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Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
Author: Thureau-Dangin, Paul, 1837-1913
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

  PAR PAUL THUREAU-DANGIN


  OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
  GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886


  TOME CINQUIÈME



  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1889

  _Tous droits réservés_



HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en mars 1889.



DU MÊME AUTEUR:

  =Royalistes et Républicains.= Essais historiques sur des
     questions de politique contemporaine: I. _La Question de
     Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_;
     II. _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la
     Restauration_; III. _Paris capitale sous la Révolution
     française. 2e édition._ Un volume in-18.              Prix 4 fr.»

  =Le Parti libéral sous la Restauration.= _2e édition._ Un
     vol. in-18.                                           Prix 4 fr.»

  =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet.= Un vol.
     in-18.                                                Prix 4 fr.»

  =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Tomes I, II, III et
     IV. _2e édition._ Quatre vol. in-8º. Prix de chaque vol    8 fr.»

(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885
et 1886._)



PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



HISTOIRE

DE LA

MONARCHIE DE JUILLET



LIVRE V

LA POLITIQUE DE PAIX

(1841-1845)



CHAPITRE PREMIER

L'AFFAIRE DU DROIT DE VISITE ET LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES DE 1842

(Juillet 1841-juillet 1842)

     I. Que faire? M. Guizot comprenait bien le besoin que le pays
     avait de paix et de stabilité, mais cette sagesse négative ne
     pouvait suffire.--II. Les troubles du recensement. L'attentat de
     Quénisset.--III. Les acquittements du jury. Affaire Dupoty.
     Élection et procès de M. Ledru-Rollin.--IV. Ouverture de la
     session de 1842. Débat sur la convention des Détroits.--V.
     Convention du 20 décembre 1841 sur le droit de visite. Agitation
     imprévue contre cette convention. Discussion à la Chambre et vote
     de l'amendement de M. Jacques Lefebvre.--VI. M. Guizot est devenu
     un habile diplomate. Ses rapports avec la princesse de Lieven.
     Lord Aberdeen.--VII. Mécontentement des puissances à la suite du
     vote de la Chambre française sur le droit de visite. La France ne
     ratifie pas la convention. Les autres puissances la ratifient en
     laissant le protocole ouvert.--VIII. Situation difficile de M.
     Guizot en présence de l'agitation croissante de l'opinion
     française contre le droit de visite, des irritations de
     l'Angleterre et des mauvaises dispositions des cours
     continentales. Comment il s'en tire.--IX. Débats sur la réforme
     parlementaire et sur la réforme électorale. Victoire du cabinet.
     Mort de M. Humann, remplacé au ministère des finances par M.
     Lacave-Laplagne.--X. Les chemins de fer. Tâtonnements jusqu'en
     1842. Projet d'ensemble déposé le 7 février 1842. Discussion et
     vote. Importance de cette loi.--XI. Élections du 9 juillet 1842.
     Leur résultat incertain. Joie de l'opposition et déception du
     ministère.


I

Lorsqu'il avait pris le pouvoir, le 29 octobre 1840, M. Guizot avait
dû, comme Casimir Périer en 1831, se donner pour première tâche de
raffermir la paix et l'ordre également ébranlés. En juillet 1841,
cette tâche semble à peu près accomplie. Au dehors, la convention des
Détroits a retiré la France d'un isolement périlleux pour elle,
menaçant pour les autres, et l'a fait rentrer dans le concert
européen. Au dedans, les partis de désordre paraissent découragés; le
ministère, qu'au début ses adversaires déclaraient n'être pas viable,
a duré, et l'on peut se croire sorti des crises incessantes où se
débattait le gouvernement parlementaire depuis cinq ans. Dès lors, que
va-t-il être fait des loisirs qu'assure cette paix, des forces dont
dispose ce ministère? En face d'un péril immédiat, visible, tangible,
comme celui de 1830 ou de 1840, une politique purement défensive
suffit à occuper, à diriger, à entraîner l'opinion. Gouverner alors
est ne pas périr. On s'estime heureux, dans la tempête, d'échapper à
la foudre, d'éviter les écueils, de tenir tête aux vents, ne fût-ce
qu'en louvoyant sans avancer; mais quand le calme paraît rétabli, les
passagers deviennent plus exigeants; ils veulent savoir où on les
mène; ils prétendent qu'on les fasse aborder à quelque terre nouvelle.
C'est leur cas avec M. Guizot, au milieu de 1841. Le ministre, du
reste, a personnellement trop le goût et le sens du pouvoir pour ne
pas désirer, tout le premier, d'en faire un noble usage; comme il l'a
écrit plus tard en évoquant les souvenirs de cette époque, il avait
«une autre ambition que celle de tirer son pays d'un mauvais pas[1]».

[Note 1: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 4.]

M. Jouffroy, qui n'était pourtant pas un esprit terre à terre,
écrivait à M. Guizot, le 20 décembre 1841: «Que le gouvernement libre
dure en France et la paix en Europe, c'est là, d'ici à bien des
années, tout ce qu'il nous faut[2].» En effet, ne semblait-il pas que
tels fussent l'intérêt bien entendu et le désir vrai du pays? À
l'intérieur, après tant de secousses et de changements, il était avant
tout nécessaire de consolider des institutions d'origine si récente,
de les laisser prendre racine, de faire l'éducation d'un esprit public
encore très inexpérimenté et de le guérir de l'agitation inquiète, de
la mobilité stérile, fruits naturels d'une suite de révolutions. À
l'extérieur, toute grande entreprise diplomatique nous était rendue
singulièrement difficile par les méfiances qu'avaient éveillées en
Europe les journées de Juillet: vainement, depuis lors, dix ans de
sagesse avaient-ils commencé à calmer ces méfiances; les témérités
étourdies du ministère du 1er mars venaient de les raviver, et le
refroidissement survenu entre nous et l'Angleterre semblait rendre
plus facile aux autres puissances de renouer, le cas échéant, la
coalition contre la France; notre gouvernement avait avantage à gagner
du temps, à attendre patiemment les effets d'une nouvelle période de
sagesse; il était encore réduit, comme M. Thiers le reconnaissait déjà
en 1836, à «faire du cardinal Fleury[3]».

[Note 2: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 9.]

[Note 3: «Nous sommes condamnés, écrivait M. de Barante, le 24 juillet
1841, à n'avoir que des avantages sans éclat, sans contentement pour
notre amour-propre.» (_Documents inédits._)]

M. Guizot comprenait les nécessités de cette situation, et il voulait
y adapter sa politique. Estimant que le pays avait par-dessus tout
besoin de stabilité, il professait très haut qu'un gouvernement libre
n'était pas obligé, comme un despote, à distraire le pays pour lui
faire oublier le sacrifice de ses libertés. «Sa mission, ajoutait-il,
consiste à faire bien les affaires des peuples, celles que le temps
amène naturellement, et l'activité spontanée de la vie nationale le
dispense de chercher pour les esprits oisifs des satisfactions
factices ou malsaines.» Le ministre se disposait donc à combattre de
haut et avec un mépris sévère ce qu'il appellera bientôt «ce prurit
d'innovation»; il se refusait à troubler «la grande société saine et
tranquille», pour plaire un moment à «la petite société maladive» qui
s'agitait et prétendait agiter le pays. De même, nul ne sentait mieux
l'avantage pratique, la nécessité patriotique, la beauté morale de la
paix. Nul ne s'était moins ménagé pour la sauver quand elle était en
péril, et il entendait bien ne pas l'exposer à des risques nouveaux.
Ni le souci de sa popularité personnelle ni le désir de flatter
l'amour-propre national ne le faisaient sortir de la sagesse prudente
qui lui paraissait seule répondre aux besoins réels du pays. «Après ce
que j'avais vu et appris pendant mon ambassade en Angleterre, a-t-il
dit depuis, j'étais rentré dans les affaires bien résolu à ne jamais
asservir aux fantaisies et aux méprises du jour la politique
extérieure de la France.» Il écrivait, en 1841, à M. de Sainte-Aulaire
qui venait d'être nommé à l'ambassade de Londres: «C'est notre coutume
d'être confiants, avantageux;... nous aimons l'apparence presque plus
que la réalité... Partout et en toute occasion, je suis décidé à
sacrifier le bruit au fait, l'apparence à la réalité, le premier
moment au dernier. Nous y risquerons moins et nous y gagnerons plus.
Et puis il n'y a de dignité que là[4].» Un peu plus tard, il
reprochera à M. Thiers «de traiter avec trop de ménagements l'opinion
quotidienne sur les affaires étrangères», et il ajoutera: «C'est, à
mon avis, un mauvais moyen de faire de la bonne politique
extérieure... Quand on attache tant d'importance aux impressions si
mobiles, si diverses, si légères, si irréfléchies qui constituent
cette opinion quotidienne, la politique s'en ressent profondément[5].»

[Note 4: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 129.]

[Note 5: Discours du 22 janvier 1844.]

Une telle manière de voir était bien conforme à ce que, d'après M.
Jouffroy, le pays attendait du gouvernement. Seulement M. Jouffroy
avait-il tout dit en déclarant, dans la lettre citée plus haut, qu'il
ne fallait alors aux Français que la stabilité au dedans et la paix au
dehors? S'il mettait ainsi en relief leurs besoins les plus profonds,
tenait-il compte d'autres aspirations, d'autres velléités, qui, pour
mal concorder avec ce besoin, n'en étaient pas moins réelles et
devaient être prises en considération par le gouvernement? L'état de
l'esprit public était complexe, comme il arrive souvent en des époques
troublées. Par une contradiction que nous avons déjà eu l'occasion de
signaler, cette même opinion, lassée de tant de secousses et désabusée
par tant de déceptions, soupirant après la tranquillité et revenue des
généreuses chimères, avait cependant gardé, des événements du
commencement du siècle, un tempérament, dès habitudes qui lui
faisaient bientôt trouver fade la politique régulière et normale,
celle qui se borne à faire bien les affaires de chaque jour. Lors des
débats de la coalition, M. de Lamartine, qui cependant défendait alors
le gouvernement, avait dénoncé le péril auquel s'exposait la monarchie
de Juillet en n'ayant pas assez égard à cet état d'esprit, et il avait
prononcé à ce sujet des paroles remarquables que les hommes d'État
d'alors eussent eu intérêt à méditer avec plus d'attention qu'ils n'en
apportaient d'ordinaire aux discours du poète: «1830, disait-il, n'a
pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas
refaire de la légitimité, les ruines de la Restauration étaient sous
vos pieds. Vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire, l'Empire
avait passé et ne vous avait laissé qu'une colonne de bronze sur une
place de Paris. Le passé vous était fermé: il vous fallait une idée
nouvelle... Il ne faut pas se figurer, messieurs, parce que nous
sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous,
que tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre
mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas
lasses, elles; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour. Quelle
action leur avez-vous donnée? La France est une nation qui s'ennuie.»
Depuis que M. de Lamartine les avait signalées en 1839, ces exigences
de l'opinion n'avaient été qu'en augmentant. M. de Barante écrivait,
le 27 octobre 1841, à M. Guizot: «Il y a, dans le gouvernement de ce
pays, une difficulté radicale. Il a besoin de repos, il aime le _statu
quo_, il tient à ses routines; le soin des intérêts n'a rien de
hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être
occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées; il
leur souvient de la Révolution et de l'Empire[6].» Cette difficulté,
si finement observée, était encore aggravée par le malaise que
venaient de produire les événements de 1840: ces événements, en même
temps qu'ils avaient créé en Europe une situation nous obligeant à
plus de prudence et de réserve, avaient laissé dans l'esprit français
une impression d'humiliation, un mécontentement des autres et de
soi-même qui le rendaient ombrageux et susceptible. Le public n'en
tirait pas sans doute, cette conclusion qu'il fallait poursuivre
ouvertement une revanche; il eût même pris bien vite peur si le
gouvernement fût entré dans cette voie; mais, une fois rassuré sur ce
point, il était disposé à reprocher à ce même gouvernement sa sagesse
comme un oubli trop prompt et trop facile de l'offense subie par la
nation.

[Note 6: Cette lettre est citée dans la notice de M. Guizot sur M. de
Barante. C'est le même état d'esprit qui faisait écrire plus tard à M.
Doudan, avec son _humour_ habituel: «Ce que nous avons toujours
souhaité, c'est d'être bien nourris, bien vêtus, bien couchés et
couchés de bonne heure, et de marcher en même temps pieds nus et sans
pain à la conquête de l'Europe. C'est un problème que ni César ni
Bonaparte n'auraient pu résoudre apparemment.» (X. DOUDAN, _Mélanges
et Lettres_, t. III, p. 265.)]

Tout homme d'État eût été singulièrement embarrassé de satisfaire en
même temps à des besoins si différents, si contradictoires. M. Guizot
devait l'être plus qu'un autre. Ne semble-t-il pas en effet que sa
nature ne le préparait pas à voir avec une égale netteté toutes les
faces de ce problème? Admirablement propre à comprendre le goût de
stabilité et de paix, il l'était moins à distraire des imaginations
blasées ou à caresser les ressentiments de l'amour-propre national.
Peut-être, entre tant de nobles qualités de gouvernement qu'il
possédait à un haut degré, lui manquait-il une aptitude d'ordre
inférieur, parfois bien nécessaire aux ministres, l'adresse
ingénieuse à inventer les expédients par lesquels on occupe et dirige
l'esprit public. Plus habile à creuser et à grandir les idées dont il
était possédé qu'à en trouver de nouvelles, il avait moins de
souplesse et d'abondance que d'élévation et de profondeur. D'ailleurs,
ne jugeant pas sensées les exigences de l'opinion, sa raison hautaine
dédaignait d'en tenir compte. Dans la région supérieure, mais un peu
fermée, où son esprit vivait de préférence presque sur lui-même, il ne
semblait pas parfois en communication avec le sentiment général, ne
vibrait pas et ne souffrait pas avec lui. Les conséquences s'en
faisaient sentir, au dedans comme au dehors. Au dedans, convaincu à
bon droit que le devoir du gouvernement et l'intérêt du pays étaient
de refuser les nouvelles concessions réclamées par la gauche, il ne se
demandait pas si cette sagesse négative suffirait toujours à l'opinion
même conservatrice; il ne comprenait pas assez la nécessité d'offrir
aux esprits l'occasion d'un mouvement qui fût bienfaisant, s'il était
possible, ou tout au moins inoffensif. Au dehors, il apportait un
parti pris pacifique et une résolution de le manifester toujours très
haut qui étaient plus conformes à l'intérêt vrai du pays que flatteurs
pour son amour-propre; l'espèce d'impartialité sereine avec laquelle
il s'apprêtait à traiter ces questions, soit à la tribune, soit dans
les chancelleries, son dédain légitime de ce qu'il appelait «les
impressions mobiles et irréfléchies de l'opinion quotidienne»,
risquaient parfois de le faire paraître étranger et indifférent aux
susceptibilités nationales; suspicion dangereuse entre toutes, que
l'opposition ne devait avoir que trop tôt l'occasion d'exploiter.


II

Au mois de juillet 1841, au moment même où l'on se flattait d'avoir
pleinement raffermi l'ordre ébranlé par la crise de l'année
précédente, des troubles graves éclatèrent à l'improviste dans
certains départements. Une mesure financière en fut l'occasion. Le
législateur, frappé des inégalités qui se produisaient entre les
départements, dans la charge des impôts dits de répartition
(contribution personnelle et mobilière et contribution des portes et
fenêtres), avait décidé qu'en 1842 et ensuite de dix ans en dix ans,
une nouvelle répartition serait proposée aux Chambres, et que, pour la
préparer, un recensement serait fait des personnes et des matières
imposables. En conséquence, par une circulaire du 25 février 1841, M.
Humann, ministre des finances, avait ordonné aux agents des
contributions directes de procéder à ce recensement. Il ne s'attendait
à aucune difficulté. Mais fort ombrageuse en matière fiscale,
l'opinion s'émut. Bien que le seul résultat légal et immédiat du
recensement dût être une répartition plus égale des taxes, on crut y
voir une arrière-pensée d'en augmenter le montant. La rédaction peu
habile de la circulaire ministérielle aidait à ce soupçon.
L'opposition, toujours aux aguets, s'empara de l'émotion ainsi
produite. Soutenant, sans raison aucune, que le recensement eût dû
être fait par les municipalités, elle s'appliqua à éveiller leurs
susceptibilités. Sur plus d'un point, les autorités communales
entrèrent en conflit ouvert avec les représentants du fisc. De là une
agitation de jour en jour croissante, si bien qu'à Toulouse, en
juillet 1841, elle tourna en sédition. Fait plus grave encore que
cette sédition ou même que l'appui qui lui fut donné par la garde
nationale, le préfet, le général, le chef du parquet, comme pris de
vertige, se montrèrent tous au-dessous de leur tâche et, à des degrés
divers, capitulèrent devant l'émeute. Aussitôt informé, le
gouvernement central révoqua les fonctionnaires défaillants, désarma
la garde nationale et rétablit avec éclat son pouvoir. Toujours pour
la même cause, des désordres se produisirent en août à Lille, en
septembre à Clermont, là plus bénins, ici plus meurtriers; ils furent
promptement réprimés, mais non sans laisser dans l'opinion une
impression d'étonnement inquiet. La gauche faisait grand bruit de ces
accidents: elle les présentait comme un signe du mécontentement du
pays, du discrédit du gouvernement et de l'impuissance de la politique
conservatrice.

Fallait-il croire d'ailleurs, comme l'écrivait mélancoliquement un ami
du cabinet, que «le vent de la révolte était déchaîné sur toute la
France[7]»? Par une singulière coïncidence, d'autres troubles
éclataient, sous des prétextes divers, à Caen, à Limoges. Une querelle
d'ouvriers amenait à Mâcon, les 8 et 9 septembre, un conflit sanglant
avec la troupe. Quelques jours après, à Paris, sans autre cause
appréciable que la contagion des agitations de province, des
perturbateurs s'essayaient à une sorte d'émeute, avec rassemblement
sur la place du Châtelet, promenade tumultueuse à travers la ville,
cris séditieux et déploiement du drapeau rouge.

[Note 7: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

Il y eut pis encore. Le 13 septembre, le jeune duc d'Aumale, qui
venait de se distinguer en Afrique, faisait sa rentrée à Paris, par le
faubourg Saint-Antoine, à la tête du 17e léger dont il était le
colonel. Il était accompagné du duc d'Orléans, du duc de Nemours et de
plusieurs officiers généraux, venus à sa rencontre jusqu'à la barrière
du Trône. Derrière ce brillant état-major, le régiment s'avançait,
sérieux et fier. Les visages hâlés, les habits usés, le drapeau
déchiré et noirci rappelaient les faits d'armes, les fatigues, les
souffrances de ces soldats qui, depuis sept ans, combattaient sans
relâche sur la terre algérienne. Le peuple ému saluait. Le cortège
était arrivé dans la rue Saint-Antoine, au coin de la rue Traversière,
quand une détonation se fit entendre: un coup de pistolet venait
d'être tiré presque à bout portant contre le groupe des princes. Le
cheval du lieutenant-colonel du régiment, ayant relevé la tête à ce
moment précis, avait reçu la balle et était tombé mort devant le duc
d'Aumale. La foule indignée s'empara de l'assassin, qui criait
vainement: «À moi, les amis!» C'était un ouvrier scieur de long,
appelé Quénisset. On eut peine à empêcher qu'il ne fût fait de lui
sommaire justice. Cependant les princes et le régiment continuèrent
leur marche, devancés partout par la nouvelle de l'attentat. Les
acclamations éclataient de plus en plus vives sur leur passage, comme
si la population sentait le besoin de leur faire réparation et de
venger son propre honneur. Dans la cour des Tuileries, à la vue du Roi
descendu à la rencontre de son fils et l'embrassant devant le régiment
qui se rangea sur deux lignes par un mouvement rapide et silencieux,
l'émotion fut à son comble.

Ce sinistre couronnement des désordres qui venaient de se produire sur
tant de points du royaume, causa dans l'opinion une impression de
grande tristesse. Était-on donc revenu aux jours troublés de 1832 et
de 1834? «Le nombre et la coïncidence des faits qu'on a eu à déplorer,
écrivait M. Rossi, ont jeté dans les esprits de vives alarmes... On se
demande avec anxiété si toutes ces atteintes à la paix publique, ces
luttes qui ont ensanglanté plus d'une ville et l'attentat du 13
septembre ne sont pas des manifestations de la même cause, des scènes
du même drame, s'il ne faut pas y reconnaître une pensée unique, une
vaste organisation, l'annonce des combats qu'on veut à tout prix
livrer à la monarchie, à la propriété, à l'ordre social[8].» Au même
moment, un observateur, que nous avons souvent eu l'occasion de citer,
notait sur son journal intime: «Il y a beaucoup d'inquiétude dans les
esprits. Sans craindre un danger immédiat pour la chose publique, on
est attristé et découragé de cet état d'anarchie morale qui ne permet
pas d'espérer, au moins de bien longtemps, une situation calme, forte
et régulière. On s'effraye surtout des dispositions de la classe
ouvrière qui, travaillée par les sociétés secrètes et espérant trouver
dans un nouveau bouleversement politique les moyens de réaliser les
rêves de réorganisation sociale dont on berce adroitement son envieuse
misère et son avidité, forme en quelque sorte une armée toujours prête
au service des conspirateurs[9].»

[Note 8: Chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_, 1er
octobre 1841.]

[Note 9: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]


III

Surpris de cette recrudescence inattendue du mal révolutionnaire, le
gouvernement comprenait qu'il ne suffisait pas de réprimer les émeutes
ou d'arrêter après coup les assassins. Pour faire plus, quelles armes
avait-il entre les mains? Des procès de presse? Sans doute ils étaient
bien justifiés par la violence des journaux, par l'audace factieuse
avec laquelle le Roi était personnellement pris à partie. Mais grâce
au jury, ils n'aboutissaient trop souvent qu'à de scandaleux
acquittements. Le _National_ s'était écrié, en s'adressant à M. Thiers
et à M. Guizot: «Que nous importent, à nous, vos vaines querelles?
Vous êtes tous complices. Le principal coupable, oh! nous savons bien
quel il est, où il est; la France le sait bien aussi, et la postérité
le dira.» Le parquet releva dans cet article une offense au Roi. Me
Marie, avocat du prévenu, ne nia pas que le journal eût visé
Louis-Philippe; il soutint seulement que l'inviolabilité royale avait
pour condition _sine qua non_ l'inaction absolue de la royauté, et,
s'emparant des discours prononcés pendant la coalition par M. Thiers
ou même par M. Guizot, il en concluait que cette condition avait été
violée. Le jury, persuadé sans doute par cette étrange argumentation,
prononça, le 25 septembre 1841, un verdict d'acquittement. Le
lendemain, le _National_, encouragé par ce succès, publiait un article
qui aggravait encore la première offense: nouvelle poursuite et nouvel
acquittement. On ne pouvait pas compter davantage sur les jurés de
province. La cour d'assises de Metz, par exemple, acquittait le
_Courrier de la Moselle_, qui montrait dans l'attentat de Quénisset
les représailles naturelles des répressions sanglantes exercées par le
pouvoir à Mâcon, à Clermont et en d'autres lieux. Celle de Pau
refusait de frapper les fauteurs des désordres de Toulouse. Chaque
fois, l'opposition triomphait et présentait le verdict comme la
condamnation du gouvernement.

C'était à se demander si les poursuites ne faisaient pas plus de mal
que de bien. Le ministère cependant ne se décourageait pas de les
ordonner. Le garde des sceaux, M. Martin du Nord, s'exprimait ainsi,
le 22 septembre 1841, dans une circulaire aux procureurs généraux: «Ne
vous laissez pas détourner de poursuites qui vous paraîtraient
d'ailleurs justes et opportunes, par la crainte de ne pas obtenir une
répression suffisante. Faites votre devoir: l'exemple de votre
fidélité éclairera les esprits et affermira les consciences.» À la
même époque, M. Guizot écrivait au Roi: «Je persiste à penser que
toutes les fois qu'il y a délit et danger, le gouvernement doit
poursuivre et mettre les jurés en demeure de faire leur devoir, en
faisant lui-même le sien.» Le ministre comptait beaucoup sur l'effet
de cet exemple de fermeté donné par le pouvoir: «Ce pays-ci est bon,
disait-il encore au prince; mais, dans les meilleures parties du pays,
il faut que le bon sens et le courage du gouvernement marchent devant;
à cette condition, le bon sens et le courage du public se lèvent et
suivent.» Sous l'empire de cette idée, M. Guizot se préoccupait de
placer à la tête des parquets des hommes de décision et d'énergie:
telle fut la raison qui lui fit appeler, le 12 octobre 1841, au poste
de procureur général près la cour de Paris, un de ses amis politiques,
M. Hébert, alors député et avocat général à la cour de cassation.
Jurisconsulte plein de ressources, discuteur puissant et acéré,
logicien inexorable, M. Hébert, loin de répugner à la lutte, s'y
plaisait: il apportait une volonté de vaincre qui en imposait à
beaucoup; on eût pu douter parfois de son esprit de mesure, jamais de
sa fermeté et de son courage.

Avec le temps, cette énergie du pouvoir ne devait pas être sans effet
sur les cours d'assises. On s'en apercevra, dès les premiers mois de
1842, au nombre plus grand des condamnations. Toutefois, le plus sûr
moyen d'obtenir une répression était encore de soustraire les accusés
au jury. C'est pour ce motif que l'attentat contre le duc d'Aumale
fut déféré à la cour des pairs. L'instruction avait révélé que le
crime était le résultat d'un complot tramé dans les bas-fonds de la
démagogie communiste et jetait un jour sinistre sur ces régions où la
bourgeoisie régnante n'avait pas l'habitude de porter ses regards. Par
plus d'un côté le spectacle était effrayant, et les observateurs
sceptiques eux-mêmes, comme Henri Heine, en concluaient que «le jour
n'était pas éloigné où toute la comédie bourgeoise en France, avec ses
héros et comparses de la scène parlementaire, prendrait une fin
terrible au milieu des sifflements et des huées, et qu'on jouerait
ensuite un épilogue intitulé _le Règne des communistes_[10]»!
Quénisset, tête faible et exaltée, s'était laissé affilier avec un
cérémonial terrifiant à la société secrète des _Égalitaires_.
Échauffé, perverti, dominé par les meneurs de cette société, il avait
reçu d'eux, au dernier moment, l'ordre de faire le coup. Tous ces
meneurs furent compris dans la poursuite. À ces criminels d'origine
grossière, l'accusation accola un complice d'un ordre différent, M.
Dupoty, rédacteur du _Journal du peuple_. Ce bon vivant, rasé de
frais, bien ganté, portant manchettes, breloques et bijoux avec la
recherche un peu ridicule d'un dameret suranné, prêchait dans ses
articles, sous des apparences de bonhomie triviale, les plus
détestables doctrines, fomentait les plus dangereuses passions.
C'était le _Journal du peuple_ qu'on lisait de préférence dans les
réunions des Égalitaires, et Quénisset déclarait lui-même qu'il avait
été «perdu» par cette lecture. Il y avait là les éléments d'une
responsabilité morale évidente. Le parquet alla plus loin. Dans les
articles, en effet fort suspects, que Dupoty avait publiés la veille
et le lendemain de l'attentat, dans la lettre que lui avait écrite de
la prison l'un des accusés, on crut trouver la preuve d'une complicité
légale. Les journaux opposants, stupéfaits et furieux de voir ainsi
mettre en question l'impunité de leurs habituelles excitations,
prirent à grand bruit fait et cause pour Dupoty et déclarèrent
solennellement la liberté de la presse en danger. Pour se poser en
défenseurs du droit, ils affectèrent de croire que l'accusation
inventait une nouvelle complicité, la «complicité morale», et ces
mots, une fois jetés dans la polémique, fournirent texte à des
déclamations sans fin. M. Hébert, qui faisait en cette affaire ses
débuts de procureur général, ne se laissa pas troubler par ce tapage.
Les pairs, convaincus par sa pressante dialectique, reconnurent, le 23
décembre 1841, par 133 voix contre 22, non la complicité morale, mais
la complicité réelle de Dupoty, et lui infligèrent cinq années de
détention. Quénisset et deux de ses compagnons furent condamnés à
mort: leur peine devait être commuée peu après par la clémence du Roi.
Les autres furent frappés de châtiments variant de la déportation
perpétuelle à la détention temporaire. Les cent bouches de la presse
dénoncèrent aussitôt la condamnation de Dupoty comme un scandale
juridique! Une protestation fut rédigée et publiée à laquelle
adhérèrent seize journaux de nuances diverses, radicaux, légitimistes
et appartenant à la gauche dynastique[11].

[Note 10: Lettre du 11 décembre 1841. (_Lutèce_, p. 209.)]

[Note 11: «À aucune époque, disait cette protestation, la presse n'a
montré plus de respect pour l'ordre légal; à aucune époque, elle n'a
été l'objet d'une persécution plus acharnée... Il nous sera permis de
signaler un résultat qui s'élève aux proportions d'un malheur
public... L'arrêt de la cour des pairs ne se borne pas à frapper un
écrivain politique, il pèse sur la liberté même de discussion... et
l'arbitraire n'avait jamais été introduit aussi formellement dans la
discussion... La presse ne peut accepter cette situation; elle
résistera.» Les journaux signataires étaient: pour les radicaux, le
_National_, le _Journal du peuple_, la _Revue indépendante_, la _Revue
du progrès_ et le _Charivari_; pour les légitimistes, la _Gazette de
France_, la _Quotidienne_, la _France_, la _Mode_ et l'_Écho
français_; pour la gauche dynastique, le _Courrier français_, le
_Siècle_, le _Temps_, le _Commerce_, la _Patrie_ et le _Corsaire_.]

Cet empressement de tous les opposants à prendre sous leur protection
les pires révolutionnaires, du moment où ceux-ci se trouvaient aux
prises avec la justice, apparut avec non moins d'éclat dans un autre
procès qui fit alors assez grand bruit. L'extrême gauche venait de
perdre son chef parlementaire et son principal orateur: M.
Garnier-Pagès avait succombé à une maladie de poitrine, le 23 juin
1841[12]. Bien que n'ayant pas plus de quarante ans au moment de sa
mort, il s'était fait une place à part dans les Chambres. Rien chez
lui du type banal des orateurs démocratiques: sa physionomie était
douce, délicate et souffreteuse; sa parole froide, correcte, souple,
exprimait avec modération les opinions les plus extrêmes; répugnant
aux discussions générales, aux lieux communs, il était plus à son aise
dans les débats précis, notamment dans les questions financières qu'il
étudiait avec un soin et traitait avec une compétence rares dans son
parti. Populaire auprès de ses coreligionnaires politiques, il était
pris au sérieux par ses adversaires. C'était dès lors pour les
radicaux une affaire importante de désigner celui qui lui succéderait
comme député du deuxième collège du Mans. Leur choix se porta sur un
jeune avocat à la cour de cassation, de famille bourgeoise et aisée,
qui devait jouer, sinon tout de suite, du moins quelques années plus
tard, un des rôles retentissants du parti révolutionnaire: il
s'appelait Ledru-Rollin. En presque tout, c'était l'opposé de M.
Garnier-Pagès. De tempérament sanguin et de haute stature, les épaules
larges, la tête renversée, la voix forte, il rêvait d'être un tribun
dans le goût de la Convention: pas une idée originale, personnelle,
mais une teinte superficielle des lieux communs de 1792 et de 1793, le
goût et la recherche du théâtral, une faconde facile, abondante,
souvent vulgaire et pâteuse, parfois éloquente à force de véhémence
passionnée. Son idéal était de paraître un nouveau Danton. Il est vrai
qu'en soulevant le masque du tribun, on eût vite entrevu la figure
molle, grasse et sensuelle d'un épicurien nonchalant, ne comprenant
l'audace qu'en paroles, bien aise de faire peur, mais ayant soi-même
plus peur encore, assez faible pour suivre partout son parti, mais
incapable de le commander[13]. C'est là du moins le personnage tel
qu'il devait se manifester plus tard. En 1841, lorsque son nom fut mis
en avant pour la succession de M. Garnier-Pagès, il n'était pas encore
bien connu; à peine s'était-il fait remarquer dans quelques procès
politiques. Les rédacteurs du _National_, qui se souvenaient de
l'avoir vu, en 1837, briguer une candidature sous le patronage de M.
Odilon Barrot, le suspectaient de modérantisme. Ce fut sans doute pour
dissiper ces soupçons que, la veille de l'élection du Mans, le 23
juillet, dans une réunion préparatoire des électeurs, le candidat fit
un discours d'une extrême violence où il s'attaquait à toutes les
institutions politiques et sociales. Le scandale fut grand. La cour
d'Angers ordonna des poursuites contre l'orateur et contre le journal
qui avait reproduit son discours. Aussitôt, grande clameur dans tous
les rangs de l'opposition: tout à l'heure, dans l'affaire Dupoty, on
déclarait la liberté de la presse menacée par le pouvoir; cette fois,
la liberté électorale était en péril; on soutenait que les discours
prononcés par un candidat devant les électeurs avaient droit aux mêmes
immunités que les discours du député à la tribune de la Chambre. Pour
venger avec plus d'éclat la liberté qu'on prétendait être ainsi
violée, quatre députés, représentant les diverses nuances de
l'opposition, MM. Arago, Marie, Odilon Barrot et Berryer, vinrent
solennellement assister M. Ledru-Rollin devant la cour d'assises de
Maine-et-Loire, saisie de l'affaire par décision spéciale de la cour
de cassation. Les débats s'ouvrirent le 23 novembre 1841. Par une
étrange distinction, le jury vit un délit, non dans le fait d'avoir
prononcé le discours, mais dans sa publication, et, de ce chef, M.
Ledru-Rollin fut condamné à quatre mois de prison et 3,000 francs
d'amende, le gérant du _Courrier de la Sarthe_ à trois mois et 2,000
francs. Cette condamnation ne fut même pas maintenue; un vice de
procédure fit casser l'arrêt, et M. Ledru-Rollin, renvoyé devant la
cour d'assises de la Mayenne, fut acquitté. Ainsi fit son entrée sur
la scène politique le futur membre du Gouvernement provisoire de 1848,
le futur révolté du 13 juin 1849. Plus tard, quand il eut donné sa
mesure, M. Berryer et M. Odilon Barrot, ou même M. Arago et M. Marie,
se sont-ils sentis bien fiers d'avoir fait cortège à ses débuts?

[Note 12: Le Garnier-Pagès qui fut membre du gouvernement provisoire
en 1848 était le frère cadet de celui qui mourut en 1841. Il dut toute
sa notoriété au souvenir de son frère aîné, mais était loin d'avoir sa
valeur. Dans la séance du 24 février 1848, quand on proclama à la
tribune les noms des membres du gouvernement provisoire, le nom de
Garnier-Pagès souleva des protestations, et une voix s'écria dans la
foule: «Il est mort, le bon!»]

[Note 13: C'est M. Ledru-Rollin qui dira à M. Léon de Malleville, au
moment de l'émeute de juin 1849: «Je suis leur chef, il faut bien que
je les suive.» M. Doudan ne pensait-il pas à lui quand il écrivait:
«Un chef de parti dans le radicalisme est un homme qui fait ce qui
plaît aux autres, et qui le fait avec le geste du commandement.»]


IV

Cependant l'année 1841 touchait à son terme, et l'on approchait du
jour fixé pour la rentrée du parlement. La session de 1842 se
présentait avec une importance particulière: chacun s'attendait
qu'elle fût la dernière de la Chambre élue en 1839; les débats qui
allaient s'ouvrir devaient décider quel cabinet présiderait aux
élections générales. En dépit des fanfaronnades de ses journaux,
l'opposition ne se flattait guère de venir à bout du ministère, au
moins de haute lutte et par ses seules forces. L'horreur et l'effroi
produits par l'attentat de Quénisset et par les révélations du procès
qui avait suivi venaient de redonner du crédit à la politique de
résistance. Ce n'était pourtant pas qu'à regarder du côté de la
majorité, la situation personnelle de M. Guizot parût bien solide. Des
anciens 221, beaucoup ne lui avaient pas encore pardonné la coalition.
Les timides s'effarouchaient de son impopularité qui paraissait plus
grande que jamais[14]. Les sceptiques et les frivoles lui reprochaient
de prendre trop au tragique le péril révolutionnaire[15]. Les
médiocres lui en voulaient de sa supériorité. En somme, parmi les
conservateurs, plusieurs le subissaient plus qu'ils ne le goûtaient;
ils le croyaient nécessaire, mais le trouvaient compromettant et
déplaisant; c'était moins par dévouement pour lui que par crainte de
ses successeurs possibles qu'ils le soutenaient. M. de Barante, alors
à Paris, écrivait au comte Bresson, le 16 décembre 1841: «Jamais
ministre ne fut entouré de moins de bienveillance. Beaucoup de gens
sages, d'amis de l'ordre, souhaitent son maintien, mais en disant que
ce n'est pas à cause de lui. En même temps, vous savez la haine que
lui portent les hommes de la gauche. En général, on ne croit pas qu'il
puisse se soutenir. On peut se tromper, car personne ne se soucie de
ses successeurs présomptifs[16].»

[Note 14: On lit dans le _Journal intime du baron de Viel-Castel_, à
la date du 5 décembre 1841: «Jamais l'impopularité proverbiale de M.
Guizot n'a été plus grande qu'aujourd'hui.» (_Documents inédits._)]

[Note 15: Henri Heine écrivait, le 11 décembre 1841: «Personne ne veut
se voir rappeler les dangers du lendemain, dont l'idée lui gâterait la
douce jouissance du présent. C'est pourquoi tout le monde est
mécontent de l'homme dont la parole sévère réveille, parfois peut-être
à contretemps, lorsque nous sommes assis justement au plus joyeux
banquet, la pensée des périls imminents suspendus sur nos têtes. Ils
en veulent tous au maître d'école Guizot. Même la plupart des
soi-disant conservateurs sentent de l'éloignement pour lui, et,
frappés de cécité comme ils sont, ils s'imaginent pouvoir remplacer
Guizot par un homme dont le visage serein et le langage avenant sont
bien moins de nature à les tourmenter et à les terrifier. Ô fous
conservateurs, qui n'êtes capables de rien conserver, hors votre
propre folie, vous devriez conserver Guizot comme la prunelle de vos
yeux...» (_Lutèce_, p. 209.)]

[Note 16: _Documents inédits._--Quelques semaines auparavant, le même
observateur s'exprimait ainsi, dans une lettre adressée à un de ses
parents: «Je ne sais comment sera la prochaine session. À en juger par
ce que je vois de l'opinion, il y a peu ou point de bienveillance pour
le ministère, mais on n'a de confiance ni de propension pour aucun
autre.»]

La session s'ouvrit, le 27 décembre 1841, par un discours du trône, à
dessein sobre et réservé. Les premiers votes furent plus favorables
encore au gouvernement qu'on ne s'y attendait. M. Sauzet fut réélu
président à une grande majorité, malgré la tentative faite pour lui
opposer M. de Lamartine. La commission de l'adresse se trouva
exclusivement composée de ministériels: pour trouver pareil fait, il
eût fallu remonter jusqu'au ministère Villèle. Les adversaires du
cabinet ne renoncèrent pas cependant à une lutte qui, à défaut de
résultat immédiat, pouvait du moins préparer les élections.

L'opposition, M. Thiers en tête, dirigea tout d'abord son principal
effort contre la convention des Détroits, dont il lui paraissait
facile d'établir tout au moins l'insignifiance. Mais on s'aperçut
bientôt que la majorité, désireuse de clore une affaire pénible, ne
prenait pas goût à ces récriminations rétrospectives. M. Guizot
d'ailleurs se défendit habilement: il ne chanta pas victoire, ne
prétendit pas que «la convention du 13 juillet 1841 eût réparé, effacé
tout ce qui s'était passé en 1840», reconnut que «la politique de la
France avait essuyé un échec», mais compara l'état où il avait amené
les choses en Égypte, sur le Bosphore, en Europe, avec celui où il les
avait reçues, dix-huit mois auparavant, des mains de M. Thiers. Le
ministre ne se contenta pas de justifier ou d'expliquer le passé; il
indiqua l'attitude à prendre désormais par la France en face des
autres puissances et particulièrement de l'Angleterre; c'est même la
partie de ses discours la plus intéressante à noter: elle marque la
transition entre l'isolement boudeur où il ne voulait plus laisser son
pays et l'entente cordiale qu'il ne pouvait encore ni pratiquer ni
proclamer. À son avis, il ne saurait être maintenant question d'une
alliance. «Je ne dis pas cela, ajoutait-il, pour méconnaître les
services qu'une alliance réelle et intime avec la Grande-Bretagne nous
a rendus, lorsqu'en 1830, nous avons fondé notre gouvernement. Pour
mon compte, quels que soient les événements qui sont survenus depuis,
j'ai un profond sentiment de bienveillance pour le peuple généreux
qui, le premier en Europe, a manifesté de vives sympathies pour ce qui
s'était passé en France... Je suis bien aise de lui en exprimer ma
reconnaissance. Mais les événements suivent leur cours... Des
difficultés sont survenues, la diversité des politiques des deux pays
s'est manifestée sur plusieurs points, l'alliance intime n'existe
plus.--_Une voix à gauche_: Dieu merci!--Est-ce à dire que la
politique de l'isolement doive être la nôtre et remplacer celle des
alliances? Ce serait une folie. Messieurs, ne vous y trompez pas, la
politique d'isolement est une politique transitoire qui tient
nécessairement à une situation plus ou moins critique et
révolutionnaire. On peut l'accepter, il faut l'accepter à certain
jour, il ne faut jamais travailler à la faire durer, il faut, au
contraire, saisir les occasions d'y mettre un terme, dès qu'on peut le
faire sensément et honorablement. Quelle politique avons-nous donc
aujourd'hui? Nous sommes sortis de l'isolement; nous ne sommes entrés
dans aucune alliance spéciale étroite; nous avons la politique de
l'indépendance, en bonne intelligence avec tout le monde... L'alliance
intime avec l'Angleterre a pour vous cet inconvénient qu'elle resserre
l'alliance des trois grandes puissances continentales. L'isolement a
pour vous l'inconvénient plus grave encore de resserrer l'alliance des
quatre grandes puissances. Ni l'une ni l'autre situation n'est bonne.
Que chaque puissance agisse librement suivant sa politique, mais dans
un esprit de paix, de bonne intelligence générale: voilà le véritable
sens du concert européen tel que nous le pratiquons; voilà la
situation dans laquelle nous sommes entrés par la convention du 13
juillet.»

Peut-être, dans la majorité, quelques esprits trouvaient-ils M. Guizot
un peu prompt à parler de «bonne intelligence» avec les auteurs de
l'offense du 15 juillet 1840. Mais M. Thiers se chargea aussitôt de
leur faire comprendre le péril d'une politique de ressentiment. En
effet, il voulut, lui aussi, indiquer quelle devait être la situation
de la France envers l'Europe. Passant en revue les diverses
puissances, il les montra toutes hostiles. La Russie, disait-il, est
notre adversaire depuis 1830. En Allemagne, «il n'y a pas un
gouvernement qui ne regarde la France comme un ennemi tôt ou tard
redoutable;... ils savent parfaitement qu'il y a entre eux et nous une
question de territoire redoutable pour eux et une question de principe
plus redoutable encore»; la question de territoire, c'est la rive
gauche du Rhin; la question de principe, c'est la propagande des idées
libérales françaises. Quant à l'Angleterre, M. Thiers estimait que,
surtout depuis l'avènement des tories, on devait s'attendre à la voir
le plus souvent se joindre à nos adversaires. Il résumait donc ainsi
la situation: «Quand on a l'avantage de pouvoir se trouver tous réunis
contre nous, on en saisit l'occasion avec empressement.» L'orateur en
concluait-il qu'il fallait tâcher de désarmer ces défiances,
manoeuvrer habilement pour dissoudre cette coalition? Non, il
engageait son pays à affronter seul, fût-ce les armes à la main,
cette Europe malveillante et menaçante. «Faites donc voir,
s'écriait-il, que la France est forte par elle-même; ne faites pas
consister sa force dans ses alliés.» Et il disait encore: «Si une fois
la France ne montre pas, par une grande résolution, qu'elle est prête
à braver toutes les conséquences, plutôt que de laisser s'accomplir le
projet de l'annuler, son influence est sérieusement compromise. Si
l'on ne croit pas que vous serez prêts à vous lever le jour où l'on
vous bravera, vous serez bientôt la dernière nation. Non, je le dis
franchement, toutes mes opinions (et les gens qui me connaissent le
savent bien) ne me portent pas à l'opposition, mais je suis convaincu
que si vous n'avez pas un jour la force d'une grande résolution, le
gouvernement que j'aime, le gouvernement auquel je suis dévoué, aura
la honte ineffaçable d'être venu au monde pour amoindrir la France.
«Une politique d'isolement défiant et menaçant, qui aboutirait
fatalement à la guerre et à la guerre d'un contre tous, telle était
donc la perspective offerte par M. Thiers. Ce langage pouvait flatter
la gauche; mais il n'était pas fait pour rassurer les conservateurs et
les réconcilier avec le ministre du 1er mars.

On le vit bien lors du vote: M. Thiers ne put obtenir aucune
manifestation contre la politique suivie par M. Guizot dans l'affaire
d'Orient. Il se trouva une grande majorité pour adopter sur ce point
le paragraphe de l'adresse, tel que l'avait rédigé la commission. Il
est vrai que ce paragraphe se bornait à prendre acte de la convention
du 13 juillet et à constater la clôture de la question sans un mot de
satisfaction ou même d'approbation. Bien qu'exclusivement
ministérielle, la commission n'avait pas osé demander davantage. La
majorité se résignait au fait accompli; sa raison l'y obligeait; mais
son amour-propre ne trouvait pas là de quoi panser ses blessures et
satisfaire ses ressentiments. Elle comprenait qu'il n'y avait pas eu
moyen de faire autre chose, et que nul autre ne se fût tiré plus
convenablement d'une passe dangereuse; mais ce n'en était pas moins
une déconvenue. La conviction était complète; mais c'était une
conviction attristée. État d'esprit complexe et curieux qui méritait
d'être noté. Si l'on s'en fût alors mieux rendu compte, on aurait été
moins surpris de l'explosion qui allait se produire à propos de la
question, devenue tout de suite si fameuse et si brûlante, du droit de
visite.


V

Peu de jours avant l'ouverture de la session, les journaux avaient
annoncé--sans que le public y fît grande attention--que notre
ambassadeur à Londres venait de signer, le 20 décembre 1841, avec le
gouvernement britannique et les représentants des autres grandes
puissances, une convention relative à la visite des navires soupçonnés
de faire la traite des nègres. Pour comprendre la portée de cet acte
et les suites qu'il devait avoir, il convient de remonter un peu en
arrière. On sait avec quelle ardeur, avec quelle passion l'Angleterre
avait pris en main, depuis le commencement du siècle, la cause de
l'abolition de la traite. Des motifs divers l'y avaient poussée: un
sentiment religieux, profond et vrai, l'amour-propre national, et
aussi, dans une large mesure, l'intérêt de sa suprématie maritime et
commerciale. Ayant obtenu du congrès de Vienne qu'il fît entrer cette
abolition dans le droit public européen, le cabinet de Londres demanda
aussitôt après, comme conséquence de ce principe, que les puissances
se concédassent réciproquement le droit de visite sur les bâtiments de
leurs nationalités respectives: c'était, disait-il, le seul moyen
d'atteindre efficacement les négriers, qui avaient toujours à bord
plusieurs pavillons différents et s'en couvraient successivement pour
échapper aux croiseurs. L'argument était sérieux, sincère, mais
était-il entièrement désintéressé? Les autres États ne le jugeaient
pas tel; ils se disaient qu'avec sa supériorité numérique, la flotte
britannique aurait en fait, une fois le droit de visite établi, la
police de toutes les autres marines: c'était, à leurs yeux, une
manifestation nouvelle de l'ancienne prétention de l'Angleterre à la
domination des mers. La résistance à cette suprématie était
particulièrement dans les traditions de la politique française: aussi
le gouvernement de la Restauration, plusieurs fois sollicité,
s'était-il refusé constamment à rien concéder sur le droit de visite.
Au lendemain de la révolution de Juillet, la monarchie nouvelle se
montra plus facile; elle se faisait un point d'honneur libéral de
servir la cause abolitionniste, et surtout, en face de l'Europe
inquiète et malveillante, elle avait besoin de l'alliance anglaise.
Par une convention du 30 novembre 1831 que compléta un second traité
du 22 mars 1833, les deux puissances s'accordèrent réciproquement le
droit de visite dans de certaines régions; il était stipulé que le
nombre des croiseurs de l'une ne pourrait dépasser de moitié celui des
croiseurs de l'autre. Le public français, jusqu'alors fort ombrageux
en ces matières, laissa faire sans élever aucune protestation: à vrai
dire, son attention était ailleurs. Ce ne fut pas tout. La convention
ne pouvait avoir toute son efficacité que si les autres États y
adhéraient et enlevaient par là aux négriers la chance d'échapper à la
visite en arborant tel ou tel pavillon: le gouvernement français se
joignit à celui d'Angleterre pour solliciter ces adhésions. Ainsi
furent obtenues successivement celles du Danemark, de la Sardaigne, de
la Suède, de Naples, de la Toscane, des Villes hanséatiques. La
Russie, l'Autriche et la Prusse résistèrent plus longtemps; ce ne fut
qu'en 1838 et sur les instances renouvelées des deux États maritimes,
qu'elles se montrèrent disposées à accepter ce droit de visite;
seulement, ne trouvant pas que leur dignité de grandes puissances leur
permît d'accéder à des traités faits sans elles, elles demandèrent
qu'une nouvelle convention fût conclue dans laquelle elles
figureraient comme parties principales sur le même pied que la France
et l'Angleterre. Notre ambassadeur à Londres fut autorisé à négocier
sur ces bases. Après diverses péripéties, on était tombé d'accord, en
1840, pour rédiger un projet de convention qui reproduisait à peu près
les clauses de 1831 et de 1833; seulement ce projet étendait les zones
où la visite pouvait être exercée, et ne limitait pas la proportion
des croiseurs de chaque puissance; ce dernier changement était rendu
nécessaire par l'accession de la Prusse, dont la marine de guerre
était comparativement peu nombreuse. Le 25 juillet 1840, c'est-à-dire
dix jours après avoir conclu sans nous le fameux traité réglant les
mesures à prendre contre le pacha d'Égypte, lord Palmerston, comme si
rien ne s'était fait, nous avait invités à procéder aux signatures de
la nouvelle convention sur le droit de visite. M. Thiers ne faisait
aucune objection sur le fond, mais le moment lui parut mal choisi; il
lui déplaisait de «faire un traité avec des gens qui venaient d'être
si mal pour nous». La négociation, sans être rompue, se trouva dès
lors suspendue de fait pendant un an. En 1841, le jour même où la
convention des Détroits vint clore le différend né du traité du 15
juillet 1840, lord Palmerston remit sur le tapis la convention du
droit de visite. Il avait ses raisons pour être pressé. Le cabinet
dont il faisait partie, loin d'avoir trouvé des forces dans le succès
de sa campagne orientale, succombait sous le poids des embarras
financiers dont cette campagne était en partie la cause; chaque jour
plus délaissé par l'opinion, il avait à peine encore quelques semaines
à vivre. Lord Palmerston désirait vivement ne pas se retirer sans
avoir mené à fin une affaire que la nation anglaise avait tant à
coeur. Mais M. Guizot n'avait aucune raison d'être agréable au
promoteur du traité du 15 juillet. Il refusa donc formellement, et
sans cacher pourquoi, de montrer l'empressement qu'on lui demandait.
Sur ces entrefaites, le 30 août 1841, le cabinet whig, mis en minorité
dans le pays d'abord, dans le parlement ensuite, dut définitivement
céder la place aux tories: sir Robert Peel succéda à lord Melbourne en
qualité de «premier», et le _Foreign office_ passa aux mains de lord
Aberdeen. Les nouveaux ministres témoignaient d'intentions
bienveillantes à notre égard; quand ils critiquaient leurs
prédécesseurs, l'atteinte portée à l'alliance française n'était pas le
grief sur lequel ils insistaient le moins. M. Guizot leur savait gré
de ces bonnes dispositions et croyait de sage politique d'y répondre.
Aussi, dès que lord Aberdeen, en octobre 1841, lui reparla du droit
de visite, il lui fit un accueil tout autre qu'à lord Palmerston et se
montra prêt à terminer l'affaire. La convention fut signée, à Londres,
le 20 décembre 1841; l'échange des ratifications était fixé au 19
février 1842.

M. Guizot avait agi sans aucune hésitation. Dans cette convention
nouvelle, il ne voyait que la confirmation d'un régime accepté depuis
dix ans par l'opinion française et pratiqué sans avoir donné lieu à de
sérieux abus[17]. Quant à se demander si, pour être accepté sans
ombrage et exercé sans conflit, le droit de visite ne supposait pas,
entre les puissances contractantes, un état de confiance et de bon
vouloir réciproques qui n'existait plus depuis 1840, notre ministre ne
paraît pas y avoir songé[18]. En ne reculant pas davantage la
conclusion de cette affaire commencée et préparée par ses
prédécesseurs, il croyait faire un acte tout naturel et ne s'attendait
de ce chef à aucune difficulté sérieuse et durable. Les faits
semblèrent d'abord lui donner raison. L'incident fut jugé si
insignifiant que, dans la conférence où ils fixèrent les points sur
lesquels porterait l'attaque dans la discussion de l'adresse, les
chefs de la gauche et du centre gauche commencèrent par l'écarter. Ce
fut M. Billault qui réclama: il était député de Nantes; or les
armateurs et les négociants de nos ports étaient fort prévenus contre
le droit de visite, les uns parce qu'ils croyaient avoir à redouter de
mauvais procédés de la part de la marine anglaise; quelques autres par
des motifs peut-être moins avouables: ils passaient pour ne pas être
grands ennemis de la traite; sans la faire eux-mêmes, ils expédiaient
sur la côte d'Afrique les marchandises que les négriers employaient
comme matière d'échange dans leur trafic. Sur l'insistance de M.
Billault, il fut décidé «qu'à tout hasard un mot serait dit de la
nouvelle convention[19]», mais on n'en espérait aucun résultat
important.

[Note 17: L'examen des archives n'avait fait relever, de 1831 à 1842,
que dix-sept réclamations du commerce français contre l'usage fait du
droit de visite: cinq ou six avaient obtenu satisfaction; les autres
avaient été écartées comme sans fondement ou délaissées par les
réclamants eux-mêmes.]

[Note 18: Le prince de Metternich disait avec raison, à propos du
droit de visite: «Le vice de ce mode d'action, c'est qu'il n'est
praticable qu'entre, je ne dis pas seulement des gouvernements, mais
des pays vivant dans la plus grande intimité, étrangers à toute
susceptibilité, à toute méfiance réciproque, et animés du même
sentiment, au point de passer l'éponge sur des abus.» (Cité par M.
GUIZOT dans son étude sur _Robert Peel_.)]

[Note 19: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

À peine l'annonce du débat eut-elle forcé l'attention du public à se
porter sur cette convention, que commença à se manifester une
opposition d'une vivacité à laquelle personne ne s'était attendu.
Quelque fait nouveau avait-il donc subitement révélé, dans l'exercice
du droit de visite, des inconvénients jusqu'alors inaperçus? Non; le
seul fait nouveau, c'était le traité du 15 juillet 1840 qui avait
réveillé contre «l'Anglais» la vieille animosité, plus ou moins
assoupie depuis 1830[20], et qui, par suite, faisait regarder comme
insupportable le régime naguère si facilement accepté[21]. Le
mouvement se dessina tout de suite avec tant de force que M. Guizot,
malgré son optimisme habituel, fut troublé dans sa sécurité. La veille
même du jour où la question devait être débattue à la Chambre, il
écrivait à M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Londres: «Sachez
bien que le droit de visite est, dans la Chambre des députés, une
grosse affaire. Je la discuterai probablement demain et sans rien
céder du tout; je suis très décidé au fond; mais la question est
tombée bien mal à propos au milieu de nos susceptibilités nationales;
j'aurai besoin de peser de tout mon poids et de ménager beaucoup mon
poids en l'employant. Je ne sais s'il me sera possible de ratifier
aussitôt que le désirerait lord Aberdeen. Il n'y a pas moyen que les
questions particulières ne se ressentent pas de la situation générale,
et que, même lord Palmerston tombé, toutes choses soient, entre les
deux pays, aussi faciles et aussi gracieuses que dans nos temps
d'intimité.» Rien de plus fondé que cette dernière réflexion; mais M.
Guizot ne la faisait-il pas un peu tard?

[Note 20: M. Léon Faucher, qui était cependant ami de l'Angleterre,
écrivait à M. Reeve, le 14 août 1841: «Je suis effrayé des progrès que
fait chez nous la haine de l'Angleterre.» Et, le 24 août, il écrivait
encore à un autre Anglais, en parlant de lord Palmerston: «Croyez-moi,
cet écervelé a fait plus de mal à l'Europe que des années de guerre.
Il a rendu le nom anglais suspect et odieux à la France. Il a éveillé
ici des passions que nous avions combattues pendant quinze ans.»
(_Biographie et Correspondance_, t. I, p. 110 et 113.)]

[Note 21: M. Guizot devait le reconnaître un an plus tard, et il dira,
à la tribune, le 23 janvier 1843: «C'est le traité du 15 juillet 1840
qui a donné tout à coup aux traités de 1831 et de 1833 le caractère
qu'ils ont maintenant. C'est le traité du 15 juillet qui a créé le
sentiment public qui existe aujourd'hui et dont on ne s'était pas
douté pendant dix ans.»]

La discussion s'engagea à la Chambre des députés, le 22 janvier 1842.
M. Billault ouvrit le feu contre le droit de visite, montrant la
tradition de la politique française méconnue, la liberté des mers
livrée à la prépotence anglaise, le droit international mutilé, notre
marine découragée, nos intérêts commerciaux compromis. Habile,
incisif, spécieux, il eut du succès; ce genre de questions convenait
mieux à son talent d'avocat que les débats plus généraux. M. Dupin
l'appuya avec sa verve familière qui agissait toujours sur une
certaine fraction de la majorité. Puis, ce fut M. Thiers qui, devant
l'importance inattendue prise par la question, se déclara adversaire
du droit de visite, au risque de se faire rappeler qu'il était
ministre lors de la convention de 1833; l'homme d'État eût dû se
demander s'il était avantageux à la France de la jeter dans un nouveau
conflit; mais l'opposant avait entrevu une chance de faire échec au
ministère, cela lui faisait oublier tout le reste. Le second jour,
l'attaque fut continuée par MM. Berryer, Odilon Barrot et l'amiral
Lalande. M. Guizot, presque seul, tint tête aux assaillants avec
courage et talent; il prit plusieurs fois la parole; mais vainement
rappelait-il les précédents; vainement démontrait-il que, si des abus
se produisaient, le gouvernement serait armé contre eux; vainement
essayait-il d'intéresser les sentiments libéraux et généreux de ses
auditeurs à la répression d'un trafic infâme,--il sentait lui-même,
non sans surprise, que sa parole ne portait pas, qu'elle se heurtait à
des préventions plus fortes. «J'ai souvent combattu des impressions
populaires, écrivait-il au sortir de ce débat, jamais une impression
plus générale et plus vive que celle qui s'est manifestée contre le
droit de visite, auquel personne n'avait pensé depuis dix ans qu'il
s'exerçait.» Le fait le plus grave était que l'opposition ne se
manifestait pas seulement sur les bancs de la gauche et du centre
gauche: elle gagnait visiblement la majorité. Dans cette dernière
partie de l'Assemblée, l'appel aux ressentiments contre l'Angleterre
rencontrait de l'écho, et l'on croyait utile de montrer à tous que le
pays n'avait pas le pardon aussi facile que ses gouvernants.
D'ailleurs, les mêmes députés qui eussent été le plus épouvantés de
voir la France jetée dans le moindre conflit, étaient bien aises, une
fois rassurés sur ce danger par la sagesse des ministres, de ne pas
laisser à la gauche seule l'avantage de paraître partager les
susceptibilités nationales. Les préventions populaires, avec
lesquelles ils devaient être prochainement aux prises dans les
élections générales, les préoccupaient plus que les embarras
diplomatiques dont leur manifestation pourrait être la cause: ce
serait affaire au cabinet de se tirer de ces embarras, et, si par
crainte de ses successeurs on ne voulait pas renverser M. Guizot, on
s'inquiétait peu de lui rendre la vie désagréable.

Malgré tout, le ministre n'aurait-il pas pu enlever d'autorité le vote
de la Chambre et écarter ainsi, dès le début, une difficulté qui
devait devenir si grosse? Quelques-uns l'ont cru, même parmi ses
adversaires les plus ardents. À leur avis, si le ministère avait
résolument posé la question de confiance, en déclarant qu'après avoir
fait signer une convention il ne pouvait lui-même la déchirer, la
majorité eût suivi, bon gré, mal gré, et l'amendement de M. Billault
eût été rejeté[22]. C'est ce qu'aurait peut-être tenté Casimir Périer.
M. Guizot n'osa pas. Il ne se sentait pas l'autorité que donnait à
Périer le péril de 1831, et il ne voulait pas risquer, sur une
question après tout secondaire, l'existence d'un cabinet dont la chute
eût compromis tant de grandes causes. D'ailleurs, il n'était pas, dans
ses rapports avec ses partisans, le ministre impérieux et dominateur
dont l'accent de sa parole donnait parfois l'idée. Bien plus disposé à
ménager leurs préjugés qu'à les brusquer, combien de fois, au cours de
son administration, il devait sacrifier ses vues personnelles,
souvent les plus hautes et les meilleures, à la crainte de voir se
disloquer par quelque côté cette majorité qu'il savait lui être
nécessaire et dont il connaissait l'inconsistance! «M. Guizot, disait
un jour sir Robert Peel, fait beaucoup de concessions à ses amis; moi,
je n'en fais qu'à mes adversaires.»

[Note 22: Telle est l'affirmation très nette de M. Duvergier de
Hauranne. (_Notes inédites._)]

Dès que le ministère ne posait pas la question de confiance, il
n'était pas douteux que le vote serait une manifestation contre le
droit de visite. Ne pouvant empêcher cette manifestation, les amis de
M. Guizot se flattèrent qu'elle aurait moins le caractère d'un succès
de l'opposition et d'un blâme contre le cabinet, si la rédaction
adoptée par la Chambre émanait d'un membre de la majorité. En
conséquence, un ministériel notoire, M. Jacques Lefebvre, proposa,
avec l'assentiment unanime de la commission de l'adresse, un
amendement proclamant, comme celui de M. Billault, «la nécessité de
préserver de toute atteinte les intérêts du commerce et l'indépendance
du pavillon»; la seule différence était qu'on y avait inséré le mot de
«confiance». Cette démarche ne se fit évidemment pas à l'insu et
contre la volonté du ministère: mais nous doutons que M. Guizot ait
connu à l'avance et approuvé le commentaire apporté à la tribune par
M. Jacques Lefebvre. Celui-ci fit valoir que sa rédaction était celle
qui condamnait le plus absolument tout droit de visite, et il exprima
le voeu, non seulement que la convention de 1841 ne fût pas ratifiée,
mais aussi «que celles de 1831 et de 1833 cessassent, le plus tôt
possible, d'être mises à exécution». Il détermina ainsi les membres de
la gauche à abandonner leur amendement et à se rallier au sien;
c'était évidemment son but; mais pensait-il à la situation où un tel
commentaire mettait M. Guizot?

Si le ministre déclarait repousser l'amendement, il désavouait ses
amis; s'il l'acceptait, il se désavouait lui-même. En cet embarras, il
sut du moins garder la dignité et la fierté de son attitude oratoire.
Il ne combattit pas l'amendement, mais ne promit pas de s'y soumettre.
«Quelle que soit la difficulté que j'éprouve, dit-il, un double devoir
m'appelle impérieusement à cette tribune: le premier, envers une
grande et sainte cause que j'ai toujours défendue et que je ne
déserterai pas aujourd'hui; le second, envers la couronne que j'ai
l'honneur de représenter sur ces bancs et dont je ne livrerai pas les
droits.» Pour remplir le premier de ces devoirs, il défendit, une fois
de plus, le principe du droit de visite, sans reculer devant le flot
grossissant des préventions contraires; il soutint avec force que la
convention signée par lui ne portait pas atteinte à la liberté des
mers. «Les mers, dit-il, restent libres comme auparavant; il y a
seulement un crime de plus inscrit dans le code des nations, et il y a
des nations qui s'engagent à réprimer en commun ce crime réprouvé par
toutes. Le jour où toutes les nations auront contracté ce même
engagement, le crime de la traite disparaîtra. Et ce jour-là, les
hommes qui auront poursuivi ce noble but à travers les orages
politiques et les luttes des partis, à travers les jalousies des
cabinets et les rivalités des personnes, les hommes, dis-je, qui
auront persévéré dans leur dessein, sans s'inquiéter de ces accidents
et de ces obstacles, ces hommes-là seront honorés dans le monde, et
j'espère que mon nom aura l'honneur de prendre place parmi les leurs.»
Puis, abordant un autre ordre d'idées, le ministre ajoutait: «J'ai
aussi à défendre la cause des prérogatives de la couronne. Quand je
parle des prérogatives de la couronne, je suis modeste, messieurs, car
je pourrais dire aussi que je viens défendre l'honneur de mon pays.
C'est l'honneur d'un pays que de tenir sa parole.» Il rappela alors
comment, en 1838, la France, «après y avoir bien pensé sans doute»,
avait, de concert avec l'Angleterre, proposé aux autres puissances de
faire une nouvelle convention pour l'extension du droit de visite,
comment cette convention avait été conclue. «À la vérité, disait-il,
le traité n'est pas encore ratifié, et je ne suis pas de ceux qui
regardent la ratification comme une pure formalité à laquelle on ne
peut d'aucune façon se refuser quand une fois la signature a été
donnée; la ratification est un acte sérieux, un acte libre; je suis le
premier à le proclamer. La Chambre peut donc jeter dans cette affaire
un incident nouveau; elle peut, par l'expression de son opinion,
apporter un grave embarras, je ne dis rien de plus, un grave embarras
à la ratification. Mais, dans cet embarras, la liberté de la couronne
et de ses conseillers reste entière, la liberté de ratifier ou de ne
pas ratifier le nouveau traité, quelle qu'ait été l'expression de
l'opinion de la Chambre. Sans doute, cette opinion est une
considération grave et qui doit peser dans la balance; elle n'est pas
décisive, ni la seule dont il y ait à tenir compte. À côté de cette
considération, il y en a d'autres, bien graves aussi; car il y a peu
de choses plus graves pour un gouvernement que de venir dire à
d'autres puissances avec lesquelles il est en rapport régulier et
amical: «Ce que je vous ai proposé, il y a trois ans, je ne le ratifie
pas aujourd'hui; vous l'avez accepté à ma demande; vous avez fait
certaines objections; vous avez demandé certains changements; ces
objections ont été accueillies, ces changements ont été faits, nous
étions d'accord; n'importe, je ne ratifie pas aujourd'hui.»... Je le
répète en finissant: quel que soit le vote de la Chambre, la liberté
du gouvernement du Roi, quant à la ratification du nouveau traité,
reste entière; lorsqu'il aura à se prononcer définitivement, il pèsera
toutes les considérations que je viens de vous rappeler, et il se
décidera sous sa responsabilité.»

La Chambre ne contesta pas cette réserve si hautement formulée au nom
du gouvernement, mais elle n'en persista pas moins, de son côté, à se
prononcer contre le nouveau traité, et telle était la force du
mouvement, que l'amendement de M. Jacques Lefebvre fut adopté à la
presque unanimité. Le _Journal des Débats_ chercha tout de suite à
atténuer la portée politique de ce vote: «La Chambre, dit-il, a voulu
seulement donner au ministère un avertissement amical et bienveillant;
c'est pour cela qu'elle a écarté ceux qui voulaient non pas avertir le
ministère, mais le blâmer. Le vote n'a donc en définitive ni avancé ni
reculé les affaires de l'opposition.» Naturellement, ce n'était pas
l'avis des journaux de gauche, qui célébrèrent bruyamment ce qu'ils
appelaient la défaite du cabinet, affectèrent de croire que M. Guizot
ne pouvait pas rester un jour de plus au pouvoir et lui rappelèrent
l'exemple du duc de Broglie, donnant sa démission, en 1834, aussitôt
après que la majorité s'était prononcée contre le traité des 25
millions. À juger les choses de sang-froid et sans parti pris, on ne
pouvait contester que le vote de l'amendement de M. Jacques Lefebvre
ne fût un échec pour le cabinet: celui-ci en sortait affaibli.
Toutefois, dans les conditions où ce vote avait été émis, il
n'impliquait pas de la part de la Chambre la volonté de renverser le
ministère, et n'obligeait pas ce dernier à céder la place à ses
adversaires.


VI

Si l'opposition n'avait eu d'autre but que de mettre le ministère dans
l'embarras, sans s'inquiéter de savoir si, du même coup, elle ne
mettait pas le pays en péril, elle pouvait se féliciter des premiers
résultats de sa campagne. Quelle situation, en effet, pour le cabinet!
Refuser de ratifier à la date fixée une convention que notre
gouvernement avait non seulement acceptée, mais proposée, c'était
exposer la France à un conflit avec l'Europe justement blessée d'un
tel manque de parole. Ratifier une convention contre laquelle la
presque unanimité de la Chambre venait de se prononcer, c'était
exposer le cabinet à un conflit parlementaire où il eût sûrement
succombé. Le problème paraissait insoluble. Autour de M. Thiers, on
disait, en se frottant les mains: «M. Guizot ne s'en tirera pas.»

Il devait cependant s'en tirer, non pas tout de suite, mais après une
longue négociation qui mérite d'être citée comme un chef-d'oeuvre de
patiente et prudente habileté. M. Guizot, qui, en 1840, lors de son
ambassade à Londres, ne savait qu'imparfaitement la diplomatie,
l'avait apprise depuis par la pratique même de ces affaires étrangères
qu'il dirigeait depuis plus d'une année, au milieu des circonstances
les plus difficiles. Il convient aussi de noter, dans cette sorte
d'éducation complémentaire de l'homme d'État, l'influence d'une femme
dont nous avons déjà eu plusieurs fois l'occasion de prononcer le nom:
madame de Lieven. Son mari, titulaire de l'ambassade de Russie à
Londres de 1812 à 1834, y avait tenu peu de place; la princesse, au
contraire, avait été tout de suite fort en vue. C'était une grande
dame et une femme d'esprit, peu jolie, mais pleine d'aisance et de
bonne grâce, causeuse habile et charmante, très recherchée dans les
salons et ayant su s'en créer un. Toujours en quête d'informations
que, de Londres, elle adressait directement au Czar et à la Czarine,
elle témoignait pour les grandes et les petites affaires de la
politique une curiosité passionnée qui la faisait parfois soupçonner
de cabale et d'intrigue. Quand son mari fut rappelé, en 1834, elle
trouva grand accueil à Saint-Pétersbourg; l'empereur Nicolas se
plaisait à l'entretenir. Cette faveur ne suffit pas cependant à lui
rendre supportable le séjour en Russie; elle avait la nostalgie de
l'Occident et obtint la permission d'y retourner. Après un court
passage en Italie, où elle perdit son mari, elle vint s'établir à
Paris. À peine arrivée, on la voit, au commencement de 1836, occupée,
avec madame de Dino qu'elle avait connue à Londres, à renverser le duc
de Broglie et à pousser M. Thiers à sa place. Ce dernier la fréquenta
pendant sa courte administration, du 22 février au 6 septembre 1836.
Peu après, M. Guizot devenait le familier de ce salon où l'on
cherchait à attirer tous les hommes politiques considérables; bientôt
même, l'affection qu'il témoignait et qui lui était rendue lui fit une
situation à part entre tous les amis de la maison: on eût dit un autre
Chateaubriand auprès d'une autre madame Récamier. Quel attrait avait
donc pu rapprocher de l'habile et remuante mondaine l'austère et grave
doctrinaire? En tout cas, l'âge de l'une[23], à défaut du caractère de
l'autre, écartait toute interprétation malicieuse. Après la formation
du ministère du 29 octobre 1840, la liaison, loin de se relâcher, fut
encore plus étroite et plus affichée; le ministre allait d'ordinaire
chez la princesse trois fois par jour, avant la séance de la Chambre,
en en revenant et dans la soirée. Il y donnait des rendez-vous et s'y
faisait apporter les pièces à signer. Étrange spectacle que celui de
cette intimité notoire entre le principal dépositaire de tous nos
secrets d'État et une étrangère qui, naguère encore, jouait un des
premiers rôles dans la diplomatie d'un souverain hostile à la France!
Disons tout de suite que les inconvénients qui semblaient à craindre
ne se produisirent pas; madame de Lieven fut une amie fidèle et sûre.
Ajoutons que si elle trouva dans ce commerce une occasion de
satisfaire la curiosité politique qui avait été la passion de toute sa
vie, elle apporta à son ami quelque chose en échange. Au milieu d'un
salon où passaient tous les représentants de cette haute diplomatie
européenne, jusqu'alors peu accessible aux hommes de Juillet, dans
cette compagnie d'une ancienne ambassadrice qui avait vu de près,
depuis 1812, tant d'hommes et d'événements, sous l'influence d'une
femme supérieure qui possédait au plus haut degré ce je ne sais quoi
que l'habitude du grand monde et aussi la délicatesse féminine
ajoutent si heureusement à l'habileté politique, M. Guizot, ministre,
trouvait ce que, jeune homme de souche bourgeoise et huguenote, il
n'avait pas reçu de sa famille, ce que, professeur et écrivain, il
n'avait pas rencontré dans les livres, ce que, chef de parti, il
n'avait pu acquérir dans les luttes du parlement. Aussi n'est-il pas
téméraire de supposer que les qualités toutes nouvelles de souplesse
adroite, de mesure, de nuance, qui firent, à cette époque, du puissant
orateur un négociateur éminent, un incomparable rédacteur de dépêches
et de lettres diplomatiques, sont dues, en grande partie, à ses
rapports avec madame de Lieven.

[Note 23: La princesse de Lieven était née en 1784.]

Tout habile que fût devenu M. Guizot, il n'eût probablement pas réussi
à éviter un éclat, s'il eût été en face de lord Palmerston[24]. Mais,
grâce à Dieu, ce dernier était, depuis le mois d'août 1841, remplacé
par lord Aberdeen. Sans en être encore à l'«entente cordiale», le
nouveau secrétaire d'État désirait vivre en bons termes avec la
France. Chose singulière! Nous eussions eu tout à craindre du ministre
appartenant à ce parti whig qui avait, depuis si longtemps, inscrit
l'alliance française sur son programme, et nous avions beaucoup à
espérer du ministre tory qui, par les principes de son parti et même
par les souvenirs de sa propre existence, semblait préparé à être
notre ennemi[25]. L'explication est dans le caractère des deux hommes.
On connaît celui de lord Palmerston. Lord Aberdeen formait avec lui,
presque sur tous les points, un absolu contraste: esprit très mesuré,
très libre; fidèle aux traditions de son pays, supérieur à ses
routines et à ses préjugés; possédant cette qualité rare chez tous,
particulièrement chez un Anglais, de se mettre à la place de ceux avec
qui il traitait, de comprendre leurs idées, leur situation, et d'en
tenir compte; sachant écouter la contradiction, sans éprouver le
besoin d'argumenter; discutant le moins possible, toujours sans
aigreur contre son interlocuteur ni souci de sa propre personnalité;
aimant mieux dénouer les difficultés que de prouver qu'il avait
raison; répugnant aux procédés tranchants, aux partis extrêmes, et
préférant les transactions patiemment poursuivies; d'une droiture
suprême qui inspirait tout de suite confiance à ceux avec lesquels il
traitait[26]; portant dans la politique, à un degré vraiment
inaccoutumé, le sentiment, le scrupule de l'équité; réservé, grave, un
peu triste au premier abord, tendre dans l'intimité; sincèrement
modeste, sans recherche de son succès particulier; moins en vue que
d'autres au regard de la foule, mais de grande influence dans le
conseil; peu populaire, mais très considéré. Ce fut une bonne fortune,
pour M. Guizot et pour la France, que la présence d'un tel homme, en
un pareil moment, à la tête du _Foreign office_.

[Note 24: Dans les premiers mois de 1842, on disait couramment à
Londres que si lord Palmerston avait été encore au pouvoir, on
n'aurait pas échappé à la guerre avec la France. (_The Greville
Memoirs_, second part, vol. II, p. 82.)]

[Note 25: Dès 1813, lord Aberdeen avait joué l'un des premiers rôles
diplomatiques dans la coalition contre la France. Tel était ce passé,
que M. Greville se croyait fondé à écrire, le 13 janvier 1842: «Toutes
les prédilections de lord Aberdeen sont antifrançaises, et il n'oublie
jamais ses anciennes attaches avec les Alliés.» (_The Greville
Memoirs_, second part, vol. II, p. 74.)]

[Note 26: «Nous sommes destinés à nous revoir souvent, disait lord
Aberdeen au chargé d'affaires de France: croyez tout ce que je vous
affirmerai, jusqu'au moment où je vous aurai trompé en quoi que ce
soit; dès lors, ne me croyez plus du tout.»]


VII

Au sortir de la séance où avait été voté l'amendement de M. Jacques
Lefebvre, M. Guizot ne se rendait peut-être pas compte à quel point le
droit de visite était définitivement condamné; toutefois, comprenant
l'impossibilité de ratifier au jour fixé la convention signée le 20
décembre 1841, il écrivit aussitôt à son ambassadeur à Londres[27]:
«Tenez pour certain que, dans l'état des esprits, nous ne pourrions
donner aujourd'hui la ratification pure et simple, sans nous exposer
au plus imminent danger. J'ai établi la pleine liberté du droit de
ratifier. J'ai dit les raisons de ratifier. Je maintiens tout ce que
j'ai dit. Mais à quel moment pourrons-nous ratifier sans compromettre
des intérêts bien autrement graves, c'est ce que je ne saurais fixer
aujourd'hui.»

[Note 27: Pour la négociation qui va suivre, je me suis principalement
servi des documents cités par M. Guizot dans ses _Mémoires_, t. VI, p.
157 et suiv.]

Outre-Manche, la surprise et l'irritation furent grandes. On était
dépité de voir remettre en question une affaire que l'on croyait finie
et à laquelle on attachait beaucoup d'importance. On se demandait, non
sans inquiétude, s'il n'y avait pas là un coup monté avec les
États-Unis, depuis longtemps réfractaires au droit de visite; à ce
moment même, le gouvernement britannique négociait sur ce point avec
le cabinet de Washington, et il avait compté, pour vaincre sa
résistance, sur l'exemple de l'Europe adhérant tout entière à la
convention de 1841. Enfin, les Anglais se sentaient blessés d'être
l'objet de tant de méfiances et de ressentiments. «Les symptômes de la
société sont graves ici, écrivait de Londres M. de Sainte-Aulaire;
l'opinion qu'on entretient en France une haine violente contre
l'Angleterre se développe et provoque la réciprocité.» Si porté que
fût lord Aberdeen vers la conciliation, il déclara tout d'abord à
notre ambassadeur «que ce qui se passait dans les Chambres françaises
ne le regardait pas, qu'il tenait le traité pour ratifié, parce que ni
délai ni refus n'était supposable», et il ajouta que «la Reine
parlerait dans ce sens à l'ouverture de son parlement». En effet, le 3
février 1842, le discours de la couronne annonça la conclusion du
traité, sans paraître prévoir qu'aucune difficulté pût être soulevée
pour la ratification. C'est que le ministre anglais avait, tout comme
le ministre français, à compter avec l'opinion de son pays. Les whigs
étaient aux aguets; lord Palmerston voyait venir avec joie un gros
embarras pour ses successeurs et une occasion de batailler contre le
gouvernement du roi Louis-Philippe, de lui «jeter le gant de la
défiance[28]»; dès le 8 février, il souleva la question à la Chambre
des communes; pour cette fois, le ministère se déroba en faisant
observer que le terme fixé pour les ratifications n'était pas arrivé:
mais une telle réponse ne pouvait servir longtemps encore. Lord
Aberdeen ne se sentait pas seulement surveillé par l'opposition: dans
le sein même du cabinet tory, plusieurs ministres témoignaient envers
notre pays des dispositions fort peu traitables. Quant au «premier»,
sir Robert Peel, il était sans doute d'accord avec le secrétaire
d'État des affaires étrangères pour vouloir sincèrement la paix et la
justice dans les rapports avec la France; mais cet esprit honnête
était facilement inquiet et soupçonneux; tout occupé de la politique
intérieure qu'il menait supérieurement, il n'apportait pas dans les
questions étrangères d'idées arrêtées et personnelles; par suite, il
ne se défendait pas toujours assez, en ces matières, contre les
impressions passagères du public, surtout contre ses susceptibilités
et ses préventions.

[Note 28: BULWER, _Life of Palmerston_, t. III, p. 87.]

Dans les cours du continent, l'impression ne fut pas aussi vive qu'à
Londres; on y était beaucoup moins chaud pour le droit de visite.
Toutefois, notre conduite provoquait des réflexions désobligeantes. M.
de Metternich déclarait que notre refus de ratifier «présentait un
côté vraiment ridicule»: «On a vu, ajoutait-il, des cours se refuser à
ratifier un arrangement qui leur avait été imposé par des
circonstances indépendantes de leur volonté; mais le cas présent est,
sans exception, le premier dans lequel un gouvernement recule devant
l'accomplissement d'un arrangement que non seulement il a sollicité
lui-même, mais au concours duquel il a invité d'autres cours; une
situation pareille ne peut être que la suite d'une légèreté
compromettante et qui écarte la confiance[29].»

[Note 29: Lettre au comte Apponyi, 4 mars 1842. (_Mémoires de
Metternich_, t. VI, p. 613.)]

M. Guizot ne se laissa pas intimider par ces mécontentements, tout en
faisant son possible pour les apaiser. Il maintint très nettement, en
droit, la faculté de refuser la ratification, et fit valoir, en fait,
pour expliquer un ajournement, les manifestations qui s'étaient
produites en France. Ce dernier argument était à la vérité délicat à
employer. «Prenez garde, lui faisait dire le cabinet britannique, ce
sont là des motifs qui peuvent avoir pour vous une valeur
déterminante, mais qu'il ne faut pas nous appeler à apprécier, car ils
sont très injurieux pour nous. On est parvenu à persuader en France
que nous sommes d'abominables hypocrites, que nous cachons des
combinaisons machiavéliques sous le manteau d'un intérêt d'humanité.
Vous vous trouvez dans la nécessité de tenir grand compte de cette
clameur, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en ne
nous montrant pas offensés; mais si vous venez, à la face de l'Europe,
nous présenter officiellement ces inculpations comme le motif
déterminant de votre conduite, nous ne pouvons nous dispenser de les
repousser.» Il fallait donc user de grandes précautions pour que les
pourparlers ne dégénérassent pas en récriminations. M. Guizot s'y
appliqua et y réussit; il ne lui était pas inutile de pouvoir rappeler
qu'il ne partageait pas et qu'il avait combattu jusqu'à la dernière
heure les préventions dont il était obligé de tenir compte. Du reste,
voyant bien que l'état des esprits des deux côtés rendait pour le
moment toute solution impossible, il évitait soigneusement de
précipiter les choses. «Ne demandez rien, ne pressez rien, écrivait-il
à son ambassadeur à Londres. Le temps est ce qui nous convient le
mieux: c'est du temps qu'il nous faut, le plus de temps possible.
Prenez ceci pour boussole.»

Cependant, le 20 février 1842, jour fixé par la convention pour
l'échange des ratifications, approchait. Si désireux qu'il fût d'user
de ménagements, M. Guizot ne voulut laisser aucun doute sur ses
intentions: «Voici nos points fixes, mandait-il, le 17 février, à M.
de Sainte-Aulaire: 1º Nous ne pouvons donner aujourd'hui notre
ratification; 2º nous ne pouvons dire à quelle époque précise nous
pourrons la donner. Certaines modifications, réserves et clauses
additionnelles sont indispensables pour que nous puissions la donner.»
Ceci nettement indiqué, notre ministre se hâtait d'ajouter: «Cherchez
avec lord Aberdeen les formes qui peuvent le mieux lui convenir. Je
vous ai indiqué nos points fixes. Tout ce que nous pourrons faire,
dans ces limites, pour atténuer les embarras de situation et de
discussion que ceci attire au cabinet anglais, nous le ferons, et nous
comptons, de sa part, sur la même disposition.»

M. Guizot n'avait pas tort d'y compter. Revenu de sa première
surprise, le chef du _Foreign office_ montrait son habituel esprit de
modération. Au jour fixé, le 20 février, les plénipotentiaires de
l'Angleterre, de la Russie et de l'Autriche échangèrent les
ratifications de leurs cours; on se borna à constater que notre
plénipotentiaire n'avait pas apporté celle de son gouvernement, et
l'on stipula que le «protocole resterait ouvert pour la France». Le
tout dit, du reste, très brièvement, avec le souci d'éviter, de part
et d'autre, toute parole blessante. Même préoccupation dans la
communication faite, le 21 février, par lord Aberdeen à la Chambre des
lords: «Je regrette, dit-il, de ne pas pouvoir annoncer à la Chambre
que la France ait ratifié le traité; je ne saurais même dire à quelle
époque on peut espérer cette ratification. Vos Seigneuries
connaissent la nature des motifs qui ont engagé le gouvernement
français à suspendre cette ratification; je crois de mon devoir de ne
rien dire et de ne rien faire de nature à soulever la moindre
difficulté... J'espère que le temps viendra bientôt où les causes,
auxquelles je ne fais pas aujourd'hui plus ample allusion, cesseront
d'exister, et alors le traité recevra la conclusion que vous désirez.»
Sir Robert Peel s'exprima avec les mêmes ménagements, à la Chambre des
communes. M. Guizot se déclara satisfait: «La rédaction du protocole,
écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, le 27 février, est bonne, et la
situation aussi bonne que le permettent les embarras qu'on nous a
faits... Je compte sur le temps et sur l'esprit de conciliation. Nous
n'avons qu'à nous louer du langage tenu à Londres dans le parlement;
il a été plein de mesure et de tact. Je craignais une discussion qui
vînt aggraver ici l'irritation et mes embarras. Je puis, au contraire,
me prévaloir d'un bon exemple. J'en suis charmé.» On était, sans
doute, encore loin du but; mais on venait de franchir, sans accident,
un premier défilé.


VIII

En ajournant la ratification à une date indéterminée, M. Guizot
s'était flatté que l'opinion, bientôt apaisée ou distraite, se
montrerait moins rebelle à accepter la convention tant soit peu
mitigée. Mais les semaines s'écoulaient, et rien ne venait réaliser
cet espoir: tout au contraire, un observateur clairvoyant et de
sang-froid écrivait, en avril 1842: «Les esprits se montent de plus en
plus sur la question du droit de visite... On a rarement vu un
entraînement aussi unanime et qui, dans son exagération, ait autant
l'apparence d'un mouvement national[30].» Dans tous les journaux de la
gauche et de la droite légitimiste, ce n'était qu'un cri contre
l'Angleterre et contre le cabinet qui livrait à cette dernière les
intérêts et l'honneur de la France. Certaines feuilles conservatrices,
comme la _Presse_, ne se montraient pas moins véhémentes contre la
convention. Le _Journal des Débats_, à peu près seul, se mettait en
travers de ce mouvement; encore n'osait-il pas défendre trop
ouvertement une cause si impopulaire. On racontait au public, avec
indignation, les prétendus outrages commis par les croiseurs
britanniques contre nos bâtiments de commerce. Le plus souvent, les
faits étaient faux ou ridiculement exagérés; mais l'état de l'opinion
ne permettait guère de faire accueillir une rectification. Dans les
deux Chambres, l'opposition, secondée quelquefois par M. Molé et par
ses amis, saisissait toutes les occasions de recommencer le débat et
de remettre M. Guizot sur la sellette[31]. Le ministre faisait tête,
avec un talent admiré de ceux mêmes qu'il ne parvenait pas à
convaincre. Sans retirer ce qu'il avait dit du fond même de la
question, il s'exprimait sur la ratification en termes qui lui
paraissaient devoir satisfaire la Chambre: «Quand le moment de la
ratification est arrivé, disait-il le 28 février, la couronne, d'après
les conseils de son cabinet, et du ministre des affaires étrangères en
particulier, a chargé son ambassadeur à Londres de déclarer qu'elle ne
croyait pas devoir ratifier maintenant le traité; elle a dit de plus
qu'elle ne pouvait faire connaître à quelle époque elle croirait
pouvoir le ratifier: enfin, elle a fait des réserves et proposé des
modifications au traité.» Si nettes que fussent ces paroles,
l'opposition ne s'en contentait pas: affectant d'y soupçonner une
équivoque et de redouter une collusion avec l'Angleterre, elle
harcelait le ministre, le pressait d'interrogations malveillantes, le
contraignait à renouveler ses déclarations, à les préciser, à
s'engager plus avant dans le sens d'un refus de ratification, à
atténuer la réserve qu'à l'origine il avait faite du droit de la
couronne[32].

[Note 30: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

[Note 31: Discussion du 28 février, des 12 et 20 mai 1842, à la
Chambre des députés; du 11 avril et du 18 mai, à la Chambre des
pairs.]

[Note 32: Le 11 avril 1842, à la Chambre des pairs, M. Guizot
insistait sur ce qu'il avait déclaré à l'Angleterre «ne prendre aucun
engagement, ni direct ni indirect, de ratifier purement et simplement
le traité à aucune époque quelconque». Le 17 mai, dans la même
assemblée, après avoir rappelé que «la ratification actuelle avait été
positivement refusée», il ajoutait: «Maintenant on a dit, non pas dans
cette enceinte, mais ailleurs: C'est la présence des Chambres qui a
empêché; qui empêche encore la ratification du traité; quand les
Chambres seront éloignées, le traité sera ratifié. Messieurs, je
serais tenté de prendre ces paroles pour une injure à mon bon sens...
Ce n'est point votre présence matérielle, c'est votre opinion, c'est
votre sentiment, c'est votre voeu connu qui influe sur le gouvernement
et qui influera tout aussi bien après votre départ qu'aujourd'hui.» Le
20 mai, à la Chambre des députés, le ministre reconnaissait qu'il
s'agissait non seulement de modifier la convention de 1841, mais de
revenir sur le principe du droit de visite: «Ne croyez pas, disait-il,
quand le débat s'est élevé, quand j'ai vu devant moi l'opinion des
Chambres et du pays, que j'aie méconnu sa gravité: j'ai bien vu qu'il
y avait là autre chose encore que le traité de 1841; que les
conventions de 1831 et de 1833 allaient aussi être mises en question.»
Toutefois, il veillait à ne pas se laisser entraîner trop loin; il
disait dans le même discours: «On m'a demandé: Avez-vous l'intention
de ratifier le traité tel qu'il est? J'ai répondu catégoriquement:
Non, et je renouvelle ma réponse. Maintenant on me dit:
Ratifierez-vous jamais un traité quelconque, quelle que soit la
situation, quelles que soient les modifications qu'on pourrait y
apporter? Comment voulez-vous que je réponde? C'est absolument
impossible... Il y a là une multitude d'éléments que le temps peut
féconder, dont le temps peut faire sortir quelque chose de
raisonnable, quelque chose d'utile et d'honorable pour le pays, et en
même temps quelque chose de favorable à l'abolition, à la répression
de la traite. Voilà ce que nous voulons, ce que nous pouvons
attendre, ce qu'il est de notre devoir d'attendre.»]

Telle était la singulière difficulté de la tâche du ministre qu'en
s'occupant de contenter son parlement, il risquait de blesser les
puissances avec lesquelles il négociait. Il lui fallait toutes les
qualités de souplesse, de sûreté et de mesure, qu'avait acquises sa
parole, pour se mouvoir en équilibre entre ces exigences
contradictoires. Son langage n'était pas moins surveillé à Londres
qu'à Paris: seulement, c'était à un point de vue absolument opposé. On
venait d'en avoir la preuve dans un incident étranger au droit de
visite. Le 19 janvier 1842, au cours de la discussion de l'adresse, M.
Guizot, répondant à ceux qui lui reprochaient d'avoir «abaissé» la
politique française, avait rappelé l'énergie victorieuse avec
laquelle, à ce moment même, était conduite la guerre d'Afrique; il
ajoutait qu'en Europe personne n'avait plus la pensée de contester
notre établissement algérien, et il citait à l'appui une dépêche de M.
de Sainte-Aulaire, en date du 4 octobre 1841. D'après cette dépêche,
notre ambassadeur à Londres ayant eu occasion de déclarer à lord
Aberdeen que «la sûreté de nos possessions d'Afrique était pour nous
un intérêt de premier ordre», le secrétaire d'État lui avait dit: «Je
suis bien aise de m'expliquer nettement avec vous sur ce sujet;
j'étais ministre en 1830, et, si je me reportais à cette époque, je
trouverais beaucoup de choses à dire; mais je prends les affaires en
1841 et telles que me les a laissées le précédent ministère: je
regarde donc votre position à Alger comme un fait accompli contre
lequel je n'ai plus à élever aucune objection.» Un tel langage était
d'autant plus remarquable de la part de lord Aberdeen, que, dans
l'opposition, il avait pris l'habitude de faire, chaque année, une
motion pour protester contre notre conquête africaine. Aussi, après
avoir lu à la Chambre la dépêche de M. de Sainte-Aulaire, M. Guizot
s'écriait-il fièrement: «Est-ce là, messieurs, un symptôme de notre
abaissement?» L'opposition n'avait rien à répondre. Mais à peine le
discours fut-il connu outre-Manche qu'il y souleva une tempête. Les
journaux de lord Palmerston provoquèrent l'indignation nationale
contre le ministre britannique qui osait sanctionner l'usurpation
française en Afrique. Interpellé à ce sujet, le 4 mars 1842, sir
Robert Peel contesta, non la loyauté, mais l'exactitude du rapport
fait par M. de Sainte-Aulaire; et lord Aberdeen lui-même fit, le 7
mars, à la Chambre des lords, la déclaration suivante: «Je n'ai jamais
dit que je n'avais pas d'_objection_ à faire contre l'établissement
des Français à Alger, mais que je n'avais pas d'_observation_ à
présenter à ce propos, et que mon intention était de garder le
silence. J'ai compris qu'après dix années toute objection serait
aujourd'hui déplacée. De ce que je n'exprime aucune objection, il ne
s'ensuit pas que je n'aie l'idée d'aucune.» La distinction était un
peu subtile et trahissait quelque embarras; mais, en France, les
journaux d'opposition y virent surtout la gêne qui pouvait en résulter
pour le gouvernement français; ils firent grand bruit de ce qu'ils
appelaient un démenti outrageant, et proclamèrent que nos ministres
étaient trop humbles pour oser le relever. Si délicat que fût le
sujet, M. Guizot jugea nécessaire de s'en expliquer sans retard à la
tribune, et il saisit l'occasion du débat sur les fonds secrets, le 10
mars 1842. Avec un heureux mélange de fermeté et d'adresse, il sut à
la fois donner satisfaction au sentiment français et cependant ne pas
prolonger de tribune à tribune une controverse internationale qui se
fût vite envenimée. «Que lord Aberdeen, dit-il tout d'abord, ait
déclaré qu'il n'avait pas d'_objections_ ou d'_observations_ à faire,
j'avoue que la différence des deux mots me touche peu.» Puis il
ajouta: «Il y a déjà dix ans, messieurs, le premier peut-être, j'ai
dit à cette tribune: La France a conquis Alger, la France gardera sa
conquête. Les paroles que j'ai dites, il y a dix ans, je les répète
aujourd'hui; tout le monde les répète ou est bien près de les répéter.
Mais vous ne pouvez vous étonner qu'il ait fallu du temps pour en
venir là; vous ne pouvez empêcher que les conquêtes aient besoin de
temps... Eh bien, les paroles de lord Aberdeen à l'ambassadeur du Roi
n'ont pas été autre chose que la reconnaissance de la sanction
progressivement donnée par le temps à notre établissement en Algérie;
paroles prononcées à bonne intention, dans un esprit de bonne
intelligence et de paix, pour n'être pas obligé de reprendre, au bout
de dix ans, les mêmes réclamations, les mêmes contestations qui, en
1830, avaient été si vives. Ce sont ces explications spontanément
données qui m'ont été loyalement transmises par l'ambassadeur du Roi à
Londres. Qu'il y ait dans les termes telle ou telle variante, peu
importe. Entre hommes sérieux et sensés, c'est du fond des choses
qu'il s'agit. Je ne viens pas élever ici une discussion de mots; je
constate un grand fait, c'est que la France a conquis Alger, et que
déjà douze ans de possession ont amené l'homme d'État qui avait élevé
contre cette occupation les objections les plus graves, les
réclamations les plus vives, à prendre, en rentrant aux affaires, une
attitude toute différente et à garder sur cette question le même
silence qu'avait aussi gardé son prédécesseur. Quand un temps encore
plus long se sera écoulé,... vous verrez le cabinet anglais, comme les
autres cabinets, comme la Porte elle-même, faire des pas nouveaux, et
la sanction la plus complète, l'aveu de tout le monde viendra
consommer notre établissement d'Afrique... C'est l'histoire de toutes
les grandes mutations de territoire; le temps seul les consacre
irrévocablement.» En France, les opposants durent confesser qu'on ne
pouvait cette fois reprocher à M. Guizot d'avoir été timide; ils se
consolèrent par la pensée qu'une nouvelle contradiction viendrait
d'Angleterre. Leur peu patriotique espoir fut déçu: le langage de
notre ministre avait été assez habilement mesuré pour que lord
Aberdeen n'y trouvât rien à relever.

D'ailleurs, si M. Guizot savait ainsi, le cas échéant, dire ce
qu'exigeait la dignité nationale, il ne perdait pas de vue l'autre
partie de son rôle et ne manquait pas une occasion de prononcer des
paroles propres à calmer les susceptibilités britanniques. Chez lui,
l'orateur veillait toujours à ne pas desservir le négociateur, au
contraire. Ainsi, dans les nombreux débats auxquels donnait lieu
l'affaire du droit de visite, avait-il soin de se séparer avec éclat
de ceux qui «fomentaient des sentiments d'animosité» entre les deux
nations occidentales, et, rappelant la façon dont, lors de l'adresse,
il avait caractérisé leurs relations, il ajoutait: «Nous prenons au
sérieux ce que nous avons dit des bons rapports que nous entendons
entretenir avec la Grande-Bretagne aussi bien qu'avec les autres
puissances. Nous portons (et je suis sûr d'exprimer en ceci les
sentiments de la Chambre et du pays), nous portons une sincère estime
à la Grande-Bretagne et à son gouvernement; nous sommes avec elle dans
une paix véritable, dans une bonne intelligence réelle, et nous ne
souffrirons pas, autant qu'il dépendra de nous, que ces rapports, que
cette bonne intelligence soient troublés par la contagion de
l'animosité et de la crédulité populaire[33].»

[Note 33: Discours du 11 avril 1842, à la Chambre des pairs.]

Sans nul doute, M. Guizot se fût fait plus facilement applaudir en
évoquant les ressentiments, vieux ou récents, contre l'Angleterre.
Mais c'eût été mal servir l'intérêt de son pays. Il suffisait de
regarder au delà de nos frontières pour comprendre qu'une rupture
avec nos voisins d'outre-Manche eût rejeté la France dans le dangereux
isolement de 1840. Avec la Russie, nous étions en moins bons termes
que jamais. Au mois de novembre 1841, le représentant de cette
puissance à Paris était subitement parti en congé: le motif non avoué,
mais notoire, de ce départ était que le comte Pahlen, se trouvant
cette année le doyen des ambassadeurs, devait, en cette qualité,
présenter au Roi, le 1er janvier 1842, les hommages du corps
diplomatique, et que le Czar n'avait pas voulu lui voir jouer ce rôle.
Depuis 1830, le gouvernement français avait souvent laissé passer,
sans paraître s'en apercevoir, les mauvais procédés, les offensantes
boutades de Nicolas. Cette fois, il estima que le temps était enfin
venu de se montrer moins débonnaire et d'exiger plus de politesse[34].
Aussi ordonna-t-il tout de suite à M. Casimir Périer qui, en l'absence
de M. de Barante, faisait fonction de chargé d'affaires à
Saint-Pétersbourg, de se tenir renfermé dans son hôtel le jour de la
Saint-Nicolas, en alléguant simplement une indisposition. La leçon fut
sentie et parut fort déplaisante au Czar, qui, par voie de
représailles, prescrivit à la société de Saint-Pétersbourg de
suspendre toute relation mondaine avec le personnel de l'ambassade
française. On ne poussa pas les choses jusqu'à une rupture ouverte,
mais les ambassadeurs des deux cours ne retournèrent pas à leur poste,
et il n'y eut plus désormais, à Paris comme à Saint-Pétersbourg, qu'un
simple chargé d'affaires[35]. Le Czar ne se bornait pas à ces
manifestations mesquines. Sa diplomatie s'agitait pour transformer en
une quadruple alliance permanente, naturellement dirigée contre la
France, le lien temporaire noué entre les signataires du traité du 15
juillet 1840; sa thèse était que ce traité avait implicitement fait
revivre celui de Chaumont[36]. En Autriche, la prudence de M. de
Metternich se refusa à des démonstrations aussi provocantes; mais le
chancelier affirmait qu'au besoin les quatre puissances se
trouveraient unies contre la France de Juillet; le concours de
l'Angleterre à une telle oeuvre lui paraissait certain depuis
l'avènement du ministère tory. Quant à ce qu'il appelait la «prétendue
alliance entre les cours maritimes», il se félicitait de n'avoir plus
à compter avec elle et notait avec plaisir comment la première
difficulté sérieuse «avait mis un terme à une fantasmagorie qui, pour
n'avoir point de consistance, n'en avait pas moins pesé d'un grand
poids sur l'Europe[37]». À Berlin, dispositions plus malveillantes
encore. Déjà nous avons eu occasion de signaler l'animosité de
Frédéric-Guillaume IV contre notre pays et notre gouvernement[38]. Ce
prince éprouvait, au contraire, pour son beau-frère, l'empereur
Nicolas, une tendresse dévouée et presque mystique. Il aimait aussi
l'Angleterre, oubliait qu'elle était libérale, pour voir en elle «la
grande puissance évangélique». Il souffrait quand il la trouvait
engagée avec la France dans une alliance qui lui paraissait un
scandale et que, plus tard, il n'hésitera pas à qualifier
d'_incestueuse_[39]. Servir de lien entre les cours de Londres et de
Saint-Pétersbourg pour les unir dans une campagne contre la France
révolutionnaire, tel était son rêve le plus cher. Ce fut certainement
avec le dessein caché de travailler à le réaliser qu'il débarqua en
Angleterre, au mois de janvier 1842, c'est-à-dire au moment même où
éclatait en France l'opposition contre le droit de visite. Le prétexte
de son voyage était le baptême du jeune prince de Galles dont la reine
Victoria, sous l'influence allemande du prince Albert, lui avait
demandé d'être le parrain. Sollicité par notre ministre à Berlin de
passer par notre territoire et d'avoir, sur quelque point de la route,
une entrevue avec Louis-Philippe, Frédéric-Guillaume s'y était refusé,
par le motif que son déplacement n'avait aucun caractère politique.
Cette dernière considération ne l'empêcha pas, à Londres, dans ses
conversations avec les personnages influents, entre autres avec le
baron de Stockmar, confident de la Reine et du prince consort, de
prêcher la haine et le mépris de la France, «nation pourrie où il n'y
avait plus ni religion ni morale». Il entreprit notamment de démontrer
à M. de Stockmar, qui était en même temps le correspondant du roi
Léopold, l'avantage qu'aurait la Belgique à rompre avec la France pour
entrer dans la Confédération germanique; cette ouverture n'eut aucun
succès; elle n'en marque pas moins, chez le roi de Prusse, une
préoccupation de nous faire partout échec[40]. Telles étaient les
dispositions des trois grandes puissances continentales: c'est parce
que M. Guizot les connaissait qu'il ne voulait pas procurer à ces
puissances le plaisir d'une rupture entre la France et l'Angleterre.

[Note 34: Peu après, dans une lettre à M. de Flahault, alors notre
ambassadeur à Vienne, M. Guizot expliquait ainsi sa conduite: «Nous
nous sommes montrés, pendant dix ans, bien patients et faciles; mais,
en 1840, la passion de l'Empereur a évidemment pénétré dans sa
politique. L'ardeur avec laquelle il s'est appliqué à brouiller la
France avec l'Angleterre nous a fait voir ses sentiments et ses
procédés personnels sous un jour plus sérieux. Nous avons dû dès lors
en tenir grand compte. À ne pas ressentir ce qui pouvait avoir de tels
résultats, il y eût eu peu de dignité et quelque duperie. Une occasion
s'est présentée: je l'ai saisie. Nous n'avons point agi par humeur, ni
pour commencer un ridicule échange de petites taquineries. Nous avons
voulu prendre une position qui depuis longtemps eût été fort naturelle
et que les événements récents rendaient parfaitement convenable.»]

[Note 35: M. Guizot a raconté cet incident diplomatique en détail dans
la _Revue des Deux Mondes_ du 1er janvier 1861.]

[Note 36: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 558, 577 et 578,
582 à 586.]

[Note 37: _Ibid._]

[Note 38: Voy. ce que j'ai dit plus haut, t. IV, ch. IV, § X.--Ces
sentiments devaient persister, et, en 1853, M. de Moustier, ministre
de France à Berlin, écrivait: «Je ne puis m'ôter de l'esprit que le
roi Frédéric-Guillaume ne soit un des souverains de l'Europe qui
aiment le moins la France.» (Cité dans les _Souvenirs diplomatiques_
de M. Rothan.)]

[Note 39: Lettre adressée à M. de Bunsen, au début de la guerre de
Crimée.]

[Note 40: Cf. les études de M. Saint-René Taillandier sur le baron de
Stockmar et sur M. de Bunsen.]

Toutefois, notre ministre réussirait-il toujours à écarter cette
rupture? Les membres du cabinet britannique étaient surpris et blessés
de voir que l'opinion française, loin de s'apaiser avec le temps,
s'échauffait de plus en plus. Ils se demandaient s'il ne leur faudrait
pas se fâcher tout haut, pour ne pas s'aliéner le public anglais. M.
Désages écrivait à un de nos agents diplomatiques, le 30 juin 1842:
«L... me dit qu'on est très mécontent de nous à Londres; les Anglais
qui sont à Paris parlent de guerre et l'appellent à grands cris[41].»
Lord Aberdeen lui-même, malgré sa courtoisie et son esprit de
conciliation, manifestait, dans ses conversations avec le comte de
Jarnac qui remplaçait alors notre ambassadeur en congé, des
dispositions inquiétantes. Sir Robert Peel laissait voir plus
d'irritation encore. «La politique récente de la France, disait-il à
notre chargé d'affaires, vous a entièrement aliéné le parti qui me
soutient. Personne n'a plus souvent que moi témoigné son respect et sa
confiance pour le gouvernement actuel de la France... Mais jamais je
n'avais pu prévoir que nos relations dussent en venir à la situation
que je trouve aujourd'hui. Ne me rendez pas responsable d'un état de
choses que je ne saurais me reprocher et que je ne puis m'expliquer.»
M. de Jarnac signalait à M. Guizot la gravité de ces symptômes. «Il me
paraît bon, lui écrivait-il en lui rendant compte de ces
conversations, que vous puissiez prouver dans l'occasion à quel point
la politique de la paix hostile compromet les relations de la France.»
Le clairvoyant diplomate notait aussi le parti que les autres
puissances cherchaient à tirer de ce refroidissement; il montrait
leurs représentants «exploitant avec une grande persévérance» le
mécontentement du cabinet anglais et «se félicitant sans cesse de
l'entente parfaite établie entre leurs cours et le nouveau
cabinet[42]».

[Note 41: Notice sur lord Aberdeen, par le comte de Jarnac.]

[Note 42: Correspondance de M. de Jarnac avec M. Guizot pendant le
mois de juillet et le commencement d'août 1842. (_Ibid._)]

Toutefois, si blessés qu'ils fussent de ce qui se passait en France,
lord Aberdeen et même sir Robert Peel avaient l'esprit trop loyal et
trop équitable pour ne pas s'avouer que l'Angleterre en était pour
partie responsable et qu'elle récoltait en cette circonstance ce
qu'avait semé lord Palmerston. Aussi, ce dernier ayant, à la fin de la
session[43], soulevé un débat général sur la situation extérieure, le
premier ministre répondit par une très éloquente récrimination contre
la politique de son contradicteur. Il rappela, entre autres faits, que
lord Palmerston, en arrivant au _Foreign office_, avait trouvé «les
relations établies sur un pied amical avec le gouvernement français».
«Eh bien, je vous le demande, s'écria-t-il en se tournant vers
l'auteur du traité du 15 juillet 1840, dans quel état avez-vous laissé
nos relations avec la France? Vous parlez de non-ratification d'un
traité. Les difficultés sont toutes venues des sentiments qui avaient
été produits par vous ou qui peut-être s'étaient fait jour malgré vos
efforts dans les esprits des Français. Est-ce vrai, oui ou non?»
Ensuite, le ministre, loin d'élever des plaintes contre la France,
déclara avec insistance que l'Angleterre n'éprouvait à son égard aucun
sentiment d'hostilité ni de rivalité, et il exprima l'espoir «qu'on
pourrait, par les voies de conciliation, arriver à l'établissement de
relations amicales entre les deux pays». Ce langage était remarquable:
en dépit de toutes les poussées du dehors et même de ses tentations
propres, le cabinet anglais persistait sincèrement dans les voies de
la conciliation.

[Note 43: Séance du 10 août 1842 à la Chambre des communes.]

Curieux et noble spectacle que celui de ces deux gouvernements
résistant l'un et l'autre aux ressentiments qui les entouraient,
risquant leur popularité pour sauvegarder l'intérêt vrai de leur pays
et maintenant, par leur seule sagesse, une paix qui, avec le moindre
laisser-aller de leur part, eût été bien vite compromise. Jusqu'à ce
jour, tout éclat a été évité: c'est beaucoup; mais on n'a pu faire
davantage. Depuis six mois que la question du droit de visite est
soulevée, on n'a pas fait un pas vers la solution, on s'en est plutôt
éloigné, et moins que jamais on entrevoit sur quel terrain pourra se
faire une transaction.


IX

En France, si l'opposition faisait porter son principal effort sur les
affaires étrangères, elle ne négligeait pas cependant les questions de
politique intérieure. Sa tactique était de tout agiter en vue des
élections. Ainsi avait-elle provoqué, lors de l'adresse, de violents
débats sur l'affaire du recensement et sur les prétendues atteintes
portées à la juridiction du jury: mais ce n'étaient que des
escarmouches préliminaires. Le grand effort était réservé pour deux
propositions dont le dépôt avait été décidé, dès le début de la
session, dans les conciliabules des chefs de la gauche et du centre
gauche; l'une, de M. Ganneron, portait sur la réforme parlementaire,
l'autre, de M. Ducos, sur la réforme électorale; la première
interdisait à un grand nombre de fonctionnaires publics l'entrée de la
Chambre basse et stipulait que, sauf quelques exceptions, aucun député
ne pourrait recevoir une fonction salariée pendant la durée de son
mandat et une année après; la seconde étendait l'électorat à tous les
citoyens inscrits sur la liste du jury. Bien souvent déjà, depuis
1830, des tentatives de ce genre avaient été faites; seulement,
jusqu'alors, elles avaient été l'oeuvre de la gauche; le centre gauche
y avait été hostile ou tout au moins étranger. M. Thiers entre autres
s'y était toujours montré peu favorable; on n'a pas oublié comment, en
1840, pendant son ministère, il avait repoussé ouvertement la réforme
électorale et manoeuvré sous main pour faire «enterrer» la réforme
parlementaire. En 1842, au contraire, le centre gauche prend à son
compte le vieux programme de la gauche. M. Thiers n'a pas sans doute
plus de goût au fond pour ces mesures; mais, engagé dans une
opposition à outrance, il ne lui déplaît plus de les voir proposer, du
moment où c'est un moyen d'embarrasser la marche du cabinet. À ce
point de vue, la question de la réforme entrait dans une phase toute
nouvelle; on sait quel en devait être le dénouement.

Approuvé, poussé même par le Roi, M. Guizot résolut, dès le premier
jour et sans un instant d'hésitation, d'opposer à ces propositions la
résistance absolue dans laquelle il devait se renfermer jusqu'à la
dernière heure de la monarchie. Il ne voulut même pas les laisser
prendre en considération. À son avis, le gouvernement se trouvait en
face d'une manoeuvre d'opposition qu'il devait déjouer par son
attitude décidée, non d'un mouvement sérieux d'opinion dont il fût
obligé de tenir compte. En effet, dans le pays même, aucun symptôme ne
révélait une volonté réelle de réforme; naguère, en 1840, quand on
avait essayé des banquets réformistes, l'agitation était demeurée
étroitement concentrée dans le parti radical. «Je n'avais, à ces deux
propositions, a écrit plus tard M. Guizot, aucune objection de
principe ni de nature perpétuelle. Diverses incompatibilités
parlementaires étaient déjà légalement établies, et, en vertu de la
loi rendue en 1830 sur ma propre demande comme ministre de
l'intérieur, tout député promu à des fonctions publiques, était soumis
à l'épreuve de la réélection. Je ne pensais pas non plus que
l'introduction de toute la liste départementale du jury dans le corps
électoral menaçât la sûreté de l'État, ni que le droit électoral ne
dût pas s'étendre progressivement à un plus grand nombre d'électeurs.
Mais, dans les circonstances du temps, je regardais les deux
propositions comme tout à fait inopportunes, nullement provoquées par
des faits graves ou pressants, et beaucoup plus nuisibles qu'utiles à
la consolidation du gouvernement libre, ce premier intérêt
national[44].»

[Note 44: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 369, 370.]

Le ministère était-il donc assuré, pour une résistance aussi nette, du
concours de toute sa majorité? Celle-ci, on le sait, était loin d'être
une et compacte. Elle comprenait, entre autres éléments, les
vingt-cinq ou trente membres du centre gauche qui suivaient MM.
Dufaure et Passy. Nous avons déjà eu occasion de parler du caractère
de M. Dufaure, de son indépendance un peu hérissée et maussade, de ses
évolutions toutes personnelles, de sa répugnance pour les attaches et
la discipline, de sa crainte des compromissions[45]. Il disait peu
auparavant, à la tribune: «Je n'appartiens, quant à moi, à aucune des
politiques qui croient se distinguer dans ce débat; je ne connais
aucun parti dans la Chambre qui puisse m'imposer son opinion.» Sans
doute, depuis le 29 octobre 1840, tout en ayant soin de ne pas se
laisser absorber par le parti ministériel, il ne l'avait abandonné
dans aucun des votes où l'existence du cabinet avait été mise en jeu.
L'effroi que lui inspirait la politique aventureuse de M. Thiers, le
ressentiment personnel qu'il gardait contre ce dernier à raison de
certains incidents des anciennes crises ministérielles, l'avaient
jusqu'à présent emporté, dans son esprit, sur son peu de goût pour M.
Guizot et sur sa vieille habitude de contredire le système de la
résistance. Toutefois, plus d'un symptôme faisait douter de la
persistance de son concours. Il rêvait visiblement un rôle
intermédiaire, une sorte de tiers parti prenant position entre les
ministériels et les opposants, ne se compromettant définitivement ni
avec les uns ni avec les autres, volontiers désagréable à tous les
deux, mais comptant pour s'imposer sur le besoin que chacun aurait de
son appui. La gauche n'avait pas été la dernière à deviner ces
dispositions; tantôt menaçants, tantôt caressants, ses journaux
s'étaient beaucoup occupés d'intimider ou de séduire ce qu'ils
appelaient le groupe Passy-Dufaure. Jusqu'à présent, ils n'avaient pas
réussi; mais il leur semblait que la question des deux réformes était
une de celles où il y avait le plus de chance de séparer le nouveau
tiers parti de la majorité conservatrice.

[Note 45: Cf. plus haut, t. IV, ch. I, § III.]

La réforme parlementaire vint la première en discussion, le 10 février
1842. Des deux, c'était celle qui effarouchait le moins. Certains
conservateurs avaient contribué à y habituer les esprits, en lançant
étourdiment, sous le ministère du 1er mars, cette proposition Remilly
qui avait fait un moment tant de bruit[46]. Les orateurs de
l'opposition, entre autres M. de Rémusat, qui remporta en cette
circonstance un brillant succès de tribune, eurent soin de donner au
nouveau projet de réforme parlementaire la figure la plus modeste et
la plus inoffensive; ils firent remarquer qu'il s'agissait seulement
d'une prise en considération, c'est-à-dire de décider si la question
méritait d'être examinée. M. Guizot ne crut pas nécessaire
d'intervenir. Deux de ses collègues, M. Villemain et M. Duchâtel,
soutenus avec éclat par M. de Lamartine, firent valoir la place
occupée par les fonctionnaires dans la société française et le besoin
que la Chambre avait de leur expérience. M. Duchâtel, en particulier,
ne se borna pas à ces considérations théoriques; il avertit les
conservateurs qu'il s'agissait, avant tout, pour l'opposition, de
changer la direction de la politique générale en mutilant la majorité.
Malgré ces efforts, la prise en considération ne fut rejetée que par
198 voix contre 190. Évidemment, la plus grande partie du groupe
Dufaure avait voté avec la gauche. Si le ministère était vainqueur, il
l'était bien petitement. Les journaux firent remarquer que, sur les
198 voix de la majorité, il y avait plus de cent trente
fonctionnaires. Un tel résultat, succédant de près au vote sur le
droit de visite, laissait le cabinet debout, mais affaibli et ébranlé.

[Note 46: Cf. plus haut, t. IV, ch. II, § VI.--J'ai exposé en cet
endroit les arguments invoqués pour et contre cette réforme.]

