorsqu'elles se mettaient en mer, devaient
emmener des chevaux, afin qu'arrivés à leur destination, les hommes
de l'équipage pussent faire des courses dans l'intérieur des terres.
Une lettre du pape Léon III à Charlemagne fait mention d'une escadre
sarrazine qui était descendue dans une île voisine de la côte de
Naples, ayant à bord quelques _chevaux maurisques_[403]. Il est vrai
que le pape ajoute que l'escadre étant obligée de remettre à la voile
sans pouvoir ramener les chevaux, ces malheureux animaux furent mis à
mort[404]. En effet, un des articles du code militaire des mahométans
est ainsi conçu: «Lorsque vous vous retirerez d'un pays ennemi, vous
n'y laisserez ni chevaux, ni bestiaux, ni fourrages, ni provisions, ni
rien de ce qui pourrait tourner à la défense de l'ennemi[405].»

  [403] _Caballi maurisci._

  [404] Voy. la _Critique des annales de Baronius_, par le P. Pagi, à
  l'an 813, no 20 et suiv.

  [405] Mouradgea d'Ohsson, _Tableau de l'empire ottoman_, t. V, p.
  60.

Nous penchons à croire que c'est plus tard qu'eut lieu le
renouvellement de la race des chevaux de Provence; c'est-à-dire à
l'époque où ce pays et la Catalogne appartenant au même prince, il
était facile de les faire participer aux avantages l'un de l'autre.
Ce qui le prouve, c'est que la race actuelle est désignée par les
habitans sous le nom d'_egos_, mot qui est le même que l'espagnol
_yegua_, appliqué à la jument. D'ailleurs il est fait mention, dans
une charte de l'an 1184, c'est-à-dire de l'époque dont nous parlons,
de deux taureaux catalans qui se trouvaient dans une des fermes de la
Camargue[406].

  [406] Voy. la _Statistique du département des Bouches-du-Rhône_, t.
  IV, p. 24. L'auteur du reste émet une opinion un peu différente de
  celle que nous exprimons ici.

On peut également faire remonter le renouvellement de la race des
chevaux du pays des Landes à l'époque où les guerriers de la Gascogne
allant presque toutes les années au-delà des Pyrénées, pour seconder
les chrétiens leurs frères dans leurs efforts contre les Maures,
avaient la facilité de s'y procurer tout ce qui pouvait enrichir leur
patrie.

La Provence offre encore à l'attention des curieux divers usages
particuliers au pays, et qu'on a cru un reste du séjour des Sarrazins.
Ce sont certaines danses qui s'exécutent le soir et dans la nuit;
ces danses varient suivant les localités; mais elles s'accordent en
ce qu'on y voit figurer un danseur entre deux danseuses, présentant
alternativement une orange à chacune d'elles; ou bien ce sont des
hommes et des femmes placés sur deux files, et qui dansent en se
croisant. La personne placée à la tête de chaque file fait des gestes
qui sont successivement imités par les autres. Il existe encore une
espèce de danse guerrière, dans laquelle deux hommes brandissent
chacun une épée, et s'agitent de manière à figurer des guerriers qui
veulent enlever une bergère, ou qui essaient de la défendre contre son
ravisseur[407].

  [407] _Statistique du département des Bouches-du-Rhône_, t. III,
  p. 208 et suiv. Millin, _Voyage dans les départemens du midi de la
  France_, t. III, p. 360, t. IV, p. 197.

Ou ces danses n'ont pas été introduites par les Sarrazins, ou bien
elles ont perdu leur caractère primitif. En Orient et dans les contrées
du Midi, l'esprit de jalousie ne permet pas aux femmes et aux filles de
se mêler ainsi avec les hommes; les femmes figurent dans les danses et
les fêtes, mais elles figurent seules; d'ailleurs ce sont des femmes
exclues du sein de la société. Quant à la danse guerrière, c'est un
reste des usages des anciens, chez qui ces sortes de danses étaient
fort recherchées[408].

  [408] Burckhardt, _Voyages en Arabie_, traduct. franç., t. III, p.
  60 et 182, a donné des détails fort intéressans sur les danses en
  usage parmi les Bédouins.