C'était un préliminaire inquiétant pour la discussion de la réforme
électorale. Cette discussion s'engagea le 14 février. L'opposition,
encouragée par le demi-succès de sa première campagne, paraissait
pleine de confiance. Ne dut-elle pas, d'ailleurs, se sentir affermie
dans cette confiance et regarder la dislocation de la majorité comme
faite, quand elle vit sa proposition soutenue à la tribune par le chef
du centre gauche dissident, M. Dufaure, et par l'ancien orateur des
221, celui-là même qui venait de combattre la réforme parlementaire,
M. de Lamartine? M. Dufaure, mettant en relief le caractère très
modeste, presque insignifiant, de l'innovation proposée, y montra
l'application d'un système d'améliorations successives qui lui
paraissait rentrer dans l'esprit de la Charte, et il termina en
rappelant cette parole écrite par M. Guizot, en 1820: «Sachez
satisfaire ce qui est légitime, et vous aurez le plus fort point
d'appui pour réprimer ce qui est déréglé.» M. de Lamartine fut plus
véhément: «Mon Dieu, s'écria-t-il, il y a eu de tout temps et partout
des hommes bien honorables, bien intentionnés, mais bien aveugles,
dans les corps politiques, dans les majorités; ce sont ceux qui se
refusent à tout examen des choses nouvelles, quoique bonnes, mûres et
préparées. (_Murmures au centre._) C'est en vain que les pouvoirs
s'altèrent, se décomposent, se dénaturent, que les forces morales
mêmes du pays se corrompent, se démoralisent, s'abdiquent sous leurs
yeux; ils ne veulent pourvoir à rien; ils se cramponnent, immobiles et
toujours tremblants, à quoi que ce soit; ils saisiraient même le fer
chaud d'un despotisme pour se préserver de la moindre agitation; ils
ne voient qu'un seul mal pour eux, le mouvement, qu'un seul danger
pour les institutions, le mouvement. On a beau avoir loyalement servi
ces hommes intimidés dans tous leurs intérêts légitimes; on a beau
s'associer à eux dans tous les jours de combats;... du jour où vous
leur proposerez une mesure d'innovation la plus prudente,... de ce
jour-là, vous êtes leur ennemi. (_Longs applaudissements à gauche._)
Eh! mon Dieu! il y en a eu de ces hommes à toutes les époques: en 89,
en 1815, en 1830, aujourd'hui. C'est de l'histoire que je raconte: ce
n'est pas de la personnalité que je fais. (_Bravos aux extrémités._)
S'il y avait de pareils hommes ici,--et plût à Dieu qu'il ne s'en
retrouvât jamais, de ces hommes que l'on pourrait marquer de quelque
chiffre sinistre à cause de leurs fautes! (_À gauche: très bien, très
bien!_)--s'il y avait de ces hommes, c'est à eux que je dirais:
Daignez me croire, daignez ajouter quelque foi aux années de périls et
de combats passées ensemble pour les mêmes causes; ne vous refusez pas
aujourd'hui à l'amélioration bien modérée qu'on vous demande, ou
plutôt offrez-la vous-mêmes! On dirait, à les entendre, que le génie
des hommes politiques ne consiste qu'en une seule chose, à se poser là
sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite et à y
rester immobiles, inertes, implacables.... (_Vive approbation à
gauche._) Oui, implacables à toute amélioration. Et si c'était là, en
effet, tout le génie de l'homme d'État chargé de diriger un
gouvernement, mais il n'y aurait pas besoin d'homme d'État, une borne
y suffirait. (_Mouvement général et prolongé._)» Quand un orateur,
venu de la majorité, s'exprimait ainsi, la gauche pouvait se taire;
elle n'eût pu dire plus; elle n'avait qu'à applaudir. Les journaux
firent écho à ses bravos; ce mot de «borne» devait longtemps servir à
leurs polémiques.

Les ministres se défendirent avec éclat. M. Guizot, qui attribuait
peut-être à son abstention l'issue incertaine de la discussion sur la
réforme parlementaire, s'engagea à fond. «J'ai beau regarder, dit-il,
j'ai beau chercher; je ne puis trouver parmi nous, aujourd'hui, dans
l'état de la société, à la réforme électorale qu'on vous propose,
aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d'un pays libre et
sensé... Le mouvement qui a produit la question dont nous nous
occupons, est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité
par les journaux et les comités! (_Interruptions aux extrémités._)» À
l'origine de ce mouvement, le ministre dénonçait les factions hostiles
à la monarchie de Juillet; à son terme, il montrait le suffrage
universel. «Je suis pour mon compte, déclara-t-il, ennemi décidé du
suffrage universel. Je le regarde comme la ruine de la démocratie et
de la liberté!» S'élevant ensuite, suivant son habitude, pour
considérer de haut la situation: «Nous avons, messieurs, une tâche
plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune époque; nous avons trois
grandes choses à fonder: une société nouvelle, la grande démocratie
moderne jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde; des institutions
nouvelles, le gouvernement représentatif jusqu'ici étranger à notre
pays; enfin une dynastie nouvelle... Eh bien, pour réussir dans ce qui
est la véritable tâche de notre temps, nous n'avons besoin que de deux
choses: de stabilité d'abord, puis de bonne conduite dans les affaires
journalières et naturelles du gouvernement... Vous faites précisément
le contraire... Vous altérez la stabilité des lois et des pouvoirs.
Vous semez l'incertitude partout. Et pourquoi? Est-ce en présence d'un
grand mouvement? Non, c'est pour satisfaire à un besoin faux, factice
ou pour le moins bien douteux et bien faible... Messieurs, ne vous
chargez pas si facilement des fardeaux qu'il plaira au premier venu de
mettre sur vos épaules, lorsque celui que nous portons nécessairement
est d'un si grand poids. Résolvez les questions obligées et repoussez
celles qu'on vous jette aujourd'hui à la tête légèrement et sans
nécessité! (_Vive adhésion au centre._)» On ne pouvait exposer plus
éloquemment, plus noblement les raisons de ne rien faire, donner à
l'immobilité une plus fière tournure. Le ministre ne se contenta pas
de ces hautes considérations. En présence de ce qui s'était passé pour
la réforme parlementaire et des manoeuvres dissolvantes que faisaient
supposer l'attitude de M. Dufaure et de M. de Lamartine, il jugea à
propos de rappeler la majorité au sentiment de sa propre
responsabilité: «Vous nous avez engagés et soutenus dans une tâche
pesante, lui dit-il en terminant; je suis convaincu que vous êtes
décidés à nous y soutenir tant que nous serons fidèles comme vous à la
cause qui est la vôtre comme la nôtre. (_Oui! oui!_) Mais prenez
garde; prenez garde de ne pas affaiblir légèrement, par des motifs
insuffisants, ce pouvoir que vous voulez soutenir; prenez garde de ne
pas diminuer la force, quand vous ne diminuez pas le fardeau.
(_Profonde sensation._) Vous avez, comme nous, des devoirs à remplir;
vous êtes partie du gouvernement; vous avez votre part de
responsabilité dans les affaires et devant le pays. Ne l'oubliez
jamais. Ne vous déchargez pas facilement de ce qui vous revient dans
le fardeau et dans la responsabilité.... Si jamais la force nous
manquait, si jamais les moyens de gouvernement nous paraissaient trop
faibles pour que nous continuassions d'accepter notre responsabilité,
soyez certains que nous vous le dirions avant que vous vous en fussiez
aperçus.»

L'avertissement fut entendu et produisit son effet. En dépit de M.
Dufaure et de M. de Lamartine, 234 voix contre 193 repoussèrent la
prise en considération. Ce fut une nouvelle surprise en sens inverse.
Le vote précédent avait été plus mauvais qu'on ne s'y attendait;
celui-ci était meilleur; en tout cas il effaçait l'autre. M. de
Barante écrivait au comte Bresson, le 18 février 1842, au sortir de ce
débat: «La majorité qui a repoussé la proposition de réforme
électorale est un fait de haute importance: il était peu prévu. À
peine espérait-on le petit succès déjà obtenu contre la première
proposition. C'est que les centres sont bien plus conservateurs que
ministériels. Ils sont facilement irritables sur tout ce qui rapproche
des doctrines de la gauche ou de la politique aventureuse de M.
Thiers. J'ai assisté aux séances où M. Dufaure et M. de Lamartine ont
été si rudement accueillis et interrompus sans cesse, et j'ai pu juger
de la vivacité de ces excellents conservateurs. Maintenant la session
est jugée. Le ministère la traversera et en sortira avec un peu plus
d'autorité.» Cette victoire était bien la victoire personnelle de M.
Guizot dont l'éloquente intervention avait décidé les suffrages; et
cependant, M. de Barante, confirmant une observation qu'il avait déjà
faite avant la session, ajoutait: «Confiance et affection pour les
personnes ne sont pas choses à espérer en ce temps-ci. Les succès de
M. Guizot à la tribune sont très grands et presque incontestés, sans
que pour cela une opinion bienveillante vienne l'entourer et le
fortifier[47].» Le ministre, pour le moment, ne paraissait pas s'en
inquiéter. Optimiste de sa nature, il était entièrement à la joie et à
la confiance. «M. Guizot, écrivait M. Doudan le 24 février, très en
train d'esprit, ayant toutes les vertus des coeurs heureux, est tout
semblable à un général qui vient de gagner trois ou quatre batailles
dans une rapide campagne[48].» L'opposition était la première à se
rendre compte que, sur la politique intérieure, elle était
définitivement battue: on le vit bien à son attitude lors de la loi
des fonds secrets qu'elle n'osa pas contester sérieusement. Quant à M.
Thiers, dégoûté de tenter une autre campagne parlementaire, il se
donnait à ses travaux historiques et tâchait d'oublier ses propres
défaites en reprenant le récit des victoires du premier Consul.

[Note 47: _Documents inédits._]

[Note 48: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. III, p. 94.]

Si favorables que fussent ces symptômes, M. Guizot ne se rendait pas
moins compte que les dispositions incertaines du «groupe
Passy-Dufaure» demeuraient un danger et que, pour avoir pleine
sécurité, il fallait trouver un moyen de rattacher plus étroitement ce
groupe au ministère. Le 25 avril 1842, le ministre des finances, M.
Humann, fut trouvé sans vie, la tête appuyée sur son bureau, la main
encore posée sur des papiers. Deux jours auparavant, il disait à un de
ses employés: «Je sens que je m'en vais, la vie que je mène m'épuise,
je n'en ai pas pour longtemps.» Cette mort faisait un vide sensible
dans le cabinet. Ombrageux, personnel, la main un peu lourde, mais
laborieux, d'une grande autorité financière dans la Chambre et dans le
monde des affaires, M. Humann était un ministre à la fois incommode et
considérable. Tout en sentant l'affaiblissement causé par cette perte,
M. Guizot y vit l'occasion de faire une avance à la fraction
incertaine du centre gauche. Dès le lendemain de la mort de M. Humann,
il proposa le portefeuille des finances à M. Passy. Celui-ci refusa
poliment, mais nettement: le nouveau tiers parti voulait garder son
indépendance. Ainsi rebuté, M. Guizot se tourna d'un tout autre côté
et donna un gage aux anciens 221; là aussi, il y avait des préventions
à dissiper, des défections à prévenir, des intrigues à déjouer: la
succession de M. Humann fut donc offerte à l'un des anciens collègues
de M. Molé, M. Lacave-Laplagne, qui l'accepta avec empressement.


X

À l'intérieur, opposer un _veto_ immobile aux innovations politiques;
à l'extérieur, gagner du temps pour attendre l'occasion de sortir d'un
gros embarras diplomatique, c'était peut-être, de la part du cabinet,
une conduite sage, bienfaisante, nécessaire; ce n'était pas une
politique éclatante qui pût suffire à occuper et à dominer l'esprit
public. De là le désir de trouver quelque diversion. N'y avait-il rien
à tenter dans une direction différente, dans celle du progrès
matériel? On se trouvait précisément à l'époque d'une grande
transformation économique. Le fait le plus considérable de cette
transformation était, sans contredit, l'invention des chemins de fer.
À entendre même les saint-simoniens qui, pour ne plus exister à l'état
de petite église, n'en inoculaient pas moins leur esprit à une partie
de la bourgeoisie régnante, ce nouveau système de communications
constituait à peu près toute la civilisation moderne; et les disciples
d'Enfantin y montraient, avec un mélange bizarre de spéculation
financière et d'exaltation mystique, comme la propagation d'un nouvel
évangile destiné à remplacer l'ancien. Il y avait là une tendance
dangereuse et malsaine. Sans y céder, en maintenant au côté moral de
la civilisation la primauté qui lui appartient, on devait cependant
reconnaître que les rails et la locomotive inauguraient, non seulement
dans l'ordre matériel, mais dans l'ordre intellectuel, en un mot dans
la vie sociale tout entière, une révolution aussi considérable que
celle dont quatre cents ans auparavant, l'invention de l'imprimerie
avait donné le signal. Établir et organiser les chemins de fer en
France, résoudre les problèmes nouveaux et difficiles qui s'y
rattachaient, décider par exemple les conditions législatives et
économiques de leur construction et de leur exploitation, trouver les
moyens financiers de mener rapidement à fin un tel travail, n'était-ce
pas une entreprise digne de tenter l'ambition du cabinet du 29
octobre, l'occasion cherchée par lui de servir avec éclat les vrais
intérêts du pays, d'agir sur son imagination et de lui faire oublier
son malaise politique? Dès le 16 octobre 1841, le _Journal des Débats_
avait mis en avant, non sans quelque solennité, l'idée de cette
diversion. «Qu'on y songe bien, disait-il, il est d'urgence dans
l'état présent des esprits, de saisir l'opinion d'une grande pensée,
de la frapper par un grand acte. Pour lutter contre le génie de la
guerre, le génie de la paix a besoin de faire quelque chose
d'éclatant. À l'oeuvre donc, et que la question soit promptement
résolue! Du moment où, grâce à Dieu, il n'y a pas un bon citoyen qui
veuille la guerre, on ne voit pas quel but d'activité on peut donner
au pays, sinon des entreprises productives. L'opinion travaillée est
inquiète, facile à égarer. Il est nécessaire de frapper un grand coup,
de ces coups que peut porter un gouvernement sincèrement dévoué à la
cause de l'ordre. Or quel autre grand acte a-t-on tout prêt?»

La question n'était pas neuve, mais elle était à peu près entière: on
l'avait déjà beaucoup discutée, sans être parvenu à la résoudre. Ces
tâtonnements sont utiles à connaître pour apprécier l'oeuvre du
ministère du 29 octobre. Les premiers chemins de fer établis à la fin
de la Restauration, notamment celui de Saint-Étienne à la Loire,
n'étaient que des chemins de faible parcours, créés par des
industriels pour relier des centres de production houillers ou
métallurgiques avec des rivières et des canaux. Ce fut seulement en
1833, que les pouvoirs publics, envisageant l'établissement possible
d'un réseau de voies ferrées pour le transport des voyageurs et des
marchandises, ouvrirent un crédit de 500,000 francs destiné à faire
face aux premières études. Avec ces faibles ressources, le corps des
ponts et chaussées trouva moyen, en moins de deux ans, de faire le
projet de cinq grandes lignes partant de Paris et se dirigeant sur
Lille, le Havre, Strasbourg, Lyon et Bordeaux; ces lignes avaient une
longueur de 3,600 kilomètres, et la dépense était évaluée à un
milliard. L'énormité de ces chiffres n'était pas faite pour hâter la
solution; elle effarouchait les esprits timides et les disposait à
regarder une telle entreprise comme une chimère saint-simonienne.
Tandis que l'administration, avec sa méthode accoutumée, préparait des
plans gigantesques dont les ministres n'osaient pas demander
l'application, un homme d'initiative, ancien disciple d'Enfantin, M.
Émile Pereire, passant hardiment à l'exécution, se faisait accorder,
en 1835, la concession de la ligne de Paris à Saint-Germain et la
menait à fin en deux ans. Son exemple était suivi, et des lois
diverses concédaient, en 1836, les deux lignes de Paris à Versailles
et celle de Montpellier à Cette. Ces chemins de fer locaux, sans
influence possible sur le mouvement général du commerce, n'étaient en
quelque sorte que des spécimens. À ce point de vue, ils ne furent pas
sans effet sur l'opinion. La ligne de Saint-Germain surtout, inaugurée
en août 1837, au milieu d'une très vive curiosité, contribua à faire
mûrir l'idée des chemins de fer dans l'esprit du public parisien.

Cependant, on était loin d'avoir un parti arrêté sur les conditions
dans lesquelles serait créé le grand réseau. Une question s'était
posée d'abord qui dominait toutes les autres: la construction
serait-elle faite par l'État ou par des compagnies? L'étranger
fournissait des exemples opposés: l'Angleterre et les États-Unis
avaient hardiment tout abandonné à l'initiative privée; en Belgique,
au contraire, et dans plusieurs parties de l'Allemagne tout était fait
par l'État. Chez nous, les deux systèmes eurent aussitôt leurs
partisans. En faveur de l'État, on faisait valoir que les chemins de
fer devaient être dans la main de l'administration comme toutes les
autres grandes voies de communication, qu'on ne pouvait abandonner à
des compagnies la fixation de tarifs intéressant si gravement la
fortune publique, qu'avec nos moeurs économiques les associations
n'étaient pas préparées à entreprendre cette oeuvre colossale, que nos
capitaux, peu aventureux d'habitude, ne se porteraient pas dans des
entreprises aussi nouvelles et aussi aléatoires, que dès lors la
spéculation serait seule à s'y jeter avec les abus et les désordres
dont, à ce moment même, elle donnait trop souvent le répugnant
spectacle. En faveur des compagnies, on répondait qu'il convenait
d'encourager l'initiative privée et l'esprit d'association, que la
puissance publique ne devait se substituer à eux qu'après
démonstration préalable de leur impuissance, que l'État construisait
très chèrement, que le charger de cette entreprise ce serait écraser
absolument ses finances, que le gouvernement n'avait d'ailleurs pas
intérêt à augmenter encore sa responsabilité et à s'aliéner les
nombreux intérêts nécessairement froissés par une telle
transformation. L'administration des ponts et chaussées, naturellement
portée à regarder avec dédain ou défiance l'initiative privée, était
fort ardente pour l'exécution par l'État; les économistes, les gens
d'affaires, ceux qui se piquaient d'idées libérales et, à leur suite,
la plupart des journaux, tenaient pour les compagnies.

Ce fut le 6 mai 1837 que le gouvernement proposa pour la première fois
aux Chambres d'entreprendre la construction des grandes voies ferrées:
il les saisit, le même jour, de plusieurs projets de loi fixant les
conditions d'établissement des lignes de Paris à la Manche, de Paris à
Bordeaux et Bayonne, de Paris à la frontière de Belgique, et de Lyon à
Marseille. Les deux dernières devaient seules être construites tout de
suite en entier; les deux premières ne seraient poussées pour le
moment que jusqu'à Rouen et jusqu'à Orléans. Quant au mode
d'exécution, le ministère,--c'était alors celui de M. Molé,--avait été
fort embarrassé de trancher le débat existant entre les partisans de
l'État et ceux des compagnies. Au fond, il eût préféré l'État, mais sa
tactique étant de beaucoup ménager l'opinion, il se décida en faveur
des compagnies et proposa de leur concéder les lignes en question,
soit par adjudication, soit par traités directs, à charge pour l'État
de leur accorder des subventions sous des formes diverses. Tout en
faisant ces propositions, le ministère laissa voir que seule, la
crainte de ne pas obtenir les crédits nécessaires l'avait fait
renoncer à la construction par l'État. Une telle attitude n'était pas
le moyen d'en imposer à des esprits que la nouveauté et la gravité du
problème rendaient déjà fort perplexes. Ajoutez que le cabinet, qui
venait de se reconstituer, le 15 avril, en dehors de tous les grands
chefs parlementaires, rencontrait une opposition très vive et n'avait
guère d'autorité sur ceux-là mêmes qui paraissaient constituer sa
majorité. Après une discussion de trois jours, assez ardente, mais peu
décisive, l'impression dominante fut que la question n'était pas
suffisamment étudiée et que la Chambre ne pouvait se faire un avis.
Tous les projets furent ajournés.

Le cabinet se persuada, ou se laissa persuader par l'administration
des travaux publics, que la Chambre, en ajournant ces premiers
projets, avait marqué son éloignement pour le système des compagnies.
Il constitua une commission extra-parlementaire dont M. Legrand,
l'habile directeur des ponts et chaussées, fut l'âme. Un vaste projet
d'ensemble en sortit, très étudié, très complet, très fortement conçu,
mais très systématique: neuf lignes principales y étaient prévues,
dont sept, partant de Paris, aboutissaient à la frontière belge, au
Havre, à Nantes, à Bayonne, à Toulouse, à Marseille, à Strasbourg;
deux autres allaient de Bordeaux à Marseille et de Marseille à Bâle;
soit 4,400 kilomètres de voies ferrées et une dépense d'un milliard;
pour le moment, on n'entreprenait que 1,488 kilomètres. Ces grandes
lignes devaient être établies par l'État; on ne réservait à
l'industrie privée, officiellement proclamée incapable de toute
entreprise considérable, que les embranchements et les chemins
secondaires. Apporté à la Chambre des députés, le 15 février 1838, le
projet rencontra tout de suite un accueil peu favorable; les uns le
combattaient par conviction économique; beaucoup d'autres saisissaient
l'occasion de faire échec au ministère. Nommée sous cette double
impression, la commission fut nettement hostile. Symptôme
significatif, elle renfermait les personnages les plus en vue de
l'opposition, MM. Arago, Odilon Barrot, de Rémusat, Duvergier de
Hauranne, Billault, Berryer, et enfin M. Thiers. Celui-ci s'était
montré, dès l'origine, peu favorable aux chemins de fer; il haussait
dédaigneusement les épaules quand on parlait de leur immense avenir:
obstination routinière qui surprend dans cet esprit, par d'autres
côtés, si ouvert et si rapide. Sans doute, en 1835, un voyage à
Liverpool et la vue des locomotives en marche l'obligèrent à
reconnaître, de plus ou moins bonne grâce, que «les chemins de fer
présentaient quelques avantages pour le transport des voyageurs», mais
il se hâta d'ajouter que «l'usage en était limité au service de
quelques lignes fort courtes et aboutissant à de grandes villes comme
Paris.» L'année suivante, alors qu'il était ministre, voulant établir
dans une discussion sur les droits de douane qu'on n'aurait jamais
besoin de grandes quantités de rails, il avait dit à la tribune: «Si
l'on venait m'assurer qu'on fera, en France, cinq lieues de chemin de
fer par année, je me tiendrais pour fort heureux.» On comprend dès
lors que M. Thiers, dans la commission de 1838, n'eût pas scrupule de
faire échouer le projet du ministère. Le rapport fut confié à M. Arago
chez qui, en cette circonstance, le parti pris de l'opposant altéra
singulièrement la clairvoyance du savant. Il ne se contenta pas, en
effet, de marquer pour l'industrie privée une préférence qui pouvait
se défendre et de contester les moyens financiers indiqués dans le
projet; il parut vouloir s'en prendre aux chemins de fer eux-mêmes de
l'intérêt que leur portait le gouvernement. À l'entendre, le moment
n'était pas encore venu de se lancer dans un travail d'ensemble et
d'engager simultanément plusieurs grandes lignes; mieux valait
attendre, pour profiter des découvertes que feraient les nations plus
pressées. Il contestait l'importance que l'exposé des motifs
attribuait aux chemins de fer sous le rapport du transit; il exprimait
aussi des doutes sur leur valeur stratégique, et annonçait que le
transport en wagons efféminerait les soldats, en leur faisant perdre
l'habitude des grandes marches[49]. En fin de compte, le rapport
concluait au rejet pur et simple de tout le projet. La discussion
publique porta presque exclusivement sur la question de savoir s'il
fallait réserver l'exécution à l'État ou la confier aux compagnies.
Elle fut, de part et d'autre, fort remarquable, et servit beaucoup à
éclairer l'esprit public sur ces questions nouvelles et difficiles. Il
fut tout de suite visible que les adversaires économiques de l'État
joints aux adversaires politiques de M. Molé, auraient la majorité.
Vainement le ministère, corrigeant après coup ce que l'influence de
l'administration des ponts et chaussées avait donné de trop absolu à
son projet, offrit de transiger, en le réduisant à quatre lignes et en
se déclarant prêt à accepter l'intervention de l'industrie privée pour
deux d'entre elles; vainement finit-il par ne demander qu'une seule
ligne, celle de la frontière de Belgique; vainement insista-t-il sur
la nécessité de commencer, ne fût-ce que par un bout, ces chemins de
fer tant demandés, et chercha-t-il à effrayer les adversaires de la
loi, en leur montrant quelle responsabilité ils assumeraient par un
refus absolu[50], rien ne put agir sur le parti pris de l'opposition.
Le projet fut rejeté à l'énorme majorité de 196 voix contre 69.

[Note 49: Déjà, en 1836, à propos du chemin de fer de Versailles, M.
Arago avait combattu l'idée de creuser un tunnel à Saint-Cloud; il
déclarait qu'il faudrait au moins cinq ou six ans pour le mener à
terme, et que les voyageurs qui se risqueraient dans ce dangereux
passage en sortiraient avec des fluxions de poitrine.]

[Note 50: M. Martin du Nord, ministre des travaux publics, s'exprima
ainsi: «Ce serait par un refus pur et simple que vous répondriez à nos
propositions, à nos efforts?... Prenez-y garde! Songez à votre
responsabilité, après ce qui s'est passé dans la dernière session.
Tout le monde dit: il faut des chemins de fer...»]

Le ministère, fort docile de sa nature, vit dans ce vote une
invitation à reprendre le système des compagnies que lui-même avait
proposé sans succès, en 1837. Il s'y conforma sans retard. Dès les 6
et 7 juillet 1838, deux lois concédèrent à des sociétés particulières
les chemins de Paris à Rouen et de Paris à Orléans: si ce n'était plus
un vaste plan d'ensemble, c'était du moins le commencement des grandes
lignes. On recourut au même système pour la concession de quelques
chemins secondaires, comme ceux de Strasbourg à Bâle et de Lille à
Dunkerque. Mais bientôt les compagnies concessionnaires, trop
faiblement constituées, se trouvèrent aux prises avec des embarras
qu'aggravèrent encore d'une part les excès d'une spéculation affolée,
d'autre part, les crises intérieures et extérieures des années 1839 et
1840. Elles se déclarèrent incapables de remplir leurs obligations;
les unes, comme celle du chemin de fer de Rouen, renoncèrent à
poursuivre leur entreprise; d'autres, comme celle d'Orléans,
essayèrent de tenir bon, en implorant les secours de l'État. Plusieurs
lois furent votées, en 1840, pour venir en aide, sous des formes
variées, aux sociétés en détresse. Cette expérience semblait donner
raison à ceux qui, dès le début, avaient mis en doute la puissance de
l'initiative privée. En tous cas, elle n'était pas faite pour donner
plus de hardiesse aux capitaux français.

Telle était la situation, à l'avènement du ministère du 29 octobre.
Par l'effet de tous ces avortements législatifs et pratiques, il n'y
avait, au 31 décembre 1840, que 433 kilomètres de chemins de fer en
exploitation[51]. Rien n'était même commencé ou seulement décidé pour
la plupart des lignes principales, celles de Paris à la Belgique, de
Paris à Lyon et à Marseille, de Paris à Strasbourg, d'Orléans à Nantes
et à Bordeaux. La France s'était laissé devancer de beaucoup par les
nations étrangères, non seulement par les États-Unis, l'Angleterre et
la Belgique, mais par l'Allemagne, la Prusse et l'Autriche. «En fait
de chemins de fer, nous sommes maintenant à la queue de l'Europe»,
disait le _Journal des Débats_, en octobre 1841[52]. Aussi la feuille
ministérielle déclarait-elle le moment venu d'en finir avec «ces
indécisions, ces pompeux manifestes aboutissant à des actes mesquins
ou à des négations pures». «Il le faut, ajoutait-elle, pour que
l'honneur national reste sauf et pour que la dynastie s'affermisse; il
le faut pour le renom et la durée de nos institutions; il le faut pour
l'ordre des rues et pour celui des intelligences.»

[Note 51: Voici la progression des longueurs exploitées: au 31
décembre 1830, 37 kilomètres; 1836, 147 kilomètres; 1837, 166
kilomètres; 1838, 181 kilomètres; 1839, 246 kilomètres; 1840, 433
kilomètres; 1841, 571 kilomètres. Quarante ans plus tard, il y avait
plus de 24,000 kilomètres en exploitation.]

[Note 52: En effet, à cette date,--fin de 1841,--la France n'avait que
877 kilomètres décidés, dont 541 exploités. Les États-Unis avaient
15,000 kilomètres décidés, dont 5,800 exploités; l'Angleterre, 3,617
kilomètres décidés, dont 2,521 exploités; la Belgique, 621 kilomètres
décidés, dont 378 exploités; la Prusse et l'Allemagne, 2,811
kilomètres décidés, dont 627 exploités; l'Autriche, 877 kilomètres
décidés, dont 747 exploités.]

En abordant cette tâche où venaient d'échouer tous ses prédécesseurs,
le ministère du 29 octobre avait sur eux ce double avantage que tant
de discussions avaient fini par élucider les problèmes, et surtout que
tant de retards avaient fait sentir à tous la nécessité d'en finir.
Néanmoins, à un autre point de vue, la situation était plus difficile
qu'en 1837 ou en 1838. On sait en effet quelles étaient, pour nos
finances naguère si prospères, les conséquences de la crise de 1840:
les armements avaient produit, dans les budgets de 1840 à 1843, des
déficits constatés ou prévus de près de 500 millions; de plus, les
travaux extraordinaires, civils ou militaires, définitivement votés
par la loi du 25 juin 1841, s'élevaient à une somme égale: c'est ce
que les adversaires de M. Thiers appelaient le milliard du 1er
mars[53]. Trouver dans un budget à ce point engagé les ressources
nécessaires à la construction des chemins de fer, était une tâche
malaisée. Toutefois, le ministère ne se laissa pas arrêter par des
considérations de prudence financière qui lui eussent paru décisives
en d'autres circonstances: il estima, non sans raison, que
l'entreprise ne pouvait être plus longtemps retardée, et que,
d'ailleurs, elle constituait au plus haut degré un de ces travaux
productifs pour lesquels on pouvait sans scrupule engager l'avenir.

[Note 53: Voy. plus haut, t. IV, ch. V, § XII.]

Un projet de loi fut donc présenté, le 7 février 1842, comprenant la
construction des six grandes lignes de Paris à la frontière de
Belgique, au littoral de la Manche, à Strasbourg, à Marseille et à
Cette, à Nantes, à Bordeaux: vaste ensemble que la commission devait
encore étendre, en y ajoutant les lignes de Bordeaux à Marseille, de
la Méditerranée au Rhin, d'Orléans sur le centre de la France par
Bourges, et de Bordeaux à Bayonne. Quant au mode d'exécution, il ne
pouvait être question de tout remettre aux compagnies qui venaient de
se montrer impuissantes, ni de tout réserver à l'État contre le
monopole duquel la Chambre s'était prononcée en 1838. Estimant que de
semblables conflits doivent presque toujours finir par une
transaction, le ministère imagina un système mixte où il était fait
appel aux deux forces. L'État prenait à sa charge les acquisitions de
terrain[54], les terrassements, les ouvrages d'art et les stations; à
ces conditions, il était propriétaire de la ligne. Quant aux
compagnies, elles étaient admises à prendre à bail l'exploitation,
sous la charge pour elles de poser la voie de fer, de fournir le
matériel et d'entretenir l'un et l'autre. Les baux, soumis à
l'approbation du législateur, détermineraient la durée et les
conditions de l'exploitation, ainsi que les tarifs des transports. À
l'expiration des baux, la valeur de la voie de fer et du matériel,
établie à dire d'experts, serait remboursée à la compagnie fermière
par la compagnie qui lui succéderait ou par l'État. La part de l'État
dans la construction des lignes était, on le voit, plus considérable
que celle des compagnies: c'était la conséquence naturelle du
discrédit alors jeté sur ces dernières par la récente crise. La
dépense totale à la charge de l'État était évaluée approximativement à
475 millions, chiffre--soit dit en passant--très au-dessous de la
réalité. Il n'était question d'ouvrir immédiatement que 126 millions
de crédits, dont 13 millions sur la fin de l'exercice 1842 et 29
millions sur l'exercice 1843. Pour faire face à cette dépense, il ne
fallait pas compter sur les emprunts autorisés, l'année précédente,
jusqu'à concurrence de 450 millions, car ils étaient destinés à payer
les travaux militaires et civils prévus par la loi du 25 juin 1841; ni
sur les disponibilités de la caisse d'amortissement, car elles
allaient être, pendant plusieurs années, absorbées par les découverts
des budgets. On avait donc l'intention de mettre la dépense des
chemins de fer provisoirement à la charge de la dette flottante,
jusqu'à ce que l'extinction des découverts des budgets permît de
consolider cette dette avec les réserves de l'amortissement, ou, si
cette ressource manquait, jusqu'à ce qu'il fût fait un autre emprunt.
À ce moment, la réserve de l'amortissement, composée des sommes votées
au budget pour le rachat des rentes et demeurées sans emploi parce que
ces rentes se trouvaient au-dessus du pair, était évaluée à environ 75
millions par an; de plus, la progression annuelle du revenu public
n'était pas moindre de 19 à 20 millions, et la construction même des
chemins de fer devait accroître cette progression. Si lourde donc que
fût l'opération, elle ne paraissait pas au-dessus des forces
financières de la France: à une condition toutefois, c'était que la
paix ne serait pas troublée d'ici à plusieurs années; il eût été en
effet très grave d'être surpris par la guerre, avec toutes les
ressources ainsi engagées.

[Note 54: Il était stipulé que l'État devait se faire rembourser les
deux tiers de cette dépense d'acquisition par les départements et par
les communes intéressés. Mais cette disposition souleva dans la
pratique tant de réclamations, qu'on dut l'abroger en 1845.]

Le projet fut assez bien accueilli. La solution proposée semblait
indiquée par les circonstances, et surtout on sentait qu'il fallait à
tout prix éviter un nouvel avortement. Ces sentiments prévalurent
aussitôt dans la commission nommée par la Chambre des députés. «Votre
commission, disait le rapport, pense que ce projet est, en ce moment,
le plus raisonnable qu'on puisse adopter.» Puis, après avoir indiqué
quelques modifications secondaires, il se terminait ainsi: «La
commission a été fermement et constamment unanime pour désirer que le
projet de loi ait un utile résultat, que toutes les opinions de
détail, après avoir cherché à obtenir par la discussion un légitime
triomphe, se soumettent au jugement souverain de la Chambre, et que la
création d'un réseau de chemins de fer soit considérée par nous tous
comme une grande oeuvre nationale.» Ce langage avait d'autant plus
d'action que le rapporteur, loin d'être un ministériel docile, se
piquait d'indépendance: c'était M. Dufaure. Sa puissance de travail,
la netteté vigoureuse de son esprit, son entente des questions
d'affaires, aidèrent beaucoup au succès du projet. Il paraissait mieux
à sa place que le président de la commission, M. de Lamartine: c'était
le temps, il est vrai, où le chantre d'Elvire se défendait presque
d'être un poète et mettait une étrange coquetterie à faire croire
qu'il était un homme de chiffres[55].

[Note 55: M. Duvergier de Hauranne, qui faisait partie de la
commission des chemins de fer, disait plaisamment, à propos des
travaux de cette commission: «Pendant les cinquante ou soixante
séances que M. de Lamartine présida, il ne lui arriva pas une seule
fois de comprendre que deux et deux font quatre.» (_Notes inédites de
M. Duvergier de Hauranne._)]

La discussion commença, le 26 avril 1842, à la Chambre des députés, et
se prolongea pendant quinze jours. On ne contesta pas sérieusement le
principe même de la loi, le concours des deux forces de l'État et de
l'industrie privée. Les partisans de cette dernière estimaient sans
doute qu'on avait fait la part bien large à l'État; mais après l'échec
récent des compagnies, ils se sentaient empêchés de demander davantage
pour elles. Ils se préoccupèrent seulement de réserver l'avenir, et
l'un d'eux, M. Duvergier de Hauranne, proposa un amendement en vertu
duquel les lignes comprises dans le projet, mais non immédiatement
exécutées, «pourraient être concédées à l'industrie privée en vertu de
lois spéciales et aux conditions qui seraient alors déterminées».
«Comme je ne veux pas l'ajournement du projet, dit M. Duvergier de
Hauranne en développant sa proposition, je suis disposé à accepter le
système du gouvernement quant aux fragments de ligne que nous allons
entreprendre... L'État veut essayer: qu'il essaye, j'y consens
volontiers; mais ce que je ne puis admettre, c'est qu'on décrète comme
système général et absolu un système si peu éprouvé.» Tout en ne
contestant pas au fond la réserve faite pour les lois futures, en
affirmant même qu'elle allait de soi, les ministres eussent préféré ne
pas la voir formulée si expressément; ils craignaient que le système
de leur projet n'en fût affaibli. Mais M. Duvergier de Hauranne
insista avec sa ténacité, avec son énergie habituelle, et la majorité
lui donna raison. C'était une porte ouverte aux compagnies; celles-ci
ne devaient pas tarder à en profiter pour prendre, dans la
construction des grandes lignes, une part beaucoup plus considérable
qu'on ne songeait à la leur accorder en 1842.

À défaut des objections de principe qu'elle ne croyait pas pouvoir
faire contre le projet, l'opposition, conduite par M. Thiers, porta
l'attaque sur un autre point. Elle demanda qu'au lieu de partager, dès
le commencement des travaux, les efforts entre les diverses lignes, on
les concentrât sur une ligne unique, celle de la frontière de Belgique
à Paris et de Paris à Marseille. C'était rétrécir, mutiler le projet,
retomber dans les mesures incomplètes et isolées des années
précédentes. M. Thiers argua de l'état budgétaire qu'il peignit fort
en noir, bien qu'il en fût le premier responsable. «Vous bravez
financièrement, s'écria-t-il, une situation beaucoup plus inquiétante
qu'aucune des situations politiques que vous avez traversées.» Chez
lui, ce n'était pas seulement désir de faire échec au cabinet; en
dépit des démentis que les événements lui avaient déjà donnés, il
avait gardé quelque chose de son scepticisme originaire à l'égard des
voies ferrées. Protestant contre «l'engouement» dont elles étaient
l'objet, il se risqua encore à faire d'étranges prédictions; il
affirmait, par exemple, que si les ouvriers venaient jamais, ce dont
il doutait, à se servir des chemins de fer, les paysans n'en feraient,
en tout cas, aucun usage. M. Duchâtel, bien que fort occupé, en sa
qualité de ministre de l'intérieur, de l'administration politique,
n'oubliait pas qu'il avait été un économiste et un homme d'affaires
fort distingué; ainsi fut-il amené à prendre l'un des premiers rôles
dans cette discussion. Ayant discerné nettement, dès le premier jour,
cet avenir des chemins de fer que M. Thiers ne savait pas voir, il se
fit le champion décidé du réseau complet et simultané, et combattit
vivement ceux qui prétendaient se borner à un essai timide et partiel.
Sa parole, comme toujours, précise et claire, fit une grande
impression sur la Chambre. M. Thiers, d'ailleurs, ne fut pas suivi en
cette circonstance par tous ses amis politiques: M. Billault, entre
autres, parla en faveur du projet ministériel. Le scrutin donna raison
à ceux qui voulaient que la France, confiante en sa force, entrât
résolument dans la nouvelle carrière: l'amendement en faveur de la
ligne unique fut repoussé par 222 voix contre 152.

Le ministère n'eut pas seulement à déjouer la manoeuvre de
l'opposition, il lui fallut aussi, d'un bout à l'autre du débat,
résister à ce qu'on put appeler alors «le débordement de l'esprit de
localité». Pas un député qui ne prétendît faire passer le chemin de
fer par son arrondissement: témoin ce M. Durand de Romorantin, ainsi
désigné du nom de la ville qu'il représentait, qui, lors du vote de la
ligne de Bourges, proposait gravement et naïvement d'ajouter ces mots:
«par Romorantin». L'approche des élections rendait les exigences plus
âpres. Ce fut à croire, par moments, qu'on ne s'en tirerait pas. On y
parvint cependant, grâce aux efforts unis du gouvernement et de la
commission, grâce aussi à l'espèce d'association mutuelle contractée
entre les députés des régions qui profitaient des tracés proposés; ces
députés s'étaient concertés pour repousser toute modification.

Ces divers incidents ne furent pas les seules difficultés que le
projet de loi dut surmonter. Par une coïncidence fatale, au cours même
de la discussion, le 8 mai 1842, survint l'effroyable accident du
chemin de fer de Versailles. C'était un dimanche: les grandes eaux
avaient attiré les promeneurs en foule. Au retour, un train direct
composé de quinze wagons et de deux locomotives avait à peine dépassé
la station de Bellevue, que la locomotive de tête s'arrêta, par suite
d'une rupture d'essieu. L'autre machine et le train se précipitèrent
alors sur cet obstacle. Ce ne fut plus bientôt qu'un monceau informe
où l'incendie éclata. Les portières, fermées à clef suivant l'usage du
temps, empêchaient les voyageurs de s'échapper. Plus de cinquante
personnes, dont l'amiral Dumont d'Urville, périrent en quelques
minutes sur cet épouvantable bûcher. La consternation et la colère
furent immenses dans Paris. On s'en prenait à la compagnie
concessionnaire et même aux chemins de fer en général. Peu s'en fallut
que le populaire ne mît le feu à la gare Montparnasse. Ce n'était pas
fait pour faciliter la tâche de ceux qui demandaient alors au pays et
aux pouvoirs publics un effort puissant et hardi en vue de multiplier
les voies ferrées. On put craindre un moment que tout ne se trouvât
arrêté ou au moins retardé. «Quelle effroyable calamité au point de
vue de l'intérêt public! écrivait alors M. Léon Faucher à un de ses
correspondants d'Angleterre. Dans un pays comme le nôtre, où
l'industrie des chemins de fer est récente et ne faisait que des
progrès très lents, cette catastrophe devait porter l'épouvante dans
les esprits. L'accident, survenant au milieu de la discussion du
projet de loi sur les grandes lignes de chemin de fer, a reculé notre
avenir d'un ou deux ans sous ce rapport. Le public, se livrant à
l'emportement des premières impressions, s'est mis à hurler contre les
compagnies... Les capitalistes, qui semblaient le plus disposés à se
jeter dans ces entreprises, reculent devant la responsabilité qui peut
en résulter pour eux. C'est ainsi que MM. de Rotchschild renoncent à
exécuter le chemin de Paris à la frontière belge... etc., etc. J'ai
tenté de me mettre en travers de ce torrent... Mais vous savez qu'on
n'arrête pas une déroute. J'attendrai désormais que le calme renaisse
dans les esprits[56].»

[Note 56: Lettre du 15 mai 1842. (Léon FAUCHER, _Biographie et
Correspondance_, t. I, p. 119.)]

En fin de compte et malgré toutes ces difficultés, le projet de loi
fut adopté, sans avoir été altéré dans aucune de ses dispositions
principales. Au vote sur l'ensemble, il réunit 255 voix contre 83. À
la Chambre des pairs, le succès fut plus complet encore: la minorité
ne compta que 6 voix. Le vote de cette loi marquait une époque dans
l'histoire des chemins de fer en France. Il mettait fin à une trop
longue période d'inertie, de tâtonnements, et donnait l'impulsion
décisive au grand oeuvre. Notre réseau ferré date de là. La
construction devait dès lors en être continuée sans interruption,
quoique avec des vicissitudes et des crises dont nous aurons à
reparler. Quant aux principes adoptés en 1842, ils pourront, dans
l'avenir, recevoir quelques tempéraments: lorsque les capitaux seront
devenus, avec l'expérience, plus puissants, plus confiants, mieux
accoutumés à s'associer, on sera amené à augmenter la part des
compagnies; mais, alors même, on demeurera fidèle ou du moins on
reviendra toujours à ce régime mixte, à ce concours des deux forces de
l'État et de l'initiative privée que le ministère du 29 octobre avait
pour la première fois organisé et qui devait être, en matière de
chemins de fer le vrai système français.


XI

Le parlement avait fini ses travaux. Dans la session de 1842 comme
dans celle de 1841, la majorité n'avait manqué aux ministres dans
aucun des votes qui mettaient en jeu leur existence. C'était beaucoup
après les crises qu'on venait de traverser. Toutefois, M. Guizot
souffrait de n'être pas mieux le maître de cette majorité. Que de fois
il avait dû renoncer à braver ses préventions ou à brusquer ses
faiblesses! Jamais il ne s'était senti pleinement assuré du lendemain.
C'est que la Chambre qui s'était cru nommée, trois ans auparavant,
pour faire prévaloir une tout autre politique, ne le suivait qu'en
forçant chaque jour sa nature. Issue de la trop fameuse coalition,
«enfant chétif et revêche d'une mère malheureuse[57]», elle n'avait su
ni faire triompher les idées de cette coalition ni s'en dégager
pleinement. Si, en dépit de son origine, elle avait donné
successivement des majorités nombreuses à tous les ministères, ces
majorités semblaient toujours près de se décomposer. C'était là un mal
de naissance, et M. Guizot n'y voyait de remède que dans des élections
nouvelles. Le moment lui sembla favorable pour y procéder. Il se
flattait que rien ne restait des conditions troublées et équivoques
dans lesquelles s'étaient faites les élections de 1839, des mélanges
de partis, des confusions de programmes qui avaient alors jeté le
désarroi dans les esprits. Cette fois, tout ne se présentait-il pas
simple et clair? La politique conservatrice et celle de gauche se
trouvaient seules en présence, l'une et l'autre soutenues par tous
leurs partisans. À une question nettement posée, on devait s'attendre
que le pays ferait une réponse nette. Le 13 juin 1842, une ordonnance
prononça la dissolution de la Chambre et convoqua les électeurs pour
le 9 juillet.

[Note 57: C'est ainsi que la qualifiait alors M. Rossi, dans la
Chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_, 15 juin 1842.]

Au premier abord, il ne parut pas qu'aucun grand vent d'opinion
s'élevât dans le pays, soit d'un côté, soit de l'autre. Partout le
calme plat. «Il n'y a point de véritable agitation électorale,
écrivait M. Mossi le 15 juin. Ôtez les journaux, les candidats et
quelques faiseurs officiels ou non officiels, tout est paisible,
froid, indifférent. Il n'y a pas une question, pas un intérêt qui
remue profondément le pays... Chacun est bien résolu à ne s'occuper
que de ses affaires, jusqu'à ce qu'un événement majeur vienne l'en
arracher.» Et le même observateur ajoutait, un peu plus tard: «On
n'aperçoit pas la moindre agitation politique dans le pays; il s'élève
par-ci par-là des débats personnels; il n'y a pas de combat sérieux,
spontané, populaire, entre deux principes et deux politiques[58].» Au
point de vue des moeurs publiques, il n'y avait pas lieu de se
féliciter d'un pareil état de choses. Mais, en fait et pour le moment,
l'impression générale était que cette indifférence profiterait à un
ministère qui garantissait précisément, à ce pays dégoûté de la
politique, le repos à l'intérieur et la paix au dehors. M. Guizot y
comptait; quelques-uns de ses amis n'avaient qu'une crainte, c'était
que les conservateurs, arrivant en trop grand nombre dans la Chambre
future, ne crussent pouvoir s'y passer toutes leurs fantaisies. À
gauche même, on ne doutait pas que le gouvernement n'obtînt une forte
majorité[59].

[Note 58: Chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_, 15 juin
et 1er juillet 1842.--M. Léon Faucher, dans une lettre à M. Grote, en
date du 15 mai 1842, se plaignait de l'énervement général. «La passion
politique n'existe plus», disait-il. (Léon FAUCHER, _Biographie et
Correspondance_, t. I, p. 120.)]

[Note 59: «Un mois avant l'élection, écrivait peu après M. Duvergier
de Hauranne, nous étions bien convaincus que le ministère obtiendrait
une grande majorité.» (_Notes inédites._)]

Ni cette confiance ni cette désespérance n'étaient fondées. Le
ministère et l'opposition, qui déjà au mois de janvier n'avaient pas
prévu l'effet considérable que devait produire l'affaire du droit de
visite dans le parlement, ne pressentaient pas mieux, au mois de juin,
son contre-coup électoral. En effet, tandis que tous les autres griefs
de la gauche laissaient froid le public, il se trouva que ce droit de
visite éveillait, chez les électeurs, les mêmes susceptibilités, les
mêmes ressentiments que naguère chez les députés. Alors, de l'horizon
tout à l'heure si calme, s'éleva une brise qui enfla les voiles
jusque-là inertes des candidatures opposantes, et qui, tournant même
bientôt en bourrasque, menaça de faire chavirer plus d'une barque
ministérielle. Les meneurs de gauche donnèrent aussitôt pour mot
d'ordre de faire porter exclusivement sur ce point toute la polémique.
Vainement le _Journal des Débats_ répondait-il que la question n'en
était plus une, puisque le ministère avait promis de ne pas ratifier
la convention de 1841, les électeurs paraissaient croire qu'on les
appelait à voter pour ou contre le droit de visite. Les conservateurs
étaient embarrassés, intimidés, et le laissaient voir; quelques-uns ne
trouvaient pas d'autre moyen de sauver leur candidature personnelle
que de faire, sur cette question, chorus avec la gauche.

Les premières élections connues furent celles de Paris: sur douze
députés élus, l'opposition en avait dix, dont deux républicains
avoués. Les journaux de gauche poussèrent un cri de joie; le
_National_ proclama que le pouvoir venait d'être condamné par «la
ville qui était en possession de juger et d'exécuter les
gouvernements». Quand arrivèrent les résultats des départements,
l'opposition ne cessa pas de triompher. Était-ce donc qu'elle y avait
la majorité? Non, il s'en fallait. Mais le ministère, lui aussi, était
loin d'avoir obtenu le succès sur lequel il comptait. À vrai dire,
bien qu'il y eût quatre-vingt-douze députés nouveaux, la Chambre ne
différait pas de la précédente: même proportion des partis, même
tempérament des individus. Le cabinet, en s'attribuant toutes les voix
conservatrices, pouvait encore annoncer dans ses journaux qu'il avait
une majorité d'environ 70 voix, mais c'était une majorité composite,
précaire, à la merci de la première bouderie de tel petit groupe, de
la première intrigue de tel ambitieux. Et la bouderie comme l'intrigue
étaient à prévoir. Le gouvernement n'avait donc pas fait un pas: il se
retrouvait en face des anciennes difficultés, des anciens périls,
aggravés par le fait même d'une déception si notoire.

Tout en protestant contre les affectations de victoire de
l'opposition, la presse ministérielle ne pouvait s'empêcher de laisser
voir son désappointement. «Nous ne le cachons pas, disait le _Journal
des Débats_ du 12 juillet, nous espérions que la majorité gagnerait en
nombre.» Dans l'intimité, les conservateurs avouaient plus
complètement encore leur échec. «Les élections nous ont été moralement
peu favorables, écrivait M. Désages à M. de Jarnac; ce serait se faire
illusion que de penser le contraire. La session d'hiver sera
évidemment très laborieuse[60].» M. de Barante s'exprimait ainsi, dans
une lettre à son beau-frère: «En somme, le ministère et nous autres,
amis du bon ordre, nous avons été trompés dans nos espérances. Il y
aura majorité, mais pas plus grande qu'auparavant. Les passions
seront plus animées, la session orageuse et le gouvernement moins
fort... En ce moment, malgré l'apparence, ce n'est pas tel ou tel nom
propre contre lequel il y a tant de déchaînement. C'est une crainte de
voir le pouvoir s'établir. Le cabinet du 29 octobre rencontre pour
adversaires les passions qui ont renversé le ministère du 15 avril en
1839 et qui, depuis lors, ont été enhardies et en continuelle
excitation[61].» Quant à M. Guizot, il ressentait le coup d'autant
plus rudement qu'il avait espéré davantage; il se raidissait pour ne
pas se laisser aller au découragement, mais il était triste. Ouvrant à
l'un de ses correspondants le fond de son âme, il lui écrivait: «Vous
m'avez quelquefois reproché de n'avoir pas assez bonne opinion de la
sagesse du pays. J'en ai eu trop bonne opinion. Ce n'est pas
l'opposition qui a gagné les élections, c'est le parti conservateur
qui les a perdues par son défaut d'intelligence et de courage. Je vous
parle là comme je ne parle à personne. Je ménage fort, dans mon
langage, le parti qui, après tout, est le mien. Je ne conviens point
que les élections soient perdues; et, en effet, elles ne le sont
point, puisque nous avons, je l'espère, assez de force pour regagner
dans les Chambres ce que nous aurions dû gagner dans les collèges
électoraux. J'y ferai de mon mieux; j'irai jusqu'au bout de la
persévérance possible; mais c'est difficile. Si je pouvais leur faire
honte de ce qu'ils ont cru et fait, de ce qu'ils croient et font
encore! Mais il faut en même temps leur dire la vérité et ménager leur
amour-propre. Je ne désespère pas du tout de la victoire, mais je suis
las de la lutte. Pourtant soyez tranquille, je ferai comme si je
n'étais pas las[62].»

[Note 60: _Documents inédits._]

[Note 61: _Documents inédits._]

[Note 62: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 222.]



CHAPITRE II

LA MORT DU DUC D'ORLÉANS

(Juillet-septembre 1842)

     I. La catastrophe du chemin de la Révolte. L'agonie du prince
     royal. La duchesse d'Orléans.--II. Douleur générale. Le duc
     d'Orléans était très aimé et méritait de l'être. Inquiétude en
     France et au dehors.--III. Nécessité d'une loi de régence.
     Attitude de l'opposition. Projet préparé par le gouvernement. M.
     Thiers presse l'opposition de l'accepter.--IV. Ouverture de la
     session. Discussion de la loi de régence. M. de Lamartine et M.
     Guizot. M. Odilon Barrot attaque la loi. M. Thiers lui répond et
     se sépare de lui avec éclat. Vote de la loi.--V. Scission du
     centre gauche et de la gauche. Le pays est calme et rassuré.


I

Les élections du 9 juillet 1842 étaient à peine connues dans leur
ensemble, et l'on commençait à discuter leurs résultats, à supputer
leurs conséquences, quand un coup de foudre, éclatant soudainement sur
les marches du trône, vint faire aux espérances des opposants et à la
déception des ministériels une lugubre et tragique diversion. Le 13
juillet, à onze heures du matin, le duc d'Orléans montait en voiture
dans la cour des Tuileries, afin de se rendre à Neuilly: il allait
faire ses adieux au Roi, avant de partir pour Saint-Omer, où il devait
inspecter plusieurs régiments. Il était seul dans un cabriolet à
quatre roues, attelé à la Daumont. Près de la porte Maillot, dans
l'avenue appelée chemin de la Révolte, les deux chevaux, qui depuis
quelques instants donnaient des signes d'agitation, s'emportèrent. «Tu
n'es plus maître de tes chevaux?» cria le duc d'Orléans au postillon.
«Non, monseigneur, répondit celui-ci, mais je les dirige encore.» Et
en effet, dressé sur ses étriers, il tenait vigoureusement les rênes.
«Mais tu ne peux donc pas les retenir?» cria de nouveau le duc, debout
dans la voiture. «Non, monseigneur.» Alors le prince royal, se plaçant
sur le marchepied qui était très bas, sauta à pieds joints sur la
route. Ses deux talons portèrent avec violence; il retomba lourdement
sur le pavé et resta étendu sans mouvement en travers du chemin. On
accourut du voisinage. Le blessé, qui ne donnait aucun signe de
connaissance, fut relevé et transporté, à quelques pas de là, dans la
maison d'un épicier; on l'étendit tout habillé sur un lit. Pendant ce
temps, le postillon, qui s'était rendu maître des chevaux, ramenait la
voiture.

Aussitôt informés, le Roi, la Reine, Madame Adélaïde accoururent de
Neuilly, peu après suivis du duc d'Aumale, du duc de Montpensier, de
la duchesse de Nemours, des ministres, du chancelier, du maréchal
Gérard, des officiers de la maison royale. La pauvre chambre ne
pouvait les contenir tous. La plupart se tenaient dehors, devant la
boutique, dans un espace maintenu libre par un cordon de
factionnaires. Au delà, la foule se pressait, silencieuse, émue d'une
respectueuse compassion, étonnée et saisie d'être proche témoin d'un
drame qui, dans un cadre vulgaire, mettait en scène de si grands
personnages et pouvait avoir de si graves conséquences, plus étonnée
et plus saisie encore de rencontrer de telles douleurs chez ceux
qu'elle s'imagine d'ordinaire être les heureux de la vie. Chacun
sentait d'ailleurs la mystérieuse présence de quelqu'un de plus
puissant, de plus imposant, de plus redoutable que les ministres, que
les princes, que le Roi: c'était la mort, la mort implacable et
niveleuse, que l'on devinait là, dans ce galetas d'épicier de
banlieue, face à face avec ce que le monde pouvait offrir de plus
brillant par l'éclat du rang, de la fortune et de la jeunesse. Les
médecins, appelés dès le premier moment, essayaient de lutter contre
le mal que leur science discernait, mais qu'elle était impuissante
même à retarder. Penchés sur le mourant, ils évitaient de lever les
yeux, de peur de rencontrer les interrogations muettes des augustes
affligés. Le prince était toujours sans mouvement; il ne donna aucun
signe de connaissance, quand le curé de Neuilly lui administra
l'extrême-onction. Chacun faisait silence pour entendre la respiration
qui révélait seule un reste de vie. Un moment pourtant, on perçut
confusément quelques mots en allemand; une dernière pensée, peut-être,
qu'il adressait à la duchesse d'Orléans. Le Roi, debout, suivait avec
angoisse le progrès de l'agonie sur le visage de son fils; si déchiré,
si accablé qu'il fût, il donnait tous les ordres. Les jeunes princes
et les princesses pleuraient. Quant à la Reine, elle restait à genoux
au pied du lit et priait, souvent à haute voix: pieusement héroïque
dans sa maternelle sollicitude, ce qu'elle demandait à Dieu, ce
n'était pas de lui rendre son fils, c'était d'accorder au mourant un
instant de connaissance qui lui permît de penser au salut de son âme,
et, en échange de cette grâce suprême, elle offrait sa propre vie.
Pendant plusieurs heures, cette scène se prolongea, sans qu'aucun
indice vînt ramener un peu d'espoir. Enfin, à quatre heures et demie,
un dernier mouvement convulsif secoua le prince, puis l'immobilité: la
mort avait eu raison des dernières résistances de la jeunesse. Les
sanglots éclatèrent dans l'assistance. Le Roi et la Reine se
penchèrent pour embrasser leur premier-né. «Encore, si c'était moi!»
dit le souverain qui pensait à la France et à la monarchie. Quant à la
mère, toujours occupée de l'âme de son fils, sa première réponse aux
paroles de condoléance fut ce cri: «Ah! dites-moi du moins qu'il est
au ciel[63].» Le clergé, de nouveau introduit, dit les prières
accoutumées; puis le funèbre cortège se forma pour retourner au
château de Neuilly. Quatre sous-officiers portaient le corps, placé
sur un brancard. Derrière, suivaient à pied le Roi et la Reine qui
n'avaient pas voulu monter en voiture, les princes et princesses, les
ministres, les officiers. Une compagnie d'élite, mandée à la hâte,
faisait la haie. Au moment où l'on se mit en marche, un long cri de:
Vive le Roi! partit de la foule, expression spontanée de la compassion
et de l'émotion générale: beaucoup, du reste, croyaient que le prince
n'était pas encore mort et qu'on l'emportait à Neuilly pour le mieux
soigner. La marche dura plus d'une demi-heure. On arriva ainsi jusqu'à
la chapelle du château. Après s'être agenouillés une dernière fois, le
Roi et la Reine, le premier toujours maître de soi, la seconde
toujours pieusement soumise, mais l'un et l'autre brisés de fatigue et
de douleur, se retirèrent dans leurs appartements.

[Note 63: Cette pieuse préoccupation devait persister. L'année
suivante, la Reine eut à ce sujet des relations avec le Père de
Ravignan, lui demanda et reçut de lui de hautes consolations. (Cf. la
_Vie du Père de Ravignan_, par le Père DE PONTLEVOY, t. Ier, p. 243 à
248.)]

Dans cette scène douloureuse, on n'a vu paraître ni la duchesse
d'Orléans ni ses enfants. La duchesse suivait un traitement à
Plombières, où son mari l'avait conduite et installée lui-même
quelques jours auparavant. Les jeunes princes étaient à Eu. La
nouvelle n'arriva à Plombières que le 14 juillet au soir[64]. Afin de
ménager la princesse, on ne lui parla d'abord que d'une maladie grave.
Elle voulut partir immédiatement pour Paris. Dans sa voiture, elle
priait et pleurait en silence, sans que personne osât lui adresser la
parole. Peu après avoir dépassé Épinal,--il était une heure du
matin,--le courrier annonça une voiture venant de Paris. «Ouvrez,
ouvrez!» s'écria la duchesse d'Orléans. On la retint. Mais, à ce
moment, deux hommes s'avancèrent vers elle; l'un des deux était M.
Chomel, le médecin de la famille royale. À sa vue, elle poussa un cri
perçant. «M. Chomel! Ah! mon Dieu! le prince?...--Madame, le prince
n'existe plus.--Que dites-vous?» M. Chomel donna quelques détails
interrompus par les exclamations et les sanglots de la princesse. Puis
celle-ci, se retournant vers une dame de sa suite: «Mais cette maladie
dont vous m'aviez parlé?--C'était pour préparer Madame.--Comment,
vous saviez la mort!... Ah! quel courage vous avez eu!» Elle demeura
ainsi près d'une heure sur la grande route, dans l'obscurité de la
nuit, sanglotant au fond de sa voiture, tandis que les autres
personnes, assises sur les marchepieds, les portières ouvertes, ne
pouvaient elles-mêmes contenir leur douleur. «Oh! j'ai tout perdu!
s'écriait par moments la veuve désolée; et la France aussi, elle a
perdu celui qui l'idolâtrait, celui qui la comprenait si bien. Mais
vous ne saviez pas comme moi combien il était bon; quelle patience,
quelle douceur, que de bons conseils il me donnait! Non, non, je ne
puis vivre sans lui!» On voulut lui parler de ses enfants! «Mes
pauvres enfants! reprit-elle. Dans le premier moment de ma douleur, je
ne sens rien que pour lui; c'est lui qui avait tout mon coeur.» Vers
deux heures du matin, on se remit en route. La princesse n'avait plus
qu'une pensée, brûler les étapes pour pouvoir contempler une dernière
fois les traits de son époux bien-aimé. Après deux cruelles nuits,
elle arriva à Neuilly, le 16 juillet au matin. Le Roi l'attendait,
entouré de la famille royale et des deux jeunes orphelins qu'on avait
ramenés d'Eu. «Oh! ma chère Hélène, s'écria Louis-Philippe, le plus
grand des malheurs accable ma vieillesse.»--«Ma fille chérie, vivez
pour nous, pour vos enfants», reprit la Reine avec sa douce autorité.
Au bout de peu d'instants, soutenue par le Roi et par le duc de
Nemours, suivie de ses parents en pleurs, la duchesse alla
s'agenouiller dans la chapelle, devant le cercueil, hélas! déjà
refermé. Pâle, immobile, sous le coup d'une sorte de stupeur, il
semblait que d'elle aussi la vie allait se retirer; mais la foi
religieuse la soutenait[65]. Après une courte prière, elle se releva
et se rendit dans son appartement, pour revêtir les habits de veuve
que, depuis lors, elle n'a plus quittés.

[Note 64: Pour le récit qui va suivre, je me suis servi du charmant et
touchant volume publié, peu après la mort de la princesse, sous ce
titre: _Madame la duchesse d'Orléans_.]

[Note 65: «Oui, écrivait la duchesse d'Orléans cinq mois plus tard, le
Seigneur qui nous frappe est un père miséricordieux: j'en ai la
conviction inébranlable, lors même que je n'éprouve pas ses douceurs
et ses consolations. Je suis au milieu de l'épreuve qui exige une foi
aveugle; par instants, je la sens bien forte, et alors l'amour et
l'espérance me sont accordés comme un rayon d'en haut; mais, parfois
aussi, je sens toute la misère de la nature, et il m'est impossible de
m'élever vers Dieu. Que de patience Dieu doit avoir avec nous! comment
n'en aurions-nous pas pour supporter le fardeau qu'il nous impose!»
(_Madame la duchesse d'Orléans_, p. 99.)]

Le corps devait rester plus de deux semaines dans la chapelle du
château, en attendant le service solennel que l'on préparait à
Notre-Dame: présence à la fois douloureuse et consolante pour les
affligés qui ne pouvaient s'empêcher de retourner vingt fois par jour
auprès du cercueil. Le deuil planait sur cette royale demeure, où tout
le monde parlait bas, où aucune voiture ne pénétrait plus, et où l'on
n'entendait que le bruit des chants religieux qui se continuaient
presque sans interruption dans la chapelle. Successivement tous les
princes ou princesses, absents au moment de la catastrophe, étaient
revenus. Pour les membres d'une famille si unie, c'était du moins un
soulagement de pouvoir pleurer ensemble. M. Guizot, témoin respectueux
et ému, dépeignait ainsi cet intérieur désolé, dans une lettre
adressée à une de ses amies: «Le Roi, à travers des alternatives de
larmes et d'abattement, est admirable de force d'esprit et de corps.
La Reine est soumise à Dieu. Madame est dévouée à son frère. Madame la
duchesse d'Orléans est haute, simple et pénétrée. Les quatre princes
sont charmants d'affection réciproque, de bonté et de droiture[66].»
De son côté, la reine des Belges, accourue dès le premier jour auprès
de ses parents, écrivait qu'elle avait trouvé son père et sa mère
«tous deux vieillis et les cheveux entièrement blanchis»; elle
ajoutait, en parlant d'elle-même et de ses frères et soeurs:
«Chartres[67] était plus qu'un frère pour nous tous; c'était la tête,
le coeur et l'âme de toute la famille. Nous le respections tous. Je ne
m'attendais pas à lui survivre, ainsi qu'à ma bien-aimée Marie. Mais,
encore une fois, que la volonté de Dieu soit faite[68]!»

[Note 66: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 222.]

[Note 67: La reine des Belges appelait ainsi son frère du nom qu'elle
était habituée à lui donner avant 1830, quand Louis-Philippe était duc
d'Orléans et que son fils aîné portait le titre de duc de Chartres.]

[Note 68: Cette lettre, adressée à la reine Victoria, est citée par
sir Théodore MARTIN, dans sa _Vie du prince consort_.]


II

Le coup n'avait pas seulement frappé la famille royale, il était senti
par la nation elle-même. La douleur fut universelle et profonde.
«Jamais, écrivait alors Henri Heine, la mort d'un homme n'a causé un
deuil aussi général. C'est une chose remarquable qu'en France, où la
révolution n'a pas encore discontinué de fermenter, l'amour d'un
prince ait pu jeter de si profondes racines et se manifester d'une
façon aussi touchante. Non seulement la bourgeoisie, qui plaçait
toutes ses espérances dans le jeune prince, mais aussi les classes
inférieures du peuple regrettent sa perte. Lorsqu'on ajourna les fêtes
de Juillet et qu'on démonta, sur la place de la Concorde, les grands
échafaudages qui devaient servir à l'illumination, ce fut un spectacle
déchirant que de voir assis, sur les poutres et les planches
renversées, le peuple qui déplorait la mort du jeune prince. Une morne
tristesse était empreinte sur tous les visages, et la douleur de ceux
qui ne prononçaient aucune parole était la plus éloquente. Là
coulaient les larmes les plus sincères, et, parmi les braves gens qui
pleuraient, il y avait sans doute plus d'une tête chaude qui, à
l'estaminet, se vante de son républicanisme.» Ce que l'on voyait et ce
que l'on savait de la douleur du vieux roi éveillait une pitié
sympathique. «Ses ennemis les plus acharnés dans le peuple, écrivait
encore le même observateur, prouvent, d'une manière touchante, combien
ils prennent part à son malheur domestique. J'oserais soutenir que le
Roi est présentement redevenu populaire. Lorsque je regardais hier, à
Notre-Dame, les préparatifs des funérailles et que j'écoutais les
conversations des bourgerons qui y étaient rassemblés, j'entendis
entre autres cette expression naïve: Le Roi peut maintenant se
promener dans Paris sans crainte; personne ne tirera sur lui.» Il est
vrai que Henri Heine ajoutait aussitôt, avec un scepticisme
mélancolique: «Combien durera cette noire lune de miel[69]?» En tout
cas, il y avait pour le moment comme un retour de la vieille
sensibilité royaliste que l'on ne connaissait plus depuis 1830. M. de
Barante le constatait avec surprise. «C'est, écrivait-il au comte
Bresson, tout à fait au delà de ce que nous pouvions soupçonner. Outre
les regrets donnés au prince, la justice rendue à son mérite, outre
cette popularité d'estime qui s'est trouvée être universelle, outre le
caractère grave et presque religieux de la douleur publique, il s'est
manifesté une opinion monarchique et un attachement à la dynastie
vraiment très remarquables[70].» L'émotion ne se renfermait pas dans
Paris; à mesure que la nouvelle gagnait la province, les mêmes
impressions s'y produisaient. L'armée surtout comprit quelle perte
elle faisait. «Ce malheur est irréparable, écrivait le général de
Castellane au général Changarnier, de la nature de ceux dont on sent
chaque jour davantage l'étendue. L'armée est consternée. Mgr le duc
d'Orléans était un intermédiaire entre elle et la couronne, chose
précieuse sous notre forme de gouvernement où les ministres de la
guerre changent souvent... Il avait sur l'armée une influence immense.
Les regrets ont été unanimes[71].» À Alger, le général Bugeaud disait
du prince: «Il aimait notre métier et s'était donné la peine de
l'apprendre à fond[72].» De la petite ville de Miliana où il
commandait, le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 22
juillet: «En faisant paraître l'ordre du jour qui annonce à la
garnison la perte irréparable qu'elle vient de faire, j'ai vu des
larmes dans tous les yeux[73].»

[Note 69: Lettres des 15, 19 et 29 juillet 1842. (_Lutèce_, p. 262 à
275.)]

[Note 70: Lettre du 28 août 1842. (_Documents inédits._)]

[Note 71: _Les dernières campagnes du général Changarnier en Afrique_,
par le comte D'ANTIOCHE. (_Correspondant_ du 25 janvier 1888.)]

[Note 72: _Ibid._]

[Note 73: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]

C'est qu'en effet le duc d'Orléans était généralement aimé, «adoré
même», suivant le mot dont se servait alors Henri Heine. Deux ans
auparavant, celui-ci avait écrit: «Le prince royal a gagné tous les
coeurs, et sa perte serait plus que pernicieuse pour la dynastie
actuelle. La popularité du prince est peut-être la seule garantie de
cette dernière. Mais le prince, héritier de la couronne, est aussi une
des plus nobles et des plus magnifiques fleurs humaines qui se soient
épanouies sur le sol de ce beau jardin qu'on nomme la France[74].»
J'ai déjà eu l'occasion, en racontant le voyage fait par le duc
d'Orléans, en 1836, à Berlin et à Vienne, d'esquisser les qualités
toutes françaises, à la fois charmantes et brillantes, qui lui
valaient cette popularité[75]. Depuis lors, il avait gagné en
maturité, sans perdre rien de sa grâce et de son éclat. Le dandysme un
peu maniéré de l'adolescent avait fait place à une élégance plus
virile, plus imposante, plus royale. Le cavalier à bonnes fortunes
était devenu le plus tendre et le plus attentif des époux. Sans doute,
dans l'ordre politique, il n'avait pas encore tout à fait répudié les
velléités belliqueuses qui étaient chez lui l'entraînement d'un
patriotisme passionné et comme la chaleur d'un sang jeune et
généreux[76]; il n'avait pas non plus entièrement renoncé à des
affectations libérales, même parfois un peu révolutionnaires, qui
venaient de 1830[77]; et ces tendances, si elles contribuaient à sa
faveur auprès de la foule, ne laissaient pas que d'inquiéter certains
esprits prudents. Mais, même sur ces points, il s'était assagi, et
l'on sentait qu'il deviendrait plus sage encore avec les années, avec
l'expérience plus complète des hommes ou des choses, et surtout avec
le sentiment de la responsabilité. La transformation ainsi en voie de
s'accomplir n'échappait pas au Roi et à M. Guizot qui s'en
félicitaient[78]. Ajoutons que, si l'origine de la monarchie nouvelle
avait faussé quelques-unes des idées du duc d'Orléans, elle lui avait
donné, d'autre part, un sentiment singulièrement élevé et fécond de
son métier de prince: il se croyait tenu de mériter par lui-même, par
ses efforts, par ses services, par ses sacrifices, le rang que lui
apportait sa naissance, estimant ne pouvoir rester le premier que s'il
justifiait être le plus digne. Dès 1837, dans une lettre intime[79],
il se déclarait «obligé, dans un temps où le travail est la loi
commune, de faire sa carrière à la sueur de son front». «Il n'y a
aujourd'hui, ajoutait-il, qu'une manière de se faire pardonner d'être
prince, c'est de faire en tout plus que les autres... Pour fonder une
dynastie, il faut que chacun y contribue, depuis mon frère d'Aumale,
qui apporte pour son écot un prix d'écolier[80], jusqu'à l'héritier du
trône qui doit, dans les rangs de l'armée, se faire lui-même la
première position après celle du Roi.» Cette tâche si virilement et si
noblement tracée, il était résolu à s'y donner, sans épargner sa peine
et, au besoin, son sang. À en juger d'ailleurs par certains
pressentiments qu'il laissait quelquefois percer, par le fond de
mélancolie qui se trahissait sous la grâce de son sourire, il n'avait
pas dans l'avenir, et notamment dans la durée de sa propre vie, la
confiance où se complaît d'ordinaire la jeunesse heureuse. Il parlait
souvent de sa mort; non qu'il ait jamais prévu l'accident vulgaire qui
devait l'emporter; mais il se voyait tombant sur un champ de bataille
ou devant une émeute[81]. Et alors il se demandait, dans une
incertitude anxieuse, ce que deviendrait son jeune fils: serait-il «un
de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi», ou bien «l'un des
ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers
de grands obstacles et peut-être des flots de sang»? Il n'osait se
répondre à lui-même, tant l'horizon lui paraissait obscur[82].

[Note 74: _Lutèce_, p. 22.]

[Note 75: Cf. plus haut, t. III, chap. II, § V.]

[Note 76: Quelques mois avant la mort du prince, M. Quinet avait été
invité à une soirée de musique chez la duchesse d'Orléans. Poète et
érudit, peu connu de la foule, il n'était jusqu'alors descendu sur la
place publique que pour pousser le cri de la guerre, pour demander, en
1840, comme en 1830, la revanche de Waterloo et la conquête des
frontières du Rhin. Par sympathie et par calcul, le duc d'Orléans
voulut se montrer fort aimable pour l'auteur de la brochure intitulée:
_1815 et 1840_. Voici comment M. Quinet a rapporté sur le moment, dans
une lettre à sa mère, les paroles que lui adressa le prince: «Vous
avez foi en la France. J'ai été frappé du profond sentiment national
qui vit dans tout ce que vous avez écrit. Mais les cosmopolites nous
perdent. Ils émoussent, ils énervent tout. Malheureusement le pays
leur prête souvent la main... Vous avez bien raison, la grande
question pour nous, c'est celle des frontières, c'est le besoin de se
relever. Au lieu de tant parler des victoires de l'Empire, je voudrais
que l'on instituât des fêtes funèbres, commémoratives de Waterloo,
pour obliger le pays à s'en souvenir et à tout réparer. Au lieu de
cela, on parle, on perd le sentiment de l'action... Tout le monde veut
jouir. Personne ne veut faire crédit à la patrie. Si je me suis occupé
de l'armée, ce n'est pas que je veuille jouer au soldat; je crois être
au-dessus de cela. Mais c'est que je pense que là encore se trouve la
tradition de l'honneur du pays. Il ne faut pas tomber; il ne faut pas
ruiner, comme Samson, nos ennemis, en périssant nous-mêmes. Il faut
les détruire et vivre. Quand nous serions acculés à Bayonne, il faut
être décidé à reprendre tout le reste. Pendant que les autres
amollissent tout, vous êtes le clairon. Ne désespérons pas.»
(_Correspondance d'Edgar Quinet_, t. II, p. 371.)]

[Note 77: Voir, par exemple, dans le fragment du testament que nous
reproduisons plus bas, la recommandation faite par le duc d'Orléans à
son fils, de rester fidèle à la «révolution».]

[Note 78: Causant, au lendemain de la catastrophe, avec M. de
Flahault, ambassadeur de France à Vienne, M. de Metternich lui disait:
«C'était une grande tâche pour votre roi que de former son successeur.
Il y avait mis tous ses soins, et je sais que, depuis un an surtout,
il était parfaitement content du résultat qu'il avait obtenu; il
éprouvait une grande tranquillité et une extrême satisfaction, en
voyant que son fils était entré dans ses idées et qu'il pourrait
s'endormir sans trouble, certain que le système d'ordre et de paix
qu'il a établi ne serait point abandonné après lui.» M. Guizot, de son
côté, a constaté que le prince se montrait «capable de s'arrêter sur
sa pente, d'apprécier la juste mesure des choses, la vraie valeur des
hommes, et d'apporter dans le gouvernement plus de sagacité froide et
de prudence que son attitude et son langage ne l'auraient fait
conjecturer». Le ministre a même ajouté ce témoignage plus précis:
«Depuis 1840, le prince avait fait dans ce sens de notables progrès,
et, quoiqu'il ménageât avec soin l'opposition, son appui sérieux en
même temps que réservé ne manqua point au cabinet.»]

[Note 79: Il s'agit d'une lettre par laquelle le duc d'Orléans raconte
au général Damrémont comment il a obtenu du Roi et ensuite
généreusement sacrifié à son frère l'honneur de prendre part à la
seconde expédition de Constantine. J'ai cité, dans la seconde édition
du tome III, ch. X, § XIII, d'autres fragments de cette admirable
lettre. On en peut trouver le texte complet dans _L'Algérie de 1830 à
1840_, par M. Camille ROUSSET, t. II, p. 230 et suiv.]

[Note 80: En 1837, époque où le duc d'Orléans écrivait ces lignes, le
jeune duc d'Aumale, âgé de quinze ans, venait d'obtenir un prix au
concours général.]

[Note 81: Sur ces pressentiments, voir ce qu'en écrivait Henri Heine
en 1840 et en 1842. (_Lutèce_, p. 21 et 269.) Voir aussi un petit
incident du voyage que le duc d'Orléans avait fait, quelques jours
avant sa mort, pour conduire la duchesse à Plombières. (_Madame la
duchesse d'Orléans_, p. 83.)]

[Note 82: Je fais ici allusion à ce passage, souvent cité, du
testament du duc d'Orléans, testament écrit en 1839, au moment de
partir pour l'expédition des Portes de Fer, en Algérie: «C'est une
grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la
destinée qui l'attend; car personne ne peut savoir dès à présent ce
que sera cet enfant, lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de
nouvelles bases une société qui ne repose que sur les débris mutilés
et mal assortis de ses organisations précédentes. Mais, que le comte
de Paris soit un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi,
ou qu'il devienne l'un des ouvriers de cette régénération sociale
qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des
flots de sang; qu'il soit roi ou qu'il demeure défenseur inconnu et
obscur d'une cause à laquelle nous appartenons tous, il faut qu'il
soit avant tout un homme de son temps et de sa nation, qu'il soit
catholique et défenseur passionné, exclusif, de la France et de la
révolution.»]

Sans doute la foule n'avait pas pénétré dans l'âme du prince aussi
avant que ces publications posthumes nous permettent de le faire
aujourd'hui. Mais d'instinct elle comptait beaucoup sur lui. Elle
était persuadée qu'en lui reposait l'espoir de la monarchie. Si
l'habileté prudente et flexible, la sagesse un peu sceptique,
l'expérience consommée du vieux roi avaient pu seules constituer un
gouvernement pacifique et régulier au lendemain d'une révolution, si
seules elles avaient pu, après 1830, rassurer l'Europe et déjouer
l'anarchie, les qualités plus brillantes et plus généreuses du duc
d'Orléans, sa confiante hardiesse, sa communion étroite avec toutes
les vibrations du sentiment national, la séduction et l'élan de sa
jeunesse paraissaient nécessaires pour assurer l'avenir de la royauté
bourgeoise, en y intéressant les coeurs et les imaginations. La
catastrophe du 13 juillet bouleversa brusquement toutes ces
prévisions, et, à la place de la grande espérance qui s'évanouissait,
se dressa une perspective singulièrement inquiétante, celle d'une
régence, devenue à peu près inévitable du moment où il n'y avait plus
aucun intermédiaire entre un roi de soixante-dix ans et un enfant de
quatre ans. Cette épreuve de la régence, toujours dangereuse, ne
serait-elle pas mortelle pour une dynastie récente, contestée, et dans
un pays infesté de révolution? On eût dit qu'un voile se déchirait,
laissant voir la fragilité, jusqu'ici inaperçue, du régime sorti des
journées de Juillet. «Cet accident funeste remet en question tout
l'ordre des choses existantes», écrivait, dès le premier jour, Henri
Heine; et un autre contemporain, précisant davantage, proclamait que
«Dieu venait de supprimer le seul obstacle qui existait entre la
monarchie et la république». Ainsi, à la compassion éveillée par une
grande douleur se joignait aussitôt un sentiment peut-être plus vif
encore, parce qu'il était intéressé, celui du danger auquel la chose
publique et, par suite, chaque situation particulière se trouvaient
désormais exposées. «Tout le monde est inquiet pour son propre
compte», disait M. Guizot, et telle était la violence subite de cette
inquiétude qu'un spectateur la qualifiait «d'effroi et de
consternation impossibles à dépeindre». Cette impression s'étendait
au delà de nos frontières. Un homme politique espagnol, M. Donozo
Cortès, écrivait: «Cette mort a été un événement de la plus haute
importance pour la majeure partie des puissances en Europe; tandis que
la nation française porte le deuil, de l'autre côté de la Manche et du
Rhin on découvre des symptômes de douleur et d'effroi[83].» Lord
Palmerston déclarait voir là «une calamité pour la France et pour
l'Europe[84]». M. de Metternich disait de son côté: «L'événement est
l'un des plus graves auxquels puisse atteindre l'imagination: je lui
reconnais toute la valeur d'une catastrophe[85].»

[Note 83: Lettre au journal _El Heraldo_ du 24 juillet 1842. (_Oeuvres
de Donozo Cortès_, t. I.)]

[Note 84: Lettre à son frère, en date du 18 juillet 1842. (BULWER,
_Life of Palmerston_, t. III, p. 96.)]

[Note 85: Lettre au comte Apponyi, en date du 18 juillet 1842.
(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 616.)]


III

Impuissant à remédier complètement au mal d'une telle perte, le
législateur sentit cependant qu'il avait quelque chose à faire pour le
limiter et l'atténuer. On s'était aperçu, en effet, que rien n'avait
été prévu et réglé pour cette éventualité de la régence, devenue tout
à coup si probable et peut-être si prochaine. La Charte n'en disait
mot. Impossible de laisser subsister une incertitude absolument
contraire à l'esprit même du gouvernement monarchique. En effet,
suivant la parole du feu duc de Broglie, «c'est l'excellence de ce
gouvernement que l'autorité suprême n'y souffre aucune interruption,
que le rang suprême n'y soit jamais disputé, que la pensée même n'y
puisse surprendre, entre deux règnes, le moindre intervalle d'attente
ou d'hésitation; c'est par là surtout qu'il domine les esprits et
contient les ambitions[86]». Il fallait donc faire une loi déterminant
à qui appartiendrait et comment serait exercée la régence, et la
faire tout de suite. Tel était le voeu du public impatient d'être
rassuré. Le gouvernement n'était pas moins pressé: il comprenait
l'avantage de profiter de l'émotion générale, de cette nécessité de
bonne conduite qui s'imposait à tous[87], pour enlever rapidement la
solution d'un de ces problèmes constitutionnels qu'il est toujours
délicat de livrer aux discussions des peuples. Il résolut même de ne
pas attendre jusqu'au 3 août, jour indiqué pour l'ouverture de la
nouvelle législature, et convoqua le parlement pour le 26 juillet.

[Note 86: Rapport sur la loi de régence, présenté à la Chambre des
pairs, le 17 août 1842.]

[Note 87: M. Guizot écrivait, le 14 juillet 1842: «La bonne conduite
est indispensable, et tout le monde le sent.»]

Qu'allaient faire les partis? Rien à espérer des radicaux et des
légitimistes: ennemis jurés de la monarchie de Juillet, ils ne se
prêtaient pas à réparer le mal qu'un accident venait de lui faire; les
légitimistes surtout étaient impitoyables; ils n'avaient même pas
désarmé un instant devant ce grand deuil, et, à lire leurs journaux,
il n'y avait rien chez eux du sentiment sous l'empire duquel le duc de
Bordeaux, plus noblement inspiré que ses partisans, faisait célébrer à
Toeplitz une messe pour l'âme de son infortuné cousin[88]. Mais
quelles étaient les dispositions de ces opposants dynastiques qui,
tout échauffés du résultat des élections, s'apprêtaient naguère à
pousser plus vivement que jamais l'attaque contre le cabinet? Sous le
coup de l'émotion inquiète qui les saisit à la nouvelle de la
catastrophe et sous la pression de l'opinion générale, leur premier
mouvement parut être de ne voir que la monarchie en deuil et en
péril, et de reléguer au second plan la question ministérielle. M.
Thiers et même M. Odilon Barrot s'empressèrent autour du Roi,
protestant de leurs respectueuses et douloureuses sympathies, offrant
leur concours pour les discussions qui allaient s'ouvrir, et exprimant
le désir de voir tous les amis de la royauté de 1830 unanimes sur la
constitution de la régence. Les journaux du centre gauche et de la
gauche tinrent le même langage. «Il s'agit pour le moment, y
lisait-on, non plus de discuter la politique du ministère, mais de
donner à la monarchie de Juillet et à nos institutions les garanties
d'existence et le complément constitutionnel qu'un affreux événement a
rendus nécessaires.» Ces journaux demandaient seulement que «le
cabinet n'essayât pas de se prévaloir d'une manifestation toute
dynastique[89]». Le _Journal des Débats_ se félicitait de cette
attitude. «Les passions, disait-il, ont fait silence. Depuis douze
ans, on n'avait pas vu peut-être un pareil accord dans la presse
constitutionnelle, et l'opposition,--c'est une justice qu'il faut lui
rendre,--s'est montrée vraiment dynastique[90].»

[Note 88: On lit, à ce propos, dans une lettre de M. de Metternich au
comte Apponyi, en date du 12 août 1842: «M. de Flahault m'a lu une
lettre particulière de M. Guizot en réponse à ce que j'avais appris au
premier sur la manière dont l'affreux événement du 13 juillet a été
accueilli à Kirchberg. (C'était l'endroit où résidait alors la famille
de Charles X.) Veuillez dire à M. Guizot et, si vous en trouvez
l'occasion, également au Roi, que je ferai connaître là-bas
l'impression que Sa Majesté a reçue de la communication. M. de
Flahault mandera probablement, par le courrier de ce jour, que M. le
duc de Bordeaux, qui a appris la nouvelle peu après son arrivée à
Toeplitz, a fait dire le lendemain une messe à la paroisse de cette
ville, à laquelle il a assisté avec tout ce qui compose sa suite. Il
n'y a rien mis qui ressemblât à de l'ostentation, et toute la ville
lui en a su gré.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 619.)]

[Note 89: _Constitutionnel_ du 19 juillet 1842.]

[Note 90: 16 juillet 1842.]

Ce désintéressement de l'opposition était trop beau pour durer.
Quelques jours à peine s'étaient écoulés, que les mêmes journaux, sans
rien rabattre, il est vrai, de leur zèle pour la monarchie, de leurs
protestations d'union, et au contraire sous prétexte de diminuer les
dangers de cette monarchie et de faciliter cette union, réclamaient
ardemment la retraite de M. Guizot et prétendaient lui faire honte de
«s'abriter derrière le cercueil du duc d'Orléans». Ils ne demandaient
que ce seul holocauste, sachant bien que le ministère ainsi mutilé ne
serait plus en état de se défendre. À ce prix, ils promettaient au Roi
leur concours pour la loi de régence. M. Molé appuyait cette
manoeuvre, insistant sur ce que l'impopularité de M. Guizot rendait
impossible l'accord prêt à se faire. Mais on ne parvint ni à ébranler
le Roi, ni à diviser le cabinet. «Les intrigues font feu croisé,
écrivait M. Guizot à un de ses amis; intrigues du 15 avril, du 12
mai, du 1er mars, chacune pour son compte et toutes ensemble contre
moi. On a offert au Roi la loi de régence et la dotation qu'il
voudrait, s'il consentait à me sacrifier. Il a répondu royalement et,
je crois, très sensément. Il n'a jamais été mieux pour moi. Le cabinet
tiendra bien ensemble[91].» Dès le 22 juillet, en effet, un article du
_Moniteur_, faisant allusion aux attaques dirigées particulièrement
contre un des ministres, les dénonçait comme une manoeuvre et
affirmait la solidarité étroite de tous les membres du cabinet. Le
même jour, le _Journal des Débats_ déclarait très haut que le
ministère ne se retirerait pas et qu'il ne sacrifierait pas M. Guizot.
«Nous regrettons seulement, ajoutait-il, qu'après avoir pris une si
noble part à la douleur publique, l'opposition, au bout de huit jours
à peine, se soit lassée de sa modération.»

[Note 91: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

Tout en résistant à cette poussée, le gouvernement n'avait pas perdu
un instant pour préparer la loi de régence. Il était dirigé dans cette
oeuvre par Louis-Philippe, qui dominait sa douleur de père pour
remplir son devoir de roi. Les précédents n'étaient pas de grand
secours. Sous l'ancienne monarchie, le roi, en raison de son pouvoir
absolu, disposait de la régence comme de tout le reste; il fixait par
son testament les conditions dans lesquelles elle s'exercerait; avec
quelle efficacité, l'histoire troublée et souvent sanglante des
minorités est là pour le dire. Dans ce passé donc, rien à imiter ni à
regretter. À défaut de traditions, il fallait consulter les principes.
Une première question se posa: convenait-il de faire une loi générale
établissant d'avance un système de régence pour toutes les minorités,
ou d'organiser la régence seulement pour le cas actuel, étant entendu
qu'une loi spéciale serait faite pour chaque minorité nouvelle? En un
mot, il y avait à choisir entre la régence de droit et la régence
élective. Le gouvernement, partant de cette idée que la régence était
une royauté temporaire et devait être constituée à l'image de la
royauté véritable, se prononça pour la régence de droit. Il se dit
qu'avec la régence élective on verrait, aux approches des minorités,
les partis se former pour pousser tel ou tel candidat, les prétendants
descendre dans la lice, les membres de la famille royale peut-être se
diviser ou, en tout cas, être mis sur la sellette et violemment
discutés. Quoi de plus contraire au principe monarchique, qui est
précisément de ne pas livrer périodiquement l'autorité suprême aux
luttes des partis et aux brigues des ambitieux! Mieux valait donc
établir d'avance une règle permanente qui ne laissait plus place à
aucune compétition. Sans doute on se privait ainsi de choisir le
régent d'après son mérite personnel; mais, comme le disait le feu duc
de Broglie, «hasard pour hasard, c'est la nature du gouvernement
monarchique de préférer les chances paisibles de la naissance aux
chances turbulentes de l'élection[92]».

[Note 92: Rapport fait à la Chambre des pairs.]

Du principe que la royauté temporaire devait être assimilée à la
royauté définitive, le gouvernement tira cette autre conséquence que
la régence serait déférée au prince le plus proche du trône dans
l'ordre de succession établi par la Charte. C'était étendre la loi
salique à la régence, en exclure les femmes et particulièrement la
mère du roi mineur. Il y avait sans doute dans notre histoire de
nombreux précédents en sens contraire. Mais on estima que, de notre
temps, dans une société démocratique où la royauté est tant discutée,
souvent même tant outragée, il ne convenait pas de mettre le pouvoir
aux mains d'une femme, qu'elle y trouverait trop de souffrances et n'y
apporterait pas assez d'autorité. Du reste, le projet attribuait à la
mère une autre tâche que l'on jugeait utile de séparer du gouvernement
de l'État, afin de la soustraire aux vicissitudes de la politique et
aux exigences des partis: c'était la garde, la tutelle et par suite
l'éducation du jeune roi. Si graves que fussent ces considérations
théoriques, elles ne pesèrent pas seules dans la décision. Derrière la
question de principe, chacun avait vu tout de suite la question de
personne: la régence masculine, c'était le duc de Nemours; la régence
féminine, la duchesse d'Orléans. Tous deux sans doute étaient, à des
titres divers, très dignes de cette haute mission. Nul ne pouvait
contester la rare probité du duc de Nemours, l'élévation de ses
sentiments, son désintéressement absolu: «Nemours est le devoir
personnifié, disait souvent son frère aîné; je ne prends jamais une
décision importante sans le consulter.» Quant à la duchesse d'Orléans,
c'était une âme généreuse et une intelligence supérieure. Toutefois,
entre les deux, le Roi avait une préférence très décidée. De la part
de la duchesse, il croyait avoir à craindre une certaine recherche de
popularité libérale; à la suite de son mari, le devançant même au
besoin, elle avait été vue souvent en coquetterie avec les hommes de
gauche. Aucune inquiétude de ce genre au sujet du duc de Nemours, qui
avait toujours été fort docile aux inspirations de son père et qui,
par ses tendances personnelles, passait pour être plutôt en sympathie
avec les hommes de la résistance; avec lui, Louis-Philippe était mieux
assuré de voir continuer, après sa mort, au dedans et au dehors, ce
qu'il appelait «son système». Du reste, le candidat ainsi préféré par
le Roi était celui qu'avait désigné le duc d'Orléans lui-même; dans
son testament, après avoir rendu hommage «au noble caractère, à
l'esprit élevé et aux facultés de dévouement» de sa femme, après avoir
exprimé le désir «qu'elle demeurât, sans contestation, exclusivement
chargée de l'éducation de ses enfants», le prince royal ajoutait: «Si
par malheur l'autorité du Roi ne pouvait veiller sur mon fils aîné
jusqu'à sa majorité, Hélène devrait empêcher que son nom fût prononcé
pour la régence et désavouer hautement toute tentative qui se
couvrirait de ce dangereux prétexte pour enlever la régence à mon
frère Nemours, ou, à son défaut, à l'aîné de mes frères.» Fidèle à son
mari jusqu'après la mort, la duchesse d'Orléans fut la première à
faire connaître la volonté qu'il avait exprimée, et elle ne permettait
pas qu'on parut douter de la résolution où elle était de s'y
conformer[93].

[Note 93: Ainsi fit-elle avec M. Dupin, la première fois qu'elle le
vit après la catastrophe. (_Mémoires de M. Dupin_, t. IV, p. 178.)
Quelques jours plus tard, lorsque M. de Lamartine soutint, à la
Chambre, la thèse de la régence féminine, elle en fut fort mécontente.
«Il n'a pas parlé pour moi, dit-elle, il a parlé contre le
gouvernement du Roi.» (_Madame la duchesse d'Orléans_, p. 135.)]

Les autres points présentèrent moins de difficultés. Toujours par
application du même principe, le ministère décida de proposer que le
régent serait inviolable comme le Roi et aurait le plein et entier
exercice de l'autorité royale. Si nous ajoutons que l'âge de la
majorité était fixé à dix-huit ans, nous aurons fait connaître toutes
les dispositions du projet qu'on avait fait à dessein court et simple,
pour en rendre l'adoption plus facile et plus prompte. «Ce projet,
écrivait alors M. Guizot, n'a point la prétention de prévoir et de
régler toutes les hypothèses imaginables, toutes les chances
possibles; il résout les questions et pourvoit aux nécessités que les
circonstances nous imposent.»

Les motifs qui avaient déterminé le Roi et son conseil à écarter la
régence élective et maternelle étaient précisément ceux qui la
faisaient préférer par les opposants. Ceux-ci, très prononcés pour la
duchesse d'Orléans qu'ils imaginaient être en sympathie avec eux,
prenaient prétexte de ce que le duc de Nemours se tenait, avec une
dignité un peu froide, plus à l'écart de la foule que les autres
membres de sa famille, pour soutenir qu'il était impopulaire[94].
Toutefois, dans le sein même de cette opposition, le projet
ministériel rencontra un avocat inattendu et puissant: ce fut M.
Thiers. Il ne voulait pas sans doute plus de bien que par le passé à
M. Guizot et à ses collègues, mais une préoccupation supérieure
dominait alors chez lui toutes les autres: effrayé de la brèche faite
à la monarchie de 1830 par la catastrophe du 13 juillet, il estimait
nécessaire de faire du vote unanime de la loi de régence une grande
manifestation dynastique. Il jouait ce rôle nouveau, avec sa vivacité
accoutumée: «On ne peut se faire une idée, a raconté l'un de ceux
qu'il s'appliquait alors à convertir, de tout ce que M. Thiers dépensa
d'esprit, d'habileté, d'activité, pour ramener à son opinion le centre
gauche et la gauche dynastique. Pendant quinze jours, son salon, son
cabinet furent des clubs où il pérorait du matin au soir, sans jamais
se lasser, sans jamais se décourager[95].» Le centre gauche dut se
ranger à l'avis de son chef. Mais la gauche se croyait tenue à moins
de soumission: si, de guerre lasse, au bout de quelque temps, elle
parut se résigner à ne pas faire campagne en faveur de la régence
féminine, elle n'abandonna pas la régence élective.

[Note 94: «Au début, écrit M. Duvergier de Hauranne, nous étions tous,
presque tous du moins, pour la régence de madame la duchesse
d'Orléans.» (_Notes inédites._)]

[Note 95: Henri Heine écrivait, dès le 19 juillet 1842: «Le duc de
Nemours jouit-il en effet de la très haute disgrâce du peuple
souverain, comme on le soutient avec un zèle excessif? Je n'en veux
pas juger. Encore moins suis-je tenté d'approfondir les raisons de sa
disgrâce. L'air distingué, élégant, réservé et patricien du prince est
peut-être le principal grief contre lui.» (_Lutèce_, p. 266.)]

Cette question de la régence n'était pas la seule à propos de laquelle
M. Thiers prêchait alors la modération à l'opposition. Les meneurs de
la gauche et les plus ardents du centre gauche, notamment M. Duvergier
de Hauranne et M. de Rémusat, eussent voulu que, soit avant, soit
après la loi de régence, on livrât bataille au cabinet. Il fallait,
selon eux, profiter sans retard de l'avantage obtenu dans les
élections et ne pas laisser aux esprits le temps de se refroidir. On
faisait d'ailleurs remarquer à M. Thiers que le zèle dynastique dont
il aurait fait preuve dans l'affaire de la régence, lui donnerait plus
d'autorité pour exposer les griefs de l'opinion contre la politique de
M. Guizot. M. Thiers ne se laissa pas convaincre; il soutint très
vivement que le danger de la monarchie, l'état de l'opinion et aussi
l'habileté commandaient de ne se préoccuper pour le moment que de la
question dynastique et d'ajourner la question ministérielle à la
session de janvier. «Nous n'y perdrons rien, disait-il; le ministère
est comme ces animaux qui ont reçu une charge de plomb dans le corps
et qui courent encore, mais que tout à coup on voit s'affaisser et
tomber. Il est blessé à mort, et il est fort douteux qu'il aille
jusqu'à l'ouverture des Chambres. Dans tous les cas, il suffira de
deux ou trois coups pour l'achever.» Puis le chef du centre gauche
énumérait les députés qui ne croyaient pas devoir, en août, voter
contre le cabinet, mais dont il avait la parole pour le mois de
janvier prochain[96].

[Note 96: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

Le gouvernement, au courant de ces efforts de M. Thiers, en désirait
le succès, sans beaucoup y compter. M. Guizot écrivait, la veille de
l'ouverture de la session, à ses agents diplomatiques: «Les chefs de
l'opposition souhaiteraient, je crois, qu'il n'y eût en ce moment
qu'une adresse dynastique et le vote rapide de la loi de régence. Mais
les passions de leur parti les entraîneront probablement à quelque
débat que nous ne provoquerons point, mais que nous ne refuserons
point. Non pas, certes, pour l'intérêt du cabinet, mais pour la
dignité du pays, du gouvernement, de tout le monde, toute lutte
devrait être ajournée à l'hiver prochain. J'en doute fort[97].»

[Note 97: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 14.]


IV

Le 26 juillet 1842, les deux Chambres étaient réunies pour entendre le
discours royal: tous les assistants en deuil; sur les visages, une
émotion vraie et profonde. Des acclamations très vives et plusieurs
fois répétées éclatèrent à l'entrée du Roi. Celui-ci, troublé, la voix
pleine de larmes, eut peine d'abord à parler. Il se remit cependant à
la troisième phrase. Son discours, grave, simple et bref, ne traitait
que du malheur qui venait de le frapper et des mesures à prendre pour
qu'en cas de minorité la France ne fût pas exposée à «l'immense
danger» d'une «interruption dans l'exercice de l'autorité royale».
Toutes les autres questions étaient renvoyées à la session suivante.
«Assurons aujourd'hui le repos et la sécurité de la patrie, disait le
Roi en finissant; plus tard, je vous appellerai à reprendre, sur les
affaires de l'État, le cours de vos travaux.»

La Chambre, nouvellement élue, dut d'abord vérifier les pouvoirs de
ses membres; l'opération fut menée lestement. La gauche tenta bien
quelques escarmouches, mais l'opinion, préoccupée d'autres questions,
ne lui permettait pas de s'arrêter longtemps à ces chicanes. Pendant
ce temps, le corps du duc d'Orléans était transporté à Notre-Dame, où
les obsèques furent célébrées en grande pompe. Le concours fut
immense; ce n'était pas seulement curiosité banale du spectacle: un
sentiment de regret sympathique, de tristesse inquiète, planait sur
cette foule. Cinq jours après, en présence de la famille royale, la
dépouille du prince fut inhumée dans la chapelle que la duchesse
d'Orléans, mère du Roi, avait fait élever à Dreux sur les ruines du
château. Louis-Philippe, chez lequel l'horrible souvenir des
profanations de 1793 était demeuré très vif, avait préféré pour les
siens une sépulture moins en vue et moins accessible que la basilique
de Saint-Denis. Assez sceptique sur l'avenir, l'un de ses constants
soucis était de prendre des précautions contre les révolutions
futures. Faut-il ajouter qu'il ne lui déplaisait pas de se séparer de
la branche aînée jusque dans la mort? Revenu à Paris, après ce dernier
adieu au corps de son fils, il reçut, le 11 août, l'adresse de la
Chambre des députés en réponse au discours du trône. Cette adresse,
sur laquelle l'opposition avait eu le bon goût de n'élever aucune
contestation et qui avait été adoptée sans débat par 347 voix sur 361
votants, ne parlait, comme le discours, que de la douleur commune et
des «mesures nécessaires à la continuité et à l'exercice régulier de
l'autorité royale pendant la minorité de l'héritier du trône».

Restait à prendre ces mesures, c'est-à-dire à voter la loi sur la
régence, où chacun s'accordait, en effet, à voir l'affaire principale,
unique de la session. Le gouvernement avait déposé son projet le 9
août. Le 16, la commission, par l'organe de M. Dupin, présenta son
rapport, qui concluait à l'adoption. Quel accueil la Chambre
allait-elle y faire? Retrouverait-on l'unanimité patriotique qui
s'était manifestée lors de l'adresse? M. Thiers y travaillait de son
mieux. Le jour où la loi devait être examinée dans les bureaux, il
réunit chez lui quinze ou seize des meneurs de l'opposition:
c'étaient, entre autres, pour la gauche, MM. Barrot, Abattucci, Havin,
Chambolle, de Tocqueville et de Beaumont; pour le centre gauche, MM.
de Rémusat, Duvergier de Hauranne, Ducos, Léon de Malleville, etc. Il
leur exposa longuement et vivement les raisons d'adopter la loi.
Personne ne combattit de front son avis. M. Barrot fit seulement
observer que M. de Sade devait présenter un amendement en faveur de la
régence élective. «Je ne puis, ajouta le chef de la gauche, me
dispenser de me lever pour cet amendement; mais je ne parlerai point,
ou, si je parle, j'aurai soin de déclarer que, l'amendement fût-il
rejeté, je n'en voterais pas moins pour la loi.» M. Thiers répondit
qu'il vaudrait mieux rejeter tout de suite l'amendement, mais que le
point important était de voter la loi elle-même à une grande majorité;
du moment qu'il avait sur ce point la promesse de M. Barrot, il se
tenait pour satisfait. MM. de Beaumont et de Tocqueville parlèrent
dans le même sens que le chef de la gauche[98].

[Note 98: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

La discussion publique s'ouvrit le 18 août. Il apparut tout de suite
qu'elle serait vive et ample. L'événement de la première journée fut
le discours de M. de Lamartine. Le poète était-il encore du centre où
déjà de la gauche? On eût été embarrassé de répondre. À vrai dire,
c'était un isolé et un fantaisiste. Il se prononça hautement contre le
projet, y opposant la régence élective et féminine. À l'appui de sa
thèse, il ne se contenta pas d'arranger l'histoire ou d'imaginer
l'avenir: excité par les applaudissements de la gauche, irrité par les
murmures du centre, il ne craignit pas d'employer des arguments faits
pour étonner dans la bouche de l'orateur qui, lors de la coalition,
avait défendu si éloquemment la prérogative royale contre la
prépotence parlementaire. «Quand par un événement fatal, dit-il, le
pouvoir parlementaire est appelé à l'héritage, à l'exercice, à la
possession d'un de ces droits que la nation ne peut remettre à
personne sans se déposséder, je dis qu'il y a honte et faiblesse à
abdiquer la nouvelle et souveraine attribution qu'il impose. Je dis
que se réfugier timidement et à la hâte, en pareil cas, dans le seul
pouvoir dynastique, c'est déclarer, à la face de la France et du
monde, qu'on ne croit pas le pays capable et digne de se gouverner
soi-même.» (_Bravos à gauche._) Non content d'avoir laissé ainsi voir
que, dans sa pensée, les Chambres devaient, en cas de régence,
s'emparer du pouvoir exécutif et constituer une république temporaire,
M. de Lamartine répondait en ces termes à ceux qui arguaient de la
nécessité de fortifier la dynastie: «Nous ne voulons pas glisser du
gouvernement national au gouvernement dynastique, exclusivement
dynastique. La dynastie doit être nationale et non la nation
dynastique... Et que faites-vous, en exagérant les concessions à ce
principe dynastique? Vous faites dire aux ennemis du pouvoir que le
gouvernement, que les amis de la dynastie lui sacrifient tout, qu'ils
profitent de l'émotion, des crises, de la douleur même de ce généreux
pays pour enlever, pour surprendre un peuple. (_Vives réclamations au
centre.--À gauche: Oui, c'est vrai! c'est vrai!_)... Oui, je le dis
avec douleur, il y a une fatale, une aveugle tendance à empiéter, à
prendre toujours plus de force, jusqu'à ce que la nation se demande:
Mais y a-t-il eu des révolutions? (_Violents murmures au centre.--À
gauche: Très bien!_)... Donnons à la dynastie notre respectueuse
sympathie, donnons-lui notre douleur, nos larmes, celles de ce peuple
entier;... mais nous ne lui donnerons pas, ou plutôt nous ne donnerons
pas à ses conseillers les garanties, les droits, les libertés de notre
temps et de nos enfants. (_Très bien! à gauche._) Et surtout,
messieurs, ne faisons pas dire à la France, à l'Europe, à l'histoire,
qui nous regardent dans ce grand acte constitutif de notre monarchie
nouvelle,... que pour l'affermir, pour la perpétuer, il a fallu
chasser la mère et toutes les mères, sinon du berceau, au moins des
marches du trône de leur fils, et chasser les derniers vestiges du
droit électif de nos institutions.» (_Nouvelle et vive approbation à
gauche._)

Le discours de M. de Lamartine avait eu assez d'éclat et produit assez
d'effet pour que M. Guizot jugeât nécessaire d'y répondre. Tout d'abord,
il écarta ce qu'il appelait «ces perspectives de parti, ces
pressentiments sinistres qui s'étaient élevés dans beaucoup d'esprits
au moment où le malheur nous avait frappés». «À Dieu ne plaise, dit-il,
que je prononce un mot, un seul mot qui puisse affaiblir l'impression du
vide immense que laisse au milieu de nous le noble prince que nous avons
perdu! (_Très bien! très bien!_) Les meilleures lois ne le remplaceront
pas. (_Marques prolongées et très vives d'assentiment._) Mais, en
gardant toute notre tristesse, nous pouvons, nous devons avoir pleine
confiance. Je renvoie ceux qui en douteraient au spectacle auquel nous
assistons depuis un mois... La dynastie de Juillet a essuyé un affreux
malheur; mais de son malheur même est sorti à l'instant la plus évidente
démonstration de sa force (_mouvement_), la plus évidente consécration
de son avenir... (_Très bien!_) Elle a reçu partout, chez nous, hors de
chez nous, le baptême des larmes royales et populaires. (_Nouvelles
marques d'approbation._) Et le noble prince qui nous a été ravi a appris
au monde, en nous quittant, combien sont déjà profonds et assurés les
fondements de ce trône qu'il semblait destiné à affermir. (_Mouvement._)
Il y a là une joie digne encore de sa grande âme et de l'amour qu'il
portait à sa patrie.» (_Sensation._) Paroles habiles, bien éloquentes
surtout, dont le Roi remerciait son ministre le lendemain[99], mais qui
renfermaient, hélas! plus d'une illusion. Le ministre ajoutait, en
réponse aux dernières paroles de M. de Lamartine: «Nous nous sentons
parfaitement libres de faire une loi dégagée de toute préoccupation
extraordinaire... Que la Chambre soit libre comme nous. Nous ne
demandons à personne une concession, une complaisance; nous invitons la
Chambre à voter cette loi aussi librement, aussi sévèrement que toute
autre mesure politique, sans rien accorder aux circonstances, aux
exigences du moment; nous n'en avons pas besoin.» (_Très bien!_)
Avons-nous le droit de faire cette loi? telle était la première question
que se posait ensuite M. Guizot. Réfutant la théorie radicale du
pouvoir constituant que M. Ledru-Rollin avait exposée au début de la
discussion, il concluait en ces termes: «Tout ce dont vous avez parlé,
ces votes, ces bulletins, ces appels au peuple, ces registres ouverts,
tout cela, c'est de la fiction, du simulacre, de l'hypocrisie. (_Marques
très vives d'approbation au centre._--_Murmures aux extrémités._) Soyez
tranquilles, messieurs, nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous
sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté
nationale.» Le terrain ainsi déblayé de cette objection préjudicielle,
le ministre aborda les deux points traités par M. de Lamartine, la
régence élective et la régence féminine. Pour montrer la portée et, par
suite, le danger de la régence élective, il s'empara habilement des
paroles,--il eût dit volontiers des aveux,--de l'orateur auquel il
répondait. «Trouve-t-on, demanda-t-il, que nos institutions aient fait
la royauté si forte, qu'il soit à propos de l'affaiblir encore et de
fortifier le principe mobile aux dépens du principe stable? Ce qu'on
vous demande de faire, au milieu de la plus grande société démocratique
moderne, c'est d'introduire dans l'élément monarchique, dans sa
représentation temporaire, le principe électif, c'est-à-dire de donner
aux défauts de la démocratie une grande facilité pour pénétrer jusque
dans cette partie du gouvernement qui est destinée à les contre-balancer
et à les combattre.» Quant à la régence féminine, le ministre montra que
le pouvoir politique n'était pas, surtout de notre temps, dans la
destinée et dans les aptitudes de la femme. «Il y a, dit-il, des
exemples de ce pouvoir entre les mains des femmes, dans les monarchies
absolues, dans les sociétés aristocratiques ou théocratiques; dans les
sociétés démocratiques, jamais. L'esprit et les moeurs de la démocratie
sont trop rudes et ne s'accommodent pas d'un tel pouvoir.» D'un bout à
l'autre de son discours, M. Guizot s'attacha à ne discuter que la loi en
elle-même et ne fit aucune allusion à la situation du cabinet ou des
partis. Il dit même expressément, en terminant: «On a parlé, à cette
occasion, de l'union de toutes les opinions dynastiques, de l'oubli
momentané de toutes les luttes ministérielles. On a eu raison.
Évidemment, dans le projet que vous discutez, aucune pensée d'intérêt
ministériel n'est entrée dans l'esprit du cabinet. La loi n'est pas plus
favorable au cabinet qu'à l'opposition. Elle a été faite pour elle-même,
dans la seule vue du bien de l'État, abstraction faite de tout parti, de
tout ministère, de toute lutte, de toute prévention, de toute rivalité;
nous ne demandons rien de plus.» (_Vives et nombreuses marques
d'approbation._)

[Note 99: Louis-Philippe écrivit à M. Guizot: «Nous avons lu ce matin,
en famille, votre admirable discours d'hier; les larmes ont coulé à
l'exorde, et tous m'ont bien demandé de vous dire combien nous étions
touchés.» (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 36.)]

En s'exprimant ainsi, M. Guizot avait évidemment voulu permettre à la
gauche de se montrer dynastique sans crainte de paraître
ministérielle. C'était sa façon de seconder le travail qu'il savait
être fait dans le sein de l'opposition pour amener le vote presque
unanime du projet. Cependant, aussitôt après le ministre, l'un des
députés qui avaient pris part à la conférence chez M. Thiers, M. de
Tocqueville, se leva pour combattre l'application du principe
héréditaire à la régence. À son avis, le système monarchique,
excellent en général, était faible en un point: c'est que la royauté
pouvait tomber aux mains d'un enfant; à côté de ce hasard qui donnait
un roi incapable de régner, l'orateur se refusait à placer un autre
hasard qui pouvait donner un régent incapable de le suppléer. Ce
discours était-il le signe que la gauche renonçait à tenir
l'engagement pris envers M. Thiers? On se rassurait par la pensée que
M. de Tocqueville était un indépendant, se décidant par soi-même,
entraînant peu de voix avec lui et systématiquement rebelle à
l'influence, selon lui néfaste, de l'ancien ministre du 1er mars. Un
seul homme avait vraiment qualité pour parler au nom de la gauche,
c'était M. Odilon Barrot; or il se taisait.

Le 19 août, la discussion continua. Plusieurs orateurs furent d'abord
entendus, entre autres M. Passy, M. Berryer, M. Villemain, qui
ajoutèrent à l'éclat du débat, sans y apporter rien de bien nouveau.
Cette seconde journée touchait à son terme, quand M. Odilon Barrot
parut à la tribune. M. Thiers en ressentit quelque déplaisir; il eût
préféré que l'orateur de la gauche persistât dans son silence;
toutefois, il ne s'inquiéta pas autrement, comptant, suivant la
promesse faite, que, si le discours commençait par appuyer la régence
élective, il finirait du moins par conclure au vote de la loi. Aussi,
à M. Duvergier de Hauranne qui lui demandait s'il userait de son tour
de parole pour y répondre: «Non, dit-il, j'aime mieux qu'un autre s'en
charge; je ne veux pas me trouver en contradiction avec Barrot[100].»
Ce dernier, après quelques protestations de fidélité à la «dynastie
nationale», prit vivement à partie le principe même du projet, cette
régence de droit «fondée sur le hasard aveugle de la naissance», cette
«nouvelle légitimité» qu'on prétendait «ajouter à la Charte». «Vous
voulez faire aujourd'hui, dit-il, ce que vous n'avez pas voulu faire
en 1830, alors que vous étiez investi d'un pouvoir constituant que
vous n'avez plus. Aujourd'hui que nous sommes rentrés dans les limites
de nos attributions définies par la Charte, je vous conteste le droit
d'y ajouter une institution héréditaire pour la régence et de
dépouiller vos successeurs du droit d'y pourvoir selon les nécessités
du temps.» M. Thiers, attentif sur son banc, s'étonnait de voir
l'orateur s'engager ainsi à fond; il s'en étonnait sans douter de
l'exécution de l'engagement pris: «Barrot, disait-il à M. Duvergier de
Hauranne, qui était venu s'asseoir à côté de lui, Barrot s'avance
beaucoup. Il a tort. Je ne sais pas comment, après tout cela, il va
revenir à voter pour la loi[101].» Cependant l'orateur, soutenu,
poussé par les applaudissements de la gauche, poursuivait son
discours, développant, avec une énergie croissante et non sans talent,
les arguments déjà présentés en faveur de la régence élective par M.
de Lamartine et M. de Tocqueville. Enfin, à la stupéfaction de M.
Thiers, il termina par cette déclaration: «Certes, notre opinion
personnelle sur les avantages qu'il y aurait à déférer la régence à la
mère du roi mineur est bien arrêtée... Il serait plus facile de
traverser les mauvais jours, alors que la faiblesse d'un enfant et
d'une femme aurait pour appui la générosité de la nation, qu'avec ce
que l'un de vous appelait une régence à cheval. Cette conviction est
profonde chez moi. Eh bien! j'en aurais fait le sacrifice; j'aurais
voté avec vous pour telle ou telle désignation personnelle et actuelle
que du moins nous avions pu préalablement juger et apprécier. Mais
vous ne voulez pas de cette appréciation libre et intelligente... Vous
voulez créer un droit pour l'inconnu... Vous voulez faire ce qui n'a
jamais été fait, poser des règles absolues, aveugles comme le hasard!
Bien loin d'apporter une force à la dynastie de Juillet, c'est un
danger que vous créez pour elle, et c'est ce que nous ne pouvons vous
accorder.» (_Vive approbation à gauche._)

[Note 100: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

[Note 101: _Ibid._]

Que s'était-il donc passé, pour que M. Odilon Barrot fît ainsi le
contraire de ce qu'il avait promis à M. Thiers? La veille, la gauche
avait été vivement agitée par le discours de M. de Lamartine, d'autant
que celui-ci avait habilement flatté ses préventions, éveillé ses
jalousies, en faisant deux parts de l'opposition: d'un côté, les
intrigants et les ambitieux, c'est-à-dire M. Thiers; de l'autre, les
honnêtes gens et les hommes de principes, c'est-à-dire M. Odilon
Barrot. Dans la nuit, quelques députés de ce parti, M. de Tocqueville
en tête, étaient venus trouver M. Barrot pour lui signifier qu'il eût
à changer d'allure et à se séparer de M. Thiers en défendant
l'amendement à outrance. Après une courte résistance, M. Barrot avait
fini par céder. Seulement, embarrassé de sa situation, il n'avait pas
osé prévenir M. Thiers. Celui-ci sortit de la séance d'autant plus
irrité qu'il était plus surpris. «Ce que vient de faire Barrot est
indigne, disait-il à M. Duvergier de Hauranne et à M. de Rémusat. Je
sais combien il est faible et je ne lui en veux pas. Mais j'en veux à
ceux qui l'ont poussé et qui l'ont ainsi conduit à rompre, même sans
m'en avertir, une convention faite entre nous. Croyez-moi, mes amis,
nous nous sommes trompés; il n'y a rien à faire avec ces gens-là.»
Vainement M. Duvergier de Hauranne, effrayé de la portée de cette
dernière phrase, faisait-il observer «qu'un mauvais procédé ne devait
pas faire légèrement abandonner un plan de conduite adopté depuis
deux ans»; son chef, tout entier à son ressentiment, ne l'écoutait
pas[102].