C'est ici le lieu d'examiner si, à la suite des invasions des
Sarrazins, il se forma quelque colonie de ce peuple chez nous. On
a cité plusieurs de ces colonies; et en effet, il est probable que
dans le cours d'invasions souvent malheureuses, quelques détachemens
sarrazins furent coupés du gros de l'armée et obligés de mettre bas
les armes. Mais l'histoire ne nous ayant transmis le souvenir d'aucune
de ces colonies, quel moyen avons-nous aujourd'hui de suppléer à son
silence? Les Sarrazins ne sont pas les seuls qui aient envahi notre
territoire. Sans parler des hordes barbares qui les avaient précédés,
les Normands et les Hongrois ne se montrèrent-ils pas aussi acharnés
qu'eux? On peut également citer les peuples de race germaine, notamment
les Saxons, dont un grand nombre de familles, d'après le témoignage
de l'histoire, furent transplantées par Charlemagne dans différentes
provinces de l'empire. Pour distinguer ces différentes races, il
faudrait que leurs descendans eussent conservé quelques restes de leur
langage et de leurs usages. Mais, dans un pays comme la France, où
toutes les provinces se tiennent, et où tout tend à la longue à prendre
une physionomie uniforme, comment ces différences se seraient-elles
maintenues si long-tems? D'ailleurs, ainsi qu'on l'a vu, les bandes
sarrazines comptaient dans leur propre sein plusieurs races et
plusieurs croyances particulières.

Nous ne pensons pas qu'il existe maintenant en France de population
dont on puisse, d'une manière certaine, faire remonter l'origine aux
bandes sarrazines. On a cité une peuplade qui habite les bords de la
Saône, entre Mâcon et Lyon, particulièrement celle qui est établie
sur la rive gauche, et on a prétendu que cette peuplade provient
d'un détachement qui, sous Charles-Martel, ne put, avec le reste de
l'armée, regagner les Pyrénées. On a fait mention de quelques usages
particuliers à cette peuplade; on a même relevé quelques expressions
qu'on a cru d'origine arabe[409]. Mais les expressions qui ont été
signalées dérivent du latin ou du vieux français, ou ont une origine
absolument inconnue. Quant aux usages, ils ne renferment rien qui
ne puisse s'appliquer aussi bien aux Bohémiens ou à toute autre race
étrangère[410].

  [409] Voy. la dissertation de M. Riboud, dans le t. V des _Mémoires
  de la Société des antiquaires_, p. 1 et suiv.

  [410] Sur les Bohémiens, voy. la lettre curieuse de M. Walckenaer,
  _Nouvelles Annales des Voyages_, t. LX, p. 64 et suiv.

Il y a plus, si nous consultons l'histoire, elle nous dira que jamais
colonie de Sarrazins n'exista là où l'on place celle-ci. Dans la
première moitié du dixième siècle, à l'époque où les Sarrazins, les
Normands et les Hongrois, s'étaient, pour ainsi dire, donné rendez-vous
dans notre infortunée patrie, et que chacun de leur côté, ils
entassaient ruines sur ruines, l'histoire affirme que les environs de
Tournus et de Mâcon, par un privilége particulier, furent à l'abri de
ces épouvantables dévastations; et que c'est là que les évêques et les
moines accouraient de toutes les parties de la France avec les reliques
des saints, et les trésors des églises[411]. Si une colonie sarrazine
s'était trouvée dans le pays, comme l'éloignement qu'on a cru remarquer
entre la population actuelle et les populations voisines aurait été
alors encore plus sensible, est-ce là que les chrétiens pressés de
toute part auraient cherché un refuge?

  [411] Voy. le recueil des _Historiens de France_, par dom Bouquet,
  t. IX, p. 7, 565, 669, etc.

Nous rejetons également l'opinion de ceux qui ont rattaché aux
invasions sarrazines la classe d'hommes établis dans le Bigorre et
dans les contrées voisines des Pyrénées, et qu'on appelle _Cagots_.
Les Cagots, qui ont subsisté jusqu'à ces derniers tems, formaient
une classe à part, et passaient pour être en proie à des maladies
contagieuses. Le savant de Marca supposa qu'ils étaient un reste
des Sarrazins, et il faisait dériver leur nom de _caas-goths_, ou
chasseurs de goths. Mais les Cagots sont appelés dans le pays du nom de
_Christaas_, ou de chrétiens; ce qui a donné lieu à un savant de nos
jours de penser que c'étaient des chrétiens primitifs, qui n'étaient
jamais sortis de leurs montagnes, et qui, n'adoptant pas les pratiques
mises plus tard en usage par le reste de la population, avaient fini
par se trouver isolés[412]. Quoi qu'il en soit, l'opinion de Marca est
insoutenable, et on pourrait tout au plus rattacher les Cagots à ce
grand nombre de peuplades éparses en Bretagne, en Auvergne et ailleurs,
sous les noms de _Caqueux_, _Cacous_, _Capots_, etc.,[413].