[Note 102: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

Sans connaître ces détails, les divers partis attendaient avec
curiosité la troisième journée du débat, se demandant ce qu'allait
faire M. Thiers. Le discours de M. Barrot n'avait pas mis sérieusement
en péril l'adoption de la loi; mais ce qui demeurait douteux et ce qui
pouvait dépendre de l'attitude du chef du centre gauche, c'était le
chiffre plus ou moins élevé de la majorité. Et puis, chacun sentait
que les conséquences de cet incident pouvaient dépasser la loi en
discussion et modifier la situation des partis. Aussi, dans la soirée,
tandis qu'à gauche on envoyait une ambassade à M. Thiers pour
connaître ses intentions[103], le Roi, qui suivait attentivement
toutes les phases du débat, écrivait à M. Guizot: «Dieu veuille que
Thiers parle demain et parle bien!» Louis-Philippe insistait
d'ailleurs sur la nécessité d'en finir. «Ce qui me paraît essentiel,
disait-il, c'est que vous tâchiez de tout enlever rapidement... La
séance commençant à midi, si vous êtes en nombre dès le début, vous
devez pouvoir prendre le pas accéléré. La Chambre est pressée; elle
est française et s'animera si on lui sonne la charge; mais les troupes
sont molles, quand les généraux sont timides. Grâces à Dieu, vous ne
l'êtes pas, et j'attendrai la victoire avec bonne confiance[104].»

[Note 103: _Ibid._]

[Note 104: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 35.]

Le lendemain, 20 août, au début de la séance, M. Thiers paraît à la
tribune. Il est pâle, nerveux, agité des suites d'une nuit d'insomnie.
La Chambre entière est muette d'attention. Les premiers mots de
l'orateur sont pour déclarer «qu'il ne s'est jamais senti dans une
situation plus pénible, plus délicate». «La Chambre, dit-il, sait que,
depuis deux années, je siège sur les bancs de l'opposition. Je suis
l'adversaire du cabinet; des souvenirs pénibles m'en séparent, et je
crois qu'il y a même mieux que des souvenirs pour m'en séparer; il y a
des intérêts du pays, peut-être mal compris par moi, mais des
intérêts vivement sentis. Je suis donc l'adversaire du cabinet...
Malgré cela, malgré cet intérêt très grave de ma position, je viens
appuyer aujourd'hui le gouvernement; je viens combattre
l'opposition... Je suis profondément monarchique. Rappelez-vous ce que
certains hommes m'ont reproché, ce que je ne me reprocherai jamais,
d'avoir voté pour l'hérédité de la pairie... Cela doit vous dire à
quel point je suis monarchique dans mes convictions. Quand je vois cet
intérêt de la monarchie clair et distinct, j'y marche droit, quoi
qu'il arrive; fussé-je seul, entendez-vous?» Il rappelle ensuite
qu'avec ses amis il avait décidé, dès le premier jour, de «voter la
loi sans modification», considérant que «le principal devoir était non
de renverser les ministres, mais de consolider la monarchie». «Quoi!
s'écrie-t-il, parce qu'un instant, sous la parole d'un homme que j'ai
appelé, que j'appelle encore mon ami, parole éloquente, sincère,
certaines convictions ont flotté hier, certaines conduites ont changé,
j'irais déserter ce qui m'a paru une conduite sage, politique,
honorable, bien calculée dans l'intérêt de l'opposition... Non,
fussé-je seul, je persisterais à soutenir la loi telle qu'elle est,
sans modification, sans amendement.»

Après ce préliminaire, M. Thiers aborde la discussion du projet,
déclarant «qu'il ne veut pas faire un discours, mais un acte». Tout
d'abord, il rencontre sur son chemin la thèse du pouvoir constituant,
développée par M. Ledru-Rollin et à laquelle M. Odilon Barrot avait à
demi sacrifié: il ne la ménage pas. «J'en ai parlé dans mon bureau,
dit-il, avec peu de respect, et je m'en excuse. Mais savez-vous
pourquoi j'ai montré pour le pouvoir constituant si peu de respect?
C'est qu'en effet, je ne le respecte pas du tout. Le pouvoir
constituant a existé, je le sais; il a existé à plusieurs époques de
notre histoire; il a joué un triste rôle. Il a été, dans les
assemblées primaires, à la suite des factions. Sous le Consulat et
sous l'Empire, il a été au service d'un grand homme. Sous la
Restauration, il s'est caché sous l'article 14 de la Charte. Ne dites
pas que c'est la gloire de notre histoire, car les victoires de
Zurich, de Marengo et d'Austerlitz n'ont rien de commun avec ces
misérables comédies constitutionnelles. Je ne respecte donc pas le
pouvoir constituant.» L'orateur combat ensuite la thèse de la régence
élective et de la régence féminine, avec sa verve abondante et rapide,
ingénieuse et lucide. Et surtout, s'élevant au-dessus de la loi, non
sans laisser voir son impatience et son dédain, il adresse de haut à
l'opposition une leçon de conduite monarchique et gouvernementale. «Je
ne veux calomnier personne, dit-il; j'ai été de l'opposition; j'ai été
calomnié, comme on l'est souvent quand on contrarie le pouvoir établi,
et je ne donnerai pas l'exemple de calomnier l'esprit des autres. Mais
il faut s'expliquer. Il y a deux manières d'adhérer à la Charte: les
gens soumis aux lois y adhèrent parce qu'elle est écrite; il y a une
seconde manière d'y adhérer, c'est d'y adhérer de conviction, parce
qu'on la croit excellente. Je suis de ceux qui y adhèrent ainsi. Pour
moi, quand la Charte a institué la royauté comme nous l'avons, en lui
donnant une masse de pouvoirs énorme, l'unité du pouvoir exécutif, le
droit de paix et de guerre, le commandement des armées, le droit
d'administrer, tout ce qui compose le gouvernement, tous les pouvoirs
enfin; quand elle lui a donné l'inviolabilité, quand elle lui a donné
l'hérédité, l'hérédité du prince capable au prince incapable, ce n'est
pas un présent qu'elle a fait à la royauté... Ce n'est pas pour elle
que ces pouvoirs lui ont été donnés, c'est pour vous, pour la grandeur
du pays, pour sa force. Il n'y a dans tout cela rien pour la royauté,
rien que la majesté, que l'amour du pays et ses hommages quand elle
les a mérités.» (_Marques d'approbation au centre._) M. Thiers n'est
pas dès lors effrayé de donner à un régent, nécessairement plus
faible, les pouvoirs qu'il a donnés à un roi. Il s'indigne d'ailleurs,
comme partisan du gouvernement parlementaire, contre ceux qui, pour
faire prévaloir ce gouvernement, veulent faire le régent faible.
«Savez-vous, dit-il, pourquoi en Angleterre le gouvernement
représentatif a tant de réalité? C'est parce que la royauté est forte
et respectée... Chez nous, savez-vous ce qui fait qu'on résiste au
gouvernement parlementaire? C'est qu'on nous dit que la royauté est
faible... Eh bien, je fais appel aux vrais amis du gouvernement
parlementaire; je leur donne rendez-vous; savez-vous où? à la défense
de la royauté.» (_Très bien! très bien!_)

Le centre, surpris et charmé, applaudit pour remercier M. Thiers et
aussi pour le compromettre. La gauche frémit; heurtée dans ses
préjugés, blessée dans son amour-propre, sentant derrière ces paroles
l'amertume du blâme ou la pointe de l'épigramme, elle éclate parfois
en murmures et en interruptions. Mais l'orateur est lancé; loin de se
laisser intimider, il riposte durement: «Messieurs, permettez-moi
d'exprimer ma conviction. Je n'ai donné mes convictions à qui que ce
soit, entendez-le bien! Je n'ai humilié ma pensée devant personne,
entendez-vous? Je ne veux irriter personne, mais quelle est donc cette
prétention de vouloir soumettre la conviction d'un homme auquel on ne
refuse pas quelques lumières, de vouloir la soumettre à tout ce qu'on
pense, à tout ce qu'on préfère?» Reprenant ensuite ses leçons:
«L'opposition bien conduite, dit-il, savez-vous ce qu'elle doit faire?
Au lieu de faire ce qu'ont fait toutes les oppositions depuis
cinquante ans, au lieu de se détacher vite et vite des gouvernements
qui ne réalisaient pas leurs espérances, pour courir à de nouveaux
gouvernements qui ne les réalisaient pas davantage, savez-vous ce que
doit faire une opposition sage? Au lieu de se décourager, de se
retirer, elle doit s'appliquer davantage à corriger le gouvernement
existant... On améliore, on redresse, on ne déserte pas un
gouvernement, et le seul moyen de l'améliorer, c'est de lui prouver
que les conseils qu'on lui adresse sont des conseils, non pas d'amis
douteux, mais d'amis certains.» M. Thiers se pique d'être de ces «amis
certains» du gouvernement de 1830, et voici la preuve qu'il en donne:
«C'est que, malgré quelques divergences d'opinions, quelques
mécontentements personnels, je n'ai pas cessé, entendez-vous? de
repousser les autres gouvernements qui pouvaient s'élever à sa place;
c'est que, pour moi, derrière le gouvernement de Juillet, il y a la
contre-révolution, et que, devant, il y a l'anarchie.» Puis, après
avoir parlé de la contre-révolution: «Voilà pour ce qui est derrière.
Quant à ce qui est en avant, c'est-à-dire la prétendue république, je
croyais, en 1830, et je crois encore aujourd'hui, que ce qui est en
avant est incapable de se gouverner soi-même et de gouverner le pays.
(_Murmures à gauche._) J'ai cru et je crois encore qu'en avant il n'y
avait que l'anarchie, et voici ce que j'appelle l'anarchie: des hommes
incapables de s'entendre pour faire un gouvernement, de maintenir
l'ordre dans un pays, et de faire autre chose que ce qu'ils ont fait
il y a quarante ans, peut-être avec la gloire de moins. (_Sensation._)
Voilà ce que je croyais en 1830, et, permettez-moi de le dire, ce qui
s'est passé depuis n'a pas contribué à me faire changer d'opinion.»
Enfin, l'orateur, se résumant, termine ainsi: «Je ne vois que la
contre-révolution derrière notre gouvernement; en avant, je vois un
abîme; je reste sur le terrain où la Charte nous a placés. Je conjure
mes amis de venir faire sur ce terrain un travail d'hommes qui savent
édifier, et non pas un travail d'hommes qui ne savent que démolir. Les
paroles que je viens de dire m'ont coûté; elles m'ont coûté beaucoup;
elles me coûteront encore en descendant de cette tribune. Mais je me
suis promis, à toutes les époques de ma vie, et j'espère que je
tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir,
quel qu'il fût, quelle que fût son origine, et de marcher toujours, le
front haut, comme doit faire un homme qui a eu le courage jusqu'au
bout de dire à tout le monde sa pensée, quelque désagréable qu'elle
pût être.»

Sur ces paroles, M. Thiers descend de la tribune, fort ému lui-même et
laissant l'assemblée dans une extrême agitation. Rarement discours a
produit une impression aussi vive[105]. Les partisans de la loi n'ont
plus qu'à hâter le scrutin. Il leur faut cependant laisser le
rapporteur, M. Dupin, résumer la discussion et faire, avec une
précision vigoureuse, une dernière réponse aux objections. Enfin,
voici l'heure de mettre aux voix les deux amendements établissant la
régence élective et la régence féminine. À ce moment, M. Dufaure se
précipite à la tribune, et, se tournant vers M. Barrot, il adjure la
gauche, en quelques paroles chaleureuses, de se joindre à la majorité,
une fois les amendements repoussés, et de voter avec elle la loi. M.
Barrot refuse avec une obstination solennelle. On procède au vote: les
deux amendements sont rejetés par assis et levé, et l'ensemble de la
loi est adopté par 310 voix contre 94. Ce n'est pas l'unanimité qu'on
avait un moment rêvée, mais le succès en est presque plus complet. La
minorité est trop faible pour avoir en rien diminué l'autorité de la
loi, et la gauche n'a fait de tort qu'à elle-même.

[Note 105: M. de Viel-Castel, en sortant de la Chambre, écrivait sur
son journal intime: «La séance d'aujourd'hui est certainement la plus
dramatique qu'il y ait eu depuis longtemps.» (_Documents inédits._)]

Le surlendemain, le projet était porté à la Chambre des pairs. Le
rapport y fut fait par le duc de Broglie, vrai chef-d'oeuvre du genre,
substantiel et rapide, donnant de la loi le commentaire le plus élevé
et la justification la plus décisive. La discussion, qui s'engagea et
se termina le 29 août, n'eut ni l'éclat ni l'ampleur de celle du
Palais-Bourbon. On se hâta de passer au vote, et la loi fut adoptée
par 163 voix contre 14. Les Chambres se séparèrent aussitôt, et la
session fut prorogée au 9 janvier 1843.


V

Le gouvernement pouvait se féliciter de la session d'août 1842. Sans
doute, pour qui réfléchissait, la blessure profonde faite le 13
juillet à la monarchie n'était pas guérie; le grand vide laissé par la
mort du duc d'Orléans était de ceux que l'on ne comble point par des
mesures législatives. Mais enfin, tout ce qui pouvait être fait
l'avait été. La loi de régence venait d'être votée, telle que le Roi
la désirait, à une immense majorité et après une belle discussion.
Dans le pays comme dans la Chambre, le sentiment monarchique s'était
manifesté avec une vivacité et une étendue qui avaient surpris les
amis du régime eux-mêmes. Sous le coup d'un affreux malheur, aux
prises avec une crise redoutable, la royauté de Juillet était apparue
plus forte et la France plus sage qu'on n'eût pu s'y attendre. Les
gouvernements étrangers, qui avaient douté de cette force et de cette
sagesse, étaient amenés à les reconnaître[106].

[Note 106: Cf. les lettres de M. de Metternich au comte Apponyi, en
date des 18 juillet, 13 et 26 août 1842. (_Mémoires_, t. VI, p. 617 à
621.)]

Bien que la question ministérielle eût été, d'un commun accord,
systématiquement écartée des débats et renvoyée à plus tard, le succès
de la session profitait au cabinet et semblait raffermir son crédit
que le résultat équivoque des élections avait ébranlé. On en était
frappé même au loin: M. de Metternich trouvait que «la situation
générale se prononçait d'une manière favorable à M. Guizot», et que
celui-ci avait «de bien grandes chances de fonder ce ministère de
durée» dont la France avait un «véritable besoin[107]». D'ailleurs, on
ne pouvait contester que l'opposition, sortie si confiante, si
arrogante, du scrutin du 9 juillet, ne fût singulièrement affaiblie
par la rupture entre M. Thiers et M. Odilon Barrot. Depuis la scène de
tribune où cette scission s'était produite avec tant d'éclat, la
presse s'en était emparée et l'avait rendue plus profonde encore, en
en faisant la querelle non plus de deux hommes, mais de deux groupes.
Entre les journaux de la gauche et ceux du centre gauche, ce n'étaient
que récriminations amères. Vainement l'un d'eux, le _Courrier
français_, éclairé par la satisfaction ironique avec laquelle le
_Journal des Débats_ faisait écho à ces polémiques et signalait le
désarroi dont elles étaient la preuve, rappelait-il à l'opposition que
«les partis doivent laver leur linge sale en famille», les
ressentiments l'emportaient sur ces conseils, et ce même _Courrier
français_ était réduit à s'écrier tristement: «Hier encore,
l'opposition touchait au but,... le programme était arrêté, les hommes
étaient d'accord, les postes assignés, et il ne restait plus qu'à
laisser couler nos opinions dans le lit qu'on leur avait creusé.
Faut-il renoncer à ces plans de campagne? Le vote qui a constitué la
régence a-t-il détruit et dispersé en même temps l'armée parlementaire
qui devait faire la puissance du nouveau règne?»

[Note 107: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 621, 622.]

C'est que derrière l'incident de tribune, origine de tout ce bruit, il
y avait plus qu'une dissidence sur une loi particulière. On avait pu
s'en rendre compte à la vivacité et surtout à la généralité des
remontrances adressées en cette occasion par M. Thiers à la gauche.
Ces remontrances n'avaient-elles pas tout de suite dépassé le point
spécial en discussion, pour porter sur la conduite entière du parti,
sur sa façon de comprendre l'opposition et le gouvernement? Au fond,
M. Thiers et la gauche avaient des idées et des habitudes absolument
différentes. La gauche, doctrinaire à sa façon, faisait grand étalage
de ses principes et se croyait tenue de poursuivre l'application de
toutes les théories de l'école libérale, dût-elle pour cela
désorganiser le gouvernement. M. Thiers, homme de tactique plus que de
principes, ne croyant qu'aux faits, fort ingénieux à imaginer les
expédients et habile à s'en servir, se moquait des théories et des
théoriciens; imbu de la tradition napoléonienne, ses préférences
naturelles étaient pour un gouvernement fort, avec une armée très
nombreuse et une administration très centralisée; il disait de
lui-même, en un jour de franchise, qu'il «n'était pas libéral»; homme
de pouvoir sinon d'autorité, il ne s'intéressait guère, en fait de
libertés, qu'à ces libertés de la tribune ou de la presse qui
pouvaient lui servir à s'emparer du ministère ou à se venger de ceux
qui l'y avaient remplacé. Les députés de la gauche ne se maintenaient
dans la faveur de leurs partisans et n'empêchaient les plus avancés de
les supplanter qu'en professant des opinions violentes et
déraisonnables; M. Thiers, au contraire, avait souci de demeurer un
ministre possible. À gauche, si l'on sentait de quel avantage était le
concours d'un si merveilleux orateur, les ambitieux jalousaient sa
prépotence, et les «purs» le soupçonnaient d'intrigue; M. Thiers, de
son côté, tout en usant de la gauche, s'inquiétait souvent de ses
doctrines et surtout était agacé de ce qu'il appelait sa sottise. Ce
sont toutes ces divergences, toutes ces antipathies qui, longtemps
contenues et dominées par une passion plus forte, venaient enfin de
faire explosion. Et quand, dans la soirée du 19 août, s'épanchant avec
M. Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, M. Thiers laissait échapper
cette parole significative que nous avons déjà citée: «Croyez-moi, mes
amis, nous nous sommes trompés, il n'y a rien à faire avec ces
gens-là», il faisait allusion, non pas seulement à l'incident de la
loi de régence, mais à des griefs qui, pendant deux ans, s'étaient
accumulés et aigris dans son esprit.

Cette division semblait délivrer le ministère du risque d'être mis en
minorité par la coalition de la gauche et du centre gauche. Était-ce
pour l'exposer à un danger plus proche? Plusieurs le pensaient. Au
premier moment, le sentiment général fut même que cette évolution de
l'ancien ministre du 1er mars cachait une manoeuvre pour se rapprocher
personnellement du pouvoir, et l'on se demandait si M. Guizot ne
courait pas plus de risque d'être supplanté par M. Thiers, rentré dans
les bonnes grâces du Roi, que d'être renversé par M. Thiers, chef de
l'opposition. «M. Thiers, écrivait M. Rossi dans la chronique
politique de la _Revue des Deux Mondes_, n'est plus le candidat de la
coalition, c'est un ministre du 11 octobre qui se trouve en
disponibilité; le ministère peut en redouter le secours plus qu'il
n'en redoutait les attaques.» À gauche, le _Siècle_ disait avec une
méfiance non déguisée: «M. Thiers ne souffrira pas qu'on le soupçonne
un seul jour de s'être baissé pour recevoir l'héritage souillé du
ministre des défections.» Du bord opposé, le _Journal des Débats_,
tout en rendant hommage au discours du 20 août, déclarait, d'un ton
gêné, qu'il ne voulait pas examiner si ce discours couvrait quelque
manoeuvre[108]. M. Thiers se défendait, il est vrai, de toute
arrière-pensée de ce genre, et, dès le 22 août, il faisait dire par
le _Constitutionnel_: «On prétend que M. Thiers a agi en vue du
pouvoir... Nous répondrons qu'il ne songe pas à prendre le pouvoir...
Il s'est déterminé par des raisons plus hautes et plus profondes; il a
vu l'intérêt de la dynastie, l'intérêt du pays; il s'est souvenu de
1830.» D'ailleurs, pour que la manoeuvre pût réussir, il eût fallu la
complicité du Roi: or rien ne permettait à l'ancien ministre du 1er
mars de compter sur cette complicité. On racontait alors, chez le duc
de Broglie, que M. Thiers, après son discours, s'était rendu aux
Tuileries pour y recevoir les compliments auxquels il avait droit; le
Roi les fit très chauds, très abondants; seulement il ajouta:
«Maintenant, il faut soutenir mon cabinet[109].» Ce n'était
probablement pas ce qu'attendait son visiteur.

[Note 108: M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, le soir
même du discours de M. Thiers: «Ce discours, l'attitude nouvelle que
M. Thiers vient de prendre, l'accueil que lui a fait la majorité, les
chances qui en résultent pour lui et dont beaucoup de personnes
s'exagèrent l'imminence, tel est, ce soir, l'objet de toutes les
conversations. Les ministres font d'ailleurs bonne contenance et se
donnent pour fort satisfaits. Leurs amis les plus intimes disent avec
affectation que M. Thiers n'a pas au fond rompu avec la gauche; que ce
n'est qu'une querelle d'amants, qu'il faudrait être bien sot pour s'y
laisser prendre.» (_Documents inédits._)]

[Note 109: _Documents inédits._]

Si le ministère avait lieu d'être satisfait de la session d'août, le
public, de son côté, en était sorti plus rassuré. Trop peu réfléchi
pour se demander si le péril, apparu comme à la lueur d'un coup de
foudre dans la journée du 13 juillet, était écarté définitivement ou
s'il n'était que provisoirement masqué, il constatait que les
difficultés immédiates avaient été surmontées sans crise et sans
désordre. La rue notamment avait été d'une tranquillité remarquable.
Sans doute, en pénétrant alors dans les dessous du parti républicain,
on eût découvert qu'aussitôt après la mort du duc d'Orléans, quelques
meneurs révolutionnaires, M. Flocon en tête, s'étaient réunis; prenant
en considération que «la transmission du trône, jusqu'alors rendue
facile par certaines qualités du prince héritier, était désormais
soumise aux difficultés d'une régence», ils avaient décidé de prendre
les armes à la mort du Roi; ils avaient même tenté de s'organiser dans
cette vue; mais cette organisation n'était pas bien sérieuse, et, en
tout cas, pour le moment, rien ne bougea[110]. Cette immobilité
suffisait pour que le public, sans s'inquiéter autrement des
éventualités lointaines, ne pensât plus qu'à ses affaires. Celles-ci
étaient alors très prospères. Commerce, industrie, chemins de fer,
spéculations de tout genre, partout une activité qui souvent même
dégénérait en fièvre. Les tableaux des revenus indirects, les états
des douanes et de la navigation, toutes les statistiques témoignaient
de ce grand développement économique. Le pays en jouissait et
paraissait s'en occuper beaucoup plus que de la politique, dont il se
montrait assez las. M. Rossi écrivait à ce propos: «Toujours dominé
par ses préoccupations matérielles, ne songeant qu'à ses spéculations,
à ses affaires, le public n'a pas de goût en ce moment pour la
politique; il n'a pas de temps à lui donner; disons mieux, il ne
l'aime guère, il s'en défie[111].» «L'époque est au calme, disait le
_Journal des Débats_ le 29 septembre 1842; le pays jouit d'une
tranquillité parfaite. On souffre de la peine que se donnent les
journaux de l'opposition pour ranimer une discussion haletante et
épuisée.» Le même jour, M. de Barante écrivait au comte Bresson: «Les
factions sont étonnées de la manière dont cette crise s'est passée. À
aucun moment je ne les ai vues en si petite espérance. Il y a une
volonté de repos et de durée si universelle et si ardente que chacun
paraît craindre de se compromettre et de se nuire en témoignant
quelque vivacité d'opinion... Le parti conservateur est en situation
bonne et croissante[112].» À la date du 9 octobre, nous trouvons
encore dans une lettre adressée par le même M. de Barante à M. Guizot:
«Le calme dont nous jouissons continue et semble prendre un caractère
naturel et plus que transitoire. Je ne me souviens guère d'avoir vu un
moment où il y eût tant de repos dans les esprits, je dirais presque
de sécurité pour le lendemain[113].»

[Note 110: DE LA HODDE, _Histoire des sociétés secrètes et du parti
républicain, de 1830 à 1848_, p. 313 à 319.]

[Note 111: Chronique de la _Revue des Deux Mondes_ du 1er janvier
1843.]

[Note 112: _Documents inédits._]

[Note 113: Cité par M. Guizot dans sa _Notice sur M. de Barante_.]



CHAPITRE III

LE MINISTÈRE DURE ET S'AFFERMIT

(Septembre 1842-septembre 1843.)

     I. Le ministère s'occupe de compléter sa majorité. Il obtient à
     Londres la clôture du protocole relatif à la ratification de la
     convention du 20 décembre 1841.--II. Négociations pour l'union
     douanière avec la Belgique. Résistances des industriels français.
     Opposition des puissances. Susceptibilités des Belges. Devant ces
     difficultés, le gouvernement renonce à ce projet.--III. Ouverture
     de la session de 1843. Silence de M. Thiers. M. de Lamartine
     passe à l'opposition. Son rôle politique depuis 1830, et comment
     il a été amené à se déclarer l'adversaire du gouvernement.--IV.
     Avantages que l'opposition trouve à porter le débat sur les
     affaires étrangères. Le droit de visite à la Chambre des pairs. À
     la Chambre des députés, le projet d'adresse demande la revision
     des conventions de 1831 et de 1833. M. Guizot n'ose le combattre,
     mais se réserve de choisir le moment d'ouvrir les négociations.
     Vote dont chaque parti prétend s'attribuer l'avantage.--V. La loi
     des fonds secrets. Intrigues du tiers parti. Succès du
     ministère.--VI. La difficulté diplomatique de la question du
     droit de visite. Débats du parlement anglais. Dispositions de M.
     de Metternich.--VII. Les affaires d'Espagne. Espartero régent.
     L'Angleterre n'accepte pas nos offres d'entente. L'ambassade de
     M. de Salvandy.--VIII. La question du mariage de la reine
     Isabelle. Le gouvernement du roi Louis-Philippe renonce à toute
     candidature d'un prince français, mais veut un Bourbon. La
     candidature du prince de Cobourg. Le cabinet français fait
     connaître ses vues aux autres puissances. Accueil qui leur est
     fait. Chute d'Espartero. Son contre-coup sur l'attitude du
     gouvernement anglais.--IX. La reine Victoria se décide à venir à
     Eu. Le débarquement et le séjour. Conversations politiques sur le
     droit de visite et sur le mariage espagnol. Satisfaction de la
     reine Victoria et du roi Louis-Philippe. Effet en France et à
     l'étranger. Bonne situation du ministère du 29 octobre.


I

Le calme, l'espèce d'immobilité politique qui, dans les derniers mois
de 1842, avaient succédé aux grandes émotions de la session d'août, ne
pouvaient faire oublier à M. Guizot qu'il se retrouverait, le 9
janvier 1843, en face de la nouvelle Chambre, et que, cette fois, la
question de confiance, jusqu'alors ajournée, serait nettement posée.
Sans doute, le temps profitait au cabinet, et, comme l'écrivait M. de
Barante, «chaque journée passée tranquillement lui donnait des chances
meilleures»; sans doute aussi, l'opposition était moins menaçante
depuis qu'elle était divisée: c'étaient les bonnes chances. Les
mauvaises venaient de la majorité elle-même. Celle-ci ne paraissait
guère solide; on devait craindre qu'elle ne fût pas en état de
résister aux surprises, aux entraînements, aux intrigues. Une
défection d'ailleurs s'était déjà produite dans ses rangs: dès le
lendemain des élections et après une délibération aussitôt rendue
publique, M. Dufaure et ses amis avaient décidé de ne plus accorder
leur appui au ministère; sans eux, aurait-on encore une majorité? Il y
avait là des périls, tout au moins des difficultés, dont M. Guizot
avait sujet de se préoccuper et contre lesquelles il devait travailler
à se prémunir.

Son premier soin fut de chercher à combler le vide fait par la
défection du groupe Dufaure, au moyen de ce qu'on appelait «les
conquêtes individuelles». Ce n'était certes pas le plus beau côté du
régime parlementaire. Des politesses, des caresses aux amours-propres,
au besoin des places, des faveurs administratives ou même des
avantages plus matériels encore, telles étaient les séductions
employées. Par nature, M. Guizot avait peu de goût et peu d'aptitude
pour une telle besogne, mais, l'ayant vu accomplir par ses
prédécesseurs, il la jugeait un mal nécessaire, et il la laissait
faire au-dessous de lui par son chef de cabinet, M. Génie, et à côté
de lui par son collègue, M. Duchâtel. On racontait un peu plus tard,
dans les salons de l'opposition, que l'un des fonctionnaires du
ministère de l'intérieur, parlant du travail fait entre la session
d'août 1842 et celle de janvier 1843, avait dit: «Nous avions besoin
de gagner une vingtaine de voix, et nous les avons gagnées; mais elles
nous ont coûté cher[114].»

[Note 114: Quelquefois le ministère n'avait qu'à panser des
amours-propres blessés par ses adversaires. Parmi les députés sur
lesquels comptait l'opposition et qui passèrent alors au gouvernement,
il en était un, beau parleur de province, qui, à son premier discours,
eut si peu de succès qu'on n'entendit bientôt plus que le
bourdonnement des conversations. Étonné, point déconcerté, notre
député rencontre M. Thiers en descendant de la tribune et lui demande:
«Eh bien, que dites-vous de mon début?»--À cette question, M. Thiers
se gratte la tête, essuie ses lunettes, et, après quelques moments
d'hésitation: «Vous auriez tort de vous décourager, lui dit-il, votre
voix est excellente.»--«J'en dis autant à mes chiens de chasse»,
riposte brusquement le député. De ce jour, le ministère n'eut pas
d'ami plus fidèle.]

En même temps qu'il s'efforçait de compléter sa majorité, le ministère
veillait à écarter d'avance ce qui aurait pu, au cours de la session,
devenir une pierre d'achoppement. On se rappelle comment, le 19
février 1842, devant la déclaration faite par le gouvernement français
qu'il n'était pas en mesure de ratifier la convention du 20 décembre
précédent sur le droit de visite, les autres puissances, tout en
échangeant leurs ratifications, avaient laissé le protocole ouvert
pour la France. Cette mesure impliquait qu'elles ne désespéraient pas
de notre ratification ultérieure. Ainsi l'avaient compris non
seulement les cabinets étrangers, mais aussi le nôtre qui se flattait
alors de ramener, un jour ou l'autre, l'opinion, à la convention plus
ou moins modifiée. Les élections de juillet 1842, en révélant à quel
point le pays était prévenu contre le droit de visite, avaient fait
évanouir cet espoir. Dès lors, plus de motif pour laisser le protocole
ouvert. Il importait au contraire de le fermer, ne fût-ce que pour
ôter tout sujet aux malveillants de dire et aux badauds de croire que
le gouvernement songeait toujours à donner sa ratification, et qu'il
fallait prendre des mesures pour l'en empêcher. M. Guizot décida donc
de requérir la clôture du protocole.

Cette clôture, fort raisonnable au point de vue français, ne pouvait
être agréable aux autres puissances, ainsi averties qu'elles devaient
renoncer définitivement à notre adhésion. Lord Aberdeen n'entra dans
cette idée que fort à contre-coeur et après avoir vainement essayé de
nous faire accepter quelque autre expédient. Les pourparlers portèrent
ensuite sur les formes de la clôture. Plusieurs des ministres
britanniques eussent voulu que, tout en prenant acte de notre refus
de ratifier, on nous répliquât et qu'on le fit vivement. Lord Aberdeen
leur résista. «Au fait, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, c'est moi et
non pas eux qui serais responsable des suites; je ne me laisserai pas
pousser[115].» Il fit donc prévaloir «la clôture sans phrases» que M.
de Metternich avait proposée pour nous rendre service[116]; mais ce ne
fut pas sans difficulté. «M. Guizot ni vous, disait-il à notre
ambassadeur, ne saurez jamais la dixième partie des peines que cette
malheureuse affaire m'a données.» De son côté, le ministre français
procéda avec autant de tact que de fermeté; s'il était résolu à
déclarer «sans compliments» son refus de ratifier, il tenait à éviter
tout ce qui eût pu éveiller inutilement les susceptibilités anglaises;
il se borna à motiver vaguement ce refus sur «les faits graves et
notoires survenus à ce sujet, en France, depuis la signature de la
convention». Ainsi finit-on par tomber d'accord. Le 9 novembre 1842,
les plénipotentiaires d'Autriche, de Grande-Bretagne, de Prusse et de
Russie déclarèrent que «le protocole, jusqu'alors resté ouvert pour la
France, était clos»; et, le 15, le _Moniteur_ annonça officiellement
cette clôture au public français. «Voilà un gros embarras derrière
nous, écrivait M. Guizot à M. de Sainte-Aulaire. Mais je ne veux pas
que de ce traité non ratifié, il reste, entre lord Aberdeen et moi, le
moindre nuage. Ce serait, de lui envers moi comme de moi envers lui,
une grande injustice, car nous avons, l'un et l'autre, j'ose le dire,
conduit et dénoué cette mauvaise affaire avec une prudence et une
loyauté irréprochables... Dans la forme, j'ai voulu que notre
résolution, une fois prise, fût franche et nette; je n'ai rien admis
qui pût blesser la dignité de mon pays et de son gouvernement: c'était
mon devoir. Mais, en même temps, je n'ai rien dit, accueilli, ni paru
accueillir dont l'Angleterre pût se blesser. Lord Aberdeen, de son
côté, a mis dans toute l'affaire beaucoup de bon vouloir et de
modération persévérante. Nous étions, l'un et l'autre, dans une
situation difficile. Nous avons fait tous deux de la bonne politique.
Nous n'en devons garder tous deux qu'un bon souvenir.»

[Note 115: Cette citation et celles qui suivront sans indication
spéciale d'origine sont empruntées aux _Mémoires de M. Guizot_.]

[Note 116: M. Guizot avait tout de suite réclamé les bons offices de
M. de Metternich. Celui-ci était alors en disposition favorable au
ministère français. «De tous les ministres depuis 1830, écrivait-il au
comte Apponyi, et je n'ai aucune difficulté à étendre mon jugement
également à ceux de la Restauration, aucun n'a possédé les qualités de
M. Guizot.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 621.)]

M. Guizot venait de faire une concession nouvelle aux adversaires du
droit de visite, un pas de plus dans cette sorte de retraite commencée
lors de l'adresse de 1842 et continuée dans la session qui avait
suivi. Il comptait bien ne pas reculer davantage. De quoi pouvait-on
encore se plaindre, du moment où il ne restait absolument plus rien de
la convention du 20 décembre 1841, origine malencontreuse de tout ce
tapage? Le ministre, cependant, n'ignorait pas que l'opinion s'était
attaquée aussi aux traités qui, en 1831 et 1833, avaient organisé pour
la première fois le droit de visite; mais, sur ce point, il se
montrait résolu à résister. C'était même afin d'être plus fort dans
cette résistance qu'il demandait aux autres puissances de le
débarrasser complètement de la convention de 1841. «Pour que nous
puissions nous retrancher fermement dans les anciens traités, écrivait
M. Guizot à ses ambassadeurs, il faut que les Chambres et le pays
n'aient plus à s'inquiéter du nouveau.» M. de Sainte-Aulaire avait
prévenu notre gouvernement qu'à Londres «le parti était pris de ne
rien céder sur les traités de 1831 et de 1833». «Toute tentative de
les modifier, ajoutait-il, aurait pour conséquence nécessaire et
immédiate une rupture diplomatique. Ma conviction à cet égard ne
s'appuie pas sur telle ou telle parole, mais sur le jugement que je
porte de l'ensemble de la situation.» M. Guizot répondit en affirmant
de nouveau sa résolution de maintenir ces traités. «C'est la volonté
bien arrêtée du cabinet, écrivait son principal confident, M. Désages,
et nous en faisons une question d'honneur national[117].» Le ministre
sans doute s'attendait à une lutte sur ce sujet, dans la session
prochaine, mais il se flattait de l'emporter. «Plus ou moins
ouvertement, écrivait-il à notre ambassadeur à Londres, on me
demandera deux choses: l'une d'éluder, par des moyens indirects,
l'exécution de ces conventions; l'autre d'ouvrir une négociation pour
en provoquer l'abolition. Je repousserai la première au nom de la
loyauté, la seconde au nom de la politique... J'exécuterai honnêtement
ce qui a été promis au nom de mon pays. Quant à une négociation pour
l'abolition des traités, l'Angleterre ne s'y prêterait pas; son refus
entraînerait de mauvaises relations, peut-être la rupture des
relations diplomatiques entre les deux pays. Une telle faute ne se
commettra pas par mes mains... Voilà mon plan de conduite. J'y
rencontrerai bien des combats, bien des obstacles. Pourtant, je
persévérerai, et je crois au succès.» M. Guizot se faisait illusion.
Quelques semaines ne s'écouleront pas avant qu'il abandonne ces
conventions que, très sincèrement, il promettait aux autres et se
promettait à lui-même de défendre.

[Note 117: Lettre à M. de Jarnac du 8 novembre 1842. (_Documents
inédits._)]


II

En travaillant ainsi à écarter les difficultés, M. Guizot ne pouvait
obtenir qu'un résultat négatif. Pour l'honneur et l'affermissement du
cabinet, il fallait quelque chose de plus, un acte positif, une
initiative éclatante qui en imposât au public. Plus l'opinion se
sentait tranquille, plus elle paraissait attendre du gouvernement la
distraction de quelque nouvelle entreprise. Le _Journal des Débats_
constatait, non sans impatience, cette disposition d'esprit et
résumait ainsi le langage que l'on tenait au gouvernement: «Le pays
est calme, nous l'avouons, très calme, assurément; il a conquis le
repos, le bon ordre; il jouit de ce sentiment de confiance et de
bien-être qu'il avait perdu depuis un demi-siècle... Eh bien,
ingéniez-vous; inventez quelque chose! Ce quelque chose, nous ne vous
l'indiquerons pas, par exemple... Mais prenez garde que le pays ne se
fatigue du repos, qu'il ne s'ennuie. Amusez-le.» À ceux qui parlaient
ainsi, la feuille ministérielle répondait que le ministère était déjà
bien assez occupé avec toutes les affaires qu'il avait sur les bras:
«Dieu nous garde, disait-il, des gouvernements inventeurs... Le pays
est tranquille, respectons sa tranquillité[118].» Cette réponse
n'était pas décisive. M. Guizot lui-même ne s'en contentait pas, et il
écrivait alors à l'un de ses collaborateurs diplomatiques: «Je n'ai
guère réussi jusqu'à présent qu'à empêcher le mal: succès obscur et
ingrat. Le moment viendra, je l'espère, où nous pourrons ensemble
faire du bien[119].» Mais quel bien? Toujours cette même question qui
se représentait aussi embarrassante. Ce fut sans aucun doute dans
l'espoir d'y trouver enfin réponse, qu'à cette époque, durant les
derniers mois de 1842, le gouvernement poussa vivement une importante
négociation commerciale. Il s'agissait d'établir entre la France et la
Belgique une union douanière, imitation et revanche du _Zollverein_
prusso-allemand. Les conséquences économiques d'une telle mesure
pouvaient être diversement appréciées; mais l'effet politique en
aurait certainement été considérable. L'amour-propre national eût
trouvé, dans cette sorte d'annexion morale, une éclatante compensation
de ses récentes déconvenues, et du coup M. Guizot eût fermé la bouche
à ceux qui déclamaient contre les abaissements et la stérilité de sa
politique extérieure.

[Note 118: 29 septembre et 6 octobre 1842.]

[Note 119: Lettre du 16 août 1842, adressée au comte de Jarnac et
citée par ce dernier dans sa Notice sur lord Aberdeen.]

La question n'était pas neuve. Posée par la Belgique qui, à raison de
sa grande production et de sa consommation restreinte, ressentait
l'impérieux besoin de s'assurer un marché plus étendu que le sien
propre, elle avait été souvent discutée dans la presse des deux pays
et avait même été, à diverses époques, en 1837, en 1840, en 1841,
l'objet de pourparlers entre les gouvernements. Diverses difficultés
avaient empêché jusqu'alors ces pourparlers d'aboutir. Mais, en
attendant et à défaut d'un accord plus général, il avait été conclu,
le 16 juillet 1842, une convention par laquelle nous abaissions nos
droits de douane sur les fils et tissus de lin belges, tandis que la
Belgique adoptait, sur ses frontières autres que celles de la France,
notre tarif sur les fils et tissus étrangers. Les choses en étaient
là, quand, à l'issue de la session d'août, le ministère renoua les
négociations relatives à une union douanière. Le problème fut serré de
plus près qu'il ne l'avait encore été. De part et d'autre, on semblait
désireux et pressé de conclure. Louis-Philippe et M. Guizot avaient
pris l'affaire à coeur. Léopold était venu à Paris, pour la traiter
directement avec son beau-père. Un projet de traité fut proposé par la
France et discuté sous trois formes de rédaction successives, sans
cependant qu'on arrivât à un accord. De ces délibérations, de ces
démarches, il transpira nécessairement quelque chose dans le public;
les journaux s'emparèrent de la question, et ce fut bientôt le sujet
principal de leurs polémiques.

L'union douanière, qui flattait en France le sentiment national, y
menaçait des intérêts matériels, politiquement fort influents, surtout
sous le régime du suffrage restreint: c'étaient ceux de nombreux
industriels, notamment des maîtres de forges et des extracteurs de
houille, qui se déclaraient hors d'état de soutenir la concurrence des
produits belges. Déjà, en janvier 1842, sur le seul soupçon que le
gouvernement songeait à cette union, une phrase avait été insérée dans
l'adresse sur «la protection due à la production nationale». À la fin
de l'année, quand les négociations furent reprises et qu'on put les
croire sur le point d'aboutir, ces intérêts s'alarmèrent davantage
encore. Le 26 octobre, dans une réunion de députés, généralement
conservateurs, convoquée chez M. Fulchiron, il fut décidé que «chacun
des membres chercherait ou saisirait l'occasion de porter ses
doléances auprès du trône, et lui ferait connaître les perturbations
que causerait la réalisation des projets ministériels»; en outre,
chaque député «devait se mettre en rapport avec les délégués de
l'industrie et du commerce dans sa localité, afin de leur offrir à
Paris un intermédiaire et un organe pour toutes les représentations
qu'ils croiraient utile d'adresser au gouvernement». Beaucoup de
chambres de commerce répondirent à cet appel, rédigèrent des
protestations et des adresses. Bien plus, leurs délégués se
rassemblèrent à Paris en une sorte de congrès et, après délibération,
se prononcèrent hautement contre toute union douanière. Sans doute,
dans certaines villes où les idées protectionnistes n'avaient pas le
dessus, des manifestations en sens contraire se produisirent; mais
elles n'avaient pas autant d'éclat. Cette agitation eut son
contre-coup dans le sein du ministère; deux de ses membres, M.
Cunin-Gridaine et M. Martin du Nord, s'y firent les avocats des
fabricants français. Il devenait évident qu'en poursuivant cette
mesure, M. Guizot serait abandonné dans le cabinet par plusieurs de
ses collègues, et dans le parlement par une bonne part des
conservateurs. Pour ne pas être en minorité, il lui faudrait chercher
à gauche, où l'on paraissait favorable à l'union, les voix qui lui
échappaient au centre. C'était à peu près ce qu'à ce moment même sir
Robert Peel faisait en Angleterre pour la réforme de la législation
sur les grains. Mais M. Guizot avait-il le même tempérament que le
ministre anglais? Nous avons déjà eu occasion de le montrer plus
disposé à céder à ses amis qu'à les violenter. Robert Peel lui-même
n'eût peut-être pas été aussi hardi de ce côté-ci de la Manche. Une
opération de ce genre, toujours scabreuse pour le ministre qui
l'entreprend, l'eût été tout particulièrement dans l'état de nos
partis. La gauche, qui détestait beaucoup plus M. Guizot qu'elle ne
désirait l'union douanière, n'aurait-elle pas saisi cette occasion de
mettre le ministère en minorité? Et puis, était-ce bien au
gouvernement de provoquer lui-même une scission dans cette majorité
déjà trop inconsistante? Enfin, ne pouvait-on pas se demander si le
cabinet serait seul mis en péril par cette dislocation du parti
conservateur, et si la monarchie, qui n'était pas hors de cause comme
en Angleterre, n'y courrait pas elle-même de grands risques?

Entre la situation de M. Guizot et celle de Robert Peel, il y avait
une autre différence plus décisive encore. Le premier n'avait pas
seulement affaire, comme le second, à l'opposition du dedans: il en
rencontrait une au dehors, celle des grandes puissances. En
Angleterre, le projet d'union douanière, aussitôt connu, avait
réveillé les mêmes méfiances qui, au lendemain de 1830, s'étaient
produites toutes les fois qu'on nous avait soupçonnés de la moindre
velléité d'annexer tout ou partie de la Belgique. Dès le 21 octobre
1842, lord Aberdeen, dans une lettre pressante adressée à Léopold, le
détournait d'une mesure qu'il déclarait être «pleine de dangers pour
les intérêts du roi des Belges et pour la tranquillité de l'Europe».
Le 28, il adressait à Berlin, à Vienne et à Saint-Pétersbourg, une
dépêche où il soutenait que l'union douanière serait contraire à la
neutralité de la Belgique, et qu'en vertu du protocole du 20 janvier
1831, qui avait constitué cette neutralité, les autres cabinets
auraient le droit de s'opposer à une combinaison périlleuse pour
l'équilibre européen. En même temps, tout en évitant des démarches
directes qui eussent irrité les Français et leur eussent rendu plus
difficile de s'arrêter, il veillait à les bien instruire de ses
dispositions. «Vous concevez, disait-il le 19 novembre à M. de
Sainte-Aulaire, que l'Angleterre ne verrait pas de bon oeil les
douaniers français à Anvers. Vous auriez à combattre aussi du côté de
l'Allemagne, et, cette fois, vous nous trouveriez plus unis que pour
le droit de visite.» Le 6 décembre, il revenait sur le même sujet et
déclarait hautement à notre ambassadeur que l'union douanière lui
paraissait «une atteinte à l'indépendance belge et conséquemment aux
traités qui l'avaient fondée». «Je me suis abstenu jusqu'à présent de
vous parler avec détail sur ce sujet, ajoutait lord Aberdeen, et je
m'en applaudis, parce que votre gouvernement peut déférer aux plaintes
du commerce français, sans que sa résolution paraisse influencée par
des considérations diplomatiques; mais, aujourd'hui, j'ai dû vous
parler pour prévenir toute fausse interprétation de mon silence[120].»

[Note 120: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 281 à 284.]

Le cabinet anglais avait trouvé, à Berlin, les esprits très disposés
à soutenir et même à provoquer la résistance au projet d'union
douanière. La Prusse, depuis 1830, s'était montrée fort ombrageuse
pour tout ce qui regardait la Belgique. Elle l'était plus encore
depuis qu'elle avait à sa tête un roi personnellement ennemi de la
France. Frédéric-Guillaume IV, qui, lors de son récent voyage à
Londres, en janvier 1842, avait fait à M. de Stockmar des ouvertures
pour l'entrée de la Belgique dans la Confédération germanique, était
moins que personne disposé à prendre son parti de la constitution d'un
_Zollverein_ franco-belge. Son gouvernement témoigna donc, à ce sujet,
une alarme et un mécontentement qui trouvèrent écho dans les petits
États d'outre-Rhin. Notre ministre à Berlin, le comte Bresson,
écrivait à M. Guizot: «Les esprits commencent à s'animer en Allemagne.
Notre presse n'a que trop contribué à exagérer la portée politique de
la négociation; elle a éveillé la jalousie, la susceptibilité et
l'inquiétude des États limitrophes, et elle a fourni elle-même les
arguments qu'on nous oppose aujourd'hui. L'Angleterre a donc trouvé le
terrain admirablement préparé pour l'embarras qu'elle veut nous
susciter. M. de Bulow m'a dit que sa table était chargée de lettres
qui lui arrivaient de toutes parts, pour le rappeler à ses devoirs et
lui reprocher d'avoir négligé de nous avertir que la neutralité de la
Belgique ne lui permettait pas de livrer ses intérêts matériels, son
commerce, son industrie, ses finances à la France... J'ai même entendu
prononcer, par un envoyé de cour secondaire d'Allemagne, le mot de
_cas de guerre_[121].»

[Note 121: Lettre confidentielle du 4 décembre 1842. (_Documents
inédits._)]

Même hostilité dans le cabinet de Saint-Pétersbourg. L'éloignement eût
dû le rendre moins sensible à ce qui se passait en Belgique; mais on
n'ignore pas avec quel empressement le Czar saisissait toute occasion
d'être désagréable à la France de Juillet, et surtout de refaire
contre elle une coalition européenne.

En Autriche, il y avait moins de passion. M. de Metternich, alors en
veine de politesse avec le cabinet français, s'employa même à
prévenir les démarches collectives et comminatoires désirées à Berlin
et dans plusieurs petites cours allemandes[122]. Mais, au fond, il
n'était pas moins opposé à l'union douanière, et, le moment venu, il
nous signifia très nettement son sentiment[123]. Dans une lettre
adressée, le 8 décembre 1842, au comte Apponyi et destinée à être
communiquée à M. Guizot, il s'exprimait ainsi: «L'union douanière
entre la France et la Belgique est impossible, parce que ni l'un ni
l'autre de ces pays ne voudra provoquer une opposition qui finirait ou
par l'abandon du projet ou par la rupture de la paix politique en
Europe... L'Angleterre n'admettrait pas l'union douanière... Quant aux
trois cours continentales qui, avec l'Angleterre et la France, ont
consacré la séparation de la Belgique et de la Hollande, elles ne
pourraient que soutenir les conditions sur lesquelles repose cette
séparation; cette attitude les réunirait à l'Angleterre sur le terrain
de la résistance que cette puissance opposerait à l'union
douanière...» Puis, après avoir développé ces idées, le chancelier
terminait ainsi: «Veuillez donner connaissance de la présente lettre à
M. Guizot; je prie ce ministre de vouloir bien la prendre pour ce
qu'elle est, c'est-à-dire pour la franche expression de notre
conviction quant à ce qui ne se peut pas.» Le même jour, dans une
autre lettre confidentielle à son ambassadeur, M. de Metternich
expliquait sa démarche par la conviction où il était «de l'existence
d'un danger sérieux[124]».

[Note 122: Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 19 décembre 1842.
(_Documents inédits._)]

[Note 123: D'après M. Guizot (_Mémoires_, t. VI, p. 293 et 294), M. de
Metternich aurait témoigné ne pas attacher d'importance à cette
affaire. Telle avait pu être son attitude au début, parce qu'alors il
croyait à l'insuccès de la négociation. Mais aussitôt que celle-ci lui
parut avoir chance d'aboutir, il prit position très nettement, ainsi
qu'il résulte des documents publiés dans les _Mémoires de M. de
Metternich_, t. VI, p. 623 à 627.]

[Note 124: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 623 à 627.--M. de
Metternich, avec le sentiment souvent un peu exagéré qu'il avait de
son importance, se flatta même plus tard d'avoir, par cette
intervention, empêché l'union douanière. Il écrivit, le 2 janvier
1843, au comte Voyna, à Saint-Pétersbourg: «Je me reconnais quelque
mérite relativement au genre d'action que j'ai regardé comme le seul
qu'avec une chance d'utilité, il me serait possible d'exercer sur cet
intermède. Il y a des questions qui de leur nature sont tellement
malignes, qu'il n'y faut point toucher, ou les empoigner pour les
étrangler de prime abord. La question en instance a dû passer par le
second de ces remèdes, et je me suis décidé à l'employer
immédiatement. L'événement ayant justifié l'entreprise, il ne me reste
plus qu'à m'en féliciter.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p.
627.)]

Notre gouvernement était donc prévenu: au cas où il conclurait l'union
douanière, les quatre puissances seraient d'accord pour protester
contre ce qu'elles prétendaient être une atteinte à la neutralité et à
l'indépendance de la Belgique. Dans quelle mesure appuieraient-elles
cette protestation par des démarches plus effectives? Il était
difficile de le prévoir. Mais tout au moins la France serait ainsi
replacée, en face de l'Europe unie, mécontente et menaçante, dans
l'isolement périlleux où elle s'était trouvée en 1840, et dont elle
venait à peine de sortir.

Aux difficultés provenant des intérêts français ou des défiances
étrangères, il faut ajouter celles que faisaient naître les
prétentions du gouvernement belge. C'était lui sans doute qui, sous la
pression de son industrie en souffrance, avait proposé, sollicité
l'union douanière; mais, quand on en venait à discuter avec lui les
moyens d'exécution, on se heurtait aux mille exigences d'une
nationalité et d'une indépendance d'autant plus susceptibles qu'elles
étaient d'origine plus récente. Ainsi, dès le début, en même temps que
la Belgique offrait d'abolir toute ligne de douane entre les deux pays
et d'établir un tarif unique sur les autres frontières, elle se
refusait à admettre nos douaniers sur son territoire. Le gouvernement
français, de son côté, déclarait ne pouvoir confier à des Belges la
garde de ses intérêts industriels et financiers. À chaque pas, se
produisaient des objections du même genre. M. de Metternich était même
disposé à en conclure qu'au fond Léopold ne désirait pas l'union
autant qu'il voulait en avoir l'air[125], et, après coup, M. Guizot a
reconnu que le chancelier autrichien pouvait bien avoir eu raison: «Je
suis fort tenté de croire, a-t-il dit, que le roi des Belges n'a
jamais sérieusement poursuivi le projet d'union douanière ni compté
sur son succès[126].»

[Note 125: Je me demande, disait un jour M. de Metternich à notre
ambassadeur, si le roi Léopold a jamais eu bien sérieusement
l'intention de conclure un pareil traité, et s'il n'est pas plus
probable qu'il a mis en avant ce projet, qu'il doit savoir
inexécutable, afin de n'arriver à rien, tout en paraissant disposé à
tout faire pour plaire au roi son beau-père, à la nation française, au
parti français en Belgique et au sentiment national qui cherche un
débouché pour l'excédent des produits belges.» (_Mémoires de M.
Guizot_, t. VI, p. 294.)]

[Note 126: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 294.]

Était-il prudent au gouvernement français de braver tant
d'oppositions? Lui était-il possible de surmonter tant d'obstacles? Il
ne le crut pas et finit par renoncer, non sans regret, à une mesure où
il avait espéré d'abord trouver un moyen de se grandir et de grandir
son pays. À défaut de l'union douanière, il dut se contenter de
négocier des traités plus modestes, plus restreints, facilitant les
relations des deux pays par l'abaissement mutuel des tarifs. C'était
la voie où il avait déjà fait un premier pas par la convention du 16
juillet 1842, relative aux fils et tissus de lin; sur ce terrain même,
les difficultés ne devaient pas faire défaut, et ce ne sera que le 13
décembre 1845 que l'on parviendra à conclure un traité de commerce
plus général.

Tout en prenant à part soi la résolution d'abandonner le projet
d'union douanière, notre gouvernement jugea plus digne et plus prudent
de ne pas battre trop ouvertement et trop brusquement en retraite. À
la fin de novembre et au commencement de décembre 1842, M. Guizot
adressa à ses représentants près les cours de Berlin, de Londres, de
Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Bruxelles, de la Haye, des dépêches à
peu près identiques où apparaît bien la façon dont il entendait
masquer cette retraite. Tout d'abord, il revendiquait le droit de la
France et contestait absolument le bien fondé des objections faites
par les autres puissances. Selon lui, l'union douanière ne portait
aucune atteinte à l'indépendance et à la neutralité de la Belgique, du
moment où celle-ci conservait sa souveraineté politique et où elle
avait la faculté de rompre l'union dans un délai déterminé. Mais cette
dissertation théorique une fois faite, il laissait voir peu de
dispositions à user en fait du droit si hautement revendiqué. «Nous ne
sommes point allés, dit-il, nous n'irons point au-devant de l'union
douanière. Sans doute elle aurait pour nous des avantages, mais elle
nous susciterait aussi, et pour nos plus importants intérêts, des
difficultés énormes... L'état actuel des choses convient et suffit à
la France qui ne fera, de son libre choix et de son propre mouvement,
rien pour le changer.» M. Guizot rappelait comment la Belgique était
venue nous demander l'union, pour échapper à des dangers menaçant sa
sécurité intérieure et même son existence nationale, puis il ajoutait:
«Que ces dangers s'éloignent; que la Belgique ne s'en croie pas
sérieusement menacée; qu'elle ne nous demande pas formellement de l'y
soustraire; qu'elle accepte le _statu quo_ actuel: ce ne sera point
nous qui la presserons d'en sortir. Nous ne sommes point travaillés de
cette soif d'innovation et d'extension qu'on nous suppose toujours.
Nous croyons qu'aujourd'hui, pour la France, pour sa grandeur, aussi
bien que pour son bonheur, le premier besoin, c'est la stabilité...
Mais ce que nous ne pouvons souffrir, ce que nous ne souffrirons pas,
c'est que la stabilité du royaume fondé à nos portes soit altérée à
nos dépens, ou compromise par je ne sais quelle absurde jalousie du
progrès de notre influence.» En somme, M. Guizot résumait ainsi sa
politique: «Garder toute notre indépendance; ne reconnaître à personne
le droit de s'y opposer aux termes des traités et des principes de
droit public»; mais aussi «bien donner la persuasion que nous ne
recherchons pas l'union douanière[127]». En même temps qu'il prenait
cette attitude en face des puissances, le cabinet français, sans
rompre ouvertement les négociations avec la Belgique, les laissait peu
à peu tomber.

[Note 127: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 285 à 293.]

Des diverses difficultés que notre gouvernement avait rencontrées dans
cette affaire, quelle fut celle qui le détermina à abandonner son
projet? Par crainte de fournir des armes à ceux qui l'accusaient de
faiblesse envers l'étranger, il s'est défendu vivement d'avoir cédé
aux représentations des puissances[128], préférant de beaucoup
laisser croire qu'il avait reculé devant l'espèce d'insurrection de
l'industrie française. Et même, comme ce dernier motif fournissait
prétexte à l'opposition pour déclamer contre la prédominance des
intérêts matériels, contre la féodalité financière, et lui servait
d'argument en faveur de la réforme électorale, M. Guizot a fini par
soutenir que la difficulté principale était venue des Belges
eux-mêmes[129]. L'histoire n'est pas obligée de prendre à la lettre
ces explications données en vue de l'opinion du moment. Sans prétendre
que les difficultés extérieures aient été le motif unique de la
détermination prise, on peut affirmer qu'elles ont eu plus d'influence
que M. Guizot n'en convenait alors[130]. Ce n'est pas nous qui lui en
ferons un reproche. Cette prudence, nous l'avons dit souvent, était la
conséquence de la situation faite à la France en Europe par la
révolution de 1830. Le moyen de modifier une telle situation n'était
pas de s'abandonner à des bravades irréfléchies qui n'eussent fait,
comme en 1840, que la confirmer et même l'aggraver à notre détriment:
c'était de dissiper, par une sagesse prolongée, les méfiances des
autres États et aussi de dissoudre peu à peu cette coalition latente
qui réapparaissait chaque fois que la France laissait voir le désir
d'étendre ses frontières ou seulement son influence.

[Note 128: _Journal des Débats_ du 3 décembre 1842.]

[Note 129: Discours du 11 mai 1846, à la Chambre des pairs.]

[Note 130: M. de Metternich, comme on l'a vu plus haut, s'imaginait
volontiers que son intervention avait été la raison décisive de
l'abandon du projet d'union douanière, et affectait de croire que le
motif tiré du mécontentement des industriels français n'était qu'une
feinte de M. Guizot. (_Mémoires_, t. VI, p. 628.) Le chancelier
d'Autriche exagérait son rôle. La dépêche dans laquelle il avait
notifié son sentiment au gouvernement français était du 8 décembre
1842. Le 11 novembre, M. Désages écrivait à M. de Jarnac: «Les
journaux ont déjà parlé d'une circulaire de lord Aberdeen relative au
projet d'union franco-belge... _Comme ici, il y a ajournement obligé à
raison de l'état d'esprit de nos industriels_, je ne pense pas que
cette bombe, chargée par lord Aberdeen, éclate pour le moment.»
(_Documents inédits._)]

Si désireux qu'eût été le gouvernement de laisser tomber sans bruit
les négociations douanières, le public n'avait pas tardé à
s'apercevoir de l'évolution qui s'opérait, et, dès la fin de novembre
1842, les journaux parlaient ouvertement de l'abandon du projet
d'union. La presse opposante ne négligeait pas une si belle occasion
d'attaquer le cabinet. Elle s'appliquait à mettre en relief
l'impuissance où il était de mener à fin ce que lui-même avait jugé
utile à la grandeur de la France. Elle lui faisait honte de reculer
devant les clameurs de quelques fabricants, ou mieux l'accusait
d'avoir suscité ces clameurs pour se créer le prétexte d'une retraite
motivée en réalité par la peur de l'étranger, et l'on sait que, sur ce
dernier thème, les polémistes de gauche n'étaient jamais à court. Les
journaux ministériels répondaient de leur mieux, mais ils n'avaient
pas l'avantage du terrain. En somme, cette affaire, où M. Guizot avait
un moment espéré trouver une force pour les luttes de la session qui
allait s'ouvrir, le laissait, au contraire, avec l'embarras et la
faiblesse qui résultent toujours d'une entreprise tentée et
abandonnée. Aussi ses amis ne voyaient-ils pas venir sans inquiétude
le retour des Chambres. M. de Barante écrivait mélancoliquement, le 3
décembre 1842, à un de ses parents: «L'état des esprits est encore
fort inerte en apparence, mais les ennemis du ministère seront vifs,
ses amis très tièdes, et l'atmosphère composée d'éléments
d'indifférence assez malveillante. Mettez tout autre nom propre au
pouvoir, il en sera absolument de même. La conviction à une opinion,
la confiance à tout homme gouvernant ne sont pas de ce moment[131].»

[Note 131: _Documents inédits._]


III

La session s'ouvrit le 9 janvier 1843. Le discours du trône, simple et
bref, ne souleva aucune question irritante. Sans fuir la lutte, le
gouvernement ne la provoquait pas. Qu'allait faire l'opposition, et
tout d'abord quelle serait l'attitude de M. Thiers? Maintenant qu'il
s'agissait non plus de la monarchie, mais du ministère, reprendrait-il
sa place de combat à la tête des groupes de gauche? Plusieurs de ses
amis l'y poussaient, entre autres M. de Rémusat et M. Duvergier de
Hauranne. Il s'y refusa absolument. Sans doute, à qui voulait
l'entendre, il déclarait «qu'il était toujours, plus que jamais même,
de l'opposition, qu'on pouvait compter sur son vote»; mais il ne
promettait qu'un vote muet, triste, boudeur; il se montrait résolu à
demeurer à l'écart, immobile et silencieux, retiré en quelque sorte
sous sa tente. Avec la mobilité habituelle de sa nature, il se disait
las et dégoûté de ces manoeuvres de parti qui, à d'autres époques,
l'avaient tant passionné[132]. Pour le moment, l'intérêt de sa vie
était ailleurs: il se donnait entièrement à cette histoire du Consulat
et de l'Empire, dont nous l'avons déjà vu commencer les travaux
préparatoires au milieu même de ses luttes parlementaires[133]. Vivant
ainsi dans la compagnie de Napoléon, il se prenait pour sa personne,
pour son oeuvre, d'une admiration qui ne le disposait pas à
l'indulgence envers les idées et les hommes de la gauche.

[Note 132: Ce sentiment se manifestait déjà en juillet 1841. M. Thiers
écrivait alors à M. Buloz: «Je vous dirai qu'avec un goût tous les
jours plus vif pour la grande politique, j'en ai toujours un moindre
pour la petite, et j'appelle petite politique celle qu'on fait chaque
jour pour la circonstance. Ce pain quotidien dont on vit à Paris
m'inspire un dégoût presque insurmontable. Je suis fort partisan de
nos institutions, car je n'en sais pas d'autres possibles, mais elles
organisent le gouvernement en un vrai bavardage. L'opposition ne parle
que pour embarrasser le gouvernement cette semaine, et le gouvernement
n'agit que pour parer à ce que l'on dira la semaine prochaine... C'est
pour moi un vrai sacrifice que de rentrer dans ce présent si étroit et
si agité... Je suis heureux où je suis, en faisant ce que je fais.» M.
Thiers venait de Hollande et allait en Allemagne pour étudier les
champs de bataille de Napoléon. (Notice sur M. Buloz, par M. DE
MAZADE, _Revue des Deux Mondes_ du 1er juin 1877.)]

[Note 133: M. Léon Faucher écrivait à un de ses amis, le 15 novembre
1842: «Notre politique est toujours à l'état de langueur; Thiers se
préoccupe de son Histoire de l'Empire...» Il ajoutait, dans une autre
lettre du 22 mars 1843: «Thiers reste à Paris tout l'été, dans
l'espoir d'achever son histoire cette année: il est à peu près perdu
pour la politique jusque-là...» (Léon FAUCHER, _Biographie et
Correspondance_, t. I, p. 135 et 140.) Les trois premiers volumes de
l'ouvrage de M. Thiers devaient être publiés au commencement de 1845.]

Cette abstention de M. Thiers affaiblissait beaucoup les adversaires
du cabinet. Un homme se présenta aussitôt pour remplir, à la tête de
l'opposition, le rôle oratoire laissé vacant par l'ancien ministre du
1er mars: c'était M. de Lamartine. En 1843, il avait cinquante-trois
ans et faisait partie depuis dix années de la Chambre des députés.
Déjà plusieurs fois, nous avons eu occasion de noter son intervention
dans les débats parlementaires, mais à des intervalles plus ou moins
éloignés, sans qu'il y eût de lien visible entre ces manifestations
diverses et souvent peu concordantes. Nous n'avons pas cherché à
suivre sa marche, à découvrir quelle impulsion le mettait en
mouvement, vers quel but il se dirigeait. Le moment paraît venu de
tenter cette étude, fallût-il pour cela suspendre quelques instants le
récit des événements. Le personnage qui, en janvier 1843, passe avec
éclat à la gauche, doit, dans ce rôle nouveau, exercer une action trop
considérable et trop néfaste, pour que ce problème de psychologie
individuelle n'intéresse pas l'histoire générale.

En traitant des effets de la révolution de Juillet sur la
littérature[134], nous avons dit ce que cette révolution a été pour le
poète royaliste et chrétien des _Méditations_ et des _Harmonies_;
comment elle l'a en quelque sorte déraciné du sol religieux et social où
il avait jusque-là si heureusement fleuri, pour le livrer sans défense
aux vents de tempête qui soufflaient de toutes parts; comment surtout il
a été alors tenté par la politique et lui a sacrifié la poésie,
désormais dédaignée comme l'amusement frivole de sa jeunesse. En effet,
dès 1831, l'amant d'Elvire et de Graziella, le rêveur du lac du Bourget
ou du golfe de Baïa, brigue les suffrages prosaïques des électeurs de
Dunkerque. Il ne réussit pas du premier coup et n'est élu qu'en 1833,
pendant ce fastueux voyage d'Orient qu'il a entrepris pour «mettre une
page blanche entre son passé et son avenir». Où va-t-il s'asseoir dans
la Chambre? «Au plafond, dit-il, car je ne vois de place pour moi dans
aucun groupe.» Il a des raisons de s'éloigner ou au moins de se
distinguer de chacun des partis. Ancien serviteur des Bourbons, c'est
pour lui un point d'honneur de garder, à l'égard de la monarchie
nouvelle, «les rancunes décentes d'un royaliste tombé». Il ne veut pas
se confondre avec les légitimistes dont la conduite le choque. Ce qu'il
appelle la «boue républicaine» lui inspire effroi et dégoût. À la
différence des autres poètes, il a résisté à la fascination
napoléonienne et sent vivement le péril du pseudo-libéralisme belliqueux
et révolutionnaire. Pour être d'un parti, il en imagine un, le «parti
social», dont il est le chef, mais auquel ne manquent que des adhérents
connus et un programme défini. En réalité, c'est un isolé, agissant au
gré des inspirations du moment, inspirations changeantes et
capricieuses. Un jour, il attaque avec la gauche les lois de septembre;
un autre jour, il défend contre cette même gauche une loi plus
impopulaire encore, la loi de disjonction. Avec des traditions
conservatrices et religieuses, il a des tentations d'opinions
«avancées»; à la fois aristocrate d'éducation, de tempérament, de
relations sociales, et révolutionnaire d'imagination[135]; par-dessus
tout, demeuré poète alors même qu'il se défend de l'être, obéissant à
des impressions plus qu'à des convictions, improvisateur en politique
comme il l'a été et le sera toujours en littérature. Rien chez lui de ce
qu'on appelle une ligne, un programme: jamais hésitant, car il ne
réfléchit pas assez pour voir les raisons de douter; toujours sincère,
d'une sincérité d'artiste qui chante tout ce qui résonne, peint tout ce
qui brille, vibre à tout ce qui l'émeut, mais oubliant, le lendemain,
avec une sérénité parfaite, ce qu'il a senti ou cru la veille[136]. De
nature généreuse, il se sent attiré vers les sujets qui ont un côté
sentimental, comme la suppression de la peine de mort, l'abolition de
l'esclavage, l'assistance des enfants trouvés, ou certaines questions de
politique étrangère. Mais, en même temps, il affecte de se poser en
homme d'affaires, de discuter la conversion des rentes, la législation
des sucres, la construction des chemins de fer. Il s'amuse de la
facilité avec laquelle il croit s'assimiler ces connaissances
spéciales[137]. Et puis, c'est sa façon de se dégager de «cette
malheureuse prévention de poésie qu'il traîne après lui, comme un
lambeau de pourpre qu'un roi de théâtre traîne, en descendant de la
scène, dans la foule ébahie d'une place publique[138]». Ainsi
traite-t-il les sujets les plus variés, y apportant beaucoup d'aperçus
superficiels ou de chimères nuageuses, mais ayant aussi parfois des vues
supérieures ou même quelqu'une de ces intuitions singulièrement
prévoyantes, quelqu'un de ces «coups d'aile vers l'avenir[139]», qui
semblent, à certaines heures, rapprocher le poète du prophète et
expliquer comment la langue latine les appelait tous deux du même nom:
_vates_.

[Note 134: Cf. liv. II, ch. X, § II.]

[Note 135: Lamartine écrivait à un ami, le 1er octobre 1835: «Il se
fait, depuis mon voyage et mon incursion dans l'histoire, un grand
travail de renouvellement en moi... Je deviens de jour en jour plus
intimement et plus consciencieusement révolutionnaire.»]

[Note 136: «Il est mobile et sincère, disait madame de Girardin. La
seconde page de ses lettres dément la première et n'en est pas moins
pour cela l'expression d'un sentiment vrai, je veux dire qu'il
l'éprouve véritablement au moment où il l'exprime. Seulement on peut
dire de lui (M. de Humboldt faisait le même reproche à l'abbé de
Lamennais) qu'il change trop souvent d'idée fixe.»--M. Sainte-Beuve a
écrit dans ses _Notes et pensées:_ «Lamartine est, sur tous les
points, convaincu chaque jour de contradiction et d'incohérence. Il
parle à Marseille pour le libre-échange, et on lui rappelle qu'il a
précédemment prêché la doctrine contraire. Un jour, causant chez
madame Récamier de l'impôt sur le sel, il dit toutes sortes de raisons
en faveur de cet impôt: «Je suis charmé, dit M. de Chateaubriand, de
vous entendre soutenir ces choses, car on m'avait dit que vous
parleriez contre.--Ah! c'est vrai, répliqua Lamartine, ils sont venus
me trouver, et j'ai promis d'appuyer l'abolition de l'impôt; mais je
suis convaincu qu'au fond il est moins onéreux qu'utile.»--Ainsi de
tout.»]

[Note 137: M. de Lamartine disait à M. Sainte-Beuve: «Avez-vous jamais
lu de l'économie politique?» et sans attendre sa réponse: «Avez-vous
jamais mis le nez dans ce grimoire? Rien n'est plus facile, rien n'est
plus amusant.» (_Portraits contemporains_, nouvelle édition, t. I, p.
381.)]

[Note 138: C'est M. de Lamartine lui-même qui s'exprime en ces termes,
dans sa critique de l'_Histoire des Girondins_. Il disait, un jour, à
M. Duvergier de Hauranne: «Et vous aussi, vous croyez que la poésie
est ma vocation. Sachez que, pour moi, la poésie est une simple
distraction à laquelle je n'attache aucune importance. Le matin, avant
déjeuner, je fais des vers que j'écris au crayon sur quelques morceaux
de papier. Puis, sans y songer davantage, je jette tous ces morceaux
de papier dans un sac où madame de Lamartine va les chercher pour les
classer à son gré. Ma véritable vocation, c'est la politique, ce sont
les affaires, ce sont les chiffres.» M. de Lamartine, à qui les années
ne coûtaient rien, ajoutait qu'il avait pâli dix ans sur la question
du libre-échange, dix ans sur la question des prisons, dix ans sur la
question du budget, etc., etc. (_Notes inédites de M. Duvergier de
Hauranne._)]

[Note 139: Expression de M. Émile Ollivier, dans l'éloquent discours
qu'il avait préparé pour sa réception à l'Académie française.
(_Lamartine, précédé d'une préface sur les incidents qui ont empêché
son éloge en séance publique de l'Académie française_, par Émile
OLLIVIER.)]

Les discours ne coûtent pas plus à M. de Lamartine que les vers, et il
les laisse couler avec une sorte de prodigalité d'éloquence, sans
trace d'effort ni crainte d'épuisement. Après quelques tâtonnements et
grâce à cette richesse de dons qui lui rendait faciles les succès les
plus divers, il est devenu l'un des orateurs et, ce qui est plus rare
encore, l'un des improvisateurs en renom de la Chambre. Souvent, sans
doute, son argumentation manque de vigueur et de puissance; presque
jamais, il n'a de passion profonde et communicative; le dessin général
est un peu mou, l'impression, monotone; on voudrait quelque chose de
plus nerveux, de plus viril et même de plus heurté. Mais quelle belle
abondance! Quel éclat de forme et de couleur! Avec quelle aisance
souveraine se déroulent ces longues périodes imagées et cadencées! Ce
n'est pas le vol soudain et terrible de l'aigle fondant sur sa proie:
on dirait plutôt d'un noble cygne planant, avec une sorte de grâce
majestueuse, dans un nuage de pourpre et d'or. Il n'est pas jusqu'à
l'aspect de l'orateur, sa haute taille, l'élégance de son allure, son
profil sculptural, son front inspiré, l'élégante dignité de son geste,
son timbre sonore et mélodieux qui ne paraissent faits pour augmenter
son prestige et son charme. Et cependant, le plus souvent, M. de
Lamartine n'exerce pas une grande action sur la Chambre: il en est
fort surpris[140]. La curiosité, l'admiration même avec lesquelles on
accueille ses discours sont un peu du genre de celles qu'obtiendraient
les beaux morceaux d'un virtuose en renom. Un jour vient
cependant,--en 1839, dans les débats de la coalition,--où il acquiert
subitement une importance politique qu'on lui a jusque-là refusée.
C'est que, pour la première fois, il sort de ses nuages flottants et
prend nettement parti dans la bataille qui se livre sur terre. Va-t-il
donc se fixer dans l'armée conservatrice? On le croit un moment, mais
pas longtemps. Dès 1842, en février à propos de la réforme électorale,
en août avec plus d'éclat encore dans la discussion de la loi de
régence, il fait acte d'opposition et parle en homme de gauche. On ne
voit d'abord là autre chose qu'un retour à son ancienne mobilité, le
caprice passager d'un indépendant, le goût de caresser tour à tour
chaque parti; quelques jours avant le discours en faveur de la réforme
électorale, n'en a-t-il pas fait un contre la réforme parlementaire?
On se refuse donc à croire que sa rupture avec le parti conservateur
soit définitivement consommée[141].

[Note 140: M. de Lamartine écrivait à un ami, le 14 janvier 1836:
«Avant-hier, j'ai improvisé une demi-heure admirablement, éloquemment
et politiquement selon moi. Il n'y a que moi qui m'en sois aperçu.» Et
le 13 janvier 1838: «J'ai beau travailler, comprendre, me former à une
parole qui intérieurement me semble au niveau et fort au-dessus même
de beaucoup d'autres, je ne suis pas encore entendu ni compris par la
masse et je n'exerce pas l'ascendant naturel et proportionné à mon
effort.»--Madame de Girardin écrivait peu après: «N'a-t-on pas abreuvé
de ridicule et d'ironie l'orateur, sublime amant d'Elvire? Ne lui
a-t-on pas crié comme une injure son beau titre de poète, chaque fois
qu'il montait à la tribune? N'a-t-on pas traité ses plus nobles
sentiments de fictions et de chimères? On lui a dit qu'il plantait des
betteraves dans les nuages, que sa conversion des rentes ne valait pas
sa conversion de Jocelyn, et mille autres niaiseries semblables...»
(_Lettres parisiennes du vicomte de Launay_, t. II, p. 160.).]

[Note 141: Cf. plus haut, ch. I, § IX, et ch. II, § IV.]

Telle est la situation quand s'engage la discussion de l'adresse de
1843. Dès le premier jour, le 27 janvier, dans un discours qui a un
grand retentissement, M. de Lamartine prend position de façon à ne
plus laisser place à aucune illusion. Sans doute, il se dit encore
monarchiste, mais cette réserve faite, il va aussi loin que possible:
il s'attaque à tout le système du gouvernement, à la «pensée du règne»
telle qu'elle s'est manifestée depuis huit ans, et fait amende
honorable de l'avoir jusque-là trop ménagée. Il sait bien que, sur ce
nouveau terrain, il a peu de monde avec lui. «Mais, s'écrie-t-il,
était-elle donc plus nombreuse et plus populaire, en commençant, cette
opposition des quinze ans, objet des mêmes dédains?... Non, il ne sera
pas donné de prévaloir longtemps contre l'organisation et le
développement de la démocratie moderne, à ce système qui usurpe
légalement, qui empiète timidement, mais toujours, et qui dépouille le
pays, pièce à pièce, de ce qu'il devait conserver des conquêtes de dix
ans et de cinquante ans. (_Murmures au centre._) Non! ce n'est pas
pour si peu que nous avons donné au monde européen, politique, social,
religieux, une secousse telle qu'il n'y a pas un empire qui n'en ait
croulé ou tremblé (_Bravo!_), pas une fibre humaine dans tout
l'univers qui n'y ait participé par le bien, par le mal, par la joie,
par la terreur, par la haine ou par le fanatisme! (_Applaudissements
aux extrémités._) Et c'est en présence de ce torrent d'événements qui
a déraciné les intérêts, les institutions les plus solidifiées dans le
sol, que vous croyez pouvoir arrêter tout cela, arrêter les idées du
temps qui veulent leur place, devant le seul intérêt dynastique trop
étroitement assis, devant quelques intérêts groupés autour d'une
monarchie récemment fondée. Vous osez nier la force invincible de
l'idée démocratique, un pied sur ses débris!... Derrière cette France
qui semble s'assoupir un moment, derrière cet esprit public qui semble
se perdre et qui, s'il ne vous suit pas, du moins vous laisse passer
en silence, sans vous résister, mais sans confiance, il y a une autre
France et un autre esprit public; il y a une autre génération d'idées
qui ne s'endort pas, qui ne vieillit pas avec ceux qui vieillissent,
qui ne se repent pas avec ceux qui se repentent, qui ne se trahit pas
avec ceux qui se trahissent eux-mêmes, et qui, un jour, sera tout
entière avec nous. C'est pour cela que je m'éloigne, de jour en jour
davantage, du gouvernement, et que je me rapproche complètement des
oppositions constitutionnelles où je vais me ranger pour toujours!»
(_Rires et bruyants murmures au centre. À gauche: Très bien, très
bien!_)

La surprise fut grande de voir ainsi l'ancien orateur des 221
rejoindre et presque dépasser la gauche. Quel était donc le secret de
cette évolution? M. de Lamartine avait apporté dans la politique une
ambition immense: ambition d'un caractère assez singulier, sans âpreté
envieuse et offensive contre les personnes, car celui qui l'éprouvait,
ne se croyant pas de semblable essence ni appelé aux mêmes destinées
que les autres hommes, ne supposait seulement pas qu'il pût leur être
comparé[142]; ambition dédaigneuse des avancements hiérarchiques, ne
visant aucun but déterminé, sans limites précisément parce qu'elle est
indéfinie; ambition d'imagination plus que d'intérêt, qui rêvait moins
l'exercice et la jouissance du pouvoir que l'éclat d'un rôle
extraordinaire, quelque chose comme la mise en action d'un beau poème
ou d'un grand drame[143]. M. de Lamartine a raconté lui-même que, tout
jeune encore, il avait ainsi conçu et communiqué à ses amis le
programme de sa vie: ses premières années à la poésie; ensuite un
livre d'histoire; puis il ajoutait: «Quand j'aurai écrit ce livre
d'histoire, complément de ma célébrité littéraire de jeunesse,
j'entrerai résolument dans l'action, je consacrerai les années de ma
maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature qui aime à
jouer, avec la mort et la gloire, ces grandes parties où les vaincus
sont des victimes, où les vainqueurs sont des héros... Et si la guerre
me manque, je monterai aux tribunes, ces champs de bataille de
l'esprit humain, je tâcherai de me munir, quoique tardivement,
d'éloquence, cette action parlée qui confond, dans Démosthène, dans
Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatham, la littérature
et la politique, l'homme du discours et l'homme d'État, deux
immortalités en une[144].» Qu'on ne dise pas que ce programme a été
tracé après coup, pour mettre une sorte d'unité dans cette vie si
disparate. Le poète laissait déjà entrevoir ses rêves d'ambition
politique, sous la Restauration, dans son discours de réception à
l'Académie française[145]. La révolution de Juillet, en brisant
autour de lui tous les freins et en supprimant devant lui toutes les
barrières, lui paraît rendre plus facile la réalisation de ces rêves.
En 1831, il croit entendre M. de Talleyrand lui prédire qu'il sera le
Mirabeau d'une nouvelle révolution[146]. L'année suivante, en Orient,
rencontrant lady Esther Stanhope au sommet du Liban, où elle prend les
attitudes d'une sorte de prophétesse, il se fait saluer par elle comme
«l'instrument des oeuvres merveilleuses que Dieu va bientôt accomplir
parmi les hommes». Élu député, son ambition tourne plus décidément
encore vers la politique, sans cesser cependant d'être flottante. Il
n'est à la Chambre que depuis un an, quand il prédit à ses amis que
bientôt «le pays sera dans ses mains[147]». Comment, «sous quel
drapeau», il l'ignore; il est aux ordres de son «idée», et fera ce
qu'elle aura commandé[148]. Le plaisir avec lequel il contemple et
admire ses progrès dans l'art oratoire[149], la facilité avec laquelle
il se figure que «tous les partis viennent à lui, comme à une idée,
qui se lève[150]», l'aident d'abord à attendre assez patiemment
l'accomplissement de sa prophétie. Au bout de quelque temps, il
commence à se lasser de cette attente: «Ma destinée était l'action,
écrit-il le 13 janvier 1838; les événements me la refusent, et j'en
sèche.» Après la coalition, il croit, un moment, être sur le point de
jouer le rôle auquel il se sent appelé. «Ma petite puissance,
écrit-il le 12 mai 1839, est devenue tellement immense que tous les
partis font les derniers efforts pour me faire pencher vers eux, et,
dans le pays honnête, j'ai une faveur qui va jusqu'à l'adoration.»
Aussi son dépit est grand, quand, au 29 octobre 1840, lors de la
constitution du cabinet destiné à raffermir l'ordre et la paix en
péril, il voit le Roi et les conservateurs, au secours desquels il est
venu l'année précédente, s'adresser à l'un des fauteurs de la
coalition, repentant il est vrai, à M. Guizot. On s'est cru quitte
envers le poète avec l'offre d'un portefeuille secondaire; il le
refuse, déclarant ne pouvoir accepter que le ministère de l'intérieur
ou celui des affaires étrangères, que personne n'a envie de lui
confier. Il repousse également la proposition qui lui est faite d'une
ambassade à son choix. En somme, il sort de là avec le sentiment
d'avoir été victime d'une grande ingratitude.

[Note 142: M. Royer-Collard disait un jour, en décembre 1841: «On
n'est jamais sûr que, lorsqu'on vient d'entendre de M. de Lamartine un
magnifique discours à la tribune, si on le rencontre dans les couloirs
de la Chambre et qu'on le félicite, il ne vous réponde à l'oreille:
«Cela n'est pas étonnant, voyez-vous, car, entre nous, je suis le Père
éternel!» (_Cahiers de M. Sainte-Beuve_, p. 15.)]

[Note 143: M. de Lamartine a écrit, dans un de ses _Entretiens de
littérature:_ «Les révolutions de 1814 et de 1815 auxquelles
j'assistai, la guerre, la diplomatie, la politique auxquelles je me
consacrai, m'apparurent, comme les passions de l'adolescence m'étaient
apparues, par leur côté littéraire... Tout devint littéraire à mes
yeux, même ma propre vie. L'existence était un poème pour moi.»]

[Note 144: Cité par M. DE MAZADE, dans son intéressante étude sur M.
de Lamartine. (_Revue des Deux Mondes_, 1er août et 15 octobre 1870.)]

[Note 145: Dans ce discours, M. de Lamartine opposait, avec
complaisance, aux temps calmes où chacun est classé, suit sa voie, les
temps d'orage, «ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à
la chute ou à la régénération des empires, dans ces sublimes et
affreux interrègnes de la raison et du droit». Alors «le même homme,
soulevé par l'instabilité du flot populaire, aborde tour à tour les
situations les plus diverses, les emplois les plus opposés... Il faut
des harangues pour la place publique, des plans pour le conseil, des
hymnes pour le triomphe... On cherche un homme; son mérite le
désigne... On lui impose au hasard les fardeaux les plus
disproportionnés à ses forces... L'esprit de cet homme s'élargit, ses
talents s'élèvent, ses facultés se multiplient; chaque fardeau lui
crée une force, chaque emploi, un mérite.»]

[Note 146: M. de Lamartine a rapporté plus tard cette conversation,
dans ses _Entretiens de littérature_. Le langage prêté à Talleyrand
est peu conforme à ses habitudes d'esprit, mais il montre au moins ce
que M. de Lamartine désirait entendre.]

[Note 147: Lettre du 10 décembre 1834.]

[Note 148: Lettre du 12 avril 1838.]

[Note 149: La correspondance de M. de Lamartine est remplie des
épanchements de l'admiration qu'il ressent pour sa propre éloquence.
Il l'exprime avec une sorte de candeur et aussi peu de gêne que s'il
s'agissait d'un autre: «J'ai eu un grandissime succès (juin 1836).--Tu
n'as pas l'idée de l'effet de ma dernière séance à la tribune (mars
1837).--Depuis les beaux discours de la Restauration, il n'y a pas eu
d'effet de tribune si merveilleux (25 avril 1838).--Je viens d'avoir
un tel succès que je n'en ai jamais vu de semblable depuis 1830
(1839).»]

[Note 150: Lettres du 27 décembre 1834 et du 25 avril 1838.]

Faut-il donc croire que la monarchie de Juillet a péri pour n'avoir
pas ménagé une de ces vanités de lettrés, si terribles parfois dans
leurs vengeances, et que M. de Lamartine, comme naguère M. de
Chateaubriand, est passé à l'opposition par l'effet d'un ressentiment
personnel? Avec notre poète, on risquerait de se tromper si l'on
faisait une trop large part à un semblable mobile; malgré ses
préoccupations si naïvement personnelles, il se défendait, non sans
sincérité, d'être rancuneux; il n'eût pas écrit de soi, comme M. de
Chateaubriand: «Je suis malheureusement né; les blessures qu'on me
fait ne se ferment jamais.» Le déplaisir de n'avoir pas été ministre
ne saurait donc être l'unique ni même la principale cause de son
changement. Lui eût-on proposé, en 1840, ceux des portefeuilles qui
lui paraissaient seuls dignes de lui, il n'en aurait pas été longtemps
satisfait. Prendre simplement rang dans un gouvernement régulier ne
pouvait lui suffire. Son idéal n'était pas si modeste, si banal, et il
fallait autre chose pour intéresser son imagination. S'il a rêvé un
moment de trouver son rôle au service des idées conservatrices, c'est
qu'il pressentait des événements extraordinaires, par exemple, une
catastrophe au milieu de laquelle il eût apparu comme le sauveur de
la société et de la monarchie; il se voyait «jeté au timon brisé par
un grand flot de terreur»; et il ajoutait ces mots bien significatifs:
«Une tempête ou rien[151].» Du moment où la politique conservatrice ne
lui offre pas la chance d'un sauvetage dramatique, il s'en dégoûte.
«Toute réalité le fatigue et l'ennuie, dit finement M. Rossi; il lui
faut des images lointaines, des lueurs éblouissantes qui permettent de
tout supposer, de tout rêver. Que peut lui offrir de séduisant le
parti conservateur, avec sa mesure, sa règle, son positif, avec un
horizon dont les limites sont à dix pas de nous? Que peut lui offrir
un parti qui fait profession de vouloir être demain ce qu'il est
aujourd'hui, de faire demain à peu près ce qu'il fait aujourd'hui, un
parti qui n'admet qu'un progrès lent, sans bruit, sans éclat, sans
dangers? Évidemment ce n'est pas là le parti de M. de Lamartine. Il
peut l'être aux jours du péril; mais, dans les temps de calme et de
repos, il ne s'y sent pas à l'aise[152].» Un mot qui revient alors à
chaque instant sous sa plume, en parlant de la politique régnante,
résume assez bien l'état d'esprit auquel il est arrivé, c'est le mot
d'ennui. «J'en suis prodigieusement ennuyé, écrit-il... je ferai
l'insurrection de l'ennui... Du nouveau! du nouveau! c'est le cri des
choses et du pays[153].» Ce «nouveau», où le trouver? L'opinion
conservatrice ne le lui apportant pas, M. de Lamartine en vient à se
demander s'il ne faut pas le chercher dans l'opposition, non dans
celle de M. Thiers qui n'a pas plus d'horizons et qui «l'ennuie» tout
autant que la politique ministérielle[154], mais au delà, dans une
région plus lointaine et plus indéterminée. Ainsi que l'observe encore
M. Rossi, «l'opposition lui offre quelque chose d'inconnu, un avenir
couvert de nuages, percé par des éclairs; si ce n'est l'infini, c'est
du moins l'indéfini; l'imagination peut tout y placer».

[Note 151: Lettre du 10 octobre 1841.]

[Note 152: Chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_, 15
septembre 1842.]

[Note 153: Lettres du 5 novembre 1841 et du 23 novembre 1842.]

[Note 154: «Guizot, Molé, Thiers, Passy, Dufaure, cinq manières de
dire le même mot. Ils m'ennuient sous toutes les désinences. Que le
diable les conjugue comme il voudra!» (Lettre du 5 octobre 1842.)]

Un dernier mécompte avait précipité son évolution. Trompé dans ses
prétentions ministérielles, M. de Lamartine s'était mis en tête, au
début de la session de 1842, de briguer la présidence de la Chambre.
N'eût-il pas été sage d'essayer de le retenir, en lui donnant cette
satisfaction? Qu'on redoutât sa présence dans un ministère, cela se
comprend. Mais en quoi était-il dangereux au fauteuil de la
présidence? Le ministère ne vit qu'une chose, c'est que M. Sauzet lui
serait un président plus commode, et il combattit vivement la
candidature rivale, en affectant de croire qu'elle était une intrigue
conçue et conduite en dehors de M. de Lamartine. Au scrutin, ce
dernier n'eut que 64 voix. Presque aucun conservateur n'avait voté
pour lui. Il en fut plus mortifié encore que de n'avoir pas été appelé
au pouvoir, le 29 octobre 1840. Dès lors, son parti fut pris de passer
à gauche. Quelques semaines plus tard, le 12 février 1842, il
s'exprimait ainsi dans une lettre intime, au sujet du discours qu'il
venait de prononcer contre la réforme parlementaire, dernier service
rendu par lui à la cause conservatrice: «Ce sont mes adieux. La
semaine prochaine, je commencerai à parler en homme de grande
opposition. On me fait toutes les offres imaginables pour me retenir à
la vieille majorité; je n'en veux plus.» Le 17 février, au lendemain
de son discours pour la réforme électorale, il écrivait: «Je viens de
sauter un grand fossé, au milieu d'un orage inouï dans la Chambre...
Je sais où je tends, comme la boussole sait le pôle.» Il ajoutait, le
6 septembre de la même année, à la suite du débat sur la loi de
régence: «J'ai profité hardiment de l'occasion, pour débarrasser le
terrain des principes démocratiques, de la présence et de la tactique
de M. Thiers qui m'empêchaient d'y mettre le pied. Maintenant m'y
voici. Je commence, de ce jour, ma vraie carrière politique. Je vais
faire de la grande opposition, ressusciter les jours de 1815 à 1830.»
Aux approches de la session de 1843, son animation augmentait encore;
il se plaisait à cette «vie infernale». «Je veux attaquer le règne
tout entier», écrivait-il le 5 octobre 1842. Et le 9 décembre: «Je
crois l'opposition nécessaire à grandes doses à une situation
léthargique.» C'est cette «attaque contre le règne tout entier», cette
«opposition à grandes doses» qui éclatent dans le fameux discours du
27 janvier 1843. Après ce que nous venons de voir de l'état d'âme et
d'imagination de ce poète si malheureusement égaré dans la politique,
sommes-nous aussi surpris de ce discours que le fut alors le public?
Ne possédons-nous pas ce que nous avons appelé le secret de cette
évolution?

On sait aujourd'hui quel devait être le dénouement de l'opposition où
s'engageait M. de Lamartine. Sur le moment, les conservateurs, bien
qu'attristés de voir s'éloigner d'eux un homme dont la parole avait
été souvent une force ou tout au moins un ornement pour leur cause, ne
croyaient pas avoir lieu de s'en alarmer. M. Villemain, qui répondit
sur-le-champ au discours du 27 janvier, le fit sommairement, en ne
poussant rien à fond, avec plus d'ironie que d'émotion, sans prendre
l'événement au tragique, ni même presque au sérieux. «L'opinion
conservatrice, disait le lendemain le _Journal des Débats_, ne perd
qu'un vote, un vote inconstant et incertain. Mais M. de Lamartine, en
quittant le parti conservateur, perd le seul terrain sur lequel il
pouvait fonder et construire, avec le temps, son importance
politique.» Cette sécurité semblait justifiée par l'accueil assez
froid que l'opposition faisait à celui qui venait à elle d'une allure
si altière et si conquérante. «M. de Lamartine, disaient
dédaigneusement les journaux de M. Odilon Barrot, passe, avec son
bagage de poète orateur, dans les rangs de la gauche; il voudrait en
être le chef, mais la place est prise.» À ne voir donc que le
parlement et le monde politique qui gravitait autour, l'effet produit
ne semblait pas être considérable. En était-il de même dans le pays?
M. de Lamartine écrivait, le 3 février 1843, à un ami: «L'étincelle
tombée de la tribune a, contre mon attente, immédiatement allumé un
incendie des esprits dont rien ne peut vous donner l'idée. Je ne
croyais pas la désaffection si profonde, et je m'en effraye. À ce coup
de tocsin, les forces me sont accourues de toutes parts avec
fanatisme.» On ne saurait prendre à la lettre un témoignage où il
entre sans doute une bonne part de cette illusion vaniteuse à laquelle
notre poète était plus sujet que personne. Tout cependant n'y est pas
imaginaire. À la même époque, deux autres témoins non suspects, M.
Rossi[155] et M. Sainte-Beuve[156], constataient que, si l'action du
nouvel opposant était à peu près nulle à la Chambre, elle grandissait
au dehors. Par ses défauts comme par ses qualités, M. de Lamartine
répondait à certains besoins de l'esprit public. Il était en communion
avec cette imagination et cette sensibilité populaires dont aucun
gouvernement, en France, ne peut impunément négliger de tenir compte,
et auxquelles la politique un peu sèche et terre à terre de la
bourgeoisie régnante ne donnait pas toujours satisfaction. Peu
auparavant, ne se vantait-il pas d'être «le point de mire de tout ce
qui rêvait en France une idée, une chimère, un noble sentiment[157]»?
Et, plus tard, comme on lui énumérait tous ceux qu'il rebutait ou
effrayait: «Que m'importe! répondait-il; j'ai pour moi les femmes et
les jeunes gens; je puis me passer du reste[158].» En somme, par sa
nouvelle attitude, il n'apportait pas seulement une satisfaction et
une espérance aux passions ennemies du gouvernement, il offrait une
distraction et une émotion à ceux dont il avait dit à la tribune, en
1839: «La France est une nation qui s'ennuie.» À ce point de vue, le
passage de M. de Lamartine à l'opposition n'était pas un incident
aussi négligeable que les politiques l'ont cru d'abord. Nul, sans
doute, ne pouvait indiquer avec précision et lui-même ignorait où il
allait. Mais il y avait là un inconnu inquiétant. «C'est une comète
dont on n'a pas encore calculé l'orbite», disait M. de Humboldt, au
sortir de la séance du 27 janvier 1843.

[Note 155: Chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_ du 1er
avril 1843.]

[Note 156: _Chroniques parisiennes_ de M. SAINTE-BEUVE, p. 17.]

[Note 157: Lettre du 6 février 1841.]

[Note 158: _Notes et pensées_ de M. SAINTE-BEUVE, t. XI des
_Causeries du lundi_, p. 462.]


IV

Le discours de M. de Lamartine n'était qu'un épisode, épisode imprévu
pour les adversaires du ministère eux-mêmes et ne rentrant pas dans
leur plan d'attaque. D'après ce plan, arrêté à l'ouverture de la
session, l'opposition devait, comme les deux années précédentes,
porter son principal effort sur la politique étrangère. Elle savait
que là était, depuis la mortification de 1840, le point sensible et
douloureux de l'esprit public; là existaient un malaise et des
ressentiments qu'on avait chance de tourner contre le cabinet. Cette
tactique persistera jusqu'à la révolution de 1848. On dirait que, pour
être sorti d'une crise de politique extérieure, le ministère du 29
octobre était condamné à batailler indéfiniment sur ce même terrain.

Que les Chambres exercent leur contrôle sur la direction donnée à la
diplomatie, que même, à de certaines heures, dans la préoccupation
universelle d'un grand péril national, comme en 1831 ou en 1840, ce
soit le sujet premier de leurs débats, rien de plus naturel et de plus
légitime. Mais qu'à des époques ordinaires, paisibles par calcul
parlementaire, plus que par sollicitude patriotique, l'opposition
s'attache principalement, on dirait presque exclusivement, aux
affaires étrangères; qu'elle y livre toutes les batailles
ministérielles; qu'aux aguets par toute l'Europe et même dans le monde
entier, elle cherche des incidents à grossir, des difficultés à
envenimer, dans le seul dessein d'embarrasser, d'affaiblir, de
renverser un cabinet détesté; qu'elle élève ainsi, à tort et à
travers, des critiques qui trouvent écho dans les préjugés du moment,
mais dont, plus tard, l'histoire, à la lumière des événements,
reconnaît presque toujours l'injustice; que tel soit l'objet non
seulement de la discussion de l'adresse, mais de presque tous les
débats politiques--fonds secrets, crédits supplémentaires, budget,
interpellations spéciales,--voilà ce qui ne s'était jamais vu à
d'autres époques. Il y avait là un fait anormal, un véritable
désordre, un danger grave pour le pays dont la diplomatie risquait
ainsi d'être compromise et entravée. C'est par des abus de ce genre
que le régime parlementaire s'est attiré le reproche de sacrifier
l'intérêt national aux calculs de parti. Dès 1837, le duc de Broglie
disait à la tribune de la Chambre des pairs: «J'ai peu de goût aux
discussions sur les affaires étrangères. L'expérience démontre qu'en
thèse générale ces discussions suscitent au gouvernement, et, par
contre-coup, au pays, des embarras sans compensation, des difficultés
dont on ne saurait d'avance ni prévoir la nature ni mesurer la
portée[159].» M. de Tocqueville, qui était pourtant adversaire du
ministère du 29 octobre, a reconnu plus tard, après avoir fait à son
tour l'expérience du pouvoir, combien il était fâcheux que «la
politique extérieure devînt l'élément principal de l'activité
parlementaire»; et il ajoutait: «Je regarde un tel état de choses
comme contraire à la dignité et à la sûreté des nations. Les affaires
étrangères ont, plus que toutes les autres, besoin d'être traitées par
un petit nombre d'hommes, avec suite, en secret. En cette matière, les
assemblées doivent ne se réserver que le contrôle et éviter autant que
possible de prendre en leurs mains l'action. C'est cependant ce qui
arrive inévitablement, si la politique étrangère devient le champ
principal dans lequel les questions de cabinet se résolvent[160].» Ce
sont là des considérations dont l'opposition ne tient pas d'ordinaire
grand compte. De 1840 à 1848, elle ne paraît avoir vu qu'une chose,
l'intérêt qu'elle avait à se placer sur un terrain favorable pour
attaquer le ministère. Ce terrain, elle ne le trouvait pas dans la
politique intérieure où les partis étaient classés avec des frontières
à peu près fixes; ce n'était pas son programme de réforme
parlementaire ou électorale qui pouvait lui servir à dissoudre la
majorité. La politique extérieure, au contraire, lui paraissait se
prêter à toutes les manoeuvres, à toutes les combinaisons, voire même
aux coalitions les plus hétérogènes. Là, elle ne jugeait pas
impossible d'amener à voter avec elle des conservateurs que, sur les
autres questions, ses principes eussent effarouchés[161]. Et puis,
dans les débats de ce genre, n'avait-elle pas, sur ceux qu'elle
attaquait, cet avantage de pouvoir tout dire, sans autre souci que de
choisir les arguments les plus propres à remuer l'assemblée et à
blesser le cabinet, tandis que celui-ci se voyait sans cesse entravé
dans sa défense, par la préoccupation des conséquences diplomatiques
que pouvait avoir telle ou telle parole? Grâce à son irresponsabilité
même, l'opposition se donnait licence de développer des thèses
flatteuses à l'amour-propre national, alors à la fois surexcité et
souffrant; le gouvernement avait, au contraire, cette tâche
particulièrement ingrate de rappeler au pays la prudence patiente et
parfois un peu immobile à laquelle l'obligeait, pour quelque temps
encore, la situation faite à la France en Europe par la révolution de
Juillet et aussi par la crise de 1840.

[Note 159: Discours du 9 janvier 1837.]

[Note 160: Lettre du 1er octobre 1858, adressée à M. W. R. Greg, esq.
(_Oeuvres et correspondance inédites_ d'Alexis DE TOCQUEVILLE, t. II,
p. 456.)]

[Note 161: C'est encore ce que M. de Tocqueville exprimait ainsi, dans
la lettre déjà citée: «Ce terrain de la politique étrangère est
essentiellement mobile, il se prête à toutes sortes de manoeuvres
parlementaires; on y rencontre sans cesse de grandes questions
capables de passionner la nation, et à propos desquelles les hommes
politiques peuvent se séparer, se rapprocher, se combattre, s'unir,
suivant que l'intérêt ou la passion du moment les y porte.»]

M. Guizot sentait ces désavantages: il ne s'en troublait pas. Il
aimait même à aller au-devant de la principale des objections qui lui
étaient faites et à exposer de haut, suivant son procédé oratoire, les
raisons de la réserve expectante dans laquelle il maintenait notre
politique extérieure. Ainsi fit-il précisément, au début de la session
de 1843, dans la discussion de l'adresse des pairs qui devançait de
quelques jours celle des députés. «On se laisse diriger, dit-il, par
des habitudes, des maximes, aujourd'hui hors de saison. La France a
vécu longtemps en Europe à l'état de météore, de météore enflammé,
cherchant sa place dans le système général des États européens. Je le
comprends; c'était naturel, elle y était obligée. La France avait à
faire triompher un état social nouveau, un état politique nouveau;
elle ne trouvait pas de place faite; il fallait bien qu'elle se la
fît. On la lui contestait souvent avec injustice et inhabileté. Elle a
fait sa place, elle a conquis son ordre social, son ordre politique.
L'Europe les a acceptés l'un et l'autre. Je prie la Chambre de bien
arrêter son attention sur ce fait, car il est la clef de la politique
du gouvernement du Roi. La France nouvelle, son nouvel ordre social et
son nouvel ordre politique sont acceptés sincèrement par l'Europe:
acceptés avec tel ou tel regret, telle ou telle nuance de goût ou
d'humeur; peu nous importe. En politique, on ne prétend pas à tout ce
qui plaît; on se contente de ce qui suffit. Eh bien, messieurs, les
faits étant tels, que doit faire la France? Adopter une politique
tranquille, prendre sa place d'astre fixe, à cours régulier et prévu,
dans le système européen. À cette condition, à cette condition seule,
la France recueillera les fruits de l'ordre social et politique
qu'elle a conquis. Quand nous aurons ainsi clos l'ère de la politique
révolutionnaire, quand nous serons ainsi décidément entrés dans l'ère
de la politique normale et permanente, quand cette question, qui est
la question générale en Europe, sera bien évidemment et effectivement
résolue, alors vous verrez la France reprendre, dans les questions
spéciales, toute son indépendance, toute son influence, toute son
action. Elle a déjà commencé; cela est déjà fait en partie, pas encore
complètement. Il faudra encore bien des années et bien des efforts
pour atteindre un tel but; mais nous sommes sur la voie de la bonne
politique. Il s'agit maintenant d'y marcher, d'y marcher tous les
jours.» Et un peu plus loin, l'orateur concluait ainsi: «Nous avions,
en 1830, un grand choix à faire: il y avait devant nous une politique
violente, turbulente, agitée, qu'on pouvait continuer, en paroles,
sinon en réalité, un peu puérilement; il y avait une autre politique
tranquille, mais forte au fond, efficace, qu'on pouvait comprendre et
pratiquer virilement. Entre ces deux politiques, le cabinet actuel a
fait son choix, il ne s'en dédira pas[162].»

[Note 162: Discours du 21 janvier 1843.]

M. Guizot avait jugé important de commencer par relever sa politique,
en en marquant le principe et la portée, en démontrant qu'elle était
le résultat d'un calcul et non d'une défaillance. Mais il savait bien
que, surtout à la Chambre des députés, le débat ne resterait pas dans
ces hautes généralités. En effet, les diverses questions dont avait
alors à s'occuper notre diplomatie furent successivement abordées par
l'opposition. Celles d'Espagne et de Syrie, sur lesquelles nous aurons
à revenir, ne donnèrent lieu qu'à des escarmouches. Ce fut sur le
droit de visite que, cette fois encore, les adversaires du cabinet
livrèrent la principale bataille.

On se rappelle où en était cette malheureuse affaire, à la fin de
1842. Reculant à regret devant le soulèvement de l'esprit public et
désirant ôter tout prétexte à de nouvelles attaques, le ministère
avait complètement abandonné la convention du 20 décembre 1841 et
avait fait clore le protocole, laissé d'abord ouvert à Londres pour
attendre la ratification de la France[163]. À ce prix, il s'était
flatté d'en finir avec cette agitation et de sauver les traités de
1831 et de 1833. Le discours par lequel le Roi ouvrit la session de
1843 garda sur ce sujet un silence significatif: le gouvernement
indiquait ainsi qu'il regardait l'affaire comme terminée et ne
fournissant plus matière à un débat. Tout autre fut l'avis de
l'opposition. La satisfaction obtenue au sujet de la convention de
1841, loin de lui paraître une raison de désarmer, l'encourageait à
poursuivre la campagne; elle prétendait, en invoquant les mêmes
raisons et en usant des mêmes procédés, faire disparaître entièrement
le droit de visite. Un fait s'était produit, d'ailleurs, depuis la
session précédente, qui lui fournissait un argument de nature à faire
effet sur l'opinion: le 9 août 1842, l'Angleterre avait conclu avec
les États-Unis un traité pour régler diverses contestations qui
menaçaient de dégénérer en querelle ouverte; d'après ce traité, la
république américaine, de longue date opposée à tout droit de visite,
s'engageait sans doute à armer des croiseurs pour réprimer la traite;
mais il était convenu que les croiseurs de chacun des deux
contractants feraient séparément la police de leurs nationaux, sans
que les Anglais eussent le droit de visiter les navires américains, ni
que les Américains pussent visiter les navires anglais. Pourquoi donc,
disait-on, la France serait-elle moins soucieuse que les États-Unis de
l'indépendance de son pavillon?

[Note 163: Cf. plus haut, § I.]

Telle était sur ce sujet l'animation des esprits, qu'elle se manifesta
tout d'abord dans l'enceinte ordinairement paisible de la Chambre
haute. M. Turgot proposa d'ajouter à l'adresse une phrase demandant la
revision des traités de 1831 et de 1833. Vivement soutenu par
plusieurs orateurs, cet amendement répondait au sentiment de beaucoup
de pairs. M. Guizot le combattit. Il déclara que, dans l'état des
relations entre la France et l'Angleterre, toute tentative de revision
des traités échouerait, «qu'elle aboutirait à une faiblesse ou à une
folie». «Pour mon compte, ajouta-t-il, je ne me prêterai ni à l'une ni
à l'autre... Ne sacrifions pas la grande politique à la petite. Les
bons rapports avec la Grande-Bretagne valent mieux, politiquement et
moralement, que la modification des traités sur le droit de visite...
C'est par cette raison que, sans sacrifier l'indépendance nationale,
sans engager l'avenir, le gouvernement du Roi persiste dans
l'exécution complète et loyale des traités et ne croit pas, quant à
présent, qu'il soit sage ni opportun de tenter d'ouvrir, à leur sujet,
une négociation qui n'atteindrait pas le but qu'on se propose.» Le duc
de Broglie vint à la rescousse du ministre, avec l'autorité de sa
parole et de son caractère. Un amendement ainsi combattu ne pouvait
être adopté par la Chambre des pairs: toutefois, il réunit 67 voix
contre 118: c'était, en un tel lieu, une minorité considérable.

Bien que M. Guizot fût arrivé à ses fins, qu'il n'eût rien cédé et eût
maintenu intactes les conventions de 1831 et de 1833, cette première
épreuve n'était pas rassurante. Si l'opposition avait été telle au
Luxembourg, à quoi ne devait-on pas s'attendre au Palais-Bourbon? Les
dispositions des députés se manifestèrent dès la nomination de la
commission de l'adresse. Cette commission, quoique en majorité
ministérielle, ne crut pas pouvoir garder sur le droit de visite le
même silence que le discours du trône et l'adresse des pairs. Elle
inséra dans son projet un paragraphe où, après avoir félicité le
gouvernement de n'avoir pas ratifié la convention de 1841, on
ajoutait: «Pour l'exécution stricte et loyale des conventions
existantes, tant qu'il n'y sera point dérogé, nous nous reposons sur
la fermeté et la vigilance de votre gouvernement. Mais, frappés des
inconvénients que l'expérience révèle, et dans l'intérêt même de la
bonne intelligence si nécessaire à l'accomplissement de l'oeuvre
commune, nous appelons, de tous nos voeux, le moment où notre commerce
sera replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon.»
Impossible de demander plus nettement l'abolition des conventions de
1831 et de 1833. La presse de gauche triompha: «C'est un échec au
ministère!» s'écria-t-elle. «Non, répondait le _Journal des Débats_;
ce ne peut être un acte d'hostilité contre le cabinet, puisque la
commission est composée en majorité de ses partisans, et que le
rapporteur est M. Dumon, l'un des plus chauds amis de M. Guizot.» Même
équivoque, on le voit, que celle qui s'était produite dans l'adresse
de 1842, lors de l'amendement de M. Jacques Lefebvre.

Au cours de la discussion générale, de nombreux orateurs se
prononcèrent contre le droit de visite, entre autres M. Saint-Marc
Girardin qui votait ordinairement avec les amis du cabinet. Seul, M.
de Gasparin osa le défendre. Aussitôt que s'ouvrit le débat sur le
paragraphe proposé par la commission, M. Guizot parut à la
tribune[164]. Sa situation n'était pas facile. Repousser ouvertement
ce paragraphe, c'était se mettre en lutte avec ses propres amis.
L'accepter et promettre de satisfaire au voeu qui y était exprimé,
c'était se mettre en contradiction avec l'attitude qu'il avait gardée
jusqu'alors, soit dans les négociations avec les autres puissances,
soit dans la discussion de la Chambre des pairs. «Quelques personnes,
dit-il en commençant, se promettent de presser, de pousser vivement le
cabinet et moi en particulier, dans cette discussion. Elles espèrent
en faire sortir pour nous quelque embarras. Je leur épargnerai tant de
peine. J'irai au-devant de toutes les questions, de tous les doutes.»
Après quelques mots sur la convention de 1841, le ministre aborda de
front le sujet vraiment délicat, celui des conventions de 1831 et de
1833. «Les traités conclus, ratifiés, exécutés, dit-il, se dénouent
d'un commun accord ou se tranchent par l'épée. Il n'y a pas une
troisième manière. Le commun consentement, le commun accord, est-ce le
moment de le demander? Y a-t-il chance actuelle de l'obtenir? Le
cabinet ne l'a pas pensé. Le cabinet n'a pas cru devoir entamer à ce
sujet des négociations.» Par cette première déclaration, le ministre
se maintenait en harmonie avec ce qu'il avait dit au palais du
Luxembourg. Allait-il donc repousser le paragraphe de la commission,
comme il avait repoussé l'amendement de M. Turgot? Non, il ne l'osa
pas, et voici comment il tâcha de contenter la Chambre sans
compromettre la dignité du gouvernement, d'ajouter à son langage
précédent sans se démentir, de faire une concession nouvelle en
évitant les apparences d'une capitulation: «On demande si le cabinet
prendra réellement le sentiment public au sérieux. Je serais bien
tenté de regarder cette question comme une injure... Le cabinet prend
très au sérieux le sentiment public, l'état des esprits, le voeu de la
Chambre. Quand le cabinet croira avec une parfaite sincérité, avec une
conviction profonde, qu'une telle négociation peut réussir, que les
traités peuvent se dénouer d'un commun accord, le cabinet
l'entreprendra: pas auparavant; alors, certainement. Si quelqu'un
pense que la Chambre doive ordonner au gouvernement du Roi une
négociation immédiate, actuelle, si quelqu'un le pense, qu'il le dise;
nous ne saurions accepter cette injonction; nous entendons garder
toute notre liberté, toute notre responsabilité. Nous n'élèverons
point de discussion sur des mots ou des phrases incidentes; mais nous
demanderons à tout le monde de s'expliquer nettement, à fond, sur le
sens des paroles qu'il adresse, des recommandations qu'il porte à la
couronne.» Le ministre ajoutait d'éloquentes considérations sur la
nécessité «de rétablir, de développer les bons rapports, la bonne
intelligence avec l'Angleterre». «Je reconnais, disait-il, le
mouvement d'opinion en France; je reconnais le chagrin, la colère qui,
à l'occasion du traité du 15 juillet, se sont réveillés et ont
réveillé des souvenirs, des préventions, des sentiments qui semblaient
endormis. Je reconnais ce fait; mais, messieurs, ce fait n'est pas
inabordable à l'influence de la raison, de la justice, de la vérité;
mon pays n'a pas à cet égard un parti pris, une volonté arrêtée, un de
ces sentiments qui résistent à toute la force du temps, de la vérité,
et aux intérêts réels du pays. Non, il y a dans ce mouvement de
l'opinion, à mon avis, quelque chose de plus superficiel, de plus
factice et de plus passager qu'on ne le croit communément; et je suis
bien aise de le dire à cette tribune, pour qu'on l'entende de l'autre
côté de la Manche, pour que, là aussi, on sache bien que les
sentiments justes, équitables, raisonnables, qui doivent présider aux
rapports de ces deux grands peuples, ne nous sont pas étrangers, et
que le fond de ces sentiments subsiste toujours parmi nous, si la
surface en est pour le moment voilée.» En février 1843, un tel langage
était dur aux oreilles françaises[165]. Sans doute, le ministre avait
politiquement raison, quand il insistait sur l'avantage, sur la
nécessité de la bonne entente des deux puissances libérales. Mais, en
tenant une balance si impartiale entre les griefs respectifs des deux
nations, M. Guizot ne risquait-il pas, comme nous l'avons déjà
indiqué, de paraître trop étranger, trop indifférent aux ressentiments
de l'amour-propre national? Ses adversaires croyaient trouver là une
bonne occasion de tourner et d'ameuter contre lui les susceptibilités
patriotiques, et M. Garnier-Pagès l'interrompait pour lui crier:
«C'est un discours anglais!»

[Note 164: 1er février 1843.]

[Note 165: Vers cette époque, le 13 mars 1843, M. Désages écrivait au
comte de Jarnac: «L'anglophobie existe encore à un degré vraiment
incroyable dans une foule de têtes qui, à cette infirmité près, sont
d'ailleurs assez saines.» (_Documents inédits._)]

On voit bien la tactique de M. Guizot. Elle consistait à mettre les
opposants en demeure de proposer quelque amendement allant plus loin
que le paragraphe de la commission; s'ils le faisaient, la portée de
ce paragraphe était singulièrement atténuée, et le ministère n'avait
qu'à faire rejeter l'amendement, ce qui était facile, pour sortir
pleinement vainqueur du débat. On put croire d'abord que la gauche,
entraînée par sa passion, s'engageait sur le terrain, dangereux pour
elle, où l'attirait le ministre, et qu'elle poursuivait un vote
exprimant ouvertement la défiance envers le cabinet. Mais alors
intervint M. Dupin, non moins animé au fond contre M. Guizot, mais
plus habile et obligé, par situation, à plus de modération extérieure.
Il invita la Chambre à écarter toute préoccupation autre que celle de
l'«honneur national», à s'en tenir au paragraphe de l'adresse et à le
voter avec la même unanimité qui s'était produite lors de l'amendement
présenté par M. Jacques Lefebvre. Après avoir ainsi rassuré les
conservateurs, en affectant d'écarter la question ministérielle, le
malicieux et sarcastique orateur s'appliqua à donner au paragraphe le
sens le plus mortifiant pour le cabinet. Il rappela comment, l'année
précédente, M. Guizot avait essayé de faire accepter la convention de
1841, en arguant des difficultés et des périls d'un refus de
ratification; comment il avait suffi à la Chambre de ne pas avoir
égard à ces arguments ministériels, pour arriver à ses fins; et
l'orateur, au milieu des rires de la gauche, félicitait le ministère
de s'être soumis et de «n'avoir pas ratifié». «Plus il a dû en coûter
aux individus, ajoutait-il ironiquement, plus le sacrifice était
grand, et plus il faut vous en savoir gré.» À l'entendre, il n'était
pas plus difficile d'obtenir la revision des traités de 1831 et de
1833. Sans doute, le ministère venait «d'accumuler d'avance et
d'office tous les moyens qu'un Anglais bien intentionné aurait pu
accumuler lui-même dans l'intérêt de la non-revision». Mais M. Dupin
soutenait que la France avait des moyens puissants à faire valoir en
sens contraire, et il concluait ainsi: «Que la Chambre exprime donc sa
volonté sans crainte; qu'elle l'exprime à l'unanimité. Cette volonté
sera efficace, et vous, ministres, vous l'aurez pour entendu.»

À gauche, on applaudit vivement le discours de M. Dupin, moitié par
reconnaissance, moitié par calcul. Ceux qui avaient voulu d'abord
provoquer un vote de défiance y renoncèrent, se déclarant satisfaits
du paragraphe de l'adresse ainsi commenté. Invité à s'expliquer sur ce
commentaire, M. Guizot se borna à renouveler ses déclarations
précédentes. «Si l'on veut nous imposer davantage, ajouta-t-il, qu'on
le dise nettement, et nous nous y refuserons.» Comme M. Barrot
pressait avec véhémence le cabinet, l'accusant de se dérober derrière
une équivoque: «L'équivoque n'est pas de notre côté», riposta M.
Duchâtel, et il somma l'opposition de proposer l'addition «d'une
phrase disant en termes formels que la Chambre avait défiance du
cabinet quant à la négociation à intervenir». La gauche ne releva pas
le défi, mais continua ses invectives. Enfin, après un débat de plus
en plus tumultueux, le paragraphe de l'adresse fut voté à la presque
unanimité; seuls, quelques députés d'extrême gauche votèrent contre;
il y eut une dizaine d'abstenants, dont M. Guizot.

Dès le lendemain, chaque parti prétendit s'attribuer la victoire. En
réalité, personne n'était vainqueur. L'opposition ne pouvait nier que,
mise en demeure, elle n'avait osé présenter aucun des amendements de
défiance préparés par elle, qu'elle s'était ralliée à une rédaction
proposée par les amis du ministère, et qu'elle avait ainsi déclaré «se
reposer sur la vigilance et la fermeté du gouvernement». De son côté,
le ministère avait, sous les yeux de tous, abandonné une partie du
terrain qu'il était résolu à défendre; il avait suivi ceux qu'il eût
été de son rôle de conduire. Subissant au Palais-Bourbon ce qu'il
venait de combattre et de faire écarter au Luxembourg, il avait laissé
mettre en question les conventions de 1831 et de 1833 qu'il voulait
maintenir; il avait consenti éventuellement à en poursuivre la
revision, ne se réservant que le choix du moment. Aussi comprend-on
que la gauche se félicitât d'avoir affaibli le cabinet, et l'un des
amis de M. Guizot pouvait écrire sur son journal intime, à la date du
11 février 1843: «La discussion de l'adresse est loin d'avoir fortifié
le ministère... Le pouvoir ne peut pourtant pas vivre à la condition
d'annuler son action pour échapper à des échecs qui autrement seraient
inévitables[166].»

[Note 166: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]


V

La question ministérielle, volontairement ajournée dans la session
d'août, lors de la loi de régence, n'avait donc pas été résolue par le
vote sur le droit de visite. On ne pouvait cependant laisser plus
longtemps dans le doute le point de savoir si le cabinet avait ou non
perdu la majorité, dans les élections de juillet 1842. La loi des
fonds secrets fournissait une occasion de sortir de cette incertitude.
De part et d'autre, on s'y prépara comme à une bataille que l'on
pressentait devoir être décisive.

L'opposition, que l'accession de M. de Lamartine n'avait pas consolée
de l'éloignement de M. Thiers, pressa ce dernier de prendre la tête de
l'attaque. Ce fut en vain; le chef du centre gauche persista à se
tenir à l'écart, mécontent et silencieux. Cette abstention fit croire
au tiers parti que son heure était venue et qu'il lui appartenait de
briguer la succession du cabinet. Des pourparlers eurent lieu, et
bientôt le bruit se répandit qu'il y avait partie liée entre MM.
Dufaure et Passy, d'une part, et M. Molé, de l'autre, pour former
ensemble le cabinet qui devait remplacer celui du 29 octobre; on
ajoutait que M. Thiers, consulté par M. Molé, lui avait promis son
appui au moins pour une session, et que la gauche elle-même se
montrait disposée à quelque bienveillance[167]. Les choses
étaient-elles à ce point préparées et concertées? On peut en douter.
M. Molé, il est vrai, dans l'ardeur de son ressentiment contre M.
Guizot, semblait tenté de former à son tour une seconde coalition
pour se venger de celle dont il avait été la victime; mais, répugnant
à se découvrir par des démarches trop précises et trop patentes, il
s'en tenait à des conversations de salons ou de couloirs. M. Dufaure,
avec une nature fort différente, n'aimait pas davantage à se
compromettre; bien que devenu très âpre contre le cabinet, il était
plus grondeur que décidé; par moments, paraissant accueillir les
ouvertures de M. Molé; l'instant d'après, se reprenant, ombrageux et
hérissé. Malgré tout, les meneurs de l'opposition affectaient de
croire et faisaient répéter dans leurs journaux que l'accord était
conclu. On racontait d'ailleurs, jusque dans des milieux
conservateurs, que le Roi était d'avance résigné à un changement de
ministres, et qu'il avait dit, en faisant allusion à l'éventualité
d'un vote hostile à M. Guizot: «Mon relais est prêt[168].» La
conclusion était que la Chambre pouvait provoquer une crise, sans
avoir à en redouter les suites.

[Note 167: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

[Note 168: Lettre de la duchesse de Dino à M. de Barante. (_Documents
inédits._)]

Le cabinet ne laissait pas que d'être alarmé. Certains indices lui
faisaient croire que la nouvelle coalition, afin d'éviter des
explications gênantes, songeait à voter sans discussion, comme on
avait fait, en février 1840, pour renverser le ministère du 12 mai. Il
estima que le meilleur moyen de parer à ce danger était de marcher
droit sur ses adversaires, de les forcer à se montrer au grand jour et
à parler tout haut. Sans attendre la discussion dans la Chambre, le
_Journal des Débats_ ouvrit le feu avec une extrême vivacité, et
dénonça cette «conjuration de muets», cette «intrigue honteuse qui
n'osait s'avouer elle-même[169]». La vigueur de cette polémique
donnait bonne attitude au cabinet, rendait courage à ses amis et
embarrassait ses adversaires. Toutefois, la situation demeurait
critique, et plus on approchait du débat, plus le résultat en
paraissait incertain.

[Note 169: Le _Journal des Débats_ disait, le 20 février 1843: «Nous
demandons et nous avons le droit de demander une discussion franche et
complète, et, si nous ne l'obtenions pas, si le cabinet était renversé
clandestinement par des adversaires honteux d'eux-mêmes et de leurs
rôles, le ministère qui viendrait à la place est baptisé d'avance; il
ne pourrait s'appeler que le ministère de l'intrigue.» Il ajoutait, le
lendemain: «Nous n'aimons pas, on le sait, les coalitions; mais nous
aimons encore moins, s'il est possible, l'intrigue honteuse, qui n'ose
s'avouer elle-même... Que voyons-nous?... Une conjuration de muets,
apostés auprès du pouvoir, et qui s'apprêtent à le saisir, si, après
le combat auquel ils sont décidés à ne prendre aucune part, leur
appoint mystérieux et furtif donne la majorité à l'opposition... Il
faut donc que le pays, la Chambre et le ministère le sachent bien: une
comédie d'ambition se prépare. Méfions-nous des personnages muets qui
veulent y jouer un rôle.»]

Ce débat s'ouvrit le 1er mars 1842. Il tourna tout de suite à
l'avantage du cabinet. Vivement mis en demeure de s'expliquer[170],
les chefs du tiers parti contrarièrent complètement la tactique des
opposants qui, afin de détacher du cabinet les conservateurs
hésitants, leur avaient affirmé que tout était prévu et concerté pour
sa succession. M. Passy déclara qu'étant en désaccord avec la Chambre
et avec M. Dufaure sur le droit de visite, il ne «devait pas être tenu
pour candidat au ministère». Quant à M. Dufaure, presque aussi
empressé à se dérober, il démentit tout ce qui avait été dit sur la
préparation de la future administration, et nia avec insistance
qu'aucun concert préalable eût été établi. M. Guizot, mis en train par
cette maladresse, prit la parole à deux reprises, d'abord pour
exploiter avec habileté l'embarras de M. Dufaure, ensuite pour
accabler superbement M. de Lamartine, qui avait voulu refaire une
seconde édition de son discours de l'adresse contre «la pensée de tout
le règne». Qu'est-ce donc que cette pensée? demandait le ministre.
«C'est, répondait-il, la pensée du pays. J'ai vu et vous avez vu comme
moi le gouvernement de Juillet se lever au milieu de la France; je
l'ai vu se lever comme l'homme entre dans le monde, nu et dépourvu de
tout (_mouvements divers_); oui, nu et dépourvu de tout. J'ai vu
l'émeute monter sans obstacle jusqu'au haut des escaliers de son
palais. Toutes les forces qu'il possède aujourd'hui, tous les moyens
d'action qu'il a entre les mains, il les a conquis par la publicité et
la discussion; tout ce qu'il a fait, il l'a fait de l'aveu et avec le
concours du pays, du pays libre et convaincu (_mouvements divers_);
il l'a fait, au milieu de vos discussions, sous le feu de vos
objections, en votre présence, à vous, minorité, opposition, aussi
bien qu'en présence de la majorité qui le soutenait. (_Vive
approbation au centre._) Sachez donc quelle est la pensée que vous
poursuivez! C'est la pensée de la France, de la France libre et
convaincue.» (_Approbation au centre._) Cette fois, M. de Lamartine
avait surtout parlé de la politique extérieure. Le ministre passa en
revue toutes ses objections, et y répondit de haut, non sans laisser
voir le dédain que lui inspiraient tant d'inexpérience, d'irréflexion,
de déclamation vide. Aux réponses de fait et de détail, il se plaisait
à mêler d'éloquentes généralités: «Comment, s'écriait-il, on s'étonne
d'une politique qui demande qu'on patiente, qu'on temporise, qu'on
sache attendre! Est-ce que cela est nouveau en politique, messieurs?
Est-ce qu'il n'est pas arrivé à tous les gouvernements, aux plus
hardis, aux plus forts, aux plus ambitieux, aux plus conquérants,
d'attendre, de temporiser, de patienter? Vous parlez d'un an, de deux
ans, comme de quelque chose qui doit lasser la patience d'un
gouvernement, d'une assemblée; mais d'où venez-vous donc? (_On rit._)
Vous n'avez donc jamais assisté au spectacle du monde? Vous ne savez
donc pas comment les choses se passent et se sont passées de tout
temps? De tout temps, il y a eu des moments,--et des moments dans
l'histoire, ce sont des années,--de tout temps, il y a eu des moments
où il a fallu savoir accepter les difficultés d'une situation,
attendre des époques plus favorables, s'accommoder avec des faits
qu'on ne pouvait écarter de son chemin comme un caillou que vous
rencontrez sur le boulevard. (_Mouvements divers._) Eh bien! quand
nous sommes arrivés aux affaires, nous avons trouvé une situation de
ce genre, nous nous sommes vus en présence d'une nécessité de ce
genre.» Et plus loin: «Situation vraiment étrange que celle à laquelle
on prétend nous réduire aujourd'hui, quand on nous oblige à venir sans
cesse justifier la politique de la paix! Mais vous n'y pensez pas;
c'est la guerre qui est obligée de se justifier. (_Très bien!_) La
guerre est une exception déplorable, une exception qui doit être de
plus en plus rare. Nous ne consentons pas à cette accusation
continuelle, tantôt patente, tantôt déguisée, contre la politique de
la paix. Je dis déguisée, je le dis pour vous, pour le discours que
vous venez de prononcer à cette tribune; que m'importe que vous
parliez de la paix, que le mot de paix sorte sans cesse de vos lèvres,
si de vos paroles, si des actes qui correspondraient à vos paroles, la
guerre doit nécessairement sortir!» (_Très bien, très bien!_) M.
Guizot termina par cette magnifique péroraison: «Dans un discours
précédent, M. de Lamartine a parlé de dévouement et de la nécessité du
dévouement pour faire de grandes choses au nom des peuples. Il a eu
parfaitement raison. Il n'y a rien de beau dans ce monde, sans
dévouement; mais il y a place partout pour le dévouement. La vie a des
fardeaux pour toutes les conditions, et la hauteur à laquelle on les
porte n'en allège nullement le poids. Vous aimez, dites-vous, à porter
vos regards en haut; portez-les donc au-dessus de vous. Êtes-vous,
depuis douze ans, le point de mire des balles et des poignards des
assassins? Voyez-vous, depuis douze ans, vos fils sans cesse dispersés
sur la face du globe, pour soutenir partout l'honneur et les intérêts
de la France? Voilà du dévouement, du vrai, du pratique dévouement.
(_Bravos prolongés au centre._) Messieurs, souffrez que nous le
reconnaissions, que nous lui rendions hommage, et que nous ne soyons
pas ingrats même envers tout un règne.» (_Aux centres: Très bien, très
bien!_) La majorité était dans l'enthousiasme. L'opposition elle-même
ne pouvait s'empêcher d'admirer. Rarement la parole de M. Guizot avait
eu autant d'effet; rarement il avait remporté une victoire de tribune
aussi complète, aussi éclatante. Le parti conservateur se sentait
vengé de la défection de M. de Lamartine; il lui semblait que d'un
adversaire ainsi flagellé, défait, écrasé, rien n'était désormais à
craindre, qu'un tel vaincu ne comptait plus politiquement. L'éloquence
produit parfois de ces illusions. Le soir de cette séance, M. Guizot
reçut du Roi cette lettre:

  «Maudissant la grandeur qui l'attache au rivage,

disait Boileau de Louis XIV. Et moi aussi, mon cher ministre, j'ai
bien maudit celle qui m'empêchait d'aller, ce soir, vous serrer la
main, et vous dire de grand coeur combien je suis profondément ému et
reconnaissant des paroles que vous avez fait entendre pour moi, et du
magnifique discours que vous avez prononcé avec tant d'effet et
d'éclat.» À la lettre du Roi, était joint ce billet de la Reine:
«Comme femme et comme mère, je ne puis résister au désir de remercier
l'éloquent orateur qui, en soutenant d'une manière si admirable les
intérêts du Roi et de la France, a rendu une justice éclatante à tout
ce que j'ai de plus cher au monde[171].» Quelques jours après, M.
Doudan écrivait à une de ses amies: «Comment avez-vous trouvé la façon
dont M. Guizot a traité M. de Lamartine? Je m'en suis fort réjoui dans
mon coeur. C'était un beau spectacle de le voir plumer d'un air sévère
ce bel oiseau des tropiques. On dit que celui-ci avait l'air tout mal
à son aise après avoir été ainsi plumé; mais les ailes de
l'amour-propre repoussent très vite; elles repoussent un peu moins
brillantes, et voilà tout. J'espère que le chantre d'Elvire ne prendra
plus de quelques mois des airs de dictateur[172].»

[Note 170: Dans un discours fort mordant, l'un des amis du cabinet, M.
Desmousseaux de Givré, avait interpellé M. Dufaure et M. Passy: «Quand
on a vécu sous le même toit pendant trois ans, avait-il dit, il n'est
pas permis de déménager la nuit, sans dire adieu à ses hôtes.»]

[Note 171: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 82.]

[Note 172: X. DOUDAN, _Mélanges et Lettres_, t. III, p. 112.]

Le vote n'eut, cette fois, rien d'équivoque. À la question de
confiance très nettement posée, la Chambre répondit en donnant au
ministère une majorité de quarante-cinq voix. Victoire considérable et
dépassant toute attente. Le cabinet en jouissait d'autant plus qu'il
avait été plus inquiet. «Il est tout triomphant», écrivait un
spectateur. «Honneur à la majorité! disait le _Journal des Débats_;
honneur aussi au ministère!» Chacun reconnaissait que ce résultat
était dû en grande partie au talent supérieur dont avait fait preuve
M. Guizot. Il était dû aussi à l'indécision malhabile de M. Dufaure et
de M. Passy, et au défaut de crédit de M. Molé, qui n'avait pas pu
déplacer plus de quatre ou cinq voix dans la Chambre. Les journaux de
gauche étaient les premiers à railler et à malmener ceux dont
l'alliance leur avait été si peu profitable. Dès lors, le ministère
pouvait envisager sans crainte la fin de la session. «M. Guizot a
brillamment et vigoureusement franchi le défilé, écrivait M. Désages à
l'un de nos agents diplomatiques. Nous n'aurons plus à lutter, je
crois, que contre des taquineries. Il n'y a plus de question obligée
de cabinet. Nos oppositions ont l'oreille assez basse[173].» En effet,
peu après, la réforme parlementaire fut repoussée sans contestation
sérieuse et à une majorité plus forte que l'année précédente[174]; il
ne se trouva personne pour soulever la question de la réforme
électorale, et une proposition de M. Odilon Barrot, en vue de définir
l'attentat soustrait par les lois de septembre à la juridiction du
jury, ne fut même pas prise en considération. Battus sur le terrain
politique, les opposants cherchèrent à se consoler, en entravant les
lois d'affaires présentées par le gouvernement. Plus d'une fois ils y
réussirent, grâce à l'étrange état d'esprit d'une majorité qui,
n'osant pas donner le coup mortel au ministère, se plaisait à lui
donner des coups d'épingle, grâce aussi à l'indifférence de M. Guizot
pour ce qu'il appelait les petits débats. Toutefois, cela n'allait
jamais bien loin, et il suffisait que la question politique parût
engagée, pour que la majorité se retrouvât. Force était donc aux
meneurs de l'opposition de reconnaître qu'il ne leur restait plus rien
des avantages dont ils avaient cru être en possession, au lendemain
des élections de juillet 1842. «Nous avons laissé échapper l'occasion,
écrivait mélancoliquement l'un des plus ardents adversaires du
cabinet, et il faudrait des circonstances extraordinaires pour qu'elle
se retrouvât[175].»

[Note 173: Lettre à M. de Jarnac, du 6 mars 1843. (_Documents
inédits._)]

[Note 174: En 1842, il n'y avait eu que 8 voix de majorité: 198 contre
190. En 1843, il y en eut 26: 207 contre 181. Il est à remarquer que
le chiffre total des votants était le même dans les deux cas.]

[Note 175: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]


VI

Le succès de M. Guizot, dans la discussion des fonds secrets, avait
fait pleinement disparaître l'équivoque parlementaire née du vote sur
le droit de visite. Mais restait entière la difficulté diplomatique
que ce vote avait condamné le cabinet à résoudre. Les opposants
comptaient bien que M. Guizot ne pourrait pas s'en tirer. Au lendemain
du jour où il avait eu tant de peine à faire accepter par l'Angleterre
le refus de ratifier la convention de 1841, comment obtenir de cette
puissance l'abandon des traités de 1831 et de 1833? Outre-Manche, les
esprits étaient plus animés que jamais, et l'on s'y montrait fort
irrité du tour pris par les débats de notre Chambre des députés; la
question fut soulevée au parlement britannique, dès sa réunion en
février, et lord Palmerston ne manqua pas cette occasion d'exciter
l'opinion contre la France.

À côté de ce fauteur de discorde, se trouvèrent heureusement, à
Londres, des hommes pour tenter, non sans éclat, la même oeuvre
d'apaisement et de réconciliation que M. Guizot poursuivait à Paris.
Dans la Chambre des lords, l'événement fut le discours d'un illustre
libéral, lord Brougham, qui venait d'assister chez nous aux débats de
l'adresse. Il en rapportait cette conviction que les véritables causes
de l'irritation existant entre les deux pays n'étaient pas dans les
questions actuellement soulevées, entre autres dans le droit de
visite, mais dans les fautes d'une politique antérieure. «Vous pouvez
m'en croire, disait l'orateur, je connais les Français et je sais
aujourd'hui quel est l'état de l'opinion en France. Eh bien, je vous
le dirai en bon Anglais, la signification des six ou sept phrases qui
agitent aujourd'hui la France se résume en ces mots: 15 _juillet_
1840; _négociation de lord Palmerston_.» Puis il continuait par ces
éloquentes paroles: «Je n'hésiterai pas à le déclarer, mylords, mon
opinion bien arrêtée est que les importants intérêts de l'Angleterre,
que ses sentiments les plus chers et ses sympathies sont
inséparablement liés avec la paix et l'alliance de la France. Je
regarde la paix de l'Europe comme pouvant se résumer en un seul mot:
_Paix avec la France_... Tout en admirant la bravoure de nos troupes,
en payant un juste tribut d'hommages au succès qui a couronné la
direction des affaires civiles et militaires en Angleterre, je
regarde avec une égale admiration cette nation fameuse qui habite de
l'autre côté de la Manche, et, avec un grand nombre de mes
compatriotes, je la considère comme non moins riche que l'Angleterre
en braves soldats, en grands capitaines, en hommes d'État profonds et
en illustres philosophes... Je tiens la branche d'olivier suspendue
entre les deux pays, les admirant, les aimant tous deux presque
également, et je ne me laisserai pas arracher cette branche
d'espérance et de paix, dussé-je n'en conserver entre les mains qu'une
feuille, une fibre. Je suis convaincu qu'il ne faut qu'un peu d'esprit
conciliant, de modération, de loyauté de la part des ministres des
deux pays pour ramener les deux peuples, qui ne demandent qu'à revenir
à de meilleurs sentiments. Quelques instants de paix suffiront pour
produire ce résultat. (_Écoutez!_) Mylords, j'espère avoir exprimé, en
parlant de l'alliance entre l'Angleterre et la France, l'opinion du
parlement et du pays, et j'ai la satisfaction bien douce à mon coeur
de savoir que les mots que j'ai dits ne seront pas sans utilité[176].»
(_Bruyants applaudissements._)

[Note 176: Février 1843.]

Peu de jours après, dans la Chambre des communes, un tory, le chef
même du cabinet, sir Robert Peel, exprimait la même pensée. Il
renvoyait à lord Palmerston la responsabilité de l'hostilité qui se
manifestait en France. Puis, faisant allusion à la présence, dans les
deux cabinets de France et d'Angleterre, du maréchal Soult et de lord
Wellington, il ajoutait en un magnifique langage: «C'est chose
remarquable de voir deux hommes qui occupent les postes les plus
éminents dans le gouvernement de leurs pays respectifs, les plus
distingués par leurs exploits et par leur renom militaire, deux hommes
qui ont connu l'art et les misères de la guerre, qui se sont combattus
l'un l'autre sur les champs de bataille de Toulouse et de Waterloo,

                      _Stetimus tela aspera contra,
  Contulimusque manus;_

c'est, dis-je, une chose remarquable de voir ces deux vaillants
hommes, les meilleurs juges des sacrifices imposés par la guerre,
employer, l'un en France et l'autre en Angleterre, toute leur
influence à inculquer les leçons de la paix; et c'est là, certes, pour
leurs vieux jours, une glorieuse occupation! La vie de chacun d'eux
s'est déjà prolongée au delà de la durée ordinaire de l'existence
accordée à l'homme, et j'espère que tous deux vivront longtemps
encore, que longtemps ils pourront exhorter leurs compatriotes à
déposer leurs jalousies nationales et à rivaliser honorablement de
zèle pour l'augmentation du bonheur de l'humanité. (_On applaudit._)
Quand je compare la position, l'exemple et les efforts de ces hommes
qui ont vu le soleil éclairer à son lever des masses vivantes de
guerriers descendus dans la tombe avant que ce même soleil se couchât;
lorsque je les entends répandre autour d'eux les leçons de la paix et
user de leur autorité pour détourner leurs compatriotes de la guerre,
j'espère que, de chaque côté du canal, les journalistes anonymes et
irresponsables qui font tout ce qu'ils peuvent pour exaspérer l'esprit
public (_applaudissements_), pour représenter sous un mauvais jour
tout ce qui se passe entre les deux gouvernements désireux de cultiver
la paix, disant à la France que le ministère français est l'instrument
de l'Angleterre, et à l'Angleterre que le ministère anglais sacrifie
l'honneur national par peur de la France, j'espère, dis-je, que ces
écrivains profiteront de l'exemple de ces deux illustres guerriers, et
je compte que ce noble exemple neutralisera l'influence des efforts
dont je viens de parler, efforts qui ne sont pas dictés par le
dévouement et l'honneur national, mais par le vif désir d'exciter les
animosités entre les peuples ou de servir quelque intérêt de parti ou
de personne[177].» (_Tonnerre d'applaudissements._)

[Note 177: 17 février 1843.]

C'était beaucoup sans doute que le premier ministre, par l'ascendant
de son caractère et de son éloquence, fît applaudir un tel langage au
palais de Westminster; il n'en fallait pas cependant conclure que le
gouvernement britannique fût sur le point d'entrer en négociation pour
la revision des traités de 1831 et de 1833. Lord Aberdeen y eût-il
été disposé par habitude conciliante, qu'il eût dû y renoncer par
égard pour l'état de l'opinion. De Londres, M. de Sainte-Aulaire avait
bien soin de ne laisser aucune illusion à son ministre; il lui
«déclarait, sans la moindre hésitation, qu'aujourd'hui toute ouverture
faite au cabinet anglais aboutirait à une rupture ou à une retraite de
fort mauvaise grâce pour nous[178]». Ainsi informé de la résistance
qu'il devait s'attendre à rencontrer à Londres, M. Guizot tâcha de
s'assurer, d'un autre côté, un concours qui déjà, quelques mois
auparavant, lui avait servi à faire agréer son refus de ratifier la
convention de 1841; il écrivit à M. de Flahault, ambassadeur de France
à Vienne: «La question du droit de visite reste et pèsera sur
l'avenir. J'ai sauvé l'honneur et gagné du temps; mais il faudra
arriver à une solution. J'attendrai, pour en parler, que la nécessité
en soit partout comprise. Causez-en, je vous prie, avec M. de
Metternich. Il sait prévoir et préparer les choses. J'espère que, le
moment venu, il m'aidera à modifier une situation qui ne saurait se
perpétuer indéfiniment, car elle amènerait, chaque année, au retour
des Chambres, et, dans le cours de l'année, à chaque incident de mer,
un accès de fièvre très périlleux[179].» M. de Metternich était alors
d'humeur à écouter un pareil langage. Il s'intéressait vivement au
maintien de M. Guizot[180], et venait précisément de le «féliciter de
la manière dont il s'était tiré, dans les Chambres, de l'affaire du
droit de visite[181]». Il se montra donc disposé à ne pas refuser, au
jour où elle serait nécessaire, l'assistance qu'on lui demandait.

[Note 178: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 187.]

[Note 179: _Ibid._, p. 186.]

[Note 180: Lettre du comte Apponyi, en date du 5 mars 1843. (_Mémoires
de M. de Metternich_, t. VI, p. 677.)]

[Note 181: Lettre du 13 février 1843 (_ibid._, p. 675).--M. de
Metternich ajoutait cette réflexion: «Il n'y a pas de question dans
laquelle un cabinet puisse se trouver plus singulièrement placé que le
nôtre dans celle-ci. Nous avons combattu les propositions anglaises,
pendant plus de vingt ans. De guerre lasse, et restés seuls de notre
bord, nous avons fini par céder à l'invitation pressante des deux
puissances maritimes, et cela pour nous trouver engagés dans un
système que nous avions combattu avec les raisons,--fort bonnes
d'ailleurs,--que nous devons récuser aujourd'hui, parce qu'elles sont
incomplètement soutenues par l'une des puissances originairement
contractantes! Tout bien considéré, il me paraît prouvé que certaines
idées philanthropiques ne nous conviennent pas.»]

La démarche faite par M. Guizot auprès de M. de Metternich était une
précaution prise en vue d'une négociation que le vote de la Chambre
l'obligeait à ouvrir un jour ou l'autre; elle n'indiquait pas, de la
part du ministre français, l'intention de commencer aussitôt les
pourparlers. Toujours convaincu, comme il l'avait dit à la tribune des
deux Chambres, que, dans l'état de l'opinion anglaise, il n'y avait
rien d'utile à tenter, et usant de la liberté qu'il s'était réservée
de choisir le moment favorable, il recommanda à son ambassadeur auprès
du gouvernement britannique «de se tenir, quant à présent, bien
tranquille sur cette question-là». Il veillait seulement à ce que ses
agents eussent toujours présente à l'esprit la tâche difficile qu'il
leur faudrait entreprendre plus tard, et son vigilant collaborateur,
M. Désages, écrivait à M. de Jarnac, chargé d'affaires à Londres
pendant les absences de M. de Sainte-Aulaire: «Travaillez-vous
toujours, _in your closet_, à cette terrible question du droit de
visite? À tout événement, rendez-vous tout à fait maître de la
matière.» Et encore: «Étudiez-vous toujours, à part vous, la grande,
la bien autrement grande question du droit de visite? N'y renoncez
pas[182].»

[Note 182: Lettres du 13 avril et du 13 juin 1843. (Notice sur lord
Aberdeen, par le comte DE JARNAC.)]


VII

Cette question du droit de visite n'était pas la seule qui soulevât
alors des difficultés entre la France et l'Angleterre. Ces deux
nations avaient de nombreux points de contact; et telle était
l'influence d'une tradition séculaire d'antagonisme, de la divergence
des intérêts et de l'antipathie des caractères, que ces contacts
risquaient toujours d'amener des chocs ou au moins des froissements.
Déjà nous avons eu sujet de faire cette observation à l'époque où les
deux puissances se proclamaient alliées. À plus forte raison devait-il
en être de même après le refroidissement qui s'était produit depuis
1836 et le conflit qui avait éclaté en 1840. Aussi, au commencement de
1843, malgré les intentions conciliantes des hommes qui dirigeaient
les affaires de chaque côté du détroit, les heurts étaient-ils, pour
ainsi dire, de tous les instants. Des deux parts, on croyait avoir
droit à se plaindre: tandis que sir Robert Peel exprimait rudement ses
défiances, et que lord Aberdeen lui-même reprochait au gouvernement
français de «témoigner, sous toutes les formes, son hostilité envers
l'Angleterre[183]», M. Guizot constatait ce qu'il appelait «le vice
anglais, l'orgueil ambitieux, la préoccupation constante et passionnée
de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part
et sa place la plus grande possible, n'importe aux dépens de quoi et
de qui»; et le roi Louis-Philippe, attristé et offensé des soupçons
dont il se voyait constamment l'objet, écrivait à son ministre: «La
difficulté de détruire chez les Anglais ces illusions, ces défiances,
ces _misconceptions_ de nos intérêts, après quarante ans de contact
avec eux, aussi bien, j'ose le dire, qu'après mes treize années de
règne, me cause un grand ébranlement dans la confiance que j'avais eue
de parvenir à établir, entre Paris et Londres, cet accord cordial et
sincère qui est, à la fois, selon moi, l'intérêt réel des deux pays et
le véritable _alcazar_ de la paix de l'Europe[184].»

[Note 183: Même notice.]

[Note 184: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 309, et t. VIII, p.
108.]

Cet antagonisme, visible alors sur tous les théâtres où les deux
politiques, française et anglaise, avaient accoutumé de rivaliser
d'influence,--en Syrie, en Grèce, dans les vastes régions ouvertes à
l'extension coloniale,--était particulièrement aigu et menaçant en
Espagne. Il y avait près de dix ans que le déplorable état de la
Péninsule était l'une des plus graves et des plus ennuyeuses
préoccupations de notre diplomatie[185]. Le danger avait d'abord
semblé venir des carlistes, danger tel qu'en 1835 et 1836, il avait
été question d'une intervention militaire française. Depuis lors, la
situation avait changé, sans devenir meilleure. L'insurrection
carliste avait subitement pris fin, dans les derniers mois de 1839,
par la trahison de Maroto; et don Carlos, réduit à se réfugier en
France, avait été interné à Bourges, par ordre du gouvernement du roi
Louis-Philippe. Mais à peine avait-on eu le temps de se féliciter, à
Paris, d'événements qui semblaient un grand succès pour notre
politique[186], qu'au mois de septembre 1840, une révolution chassait
en Espagne les modérés du pouvoir, obligeait la reine mère Christine à
fuir en France après avoir abdiqué la régence, et lui donnait pour
successeur le chef militaire de la faction progressiste, le général
Espartero. C'était la défaite du parti français et le triomphe du
parti anglais. Lord Palmerston, alors encore au _Foreign office_,
s'empressa de prendre sous sa protection le nouveau régent, tandis que
l'ambassadeur de France à Madrid quittait l'Espagne, ne laissant
derrière lui qu'un chargé d'affaires.

[Note 185: Voy. ce qui a été déjà dit des affaires d'Espagne, liv. II,
ch. XIV, § V; liv. III, ch. II, §§ IV et VI; ch. III, § III, et ch.
VI, § I.]

[Note 186: Le maréchal Soult écrivait au duc d'Orléans, le 15 octobre
1839: «En Espagne, tout marche à notre satisfaction, et le mérite des
événements qui s'y sont passés depuis deux mois appartient
incontestablement à la sagesse des conseils et des manifestations qui,
avec l'approbation de Sa Majesté, ont eu lieu de notre part pour
imprimer une impulsion nouvelle aux opérations.» (_Documents
inédits._)]

Telle était la situation assez fâcheuse dans laquelle M. Guizot
trouvait les affaires espagnoles, en prenant le pouvoir à la fin de
1840. Trop occupé de la question d'Orient pour songer à jouer un rôle
actif dans les dissensions de la Péninsule, il ne prit pas une
attitude offensive contre la nouvelle régence et se renferma dans une
réserve froide, mécontente plutôt que malveillante. S'il accordait à
la reine Christine une hospitalité ouvertement amicale, il évitait de
se compromettre officiellement dans les menées de ses partisans. Sans
se laisser troubler par ceux qui lui reprochaient de livrer l'Espagne
à l'Angleterre, il attendait du temps, des fautes des progressistes,
des intérêts en souffrance, de la mobilité de l'opinion, que l'Espagne
sentît elle-même le besoin de se rapprocher de la France. Il estimait
d'ailleurs que la lutte d'influence des deux puissances occidentales,
au delà des Pyrénées, était «une lutte de routine, d'habitude, de
tradition, plutôt que d'intérêts actuels et puissants». Aussi, à peine
le cabinet tory eut-il pris le pouvoir, que le ministre français lui
proposa une sorte de désarmement réciproque dans les affaires
espagnoles. «Des trois partis qui s'agitent là, écrivait-il le 11
octobre 1841[187], les absolutistes et don Carlos, les modérés et la
reine Christine, les exaltés et le régent Espartero, aucun n'est assez
fort ni assez sage pour vaincre ses adversaires, les contenir et
rétablir dans le pays l'ordre et le gouvernement régulier. L'Espagne
n'arrivera à ce résultat que par une transaction entre ces partis. À
son tour, cette transaction n'arrivera pas tant que la France et
l'Angleterre n'y travailleront pas de concert... La bonne intelligence
et l'action commune de la France et de l'Angleterre sont
indispensables à la pacification de l'Espagne... Sur toutes les
questions, on nous trouvera modérés, conciliants, sans arrière-pensée
et sans prétention exclusive. Nous ne pouvons souffrir qu'une
influence hostile s'établisse là aux dépens de la nôtre; mais
j'affirme que, sur le théâtre de l'Espagne pacifiée et régulièrement
gouvernée, dès que nous n'aurons rien à craindre pour nos justes
intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec
tout le monde et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer à
personne, pour l'équilibre des forces et des influences en Europe,
aucune juste inquiétude.»

[Note 187: Lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, mais destinée en
réalité à lord Aberdeen. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 305 et
suiv.)]

Cette ouverture n'eut pas tout d'abord grand succès auprès des membres
du nouveau cabinet anglais. Il y avait longtemps que M. de Metternich
disait et répétait à nos ambassadeurs: «Vous ne vous mettrez jamais
d'accord avec l'Angleterre sur l'Espagne[188].» Tous les souvenirs
lointains ou proches,--guerre de la Succession et traité d'Utrecht
sous Louis XIV, pacte de famille sous Louis XV, part prise par le
cabinet de Madrid de concert avec celui de Louis XVI à l'émancipation
des colonies américaines, guerre d'Espagne sous Napoléon, intervention
armée du gouvernement de Louis XVIII en faveur de Ferdinand
VII,--avaient fait de la crainte de la prépondérance française au delà
des Pyrénées et de la nécessité de lutter contre cette prépondérance,
une des traditions indiscutées de la diplomatie anglaise. Celle-ci s'y
obstinait, sans tenir compte des changements accomplis en Espagne, en
France, en Europe. Aussi, au premier moment, le chef du cabinet tory,
sir Robert Peel, ne parut-il pas avoir sur cette question une autre
politique que lord Palmerston. «Résister à l'établissement de
l'influence française en Espagne, disait-il, tel doit être notre
principal et constant effort.» Pour atteindre ce but, il n'hésitait
pas à rechercher contre nous l'appui des puissances continentales, qui
n'avaient cependant pas reconnu la reine Isabelle. Lord Aberdeen, avec
plus de douceur dans les formes, n'avait pas à l'origine un autre
sentiment, et il maintenait, comme représentant de l'Angleterre à
Madrid, M. Aston, qui y avait été l'agent passionné de la politique de
lord Palmerston[189].

[Note 188: _Documents inédits._]

[Note 189: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 298, 299. _Mémoires de
M. de Metternich_, t. VI, p. 590, 591.]

Le gouvernement français n'en persista pas moins dans sa modération
conciliante, et, pour en donner une nouvelle preuve, il se décida,
vers la fin de 1841, à renvoyer un ambassadeur à Madrid. Son choix se
porta sur un membre de la Chambre, naguère collègue de M. Molé dans le
ministère du 15 avril, M. de Salvandy. Mais à peine celui-ci fut-il
arrivé à Madrid, le 22 décembre 1841, qu'une contestation éclata entre
lui et Espartero, au sujet des lettres de créance. Le régent
prétendait qu'elles devaient lui être remises, comme au dépositaire de
l'autorité royale. L'ambassadeur voulait les remettre à la jeune reine
personnellement, sauf à traiter ensuite de toutes les affaires avec le
régent. La malveillante obstination du premier, la solennité un peu
importante du second donnèrent tout de suite beaucoup d'éclat au
conflit. Le gouvernement français soutint son représentant et, pour
témoigner de son mécontentement, le rappela immédiatement en France.
M. de Salvandy eût voulu que son rappel fût suivi de l'envoi d'une
armée française en Espagne, ou tout au moins de l'interruption absolue
des relations diplomatiques; le gouvernement, n'estimant pas que
l'incident autorisât des mesures aussi extrêmes, se borna à faire
signifier à Madrid que le roi des Français ne recevrait aucun agent
espagnol, accrédité à Paris, avec un titre supérieur à celui de chargé
d'affaires[190].

[Note 190: Dépêche du 5 janvier 1842.]

Dans cette querelle d'étiquette, Espartero avait été soutenu, et même,
s'il fallait en croire M. de Salvandy, poussé par le ministre
d'Angleterre, M. Aston. On s'aperçut que lord Palmerston n'était plus
au _Foreign office_. En dépit des objurgations de la presse whig, lord
Aberdeen n'approuva pas la conduite de son agent. «Personne,
écrivit-il à M. Aston le 7 janvier 1842, ne peut être plus disposé que
moi à soutenir le gouvernement espagnol quand il a raison,
spécialement contre la France. Mais, dans cette circonstance, je crois
qu'il a décidément tort, et je regrette beaucoup que votre jugement,
ordinairement si sain, soit arrivé à une autre conclusion.» Il
terminait en prescrivant au ministre d'Angleterre de travailler, s'il
en était temps encore, à «quelque accommodement». Lord Aberdeen
s'était décidé par cette considération que la prétention du régent
portait atteinte à l'intégrité du pouvoir monarchique. Mais il n'était
pas pour cela converti à la politique d'entente que proposait M.
Guizot pour les affaires d'Espagne. On le vit bien, à cette même
époque, quand, pour la première fois, le gouvernement français jugea à
propos d'aborder nettement cette question du mariage de la reine
Isabelle, qui devait, quelques années plus tard, amener un conflit si
grave entre les deux puissances occidentales.


VIII

Du jour où, bien à contre-coeur, le roi Louis-Philippe s'était vu
obligé de reconnaître l'admission des femmes à la succession de
Ferdinand VII, il avait pressenti les risques que le mariage de la
reine Isabelle ferait un jour courir à l'oeuvre de Louis XIV au delà
des Pyrénées[191]. Sans doute, l'Espagne, affaiblie par le despotisme
et les révolutions, ne pouvait être une ennemie aussi redoutable qu'au
temps de Philippe II; elle ne pouvait même plus être une alliée aussi
utile qu'au dix-huitième siècle. D'ailleurs, le temps était passé où
la parenté des souverains emportait l'alliance des nations. Mais, sans
rêver aucun nouveau «pacte de famille», on ne devait pas oublier à
Paris ce que l'histoire ou seulement la géographie enseigne si
clairement, à savoir que la France est singulièrement amoindrie dans
sa force et dans sa liberté d'action, si elle n'a pas l'entière
sécurité de sa frontière méridionale. Il fallait donc veiller avec une
particulière sollicitude à ce que, dans cette péninsule où existait
déjà un parti antifrançais, ne vînt pas s'établir une influence
disposée à faire le jeu de nos adversaires. N'eût-ce pas été le cas si
un mariage avait appelé à s'asseoir sur le trône de Philippe V quelque
prince appartenant à une famille rivale ou peut-être ennemie de la
France? On ne saurait donc s'étonner de l'importance alors attachée
par notre gouvernement à cette affaire du mariage[192]. Quant à ceux
qui reprochaient, en cette circonstance, au roi Louis-Philippe de
transformer en question nationale une préoccupation dynastique, ils
oubliaient cette loi vraiment providentielle de la monarchie qui
réunit et confond presque toujours l'intérêt dynastique et l'intérêt
national.

[Note 191: Rappelons ici ce passage, déjà cité par nous, d'une lettre
écrite, le 25 octobre 1833, par le duc de Broglie à lord Brougham:
«Nous eussions fort préféré que don Carlos eût succédé naturellement à
son frère, selon la loi de 1713. Cela était infiniment plus dans
l'intérêt de la France. La succession féminine, qui menace de nous
donner un jour pour voisin je ne sais qui, nous est au fond
défavorable.» (_Documents inédits._)]

[Note 192: En commençant dans ses _Mémoires_ le récit des négociations
relatives à ce mariage, M. Guizot l'appelle «l'événement le plus
considérable de son ministère». (T. VIII, p. 101.)]

En Espagne, aussi bien à la cour que dans le peuple, le mari le plus
désiré pour la jeune reine eût été l'un des princes français, entre
tous le duc d'Aumale, mis alors fort en vue par ses exploits
africains. Mais les autres puissances, particulièrement l'Angleterre,
n'étaient pas d'humeur à accepter cette réédition de l'entreprise de
Louis XIV[193], et Louis-Philippe était encore moins disposé à
risquer, pour la leur imposer, une nouvelle guerre de la succession
d'Espagne. Prévoyant sur ce point une résistance analogue à celle qui
s'était naguère élevée contre l'appel d'un prince français au trône de
Belgique, le Roi se montra, dès le premier jour, aussi décidé à
refuser le duc d'Aumale à l'Espagne, qu'il l'avait été, en 1831, à
refuser le duc de Nemours à la Belgique. Les lettres confidentielles
qu'il adressait à M. Guizot témoignent de sa résolution. Loin de
désirer que l'idée d'une telle union se répandît en Espagne, sa
préoccupation constante était de prévenir une demande qui n'eût été
pour lui qu'un embarras. «Il faut instruire nos agents, disait-il,
pour écarter et faire avorter, autant qu'ils pourront, toute
proposition relative à mon fils[194].» La considération de l'Europe
n'était pas le seul motif de sa conduite. Assez pessimiste de sa
nature, il n'avait aucune foi dans l'avenir de l'Espagne. «Croyez
bien, mon cher ministre, écrivait-il à M. Guizot, que nous ne pouvons
jamais trouver en Espagne qu'un seul motif d'étonnement: ce serait
qu'elle ne fût pas en proie successivement à toute sorte de gâchis et
de déchirements politiques. Nous devons nous tenir soigneusement en
dehors de tout cela; car, dans ma manière de voir, il n'y a pour nous
d'autre danger que celui d'y être entraînés, comme ceux qui dans les
usines approchent leurs doigts des cylindres mouvants qui broient tout
ce qui s'y introduit[195].» C'était cette préoccupation qui naguère
l'avait rendu si hostile à toute intervention militaire en Espagne:
elle le détournait maintenant d'un mariage qui lui eût fait assumer en
quelque sorte la responsabilité du relèvement de ce pays.

[Note 193: Dès le 1er novembre 1836, lord Palmerston, dont la méfiance
jalouse était si facilement en éveil, écrivait à son frère:
«Louis-Philippe est aussi ambitieux que Louis XIV et veut mettre un de
ses fils sur le trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine.»
(BULWER, _Life of Palmerston_, t. III, p. 24.)]

[Note 194: Des écrivains anglais ont prétendu que Louis-Philippe avait
commencé par désirer marier la Reine à un de ses fils. Cette assertion
ne peut un moment se soutenir, en face des preuves données par M.
Guizot. (_Mémoires_, t. VIII, p. 107, 108.)]

[Note 195: Lettre du 9 août 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII,
p. 107.)]

Mais si, dans cette affaire du mariage, Louis-Philippe n'hésitait pas à
sacrifier au maintien de la paix générale toute ambition de famille, il
n'était pas moins résolu à défendre contre des prétentions jalouses
notre situation au delà des Pyrénées. Ne cherchant pas d'agrandissement,
il ne voulait pas souffrir de diminution. Plus il donnait la preuve de
son désintéressement et de sa modération, plus il se croyait le droit
d'exiger que les autres puissances eussent égard aux droits historiques
et aux légitimes intérêts de la France. Or il lui paraissait que ces
intérêts seraient atteints, si un prince n'appartenant pas à la famille
de Bourbon prenait place sur le trône d'Espagne. Entre les divers maris
que cette famille pouvait alors offrir,--princes de Naples, de Lucques,
princes espagnols fils de l'infant don Francisco ou même fils de don
Carlos,--notre gouvernement n'imposait ni n'excluait personne; mais il
n'admettait pas que le choix sortît de ce cercle.

Le danger contre lequel le cabinet de Paris se prémunissait, en
arrêtant cette ligne de conduite, n'était pas imaginaire. Depuis 1841,
une candidature étrangère à la maison de Bourbon avait été mise en
avant, non sans chance de succès: celle du prince Léopold de Cobourg,
cousin germain du mari de la reine Victoria et neveu du roi des
Belges. Son frère aîné, le prince Ferdinand, avait été, en 1836, porté
au trône de Portugal par son mariage avec la reine Dona Maria. Un
autre de ses frères devait épouser, en 1843, la princesse Clémentine,
fille de Louis-Philippe, et sa soeur était, depuis 1840, duchesse de
Nemours[196]. Qui avait pris l'initiative de cette candidature? Un
certain mystère régnait sur ce point. Toutefois, en y regardant d'un
peu près, il est facile d'entrevoir l'action du prince Albert, déjà
fort influent sur la jeune reine Victoria qui l'aimait tendrement, et
de son confident, si hostile à la France, l'Allemand Stockmar. Sans
doute le prince consort veillait à ne point se découvrir; sa situation
l'y obligeait; il ne proposait rien ouvertement; encore moins avait-il
l'air de prétendre rien imposer; non résolu à emporter la place de
vive force, mais s'apprêtant à profiter de toute occasion qui se
présenterait d'y entrer par surprise, il désirait le succès, sans trop
y compter. Pour le moment, il se bornait à faire en sorte que l'idée
fût lancée en Espagne comme en Angleterre, et qu'elle y fît peu à peu
son chemin. Il était secondé sous main, avec beaucoup de réserve et de
circonspection, par son oncle, le roi des Belges, conseiller fort
écouté à Windsor[197]. Quant aux ministres anglais, ils n'eussent
peut-être pas eu, d'eux-mêmes, l'idée de ce mariage; ils pressentaient
des difficultés et n'avaient pas envie d'y engager à la légère la
politique de leur gouvernement; toutefois, ils voyaient bien qu'ils
seraient agréables à leur cour, en secondant ou tout au moins en ne
contrariant pas ce projet; aussi, sans le prendre à leur compte, en
affectant même une sorte d'indifférence entre les divers candidats,
réclamaient-ils, pour le choix de la reine Isabelle, une liberté qui
leur paraissait un moyen de réserver les chances du prince de Cobourg.
C'était la tactique même que leur avait suggérée le prince
Albert[198]. En tout cas, aux yeux de tous, de ses partisans comme de
ses adversaires, cette candidature avait une couleur nettement
anglaise. On rappelait les liens déjà anciens et si étroits de la
maison de Cobourg et de la cour d'Angleterre; on rappelait aussi que
c'était lord Palmerston qui, en 1836, avait poussé Ferdinand de
Cobourg sur le trône de Portugal, et l'union du frère cadet de
Ferdinand avec Isabelle semblait devoir étendre sur la cour de Madrid
l'influence que l'Angleterre exerçait sur la cour de Lisbonne.

[Note 196: La maison de Saxe-Cobourg-Gotha, cette maison «si
rapidement ascendante», comme a dit M. Guizot, se divisait en
plusieurs branches. Le duc régnant, Ernest Ier, avait deux fils:
Ernest, qui devait lui succéder, et Albert, l'époux de la reine
Victoria. Le frère cadet d'Ernest Ier, Ferdinand, avait quatre
enfants: Ferdinand, mari de la reine de Portugal; Auguste, qui devait
épouser la princesse Clémentine d'Orléans; Léopold, le prétendant à la
main d'Isabelle, et une fille mariée au duc de Nemours. Un autre frère
d'Ernest Ier était Léopold, le roi de Belgique. Enfin ces trois frères
avaient eu deux soeurs, l'une mariée en Russie, l'autre, Victoria,
duchesse de Kent, et mère de la reine Victoria.]

[Note 197: Un peu plus tard, M. de Sainte-Aulaire, qui avait vainement
cherché à faire expliquer le roi Léopold sur cette question, résumait
ainsi son impression: «Le roi Léopold ne veut pas mécontenter notre
roi; il s'emploiera toujours en bon esprit entre nous et l'Angleterre.
Mais, après tout, il est beaucoup plus Cobourg que Bourbon, et il fera
pour son neveu tout ce qu'il jugera possible.» (Dépêche de M. de
Sainte-Aulaire, en date du 14 juillet 1843. _Mémoires de M. Guizot_,
t. VIII, p. 132.)]

[Note 198: Par un calcul facile à comprendre, le baron de Stockmar,
dans ses _Mémoires_, et sir Théodore Martin, dans sa Vie du prince
consort, ont cherché à diminuer ou à supprimer complètement la
responsabilité du gouvernement et de la cour d'Angleterre dans cette
candidature du prince de Cobourg. Je ne leur opposerai pas les
renseignements contraires recueillis alors par la diplomatie
française. Je me bornerai aux aveux mêmes du baron de Stockmar, tels
qu'on les trouve dans ses _Mémoires_. Le confident du prince Albert,
examinant, à la date du 14 mai 1842, la question du mariage espagnol,
et parlant évidemment pour le prince autant que pour lui, commençait
par dire que «les Bourbons offraient prise à beaucoup d'objections».
Puis il ajoutait ces paroles significatives: «_Notre_ candidat est
plus acceptable.» Non qu'il fût sûr des aptitudes personnelles du
jeune Léopold: «Mais, ajoutait-il, en de telles circonstances, c'est
faire assez, c'est même tout faire que de permettre au destin de le
trouver, si le destin, dans sa capricieuse envie de réaliser des
choses invraisemblables, persistait à le chercher en dépit de tous les
empêchements et de tous les obstacles. _C'est ce qui a eu lieu_,
autant du moins que la chose était en notre pouvoir. _Nous avons
dirigé sur ce candidat l'attention de l'Espagne et de l'Angleterre_
avec la prudence que conseillait un examen attentif de toutes les
convenances.» Puis, après avoir parlé des dispositions d'Espartero, il
terminait ainsi: «_Nous avons déjà obtenu que notre ministère, d'abord
favorable à un Bourbon_, parce qu'un Bourbon susciterait le moins de
difficultés extérieures, _devienne tout à fait impartial et soutienne
loyalement tout choix conforme aux vrais intérêts de l'Espagne_. Ainsi
_la semence est déjà confiée à la terre_, à une terre, il est vrai,
où, selon toute vraisemblance, elle ne lèvera pas. Qu'importe? _Notre
part du travail est accomplie_, la seule part qui fût possible, la
seule que conseillât la raison; nous n'avons plus qu'à attendre le
résultat.»]

Le cabinet de Paris avait vu naître avec déplaisir la candidature du
prince Léopold et était très décidé à la combattre. La présence
d'Espartero à la tête du gouvernement espagnol, sa dépendance de
l'Angleterre et son hostilité contre la France paraissaient augmenter
le danger. Le régent ne dissimulait pas son opposition à tout mariage
avec un Bourbon[199], et, sans se prononcer nettement au sujet du
Cobourg, il en parlait en termes qui paraissaient encourageants aux
partisans de ce prince[200]. N'était-il pas dès lors possible qu'en
dépit de la jeunesse d'Isabelle à peine âgée de douze ans, Espartero
voulût profiter de son pouvoir pour brusquer le mariage à notre
détriment? Dans ces conditions, le gouvernement français crut
nécessaire de saisir ouvertement l'Europe elle-même de la question,
et, en mars 1842, il lui fit savoir, avec une netteté loyale, comment
il avait résolu de se conduire dans cette affaire. «Notre politique
est simple, déclarait M. Guizot. À Londres et probablement aussi
ailleurs, on ne voudrait pas voir l'un de nos princes régner à Madrid.
Nous comprenons l'exclusion et nous l'acceptons dans l'intérêt de la
paix générale et de l'équilibre européen. Mais, dans le même intérêt,
nous la rendons: nous n'admettons point, sur le trône de Madrid, de
prince étranger à la maison de Bourbon.»

[Note 199: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 130.]

[Note 200: Dans l'écrit du 14 mai 1842, déjà cité plus haut, le baron de
Stockmar, après avoir rapporté comment le prince Albert et lui avaient
«dirigé» sur leur candidat «l'attention de l'Espagne», ajoutait:
«Espartero ne s'est déclaré ni pour ni contre; il a dit très sagement
qu'une telle affaire ne pouvait être décidée que par le gouvernement
espagnol, en vue des véritables intérêts de la nation espagnole, _sous
le patronage et avec l'assentiment de l'Angleterre_.»]

Au premier mot que lui dit sur ce sujet l'ambassadeur de France, lord
Aberdeen se récria: «En vérité, dit-il, je ne comprends pas une
pareille déclaration; je ne vois pas en vertu de quel droit vous
intervenez dans cette question; la reine d'Espagne doit rester libre
de choisir le mari qu'il lui plaira; c'est une prétention exorbitante,
j'allais dire contraire à la morale, que de lui imposer tel ou tel
choix.--Nous ne faisons, objecta notre représentant, que rendre
exclusion pour exclusion.--Nous n'excluons personne, reprit lord
Aberdeen; c'est une affaire purement domestique dont nous ne voulons
pas nous mêler.--Dans ce cas, je pourrai dire au gouvernement du Roi
que si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d'Aumale,
vous ne vous y opposerez pas?--Ah! je ne dis pas; il s'agirait alors
de l'équilibre de l'Europe; ce serait différent.» C'était bien le
langage désiré par le prince Albert, dans l'intérêt de son cousin de
Cobourg. Les pourparlers se prolongèrent, sans pouvoir faire sortir le
cabinet anglais de cette attitude. À la fin, cependant, tout en
persistant à nous contester un droit d'exclusion, il se montra prêt «à
faire entendre à Madrid un langage de conciliation qui disposât le
gouvernement actuel d'Espagne à chercher une solution propre à
satisfaire tous les intérêts[201]». Bien que ces déclarations fussent
très vagues, on voulut y voir, à Paris, une tendance à s'entendre avec
la France, sinon sur les principes, du moins sur les personnes et sur
les faits.

[Note 201: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 110 à 118.]

Notre gouvernement avait également communiqué ses résolutions aux
cabinets de Vienne et de Berlin. M. de Metternich, tout en nous
contestant, comme lord Aberdeen, le droit d'exclure tel ou tel prince,
nous reconnut celui «d'examiner jusqu'à quel point il pouvait nous
convenir de nous opposer à un acte considéré comme hostile à nos
intérêts ou menaçant pour notre sûreté». «C'est le droit de paix et de
guerre, ajoutait le chancelier, que je n'ai pas plus le pouvoir de
vous contester que je n'ai celui de vous reconnaître le droit
d'imposer votre volonté à l'Espagne.» Cette distinction théorique une
fois faite, M. de Metternich proposa ce qu'il appelait «son idée»:
c'était le mariage d'Isabelle avec le fils de don Carlos. Le
gouvernement français n'avait pas d'objection _à priori_ contre cette
«idée», qui ne faisait pas sortir le trône de la maison de Bourbon;
mais, malgré les instances de M. de Metternich, il ne voulut pas s'en
faire le patron. Il n'estimait pas cette solution possible, en
présence des répugnances libérales et des exigences carlistes. À
Berlin, dans cette question comme dans beaucoup d'autres, on se
bornait à emboîter le pas derrière la cour de Vienne[202].

[Note 202: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 598, 620, 658,
682 à 702. _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 118 à 122.]

L'année 1842 s'acheva sans qu'aucun incident fît avancer l'affaire du
mariage. Toutefois la candidature du prince de Cobourg restait
toujours à l'horizon. Il nous revint même, dans les premiers mois de
1843, que ses partisans se remuaient, que le chargé d'affaires de
Belgique à Madrid manoeuvrait sans bruit, mais activement, pour cette
combinaison, que le régent Espartero, dans ses conversations avec le
ministre d'Angleterre, M. Aston, se montrait disposé à la favoriser,
et que le prince Léopold songeait à faire une visite à Madrid[203].
Devant cette agitation, le cabinet de Londres demeurait inerte et
embarrassé, ne se prononçant pas pour cette candidature, mais n'osant
s'y montrer contraire. M. Guizot en fut péniblement affecté: comme
nous l'avons dit, il avait tâché d'interpréter les explications
échangées au mois de mars 1842, en ce sens que lord Aberdeen aurait
promis d'agir à Madrid pour donner à l'affaire du mariage une solution
qui nous convînt, et il s'étonnait de ne lui voir rien faire pour
acquitter sa promesse. Son étonnement fut plus grand encore quand il
connut les déclarations faites, le 5 mai 1843, à la Chambre des
communes, par sir Robert Peel. «L'Espagne, avait dit ce dernier,
investie de tous les droits et privilèges qui appartiennent à un État
indépendant, a, par ses organes dûment constitués, le droit exclusif
et le pouvoir de contracter les alliances matrimoniales qu'elle jugera
convenables.» Faite dans ces termes absolus et comme «exprimant
l'opinion bien arrêtée du gouvernement anglais», une telle déclaration
paraissait avoir pour objet de contredire les prétentions françaises
et d'en séparer complètement la politique britannique. M. Guizot crut
devoir s'en plaindre. Il n'eut pas de peine à faire ressortir combien
un tel langage était peu sérieux de la part d'un gouvernement qui
interdisait à la nation espagnole de porter son choix sur un des fils
du roi Louis-Philippe, et il déplora que l'Angleterre «persistât à
marcher, en Espagne, dans la vieille ornière de rivalité et de lutte
contre la France, alors que l'accord des deux puissances mettrait
promptement un terme à toutes les questions soulevées, et que «ni
l'Angleterre ni la France n'avaient réellement, dans l'état actuel des
faits, aucun intérêt vrai et important à demeurer en désaccord[204]».
Les informations que notre gouvernement recevait, au même moment, sur
les dispositions des cours continentales, n'étaient pas pour le
consoler du désappointement que lui causait l'attitude du cabinet
britannique. De Berlin, le comte Bresson écrivait à M. Guizot:
«Mesurons bien l'étendue des embarras et des dangers qui peuvent
surgir pour nous de l'état de l'Espagne, et ne nous en rapportons qu'à
nous-mêmes pour en sortir: non seulement, quelque juste que soit notre
cause, on ne nous aidera pas; mais même, si l'on peut, sans trop se
dévoiler, sans trop se compromettre, nous entraver et nous nuire, on
ne se refusera pas ce plaisir. Cette disposition sera uniforme à
Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Berlin[205].»

[Note 203: Lettres du duc de Glücksberg, chargé d'affaires de France,
à M. Désages, en date du 18 mars et du 5 avril 1843. (_Mémoires de M.
Guizot_, t. VIII, p. 131.)]

[Note 204: Dépêche de M. Guizot à M. de Sainte-Aulaire. (_Mémoires de
M. Guizot_, t. VIII, p. 134 à 138.)]

[Note 205: Lettre du 15 février 1843. (_Documents inédits._)]

Les affaires d'Espagne semblaient donc mal tourner pour nous, quand,
en juillet 1843, une nouvelle révolution changea complètement la face
des choses. Depuis quelque temps déjà, l'étoile d'Espartero était
visiblement en déclin. Son gouvernement avait été à la fois malhabile
et vexatoire, faible et violent, blessant les consciences et
inquiétant les intérêts. Sa dépendance de l'Angleterre irritait le
sentiment national et était devenue l'un des principaux griefs de
l'opposition[206]. Pris entre deux feux, il lui fallait faire tête
tantôt aux soulèvements des christinos, tantôt à ceux des radicaux
qu'il s'était aussi aliénés. Vainement bombardait-il les villes
révoltées, dissolvait-il les Cortès, le mécontentement allait toujours
grandissant. Enfin ses ennemis de tous bords s'unirent contre lui
dans une vaste insurrection; la lutte dura quelques semaines; mais
partout vaincu, honni, pourchassé jusqu'à Cadix, le régent fut réduit,
le 29 juillet, à se réfugier sur un navire anglais.

[Note 206: Dès septembre 1842, l'un des hommes politiques du parti
radical, M. Olozaga, de passage à Paris, disait à M. Guizot:
«L'influence anglaise est fort diminuée; elle pèse à tout le monde.»
(_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 124.)--Peu d'années après, le
duc de Broglie, rappelant, à la tribune de la Chambre des pairs, la
chute d'Espartero, s'exprimait ainsi: «C'est la nation espagnole
elle-même qui s'est chargée de renverser le parti antifrançais, le
parti soi-disant national; c'est la rupture de ce parti, de son chef
avec la France, qui a préparé et précipité sa ruine.» (Discours du 19
janvier 1847.)]

Le gouvernement du roi Louis-Philippe accueillit avec une satisfaction
facile à comprendre la nouvelle de cette révolution. Il y trouvait la
justification de la politique de réserve patiente suivie par lui
depuis trois ans en Espagne. On lui avait reproché d'y laisser ruiner
l'influence française au profit de l'influence anglaise. Or il se
trouvait, en fin de compte, que le résultat contraire se produisait.
Les «modérés», nos clients naturels, n'avaient sans doute pas été les
seuls auteurs de la révolte victorieuse; mais ils y avaient joué un
rôle considérable, et il était évident qu'avant peu, ils en
recueilleraient le profit; c'était Narvaez, le chef militaire des
christinos, accouru de Paris au premier bruit du soulèvement, qui
avait commandé la principale armée de l'insurrection et avait porté le
coup mortel au régent en s'emparant de Madrid; quant à la reine
Christine elle-même, chacun prévoyait qu'elle ne tarderait pas à être
rappelée. La révolution de juillet 1843 était si évidemment favorable
à la France, qu'en dépit des dénégations de M. Guizot, on fut partout
persuadé, en Autriche aussi bien qu'en Angleterre, qu'elle avait été
secrètement préparée par les machinations du cabinet de Paris ou tout
au moins par celles du roi Louis-Philippe[207].

[Note 207: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 50.--BULWER,
_Life of Palmerston_, t. III, p. 179.--_Mémoires de M. de Metternich_,
t. VI, p. 684.]

À Londres, le coup fut vivement ressenti. «J'ai dîné hier auprès de
lord Aberdeen, écrivait M. de Sainte-Aulaire, le 27 juillet 1843; il
est visiblement fort troublé des affaires d'Espagne. Je le conçois,
car c'est un rude échec pour la politique Whig, que le cabinet tory a
eu la faiblesse de faire sienne[208].» Le premier mouvement du
ministre anglais fut de s'en prendre à nous de son désappointement et
de récriminer sur le prétendu concours que nous aurions donné aux
révoltés. Mais, dans cet esprit sensé, la mauvaise humeur ne pouvait
être longtemps maîtresse, et il apparut bientôt que cette nouvelle
preuve de l'instabilité des choses en Espagne lui faisait faire au
contraire de salutaires réflexions sur les périls de la lutte
d'influence où s'était obstinée la politique anglaise et sur les
avantages de l'accord que M. Guizot lui avait proposé jusqu'alors avec
si peu de succès. Sa conversion fut prompte et complète[209]. Dès le
24 juillet 1843, quand Espartero n'avait pas encore quitté le sol
espagnol, mais que l'on ne pouvait plus se faire illusion sur sa
défaite, lord Cowley vint communiquer à M. Guizot une longue dépêche,
datée du 21, dans laquelle, après quelques observations sur l'appui
que les insurgés avaient, dit-on, trouvé en France, lord Aberdeen
ajoutait: «On ne peut espérer que les passions qui ont si longtemps
fait rage en Espagne se calment immédiatement; mais, si les
gouvernements liés à l'Espagne par leur position, par des intérêts
communs et d'anciennes alliances, spécialement les gouvernements de la
Grande-Bretagne et de la France, s'unissaient sérieusement et
consciencieusement pour aider l'Espagne à établir et à maintenir un
gouvernement stable, on ne peut guère douter qu'en peu de temps la
tranquillité ne fût rendue à ce malheureux pays. Le gouvernement de Sa
Majesté propose donc que les gouvernements anglais et français
unissent leurs efforts pour arrêter le torrent de discordes civiles
qui menace de bouleverser encore une fois l'Espagne, et qu'ils
prescrivent, l'un et l'autre, à leurs agents diplomatiques à Madrid,
d'agir dans un amical et permanent accord, pour faire prévaloir les
bienveillants desseins de leurs deux gouvernements à cet égard[210].»
Le secrétaire d'État restait dans ces généralités et n'abordait pas
la question du mariage, mais au même moment, ayant eu une explication
sur ce sujet avec le prince Albert, il lui fit comprendre «qu'avec la
chute du régent les prétentions du prince de Cobourg perdaient leur
meilleur appui», et que cette candidature devait par suite être
écartée[211]. M. Guizot retrouvait avec satisfaction, dans la dépêche
anglaise, les idées qu'il avait lui-même exprimées si souvent. Il
demeurait fidèle à ces idées, bien que le vent eût tourné en Espagne à
notre avantage; dans sa pensée, d'ailleurs, cet accord avec le cabinet
de Londres faisait partie d'un plan d'ensemble. Il se hâta donc de
répondre, le 10 août 1843, que «le gouvernement du Roi accueillait
avec grand plaisir la proposition de concert et d'action commune dans
les affaires d'Espagne, que lui adressait le gouvernement anglais». Il
ne se priva pas toutefois du plaisir de rappeler que «lui-même, à
diverses reprises et notamment avant les derniers événements, il avait
proposé au cabinet anglais cette action commune». Enfin, ne voulant
laisser place à aucune équivoque, il traita aussitôt le sujet du
mariage. «Pour que le concert soit efficace, dit-il, il importe de se
rendre bien compte des questions auxquelles il doit s'appliquer: la
plus grave est, sans contredit, celle du mariage futur de la reine
Isabelle.» Tout en protestant de son respect pour l'indépendance de la
Reine, il exposa que «les puissances voisines, la France surtout,
étaient grandement intéressées en cette affaire», et que «c'était un
acte de loyauté de s'expliquer franchement et de bonne heure sur cet
intérêt évident et sur la conduite qu'on se propose de tenir en
conséquence». Puis il continua en ces termes: «C'est ce que nous avons
fait lorsque, soit publiquement, soit dans les communications
officieuses que nous avons eues à ce sujet avec le cabinet britannique
et avec les principaux cabinets européens, nous avons déclaré que
l'intérêt français commandait au gouvernement du Roi de faire tous ses
efforts pour que la couronne d'Espagne demeurât dans la maison royale
qui la porte. En exprimant ainsi la pensée que les descendants de
Philippe V doivent continuer à occuper le trône d'Espagne, le
gouvernement du Roi n'a témoigné, à coup sûr, aucune vue ambitieuse ou
personnelle, car il a simplement demandé le maintien du _statu quo_ et
des maximes qui président, depuis l'ouverture du dernier siècle, à
l'équilibre européen. Le gouvernement du Roi sera empressé de se
concerter avec le gouvernement anglais pour assurer, par les voies
d'une influence légitime et en gardant à l'indépendance de l'Espagne
et de sa reine le plus scrupuleux respect, un résultat si juste en
lui-même et si important au repos de l'Europe[212].» M. Guizot
acceptait donc l'accord proposé, mais il en précisait les conditions,
en ce qui concernait le mariage. Lord Aberdeen ne marqua en aucune
façon que ces conditions ne lui convinssent pas. Bien au contraire,
quelques jours plus tard, une démarche spontanée et imprévue de la
reine d'Angleterre vint confirmer, avec éclat, le rapprochement des
deux cours occidentales, et même lui donner un caractère plus solennel
et plus général.

[Note 208: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 141.]

[Note 209: Cette idée d'un accord avec la France sur les affaires
espagnoles s'était, du reste, déjà manifestée dans l'entourage de lord
Aberdeen. En mars 1842, lord Wellington avait dit à un envoyé de M.
Guizot: «Ils ont détruit, dans ce pays-là, tous les vieux moyens de
gouvernement, et ils ne les ont remplacés par aucun autre; il faudrait
que les deux grandes puissances, l'Angleterre et la France, se
concertassent pour la pacification de l'Espagne.» (_Mémoires de M.
Guizot_, t. VIII, p. 117.)]

[Note 210: _Ibid._, p. 143.]

[Note 211: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 144.]

[Note 212: Dépêche à M. de Jarnac, chargé d'affaires à Londres, citée
par M. Guizot, à la tribune de la Chambre des pairs, dans son discours
du 20 janvier 1847.]


IX

Vers la fin d'août, en pleines vacances parlementaires, alors que
Louis-Philippe avait pris, à Eu, ses quartiers d'été, que les princes
ses fils étaient dispersés, que M. Guizot se reposait au Val-Richer,
la nouvelle se répandit tout à coup, sans que rien y eût préparé les
esprits, que la reine d'Angleterre se disposait à faire visite au roi
des Français. La première impression fut une surprise mêlée
d'incrédulité. Les adversaires du gouvernement voulaient se persuader
que c'était un faux bruit; ses amis se taisaient, par crainte d'une
déception. Pas un souverain n'avait jusqu'ici consenti à être l'hôte
du «roi des barricades»: les journaux en avaient plus d'une fois fait
la remarque. Personne n'avait rendu les visites faites à Berlin et à
Vienne par le duc d'Orléans et le duc de Nemours. Quand le roi de
Prusse était allé à Londres en 1842, il avait refusé, malgré les
ouvertures de notre ministre à Berlin, de traverser le sol français.
Or voici que cette sorte d'interdit allait être levé. Et par qui? Par
la souveraine de cette Angleterre si longtemps notre ennemie, dont
aucun roi n'avait mis le pied sur notre sol depuis l'entrevue de Henri
VIII et de François Ier, et qui, naguère, semblait conduire contre la
France la coalition de l'Europe. Pour mieux marquer qu'il s'agissait
surtout d'une politesse faite au Roi, n'ajoutait-on pas que la visite
se ferait à Eu, et que la Reine n'irait pas à Paris[213]? Si
invraisemblable que parût tout d'abord la nouvelle, on n'en put
longtemps douter. Car on apprit presque aussitôt que la Reine s'était
embarquée, le 28 août, à Southampton, accompagnée du prince Albert et
de lord Aberdeen, et qu'après avoir visité quelques ports anglais de
la Manche, elle se dirigeait vers le Tréport.

[Note 213: À Eu, lord Aberdeen dit à M. Guizot: «La Reine n'ira point
à Paris; elle veut être venue pour voir le Roi et la famille royale,
non pour s'amuser.» (_Mémoires du M. Guizot_, t. VI, p. 193.)]

Ce voyage était le résultat de l'initiative propre,--les mécontents
disaient du caprice,--de la jeune souveraine, alors âgée de
vingt-quatre ans. Grâce aux mariages contractés entre les d'Orléans et
les Cobourg qui lui tenaient à elle-même de si près[214], la reine
Victoria était devenue l'alliée et l'amie de plusieurs membres de la
famille royale de France. Professant depuis longtemps grande tendresse
et estime pour la sainte reine des Belges, fille aînée de
Louis-Philippe, elle s'était prise récemment d'un goût très vif pour
sa soeur plus jeune, la brillante princesse Clémentine, qui venait
d'épouser, le 21 avril 1843, le prince Auguste de Cobourg. Elle
connaissait aussi et avait fort apprécié les fils du Roi, qui tous,
sauf le plus jeune, étaient venus à des époques diverses en
Angleterre. De là, chez elle, une grande curiosité de visiter cette
famille à son foyer, d'approcher une reine qu'elle savait si
universellement vénérée, de causer avec un roi qu'on disait si habile,
si spirituel, si plein d'expérience, et qui avait été autrefois l'ami
de son propre père, le duc de Kent. «Je médite d'aller voir vos
parents à Eu, avait-elle dit un jour à la princesse Clémentine;
laissez-moi arranger cela et gardez-moi le secret.» Ce fut en juin
1843 qu'elle parla pour la première fois de son projet à sir Robert
Peel et à lord Aberdeen. Ceux-ci furent fort surpris; mais cette
fantaisie royale concordait précisément avec l'évolution que faisaient
faire à leur politique le déclin et la chute dès lors probable
d'Espartero. Aussi ne présentèrent-ils aucune objection. «Nous
laisserons Sa Majesté faire autant de pas qu'elle le voudra dans cette
voie-là», dit lord Aberdeen. Il fut seulement convenu, pour éviter les
questions et peut-être les critiques de l'opposition, que le plus
grand secret serait gardé. Le duc de Wellington lui-même ne fut
informé du projet que trois jours avant son exécution[215].

[Note 214: Rappelons que la duchesse de Kent, mère de la Reine, et le
prince Albert, son mari, étaient des Cobourg. D'autre part, trois
enfants de Louis-Philippe, les princesses Louise et Clémentine et le
duc de Nemours, avaient épousé des Cobourg.]

[Note 215: _The Greville Memoirs, second part_, t. II, p. 196, 197.]

À la cour de France, la satisfaction fut vive, quand on reçut avis de
la visite projetée. Il ne restait que quelques jours pour s'y
préparer. Le Roi veilla à tout avec entrain. «Je suis fort malheureux
avec quatre invalides pour servir six pièces, écrivait-il le 26 août à
M. Guizot; le maréchal en avait ordonné trente l'année dernière; j'ai
dit au général Teste de les faire venir en poste de Douai; tout cela
pour faciliter le secret. Puis, de l'argenterie, de la porcelaine. Il
n'y a rien ici, que des têtes qui partent. Les logements sont un autre
embarras; heureusement, il y a chez Peckam une douzaine de baraques en
bois, destinées à Alger, que je vais faire établir dans le jardin de
l'église et meubler comme nous pourrons. Je fais arriver soixante lits
de Neuilly et chercher à Dieppe de la toile à voiles qu'on va
goudronner pour les toits. Cela sera une espèce de _smala_ où le duc
d'Aumale donnera l'exemple de coucher, comme il a donné celui de
charger la _smala_ d'Abd el-Kader. Je fais commander un spectacle...
Je vous conseille de venir au plus tard jeudi, afin que nous
puissions bien nous entendre et bien causer avant la bordée; _but you
will have to excuse the accommodation which will be very indifferent.
Never mind_, tout ira très bien[216].»

[Note 216: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 188, 189.]

Le 2 septembre 1843, à cinq heures un quart du soir, le canon annonça
que le yacht de la Reine était en vue. Le Roi et sa suite
s'embarquèrent dans un canot pour aller au-devant d'elle. La mer était
belle, le ciel pur, la côte couverte de toute la population des
environs. Six bâtiments français, gaiement pavoisés aux couleurs des
deux nations, saluaient avec toutes leurs pièces d'artillerie. Les
matelots sur les vergues poussaient des hourras. De son bord, la jeune
reine regardait venir le canot du Roi. «À mesure qu'il approchait,
dit-elle dans son journal[217], je me sentais de plus en plus agitée.
Enfin il accosta. Le bon roi était debout et tellement impatient
d'aborder, qu'on eut de la peine à l'en empêcher et à le faire
attendre jusqu'à ce qu'il fût assez près. Il monta aussi vite que
possible et m'embrassa tendrement. C'était un spectacle vraiment
attendrissant, et je n'oublierai jamais l'émotion que cela m'a causée.
Le Roi exprima, à plusieurs reprises, la joie qu'il éprouvait de me
voir. On ne perdit pas de temps pour quitter le yacht, et bientôt on
vit le spectacle nouveau des étendards de France et d'Angleterre
flottant côte à côte, au-dessus des souverains des deux pays, tandis
qu'on les conduisait à terre sur le canot royal français. Le
débarquement était magnifique à voir, embelli par une soirée
délicieuse et éclairé du soleil couchant. Une foule de gens, tous si
différents des nôtres, des troupes, différentes aussi de nos troupes,
toute la cour et toutes les autorités étaient rassemblés sur le
rivage. Le Roi me conduisit par un escalier assez raide, où la Reine,
accompagnée de ma chère Louise (la reine des Belges), me fit le plus
tendre accueil; Hélène (la duchesse d'Orléans) en grand deuil,
Françoise (la princesse de Joinville) et Madame Adélaïde étaient aussi
là. Tout cela, les acclamations du peuple et de la troupe, criant:
_Vive la Reine! Vive le Roi!_ me fit presque défaillir. Le Roi répéta
de nouveau combien cette visite le rendait heureux et combien il était
attaché à mon père et à l'Angleterre[218].»

[Note 217: Les extraits de ce journal, auquel je ferai plusieurs
autres emprunts, ont été publiés par sir Théodore MARTIN, dans son
ouvrage _The Life of H. R. H. the Prince Consort_. M. Craven a donné
une traduction abrégée de cet ouvrage, sous ce titre: _Le Prince
Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore Martin_.]

[Note 218: À propos des acclamations des populations, M. Guizot
faisait, dans une lettre écrite le lendemain, les réflexions
suivantes: «Ce pays-ci n'aime pas les Anglais. Il est normand et
maritime. Dans nos guerres avec l'Angleterre, le Tréport a été brûlé
deux ou trois fois et pillé je ne sais combien de fois. Mais on a dit,
on a répété: La reine d'Angleterre fait une politesse à notre roi; il
faut être bien poli avec elle. Cette idée s'est emparée du peuple et a
surmonté souvenirs, passions, tentations, partis. Ils ont crié et ils
crieront: _Vive la Reine!_ et ils applaudissent le _God save the
Queen_ de tout leur coeur. Il ne faudrait seulement pas le leur
demander trop longtemps.» (_Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 191.)]

Débarquée un samedi, la Reine resta à Eu jusqu'au jeudi suivant, ravie
de l'hospitalité qu'elle y recevait, s'amusant de tant de choses
nouvelles pour sa jeune curiosité[219], jouissant de tous les
divertissements si agréablement ordonnés qui remplissaient les
journées ou les soirées. Son journal est plein des témoignages presque
naïfs de sa joie. Dès le lendemain de son arrivée, elle écrit: «Il me
semblait que c'était un rêve que je fusse à Eu et que mon château en
Espagne favori fut réalisé; mais ce n'est pas un rêve; c'est une
charmante réalité.» Le lundi, après une promenade et un divertissement
champêtre: «C'était une délicieuse fête; je m'amuse beaucoup.» Le
mercredi, à l'occasion d'un déjeuner improvisé en forêt: «C'était si
joli, si gai, si champêtre, et la rapidité avec laquelle tout avait
été arrangé était merveilleuse.» Dans les concerts qu'on lui donne,
elle trouve que les artistes jouent «à merveille»; les comédies la
font «mourir de rire». Ce qui lui plaît plus encore, c'est l'intimité
où elle vit avec la famille royale. «Le Roi est gai, écrit-elle, sa
conversation riche d'anecdotes»: et elle ajoute, le lendemain: «La
gaieté et la vivacité du Roi me charment et m'amusent.» Elle ne tarit
pas sur la «chère et excellente reine qu'on ne peut que vénérer et
aimer»; elle se sent pour elle «une tendresse filiale». Ce n'est pas
sans une respectueuse émotion qu'elle est admise à entrevoir les fonds
douloureux de cette âme royale qui ne se console pas de la mort
soudaine de son premier-né. «J'ai montré à la Reine, écrit-elle, les
miniatures de Puss et de son frère (ses enfants) qu'elle a beaucoup
admirés, et elle nous a dit si tendrement: _Que Dieu les bénisse et
qu'ils puissent ne vous donner jamais de chagrin!_ Alors j'ai dit que
je voudrais qu'ils devinssent comme ses enfants à elle. À quoi elle a
répondu: _Oui, en une chose, dans leur attachement pour leurs parents:
mais souvent aussi ils donnent du chagrin._ En disant cela, elle
baissa les yeux qui se remplirent de larmes, et elle ajouta: _Enfin ce
que Dieu veut..._» Le lendemain, la reine Victoria notait encore ce
trait qui l'avait frappée: «La chère reine m'a dit en me faisant sa
visite hier et en me parlant de ses enfants: _Je vous les recommande,
Madame, ainsi qu'au prince Albert, quand nous ne serons plus.
Protégez-les, ce sont des amis de coeur._» Le «profond deuil» de la
duchesse d'Orléans touche aussi beaucoup la noble visiteuse: «La chère
Hélène, dit-elle, a beaucoup d'esprit et de sens; elle montre beaucoup
de courage et de force de caractère. Elle m'a parlé, les larmes aux
yeux, de ma sympathie pour elle dans son bonheur et dans son malheur.
Pauvre excellente Hélène!» Puis, c'est la reine des Belges: «Chère
angélique Louise! elle est si bonne pour nous, sans cesse nous
demandant ce que nous désirons, ce que nous aimons.» Les princes ne
lui plaisent pas moins: «Ces jeunes gens sont si gais», dit-elle,
particulièrement «Joinville, si aimable et notre grand favori». «Ils
sont tous si empressés et si agréables, écrit-elle encore; cela
réjouit le coeur: je suis à l'aise avec eux comme si j'étais de la
famille.» Et elle répète, le lendemain: «Je me sens si gaie et si
heureuse avec ces chères gens!»

[Note 219: À propos de la visite faite à la chapelle du château, la
Reine écrit sur son journal: «C'est la première chapelle catholique
que j'aie vue.»]

Au milieu de ces fêtes et de ces épanchements de royale amitié, la
politique se faisait sa part[220]. Il fut tout de suite visible que
les ministres britanniques, loin de vouloir diminuer la portée de la
démarche faite par leur souveraine, entendaient s'y associer et en
faire sortir le rapprochement des deux gouvernements. À peine
débarqué, lord Aberdeen dit à M. Guizot ces paroles très
significatives: «Prenez ceci, je vous prie, comme un indice assuré de
notre politique et sur la question d'Espagne et sur toutes les
questions; nous causerons à fond de toutes.» Dès le lendemain, il
avait avec le roi Louis-Philippe un long tête-à-tête. S'en expliquant
aussitôt après avec M. Guizot, il se déclara «content des vues et des
intentions politiques que le Roi lui avait développées, spécialement
sur la question d'Espagne, frappé de l'abondance de ses idées et de
ses souvenirs, de la rectitude et de la liberté de son jugement, de la
vivacité naturelle et gaie de son langage». Mais c'était surtout entre
les ministres que les questions devaient être serrées de près. Ils ne
se contentèrent pas des entretiens un peu à bâtons rompus qu'ils
pouvaient placer au milieu des excursions ou des réunions générales.
Un jour, ils demandèrent la permission de ne pas prendre part à la
promenade royale et passèrent deux heures à arpenter seuls le parc,
s'entretenant de toutes choses. «Entretien singulièrement libre et
franc des deux parts, a rapporté M. Guizot, et auquel nous prenions
visiblement, l'un et l'autre, ce plaisir qui porte à la confiance et à
l'amitié.» Pas un sujet qui ne fût abordé. On parla du traité de
commerce, de la Russie, de l'Orient, de la Grèce, surtout du droit de
visite et du mariage de la reine d'Espagne, qui, aux yeux de lord
Aberdeen, étaient l'un «le plus gros embarras», l'autre «la plus
grande affaire» du moment.

[Note 220: Pour l'exposé des conversations politiques qui ont eu lieu
à Eu, pendant la visite de la reine d'Angleterre, je me suis
principalement attaché au témoignage de l'un des interlocuteurs, aux
_Mémoires de M. Guizot_ (t. VI, p. 191 et suiv., et t. VIII, p. 144).
Les citations qui seront faites sans indication de source spéciale
sont empruntées à ces Mémoires.]

En ce qui touchait le droit de visite, M. Guizot ne jugeait pas encore
le moment venu de faire aucune proposition, mais il s'attacha à faire
comprendre comment les votes de la Chambre l'obligeaient à ouvrir
prochainement une négociation pour la revision des conventions de
1831. De son côté, lord Aberdeen ne laissa pas ignorer au ministre
français à quel point les préventions étaient excitées en Angleterre.
«Il y a deux choses, lui dit-il, sur lesquelles mon pays n'est pas
traitable et moi pas aussi libre que je le souhaiterais, l'abolition
de la traite et la propagande protestante. Sur tout le reste, ne nous
inquiétons, vous et moi, que de faire ce qui sera bon; je me charge de
le faire approuver. Sur ces deux choses-là, il y a de l'impossible en
Angleterre et beaucoup de ménagements à garder. «Et comme M. Guizot
lui demandait quelle était, dans la Chambre des communes, la force du
parti des _saints_: «Ils sont tous _saints_ sur ces questions-là»,
répondit-il. Toutefois il n'opposa pas de fin de non-recevoir absolue
à la négociation qu'on lui annonçait. C'était précisément la qualité
propre de cet esprit équitable, qualité plus rare qu'on ne le croit,
de tenir compte des difficultés sous l'empire desquelles se trouvaient
ceux avec qui il traitait. Il sortit de cet entretien, ayant compris
que les Chambres françaises ne désarmeraient pas avant d'avoir obtenu
l'abolition du droit de visite, et «qu'il y avait là, entre les deux
pays, une question à laquelle il fallait trouver une solution, un
péril qu'il fallait faire cesser».

Sur le mariage espagnol, lord Aberdeen, demeuré jusque-là soupçonneux
en dépit de nos déclarations antérieures, fut tout d'abord frappé et
charmé de l'insistance et de la netteté avec lesquelles, dans
l'intimité du tête-à-tête, le Roi et son ministre affirmèrent leur
résolution de ne pas aspirer et même de se refuser à l'union d'un
prince français avec Isabelle. Mais, on le sait, dans la pensée de
notre gouvernement, cette renonciation devait avoir une contre-partie
qui était l'exclusion de tout candidat étranger à la famille de
Bourbon. Obtint-on, à Eu, que le cabinet britannique adhérât enfin à
cette exclusion? La question est délicate et importante: elle est un
des éléments du grave procès qui se plaidera, quelques années plus
tard, entre les deux gouvernements, chacun reprochant à l'autre
d'avoir manqué à sa parole[221]. La vérité est que, non par
arrière-pensée de se duper mutuellement, mais par crainte de rendre
plus difficile un accord très désiré des deux parts, les
interlocuteurs évitèrent de pousser les choses trop à fond, et qu'à
bonne intention, on laissa, dès l'origine de cette affaire, régner un
certain vague qui n'était pas sans danger pour l'avenir. Du côté de la
France, on n'osa pas mettre l'Angleterre en demeure de reconnaître le
droit d'exclusion qu'elle nous avait jusqu'ici dénié, et de répudier
nommément la candidature du prince de Cobourg. Du côté de
l'Angleterre, la réserve une fois faite du principe et le ménagement
gardé sur la personne, on ne refusa pas de s'engager, ou l'on nous
laissa croire qu'on s'engageait à seconder en fait nos efforts en
faveur des prétendants de la maison de Bourbon et à décourager tous
autres candidats. Ce fut ainsi que M. Guizot comprit les conditions de
l'accord conclu[222], et la conduite ultérieure de lord Aberdeen
indique qu'il se regardait en effet comme ayant pris ces
engagements[223]. Seulement, tout en étant personnellement résolu à
les tenir avec sa loyauté ordinaire, le secrétaire d'État, par souci
des préventions du public anglais et par égard pour les préférences de
sa cour, paraît avoir hésité à les faire connaître clairement et
complètement autour de lui, mettant volontiers en lumière la réserve
qu'il avait faite, en principe, du libre choix de la reine d'Espagne,
et laissant un peu plus dans l'ombre le concours pratique qu'il avait
promis aux candidats désirés par la France[224]. Du reste, fallût-il
admettre un doute sur la mesure de l'engagement pris par le
gouvernement anglais, un fait du moins n'est pas contestable,--et ce
fait paraît décisif,--c'est que la renonciation du gouvernement du roi
Louis-Philippe au mariage français était conditionnelle; elle
supposait que les Bourbons seraient les seuls candidats admis à la
main de la Reine. Lord Aberdeen en était formellement averti.
«L'apparition du prince de Cobourg, lui avait dit M. Guizot, serait la
résurrection du duc d'Aumale[225].»

[Note 221: Les historiens anglais ont naturellement cherché à établir
que leur gouvernement ne s'était nullement engagé à repousser la
candidature du prince de Cobourg. Telle est notamment la thèse de M.
BULWER (_Life of Palmerston_) et de sir Théodore MARTIN (_Life of H.
R. H. the Prince Consort_). Le baron de Stockmar présente les faits de
même dans ses _Mémoires_.]

[Note 222: M. Guizot, revenant sur ces événements, le 20 janvier 1847,
à la tribune de la Chambre des pairs, a raconté ainsi, sans être
contredit par lord Aberdeen, ce qui s'était passé à Eu, en 1843, au
sujet du mariage espagnol: «Cette question devint, entre lord Aberdeen
et moi, l'objet de plusieurs conversations: il fut convenu, non pas
que lord Aberdeen accepterait et proclamerait notre principe sur les
descendants de Philippe V qui seuls nous convenaient pour le trône
d'Espagne, mais qu'en fait, en pratique, les conseils de l'Angleterre
seraient donnés dans ce sens, que tout autre candidat serait
découragé, par voie d'influence seulement, mais qu'il le serait.» Et
l'orateur citait, à l'appui de son récit, la dépêche par laquelle, le
21 septembre 1843, il mandait à M. de Flahault, son ambassadeur à
Vienne, le résultat des conversations qui venaient d'avoir lieu,
quelques semaines auparavant: «...Lord Aberdeen accepte les
descendants de Philippe V comme les seuls candidats convenables au
trône de la reine Isabelle. Il ne proclamera pas le principe hautement
et absolument comme nous. Il l'adopte en fait, et se conduira en
conséquence. Aucune exclusion n'est formellement prononcée. Nous
n'excluons pas formellement les Cobourg. L'Angleterre n'exclut pas
formellement les fils du Roi. Mais il est entendu que nous ne voulons
ni l'une ni l'autre de ces combinaisons, que nous ne poursuivions ni
l'une ni l'autre, que nous travaillerons, au contraire, à empêcher que
l'une ou l'autre soit proposée par l'Espagne, et que si l'une des deux
propositions était faite, l'autre reprendrait à l'instant sa
liberté... Cela convenu, lord Aberdeen s'engage à appuyer, de concert
avec nous, celui des descendants de Philippe V qui aura en Espagne le
plus de chance de succès, sous ces deux réserves, qui sont
parfaitement notre avis aussi à nous: 1º que l'indépendance de
l'Espagne et de la Reine sera respectée; 2º que l'Angleterre ne
prendra aucune initiative et se bornera à marcher avec nous, en
appuyant de son influence notre résolution commune.»]

[Note 223: Notre assertion n'est nullement contredite par ce fait que
lord Aberdeen a affirmé plus tard avoir «toujours protesté contre la
prétention d'imposer comme mari à la Reine et à son peuple un prince
pris expressément dans telle ou telle famille». (Lettre à M. Guizot,
du 14 septembre 1846, publiée dans la _Revue rétrospective_.) C'était
là la réserve de principe. Mais dans cette même lettre, lord Aberdeen
se faisait honneur de n'avoir jamais rien fait pour la candidature
Cobourg, d'en avoir, au contraire, détourné la Reine et le prince
Albert, d'avoir désavoué ceux de ses agents qui s'étaient laissé
compromettre dans ce sens, et d'avoir exprimé l'avis que le mariage
avec un Bourbon était le plus convenable. Voilà l'exécution de
l'engagement de fait.]

[Note 224: C'est ainsi seulement qu'on peut expliquer comment le
prince Albert écrivait, le 10 septembre 1843, en revenant d'Eu, à son
confident, le baron de Stockmar: «Il ne s'est rien passé de politique,
excepté la déclaration de Louis-Philippe à Aberdeen qu'il ne donnerait
pas son fils à l'Espagne, même si on le lui demandait, et la réponse
d'Aberdeen qu'excepté un de ses fils, tout aspirant que l'Espagne
choisirait serait accepté par l'Angleterre.» (_Le Prince Albert_, t.
I, p. 98.)--Évidemment, si le mari de la reine Victoria avait été tenu
au courant des longues conversations échangées entre les deux
ministres anglais et français, il n'eût pu écrire qu'il «ne s'était
rien passé de politique», et il n'eût pas tout réduit à un abandon de
la candidature française sans aucune contre-partie. Il est donc
probable que lord Aberdeen, qui n'aimait pas à contredire et à
contrister les gens, n'avait pas été empressé de faire savoir au
prince consort à quel point il avait sacrifié, en fait, les chances
matrimoniales de son cousin.]

[Note 225: Ce propos si significatif était rapporté, quelques jours
après avoir été tenu, dans la dépêche adressée par M. Guizot à M. de
Flahault. (Discours précité du 20 janvier 1847.)]

Tel fut, autant qu'on peut aujourd'hui le préciser, le résultat de ces
longs entretiens sur les principales questions pendantes. M. Guizot
s'en félicitait, et c'est ce qui lui faisait écrire un peu plus tard à
M. de Barante: «La surface du voyage d'Eu a été très bonne. Le fond
est encore meilleur[226].» Du reste, ce qui valait peut-être mieux que
l'accord conclu sur tel ou tel point particulier, c'était le caractère
tout nouveau que prenaient les rapports des deux hommes appelés à
diriger la politique étrangère de la France et de l'Angleterre. Tandis
que l'intimité s'établissait entre leurs cours, ils devenaient
personnellement amis. Ce que toutes les assurances et les
protestations de leurs dépêches n'eussent jamais parvenu à faire, la
liberté et la cordialité de leur tête-à-tête sous les ombrages du parc
d'Eu l'ont accompli en quelques heures. Ainsi ont été, sinon
entièrement dissipés, du moins fort atténués, les méfiances et les
ombrages dont une rivalité séculaire avait fait en quelque sorte la
tradition politique de leurs deux gouvernements. Chacun des
interlocuteurs a été à la fois surpris et touché de rencontrer chez
l'autre tant de sincère bon vouloir, de modération impartiale et
conciliante, de largeur et d'équité d'esprit. Cette amitié n'était pas
un caprice superficiel et passager. Elle devait subsister jusqu'à la
fin, résistant aux plus délicates complications, permettant de les
résoudre et, par là même, aidant singulièrement à la paix du monde. Il
faudra la chute de lord Aberdeen et le retour de lord Palmerston, pour
perdre le fruit du rapprochement inauguré ainsi en 1843, et pour voir
renaître, entre les deux puissances occidentales, les vieilles
suspicions et les vieilles animosités.

[Note 226: Lettre du 2 novembre 1843. (_Documents inédits._)]

Après cinq jours de réunion, il fallut bien se séparer. «À six heures
moins un quart,--écrit la reine Victoria sur son journal, à la date du
jeudi 7 septembre,--nous nous sommes levés, le coeur gros, en pensant
que nous devions quitter cette chère et aimable famille... J'étais si
triste de m'en aller!» Puis, après avoir raconté son embarquement:
«Enfin le mauvais moment est arrivé, et nous avons été obligés de
prendre congé les uns des autres avec le plus grand regret... Nous
nous sommes placés de manière à les voir passer sur un petit bateau à
vapeur à bord duquel ils sont tous montés. Le Roi a agité sa main et
nous a crié encore: Adieu! Adieu[227]!» Le prince Albert, d'un
tempérament plus froid, moins disposé à s'attendrir, surtout quand il
s'agissait de la France, n'en rapportait pas moins une impression
favorable de sa visite à Eu, et, à peine de retour en Angleterre, le
10 septembre, il écrivait à son confident Stockmar: «Notre expédition
s'est passée à merveille. Le ciel nous a favorisés d'un temps
magnifique, et rien n'est arrivé qui pût nous causer le moindre
désagrément... Le vieux roi était dans l'enchantement, et toute la
famille nous a reçus avec une cordialité, je puis même dire avec une
affection vraiment touchante. Victoria a été frappée de la nouveauté
de la scène, et elle est tout à fait triste que ce soit fini.
Joinville nous a accompagnés à notre retour et est resté ici deux
nuits. J'ai rarement vu un jeune homme qui m'ait plu autant. Ses vues
sont particulièrement saines. Il est droit, honorable, bien doué et
aimable, mais très sourd. Tous les Français se sont montrés satisfaits
et infatigables dans leur courtoisie avec nous. L'effet produit par
l'excursion est excellent. Ici le public en est aussi parfaitement
satisfait... Lord Brougham m'a écrit hier pour féliciter Victoria et
moi sur les bons effets produits en France par notre voyage et sur ce
qu'il peut y avoir, dans cette sage démarche, de propre à faire naître
de bons sentiments entre les deux nations. Je crois même qu'il en sera
ainsi. Aberdeen a été parfaitement satisfait de tous et s'est fait
aimer... La famille de Louis-Philippe n'oublie pas que, depuis treize
ans, elle a été mise au ban de l'Europe; aussi apprécie-t-elle
vivement cette royale visite. Le Roi m'a répété cela à plusieurs
reprises...[228].»

[Note 227: _Le Prince Albert_, t. I, p. 96 et 97.]

[Note 228: _Ibid._, t. I, p. 97 et 98.]

Louis-Philippe, en effet, était pleinement heureux. Il n'avait pas eu
d'aussi bons jours depuis les fêtes du mariage du duc d'Orléans. «Tout
ce que je vous dirai, écrivait-il au maréchal Soult après le départ de
la reine Victoria, ne pourra pas vous donner une idée exacte de sa
grâce, de son aménité et de l'affection qu'elle nous a témoignée, à la
Reine, à ma soeur, à moi et à tous les miens[229].» Les intérêts de
son pays et ceux de sa dynastie lui paraissaient avoir été également
bien servis. Cet éclatant témoignage des dispositions du gouvernement
anglais facilitait et affermissait la politique de paix, en même temps
qu'elle donnait à cette politique meilleure figure, lui ôtait ce je ne
sais quoi d'un peu modeste et humilié que prétendait lui reprocher
l'opposition. La courtoisie déférente avec laquelle avait été traitée
la royauté de Juillet augmentait son prestige aussi bien aux yeux du
public français que des cours étrangères. Le Roi constatait ces
résultats, et il y voyait, non sans quelque orgueil, le fruit et la
récompense de son habile et patiente politique. M. Guizot partageait
la joie et le triomphe de son souverain. Avant même que les hôtes
royaux eussent quitté le château d'Eu, il écrivait à un de ses amis:
«Je pense beaucoup à ce qui se passe ici. Si je ne consultais que mon
intérêt, l'intérêt de mon nom et de mon avenir, je désirerais, je
saisirais un prétexte pour me retirer des affaires et me tenir à
l'écart. J'y suis entré, il y a trois ans, pour empêcher la guerre
entre les deux plus grands pays du monde. J'ai empêché la guerre. J'ai
fait plus: au bout de trois ans, à travers des incidents et des
obstacles de tout genre, j'ai rétabli, entre les deux pays, la bonne
intelligence et l'accord. La plus brillante démonstration de ce
résultat est donnée en ce moment à l'Europe. Je ne ressemble pas à
Jeanne d'Arc; elle a chassé les Anglais de France; j'ai assuré la paix
entre la France et les Anglais. Mais vraiment ce jour-ci est, pour
moi, ce que fut, pour Jeanne d'Arc, le sacre du roi à Reims. Je
devrais faire ce qu'elle avait envie de faire, me retirer. Je ne le
ferai pas, et on me brûlera quelque jour, comme elle[230].»

[Note 229: Lettre du 10 septembre 1843. (_Documents inédits._)]

[Note 230: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 195, 196.]

Le public en France n'était sans doute pas monté au même diapason que
M. Guizot, et l'entrevue de Victoria avec Louis-Philippe ne lui
faisait pas l'effet du sacre de Charles VII. Toutefois son impression
était vive; elle s'était traduite d'abord en surprise, ensuite en
curiosité très occupée de tous les détails de la réception. Vainement
les journaux de gauche tâchaient-ils de réveiller les ressentiments
contre l'Angleterre et de faire croire que le Roi payait en abandon
des droits de la France l'honneur qui lui était fait; le sentiment
dominant était la satisfaction. «L'effet sera immense, mandait de
Paris M. Duchâtel le 3 septembre, plus grand qu'on ne pouvait le
croire au premier abord.» On s'était demandé un moment si la Reine ne
viendrait pas à Paris. «La réception y aurait été très belle, écrivait
encore M. Duchâtel. J'étais d'abord un peu dans le doute. Mais toutes
mes informations sont très favorables. Le général Jacqueminot trouve
la garde nationale très animée dans le bon sens[231].» En somme, la
nation était flattée, dans son amour-propre, de la politesse qui
venait d'être faite à son souverain et dont elle prenait justement sa
part.

[Note 231: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 196.]

À l'étranger, au contraire, partout où l'on n'aimait pas la France de
Juillet, le dépit fut grand. Dès la première nouvelle des intentions
de la reine d'Angleterre, les ambassadeurs des puissances
continentales à Paris et à Londres avaient laissé voir leur mauvaise
humeur[232]. «Un roi n'eût pas fait cela, disait tel d'entre eux;
c'est une fantaisie de petite fille.» En même temps, le comte Bresson
écrivait de Berlin à M. Guizot: «Il y a longtemps que je n'ai reçu une
aussi agréable nouvelle... Que nous importe maintenant que tel ou tel
prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne
lui permettent pas de toucher la terre de France? La manifestation
essentielle est accomplie. Il faut avoir, comme moi, habité, respiré,
pendant longues années, au milieu de tant d'étroites préventions, de
passions mesquines et cependant ardentes, pour bien apprécier le
service que vous avez rendu et pour savoir combien vous déjouez de
calculs, combien de triomphes vous changez en mécomptes, et tout ce
que gagne le pays aux hommages qui sont rendus au Roi[233].» Quelques
jours plus tard, la visite faite, le même comte Bresson, qui avait pu
saisir sur le vif les impressions, non seulement de la cour de Prusse,
mais aussi de l'empereur de Russie, alors de passage à Berlin, mandait
encore à M. Guizot: «C'est un immense mécompte pour le Czar et pour
tous ceux qui partagent ses sentiments. Avec un ministère tory, cet
événement n'était pas même entré dans les prévisions: on se croyait
assuré du concert à quatre en toutes circonstances analogues à celles
du 15 juillet. On voit qu'à l'instar de l'Angleterre, il faudra
compter et l'on comptera beaucoup plus avec nous. Le roi de Prusse n'a
guère été plus charmé que son beau-frère... Indubitablement il est
froissé que la Reine l'ait relégué dans l'arrière-plan, lui, le
parrain du prince de Galles et qui avait droit à la première des
visites[234].» Ce dernier grief était un des plus vivement ressentis
en Allemagne; les journaux d'outre-Rhin rappelaient comment
Frédéric-Guillaume IV s'était rendu, l'année précédente, à Londres,
pour le baptême du prince de Galles, et ils se plaignaient de le voir
si mal récompensé de son empressement. À Vienne, la mortification
n'était pas aussi vive, mais M. de Metternich n'en considérait pas
moins avec déplaisir l'intimité des deux puissances occidentales[235].
L'événement lui paraissait surtout avantageux pour la France: «Ce qui
est évident, écrivait-il au comte Apponyi, c'est que, à Eu, lord
Aberdeen s'est laissé enjôler. Dans une rencontre avec Louis-Philippe
et M. Guizot, il tirera toujours la courte paille[236].»

[Note 232: «Les ambassadeurs du Nord ont montré de la mauvaise humeur,
écrivait le prince Albert à Stockmar, ce qui est peu judicieux...
L'empereur de Russie en sera impatienté, mais cela nous est égal.»
(_Le Prince Albert_, t. I, p. 98.)]

[Note 233: Lettre du 31 août 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p.
196, 197.)]

[Note 234: Lettre du 22 septembre 1843. (_Documents inédits._)--À la
même époque, la duchesse de Dino écrivait à M. de Barante: «On ne dit
pas Nicolas de trop belle humeur, et ce qui se passe à Eu lui déplaît
mortellement. Je pense que tous nos petits princes allemands, qui
craignent de se crotter en passant le Rhin, vont peu à peu le sauter à
pieds joints.» (_Documents inédits._)]

[Note 235: Dépêches de M. de Flahault du 11 et du 20 septembre 1843.
(_Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 197, 198.)]

[Note 236: Lettre du 12 octobre 1843. (_Mémoires de M. de
Metternich_, t. VI, p. 690.)]

Ainsi, qu'on regardât au delà ou en deçà des frontières, qu'on
s'attachât à l'apparence ou à la réalité, l'entrevue d'Eu était un
fait heureux pour la politique française. Ce succès diplomatique,
s'ajoutant au succès parlementaire qui avait marqué la fin de la
session de 1843, particulièrement au vote des fonds secrets, faisait
une bonne situation au ministère du 29 octobre. Il ne restait plus
rien de l'ébranlement produit par le résultat équivoque des élections
de juillet 1842. La partie qui, pendant quelque temps, avait paru
douteuse, était gagnée, et le cabinet terminait, dans une sécurité
qu'il n'avait pas encore connue, sa troisième année d'existence. Une
durée de trois ans! Cela seul n'était-il pas un progrès inespéré? Les
esprits réfléchis en étaient frappés. «Je vois avec plaisir, écrivait
alors la duchesse de Dino à un de ses amis, que votre opinion est très
favorable à la situation du ministère Guizot. Tout ce qui assure de la
durée à quelque chose ou à quelqu'un est inappréciable en France... Il
semble que la mauvaise veine soit épuisée et que la mort de ce pauvre
duc d'Orléans ait été la clôture des mauvais jours[237].» Cette
stabilité si nouvelle avait son heureux contre-coup sur le
développement des affaires; la prospérité était grande. Il ne faudrait
pas croire cependant qu'en devenant ainsi plus solide, le ministère
eût acquis une vraie popularité, et que l'opinion fût disposée à lui
témoigner beaucoup de gratitude pour les services qu'il rendait. Dans
une lettre qu'il adressait à M. Guizot, le 7 novembre 1843, M. de
Barante notait assez exactement l'état des esprits: «Vous devez être
content, disait-il au ministre, car il me paraît que le pays l'est
aussi. Sans doute son bien-être ne lui donne ni conviction, ni
affection, ni reconnaissance; il est même en garde contre de tels
sentiments; mais il est sciemment calme et s'applaudit de son
repos[238].»

[Note 237: Lettre à M. de Barante. (_Documents inédits._)]

[Note 238: _Documents inédits._]



CHAPITRE IV

L'ENTENTE CORDIALE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

(Septembre 1843-février 1844.)

     I. Lord Aberdeen et ses rapports avec le cabinet français. Les
     voyages du duc de Bordeaux en Europe. Sur la demande du
     gouvernement du Roi, la reine Victoria décide de ne pas recevoir
     le prétendant. Les démonstrations de Belgrave square. Leur effet
     sur le roi Louis-Philippe. Cet incident manifeste les bons
     rapports des deux cabinets.--II. Le discours du trône en France
     proclame l'entente cordiale. Discussion sur ce sujet dans la
     Chambre des députés. M. Thiers rompt le silence qu'il gardait
     depuis dix-huit mois. L'entente cordiale ratifiée par la
     Chambre.--III. Débats du parlement anglais. Discours de sir
     Robert Peel.--IV. La dotation du duc de Nemours. Une
     manifestation des bureaux empêche la présentation du projet
     désiré par le Roi. Article inséré dans le _Moniteur_. Mauvais
     effet produit.--V. L'incident de Belgrave square devant les
     Chambres. Le projet d'adresse «flétrit» les députés légitimistes.
     Premier débat entre M. Berryer et M. Guizot. Faut-il maintenir le
     mot: _flétrit_? Nouveau débat. M. Berryer rappelle le voyage de
     M. Guizot à Gand. Réponse du ministre. Scène de violence inouïe.
     Le vote. Réélection des «flétris». Reproches faits par le Roi à
     M. de Salvandy. Conséquences fâcheuses que devait avoir pour la
     monarchie de Juillet l'affaire de la «flétrissure».


I

Aussitôt après la visite faite à Eu, en septembre 1843, par la reine
Victoria, les cabinets de Londres et de Paris s'appliquèrent, avec une
bonne volonté et une bonne foi égales, à pratiquer leur nouvelle
politique d'entente. Au mois d'octobre, lord Aberdeen, s'étant rendu
dans sa terre de Haddo, en Écosse, pour y prendre un peu de repos,
invita à l'y suivre notre chargé d'affaires qui était en ce moment le
comte de Jarnac. Le ministre et le diplomate vécurent à Haddo sur un
pied d'intimité confiante et affectueuse. «Le repas du matin terminé,
a raconté M. de Jarnac[239], lord Aberdeen m'emmenait dans son
cabinet. Les courriers de l'ambassade comme ceux du _Foreign office_
nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que
les intérêts du service le permettaient; nous causions de tout à coeur
ouvert.» Puis, à d'autres moments, le soir principalement, c'étaient
de longues conversations où le secrétaire d'État devisait librement
des choses et des hommes de la politique. Tantôt, il réveillait ses
souvenirs sur les luttes du commencement du siècle, sur Napoléon, sur
Talleyrand qu'il jugeait sévèrement, sur les autres personnages de
cette tragique époque. Tantôt, revenant au temps présent, «il parlait
volontiers, rapporte son interlocuteur, de l'inflexible intégrité du
duc de Broglie; de la reine Marie-Amélie, _that angel on earth_, à
laquelle il avait voué un culte tout particulier, _la seule personne
de notre siècle_, disait-il, _contre laquelle le souffle de la
calomnie n'a jamais osé s'élever_; de la noble lutte que soutenaient
le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour les intérêts les plus chers de
l'humanité»; toutefois, il laissait voir des doutes sur l'issue de
cette lutte: les destinées futures de notre pays l'inquiétaient. Le
sujet le plus fréquent des entretiens était naturellement la situation
respective de la France et de l'Angleterre. C'est même en cette
circonstance que leurs nouveaux rapports paraissent avoir reçu, pour
la première fois, le nom qu'ils devaient conserver dans l'histoire
diplomatique. Un jour, en effet, le ministre fut amené à communiquer à
notre chargé d'affaires une longue lettre confidentielle qu'il
adressait à son frère sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne; dans
cette lettre, pour caractériser les relations qu'il désirait désormais
entretenir avec le gouvernement français, il se servait de cette
expression: «_A cordial good understanding_, une cordiale bonne
entente.»

[Note 239: Notice de M. le comte de Jarnac sur lord Aberdeen.]

Bien que dégagé des préjugés surannés et supérieur aux mesquines
jalousies, lord Aberdeen restait non seulement très anglais, mais aussi
très tory. Cette disposition d'esprit influait sur sa façon de concevoir
l'entente des deux puissances occidentales. Au lendemain de 1830, alors
que les whigs étaient au pouvoir, cette entente avait été plus ou moins
une alliance libérale destinée à tenir tête, en Europe, aux cabinets
réactionnaires. En 1843, dans l'esprit du ministre tory, elle devait
avoir un caractère conservateur et surtout pacifique. C'était parce que
le gouvernement du roi Louis-Philippe résistait, en France, à l'esprit
révolutionnaire et belliqueux, c'était pour le seconder dans cette
résistance, que lord Aberdeen estimait utile et juste de se rapprocher
de lui. Tout en effectuant très loyalement ce rapprochement, il
n'oubliait pas que l'alliance avec les puissances continentales avait
été la tradition de son parti et qu'elle pourrait redevenir nécessaire,
au cas, nullement impossible, où la France tenterait de détruire
l'oeuvre de 1815. Il demeurait très attaché à cette oeuvre à laquelle il
avait pris personnellement une grande part; l'état européen, créé à
cette date, lui paraissait la condition de la sécurité de la
Grande-Bretagne qui se trouvait sans armée en face de la France toujours
occupée à développer ses forces militaires. «L'alternative pour nous,
disait-il à M. de Jarnac, c'est une Europe fortement constituée dans
notre intérêt, ou des armements extraordinaires et excessifs; notre
grandeur, notre indépendance, notre sécurité même sont à ce prix.» Aussi
ne cachait-il pas au chargé d'affaires français qu'il ferait cause
commune avec les autres cours, si nous voulions toucher aux traités de
1815: «Souvenez-vous,--lui disait-il un jour où la conversation avait
porté sur l'Autriche,--souvenez-vous, quelle que soit d'ailleurs
l'intimité de notre union, qu'en Italie, je ne suis pas Français, je
suis Autrichien.» Sous l'empire du même sentiment, il s'appliquait à
calmer les mécontentements que l'entrevue d'Eu avait provoqués à Vienne
et à Berlin. «Dans ce rapprochement, disait-il à M. de Bunsen, ministre
de Prusse à Londres, il n'y a rien d'exclusif; d'ailleurs, la paix et la
bonne harmonie ne peuvent que gagner à ce que les relations des grandes
cours avec celle de France redeviennent entièrement ce qu'elles étaient
de 1815 à 1830[240].» Il ne manquait pas une occasion de rappeler au
diplomate prussien que son dessein principal, en se rapprochant de la
France, était d'y contenir le parti de la guerre[241]. Ces explications
ne suffisaient pas, il est vrai, à dissiper la mauvaise humeur des
cabinets de Berlin et de Vienne. M. de Metternich, entre autres, ne
parlait pas sans colère de la «monstrueuse jonction» de la France et de
l'Angleterre, et de la «stupidité» avec laquelle le cabinet de Londres
se laissait jouer par celui de Paris[242].

[Note 240: Cité dans une lettre du comte Bresson à M. Guizot, en date
du 29 septembre 1843. (_Documents inédits._)]

[Note 241: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p.
583.]

[Note 242: La seule consolation que M. de Metternich trouvait au
spectacle de cette «monstrueuse jonction», était l'espoir qu'elle ne
durerait pas. «On a pris à Paris et à Londres, écrivait-il au comte
Apponyi le 26 janvier 1844, l'habitude d'une politique de
sous-entendus; à Paris, c'est la finesse qui doit remplacer le fond
qui manque en toutes choses; à Londres, on est franchement stupide.
Or, comme la stupidité a aussi son réveil, c'est de Londres que
viendront les premières causes de tension. La finesse, étant toujours
éveillée, n'est pas soumise aux mêmes lois; elle va aussi longtemps
que le permet la force des choses.» (_Mémoires de M. de Metternich_,
t. VII, p. 19 et 20.)]

Le soin avec lequel lord Aberdeen tâchait de prévenir tout
refroidissement entre la Grande-Bretagne et les cours du continent,
n'impliquait pas de sa part double jeu. C'était seulement une
précaution qui lui paraissait imposée par les incertitudes de
l'avenir. Pour le moment et tant qu'à Paris on demeurait conservateur
et pacifique, il s'appliquait, «sans briser les autres alliances qui
lui tenaient lieu d'armements», à entretenir avec notre gouvernement
des relations vraiment intimes. «Pour la France, a rapporté M. de
Jarnac, étaient au fond la grande considération, les grands égards,
les grandes prévenances. En tout, depuis l'action commune sur les plus
importantes questions jusqu'au plus intime détail de l'étiquette et du
cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang[243].»
En Grèce et en Espagne, sur les deux théâtres où l'antagonisme était
naguère le plus aigu, des efforts sincères étaient tentés pour faire
entrer la cordiale entente dans la pratique; sans doute, les
instructions conciliantes envoyées de Londres n'avaient pas, du
premier coup, raison des habitudes contraires prises par les agents
anglais résidant à Madrid et à Athènes. Mais du moins, la direction
était loyalement donnée. Cela suffisait pour que M. Guizot pût écrire,
le 2 novembre 1843: «L'Espagne et la Grèce sont en bon train[244].»
Et, quelques semaines plus tard, le 9 décembre, notre ambassadeur à
Londres, M. de Sainte-Aulaire, formulait ainsi son appréciation:
«Quant à la politique générale, la situation me paraît bonne. En
Grèce, nous irons avec l'Angleterre. En Espagne, les vieilles
méfiances sont amorties[245].»