  [412] Voy. la lettre que M. Walckenaer a insérée dans les
  _Nouvelles annales des Voyages_, t. LVIII, p. 326 et suiv.

  [413] Comparez l'_Histoire de France_, par M. Michelet, t. I, p.
  495, et les _Mémoires de la Société des antiquaires_, t. X, p. 217.
  Ce que nous avons dit de la prétendue colonie sarrazine des bords
  de la Saône, et des Cagots, s'applique également à une certaine
  peuplade établie sur les bords de la Loire, dans la presqu'île
  nommée le Véron, entre la Loire et la Vienne. Voy. le _Voyage aux
  Alpes maritimes_, par M. Emm. Fodéré, t. I, p. 45 et suiv.

Nous ne parlons pas ici des Maures d'Espagne, qui, sous Henri IV,
émigrèrent en France, particulièrement dans les provinces méridionales
du royaume. On sait que le roi d'Espagne, Philippe III, ne voulant plus
tolérer dans ses états des hommes qui étaient en opposition avec la
religion dominante, et qui, bien que faisant la richesse et la force
du pays, pouvaient, par leurs relations avec l'empire ottoman, alors
formidable, mettre le royaume en danger, ces hommes, au nombre de plus
d'un million, furent obligés de renoncer à leur patrie. Cent cinquante
mille d'entre eux franchirent les Pyrénées et entrèrent en France.
Mais le gouvernement leur permit seulement de traverser le royaume.
Presque tous se rendirent en Afrique ou dans les provinces de l'empire
ottoman; ceux qui restèrent en France embrassèrent le christianisme et
se fondirent dans la masse de la population[414].

  [414] Comparez Chenier, _Recherches historiques sur les Maures_, t.
  II, p. 385, et M. Capefigue, _Richelieu, Mazarin, la Fronde et le
  règne de Louis XIV_, t. I, p. 31, 88 et suiv.


La littérature arabe n'a-t-elle exercé aucune influence sur la
littérature des peuples du midi de l'Europe? On a attribué aux nomades
de l'Arabie le premier emploi de la rime, des poésies amoureuses et
des chants de guerre. En effet, c'est vers les derniers tems du séjour
des Sarrazins en France, que commencèrent à se former la langue d'oc
et la langue d'oil; la langue latine n'existait plus que dans les
livres, et la langue germanique était tombée en désuétude. L'influence
arabe dut s'exercer principalement sur la langue d'oc, commune aux
peuples du midi de la France et de la Catalogne, d'abord parce que ce
furent les pays où les Sarrazins se maintinrent plus long-tems; de
plus, parce que la littérature des troubadours paraît avoir précédé
les autres littératures de l'Europe moderne. Mais cette influence ne
dut devenir vraiment sensible qu'après l'entière expulsion des Arabes
du sol français. Les monumens de la littérature romane qui nous sont
parvenus, sont tous postérieurs à la première moitié du dixième siècle;
et sans doute, l'occupation d'une partie du royaume par les Sarrazins
n'eut d'abord d'autre effet que d'entraver le développement d'une
civilisation qui tendait à se communiquer à toute la société chrétienne
de cette époque[415].

  [415] Nous empruntons quelques-unes de ces observations à M.
  de Sismondi, _Histoire de la littérature des peuples du midi de
  l'Europe_.

A l'égard des mots d'une origine incontestablement arabe qui se
sont introduits dans la langue française, par exemple l'expression
_salam alayk_ (salamalek), qui signifie _salut à toi_, et à laquelle
l'interlocuteur répond _alayk alsalam_, ou _sur toi le salut_, ces
mots ont pu s'introduire en France postérieurement aux invasions des
Sarrazins, et pendant les guerres des croisades. Il ne faut pas oublier
que les relations entre la France et les Sarrazins n'ont pas cessé
avec les invasions de ces derniers; bien au contraire, ces relations
n'ont fait que s'accroître, et leurs effets ont dû être d'autant
plus puissans, qu'en général, à la différence des anciennes, elles
reposaient sur des rapports de commerce et d'amitié.

Un effet de la domination passagère des Sarrazins que l'on ne saurait
méconnaître, c'est la création d'une foule de seigneuries et de
fortunes dont il existe encore des débris. Les Sarrazins s'étaient
mis en possession de vallées fertiles et riches; d'autres contrées,
par suite d'une politique barbare, avaient été entièrement dévastées;
il était naturel que les personnes qui avaient aidé à l'expulsion des
barbares eussent part aux terres conquises. C'est ce qui eut lieu dans
les diocèses de Grenoble, de Gap, et dans la Basse-Provence[416]. C'est
ce qui avait déjà été mis en usage dans les provinces septentrionales
de l'Espagne.

  [416] Seulement il est bon de rappeler l'erreur de certains
  écrivains qui, voulant flatter la vanité de quelques anciennes
  familles, ont fait remonter l'origine de ces fortunes jusqu'avant
  Charlemagne. Voy. ci-devant, p. 82. C'est encore à tort que
  d'autres écrivains, attribuant à ce genre de conquêtes une
  influence qu'elles n'ont pas eue, y ont rattaché l'établissement
  des franchises municipales et de l'esprit de liberté qui se
  firent remarquer dans le midi de la France plutôt qu'ailleurs. Ces
  franchises étaient un reste de la domination romaine, et se sont
  toujours conservées d'une manière plus ou moins intacte dans la
  Provence et le Languedoc. Voyez l'_Histoire du Droit municipal en
  France_, par M. Raynouard, Paris, 1829, 2 vol. in-8º.

Cette manière d'arriver à l'opulence paraissait tellement naturelle,
que les princes et les grands s'en étaient fait comme une branche
de revenu, et qu'on spéculait sur une expédition tentée contre les
infidèles, comme maintenant on spéculerait sur l'armement d'un navire.
En 1034, le comte d'Urgel, Ermengaud IIe, fait don à un monastère
de ses états de la dîme de toutes les prises qu'il fera sur les
mécréans[417]. En 1074, le pape Grégoire VII écrit aux grands d'Espagne
pour leur annoncer qu'il investissait d'avance Ebles II, comte de
Roucy, de toutes les terres que celui-ci parviendrait à enlever aux
Sarrazins, à condition qu'Ebles déclarerait les tenir du saint-siége,
et qu'il lui paierait un tribut annuel[418].

  [417] Bibliothèque royale, grand recueil des chartes, cartulaire
  majeur de Saint-Michel de Cuxa, fol. 111 verso.

  [418] _Art de vérifier les Dates_, t. III, 2e partie, p. 273.


En somme, il semble que l'influence exercée directement par les
Sarrazins ne fut pas aussi considérable qu'on serait tenté de le
croire d'abord. Les dégâts mêmes qu'ils commirent, quelque affreux
qu'ils fussent, s'affaiblirent en présence de ceux des Normands
et des Hongrois; ils furent même inférieurs à ceux des Normands,
puisque ceux-ci, bien que venus plus tard, eurent un théâtre plus
vaste, et se maintinrent avec moins d'interruption. D'ailleurs, ce
n'est pas le souvenir des maux causés par les Sarrazins qui resta
gravé le plus profondément dans les esprits; pendant long-tems on
songea de préférence aux lumières, aux exploits et à la puissance
des Sarrazins; ce fut au point que le nom de _sarrazin_ et les noms
de _païen_ et de _romain_, se confondirent dans les esprits[419], et
que le vulgaire attribua aux Sarrazins tout ce qui apparaissait de
grand et de colossal. On sait que la ville d'Orange offre encore des
restes imposans de la domination romaine. Un poème manuscrit fait de
ce magnifique monument un _ouvrage sarrazin_. Il en a été de même des
anciens murs romains de Vienne en Dauphiné[420]. Encore aujourd'hui,
dans le midi de la France, chaque fois qu'on retire de la terre
quelqu'une de ces larges briques, par lesquelles les Romains avaient
coutume de recouvrir la toiture de leurs édifices, le peuple, dans les
pays mêmes où les mahométans n'ont peut-être jamais mis les pieds, ne
manque pas de donner à ces débris le nom de _tuile sarrazine_.