[Note 243: _Notice sur lord Aberdeen._]

[Note 244: _Documents inédits._]

[Note 245: _Ibid._--J'aurai occasion d'exposer plus tard les affaires
de Grèce et de continuer le récit de celles d'Espagne. Voir plus loin
dans ce même volume le ch. VII.]

Ce n'était pas seulement dans ces affaires en quelque sorte normales
et permanentes, c'était aussi dans les incidents imprévus et passagers
que les bonnes dispositions du cabinet britannique avaient occasion de
se manifester. Précisément à cette époque, le voyage du duc de
Bordeaux à Londres fit naître un de ces incidents. Tant que Charles X
avait vécu, conservant, en dépit de l'abdication de Rambouillet, le
gouvernement de sa famille, sa préoccupation avait été d'empêcher que
son petit-fils ne tombât aux mains des agités du parti royaliste[246].
Après sa mort (6 novembre 1836), le duc d'Angoulême, devenu Louis XIX
pour son entourage et le comte de Marnes pour le dehors, n'était
porté, ni par son âge ni surtout par son caractère, à rien changer aux
traditions établies par son père, et la petite cour exilée de Goritz
demeura à la fois aussi respectable et aussi morte que par le passé.
Pendant ce temps, le duc de Bordeaux grandissait; l'enfant devenait
jeune homme, et, bien que son éducation eût été entièrement dirigée
selon les vues de Charles X, il sentait le besoin de sortir de cette
retraite immobile et muette; il aspirait à voir la terre des vivants
et à s'y montrer. De là, son voyage à Rome, accompli en octobre 1839,
comme une sorte de coup de tête, à l'insu de ses parents, avec la
seule complicité du duc de Lévis et en trompant par un déguisement la
surveillance de la police autrichienne. Il avait alors dix-neuf ans.
Le Pape, surpris, gêné, ne put pas cependant ne pas lui faire bon
accueil, et le jeune prince passa tout l'hiver à Rome, fort répandu
dans les salons de l'aristocratie. Mis en goût par ce premier acte
d'émancipation, il songeait dès lors à visiter Berlin et Londres; mais
la crise de 1840 l'empêcha de donner immédiatement suite à son projet:
plus tard, survinrent d'autres obstacles, notamment la longue
immobilité à laquelle le condamna une grave chute de cheval, faite en
juillet 1841. Ce fut seulement à la fin de 1842 qu'il recommença ses
pérégrinations, en se rendant à Dresde. Le voyage en Prusse et en
Angleterre était annoncé pour l'année suivante.

[Note 246: Voir plus haut, t. III, ch. III, § V.]

Ces déplacements ne laissaient pas que de causer quelque émoi aux
Tuileries. Ce que Louis-Philippe savait des sentiments de la plupart
des cours européennes lui faisait craindre que la présence du duc de
Bordeaux auprès de ces cours n'amenât quelque incident déplaisant pour
la monarchie de 1830. Il ne se sentait plus d'humeur à supporter
patiemment les mortifications qu'au début, nouveau venu au milieu des
vieilles royautés, il avait cru plus sage de ne pas remarquer; d'autre
part, il désirait vivement ne pas se créer d'affaires, surtout pour un
tel sujet; il comprenait qu'une surveillance trop tracassière ne
serait pas digne, et il ne voulait pas se faire accuser d'ajouter de
petits déplaisirs à une si grande infortune. Les instructions envoyées
à nos agents, sur ce sujet délicat, furent donc pondérées avec
soin[247]. Que le duc de Bordeaux se rendît dans les diverses
capitales, qu'il y fût reçu par les souverains, le gouvernement
français n'y trouvait pas à redire, pourvu que ce fût à titre privé,
sans caractère politique, et que le séjour ne dépassât pas la durée
d'une visite de passage. Mais il avertissait les autres cours que ses
représentants diplomatiques ne pourraient continuer à résider là où
ces conditions n'auraient pas été observées. À Dresde, en décembre
1842, et l'année suivante en Prusse, bien que, dans ce dernier pays,
le prince fût l'hôte du roi Frédéric-Guillaume à Sans-Souci, notre
cabinet ne jugea pas que les limites fixées par lui eussent été
dépassées; il se montra même fort satisfait de la déclaration
spontanément faite par le gouvernement de Berlin, que «la visite
aurait été déclinée, si l'oncle du jeune prince avait cessé de vivre,
et que le neveu, gagnant d'importance aux yeux d'un parti, eût été
regardé comme un prétendant[248]».

[Note 247: Instructions envoyées à Vienne, à Dresde, à Berlin,
décembre 1842 à septembre 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p.
46 à 53.)]

[Note 248: Cette déclaration se trouvait dans une lettre que le roi de
Prusse avait fait écrire par M. de Humboldt à M. Guizot, le 23
septembre 1843, pour le rassurer sur les conditions dans lesquelles
s'était accomplie la visite. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII.)]

Le voyage à Londres, qui devait suivre celui de Berlin et qui était
annoncé pour le mois de novembre 1843, inquiétait davantage le cabinet
de Paris. Le théâtre était plus proche, plus en vue, et l'on savait
que les légitimistes allaient saisir cette occasion pour faire une
grande manifestation de parti. Ajoutons qu'après l'entrevue d'Eu, la
cour de France croyait pouvoir obtenir de celle d'Angleterre ce
qu'elle eût peut-être hésité à demander aux cours d'outre-Rhin. Lord
Aberdeen prit les devants avec une cordialité parfaite: «La Reine,
dit-il à notre chargé d'affaires, désire ne point voir le prince, et,
quant à moi, je prendrais la responsabilité de lui conseiller de
refuser sa visite, si, par un motif quelconque, vous m'en exprimiez le
désir au nom du gouvernement français. La question est entre vos
mains, et vous connaissez assez ce que sont les dispositions de cette
cour, pour n'éprouver aucun scrupule à faire connaître vos voeux.
Maintenant, je vous dirai que, livré à moi-même, et si l'on était
indifférent à Paris, je voudrais que, s'il le désire, la Reine reçût
le jeune prince. Cette réception serait évidemment tout à fait
particulière (_strictly private_), une simple présentation sans dîner,
etc. Mais si vous m'en exprimez le désir, je le répète, je
déconseillerai même cette simple prévenance de notre cour[249].»
Évidemment, le secrétaire d'État était préoccupé du mauvais effet que
ferait, dans l'aristocratie tory, le refus de recevoir la visite; et
cependant, pour témoigner de son désir d'être agréable au gouvernement
français, il se montrait prêt à affronter ces mécontentements de
salons, qui ne sont pourtant pas d'ordinaire les moins redoutés. M.
Guizot eût volontiers montré l'«indifférence» désirée et conseillée
par lord Aberdeen; mais, à ce moment même, il voyait les légitimistes
se donner, avec grand apparat et grand bruit, rendez-vous à Londres,
autour de celui qui devenait ainsi un «prétendant». «Il y a là autre
chose que du respect pour le malheur, disait notre ministre, et le
respect est dû à autre chose encore que le malheur[250].» Dans ces
conditions, le gouvernement français estima, après en avoir délibéré,
qu'il y avait lieu de demander à la reine d'Angleterre de ne pas
recevoir le prince. «Si M. le duc de Bordeaux, écrivit à Londres, le 6
novembre, M. Guizot, était simplement un prince exilé et malheureux,
voyageant sans but ni effet politique, nous trouverions très naturel
et convenable qu'on donnât à son malheur et à son rang toutes les
marques de respect. Mais les choses ne sont pas telles, bien s'en
faut. Que M. le duc de Bordeaux le veuille ou ne le veuille pas,... il
est bien réellement un prétendant qui fait de la politique de faction
ou qui se prépare à en faire.» M. Guizot exposait ensuite que les
légitimistes chercheraient à tirer parti d'une visite même reçue
_privately_, et qu'au contraire, un refus déjouerait leurs
manoeuvres[251]. Louis-Philippe, qui personnellement prenait très
vivement cette affaire, avait déjà écrit, le 4 novembre, avant même la
délibération de son conseil, au roi des Belges, son intermédiaire
ordinaire avec la cour de Windsor: «Le duc de Bordeaux va en
Angleterre, pas comme _visitor abandoned and interesting_, mais comme
_pretender_, cela est certain. Dès lors, il faut qu'il ne soit pas
reçu par la Reine... Qu'on mette le plus de formes qu'on voudra dans
cette décision, cela, on le pourra, pourvu qu'on ne cède pas sur le
fait[252].» Le gouvernement anglais s'exécuta immédiatement. En
revenant de Windsor, le 10 novembre, lord Aberdeen dit à notre
représentant: «Tout est arrangé à l'égard du duc de Bordeaux; la Reine
se conformera exactement au voeu du gouvernement français; il lui a
suffi d'en être avertie.» Personnellement, sans doute, lord Aberdeen
était contrarié. «Dites de ma part à M. Guizot, déclara-t-il à M. de
Jarnac, que je ne le reconnais pas là; c'est de la politique de
Metternich[253].» Le duc de Wellington ressentit plus vivement encore
le déplaisir des exigences françaises. Ni l'un ni l'autre n'eurent
cependant un instant d'hésitation. Quant à sir Robert Peel, il fit
plus; il approuva la conduite de notre gouvernement et insista pour
que la reine d'Angleterre «ne laissât attribuer sa décision à aucune
instigation venant de Paris», et pour qu'elle «parût ne suivre en cela
que sa propre volonté et son sentiment spontané[254]».

[Note 249: Lettre du comte de Jarnac à M. Guizot, du 31 octobre 1843.
(_Ibid._, p. 54 et suiv.)]

[Note 250: Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 4 novembre 1843.
(_Mémoires de M. Guizot_, p. 56.)]

[Note 251: _Ibid._, p. 57 et suiv.]

[Note 252: _Revue rétrospective._]

[Note 253: Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 10 novembre
1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 61.)]

[Note 254: Lettre du comte de Jarnac à M. Guizot, du 8 novembre 1843.
(_Ibid._, p. 60, 61.)]

Le duc de Bordeaux arriva à Londres vers la fin de novembre 1843, et
s'installa dans l'hôtel qu'on lui avait loué, à Belgrave square.
Informé des résolutions de la Reine, il évita de solliciter une
entrevue qui eût été déclinée. L'aristocratie anglaise, d'habitude
fort empressée à fêter les visiteurs extraordinaires, garda cette fois
une certaine réserve, par déférence pour l'exemple donné par sa
souveraine[255]. Par contre, les légitimistes français, accourus en
foule à Londres, se donnèrent beaucoup de mouvement et firent grand
bruit. La presse du parti portait leur nombre à deux mille, chiffre
certainement exagéré: dans une lettre postérieure, le prince ne parla
que de mille. Parmi eux, on remarquait plus d'un grand nom de la
noblesse, deux pairs: le duc de Richelieu et le marquis de Vérac, et
cinq députés: MM. Berryer, de Larcy, de Valmy, Blin de Bourdon et de
la Rochejaquelein[256]. Aucun doute sur le caractère de la démarche.
Ce n'était pas seulement un prince malheureux qu'on venait honorer et
consoler; c'était le souverain légitime qu'on acclamait, pour
l'opposer à l'usurpateur. Le 29 novembre, le duc de Fitz-James lisait,
à la tête de trois cents de ses amis politiques, une adresse à celui
qu'il appelait «_son roi_», et des cris de: _Vive Henri V!_ suivaient
ce discours. Chaque jour, c'était une manifestation nouvelle, dont les
journaux s'appliquaient ensuite à prolonger en France le
retentissement.

[Note 255: Revenant peu après sur ces événements, notre ambassadeur à
Londres, M. de Sainte-Aulaire, écrivait, le 6 février 1844, à M. de
Barante: «Bien que le parti légitimiste ne rencontre aucune sympathie
en Angleterre, le pays est trop aristocratique pour n'être pas un peu
ébloui par beaucoup de noms historiques, et, abstraction faite de
l'intention du pèlerinage, on aurait voulu fêter les pèlerins. Je
crois en vérité que la Reine et le gouvernement anglais nous ont rendu
un fort grand service, en entravant cette tendance. Si M. le duc de
Bordeaux eût été reçu à Windsor, des ovations eussent été données à
lui et à ses leudes dans toutes les demeures hospitalières de
l'Angleterre. Il retournait sur le continent, tout autre personnage
qu'il n'en était venu. Les invitations de toutes les cours d'Allemagne
arrivaient, les ministres de France ne pouvaient tenir à leurs postes,
et l'isolement nous devenait non moins coûteux qu'en 1840.»
(_Documents inédits._)]

[Note 256: Un autre député, le marquis de Preigne, se rendit aussi à
Londres: mais il déclara plus tard que son voyage avait eu pour motif
des affaires personnelles, et que sa visite au prince n'avait été
dictée que par un sentiment de convenance et de politesse.]

Au nombre des visiteurs était M. de Chateaubriand. On avait vu, non
sans quelque étonnement, ce grand désenchanté, qui proclamait «ne plus
croire à la politique», sortir de sa retraite chagrine et
dédaigneuse[257], pour prendre part à cet acte de piété et de foi
monarchiques. Il en fut largement payé. Après le prince, tous les
honneurs furent pour lui. Les royalistes présents à Londres lui
apportèrent solennellement le témoignage de leur reconnaissance.
«Après avoir rendu hommage au roi de France,--disaient-ils, toujours
par l'organe du duc de Fitz-James,--il nous restait encore un autre
devoir à remplir, et nous nous sommes présentés auprès de vous, pour
rendre hommage à la royauté de l'intelligence.» Le duc de Bordeaux
lui-même s'associa à cet hommage, et il déclara que, s'il aspirait au
trône de ses ancêtres, c'était pour servir la France «avec les
sentiments et les principes de M. de Chateaubriand». Ce dernier, à la
fois flatté et ému, écrivait à ses amis de Paris: «Je viens de
recevoir la récompense de toute ma vie... Je suis là à pleurer comme
une bête.» Il ajoutait, à la vérité, pour ne pas paraître dupe de sa
propre émotion: «Hélas! tout cela, ce sont des paroles; c'est du
roman qui n'empêche pas le monde de marcher.» Doit-on chercher dans le
langage tenu en cette circonstance par M. le duc de Bordeaux
l'expression de ses idées personnelles à cette époque? Il faudrait
alors savoir ce qu'étaient «les sentiments et les principes de M. de
Chateaubriand»; on eût pu être embarrassé de les définir. Toutefois,
le prince laissait voir par là une certaine préoccupation de se donner
une physionomie libérale. Sur un autre point, il marqua, sinon ce
qu'il voulait, du moins ce qu'il ne voulait pas: ce fut en accueillant
très froidement le marquis de la Rochejaquelein, représentant de ce
royalisme démocratique qui, à la suite de la _Gazette de France_,
prônait le suffrage universel, l'appel au peuple et l'alliance avec la
gauche. Le prince voulait-il ainsi venger M. Berryer qui, peu
auparavant, avait été violemment attaqué par la _Gazette_? Il ne parut
pas cependant témoigner de faveur particulière au grand orateur qui, à
Londres, fut laissé dans une situation un peu effacée, nullement en
rapport avec son importance en France; l'action parlementaire n'était
probablement pas celle qui intéressait le plus le petit-fils de
Charles X. Du reste, il ne faudrait pas se figurer qu'aucun programme
politique un peu précis se dégageât des manifestations de Belgrave
square. Les pèlerins n'étaient venus chercher rien de semblable; ils
avaient voulu surtout satisfaire un sentiment: c'était le propre,
l'originalité et parfois aussi la force de l'opinion légitimiste
d'agir beaucoup par sentiment; ainsi se trouvait-elle plus capable
qu'une autre de fidélité et de sacrifices. Si le prince ne formula pas
de programme, il saisit du moins cette occasion de poser les bases
d'une organisation de ses partisans dans la France entière,
organisation émanant de lui et aboutissant à lui. Du vivant même du
comte de Marnes, qui demeurait immobile à Goritz[258], celui qui dès
lors s'appelait le comte de Chambord prenait en main le gouvernement
du parti royaliste. À cette date, commence ce règne de l'exil qui
devait se prolonger pendant près de quarante ans.

[Note 257: Sur cette retraite de M. de Chateaubriand après 1832, cf.
liv. II, ch. IX, § X.]

[Note 258: Le comte de Marnes n'avait plus, du reste, que quelques
mois à vivre. Il mourut le 3 juin 1844.]

Aux Tuileries, on prêtait grande attention aux scènes de Belgrave
square. Louis-Philippe se faisait remettre chaque jour la liste des
pèlerins, et toutes les fois qu'il y trouvait un nom considérable, il
ne dissimulait pas son déplaisir. La participation des députés qui lui
avaient prêté serment de fidélité lui parut surtout un scandale
intolérable. «Le Roi, écrivait sur son journal intime un ami de la
monarchie de Juillet, est très blessé et très préoccupé du concours
croissant des légitimistes qui vont voir en Angleterre M. le duc de
Bordeaux. Il en parle beaucoup trop[259].» Son désir eût été de faire
réprimer des manifestations qu'il jugeait factieuses; mais les moyens
légaux manquaient, et il n'en connaissait pas d'autres. Tout au plus
put-on révoquer les maires qui s'étaient rendus à Londres et
poursuivre une feuille royaliste, la _France_, que le jury, suivant
son habitude, se hâta d'acquitter.

[Note 259: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 27
novembre 1843.]

Si notre gouvernement ne pouvait rien en France pour réprimer des
faits se passant en Angleterre, avait-il du moins chance d'obtenir
quelque nouvelle assistance du cabinet britannique? Il n'hésita pas à
la lui demander. Lord Aberdeen répondit en exprimant son regret d'être
sans armes légales pour empêcher ce qu'il qualifiait de «scandale
insensé et coupable»; mais il fit aussitôt notifier au duc de Lévis,
conseiller du duc de Bordeaux, «que la Reine et son gouvernement
avaient été péniblement affectés des scènes de Belgrave square, et
qu'ils les verraient avec peine se renouveler». Le duc de Lévis
protesta du désir qu'avait son prince d'éviter tout ce qui pourrait
déplaire à la reine d'Angleterre; le comte de Chambord, ajouta-t-il,
était le premier à regretter qu'on lui eût donné le titre de roi; il
n'avait pu, sur le moment, contrister ses amis par une réprimande
sévère, mais son intention n'était point de prendre ni d'encourager
personne à lui donner un autre titre que celui de comte de
Chambord[260]. En fait, cette démarche du gouvernement anglais
produisit son effet. Pendant les quelques semaines que le jeune prince
resta encore en Angleterre, il eut soin de ne plus faire acte de
prétendant.

[Note 260: Lettres de M. de Sainte-Aulaire, en date des 30 novembre,
1er et 8 décembre 1843, et note de lord Aberdeen, en date du 9
décembre. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 63 à 66.)]

Ainsi, du commencement à la fin de cet incident, le cabinet
britannique avait déféré avec empressement à tous les désirs du
cabinet des Tuileries. Celui-ci y était d'autant plus sensible que
l'affaire lui tenait plus à coeur. M. Guizot ne manqua pas de
remercier lord Aberdeen de «ses excellents procédés[261]». En même
temps Louis-Philippe écrivait, le 12 novembre 1843, à son «très cher
frère et excellent ami» le roi des Belges: «Veuillez faire parvenir à
la reine Victoria combien je suis touché, ainsi que toute ma famille,
des sentiments qu'elle nous a manifestés sur ce point et de la
ténacité qu'elle y a mise. Veuillez aussi, si vous en avez l'occasion,
faire savoir à lord Aberdeen combien j'apprécie, ainsi que mon
gouvernement, ses procédés envers nous en cette circonstance[262].»
Les deux cabinets tenaient d'ailleurs à bien marquer qu'il ne
s'agissait pas seulement d'un bon office accidentel et passager. Ils
se plaisaient à voir là l'une des premières manifestations de
l'entente qu'ils désiraient établir entre eux. C'est sous ce jour que
la chose était présentée aussi bien à Paris qu'à Londres. Dès les
premières communications, le 6 novembre, M. Guizot, exposant les
conséquences qu'aurait le refus par la Reine de recevoir le duc de
Bordeaux, disait: «Ce résultat, excellent en soi et pour nous, sera
excellent aussi pour les relations de nos deux pays. On y verra une
preuve éclatante de la cordiale amitié de la reine d'Angleterre pour
notre famille royale, de son gouvernement pour le nôtre, de
l'Angleterre pour la France. Ce sera le complément de la visite au
château d'Eu. Nous puiserons dans ces deux faits la réponse la plus
frappante, la plus populaire aux déclamations et aux méfiances les
plus aveugles[263].» De l'autre côté, ce n'était pas seulement lord
Aberdeen qui entrait pleinement dans l'idée exprimée par M. Guizot;
sir Robert Peel lui-même disait à notre chargé d'affaires: «Je veux
qu'il résulte de cet incident un nouveau motif de rapprochement et de
confiance mutuelle entre les deux cours[264].»

[Note 261: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 62.]

[Note 262: _Revue rétrospective._--Le _Times_ avait publié, pendant le
séjour du duc de Bordeaux à Londres, un article tout à fait conforme
aux vues du gouvernement français. L'auteur de cet article était M.
Reeve, alors à Paris. Peu de jours après, comme il était présenté au
Roi, celui-ci lui dit: «Je regrette, monsieur Reeve, de ne pouvoir
vous exprimer plus complètement, en cette circonstance, combien je
vous ai d'obligations pour le service que vous nous avez rendu.» (_The
Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 216.)]

[Note 263: Lettre de M. Guizot au comte de Jarnac, en date du 6
novembre 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 58.)]

[Note 264: Lettre du comte de Jarnac, en date du 8 novembre 1843.
(_Ibid._, p. 61.)]


II

Fort satisfait des avantages qu'il retirait de sa bonne entente avec
le cabinet anglais, le gouvernement français estima que cette entente
devait être non seulement fidèlement pratiquée, mais hautement
proclamée. Au début de la monarchie de Juillet, il avait été longtemps
d'usage d'insérer dans les discours de la couronne, en France et en
Angleterre, une mention spéciale de l'union existant entre ces États.
Notre gouvernement jugea le moment venu de reprendre cette tradition,
interrompue depuis 1836. En ouvrant, le 27 décembre 1843, la session
de 1844, le Roi témoigna solennellement de «la sincère amitié qui
l'unissait à la reine de la Grande Bretagne» et de «la cordiale
entente» établie entre les deux cabinets. Il avait, on le voit,
traduit l'expression même dont s'était servi lord Aberdeen, dans la
dépêche communiquée à M. de Jarnac: _cordial understanding_. La
progression des formules employées à ce sujet, depuis 1840, était
curieuse à observer. En 1841, avant la convention des Détroits, M.
Guizot proclamait, à la tribune, «l'isolement et la paix armée»; en
1842, c'était «l'indépendance au sein de la bonne intelligence»; en
1843, il se hasardait à parler «d'accord sans intimité». Cette fois,
on faisait un pas nouveau et considérable: on annonçait «l'amitié» et
«l'entente cordiale», et on le faisait dans le discours même de la
couronne. Ainsi se manifestait la marche de cette politique qui, ayant
pris la France brouillée avec l'Angleterre, avait constamment
travaillé à l'en rapprocher. Elle était fondée sur cette double
conviction, fort enracinée dans l'esprit de Louis-Philippe et de son
ministre: d'abord que, dans les conditions créées par la révolution de
1830, et jusqu'à ce que le temps et la sagesse persévérante de la
monarchie nouvelle eussent changé ces conditions, toute rupture avec
l'Angleterre amènerait aussitôt la coalition de l'Europe contre la
France; en second lieu, qu'étant donnés les rapports si étroits et si
multiples des deux nations occidentales, la paix ne pouvait longtemps
subsister entre elles avec un état de froideur, de bouderie, de
méfiance, et que, par suite, du moment où l'on ne voulait pas de
rupture, il fallait tendre franchement au rétablissement des rapports
amicaux[265]. L'entente cordiale semblait ainsi justifiée. Toutefois,
le gouvernement, qui avait raison de la pratiquer, était-il prudent en
la proclamant avec tant d'éclat? Tenait-il un compte suffisant des
irritations encore si vives, en France, contre la puissance promotrice
du traité du 15 juillet 1840? Si l'opinion avait vu avec plaisir
l'entrevue d'Eu, si même, dans ses parties réfléchies et raisonnables,
elle comprenait les avantages d'une bonne intelligence et surtout
redoutait les dangers d'un conflit, elle était encore loin de l'amitié
attendrie qui avait marqué les rapports de la famille royale avec la
reine Victoria, ou de l'intimité confiante qui s'était établie entre
M. Guizot et lord Aberdeen. Moins obligée que les chefs d'État de
veiller au présent et de prévoir l'avenir, elle était plus sous le
coup du passé et en gardait rancune. Sans doute, en semblable matière,
il appartenait aux gouvernants de précéder et de guider la nation.
Oui: mais en réglant leur marche de façon à pouvoir être suivis. Il ne
leur fallait pas fournir prétexte au reproche qui leur avait déjà été
fait, de n'être pas suffisamment en communion avec les susceptibilités
nationales. En décembre 1841, pour s'être montré trop empressé à
signer la convention relative au droit de visite, le ministère du 29
octobre avait créé lui-même des obstacles au rapprochement qu'il
désirait opérer. Cette fois encore, n'était-il pas à craindre qu'une
manifestation trop solennelle et surtout trop sentimentale d'amitié
pour l'Angleterre n'inquiétât l'opinion sur les dispositions du
cabinet? Cette opinion ne serait-elle pas ainsi portée à chercher la
première occasion de montrer qu'elle avait gardé plus fidèle mémoire
de l'injure subie et non vengée[266]?

[Note 265: Le duc de Broglie a développé cette idée, le 16 janvier
1845, à la tribune de la Chambre des pairs: «Il y a deux manières,
a-t-il dit, d'être en paix avec les autres puissances. On peut être en
paix, et puis aussi en bonne intelligence, en amitié, en confiance; ou
bien on peut être en paix, et puis être dans un état de hauteur, de
froideur, dans un état de défiance et de bravade. On peut avoir des
relations pacifiques qui soient amicales, et on peut avoir des
relations pacifiques qui ne soient pas amicales. Ces deux situations
sont également compatibles avec la paix; il ne faut pas s'y tromper
cependant: elles ne sont pas compatibles avec la paix également dans
tous les cas et pour tous les pays.» L'orateur montrait par exemple
qu'entre la France et la Russie «l'état de paix et un état de froideur
et de méfiance pouvaient durer assez longtemps, sans inconvénients
graves». Mais en pouvait-il être de même entre la France et
l'Angleterre? Il montrait ces puissances à peu près limitrophes, ayant
«des relations commerciales ou autres immenses, de toutes les natures,
de tous les jours et de tous les instants, se rencontrant partout», en
Europe et dans le reste du monde. «Croyez-vous que, dans un tel état
de choses, une situation de froideur, de réserve et de mésintelligence
soit longtemps compatible avec la paix? Si les deux nations se placent
dans une telle situation, l'une vis-à-vis de l'autre, que, des deux
tribunes, on s'envoie à tous les instants des défis; dans une telle
situation que, toutes les fois que leurs marins se rencontrent quelque
part, ils enfoncent leurs chapeaux et se regardent entre les deux
yeux; que lorsque l'une dise blanc, l'autre dise noir; que leurs
agents diplomatiques, lorsqu'ils ont à traiter des affaires ensemble,
en Espagne, en Grèce, à Constantinople, partout, car ils se
rencontrent partout, si l'un prend un parti, l'autre prenne
nécessairement un parti opposé, je ne crois pas, pour ma part, qu'un
tel état de choses puisse être durable.»]

[Note 266: M. de Metternich a critiqué assez finement M. Guizot
d'avoir choisi pour qualifier ses relations avec l'Angleterre «un mot
exprimant un _sentiment_». «Il eût bien mieux fait, ajoutait le
chancelier, de prendre position sur le terrain de _l'intérêt_
réciproque qu'ont ces États de vivre en paix et dès lors en bonne
harmonie... Les mots d'_entente cordiale_ ne marquent qu'une
_disposition morale_, et ce sont justement les _dispositions_ qui
prêtent le plus à la critique passionnée et haineuse... En exprimant
un sentiment, M. Guizot a fait appel aux sentiments opposés.» (Lettre
au comte Apponyi, du 29 août 1844. _Mémoires de M. de Metternich_, t.
VII, p. 27 et 28.)]

Pour le moment, toutefois, les deux Chambres consentirent à
s'associer par leurs adresses à la déclaration contenue dans le
discours du trône. Au Palais-Bourbon, ce ne fut pas sans un débat
assez vif. La commission avait proposé à la Chambre de se dire
«heureuse d'apprendre la sincère amitié qui unissait les deux
souverains et l'accord de sentiments établi entre leurs gouvernements
sur les événements de l'Espagne et de la Grèce». Bien que ces derniers
mots semblassent limiter l'accord que le discours du trône avait
proclamé d'une façon plus générale, le projet d'adresse n'en était pas
moins, avec une simple variation dans les formules, une adhésion
expresse et satisfaite à la politique de l'entente cordiale.
L'opposition le comprit ainsi, et M. Billault, qui, depuis les
discussions sur le droit de visite, s'était fait une spécialité de
servir et d'exciter les préventions contre l'Angleterre, se hâta de
proposer une autre rédaction. Pour y gagner le plus de suffrages
possible, il se bornait, dans son amendement, à prendre acte des
déclarations royales sur l'entente cordiale, sans l'approuver ni
l'improuver: l'appréciation de cette politique était remise à plus
tard et après l'épreuve des faits. Néanmoins, pour son compte
personnel, dans le discours qu'il prononça le 19 janvier 1844, le
député de Nantes ne s'en tint pas à cette réserve expectante. Il
critiqua ouvertement l'entente cordiale: à son avis, il était malséant
de la proclamer, alors même qu'elle eût été réelle; mais elle ne
l'était pas; et, passant en revue toutes les questions grandes ou
petites, il y dénonça l'animosité jalouse de l'Angleterre. Ces
récriminations, il faut bien le reconnaître, flattaient alors les
sentiments de beaucoup d'esprits. M. Guizot cependant n'hésita pas à
prendre ouvertement le contrepied de M. Billault. «Depuis la formation
du cabinet, dit-il, un des buts essentiels que nous nous sommes
proposés a été de rétablir les bons rapports, la bonne intelligence,
l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre. Nous avons
constamment poursuivi ce but, sous la condition qu'aucune atteinte ne
serait portée à l'indépendance, à la dignité, aux intérêts de notre
pays. Nous croyons avoir presque atteint ce but.» Et pour justifier
cette politique, pour en montrer les profits, il prenait, l'une après
l'autre, toutes les questions traitées par M. Billault, notamment
celles d'Espagne, d'Orient, de Grèce, comparait l'état de 1840 à celui
de 1844, et faisait partout ressortir une réelle amélioration.

Ce fut M. Thiers lui-même qui répondit. Pendant la session de 1843,
toutes les sollicitations de ses anciens alliés n'avaient pu le faire
sortir de son silence: on eût dit qu'il était résolu à ne jamais
pardonner à l'opposition son attitude dans la discussion de la loi de
régence. Mais depuis, le temps avait émoussé peu à peu ses griefs
contre la gauche, tandis qu'au contraire son animosité jalouse contre
M. Guizot s'était ravivée, en voyant le cabinet durer et s'affermir.
Il n'avait pas d'ailleurs tiré de sa retraite le profit qu'il en
attendait. Son dessein avait été d'amener à lui une partie des
conservateurs et de constituer, en les réunissant au centre gauche, un
parti intermédiaire qui eût été plus en harmonie avec ses opinions
personnelles que la vieille gauche; ce nouveau parti lui eût permis
d'abord de jouer, à l'égard du ministère, le rôle d'un protecteur
craint et ménagé, ensuite, à l'heure favorable, de le supplanter. Or,
dix-huit mois s'étaient écoulés, sans qu'aucune de ces espérances se
fût réalisée. Telles furent les raisons diverses qui le décidèrent, en
1844, à écouter plus favorablement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors
les instances de ses amis, particulièrement de M. Duvergier de
Hauranne[267], et à reprendre son ancienne place à la tête de
l'opposition: rentrée absolument inattendue pour le public, et qui fut
une sorte de coup de théâtre. En critiquant l'entente cordiale, M.
Thiers ne pouvait oublier qu'à d'autres époques, il s'était posé en
champion de l'alliance anglaise; voici comment se résumait sa thèse:
L'alliance anglaise était légitime et efficace après 1830, et son
affaiblissement après 1836, par suite de notre refus d'intervenir en
Espagne, a été, pour notre politique, la cause d'échecs successifs qui
ont abouti au grand mécompte de 1840; mais aujourd'hui, les
circonstances sont absolument changées; l'alliance anglaise n'est plus
nécessaire, parce que les dispositions des puissances continentales
sont différentes de ce qu'elles étaient au lendemain de la révolution
de Juillet, et que la paix n'est pas en péril; cette alliance ne
serait plus efficace, parce que les tories ont remplacé les whigs au
pouvoir et qu'ils sont en désaccord avec nous sur la plupart des
questions; jusqu'à ce que les suites de 1840 soient complètement
effacées, la France doit garder sa liberté d'action, et se renfermer
dans la politique que le cabinet lui-même formulait ainsi en 1842:
l'indépendance au sein de la bonne intelligence avec tous les
cabinets; en abandonnant cette politique, en se montrant impatient de
renouer et de proclamer l'alliance anglaise, le cabinet a méconnu les
sentiments du pays et a compromis les relations mêmes qu'il voulait
rétablir. M. Thiers concluait en ces termes: «Je suis donc fondé à
dire que non seulement cette politique engage à un certain degré la
liberté qui fait la force morale de la France, mais que, dans son
imprudent désir, si je puis parler ainsi, de couvrir de spécieuses
apparences la nullité de la situation, elle va contre le but même que
vous voulez atteindre. C'est là seulement ce que je voulais lui
reprocher, et c'est seulement à ce titre que je conseillerais à la
Chambre, si je pouvais me permettre de lui donner un conseil,
d'employer dans son langage la plus grande réserve possible. Ce n'est
pas l'alliance que je suis venu attaquer; ce n'est pas le passé que je
suis venu remettre en question; c'est un conseil de réserve que je me
suis permis de venir donner à la Chambre.»

[Note 267: Cette intervention de M. Duvergier de Hauranne fut connue
alors dans le monde parlementaire. M. Thiers lui-même s'amusait de ce
qu'on racontait à ce sujet: «Que voulez-vous? disait-il, puisqu'il
faut absolument un gouvernement personnel, j'ai choisi Duvergier.» Il
écrivait à ce dernier: «Au roi de mon choix.» Des quatre anciens
doctrinaires qui s'étaient séparés de M. Guizot en 1840, deux, M.
Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, étaient restés dans
l'opposition et même s'y étaient enfoncés plus avant; deux, M.
Piscatory et le comte Jaubert, étaient au contraire revenus aux
conservateurs: le premier avait été nommé, en juin 1843, ministre de
France à Athènes; le second devait être élevé à la pairie, à la fin de
1844.]

Ce discours habile, à raison de son apparente modération, obligea M.
Guizot à remonter à la tribune. Avec une ironie sûre d'elle-même, il
lança d'abord quelques traits acérés contre M. Thiers, contre sa
politique de bascule, contre ses trop grands ménagements pour les
fluctuations de l'opinion dans les questions étrangères, contre ses
témérités de 1840. Ce fut seulement après avoir affaibli par cette
offensive l'autorité de son contradicteur, qu'il en vint à justifier
sa propre politique. Il se défendit tout d'abord d'avoir aliéné, dans
une mesure quelconque, la liberté du pays. Il exposa comment la bonne
intelligence, l'entente cordiale, n'étaient pas une alliance. Une
alliance, c'est un engagement formel sur des questions déterminées et
dans un dessein spécial. La convention pour aller prendre Anvers et
vider, à cette époque, les affaires de Belgique, le traité de la
quadruple alliance pour les affaires d'Espagne, voilà des alliances,
des alliances véritables. Rien de pareil aujourd'hui. Les mots dont
s'était servi le discours de la couronne exprimaient seulement que,
«sur certaines questions, les deux pays avaient compris qu'ils
pouvaient tenir d'accord une certaine conduite, qu'ils pouvaient
s'entendre et agir en commun, sans engagement formel, sans aucune
aliénation d'aucune partie de leur liberté». Passant ensuite à un
reproche plus délicat encore, celui d'avoir blessé le sentiment
national: «Je n'ai point oublié, disait M. Guizot, les événements de
1840 et l'offense que le pays a reçue à cette époque. Mais enfin, le
cabinet, je pourrais dire le ministre, de qui cette offense provenait,
est tombé. Ses successeurs ont témoigné, avant leur avènement, depuis
leur avènement, les sentiments les plus bienveillants, non seulement
pour la France, mais pour le gouvernement sorti de notre révolution de
Juillet. Qu'y avait-il à dire? Fallait-il reporter sur eux les torts
de leurs prédécesseurs et nos éternelles rancunes? Les peuples ne
vivent pas de fiel.» Le ministre terminait ainsi: «Il ne faut pas
hésiter à parler de la bonne intelligence, quand la bonne intelligence
est réelle. C'est en rendant justice à ce fait, c'est en le proclamant
vous-mêmes que vous le maintiendrez, que vous le développerez. La
paix, veut être soignée et cultivée... Votre dignité n'est pas
intéressée à ne pas rendre justice à la vérité, à vous montrer
rancuniers, pleins d'humeur, quand aucun motif réel et sérieux n'en
existe.»

Après cette éloquente passe d'armes des deux grands orateurs, la
discussion se prolongea encore. M. Guizot remonta une troisième fois à
la tribune; ce fut moins pour apporter de nouveaux arguments--il avait
tout dit--que pour poser hautement la question de confiance. Le vote
eut lieu le 22 janvier 1844. Il se présentait sans aucune des
équivoques qui s'étaient produites à propos du droit de visite, lors
des adresses de 1842 et de 1843. L'amendement de M. Billault fut
repoussé à mains levées: on évalua la majorité à une soixantaine de
voix. Pour le moment du moins, la politique de l'entente cordiale
triomphait à la Chambre.


III

La session du Parlement anglais devait s'ouvrir le 1er février. Notre
gouvernement se préoccupait vivement du langage qui y serait tenu.
Dans l'état de susceptibilité où était l'opinion française, un mot
prononcé à Londres pouvait faire perdre tout le terrain qu'on venait
de gagner à Paris. Or, le cabinet tory, tout comme le ministère du 29
octobre, se trouvait aux prises avec une opposition qui lui reprochait
d'avoir une politique extérieure sans énergie, sans dignité, et de
sacrifier les intérêts nationaux à «l'entente cordiale». Lord
Palmerston était l'organe singulièrement passionné et parfois
redoutable de cette opposition. Déjà, à la fin de la session
précédente, le 28 juillet 1843, lors de la chute d'Espartero, il avait
fait, sur cet abaissement de la politique de son pays, un discours
bien fait pour piquer au vif le vieil orgueil anglais. Les ministres
tories ne pouvaient-ils pas être amenés, pour prévenir de telles
attaques, à tenir, dans leur parlement, un langage qui nuirait, dans
le nôtre, à la cause de l'entente cordiale? C'était là ce qui
inquiétait M. Guizot, d'autant qu'il savait sir Robert Peel plus
soucieux de ménager les préjugés nationaux qu'expert à observer les
nuances diplomatiques[268].

[Note 268: Quarante-huit heures avant l'ouverture de la session
britannique, le collaborateur de M. Guizot, M. Désages, écrivait à
notre chargé d'affaires à Londres: «Je vois avec peine que sir Robert
Peel a plus peur que lord Aberdeen et même qu'il nous rend moins
justice. J'espère toutefois qu'il ne fera pas à ses adversaires de
concessions qui se traduiraient ici en démenti donné à la cordiale
entente et nous vaudraient de nouveaux débats où nous serions
conduits, à notre tour, à affaiblir la valeur de notre expression.»
(_Documents inédits._)]

L'événement prouva que ces inquiétudes étaient sans fondement. La
Reine, dans son discours à peu près modelé sur celui du roi des
Français, se félicita des «relations amicales» existant entre les deux
souverains, et de «la bonne entente heureusement établie» (_the good
understanding happily established_) entre les deux gouvernements. Dans
les débats de l'adresse qui suivirent immédiatement, lord Brougham et
lord Aberdeen ne furent pas les seuls à parler en termes excellents de
l'entente avec la France. Sir Robert Peel prononça ces paroles qui
faisaient noblement écho à celles que M. Guizot venait de faire
entendre à la tribune française: «Il importe non seulement aux
intérêts de l'Angleterre, mais encore aux intérêts de la paix et au
bien-être de tous les peuples civilisés, que nous maintenions une
entente amicale (_friendly understanding_) avec la France.» Puis,
venant aux reproches de dépendance et de trahison adressés aux
ministres, des deux côtés du détroit: «Je suis parfaitement certain,
dit-il, que cette bonne intelligence avec la France ne serait ni
cordiale ni permanente, si elle devait être achetée par un des deux
pays, au prix de la concession d'un seul point d'honneur ou du
sacrifice de quelque grand principe... Au nom de l'Angleterre, je
déclare qu'aucune concession de cette nature n'a été faite par la
France, et que le gouvernement français ne s'est soumis à l'abandon
d'aucun droit. Je fais la même déclaration pour l'Angleterre: il n'y a
pas eu de concession de notre part; il n'y a eu aucune espèce
d'abandon d'un principe quelconque. Mais jetez les yeux sur la
position des deux pays. Nous sommes à l'extrémité occidentale de
l'Europe; notre accord ou notre désaccord doit nécessairement exercer
de l'influence sur la politique de tous les pays de cette partie de
l'univers, et l'on en ressentira les effets dans les régions situées
au delà de l'Atlantique. S'il doit toujours y avoir, en quelque lieu
que ce soit, un parti français et un parti anglais, il est évident que
nous serons assez forts pour entraver, mais que nous serons
impuissants à améliorer la politique intérieure d'un peuple. Il est
donc de la plus haute importance de maintenir la bonne intelligence
entre la France et l'Angleterre. Je crois que telle est aussi
l'opinion de la grande masse du peuple anglais. Les sentiments
d'antipathie nationale, produits par le voisinage, ont été remplacés,
à cause de ce même voisinage, par des sentiments de mutuel bon
vouloir. Les conflits passés ne nous empêchent pas de reconnaître la
gloire de la France, sa renommée militaire. Aucun pays au monde n'a
atteint une plus haute réputation dans la guerre, grâce à l'habileté
de ses grands capitaines et à l'intrépide valeur de ses soldats; mais
j'espère que le peuple français, ce peuple grand et puissant, sera
satisfait de cet honneur et de ce renom, qu'il ne croira pas
nécessaire de continuer ses anciennes hostilités et d'entreprendre de
nouvelles opérations militaires en vue d'assurer à la France une
gloire dont elle n'a pas besoin.» Ces paroles furent couvertes par les
applaudissements de la Chambre des communes. Tel était d'ailleurs le
sentiment général que les chefs des whigs, lord John Russell et même,
dans une certaine mesure, lord Palmerston, crurent devoir se féliciter
du rétablissement de la bonne intelligence entre les deux nations.

Le gouvernement français ne pouvait qu'être satisfait de ce langage,
et M. Guizot se hâta de le faire savoir à Londres[269]. Le mécompte
était pour ceux des journaux français qui s'étaient fait une habitude
de montrer la France maltraitée et méprisée par l'Angleterre. Avec
cette promptitude à se retourner qui est le propre de l'opposition,
ils déclarèrent «qu'on voulait nous endormir en flattant notre
vanité», et ils dénoncèrent les éloges donnés à M. Guizot comme une
preuve de la dépendance où il était du cabinet de Londres, comme le
prix dont on payait sa trahison. Bien que, étant donnée la sottise
d'une partie du public, ce genre de polémique ne fût pas sans danger,
notre ministre ne s'en inquiéta pas; il était tout à la joie de voir
son but atteint. Ne semblait-il pas, en effet, que l'entente cordiale,
inaugurée sous les ombrages d'Eu, dans le mystère d'un tête-à-tête,
venait d'être scellée, à la face des deux nations, par le dialogue
public et éclatant qui s'était établi, à travers la Manche, d'une
tribune à l'autre?

[Note 269: M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 9 février 1844: «M.
Guizot a écrit à votre chef (M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur à
Londres) que nous étions contents de lord Aberdeen, de sir Robert Peel
et de lord Brougham.» (_Documents inédits._)]


IV

La question de l'entente cordiale n'était pas la seule dont le
Parlement français se fût occupé, à l'ouverture de la session de 1844.
Et tout d'abord, avant de voir quels autres sujets furent traités dans
les débats de l'adresse, il convient de parler d'un incident qui, pour
n'avoir pas amené de discussion publique, n'en causa pas moins, à
cette époque, une certaine agitation dans le monde parlementaire. On
n'a pas oublié les préventions aussi invincibles que mesquines
auxquelles s'était heurté, en 1837 et en 1839, le projet tendant à
accorder une dotation au duc de Nemours: deux ministères y avaient
succombé, celui du 6 septembre et celui du 12 mai[270]. Louis-Philippe
cependant ne se tenait pas pour battu. Ne voyant que l'intérêt de ses
enfants, l'évidente justice de sa demande et la sottise méchante des
objections qui y étaient faites, il ne se rendait pas compte du péril
de ces questions d'argent, surtout pour une monarchie dont l'origine
révolutionnaire avait déjà diminué le prestige; il oubliait qu'en
semblable matière, si fondé que fût son droit, un souverain ne devait
jamais se laisser mettre dans la posture d'un solliciteur éconduit.
Une première fois déjà, au commencement de 1842, il avait pressé le
ministère du 29 octobre de reprendre le projet de dotation, et de
prouver ainsi son zèle monarchique. M. Guizot, qui pressentait le
péril d'une pareille entreprise, avait gagné du temps, en alléguant
les élections générales qui allaient avoir lieu. Plus tard, le
résultat incertain de ces élections et la mort du duc d'Orléans
donnèrent, pendant quelque temps, une autre direction aux
préoccupations du gouvernement. Cette crise surmontée, Louis-Philippe
revint à la charge, en mai 1843. La position faite au duc de Nemours
par la loi de régence lui paraissait un argument de plus en faveur de
la dotation. Nul moyen, cette fois, pour le ministère, de se dérober;
il dut promettre au Roi que le projet serait déposé au début de la
session de 1844.

[Note 270: Voy. t. III, ch. III, § X, et t. IV, ch. I, § XI.]

L'heure était arrivée de tenir cet engagement. À la première nouvelle
qu'une dotation allait être demandée, les anciennes polémiques de 1837
et de 1839 reprirent, plus violentes et plus âpres que jamais.
L'opposition se réjouissait, tandis que la majorité ne cachait pas son
ennui et sa tristesse. M. Thiers, dont aux Tuileries on avait espéré
le concours ou tout au moins la neutralité, signifia assez rudement
qu'on n'eût pas à compter sur lui[271]. Inquiet de ces symptômes, le
cabinet avait peu de goût à se faire briser sur une telle question.
Mais comment se dégager de sa promesse? Deux députés de la majorité,
MM. Delessert et d'Haussonville, vinrent à son secours. Non sans doute
contre l'aveu des ministres, ils organisèrent dans les bureaux de la
Chambre, alors réunis pour nommer la commission de l'adresse, une
démonstration à huis clos, destinée à prévenir la demande de dotation
et la périlleuse discussion publique qui en eût été la suite. Sur leur
initiative, la question fut soulevée dans chaque bureau, et partout
avis amical, mais très net, fut donné au gouvernement que le dépôt de
la proposition n'était pas regardé comme opportun. Impossible de
passer outre à cet avertissement venant des conservateurs; le Roi
lui-même le reconnut.

[Note 271: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

L'affaire devait avoir, six mois plus tard, un épilogue dont il
convient de parler tout de suite. Fort désappointé d'avoir à reculer
devant la manifestation des bureaux, le Roi voulait en appeler des
préjugés des députés à l'équité et au bon sens du pays. Il attribuait
volontiers les échecs subis jusqu'alors à la mollesse de ses
ministres, et désirait plaider lui-même sa cause. «Si on eût tout dit
à la France, répétait-il souvent, si j'avais pu, sans intermédiaire,
lui tout expliquer, jamais elle n'eût ainsi traité son vieux roi; tout
le mal vient de ce que le Roi n'a pas la parole.» L'idée d'écrire une
lettre publique au président du conseil lui avait un moment traversé
l'esprit. Les ministres l'amenèrent, sous forme de transaction, à se
contenter d'un article qui serait inséré au _Moniteur_ et dont ils
tâchèrent ensuite de reculer indéfiniment la publication[272]. Mais
arrivés aux dernières semaines de la session, l'insistance du Roi les
obligea à s'exécuter, et l'article parut le 30 juin 1844. Cet article,
véritable plaidoyer en faveur de la dotation, posait d'abord le
principe de droit qu'un établissement était dû par la nation aux
enfants du Roi. Sans doute, d'après la loi de la liste civile, cette
charge ne pesait sur l'État qu'en cas d'insuffisance du domaine privé;
mais l'insuffisance existait, et, à l'appui de cette assertion, on
donnait une espèce de décompte de l'actif et des charges de ce
domaine. L'article se terminait ainsi: «Pour que cette grave question
puisse être convenablement soumise à l'examen des Chambres, il faut
d'abord que les bons citoyens, les hommes justes et sensés soient
éclairés sur la vérité des choses et concourent eux-mêmes à dissiper
ce nuage d'erreurs grossières et de mensonges perfides, amassés avec
tant de soin pour obscurcir, aux yeux du pays, les droits et les
faits.» Cette publication inattendue et insolite causa une vive
agitation. Tandis que le _Journal des Débats_ reproduisait l'article
comme un «appel à l'impartialité de la France», les feuilles de
gauche, nullement touchées de la confiance ainsi témoignée par la
couronne elle-même dans les libres discussions de la presse,
s'attachèrent à présenter cette démarche comme une nouvelle preuve de
l'avidité sans vergogne et sans scrupule qu'elles imputaient à
Louis-Philippe. Ce dernier ne se troubla pas d'abord de la violence de
cette explosion; tout au contraire, il recommandait à M. Guizot de ne
pas laisser tomber la polémique, se flattant que le résultat dernier
lui en serait favorable[273]. Mais le ministre était loin d'avoir la
même ardeur et le même espoir. Il lui fallait bien reconnaître que
l'article du _Moniteur_ faisait généralement très mauvais effet, et
que cette insistance paraissait un manque de dignité. Ceux qui en
jugeaient ainsi oubliaient, il est vrai, que ce reproche était plus
encore mérité par l'obstination mesquine de la Chambre à refuser ce
qui était réellement dû à la famille royale. Les conservateurs ne se
montraient pas les moins mécontents; ils en voulaient au gouvernement
de les remettre en face d'un embarras qu'ils croyaient avoir
indéfiniment ajourné. Interpellé à la Chambre, M. Guizot répondit en
homme qui désirait éteindre le feu plutôt que l'entretenir; un ordre
du jour pur et simple termina le débat[274]. La polémique se prolongea
un peu plus longtemps dans la presse; non soutenue par les journaux
conservateurs, elle finit aussi par s'apaiser. Le silence se refit sur
la dotation, mais on ne pouvait se dissimuler que ce dernier incident
était loin d'avoir rendu la solution plus facile et plus proche.

[Note 272: _Papiers inédits du duc de Broglie_ et _Notes inédites de
M. Duvergier de Hauranne_.]

[Note 273: «La fureur que l'article excite, écrivait le Roi à M.
Guizot, le 1er juillet 1844, ne m'étonne pas et ne me paraît pas un
mauvais symptôme... Mais à présent que la polémique est engagée, il
faut la soutenir vigoureusement. Il est clair qu'on veut faire, comme
les autres fois, tomber la question, en arrêtant le débat par
intimidation, et, cela étant, il faut au contraire leur montrer qu'ils
ne font pas peur et qu'ils n'étoufferont pas les justes cris de ma
famille et de moi-même. Je vous recommande cela bien vivement, mon
cher ministre, et je vous prie de mettre les fers au feu dans ce
sens-là.» (_Revue rétrospective._)]

[Note 274: Séance du 1er juillet 1844.]


V

Pour suivre jusqu'à son terme l'épisode de la dotation, il a fallu un
peu anticiper sur les événements. Revenons maintenant aux débats de
l'adresse. Aussi bien n'avons-nous pas encore parlé de la partie de
ces débats qui occupa alors le plus le public, c'est-à-dire de la
discussion qui s'engagea sur les démonstrations légitimistes de
Belgrave square. Les scènes de violence qui s'y sont produites en ont
fait l'un des épisodes fameux de nos annales parlementaires.

Ce fut le cabinet lui-même qui provoqua cette discussion. Ni M. Guizot
ni Louis-Philippe ne comprenaient qu'une indifférence dédaigneuse eût
été, en cette circonstance, l'attitude la plus habile. Le Roi surtout
semblait avoir perdu le sang-froid patient et un peu sceptique dont il
avait donné tant de preuves aux heures difficiles. Plusieurs semaines
après que les manifestants avaient repassé la Manche, le gouvernement
français était encore occupé d'eux. Il ne se contentait pas d'agir
diplomatiquement sur les autres cabinets, pour prévenir une
récidive[275]; il cherchait un moyen de sévir parlementairement, en
France, contre les députés et les pairs qui, au mépris de leur
serment, s'étaient associés à une démarche jugée factieuse. Après
consultation des hommes importants du parti conservateur, l'idée qui
prévalut fut celle d'une sorte de réprobation morale prononcée par les
deux Chambres dans leurs adresses.

[Note 275: Circulaire aux agents diplomatiques, en date du 2 janvier
1844.]

À la Chambre des pairs, le programme arrêté à l'avance s'exécuta sans
aucune difficulté. L'adresse porta que «les pouvoirs de l'État, en
dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, avaient
l'oeil sur leurs manoeuvres criminelles». Elle ajouta: «Le Roi a tenu
ses serments. Quel Français pourrait oublier ou trahir les siens?» On ne
pouvait se flatter que les choses se passassent aussi tranquillement au
Palais-Bourbon. Tout d'abord la commission, qui comptait sept
ministériels et deux opposants, eut, en rédigeant le projet d'adresse,
la main plus lourde que la commission de la Chambre des pairs. Elle
proposa la phrase suivante: «_La conscience publique flétrit de
coupables manifestations._» Quand, le 12 janvier 1844, le projet fut lu
à la Chambre, les expressions employées parurent choquantes et
exagérées. M. Guizot l'a reconnu lui-même plus tard, «le mot _flétrit_
convenait mal à ces scènes et aux personnes qui s'y étaient engagées; il
leur attribuait un caractère d'immoralité et de honte qui n'appartenait
point au fait qu'on voulait ainsi qualifier;... c'était une de ces
expressions excessives et brutales par lesquelles les partis s'efforcent
quelquefois de décrier leurs adversaires et qui dépassent les sentiments
même hostiles qu'ils leur portent». Comment donc la commission
avait-elle été amenée à proposer une rédaction ainsi jugée par le
principal ministre? Le duc de Broglie va nous révéler le secret de la
coulisse, dans une lettre intime adressée, sur le moment, à son fils:
«La phrase de l'adresse, lui écrivait-il, dépasse toute mesure et va
plus loin que ses auteurs n'ont voulu. Le fait est que la commission a
d'abord été embarrassée de trouver un rapporteur; elle a hésité entre
Hébert et Saint-Marc Girardin. Tout compte fait, il a paru ridicule de
faire louer le gouvernement par son procureur général. Saint-Marc
Girardin n'a accepté qu'à son corps défendant; il a rédigé tellement
quellement la phrase, comme forcé et contraint; on en a été mécontent,
et l'un des représentants de la gauche dans la commission, M. Ducos, a
rédigé la phrase telle que tu la verras dans le journal, plutôt par goût
pour la déclamation que par une véritable intelligence de ce qu'il
faisait. Les conservateurs, qui craignaient avec raison de se voir
abandonnés par les autres, s'en sont emparés, et elle a passé à
l'unanimité[276].»

[Note 276: Lettre du 13 janvier 1844. (_Documents inédits._)]

Aussitôt la discussion générale de l'adresse ouverte, le 15 janvier
1844, M. Berryer demande la parole pour un fait personnel. On s'attend
que le lion va rugir, que le puissant orateur va répondre à la
«flétrissure», en foudroyant de son éloquence irritée les hommes et
les principes de la monarchie de Juillet. Son talent ne semble-t-il
pas particulièrement approprié à cette tâche? Il ne fait rien de
pareil. Au lieu de braver ses adversaires, on dirait qu'il cherche à
les désarmer. Renonçant à se porter accusateur, acceptant le rôle
d'accusé, il se renferme dans une défensive timide et embarrassée,
subtilise péniblement sur le serment, proteste de sa loyauté, se fait
honneur de ses efforts pour détourner son parti des moyens violents et
pour le convertir à l'opposition légale, affirme que, s'il est allé à
Londres, c'est «pour dire la vérité sur l'état du pays, la vérité sur
la ruine entière de tout ce qui, dans le passé, n'est que poussière et
qui ne peut pas se ranimer, la vérité sur la nécessité de ne rien
entreprendre désormais en France que par la volonté nationale». La
malveillance visible d'une grande partie de la Chambre, les murmures,
les interruptions, loin de lui être un coup de fouet, semblent le
déconcerter, et, un moment, on peut croire qu'il renoncera à continuer
son discours. Ce n'est pas le Berryer qu'on attendait. M. Guizot, au
contraire, se surpasse. Bref, nerveux, frappant de haut, dédaigneux
avec ironie ou avec une sorte de commisération plus mortifiante
encore, quelques instants lui suffisent pour l'exécution. Une fois
admis le point de vue auquel devait se placer un champion de la
monarchie de 1830 pour combattre celui de la légitimité, et ce point
de vue était naturellement celui de la Chambre, chaque coup portait.
Le succès du ministre est tel, que tous le reconnaissent, spectateurs
sans parti pris[277] ou même adversaires[278]. Quant aux amis du
cabinet, ils triomphent. «Je comptais t'envoyer un grand récit de la
défense héroïque des légitimistes à la tribune, écrit M. Doudan au
prince Albert de Broglie; mais comme il n'y a pas eu de défense, c'est
à peine si l'on peut en faire un magnifique récit. Pour M. Guizot, en
cette affaire, il a paru à tous ceux qui l'ont entendu, au comble de
la perfection, pour la gravité, la mesure, la hauteur et un certain
dédain superbe qui n'était pourtant pas blessant pour les
personnes[279].»

[Note 277: M. Sainte-Beuve écrivait sur le moment: «M. Guizot a montré
la plus véritable, la plus énergique éloquence, la force, la sobriété,
quelque chose de démosthénique et d'accompli.» (_Chroniques
parisiennes_, p. 177.)]

[Note 278: Un historien démocratique, écho fidèle de l'opposition du
temps, M. Elias Regnault, dit à ce sujet: «Il faut l'avouer, M. Guizot
fit preuve d'une vigueur et d'une éloquence dignes du sujet et put, à
bon droit, s'enorgueillir d'une éclatante victoire.» (_Histoire de
huit ans_, t. II, p. 364.)]

[Note 279: Lettre du 19 janvier 1844. (X. DOUDAN, _Mélanges et
Lettres_, t. II, p. 1.)]

Si le vote pouvait suivre immédiatement, le ministère l'emporterait
haut la main. Mais on n'en est qu'à la discussion générale, et la
commission, maladroite en tout, a placé à la fin de l'adresse le
paragraphe sur la manifestation légitimiste; avant de l'aborder, il
faut donc débattre toutes les autres questions, notamment celle de
l'entente cordiale: plus de dix jours sont ainsi employés. Pendant ce
temps, un travail se fait dans les esprits. Plus on raisonne sur ce
mot _flétrit_, plus il paraît déplacé et excessif. La gauche, par
haine des «blancs», s'est montrée d'abord fort aise de les voir
durement traiter; d'ailleurs, la phrase en question a été imaginée par
l'un des siens, M. Ducos. Mais M. Thiers a discerné bientôt qu'en
venant au secours des légitimistes, l'opposition aurait chance de
faire échec au cabinet. Il le fait comprendre à M. Odilon Barrot, et,
sous leur impulsion, la gauche se retourne. Les mêmes gens qui, si la
rédaction de M. Ducos n'avait pas été agréée par le ministère, eussent
accusé celui-ci de connivence avec les carlistes, se mettent à lui
reprocher le projet de «flétrissure» comme un abus de pouvoir
parlementaire. Cette campagne n'est pas sans danger pour le cabinet,
d'autant que, parmi les conservateurs, plusieurs sont troublés. «Je
vois un grand ébranlement sur le dernier paragraphe et pour le mot
_flétrir_, écrit M. Duchâtel à M. Guizot; Bignon est très inquiet et
hésite beaucoup; il m'a dit hier qu'il connaissait bien d'autres
membres qui repoussaient le mot.» Faut-il donc, du côté du
gouvernement, s'obstiner à une formule qui, après tout, vient de la
gauche et que les ministres ont, dès le début, jugée malheureuse?
Pourquoi ne pas la remplacer par une expression moins brutale, celle
de _réprouver_, par exemple? La commission s'y montre disposée et
prend même, par six voix contre trois, une délibération dans ce sens.
Mais d'autres conservateurs, sans défendre en soi le mot critiqué,
parfois même en le regrettant, soutiennent qu'il est trop tard pour
changer de front, qu'au point où l'on est, toute modification paraîtra
une faiblesse dont triompheront les légitimistes et leurs alliés de
gauche; que mieux vaut donc, comme ils disent, «livrer combat
carrément». Tel est l'avis du Roi, toujours fort animé contre les
pèlerins de Belgrave square. Il y amène ses ministres et, par eux,
pèse sur la commission. Celle-ci renonce à corriger le mot _flétrir_,
et il est convenu que le cabinet s'engagera à fond pour le faire voter
par la Chambre.

Ces tâtonnements, qui sont connus du public, sont un fâcheux préambule
à la discussion du paragraphe; ils ne sont pas de nature à affaiblir
les objections faites au projet d'adresse, ni à décourager les
adversaires. La gauche compte d'ailleurs que, cette fois, M. Berryer
jouera mieux sa partie. Elle ne lui épargne pas ses conseils. Depuis
plusieurs semaines, ses journaux ne se lassent pas de lui répéter:
«Surtout n'oubliez pas le voyage à Gand!» On sait à quel incident il
est ainsi fait allusion. Vers la fin des Cent-Jours, les royalistes
constitutionnels, groupés autour de M. Royer-Collard, jugeant la chute
de Napoléon inévitable, mais inquiets des efforts faits pour ramener
Louis XVIII aux idées d'ancien régime, avaient chargé M. Guizot de se
rendre à Gand auprès du Roi et de lui faire connaître sans réserve
leur pensée sur l'état des affaires, sur la nécessité de maintenir le
gouvernement constitutionnel, d'accepter la société moderne et
particulièrement d'éloigner M. de Blacas. Parti de Paris le 23 mai
1815, M. Guizot était demeuré à Gand jusqu'après Waterloo, et n'était
rentré en France qu'avec la royauté. Bien des fois, depuis 1830, ses
adversaires politiques lui ont jeté à la tête ce voyage. Quand, par ce
moyen, la gauche cherchait à envelopper le chef des doctrinaires dans
l'impopularité alors attachée au parti légitimiste, quand elle tâchait
de faire de lui une sorte d'émigré trahissant la France pour servir le
Roi, elle était dans son rôle. Mais il était interdit à un partisan de
la branche aînée des Bourbons d'user d'une pareille arme. M. Berryer
ne pouvait l'ignorer, et c'est sans doute par l'effet de ce scrupule,
de cette pudeur, que, dans son premier discours, il n'a pas fait le
rappel conseillé, attendu par la gauche[280]. Celle-ci en a été
désappointée, et elle l'a fait sentir à l'orateur, en ne le soutenant
pas contre la malveillance et les murmures de la majorité. Le
trouvera-t-elle, dans le second débat, plus docile à ses incitations?

[Note 280: M. Duvergier de Hauranne, ordinairement bien au courant de
ce qui se passait dans les coulisses parlementaires, donne, dans ses
_Notes inédites_, une explication assez étrange du silence de M.
Berryer. À l'entendre, M. Guizot avait fait avertir M. Berryer qu'il
avait entre les mains une lettre fort compromettante, écrite par lui
en 1831 ou 1832 et saisie dans les papiers d'un conspirateur vendéen.
Si M. Berryer prononçait le mot de Gand, cette lettre serait lue.
C'est devant cette menace qu'il s'était arrêté. Mais alors, pourquoi
la lettre n'a-t-elle pas été lue lors du second débat, quand M.
Berryer s'est décidé à parler de Gand? M. Duvergier de Hauranne
suppose qu'au milieu du tumulte, M. Guizot, troublé, ne pensa plus à
la lettre. Ce récit paraît peu vraisemblable.]

Commencée le 26 janvier 1844, la délibération sur le paragraphe
relatif à la flétrissure se traîne d'abord assez languissante.
Plusieurs orateurs légitimistes prennent la parole, entre autres M.
Berryer qui refait, sans plus de succès, une dissertation embarrassée
sur le serment, mais qui ne souffle pas mot du voyage à Gand. M.
Duchâtel et M. Guizot leur répondent. On pouvait croire tout fini,
quand M. Berryer, irrité des duretés dites à son parti, et peut-être
dépité de n'avoir pas fait jusqu'alors meilleure figure, reparaît à la
tribune. «Je ne reporterai pas mes souvenirs sur d'autres temps,
dit-il; je ne me demande pas ce qu'ont fait les hommes qui viennent
aujourd'hui dire qu'on a perdu la moralité politique.» La gauche, tout
heureuse de voir M. Berryer venir enfin là où elle l'attendait depuis
le premier jour, sort de la réserve froide où elle s'est renfermée
jusqu'alors: elle applaudit l'orateur, l'encourage, le pousse: «C'est
cela, lui crie-t-elle; très bien! très bien!» Et, de sa voix tonnante,
M. de la Rochejaquelein l'excite à «dire tout». M. Berryer y est
décidé; ses scrupules ont disparu devant le désir de vengeance qui
l'anime. Après avoir soutenu que la moralité politique n'est pas
violée quand, «en pleine paix», on va saluer en exil un prince
malheureux et lui dire: «Laissez la France en paix», il ajoute: «Et
c'est nous qu'on vient accuser d'avoir trahi les devoirs de citoyen!
Je le demande, si nous étions allés aux portes de la France, devant
l'Europe assemblée en armes, porter, quoi? des conseils politiques,
aurions-nous manqué à la moralité politique? Vous ne le pensez pas.
Vous vous en êtes glorifié... Ma conscience proteste, elle proteste
par le parallèle. Attendais-je donc des désastres pour faire triompher
mes conseils par leur lien douloureux?...»

Au premier mot rappelant le voyage de Gand, M. Guizot a demandé la
parole. Une tactique semble s'imposer à lui, celle qu'il suit toutes
les fois qu'on lui oppose les souvenirs de la coalition: il doit se
refuser hautement à une diversion arrangée d'avance pour déplacer le
débat et pour renverser les rôles. Il y est d'autant plus fondé que,
déjà plusieurs fois et notamment au début du ministère, dans la séance
du 25 novembre 1840, il s'est expliqué sur sa conduite en 1815 et l'a
fait à la satisfaction de la Chambre. Tel est le conseil que lui ont
donné très résolument ses collègues, aussitôt qu'ils ont eu vent de ce
qui se préparait. Mais le ministre des affaires étrangères répugnait à
ce qui lui paraissait une lâcheté: confiant dans ses forces et se
flattant d'en finir, une fois pour toutes, avec une accusation sans
cesse renouvelée, il est arrivé à la Chambre, résolu à accepter le
débat si ses adversaires le soulèvent[281].

[Note 281: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._ Ce dernier
dit tenir ces détails de M. Vitet, ami du ministre.]

Aussitôt donc que M. Berryer a cessé de parler, M. Guizot quitte son
banc et se dirige lentement vers la tribune. Tous les yeux sont fixés
sur lui. Dans l'attente d'une scène prévue, chacun garde un silence
profond. L'exorde indique bien que le ministre ne se dérobe pas.
«Messieurs, dit-il, je commencerai par vider un incident tout
personnel (_sensation_), qui ne regarde ni le gouvernement du Roi, ni
le cabinet actuel, ni le ministre des affaires étrangères, qui regarde
M. Guizot personnellement.» Mais à peine, pour commencer ses
explications, prononce-t-il ces mots: «Vous le savez, je suis allé à
Gand...» qu'une clameur effroyable s'élève. La gauche feint de ne
pouvoir entendre un homme avouer une telle infamie. M. Guizot ne se
trouble pas. S'appuyant sur son coude et regardant fixement ses
adversaires, il reprend d'une voix assurée qui scande chaque syllabe:
«Je suis allé à Gand.» Les interrupteurs, furieux de se voir bravés,
reviennent à la charge, plus bruyants encore. Et la même scène se
répète plusieurs fois de suite, sans qu'on fasse reculer le ministre,
mais aussi sans qu'il puisse avancer d'un pas. Parle-t-il de liberté,
de justice? essaye-t-il de faire honte à l'assemblée de son
intolérance et de son désordre? C'est en vain. Dès qu'il reprend sa
phrase: «Je suis allé à Gand», il se heurte au parti pris de clameur:
clameur confuse, brutale, grossière, mêlée d'insultes et d'invectives,
où dominent les mots de «traître» et de «trahison». Presque tous les
membres de la gauche, debout, le poing tendu, l'injure aux lèvres,
ivres de tapage et de violence, font leur partie dans ce hideux
concert. Des légitimistes se joignent à eux, comme s'ils ne voulaient
pas laisser oublier que c'est un des leurs qui a provoqué ce tumulte:
du haut de son royalisme d'alors, M. de la Rochejaquelein est l'un des
plus ardents à s'indigner contre le mauvais Français qui avait osé, en
1815, se mettre du côté du Roi contre Napoléon, et il ajoute à ce
reproche, si étrange dans sa bouche, une calomnie, sortie on ne sait
d'où, sur la part qu'aurait prise M. Guizot «à la sanglante réaction
et aux atrocités de 1815». Le public des tribunes se mêle au tumulte.
On se croirait revenu à quelque séance de la Convention, et c'est à se
demander si la proscription et l'échafaud ne sont pas la conclusion
logique de telles violences de paroles et de gestes. Mais non,--et ce
n'est pas ce qu'il y a de moins répugnant et de moins méprisable,--on
n'est pas en face d'une véritable colère, d'une explosion spontanée et
imprévue: c'est une colère à froid, une explosion volontaire, une
comédie arrangée à l'avance. «Si nous ne pouvons vaincre M. Guizot,
dit l'un des plus acharnés, il faut l'éreinter.» À côté des acteurs de
la gauche, les spectateurs du centre gauche: M. Thiers et ses amis
assistent à cette scène, muets, immobiles, sans rien faire pour
l'arrêter, espérant en recueillir le profit, toutefois ne laissant pas
que d'être gênés et un peu honteux du tour qu'elle prend. Sur les
bancs de la majorité, on est sans doute indigné et dégoûté; mais, au
premier moment, on est peut-être encore plus abasourdi et intimidé: il
semble qu'on hésite à prendre trop ouvertement parti pour un homme en
butte à de telles imprécations. Quant au président de la Chambre,
l'énergie et la présence d'esprit lui ont manqué dès le début; il est
visiblement débordé et impuissant. M. Guizot est donc à peu près seul
en face de cette émeute d'une nouvelle sorte, pâle, les lèvres
contractées, brisé de fatigue, mais la tête haute, tenant ses
insulteurs sous la flamme d'un regard que rien ne peut faire baisser.
«Ces interruptions me ralentiront, dit-il, mais ne m'empêcheront pas
de dire ce que je pense.» Ou encore: «Je suis obligé de répéter
qu'aucune interruption, aucun murmure ne m'empêchera d'aller jusqu'au
bout.» Et plus loin: «Messieurs, on peut épuiser mes forces, mais j'ai
l'honneur de vous assurer qu'on n'épuisera pas mon courage.» À un
député de l'opposition modérée, M. Dubois, qui lui dit avec une
émotion compatissante: «Reposez-vous, reprenez haleine», il répond:
«Quand je défends mon honneur et mon droit, je ne suis pas fatigable.»

Qui donc va l'emporter dans cet étrange duel d'un contre cent? Voilà
déjà une heure et demie que l'orateur est aux prises avec cette meute
de hurleurs[282]. C'est la meute qui se lasse la première. La ténacité
intrépide finit par avoir raison de la violence tumultueuse. M. Guizot
contraint la gauche à entendre, phrase par phrase, l'explication de sa
conduite en 1815. Il est d'ailleurs maintenant mieux soutenu; les
députés du centre, rassurés par son énergie, ne craignent plus de lui
témoigner ouvertement leur sympathie. Aussi l'accusé de tout à l'heure
ne se contente-t-il plus de se justifier; il prend à son tour
l'offensive et porte à ceux qui l'assaillent des coups qui les font
reculer avec des cris de douleur et de rage. «Ne croyez pas, leur
dit-il, que lorsque j'ai été porter à Louis XVIII les conseils de la
monarchie constitutionnelle, ne croyez pas que je n'aie pas pressenti
vos paroles, vos murmures, vos colères. Je les ai pressentis, je les
ai acceptés d'avance et je les surmonterai, car j'ai mon pays avec
moi. (_Bruyantes réclamations à gauche. Vive adhésion au centre._)
J'ai mon pays avec moi. (_Oui! oui! Non! non!--Se tournant vers la
gauche:_) Avez-vous jamais eu, vous qui poussez de pareilles clameurs,
avez-vous jamais eu l'assentiment du pays, vous, vos opinions, vos
pratiques? (_Exclamations à gauche. Au centre: Jamais! jamais!_)
N'êtes-vous pas armés, depuis vingt-cinq ans, de toutes les forces de
ce gouvernement dont je parle? N'êtes-vous pas en possession de toutes
ces libertés? Comment avez-vous su vous en servir? (_Violentes
réclamations à gauche._) Les avez-vous fait tourner à la gloire et au
repos du pays? Est-ce par vous que le pays a vu son gouvernement
fondé? Est-ce par vous que le pays a vu ses libertés mises en
pratique? (_Approbation au centre._)... Vous n'avez jamais su fonder
ni un pouvoir ni une liberté. (_Vives réclamations à gauche._) Vous
avez toujours perdu... (_nouvelles réclamations_), vous avez toujours
perdu et les libertés et les pouvoirs.» Puis, quand il a dit tout ce
qu'il voulait dire, sur le point de descendre de la tribune, le
ministre rassemble ce qui lui reste, après en avoir tant dépensé,
d'énergie, de fierté, de mépris, et il jette à ses adversaires cette
phrase célèbre et terrible: «Quant aux injures, aux calomnies, aux
colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu'on
voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain.»

[Note 282: M. Doudan écrivait le surlendemain: «Ceux qui ont assisté à
ce beau spectacle disent que rien ne ressemblait à une meute de chiens
de bouchers comme l'élite de l'opposition hurlant contre M. Guizot.»
(_Mélanges et Lettres_, t. II, p. 3.)]

Après une telle scène, la suite du débat ne pouvait beaucoup fixer
l'attention: on entend successivement M. Odilon Barrot qui, pour
récompenser M. Berryer d'avoir enfin parlé du voyage de Gand, combat
la «flétrissure», et le ministre des affaires étrangères, qui trouve
la force de remonter une troisième fois à la tribune pour «adjurer» la
majorité d'adopter le paragraphe proposé par la commission.
L'assemblée, encore tout agitée du long orage qu'elle vient de
traverser, se sépare, en renvoyant le vote au lendemain.

M. Guizot quitte la Chambre, le corps épuisé[283], mais l'âme
satisfaite. Le Roi lui écrit: «Je veux vous témoigner combien j'ai
souffert de tout ce que j'ai recueilli sur ce qui s'est passé et
combien j'ai admiré l'attitude que vous avez si noblement maintenue...
Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de dire que tout cela ne pourrait
qu'ajouter au prix que j'attache à la conservation de votre ministère
et à la confiance que vous m'inspirez[284].» Dans le public, beaucoup
de gens partagent le sentiment du Roi; des personnes étrangères à la
Chambre, la plupart inconnues de M. Guizot, se réuniront et feront
frapper une médaille où le ministre est représenté à la tribune,
tenant tête au tumulte. La gauche est loin d'avoir les mêmes raisons
de fierté que le ministre. Vainement cherche-t-elle à présenter ce
tumulte comme un sublime mouvement de justice nationale, et, affectant
une joie féroce, montre-t-elle M. Guizot écrasé sous l'indignation
publique et sous ses propres remords, elle ne peut se dissimuler que
sa conduite inspire un dégoût presque universel; elle s'est
déshonorée, elle a discrédité le régime parlementaire dont elle se
prétendait le champion, et cela en pure perte, sans avoir retiré le
profit misérable qu'elle attendait de sa violence, sans avoir pu
briser le courage ni seulement étouffer la parole de son adversaire.
Quant aux légitimistes et à M. Berryer entre autres, ont-ils lieu
d'être plus contents de soi? Ont-ils conscience de s'être défendus par
des moyens dignes de leur cause? Ils se sont trouvés hors d'état de
rien répondre, lorsque M. Guizot a montré, avec une ironie
dédaigneuse, «ces hommes de la Restauration se faisant une arme contre
lui de ce qu'il avait été s'entretenir avec Louis XVIII». En ameutant
l'opinion contre le royalisme de 1815, pour faire diversion à leurs
embarras du moment, n'ont-ils pas travaillé contre leur propre parti?

[Note 283: En rentrant chez lui, M. Guizot se coucha et dormit douze
heures de suite. (_Journal inédit du baron de Viel-Castel._)]

[Note 284: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 73.]

Il semble donc, au soir de cette chaude bataille, que l'avantage soit
au ministère. Et cependant, celui-ci n'attend pas sans inquiétude le
vote du lendemain. Le courage déployé par M. Guizot ne fait pas que
l'adresse ait raison de _flétrir_ les pèlerins de Belgrave square.
Parmi les députés de la majorité, plusieurs demeurent troublés, non
seulement par scrupule de conscience, mais par préoccupation d'intérêt
personnel; ils désirent ménager le parti légitimiste, soit parce
qu'ils ont besoin, dans leurs circonscriptions électorales, de
l'appoint des voix de droite, soit parce qu'ils ont de ce côté leurs
relations de famille ou de société. Bien que le ministre ait fini par
avoir le dessus, la violence même du tumulte a laissé un certain émoi
parmi les conservateurs; ceux qui se piquent d'être des «bleus»
demeurent, en dépit de toutes les explications, gênés par cette
histoire du voyage à Gand[285]; les timides hésitent à braver des
passions aussi échauffées. On en est donc à se demander si le cabinet
ne va pas perdre, dans cette affaire secondaire, le fruit de toutes
les victoires qu'il vient de remporter dans les grandes questions
politiques.

[Note 285: «La scène faite à M. Guizot, lisons-nous dans une lettre du
duc de Broglie, a augmenté, auprès des connaisseurs, sa réputation
d'intrépidité et de talent; mais pour le gros même de la majorité, il
reste quelque chose de pénible, des imputations, des vociférations,
des menaces. Le souvenir de Gand n'est bon à remuer auprès de
personne, et, malgré l'éclat de la résistance, j'aurais préféré, tout
compte fait, qu'au lieu de faire avaler goutte à goutte toute cette
histoire à la minorité furieuse, M. Guizot se fût borné à dénoncer la
scène comme une scène préparée et arrangée, et qu'il eût refusé d'y
jouer un rôle.» (_Documents inédits._)]

À la séance suivante, le 27 janvier, la Chambre se trouve en face
d'un amendement présenté par la gauche pour substituer le mot:
_réprouve_ au mot: _flétrit_. Bien que les légitimistes s'abstiennent
et que le groupe Dufaure vote contre, cet amendement n'est rejeté
qu'après deux épreuves douteuses. L'ensemble de l'adresse, mis
aussitôt après aux voix, est adopté par 220 voix contre 190. Il semble
donc que, par ce dernier vote, la majorité ait un peu repris de son
assiette. Toutefois, il reste du malaise. «La victoire a été
remportée, écrit le duc de Broglie à son fils, mais elle a coûté cher;
on a laissé du monde sur le champ de bataille; il a fallu emprunter le
secours de quelques auxiliaires ennemis ou douteux. Tous ceux qui ont
bien voté sont sortis tristes et mécontents, convenant que, dans la
situation, il n'y avait rien de mieux à faire, mais soucieux et avec
de l'humeur[286].»

[Note 286: _Documents inédits._]

Le gouvernement a-t-il du moins atteint son but? Cette «flétrissure»,
si chèrement achetée, produit-elle l'effet moral qu'il en attendait? À
la suite du vote de la Chambre, les cinq députés «flétris» envoient
leur démission, comme «une protestation, disent-ils, non contre un
langage injurieux qui ne saurait les atteindre, mais contre la
violence qui leur est faite au mépris de leurs droits». Quelques
semaines plus tard, ils sont tous réélus, grâce à l'appui qui leur est
ouvertement donné par la gauche, et ils rentrent à la Chambre,
acclamés triomphalement par les journaux de leur parti.

Ce n'est pas le seul épilogue désagréable de cette affaire. Parmi les
députés conservateurs qui n'avaient pas voté la flétrissure, était M.
de Salvandy, alors vice-président de la Chambre et ambassadeur à
Turin. Royaliste libéral sous la Restauration, il s'était très
nettement rallié à la monarchie de Juillet, mais avait eu soin de
demeurer en bons rapports personnels avec la société légitimiste. Son
vote causa une grande irritation aux Tuileries. Quand il y accompagna,
en sa qualité de vice-président, la députation chargée de porter
l'adresse, le Roi, qui ne savait pas toujours se contenir, ne
répondit pas à son salut et, l'entraînant dans un salon voisin, lui
exprima vivement son mécontentement; les éclats de sa voix arrivaient
jusqu'aux députés qui, tout interloqués de cette scène, attendaient
qu'on leur rendît leur vice-président. L'incident fit du bruit dans le
monde parlementaire. M. de Salvandy donna sa démission d'ambassadeur,
et le comité directeur de l'opposition[287], ne reculant pas devant le
scandale d'une mise en cause du Roi, le cherchant au contraire, décida
de porter l'incident à la tribune. M. Thiers offrit de s'en charger
lui-même, à la grande surprise, mais aussi à la grande joie de ses
alliés. Voulait-il ainsi se faire pardonner par la gauche son zèle
monarchique dans l'affaire de la régence, et sa bouderie de dix-huit
mois? Ce fut le 22 février 1844, au cours du débat engagé sur une
nouvelle proposition de réforme parlementaire, qu'il souleva la
question. Il ne garda aucun ménagement. Faisant allusion aux paroles
de blâme qui avaient déterminé M. de Salvandy à donner sa démission
d'ambassadeur, il demanda de qui elles émanaient. «Dans ma conviction,
répondit-il, ce n'est pas un ministre qui a dit ces paroles. Toute la
question est là.» Il concluait que «sous l'administration actuelle, se
passaient des actes non rigoureusement conformes aux règles
constitutionnelles», et ce désordre lui paraissait assez fréquent pour
qu'il jugeât nécessaire «d'en prendre acte devant la Chambre et le
pays». «On se demandera, ajoutait-il, comment nous, qui nous piquons
d'appartenir à l'opposition modérée, nous venons nous mêler à la
discussion d'un tel incident... Notre conduite est le résultat de deux
résolutions invariables... Nous sommes résolus à maintenir le
gouvernement... mais aussi à le contenir dans la rigueur des règles
constitutionnelles. Il n'y a pas un esprit élevé parmi nous qui
voulût se prêter à une vaine comédie constitutionnelle qui ne
cacherait en réalité que la domination d'un pouvoir sur les autres. La
France a eu beaucoup de gouvernements. Elle a eu, sous l'Empire, le
gouvernement du génie; elle a eu, sous la Restauration, le
gouvernement des traditions. L'un et l'autre ont fini dans les abîmes;
mais l'un et l'autre avaient leur prestige. Nous avons aujourd'hui un
gouvernement nouveau; ce gouvernement ne peut avoir qu'un prestige,
c'est de réaliser dans sa vérité le gouvernement représentatif que la
France poursuit depuis cinquante ans.» M. Guizot, évidemment gêné par
le tort que s'était donné le Roi, répondit brièvement; il protesta
contre des attaques inconstitutionnelles qui visaient plus haut que le
cabinet, assuma la pleine responsabilité de ce qui avait été fait, et
indiqua que les moyens ne manquaient pas à la Chambre, si elle le
jugeait à propos, de mettre en action cette responsabilité.
L'opposition ne releva pas ce défi; l'incident fut clos, et la
proposition de réforme écartée à une assez forte majorité. L'effet de
ce débat n'en fut pas moins fâcheux. Il n'avait pu être indifférent de
voir un ancien président du conseil, l'un des hommes les plus
considérables du régime, dénoncer le Roi au pays, porter contre lui
cette accusation de pouvoir personnel, sous laquelle avait déjà
succombé Charles X, et au moyen de laquelle les révolutionnaires
cherchaient depuis longtemps à renverser Louis-Philippe. La monarchie
ne sortait pas de là sans quelque atteinte.

[Note 287: Ce comité, qui venait d'être constitué sous le nom de
conseil des Dix, se composait, pour la gauche, de MM. Odilon Barrot,
de Beaumont, de Tocqueville, Abbatucci, Havin; pour le centre gauche,
de MM. Thiers, de Rémusat, Vivien, Billault, Duvergier de Hauranne. Il
se concertait, au besoin, avec les deux délégués de l'extrême gauche,
MM. Garnier-Pagès et Carnot. (_Notes inédites de M. Duvergier de
Hauranne._)]

Il était donc écrit que jusqu'à la fin, dans cette affaire, tout
tournerait mal pour le gouvernement. L'impression que l'entrevue d'Eu
et l'établissement de l'entente cordiale avaient donnée de l'adresse
et du bonheur du cabinet, s'en trouvait un peu altérée. Au lendemain
du jour où elle avait été conviée à se féliciter de l'affermissement
de la paix au dehors, l'opinion éprouvait quelque ennui et quelque
trouble de voir qu'à l'intérieur, au contraire, la guerre sévissait
plus violente que jamais entre les partis. Les amis de M. Guizot ne
pouvaient se dissimuler ce malaise des esprits. «Ces incidents,
écrivait l'un deux, ont rendu la situation générale non pas
précisément grave, mais pénible, embarrassée, fausse à plusieurs
égards, tandis qu'il y a quelques semaines, elle paraissait forte et
brillante. Le ministère, le gouvernement même ont été évidemment
affaiblis par le peu d'habileté ou de puissance qu'ils ont montré pour
diriger la marche de cette question, par l'irritation qu'elle a
ranimée entre les partis[288].»

[Note 288: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

Heureux encore si l'on en eût été quitte pour un malaise momentané.
Mais les conséquences devaient être plus graves et plus durables. Si
impuissants et impopulaires que parussent les légitimistes quand ils
se trouvaient, comme après 1830, séparés des libéraux du centre droit,
ils n'en étaient pas moins, suivant une parole déjà citée de M. Renan,
«l'assise indispensable de toute fondation politique en France». Privé
de cet élément, le parti conservateur était incomplet, affaibli,
rabaissé, découronné. Aussi avons-nous dû plusieurs fois signaler,
dans l'hostilité originelle des hommes de droite, l'une des faiblesses
du gouvernement de Juillet[289]. Le temps seul,--et un long
temps,--était capable d'éteindre cette hostilité. On pouvait aider,
accélérer cette oeuvre du temps. S'il y avait, parmi les anciens
royalistes, des irréconciliables, il en était d'autres d'un caractère
moins absolu; et puis, là même où les pères étaient difficiles à
ramener, ne restait-il pas une chance de s'entendre avec les fils? En
fait, à mesure que s'éloignaient les souvenirs irritants de 1830, que
le gouvernement se montrait adversaire plus décidé de la révolution,
et que l'intérêt conservateur apparaissait plus évidemment lié au
maintien de la monarchie nouvelle, celle-ci gagnait, sinon chez les
royalistes militants, du moins autour d'eux. Ce rapprochement, déjà
visible sous le ministère de M. Molé, qui y avait personnellement
travaillé, était devenu plus marqué encore depuis le 29 octobre 1840.
Or, voici qu'un mot dans une adresse, mot facile à éviter et au fond
blâmé par le gouvernement, venait arrêter ce précieux mouvement et
faisait perdre en quelques jours une partie du terrain gagné en
plusieurs années. Aussitôt toutes les vieilles blessures, qui
commençaient à se cicatriser, furent rouvertes. Au lendemain même de
ces scènes parlementaires, un ami de la monarchie de Juillet notait
sur son journal intime: «Cette discussion a jeté entre les partis une
irritation telle, qu'on n'avait rien vu de pareil depuis plusieurs
années, et elle menace de nous ramener aux époques où les rapports
mêmes de société étaient devenus impossibles entre les personnes
d'opinions diverses. Non seulement les légitimistes modérés, mais
beaucoup d'hommes qui, ayant jadis appartenu à ce parti, s'étaient peu
à peu rapprochés du gouvernement, montrent une véritable exaspération
et semblent croire de leur honneur de ressentir fortement l'outrage
adressé à leurs parents ou amis[290].» Quelques jours plus tard, un de
nos ambassadeurs, M. de Sainte-Aulaire, écrivait à M. de Barante: «Je
ne pense pas que vous soyez retenu par le charme de nos salons. On
m'écrit que tous les fauteuils y sont rembourrés d'épines. Tout cela
m'afflige fort; je n'y vois plus d'issue. Le bail des haines
politiques est renouvelé pour trente ans[291].» Entre tous les hommes
d'État du gouvernement de 1830, M. Guizot était le dernier dont on eût
attendu une telle faute. Il semblait mieux préparé et plus intéressé
que tout autre à l'éviter. S'étant donné pour tâche de corriger
l'origine révolutionnaire du gouvernement, il était conduit, par la
direction habituelle de ses idées, à comprendre la force sociale du
parti légitimiste et l'avantage de son concours. Attaqué avec
acharnement par la coalition de tous les partis de gauche, il sentait
la nécessité d'y opposer la coalition de tous les conservateurs.
N'était-ce donc pas une étrange inconséquence que celle qui lui
faisait, dans ce cas particulier, aller au rebours de sa politique
générale? Il cherchera plus tard à en effacer les traces, par des
avances publiques aux royalistes[292]; mais, en semblable matière, le
mal se fait plus vite qu'il ne se guérit; les ressentiments
subsistèrent, et si, le 24 février 1848, la haine des légitimistes
contre la monarchie de Juillet est apparue encore si vivace, c'est
qu'en janvier 1844, elle avait été rajeunie et ranimée par l'incident,
nous allions dire par l'accident de la «flétrissure».

[Note 289: Voy. entre autres liv. II, ch. VIII, § V.]

[Note 290: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

[Note 291: Lettre du 6 février 1844. (_Documents inédits._)]

[Note 292: Ainsi M. Guizot dira, deux ans plus tard, le 28 mai 1846,
en pleine Chambre des députés: «Nous avons beaucoup d'estime pour la
plupart des hommes qui composent le parti légitimiste; nous faisons
grand cas de leur position sociale, des idées et des sentiments qui
les animent... C'est notre désir que l'ensemble de notre politique,
l'état de notre pays, l'empire de nos institutions rallient
successivement tout ce qu'il y a d'éclairé, d'honorable et de
considérable dans cette portion de la société française.»]



CHAPITRE V

BUGEAUD ET ABD EL-KADER.

(1840-1844.)

     I. Abd el-Kader recommence la guerre à la fin de 1839. Le
     maréchal Valée reçoit des renforts. La campagne de 1840. Ses
     médiocres résultats.--II. Débats à la Chambre des députés. Idées
     exprimées par le général Bugeaud. M. Thiers songe à le nommer
     gouverneur de l'Algérie, mais n'ose pas. Cette nomination est
     faite par le ministère du 29 octobre.--III. Antécédents et
     portrait du général Bugeaud.--IV. Système de guerre que le
     nouveau gouverneur veut appliquer en Afrique et qu'il a proclamé
     à l'avance.--V. Les lieutenants qu'il va trouver en Algérie.
     Changarnier. La Moricière. Ce dernier, comme commandant de la
     division d'Oran, a été le précurseur du général Bugeaud.--VI. Le
     gouverneur entre tout de suite en campagne, au printemps de 1841.
     Occupation de Mascara et destruction des établissements d'Abd
     el-Kader.--VII. L'armée apprend à vivre sur le pays. Campagne de
     l'automne de 1841.--VIII. La Moricière s'installe à Mascara. Sa
     campagne d'hiver autour de cette ville. Les résultats obtenus.
     Bugeaud défend La Moricière contre les bureaux du ministère de la
     guerre. Bedeau à Tlemcen.--IX. Le sergent Blandan. Expédition du
     Chélif au printemps de 1842 et soumission des montagnes entourant
     la Métidja. La Moricière continue ses opérations autour de
     Mascara.--X. Campagne de l'automne 1842. Changarnier et
     l'Oued-Fodda. Grands résultats de l'année 1842.--XI. Retour
     offensif d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis au commencement de
     1843. Fondation d'Orléansville.--XII. La smala. Le duc d'Aumale.
     Surprise et dispersion de la smala. Effet produit.--XIII. Bugeaud
     est nommé maréchal. Ses difficultés avec le général
     Changarnier.--XIV. Abd el-Kader est rejeté sur la frontière du
     Maroc.--XV. Le gouvernement du peuple conquis. Les bureaux
     arabes. La colonisation.--XVI. L'Algérie et le parlement.
     Rapports du gouverneur avec M. Guizot et avec le maréchal Soult.
     Bugeaud et la presse.--XVII. Bugeaud a eu le premier rôle dans la
     conquête. Ses lieutenants. L'armée d'Afrique. La guerre d'Algérie
     a-t-elle été profitable à notre éducation militaire?


I

Un jour, en janvier 1842, comme les orateurs de l'opposition
dénonçaient l'«abaissement», la «pusillanimité» de la politique
extérieure, et reprochaient au gouvernement de Juillet de n'avoir fait
aucune conquête: «Cela est faux, s'écria M. Guizot; vous êtes engagés,
depuis dix ans, dans la conquête d'un grand territoire. La guerre
d'Afrique est une conquête à laquelle vous travaillez tous les
jours... Consultez l'Europe, consultez les connaisseurs en fait de
conquête et d'agrandissement territorial; vous verrez ce qu'ils
diront: ils regardent tous l'occupation de l'Afrique par la France
comme un grand fait, comme un fait destiné à accroître beaucoup, un
jour, son influence et son poids en Europe.» En effet, de même que la
prise d'Alger avait été l'oeuvre de la Restauration, la soumission de
l'Algérie fut celle de la monarchie de 1830 et spécialement de ce
ministère du 29 octobre, si facilement accusé de manquer de toute
énergie belliqueuse. Guerre d'un caractère particulier, qu'on peut
bien qualifier de grande guerre, si l'on considère l'importance des
armées mises en campagne, le nombre des morts et le chiffre des
dépenses[293]; mais, en même temps, guerre locale, sans contre-coup en
Europe, ne mettant pas en péril la paix du monde, bien plus,
impliquant l'existence et le maintien de cette paix, car le
gouvernement qui n'en eût pas été assuré, aurait été étrangement
téméraire de se lancer dans une pareille entreprise et, suivant
l'expression du maréchal Bugeaud, de «grever, pour tant d'années,
d'une aussi lourde hypothèque, son armée et ses finances[294]». «Je
suis frappé, écrivait M. Guizot le 18 octobre 1842, de la nécessité
d'agir en Afrique, pendant la paix de l'Europe; l'Afrique est
l'affaire de nos temps de loisir[295].»

[Note 293: Un milliard de 1830 à 1848: soit 323 millions de 1830 à
1841, et, de 1841 à 1848, environ 100 millions par an.]

[Note 294: Lettre du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du 28
septembre 1845. (_Documents inédits._)]

[Note 295: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 141.]

Pour comprendre ce que fut l'oeuvre du ministère du 29 octobre en
Algérie, il faut remonter un peu en arrière et reprendre l'exposé des
affaires de cette région à la fin de 1839, au moment où allait
recommencer avec Abd el-Kader la guerre un moment suspendue par le
traité de la Tafna[296]. Dès le milieu de cette année, tous les
indices révélaient une crise imminente, et il était manifeste que la
paix boiteuse, subsistant depuis deux ans, ne durerait plus longtemps.
L'émir avait son parti arrêté. Le 3 juillet 1839, il avait fait
décider en principe la guerre sainte par l'assemblée des grands, se
réservant de la déclarer au moment qu'il jugerait convenable; puis il
avait employé août et septembre à parcourir les tribus, excitant les
esprits et amassant de l'argent. Soucieux de ne pas paraître provoquer
la rupture, il attendait un prétexte. Le maréchal Valée le lui fournit
à la fin d'octobre, par l'expédition des Portes de Fer.

[Note 296: Sur les événements d'Algérie de 1830 à 1839, voir tome III,
ch. X.]

Depuis longtemps, le gouverneur désirait établir une communication par
terre entre la province de Constantine et Alger. Impossible de suivre
l'ancienne voie romaine qui passait au sud, dans les États de l'émir;
il fallait donc chercher un chemin plus au nord, au milieu des tribus
kabyles, dans le pâté montagneux du Djurdjura. Là, une seule fissure
se présentait, celle du Biban ou des Portes de Fer, de tel renom, que
les Turcs ne s'y étaient jamais aventurés. Le maréchal Valée n'hésita
pas à y lancer une colonne légère de 2,500 hommes d'élite, sous les
ordres du duc d'Orléans. Elle devait se diriger à vol d'oiseau de
Sétif à Alger, à travers un pays absolument inconnu et affreusement
tourmenté, en passant à gué plusieurs rivières qu'une seule nuit de
pluie pouvait rendre infranchissables. Grâce au secret gardé, à la
rapidité de la marche, à la vigueur des troupes, à l'audace heureuse
du commandement, la colonne, partie, le 18 octobre 1839, de Mila près
de Constantine, arriva saine et sauve à Alger, quinze jours après.
Elle en avait été quitte pour quelques escarmouches avec Ben-Salem,
lieutenant d'Abd el-Kader. Mais on avait eu plus de bonheur que de
prudence. Les Portes de Fer avaient été trouvées plus dangereuses
encore qu'on ne s'y attendait: c'était une gorge de quinze à vingt
mètres de largeur, entre deux murailles à pic, hautes de cent à deux
cents mètres, en quelque sorte crénelées pour la fusillade; et ce
défilé se prolongeait pendant 6 kilomètres. Il fallut sept heures pour
le franchir. Chacun se rendait compte qu'une poignée d'hommes eût pu
tout arrêter. Un orage éclata quelques heures après le passage; s'il
fût arrivé plus tôt, l'armée était noyée entre les rochers. Aussi,
l'un des résultats les plus clairs de cette hasardeuse expédition
fut-il de nous convaincre qu'il fallait chercher ailleurs la
communication militaire entre les deux provinces.

«Louanges à Dieu, s'écria Abd el-Kader en apprenant les nouvelles du
Biban, l'infidèle s'est chargé de rompre la paix; à nous de lui
montrer que nous ne craignons pas la guerre.» Aussitôt il envoya
partout l'ordre de prendre les armes. Le 20 novembre 1839, au jour
fixé par lui, Arabes et Kabyles se précipitaient comme une trombe
dévastatrice sur la plaine de la Métidja. En un moment, les fermes
européennes qui commençaient à s'y établir étaient détruites, les
colons mis en fuite ou massacrés, les tribus alliées de la France
razziées et décimées. Malgré tant d'indices qui eussent dû le mettre
en éveil, le gouverneur général fut absolument surpris et se trouva
hors d'état de chasser les envahisseurs. Ses troupes étaient
dispersées et immobilisées dans les postes qu'il avait partout
multipliés et qui n'avaient servi à rien contre l'invasion. Les
premiers détachements, trop faibles en nombre, qui se hasardèrent à en
sortir, furent fort maltraités, tel un bataillon du 24e qui, en une
seule affaire, eut cent cinq morts et quatre-vingt-sept blessés. Le
Sahel lui-même, massif montagneux auquel s'appuie Alger, paraissait
menacé; la panique gagna la ville où l'on arma les batteries de
l'enceinte; on pouvait se croire revenu aux plus mauvais jours de
1831. Cette épreuve jugeait le système défensif du maréchal Valée. Ce
fut seulement après plusieurs semaines, grâce surtout à l'énergie des
colonels Changarnier et de La Moricière, qui commandaient l'un le 2e
léger à Boufarik, l'autre les zouaves à Koléa, qu'on commença à faire
un peu moins mauvaise figure. Encore nos troupes n'en étaient-elles
pas à reprendre l'offensive: elles se bornèrent à débloquer les postes
conservés dans la Métidja; plusieurs avaient dû être évacués et
détruits.

Le premier effort de l'ennemi s'était porté contre la province
d'Alger. Il ne s'attaqua qu'un peu plus tard à nos établissements, si
restreints d'ailleurs, de la province d'Oran. Là aussi, nos troupes se
trouvèrent réduites à une défensive qui ne fut pas toujours
heureuse[297]. Dans la province de Constantine, où Abd el-Kader
n'avait jamais pu établir sérieusement sa puissance, notre situation
était meilleure, grâce au concours de plusieurs grands chefs
indigènes; ceux-ci bataillaient pour notre cause et envoyaient, en
grand apparat, au général commandant la division, les oreilles coupées
sur les cadavres des partisans de l'émir.

[Note 297: C'est alors, en février 1840, qu'eut lieu la défense de
Mazagran, autour de laquelle on fit tant de bruit. Le fait se réduisait
à ceci: 123 zéphyrs, soldats des compagnies de discipline, occupant un
ancien fortin turc en assez bon état, s'étaient vus assiéger par environ
1,500 Arabes. À l'abri de leurs remparts, ils tinrent bon pendant quatre
jours, et l'ennemi, qui n'avait ni canons pour faire brèche ni échelles
pour escalader les murailles, dut se retirer. La défense était
honorable, mais n'avait rien d'extraordinaire. On en pouvait juger aux
pertes de la garnison qui, pendant ces quatre jours, n'avait eu que
trois tués et seize blessés. La guerre d'Afrique offrait maints faits
d'armes bien autrement remarquables. Mais l'opinion, égarée par le
rapport exagéré du commandant, le capitaine Lelièvre, par les
amplifications fantastiques des journaux et aussi par l'étrange penchant
des honnêtes bourgeois à exalter le soldat vicieux aux dépens des
autres, s'engoua des «héros de Mazagran», qui furent comparés aux
défenseurs des Thermopyles. Le gouvernement lui-même, dupe de cette mise
en scène, leur prodigua les récompenses, jusqu'au jour--près de trois
ans plus tard--où, mieux informé, mais ne voulant pas confesser
publiquement son erreur, il se contentera de mettre silencieusement le
capitaine Lelièvre à la retraite. Le commandant de Montagnac, un vrai
brave, celui-là, écrira à ce propos, dans une lettre en date du 22
novembre 1842: «Notre fameux _lapin_ de Mazagran a fini par être expulsé
de l'armée, à la suite de tous ses méfaits. Il y a longtemps qu'on
aurait dû lui rendre cette justice.» Beaucoup d'historiens en sont
encore restés à la légende de Mazagran.]

Dès le commencement de l'attaque, le maréchal Valée avait fait
parvenir en France un cri d'alarme, demandant avec instance des
renforts immédiats. Sous l'influence du duc d'Orléans, le
ministère,--c'était alors celui du 12 mai 1839, présidé par le
maréchal Soult,--prit aussitôt des mesures pour porter l'effectif de
l'armée africaine de 40,000 hommes à près de 60,000. «Le Roi et son
conseil, écrivait le prince royal au maréchal Valée, ont accepté, sans
hésitation, sans récrimination, la situation actuelle de l'Algérie.
L'opinion publique, la presse ont suivi cet exemple; les Chambres
seront entraînées de même. Jamais général en chef n'aura été soutenu
et traité comme vous l'êtes: appui moral, récompenses pour vos
troupes, pouvoir d'agir, liberté de mouvements, renforts immédiats et
abondants, vous aurez tous les éléments du succès...» Puis, parlant de
lui-même, le prince ajoutait, avec cet accent de patriotisme qui
vibrait si souvent dans ses lettres: «Reprendre, pour une lutte
solennelle, une place encore chaude, si je puis m'exprimer ainsi,
parmi les troupes que je viens de commander dans une expédition
presque pacifique, répondre à l'appel que l'Afrique fait à ses
défenseurs, c'est plus qu'un droit pour moi, c'est, à mes yeux, un
devoir d'honneur qui fait taire toute autre considération et qui a été
apprécié par le Roi et son conseil. J'ai écarté l'offre d'un
commandement distinct du vôtre: le service en eût souffert. Je n'ai
d'autre ambition que le bien général. Je partirai d'ici avec mon frère
d'Aumale qui fera ses premières armes sous vos ordres. L'opinion
publique et la presse se préoccupent vivement de mon départ, et tant
que cela ne va pas jusqu'à des manifestations qui troubleraient ma
liberté, je ne puis qu'être touché d'une sollicitude qui me prouve que
mes efforts pour me tenir à la hauteur de ma position n'ont pas été
complètement perdus; mais ni les motifs qu'on allègue, ni aucune
considération d'intérêt, ni aucun calcul d'avenir ne pourront me
retenir ici, lorsque, dans mes inflexibles idées de point d'honneur,
je crois avoir un devoir à remplir. Le cri de ma conscience me
conduira en Afrique; Dieu réglera l'avenir[298].» À l'ouverture de la
session, le 23 décembre 1839, le Roi parla avec fermeté de la
nécessité de «punir l'agression» de l'émir et «d'en rendre le retour
impossible, afin que rien n'arrêtât le développement de prospérité que
la domination française garantissait à une terre qu'elle ne quitterait
plus». La Chambre, si longtemps incertaine dans ses vues sur
l'Algérie, s'associa à ces sentiments. Sa volonté fut même mise
particulièrement en lumière par le vote d'un amendement qui
corrigeait sur ce point la rédaction proposée par la commission; cette
rédaction, tout en insistant sur la «vigueur» avec laquelle la guerre
devait être poussée, laissait planer quelque doute sur l'usage qui
serait fait de la victoire; l'amendement, voté à une grande majorité,
sur la demande du ministère, substitua à cette rédaction un peu
équivoque une phrase où, reprenant les expressions mêmes du discours
royal, on parlait de «cette terre que la domination française ne
quitterait plus».

[Note 298: Cité par M. Camille ROUSSET, _l'Algérie de 1830 à 1840_, t.
II, p. 389 à 391.]

Les renforts arrivèrent en Algérie dans les premiers mois de 1840. Le
maréchal Valée se trouva ainsi en mesure de former un petit corps
expéditionnaire, bientôt porté à dix mille hommes, et dans lequel
étaient réunis les Africains les plus renommés, le général Duvivier,
les colonels de La Moricière, Changarnier et Bedeau. Le duc d'Orléans
commandait l'une des divisions, et son jeune frère le duc d'Aumale,
alors chef de bataillon, faisait partie de son état-major. D'après le
plan concerté avec le gouvernement, tout l'effort devait être porté
dans la province d'Alger où l'on voulait s'emparer de Cherchel à
l'ouest sur le bord de la mer, de Miliana au sud-ouest dans les
terres, et de Médéa au sud. On se flattait que ces villes, une fois
revenues en notre possession, serviraient de rempart à la plaine de la
Métidja. Le plan fut exécuté comme il avait été conçu. Le maréchal
occupa Cherchel le 15 mars, Médéa le 17 mai, Miliana le 8 juin. Aucune
de ces villes ne fut défendue: les deux premières furent trouvées
désertes, la troisième en flammes. Sur la route, à l'aller et au
retour, il fallut souvent en venir aux mains avec Abd el-Kader ou avec
ses lieutenants. Le plus rude et le plus brillant de ces combats eut
lieu avant d'arriver à Médéa, sur ce col de Mouzaia, tant de fois
arrosé de notre sang depuis la première expédition du général Clauzel:
Abd el-Kader occupait, avec ses réguliers et de nombreux auxiliaires,
les crêtes et le piton qui dominaient à gauche le passage; ainsi
défendue, cette forteresse naturelle paraissait inaccessible; rien ne
put arrêter l'élan de nos soldats entraînés par Changarnier et La
Moricière. Mais quel était le fruit de ces victoires? Vainement, à
chaque rencontre, l'emportait-on sur Abd el-Kader, celui-ci ne se
laissait pas envelopper ni même serrer de trop près. Toujours vaincu,
jamais mis hors de combat, il continuait à tenir la campagne,
harcelant toutes nos marches offensives et encore plus nos retraites.
Ainsi quelques jours après le combat de Mouzaia, comme l'armée
repassait le col pour revenir dans la Métidja, l'arrière-garde fut si
soudainement et si violemment attaquée, qu'on put craindre un moment
sa destruction.

Malgré les efforts faits et le sang versé, cette campagne était donc
sans résultat décisif. L'armée en avait le sentiment et, chose
fâcheuse, s'en prenait à son chef. Plusieurs fois, il avait paru
qu'avec sa lenteur méthodique, encore augmentée par l'âge, le maréchal
laissait échapper les meilleures occasions. Artilleur éminent, il ne
possédait pas au même degré les qualités fort différentes du général
d'armée; de plus, nourri dans les traditions de la grande guerre
européenne, il n'avait pas l'intelligence de cette guerre d'Afrique
qui exigeait tant de prestesse dans les mouvements, tant de
promptitude dans le coup d'oeil. La Moricière traduisait le sentiment
général, quand il écrivait alors dans une lettre confidentielle: «On
n'a pas d'idée de ce que c'est que dix mille hommes conduits de la
sorte; cela dépasse de beaucoup tout ce que je pouvais imaginer[299].»
Cependant le gouverneur était satisfait. «Le plan de campagne est
exécuté, disait-il dans son rapport au ministre; la France est
fortement établie dans la vallée du Chélif; de grandes communications
relient à la Métidja Médéa et Miliana. Le moment approche où les
tribus se sépareront de l'émir.» Singulière illusion! Le maréchal
Valée avait laissé à Médéa et à Miliana, non des corps de troupes
assez forts pour rayonner aux environs, mais les garnisons
indispensables à la garde des villes: toujours le parti pris de
défensive. Aussi, à peine l'armée s'était-elle éloignée, que ces
garnisons étaient bloquées, sans communications régulières avec Alger,
constamment attaquées, souvent manquant de vivres, et surtout
exposées à la démoralisation, conséquence de leur attitude passive et
de leur isolement. «Horribles villes, écrivait alors un de nos plus
solides soldats, véritables prisons, dans lesquelles on a jeté trois
mille individus, et qui sont autant de gouffres où disparaissent ces
malheureux abandonnés[300].» Vivres et munitions, tout devait être
apporté de la côte, et chaque ravitaillement exigeait une nouvelle
armée, une nouvelle expédition, de nouveaux combats contre l'ennemi
qui tenait toujours la campagne. C'était recommencer purement et
simplement ce qu'avait fait le général Clauzel au lendemain de la
prise d'Alger, comme si le temps n'avait rien fait gagner ni
l'expérience rien appris. Ces expéditions répétées épuisaient l'armée,
d'autant que le chiffre des troupes mobilisables était singulièrement
restreint: presque tout l'effectif continuait à être absorbé par la
garde des nombreux postes que le maréchal avait établis autour du
Sahel et dans la Métidja.

[Note 299: _Le général de La Moricière_, par M. KELLER, t. I, p. 231.]

[Note 300: _Lettres d'un soldat, correspondance du colonel de
Montagnac._]

Ces postes nous donnaient-ils au moins quelque sécurité? Non; les
coureurs ennemis s'avançaient jusqu'aux portes d'Alger. À peu de
distance de la ville, des détachements de deux cents hommes étaient
surpris et massacrés. Un témoin[301] a tracé ce tableau de nos
possessions africaines après la campagne de 1840; il se suppose devant
une carte, marquant en noir ce qui nous appartient véritablement:
«Alger est à vous, disait-il, et même, pourvu que la nuit soit encore
éloignée, vous pouvez vous promener à une lieue aux environs. Trois ou
quatre points dans un rayon de trois ou quatre lieues; ce sont vos
postes ou camps de la Maison-Carrée, du Fondouk, de l'Habra, etc. Vous
possédez la surface qu'ils occupent et les alentours jusqu'à portée de
fusil, mais à condition de n'y rien semer, de n'y rien bâtir; à
condition d'avoir, derrière vos fossés, suffisamment de vivres et de
munitions pour attendre la colonne de ravitaillement. Lorsqu'il n'y a
pas d'eau dans l'intérieur du camp, les soldats ne vont à la fontaine
qu'en force suffisante. Ils sont dévorés de vermine, excédés de
fatigue et d'ennui, décimés par la fièvre, par le soleil, par les
exhalaisons pestilentielles des marécages. Heureux ceux qui peuvent
lire quelques lambeaux d'un vieux journal! J'ai entendu des officiers,
enfermés dans ces prisons brûlantes, dire que l'esprit le mieux trempé
ne peut résister à trois ou quatre mois d'un pareil supplice. Beaucoup
s'adonnent aux liqueurs fortes, demandant à l'abrutissement de les
sauver de la folie. Mais poursuivons: un point à Douera, un point à
Boufarik, un autre à Blida, deux autres à Coléa et à Cherchel. Vous
entretenez dans chacun de ces endroits un certain nombre de troupes et
quelques cabaretiers qui empoisonnent ce que la fièvre et l'Arabe ont
laissé vivre. Voilà votre province d'Alger... J'oubliais vos villes de
Médéa et de Miliana, deux grands tombeaux, au bout d'un chemin sur
lequel vous pourriez construire vingt pyramides triomphales des
ossements de vos soldats.» L'auteur de ce tableau n'exagérait pas
l'insalubrité des postes occupés dans la province d'Alger. Tel
bataillon, qui en arrivant dans l'un d'eux comptait 700 hommes, se
trouvait, au bout de peu de temps, réduit à 210. «Ces malheureux,
écrivait un de leurs officiers, sont frappés de la fièvre comme de la
foudre; ils tombent, et l'on n'a que le temps de les porter à
l'hôpital[302].» C'est à l'occupation de ces retranchements bien plus
qu'aux combats, si meurtriers fussent-ils, qu'il faut attribuer le
chiffre très élevé des pertes de l'armée en 1840: 9,300 morts sur un
effectif de 60,000 hommes[303].

[Note 301: Ce témoin est M. Louis Veuillot, qui vint en Algérie avec
le général Bugeaud, au commencement de 1841, et qui, aussitôt après,
publia ses impressions de voyage, sous ce titre: _Les Français en
Algérie_.]

[Note 302: _Lettres d'un soldat, correspondance du colonel de
Montagnac._]

[Note 303: Chiffre avoué par le gouvernement dans la séance du 14
avril 1841.]

En dépit des bulletins optimistes que le maréchal Valée lui adressait
de la meilleure foi du monde, le ministre de la guerre finissait
cependant par s'apercevoir du fâcheux état des choses: «La situation
générale, écrivait-il, ne s'est pas améliorée depuis le commencement
de la campagne. Nous occupons, il est vrai, Médéa et Miliana, mais
dans des conditions jusqu'ici peu favorables. Les partis arabes n'en
demeurent pas moins à peu près maîtres de la plaine, et les
communications entre nos postes sont difficiles et rares. Il est
urgent de remédier, par des opérations heureuses et décisives, à un
tel état de choses dont il y aurait bientôt à s'alarmer[304].» Comment
répondre au voeu du ministre? L'armée était dans un état de lassitude
physique et surtout morale qui ne semblait plus permettre de lui
imposer de nouveaux efforts. On en était à se demander si, avec des
soldats surmenés, des officiers découragés, il serait possible de
continuer les opérations indispensables au ravitaillement des villes
occupées. Heureusement Changarnier se trouvait là, toujours prêt à
agir et sachant entraîner les autres; il était la grande ressource du
maréchal dans ses embarras; simple colonel ou général de récente
promotion, il se voyait attribuer le commandement de presque toutes
les expéditions, qu'il menait à bien avec un rare mélange d'audace,
d'énergie et d'adresse. «Les généraux sont à Alger, écrivait le
capitaine de Montagnac, n'ayant pas d'emploi et n'en demandant pas. Il
y a ici un général qui est tous les généraux d'Afrique: c'est
Changarnier. Y a-t-il une expédition à organiser? vite on ramasse des
fractions de tous les corps et l'on prend mon Changarnier. Y a-t-il
une razzia à faire? Changarnier. S'agit-il d'établir un télégraphe
dans les nuages? encore Changarnier, toujours Changarnier... Du reste,
il répond à la confiance qu'on a en lui: il se bat bien. Sa réputation
va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus assez vaste
pour la contenir[305].»

[Note 304: Camille ROUSSET, _l'Algérie de 1830 à 1840_, t. II, p.
473.]

[Note 305: _Lettres d'un soldat._]

Même avec un si énergique lieutenant, le maréchal Valée était loin de
faire tout le nécessaire. Miliana a été ravitaillée, le 23 juin 1840,
pour trois mois. Depuis lors, on n'a plus eu de communication avec la
ville, de nouveau bloquée. Les trois mois se sont écoulés sans que
l'on ait trouvé moyen d'envoyer un nouveau convoi. Dans la nuit du 27
au 28 septembre, un homme vêtu en Arabe se présente au palais du
gouverneur: c'est un échappé de Miliana; les nouvelles qu'il apporte
sont telles, qu'en toute hâte une colonne est organisée par
Changarnier. Le 4 octobre, après avoir livré plusieurs petits combats,
elle arrive à Miliana. Quel spectacle! La moitié de la garnison est
dans le cimetière, un quart dans les hôpitaux; le reste se traîne sans
force et sans courage, incapable de défendre les remparts que
l'ennemi, mal informé, n'a heureusement pas attaqués[306]. Tel a été
le résultat des fatigues, des maladies et surtout de la nostalgie
causée par cet état de séquestration, d'isolement et d'abandon. Il
faut prendre dans le corps expéditionnaire les éléments d'une garnison
entièrement nouvelle. La colonne ainsi réduite ramène, non sans peine,
à Alger, les débris de l'ancienne garnison, contre lesquels la mort
devait s'acharner jusqu'au bout. Des 1,236 hommes laissés en juin 1840
dans Miliana, 70 seulement survivaient au 31 décembre. Lamentable
incident, qui eut tout de suite un douloureux retentissement et qui
n'était pas fait pour relever le prestige du maréchal Valée, soit en
Afrique auprès de l'armée, soit en France auprès du public et du
gouvernement.