  [419] Voy. le _Roman de Garin le Loherain_, publié par M. Paulin
  Paris, t. I, p. 88, et t. II, p. 57 et 199.

  [420] Voy. l'_Histoire de la ville de Vienne_, par M. Mermet, 2e
  partie, 1833, in-8º, p. 148 et suiv.

Le souvenir des invasions des Normands et des Hongrois n'existe plus
que dans les livres. D'où vient que le souvenir des Sarrasins est resté
présent à tous les esprits? Les Sarrazins se montrèrent en France avant
les Normands et les Hongrois, et leur séjour se prolongea après les
incursions des uns et des autres. Les premières invasions des Sarrazins
sont empreintes d'un tel caractère de grandeur, qu'on ne peut en lire
le récit sans émotion. Les Sarrazins, à la différence des Normands
et des Hongrois, marchèrent long-tems à la tête de la civilisation;
de plus, lorsqu'ils eurent cessé d'occuper notre territoire, ils
continuaient à être un sujet d'épouvante pour nos côtes; enfin, les
guerres qu'ils soutinrent pendant les croisades en Espagne, en Afrique
et en Asie, durent ajouter à leur nom un nouvel éclat. Mais toutes ces
raisons seraient insuffisantes pour expliquer la grande place que le
nom sarrazin remplit encore en Europe dans la mémoire des hommes. La
cause, la véritable cause d'un fait si singulier, c'est l'influence
qu'exercèrent au moyen-âge les romans de chevalerie, influence qui
s'est maintenue plus ou moins jusqu'à nos jours.


Maintenant que les romans de chevalerie sont presque oubliés, nous
avons de la peine à nous rendre compte de l'effet qu'ils produisirent.
Mais au moyen-âge, ces romans formaient presque l'unique lecture de la
noblesse et même du peuple. C'est là que les guerriers et les hommes
qui se piquaient d'élévation dans les sentimens, allaient chercher des
leçons de valeur et de générosité; c'est là que les personnes de l'un
et de l'autre sexe se formaient à la galanterie, qualité qui tenait
alors une place très-importante dans les moeurs publiques. En général,
les monumens de l'antiquité classique étaient perdus de vue; on
dédaignait même les chroniques nationales qui auraient pu mettre sur la
voie de la vérité.

Les romans de chevalerie, dont une partie seulement nous est parvenue,
furent écrits dans les onzième, douzième et treizième siècles. La
plupart étaient en vers, et n'étaient pas seulement lus des personnes
de toutes les classes; des chanteurs ambulans, nommés _jongleurs_,
allaient de ville en ville, de bourg en bourg, et les récitaient en
présence du peuple assemblé. Il n'y avait presque pas de fête dans
les châteaux et dans les villages, où quelque morceau de ce genre ne
fût exposé à l'admiration populaire. Ce sont ces mêmes récits qui,
plus tard, reproduits par la plume des poètes italiens, surtout de
l'Arioste, ont continué, sous une nouvelle forme, à circuler dans
toutes les bouches.

On sait que les guerres de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne,
qui forment le sujet d'une grande partie des romans de chevalerie,
furent principalement dirigées contre les Frisons, les Bavarois,
les Saxons et les autres peuples germains et slaves, qui sans cesse
menaçaient de forcer les barrières de l'empire. Mais, à l'époque où
les romans de chevalerie furent composés, il n'existait plus d'empire
français; la France était à peu près réduite à ses limites actuelles;
et les hommes qui voulaient signaler leur valeur allaient combattre les
mécréans, soit sur les bords de l'Èbre, du Tage, ou du Guadalquivir,
soit sur ceux du Jourdain, de l'Oronte et du Nil. Comme les auteurs
de romans de chevalerie écrivaient surtout pour les gens de guerre et
pour les personnes qui aimaient à figurer dans les tournois et les
exercices militaires, ils se crurent obligés de mettre en scène les
idées et les moeurs de leur tems. Dès lors, les noms de Roland et des
héros qui, depuis Charlemagne, étaient pour ainsi dire en possession
d'enflammer les imaginations, ne furent plus qu'une espèce de thème,
auquel venaient se rattacher les grands coups de lance et les triomphes
des guerriers de l'époque. Les poètes avaient même fini par comprendre,
sous la dénomination de Sarrazins, les Saxons et les autres peuples du
Nord, qui avaient été successivement en lutte avec la France[421].

  [421] Quelques-unes de ces idées se trouvaient déjà dans les
  articles que M. Fauriel inséra, en 1832, dans la _Revue des
  Deux-Mondes_, relativement aux épopées provençales.

Il fut donc admis en principe que tous les exploits des paladins et
des braves de l'âge héroïque de notre histoire avaient eu lieu contre
les Sarrazins. Il ne s'agit plus que de multiplier les occasions où
ces braves pourraient se signaler. Presque chaque ville du midi de
la France et de l'Italie fut censée avoir eu son émir et son prince
sarrazin, ne fût-ce que pour ménager aux preux de la chrétienté le
mérite de les déposséder[422]. On fit même intervenir les Sarrazins
dans les combats et les tournois des chrétiens, en un mot, dans tous
les lieux de la terre où il y avait quelque laurier à cueillir. Il
y a plus, afin de relever la gloire des chevaliers chrétiens, qui
naturellement finissaient par l'emporter, on rehaussa le caractère
de quelques-uns des chevaliers sarrazins; on en fit des modèles de
noblesse et de générosité[423]; enfin on ne reconnut de supérieur à
leur courage que le courage surhumain de Renaud et de Roland.

  [422] Voy. le _roman de Philomène_, déjà cité.

  [423] Dans le roman de _Partenopeus de Blois_, le héros chrétien
  du poème est pris d'une manière traîtreuse par quelques Sarrazins.
  Aussitôt le chef de l'armée sarrazine vient se remettre entre
  les mains du roi de France, et déclare qu'il est prêt à subir le
  traitement que le roi voudra lui infliger en représailles. Le même
  trait est raconté d'un autre roi sarrazin. Voy. le _Journal des
  Savans_, décembre, 1834, p. 728, article de M. Raynouard.

Ici encore on retrouve la preuve de la supériorité morale des Maures
d'Espagne. Quelques chroniqueurs espagnols rapportent que, vers l'an
890, le roi des Asturies, Alphonse-le-Grand, ne trouvant point parmi
les chrétiens d'homme assez éclairé pour élever dignement son fils
et héritier présomptif, fit venir de Cordoue deux Sarrazins pour lui
servir de précepteurs. Une idée analogue se retrouve peut-être dans un
roman de chevalerie relatif à Charlemagne, où il est dit que Charles,
encore enfant, se rendit chez les Maures, ce qui donna probablement
lieu de croire à nos pères que ce prince, à l'aide des lumières qui
distinguaient alors les mahométans, s'était mis en état de renouveler
la face de l'occident[424].

  [424] Voy. le _Roman des enfances de Charlemagne_, par Girard
  d'Amiens, manusc. français de la Biblioth. roy., no 7188, fol. 30,
  verso.

Ce n'est guère que depuis quelques siècles qu'on est revenu à l'étude
des documens originaux de l'histoire nationale; et c'est seulement
depuis environ cent cinquante ans que la critique a pour toujours fait
justice des contes mis en circulation par les romans de chevalerie.
On est étonné de voir l'illustre Mabillon hésiter sur la fausseté de
certains épisodes du poème de _Guillaume-au-Court-Nez_, et ranger dans
le domaine de l'histoire la prétendue occupation du midi de la France
par les Sarrazins, sous Charlemagne[425].

  [425] _Annales Benedictini_, t. II, p. 369.

Assurément, si les Moussa, les Tharec, les Abd-alrahman et les Almansor
revenaient au monde, ils seraient bien étonnés de voir le changement
qui s'est opéré en Europe dans la position respective des chrétiens et
des musulmans. Mais cette première impression effacée, ils seraient
agréablement surpris de la large place que nos vieux romanciers ont
accordée à leurs exploits; et leur ame, habituée aux grandes choses,
rendrait hommage à un sentiment de courtoisie qui ennoblit les moeurs
barbares de nos pères, et qui semble disparaître chaque jour.

  FIN.



ADDITIONS ET CORRECTIONS.


Page 3. La note deuxième doit être ainsi conçue: «Procope, _Histoire
de la guerre des Vandales_, liv. II, ch. 10; et M. Dureau de Lamalle,
_Recherches sur l'histoire de la partie de l'Afrique septentrionale,
connue sous le nom de régence d'Alger_, par une commission de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; Paris, 1835, t. I, p.
114 et suiv.»