[Note 306: Ce tableau de la garnison de Miliana a été tracé par le
général Changarnier lui-même, dans un passage que cite M. Camille
Rousset.]


II

Pendant que la guerre se poursuivait avec ces fortunes diverses,
survenaient, en France, des débats parlementaires et des crises
ministérielles qui avaient leur contre-coup sur les affaires
algériennes. Avant même que le maréchal Valée eût reçu ses renforts et
commencé sérieusement ses opérations, son système avait rencontré, à
la tribune de la Chambre, un contradicteur autorisé, redoutable, qui
avait l'habitude de dire très haut ce qu'il pensait et de ne ménager
personne: c'était le général Bugeaud. Il y avait déjà plusieurs années
que ce personnage jouait, dans les affaires d'Afrique, un rôle
important dont les diverses phases semblaient, il est vrai, peu
concordantes. Le même homme qui, en 1836, par la victoire de la
Sickack, était apparu comme l'un des plus vigoureux adversaires d'Abd
el-Kader, avait négocié et signé, en 1837, le traité de la Tafna, qui
faisait la part si large à l'émir, si étroite à la France. À cette
époque, il professait très haut et à tout venant que l'entreprise
algérienne était une sottise, que la conquête serait pénible, la
colonisation impossible, et que le mieux était de s'en aller[307].
Mais, depuis lors, une évolution s'était accomplie dans son esprit.
Sans désavouer sa première opposition, en persistant même à déclarer
l'entreprise peu heureuse, il avait fini par trouver que la France
était trop engagée pour reculer. Dès lors, il estimait que le pire
était de piétiner sur place, et qu'on devait aller de l'avant;
l'évacuation écartée, il ne voyait plus qu'une issue, la conquête
complète et rapide. Dans cette façon nouvelle de considérer les
choses, il apportait son habituelle impétuosité, exposant en toute
occasion ses idées avec une verve abondante et puissante. Ainsi,
avait-il pris la parole, le 15 janvier 1840, lors de la discussion de
l'adresse, mêlant assez étrangement, avec une égale vivacité,
l'apologie de sa conduite personnelle dans le traité de la Tafna et la
critique de l'occupation restreinte. «Je ne serai pas suspect,
disait-il, quand je déclarerai que l'occupation restreinte me paraît
une chimère. Cependant, c'est sur cette idée qu'avait été fait le
traité de la Tafna. Eh bien! c'est une chimère! Elle vient d'être
jugée par les faits. C'est à grands frais, avec un grand déploiement
de forces et de fortifications, que vous avez voulu garder la petite
zone réservée dans la province d'Alger. Vous avez vu ce qui est
arrivé! Au moment où la guerre a éclaté, nos points retranchés ont été
franchis; les Arabes se sont précipités dans la plaine de la Métidja,
y ont fait disparaître l'ombre de colonisation que nous y avions si
péniblement établie. Je dis que l'occupation restreinte est une
chimère, une chimère dangereuse. Tant que vous resterez dans votre
petite zone, vous n'attaquerez pas votre adversaire au coeur. Lors
même que vous étendriez un peu cette zone, l'ennemi aurait plus
d'espace qu'il ne lui en faut pour subsister... Il ne reste donc,
selon moi, que la domination absolue, la soumission du pays... Puisque
mon pays est en Afrique, je désire qu'on ne s'y débatte plus dans
l'impuissance. Nous nous agitons, depuis dix ans, pour faire les
choses du monde, je ne dirai pas les plus futiles, mais les plus
infructueuses. Je pense que les grandes nations, comme les grands
hommes, doivent faire les fautes avec grandeur. Oui, à mon avis, la
possession d'Alger est une faute; mais puisque vous voulez la faire,
il faut que vous la fassiez grandement, car c'est le seul moyen d'en
obtenir quelque fruit, il faut donc que le pays soit conquis et la
puissance d'Abd el-Kader détruite.» Le but ainsi nettement fixé,
l'orateur indiquait les moyens de l'atteindre: c'était de substituer
au système des postes fortifiés la création de six colonnes mobiles,
parcourant le pays dans tous les sens et atteignant les Arabes dans
leurs intérêts agricoles, les seuls saisissables en Afrique.

[Note 307: Sur les antécédents algériens du général Bugeaud, voir t.
III, ch. X, § X et XII.]

Le ministère, qui venait d'approuver le plan du gouverneur, n'était
pas disposé à suivre les conseils du général Bugeaud. Mais, quelques
semaines plus tard, il était renversé et cédait la place au cabinet du
1er mars 1840, formé par M. Thiers. Le nouveau président du conseil
arrivait au pouvoir, fort animé pour la conquête de l'Algérie et assez
prévenu contre le maréchal Valée. La position de ce dernier, au
premier moment fort menacée, ne fut raffermie que par l'influence du
duc d'Orléans qui s'apprêtait alors à rejoindre l'armée d'Afrique. Ce
ne fut pas pour bien longtemps. À peine les opérations militaires
étaient-elles commencées que, devant la médiocrité et l'incertitude
des résultats, M. Thiers sentit renaître ses premiers doutes sur
l'homme et sur son système. Quant au général Bugeaud, il trouvait dans
ces faits la confirmation de ses idées, et, le 14 mai 1840, il
saisissait l'occasion de la discussion des crédits, pour insister avec
plus de vivacité encore sur la critique du plan suivi par le maréchal
Valée. «Si l'on veut, disait-il, occuper Médéa, Miliana, Cherchel, on
aura tous les inconvénients de l'occupation restreinte multipliés sur
une plus grande échelle.» À l'entendre, ce n'est pas 2,400 hommes
qu'il faudrait mettre à Médéa, ce serait 8,000 hommes en état de
prendre l'offensive. «Il y a, ajoutait-il, un système qu'il faut
abandonner, c'est le système de la multiplication des postes
retranchés. Je n'en connais pas de plus déplorable. Il nous a fait un
mal affreux... Que diriez-vous d'un amiral qui, chargé de dominer la
Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre sur quelques
points de la côte et ne bougerait de là? Vous avez fait la même
chose... C'est le système de la mobilité qui doit soumettre l'Afrique.
Il y a entre le système de l'occupation restreinte par les postes
retranchés et celui de la mobilité toute la différence qu'il y a entre
la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés
commandent seulement à la portée du fusil, tandis que la mobilité
commande le pays à vingt ou trente lieues. Il faut donc être avare de
retranchements et n'établir un poste que quand la nécessité en est dix
fois démontrée... Vous voulez rester imperturbablement en Afrique! Eh
bien, il faut y rester pour y faire quelque chose. Jusqu'à présent, on
n'a rien fait, absolument rien. Voulez-vous recommencer ces dix ans de
sacrifices infructueux, ces expéditions qui n'aboutissent qu'à brûler
des maisons et à envoyer bon nombre de soldats à l'hôpital? Vous ne
pouvez continuer quelque chose d'aussi absurde, messieurs. Puisque
vous êtes condamnés à rester en Afrique, il faut une grande invasion
qui ressemble à celle que faisaient les Francs, à celles que faisaient
les Goths; sans cela, vous n'arriverez à rien.» Et l'orateur ne
cachait pas à la Chambre qu'une armée de 90,000 hommes était
nécessaire. Tout en trouvant le général Bugeaud trop absolu, M. Thiers
tomba d'accord avec lui qu'on avait eu tort d'éparpiller les troupes
et de multiplier les postes; la meilleure tactique, selon le président
du conseil, eût été de s'emparer de quelques points principaux et de
rayonner de là dans tous les sens. Lui aussi repoussait absolument «la
chimère de l'occupation restreinte». Enfin, aux adversaires de
l'entreprise algérienne qui tiraient argument des résultats incertains
de la campagne, il répondait en célébrant avec une vivacité éloquente
les profits que nous réservait cette conquête et aussi, d'une façon
plus générale, l'avantage qu'il y avait pour la France «à se battre
quelque part[308]».

[Note 308: J'ai déjà eu occasion de citer un fragment de ce discours,
t. IV, ch. V, § IX.]

Cette discussion n'avait pas raffermi le maréchal Valée. Le ministère
comprenait la nécessité de le changer; une seule chose l'arrêtait, la
difficulté que présentait le choix du successeur. Un candidat sans
doute était indiqué et paraissait s'offrir: le général Bugeaud. En une
question où tant de gens tâtonnaient, il avait un système, le
professait bien haut et se faisait fort de réussir là où les autres
avaient échoué. Dans beaucoup d'esprits, l'idée gagnait qu'il pourrait
bien être l'homme de la situation. Le général s'attendait à être
choisi. «Il est toujours fortement question de m'envoyer en Afrique,
écrivait-il à un de ses confidents, et je crois même que c'est arrêté,
mais qu'on ne veut pas le publier encore... Je n'ai fait aucun
mouvement. Sans être Achille, on vient me chercher sous ma
tente[309].» Cependant les jours s'écoulaient, et le ministère n'osait
avouer le choix qu'il avait peut-être décidé _in petto_: c'est qu'il
se croyait obligé de ménager la gauche et que celle-ci détestait le
général Bugeaud. Jusqu'à quand ces préventions de parti eussent-elles
ainsi retardé une mesure si évidemment commandée par l'intérêt de
l'Algérie? Quoi qu'il en soit, le cabinet du 1er mars tomba sans avoir
rien fait, et la question se trouva renvoyée au cabinet du 29 octobre,
avec beaucoup d'autres non moins graves, plus graves même, qui
composaient l'onéreux héritage laissé par M. Thiers à ses successeurs.

[Note 309: Lettre du 17 octobre 1840. (_Le maréchal Bugeaud_, par le
comte D'IDEVILLE, t. II, p. 149.)]

Les nouveaux ministres n'avaient aucune raison d'être effarouchés par
la couleur politique du général Bugeaud, mais ne pouvaient-ils pas
l'être par ses desseins militaires? Le nommer, c'était s'engager à
fond dans la guerre d'Afrique, renoncer à tout expédient d'occupation
restreinte, entreprendre la conquête de la régence entière, se
condamner à obtenir de la Chambre, jusqu'alors peu généreuse en cette
matière, beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent, et cela pendant de
longues années. Le général n'avait laissé sur ce point aucune
équivoque. Il ne s'était pas expliqué seulement à la tribune, dans des
circonstances où il pouvait être soupçonné de quelque entraînement de
discussion ou de quelque exagération oratoire: un jour que le Roi
était particulièrement préoccupé des affaires d'Algérie, des opinions
divergentes qui se manifestaient à ce sujet, de la stérilité des
efforts faits jusqu'alors, il avait appelé le général Bugeaud et, en
plein conseil des ministres, lui avait demandé son avis. «Sire, dit le
général, si le pays cultivé, le Tell algérien, se prolongeait
indéfiniment dans le sud, il faudrait évacuer demain matin; la
conquête serait impossible. Mais la fortune veut que l'épaisseur du
pays cultivé ne soit en moyenne que de trente lieues, et qu'au delà
soit le petit désert. Qu'est-ce qui fait que, depuis dix ans, vous
multipliez les efforts sans parvenir à soumettre les Arabes? C'est
qu'Abd el-Kader a toujours derrière lui une région où il peut lever
l'impôt et recruter des soldats. Toutes les fois que vous laissez à
l'ennemi l'impôt et le recrutement, la guerre est interminable. Il
faut prendre la totalité du Tell, et alors, l'émir, n'ayant plus ni
impôt ni recrutement, sera forcé de capituler.» Et comme le Roi,
frappé du bon sens de ce raisonnement, avait fait cette question: «Si
je vous chargeais de cette entreprise, accepteriez-vous, et à quelles
conditions?--J'accepterais, répondit le général, mais je demanderais
au Roi cent mille hommes de son armée et cent millions de son budget
pendant sept ans[310].» Pour peu que M. Guizot et ses collègues
eussent été les politiques timides et mesquins que la gauche dénonçait
et flétrissait si bruyamment, de telles perspectives eussent eu de
quoi les faire hésiter ou même reculer. Tout au contraire, avec une
pleine connaissance des suites de leur résolution, ils proposèrent au
Roi de nommer le général Bugeaud gouverneur général. Quant à
Louis-Philippe, il trouvait bien un peu lourde l'entreprise
algérienne. «Le duc de Broglie a raison, disait-il volontiers,
l'Algérie est une loge à l'Opéra qui coûte bien cher.» Mais dès qu'il
lui fut démontré que l'honneur et l'intérêt du pays étaient engagés,
il prit son parti des sacrifices à faire, si lourds fussent-ils:
réponse anticipée aux fausses lettres que la presse légitimiste allait
publier, quelques semaines plus tard, en vue de faire croire que le
Roi avait promis à l'Angleterre l'évacuation de l'Algérie[311].
L'ordonnance qui appelait le général Bugeaud à remplacer le maréchal
Valée fut signée le 29 décembre 1840. Cette date est importante dans
l'histoire de la conquête de l'Algérie: elle marque la fin des
tâtonnements stériles et le commencement des opérations efficaces.

[Note 310: Cette conversation m'a été rapportée par M. le général
Trochu, qui la tenait lui-même du maréchal Bugeaud. Il en avait
conservé un souvenir très vif, sans pouvoir en préciser la date. Aux
débuts de sa carrière, le capitaine Trochu avait été l'officier
d'ordonnance et l'homme de confiance du maréchal, qui faisait de lui
le plus grand cas. «Je ne connais dans l'armée aucun homme plus
distingué que lui», écrivait le maréchal à M. Guizot, le 2 juillet
1846.]

[Note 311: Sur ces lettres, voir t. IV, ch. V, § IX.]


III

Au moment où il prenait en main la direction des affaires algériennes,
le général Bugeaud avait cinquante-six ans. Forte stature, large
poitrine, visage coloré, voix mâle et rude, regard hardi, allure
décidée, tout en lui respirait le commandement. Les qualités de l'âme,
de l'intelligence et surtout du caractère étaient supérieures, mais
avec des inégalités et des contrastes qu'expliquent son origine et les
vicissitudes de sa vie. D'une famille noble du Périgord, Thomas
Bugeaud de la Piconnerie perdit sa mère quand il n'avait que dix ans.
Son père, ruiné par la révolution, d'un tempérament violent et dur, ne
s'intéressant qu'à son fils aîné, retira le jeune Thomas de l'école où
l'avait placé sa mère, et le laissa absolument à lui-même, sans lui
faire donner aucune éducation. L'enfant ainsi abandonné se réfugia à
la campagne, avec ses soeurs aînées dont la tendresse mettait seule un
peu de douceur dans sa vie, n'ayant en fait d'instruction que ce que
les pauvres filles, non moins délaissées elles-mêmes, pouvaient lui
apprendre, passant son temps à chasser, à pêcher, à vagabonder au
milieu des landes et des bois avec les petits paysans de son âge, dans
un tel dénuement que, faute de souliers, il se fabriquait lui-même des
espèces de sandales. Cette étrange existence se prolongea jusqu'en
1804, où Thomas, âgé de dix-neuf ans, s'engagea dans les vélites de la
garde impériale. Il prit ce parti par pauvreté, non par goût.
Longtemps ses lettres témoignèrent de ses regrets pour la vie
rustique, de son désir de «quitter le militaire». Toutefois, par
sentiment du devoir, par vaillance naturelle, plus encore que par
ambition, il écrivait à sa soeur aînée, lors de sa première entrée en
campagne: «Je t'assure que je mourrai ou que je me distinguerai.»
Caporal de la garde à Austerlitz en 1805, sous-lieutenant de la ligne
en 1806, blessé à la fin de la même année dans la campagne de Pologne,
il fut envoyé, en 1808, à l'armée d'Espagne, où il resta jusqu'en
1814, successivement capitaine, chef de bataillon, major. Sur ce
nouveau théâtre, dans une guerre de surprises et d'embuscades, il eut
occasion de faire oeuvre d'initiative et de commandement, bien
qu'encore dans un grade relativement peu élevé; de brillants faits
d'armes, de vigoureux coups de main attirèrent sur lui l'attention de
ses chefs, particulièrement du maréchal Suchet qui le prit en haute
estime. Ce fut la première Restauration, bien accueillie par lui, qui
lui donna ses épaulettes de colonel. Mais s'étant rallié à Napoléon
pendant les Cent-Jours, il fut mis en demi-solde après la seconde
Restauration. Il se retira alors en Périgord, dans le vieux domaine de
sa famille, et, portant sur l'agriculture son énergie accoutumée, il
transforma le pays qui l'entourait. Ainsi passa-t-il quinze années,
loin de tout bruit et de toute agitation, refusant de prendre part aux
conciliabules républicains et bonapartistes dans lesquels on cherchait
à l'attirer.

Le gouvernement de Juillet lui rouvrit l'armée et le fit général. Élu
député en 1831, conservateur résolu, implacable, provocant, il n'était
pas d'humeur à jouer les rôles muets. C'était un orateur original,
prime-sautier, n'ayant pas toujours autant de mesure que de verve,
prompt, sur ce champ de bataille comme sur les autres, à prendre
l'offensive, particulièrement animé contre les journalistes qui,
naturellement, n'étaient pas en reste avec lui et le dépeignaient
comme un soudard brutal, ennemi du peuple et courtisan du prince. Il
n'était pas d'ailleurs jusqu'à son rôle militaire, son service de
général qui ne le mît en butte aux attaques des partis: en 1833, il
acceptait, par dévouement au Roi, la mission pénible de garder la
duchesse de Berry à Blaye, et s'attirait ainsi les ressentiments des
légitimistes; en 1834, placé à la tête d'une des brigades de l'armée
de Paris, il irritait les républicains par sa vigueur à réprimer
l'émeute du 13 et du 14 avril; c'est alors que se produisit le
douloureux incident si perfidement exploité par l'opposition sous le
nom de «massacre de la rue Transnonain»,--incident dont, en tout cas,
le général Bugeaud n'était aucunement responsable, car les soldats
incriminés appartenaient à la brigade du général de Lascours, non à la
sienne. Les journaux n'en prodiguèrent pas moins leurs invectives à
celui qu'ils se plaisaient à appeler le «geôlier de Blaye» et le
«bourreau de la rue Transnonain». Le général n'était pas homme à
prendre en patience de telles attaques. Il en coûta cher à un député
de la gauche, M. Dulong, pour avoir répété à la Chambre ce que
disaient les journaux: le mot de «geôlier», lancé par lui dans une
interruption, lui valut d'être tué en duel par l'ancien commandant du
château de Blaye. Le général Bugeaud n'était pas moins indigné, quand
on l'accusait de cruauté dans l'affaire de la rue Transnonain; rien ne
lui eût été plus facile que de dégager sa responsabilité; mais
longtemps il se refusa à le faire, pour n'avoir pas l'air de charger
son camarade, le général de Lascours; lorsque sa femme et ses soeurs
pleuraient sous la violence des outrages: «Mes amies, leur disait-il,
je vous en prie, soyez plus calmes; croyez-vous que je ne souffre
pas? Dieu a été méconnu, outragé, abreuvé d'ingratitude sur cette
terre. Ai-je le droit de me plaindre?» Ce fut seulement après la
révolution de Février, le 28 mars 1848, qu'il se décida à publier une
lettre pour prouver que le fait, prétexte de tant de calomnies,
n'était pas imputable à des soldats placés sous ses ordres. Les
attaques des journaux avaient du moins ce résultat que le général
Bugeaud, avant d'avoir pu conquérir son renom militaire, était déjà
très connu du public. Lui-même, un jour, constatait plaisamment à la
tribune la notoriété et l'importance dont il était ainsi redevable à
ses adversaires. «La presse ne m'a pas fait de mal, disait-il; au
contraire, elle m'a fait du bien; car, sans les outrages qu'elle s'est
efforcée de me faire subir, eh! mon Dieu, mon nom serait presque
inconnu en France. (_On rit._) On saurait à peine qu'il existe un
général Bugeaud, tandis qu'aujourd'hui, partout où je vais pour la
première fois, je suis un objet de curiosité. (_Nouveaux rires._) On
s'empresse sur mon passage; on veut voir cette espèce d'ogre
politique, cet orateur de corps de garde, dont l'éloquence sent la
poudre à canon, dit M. de Cormenin dans sa biographie des députés; et
je l'en remercie: c'est une très bonne odeur que celle de la poudre à
canon. Dernièrement, étant à Lille dans le salon du préfet,--ce
n'était pas jour de réception,--le salon se remplit tellement, qu'on
fut obligé d'en ouvrir un autre, tant on était curieux de me voir
(_hilarité générale_), et l'on fut tout étonné de voir que j'étais un
homme à peu près comme un autre, et que je parlais à peu près comme
tout le monde[312].»

[Note 312: Discours du 8 avril 1839.]

Si impétueusement qu'il se fût jeté dans les luttes politiques, le
général Bugeaud n'en tenait pas moins à rester avant tout un homme de
guerre. C'était comme tel qu'il se sentait capable de faire de grandes
choses et qu'il aspirait à donner sa mesure. L'expérience militaire
qu'il avait acquise dans la première partie de sa carrière se trouvait
avoir été très variée et très complète. Il avait vu la grande guerre
que les officiers plus jeunes, uniquement formés en Algérie, ne
connaissaient pas, et, en outre, il avait fait, pendant six ans, en
Espagne, une guerre de guérillas qui le préparait merveilleusement aux
campagnes d'Afrique. Judicieux et attentif, il avait ainsi amassé un
riche fonds d'observations qui lui servait non seulement à se guider
lui-même, mais à enseigner les autres: car c'était son habitude, son
goût, on dirait presque sa manie, si la chose n'avait été le plus
souvent fort profitable, d'être, avec tous ceux qui l'approchaient,
petits ou grands, «en état permanent de professorat militaire[313]».
Les souvenirs d'Espagne étaient ceux qu'il évoquait le plus
volontiers, pour en tirer des leçons sur la façon de combattre les
Arabes. À ces avantages de l'expérience s'ajoutaient ceux que le
général Bugeaud tenait de la nature. Il avait beaucoup des dons du
capitaine: la décision prompte et audacieuse, le coup d'oeil sûr et
étendu, l'énergie persévérante, obstinée, l'activité infatigable, le
sang-froid intrépide et l'entière liberté d'esprit dans le péril, la
hardiesse à assumer et l'aisance à porter les responsabilités, cette
autorité particulière du commandement qui fait non seulement que
l'armée obéit, mais qu'elle va au feu avec confiance et donne ses
efforts sans compter, enfin et surtout deux qualités se complétant
l'une l'autre et qui devaient apparaître dans son oeuvre à un degré
tel, qu'on peut y voir vraiment ses qualités maîtresses: un bon sens
que rien ne troublait et une volonté que rien n'arrêtait.

[Note 313: Expression du général Trochu.]

Cette forte et brillante figure n'était pas sans quelques ombres.
S'étant formé seul, le général Bugeaud manquait de ce je ne sais quoi
de réglé, de mesuré, que donne l'éducation. De là, chez lui, des
lacunes, des écarts subits, des saillies excessives. La puissance de
volonté, la fermeté de décision, l'ardeur de conviction, la confiance
en soi qui faisaient sa force, tournaient parfois en intolérance
impérieuse; entier, absolu, obstiné, il jugeait mal ceux qui le
contredisaient et avait parfois trop de goût pour les approbateurs
dociles. Il donnait ce spectacle singulier d'un homme qui aimait à
discuter et qui avait horreur d'être discuté, recherchant les
controverses où sa verve lui donnait de grands avantages, mais s'y
montrant susceptible, irritable, beaucoup moins maître de lui que dans
une vraie bataille. Son indépendance à l'égard de ses supérieurs était
ombrageuse, et le gouvernement qui l'employait trouvait en lui un
instrument plus efficace que commode. Bonhomme avec les petites gens,
il était parfois cassant, maladroit, blessant avec ceux d'un rang
supérieur. Non dépourvu de finesse, il manquait de tact. Les qualités
aussi bien que les défauts, tout chez lui était recouvert dune écorce
rugueuse que les frottements du monde ne parvinrent jamais à polir:
c'était comme la marque ineffaçable de son origine. Il semblait même
mettre sa coquetterie à montrer d'autant plus en lui le paysan et le
soldat que son rôle se trouvait être plus élevé.

Et cependant qui se fût arrêté à cet extérieur eût mal connu le
général Bugeaud. Pénétrez plus avant, vous découvrirez une âme qui
n'était pas sans délicatesse et même un esprit qui n'était pas sans
culture. Rien de plus touchant et de plus charmant que la
correspondance du jeune vélite de vingt ans avec ses soeurs: beaucoup
de coeur, une droiture fière et un peu sauvage, une pureté naïve[314].
Cet homme si rude fut le plus affectueux, le plus caressant des pères.
«Je ne me souviens pas, disait-il un jour à ses enfants, d'avoir reçu
de mon père un seul baiser; voilà pourquoi je vous accable de ces
tendresses qui ont tant manqué à mon coeur aimant.» À défaut
d'instruction première, il avait saisi, à peine entré au régiment,
toutes les occasions de travailler et d'apprendre; plus tard, il avait
profité de sa retraite, pendant la Restauration, pour faire des
lectures; en tout temps, il s'était développé par l'observation
personnelle. Ce qu'il avait ainsi acquis, il l'épanchait autour de lui
en conversations abondantes, d'un tour singulièrement vif et
pittoresque. Des choses de l'intelligence, c'étaient les côtés,
positifs et pratiques qu'il goûtait le plus; il affectait même de
dédaigner la poésie; pourtant il avait le coeur à la fois trop haut et
trop sincère pour ne pas en subir, parfois à son insu, l'empire et
l'attrait. Un jour, sur la frontière du Maroc, il apprend que ses
aides de camp sont réunis dans leur tente pour lire le poème de
_Jocelyn_. «Ah! ils lisent des poésies, ces messieurs!» s'écrie-t-il,
puis, entrant brusquement chez eux: «Belle occupation, ma foi! que la
vôtre, messieurs! Avez-vous donc tant d'heures à perdre pour lire des
rêveries de songe-creux? Ah! les poètes et les députés poètes qui font
de la politique! En vérité, je vous croyais plus sérieux.» Et le voilà
s'emportant contre les rimailleurs, gent inutile et nuisible. Le soir
cependant, après dîner, la conversation étant revenue sur le même
sujet, il consent à entendre un passage du poème. À peine lui a-t-on
lu une page: «Donnez-moi cela!» s'écrie-t-il, et, arrachant le volume
des mains du lecteur, il se met à relire, de sa voix puissante et bien
timbrée, le récit de la mère de Jocelyn mourante, puis, gagné par
l'émotion, il continue jusqu'au moment où les mots étranglés
s'arrêtent dans sa gorge; de grosses larmes coulent sur ses joues.
«Ah! c'en est trop, cette fois, dit-il en riant, voilà que je vais
pleurer comme vous.» Et il rejette le livre.

[Note 314: Voir, _passim_, au tome Ier de l'ouvrage de M. d'Ideville
sur le maréchal Bugeaud.]


IV

Le général Bugeaud débarqua à Alger, le 21 février 1841. Il avait été
précédé ou allait être suivi par de nombreux renforts. L'effectif
qui, de 17,900 hommes en 1831[315], avait été successivement élevé à
63,000 hommes, chiffre qu'il atteignait en 1840, se trouva porté à
près de 80,000 hommes; il devait encore être augmenté, les années
suivantes. Ce n'était pas tout: comme l'a très justement indiqué le
général Trochu, «le nouveau gouverneur apportait avec lui une force
qui devait faire autant pour la conquête que les soldats et l'argent,
force toute morale qui a été, dans les mains du général Bugeaud,
l'instrument de tous les succès de sa carrière: il ne doutait pas, et
il sut prouver qu'il ne fallait pas douter, à une armée qu'une
perpétuelle alternative de succès et de revers, dans une entreprise
dont le but était resté jusque-là mal défini, avait laissée dans
l'incertitude». Cet esprit de décision, cette assurance, d'un effet si
salutaire, s'étaient manifestés, avant tout commencement d'exécution,
dans la netteté avec laquelle le gouverneur avait arrêté son système
de guerre. Loin d'en faire mystère, il l'avait, pour ainsi dire,
proclamé sur les toits. On n'a donc, pour exposer ce système, qu'à
recueillir ce qu'il avait alors dit et écrit à plusieurs reprises.

[Note 315: Voici le tableau de l'effectif progressif de l'armée
d'Afrique:

  1831  17,900 hommes.
  1832  22,400   --
  1833  27,000   --
  1834  31,000   --
  1835  30,800   --
  1836  31,400   --
  1837  42,600   --
  1838  48,000   --
  1839  54,000   --
  1840  63,000   --
  1841  78,989   --
  1842  83,281   --
  1843  85,664   --
  1844  90,562   --
  1845  89,099   --
  1846 107,688   --
  1847 101,520   --]

Tout d'abord le général entendait répudier la défensive et y
substituer une offensive énergique. «La meilleure manière de défendre
et de protéger, disait-il, c'est d'attaquer et de faire redouter à
l'ennemi les maux dont il nous menace.» Mais quel genre d'offensive?
En Europe, il suffit ordinairement de gagner une ou deux batailles, de
s'emparer de la capitale ou de quelques autres points importants, pour
que l'adversaire soit obligé de s'avouer vaincu. En Algérie, rien de
pareil. Il était dans la tactique d'Abd el-Kader d'éviter les grandes
batailles, ou en tout cas de ne pas s'y engager trop à fond, de ne pas
s'y laisser étreindre de trop près. Et puis, fût-on parvenu à livrer
une telle bataille, les résultats n'en auraient été nullement
décisifs. On n'avait pas affaire à une armée régulière qui, une fois
dispersée, ne compte plus, mais à la population elle-même qui se
retrouvait toujours sur pied, population fanatisée et dominée par son
chef, courageuse, habituée à combattre, dont on a pu dire que «chacun
y naissait un fusil à la main et un cheval entre les jambes». C'est
après s'être rendu bien compte des conditions toutes spéciales de
cette guerre que le général Bugeaud avait arrêté sa tactique: en place
des grandes batailles impossibles ou inefficaces, une action multiple
et incessante; au lieu d'une armée concentrée, beaucoup de petites
colonnes toujours en mouvement. Atteindre Abd el-Kader, il savait que
c'était difficile; s'emparer de lui, il ne s'en flattait guère ou, en
tout cas, il voyait là une chance tellement incertaine, qu'on ne
pouvait faire de sa réalisation la base d'un plan de campagne; mais du
moins voulait-il le poursuivre sans trêve, le prévenir, le déjouer,
l'épuiser matériellement, ruiner son prestige en le montrant partout
traqué. Cette sorte de chasse personnelle ne suffisait pas: il fallait
aussi agir contre les tribus dévouées à notre ennemi ou dominées par
lui, les contraindre à lui refuser l'impôt et le recrutement. Là même
était le noeud principal de la guerre. Comme le général l'avait dit au
Roi dans une conversation déjà citée, tant qu'Abd el-Kader pourrait
lever des soldats et trouver de l'argent, la lutte ne serait pas
terminée. Sur les moyens d'obtenir cette soumission des tribus, le
gouverneur n'avait pas des idées moins arrêtées; il les avait exposées
ainsi à la tribune, dès le 15 janvier 1840: «En Europe, nous ne
faisons pas seulement la guerre aux armées, nous la faisons aux
intérêts; quand nous avons battu les armées belligérantes, nous
saisissons les centres de population, de commerce, d'industrie, les
douanes, les archives, et bientôt ces intérêts sont forcés de
capituler... Il n'y a à saisir, en Afrique, qu'un intérêt, l'intérêt
agricole: il y est plus difficile à saisir qu'ailleurs, car il n'y a
ni villages ni fermes. J'y ai réfléchi bien longtemps, en me levant,
en me couchant; eh bien! je n'ai pu découvrir d'autre moyen de
soumettre le pays que de saisir cet intérêt... Je dirais aux
commandants des colonnes: Votre mission n'est pas de courir après les
Arabes, ce qui est fort inutile; elle est de les empêcher de semer, de
récolter, de pâturer.» Et comme l'auditoire n'entendait pas sans
murmurer cette théorie des razzias: «Ces murmures, ajouta l'orateur,
semblent me dire que la Chambre trouve le moyen trop barbare.
Messieurs, on ne fait pas la guerre avec la philanthropie. Qui veut la
fin veut les moyens... J'ai la conviction que vous pouvez obtenir la
soumission des trois provinces par le système que je viens d'indiquer.
En effet, les Arabes ne peuvent vivre qu'en Algérie. Dans le désert,
point de grain; un pâturage rare... Les Arabes pourront fuir dans le
désert à l'aspect de vos colonnes, mais ils n'y pourront rester; il
leur faudra capituler. Lorsqu'ils viendront à vous, ce sera le moment
d'exiger des garanties, la remise de leurs chevaux, de leurs armes,
pour leur permettre de s'établir sur leur ancien territoire, derrière
vous.»

L'exécution de ce plan, à travers un pays sans routes, sans ponts,
sans villages, enchevêtré de montagnes presque inaccessibles, de
ravins presque infranchissables, avec un climat brûlant pendant l'été,
glacé pendant l'hiver, exigeait avant tout des troupes très légères et
très mobiles, aussi mobiles que l'ennemi à atteindre. En 1836, quand
le général Bugeaud avait fait sa première apparition en Afrique, avec
mission de relever les affaires compromises de la division d'Oran, à
peine débarqué, il avait réuni les officiers et leur avait tenu ce
petit discours: «Messieurs, je suis nouveau en Afrique, mais, selon
moi, le mode employé jusqu'ici pour poursuivre les Arabes est
défectueux. J'ai fait de longues campagnes en Espagne; or, la guerre
que vous faites ici a une grande analogie avec celle que nous avions
entreprise, en 1812, contre les guérillas. Vous me permettrez
d'utiliser l'expérience que j'ai acquise à cette époque. Comment,
traînant avec vous tant de canons et tant de voitures, prendre
l'offensive sur un ennemi qui l'a toujours eue jusqu'à présent, qui
est dégagé d'attirail et mobile à ce point que vous le déclarez
insaisissable? Il faut vous faire aussi légers que lui; il faut vous
débarrasser de ces _impedimenta_ qui sont pour vous une cause
permanente de faiblesse et de péril. Vous êtes liés à leur existence;
vous les suivez péniblement là où ils peuvent passer, quand ils
peuvent passer. Je vous déclare que j'ordonne l'embarquement de ce
matériel de campagne, de ces voitures et de ces canons. Nos soldats
porteront plus de vivres. Une petite réserve sera chargée sur des
chevaux et des mulets.» À cet ordre de renvoi des canons, les vieux
Africains s'étaient scandalisés, et ils avaient chargé le colonel
Combes de porter leurs remontrances à ce nouveau venu qui prétendait
tout changer. Le général Bugeaud maintint son ordre, et la victoire
lui donna raison. Depuis lors, tout avait confirmé la justesse de son
premier coup d'oeil. Aussi revenait-il en Afrique plus convaincu que
jamais des avantages de la mobilité et résolu à ne rien négliger pour
l'augmenter encore. L'idée, du reste, ne rencontrait plus de
résistance. Tous, au contraire, généraux, officiers, soldats, se
prêtaient à l'appliquer et aidaient à la développer. De ce concours,
devaient sortir beaucoup d'innovations heureuses dans la disposition
des colonnes, le chargement, le fourniment, le costume et la
nourriture des soldats, chacune tendant à accroître la rapidité des
mouvements.

Si mobiles que fussent ces colonnes, on ne pouvait s'attendre qu'elles
allassent bien loin si elles partaient toujours de la mer et devaient
y revenir pour se ravitailler. Il fallait leur trouver des bases
d'opérations plus près de l'ennemi. Voilà pourquoi, tout en supprimant
les postes fortifiés, si inutilement multipliés par son prédécesseur,
le général Bugeaud avait le dessein d'occuper quelques points dans
l'intérieur des terres. Il ne s'agissait plus d'y enfermer de
malheureuses garnisons condamnées à la défensive, mais au contraire
d'en faire l'appui ou le point de départ des opérations offensives. Le
gouverneur expliquait ainsi lui-même la raison d'être de ces
occupations: «Je n'ai de postes que sur les lignes parallèles à la
mer, non pas pour garder ces lignes contre l'invasion de l'ennemi, ce
qui est impossible, mais pour rapprocher ma base d'opérations de la
zone sud du Tell et du désert. Ces postes, aux yeux des esprits
superficiels, pourront paraître une déviation de mes principes de
guerre en Afrique qui reposent sur la mobilité. Ce serait une grave
erreur, car ils ont pour objet au contraire d'accroître la mobilité,
et voici comment: si une colonne, partant de la mer pour opérer à
quarante lieues, était obligée de revenir à la mer afin de refaire
ses vivres et ses munitions, de déposer ses malades et ses blessés,
elle perdrait en action pour la guerre effective sept ou huit jours
pour revenir à la mer, sept ou huit jours pour revenir sur le théâtre
des opérations. Il lui faut donc quelques postes bien placés pour
pouvoir se ravitailler. On consacre ainsi une portion de son effectif
à rendre le reste mobile pour beaucoup plus longtemps[316].» Où
seraient fixés ces postes? Quel en serait le nombre? Au début, le
général Bugeaud, par réaction contre le système antérieur, n'en
voulait que très peu, trop peu. Chaque fois que ses lieutenants
proposaient une occupation, son premier mouvement était de la
repousser comme contraire au système de la mobilité. Mais ces idées
trop absolues devaient s'amender. Peu à peu, à mesure que notre
domination s'étendra, il arrivera à constituer trois lignes de postes,
parallèles entre elles: d'abord, celle du littoral, pied-à-terre
obligé des arrivages de la métropole; ensuite, la ligne centrale,
embrassant dans son rayonnement tout le Tell; enfin les postes
avancés, sur la frontière du désert. Le plan du nouveau gouverneur se
dessine donc nettement; il peut se résumer ainsi: offensive vigoureuse
au moyen de plusieurs petites colonnes très mobiles; poursuite
incessante de l'émir et razzia des tribus qui lui demeuraient fidèles;
occupation de postes peu nombreux, choisis non pour servir de barrière
à l'ennemi, mais pour rapprocher de lui la base des opérations.

[Note 316: Lettre du 29 décembre 1843, à M. de Corcelle. (_Documents
inédits._)]


V

Avec ce nouveau système de guerre et particulièrement avec la
multiplicité des colonnes, le gouverneur, ne pouvant être partout à la
fois, sera souvent obligé de s'en rapporter entièrement, pour
l'exécution, aux chefs de ces colonnes. Le général Bugeaud a cette
chance de trouver dans l'armée d'Afrique, au moment où il en prend la
direction, des officiers de rare valeur, déjà formés, qui faisaient
cette guerre depuis plusieurs années et qui même avaient, du pays et
de la population, une expérience plus longue que la sienne. Deux
d'entre eux sont alors particulièrement en vue: La Moricière et
Changarnier. Leurs faits d'armes viennent précisément de leur valoir à
tous deux, le même jour, le 21 juin 1840, les étoiles de maréchal de
camp. Le premier n'a que trente-quatre ans; six ans et huit mois
auparavant, il était simple capitaine. Le second, notablement plus
âgé, a quarante-sept ans, mais il a franchi plus rapidement encore, en
quatre ans et cinq mois, la distance du grade de capitaine à celui de
général.

Changarnier a attendu longtemps avant de pouvoir montrer ce qu'il
vaut. Quand, en 1835, on l'envoie à l'armée d'Afrique, il est au
service depuis vingt ans et capitaine depuis douze; on ne sait guère
alors de lui qu'une chose, c'est qu'il est très brave, peu endurant,
et qu'il a eu plusieurs duels dont il est sorti à son avantage;
officier de la garde royale pendant toute la Restauration, cet
antécédent l'a fait passer pour légitimiste et a nui à son avancement.
Mais à peine l'Algérie lui fournit-elle l'occasion d'agir, qu'on le
distingue: au bout de quelques mois, il est chef de bataillon. L'année
suivante, en 1836, quand le maréchal Clauzel s'apprête à marcher
contre Constantine, il écrit au général Rapatel: «Envoyez-moi, par le
retour de la frégate, le bataillon du commandant Changarnier, cet
officier que j'ai remarqué dans l'expédition de Mascara.» On sait de
quelle gloire le commandant se couvre dans la retraite qui suit
l'échec subi devant Constantine: c'est lui qui sauve l'armée; aussi,
au soir de l'une de ces anxieuses journées, le maréchal Clauzel,
causant au bivouac avec plusieurs officiers, leur disait-il: «Si je
recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les
officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que lui.
Si je suis tué, ma foi, dépêchez-vous de vous insurger et de lui
décerner le commandement, sinon vous êtes tous... perdus!» Ce nom,
jusqu'alors inconnu, est désormais dans toutes les bouches, en Algérie
comme en France. Il est fait colonel après l'expédition des Portes de
Fer, et son régiment, le 2e léger, devenu, grâce à l'habileté du
commandement, à la vigueur de l'entraînement, célèbre dans l'armée
d'Afrique, balance la réputation des zouaves de La Moricière, et
partage avec eux l'honneur des tâches les plus difficiles et les plus
périlleuses. Comme naguère le maréchal Clauzel, le maréchal Valée a
discerné dans cet officier l'étoffe d'un chef d'armée, et il s'arrange
pour lui réserver, malgré son grade relativement inférieur, le
commandement de presque toutes les expéditions. On ne compte plus les
faits d'armes de Changarnier. Tout ce qu'il entreprend réussit. Son
énergie demeure intacte, alors que tant d'autres sont las et
découragés. Sa réputation s'est étendue jusque chez les Arabes, qui
connaissent la sonnerie de son régiment et qui ne prononcent qu'en
tremblant le nom de _Changarlo_. Il jouit de ce succès qu'il a si
longtemps attendu, mais il n'en est pas étonné. Il a en soi-même une
confiance dont l'expression presque naïve paraît parfois entachée
d'orgueil et d'infatuation; mais, après tout, elle est justifiée et
elle est une de ses forces; elle explique l'entrain avec lequel il
aborde toutes les difficultés, son incomparable sang-froid dans le
péril et aussi son ascendant sur les hommes qu'il commande. Sous ses
ordres, le soldat est capable d'efforts qu'il ne ferait pas avec un
autre: sa fermeté, sa ténacité, son audace sont contagieuses. Les
autres officiers ne laissent pas que de jalouser un peu une fortune
devenue tout à coup si rapide. D'autant que le caractère de
Changarnier, toujours digne, n'est pas toujours commode; il est plus
poli qu'aimable; avec une parfaite courtoisie, il a peu de cordialité;
avec une réelle élévation d'âme et certains côtés du désintéressement,
ceux qui viennent de la fierté, il est personnel, susceptible et
sévère; il ne sait ni pardonner une offense ni dissimuler le mépris
que lui inspire une vilenie. Toutefois ceux-là mêmes qui se croient
des raisons d'en vouloir à l'homme sont obligés de rendre hommage au
général; Saint-Arnaud, qui n'est pas de son bord, l'appelle le
Masséna africain. Ce soldat si vigoureux est en outre un esprit très
cultivé; M. Guizot devait dire de lui, plus tard: «Changarnier sait
écrire», et M. Sainte-Beuve le qualifiera de «véritable autorité
littéraire».

La Moricière nous est connu; déjà j'ai eu occasion d'esquisser cette
physionomie si française[317]. Comme pour Changarnier, c'est
Constantine qui a rendu son nom partout célèbre; à un an de distance,
il a trouvé dans un assaut la gloire que son émule avait acquise dans
une retraite[318]. Héroïsmes de genre différent, mais de valeur égale.
Si nul n'est plus énergique et plus indomptable que Changarnier, nul
n'a la bravoure plus brillante et plus entraînante que La Moricière.
Le premier, plutôt frêle, la voix faible, toujours correct, recherché
même dans ses manières et sa mise, eût fait volontiers comme ces
soldats de la garde impériale qui allaient au feu en grande tenue et
en gants blancs. Chez le second, petit, mais vigoureux, l'allure et le
costume sont plus à la diable: une grande ceinture rouge s'enroulant
sur une tunique fanée et poussiéreuse; de longs cheveux s'échappant
d'une _chachia_, sorte de calotte arabe; les bottes en maroquin rouge
et la grande selle aussi à la mode indigène. Ce n'est pas seulement à
cause de ces détails extérieurs qu'on peut voir en lui «l'Africain»
par excellence. Si Changarnier a passé plusieurs années en Algérie, il
ne semble y avoir vu qu'un champ de bataille où la France attendait de
lui la victoire et où il pouvait honorer son nom; mais il lui eût été
indifférent de se battre ailleurs. Tout autre est le sentiment de La
Moricière, et là est vraiment l'originalité de sa figure. Venu en
Algérie dès 1830, il ne l'a pas quittée depuis, sauf des congés de
quelques mois pris à de rares intervalles; il s'indigne contre ces
trop nombreux officiers qui passent dans l'armée d'occupation, «n'y
cherchant qu'une occasion d'aventures et d'avancement, s'en retournant
ensuite bien vite en France, dès qu'ils ont obtenu ce qu'ils sont
venus chercher, et ne s'inquiétant nullement de ce qui se passera en
Afrique quand ils n'y seront plus[319]». Quant à lui, dès le début, il
s'est donné généreusement, corps et âme, à l'entreprise algérienne. Il
a deviné tout de suite que notre établissement sur une terre si peu
connue, à côté d'une race si différente de la nôtre, renfermait un
problème très complexe et absolument nouveau; le premier, il s'est
appliqué à l'éclaircir et à le résoudre. Dans ce dessein, il s'est
mêlé hardiment aux indigènes, étudiant leur langue, leurs moeurs,
leurs institutions, leurs conditions économiques, la topographie de
leur sol. Nul n'est arrivé à les connaître aussi bien; nul n'a trouvé
comme lui le secret d'agir sur eux. Son esprit ouvert, hardi,
inventif, est sans cesse en travail et en mouvement. Pendant une nuit
de bivouac, il écrira un mémoire sur quelque innovation administrative
ou sur quelque projet de colonisation. Il semble même parfois avoir
quelque chose d'un peu agité et hasardeux. C'est une machine à vapeur
toujours sous haute pression. Mais que de services rendus! On le
trouve à l'origine de presque toutes les mesures fécondes. C'est lui
qui a organisé les zouaves et formé le premier bureau arabe, créant
ainsi les deux instruments qui devaient servir à vaincre les indigènes
et à les gouverner. Tout jeune, il s'est fait une situation à part et
a acquis une importance bien supérieure à son grade. On conçoit dès
lors qu'il ne soit pas disposé à prendre patiemment les fausses
démarches, les défaillances du gouvernement central ou des autorités
militaires d'Alger. Pendant ces dix premières années de notre
conquête, il a eu de ce chef plus d'une occasion de se désoler ou de
s'irriter: jamais autant que pendant la dernière campagne du maréchal
Valée. «Je parle et j'écris rarement de l'impression que me font les
choses qui m'entourent, lisons-nous dans une de ses lettres en date du
16 février 1840. L'impuissance dont notre malheureux pays fait preuve
en Afrique est une des choses les plus tristes que puisse contempler
un homme qui a encore quelques sentiments de nationalité.» Puis, après
avoir continué sur ce ton, il terminait ainsi: «Adieu, mon cher oncle;
mes réflexions sont tristes, mais je les crois vraies. Je n'aime pas à
m'arrêter à ces idées; l'action de chaque jour m'évite la peine et
m'ôte le temps de penser. Cela vaut mieux. Agir, c'est vivre[320].»

[Note 317: Voy. t. III, ch. X, § V.]

[Note 318: Sur le rôle de La Moricière dans l'assaut de Constantine,
voir t. III, seconde édition, ch. X, § XIII.--L'impression fut très
vive en France, et M. de Tocqueville traduisait le sentiment général,
quand il écrivait, le 14 novembre 1837: «Je m'intéresse plus que je ne
puis me l'expliquer à La Moricière. Cet homme m'entraîne malgré moi,
et, quand j'ai lu le récit de son assaut de Constantine, il m'a semblé
que je le voyais arriver le premier au haut de la brèche, et que toute
mon âme était un instant avec lui. Je l'aime aussi pour la France, car
je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a un grand général sous ce
petit homme-là.»]

[Note 319: Lettres de 1840 et de 1843 citées par M. KELLER dans sa
_Vie du général de La Moricière_.]

[Note 320: _Le général de La Moricière_, par E. KELLER, t. I, p. 224 à
226.]

Le jeune officier, qui, à la fin de l'hiver de 1840, était ainsi tenté
par le découragement, ne se doutait pas qu'un changement décisif
allait précisément se faire dans sa propre situation, et que son rôle
en Afrique en serait tout à coup singulièrement agrandi. C'était le
moment où M. Thiers, devenu premier ministre, éprouvait des doutes sur
l'efficacité du système suivi par le maréchal Valée. Il songea à
consulter le colonel de La Moricière qu'il avait rencontré les années
précédentes et qu'il avait fort goûté. Il lui envoya donc, vers la fin
de mai 1840, l'ordre de se rendre sans retard à Paris. Invité par le
président du conseil à exposer ses idées, le colonel le fit avec la
vivacité de sa nature et la chaleur de sa conviction. Partant de cette
idée qu'il ne suffisait pas de livrer quelques combats à Abd el-Kader,
mais qu'il fallait renverser sa puissance, il établit qu'on n'y
parviendrait pas tant qu'on ne porterait pas la guerre au siège même
de cette puissance, dans la province d'Oran, tant qu'on n'occuperait
pas la capitale de l'émir, Mascara. Il ne s'agissait pas d'y
recommencer une simple promenade militaire, du genre de celle qu'avait
faite autrefois le maréchal Clauzel, ou de ne laisser dans cette ville
qu'une petite garnison à peine suffisante pour défendre ses remparts,
ainsi que procédait alors le maréchal Valée pour Médéa et Miliana; il
fallait s'établir à Mascara avec une division entière qui, de là,
rayonnerait dans tous les sens; au lieu d'attendre sa nourriture de
convois péniblement amenés de la côte à coups d'expéditions, le corps
installé à Mascara devait trouver sa vie sur place, aux dépens des
tribus riches et belliqueuses qui entouraient cette ville et qui
étaient la principale force de l'émir; il poursuivrait sans relâche
ces tribus jusqu'à ce qu'elles fussent domptées; il s'attaquerait
surtout à celle des Hachem, de laquelle était sorti Abd el-Kader, et
qui lui fournissait ses principales ressources. Ce plan se
rapprochait, par plusieurs côtés, de celui qu'à la même époque le
général Bugeaud exposait à la tribune, mais il avait aussi ses parties
originales. Il plut fort à M. Thiers, qui, sans attendre le choix d'un
nouveau gouverneur, résolut de placer La Moricière sur le théâtre même
où il venait de demander qu'on portât l'action. Ce fut alors, en
juillet 1840, que le colonel de trente-quatre ans fut nommé maréchal
de camp, et peu après, par une mesure peut-être plus exceptionnelle
encore, le commandement de la division d'Oran lui était confié. Le
maréchal Valée n'avait pas été consulté: signe manifeste de sa
prochaine disgrâce. Dès le mois d'août, le jeune général prit
possession de son commandement.

La Moricière était nommé pour préparer l'occupation de Mascara; mais
personne ne comptait qu'il pût aussitôt marcher sur cette ville; la
division d'Oran était trop faible. Il fallait auparavant qu'elle reçût
des renforts qui devaient arriver seulement dans quelques mois, et
aussi que les troupes de la province d'Alger fussent en mesure de lui
prêter un concours qu'on ne pouvait, à ce moment, espérer du maréchal
Valée. En attendant, le nouveau commandant ne resta pas inactif. Il
s'occupa tout d'abord de refaire matériellement et moralement sa
petite armée qu'il avait trouvée en piteux état, bloquée sur quelques
points de la côte, décimée par les maladies, démoralisée. Dans ce
dessein, il fit évacuer les postes insalubres, améliora le service
sanitaire, remit le soldat en haleine et en confiance par des
expéditions sagement graduées et heureusement conduites, élargit
progressivement le cercle qui nous enserrait et nous étouffait. En
même temps, il raffermit la fidélité des tribus alliées en leur
distribuant des vivres et en les mettant à l'abri des attaques. De
jour en jour, les opérations militaires devinrent plus importantes,
les razzias plus hardies, les coups furent frappés plus loin et plus
fort. Les tribus ennemies se virent forcées de reculer leurs
campements. Les soldats s'aguerrissaient et s'endurcissaient à la
fatigue. Toutes ces expéditions étaient en outre, pour l'inventif
général, l'occasion d'expérimenter d'heureuses innovations. Il modifia
l'équipement du soldat de façon à alléger sa marche, à assurer son
bien-être et à préserver sa santé. Il organisa très soigneusement le
service des renseignements et de la topographie. Il avait profité de
son expérience des Arabes pour nouer avec eux des relations et
recruter de nombreux espions; dès lors, au lieu d'être surpris par
l'ennemi, comme il nous était arrivé trop souvent en Afrique, ce fut
notre tour de le surprendre. Une grande difficulté de cette guerre
était de se guider dans un pays inconnu et sans routes: des cartes de
la région furent dressées, que l'on complétait au fur et à mesure des
informations recueillies et des constatations faites; chaque projet
d'expédition était rédigé à l'avance avec croquis à l'appui; puis,
quand il s'agissait de se mettre en marche, un officier choisi prenait
la tête de la colonne, à quarante pas en avant, entouré des guides
arabes et suivi d'un cavalier portant le fanion de direction, blanc
avec étoile rouge; l'_étoile polaire_,--ainsi l'avaient surnommée les
soldats,--devint bientôt fameuse en Algérie. Pour ces services
spéciaux, La Moricière était très utilement secondé par des officiers
d'une rare compétence, MM. de Martimprey et Daumas. Du reste, grâce à
sa connaissance des hommes et à l'attrait qu'il exerçait, le
commandant d'Oran se trouvait avoir autour de lui tout un groupe de
jeunes officiers d'élite: nommons MM. Pélissier, de Crény, Trochu,
Bosquet, Charras, Bentzmann, d'Illiers, de Montagnac, etc. «Vive La
Moricière! écrivait, le 1er février 1841, l'un de ces officiers[321].
Voilà ce qui s'appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur!
Razzias coup sur coup, réussite complète, bataillons réguliers de
l'émir anéantis presque en totalité, tels sont les résultats prompts
et décisifs obtenus par ce jeune général qu'aucune difficulté
n'arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher
les Arabes dans leurs repaires, à vingt-cinq lieues à la ronde... Je
vous réponds qu'au printemps, le général aura une petite division
solide, avec laquelle il pourra aller loin. Il ne laisse pas un moment
de repos aux soldats. Lorsqu'ils ne battent pas la campagne, ils
piochent la terre... C'est comme cela qu'il faut mener le soldat: il
n'a pas le temps de penser à son pays; son tempérament se forme; son
corps se durcit à la fatigue, et les maladies n'ont plus de prise sur
lui. Pourquoi n'avons-nous pas beaucoup de généraux comme La
Moricière?»

[Note 321: M. de Montagnac. (_Lettres d'un soldat_, p. 141 et 142.)]

Ainsi, dans la division d'Oran, naguère si lasse et si découragée,
tout était vie, entrain, confiance. Elle était prête pour les grandes
opérations que la nomination du nouveau gouverneur général et
l'arrivée des renforts allaient permettre d'entreprendre contre les
établissements d'Abd el-Kader. Une transformation si complète, opérée
en quelques mois, faisait honneur au commandant d'Oran dont elle était
bien l'oeuvre propre; elle avait en effet précédé l'arrivée du général
Bugeaud dont La Moricière se trouvait avoir été le précurseur. Le
jeune général méritait que M. de Tocqueville écrivit, à cette époque,
après l'avoir vu à l'oeuvre sur son terrain: «La Moricière est déjà
l'homme principal de ce pays; il y fait admirablement, et il a l'art
d'exciter au plus haut point la confiance du soldat, tout en
satisfaisant la population civile.»


VI

À peine arrivé en Algérie, le général Bugeaud commença l'exécution du
plan si nettement arrêté dans son esprit. Dès la fin de mars 1841, il
entrait en campagne. Au moment d'exposer ces opérations militaires,
l'historien éprouve un embarras. S'il veut suivre toutes les colonnes
qui agissent simultanément, s'il s'arrête à chacun des innombrables
petits combats qu'elles livrent aux Arabes, ne risque-t-il pas de ne
laisser au lecteur qu'une impression monotone et confuse? Le meilleur
système, surtout dans un livre comme celui-ci, paraît être de
s'attacher aux faits principaux ou caractéristiques, et de mettre en
lumière le dessein général de ces mouvements si complexes[322].

[Note 322: Ceux qui auraient intérêt à connaître le détail des
opérations peuvent se reporter aux ouvrages spéciaux. En ce moment
même, le premier de nos historiens militaires, M. Camille Rousset,
poursuit, avec le même éclat, jusqu'en 1857, le récit de la conquête
algérienne que, dans un premier livre, il avait conduit jusqu'en 1840.
Je me suis beaucoup servi de cet important ouvrage. Signalons aussi
_le Maréchal Bugeaud, d'après sa correspondance intime_, par M.
D'IDEVILLE; _le Général de La Moricière_, par M. KELLER; les
_Souvenirs d'un officier d'état-major_, par le général DE MARTIMPREY;
les _Lettres d'un soldat_, correspondance inédite du colonel DE
MONTAGNAC; les _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud_, les articles sur
les _Dernières Campagnes du général Changarnier en Afrique_, publiés,
dans le _Correspondant_, par le comte D'ANTIOCHE, etc., etc.]

Les premières opérations qui occupèrent les mois d'avril et de mai
1841 eurent pour objet le ravitaillement de Médéa et de Miliana. Il
n'était plus seulement question d'apporter aux garnisons de quoi se
défendre; il fallait munir les deux villes assez largement pour que
les colonnes qui devaient agir dans le sud et à l'ouest de la province
pussent y trouver une base d'opérations. Au cours de ces
ravitaillements, le général Bugeaud livra plusieurs combats aux Arabes
et aux Kabyles. Le plus important eut lieu près de Miliana, contre Abd
el-Kader lui-même qui avait réuni là près de 20,000 hommes; le général
essaya, par une ruse habile, d'amener son adversaire à un engagement
plus serré et plus décisif que ceux auxquels se prêtait d'ordinaire la
stratégie arabe; mais son calcul fut dérangé par la trop grande ardeur
d'une partie de ses troupes et par la sagacité de l'émir. Ce n'en fut
pas moins une brillante victoire, et, dans la suite, le général aimait
à rappeler «sa bataille sous Miliana». Abd el-Kader sortit de ce
premier face-à-face avec le nouveau gouverneur, décidé à ne plus
l'affronter en bataille rangée.

Ce début de campagne eut un effet décisif sur notre armée d'Afrique.
Il lui donna le sentiment qu'elle était bien conduite. La confiance
dans le chef, confiance nécessaire et malheureusement ébranlée sous le
maréchal Valée, fut pleinement rétablie. L'un des officiers de la
colonne, le commandant de Saint-Arnaud, écrivait à son frère, au
lendemain de ces expéditions: «Le général Bugeaud s'y est parfaitement
placé; il s'est montré capitaine expérimenté et habile. On voit, on
saisit ses pensées militaires. Il se bat quand il veut; il cherche, il
poursuit l'ennemi, l'inquiète et se fait craindre[323].» Ce n'était
pas une impression isolée. Au même moment, un autre officier d'avenir,
le lieutenant Ducrot, s'exprimait ainsi dans une lettre adressée à son
père: «Décidément le général Bugeaud est l'homme qui convient ici. Il
a trouvé moyen de faire trois fois plus de besogne que M. Valée, dans
le même temps; il fatigue beaucoup moins son monde, fait beaucoup plus
de mal à l'ennemi et n'a presque point de blessés[324].» Déjà même, le
simple soldat commençait à éprouver pour son général cette sorte
d'affection familière qui n'ôte rien au respect et que certains chefs
d'armée, non des derniers, ont eu le don d'inspirer. Ce don, nul ne le
posséda plus que «le père Bugeaud», dont les zouaves ont si longtemps
chanté la légendaire «casquette». Tout en lui contribuait à cette
popularité de bivouac, sa forte stature, sa physionomie martiale, sa
familiarité brusque et rustique, son allure de vieux grognard et
jusqu'à ce mouvement des épaules révélant aux connaisseurs l'ancienne
habitude du sac. Il portait et témoignait aux troupiers un intérêt
sincère, ménager de leur vie, de leur santé, en sollicitude constante,
méticuleuse et efficace de leur bien-être, s'inquiétant de leur
expliquer la raison des efforts qu'il leur demandait, saisissant
volontiers l'occasion de causer avec eux, d'un abord facile pour les
plus humbles[325]. On citait de lui mille traits qui faisaient sourire
ceux que Saint-Arnaud appelait, dans ses lettres, «les gros
officiers», mais qui lui gagnaient l'amour des soldats: un jour, par
exemple, il descendait de cheval pour aider un muletier qui ne
parvenait pas à redresser son bât. Outre que ces traits venaient d'un
bon coeur, ils étaient le calcul ou l'instinct d'un habile homme de
guerre; c'est parce que le général Bugeaud faisait beaucoup pour ses
hommes, qu'il obtenait beaucoup d'eux.

[Note 323: Lettre du 9 mai 1841.]

[Note 324: Lettre du 12 mai 1841.]

[Note 325: Ce n'étaient pas seulement les soldats, c'étaient aussi les
colons pour lesquels le général était ainsi d'un facile abord. Un
jour, l'un de ces colons, pauvre diable, vient le trouver à Alger et
lui expose sa requête. «Mais, mon ami, lui dit le gouverneur après
l'avoir écouté, cela ne me regarde pas; allez trouver le comte Guyot,
le directeur civil.--Ah! reprit le colon en montrant son costume,
comment puis-je aller parler à M. Guyot dans la tenue misérable où
vous me voyez?»]

Dans ses premières expéditions sur Médéa et Miliana, le gouverneur
n'avait guère fait autre chose que son prédécesseur, tout en le
faisant mieux. Le moment était venu d'entreprendre du nouveau. Que
serait-ce, et de quel côté? Des trois provinces de l'Algérie, il en
était une, celle de Constantine, où Abd el-Kader n'avait jamais eu
réellement de pouvoir et où par suite notre autorité était à peu près
reconnue; sans doute cette autorité était souvent plus nominale que
réelle, mais on ne voulait pas y regarder de trop près. Là donc, notre
action militaire devait se borner, pendant quelque temps, à des
courses de police sans grand intérêt pour l'histoire. C'était dans les
deux autres provinces que nous avions à combattre l'émir. On sait quel
était le plan de La Moricière: au lieu de continuer à concentrer tous
les efforts sur la province d'Alger, il voulait que l'on portât
l'attaque principale dans la province d'Oran, au coeur de la puissance
d'Abd el-Kader, et que l'on occupât fortement Mascara. Après quelques
hésitations venant de sa répugnance à augmenter le nombre des postes
permanents, le général Bugeaud avait adopté ce plan. Il y joignit une
autre idée non moins féconde. Depuis que Mascara et Tlemcen avaient
été une première fois atteints par le maréchal Clauzel, l'émir avait
jugé prudent de reculer plus au sud ses établissements militaires et
les avait très judicieusement installés sur la limite extrême du Tell,
à l'entrée des hauts plateaux; ainsi avait-il élevé, sur une ligne
courant du nord-est au sud-ouest, Boghar, Taza, Takdemt, Saïda,
Sebdou, qui dominaient au nord la région cultivable, au sud la région
pastorale: c'était sa base d'opération. Le gouverneur pensa qu'il
importait de la ruiner le plus tôt possible. Il décida donc de former
deux colonnes, destinées à agir simultanément; la plus importante,
sous ses ordres, devait partir de Mostaganem, aller détruire Takdemt,
au sud-est de la province d'Oran, et se rabattre ensuite sur Mascara;
l'autre, partant de Médéa, devait détruire Boghar et Taza, dans le sud
de la province d'Alger.

Tout s'exécuta comme il avait été arrêté. En débarquant à Mostaganem,
le 15 mai 1841, le gouverneur trouva les choses si admirablement
préparées par La Moricière, qu'il put, dès le 18, mettre en mouvement
son armée. Bien que Takdemt fût situé dans une région où nos troupes
n'avaient jamais pénétré, la marche s'accomplit sans difficulté, grâce
à la sûreté des renseignements recueillis par le service topographique
de la division d'Oran; la carte dressée d'avance fut trouvée à
l'épreuve merveilleusement exacte[326]. Au bout de huit jours, l'armée
arriva devant Takdemt. On avait amené quelque artillerie pour battre
en brèche les murailles; il n'en fut pas besoin; l'émir avait fait
évacuer le fort et l'avait livré aux flammes. Les premiers officiers
qui y pénétrèrent n'y trouvèrent qu'un chien et un chat, pendus en
face l'un de l'autre, sous la première voûte: façon allégorique de
témoigner l'inimitié de l'Arabe et du chrétien. Le génie fit sauter
les magasins et les fortifications. Cette première partie de sa tâche
accomplie, le général Bugeaud revint sur Mascara, escarmouchant avec
Abd el-Kader que, comme toujours, il eut le regret de ne pouvoir
amener à un véritable corps-à-corps. Mascara fut trouvé également
désert. Après y avoir laissé une garnison et des vivres, l'armée
retourna à Mostaganem, où elle arriva le 3 juin, non sans que son
arrière-garde eût à soutenir quelques combats assez vifs: c'était la
coutume des Arabes d'inquiéter les retraites beaucoup plus que les
mouvements offensifs.

[Note 326: «Nous n'avons trouvé, a dit le général Bugeaud dans son
rapport, aucun mécompte ni sur les distances, ni sur la configuration
des lieux, ni sur les eaux, ni sur les cultures.»]

Pendant ce temps, le général Baraguey d'Hilliers se dirigeait sur
Boghar et Taza, qu'il détruisait. Cette opération, accomplie sans
aucune résistance, eut des conséquences importantes; de ce moment, le
sud de la province d'Alger fut à peu près perdu pour l'émir.


VII

La campagne du printemps de 1841 avait été un bon début; mais ce
n'était qu'un début. Le gouverneur général, avec son habituel bon
sens, était le premier à s'en rendre compte. «Sans nul doute,
écrivait-il, le 5 juin 1841, au ministre de la guerre, en prenant et
détruisant Boghar, Taza et Takdemt, en occupant Mascara, nous venons
de frapper un coup moral et matériel qui peut devenir très funeste à
la puissance de l'émir; mais, il ne faut pas se le dissimuler, cette
puissance ébranlée n'est pas détruite. L'émir a évité, avec soin et
habileté, d'engager son armée régulière; avec elle et la cavalerie des
tribus les plus dévouées, il comprimerait longtemps encore peut-être
les dispositions qu'un certain nombre de tribus auraient à faire leur
soumission, si nous cessions d'agir, si nous rentrions sur la côte et
surtout si Mascara était évacué ou n'était occupé que par une faible
garnison privée de toute communication avec l'armée. L'occupation
permanente de Mascara par une force agissante me paraît donc, ainsi
qu'à tous les gens qui réfléchissent, le point capital.» Par quel
moyen assurer cette occupation que le général Bugeaud avait bien
raison de signaler comme le «point capital»? Il s'était posé la
question, sans d'abord voir clairement quelle réponse y faire. «Il
serait possible, disait le gouverneur, de loger dans Mascara six ou
sept mille hommes, et il serait avantageux de les y maintenir; la
difficulté ne consiste que dans les moyens de les y maintenir.» On
savait ce qu'il coûtait d'efforts pour ravitailler de petites
garnisons comme celles de Médéa ou de Miliana: que serait-ce s'il
fallait apporter, de la mer à Mascara, tout ce qu'exige
l'approvisionnement d'une armée de six mille hommes? La route était
loin d'être libre, et, au mois de juillet 1841, l'une des expéditions
de ravitaillement ne parvenait à se frayer passage au retour qu'en
livrant un rude combat et en faisant des pertes sensibles.

À ce difficile problème, le général de La Moricière proposait une
solution neuve et hardie. «Les armées romaines, disait-il, trouvaient
le moyen de vivre sur le pays: il faut faire de même. Le corps
installé à Mascara doit se nourrir aux dépens des tribus
environnantes; il n'a qu'à moissonner leurs récoltes et à découvrir
leurs dépôts de grains. Dès lors, plus besoin de ravitaillement. Ce
procédé aura, en même temps, l'avantage de contraindre les tribus à se
soumettre, en les atteignant dans leur seul intérêt saisissable,
l'intérêt agricole.» C'était rentrer par ce dernier point dans les
idées du gouverneur. Mais celui-ci se montra d'abord peu disposé à
admettre qu'on pût ainsi faire vivre une armée. Il n'avait encore
qu'une très médiocre idée de la fertilité de l'Algérie, et ne
connaissait pas ses ressources aussi bien que les vieux Africains.
Déjà, peu auparavant, comme le général Duvivier lui annonçait qu'à
Médéa il saurait «s'arranger» pour vivre: «On ne se décide pas à des
actes aussi graves, avait répondu le gouverneur, sur des assurances de
cette nature.» Et puis, il était en méfiance des chimères auxquelles
il croyait, non parfois sans raison, l'esprit de La Moricière
facilement accessible. Faut-il ajouter que, par une faiblesse dont les
plus grands esprits ne savent pas toujours se garer, il ressentait un
peu de prévention jalouse à l'égard du jeune général qui l'avait
précédé en Algérie? Son premier mouvement fut donc d'écouter avec
impatience et même de rembarrer assez vivement ceux qui soutenaient
devant lui la thèse du commandant d'Oran[327]. Boutades passagères, il
est vrai, et qui ne devaient pas obscurcir longtemps son jugement
naturellement si sain. Peu après, tout en gardant un air sceptique et
maussade, il consentait à commencer, au moins partiellement, l'épreuve
du système, et il mettait en demeure l'un des jeunes officiers qui
l'avaient prôné, le capitaine de Martimprey, d'en prouver
l'efficacité, en faisant moissonner les récoltes autour de Mascara et
en assurant ainsi l'approvisionnement de la place. «Vous voyez, lui
disait-il, que je veux mettre vos idées à l'essai: vous serez
récompensé, si elles portent fruit; dans le cas contraire, vous aurez
à vous repentir de vos erreurs.»

[Note 327: Voir notamment la scène assez curieuse que fit un jour le
gouverneur au capitaine de Martimprey. (_Souvenirs d'un officier
d'état-major_, par le général DE MARTIMPREY, p. 101 à 105.)]

On assiste donc, en juin et juillet 1841, autour de Mascara, à un
spectacle tout nouveau: les soldats, la faucille à la main, le fusil
en bandoulière, font la moisson, tandis que des bataillons de garde
surveillent l'horizon; l'ennemi se montre-t-il, quelques minutes
suffisent pour que l'ordre de travail se change en ordre de combat, et
les moissonneurs font le coup de feu. Les récoltes s'accumulent ainsi
peu à peu dans les magasins de la ville. Le gouverneur ne pouvait
longtemps bouder une opération qui flattait ses goûts agricoles et
dont sa bonne foi constatait les avantages. Aussi est-il bientôt le
plus attentif et le plus actif à la diriger. Étant revenu, vers la fin
de juin 1841, passer quelques jours à Mascara, il se plaît à visiter
les moissonneurs, à leur donner des leçons et des encouragements.
Voit-il, par exemple, une aire où le travail mollit, il s'en approche:
«Je suis sûr, s'écrie-t-il, que vous êtes tous ici des gens de
lettres. Quel est ton état à toi?--Mon général, je suis tailleur.--Il
n'y en a que trop pour faire les méchants habits étriqués que l'on
porte aujourd'hui: bats le grain, mon enfant, ce sera plus profitable
à la chose publique et à toi aussi. Et toi?--Moi, mon général, je
suis étudiant.--Étudiant pour ne rien étudier, c'est connu; prends le
fléau, mon ami.» Il secoue ainsi tous les paresseux, soutenu par le
rire des autres. «Allons, voyons, commençons à battre... Mais ce n'est
pas ça, vous n'y entendez rien... Donnez-moi un fléau... Tenez, on
commence comme cela, piano, tu, tu, pan, pan... Et l'on va petit à
petit _crescendo_, tu, tu, pan, pan, tu, tu, pan, pan...» Puis il
passait à d'autres groupes. Il ne se contente pas de tout surveiller,
de mettre tout en train; suivant sa coutume, il explique aux soldats
l'utilité de ce qu'on leur fait faire: «Je veux, disait-il dans un
ordre du jour du 30 juin 1841, vous louer du zèle actif que vous avez
mis dans les travaux des moissons. On voyait, à votre ardeur, que vous
compreniez, aussi bien que votre général, que ce métier était digne de
vous; car c'était la guerre elle-même. L'occupation permanente et
forte de Mascara dépend des travaux que vous avez faits et de ceux que
vous allez faire encore. Introduire dans cette place 4 à 5,000
quintaux de froment et 6,000 quintaux de paille, c'est plus pour
obtenir la soumission du pays, soyez-en bien persuadés, que de gagner
dix combats et de revenir ensuite à la côte. Je vous suivrai dans ces
nouveaux travaux; je saurai ce que vous aurez fait, et vous pouvez
être assurés que la France et le Roi vous en tiendront compte comme
moi.»

De ce principe que l'armée doit et peut vivre sur le pays, La
Moricière a tiré une autre conclusion qu'après expérience il fait
également accepter au gouverneur. Nos colonnes avaient l'habitude
d'emporter leurs vivres, et, ces vivres épuisés, elles étaient
obligées de revenir s'approvisionner aux places de dépôt. Le
commandant d'Oran a remarqué que les Arabes agissaient tout
différemment: sans aucun bagage, ils se nourrissaient avec les grains
enfouis dans les silos, greniers souterrains dont ils connaissaient
l'emplacement. Pourquoi ne pas faire comme eux? Sous son impulsion,
les soldats apprennent à découvrir ces silos. Voyez-les se former en
chaîne, sur un espace d'une ou deux lieues, et s'avancer en fouillant
la terre avec une baguette de fusil ou une pointe de sabre, jusqu'à ce
qu'ils rencontrent la pierre placée à fleur de sol qui recouvre les
silos. Les grains ainsi trouvés sont livrés à l'intendance qui en
tient compte aux capteurs, d'après un tarif fixé d'avance. La
Moricière fait, en outre, ajouter au fourniment de petits moulins à
bras, en usage parmi les Arabes: grâce à ces moulins, les soldats
peuvent, chaque soir au bivouac, moudre le grain et, avec la farine,
se faire de la bouillie ou des galettes qui, jointes au bétail fourni
par les razzias, assurent leur nourriture. Ces heureuses innovations
permettent de marcher plus vite et de rester plus longtemps en
expédition. Double avantage dont on comprend l'extrême importance.

Le général de La Moricière était tellement convaincu de l'efficacité
de son système, que d'ores et déjà il demandait à s'installer à
Mascara avec une troupe considérable, se faisant fort de se suffire à
lui-même, sans ravitaillement. Mais le général Bugeaud, bien que
revenu de ses premières préventions, ne croyait pas que le moment fût
encore arrivé de tenter une expérience si hardie. Les choses ne lui
paraissaient pas suffisamment préparées. Il voulait qu'auparavant
Mascara fût plus complètement muni, que les tribus connussent mieux la
force et la portée de notre bras. Ce fut à obtenir ce double résultat
qu'il employa la campagne d'automne. Il était revenu à Oran pour la
diriger. Parties de cette ville le 14 septembre 1841, les troupes ne
rentrèrent que le 5 novembre à Mostaganem; jamais encore, en Afrique,
expédition n'avait duré si longtemps. Durant ces cinquante-trois
jours, la petite armée, tantôt divisée en plusieurs colonnes, tantôt
concentrée, fut sans cesse en mouvement, parcourant en tous sens la
province, faisant ainsi plus de deux cents lieues, apportant dans
Mascara d'immenses convois de vivres et de munitions, pénétrant dans
les montagnes les plus ardues pour y atteindre les tribus hostiles,
poussant une pointe jusqu'à la limite des hauts plateaux, afin de
détruire Saïda, l'un des établissements de l'émir. Dans ces courses,
beaucoup de coups de feu furent tirés, plusieurs combats furent
livrés, mais toujours sans pouvoir amener Abd el-Kader à une bataille
décisive.

Pendant ce temps, on ne restait pas inactif dans la province d'Alger.
Les généraux Baraguey d'Hilliers et Changarnier, qui y exercèrent
successivement le commandement, dirigèrent de nombreux convois de
ravitaillement sur Médéa et Miliana. Il n'y en eut pas moins de seize,
pendant les neuf derniers mois de 1841. Les troupes souffrirent plus
de la fatigue et de la chaleur que de l'ennemi qui, occupé dans la
province d'Oran, ne leur opposait pas grande résistance. Changarnier
trouva cependant moyen, à la fin d'octobre, en revenant de Médéa,
d'attirer dans un piège Barkani, l'un des lieutenants de l'émir, et de
lui infliger un rude échec.

La campagne de l'automne était loin d'avoir été stérile. «Nous avons
détruit presque tous les dépôts de guerre, écrivait le gouverneur à M.
Guizot, le 27 novembre 1841. Nous avons foulé les plus belles
contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous
possédons à l'intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans
un grand nombre de directions, et nous connaissons les manoeuvres et
les retraites des tribus... Nous avons singulièrement affaibli le
prestige qu'exerçait Abd el-Kader sur les populations; il leur avait
persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la mer.
«Ils sont comme des poissons, disait-il, ils ne peuvent vivre qu'à la
mer; leur guerre n'a qu'une courte portée, et ils passent comme les
nuages; vous, avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais.»
Nous les avons atteints, cette année, dans les lieux les plus reculés,
ce qui a frappé la population de stupeur.» Ajoutons, comme le disait
encore le général dans son ordre du jour du 7 novembre, que «l'armée
avait commencé à résoudre le problème, si difficile en Afrique, de
faire vivre la guerre par la guerre». Tout cela était vrai, et
cependant, à regarder les choses d'une autre face, il ne semblait pas
qu'on fût bien avancé. La plupart des tribus, si «foulées» qu'elles
eussent été, ne donnaient aucun signe de lassitude. «On nous a assuré,
faisaient-elles dire ironiquement au général Bugeaud vers la fin
d'octobre, que vous autres Français, vous aimez les chevaux à courte
queue: nous attendons que nos juments en produisent un pareil pour
vous le conduire en signe de soumission.» Abd el-Kader, bien que
toujours battu, continuait à tenir la campagne, apparaissant et
disparaissant à son heure. Son langage était loin d'avoir baissé de
ton; le gouverneur ayant fait répandre des proclamations pour inviter
les Arabes à se soumettre, l'émir lui envoya cette réponse hautaine:
«Tu demandes l'impossible... Nous te jurons, par Dieu, que tu ne
verras jamais aucun de nous, si ce n'est dans les combats... Vous
voulez gouverner les Arabes;... occupez-vous de mieux gouverner votre
pays. Les habitants du nôtre n'ont à vous donner que des coups de
fusil. Si, comme vous nous le dites, vous aviez de la puissance et de
l'influence, vous n'auriez pas causé la ruine de Méhémet-Ali. Vous lui
aviez promis de l'aider contre ses ennemis, et pourtant les Anglais
sont venus l'attaquer. Aussi votre nom est-il méprisé par tous les
peuples de votre religion. Ce continent est le pays des Arabes, vous
n'y êtes que des hôtes passagers... Votre influence ne s'étend que sur
le terrain que couvrent les pieds de vos soldats. Quelle haute
sagesse, quelle raison est la tienne! Tu vas te promener jusqu'au
désert, et les habitants d'Alger, d'Oran et de Mostaganem sont
dépouillés et tués aux portes de ces villes!» Ce dernier trait ne
portait que trop juste: dans la nuit du 21 au 22 octobre 1841, un
parti ennemi venait, jusque sous les murs d'Oran, saccager les
campements de nos alliés.

Évidemment, le général Bugeaud s'était flatté d'obtenir des avantages
plus décisifs. «Ma campagne a été énergique et féconde en événements,
écrivait-il à un de ses amis le 20 novembre; cependant, les résultats
ne sont pas considérables.» Tout en affectant de n'en être pas
surpris, tout en rappelant qu'il avait souvent répété que la
soumission ne serait pas l'affaire d'une année, il sentait le besoin
de faire autre chose que de continuer ces expéditions de
ravitaillement où s'épuisait l'armée sans grand profit; il voulait
frapper plus fort et surtout plus au coeur de l'ennemi. Le meilleur
moyen n'était-il pas d'exécuter le plan hardi du commandant d'Oran?
D'ailleurs, tous les préparatifs que le gouverneur avait jugés
nécessaires étaient finis, et il ne voyait plus de raisons de contenir
l'impatiente ardeur de son lieutenant. Il annonça donc, le 7 novembre,
avant de retourner à Alger, que le général de La Moricière allait
transporter à Mascara le quartier général de sa division.


VIII

C'est le 27 novembre 1841 que La Moricière quitte Mostaganem pour se
rendre à son nouveau poste. Il emmène une batterie de montagne, 150
spahis d'élite commandés par Yusuf, et huit vieux bataillons, de ceux
que, depuis près de dix-huit mois, il a aguerris, entraînés, auxquels
il a, pour ainsi dire, communiqué son tempérament: ces troupes,
jointes à celles qui étaient déjà à Mascara, doivent former un corps
d'environ 8,000 hommes. Le départ est solennel et sérieux. La fanfare
des spahis, seule musique de la colonne, joue un air connu sur ces
paroles qui semblent de circonstance: «Pauvre soldat, en partant pour
la guerre.» Tous savent qu'ils ne s'éloignent pas pour quelques jours,
mais qu'ils vont s'installer, pour de longs mois, et des mois d'hiver,
en pleine région ennemie, à trente lieues de tout secours, tentative
sans précédent et que beaucoup de gens déclarent téméraire. Mais tous
aussi, des premiers rangs aux derniers, ont foi dans leur jeune chef,
comprennent l'importance capitale de l'oeuvre à laquelle ils
concourent, et sont résolus à ne rien épargner pour la faire réussir.
Quant au général, il n'ignore pas quelle grosse partie il joue. C'est
sur son insistance personnelle, malgré l'opposition des uns et les
doutes des autres, que l'entreprise se fait. En France et en Algérie,
dans les bureaux du ministère de la guerre et même autour du
gouverneur général, il sent des mauvaises volontés ouvertes ou cachées
qui guettent son insuccès pour l'en accabler. Il ne se fait aucune
illusion sur ce que serait pour lui un échec, et, causant un jour de
cette éventualité avec un de ses officiers: «Il y a dans ce cas,
dit-il, un remède certain, c'est de se faire tuer.»

Le début n'est pas de bon augure. Arrivé à Mascara le 1er décembre
1841, La Moricière y apprend que la plus grande partie du troupeau de
la place, sur lequel il comptait pour l'alimentation de son armée,
vient d'être enlevé par les Arabes, avec l'officier qui veillait à sa
garde: il reste à peine cinq ou six jours de viande. Bien que ses
prévisions soient ainsi fort dérangées, le général ne s'en trouble
pas. Il donne trois jours à ses troupes pour s'installer tant bien que
mal dans la ville, et, dès le 4 décembre, il se met en campagne.
Soumettre les tribus belliqueuses du voisinage, entre autres les
redoutables Hachem, assurer l'approvisionnement de l'armée et des
habitants de Mascara, soit en tout environ douze mille bouches, tels
étaient les deux problèmes qui s'imposaient à lui. Dans sa pensée, un
seul et même moyen devait servir à les résoudre: la razzia à outrance;
le butin remplirait nos greniers, en même temps que les Arabes
dépouillés seraient, par détresse, obligés de capituler. À regarder,
en décembre, la grande plaine qui s'étendait au sud de Mascara et les
montagnes qui l'entouraient, il semblait que ce fût un désert aride.
Et cependant ce sol recélait des trésors abondants: c'étaient les
silos. Comment les découvrir? Sonder à tâtons serait bien long et bien
incertain. Avec son flair des Arabes, La Moricière a mis la main sur
un certain Djelloul, de la tribu des Hachem, qui, par vengeance et
cupidité, est prêt à trahir les siens et à livrer le secret de leurs
greniers souterrains. C'est le guide de toutes les expéditions. Avec
lui, on court sans hésiter aux bons endroits. Les silos, aussitôt
ouverts, livrent des quantités considérables de grains et
d'approvisionnements variés. Dans l'embarras de tout transporter,
l'armée en consomme, pendant quelques jours, une partie sur place,
puis elle vient verser le reste dans les magasins. À peine de retour,
elle repart dans une autre direction. Naturellement les Arabes ne se
laissent pas ainsi dépouiller sans tenter quelque résistance; chaque
levée de silos donne lieu à des engagements plus ou moins vifs; mais
nos opérations n'en sont pas arrêtées.

Il y a mieux encore que de découvrir les provisions de la tribu, c'est
de surprendre la tribu elle-même. Le 20 décembre 1841, La Moricière
apprend que deux Arabes ont été assaillis en un certain endroit par
des chiens: c'est pour lui un indice suffisant. Le soir, à minuit, un
petit corps se met en route, sans tambours ni trompettes. À la pointe
du jour, il arrive près d'une tribu qui se croyait à l'abri dans des
ravins escarpés. «L'emplacement reconnu, raconte l'un des acteurs de
ce petit drame, chacun se lance, se disperse dans une direction
quelconque; on arrive sur les tentes, dont les habitants, réveillés
par l'approche des soldats, sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux,
leurs femmes, leurs enfants. Tout le monde se sauve dans tous les
sens; les coups de fusil partent de tous côtés sur les misérables
surpris sans défense. Hommes, femmes, enfants, poursuivis, sont
bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent.
Les boeufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux
enfin qui fuient sont vite ramassés. Celui-ci attrape un mouton, le
tue, le dépèce: c'est l'affaire d'une minute; celui-là poursuit un
veau avec lequel il roule, cul par-dessus tête, dans le fond d'un
ravin; les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de
butin; et chacun sort de là, affublé, couvert de tapis, de paquets de
laine, de pots de beurre, de poules, d'armes et d'une foule d'autres
choses que l'on trouve en très grande quantité dans ces douars souvent
très riches. Le feu est ensuite mis partout à ce que l'on ne peut
emporter, et bêtes et gens sont conduits au convoi; tout cela crie,
tout cela bêle, tout cela brait. C'est un tapage étourdissant. On
quitte enfin la position, fier de son succès. Alors commence la
fusillade: les cavaliers ennemis, qui d'abord avaient pris la fuite,
reviennent lorsqu'ils voient la colonne leur tourner le dos; ils
harcèlent les arrière-gardes; on leur riposte, on les éloigne et l'on
rentre avec ses prises[328].» Voilà la razzia peinte sur le vif. Cette
fois, l'armée ramenait 614 boeufs, 634 moutons, 400 ânes, 60 chevaux
ou mulets et 180 prisonniers.

[Note 328: _Lettres d'un soldat_, correspondance inédite du colonel DE
MONTAGNAC, p. 192-193.]

Le corps d'occupation n'avait pas affaire seulement aux Arabes. Depuis
le 19 décembre, il luttait contre un nouvel ennemi qui n'est pas le
moins redoutable de tous: c'est l'hiver, un hiver du Nord, avec
cortège de gelées, de pluies torrentielles, d'ouragans qui brisent
tout, de neige qui couvre le sol à un pied d'épaisseur. Les bâtiments
de Mascara, à demi ruinés et mal restaurés, s'effondrent. Les soldats
n'ont presque plus d'abris; les vivres mouillés se gâtent; les
bestiaux périssent de misère et de froid. Mais rien n'arrête La
Moricière. Les marches de nuit, les surprises, les razzias continuent,
s'étendant dans un rayon de plus en plus éloigné. C'est par milliers
qu'on compte les bestiaux enlevés, par centaines les prisonniers. Les
tribus ainsi pourchassées, battues, dépouillées, commencent à donner
quelques signes de lassitude et d'épuisement; dès la fin de janvier
1842, plusieurs se sont soumises. «Le temps se déchaîne contre nous,
écrit-on le 11 février; pluie, neige, grêle, gelée, pendant
cinquante-quatre jours, sans cesser... Malgré cela, même activité:
nous sillonnons la plaine et les montagnes dans tous les sens; le ciel
est la seule voûte qui nous couvre[329].» Dans les derniers jours de
février, parmi les tribus voisines de Mascara, il n'y a guère que
celle des Hachem qui, malgré d'effroyables souffrances, se refuse à
abandonner la cause de l'émir. Notre armée porte aux résistants des
coups de plus en plus rudes. «Partis le 26 février, nous rentrons le 8
mars, écrit-on à cette dernière date, traînant après nous quatre cents
prisonniers et un troupeau immense; nous avons rayonné autour de
Mascara, dans un espace de vingt-cinq à trente lieues, rasant,
battant, frottant, pillant, brûlant, saccageant, bouleversant les
tribus qui ne se décidaient pas assez vite à virer de notre
côté[330].» Les Hachem semblent à bout de forces; cependant ils se
raidissent encore. Un moment, on a pu croire qu'ils allaient
capituler, mais un appel d'Abd el-Kader a suffi pour leur faire rompre
les pourparlers. La Moricière alors ne leur laisse, à eux comme aux
tribus plus éloignées qui tiennent pour l'émir, aucun répit. Les
troupes sont rentrées, le 8 mars, d'une expédition de dix jours: dès
le 10, départ d'une nouvelle colonne qui reste dehors vingt-deux
jours, vivant le plus souvent à l'arabe, sur ce qu'elle trouve et sur
ce qu'elle prend, poussant jusqu'à trente et quarante lieues de
Mascara, multipliant les hardis coups de main. Le 25, au milieu même
d'une razzia, elle est surprise par une épouvantable tempête de neige
qui dure quarante-huit heures. Français et Arabes, qui ne voient plus
à deux pas devant eux, errent à l'aventure, mêlés les uns aux autres.
La nuit surtout est atroce. «La neige augmente toujours, rapporte un
témoin; la pluie vient ensuite grossir le gâchis au milieu duquel
gisent hommes, chevaux, bagages. Je ne puis mieux vous mettre à même
de juger de ce coup d'oeil qu'en vous priant de vous reporter au
tableau de Gros, représentant le champ de bataille d'Eylau[331].»
Quand on bat la diane, les officiers sont obligés de frapper à coups
de pied et de bâton les hommes engourdis, pour les forcer à se lever.
Quelques soldats, plusieurs prisonniers sont morts de froid, ainsi que
beaucoup de chevaux, de mulets, de boeufs et de moutons. Enfin, le
soleil finit par reparaître, et la troupe rentre à Mascara, chargée de
butin, avec le sentiment qu'elle a porté à l'ennemi des coups
décisifs. Cette fois, en effet, les dernières résistances paraissent
vaincues: les Hachem ont été réduits à demander grâce et ont amené les
chevaux de soumission.

[Note 329: _Lettres d'un soldat_, p. 204.]

[Note 330: Lettre du 8 mars 1842. (_Ibid._, p. 206 et 207.)]

[Note 331: Lettre du 31 mars 1842. (_Lettres d'un soldat_, p. 217.)]

Malgré cette vie rude, et grâce à la sollicitude intelligente du
général, la santé des troupes est excellente. Le soldat, admirablement
entraîné, se montre capable d'efforts extraordinaires. Les bataillons
d'élite, débarrassés de leurs sacs, suivent presque les spahis au pas
de course et méritent que La Moricière les appelle sa grosse
cavalerie. Plusieurs fois, ils font d'une seule traite des marches de
quinze et même dix-huit lieues. «Il y a longtemps qu'une armée n'a
trimé comme la nôtre, écrivait le commandant de l'un de ces
bataillons. Nos soldats ne sont plus couverts que de guenilles. Malgré
cela, ils se portent tous parfaitement, sont gais et acceptent sans
sourciller toutes les fatigues... Depuis l'Empire, jamais nous n'avons
eu de troupes comme celles-là, aussi aguerries, aussi faites à toutes
les privations... On peut aller partout avec ces lapins-là, et
traverser l'Afrique dans tous les sens[332].» Rien de plus étrange que
l'aspect de ces hommes qui, depuis leur arrivée à Mascara, n'ont reçu
aucun effet d'habillement, et qui, sur cent vingt jours d'hiver, en
ont passé quatre-vingts au bivouac. «Figurez-vous, dit le même
officier, une foule de grands diables, vêtus de haillons rafistolés
avec de la toile, des morceaux de laine de toutes les couleurs et des
morceaux de peaux de chèvre ou de mouton; couverts de poux; coiffés,
les uns de képis, les autres de fez, quelques-uns de chapeaux de
feutre, d'autres d'énormes sombreros de palmier, d'un pied et demi de
haut, finissant en pointe, et dont les bords ont un pied de rayon
(coiffures ramassées dans les razzias); l'extrémité inférieure du
personnage garnie de peau de mouton ou de peau de boeuf, avec leurs
poils, faute de souliers. Ajoutez à cela une face basanée, une longue
barbe pour ceux qui en ont; de véritables sauvages en un mot[333].» Si
la vie imposée au soldat développait singulièrement son énergie, ne
pouvait-on pas craindre qu'elle ne lui fit prendre des habitudes de
rapine et de cruauté? Pour être l'instrument obligé de la soumission,
la razzia n'en ressemblait pas moins au brigandage et pouvait devenir
une école fâcheuse. La Moricière veillait à ce danger, et, s'il faut
en croire un de ses plus honorables officiers, il serait parvenu à
l'écarter. «On ne vit jamais, affirme M. de Martimprey, de troupes
plus humaines ni mieux disciplinées: elles connaissaient le but élevé
auquel tendaient leurs efforts, et elles en étaient justement
fières[334].» Il est vrai qu'un autre officier rend un témoignage
moins absolument rassurant: «Nous menons ici, dit M. de Montagnac, une
véritable vie de brigands; aussi nos soldats sont-ils devenus d'une
sauvagerie à faire dresser les cheveux sur la tête d'un honnête
bourgeois. Il serait vraiment dangereux de faire rentrer maintenant
ces b.....-là en France, où l'on ne saurait fournir un aliment à leur
énergie et à leur activité. Il est temps que nous cessions cette
existence; nous commençons à devenir impossibles[335].» En tout cas,
le grand prestige de La Moricière aidait à corriger le tort qu'une
telle vie pouvait faire à la discipline. M. de Martimprey constate la
confiance, l'enthousiasme de tous, officiers et soldats, pour leur
jeune chef[336]. M. de Montagnac écrit, de son côté, avec sa vivacité
habituelle: «Tout ce que fait le général est admirable; il sort de
cette tête de soldat des idées plus brillantes, plus lumineuses tous
les jours. Jamais homme n'a eu plus de difficultés à vaincre, et
jamais homme ne s'est tiré d'un pareil dédale avec plus d'audace, plus
d'intelligence que lui.» Il ajoute, un autre jour, tout transporté:
«Vive Dieu et notre brave général! Gloire au général de La Moricière,
gloire à lui tout seul!» Et encore: «Je ne donnerais pas le temps que
j'ai passé à Mascara pour tout l'or du monde, tant sous le rapport des
opérations intéressantes que j'y ai vues se dérouler, que sous le
rapport de mon instruction militaire. Mes trente-deux années de soldat
ne m'auraient jamais appris ce que j'ai puisé auprès du général de La
Moricière, dans les deux mois et demi que je suis resté sous ses
ordres[337].»

[Note 332: 28 janvier et 8 mars 1842. (_Lettres d'un soldat_, p. 199,
209.)]

[Note 333: 31 mars 1842. (_Ibid._, p. 222.)]

[Note 334: _Souvenirs d'un officier d'état-major_, par le général DE
MARTIMPREY, p. 131.]

[Note 335: Lettre du 31 mars 1842. (_Lettres d'un soldat_, p. 222.)]

[Note 336: _Souvenirs d'un officier d'état-major_, p. 131.]

[Note 337: Lettres du 9 janvier, des 2 et 11 février 1842. (_Lettres
d'un soldat_, p. 186, 191, 202 à 205.)]

Le succès obtenu et visible à tous les yeux justifiait cette
admiration. Non sans doute que chaque soumission obtenue puisse être
considérée comme absolument définitive; il faut, au contraire,
s'attendre à ce que quelques-unes des tribus cherchent l'occasion de
secouer le joug subi par elles plutôt qu'accepté. Néanmoins, c'est
déjà beaucoup que les plus fiers et les plus belliqueux des Arabes
soient une première fois forcés de courber le front. Dès maintenant,
notre situation en est notablement changée. Autour de Mascara, et
surtout au nord dans la direction de la mer, s'étend une zone
relativement pacifiée où l'on peut circuler moyennant quelques
précautions. À la fin de janvier 1842, il avait fallu une petite armée
pour apporter des munitions de Mostaganem à Mascara: au mois de mars
suivant, ce sont les Arabes que l'on charge d'amener un nouveau
convoi; peu après, les communications sont assez libres pour que le
commerce s'approvisionne tout seul, et, en même temps, les tribus
soumises alimentent les marchés de la ville qui regorge de vivres. Les
faits donnent donc de tous points raison à La Moricière; ils prouvent
la justesse de coup d'oeil avec laquelle le plan a été dressé
d'avance, la vigueur et l'habileté de main avec lesquelles il a été
exécuté. Le contre-coup de ce succès se fait sentir au delà de la
région où il a été obtenu. «Le coeur de l'Afrique, écrit M. de
Montagnac, le 8 mars 1842, c'est Mascara: du moment où nous avons
frappé le coeur, le colosse est tombé.» En disant que «le colosse est
tombé», le bouillant officier se laisse aller à l'une de ses
exagérations habituelles; mais enfin, l'émir a reçu le coup le plus
rude qui lui ait encore été porté. Aussi M. de Martimprey, toujours si
mesuré et si exact, est-il fondé à dire: «Si l'histoire de la conquête
de l'Algérie est un jour écrite avec une impartialité éclairée, la
campagne d'hiver de Mascara, de 1841 à 1842, sera considérée comme la
cause la plus efficace de cette conquête; elle comptera dans les plus
belles pages des annales de l'armée française.»

Sur le moment cependant, tout le monde ne rendit pas cette justice à
La Moricière. Les bureaux de la guerre étaient depuis longtemps assez
mal disposés pour lui; l'esprit de routine n'avait pu se faire à un
avancement si rapide et si anormal; les formalistes trouvaient que les
innovations du général, hardiment expérimentées sur le terrain,
n'étaient pas assez respectueuses des règlements et de la procédure
administrative, et ils lui cherchaient de méchantes chicanes, à
propos tantôt des modifications apportées au fourniment, tantôt de
l'emploi fait du produit des razzias. En avril 1842, La Moricière
apprit que, pour le récompenser de sa belle campagne d'hiver, il était
question, à Paris, de mettre au-dessus de lui, à la tête de la
division d'Oran, un lieutenant général; on avait jugé peu conforme aux
usages qu'un simple maréchal de camp, si jeune d'âge et de grade, eût
un si gros commandement. Le général Bugeaud, lui aussi, n'était pas
toujours en très bons termes avec La Moricière; tout en faisant grand
cas de ses qualités et de ses services, il se méfiait de son
imagination, le trouvait parleur et agité[338], était un peu offusqué
de l'importance qu'il avait depuis longtemps en Afrique, et le
soupçonnait d'être plutôt un rival qu'un subordonné, un successeur
éventuel qu'un collaborateur; peut-être aussi éprouvait-il, sans s'en
rendre bien compte, quelque jalousie de la faveur dont son lieutenant
jouissait auprès de ces journaux qui le maltraitaient lui-même si
volontiers[339]; de là sur le compte du commandant d'Oran plus d'une
boutade, d'une explosion d'humeur, qui malheureusement lui étaient
souvent rapportées. La Moricière, qui avait également la parole
prompte et vive, ne ménageait pas davantage, dans ses conversations de
bivouac, un supérieur qu'il croyait prévenu contre lui et contre sa
division. Les états-majors, naturellement empressés à épouser les
griefs de leurs chefs, semblaient s'appliquer à les grossir et à les
envenimer. Toutefois, chez les deux grands soldats, ces petites
misères n'allaient jamais jusqu'à faire sérieusement tort au service
de l'État; quand cet intérêt supérieur était en jeu, les préventions
personnelles disparaissaient. On le vit bien, lorsque fut connu, à
Alger, l'étrange projet de diminuer la situation du héros de Mascara.
Le général Bugeaud se mit aussitôt en travers. «Dans le cadre des
lieutenants généraux, répondit-il vivement au ministre, trouverait-on
un officier de plus de valeur? Pourquoi donc décourager un maréchal de
camp d'un très grand mérite, connaissant le pays, les hommes et les
choses, très capable de donner la direction générale et parfaitement
accepté comme supérieur par les maréchaux de camp Bedeau et
d'Arbouville?» Il concluait: «Si l'on veut un lieutenant général, il y
a un moyen, sans rien troubler, c'est de conférer ce grade à M. de La
Moricière[340].» Devant cette opposition si nette, les bureaux
reculèrent. D'ailleurs, leur malveillance n'était pas partagée par le
ministre de la guerre; l'année suivante, M. de Martimprey, étant allé
à Paris et ayant vu le maréchal Soult, lui exprimait sa satisfaction
d'être attaché à l'état-major du commandant d'Oran. «Vous avez raison,
répondit le maréchal, le général de La Moricière écrit, en Algérie,
les plus belles pages de sa vie[341].»

[Note 338: «La Moricière, disait un jour le gouverneur au duc
d'Aumale, est vaillant, infatigable, débrouillard, sans doute, mais
doctrinaire; il discute sans cesse, ergote, hésite et n'aime pas les
responsabilités.»]

[Note 339: Le général Bugeaud faisait allusion à La Moricière, quand,
dans une lettre à Changarnier, il se plaignait de voir «les journaux
préconiser les actions magnifiques de tel jeune et brillant général,
qualifier de fautes ses propres opérations, blâmer son système et
louer, chez les chefs de colonne, les mêmes faits qu'on venait
d'imputer à tort au gouverneur».]

[Note 340: Cette lettre, qui fait tant d'honneur au général Bugeaud, a
été citée pour la première fois par M. Camille ROUSSET.]

[Note 341: _Souvenirs d'un officier d'état-major_, par le général DE
MARTIMPREY, p. 177.]

Pendant le dur et long hiver de 1842, La Moricière n'avait pas été le
seul en mouvement. En plein mois de janvier, sur quelques nouvelles
arrivées de l'Ouest, le gouverneur général s'était embarqué pour Oran,
afin de diriger une expédition contre Tlemcen. Cette ville, située à
une cinquantaine de kilomètres de la mer, près de la frontière du
Maroc qu'elle commande, avait, par sa position comme par son passé,
une réelle importance militaire et politique. Une première fois, en
janvier 1836, le maréchal Clauzel s'en était emparé, mais la France
l'avait abandonnée par le traité de la Tafna. Partie d'Oran le 24
janvier 1842, la colonne du général Bugeaud ne rencontra pas d'autres
difficultés que celles de la saison, et, le 1er février, elle entra
sans combat dans Tlemcen évacué de la veille. De là, le gouverneur se
porta plus au sud et détruisit le fort de Sebdou, le dernier des
établissements de l'émir sur la limite des hauts plateaux: c'était
compléter l'oeuvre commencée par la ruine de Boghar, de Taza, de
Takdemt et de Saïda. Le général Bedeau fut appelé au commandement de
Tlemcen. Breton d'origine, en Afrique depuis 1836, il s'y était
distingué par de nombreux faits d'armes, notamment comme colonel du
17e léger; il joignait aux qualités du soldat et du capitaine celles
de l'administrateur, ayant moins d'invention et d'initiative que La
Moricière, mais exécutant admirablement les instructions qu'on lui
donnait[342], esprit très sage, âme élevée et loyale, étranger aux
coteries, supérieur aux jalousies qui sévissaient en Algérie, estimé
de tous, type de vertu et d'honneur militaires, l'une des plus pures
renommées de l'armée d'Afrique. Il fit merveille dans ce nouveau
commandement: bien que disposant seulement d'environ trois mille
hommes, il infligea de rudes échecs à Abd el-Kader, qui porta un
moment de ce côté tous ses efforts; puis, après avoir ainsi refoulé ce
redoutable adversaire, il réussit, par son habileté et sa prudence, à
pacifier la région environnante.

[Note 342: «Bedeau fait très-bien, disait le général Bugeaud, mais on
a besoin de le pousser par les épaules.»]

L'occupation de Tlemcen complétait heureusement, dans la province
d'Oran, l'oeuvre commencée par l'occupation de Mascara. Quel
changement depuis l'époque, pourtant bien récente, où, dans cette
province, les Français étaient bloqués dans quelques villes du
littoral! Maintenant, de ce côté, la conquête est amenée au même point
que dans la province d'Alger: le quadrilatère formé par Oran,
Mostaganem, Mascara et Tlemcen est, pour ainsi parler, le pendant de
celui que l'on pouvait tracer entre Alger, Cherchel, Miliana et Médéa.


IX

Depuis un an, le général Bugeaud avait porté son effort principal sur
la province d'Oran; il allait maintenant s'occuper de celle d'Alger.
Précisément à cette époque, un incident, qui eut un douloureux et
glorieux retentissement, fit ressortir à quel point, en dépit des
progrès accomplis depuis le départ du maréchal Valée, la sécurité nous
manquait même dans la Métidja, à peu de distance de la capitale. Le 10
avril 1842, en plein jour, un détachement de vingt et un hommes, sous
les ordres du sergent Blandan, portait des dépêches de Boufarik au
blockhaus voisin de Méred. À environ deux kilomètres de ce dernier
poste, il est subitement entouré par plus de trois cents Arabes.
«Rendez-vous!» crie en français un grand nègre qui paraît commander
les assaillants. «Voilà comme je me rends», répond Blandan, et
ajustant le nègre, il le tue raide d'un coup de fusil. À l'exemple de
leur chef, nos soldats font une décharge générale. Les Arabes
fléchissent un moment, mais bientôt, honteux de reculer devant une
poignée d'hommes, ils reviennent à la charge. Les vingt et un se sont
formés en cercle: sans abri, criblés de balles, ils tombent l'un après
l'autre. Cependant, pas une défaillance. Les blessés à terre chargent
les fusils de ceux qui peuvent encore combattre. Blandan, qui a reçu
deux balles, commande toujours. Une troisième balle l'atteint au
ventre. «Courage, mes amis, s'écrie-t-il, défendez-vous jusqu'à la
mort.» Et sentant les forces lui manquer: «Prends le commandement,
dit-il à un brigadier de chasseurs, car, pour moi, je n'en peux plus.»
Le combat durait depuis une demi-heure. Sur les vingt et un, cinq
hommes seulement restaient debout, quand, de Boufarik et de Méred, où
l'on a entendu la fusillade, des secours arrivent en toute hâte. Les
Arabes s'enfuient, sans avoir pu enlever aucun trophée à l'héroïque
détachement. Blandan, ramassé sans connaissance, expire dans la nuit:
un seul moment, il a donné quelque signe de vie, c'est quand le
colonel a détaché sa propre croix d'honneur pour la lui mettre dans la
main. Il avait vingt-trois ans et n'était sous-officier que depuis
trois mois. Son nom et celui de ses compagnons, mis solennellement à
l'ordre du jour de l'armée, ont été gravés sur le petit obélisque de
la fontaine de Méred. Depuis 1887, la statue de l'héroïque sergent
s'élève sur l'une des places de Boufarik.

Pour prévenir le retour de pareilles surprises, le général Bugeaud
décida d'employer le printemps de 1842 à une grande opération contre
les tribus montagnardes qui entouraient, au sud et à l'ouest, la
Métidja. Les troupes disponibles de la province d'Oran devaient
concourir à cette oeuvre, avec celles de la province d'Alger. Par une
idée heureuse, le gouverneur imagina de se servir de cette
concentration même pour ouvrir, entre ces deux provinces, une
communication par terre qui n'existait pas encore pour notre armée. La
vaste région s'étendant de Cherchel à Mostaganem et de Miliana à
Mascara avait jusqu'alors complètement échappé à l'action des armes
françaises. Si l'on jette les yeux sur une carte, cette région
apparaît traversée, dans toute sa longueur, par une rivière: c'est le
Chélif, l'un des plus importants cours d'eau de l'Algérie; il prend sa
source au sud de la province d'Alger et coule d'abord vers le nord;
arrivé à peu près à la hauteur de Médéa et de Miliana, et à égale
distance de ces deux villes, il tourne brusquement à l'ouest et
continue dans cette direction, jusqu'à ce qu'il se jette dans la mer à
quelque distance de Mostaganem. La vallée profonde et fertile formée
par ce cours d'eau semblait la route naturelle pour aller de la
province d'Alger dans celle d'Oran; mais elle était dominée des deux
côtés, sur toute sa longueur, c'est-à-dire pendant plus de soixante
lieues, par des massifs montagneux, très ardus, absolument inexplorés
et où habitaient des tribus hostiles et belliqueuses. Le gouverneur
n'hésita pas à braver les risques de cette route; il décida qu'une
colonne, sous ses ordres, partirait de Mostaganem, tandis qu'une
autre, commandée par Changarnier, partirait de Blida: elles devaient,
l'une remonter, l'autre descendre la rivière, jusqu'à ce qu'elles se
rejoignissent. Ce programme, hardiment conçu, s'exécuta sans
difficulté sérieuse; le 30 mai 1842, après dix jours de marche, les
deux colonnes se rencontrèrent au milieu de la vallée du Chélif, près
de l'Oued-Fodda. Algériens et Oranais s'embrassèrent et festoyèrent
pendant deux jours, pour célébrer l'heureuse issue d'une entreprise
qui paraissait faire faire un grand pas à notre domination. Sans doute
le pays ne pouvait être considéré comme définitivement soumis; la
suite ne devait que trop le prouver; mais, pour la première fois, il
avait été traversé; c'était déjà un fait considérable.

Restait à se servir des troupes ainsi concentrées dans la vallée du
Chélif, pour prendre à revers et dompter les tribus entourant la
Métidja. Dans ce dessein, les deux colonnes se séparèrent de nouveau
afin de gagner Blida par des directions différentes; Changarnier
s'éleva un peu au nord et pénétra au coeur des montagnes qui
s'étendent entre le Chélif et la mer; Bugeaud prit plus au sud par
Miliana et le col de Mouzaia. Le premier rencontra un pays fort
difficile: «La Suisse n'est rien auprès, écrivait l'un des officiers
de sa colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud; l'armée marche
un par un, bêtes, gens et bestiaux, chaque homme tirant son cheval par
la figure; l'avant-garde part à quatre heures du matin, et
l'arrière-garde arrive au bivouac à six heures du soir, tout cela pour
faire deux ou trois lieues.» Mais aucun obstacle n'arrêtait la tenace
énergie du général que le gouverneur appelait familièrement «son
montagnard»; il passa partout, recevant la soumission spontanée ou
contrainte des Arabes qui se trouvaient sur son chemin. Le général
Bugeaud rencontra une route plus facile et obtint le même succès. Les
tribus les plus redoutables vinrent lui apporter leur hommage, même
celle des Hadjout, ces hardis pillards qui étaient, depuis douze ans,
la terreur des environs d'Alger. Elles avaient été absolument
déconcertées de se voir attaquées par une armée venant de la province
d'Oran. Un autre fait les avait frappées plus encore, c'était la
présence, dans les rangs français, sous le drapeau français, de deux
ou trois mille de leurs coreligionnaires, cavaliers des tribus alliées
de l'Ouest, que le gouverneur avait appelés à lui pour cette
expédition. Telle fut même l'impulsion ainsi donnée au mouvement de
soumission qu'il gagna les environs de Médéa où les colonnes
n'avaient pas pénétré. Aussi, au sortir de cette expédition, le 13
juin 1842, le gouverneur pouvait écrire au ministre de la guerre: «Le
cercle de granit qui entoure la Métidja est brisé.»

S'il y avait encore quelques coups à frapper pour compléter la
destruction de ce «cercle de granit», le général Bugeaud avait sous la
main le marteau qui convenait, c'était Changarnier. Celui-ci, arrivé à
Blida le 10 juin 1842, se remit en campagne le 17, cette fois dans la
région du haut Chélif. Il couronna des opérations habiles et
vigoureuses par la plus prodigieuse razzia qui eût encore été faite:
le 1er juillet, avec quelques centaines de cavaliers, hardiment
lancés, il ramassait 3,000 prisonniers, 1,500 chameaux, 300 chevaux ou
mulets et 50,000 têtes de bétail. «Je suis transporté de joie, lui
écrivit le gouverneur; c'est admirable!... Les résultats politiques
doivent dépasser encore les résultats matériels.»

Grâce à ces succès, la colonisation reprenait un peu confiance aux
environs d'Alger, et plusieurs villages étaient fondés dans le Sahel.
La sécurité ainsi reconquise s'étendait même plus loin: désormais les
communications étaient libres avec Médéa et Miliana, et leur
ravitaillement s'opérait par le commerce, presque en dehors de
l'administration militaire, à ce point que, le 24 juillet 1842, le
gouverneur crut devoir publier une note officielle pour rappeler à la
prudence les _mercantis_ qui se rendaient dans ces deux villes, seuls
et sans armes; recommandation leur était faite de se réunir par
caravanes de huit ou dix personnes. Il n'y avait pourtant pas
longtemps que, pour le moindre convoi, force était de réunir une armée
et de livrer de véritables batailles! Du reste, la vieille route de
Médéa, ce col de Mouzaia tant de fois arrosé de sang français,
n'allait plus être qu'un souvenir. Le général Bugeaud faisait en effet
construire, à travers les gorges jusque-là inaccessibles de la Chiffa,
une route plus directe qui fut praticable au mois de septembre 1842.

Pendant que ces importants progrès s'accomplissent dans la province
d'Alger, nos affaires gardent bonne tournure dans celle d'Oran. À
Tlemcen, l'habile administration du général Bedeau maintient une
pacification relative. Autour de Mascara, les choses sont moins au
calme: Abd el-Kader est revenu sur cet ancien théâtre de sa puissance,
usant de son prestige encore grand pour ramener à lui les tribus
soumises, menaçant celles qui nous demeurent fidèles. Plus prodigieux
que jamais de mobilité et d'ubiquité, il apparaît soudainement au point
opposé à celui où nos troupes croient le rencontrer. C'est l'occasion
pour La Moricière de donner de nouvelles preuves de son active énergie.
Vainement les forces à sa disposition ont-elles été diminuées pour
former la colonne qui remonte le Chélif; fort habile à employer les
Arabes soumis, il supplée par leur concours à ce qui lui manque de
troupes françaises. Ainsi mène-t-il plus vivement que jamais la campagne
permanente qu'il a ouverte au mois de décembre précédent. S'il ne peut
atteindre l'émir lui-même qui lui glisse toujours entre les mains, il
atteint les tribus qui pourraient le soutenir. À la fin de mai 1842,
c'est dans l'est qu'il se dirige: il frappe la puissante tribu des
Flitta, puis détruit, pour la seconde fois, Takdemt qu'on a commencé à
reconstruire et où Abd el-Kader a établi sa famille avec un détachement
de ses réguliers. Au commencement de juin, il se porte au sud-ouest
contre les Djaffra et les Hachem que l'émir a décidés à émigrer, les
poursuit à outrance jusqu'au désert, et, après les avoir acculés à un
chott sans eau potable, les force à demander grâce. Du 15 juin au 25
juillet, nouvelle expédition, cette fois au sud-est, plus longue et plus
lointaine que les autres; il s'agit de poursuivre la smala,
agglomération errante, qui comprend la famille de l'émir, son trésor, le
noyau de son armée régulière, les populations encore attachées de gré ou
de force à sa fortune. La Moricière n'a avec lui que deux mille soldats
français; mais il a su s'assurer le concours des Harrar, véritables
flibustiers des hauts plateaux. Guidé par eux, trouvant, grâce à eux,
les sources pour boire et les silos pour manger, il ose, en plein
juillet, se lancer dans le désert. «Le soleil nous plombe à
quarante-cinq degrés de chaleur, écrit l'un des officiers de la
colonne. La terre est brûlée, et, aussi loin que l'oeil peut s'étendre,
ne présente qu'une teinte grisâtre. Les flammes semblent en sortir et
produisent les ondulations du mirage: ce sont des armées de géants qui
se plient, se replient, tournoient, voltigent; ce sont des figures, plus
monstrueuses les unes que les autres, qui se déroulent, s'élèvent,
grandissent, subissent les transformations les plus extraordinaires; et,
à travers tous ces êtres imaginaires ou réels, nos petits bataillons,
chargés jusque par-dessus les oreilles, cheminent gaiement, au milieu
d'un pays où deux armées turques ont été complètement détruites.» À côté
de notre colonne, s'avance la bande des Harrar, deux mille cavaliers et
six mille chameaux portant les femmes et les enfants. «C'est, continue
notre témoin, le coup d'oeil le plus pittoresque, le plus
fantastique[343].» Ainsi escortée, l'armée arrive, le 14 juillet, au
pied d'un rocher à pic sur lequel est Goudjila: dans ce nid d'aigle, Abd
el-Kader a transporté les restes de ses arsenaux. La Moricière fait tout
détruire. Les silos du voisinage, où ont été accumulées les provisions,
sont vidés. L'émir n'a décidément plus aucun établissement fixe. Quant à
la smala elle-même, elle fuit au loin, s'enfonçant dans les sables
arides. Le retour de la colonne se fait sans difficulté. Les soldats,
qui, au coeur de l'été, viennent de battre la montagne et le désert
pendant trente-six jours, et qui ont décrit un cercle de cent vingt à
cent trente lieues, rentrent à Mascara, déguenillés, sans souliers, les
pieds enveloppés dans les peaux des boeufs qu'ils ont mangés, mais bien
portants, «flambants comme le soleil qui leur chauffait les reins», et
n'ayant à leur ambulance que treize malades. Ce sont, il est vrai, de
rudes soldats: les bataillons d'élite surtout. «Figurez-vous, écrivait
alors un de leurs officiers, des carcasses d'hommes qui, depuis dix
mois, n'ont cessé de supporter toutes les privations, toutes les
intempéries imaginables, recouvertes d'un cuir basané comme des tiges de
bottes et sous lequel se meuvent des muscles, devenus ficelles, que le
diable ne briserait pas; toujours gais, obéissant comme par enchantement
à tout ce qu'on leur ordonne, pleins d'amour-propre, se tirant d'affaire
partout, dans les positions les plus embarrassantes, sans que les
officiers et les sous-officiers s'en mêlent; en un mot, les types les
plus remarquables que j'aie encore vus depuis que je roule dans le monde
militaire[344].» L'effet de cette expédition fut considérable dans tout
le cercle de Mascara. Une troupe de deux mille hommes avait pénétré là
où, un an auparavant, une armée de vingt mille n'eût pas osé
s'aventurer. Les Arabes, surpris, intimidés, épuisés, s'inclinaient
devant une supériorité si manifeste. Parmi les Hachem eux-mêmes, qui
avaient été les premiers à retourner à l'émir, on apercevait plus d'un
symptôme de découragement, et l'un de leurs chefs disait à Abd el-Kader:
«Marabout, je ne te suivrai plus; ma parole est donnée aux Français...
Va, laisse-nous, nous avons assez souffert, et que Dieu te conduise!»