_Ibid._ Lisez ainsi la note 3: «Voy. les témoignages mentionnés par
Ibn-Khaldoun, dans l'extrait déjà cité, p. 127, 132 et 141, bien
qu'Ibn-Khaldoun lui-même ne partage pas cette opinion. Voy. aussi
l'article _berber_ de l'_Encyclopédie Pittoresque_, par M. d'Avezac.»

Page 21. Le premier alinéa doit commencer ainsi: «Des documens qui
remontent à une assez haute antiquité, font mention de la destruction
du monastère de Saint-Bausile, près de Nîmes, etc.»

Page 51. Au bas de la page, ajoutez en note: «Voyez Conde, _Historia_,
t. I, p. 89.»

Page 176. A la fin du dernier alinéa, ajoutez en note: «On lit dans
une charte de l'abbaye de Saint-Victor, à Marseille, à l'année 1005,
ces paroles: Cum omnipotens Deus vellet populum christianum flagellare
per sævitiam paganorum, gens barbara in regno provinciæ irruens,
circumquaque diffusa vehementer invaluit, ac munitissima quæque loca
obtinens et inhabitans, cuncta vastavit, ecclesias et monasteria
plurima destruxit, et loca quæ prius desiderabilia videbantur in
solitudinem redacta sunt, et quæ dudum habitatio fuerat hominum,
habitatio postmodum coepit esse ferarum. Voy. dom Martenne, _Amplissima
collectio_, t. I, p. 369. D'un autre côté, voici quel était, en 975,
l'état de l'église de Fréjus, d'après une charte rédigée au moment
où le pays fut enfin délivré de la présence des barbares: Civitas
Forojuliensis acerbitate Saracenorum destructa atque in solitudinem
redacta, habitatores quoque ejus interfecti, seu timore longius fuerunt
effugati; non superest aliquis qui sciat vel prædia, vel possessiones
quæ ecclesiæ succedere debeant; non sunt cartarum paginæ, desunt
regalia præcepta. Privilegia quoque, seu alia testimonia, aut vetustate
consumpta aut igne perierunt, nihil aliud nisi tantum solo episcopatus
nomine permanente. _Gallia Christiana_, t. I. _Instrumenta_, p. 82.»

Page 230, note. A propos de l'origine du mot _sarrazin_, ajoutez ces
mots: «Notre savant confrère, M. Letronne, nous a fait observer que
d'après le témoignage de Strabon, de Diodore de Sicile, etc., la partie
de l'Égypte située entre le Nil et la mer Rouge était dès avant notre
ère, comme elle l'est encore de nos jours, habitée par des tribus
arabes, et qu'elle portait le nom d'_Arabie_. Il serait donc également
possible que la dénomination d'_orientaux_ eût servi à distinguer les
nomades restés dans la presqu'île, de ceux qui avaient traversé la mer
Rouge. Encore aujourd'hui que l'Égypte est occupée par les Arabes, la
contrée située à l'orient du Delta est nommée _scharkyé_ ou orientale,
et la partie comprise dans le Delta, _gharbyé_ ou occidentale. C'est
ainsi que les Goths, dès avant leur départ des pays qu'ils occupaient
au nord de l'Europe, s'étaient divisés en _Ostrogoths_ ou Goths de
l'est, et _Visigoths_ ou Goths de l'ouest; mais la difficulté qui
résulte du passage de Nonnosus existe toujours.»



TABLE DES MATIÈRES.


                                                                  Pag.

    Dédicace                                                         v

    Introduction                                                    ix

    PREMIÈRE PARTIE. Premières invasions des Sarrazins
    en France, jusqu'à leur expulsion de Narbonne et
    de tout le Languedoc, en 759                                     1

    DEUXIÈME PARTIE. Invasions des Sarrazins en France,
    depuis leur expulsion de Narbonne jusqu'à leur établissement
    en Provence, en 889                                             85

    TROISIÈME PARTIE. Établissement des Sarrazins en Provence,
    et incursions qu'ils font de là en Savoie, en Piémont
    et dans la Suisse, jusqu'à leur expulsion
    totale de France                                               157

    QUATRIÈME PARTIE. Caractère général des invasions
    sarrazines, et conséquences qui en furent la suite             229

    Des peuples qui prirent part à ces invasions: les Arabes       229
      --les Berbers                                                232
      --les Germains, les Slaves, etc.                             233

    Commerce des esclaves                                          235

    Les juifs prirent-ils part à ces invasions?                    241

    Langages et religions des envahisseurs                         242

    Motifs qui faisaient agir les conquérans                       249

    Costume des conquérans                                         251

    Partage du butin                                               253

    Sort des chrétiens qui tombaient entre les mains des
    Sarrazins                                                      254

    Sort des Sarrazins qui tombaient entre les mains des
    chrétiens                                                      262

    Servage et esclavage en France                                 265

    Système d'administration établi par les Sarrazins              270

    Impôts                                                         279

    Manière dont s'opéraient les invasions sarrazines              286

    Traces qui restent de ces invasions                            289

    Progrès dans l'agriculture                                     296

    Races des chevaux                                              298

    Danses                                                         300

    Colonies sarrazines en France                                  301

    Influence des Arabes sur la littérature française              306

    L'influence des invasions sarrazines en général exagérée       309

    Cette exagération est l'ouvrage des romans de chevalerie       311

    Grande place que les Sarrazins occupent dans ces romans        313

    Additions et corrections                                       319



Note de transcription détaillée:

Cette version électronique comporte les corrections suivantes:

  p. xxix, «Narbonam et Carcassonam» corrigé en
           «Carcassonam et Narbonam» (note no 14),
  p. 8 et 61, «Pépin» harmonisé en «Pepin»,
  p. 12, «Béjà» corrigé en «Beja» («évêque de Beja»),
  p. 14, «Beziers» corrigé en «Béziers»,
  p. 18, «Paul, diacre,» corrigé en «Paul Diacre,» (note no 42),
  p. 30, «Acheri» corrigé en «Achery» («Spicilège de d'Achery»,
           note no 57),
  p. 40, «Ausonne» corrigé en «Ausone»
         («ces vers d'Ausone», note no 66),
  p. 39, «Bouches-du-Rhônes» corrigé en «Bouches-du-Rhône»,
  p. 71, «il» corrigé en «ils» («qu'ils accablèrent»),
  p. 74, «Voyage» corrigé en «Voyages» («Voyages en Arabie»,
           note no 111),
  p. 79, «Refugié» corrigé en «Réfugié» («Réfugié en Afrique»),
  p. 94, ajout d'un «d» manquant dans «C'est sans doute de là»,
  p. 94, «christiana» harmonisé en «Christiana» («Gallia Christiana»,
           note no 129),
  p. 101, «secourera» corrigé en «secourra» («Dieu vous secourra»),
  p. 128, «rebellion» corrigé en «rébellion» («Quand la rébellion»),
  p. 133, ajout de «dom» dans «Recueil de dom Bouquet» (Note no 184),
  p. 164, «fut» corrigé en «furent» («la France et l'Italie furent»),
  p. 173, «mersio» corrigé en «messio» («pæninam messio falcem»),
  p. 175, «rebellions» corrigé en «rébellions»
           («les rébellions sans cesse renaissantes»),
  p. 210, «Voyages» corrigé en «Voyage» («Voyage dans les départemens du
           midi de la France», note no 282),
  p. 220, «japer» corrigé en «japper» («ils semblaient japper»),
  p. 230, «OElsner» corrigé en «Oelsner» («mémoire de M. Oelsner»),
  p. 279, «arrogé» corrigé en «arrogés»
           («s'étaient arrogés les revenus»),
  p. 300, «tauraux» corrigé en «taureaux» («deux taureaux catalans»).

Les erreurs évidentes de ponctuation ont été corrigées silencieusement;
certains point manquants, comme dans «ibid.» ou «t.» ont été ajoutés.

À l'exception des corrections mentionnées ci-dessus, l'orthographe, la
ponctuation et l'accentuation n'ont pas été harmonisées, comme dans par
exemple:

  Guillaume... au court-nez / au-court-nez / au court nez
  Spicilège / Spicilége
  Aaron-Alraschid / Aaron-alraschid

Plusieurs notes contenaient quelques mots écrits en arabe. Ceux-ci n'ont
pas fait l'objet d'une transliterration en caractères latins puisque
cela est déjà fait lors du renvoi à la note; ils ont été remplacé par
«».

Les «additions et corrections» mentionnées à la fin du livre ont été
intégrées à l'ouvrage.





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