[Note 343: Lettre de M. de Montagnac, en date du 27 juillet 1842.
(_Lettres d'un soldat_, p. 259 à 261.)]

[Note 344: Lettre de M. de Montagnac, en date du 18 juin 1842.
(_Lettres d'un soldat_, p. 255.)]


X

L'automne de 1842 n'est pas moins activement employé que ne l'ont été
l'hiver, le printemps et l'été. Autour de Mascara, La Moricière
continue ses incessantes expéditions. La plus importante, qui a lieu
en septembre et octobre, ne dure pas moins de quarante jours. À la
poursuite de la smala, qui, cette fois encore, nous échappe, notre
petite armée s'engage de nouveau dans le désert où elle fait des
marches de dix heures sans eau, et s'avance plus loin qu'en juillet,
jusqu'à Taguine, à soixante lieues au sud-est de Mascara: c'est
l'endroit même où, un an plus tard, la smala tombera aux mains du duc
d'Aumale. La colonne française ramasse un butin énorme qui, habilement
distribué aux tribus alliées du sud, les fixe à notre cause. Dans une
escarmouche, au retour, nos cavaliers sont sur le point de s'emparer
d'Abd el-Kader; celui-ci ne se sauve qu'à grand'peine, en laissant sur
le terrain ses plus braves compagnons et en perdant son cheval, son
cachet et sa montre. D'autres opérations suivent, dans le détail
desquelles il serait fastidieux d'entrer. En somme, sur trois cent
quatre-vingt-quinze jours qui, au 31 décembre 1842, se sont écoulés
depuis que La Moricière est installé à Mascara, sa division en a passé
trois cent dix en campagne.

Dans la province d'Alger, Changarnier est à l'oeuvre. En septembre, il
descend une partie de la vallée du Chélif, affermissant la fidélité
des tribus soumises, frappant rudement celles qui sont douteuses ou
hostiles. Puis, pour revenir vers le sud, il s'engage dans le massif
montagneux de l'Ouarensenis par la vallée de l'Oued-Fodda: de faux
renseignements lui ont présenté cette route comme facile. Au bout de
quelques heures de marche, il se trouve engagé dans un étroit défilé
dont 6,000 Kabyles, commandés par un lieutenant de l'émir, occupent
les hauteurs et ferment les débouchés en avant et en arrière. Il faut
passer ou périr. C'est dans ces situations critiques qu'éclatent les
qualités de Changarnier, énergie indomptable, sang-froid, volonté de
vaincre. Il n'a avec lui que 1,200 fantassins, 200 chasseurs à cheval,
500 Arabes: peu de fond à faire sur ces derniers qui se croient
perdus; mais les Français sont d'une solidité admirable, surtout les
zouaves commandés par Cavaignac. Pendant plus de deux jours, le combat
se poursuit, acharné. Notre petite colonne avance peu à peu, prenant
d'assaut chaque rocher, brisant l'un après l'autre tous les obstacles
qu'on lui oppose, se tirant de tous les périls où il semblait qu'elle
dût vingt fois succomber. Enfin, le défilé est franchi. Arrivé en pays
découvert, le général fait une razzia sur le territoire des tribus qui
venaient de l'attaquer, et, par cet audacieux châtiment, terrifie pour
longtemps ceux qui naguère se croyaient assurés de l'écraser. Un bon
juge, le duc d'Aumale, regarde ce combat de l'Oued-Fodda comme «l'une
des luttes les plus longues et les plus difficiles qu'aient
enregistrées nos annales d'Afrique», et il ajoute: «Le général
Changarnier sut la terminer par un brillant succès, tandis que bien
d'autres eussent peut-être été heureux d'en ramener les débris de leur
colonne. Il y a eu des actions plus importantes en Afrique, il n'y a
pas eu de journée où chefs et soldats aient montré plus d'audace, de
sang-froid et d'intelligence[345].»

[Note 345: _Les zouaves et les chasseurs à pied_, par M. le duc
D'AUMALE.]

Ce qui venait de se passer à l'Oued-Fodda et plusieurs indices
recueillis d'un autre côté par La Moricière, révélaient l'action et
l'autorité d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis. Repoussé de toutes les
autres parties de la régence, l'émir s'était fait en quelque sorte une
dernière citadelle du grand pâté montagneux qui s'élève au sud du
Chélif: là, il venait chercher des recrues et des vivres; de là, il
menaçait soit la province d'Alger, soit celle d'Oran. Le gouverneur
général résolut donc de porter sur ce point le principal effort de la
fin de l'année. Huit mille hommes furent mis en mouvement. Trois
colonnes, commandées, la première par le général Bugeaud, la seconde par
le général Changarnier, la troisième par le général Korte, pénétrèrent
au coeur des montagnes et les parcoururent en tous sens. Sauf un assez
rude combat soutenu par le général Korte, nos troupes ne rencontrèrent
que peu de résistance. Les habitants, si belliqueux qu'ils fussent,
étaient encore sous l'impression de la vigueur déployée naguère par
Changarnier. À la fin, une manoeuvre habile refoula au centre du massif
et accula à des précipices infranchissables la masse effarée des tribus
fugitives, guerriers, femmes, enfants, vieillards. Une journée entière
se passa, pour ces malheureux, en délibérations pleines d'angoisses; on
voyait de loin les principaux personnages se démener au milieu d'une
multitude épouvantée; on entendait les cris gutturaux des femmes, les
bêlements des troupeaux. Enfin, le lendemain matin, le plus important
des chefs de la montagne, le vieux Mohammed-ben-Hadj, s'avança vers le
gouverneur et lui demanda grâce. «Pour moi, dit-il, j'avais huit fils;
six sont morts en te combattant. J'ai servi le sultan avec zèle, mais
il ne peut plus nous protéger, et, si tu es humain, je suis à toi pour
toujours.» Le gouverneur fut touché de ce langage et jugea habile de se
montrer généreux. À Mohammed qui lui offrait son plus jeune fils en
otage, il répondit: «Ma clémence sera complète. Je n'ai que faire d'un
otage. Ton visage m'inspire la confiance. D'ailleurs, j'ai mieux que des
otages: j'ai la force, la mobilité, la connaissance de tes montagnes, la
certitude de reprendre tous nos avantages si tu manques à ta parole.» Le
30 décembre, après une campagne de quarante-sept jours, le gouverneur
rentrait à Alger, pouvant croire que l'Ouarensenis était dompté et que
l'émir avait perdu la seule base d'opération qui lui restait en deçà des
hauts plateaux.

Ainsi se terminaient les opérations de 1842, l'année la plus
laborieuse et la plus féconde de la conquête. D'immenses résultats
avaient été obtenus dans les deux provinces d'Oran et d'Alger. Le
général Bugeaud en était justement fier. «Abd el-Kader, écrivait-il au
ministre de la guerre, a perdu les cinq sixièmes de ses États, tous
ses forts ou dépôts, son armée permanente, et, qui pis est, le
prestige qui l'entourait encore en 1840. S'il n'a pu nous résister,
lorsqu'il disposait de l'impôt et du recrutement sur tout le pays,
lorsqu'il avait une armée permanente et des provisions de guerre,
lorsque toutes les tribus marchaient à sa voix partout où il
l'ordonnait, comment lutterait-il aujourd'hui avec quelque succès,
lorsqu'il ne s'appuie que sur une poignée de tribus déjà ruinées en
partie? Il peut prolonger quelque temps le malheur de quelques
populations par des entreprises de partisan; il ne peut reconquérir sa
puissance.» Le gouverneur était loin cependant de dédaigner
l'adversaire auquel il avait affaire; il était le premier à
reconnaître ses qualités supérieures, son indomptable énergie, ses
étonnantes ressources, son action sur les populations arabes. «Abd
el-Kader est réellement un maître homme», écrivait-il le 12 novembre
1842.


XI

1843 commença moins bien que n'avait fini 1842. À peine le général
Bugeaud avait-il quitté l'Ouarensenis, qu'Abd el-Kader y faisait
irruption, soulevant les tribus, châtiant impitoyablement tous ceux qui
s'étaient ralliés aux Français. En quelques jours, il avait réuni des
forces considérables et était maître de toutes les montagnes situées au
sud du Chélif; il franchissait même cette rivière et propageait le feu
de la révolte, au nord, dans le Dahra. À cette nouvelle inattendue qui
faisait douter à beaucoup, en Algérie et en France, de la réalité des
succès obtenus jusqu'alors par nos armes, le gouverneur, ému, mais non
troublé, fit partir des colonnes de tous les points, de Cherchel, de
Miliana, de Médéa, de Mascara, de Mostaganem. En faisant du mal à
l'ennemi, ces colonnes souffrirent beaucoup elles-mêmes. L'hiver rendait
les opérations singulièrement difficiles au milieu de ces montagnes sans
chemins. «C'est une retraite de Russie au petit pied», écrivait l'un des
chefs de colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud, officier
énergique, qui avait vu son avancement longtemps retardé par des
désordres de jeunesse, mais qui, fort apprécié du général Bugeaud,
commençait à être en vue. Dès l'approche de nos troupes, Abd el-Kader
avait disparu: était-on garanti qu'il ne reviendrait pas une fois
qu'elles seraient parties? Les tribus apportaient leur soumission: le
passé permettait-il d'y avoir pleine confiance? Aussi l'idée se
faisait-elle jour que, pour se rendre maître de cette région, il fallait
autre chose que des expéditions passagères.

Dès la fin de 1842, le 5 décembre, La Moricière, dont l'esprit était
toujours en mouvement, avait écrit au gouverneur: «L'occupation de
Mascara et, plus tard, celle de Tlemcen par des divisions actives ont,
en quelques mois, avancé nos affaires plus qu'on n'avait pu le faire
en dix ans d'expéditions et de combats meurtriers... Si maintenant
nous examinons sur la carte l'est de la province compris entre le
Chélif et la Mina, cette étude nous expliquera tout de suite la
différence des résultats obtenus. Là, nos colonnes ne peuvent plus se
donner la main en trois jours. Il y a cinquante-six lieues de
Mostaganem à Miliana, et soixante-douze de Mascara à Médéa. De là
l'inefficacité de nos efforts. Notre action sur les tribus réfugiées
dans l'Ouarensenis est réduite par dix jours au moins perdus en allées
et venues, et ne peut plus être continuée assez longtemps pour amener
l'ennemi à merci. Le problème peut donc être posé en ces termes:
trouver, entre les quatre places de Mostaganem, Mascara, Miliana et
Médéa, un point tel que l'action des troupes qui en partiront puisse
se combiner, en trois jours de marche, avec celle des colonnes sortant
de ces quatre places.» Les événements survenus depuis cette lettre
n'avaient pu que convaincre le général Bugeaud de la justesse des vues
qui y étaient exposées. Aussi n'est-on pas surpris de le voir
s'appliquer, dès que le printemps est arrivé, à réaliser une fondation
si nécessaire. À la fin d'avril 1843, il se rend avec une colonne à
El-Esnam, dans la vallée du Chélif, et y jette les bases d'une ville
qu'en l'honneur du prince pleuré par la France, il appelle
Orléansville. De là, il se dirige vers la mer, à travers les
montagnes, ébauchant une route avec la pioche et la mine, tout en
faisant le coup de feu, et, en sept jours de travail acharné, atteint
Tenès. Ce petit port, que déjà plusieurs fois on avait sans succès
cherché à occuper, doit être la place de ravitaillement
d'Orléansville, dont il est éloigné seulement de onze lieues.
Transformés en terrassiers, maçons, charpentiers, forgerons,
serruriers, les soldats déploient la plus grande activité pour faire
sortir de terre les constructions des deux villes, pour améliorer la
route improvisée qui conduit de l'une à l'autre, et sur laquelle
circulent aussitôt des convois. L'un de nos plus fermes officiers,
depuis longtemps dévoué à l'oeuvre algérienne, le colonel Cavaignac,
est appelé au commandement de la nouvelle subdivision d'Orléansville.
Ainsi se complétaient, suivant le plan déjà indiqué, les deux
premières lignes d'occupation: celle de la côte qui, sans parler de la
province de Constantine, comprenait Alger, Cherchel, Tenès,
Mostaganem, Oran; celle de l'intérieur, avec Médéa, Miliana,
Orléansville, Mascara et Tlemcen. Le gouverneur ne s'en tint pas là;
il autorisa ses lieutenants à commencer la troisième ligne, sur la
limite extrême du Tell: dans les derniers jours d'avril, La Moricière
établit le poste de Tiaret au sud d'Orléansville, et Changarnier celui
de Teniet el-Had au sud de Miliana.

En même temps que s'accomplissaient ces travaux, plusieurs colonnes
continuaient à fouler en tous sens le massif de l'Ouarensenis et celui
du Dahra, forçant les tribus les plus farouches à se soumettre; comme
d'habitude, Changarnier est un de ceux qui font le plus de besogne.
Autour de Tlemcen, le général Bedeau a affaire à Abd el-Kader; l'émir,
en effet, repoussé des montagnes où, en janvier, il avait reparu en
maître, s'est jeté dans l'ouest de la province d'Oran, razziant
certaines tribus nos alliées, en soulevant d'autres, notamment les
Hachem qu'il incorpore dans sa smala; le général Bedeau l'oblige à se
retirer. Le général Gentil à l'est et au sud de Mostaganem, le général
de La Moricière autour de Tiaret, le colonel Géry autour de Mascara,
sont aussi sans cesse en mouvement. On ne saurait suivre dans le
détail des opérations qui deviennent si complexes. L'émir étant
désormais hors d'état de réunir comme autrefois des armées de dix,
quinze ou vingt mille hommes, le général Bugeaud en a profité pour
subdiviser davantage encore ses forces et multiplier ses colonnes. La
guerre africaine est plus que jamais une affaire de vitesse et de
mobilité. Il ne s'y fait pas moins une grande dépense d'énergie et de
courage. Les faits d'armes sont nombreux. Le 16 mai 1843, cinquante
chasseurs à cheval de la colonne du général Gentil, lancés à la
poursuite d'une tribu, tombent au milieu de quinze cents cavaliers
ennemis. Le capitaine Daumas, qui les commande, fait mettre à ses
hommes pied à terre, les forme en carré derrière leurs chevaux et
engage le feu. Le général Gentil, inquiet de ne pas voir revenir le
détachement, envoie à son secours le capitaine Favas avec soixante
chasseurs, la seule cavalerie qui lui reste, et lui-même se met en
route avec son infanterie au pas de course. Guidé par la fusillade, le
capitaine Favas arrive sur le lieu du combat. Sans se laisser un
moment effrayer par le nombre des ennemis, il charge au galop, fait
une trouée dans la ligne profonde des assaillants et va se placer à
côté de ses camarades. Les Arabes, un moment bousculés, se rendent
compte du petit nombre des Français et reviennent à la charge. La
poignée des défenseurs, d'instant en instant plus réduite par le feu
de l'ennemi, tient bon sans se laisser entamer. C'est seulement au
bout de deux longues heures qu'elle est dégagée par l'arrivée de
l'infanterie. Sur les cent dix chasseurs, il n'y en avait plus que
cinquante-huit debout. Vingt-deux étaient tués, trente blessés; des
sept officiers, un seul n'avait pas été atteint.

Si honorables que de tels incidents fussent pour nos armes, si
sérieusement utiles que fussent, pour la soumission du pays, les
mouvements incessants de ces nombreuses colonnes et les divers
établissements créés par elles, l'opinion n'en trouvait pas moins nos
progrès lents et incertains; elle restait sous l'impression de doute
que lui avait donnée, au mois de janvier, le retour offensif d'Abd
el-Kader. Après avoir cru décisifs les succès obtenus en 1842, elle
s'étonnait de ne pas trouver les choses plus avancées en 1843. Le
général Bugeaud s'apercevait de cet état des esprits et s'en
préoccupait. Il avait le sentiment que, pour y mettre fin, un coup
d'éclat était nécessaire.


XII

Au printemps de 1843, Abd el-Kader, repoussé partout du Tell et rejeté
dans la région des hauts plateaux, n'avait plus d'autre base
d'opérations que sa smala. Cette smala, encore grossie depuis l'année
précédente, comprenait maintenant au moins quarante mille âmes[346] et
avait de plus en plus le caractère d'une capitale errante. Là étaient
la famille de l'émir, le siège de son gouvernement, ses richesses, ses
approvisionnements, les ouvriers armuriers, selliers, tailleurs,
nécessaires à l'entretien de son matériel. La population ainsi
agglomérée était composée de plusieurs tribus au complet, et en outre
d'émigrés isolés, venus des tribus qui s'étaient soumises aux
Français. Ajoutez ceux qui se trouvaient là malgré eux, les
prisonniers, les otages et certains douars entraînés de force. La
fuite était impossible; de temps à autre, Abd el-Kader faisait crier
cette sentence: «De quiconque cherchera à fuir ma smala, à vous les
biens, à moi la tête.» La police était faite par les réguliers et par
les Hachem. L'ordre d'installation était toujours le même, malgré des
déplacements incessants. L'émir, de sa personne, restait ordinairement
hors de la smala, mais c'était lui qui dirigeait sa marche. Faire
vivre une telle multitude au milieu du désert n'était pas chose aisée;
dans le camp, se tenait un grand marché, alimenté par les Arabes des
oasis et de la lisière du Tell, qui y apportaient des grains et des
fruits. Le plus difficile était de trouver l'eau; un service était
organisé pour reconnaître les sources et en empêcher le gaspillage;
toutefois, elles étaient vite épuisées, et il arrivait assez
fréquemment de voir des individus mourir de soif.

[Note 346: En 1848, Abd el-Kader, causant à Toulon avec le général
Daumas, a parlé de soixante mille âmes. C'était probablement une
exagération.]

Le général Bugeaud comprenait qu'il ne suffisait pas d'avoir ruiné
tous les établissements fixes de l'émir, et que son oeuvre serait
incomplète tant que subsisterait cette capitale mobile. Résolu à
chercher de ce côté le succès éclatant qu'il jugeait nécessaire pour
rétablir la confiance un peu ébranlée de l'opinion, il s'en ouvrit à
La Moricière. Celui-ci, qui savait la difficulté de l'entreprise, pour
l'avoir tentée plusieurs fois l'année précédente, se déclara prêt à
donner son concours, mais sans garantir le succès. «Sauf des chances
imprévues, ne l'espérez pas trop», écrivait-il au gouverneur, et il
ajoutait: «Une seule journée ne verra pas s'accomplir la ruine de
notre ennemi. Il n'y a plus de grands coups à frapper; nous nous
avancerons pied à pied; nos combats auront peu de retentissement; ce
sera l'oeuvre de la patience. Mais, en définitive, si, comme j'en ai
le ferme espoir, nous réussissons à asseoir l'autorité de la France
dans toute cette belle région qui s'étend de la mer au désert, nous
aurons accompli, comme vous le demandez, quelque chose de grand. Un
peu de temps encore, et vous aurez raison des clameurs de tous ces
hommes qui jugent sans étudier, sans savoir et sans comprendre. J'ai
traversé en Afrique, depuis treize ans, des périodes de découragement
plus affligeantes que celle dont vous paraissez alarmé. Les yeux fixés
sur le but, fort de mes convictions consciencieuses, je n'ai jamais
désespéré du succès final ni de la justice de l'avenir envers ceux qui
s'y seront dévoués.» Le gouverneur général sentait, comme La
Moricière, tout ce qu'avait d'incertain et de chanceux la poursuite de
la smala. Toutefois, il lui semblait qu'elle pouvait être tentée dans
de meilleures conditions que l'année précédente, où la colonne de
Mascara y avait été seule employée. Cette fois, par une habile
combinaison, le général Bugeaud entendait faire traquer l'ennemi de
plusieurs côtés en même temps: «Il faudra bien, disait-il à un de ses
confidents, qu'ayant enfermé Abd el-Kader dans un cercle, dans un
triangle, le choc arrive. Napoléon donnait au hasard le tiers, je lui
donne la moitié. Abd el-Kader nous tient en alerte par ses ruses, par
son incomparable stratégie, par son insaisissabilité. Nous aussi, nous
devons lutter de ruses avec lui.» Dans la pensée du gouverneur, trois
colonnes devaient concourir à cette chasse: celle de Bedeau, à
l'extrême ouest; celle de La Moricière, au centre, devant Tiaret;
enfin celle de Médéa, à l'est. Cette dernière avait à sa tête un
général de vingt et un ans, ardent à cueillir sa gerbe dans la moisson
de gloire offerte par la guerre d'Afrique à notre armée: c'était le
duc d'Aumale; il allait prouver que La Moricière se trompait quand il
croyait le moment passé de «frapper de grands coups» en Algérie.

Il était, on le sait, dans la tradition des fils de France de partager
les travaux, les fatigues et les périls de l'armée d'Afrique. Le duc
d'Aumale s'y était conformé avec joie. En 1840, âgé de dix-huit ans,
il faisait ses premières armes à la sanglante expédition de Médéa,
comme aide de camp du duc d'Orléans. En 1841, devenu colonel, il
revint prendre part, avec le duc de Nemours, aux premières expéditions
du général Bugeaud: «Je vous prierai, écrivait-il à ce dernier, de ne
m'épargner ni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste,
et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne
vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier le régiment du duc
d'Aumale, quand il y aura des coups à recevoir et à donner.»--«Vous ne
voulez pas être ménagé, mon prince, répondit le gouverneur; je n'en
eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de
dangers; vous saurez vous-même vous faire votre part de gloire.» Le
jeune colonel se conduisit en effet, pendant cette rude campagne, non
en prince, mais en soldat. «Il est brave autant qu'un Français peut
l'être, écrivait un des lieutenants de son régiment[347], et désireux
de prouver à l'armée et à la France qu'un prince peut faire autre
chose que parader; en expédition, il n'emmène aucune suite et vit avec
nos officiers supérieurs.» Et voici qui n'est pas peu remarquable,
quand on songe à l'âge du duc: «Comme lieutenant-colonel, il est
parfait; administration, comptabilité, discipline, il s'occupe de
tout, et, ce qui paraîtra plus extraordinaire, en homme entendu.» À la
fin de 1842, le prince, nommé maréchal de camp, retourna encore en
Afrique; cette fois, il était seul de la famille royale; depuis la
mort du duc d'Orléans, le duc de Nemours se trouvait retenu auprès du
Roi. Le gouverneur appela le jeune général au commandement d'une
colonne sans cesse agissante, celle de Médéa; il savait que cette
désignation serait approuvée de toute l'armée. «Ce n'est pas tant le
prince, lui écrivait-il le 19 septembre 1842, qu'on accueillera avec
une vive satisfaction; c'est l'officier général qu'on a vu, oubliant
son rang, vouloir partager les fatigues et les dangers, comme s'il eût
été un soldat parvenu.» Dès les premiers mois de 1843, le nouveau
commandant de Médéa justifia, par d'heureux et vifs coups de main, au
sud, du côté de Boghar, à l'est, sur l'Isser, le choix qu'on avait
fait de lui; il s'empara notamment de la _khasna_, c'est-à-dire du
trésor militaire de Ben-Allal, l'un des principaux lieutenants d'Abd
el-Kader. «Vous avez dépassé nos espérances, lui écrivit le général
Bugeaud; la jeunesse est heureuse quand elle est sage et habile.» Ce
n'était qu'un prélude.

[Note 347: C'était le futur Général Ducrot. M. d'Ideville a reçu
communication de cette lettre et l'a publiée dans son ouvrage sur le
maréchal Bugeaud, t. II, p. 281.]

À la fin d'avril 1843, divers indices signalèrent la présence de la
smala au sud de Tiaret et de Boghar. La Moricière et le duc d'Aumale
reçurent l'ordre de se lancer à sa poursuite. Le prince n'avait qu'une
cavalerie insuffisante; mais son supérieur immédiat, le général
Changarnier, qui prit une part importante à la préparation de cette
expédition, s'était inquiété de cette insuffisance et l'avait signalée
au général Bugeaud; au dernier moment, ayant reçu pour ses propres
opérations un escadron de renfort, il s'en dépouilla aussitôt au
profit du duc d'Aumale. En transmettant à ce dernier ses instructions,
le général Changarnier lui témoignait la plus flatteuse confiance: «Je
suis heureux de la belle mission que vous avez à remplir, lui
écrivait-il, et plein de l'espoir que vous ferez tout ce qu'il peut y
avoir de brillant dans la guerre actuelle.» Il le mettait seulement en
garde contre sa trop grande ardeur, et, au nom du gouverneur, lui
prescrivait, dans le cas où il enverrait en avant sa cavalerie, de
demeurer de sa personne avec l'infanterie; recommandation dont,
heureusement pour sa gloire et pour la France, le duc ne devait pas
tenir compte.

Dans les premiers jours de mai, les deux colonnes, celle de La
Moricière et celle du prince, se mettent en branle, chacune de son
côté. La Moricière se dirige au sud, vers Ousenghr. Il ne s'arrête que
parvenu dans une région aride où ses chevaux ne trouvent plus un brin
d'herbe. Abd el-Kader guette, d'ailleurs, tous ses mouvements, et
avertit la smala, qui se dérobe en fuyant vers l'est. Les Arabes se
jetaient ainsi, sans le savoir, sous la main du duc d'Aumale que
l'émir, par une inadvertance fort étrange de sa part, ne songea pas à
surveiller. Le prince, parti de Boghar, avec 1,300 hommes
d'infanterie, 560 de cavalerie et un goum de 300 Arabes, a marché
d'abord, dans la direction du sud-ouest, vers Goudjila[348]. Il a fait
là quelques prisonniers qui lui apprennent la fuite de la smala
effrayée par La Moricière; elle se trouve, lui disent-ils, à environ
quinze lieues au sud-est, cherchant à gagner la source de Taguine.
Seulement, ils ne peuvent croire qu'on prétende la poursuivre avec une
troupe si faible. «Vous voulez prendre la smala, et vous n'êtes pas
plus de monde, dit l'un d'eux; oh! vous pouvez vous en aller!» S'en
aller, le prince n'y songe guère: il décide au contraire de pousser
droit vers Taguine, pour y atteindre la smala, si elle y est encore,
ou tout au moins pour la rejeter à l'ouest sur la colonne de La
Moricière. C'est une marche de plus de vingt lieues, sans une goutte
d'eau. Il divise sa colonne en deux parties: l'une, sous son
commandement direct, essentiellement mobile, composée de la cavalerie
et des zouaves; l'autre, formée de deux bataillons d'infanterie et de
soixante chevaux, avec le convoi: le rendez-vous est à Taguine. On
marche toute la nuit, malgré le simoun qui fait rage. Le 16 mai au
matin, le duc d'Aumale, averti du voisinage de la smala, devance les
zouaves, avec la cavalerie, pour faire une reconnaissance; mais,
trompé par des renseignements inexacts, il ne découvre rien. Il croit
alors l'ennemi décampé et ne songe plus qu'à atteindre les sources
afin d'y reposer ses hommes. Ses forces se trouvaient, à ce moment,
séparées en trois tronçons: en tête, la cavalerie et le goum; à deux
heures de là environ, les zouaves; et beaucoup plus en arrière, le
reste de l'infanterie. Disposition singulièrement audacieuse, en
présence d'un ennemi aussi rapide et aussi bien informé que l'était
d'ordinaire Abd el-Kader. Quant au prince lui-même, il est avec
l'avant-garde, bien résolu à ne pas se souvenir des recommandations
prudentes que lui a transmises le général Changarnier.

[Note 348: Pour les faits qui vont suivre, je me suis attaché au
rapport du duc d'Aumale, à un récit du général Fleury, alors
lieutenant et attaché à la colonne, récit publié par M. d'Ideville,
enfin au tableau très vivant et très exact tracé par M. Camille
Rousset. J'ai trouvé aussi quelques renseignements dans les articles
du comte d'Antioche, qui a eu à sa disposition les papiers du général
Changarnier.]

Vers onze heures du matin, cette avant-garde, qui vient de se remettre
en route, après une courte halte, aperçoit un nuage de poussière qui
s'élève au loin. On se demande ce que cela peut bien être, quand, tout
à coup, quelques-uns des cavaliers qui galopaient en tête pour
éclairer la marche, s'arrêtent court derrière la crête d'un petit
monticule. L'un d'eux, un Arabe, revient à fond de train vers le
colonel Yusuf et lui crie, tout troublé: «Fuyez, quand vous le pouvez
encore. Ils sont là tout près, derrière ce mamelon. S'ils vous voient,
vous êtes perdus! Ils sont soixante mille, et, rien qu'avec des
bâtons, ils vous tueront comme des lièvres qu'on chasse.» Yusuf le
calme. «Allons voir de nos yeux», dit-il au lieutenant Fleury; tous
deux, suivis du coureur arabe et s'espaçant pour faire moins de
poussière, ils gagnent rapidement le mamelon. L'Arabe a dit vrai:
contraste saisissant avec la solitude du désert, l'immense smala est
là, à environ un kilomètre. Elle vient d'arriver, et le campement
s'installe sous la direction des réguliers dont on voit briller les
armes. Quelques tentes seulement sont déjà dressées. Combattants,
muletiers, femmes, enfants, chameaux, bestiaux de toute sorte
s'agitent. On dirait d'une colossale fourmilière. D'où il est, Yusuf
entend les cris des hommes et des animaux. «Venez, dit-il à ses
compagnons, il n'y a pas un moment à perdre.» Il redescend le mamelon
au grand galop et se dirige vers le duc d'Aumale. Celui-ci, depuis
quelques minutes, considérait, fort intrigué, ces allées et venues qui
ont pris d'ailleurs presque moins de temps qu'il n'en faut pour les
raconter. Yusuf, qui pourtant n'est pas un timide, est ému. «Toute la
smala est là, à quelques pas de nous, dit-il précipitamment; c'est un
monde! Nous ne sommes pas en mesure de l'attaquer; il faut tâcher de
rejoindre l'infanterie.» L'agha du goum, très brave aussi, se jette à
bas de cheval, et, tenant embrassé le genou du prince: «Par la tête de
ton père, ne fais pas de folie!» dit-il. Le colonel Morris, au
contraire, est d'avis d'attaquer. Le prince n'hésite pas. «On ne
recule pas dans ma race!» s'écrie-t-il vivement[349]. Intervient alors
le commandant Jamin, auquel le Roi a donné spécialement mission de
veiller sur son fils; il fait valoir sa responsabilité et insiste pour
attendre l'infanterie. Mais l'attente n'est-elle pas le parti le plus
périlleux? Que la présence des Français soit connue,--et elle ne peut
manquer de l'être dans quelques instants,--aussitôt la smala
s'éloignera, tandis que les réguliers de l'émir et leurs auxiliaires
se jetteront sur la colonne pour l'envelopper et l'écraser. En tout
cas, le duc d'Aumale a pris son parti; il impose silence à tous,
envoie des émissaires pour hâter la marche des zouaves, met ses
cavaliers en ordre de combat, puis commande la charge.

[Note 349: Sur ce qui s'est passé après que Yusuf eut rejoint le duc
d'Aumale, j'ai suivi la version de M. Camille Rousset, qui diffère, en
quelques points, du récit du général Fleury. J'ai des raisons de
croire la version de M. Rousset plus exacte.]

La petite troupe s'élance au galop. Au moment où les irréguliers du
goum arrivent sur la hauteur et aperçoivent cette immense ville de
tentes, ils prennent peur et se débandent. Les spahis eux-mêmes
hésitent un moment; mais ils sont bientôt raffermis par l'exemple des
chasseurs qu'enlèvent impétueusement le colonel Morris et le prince
lui-même. Yusuf aussi est admirable. Tous se précipitent comme un
ouragan sur les Arabes encore occupés à s'installer. Ceux-ci
s'attendaient si peu à être attaqués, qu'au premier moment ils ont
pris les spahis pour les cavaliers d'Abd el-Kader; ils ne sont
désabusés qu'à la vue des chasseurs. Dans cette masse confuse, la
surprise produit un trouble et un désordre inouïs. Les réguliers
veulent se défendre; ils sont cinq mille contre cinq cents; mais la
panique de la foule les entrave, les ahurit, et finit par les gagner
eux-mêmes. Nos cavaliers culbutent et sabrent tout ce qui tente de
résister. Au bout d'une heure, la victoire est complète. Trois cents
cadavres arabes gisent sur le sol; on n'a frappé que les combattants.
Les Français ont eu seulement neuf tués et douze blessés. Quelques-uns
des prisonniers, ayant demandé à voir leurs vainqueurs, ne peuvent
croire qu'ils soient si peu nombreux, et, comme l'a rapporté l'un
d'eux, le rouge leur monte au visage d'avoir été battus par une telle
poignée d'hommes. Tout est bien fini, quand arrivent les fantassins:
les zouaves d'abord, vers une heure; les bataillons de ligne, à quatre
heures. Eux aussi ont fait merveille: trente lieues en trente-six
heures, par le vent du désert, sans autre eau à boire que celle qui a
été emportée dans quelques outres; marche si dure, que le sang
colorait les guêtres blanches. Ils sont fatigués, mais en bon ordre,
et n'ont laissé en arrière ni un homme ni un mulet. Les zouaves, à
leur arrivée, défilent devant le bivouac des chasseurs d'Afrique, en
sifflant les fanfares de la cavalerie, «comme pour railler les chevaux
fatigués et se venger de ce que leurs rivaux de gloire ont chargé et
battu l'ennemi sans eux[350]».

[Note 350: Le duc D'AUMALE, _les Zouaves et les chasseurs à pied_.]

La soirée du 16 mai et la journée du lendemain ne sont pas de trop
pour reposer nos troupes et mettre un peu d'ordre dans tout ce qui est
tombé en leurs mains. Les prisonniers, parmi lesquels beaucoup de
personnages considérables, se comptent par milliers. Ils seraient plus
nombreux encore si le duc d'Aumale eût disposé d'une troupe moins
restreinte. Hors d'état d'envelopper toute la smala, le prince avait
dû prendre le parti de pénétrer au milieu et d'y faire une coupure.
Beaucoup des Arabes ont donc pu s'enfuir, mais en désordre; une
partie, après avoir erré dans le désert, en proie à la plus grande
détresse, devait être ramassée par La Moricière. La dispersion était
définitive, et ce sera en vain qu'on cherchera dans l'avenir à
reformer une smala. La mère et la femme d'Abd el-Kader ont été un
moment parmi les captives; le dévouement d'un esclave les a fait
échapper avant qu'elles eussent été reconnues. Le butin est immense:
quatre drapeaux, un canon, deux affûts, d'abondantes munitions, une
grande quantité d'armes, la tente de l'émir, ses effets précieux, des
manuscrits, beaucoup de bijoux et d'argent, plus de trente mille têtes
de bétail, des troupes de chameaux, de chevaux, de mulets et d'ânes.
Force est de brûler ce qu'on ne peut emporter.

Tout n'est pas fini: il faut rentrer sur le territoire français et y
ramener l'immense convoi des prisonniers et du butin. Ce n'est pas la
partie la plus facile ni la moins dangereuse de la tâche à accomplir.
À l'aller, on a eu cette fortune qu'Abd el-Kader, tout occupé à
guetter La Moricière, n'a rien su de l'autre colonne. Maintenant, il
est prévenu; il doit avoir hâte de prendre sa revanche d'un tel
désastre; et puis, n'est-il pas dans l'habitude des Arabes d'attaquer
au moment des retraites? Le duc d'Aumale voit le péril, il le mesure,
mais ne s'en trouble pas; il se fie jusqu'au bout à son heureuse
audace et compte sur la démoralisation qu'un tel coup a dû jeter chez
les ennemis. Ne reçoit-il pas déjà les soumissions empressées des
tribus voisines qui, la veille, étaient dans le camp de l'émir? Partie
de Taguine, le 18 mai, la colonne, entravée par son convoi, chemine
lentement. Son jeune chef, avec un sang-froid qui ne laisse rien voir
de sa préoccupation intime, est, nuit et jour, sur le qui-vive, prêt à
faire face à toute attaque. Sept longues journées se passent ainsi.
Enfin, on arrive à Médéa, sans avoir eu à livrer de véritable combat;
une nuit seulement, il a fallu échanger quelques coups de feu. Quatre
ans plus tard, le prince, causant avec Abd el-Kader devenu son
prisonnier, l'interrogea sur cette fusillade nocturne. «J'étais là en
personne, lui répondit l'émir; je t'ai guetté, tâté, pendant
vingt-quatre heures.» Et il lui fit compliment de la façon dont il
s'était gardé. Dans la prudente et ferme vigilance de ce retour, ce
général de vingt et un ans ne s'était pas montré moins habile
capitaine que, naguère, dans la hardiesse de sa marche en avant.

La nouvelle d'un si beau fait d armes fut accueillie avec joie, en
Algérie et en France. Elle dissipa entièrement les inquiétudes et le
découragement que le retour offensif de l'émir avait jetés, au mois
de janvier précédent, dans beaucoup d'esprits. Ce fut comme un
brillant rayon de soleil qui perçait victorieusement tous les nuages.
Le duc d'Aumale recevait, de toutes parts, les plus chaleureuses
félicitations. «Votre rapport, répandu dans le camp, lui écrivait le
général Bugeaud, y a produit des transports que je n'essayerai pas de
vous décrire. Vous devez la victoire à votre résolution, à la
détermination de vos sous-ordres, à l'impétuosité de l'attaque. Oui,
vous avez bien fait de ne pas attendre l'infanterie; il fallait
brusquer l'affaire comme vous l'avez fait. Cette occasion presque
inespérée, il fallait la saisir aux cheveux.» Le maréchal Soult, le
général de La Moricière, pensaient et parlaient de même[351]. L'éloge
n'était pas seulement sous la plume de ceux qui, s'adressant au duc
d'Aumale, pouvaient être suspects de vouloir lui faire leur cour. Le
lieutenant-colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère: «Le prince
vient de faire un coup de maître, exécuté avec autant de vigueur que
d'habileté. C'est bien, c'est intrépide, c'est habile!» Et, un an plus
tard, se trouvant sur le lieu même où la smala avait été prise, il
ajoutait: «J'examine le terrain, je me fais expliquer la position de
la smala et celle du prince, et je persiste à dire que c'est un coup
d'une hardiesse admirable. Avec la prise de Constantine, c'est le fait
saillant de la guerre d'Afrique. Il fallait un prince jeune et ne
doutant de rien, s'appuyant sur deux hommes comme Morris et Yusuf,
pour avoir le courage de l'accomplir. À mon sens, la meilleure raison
pour attaquer, c'est que, la retraite étant impossible, il fallait
vaincre ou périr.» Faut-il ajouter à tous ces témoignages celui d'un
républicain ardent, le colonel Charras? «Pour entrer, disait-il, avec
cinq cents hommes au milieu d'une pareille population, il fallait
avoir vingt-trois ans[352], ne pas savoir ce que c'est que le danger,
ou bien avoir le diable dans le ventre. Les femmes seules n'avaient
qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les
culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour
les exterminer tous depuis le premier jusqu'au dernier.» À
l'admiration des hommes de guerre se joignait l'applaudissement
unanime et enthousiaste du grand public, dont l'imagination était
particulièrement séduite par le caractère aventureux de l'entreprise
et par la jeunesse du commandant. Quant à celui qui recevait ainsi les
premières caresses de la gloire, caresses si douces, si enivrantes,
surtout à l'aurore de la vie, il n'en avait pas la tête tournée; son
rapport, sobrement écrit, évitait soigneusement toute mise en scène;
le moi y était absent; la belle conduite des autres s'y trouvait seule
mise en lumière. Ce qui faisait dire à la reine Marie-Amélie: «Je
jouis plus encore de son humanité et de sa modestie que de son courage
et de sa résolution, qui pourtant ont été jolis à vingt et un ans!» La
réserve délicate et rare qui touchait le coeur de la pieuse mère
charmait aussi le public et lui faisait prendre encore plus en gré
l'heureux vainqueur. Beaucoup d'esprits, d'ailleurs, frappés de la
promesse d'un pareil début, regardaient au delà du petit champ de
bataille de Taguine. Leur patriotisme comprenait de quel intérêt il
était pour la France qu'un si brillant capitaine se fut révélé, et à
un tel âge, sur les marches du trône. Le lieutenant-colonel de
Saint-Arnaud traduisait cette impression, quand il écrivait alors: «Il
y a de l'avenir dans ce trait-là.» Malheureuse France! qu'a-t-elle
fait de cet avenir?

[Note 351: Le maréchal Soult félicitait le prince sur «la parfaite
combinaison de ses mouvements, sa hardiesse d'exécution et son coup
d'oeil exercé».--«J'ai appris presque sur les lieux, lui mandait La
Moricière, le brillant succès que vous venez d'obtenir; j'ai pu juger
mieux que personne la hardiesse de l'entreprise et l'importance du
résultat. Vous avez porté à la puissance de l'émir le coup le plus
rude qu'elle pût recevoir.»]

[Note 352: M. Charras se trompait sur l'âge du prince; celui-ci
n'avait que vingt et un ans.]


XIII

Le général Bugeaud triomphait. «Nous venons de faire une campagne des
plus heureuses», disait-il, le 27 juillet 1843, dans une lettre
adressée à M. de Corcelle. Quelques jours auparavant, le 18, il
écrivait au maréchal Soult: «Oui, la grosse guerre est finie, la
conquête est assurée, le pays est dompté sur presque toute sa
surface... Matériellement, Abd el-Kader est presque anéanti.» À Paris,
on reconnaissait le progrès accompli, et le ministre de la guerre
félicitait les commandants de l'armée d'Afrique du «pas immense» fait,
grâce à leurs succès, «vers la pacification générale de l'Algérie».
Aussi des récompenses bien méritées furent-elles distribuées aux
principaux artisans de ces succès. Le gouverneur général recevait, le
31 juillet, le bâton de maréchal. Auparavant, Changarnier, La
Moricière et le duc d'Aumale avaient été promus au grade de lieutenant
général, les deux premiers par ordonnances du 9 avril, le dernier à la
date du 3 juillet.

Au moment même où la France recueillait avec bonheur le fruit de tant
de glorieux efforts et se plaisait à en honorer les auteurs, l'un de
ceux-ci, et non le moindre, le général Changarnier, allait, à la suite
de regrettables incidents, s'éloigner de l'Algérie pour plusieurs
années. Dès l'origine, les rapports entre lui et le général Bugeaud
avaient été assez difficiles. Avec des qualités supérieures,
Changarnier était, nous l'avons dit, de caractère peu commode et d'une
confiance en soi qui ne le disposait pas à la déférence envers ses
supérieurs hiérarchiques; ayant été tout sous le maréchal Valée, il
n'avait pu dissimuler son déplaisir de voir arriver un chef sous
lequel il redevenait un subordonné; justement fier de ses hauts faits,
il s'était offusqué qu'un nouveau débarqué se donnât l'air de venir
enseigner à tous la façon de combattre en Afrique. Le gouverneur, de
son côté, rustique, brusque, impérieux, irascible, n'avait rien de ce
qu'il fallait pour amadouer les natures ombrageuses; de plus, très
jaloux de sa propre gloire, il était malheureusement trop disposé à
croire qu'on voulait l'en frustrer au profit de ses lieutenants. Lors
des premières présentations à Alger, en février 1841, des paroles
aigres-douces avaient été échangées. Quelques mois après, le soir de
«la bataille sous Miliana», Bugeaud avait appelé les chefs de corps
dans sa tente, pour leur faire, suivant son usage, la critique des
opérations du jour: au cours de ses observations, il fut amené à
blâmer l'offensive trop précipitée de l'aile gauche, dont étaient le
duc de Nemours et Changarnier. Le prince accueillit le blâme en
silence, mais Changarnier se défendit avec aigreur. «Il y a des années
que je fais la guerre, dit-il, et, pour mon métier, je crois bien le
savoir.»--«Eh, monsieur, répondit le gouverneur, prompt aux coups de
boutoir, le mulet du maréchal de Saxe a fait vingt campagnes, et il
est toujours resté mulet.» Les relations, si mal commencées, parurent
cependant s'améliorer en 1842. Le général Bugeaud, fort heureux des
belles opérations de son lieutenant dans la région du Chélif, ne lui
marchandait pas les éloges. «Je suis on ne peut plus satisfait, lui
écrivait-il en juin, c'est comme cela que j'aime la guerre.» Quelques
jours après: «On n'a réellement pas le temps d'apprendre le nom de
toutes les tribus qui viennent à vous. Poursuivez cette belle volage
qu'on nomme la fortune; vous savez, mieux que qui que ce soit, que,
pour la fixer, il faut la bien caresser. Modifiez comme vous
l'entendrez les instructions que je vous ai données.» Au lendemain de
la grande razzia du 1er juillet: «Je suis transporté de joie, c'est
admirable!» Nouvelles félicitations en octobre. Le gouverneur ne
cachait pas aux autres le cas qu'il faisait des qualités militaires de
Changarnier, de ce qu'il appelait «sa merveilleuse intelligence de la
guerre». Dans ses conversations avec le duc d'Aumale, il se plaisait
parfois à classer ses lieutenants: il mettait Changarnier en tête,
Bedeau ensuite, et enfin La Moricière qu'il ne prisait pas à sa vraie
valeur. «Le premier, disait-il, c'est ce j... f... de Changarnier,
méchant caractère, mauvais coucheur, mais rude soldat, le plus fort,
le meilleur de tous mes généraux. Nous avons eu souvent maille à
partir; mais, si je le chéris médiocrement, je l'estime très haut; je
l'appelle le Montagnard; il est le seul qui aborde la montagne de
front comme moi, qui l'aime et qui y pénètre sans faire des détours.
Les autres sont braves, sans doute, mais préfèrent la plaine, et
multiplient les circuits.» La bonne harmonie de 1842 ne dura
malheureusement pas entre le gouverneur et Changarnier. Dès les
premiers mois de 1843, les rapports étaient de nouveau très tendus.
Changarnier croyait voir chez Bugeaud «la volonté de plus en plus
caractérisée de lui enlever le mérite de ses services», et il en
ressentait une irritation qu'il ne prenait pas la peine de cacher. Le
gouverneur trouvait son lieutenant irrespectueux et insubordonné. Les
choses en vinrent au point que ce dernier demanda, en août, à quitter
l'Algérie. Le maréchal appuya cette demande auprès du ministre, en
exposant longuement tous ses griefs contre le général. «Sa conduite
depuis qu'il est lieutenant général, écrivait-il, m'a prouvé que
l'armée n'avait plus de bons services à attendre de lui, et que toute
son ambition était d'aller se reposer en France... Pour mon compte, je
suis heureux de me séparer de lui, et je pense qu'il ne laissera pas
de regret dans l'armée.» De son côté, Changarnier se plaignait
amèrement au maréchal Soult de «la haine violente» que lui témoignait
le gouverneur. «Retirez-moi de ce pays, monsieur le maréchal,
ajoutait-il, de ce pays qui m'a si bien traité, où j'ai passé de
longues années laborieusement occupées, mais que les procédés de M. le
gouverneur général me rendent odieux désormais. Mon excellente santé y
succomberait infailliblement, moins à des fatigues incessantes qu'à
des peines morales que je ne puis supporter.» Des deux parts, on le
voit, le jugement était troublé. Changarnier fut rappelé. À son
arrivée à Paris, le Roi et le ministre le reçurent très froidement; on
jugeait qu'en tout cas il avait manqué à la discipline[353], et, sur
la demande expresse qu'en avait faite le maréchal Bugeaud, aucun
emploi ne lui fut donné. Cette disgrâce ne devait pas durer moins de
quatre ans. Changarnier la supporta avec une fierté silencieuse, ne
pardonnant pas, ne se repentant pas, mais dédaignant de récriminer.
Triste épisode en vérité que ce conflit qui aboutissait à priver,
pour un temps, la France de l'épée d'un de ses plus vaillants
capitaines. Qu'on ne nous demande pas de prolonger après coup cette
querelle, en y appuyant et en y prenant parti. Un tel exemple n'était
pas nécessaire pour nous rappeler que la petitesse humaine se fait
souvent sa part chez les plus grandes âmes et au milieu des plus
grandes actions. La conclusion à en tirer nous paraît être cette
réflexion que l'on rencontre précisément dans une lettre adressée par
Bugeaud à Changarnier, et dont il est fâcheux que tous deux ne se
soient pas mieux inspirés: «Trouvons-nous souvent, écrivait le
gouverneur, des hommes complets? Servons-nous donc de leurs qualités,
quand elles l'emportent sur leurs défauts, et atténuons ceux-ci autant
que nous le pouvons.»

[Note 353: Le Roi écrivait au maréchal Soult, le 30 septembre 1843:
«Il me paraît bien désirable de fortifier la hiérarchie et la
subordination dans notre armée d'Afrique, et d'y décourager cet esprit
d'opposition envers leurs supérieurs, de jalousie et de mauvais
coucheurs, dont la correspondance que vous me communiquez ne cesse de
donner de tristes exemples.» (_Documents inédits._)]


XIV

Dans cette lettre du 18 juillet 1843, où il déclarait Abd el-Kader
matériellement «presque anéanti», le gouverneur général avait eu soin
d'ajouter: «Il lui reste encore son ascendant moral, et certainement il
en usera souvent. Il ne peut plus rien faire de sérieux, mais il nous
tracassera, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Il n'abandonnera
la partie que quand il ne lui restera ni un soldat, ni un écu, ni une
mesure d'orge.» La prévision était juste. Pendant la seconde moitié de
1843, l'émir nous tint sans cesse en alerte, dans le sud et le sud-ouest
de la province d'Oran. Hors d'état désormais de réunir des forces
considérables, il ne s'attaquait pas aux troupes françaises, mais, se
glissant entre elles, il fondait à l'improviste sur les tribus soumises,
pour les soulever ou les piller. Nos colonnes accouraient partout où
l'ennemi était signalé, et parfois parvenaient à le joindre; dans ce
cas, elles le maltraitaient fort, sans pouvoir mettre la main sur
l'insaisissable émir qui trouvait toujours, au dernier moment, le moyen
de leur échapper. À Paris, on s'étonnait que tant de soldats en
mouvement ne pussent prendre un homme. «Comment imaginez-vous, répondait
le maréchal Bugeaud, que, par des manoeuvres sur un théâtre sans bornes,
on puisse entourer un ennemi qui fuit toujours? Et, fût-il même
stratégiquement entouré, comment espérer prendre dans ses filets un
cavalier agile qui peut, en quelques heures, franchir de très grandes
distances et se dérober à nos colonnes, quelque multipliées qu'elles
soient? Abd el-Kader peut être pris ou tué dans un combat; mais cela est
du ressort des éventualités très incertaines de la guerre, et ce serait
une grande folie que d'y compter... Suivant toute probabilité, il se
réfugiera dans le Maroc, et c'est une extrémité à laquelle il faut
s'attendre[354].» Le gouverneur ne négligeait cependant rien pour
augmenter encore la rapidité de ses troupes; il organisait des
bataillons d'infanterie montée sur des mulets ou des chameaux, afin
d'atteindre plus facilement les nomades du désert, dernière réserve
d'Abd el-Kader; en outre, pour être mieux à portée d'agir sur cette
région du sud oranais où se débattait l'émir, La Moricière fondait de
nouveaux postes: c'étaient, sur la ligne centrale, Sidi-bel-Abbès, à
moitié chemin entre Mascara et Tlemcen; et, sur la troisième ligne, à
l'entrée des hauts plateaux, entre Tiaret et la frontière du Maroc,
Sidi-Djelali-ben-Amar, Ouizert, Saïda et Sebdou.

[Note 354: Lettre à M. de Corcelle, en date du 29 décembre 1843.
(_Documents inédits._)]

Si indomptable que fût ce «Jugurtha renforcé», comme l'appelait le
maréchal Bugeaud, chaque échec que nous lui infligions le laissait un
peu plus faible et plus dénué. Enfin, le 11 novembre 1843, le général
Tempoure, parti de Mascara, surprit et détruisit complètement, près de
Sidi-Yaya, à l'ouest de Saïda, ce qui restait des réguliers arabes.
Ben-Allal, le principal lieutenant et le conseiller le plus intime de
l'émir, fut tué dans ce combat. Cette fois, le coup était décisif. Abd
el-Kader, à bout de forces, fut obligé de se réfugier, avec sa deïra
(on appelait de ce nom les débris de son ancienne smala), dans des
territoires incertains entre l'ancienne régence et le Maroc; il
n'avait plus qu'un espoir, c'était d'obtenir ouvertement ou
secrètement l'appui de cet empire. Le gouverneur général faisait donc
un tableau exact de la «situation militaire», quand il écrivait, le 29
décembre 1843: «Des frontières de Tunis à celles du Maroc, partout où
la puissance d'Abd el-Kader s'était établie, nous y avons substitué la
nôtre, et cela s'applique non seulement au Tell, mais au petit désert.
Nous avons chassé notre ennemi de tous les points de cet immense
territoire où nous régnons en maîtres. Nous lui avons enlevé toute
espèce d'impôt et de recrutement, d'un bout de son empire à l'autre.
Nous avons détruit à peu près les seules forces organisées avec
lesquelles il s'efforçait encore de soutenir la lutte. Nous l'avons
enfin rejeté jusque sur la frontière du Maroc[355].»

[Note 355: Lettre à M. de Corcelle.]

Si bas que fût la fortune d'Abd el-Kader, il n'en continuait pas moins à
tenir la tête très haute. En janvier 1844, l'interprète Roches, qui
connaissait l'émir pour avoir séjourné auprès de lui, à Mascara, après
le traité de la Tafna, lui fit offrir secrètement, par ordre du
gouverneur, de se retirer en terre sainte, à la Mecque, avec des
honneurs et une large pension servie par la France. L'émir refusa
fièrement. «Comment, répondit-il à M. Roches, toi qui es comme mon fils
et qui, dans cette démarche, te dis guidé par une amitié sincère,
comment as-tu pu penser que j'accepterais, comme une grâce, un refuge
qu'il est à ma disposition d'atteindre avec mes propres forces et avec
le secours des fidèles qui restent encore autour de moi? Que le Français
ne méprise pas ma faiblesse, car le moucheron peut aveugler le lion.
Qu'il ne s'enorgueillisse pas de sa force car, après les succès, on doit
redouter les plus grands échecs. Je connais parfaitement ma religion, et
je sais très bien qu'une heure passée à combattre l'infidèle est
préférable pour mon salut à soixante-dix ans passés à la Mecque. Tu me
prédis qu'il pourrait bien m'arriver une fin semblable à celle de mon
frère et de mon ami Sidi-Mohammed-ben-Allal. Mais, loin de redouter
cette fin, je la demande à Dieu, tôt ou tard, pour moi et pour tous les
musulmans.»


XV

À mesure que la conquête avançait, d'autres tâches s'imposaient au
gouverneur général. Lui-même ennuierait ainsi, dans ce qu'il appelait
«leur ordre naturel», les trois problèmes à résoudre en Algérie: «1º
vaincre les Arabes; 2º organiser et administrer le peuple conquis; 3º
procéder à l'utilisation de la conquête par l'implantation sur le sol
d'une force colonisatrice vigoureusement constituée[356].» Il s'était
d'abord à peu près exclusivement attaché à résoudre le premier de ces
problèmes. Sa conviction très arrêtée et très réfléchie avait toujours
été qu'il fallait, avant tout, en finir avec la conquête, et en finir
très vite, de peur d'être surpris, au milieu de cette entreprise, par
quelque crise européenne du genre de celle qu'on venait de traverser
en 1840. «Vous me conseillez de laisser faire la guerre et de
gouverner, écrivait-il à M. de Corcelle, le 11 décembre 1841. Je vous
réponds à tous que je vais au plus pressé, au plus important, et que,
quand le feu sera à mon grenier, je ne resterai pas à la cuisine pour
voir si la volaille est bien embrochée[357].» À la fin de 1843 et au
commencement de 1844, il n'avait plus les mêmes raisons de ne pas
s'occuper de «gouverner», puisqu'il proclamait la conquête accomplie.
Aussi le voyons-nous alors employer les loisirs que lui laissait
l'accalmie militaire à régler tout ce qui regardait l'administration
des indigènes; c'était le second des trois problèmes.

[Note 356: Lettre du 29 décembre 1843 à M. de Corcelle. (_Documents
inédits._)]

[Note 357: _Documents inédits._]

Tant qu'il avait eu à combattre les Arabes, le gouverneur avait
employé contre eux tous les moyens qui lui paraissaient nécessaires,
si rigoureux fussent-ils, et sans se laisser arrêter par aucune
sensiblerie philanthropique. Mais ces Arabes une fois vaincus, il fut
le plus résolu à empêcher qu'on ne les maltraitât, ce que presque tous
les colons étaient fort disposés à faire. «Après la conquête,
écrivait-il dans une circulaire justement célèbre[358], le premier
devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le
peuple vaincu; la politique et l'humanité le lui commandent
également... Nous avons fait sentir notre force et notre puissance aux
tribus de l'Algérie; il faut leur faire connaître notre bonté et notre
justice, leur faire préférer notre gouvernement à celui du Turc et à
celui d'Abd el-Kader.» Comment obtenir ce résultat si noblement
défini? On se trouvait en face d'une population trop nombreuse pour
être absorbée; trop séparée de nous par son état religieux, social,
économique, pour qu'on espérât une assimilation complète et prompte;
trop hostile et trop redoutable, pour qu'on la laissât absolument à
elle-même. Le gouverneur s'arrêta à ce double parti: d'une part,
conserver les cadres traditionnels de la société arabe, la
constitution intérieure de la tribu, son administration autonome, la
hiérarchie de ses chefs, sauf à moraliser ceux-ci par notre exemple et
par notre surveillance, ou à changer les personnes si l'on ne pouvait
compter sur leur fidélité; d'autre part, réserver à la France,
au-dessus de cette organisation indigène, comme signe toujours présent
de la conquête, les prérogatives de la souveraineté politique, le
droit de guerre, le droit d'impôt, certains droits de justice, la
désignation des chefs, et, en même temps, créer auprès des tribus une
influence française, non en vue de supplanter les influences
indigènes, mais afin de les contrôler et de les diriger. Ce fut pour
assurer l'exercice de ces droits et de cette influence que le
gouverneur jugea nécessaire de développer les bureaux arabes, de
régler leur organisation et leurs attributions.

[Note 358: Circulaire du 17 septembre 1844.]

Déjà nous avons signalé, en 1833, la création du premier de ces
bureaux[359]; nous avons mis en lumière par quel expédient ingénieux,
pour corriger l'arbitraire instable du commandement militaire, sans
établir une administration civile qui eût été impuissante et méprisée,
on imagina de demander à certains officiers de se faire
administrateurs. Le germe ainsi semé subit, depuis lors, dans son
développement, plus d'une vicissitude, tantôt soigneusement cultivé,
tantôt systématiquement contrarié, conséquences des changements et des
incertitudes de direction dont l'entreprise algérienne avait si
longtemps souffert. Supprimée complètement, en 1839, par le maréchal
Valée, la direction des affaires arabes fut rétablie, en 1841, par le
général Bugeaud, et, les années suivantes, en 1842 et 1843, le général
de La Moricière, comme presque toujours initiateur habile, organisa
fort bien, dans sa province d'Oran, avec le concours d'officiers très
compétents, MM. Daumas, de Martimprey, Bosquet, de Barral, Charras,
tout le service des affaires arabes. Ce fut en s'aidant de cette
expérience que le maréchal Bugeaud prépara l'ordonnance royale du 1er
février 1844, véritable charte constitutive des bureaux arabes. Elle
instituait, sous l'autorité des commandants militaires, une direction
des affaires arabes dans chacune des trois provinces et un bureau
arabe dans chaque subdivision ou cercle. La direction d'Alger avait le
titre de direction centrale. En exécution de cette ordonnance, un
arrêté du gouverneur général établit huit bureaux dans la province
d'Alger et quatre dans chacune des deux autres provinces. Des
instructions, marquées au coin du bon sens élevé et pratique qui
distinguait le gouverneur, furent adressées aux officiers chargés de
ces services. De plus, le lieutenant-colonel Daumas, premier directeur
central, rédigea un code succinct, contenant les principales mesures
administratives et judiciaires, applicables aux tribus suivant les
lieux et les circonstances.

[Note 359: Cf. plus haut, t. III, ch. X, § V.]

Cette institution des bureaux arabes, bien appropriée à l'époque de
transition où se trouvait l'Algérie, devait se développer encore dans
les années qui suivirent. Son influence a été considérable et, en
dépit de quelques abus, bienfaisante. De nombreux officiers se sont
donnés et adaptés à cette tâche ardue et souvent ingrate, avec
beaucoup de zèle et de persévérance, d'intelligence et de souplesse,
apprenant à manier les indigènes, acquérant sur eux un véritable
prestige, se familiarisant avec leur langue, leurs moeurs et leurs
lois. C'est par eux que la France est parvenue à voir clair dans cette
société arabe qui lui était d'abord si fermée. Par eux s'est établie,
dans le gouvernement et l'administration des tribus, en dépit de la
mobilité inévitable du commandement militaire, une tradition fixe et
persistante. Par eux, en un mot, la conquête a été définitivement
affermie, et le peuple vaincu est devenu un peuple soumis.

Il resterait maintenant, ce semble, à parler du problème que le
maréchal Bugeaud classait le troisième, par ordre chronologique, non
par rang d'importance, du problème de la colonisation. Mais pour faire
l'exposé des systèmes essayés ou proposés et l'examen des résultats
obtenus, nous préférons attendre: en 1845, et surtout en 1846 et 1847,
ces questions occuperont davantage le gouvernement et l'opinion. De
1841 à 1844, on avait peu fait pour l'introduction d'une population
européenne en Algérie. Le gouverneur général, tout en se proclamant
«colonisateur ardent», n'avait guère de goût pour les colons civils;
et surtout il s'était montré fort résolu à ne pas embarrasser son
action militaire, en laissant ces colons s'introduire prématurément
dans un pays encore peu sûr, où il eût fallu immobiliser des troupes
pour les protéger. Cependant, à mesure qu'une région était pacifiée,
il ne se refusait pas à y appeler les émigrés de la métropole et à
leur offrir des concessions. Aussi, à la fin de 1843, comptait-on
vingt-deux villages, établis principalement autour d'Alger, dans le
Sahel; seize autres se trouvaient en préparation. C'était encore bien
modeste, et que de mécomptes nous réservaient ces créations tout
administratives! Dans les villes, les progrès étaient moins lents.
Alger prenait de plus en plus l'aspect d'une cité européenne avec le
mouvement d'une capitale. Les autres villes, occupées ou créées par
nous sur la côte ou dans l'intérieur, voyaient accourir, à la suite
des soldats, toute une population, composée en grande partie, il est
vrai, de cabaretiers et de _mercanti_ dont la moralité n'était pas
faite pour dissiper les préventions du gouverneur contre l'élément
civil. Ainsi le chiffre des Européens, qui était de 23,000 à la fin de
1840, s'était élevé à 65,000 vers la fin de 1843; il sera de 95,000 à
la fin de 1845. Progression rapide, trop rapide même aux yeux du
maréchal Bugeaud. Toute cette population était en mouvement et même
circulait librement d'une ville à l'autre. Dans un intérêt
stratégique, l'armée avait créé, en deux ans, plus de trois cent
cinquante lieues de routes dont le commerce profitait. Des services de
voitures publiques étaient organisés d'Alger à Médéa, de Mostaganem à
Oran, à Mascara, à Tlemcen, de Mascara à Tiaret.

Rien mieux que cette sécurité, et l'activité pacifique qui en était la
suite et la preuve, ne permettait de mesurer le progrès accompli. Le
maréchal Bugeaud ne manquait pas une occasion de mettre en lumière une
si complète transformation. Il écrivait, le 27 octobre 1843, à M.
Guizot: «Vous me direz peut-être que je vous parle presque uniquement
de la guerre. Ah! c'est que la bonne guerre fait tout marcher à sa
suite. Vous seriez de cet avis, si vous pouviez voir la fourmilière
d'Européens qui s'agite en tous sens, d'Alger à Miliana et Médéa, de
Ténez à Orléansville, de Mostaganem à Mascara, d'Oran à Tlemcen. Le
premier agent de la colonisation et de tous les progrès, c'est la
domination et la sécurité qu'elle produit. Que pouvait-on faire, quand
on ne pouvait aller à une lieue de nos places de la côte sans une
puissante escorte? On ne voyageait, on ne transportait que deux ou
trois fois par mois. Aujourd'hui, c'est à toute heure de jour et de
nuit, isolément et sans armes. Aussi le mouvement correspond à la
confiance; les hommes et les capitaux ont cessé d'être timides, les
constructions pullulent; le commerce prospère; nos revenus
grandissent. La charrue ne peut aller, comme le voudraient les
journalistes, de front avec l'épée; celle-ci doit marcher vite, et la
colonisation est lente de sa nature. Elle va, je crois, aussi vite
qu'elle peut aller, avec les moyens dont nous disposons jusqu'à ce
jour; elle pourra accélérer le pas à présent.»


XVI

Depuis que le général Bugeaud a mis le pied sur la terre d'Afrique, au
mois de février 1841, nous l'y avons vu déployer une telle activité,
que, tout occupés à le suivre, nous n'avons pas, un seul moment,
détourné notre attention de ce théâtre. Avons-nous donc oublié que le
sort de l'Algérie ne se décidait pas seulement sur place, qu'il
dépendait aussi d'une lutte engagée sur un tout autre terrain, en
France, dans le parlement, et que là notre colonie naissante était
habituée à rencontrer des adversaires non moins redoutables que les
Arabes? Nous ne l'avons pas oublié: mais le gouverneur général avait
si bien pris possession de toute l'initiative, il avait tellement tout
attiré à soi et tout fait partir de soi, qu'à vrai dire, dans cette
entreprise, le parlement ne dirigeait plus, il suivait. Pour s'en
rendre compte, il suffit de jeter un rapide regard sur les débats
auxquels les affaires algériennes donnaient lieu, chaque année, dans
la Chambre des députés, à l'occasion des crédits supplémentaires, et
particulièrement sur les rapports que faisaient les commissions
chargées d'examiner ces crédits[360].

[Note 360: Cf. séances des 14 et 15 avril 1841, des 4 et 5 avril 1842,
des 23, 24 et 25 mai 1843, des 5 et 6 juin 1844.]

Au commencement de 1841, avant que le général Bugeaud eût encore pu
agir, les adversaires de l'Algérie avaient le verbe haut à la tribune
et ne craignaient pas d'y parler d'évacuation; si la commission des
crédits, dans son rapport, n'était pas allée jusque-là, elle se
refusait du moins à tout ce qui eût impliqué un projet d'occupation
permanente dans l'intérieur des terres; quant au ministère, il ne
croyait pas pouvoir lutter de front contre cette commission, et il
n'obtenait le vote des crédits contestés qu'en déclarant la question
de l'étendue et du caractère de l'occupation absolument réservée. Mais
les années suivantes, à mesure qu'en Afrique la conquête se développe
et s'affermit, un changement se produit à Paris, par contre-coup, dans
l'attitude du ministère et dans celle de la commission des crédits. Le
ministère ose dire ce qu'il veut; en 1842, il parle d'occuper certains
postes; en 1843, il allonge la liste de ces postes, sans dépasser
encore la seconde ligne, celle de l'intérieur du Tell; en 1844, il
fait un pas de plus, avoue et défend les établissements fondés sur la
limite du petit désert. Les commissions, de leur côté, si peu
favorables qu'elles soient par tradition à l'Algérie, sont obligées de
rendre hommage au gouverneur général et à ses succès, hommage
visiblement contraint et maussade en 1842, plus chaleureux en 1843 et
en 1844; forcées également d'accepter le fait accompli des
occupations, elles voudraient sans doute le limiter; chaque fois,
elles tâchent d'obtenir qu'on s'arrête où l'on est, ou tout au moins
qu'on aille moins vite; mais elles ne sont pas de force à lutter
contre l'impulsion victorieuse partie de l'Algérie, et lorsqu'elles
proposent une réduction de crédits, en 1842 comme en 1844, la Chambre,
visiblement pressée par l'opinion, leur donne tort.

Tout occupé qu'il fût de ce qui se passait sous ses yeux en Afrique,
le général Bugeaud suivait de loin, avec une attention passionnée, les
péripéties de la question algérienne en France. Il ne se contentait
pas d'y exercer une action indirecte, mais décisive, par ses succès
mêmes, qui enhardissaient les partisans de la colonie, décidaient les
hésitants, désarmaient ou discréditaient les adversaires. Il
prétendait y intervenir d'une façon plus directe; comme l'a dit M.
Guizot, «il se croyait engagé, à la fois, sur deux champs de bataille,
sur celui de la discussion publique à la tribune ou dans la presse, en
France, aussi bien que sur celui de la guerre, en Afrique, et il
voulait, en toute occasion, faire acte de présence et de vaillance
sur les deux».

Tout d'abord, il se préoccupe d'éclairer le ministère, de le stimuler,
au besoin même de le redresser. C'est avec M. Guizot qu'il est le plus
en confiance et s'épanche le plus volontiers. C'est sur lui qu'il
compte pour être son avocat dans le conseil des ministres et auprès du
Roi[361]. Dès la fin de 1841, il échangeait avec lui de longues
lettres où les diverses faces du problème algérien étaient examinées.
Ayant cru remarquer chez le ministre quelques doutes sur la
possibilité d'obtenir «la soumission complète des Arabes», il les
relève aussitôt. «Je suis assuré de cette soumission, dit-il, pourvu
que nous sachions persévérer.» La correspondance continue les années
suivantes. M. Guizot était tout disposé à seconder l'homme qu'il avait
fait appeler à la tête de l'Algérie. «J'ai joui de vos succès auxquels
j'avais cru d'avance, parce que j'ai confiance en vous, lui écrit-il
le 20 septembre 1842. Je vous ai soutenu dans le conseil et ailleurs,
toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Tenez pour certain
que mon amitié vous est acquise, que je vous la garderai fidèlement et
que je serai toujours charmé de vous la prouver.» Et le général
Bugeaud lui répond, le 18 octobre: «Oui, je compte sur vous, de loin
comme de près, et je m'honore de l'amitié dont vous me donnez
l'assurance.»

[Note 361: Sur la correspondance du général Bugeaud avec M. Guizot,
voyez les _Mémoires_ de ce dernier, t. VI, p. 387 et suiv., et t. VII,
p. 135 et suiv.]

Avec d'autres membres du cabinet, particulièrement avec le ministre de
la guerre, le gouverneur général était loin d'entretenir des relations
aussi cordiales. Il croyait le maréchal Soult hostile à sa personne et
froid pour l'Algérie, mettait à sa charge les mauvaises volontés,
souvent trop réelles, des bureaux de la guerre, se plaignait qu'il le
défendît mollement devant la Chambre et ne lui accordât pas les
récompenses auxquelles avaient droit ses officiers ou ses soldats, se
figurait même parfois qu'il voulait le dégoûter de son poste et qu'il
lui avait, sous main, préparé quelque successeur. L'imagination
facilement inquiète du gouverneur l'égarait. Si le maréchal Soult,
comme beaucoup d'autres, n'avait que tardivement pris goût à notre
entreprise en Afrique, il s'en occupait maintenant avec intérêt et
était sérieusement décidé à la faire réussir, en poussant la conquête
avec vigueur[362]; seulement, il redoutait les difficultés
parlementaires dont il se tirait mal, et, sans rien abandonner du
fond, il n'était pas disposé à braver les préjugés de la Chambre et à
brusquer ses hésitations, autant que l'eût désiré le général Bugeaud.
Loin de vouloir écarter ce dernier, il appréciait sa façon de mener la
guerre et se félicitait de ses succès; seulement, il eût aimé à y
avoir plus de part; il eût désiré que sa direction supérieure fût à la
fois plus réelle et plus visible; il était offusqué de l'indépendance
ombrageuse, de l'humeur absolue, de l'importance gênante de ce
prétendu subordonné qui se conduisait à peu près comme s'il avait reçu
d'avance une sorte de blanc-seing, et qui ne paraissait reconnaître à
son supérieur hiérarchique d'autre rôle que de lui fournir les moyens
d'action nécessaires ou de le couvrir devant le parlement. Depuis si
longtemps habitué à être un personnage considérable et illustre,
maréchal de France dès 1804, il avait peine à se laisser ainsi effacer
par celui qui, à cette date, n'était encore qu'un obscur vélite de la
garde impériale.

[Note 362: Lors de l'envoi du général Bugeaud en Algérie, il lui avait
donné les instructions suivantes: «Prendre une offensive hardie; faire
une guerre énergique, poussée à fond, en vue d'amener l'entière
soumission des Arabes et de préparer les voies à la colonisation qui,
seule, après la conquête, peut nous maintenir en possession du
territoire soumis par nos armes.»]

Ces dispositions réciproques amenèrent plus d'un froissement entre
deux hommes également susceptibles, et dont aucun n'avait reçu, de son
éducation première, ce tact, ce savoir-vivre qui apprend à ménager les
susceptibilités d'autrui. En 1842, divers indices donnèrent à penser
au gouverneur général qu'il était question de réduire l'effectif de
l'armée d'Afrique: cet effectif, notablement supérieur au chiffre
autorisé par la loi de finances, avait fourni prétexte à beaucoup de
critiques, de la part des députés comme des journaux, et le ministre
de la guerre, ennuyé de ces critiques, avait invité le gouverneur à
se restreindre au strict nécessaire. Fort ému, le général Bugeaud ne
se contenta pas d'adresser confidentiellement au gouvernement des
observations du reste très fortes et très fondées; il en appela à
l'opinion, par une brochure signée de son nom, où il combattait
vivement toute idée de réduction. Le maréchal Soult, choqué de cette
opposition publique faite par son subordonné à un dessein que celui-ci
lui supposait, manifesta son mécontentement. Le général Bugeaud, à son
tour, surpris et blessé de ce blâme, ne parut pas comprendre
l'incorrection de sa conduite. Dans cet incident, c'était le général
Bugeaud qui avait manqué de déférence envers le maréchal Soult;
d'autres fois, c'était le maréchal qui manquait d'égards envers le
général; témoin ce qui se passa lors de l'élévation de ce dernier au
maréchalat, en 1843. Contrairement aux promesses faites, cette
élévation subit des retards qui irritèrent le gouverneur à ce point
qu'il menaça de donner sa démission; de plus, lorsque la nomination
fut faite, le ministre de la guerre, par maladresse ou par rudesse
hautaine, annonça au nouveau dignitaire qu'une «condition» y était
mise, c'était qu'il exerçât encore ses fonctions en Algérie pendant un
an. Le mot de «condition» fit bondir Bugeaud, qui répondit au ministre
en termes pleins d'amertume. Dans ces regrettables conflits, M. Guizot
intervenait généralement comme pacificateur, pansant les blessures
respectives, mais sans pouvoir corriger les caractères.

Le gouverneur général ne se préoccupait pas seulement des dispositions
des ministres; il s'inquiétait aussi de vaincre ou de prévenir les
résistances et les hésitations de la Chambre. Tous les moyens d'action
que les circonstances lui offraient pour atteindre ce but, il les
saisissait avec empressement. Au printemps de 1841, un député de la
gauche, d'esprit droit et éclairé, M. de Corcelle, avait entrepris,
avec deux de ses amis, M. de Tocqueville et M. de Beaumont, un voyage
d'étude en Algérie. M. de Tocqueville étant tombé malade et M. de
Beaumont étant resté avec lui pour le soigner, M. de Corcelle se
trouva seul accompagner le général Bugeaud, dans sa première
expédition contre Mascara, assistant à ses combats et campant à ses
côtés. Un rapprochement s'opéra ainsi entre deux hommes que la
politique avait jusqu'alors séparés; le député se prit d'admiration
pour le général; le général donna son estime au député[363]. On ne
s'en tint pas là. Une correspondance assidue fit suite aux
conversations du bivouac. Le gouverneur trouvait en M. de Corcelle,
qui avait, à défaut d'influence, une grande considération dans son
parti, un utile intermédiaire auprès de ce monde de la gauche où il
avait personnellement peu d'accès. Il recevait par lui d'utiles
informations sur les dispositions des députés. En outre, toutes les
fois qu'il avait quelque vérité à mettre en lumière, quelque
prévention à dissiper, quelque erreur à redresser, il lui écrivait
longuement, prenant au besoin pour cela sur ses nuits; il savait que
sa lettre serait fidèlement communiquée et commentée; c'était sa façon
de prendre part à ces conversations de couloirs qui ont parfois autant
d'action sur les votes que les discussions en séance publique.

[Note 363: Quelque temps après, le général Bugeaud écrivait à M. de
Corcelle: «Votre lettre m'a renforcé dans l'opinion que vous êtes bien
l'homme le plus loyal et le plus généreux qu'il y ait au monde.»
(_Documents inédits._)]

Telle cependant que nous connaissons la nature du général Bugeaud, il
ne pouvait pas se contenter de ces moyens discrets, de cette
propagande à voix basse. À défaut de la tribune, où sa présence
obligatoire en Algérie ne lui permettait plus de monter, il usait
fréquemment, impétueusement, de la presse, non par l'entremise
d'écrivains officieux, mais par lui-même, montrant ainsi qu'il avait
le tempérament d'un de ces journalistes dont il disait volontiers tant
de mal. Que de fois les feuilles d'Alger publiaient des notes ou même
de longs articles de polémique qu'il avait écrits ou dictés dans son
cabinet ou sous sa tente, et dont non seulement les idées, mais le
tour trahissait l'auteur[364]! Parfois même, il ne prenait pas la
peine de se masquer pour descendre dans cette arène où les personnages
de son importance hésitent d'ordinaire à se commettre; il s'y jetait à
visage découvert, tout entier aux entraînements, aux emportements de
sa nature batailleuse. Ce genre de lutte ne lui était pas sain; il n'y
gardait pas le sang-froid qui faisait sa force sur les vrais champs de
bataille. Trouve-t-il, dans le _Siècle_, la lettre d'un député qui
critique la façon dont sont dirigées les affaires algériennes;
aussitôt il prend feu et envoie au journal une réplique véhémente,
trop véhémente, il devait le reconnaître lui-même. «Je le
confesse,--écrit-il à ce propos à M. de Corcelle qui lui avait adressé
d'amicales représentations,--je n'ai pas été assez modéré. Que
voulez-vous? j'ai les défauts de mes qualités; j'ai l'âme trop
vive[365].» Plus d'une fois, il aura à faire une confession semblable,
et toujours il donnera la même explication, invoquera la même excuse:
«J'avoue, écrira-t-il plus tard, que je suis très impressionnable aux
injustices. Mon humeur militante me fait riposter à l'instant même.
Quand j'ai le sentiment d'avoir bien fait et que je me vois jugé
faussement, à de grandes distances, je ne suis pas toujours maître de
mes mouvements... C'est cette ardeur de caractère et de tempérament
qui m'a fait triompher des Arabes. Je ne leur ai jamais permis de
mordre impunément ma queue et mes flancs. Mais je conviens que, dans
les relations sociales et parlementaires, il ne faut pas agir toujours
ainsi[366].» Il en convenait, mais ne s'amendait pas.

[Note 364: Lisez, par exemple, dans le _Moniteur algérien_ du 25
décembre 1843, un article de trois colonnes, signé: _Un touriste_.
C'est la prétendue conversation du «touriste» avec un officier qui lui
démontre comment la guerre était nécessaire et comment elle n'avait pu
se faire qu'avec des razzias. Le touriste était arrivé plein de
préventions contre «ces barbares razzias, condamnées par tous les
philanthropes et par toutes les âmes sensibles en France». L'officier
lui répond: «Qu'est-ce que la guerre en Europe et partout? N'est-ce
que la destruction des armées belligérantes? Non, c'est aussi une
attaque aux intérêts des peuples... On s'empare des grandes villes,
des centres de population et de commerce, de la navigation des fleuves
et des grandes routes; à la première guerre, on s'emparera des chemins
de fer. C'est en mettant la main sur tous ces grands intérêts que l'on
fait capituler les nations et qu'on fait la guerre. Avions-nous des
intérêts semblables à saisir en Afrique? Les villes, fort clairsemées,
ne sont que de misérables bourgades dont les habitants sont étrangers
au peuple arabe, qui les méprise; point de routes, point de
navigation, point de capitale, point de centre enfin... L'intérêt
agricole, que l'on néglige en Europe, est le seul vraiment que l'on
puisse blesser en Afrique. Il y est plus difficile à saisir que
partout ailleurs; car on ne trouve, chez les Arabes du moins, ni
villages ni fermes; ce peuple vit sous la tente, et toutes ses
richesses mobilières peuvent être transportées par les bêtes de somme
dont il dispose... Dès que nos colonnes se mettaient en mouvement, le
vide s'opérait devant nous: les villages se chargeaient sur les
chameaux, les mulets, les boeufs, et fuyaient avec les femmes et les
enfants... Il nous a fallu longtemps pour agir de manière à atteindre
les populations fugitives. Nous l'avons pu enfin, et, de ce moment,
vous avez vu commencer et progresser la pacification. C'est donc à la
razzia, qui vous faisait horreur, que nous devons tous nos progrès,
particulièrement cette sécurité qui vous a permis de visiter si
paisiblement une grande partie de l'Algérie.» Suivait une comparaison
entre la razzia algérienne et le bombardement européen, tout à
l'avantage de la première, présentée comme beaucoup moins cruelle.
Naturellement, le touriste finit par se déclarer convaincu et un peu
honteux des critiques qu'il avait faites. «Je fis des excuses à
l'officier, dit-il, et lui promis que la loyauté et l'humanité de
l'armée d'Afrique n'auraient pas de plus ardent défenseur que
moi.»--Peu après, le 28 avril 1844, le maréchal Bugeaud écrivait à M.
de Corcelle: «Je ne puis pas me résoudre à ménager la sottise de nos
philanthropes; je leur ai prouvé, dans le _Moniteur algérien_ du 25
décembre, que la razzia était un moyen de guerre indispensable...
S'ils ne veulent pas me comprendre, tant pis pour eux, car cela prouve
qu'ils sont des sots.» (_Documents inédits._)]

[Note 365: Lettre du 27 juillet 1843. (_Documents inédits._)]

[Note 366: Lettres du 8 juillet et du 28 septembre 1845. (_Documents
inédits._)]

À la vérité, la presse, qui depuis longtemps était en mauvais termes
avec lui, semblait avoir pris à tâche de piquer sans cesse ce taureau
si facile à exciter. Elle affectait de ne pas croire aux succès
obtenus, se scandalisait des procédés employés, et, toutes les fois
qu'il y avait un léger échec, un retour offensif de l'émir, elle
semblait se plaire à les grossir, à en tirer argument pour inquiéter
et décourager l'opinion. Quant au gouverneur, oubliant qu'un grand
esprit, dans une grande situation, doit savoir distinguer les choses
importantes des secondaires, ne s'attacher qu'aux premières et ne pas
s'embarrasser des autres, il ne pouvait prendre sur lui de dédaigner
ces attaques, si misérables qu'elles fussent. Il y ripostait souvent,
en souffrait toujours. Singulier état d'esprit: nul homme n'a plus
méprisé la presse, et nul ne s'est plus inquiété d'elle. Un soir,
causant avec quelques intimes: «Vous tous, mes amis, leur dit-il, vous
me croyez très heureux. Je devrais l'être en effet, et, cependant, je
ne le suis pas. Ces maudits journaux empoisonnent mon existence; ils
me calomnient, dénaturent mes actes, changent le bien en mal. Je sais
bien que l'on me dira que j'ai grand tort de me chagriner de
pareilles criailleries: mais empêcheriez-vous le lion piqué par un
moucheron de rugir? On ne commencera à me connaître, à m'apprécier,
que lorsque je ne serai plus[367].» Tel était le trouble douloureux où
il était ainsi jeté que, par moments, des tentations de découragement
lui traversaient l'esprit. Au printemps de 1844, à l'heure de son plus
grand succès et de son plus grand prestige, il se figure, sur on ne
sait quel bruit de presse ou de coulisses parlementaires, qu'il se
forme contre lui toute une conspiration d'injustice et d'ingratitude.
À quoi bon rester plus longtemps en Afrique? se demande-t-il en
écrivant à son confident M. de Corcelle; et il continue en ces termes:
«N'ayant plus à redouter le feu des Arabes, j'y serai sous les feux
croisés de toutes les idées fausses, de tous les préjugés, de toutes
les critiques de France. Il en serait de ceci comme il en a été de la
majorité à la Chambre des députés. Tant que l'émeute a grondé, on
s'est rallié autour de Casimir Périer et du ministère du 11 octobre;
dès que la situation a été plus calme, on s'est divisé et on a
attaqué. Je puis quitter à présent, avec la plus grande somme de
gloire qu'il soit possible d'obtenir en ce siècle. J'ai vaincu et
soumis les Arabes; j'ai refoulé Abd el-Kader dans un petit coin
montagneux sur la frontière du Maroc; j'ai mis en mouvement la
colonisation; j'ai inspiré une confiance qui a fait arriver de la
population et des capitaux; j'ai triplé le revenu en trois ans; j'ai
fondé le système de guerre et d'occupation qui est aujourd'hui dans la
conviction de toute l'armée; j'ai organisé l'administration des Arabes
qui se laissent gouverner aujourd'hui mieux que les Européens. Que me
resterait-il donc à faire qui valût cela! Vous voyez que je dois
quitter sans regret aucun. Je ne me plaindrai même pas que l'on garde
certaines ordonnances pour le joyeux avènement d'un jeune prince que
j'aime et que j'estime. Rentré en France, j'y servirai mieux peut-être
la cause d'Afrique qu'en restant ici. On me croira un peu mieux,
parce que je ne serai plus orfèvre, et je pourrai, j'espère, faire
adopter quelques idées justes, ce qui jusqu'ici a été fort
difficile[368].»

[Note 367: Cette conversation a été rapportée par M. Lapasset, qui y
assistait. (_Le Maréchal Bugeaud_, par M. D'IDEVILLE, t. III, p. 46 et
47.)]

[Note 368: Lettre du 14 mars 1844. (_Documents inédits._)]


XVII

Est-ce donc sur cette doléance amère et découragée qu'il nous faut
quitter le maréchal, en 1844, au terme de la première phase de son
commandement? Ce serait, à notre tour, donner à des incidents
secondaires une importance exagérée et commettre ainsi la faute que
nous reprochions tout à l'heure au gouverneur. Si vives qu'elles
fussent, ces bouffées de tristesse ou de colère étaient passagères et
traversaient son imagination, plutôt qu'elles ne pénétraient au fond
de son âme. Il eût été fort désagréablement surpris, si on l'avait
pris au mot et si on lui avait désigné un successeur. Le sentiment qui
dominait alors chez lui et qui se trahissait au milieu même de ses
plaintes, c'était la satisfaction de l'oeuvre accomplie, la conscience
de la gloire acquise. Rien de plus légitime que ce sentiment. En
effet, les résultats obtenus, dont on pouvait mesurer l'importance en
comparant l'Algérie de 1844 et celle de 1840, ces résultats étaient
vraiment son oeuvre. Partout apparaissaient sa pensée, sa volonté, sa
main. Sans doute il a été secondé. Son armée a été à la hauteur de sa
tâche; mais c'est lui qui lui a donné confiance, a exalté son énergie
et l'a rendue capable d'efforts que d'autres n'auraient pas obtenus.
Certaines idées heureuses lui ont été suggérées par ses lieutenants;
beaucoup des victoires ont été remportées par eux; mais c'est lui qui,
de toutes les idées,--soit qu'elles fussent tirées de son fonds, soit
qu'elles fussent empruntées à d'autres après avoir été passées au
crible de son imperturbable bon sens,--a fait un plan d'ensemble;
c'est lui qui a présidé à l'exécution, donnant l'impulsion générale,
ayant l'oeil à tout, presque constamment en campagne, gardant à sa
disposition un bâtiment sous vapeur qui pouvait le transporter en
vingt-quatre heures d'une province à l'autre, inspirant, surveillant
ce qu'il était empêché de faire lui-même; c'est lui qui a assuré
l'unité d'efforts si multiples et les a fait tous concourir à
l'accomplissement du dessein qu'il avait d'abord conçu et dont il ne
s'est pas écarté un moment; c'est lui, en un mot, qui a eu le premier
rôle. Ses lieutenants d'ailleurs l'ont reconnu. En 1850, plusieurs des
généraux africains, La Moricière, Bedeau, Cavaignac, étaient réunis
dans un dîner avec des hommes politiques, MM. de Tocqueville, de
Beaumont, de Corcelle, Dufaure. Ce dernier profita d'une telle
rencontre pour demander à ces généraux quel était, à leur avis,
l'homme qui avait le plus fait pour l'établissement de la France en
Algérie et que l'on pouvait considérer comme le fondateur de cette
colonie. Cavaignac répondit: «Je prends la parole au nom de tous mes
camarades, sans crainte d'être contredit par eux. C'est au maréchal
Bugeaud qu'on doit la réussite de cette grande entreprise. Nous avons
tous été formés à son école, et nos services se recommandaient des
siens.» Les autres généraux confirmèrent ce témoignage, si honorable
et pour celui à qui il était rendu et pour ceux qui le rendaient[369].

[Note 369: Ce fait m'a été rapporté par M. de Corcelle, qui était l'un
des convives.]

Cette primauté du gouverneur une fois constatée, il convient de faire
et de faire large la part de ses lieutenants. Ils furent pour beaucoup
dans le succès. Entre plusieurs qui méritent cet éloge, quelques-uns
ont été plus particulièrement en lumière; leurs noms ressortent de
l'ensemble même de notre récit. La campagne audacieuse et décisive de
La Moricière autour de Mascara, les vigoureuses expéditions de
Changarnier dans la région du Chélif et son admirable combat de
l'Oued-Fodda, les sages et habiles manoeuvres de Bedeau autour de
Tlemcen, l'éclatant fait d'armes du duc d'Aumale dans la poursuite de
la smala assurent à ces généraux une gloire propre qui n'est pas
seulement le reflet de celle de leur chef. L'histoire se plaît à les
placer à côté de lui et à proclamer que tous furent de grands
serviteurs de la France. Elle efface ainsi, par cette communauté
d'hommages, toute trace des petites querelles qui ont pu diviser
quelques-uns d'entre eux.

Dans cette énumération de ceux auxquels la France doit l'Algérie,
n'oublions pas non plus la foule des héros anonymes qui donnaient leur
peine, leur santé, leur vie, sans espoir d'occuper d'eux leur pays et
encore moins la postérité. Le soldat a été admirable en Afrique.
C'était une rude vie que la sienne. Il y a eu sans doute des guerres
plus sanglantes; il n'y en a pas eu qui exigeât de chaque homme une
plus grande dépense d'énergie morale et physique. Le danger n'existait
pas seulement le jour des batailles; il était de toutes les minutes;
pas un rocher, pas une broussaille qui ne pût recéler une embuscade.
Et ce danger était, si je puis ainsi parler, moins collectif, plus
personnel que dans les grandes guerres. «Il faut à nos hommes,
écrivait un officier, une bravoure, un courage individuel, un
sentiment de leur force, qui ne sont pas nécessaires en Europe, où,
groupés par masses, ils sont encadrés dans d'autres masses. Ici,
quinze ou vingt soldats déployés dans un bois, parmi des rochers, sur
un terrain quelconque, sont appelés souvent à tenir en échec quatre ou
cinq cents Arabes; s'ils ne possédaient, à un suprême degré, le
sentiment de leur devoir et la confiance en leur valeur,
pourraient-ils tenir ferme contre un ennemi qui, par ses cris, ses
mouvements, sa fusillade, essaye de les épouvanter[370]?» Le champ de
bataille était moins meurtrier qu'en Europe, mais l'hôpital l'était
davantage, surtout au début, avant que l'expérience de tous et
l'énergique sollicitude du gouverneur général eussent appris aux
hommes à se mieux préserver des maladies. Enfin, ce qui était
peut-être plus difficile pour le soldat que d'affronter le péril dans
l'excitation d'une heure de combat, c'était de supporter la fatigue
des longues marches, à travers un pays sans routes, sans villes, sans
villages, au milieu de montagnes effroyablement tourmentées ou sur le
sable aride du désert, tantôt sous un soleil torride, tantôt dans la
boue et la neige, portant une charge énorme sur le dos, déguenillé,
sans souliers, n'ayant souvent pour nourriture que les grains des
silos, pour abri que la voûte du ciel, sans cesse harcelé par un
ennemi invisible, et cela pendant des semaines et des mois. «Si
l'armée d'Afrique n'a pas versé autant de sang que sous l'Empire,
disait à la tribune le maréchal Bugeaud, en revanche elle a répandu
beaucoup plus de sueurs, car je ne crois pas qu'aucune armée se soit
fatiguée autant que celle-ci[371].» Les jeunes recrues, arrivant de
France, avaient de la peine à supporter un tel régime, et elles
passaient quelquefois par des crises de démoralisation[372]. Mais les
régiments faits à cette vie, bien entraînés, endurcis, ayant évacué
sur l'hôpital ou renvoyé au dépôt les éléments physiquement ou
moralement trop faibles, ne comptant plus guère que des soldats de
vingt-deux à vingt-sept ans, avec une proportion considérable de
remplaçants, formaient des troupes hors ligne. On ne saurait notamment
se faire une idée du savoir-faire pour le bivouac ou le combat, de la
résistance à la fatigue, de l'audace et de la fermeté dans le péril,
qu'avaient acquis les escadrons des chasseurs d'Afrique, le régiment
des zouaves, ou certains bataillons d'élite organisés par La Moricière
dans sa division. C'est d'un de ces bataillons qu'écrivait M. de
Montagnac: «J'aurai, dans ma vie militaire, un souvenir qu'aucun autre
ne pourra effacer: c'est d'avoir commandé, une fois, des soldats comme
je n'en verrai probablement jamais, et d'avoir pu apprécier la dose
d'énergie, de courage, de résignation qu'on peut trouver chez de
pareils hommes, lorsqu'ils ont été faits au danger, trempés au feu et
rompus à toutes les privations[373].»

[Note 370: _Lettres d'un soldat_, p. 316.]

[Note 371: Discours du 24 janvier 1845.--Déjà, en novembre 1841, le
gouverneur avait écrit à M. Guizot: «On devrait savoir que nous ne
pouvons pas avoir en Afrique des batailles d'Austerlitz, et que le
plus grand mérite, dans cette guerre, ne consiste pas à gagner des
victoires, mais à supporter, avec patience et fermeté, les fatigues,
les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous avons
dépassé, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu'ici.»]

[Note 372: Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud fut employé avec ses
zouaves, en juillet 1841, à une expédition de ravitaillement dirigée
de Mostaganem sur Mascara. La colonne se composait principalement de
jeunes troupes de ligne arrivées récemment de France. La chaleur était
effroyable; les Arabes suivaient la petite armée et massacraient les
traînards. Saint-Arnaud dépeint ainsi à son frère le spectacle dont il
a été témoin: «J'ai vu là, frère, tout ce que la faiblesse et la
démoralisation ont de plus hideux. J'ai vu des masses d'hommes jeter
leurs armes, leurs sacs, se coucher et attendre la mort, une mort
certaine, infâme. À force d'exhortations, ils se levaient, marchaient
cent pas, et, accablés de chaleur, de fatigue, affaiblis par la
dyssenterie et la fièvre, ils retombaient encore et, pour échapper à
mes investigations, allaient se coucher, en dehors de ma route, sous
les buissons et dans les ravins. J'y allais, je les débarrassais de
leurs fusils, de leurs sacs, je les faisais traîner par mes zouaves;
j'en ai fait monter sur mon cheval, jusqu'à ce que j'eusse sous la
main les sous-officiers de cavalerie, seuls moyens de transport que
nous ayons eus à l'arrière-garde... J'en ai vu beaucoup me demander en
pleurant de les tuer, pour ne pas mourir de la main des Arabes; j'en
ai vu presser, avec une volupté frénétique, le canon de leur fusil, en
cherchant à le placer dans leur bouche. Eh bien, frère, pas un n'est
resté en arrière, pas un ne s'est tué; beaucoup sont morts asphyxiés,
mais ce n'est pas ma faute.» Et Saint-Arnaud ajoutait: «Non, pour les
épaulettes de général, je ne voudrais pas recommencer la vie que j'ai
faite, dix heures de suite, le 2 juillet.»]

[Note 373: _Lettres d'un soldat_, p. 277.]

N'était-ce donc pas une rare fortune pour la France de pouvoir se
faire une telle armée? Le 17 avril 1842, la division de Mascara
arrivait à Oran, pour se reposer, pendant quelques jours, des fatigues
de sa fameuse campagne d'hiver. Avant d'entrer dans la ville, La
Moricière la fit défiler devant lui. Les hommes barbus, noircis par le
hâle, vêtus à la diable, mais d'une allure superbe sous leurs
haillons, marchaient d'un pas alerte, en dépit de la longueur de la
route qu'ils avaient faite et du gros butin qu'ils portaient, presque
tous, étrangement échafaudé sur leurs sacs. En les contemplant, leur
jeune chef, qui les avait formés, ne pouvait retenir un sourire
d'orgueil. Le soir, au milieu de son état-major, en étant venu à
parler de l'émotion de ce spectacle: «Quel malheur, s'écria-t-il, de
ne pouvoir montrer de tels soldats sur un champ de bataille
d'Europe!»--«Peut-être n'est-ce pas un malheur», osa dire un jeune
aide de camp que le général goûtait fort et auquel il laissait son
franc parler. C'était le capitaine Trochu, et, à l'appui de son
interruption, il exposa les raisons pour lesquelles il ne croyait pas
notre armée bien préparée, par la vie d'Afrique, à l'éventualité
qu'appelait son chef. La Moricière, surpris, scandalisé même, riposta
avec véhémence, et la discussion continua assez vive. Le capitaine
Trochu n'était pas alors seul de son avis; vers le même temps, le
général de Castellane écrivait de France au général Changarnier:
«L'Algérie n'est plus une bonne école de guerre.» Toutefois, en 1842,
cette opinion avait un air de paradoxe. Le sentiment général était
plutôt celui de La Moricière. On rapportait ce mot du duc d'Orléans:
«Si nous avions une guerre en Europe, je formerais mon avant-garde des
régiments tirés d'Afrique.» Autant les profits économiques de la
colonie paraissaient encore douteux, autant chacun se croyait assuré
des avantages qu'y trouvait notre éducation militaire; on disait
couramment que l'armée d'Afrique était le meilleur produit,
quelques-uns ajoutaient: le seul produit que la France pouvait espérer
retirer du sol africain. Depuis cette époque, la controverse ébauchée
dans le salon du commandant d'Oran s'est continuée et développée.
Seulement, un revirement semble s'être fait dans les esprits: personne
aujourd'hui ne prétend plus que l'Algérie ait été une conquête
stérile, et beaucoup en sont venus à croire que notre armée y a plus
perdu que gagné. Cette dernière thèse est soutenue notamment, dans des
écrits d'un grand éclat, par l'ancien capitaine Trochu, devenu l'un de
nos généraux les plus en vue. Il n'appartient pas à un profane de
juger un tel débat: toutefois, il lui sera peut-être permis
d'indiquer, avec grande réserve, quelques conclusions qui sortent des
faits mêmes.

D'abord, après ce qui a été dit tout à l'heure, une vérité semble
incontestable: c'est que, par la vie qu'il menait, par les qualités
que cette vie exigeait et développait, le soldat acquérait en Algérie
une singulière trempe physique et morale; le général Trochu a été le
premier à reconnaître «qu'à un certain débraillé près, la guerre
d'Afrique nous faisait d'excellents soldats». N'en peut-on pas dire
autant des officiers? Plus que dans toute autre campagne, ils
prenaient une très large part des fatigues et des périls. Cette guerre
avait pour eux un autre avantage. L'avancement étant très lent dans
les armées modernes, les officiers d'ordinaire arrivent trop tard à
l'exercice du commandement, et, longtemps encadrés dans de grandes
masses à mouvements uniformes, ils s'habituent personnellement à un
rôle un peu passif. L'Afrique, au contraire, leur fournissait mille
occasions d'acquérir et de développer cette qualité d'initiative si
précieuse dans la guerre et si conforme au génie de notre race. Avec
des troupes dispersées, morcelées, sans communications promptes et
faciles entre les différentes colonnes ou même entre les petits
détachements, en face d'un ennemi partout présent et attaquant
toujours à l'improviste, le gouverneur ou ses principaux lieutenants
ne pouvaient tout prévoir à l'avance, tout ordonner de loin, tout
diriger sur place; dès lors, il n'était pas de colonels, de
capitaines, parfois même de simples sergents qui ne pussent être
amenés à assumer toutes les responsabilités, à prendre toutes les
décisions d'un commandant en chef. Ainsi s'exerçaient-ils, sur un
théâtre petit, mais difficile, en face d'un adversaire barbare, mais
rusé et brave, à faire oeuvre de tactique, à tirer parti du terrain, à
remuer les hommes, à veiller à leurs besoins physiques, à soutenir
leur moral, à montrer de la présence d'esprit, du sang-froid et de la
prévoyance. Toutefois, s'il faut en croire le général Trochu, cette
vie qui semblait si profitable à nos officiers, leur était, à un autre
point de vue, souvent nuisible. «Le commandement fut conduit, a-t-il
écrit, à l'invention et à l'application journalière de la fameuse et
traditionnelle formule du _débrouillez-vous_, qui était à l'armée
d'Afrique sans danger notable pour l'ensemble des affaires militaires,
mais qui devait être plus tard si fatale à nos généraux dans la
préparation et dans la conduite de la grande guerre en Europe.» On
perdit de vue la nécessité des prévisions exactes, des préparations
méticuleuses, des ordres détaillés et précis. Le germe de ce défaut
était déjà et depuis longtemps dans la nature française; ne le
retrouverait-on pas chez les brillants vaincus de Crécy, de Poitiers
et d'Azincourt? La guerre d'Afrique ne l'a donc pas créé: seulement,
elle a pu contribuer à le développer. Dans le même ordre d'idées, le
général Trochu a signalé un autre inconvénient: les généraux sortaient
d'Algérie sans avoir aucune notion du maniement des immenses armées
modernes et de toutes les opérations si compliquées qui s'y
rattachent; or, bien que n'ayant pu ainsi apprendre qu'une partie de
la guerre, ils s'imaginaient l'avoir apprise tout entière, et, pour
avoir razzié quelques tribus ou culbuté les réguliers d'Abd el-Kader,
ils se voyaient devenus d'ores et déjà des capitaines complets; ils se
le disaient même si haut entre eux, que le public finissait par le
croire, et là, ajoute-t-on, aurait été l'origine des illusions qui
devaient aboutir, en 1870, à de si terribles mécomptes. Peut-être
est-ce pousser les conséquences bien loin: à chercher les causes de
nos récents désastres, on en trouverait facilement ailleurs de plus
proches, de plus directes et de plus agissantes. En tout cas, si
l'infatuation dont on parle a été le fait de quelques officiers à vue
courte et présomptueuse, rien n'indique qu'elle ait existé chez les
hommes vraiment supérieurs, les seuls en passe de devenir de vrais
chefs d'armée: ceux-ci se rendaient compte, sans nul doute, que la
guerre européenne différait de la guerre d'Afrique, et l'on se demande
en quoi le fait d'avoir heureusement pratiqué l'une, les aurait
empêchés de se préparer et de se former à l'autre.

On le voit, ma conclusion n'est pas absolue. Je suis le premier à
déclarer que la guerre d'Afrique était, pour notre armée, une école
incomplète; j'admets que, mal comprise, elle pouvait, sur certains
points, devenir une école dangereuse; mais je crois que, par d'autres
côtés, elle a été une école bienfaisante. La part du bien l'a-t-elle
emporté sur le mal? Question toujours délicate à laquelle on voudrait
laisser les faits répondre. Qu'a valu l'armée formée en Afrique,
quand, quelques années plus tard, elle a été mise à l'épreuve d'une
grande guerre? C'est elle que nous retrouvons en Crimée; elle n'a pas
encore eu le temps de subir les influences qui devaient, peu après, la
modifier si gravement. Eh bien, de l'aveu des Anglais qui l'ont vue de
près et qui ne sont pas d'ordinaire pour nous des juges bienveillants,
jamais la France n'avait eu une plus belle armée. Et encore faut-il
faire observer qu'elle ne se présentait pas avec tous ses avantages,
puisque les plus illustres des Africains, ceux qui semblaient le mieux
préparés aux commandements supérieurs, avaient été enlevés à leurs
soldats, le maréchal Bugeaud par la mort, le duc d'Aumale, les
généraux de La Moricière, Changarnier et Bedeau par l'exil politique,
en cette circonstance aussi néfaste que la mort. Voilà, semble-t-il,
la réponse des faits. N'oublions pas, d'ailleurs, comment se pose la
question. On n'a pas à se demander si l'armée eût trouvé une école
plus complète dans une grande guerre; la paix régnait, pour longtemps
encore, dans l'Europe fatiguée des secousses du commencement du
siècle, et personne ne saurait le regretter. Il s'agit de savoir ce
qui valait mieux pour notre éducation militaire: se battre en Algérie
ou ne pas se battre du tout. Ainsi posée, la question ne semble même
plus fournir matière à la discussion. Nos officiers, tels qu'on les
connaissait alors, n'eussent pas appris théoriquement à la caserne ce
qu'on reproche à la guerre d'Afrique de ne leur avoir pas pratiquement
enseigné. Et ils auraient perdu l'occasion que ce champ de bataille
permanent leur offrait de se former aux vertus militaires, par
l'effort accompli, par la fatigue supportée, par le péril affronté,
par le sang répandu; occasion d'autant plus précieuse que l'air
ambiant était alors plus amollissant et que notre société bourgeoise,
industrielle, financière et matérialiste était plus occupée de
bien-être, plus réfractaire à l'idée même du sacrifice.



CHAPITRE VI

TAÏTI ET LE MAROC.

(Février-septembre 1844.)

     I. Le protectorat de la France sur les îles de la Société. Le
     protectorat est changé en prise de possession. Le gouvernement
     français ne ratifie pas cette prise de possession. Il est
     violemment critiqué dans la Chambre et dans la presse.--II.
     Impression produite en Angleterre. Voyage du Czar à
     Londres.--III. Abd el-Kader sur la frontière du Maroc. Attaques
     des Marocains. Envoi d'une escadre sous les ordres du prince de
     Joinville. Instructions adressées au prince et au maréchal
     Bugeaud. Attitude de l'Angleterre. Impatience du maréchal et
     réserve du prince.--IV. Incident Pritchard. Grande émotion en
     Angleterre et en France. Négociations entre les deux cabinets.
     Excitation croissante de l'opinion des deux côtés du détroit.--V.
     Bombardement de Tanger. Bataille d'Isly. Bombardement de Mogador
     et occupation de l'île qui ferme le port de cette ville.--VI.
     Effet produit par ces faits d'armes en Angleterre. Un conflit
     avec la France paraît menaçant. Attitude de l'Europe.--VII. Le
     gouvernement français comprend la nécessité d'en finir.
     Arrangement de l'affaire Pritchard et traité avec le Maroc.
     Attaques des oppositions en France et en Angleterre. Injustice de
     ces attaques.


I

À peine l'entente cordiale venait-elle, en janvier et février 1844,
d'être solennellement proclamée et ratifiée dans les parlements de
France et d'Angleterre, qu'avant même la fin de ce mois de février, la
nouvelle d'un incident survenu aux antipodes menaçait de ranimer, de
chaque côté du détroit, les méfiances et les irritations mal éteintes
de 1840. C'était, semblait-il, la loi rigoureuse imposée à M. Guizot
et comme le prix dont la Providence lui faisait payer sa longue vie
ministérielle, de ne pouvoir jamais se reposer sur un succès:
aussitôt qu'il se flattait d'être sorti d'une difficulté, une autre
surgissait, remettant tout en question et l'obligeant à recommencer la
même lutte.

Pour comprendre quel était l'incident qui arrivait à la traverse de
l'entente cordiale, il convient de reprendre les faits d'un peu plus
haut. Le gouvernement du roi Louis-Philippe s'était rendu compte que
la question de l'équilibre entre les puissances, autrefois
circonscrite sur un coin du globe, se posait maintenant dans toutes
les parties du monde, et que, dès lors, la France devait penser à se
faire sa place jusque dans les régions les plus éloignées. Non sans
doute qu'il voulût se lancer à la légère dans une politique de guerres
et de conquêtes coloniales; il estimait qu'en ce genre c'était bien
assez de l'Algérie, et il avait récemment décliné des invitations
pressantes de tenter une entreprise sur Madagascar. Mais, à défaut de
vastes établissements territoriaux, il cherchait à créer, près des
grandes terres ou au milieu des grandes mers qui s'ouvraient à
l'action européenne, des stations où notre commerce pût trouver un
appui et notre marine un refuge. L'Afrique attira tout d'abord son
attention: nous y avions déjà pied par l'Algérie, le Sénégal et l'île
Bourbon. De 1841 à 1844, non sans exciter la mauvaise humeur de
l'Angleterre, des établissements fortifiés furent créés à l'embouchure
des principaux fleuves du golfe de Guinée, et possession fut prise, au
nord du canal de Mozambique, des îles de Mayotte et de Nossi Bé. Il y
avait aussi quelque chose à faire dans cette Océanie que, depuis un
siècle, nos navigateurs avaient tant de fois explorée. Dès la fin de
1839, on avait songé à s'installer dans la Nouvelle-Zélande; il fallut
y renoncer; les Anglais, prévenus de notre dessein, nous avaient
devancés. En 1841, l'amiral Dupetit-Thouars reçut mission d'occuper
les îles Marquises, ce qu'il fit en 1842. S'il s'en fût tenu là,
aucune difficulté ne se serait produite, et l'opinion publique en
Europe eût à peu près ignoré cet incident lointain. Mais l'amiral,
homme d'initiative hardie, voulut faire davantage. À peu de distance
des Marquises, se trouvait un autre archipel plus considérable et plus
connu; c'étaient les îles de la Société et, parmi elles, la charmante
Taïti, qu'on appelait «la reine des mers du Sud». De longue date,
l'influence anglaise y était prépondérante. Des missionnaires
méthodistes, à la fois prédicants et trafiquants, soutenus par la
puissante «société des missions de Londres», s'étaient emparés de
l'esprit de la reine Pomaré et gouvernaient sous son nom, fort jaloux
de leur autorité et ne se gênant pas pour maltraiter les prêtres ou
les marins français qui s'aventuraient dans ces régions. Le plus
important d'entre eux, investi par lord Palmerston des fonctions de
consul d'Angleterre, était un nommé Pritchard, personnage remuant,
retors, sournois, opiniâtre, avide de domination, pénétré jusqu'à la
moelle de tout ce que l'orgueil anglais et le fanatisme protestant
peuvent contenir d'animosité contre la France et contre le
catholicisme. À Londres, dans le monde religieux et dans celui des
affaires, on s'était habitué à considérer les îles de la Société comme
dépendant moralement de l'Angleterre. Aucun lien officiel cependant ne
les y rattachait. Deux fois, le gouvernement britannique avait refusé
le protectorat qui lui était offert. Estimait-il que l'état de choses
existant lui donnait autant d'influence, avec moins de charges et de
responsabilité? Ce fut vers cet archipel que l'amiral Dupetit-Thouars,
agissant absolument en dehors de ses instructions, se dirigea, après
avoir pris possession des îles Marquises; déjà, quelques années
auparavant, il y avait paru pour soutenir les réclamations de nos
nationaux; ayant appris que de nouvelles vexations avaient été, depuis
lors, infligées à des Français, il voulut profiter de ce qu'il était
en force dans ces parages, pour les réprimer. Il le prit sur un ton
assez haut avec la reine Pomaré, et lui demanda un compte sévère de
ces vexations. La reine, fort gênée d'avoir à rendre ce compte et fort
effrayée de ce qu'il pourrait lui en coûter, privée d'ailleurs des
conseils de M. Pritchard, alors absent, trouva que le meilleur moyen
de sortir d'embarras était d'offrir de se placer sous le protectorat
de la France. L'amiral, qui avait lui-même fait suggérer cette offre,
l'accepta aussitôt, sous la seule réserve de la ratification du Roi,
et un traité fut passé à la date du 9 septembre 1842.

Le cabinet de Paris n'apprit pas sans déplaisir une entreprise qu'il
n'avait ni ordonnée ni prévue. Il n'entrait pas dans sa politique
d'ajouter aux difficultés qui venaient de surgir au sujet du droit de
visite, une nouvelle cause de froissement avec l'Angleterre.
Volontiers il eût refusé ce protectorat. Mais l'influence française ne
serait-elle pas gravement compromise dans l'océan Pacifique, si elle y
débutait par une reculade? Et de plus, ne serait-ce pas fournir une
nouvelle arme à cette opposition, déjà si empressée à dénoncer les
prétendues faiblesses du Roi et de M. Guizot envers l'Angleterre? Le
17 avril 1843, le cabinet se décida donc, assez à contre-coeur, à
accepter le protectorat. L'émotion fut vive à Londres: des meetings
furent provoqués par le parti des Saints, des démarches faites auprès
des ministres. Mais, après tout, l'Angleterre s'était refusée à
acquérir aucun droit sur Taïti, et la reine Pomaré avait usé de son
indépendance. Lord Aberdeen ne put le contester et se borna à
demander, en faveur des missionnaires anglais, certaines assurances
que notre cabinet s'empressa de lui donner très complètes. Cette
satisfaction obtenue, le secrétaire d'État, sans «reconnaître»
expressément notre protectorat, déclara «ne pas le mettre en
question», et enjoignit à ses agents de ne «soulever» à ce sujet
aucune «difficulté». En France, le public s'occupa peu de cette
affaire et s'y intéressa encore moins. «Je vous assure, écrivait alors
M. Désages à M. de Jarnac, qu'on n'est pas fort engoué, à Paris, de
toutes ces occupations polynésiennes. Parce que les Anglais mangeaient
du sauvage, nos gens étaient jaloux et voulaient en manger. Ils s'en
dégoûteront bientôt, pour peu qu'on leur en serve encore. C'est un
très drôle de pays que le nôtre[374].» Quant à l'opposition, ne
trouvant pas moyen d'accuser le ministère de couardise, elle lui
reprocha sa témérité, contesta l'opportunité des établissements
océaniens et chercha à les restreindre: il fallut, pour obtenir le
vote des crédits nécessaires, qu'un long discours de M. Guizot
expliquât et justifiât l'entreprise[375].

[Note 374: Lettre du 30 mais 1843. (_Document inédits._)]

[Note 375: Séances des 10-12 juin 1843.]

Telle était la situation, et personne ne pensait plus à cette affaire,
quand, vers le 17 février 1844, arriva la nouvelle que l'amiral
Dupetit-Thouars, revenu à Taïti, en novembre 1843, après quatorze mois
d'absence, avait soulevé une question de pavillon au moins douteuse,
et saisi le prétexte du refus opposé à ses exigences par la reine
Pomaré, pour prononcer sa déchéance et substituer au protectorat une
prise de possession directe des îles de la Société. Que s'était-il
donc passé qui pût expliquer cet acte violent? L'amiral arguait des
intrigues contre le protectorat, fomentées par les missionnaires
protestants et appuyées par certains officiers de la marine anglaise;
il se plaignait que la reine, surtout depuis le retour de M.
Pritchard, fût retombée sous des influences hostiles à la France. Cela
était vrai. Mais, malgré tout, le protectorat subsistait et n'avait
rencontré aucune résistance matérielle; la reine protestait de sa
volonté de s'y soumettre; quant aux agents anglais, les instructions
envoyées de Londres leur enjoignaient de prendre une attitude plus
correcte. Ces difficultés et ces mauvaises volontés ne dépassaient
donc pas ce qu'on devait prévoir dans une entreprise de ce genre et ce
qu'on pouvait surmonter avec un peu de patience et d'adroite fermeté.
L'amiral n'en avait pas jugé ainsi. Ne considérant que le théâtre
particulier où il agissait, il avait cru un acte de force nécessaire
pour grandir le prestige de la France au regard des indigènes et pour
rabattre l'orgueil anglais. Il savait bien que, cette fois encore, il
agissait sans instruction: mais il jugeait bon de forcer un peu la
main à un gouvernement que les journaux disaient si timide, et il
s'imaginait ainsi répondre au sentiment national[376].

[Note 376: À ce propos, le chancelier Pasquier écrivait à M. de
Barante, le 14 septembre 1844: «Nos marins, à présent, ont toujours en
vue ces malheureux journaux dont ils prennent les excitations pour la
voix de la France entière, et, grâce à cette grossière erreur, ils
croiraient volontiers que le premier coup de canon tiré par eux serait
la résurrection de toutes les gloires qui se sont ensevelies dans
celles de l'Empire. Le défunt amiral Lalande a donné un bien funeste
exemple, par la correspondance que, pendant sa station dans les mers
de Grèce, il a entretenue avec un ou deux journalistes; il en a été
payé par des salves d'éloges auxquelles tous ses semblables, en grade
et en position, aspirent maintenant, comme moyen de monter plus haut
encore.» (_Documents inédits._)]

«C'est une tuile qui tombe sur la tête du cabinet», écrivit le duc de
Broglie, à la nouvelle de ce qui s'était passé à Taïti[377]. À quelque
parti que s'arrêtât le gouvernement, les difficultés étaient grandes.
S'il ratifiait l'annexion, il ne pouvait se faire illusion sur la
façon dont elle serait prise par l'Angleterre qui, l'année précédente,
avait eu tant de peine à laisser passer le simple protectorat;
l'émotion s'y manifestait tout de suite si vive, que lord Aberdeen
n'obtenait pas sans peine de ses collègues qu'ils attendissent la
décision du gouvernement français, avant de prononcer quelque parole
irritante. La possession de Taïti valait-elle pour nous le sacrifice
de cette entente cordiale, proclamée naguère un si heureux événement?
D'autre part, il n'y avait pas plus à se faire illusion sur l'effet
que produirait en France le désaveu de l'amiral; sans doute
l'opposition s'était montrée, en 1843, très froide pour nos
établissements océaniens; mais du moment où elle trouverait un
prétexte à accuser le ministère d'avoir peur de l'Angleterre, elle ne
manquerait certainement pas de le saisir: le langage de ses journaux
le faisait déjà pressentir[378]. Le ministère pesa toutes ces
difficultés, et, après délibération, se conformant à l'avis très
arrêté du Roi, il décida de ne pas ratifier l'acte de l'amiral
Dupetit-Thouars. Le 26 février 1844, le _Moniteur_ publia une note qui
se terminait ainsi: «Le Roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant
pas, dans les faits rapportés, des motifs suffisants pour déroger au
traité du 9 septembre 1842, a ordonné l'exécution pure et simple de
ce traité et l'établissement du protectorat français dans l'île de
Taïti.»

[Note 377: _Documents inédits._]

[Note 378: Le duc de Broglie écrivait, le 24 février 1844: «Les
journaux de l'opposition ont hésité quelque temps pour voir de quel
côté pencherait le ministère. Ne pouvant rester aussi longtemps
incertains que lui, ils ont pris leur parti pour la gloire, et vont
lui faire une obligation de poursuivre sa marche triomphante dans
l'océan Pacifique.» (_Documents inédits._)]

L'explosion de la presse de gauche dépassa en violence ce qu'on
pouvait attendre. Phénomène plus grave encore et qui s'était déjà
produit lors de l'affaire du droit de visite, l'émotion gagna le grand
public, et le parti conservateur lui-même parut troublé. Le reproche
de reculer devant l'Angleterre se trouvait faire un effet terrible.
C'est que la blessure du 15 juillet 1840 était toujours à vif. Et
même, comme nous l'avons pressenti, l'éclat avec lequel le
rapprochement des deux cabinets avait été proclamé, portait la nation
à se montrer d'autant plus susceptible que son gouvernement lui
paraissait suspect de ne pas l'être assez. Les adversaires de M.
Guizot estimèrent qu'un tel état des esprits leur offrait l'occasion
de prendre la revanche de leurs échecs. Ils convinrent donc aussitôt
d'une attaque dans laquelle devaient se réunir toutes les nuances de
l'opposition. M. Molé réclama pour un de ses amis de la Chambre des
députés, M. de Carné, l'honneur de déposer l'interpellation et de
porter les premiers coups. La bataille s'annonçait très vive. Du côté
du ministère, on n'était pas sans inquiétude, et le duc de Broglie
écrivait à son fils: «La majorité est mécontente, hargneuse et
intimidée[379].»

[Note 379: Lettre du 29 février 1844. (_Documents inédits._)]

La discussion s'ouvrit le 29 février 1844. Elle ne sembla pas d'abord
bien tourner pour le gouvernement. Vainement M. Guizot déployait-il
toute son éloquence, exposait-il les faits en détail pour prouver
«l'erreur» de l'amiral Dupetit-Thouars, et repoussait-il avec émotion
le reproche de pusillanimité; ses adversaires touchaient des cordes
faciles à faire vibrer, en dénonçant les intrigues de l'Angleterre et
en s'indignant de voir frapper un marin coupable d'avoir «porté haut
la susceptibilité pour l'honneur national», tandis que le ministre
qui, dans l'affaire du droit de visite, avait «méconnu la dignité du
pavillon français», restait à sa place. À la fin du second jour,
l'opposition se croyait assurée du succès. M. Guizot, effrayé,
demanda le renvoi au lendemain. Dans la soirée, de grands efforts
furent faits pour éclairer les députés sur les conséquences du vote
qu'ils allaient émettre. Chez la duchesse d'Albufera, où il y avait
réception, M. de Rothschild allait de l'un à l'autre, disant: «Vous
voulez la guerre; eh bien, vous l'aurez... Dans peu de jours, on se
tirera des coups de canon[380].» L'avertissement fit réfléchir, et le
lendemain, à la reprise des débats, la majorité parut raffermie. Au
vote, malgré le scrutin secret réclamé par les amis de M. Molé,
l'ordre du jour de blâme fut repoussé par 233 voix contre 187: 46 voix
de majorité! les plus optimistes n'en espéraient pas tant. Il est vrai
que M. Guizot, en repoussant hautement tout blâme direct ou indirect,
et en posant sur ce point la question de cabinet, avait jugé prudent
de déclarer qu'il ne sollicitait pas une approbation formelle de sa
conduite. «C'est un acte qui commence, ajoutait-il; l'avenir montrera
si nous avons eu pleinement raison de l'accomplir; nous restons dans
notre responsabilité, la Chambre reste dans son droit de critique;
nous ne demandons rien de plus.»

[Note 380: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

Battue au Parlement, l'opposition ne baissa pas de ton dans la presse.
Les journaux semblaient chercher, chaque jour, une épithète plus
flétrissante à accoler au nom des ministres. Le _National_ ouvrit une
souscription pour offrir une épée d'honneur à l'amiral Dupetit-Thouars;
deux cents élèves de l'École polytechnique étant venus souscrire dans
les bureaux du journal, l'école fut consignée pendant quinze jours. Le
prince de Joinville, alors âgé de vingt-six ans, déjà contre-amiral,
avait conquis dans la marine un prestige semblable à celui de son jeune
frère le duc d'Aumale dans l'armée de terre; esprit brillant, vif, de
feu pour tout ce qui lui paraissait intéresser la grandeur de la France,
il crut devoir choisir ce moment pour publier sur l'_État des forces
navales de la France_ une note non signée, mais dont tout le monde
savait qu'il était l'auteur; supposant une guerre avec l'Angleterre,
tout en se défendant de la vouloir, il établissait l'insuffisance de
notre flotte et dénonçait la négligence de l'administration de la marine
qu'il accusait de s'être endormie et d'avoir endormi le pays. Il est
d'usage, en France, et encore plus en Angleterre, de pousser de temps à
autre de pareils cris d'alarme[381]: mais, dans le cas présent, les
circonstances générales et la qualité de l'auteur donnaient à l'incident
une gravité particulière. Les adversaires du cabinet s'emparèrent
aussitôt de cette publication, à ce point que le gouvernement jugea
nécessaire de faire adresser au jeune amiral une remontrance par le
_Journal des Débats_[382].

[Note 381: Quelques mois plus tard, lord Palmerston jetait, au delà de
la Manche, un cri d'alarme tout semblable, et il écrivait, le 10
novembre 1844, à son frère: «Si la rupture avait éclaté, les Français
auraient pu frapper quelque coup dangereux, avant que nous eussions
été en mesure de nous défendre contre eux.» (BULWER, _Life of
Palmerston_, t. III, p. 142.)]

[Note 382: Dans son article, le _Journal des Débats_ dénonçait la
manoeuvre par laquelle on prétendait exploiter «contre le gouvernement
du Roi» un «entraînement naturel à l'âge du prince et particulier,
dit-on, à son caractère»; il parlait de «popularité trompeuse», de
«triomphe suspect»; puis, montrant ce qu'avait d'incorrect cet appel à
la publicité fait par un officier général et par un prince: «On ne
peut pas, disait-il, être à la fois sur les marches d'un trône et sur
la brèche de la polémique quotidienne.»]

Pendant ce temps, dans les deux Chambres, l'opposition saisissait,
inventait tous les prétextes de rouvrir des discussions sur la
malheureuse affaire de Taïti, plutôt pour fatiguer le cabinet et
entretenir l'agitation, que dans l'espoir de faire revenir la majorité
sur son vote. «Vous dites, lui répondait M. Guizot, que vous ne vous
laisserez pas décourager. Ne croyez pas que nous nous laissions
décourager davantage[383].» Les violences auxquelles le ministre se
heurtait ne le troublaient pas: c'était seulement pour lui une
occasion d'exprimer, une fois de plus, ce mépris hautain qui n'était
pas la forme la moins saisissante de son éloquence. «J'aime mieux,
disait-il, subir, en passant, certains dégoûts, que les ramasser de ma
propre main pour les renvoyer à ceux qui me les jettent[384].» Loin,
du reste, d'abaisser le drapeau de l'entente cordiale, il le tenait
plus droit et plus haut que jamais. «Nous donnons, s'écriait-il en
finissant l'un de ses discours, le spectacle de la paix sincère et
sérieuse entre deux grandes nations fières et jalouses. C'est là un
spectacle qui fait l'orgueil de notre temps et l'orgueil du cabinet
qui n'a fait à ce grand résultat aucun sacrifice qui puisse être
regardé comme une atteinte réelle aux intérêts du pays. Messieurs, si,
pour obtenir de tels résultats, il fallait savoir être patient et
attendre longtemps la justice du pays, nous saurions nous y résigner
et attendre; mais la justice du pays ne nous a pas un moment manqué;
c'est elle qui nous a encouragés et soutenus dans cette difficile
carrière; nous attendrons avec désir, mais avec patience, la justice
de l'opposition[385].»

[Note 383: Discours du 13 avril 1844.]

[Note 384: Discours du 19 avril 1844.]

[Note 385: Discours du 28 mai 1844.]


II

Le désaveu si nettement et si promptement prononcé par le gouvernement
français avait dissipé les humeurs et les méfiances du cabinet de
Londres. Tandis que sir Robert Peel s'empressait de rendre hommage à
notre loyale modération, lord Aberdeen ne rencontrait plus chez ses
collègues d'objection aux mesures qu'il voulait prendre pour retirer
de Taïti les agents compromettants: M. Pritchard, entre autres, fut
nommé à un consulat fort éloigné de là, dans les îles des Amis. En
même temps, le secrétaire d'État mesurait son langage public de façon
à ne pas aggraver les embarras parlementaires de M. Guizot. Dès le 1er
mars 1844, il disait, en réponse à une question de lord Brougham: «Je
crois devoir déclarer que ce désaveu a été absolument un acte
volontaire et spontané du cabinet français. Je n'ai pas écrit au
représentant du gouvernement de Sa Majesté à Paris, et pas un mot de
remontrance n'a été prononcé par l'ambassadeur lui-même... Je fais
cette déclaration de la manière la plus explicite, mais je m'attends à
voir les ministres du roi des Français attaqués par le parti de la
guerre et accusés d'avoir fléchi devant l'Angleterre. Le parti de la
guerre ne manquera pas de profiter de cette occasion, de même que je
sais parfaitement que tout ce que j'aurai fait, comme ce que je
n'aurai pas fait, sera interprété, en Angleterre, par les amis du
parti de la guerre français, comme un acte de soumission basse et
lâche à la France. Mais le parti de la guerre mérite aussi peu
d'attention en France qu'il en obtient heureusement peu en
Angleterre.»

Toutefois, si le cabinet britannique ne pouvait qu'être satisfait de
la conduite de notre gouvernement, il se demandait, en présence de
l'excitation des esprits en France et de divers symptômes dont la
«note» du prince de Joinville ne lui paraissait pas le moins
inquiétant, si le pouvoir ne risquait pas de tomber, d'un jour à
l'autre, aux mains du parti que lord Aberdeen appelait «le parti de la
guerre», et il prenait ses précautions en conséquence. Il était bien
résolu, dans ce cas, à refaire contre la France la coalition de 1840.
Lord Wellington, entre autres, ne s'en cachait pas dans ses
conversations avec les diplomates étrangers. De là, dans la pratique
de l'entente cordiale, une certaine réserve; plus que jamais, le
cabinet britannique se préoccupait de ne pas sacrifier à cette entente
les bons rapports avec les puissances continentales, notamment avec la
Prusse qu'il comblait de témoignages d'amitié et qu'il appelait
«l'alliée naturelle» de l'Angleterre[386].

[Note 386: Dépêches de M. de Bunsen, citées par HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 583, 584.]

Les ennemis de la France en Europe voyaient cette situation et
tâchaient d'en profiter. Ainsi s'explique la visite retentissante,
soudaine, impétueuse, que le Czar vint faire alors à la reine
Victoria. Depuis quelques mois déjà, il laissait pressentir ce voyage,
mais pour un avenir plus ou moins éloigné, quand, à la fin de mai
1844, évidemment déterminé par ce qui lui revenait des rapports de
l'Angleterre et de la France, il se décida si brusquement que la cour
de Windsor n'eut que quarante-huit heures pour se préparer à le
recevoir. Du reste, comme l'écrivait M. Guizot, Nicolas «aimait les
surprises et les effets de ce genre». Courtiser l'Angleterre pour la
détacher de la France, tel était son dessein. Il reprenait avec plus
d'éclat l'effort tenté, deux ans auparavant, par Frédéric-Guillaume
IV. Aussi, à Berlin, s'intéressait-on tout particulièrement à la
démarche du Czar. De cette ville où il était alors en congé,
l'ambassadeur de Prusse à Londres, M. de Bunsen, écrivait à sa femme:
«Ce voyage aura des résultats immenses. Tout est dans la main de
Dieu... Que veut l'Empereur? Premièrement, être désagréable au roi
Louis-Philippe. Deuxièmement, imiter le roi Frédéric-Guillaume IV dans
sa galanterie princière envers la souveraine des îles. Troisièmement,
disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, et les
éloigner de la France... Pourquoi? Pour nulle autre chose que
celle-ci: pour des plans qui intéressent un prochain avenir et au
sujet desquels il ne voudrait pas voir l'Angleterre et la France sur
une même ligne[387].» À Paris, sans être aussi bien informé, on
pressentait ces mauvais desseins. «Ce voyage a donné ici fort à
penser, écrivait à une de ses amies d'outre-Manche un homme politique
de la gauche, M. Léon Faucher. Quand nous voyons apparaître les
corbeaux, nous croyons qu'ils accourent à la curée... Pour l'empereur
Nicolas du moins, _there is some plot in it..._ Pour séduire
Palmerston, l'on avait envoyé M. de Brunnow; pour séduire Peel, ce
n'est pas trop de l'Empereur lui-même[388].» M. Guizot affectait une
indifférence dédaigneuse, mais, évidemment, il était préoccupé. «Soyez
réservé, avec une nuance de froideur, écrivait-il à son ambassadeur à
Londres. Les malveillants ou seulement les malicieux voudraient bien
ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage ou du moins
quelque humeur. Il n'en sera rien... L'Empereur vient à Londres, parce
que la Reine est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait
de revanche[389]...»

[Note 387: _Mémoires de Bunsen_, cités par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
dans son étude sur le _Conseiller de la reine Victoria_.]

[Note 388: Léon FAUCHER, _Biographie et Correspondance_, t. I, p.
150.]

[Note 389: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 208.]

Arrivé en Angleterre, le 1er juin, Nicolas n'épargna rien pour gagner
l'affection de la Reine, pour inspirer confiance aux ministres, pour
séduire la nation, aussi bien la foule que l'aristocratie. Une fois
dans sa vie, l'autocrate superbe se faisait courtisan, gardant dans ce
rôle nouveau sa grande mine, y obtenant de véritables succès, succès,
il est vrai, plus de curiosité et d'étonnement que de sympathie
profonde, mais parfois gâtant ses effets par un certain manque de
mesure: tel le jour où il disait à la Reine: «Je prie Votre Majesté de
considérer toutes mes troupes comme lui appartenant.» Propos dont il
faisait ressortir encore plus l'énormité asiatique, en le rapportant
lui-même à plusieurs officiers anglais. Est-ce parce qu'il devinait le
sourire un peu incrédule que ses interlocuteurs avaient parfois peine
à retenir, qu'il répétait à tout venant: «Je sais qu'on me prend pour
un comédien, mais rien n'est plus faux; je suis sincère, je dis ce que
je pense, et je tiens parole[390].» Ces caresses à l'Angleterre se
doublaient toujours d'un coup de griffe contre la France. Dans ses
conversations avec sir Robert Peel et lord Aberdeen, le Czar, tout
entier à sa passion, parlait parfois si haut, criait si fort, qu'on le
priait de s'éloigner des fenêtres ouvertes et de se retirer en un
endroit où il ne pût être entendu du dehors. En venait-il à parler de
Louis-Philippe: «Personnellement, disait-il, je ne serai jamais son
ami.» Sur M. Guizot: «Je ne l'aime pas du tout. Je l'aime moins encore
que Thiers; celui-ci est un fanfaron, mais il est franc; il est bien
moins nuisible, bien moins dangereux que Guizot.» Sur les Français en
général: «Je fais grand cas de l'opinion des Anglais; mais ce que les
Français disent de moi, je n'en prends nul souci, je crache dessus.»
Les ministres britanniques écoutaient ces violences, sans y adhérer,
mais aussi sans les contredire; il n'entrait pas dans leur jeu de
détruire des préventions qui empêchaient cette alliance franco-russe,
toujours fort redoutée à Londres. Néanmoins, sir Robert Peel ne laisse
pas ignorer au Czar «qu'un des principaux désirs de sa politique était
de voir le trône de France, après la mort de Louis-Philippe, passer
sans convulsion au plus proche héritier légitime de la dynastie
d'Orléans». Nicolas ne combattit pas directement cette idée, mais il
exposait les raisons pour lesquelles on ne pouvait compter ni sur la
tranquillité intérieure de la France ni sur la durée de son entente
avec l'Angleterre. «La première bourrasque dans les Chambres
françaises emportera cette entente, dit-il. Louis-Philippe essayera de
résister, et, s'il ne se sent pas assez fort, il se mettra à la tête
du mouvement, pour sauver sa popularité.»

[Note 390: C'est principalement aux Mémoires du baron de Stockmar que
nous empruntons ces détails et ceux qui vont suivre sur les
conversations du Czar.]

Malgré ses protestations répétées «qu'il n'était pas venu avec des
vues politiques», le Czar mettait volontiers la conversation sur la
question d'Orient, préoccupation dominante de la diplomatie russe. «La
Turquie est en train de mourir, disait-il. Nous pouvons chercher les
moyens de lui sauver la vie: nous n'y réussirons pas. Elle mourra...
Ce sera un moment critique.» Il affirmait «ne pas vouloir un pouce de
son territoire», et croire aussi au désintéressement de l'Angleterre.
Alors revenait son idée fixe. «Dans cette crise, déclarait-il, je ne
redouterai que la France. Que voudra-t-elle? Je la redoute sur bien
des points: en Afrique, dans la Méditerranée, en Orient même. Vous
souvenez-vous de l'expédition d'Ancône? Pourquoi n'en ferait-elle pas
une semblable à Candie, à Smyrne?» Et il montrait alors cette
intervention de la France mettant le feu aux poudres, amenant une
conflagration générale. «On ne peut, ajoutait-il, stipuler maintenant
sur ce qu'on fera de la Turquie après sa mort...; mais il est
nécessaire de considérer, honnêtement, raisonnablement, le cas
possible de cette chute; il est nécessaire de s'entendre sur des idées
justes, d'établir un accord loyal en toute sincérité.» En réalité, son
dernier mot, son arrière-pensée persistante était un nouveau traité du
15 juillet 1840, une entente à quatre, en dehors de la France, sur le
partage de l'empire ottoman. Il tâtait le terrain; ne pouvant encore
poser les bases d'une telle convention, il en lançait au moins l'idée
et tâchait de la faire accepter. Y réussit-il? Dans les explications
que lord Aberdeen donna tout de suite à M. Guizot sur la visite
impériale, il lui affirma que le Czar, tout en causant longuement de
l'Orient, n'avait rien obtenu du cabinet anglais, mieux encore, qu'il
ne lui avait rien proposé[391]. La sincérité habituelle du secrétaire
d'État donne confiance dans sa parole: celle-ci paraît d'ailleurs
confirmée par une lettre intime de la reine Victoria au roi des
Belges, où nous lisons: «L'Empereur n'a absolument rien demandé[392].»
Et cependant ces assertions sont difficiles à concilier avec un
document, demeuré longtemps secret et publié, en 1854, lors de la
guerre de Crimée. Il s'agit d'un _memorandum_ qui fut envoyé à
Londres, à la fin de juin 1844, par M. de Nesselrode, et dans lequel
le chancelier russe résumait les conversations de son souverain avec
le cabinet anglais. Outre les déclarations déjà connues du Czar sur le
maintien désirable du _statu quo_ en Orient, sur la probabilité d'une
catastrophe, sur l'utilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie
pour parer aux dangers de cette catastrophe, ce document contenait
l'affirmation précise et réitérée, non que les conditions de cette
entente fussent d'ores et déjà fixées, mais que le «principe» en était
«arrêté» et qu'il y avait, entre les deux gouvernements, «engagement
éventuel de se concerter s'il arrivait quelque chose d'imprévu en
Turquie»; le _memorandum_ ne dissimulait pas que ce concert se ferait
en dehors de la France; il indiquait même expressément que la Russie
et l'Autriche étant déjà d'accord, l'adhésion de l'Angleterre
suffirait pour que la France «fût dans la nécessité de suivre». Ce
n'était pas absolument ce que lord Aberdeen communiquait à M. Guizot.
Y avait-il donc, de la part du ministre anglais, en 1844,
dissimulation à notre égard? Ou bien le gouvernement russe, en croyant
avoir obtenu cet «engagement éventuel», était-il sous l'empire d'une
illusion volontaire ou non? En tout cas, s'il y avait illusion, on ne
jugea pas utile, à Londres, de la dissiper; on y reçut le
_memorandum_, sans faire aucune objection[393]. Nicolas se crut donc
autorisé à compter qu'en cas de crise orientale, il s'entendrait
facilement avec l'Angleterre contre nous ou du moins en dehors de
nous. Cette impression persistait chez lui à la veille de la guerre de
Crimée et ne fut pas pour peu dans la témérité provocante avec
laquelle le Czar se conduisit alors envers la France, dans le
sans-gêne avec lequel, au commencement de 1853, il proposa à l'envoyé
de la reine Victoria une entente pour le partage de l'empire ottoman,
laissant voir que, ce marché fait, il se moquerait de ce qu'on
pourrait penser à Paris. Aussi sa déception fut-elle terrible, quand
il vit, au contraire, les deux puissances occidentales unies et armées
contre la Russie.

[Note 391: _Mémoires de M. Guizot_, t. VI, p. 212.]

[Note 392: Cité dans _The Life of the Prince Consort_, par sir
Théodore MARTIN.]

[Note 393: S'il faut en croire une assertion formelle de lord
Malmesbury dans ses _Mémoires_ (vol. I, p. 402), il y aurait eu plus
encore. Cet homme d'État a consigné en effet sur son journal, à la
date du 3 juin 1853, qu'en 1844, un _memorandum_ secret avait été
signé, à Londres, par le Czar d'une part, par Robert Peel, Wellington
et Aberdeen d'autre part; il avait pour objet d'assurer à la Russie,
sans consulter la France, son protectorat sur les Lieux saints et sur
la religion grecque en Turquie. L'existence de cette pièce, connue
seulement de la Reine, était révélée à chaque nouveau ministre des
affaires étrangères lors de son entrée en fonction. C'était ainsi que
lord Malmesbury l'avait connue, lorsqu'il avait été chargé du _foreign
office_, peu avant de raconter ces faits dans son journal. L'assertion
est précise et paraît fort autorisée. Je sais cependant qu'en
Angleterre des personnes bien placées pour connaître les faits, et
particulièrement pour avoir été informées de tous les actes de lord
Aberdeen, ne croient pas à l'existence d'un _memorandum_ signé par les
ministres anglais. À leur avis, lord Malmesbury avait dû faire une
confusion avec le _memorandum_ de M. de Nesselrode. Les éléments nous
manquent, en France, pour éclaircir cet incident. C'est aux historiens
anglais qu'il appartient de le faire.]

Nicolas ne devait donc pas retirer, dans l'avenir, le fruit qu'il
espérait de sa démarche. Avait-il du moins réussi, dans le présent, à
détruire ou seulement à ébranler l'entente cordiale des deux
puissances occidentales? Sans doute les ministres anglais ne cachaient
pas la satisfaction que leur causaient la visite et les avances du
Czar: il leur était agréable d'être ainsi courtisés, et les
dispositions de la Russie leur paraissaient un en-cas fort utile pour
le jour où un revirement parlementaire changerait la politique
française. Mais ils n'en désiraient pas moins, pour le moment,
continuer l'entente cordiale; ils se sentaient même d'autant mieux à
l'aise pour l'afficher que, désormais, on ne pouvait plus, autour
d'eux, les accuser d'y sacrifier les bons rapports avec les autres
puissances continentales. Quant à la reine Victoria, nous connaissons
ses impressions, par ses lettres au roi des Belges et par son
journal[394]: d'abord assez prévenue contre le Czar et ayant appris sa
visite avec ennui, tant d'efforts pour lui plaire ne l'avaient pas
trouvée insensible. «Certainement, écrivait-elle, cette visite est un
grand événement et un grand compliment: le peuple ici en est très
flatté.» Elle croyait découvrir en Nicolas, à défaut de l'étendue et
de la culture d'esprit qui l'avaient tant intéressée chez
Louis-Philippe, certaines qualités de coeur, une sincérité, une
chaleur dans les affections de famille, qu'elle «ne pouvait s'empêcher
d'aimer». Et puis, elle se prenait de compassion pour le fond de
tristesse qu'elle apercevait derrière ce masque superbe[395]. Mais, si
séduite ou touchée qu'elle pût être, la Reine, comme ses ministres,
souhaitait vivement que cet incident ne changeât rien aux relations
amicales nouées avec la cour de France. Elle était fort préoccupée de
la pensée que le bruit fait autour du voyage impérial pouvait
détourner Louis-Philippe de lui rendre à Windsor, comme il en avait
annoncé l'intention, la visite qu'elle lui avait faite à Eu. Aussi,
dans la lettre même où elle racontait au roi des Belges ses
impressions sur son hôte, elle ajoutait: «J'espère que vous
persuaderez au Roi (Louis-Philippe) de venir tout de même au mois de
septembre. Notre intention et notre politique n'ont rien d'exclusif;
nous tenons à être en bons termes avec tous. Et pourquoi pas? nous
n'en faisons pas mystère.» Louis-Philippe était sans doute fort
désireux de répondre au voeu de la Reine. Mais avant qu'il pût le
faire, d'autres difficultés plus graves encore allaient mettre en
péril l'entente cordiale. Cette fois, ce n'est plus en Océanie, c'est
en Afrique qu'il faut porter nos regards.

[Note 394: _The Life of H. R. H. the Prince Consort_, par sir Théodore
MARTIN.]

[Note 395: La Reine écrivait le 4 juin 1844: «L'Empereur fait à Albert
et à moi l'impression d'un homme qui n'est pas heureux et sur lequel
son immense puissance et sa position pèsent lourdement et
péniblement.» Elle ajoutait un peu plus tard: «Il n'est pas heureux,
et ce fond de tristesse qui se lit sur ses traits nous faisait parfois
de la peine. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas m'empêcher
de le plaindre.»]


III

On se rappelle comment Abd el-Kader, partout vaincu et pourchassé,
avait été contraint, au commencement de 1844, de se réfugier sur la
frontière du Maroc. Pour continuer la lutte, il ne lui restait plus
qu'une ressource, obtenir le concours de cet empire. Le terrain lui
était favorable, aussi bien à cause du fanatisme de la population que
de l'état anarchique du gouvernement, l'une facile à entraîner,
l'autre à dominer. Depuis longtemps, nous avions de ce côté des
difficultés de frontière: il avait fallu nous défendre contre des
incursions et contre des chicanes. Sous l'influence d'Abd el-Kader,
ces incursions devinrent plus menaçantes, ces chicanes plus
insolentes. Il nous revenait que l'on commençait à prêcher la guerre
sainte chez les tribus marocaines, et que des rassemblements armés se
formaient autour d'Oudjda, la ville la plus proche de notre
territoire. La Moricière, qui commandait dans la province d'Oran,
voyait le danger grossir. Tout en restant sur la défensive et en
évitant soigneusement ce qui eût pu provoquer la guerre ouverte
désirée par l'émir, il prenait ses précautions; ainsi, vers la fin
d'avril 1844, pour surveiller et protéger la frontière, il établissait
un poste fortifié à Lalla-Maghnia, à l'ouest de Tlemcen, entre cette
ville et Oudjda. Les autorités marocaines réclamèrent contre cet
établissement; réclamation sans fondement aucun et qui trahissait un
parti pris de querelle, car le territoire de Lalla-Maghnia, du temps
des Turcs, avait toujours fait partie de la régence. La Moricière
répondit avec autant de fermeté que de calme et continua
l'installation du nouveau poste. Chaque jour, la situation devenait
plus tendue. Enfin, le 30 mai 1844, sans autre avis préalable, un
corps nombreux de cavaliers marocains, conduit, disait-on, par un
personnage de la famille impériale, vint attaquer La Moricière dans
son camp. Le général était sur ses gardes. Après un vif combat, il
repoussa les assaillants, leur infligea des pertes sérieuses, mais se
borna à les poursuivre jusqu'à la frontière. Cette attaque ouverte
créait une situation nouvelle. Averti et appelé par La Moricière, le
maréchal Bugeaud se dirigea aussitôt, avec quelques renforts, vers
Lalla-Maghnia. En chemin, il manda au ministre de la guerre que son
intention était de mettre fin à un état «équivoque», dangereux pour
l'Algérie, et d'obliger les autorités marocaines à choisir entre une
paix sérieuse ou une guerre ouverte. «J'aime mieux la guerre ouverte
sur la frontière, disait-il, que la guerre des conspirations et des
insurrections derrière moi. S'il faut faire la guerre, nous la ferons
avec vigueur, car j'ai de bons soldats, et, à la première affaire, les
Marocains me verront sur leur territoire. Je vous avoue que si j'eusse
été à la place de M. le général de La Moricière, je n'aurais pas été
si modéré.»

La nouvelle du combat du 30 mai, arrivée à Paris au moment où le
gouvernement se félicitait d'être sorti des ennuis de Taïti, lui causa
une vive contrariété. Comme le maréchal Bugeaud, le ministère
comprenait l'impossibilité de garder plus longtemps une attitude
purement passive en présence de telles agressions. Mais, mieux que
lui, il se rendait compte des embarras que cette affaire pouvait nous
attirer en Europe. Le voisinage de Gibraltar, d'anciens traités, des
relations commerciales assez actives, rendaient le cabinet de Londres
fort attentif à ce qui touchait le Maroc; il prenait facilement
ombrage de toute intervention des autres États en ces parages, et ses
inquiétudes augmentaient encore quand il s'agissait de la puissance
qu'il avait vue déjà, avec tant de déplaisir, s'établir en Algérie. Il
nous fallait donc, d'une part, parler et au besoin frapper assez fort
pour mettre les Marocains à la raison; d'autre part, ménager les
susceptibilités anglaises, afin que l'entente cordiale, à peine sauvée
des périls que lui avaient fait courir les incidents du Pacifique, ne
succombât pas dans cette nouvelle épreuve. Par la manière dont il prit
tout de suite position, le gouvernement montra qu'il ne perdait de vue
aucune des faces du problème. Dès le 12 juin, M. Guizot donna ordre à
notre consul général à Tanger d'adresser «les plus vives
représentations» au gouvernement marocain. «Est-ce la paix ou la
guerre que veut ce gouvernement? demandait notre ministre. Si c'est la
guerre, nous en aurions un sincère regret, mais nous ne la craignons
pas. Si c'est la paix, qu'il le prouve en nous accordant les
satisfactions qui nous sont dues.» Suivait l'énumération de ces
satisfactions: elles sont intéressantes à noter, car l'_ultimatum_,
ainsi formulé dès le premier jour, devait être maintenu à peu près
sans changement jusqu'au dernier; c'était la dispersion des troupes
réunies sur la frontière, le châtiment des chefs coupables, le renvoi
d'Abd el-Kader, enfin la délimitation des territoires conformément à
l'état de choses existant du temps des Turcs. M. Guizot protestait
d'ailleurs que la France «n'avait absolument aucune intention de
prendre un pouce de territoire marocain, et ne désirait que vivre en
paix avec l'Empereur»; mais il se disait résolu à «ne pas souffrir que
le Maroc devînt, pour Abd el-Kader, un repaire inviolable d'où
partiraient des agressions semblables à celle qui venait d'avoir
lieu». En vue d'appuyer cette démarche diplomatique, des renforts
furent envoyés au maréchal Bugeaud, et, mesure plus grave au point de
vue de l'effet européen, une division navale, commandée par le prince
de Joinville, reçut ordre de se rendre sur les côtes du Maroc. Le
choix d'un tel commandant, au lendemain de la publication de la note
sur l'_État des forces navales de la France_, avait quelque chose
d'assez hardi; mais M. Guizot avait causé à fond avec le prince et
s'était assuré de la façon dont il comprendrait sa mission. «Quand il
y a une occupation sérieuse à donner à des princes jeunes et capables,
écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, il faut la leur donner; c'est
quand ils ne font rien qu'ils ont des fantaisies[396].» Les
instructions remises aux commandants de mer et de terre rappelaient
avec insistance que, pour le moment, il s'agissait d'intimider plutôt
que de frapper; c'était seulement au cas de nouvelle attaque ou de
rejet de notre _ultimatum_, que la guerre devait commencer.

[Note 396: Cette pièce et presque toutes celles que nous citerons ou
auxquelles nous ferons allusion dans la suite de ce paragraphe, ont
été publiées alors par le gouvernement, pour être distribuées aux
Chambres. Nous les compléterons avec d'autres documents cités par M.
Guizot dans ses _Mémoires_.

Quelques mois plus tard, à la tribune de la Chambre, M. Guizot,
parlant du choix du prince de Joinville, disait: «Il n'y a aucun de
vous, messieurs, qui ne se rappelle le bruit, je dirai l'abus qu'on a
fait de la note de M. le prince de Joinville sur les forces navales de
la France. On a voulu y voir, y faire voir un acte, une velléité du
moins, de malveillance pour le cabinet, d'hostilité pour l'Angleterre.
On avait fait ainsi au noble prince une situation délicate. Nous avons
pensé qu'il était de notre devoir de lui fournir la première occasion
de montrer à la fois son dévouement au pays, à l'honneur et à la
dignité du pays, et en même temps son intelligence de la politique qui
convient au pays.» (Discours du 21 janvier 1845.)]

Outre-Manche, les mesures prises par le gouvernement français, surtout
la démonstration navale et le choix du prince de Joinville causèrent
une vive émotion. Les Anglais s'imaginèrent aussitôt,--et le chef du
cabinet, sir Robert Peel, ne fut pas le moins prompt à concevoir ce
soupçon,--que les choses tourneraient comme lors de la querelle avec
le dey d'Alger, et que, partis sous prétexte de venger une injure,
nous finirions par entreprendre une conquête. Inquiétude assez
naturelle, mais en fait bien mal fondée. Depuis longtemps, par la
seule considération des intérêts français, le gouvernement du roi
Louis-Philippe était fort décidé à se tenir en garde contre cette
tentation des agrandissements successifs qu'éprouve toute nation
civilisée établie en pays barbare; c'était à son corps défendant qu'il
avait été amené peu à peu à conquérir toute l'Algérie; il trouvait que
c'était bien assez et entendait ne pas se laisser entraîner au delà
des limites de l'ancienne régence; au Maroc comme à Tunis, il ne
désirait que le maintien du _statu quo_[397].

[Note 397: Le 30 septembre 1843, à propos de difficultés qui s'étaient
produites avec quelques tribus tunisiennes de la frontière, le roi
Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult: «En vérité, nous avons déjà
assez de territoires et de tribus à soumettre, sans chercher à en
augmenter l'étendue et le nombre.» (_Documents inédits._)]

M. Guizot s'efforça de dissiper les soupçons de l'Angleterre, en
faisant connaître à notre ambassadeur à Londres nos intentions en
cette affaire et les instructions envoyées à nos agents. «Vous voilà
bien au courant, disait-il en terminant à M. de Sainte-Aulaire: que
lord Aberdeen le soit comme vous... En présence de tant de méfiances
aveugles, ce que nous avons de mieux à faire, je crois, c'est de nous
tout dire. Pour mon compte, je n'y manquerai jamais, et j'espère que
lord Aberdeen en fera toujours autant.» Ce langage sensé et loyal fit
effet sur le chef du _Foreign Office_, qui reconnut la justice de
notre cause, la droiture de nos vues, et amena ses collègues plus
soupçonneux à les reconnaître également. Sir Robert Peel lui-même
déclara, le 25 juin, à la Chambre des communes, que le cabinet de
Paris avait donné au gouvernement de la Reine des «explications
complètes» sur les faits du passé comme sur ses intentions d'avenir,
et que ces explications étaient «satisfaisantes». Efficace contre
l'opposition anglaise, cette réponse fournit à l'opposition française
le prétexte d'une assez méchante chicane: les orateurs et les journaux
de la gauche et de l'extrême droite affectèrent d'en conclure qu'il
avait été donné connaissance au cabinet de Londres des instructions
militaires envoyées au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud, et
ils s'en indignèrent comme d'un manque de convenance patriotique[398].
M. Guizot n'eut pas de peine à établir qu'on abusait des paroles de
sir Robert Peel, que celui-ci avait reçu communication, non des
instructions militaires, mais de la substance des instructions
politiques. N'était-il donc pas naturel et conforme à l'usage, au
début d'une guerre, d'éclairer et de rassurer les autres puissances,
et particulièrement les puissances amies, sur les intentions qu'on y
apportait? Pour prouver d'ailleurs qu'il n'y avait eu là aucune
confidence déplacée, le ministre répéta, à la tribune, ce qu'il avait
dit dans le huis clos des chancelleries, saisissant volontiers cette
occasion de donner à tous, par une déclaration solennelle et publique,
une nouvelle garantie de la modération et du désintéressement de la
France.

[Note 398: Débats du 5 juillet 1844 à la Chambre des députés, et du 10
juillet à la Chambre des pairs.]

En réponse à la communication qui lui avait été donnée, lord
Aberdeen, rendant confiance pour confiance, nous fit connaître les
instructions qu'il adressait à ses propres agents; elles contenaient
ordre au consul d'Angleterre à Tanger d'aller trouver l'empereur du
Maroc et de le presser de nous donner satisfaction. Sans le demander
formellement, le ministre britannique eût été bien aise de transformer
cette intervention toute spontanée de sa part en une médiation
acceptée des deux parties; mais notre gouvernement ne s'y prêta pas:
il ne suffisait pas à la France d'obtenir justice; il lui fallait
montrer qu'elle avait la volonté et la force de se faire justice
elle-même[399]. Lord Aberdeen n'en témoigna pas d'humeur et persista
dans son attitude conciliante. Se méfiant de l'esprit de rivalité
jalouse qui animait la marine anglaise, il rappela aux commandants des
navires en croisière sur la côte marocaine «qu'en envoyant ces
navires, le gouvernement de la Reine n'avait pas l'intention de prêter
appui au Maroc dans sa résistance aux demandes justes de la France»,
et il invita ces officiers à user au contraire de leur influence pour
appuyer ces demandes. Il prescrivit en outre que le nombre des
bâtiments anglais dans les eaux du Maroc ne fût jamais supérieur ni
même égal à celui des bâtiments français.

[Note 399: M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 8 juillet 1844:
«L'opinion repousse de bien loin toute idée de médiation réelle ou
apparente. Nous désirons sincèrement que l'influence anglaise au Maroc
s'emploie à faire entendre raison aux Marocains: nous serons heureux
qu'elle atteigne ce but; mais nous devons et voulons laisser au
cabinet de Londres la libre et entière appréciation des moyens propres
à y conduire. Aucun concert, aucune discussion ne doit s'établir entre
Paris et Londres à cet égard.»]

Pendant ce temps, que se passait-il en Afrique? Que faisaient le
maréchal Bugeaud et le prince de Joinville? Le premier, arrivé à
Lalla-Maghnia le 12 juin, essaya d'abord des négociations, et, le 15,
le général Bedeau s'aboucha avec le caïd d'Oudjda; cette entrevue ne
fit que mettre en lumière les mauvais desseins de ceux auxquels nous
témoignions des dispositions si conciliantes, et se termina par des
coups de fusil. Le gouverneur cependant ne commença pas la guerre; il
se borna à saisir toutes les occasions que lui fournissaient les
agressions des Marocains, pour les frapper rudement, ne se refusant
pas parfois de pousser une pointe hors du territoire français pour
rabattre un peu tant d'insolence, mais rentrant aussitôt après dans
ses lignes. Si le maréchal se contenait ainsi par obéissance aux
ordres réitérés qui lui venaient de Paris, ce n'était qu'en frémissant
et en maugréant. À la vue des camps qui se formaient et grossissaient
de l'autre côté de la frontière, au bruit des cris de guerre sainte
qui arrivaient jusqu'à lui, il aspirait impatiemment à prendre
l'offensive et rêvait même d'une expédition à Fez[400]. Par un
contraste inattendu, le jeune amiral, dont la nomination à la tête de
la flotte française avait paru à plusieurs une imprudence, entrait
plus complètement que le maréchal dans la politique réservée du
cabinet. Après s'être montré une première fois devant Tanger, le
prince de Joinville s'était retiré à Cadix, pour laisser aux
influences pacifiques le temps d'agir au Maroc, et particulièrement
pour attendre le résultat des démarches du consul anglais. «Tout ce
qu'on fera de démonstrations et de menaces, écrivait-il le 10 juillet
au ministre de la marine, ne pourra que servir les projets de nos
ennemis... Pour moi, à moins que le maréchal Bugeaud, poussé à bout,
ne déclare la guerre, ou à moins d'ordres contraires du gouvernement,
je suis bien décidé à ne pas paraître sur les côtes du Maroc. Je ferai
en sorte que l'on me sache dans le voisinage, prêt à agir si la
démence des habitants du Maroc nous y forçait; mais j'éviterai de
donner par ma présence un nouvel aliment à l'excitation des esprits.»
Cette prudence ne lui faisait pas oublier le soin de notre influence
et de notre dignité, et il ajoutait: «Un seul cas me ferait passer
par-dessus toutes ces considérations, c'est celui où une escadre
anglaise viendrait sur les côtes du Maroc... Il est essentiel que
cette affaire ne soit pas traitée sous le canon d'une escadre
étrangère.» Quelques jours plus tard, en effet, au bruit que les
vaisseaux de la Reine arrivaient devant Tanger, il appareillait
aussitôt; mais les Anglais n'ayant fait que passer, il reprit son
poste d'observation. «J'étais sûr, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac,
que M. le prince de Joinville jugerait avec beaucoup de sagacité et
agirait avec beaucoup de prudence; je ne me suis pas trompé.» Par
contre, le maréchal Bugeaud trouvait cette prudence excessive, et il
l'écrivait sans ménagement au prince, qui était peu habitué à recevoir
de tels reproches et nullement disposé à les mériter.

[Note 400: Le Roi était fort préoccupé des idées qui traversaient à ce
sujet l'esprit du maréchal Bugeaud. (Lettres du roi Louis-Philippe au
maréchal Soult, en juillet 1844. _Documents inédits._)]

Ainsi vers la fin de juillet de 1844, grâce à la patience de la
France, la guerre n'était pas encore ouvertement déclarée; mais il
était visible que cette patience touchait à son terme, et que si
l'obstination fanatique du Maroc persistait, force nous serait de
recourir aux grands moyens. On s'en rendait bien compte outre-Manche,
et la préoccupation y devenait chaque jour plus vive. À la Chambre des
communes, l'opposition dénonçait, avec une véhémence croissante, la
faiblesse du cabinet tory envers la France, et ces attaques trouvaient
écho dans l'opinion. Le cabinet en était troublé et sentait renaître à
notre endroit ses méfiances de la première heure. Certains ministres
commençaient à parler des armements à faire en vue d'un conflit
possible. Lord Aberdeen, tout en tâchant de calmer ses collègues, ne
manquait pas une occasion de répéter à notre représentant que «c'était
la plus grosse question qui se fût élevée entre les deux puissances,
depuis 1830». Et il ajoutait: «Je veux éviter le plus possible de
susciter des difficultés extérieures à M. Guizot, ou de prévoir les
extrémités, même les plus inévitables; mais de vous à moi, soyez sûr
que l'occupation définitive d'un point quelconque de l'empire marocain
par la France serait forcément un _casus belli_, et que, dans la
mesure même où vous paraîtriez prendre pied définitivement, nous
serions contraints de faire des démonstrations de guerre
proportionnelles[401].»

[Note 401: Dépêche de M. de Jarnac, en date du 29 juillet 1844.
(Notice sur lord Aberdeen, par M. DE JARNAC.)]


IV

La question du Maroc fût-elle demeurée la seule pendante entre la
France et l'Angleterre, qu'elle eût suffi à rendre leurs relations
fort délicates. Mais vers la fin de juillet, au moment même où cette
question éveillait tant d'inquiétudes et de susceptibilités
outre-Manche, une nouvelle y tomba, un peu comme un charbon ardent sur
un baril de poudre; il s'agissait, cette fois encore, d'un incident
survenu dans cette région du Pacifique d'où nous étaient déjà arrivés
tant de contretemps. Étranges complications que celles qui obligent
ainsi l'historien à se transporter si brusquement d'Océanie en
Afrique, puis d'Afrique en Océanie. Naguère, à peine le gouvernement
français s'était-il cru débarrassé de l'affaire de Taïti, que
surgissait celle du Maroc. Cette fois, c'est l'imbroglio océanien qui
renaît et vient non pas succéder, mais s'ajouter au conflit africain:
les deux difficultés se mêlent et s'aggravent l'une l'autre.

Que s'était-il donc passé à Taïti? Lorsque l'amiral Dupetit-Thouars
avait, en novembre 1843, par une mesure que son gouvernement ne devait
pas sanctionner, substitué au protectorat la souveraineté directe de
la France, plusieurs des missionnaires méthodistes avaient pris une
attitude hostile. M. Pritchard, le plus animé et le plus remuant de
tous, amena aussitôt son pavillon de consul et annonça qu'il cessait
ses fonctions. En même temps, il disait aux indigènes et à la reine
Pomaré, toujours dominée et conduite par lui, que l'Angleterre ne
reconnaîtrait pas le nouveau régime, et que ses vaisseaux allaient
venir y mettre fin. Par leurs démarches et leur langage, certains
officiers de la marine britannique semblaient s'associer à ces menées.
Elles eurent le résultat qui était à prévoir: sur plusieurs points, la
fermentation naturelle, produite par notre prise de possession,
tourna bientôt en révolte ouverte. Dans cette situation difficile, le
capitaine de vaisseau Bruat, qui venait de prendre le commandement des
établissements français dans l'Océanie, se montra énergique et habile,
frappant fort au besoin pour maintenir notre autorité, mais sans
provoquer d'incidents qui compliquassent nos relations avec
l'Angleterre. Tous ses sous-ordres n'eurent pas malheureusement la
même prudence. Au commencement de mars 1844, pendant que le commandant
bataillait à l'une des extrémités de l'île, le capitaine de corvette
d'Aubigny, qui le remplaçait dans la capitale, prit occasion d'une
attaque dirigée contre un matelot, pour établir le plus rigoureux état
de siège et faire arrêter, sans éclaircissements préalables, M.
Pritchard qu'il désigna, dans une proclamation pleine de menaces
irritées, comme le seul instigateur de la révolte; l'ancien consul fut
enfermé dans un étroit réduit situé au-dessous d'un blockhaus; privé
de toute communication, même avec sa famille, il ne recevait sa
nourriture que par une trappe du plafond, et, malade, il ne pouvait
consulter son médecin que par le même orifice. M. Bruat, revenu quatre
jours après, jugea que son subordonné avait été trop vite et trop
loin; il se hâta de faire retirer le prisonnier de son cachot et de le
transférer à bord d'une frégate, en recommandant de le traiter avec
beaucoup d'égards. Quelques jours après, il le remit au capitaine d'un
navire anglais, sous la condition qu'il quitterait aussitôt les eaux
de Taïti.

Ce fut ce navire qui, arrivé en Angleterre le 26 juillet 1844, y jeta
brusquement la nouvelle que, dans cette île de Taïti où l'on pensait
déjà avoir eu tant à se plaindre de la France, un ministre de
l'Évangile, un consul d'Angleterre (on ne savait pas que M. Pritchard
avait amené son pavillon), venait d'être brutalement arrêté par les
autorités françaises, enfermé dans un cachot malsain sans aucune forme
de procès, puis expulsé. La victime était là en personne, donnant aux
faits, par son récit, l'aspect le plus révoltant, réclamant de son
gouvernement et de ses compatriotes protection et vengeance. L'effet
fut immense sur des esprits que tant d'incidents avaient déjà rendus
singulièrement nerveux. Toute la presse poussa un cri d'indignation et
demanda la réparation immédiate de l'atteinte portée à l'honneur
britannique. Les journaux whigs, impuissants cette fois à dépasser en
véhémence les journaux tories, accusaient les ministres _guizotés_,
comme ils appelaient Robert Peel et ses collègues, d'avoir provoqué
cette «indignité» par leur patience excessive envers la France. La
colère la moins terrible n'était peut-être pas celle des sociétés
bibliques, des _saints_, qui partout se démenaient et manifestaient en
l'honneur de leur martyr. «Jamais, depuis mon arrivée à Londres,
écrivait notre chargé d'affaires, je n'ai vu un incident de la
politique extérieure faire une telle impression.» Sous le coup de
cette excitation générale, sir Robert Peel perdit tout sang-froid, et,
le 31 juillet, avant d'avoir pu recevoir ni même demander aucune
explication du gouvernement français, il s'exprima ainsi, dans la
Chambre des communes, en réponse à une question de sir Charles Napier:
«Présumant que les rapports reçus sont exacts, je n'hésite pas à dire
qu'un outrage grossier, accompagné d'une grossière indignité (_a gross
outrage accompanied with gross indignity_), a été commis contre
l'Angleterre, dans la personne de son agent.» Il terminait en
exprimant l'espoir que «le gouvernement français prendrait des mesures
immédiates pour faire à ce pays l'ample réparation qu'il avait droit
de demander».

Dès qu'il avait appris les événements de Taïti, M. Guizot avait écrit
à M. de Jarnac qui, en l'absence de M. de Sainte-Aulaire, était alors
notre chargé d'affaires à Londres: «Voici de bien désagréables
nouvelles: tout cela me contrarie vivement.» Le cabinet de Paris
estimait le procédé du capitaine d'Aubigny violent et excessif. Tel
était d'ailleurs le jugement porté, sur les lieux mêmes, par le
commandant Bruat, qui avait pourtant bien sujet d'être irrité contre
M. Pritchard, et qui devait désirer de ne pas charger un camarade:
dans son rapport au ministre, après avoir déclaré que, «dans
l'agitation où se trouvait le pays», l'état de siège et l'arrestation
étaient «nécessaires», il avait ajouté: «Je n'ai dû approuver ni la
forme ni le motif de cette arrestation.» Les autorités françaises
s'étaient donc mises dans leur tort. Mais c'est toujours chose
délicate, de puissance à puissance, que de reconnaître un tort. Ce
l'était plus encore dans l'état de l'esprit public en France. La
précipitation violente avec laquelle le premier ministre anglais
s'était exprimé à la Chambre des communes, ne nous rendait pas les
explications plus aisées. «Vous n'avez pas d'idée, écrivait M. Guizot
à M. de Jarnac, de l'effet qu'ont produit ici les paroles de sir
Robert Peel et de ce qu'elles ont ajouté de difficultés à une
situation bien difficile; le fond de l'affaire a presque disparu
devant un tel langage.» La presse, qui eût été, dans tous les cas,
portée à prendre parti pour des officiers français contre des
prédicants anglais, y apporta dès lors encore plus de passion. Le
_Journal des Débats_ essayait-il timidement d'insinuer qu'il fallait
attendre des renseignements plus complets pour apprécier certains
détails de forme, les autres journaux s'indignaient comme si on leur
proposait de sacrifier l'honneur national. La plupart d'entre eux ne
cachaient pas que ce qui leur plaisait dans la conduite de nos marins,
c'était la mortification qu'en ressentaient nos voisins
d'outre-Manche. Au théâtre, le public battait des mains à tout ce qui
pouvait paraître une allusion contre la Grande-Bretagne; il demandait
l'air de l'opéra de _Charles VI_: «Jamais en France, jamais l'Anglais
ne régnera», et il l'accueillait avec des transports frénétiques. Si
M. Guizot n'eût pas mieux résisté que sir Robert Peel à l'émotion qui
l'entourait, et si, du haut de la tribune française, il eût parlé sur
le même ton, que ne serait-il pas arrivé? Mais plus maître de lui,
plus soucieux des périls extérieurs du pays, et plus dédaigneux de ses
propres embarras intérieurs, il résolut de ne répondre à aucune
interpellation. «Il y a un moment, dit-il, où la discussion porte la
lumière dans les questions de politique étrangère; il y en a d'autres
où elle y mettrait le feu... Convaincu, comme je le suis, que, pour
celle dont il s'agit, il y aurait un inconvénient réel à la débattre
en ce moment, je m'y refuse absolument.» Il renvoya toute explication
à l'époque «où les faits et les droits dont il s'agissait auraient été
éclaircis». Vainement fut-il pressé, à la Chambre des pairs, le 3
août, par le prince de la Moskowa et M. de Montalembert, à la Chambre
des députés, le 5 août, par M. Billault et M. Berryer, il maintint
fermement son droit de se taire. «Si je disais ici ce que je dois
faire ailleurs, déclara-t-il, j'échaufferais les ressentiments que je
veux apaiser.» La session fut close sur ce refus, et le gouvernement
français put dès lors entamer une négociation déjà assez malaisée en
elle-même, sans être encore embarrassé par des discussions
parlementaires[402].

[Note 402: Pour l'histoire des négociations qui vont suivre, j'ai
consulté les documents qui ont été distribués aux Chambres à la fin de
1844, ceux qui ont été cités par M. GUIZOT dans ses _Mémoires_, par M.
de Jarnac dans sa notice sur lord Aberdeen, et aussi quelques
documents inédits, entre autres la correspondance de M. Désages avec
M. de Jarnac.]

«Tenez pour certain, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, qu'ici comme à
Londres, il faut mener cette affaire doucement, et que, si elle
continuait comme elle a commencé, elle nous mènerait nous-mêmes fort
loin.» Lord Aberdeen le comprenait aussi et n'avait aucune envie de
négocier comme sir Robert Peel avait parlé. Sa première démarche fut
même pour nous déclarer, en forme de semi-désaveu, que le premier
ministre «ne reconnaissait la complète exactitude d'aucune des
versions données de ses paroles par les journaux». De plus, il
s'abstint de nous adresser la demande formelle de réparation qu'avait
fait prévoir le langage du premier ministre, et attendit ce que le
gouvernement français offrirait spontanément, voulant lui éviter toute
apparence de céder à une injonction étrangère. Comme, de son côté, M.
Guizot jugeait utile de gagner du temps, dans l'espoir que ce temps
amortirait un peu la vivacité des impressions en France et en
Angleterre, il n'y eut pas d'abord à proprement parler de
communications officielles entre les deux ministres. Ce fut par un
échange d'idées tout officieux qu'ils s'appliquèrent à préparer une
solution amiable. M. Guizot commença par établir un point important,
à savoir que M. Pritchard, par son fait même, n'était plus consul à
Taïti au moment où il avait été arrêté. Lord Aberdeen le reconnut;
mais il ne s'en plaignait pas moins qu'un citoyen anglais, encore
officier de la Reine, puisqu'il avait un brevet de consul dans un
autre archipel, eût été emprisonné et expulsé arbitrairement; il
prétendait qu'une réparation était due de ce chef; il donnait même à
entendre qu'elle devait consister dans le retour momentané de M.
Pritchard à Taïti, et dans l'éloignement de MM. Bruat et d'Aubigny. M.
Guizot maintint, en principe, notre droit d'expulser un étranger, et
affirma, en fait, qu'il y avait eu des raisons d'user de ce droit
contre M. Pritchard; il admit seulement, s'attachant à ne pas dépasser
sur ce point les appréciations de M. Bruat, que les procédés employés
avaient eu quelque chose d'excessif; il se montra disposé à en
témoigner son regret et, dans une certaine mesure, son improbation,
mais rien de plus; quant au retour de M. Pritchard et au rappel de nos
officiers, il déclara qu'il s'y refuserait absolument. L'attitude de
notre ministre témoignait à la fois d'un grand désir d'accord et d'une
volonté très nette de ne rien abandonner de ce qui intéressait la
dignité de son pays. «Tournez et retournez en tous sens cette idée,
écrivait-il le 15 août à M. de Jarnac, qu'il est impossible que la
paix du monde soit troublée par Pritchard, Pomaré et d'Aubigny, sans
aucun vrai ni sérieux motif. Ce serait une honte pour les deux
cabinets. C'est là le cri du bon sens. Donnons à la foule, des deux
côtés de la Manche, le temps de le sentir; elle finira par là. Pour
moi, j'irai aussi loin que me le permettront la justice envers nos
agents et notre dignité. S'il y a de l'humeur à Londres, j'attendrai
qu'elle passe; mais s'il y a un acte d'arrogance, ce ne sera pas moi
qui le subirai.» Il ajoutait, le 18 août: «Je compte pleinement sur le
bon esprit de lord Aberdeen. Nous avons, entre lui et moi, étouffé,
depuis trois ans, bien des germes funestes. J'espère que nous
étoufferons encore celui-ci... Pour mon compte, je ferai, sans hésiter
et quoi qu'il m'en puisse arriver, ce qui me paraîtra juste et
honorable; mais s'il devait y avoir au bout de tout ceci une
faiblesse ou une folie, bien certainement je ne m'en chargerais pas.»
Le chef du _Foreign Office_ n'était pas insensible à de tels appels.
Toutefois, l'excitation des esprits, autour de lui et jusque dans le
sein du cabinet, entravait sa bonne volonté. Impatient de voir arriver
l'offre de réparation dont il nous avait laissé l'initiative, il
écrivait à son ambassadeur à Paris que si la France tardait davantage,
il se verrait à regret dans la nécessité d'exposer officiellement les
motifs pour lesquels l'Angleterre avait droit à cette réparation. Un
autre jour, il racontait à M. de Jarnac comment il avait dû, pour
contenter ses collègues, rédiger une note annonçant à la France que M.
Pritchard allait être ramené à Taïti par un navire anglais. «Elle est
là sur mon bureau, ajoutait-il, mettez-moi en mesure de l'y laisser.»
Il était seul dans le cabinet à se prononcer contre une augmentation
considérable et immédiate des forces maritimes[403], et, s'il
parvenait à faire écarter les mesures d'un apparat provocant, ordre
n'en était pas moins donné aux arsenaux de pousser les armements avec
une grande activité[404]. Aussi ne dissimulait-il pas son anxiété. «Je
ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, disait-il à M. de Jarnac, pour
aplanir les voies au Roi et à M. Guizot; mais je suis préparé au
pire.»

[Note 403: Ces armements étaient réclamés notamment par le duc de
Wellington, qui disait «que la disposition des Français était
d'insulter l'Angleterre partout où ils pourraient le faire impunément,
et que le seul moyen de rester en paix avec eux était d'être plus
forts qu'eux sur tous les points du globe». (_The Greville Memoirs,
second part_, t. II, p. 254.)]

[Note 404: Cela résulte d'une conversation du duc de Wellington avec
M. Greville (_ibid._), et est confirmé par le journal intime de lord
Malmesbury, à la date du 2 septembre 1844. (_Mémoires de lord
Malmesbury._)]

Faut-il ajouter que, des deux côtés du détroit, les oppositions,
uniquement occupées d'augmenter les embarras des cabinets, semblaient
s'être donné pour tâche d'échauffer les esprits et de rendre toute
conciliation plus difficile? En France, les journaux accusaient chaque
matin M. Guizot de méditer quelque lâcheté, et ameutaient d'avance
contre cette lâcheté toutes les colères patriotiques. En Angleterre,
ils faisaient une campagne semblable contre lord Aberdeen; le parti
des saints excitait par ses meetings le fanatisme protestant; en
outre, dans le Parlement, qui était encore en session, lord Palmerston
reprochait à son successeur de s'être plus préoccupé de maintenir M.
Guizot au pouvoir que de défendre les grands intérêts de son pays, et,
parcourant le globe entier, il montrait partout «la diminution de
l'influence et de la considération de l'Angleterre[405]». Pour se
défendre, les ministres tories croyaient nécessaire de s'exprimer, sur
la réparation due à leur gouvernement, en des termes qui, pour être
moins brutaux que les premières phrases échappées à sir Robert Peel,
n'en fournissaient pas moins à l'opposition française une arme
aussitôt employée.

[Note 405: Voir notamment le discours de lord Palmerston dans la
séance du 7 août 1844.]


V

Pendant ce temps, sur l'autre théâtre qu'il ne nous faut pas perdre de
vue, le conflit avec le Maroc, loin de s'apaiser, prenait un tour qui
augmentait encore l'agitation de l'opinion anglaise. Par une malheureuse
coïncidence, les deux questions arrivaient au même moment à leur phase
la plus aiguë. Nous avons déjà indiqué que l'attitude expectante où
s'étaient d'abord renfermés le maréchal Bugeaud et le prince de
Joinville était de celles qui ne pouvaient se prolonger beaucoup. Les
jours s'écoulaient, et le gouvernement du Maroc ne faisait aucune
réponse satisfaisante à l'_ultimatum_ de la France. Les démarches du
consul anglais n'obtenaient rien de l'Empereur, soit que celui-ci
partageât le fanatisme de ses sujets, soit qu'il fût impuissant à le
contenir. Les rares communications auxquelles les agents marocains
feignaient de se prêter, n'avaient visiblement d'autre but que de
traîner les choses en longueur, jusqu'à ce que la mauvaise saison
empêchât notre action militaire et surtout maritime; elles se
terminaient d'ailleurs presque toujours par quelque insolence, telle que
la sommation d'évacuer Lalla-Maghnia ou de punir le maréchal Bugeaud.
Cependant, autour d'Oudjda, l'armée marocaine grossissait chaque jour;
le fils de l'Empereur venait en grand appareil se mettre à sa tête, et
l'on se préparait plus ouvertement que jamais à la guerre sainte. De
l'autre côté de la frontière, le maréchal avait assez d'une attente qui
lui paraissait «funeste» et «intolérable». Il s'en exprimait avec une
amertume extrême dans ses lettres au ministre de la guerre. Le prince de
Joinville eût été personnellement plus disposé à continuer encore
quelque temps les moyens dilatoires; mais il était piqué des reproches
du maréchal qui lui écrivait «que la guerre, pour n'être pas déclarée
diplomatiquement, n'en existait pas moins de fait», et qui se plaignait
que, dans de telles circonstances, la flotte demeurât inactive. Aussi,
le 25 juillet, le prince annonça-t-il au ministre de la marine que, se
rangeant par déférence à l'avis du gouverneur général, et voulant
maintenir l'unité de vue et d'action entre les deux commandements, il se
décidait à sortir de sa réserve. En prenant ce grave parti, le jeune
amiral n'était pas en désaccord avec son gouvernement; en effet, le 27
juillet, le ministre, avant même d'avoir reçu la lettre du prince, lui
écrivait «de commencer les hostilités, si la réponse à l'_ultimatum_
n'était pas satisfaisante».

Une fois résolu à agir, le prince de Joinville ne laissa pas les
choses languir. Le 1er août, il était devant Tanger, avec toute son
escadre, composée de 3 vaisseaux, 3 frégates, 4 corvettes et plusieurs
bâtiments de moindre rang, en tout 28 navires de guerre. Il attendit
encore quelques jours, pour être assuré que le consul anglais avait
quitté l'intérieur des terres et était en sûreté. Enfin, le 6 août, en
présence des escadres étrangères, spectatrices du combat, il ouvrit le
feu contre les fortifications. Après deux heures et demie de
canonnade, toutes les batteries étaient éteintes et démantelées. La
ville avait été épargnée, à cause de son caractère semi-européen. Nos
pertes se réduisaient à 16 blessés et 3 morts; l'ennemi avouait 150
morts et 400 blessés.

En apprenant, le 11 août, le bombardement de Tanger, le maréchal
Bugeaud ne put retenir un cri de joie. «Le 14 au plus tard, écrivit-il
au prince de Joinville, j'ai la confiance que nous aurons acquitté la
lettre de change que la flotte vient de tirer sur nous.» Son plan fut
aussitôt arrêté avec une telle précision qu'il l'envoya d'avance au
ministre de la guerre et au commandant de la flotte. L'armée ennemie
était massée au delà d'un petit cours d'eau dont le nom allait devenir
fameux, l'Isly; elle se composait presque entièrement de cavaliers; en
quel nombre? au moins 45,000, ont dit les uns; d'après les autres,
plus de 60,000. Les Français n'étaient que 10,000, mais solides et
avec l'élite des officiers d'Afrique, La Moricière, Bedeau, Cavaignac,
Pélissier, Tartas, Morris, Yusuf, etc. Le maréchal ne s'inquiétait pas
de cette disproportion numérique; il avait des idées très arrêtées sur
l'impuissance des multitudes sans organisation et sans tactique, et,
depuis quelque temps, il ne manquait pas une occasion de développer
cette thèse devant les officiers, les sous-officiers et même les
simples soldats; on sait que ce professorat militaire était dans ses
habitudes et ses goûts. «Ne comptez donc pas les ennemis, disait-il en
terminant ses démonstrations; il est absolument indifférent d'en
combattre 40,000 ou 10,000, pourvu que vous ne les jugiez pas par vos
yeux, mais bien par votre raisonnement qui vous fait comprendre leur
faiblesse. Pénétrez au milieu de cette multitude, vous la fendrez
comme un vaisseau fend les ondes; frappez et marchez, sans regarder
derrière vous: c'est la forêt enchantée; tout disparaîtra avec une
facilité qui vous étonnera vous-mêmes.»

Le 12 août, les troupes furent prévenues qu'elles allaient prendre
l'offensive. Dans la soirée, eut lieu une scène dont le souvenir est
resté profondément gravé chez tous ceux qui y assistèrent[406]. Les
officiers s'étaient réunis, afin d'offrir un punch à ceux de leurs
camarades qui venaient d'arriver de France pour prendre part à la
campagne. La fête se donnait au milieu du camp, dans une sorte
d'enceinte pittoresquement encadrée de lauriers-roses. On causait,
avec une gaieté émue, des événements qui se préparaient. Une seule
chose manquait, la présence du grand chef: celui-ci, très fatigué de
sa journée, était déjà couché. L'interprète, M. Roches, fut dépêché
vers lui. Fort bourré d'abord par celui qu'il réveillait, il le
détermina cependant à venir. Les acclamations qui accueillirent le
maréchal à son arrivée chassèrent toute sa mauvaise humeur. On fit
cercle; de sa haute taille, Bugeaud dominait les quatre cents
officiers qui l'entouraient. «Après-demain, mes amis, s'écria-t-il
d'une voix mâle qui portait au loin, sera une grande journée, je vous
en donne ma parole. Avec ma petite armée, je vais attaquer l'armée du
prince marocain qui s'élève à soixante mille cavaliers. Je voudrais
que ce nombre fût double, fût triple, car plus il y en aura, plus leur
désordre et leur désastre seront grands. Moi, j'ai une armée, lui n'a
qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord je
veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite armée la
forme d'une hure de sanglier. Entendez-vous bien? La défense de
gauche, c'est Bedeau; le museau, c'est Pélissier, et moi, je suis
entre les deux oreilles. Qui pourra arrêter notre force de
pénétration? Ah! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine,
comme un couteau dans du beurre.» Il accompagnait ses explications de
violents gestes des coudes, très expressifs, qui excitaient la gaieté
de l'auditoire. Puis il continua à exposer «l'invincible supériorité
des petits groupes organisés sur les grandes masses dépourvues
d'organisation, à la condition d'une ferme attitude inspirée par la
conscience même de cette supériorité». Spectacle singulier que celui
de ce général démontrant par avance à son armée la victoire qu'il
allait lui faire remporter. Bugeaud apparaissait vraiment grand en de
pareils moments. L'auditoire était transporté d'enthousiasme, aussi
bien les officiers serrés autour du gouverneur, que les soldats
groupés hors de l'enceinte, sur les escarpements de la vallée, tous
fantastiquement éclairés par la lueur des torches, des lanternes en
papier, de couleur et par les flammes des cinquante gamelles de punch.

[Note 406: Voir le récit du général TROCHU dans son livre sur l'_Armée
française en 1867_, celui de M. Léon ROCHES, inséré dans l'ouvrage de
M. D'IDEVILLE sur le _Maréchal Bugeaud_, celui du capitaine BLANC,
dans les _Souvenirs d'un vieux zouave_, et aussi quelques lignes des
_Souvenirs d'un officier d'état-major_, par le général DE MARTIMPREY.]

Le lendemain, 13 août, l'armée, feignant d'aller au fourrage, se
rapprocha de l'ennemi. Le 14, elle se remit en route à deux heures du
matin. La confiance et l'entrain régnaient dans tous les rangs, et les
fantassins saluaient au passage leur chef par de gais propos. Vers six
heures, en débouchant sur une hauteur, on aperçut tout d'un coup les
innombrables tentes des camps marocains qui s'étalaient dans un
périmètre plus vaste que celui de Paris. À cette vue, un hourra
immense sortit de toutes les poitrines. L'armée, formant la fameuse
hure, traversa à gué l'Isly. Cependant, les Marocains étaient montés à
cheval et se précipitaient sur notre phalange, qui fut littéralement
enveloppée d'une nuée de cavaliers. «C'est un lion attaqué par cent
mille chacals», disait un Arabe. Nulle part, notre infanterie ne se
laissa troubler ni entamer; elle attendait les cavaliers à petite
portée, et les arrêtait net par une décharge meurtrière; on les voyait
alors tourbillonner sur eux-mêmes et se rejeter en désordre sur ceux
qui les suivaient. Pendant deux heures, ainsi entourés et assaillis,
les Français avancèrent toujours, conservant leur même ordre; ils
finirent par atteindre la hauteur sur laquelle était le camp. Le
maréchal, se rendant compte que les bandes marocaines étaient
fatiguées et brisées par leurs efforts infructueux, fit sortir ses
escadrons de chasseurs et de spahis qu'il avait gardés jusqu'ici entre
les oreilles de la hure; il en lança une partie contre le camp, tandis
que l'autre précipitait la déroute des cavaliers ennemis. Dès midi, la
victoire était complète. Tout s'était passé comme l'avait prévu le
maréchal. Nous n'avions eu que vingt-sept morts et une centaine de
blessés. Nos adversaires laissaient huit cents cadavres sur le champ
de bataille. Un butin immense, la tente, le parasol et la
correspondance du fils de l'Empereur, dix-huit drapeaux, onze pièces
de canon et jusqu'aux chaînes de fer destinées aux prisonniers
français étaient tombés entre nos mains. Les jours suivants, le
maréchal eût volontiers poursuivi plus avant les restes de l'armée
marocaine; mais ses troupes, épuisées par une chaleur torride,
décimées par les maladies, étaient, pour le moment, incapables d'un
nouvel effort.

Pendant ce temps, la flotte continuait ses opérations. En quittant
Tanger, elle se dirigea au sud, vers Mogador. Cette ville, principal
centre commercial de l'empire, était la propriété particulière du
souverain qui en louait les maisons et trouvait là l'une des sources
les plus claires de son revenu. Arrivée, le 11 août, devant Mogador,
par une mauvaise mer, l'escadre fut, pendant plusieurs jours, empêchée
d'agir. Enfin, le 15, le lendemain de la bataille d'Isly, le
bombardement commença. La résistance fut plus sérieuse qu'à Tanger.
Après un vif combat, les compagnies de débarquement s'emparèrent de la
petite île fortifiée qui fermait l'entrée du port. Le lendemain,
nouvelle descente à terre, pour détruire les défenses de la ville. En
se retirant, le prince laissa 500 hommes solidement établis dans l'île
et quelques-uns de ses bâtiments dans le port.

Neuf jours avaient suffi pour frapper des coups décisifs sur terre et
sur mer. Autant nos chefs militaires s'étaient montrés patients et
prudents avant que fût venue l'heure d'agir, autant ils avaient été
prompts et résolus dans l'action. Des deux façons, ils avaient répondu
aux vues du gouvernement. C'était bien ce qui convenait, d'une part
pour rassurer l'Europe sur nos desseins, de l'autre pour «prouver au
Maroc, suivant le mot du prince de Joinville, qu'il ne fallait pas
jouer avec nous».


VI

Les nouvelles de ces heureux faits d'armes, arrivant coup sur coup,
firent grand effet en France. Le public fut flatté dans son
amour-propre national; on lui avait tant répété que le gouvernement
n'oserait rien faire! Les journaux de l'opposition eux-mêmes durent
reconnaître que la campagne avait été bien menée; mais ils
prétendirent que le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud avaient
agi contre leurs instructions et violenté la lâcheté du ministère.

En Angleterre, au contraire, où l'opinion était déjà si troublée des
événements de Taïti, le canon de notre flotte eut un douloureux
retentissement. Le bombardement de Tanger fut connu vers le 16 août.
L'alarme se manifesta aussitôt très vive[407], et alla grossissant les
jours suivants, bien que les événements plus graves d'Isly et de
Mogador fussent encore ignorés. «On répète, écrivait de Londres M. de
Jarnac, le 22 août, que la paix du monde entier est maintenant à la
merci de chaque incident d'une guerre qui semble placer en conflit
inévitable les intérêts majeurs de la France et de l'Angleterre... Je
ne vois personne qui ne me parle de la situation actuelle avec une
vive appréhension[408].» Sir Robert Peel sentait renaître ses
premières défiances. Se reportant toujours à l'expédition d'Alger en
1830, il exprimait la crainte que les événements du Maroc n'eussent la
même issue. Tous les faux bruits qu'on lui apportait sur nos armements
maritimes trouvaient créance chez lui; voyant un conflit probable et
prochain, il insistait auprès de ses collègues pour que l'Angleterre
s'y préparât sans retard. M. Guizot, surpris et blessé de ces
inquiétudes, rappela comment la France avait été forcée à une guerre
qu'elle eût désiré éviter, et, tout en revendiquant fermement le droit
de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient rendre cette guerre
efficace et assurer la sécurité de notre territoire algérien, il
ajouta, pour dissiper les ombrages de sir Robert Peel: «Pas plus
aujourd'hui qu'avant l'explosion de la guerre, nous n'avons aucun
projet, aucune idée d'occupation permanente sur aucune partie du
territoire marocain. Nos succès ne changeront rien à nos intentions,
n'ajouteront rien à nos prétentions.» Lord Aberdeen, demeuré fidèle à
l'entente cordiale, se servait de ces déclarations pour rassurer ses
collègues, mais pas toujours avec succès.

[Note 407: «Voilà le canon de Tanger parti, écrivait M. Désages à M.
de Jarnac, le 15 août 1844. À en juger par la consternation du pauvre
lord Cowley (ambassadeur d'Angleterre à Paris), cela aura grand
retentissement à Londres.» (_Documents inédits._)]

[Note 408: Un fait de presse qui fit alors beaucoup de bruit montre
bien ce qu'il y avait d'animosité contre la France dans certaines
parties de l'opinion anglaise. Le principal journal de Londres, le
_Times_, publia quelques lettres qu'il prétendait avoir été écrites
par des officiers de la flotte britannique, témoins du bombardement de
Tanger, lettres où nos marins et leur chef, «Joinville et sa bande»,
comme on disait, étaient accusés d'avoir déshonoré le pavillon
français par leur incapacité et par leur couardise. L'indignation fut
extrême en France. Les plus sages, tels que le _Journal des Débats_,
déclarèrent que de tels procédés risquaient de rendre vains les
efforts faits pour maintenir la paix. Il est vrai qu'en Angleterre
même, on eut honte de ce genre d'attaques; des protestations
s'élevèrent contre la publication du _Times_. Les autorités navales
s'émurent; une enquête ayant révélé que l'auteur des lettres était le
chapelain du vaisseau le _Warspite_, ce chapelain fut révoqué, et le
commandant de la flotte britannique dans la Méditerranée flétrit sa
conduite par un ordre du jour.]

Ce fut bien pis quand, dans les derniers jours d'août, on apprit, à
Londres, la bataille d'Isly, et surtout l'occupation de Mogador, qui
apparut comme le début d'un établissement sur la terre marocaine. Les
journaux whigs, prompts à exploiter cette alarme jalouse, n'avaient
pas assez d'invectives contre ce ministère qui, depuis trois ans,
suivant l'expression de lord Palmerston, «baisait presque la terre
devant l'allié français». L'une des conséquences de cette émotion fut
de rendre beaucoup plus aiguë, entre les deux cabinets, la question
soulevée par l'arrestation de M. Pritchard. Cela se conçoit. Si les
événements d'Afrique fournissaient aux whigs un prétexte pour attaquer
la politique de lord Aberdeen, il était difficile que le gouvernement
britannique y trouvât un sujet sérieux de réclamation à adresser au
gouvernement français, surtout en présence des assurances formelles
que celui-ci donnait de son absolu désintéressement; de ce côté,
l'Angleterre avait à la fois beaucoup de déplaisir et pas de grief.
Mais ce grief qui lui échappait dans l'affaire du Maroc, ne
croyait-elle pas le posséder dans celle de Taïti, où M. Guizot n'avait
encore offert aucune réparation? On se montra donc, à Londres,
d'autant plus porté à mal prendre ce retard, qu'on était plus mortifié
de ce qui venait de se passer en Afrique. L'attitude fut telle, qu'un
conflit armé semblait possible, quelques-uns même disaient: probable.

Notre chargé d'affaires, le comte de Jarnac, vit le danger et
s'empressa de le signaler à M. Guizot. Dans une dépêche en date du 28
août, il montrait «l'idée s'accréditant, en Angleterre, que, malgré le
désir des deux souverains et des deux cabinets, une rupture était à la
veille d'éclater». Puis il ajoutait: «Il est de mon devoir de le dire
à Votre Excellence, et assurément je ne suis pas le seul à l'en
informer; la guerre, ses conséquences probables, les forces, les
ressources, les alliances respectives des deux pays sont devenues ici
le thème général de la conversation, et les classes qui, par leurs
habitudes et leurs intérêts, seraient le moins portées à admettre ces
formidables éventualités, se prêtent aujourd'hui à les prévoir et à
les discuter... Votre Excellence aura remarqué que le rappel de lord
Cowley a été formellement indiqué, sinon réclamé, ces jours-ci, par le
principal organe de l'opinion publique. Je sais d'ailleurs à ne
pouvoir en douter, que les membres les plus influents du conseil des
ministres se sont vivement émus de cette situation, qu'un changement
complet dans la politique extérieure de la Grande-Bretagne est discuté
chaque jour, que les partis les plus extrêmes, ceux qui rendraient
peut-être impossible le maintien des relations diplomatiques entre les
cours, sont sans cesse passés en revue. J'ai tout lieu de craindre
que, si aucun arrangement des différends actuels ne pouvait être
arrêté, une politique au plus haut point compromettante pour les
relations des deux cours ne saurait longtemps encore tarder à
prévaloir dans le conseil.»

L'opposition française a soutenu après coup que, dans cette
circonstance, notre jeune chargé d'affaires avait manqué de sang-froid
et de clairvoyance, qu'il avait été la dupe de lord Aberdeen, en
prenant au vrai des alarmes systématiquement exagérées, et qu'il avait
cru trop facilement au danger de la guerre. Les témoignages
contemporains anglais, témoignages d'autant moins suspects qu'ils
ressortent de documents intimes, nullement destinés à une publicité
immédiate, justifient M. de Jarnac. Lord Palmerston écrivait à son
frère, le 29 août 1884: «Les esprits les plus tranquilles commencent à
regarder une guerre avec la France comme un événement que toute notre
prudence ne peut pas longtemps empêcher et auquel nous devons nous
préparer sans délai. Dans une telle guerre, le gouvernement recevra
l'appui unanime de la nation entière, et toutes les nouvelles charges
qui pourront devenir nécessaires pour cet objet seront volontiers
supportées[409].» Dira-t-on que lord Palmerston est suspect à cause de
son animosité contre la France? Voici lady Holland, grande amie de
notre pays, fort opposée pour son compte à la guerre, qui constate
avec chagrin, dans une lettre à lady Palmerston, «que tout le monde,
en Angleterre, est résigné à la guerre et est préparé à la supporter,
fût-ce au prix de 10 pour 100 d'_income tax_[410]». Lord Malmesbury,
après avoir rapporté dans son journal intime, toujours à la même
époque, que «l'on faisait des préparatifs militaires dans tous les
arsenaux», ajoutait: «Lord Canning, sous-secrétaire d'État au _Foreign
Office_, m'avait écrit après le bombardement de Tanger que, pendant
plusieurs jours, la guerre avec la France avait été imminente;
l'occupation de Mogador va encore compliquer la situation[411].» Même
impression recueillie dans le journal de M. Charles Greville[412].
Enfin, la reine Victoria écrivait à son cher oncle, le roi des Belges,
combien elle était «affligée et effrayée du nuage menaçant qui planait
sur les relations de l'Angleterre avec la France»; et plus tard, quand
les affaires seront arrangées, elle écrira: «Il est nécessaire que
vous et ceux qui sont à Paris sachiez combien le danger était
imminent[413].»

[Note 409: BULWER, _Life of Palmerston_, t. III, p. 129.]

[Note 410: Cité par lord Palmerston, à la date du 21 août 1844.
(_Ibid._, p. 132.)]

[Note 411: _Mémoires de lord Malmesbury_, à la date du 2 septembre
1844.]

[Note 412: _The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 253.]

[Note 413: Lettres de la fin d'août et du commencement de septembre
1844, citées dans la _Vie du Prince consort_.]

Pendant qu'à Londres les choses menaçaient de tourner à une rupture,
en France, on était à la fois inquiet et excité. La Bourse baissait
sur les bruits de guerre, et un observateur de sang-froid notait que
«jamais, sans en excepter peut-être 1840, l'opinion, même celle des
hommes d'ordinaire sages et pacifiques, n'avait été plus montée contré
les Anglais[414]». Les journaux de la gauche faisaient tout pour
augmenter cette excitation. Le moindre ménagement envers la
Grande-Bretagne était dénoncé par eux comme une lâcheté et une
trahison. À voir la façon dont ils donnaient à entendre que le vrai
vaincu n'était pas le Maroc, mais l'Angleterre, on eût dit qu'ils
s'étaient donné mission de fournir aliment aux méfiances de cette
dernière. S'ils voulaient bien assurer les puissances continentales
que, pour le moment, nous ne visions pas la rive gauche du Rhin, ils
avertissaient nos voisins d'outre-Manche que notre ambition se portait
désormais sur le domaine colonial et maritime. Bien plus, le
_National_ discutait ouvertement les chances d'un débarquement sur les
côtes de la Grande-Bretagne, et il soutenait que l'entreprise était
d'un succès facile. Ces articles, aussitôt reproduits et commentés au
delà du détroit, ne contribuaient pas à y calmer les esprits.

[Note 414: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 27
août 1844.]

Les chancelleries européennes apercevaient le péril de la situation et
s'en préoccupaient. À Vienne, M. de Metternich, tout en se félicitant
de voir «crouler» l'entente cordiale, contre laquelle il s'était
toujours plu à dogmatiser, se demandait, non sans angoisse, «si la
banqueroute de cette entente cordiale n'entraînerait pas celle de la
paix politique»; en dépit des intentions pacifiques des deux
gouvernements, il trouvait «les choses fort dangereusement
placées[415]». Ce que devaient être les espérances du Czar à
l'approche d'un tel conflit et ses dispositions empressées à soutenir
l'Angleterre contre nous, on peut en avoir idée en se rappelant ce
qu'il était venu faire naguère à Londres. Mêmes sentiments, avec un
peu moins d'impétuosité, à Berlin. Par une coïncidence qui n'était pas
indifférente, le frère du roi de Prusse, celui qui sera plus tard
l'empereur Guillaume Ier et le redoutable ennemi de la France, était
alors l'hôte de la cour de Windsor et nouait avec elle des relations
très intimes. Aussi le _Times_, dans un article menaçant, nous
avertissait-il qu'en cas de guerre, les puissances du Nord seraient
avec l'Angleterre contre la France isolée. M. Bresson, qui était à
cette époque ambassadeur à Madrid, mais qui connaissait bien l'Europe
centrale pour avoir été pendant longtemps ministre à Berlin, écrivait
à M. Guizot, le 2 septembre: «Finissez cette affaire; rentrons dans
des termes convenables avec l'Angleterre. Le reste de l'Europe épie
nos dissentiments, pour se ranger aveuglément et en forcené contre
nous. Je connais bien les puissances allemandes; ne nous faisons pas
d'illusions[416].»

[Note 415: Lettres au comte Apponyi, du 29 et du 30 août 1844.
(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 29 à 31.)]

[Note 416: _Documents inédits._]


VII

Il ne fallait pas, en effet, laisser se prolonger davantage un tel
état de choses. Nos ministres le comprenaient. Il leur paraissait
d'ailleurs que les succès obtenus en Afrique permettaient d'être
conciliant, et que la victoire rendait la modération plus facile. Le
Roi les poussait fort dans ce sens; depuis longtemps, il aspirait à en
finir avec ce qu'il appelait «les tristes bêtises de Taïti», à sortir
«du guêpier du Maroc», et à «mettre au _requiem_ ces malheureux
incidents[417]».

[Note 417: Expressions employées par le Roi dans une lettre au
maréchal Soult, en date du 14 août 1844 (_Documents inédits_), et dans
une lettre au roi des Belges, non datée, mais qui doit être du 1er ou
du 2 septembre. (_Revue rétrospective._)]

Tout d'abord, résolution fut prise de ne pas retarder davantage, dans
l'affaire Pritchard, la communication officielle que le cabinet
anglais attendait depuis plus d'un mois. Seulement, quelle
satisfaction le cabinet français allait-il offrir pour les torts de
forme que, d'accord avec M. Bruat, il avait reconnus et regrettés dès
le premier jour? Malgré son esprit de conciliation, il persistait à
ne pas vouloir entendre parler des mesures suggérées par lord
Aberdeen, c'est-à-dire du retour de M. Pritchard et de l'éloignement
des officiers français. Il lui fallait trouver quelque autre solution
dont se contentât l'Angleterre et qui fût plus acceptable pour la
France. Ainsi fut-il amené à reprendre une idée qui s'était fait jour,
un moment, à Londres, dans les premiers pourparlers, mais qui avait
été aussitôt rejetée dans l'ombre, celle d'une indemnité allouée à M.
Pritchard. Il jugeait, non sans raison, beaucoup moins coûteux de
payer les torts commis, avec quelques écus qu'avec la disgrâce de nos
officiers. Un dédommagement accordé de ce chef laissait entiers le
droit de la France et l'honneur de ses agents. Comme M. Guizot l'a
écrit lui-même plus tard, on ne pouvait refuser davantage et accorder
moins. On devait même craindre que l'Angleterre ne jugeât pas
suffisante une satisfaction si inférieure à celle qu'elle avait
désirée. Sa décision prise, le cabinet français ne perdit pas un
instant. M. Guizot adressa à M. de Jarnac deux dépêches, destinées à
être communiquées à lord Aberdeen. Dans la première, datée du 29 août
1844, il commençait par affirmer très nettement que les autorités
françaises avaient eu le droit de renvoyer M. Pritchard, et que
celui-ci, par sa conduite, avait mérité ce renvoi; seulement, il
exprimait son «regret» et son «improbation» au sujet de «certaines
circonstances qui avaient précédé l'expulsion». Il protestait de sa
volonté d'assurer à tous les missionnaires la liberté dont ils avaient
besoin, mais ne se déclarait pas moins résolu à «maintenir et à faire
respecter les droits de la France». Il terminait en témoignant la
«confiance que, pleins l'un pour l'autre d'une juste estime, les deux
gouvernements avaient le même désir d'inspirer à leurs agents les
sentiments qui les animaient eux-mêmes, et de leur interdire tous les
actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États». Dans
la seconde dépêche, datée du 2 septembre, M. Guizot, rappelant «son
regret et son improbation de certaines circonstances qui avaient
précédé le renvoi de M. Pritchard», se disait «disposé à lui accorder,
à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances
avaient pu lui faire éprouver, une équitable indemnité». Quant à la
fixation du chiffre, le ministre proposait d'en remettre le soin aux
commandants des stations française et anglaise dans l'océan Pacifique.
On le voit, de ces deux pièces il ressortait très clairement que
l'indemnité était offerte, non pour l'expulsion dont on maintenait au
contraire la légitimité, mais pour quelques «circonstances» fâcheuses
qui l'avaient précédée.

Aussitôt nos propositions arrivées à Londres, le cabinet anglais se
réunit pour en délibérer. Il trouvait sans doute la satisfaction
«mince» (_slender_); mais divers motifs le déterminèrent à n'y pas
regarder de trop près: lui aussi sentait le besoin d'en finir; il
souhaitait vivement annoncer l'arrangement, dans le discours de
clôture de la session qui allait être prononcé le 5 septembre; il se
rendait compte combien serait déraisonnable une guerre pour un si
petit sujet; enfin, à ce moment même, les affaires d'Irlande prenaient
une tournure qui lui faisait désirer de ne pas se mettre un autre
embarras sur les bras[418]. Ajoutons que l'influence de lord Aberdeen
s'exerçait, comme toujours, dans le sens de la conciliation; M. Guizot
lui avait fait savoir d'avance qu'en cas de refus, se trouvant placé
entre des concessions qu'il ne voudrait pas faire et la guerre, il ne
resterait pas au pouvoir. «Alors, avait répondu le secrétaire d'État,
je n'aurais point à choisir; nous nous retirerions ensemble, et notre
politique succomberait avec nous[419].» Le cabinet tory se prononça
donc pour l'acceptation pure et simple des offres françaises.
Interrogé dans la dernière séance de la Chambre des communes, le 5
septembre, sir Robert Peel déclara que l'affaire de Taïti venait de se
terminer «de la manière la plus amicale et la plus satisfaisante». Il
refusa néanmoins d'en dire plus long et de faire connaître les
conditions de l'arrangement; il craignait évidemment que l'opposition
ne profitât de ce que la clôture de la session n'était pas encore
prononcée, pour exploiter contre le cabinet le désappointement que ces
conditions devaient causer au public. Quelques heures après, le
discours de la Reine, prononçant la prorogation du Parlement, se borna
également à faire connaître que les difficultés élevées entre les deux
gouvernements avaient été «heureusement écartées, grâce à leur esprit
de justice et de modération». Le lendemain, 6 septembre, par une
dépêche adressée à son ambassadeur à Paris, lord Aberdeen annonça
officiellement au gouvernement français l'acceptation de ses offres;
il se déclarait entièrement satisfait et n'élevait aucune objection
sur la façon dont M. Guizot avait posé la question et revendiqué les
droits des autorités françaises; tout au plus faisait-il observer que
M. Pritchard «niait la vérité des allégations portées contre lui»,
mais en se gardant bien de prendre cette négation à son compte. Tout
révélait chez le ministre anglais la volonté de ne laisser aucune
trace du conflit. «Ma conviction, écrivait-il, est que le désir
sincère des deux gouvernements de cultiver l'entente la meilleure et
la plus cordiale, rend presque impossible que des incidents de cette
nature, s'ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de
justice et de modération, puissent jamais aboutir autrement qu'à une
issue amicale et heureuse.»

[Note 418: _The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 253, 254.]

[Note 419: Lettre de M. de Jarnac à M. Guizot, en date du 29 août
1844.]

Le gouvernement français ne s'était pas montré moins pressé de mettre
fin à la guerre avec le Maroc. En même temps qu'il proposait à Londres
une solution de l'affaire Pritchard, il écrivait, le 30 août, aux agents
diplomatiques qui assistaient le prince de Joinville,--c'étaient M. de
Nion, consul à Tanger, et le duc de Glücksberg, fils du duc Decazes,
alors secrétaire d'ambassade à Madrid,--de se transporter immédiatement
devant Tanger et de faire savoir à l'empereur du Maroc que nous étions
prêts à traiter avec lui sur les bases de l'_ultimatum_ signifié avant
l'ouverture des hostilités; on n'en a pas oublié les quatre conditions:
dispersion des troupes rassemblées sur la frontière; châtiment des
auteurs des agressions commises sur notre territoire; expulsion d'Abd
el-Kader; délimitation de la frontière telle qu'elle existait du temps
des Turcs. M. Guizot eut soin d'aviser aussitôt le gouvernement anglais
de cette démarche. Ainsi les succès de nos armes ne faisaient rien
ajouter aux premières demandes. Il ne manquait pas de gens pour
conseiller de se montrer plus exigeant, de réclamer, par exemple, une
indemnité pour les frais de la guerre, la remise d'Abd el-Kader entre
nos mains, et l'occupation, jusqu'à complète exécution du traité, de
quelque partie du territoire ennemi. Rien sans doute n'eût été plus
justifié; mais il fallait songer aux conséquences. Il était à prévoir
que l'Empereur repousserait ces conditions[420]. En admettant même qu'il
les acceptât, il ne trouverait le moyen ni de réunir l'argent ni de
s'emparer de l'émir; force nous serait d'aller prendre nous-mêmes la
rançon et l'otage qu'on ne voudrait ou qu'on ne pourrait pas nous
livrer. C'était donc, dans tous les cas, prolonger indéfiniment la
guerre, ce que notre gouvernement désirait éviter, non seulement par
préoccupation de ses relations avec l'Angleterre, mais parce qu'en
elle-même cette guerre présentait des difficultés nullement en rapport
avec les avantages qu'on prétendait en tirer. Il ne fallait pas oublier
qu'au lendemain de la bataille d'Isly, notre armée était épuisée par la
chaleur et incapable d'un effort de plus. Les obstacles venant du climat
et du sol n'étaient pas les seuls à prévoir. En frappant de nouveaux
coups, nous risquions de faire crouler le pouvoir déjà peu solide de
l'empereur Abd er-Raman, et alors, dans l'anarchie qui suivrait, aux
prises avec des populations insaisissables, comment en finirions-nous?
Ne serions-nous pas attirés dans l'engrenage d'une nouvelle conquête
dont nous ne voulions pas? Ou bien, si cette crise portait Abd el-Kader
à la place d'Abd er-Raman, substitution dont on commençait à parler chez
les plus fanatiques de nos adversaires, y gagnerions-nous? Si l'on avait
jugé nécessaire de donner une leçon à l'empereur, on ne voulait pas
l'abattre; bien au contraire, la leçon donnée, on avait intérêt à le
rassurer, à le raffermir, à lui prouver qu'il pouvait et devait vivre
avec nous en ami. Tels furent les motifs, très réfléchis et après tout
fort raisonnables, pour lesquels, en posant les conditions du traité à
conclure, le cabinet français résolut de se montrer très peu exigeant,
de se contenter du possible et de l'indispensable. Même à ces
conditions, était-il assuré d'en finir tout de suite? Obtiendrait-il de
Fez une réponse nette et prompte? Trouverait-il seulement des
négociateurs ayant pouvoir et volonté de traiter? Ne devait-il pas
s'attendre aux lenteurs cauteleuses qui sont l'habitude de ces sortes de
gouvernements et qui, dans le cas particulier, pouvaient être un calcul?

[Note 420: «J'ai la conviction, écrivait le maréchal Bugeaud au prince
de Joinville, que l'empereur s'exposerait plutôt à continuer une
mauvaise guerre que de donner un seul million. Je sais qu'il est
sordidement intéressé. Quant à Abd el-Kader, il ne pourrait pas le
livrer, sans se faire honnir par tout son peuple.»]

Les choses marchèrent avec une rapidité inespérée. Dès le 3 septembre,
avant l'arrivée des instructions de M. Guizot, le prince de Joinville
fut avisé que l'empereur demandait la paix et se déclarait prêt à nous
donner satisfaction. S'étant assuré des pouvoirs de ceux qui lui
transmettaient cette demande, le prince, assisté de M. de Nion et du
duc de Glücksberg, se rendit devant Tanger, le 10 septembre, et fit
signifier aux plénipotentiaires marocains un traité tout rédigé et
conforme à notre _ultimatum_[421]; ce traité devait être accepté
immédiatement, sans discussion, sinon la guerre continuerait. En deux
heures tout fut signé. Le prince prit alors sur lui d'ordonner
l'évacuation immédiate de l'île de Mogador. Dans sa façon de faire la
paix, il montrait le même mélange de prudence et de décision, dont il
avait fait preuve dans l'action. «Guerre forte, paix généreuse et
douce», c'est par ces mots que, quelques jours après, le roi
Louis-Philippe résumait la conduite de son gouvernement.

[Note 421: Ce traité différait cependant de l'_ultimatum_ en un point,
c'est qu'il stipulait la mise hors la loi d'Abd el-Kader, au lieu de
son expulsion. En conséquence de cette mise hors la loi, sorte
d'excommunication religieuse autant que politique, les Marocains
s'engageaient à poursuivre à main armée l'émir sur leur territoire,
jusqu'à ce qu'il fût expulsé ou tombé entre leurs mains; dans ce
dernier cas, il serait transporté dans une ville du littoral de
l'Ouest, et les deux gouvernements se concerteraient sur les mesures à
prendre. Rien de mieux, si l'on eût pu compter sur l'exécution
sérieuse de ces engagements.]

Les deux questions étaient donc résolues à quelques jours de distance,
et, par suite, tous les dangers qu'elles avaient paru un moment
soulever, se trouvaient dissipés. Le gouvernement français s'en
félicitait vivement. «Nous voilà hors de deux grosses affaires,
mandait M. Guizot au maréchal Soult; le 18 septembre. J'espère que
vous aurez été content de la manière dont elles se sont terminées. Le
cabinet reste, je crois, en bonne position. On se fortifie par les
difficultés qu'on a vaincues[422].» La satisfaction du gouvernement
anglais n'était pas moins vive. «L'heureuse fin de nos difficultés
avec la France est une bénédiction», écrivait, le 14 septembre, la
reine Victoria au roi des Belges[423]. Mais pendant que tel était le
sentiment des pouvoirs responsables, les oppositions irresponsables,
des deux côtés du détroit, affectaient de se plaindre d'autant plus
haut qu'elles se savaient maintenant garanties contre tout danger de
guerre par la sagesse des cabinets. À Londres, les journaux de lord
Palmerston dénonçaient, avec colère, «la poltronnerie qui régnait au
_Foreign Office_». «La France, disaient-ils, sait maintenant qu'elle
peut nous braver.» Ils se complaisaient à faire ressortir que, dans
l'affaire de Taïti, lord Aberdeen «s'était humblement contenté de
l'ombre d'une excuse», et que le capitaine d'Aubigny sortait de là
sans le moindre désagrément. «Nous avalons une insulte,
concluaient-ils, et reculons devant une querelle.» À Paris, M. Guizot
n'était pas mieux traité. Sans doute la presse de gauche, qui avait
jusqu'au dernier moment soutenu que notre ministre n'oserait pas
refuser le rappel de M. d'Aubigny, fut d'abord un peu déconcertée
quand elle sut les conditions toutes différentes de l'arrangement
conclu dans l'affaire Pritchard; elle se laissa même aller à railler
la mesquinerie de la satisfaction dont avait dû se contenter le
cabinet anglais; mais cela ne dura pas, et elle eut bientôt découvert
que l'octroi d'une indemnité était plus déshonorant encore que ne
l'aurait été le rappel des officiers. «On comprend, disait-elle aux
ministres, que lord Aberdeen ait été facile sur le reste, du moment où
il vous imprimait cette honte sur le front.» De même, pour le Maroc,
ces journaux, un moment surpris par l'heureuse promptitude des
négociations, ne tardèrent pas à dénoncer la précipitation avec
laquelle le gouvernement avait «offert humblement la paix» et «bâclé»
un traité digne, selon eux, d'être comparé à celui de la Tafna. À les
entendre, au lieu d'obtenir le prix de nos victoires, le dédommagement
de nos sacrifices, on s'était contenté de belles paroles, de vaines
promesses, sans prendre aucune garantie de leur exécution, bien plus,
en renonçant, par l'évacuation hâtive de Mogador, au moyen de
contrainte que nous possédions déjà, et tout cela par obéissance
craintive aux ordres et aux menaces de l'étranger. En France comme en
Angleterre, ce langage de la presse n'était pas sans action sur le
public dont il caressait certains ressentiments, et l'on devait dès
lors prévoir que les oppositions parlementaires trouveraient là, pour
la prochaine session, un de leurs meilleurs terrains d'attaque. Au
fond, cependant, les deux nations étaient satisfaites. En dépit des
bravades auxquelles elles s'étaient plus ou moins associées, elles
avaient eu très peur de la guerre[424] et se sentaient fort soulagées
de la voir écartée. En France notamment, ceux-là mêmes qui ne
semblaient pas fâchés d'entendre reprocher à M. Guizot son manque de
fierté, eussent été implacables pour le ministère qui aurait laissé
rompre la paix. M. de Barante, après avoir analysé cet état d'esprit
avec sa perspicacité habituelle, concluait ainsi: «La solution de nos
difficultés avec l'Angleterre est un grand sujet de contentement non
seulement dans la région de la cour et du ministère, mais dans
l'opinion générale[425].»

[Note 422: _Documents inédits._]

[Note 423: Cité dans la _Vie du Prince consort_.]

[Note 424: Le duc de Broglie écrivait le 5 septembre 1844: «De ce
côté-ci de la Manche, tout le monde meurt de peur, au milieu des
bravades et des cris de victoire, et le parti conservateur tout entier
supplie M. Guizot de se montrer complaisant, tandis que le parti
Thiers le pousse dans le même sens, en lui disant que c'est sa faute.»
(_Documents inédits._)]

[Note 425: Lettre du 25 septembre 1844, adressée à M. d'Houdetot. Voir
aussi une lettre du 5 septembre. (_Documents inédits._)]

En tout cas, à regarder aujourd'hui les choses de haut et de loin,
l'histoire n'hésite pas. Entre ces oppositions qui, par calcul de
parti, ont grossi et envenimé des accidents secondaires, parfois même
insignifiants, de la politique extérieure, au point d'en faire des
questions dangereuses, qui ont risqué de jeter leur pays dans la
guerre afin de renverser ou seulement d'embarrasser un cabinet,--et
ces gouvernements qui, dédaigneux de la popularité, plus soucieux du
péril public que du leur propre, se sont mis en travers des
irritations passagères, des entraînements irréfléchis de l'opinion,
pour sauvegarder les intérêts supérieurs et permanents de leurs
nations,--la postérité donne hautement raison aux gouvernements. Et,
pour ne parler que de la France qui nous occupe particulièrement, nous
ne parvenons pas à trouver coupable de faiblesse le cabinet qui, dans
l'affaire du Maroc, a écarté toute médiation étrangère, s'est fait
justice à main armée, a bombardé Tanger et Mogador devant la flotte
anglaise, et a dicté seul la paix à l'empereur vaincu; le cabinet qui,
dans l'affaire de Taïti, a refusé toutes les satisfactions de principe
et de personnes désirées à Londres et s'est borné à offrir, pour des
torts incontestables, un léger dédommagement pécuniaire[426]. Sans
doute, en traitant ces affaires, nos ministres se sont préoccupés de
ménager l'Angleterre avec laquelle ils tenaient à bien vivre, et de ne
pas compromettre la paix européenne qui leur paraissait importer plus
à la France que tels petits avantages en Afrique ou en Océanie. Qui
peut s'en étonner et leur en faire un reproche? Au contraire, quelle
condamnation paraîtrait assez sévère contre les hommes d'État qui
eussent laissé sortir une grande guerre, d'accidents aussi secondaires
que les incursions des fanatiques marocains, aussi misérables que la
querelle avec le révérend Pritchard? Au plus aigu de la crise, le roi
Louis-Philippe, qui était pour beaucoup dans la politique suivie par
son gouvernement, écrivait au roi des Belges: «Je n'ai pas de patience
pour la manière dont on magnifie si souvent des bagatelles en _casus
belli_. Ah! malheureux que vous êtes! Si vous saviez comme moi ce que
c'est que _bellum_, vous vous garderiez bien d'étendre, comme vous le
faites, le triste catalogue des _casus belli_ que vous ne trouvez
jamais assez nombreux pour satisfaire les passions populaires et votre
coupable soif de popularité[427].» Cette lettre n'a été connue
qu'après la révolution de Février. Si quelque indiscrétion l'avait
fait publier au moment où elle a été écrite, il est probable que
l'opposition eût feint d'y trouver un patriotisme trop timide.
Aujourd'hui, il n'est pas à craindre que ce langage ne soit pas
compris; les générations nouvelles n'ignorent plus «ce que c'est que
_bellum_».

[Note 426: En fait, l'indemnité n'a jamais été payée à M. Pritchard.]

[Note 427: _Revue rétrospective._]

Le 18 décembre 1849, Louis-Philippe, réfugié en Angleterre, faisait à
l'homme d'État qui avait présidé le cabinet anglais en 1844, l'honneur
de visiter son manoir. Au moment où il se retirait, sir Robert Peel,
alors guéri par l'expérience des velléités de méfiance qui lui avaient
parfois traversé l'esprit pendant son ministère, lui adressa ces
nobles paroles: «Sire, nous vous avons dû la paix du monde; chef d'une
nation justement susceptible, justement fière de sa gloire militaire,
vous avez su atteindre ce grand but de la paix, sans jamais sacrifier
aucun intérêt de la France, sans jamais laisser porter aucune atteinte
à son honneur dont vous étiez plus jaloux que personne. C'est surtout
aux hommes qui ont siégé dans les conseils de la couronne britannique
qu'il appartient de le proclamer[428].» Au milieu des tristesses de
l'exil et en face de la mort prochaine, le vieux roi déchu a dû
trouver, dans cet hommage d'un étranger, la consolation de tant
d'injustices françaises. Il pressentait que l'histoire s'approprierait
les paroles de sir Robert Peel.

[Note 428: _Sir Robert Peel_, par M. GUIZOT.]



CHAPITRE VII

L'ÉPILOGUE DE L'AFFAIRE PRITCHARD.

(Septembre 1844-septembre 1845.)

     I. La visite de Louis-Philippe à Windsor.--II. Ouverture de la
     session de 1845. Les menées de l'opposition. M. Molé et M. Guizot
     à la Chambre des pairs. Le débat de l'adresse à la Chambre des
     députés. Le paragraphe relatif à l'affaire Pritchard n'est voté
     qu'à huit voix de majorité.--III. Le ministère doit-il se
     retirer? Il se décide à rester. Polémiques de la presse de
     gauche. La loi des fonds secrets au Palais-Bourbon et au
     Luxembourg. Le ministère est vainqueur. Rencontre de M. Guizot et
     de M. Thiers. Maladie de M. Guizot.--IV. Les premiers pourparlers
     sur l'affaire du droit de visite. Nomination de deux
     commissaires, le duc de Broglie et le docteur Lushington.
     L'opposition prédit l'insuccès. Le duc de Broglie à Londres. Les
     négociations. Le traité du 29 mai 1845.--V. Effet du traité à
     Paris et à Londres. Seconde visite de la reine Victoria à Eu.
     Succès du cabinet. Discours prononcé par M. Guizot devant ses
     électeurs.


I

L'arrangement de l'affaire Pritchard et le traité avec le Maroc
avaient écarté le danger, un moment imminent, d'une rupture entre la
France et l'Angleterre. Mais n'était-il rien resté de tant de soupçons
et d'aigreurs réciproques? Beaucoup d'esprits ne croyaient pas qu'il
pût encore être question d'entente cordiale entre deux gouvernements
qui, tout à l'heure, semblaient sur le point d'en venir aux mains.
C'était la thèse des journaux opposants, de chaque côté du détroit. M.
de Metternich, spectateur éloigné, mais attentif, des choses
d'Occident, se flattait d'être à jamais débarrassé de ce qu'il
appelait «_feu l'entente cordiale_, cette vague formule, morte de sa
mort naturelle[429]». Une visite de Louis-Philippe à Windsor allait
donner tout de suite un démenti à ces appréciations. Vainement
certaines personnes avaient-elles tenté d'inquiéter le Roi sur le
danger de témoigner personnellement à l'Angleterre une amitié peu en
harmonie avec les sentiments qui venaient d'éclater chez son peuple,
il ne voulut pas retarder une démarche annoncée depuis longtemps et
très désirée par la reine Victoria. Il estimait que se refuser à
rendre la visite faite à Eu, serait une offense, et, quelques mois
après le voyage du Czar à Londres, il n'eût pas jugé prudent de
fournir un tel grief à la cour britannique.

[Note 429: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 31.]

Le 8 octobre 1844, Louis-Philippe, accompagné du duc de Montpensier et
de M. Guizot, débarqua à Portsmouth et de là se rendit à Windsor. Un
souverain français sur le sol d'Angleterre, cela ne s'était pas vu
depuis que Jean II y avait été amené prisonnier après la bataille de
Poitiers. Dans le château même de Windsor, tout parlait de la rivalité
séculaire des deux nations; dans les salles s'étalaient les trophées
de Marlborough, de Nelson et de Wellington. De tels souvenirs, un tel
cadre faisaient ressortir davantage encore et l'empressement du royal
visiteur et l'accueil affectueux qui lui était fait[430]. Le vainqueur
de Waterloo avait été envoyé au-devant de lui, avec le prince Albert,
pour lui souhaiter la bienvenue à son débarquement. La Reine, toujours
sous le charme de l'esprit du vieux roi, lui prodigua les marques de
son attachement: entre elle et son hôte, on eût dit une intimité de
famille. Elle voulut lui conférer solennellement cet ordre de la
Jarretière que chacun se rappelait avoir été institué après la
bataille de Crécy. La cour, entraînée par l'exemple de sa souveraine
et séduite aussi par les qualités du Roi, s'associait à ces actes
d'amicale courtoisie. Le peuple anglais lui-même témoignait avec éclat
sa sympathie pour un prince auquel il savait gré d'être libéral et
pacifique. Louis-Philippe se promenait-il un jour dans les environs de
Windsor, partout, sur son passage, il était chaleureusement acclamé,
«beaucoup plus que ne l'avait été l'empereur de Russie», notait la
Reine sur son journal; curieux rapprochement, cette promenade le
conduisait à Twickenham, où il avait séjourné pendant un premier exil,
et à Claremont, où il devait bientôt trouver un nouveau refuge. Les
municipalités saisissaient, avec un empressement fort remarqué, les
occasions de lui rendre leurs hommages. Louis-Philippe, calquant sa
visite sur celle qu'il avait reçue l'année précédente, s'était
appliqué à demeurer exclusivement l'hôte de la Reine, et avait, pour
cette raison, décliné les invitations de la Cité de Londres; alors, on
vit un fait sans précédent dans les annales de cette fière
corporation: tous ses représentants, lord-maire, aldermen, shérifs,
conseillers, se déplacèrent et vinrent apporter en grand appareil,
jusque dans le château de Windsor, une adresse à celui qu'ils
regrettaient de ne pouvoir fêter à Mansion-House. Dans les speeches
qu'il prononçait en pareille circonstance, comme dans ses
conversations de tous les instants, le Roi proclamait avec insistance,
à la vive satisfaction de ses auditeurs, son amour de la paix, son
désir de maintenir l'union entre les deux nations[431]. Le 14 octobre,
quand vint le moment de se séparer, la Reine voulut reconduire son
hôte jusqu'à Portsmouth, où il devait retrouver la frégate le _Gomer_
qui l'avait amené. À mi-route, une forte tempête obligea
Louis-Philippe à modifier son itinéraire et à aller s'embarquer à
Douvres. Par une gracieuse inspiration, la reine Victoria n'en
poursuivit pas moins jusqu'à Portsmouth et se rendit à bord du
_Gomer_; elle daigna même y accepter le déjeuner offert par l'amiral
français, et porta un toast en l'honneur du Roi absent. Nos marins,
qui gardaient cependant plus vives encore que toute autre partie de la
nation les vieilles préventions contre «l'Anglais», témoignèrent, par
la chaleur de leur accueil, combien ils étaient, touchés d'une si
aimable démarche.

[Note 430: Sur les détails de cette visite, voir _The life of the
Prince Consort_, par sir Théodore MARTIN, notamment les fragments du
Journal de la Reine qui y sont cités.]

[Note 431: Nous lisons, à propos d'un de ces entretiens, dans le
Journal de la Reine: «Le Roi est un homme extraordinaire. Il a
beaucoup parlé de nos récentes difficultés et de l'émotion excessive
de la nation anglaise. Il a dit que la nation française ne désirait
pas la guerre, mais que les Français aiment à faire claquer leur fouet
comme les postillons, sans songer aux conséquences. Puis il a dit que
les Français ne savaient pas être de bons négociants comme les
Anglais, et qu'ils ne comprenaient pas la nécessité de la bonne foi
qui donne tant de stabilité à ce pays-ci. «La France, a-t-il ajouté,
ne peut pas faire la guerre à l'Angleterre, «qui est le Triton des
mers; l'Angleterre a le plus grand empire du monde.» Puis, parlant de
l'affaire de Taïti: «Je la voudrais au fond de la mer, dit-il, et
«désirerais beaucoup en être entièrement débarrassé.»--Bien que
Louis-Philippe fût alors très soucieux de plaire à la Reine, je doute
que celle-ci ait bien entendu et exactement rapporté ce qui lui avait
été dit. Elle a dû exagérer et mal comprendre certaines phrases de
politesse. Le Roi n'a pu, en causant avec une souveraine étrangère,
tenir, sur son propre pays, certains des propos qui lui sont ici
attribués.]

Le Roi et M. Guizot revinrent en France, enchantés de leur voyage et
avec le sentiment d'avoir fait quelque chose d'utile à leur politique.
«Je m'applaudis, écrivait Louis-Philippe au roi des Belges, d'avoir
secoué toutes les timidités qui s'inquiétaient de ma résolution de
faire le voyage d'Angleterre... Tout le monde ici s'accorde à trouver
non seulement que l'effet est immense, mais qu'il s'accroît encore
chaque jour. C'est le traitement le plus efficace contre les préjugés
heureusement si battus en Angleterre et si funestes pour le bien-être
des deux pays et la prospérité du monde. J'espère et je crois que nous
sommes ici en bon progrès à cet égard, et j'ai tout lieu de me flatter
que si notre excellente petite reine Victoria, son sage et bon Albert
et ses sages ministres continuent ce qui est en si bon train, nous
viendrons à bout de gagner les convictions des deux nations et de
consolider tout à fait cette précieuse entente cordiale qui est dans
l'intérêt bien entendu de tous[432].» M. Guizot, de son côté,
déclarait, dans une lettre à M. de Barante, «l'effet du voyage
excellent» des deux côtés du détroit. «En Angleterre, ajoutait-il,
nous n'avons, quant à présent, rien à désirer. La disposition est
parfaite et la satisfaction grande. La popularité du Roi dans le
public anglais a réagi sur le cabinet qui était bienveillant, mais
inquiet et timide. Aujourd'hui, il est bien décidé à laisser petites
toutes les petites questions et à maintenir toujours, au-dessus des
incidents, des conflits locaux, des embarras momentanés, la grande
politique de la paix et de la bonne intelligence avec nous.» En France
aussi, M. Guizot croyait «le public content». «J'ai vu moi-même,
disait-il, l'impression à Calais, Boulogne, Montreuil, sur toute notre
route. Vif plaisir de ravoir le Roi en France. Vif et joyeux orgueil
de l'accueil qu'il venait de recevoir en Angleterre et du spectacle
donné en Europe. Vive satisfaction de la consolidation de la paix.
Tout cela était dans tous les discours, dans toutes les conversations,
sur toutes les physionomies[433].»

[Note 432: _Revue rétrospective._]

[Note 433: Lettre du 21 octobre 1844. (_Lettres de M. Guizot à sa
famille et à ses amis_, p. 226 à 228.)]

Quoique en partie exactes, ces observations étaient, en ce qui
concernait la France, un peu optimistes. Le public éprouvait tous les
sentiments notés par M. Guizot, mais, en même temps, par une
contradiction que nous avons plusieurs fois signalée, il prêtait
volontiers l'oreille aux journalistes de gauche qui montraient, dans
cette visite faite au lendemain de l'affaire Pritchard, «le coup de
grâce de la dignité nationale», et qui s'efforçaient de tourner contre
le Roi les hommages reçus par lui en Angleterre. À les entendre, en
effet, ces hommages s'adressaient non à la France, toujours jalousée
et détestée, mais à la personne de Louis-Philippe, et l'on avait soin
d'insinuer que, si celui-ci était populaire outre-Manche, c'était
parce que, dans son royaume, il se mettait en travers du sentiment
national. Plus on approchait de la rentrée des Chambres, plus la
presse travaillait à éveiller ces ombrages. Il était visible que
l'opposition, loin de désarmer, s'apprêtait à exploiter, dans le
Parlement, les derniers incidents de la politique extérieure, et
qu'une partie du public était disposée à lui prêter l'oreille.


II

La session s'ouvrit le 26 décembre 1844. Le discours du trône aborda
hardiment les questions brûlantes. Sur l'affaire du Maroc, il célébra
«la paix aussi prompte que la victoire», et montra l'Algérie
profitant de ce que nous avions ainsi «prouvé à la fois notre
puissance et notre modération». Sur l'affaire Pritchard, le Roi
s'exprimait ainsi: «Mon gouvernement était engagé avec celui de la
reine de la Grande-Bretagne dans des discussions qui pouvaient faire
craindre que les rapports des deux États n'en fussent altérés. Un
mutuel esprit de bon vouloir et d'équité a maintenu, entre la France
et l'Angleterre, cet heureux accord qui garantit le repos du monde.»
Venait ensuite un paragraphe où Louis-Philippe s'étendait avec
complaisance sur son voyage à Windsor, et témoignait du «prix qu'il
attachait à l'intimité» des deux cours. Comme on le voit, la politique
de l'entente cordiale ne se dissimulait pas. Certains journaux lui
reprochaient même de se montrer provocante.

De son côté, l'opposition était fort animée. Divers symptômes lui
faisaient croire qu'elle tenait enfin l'occasion, vainement cherchée
par elle depuis plus de quatre ans, de jeter bas M. Guizot. Lors de la
nomination du bureau de la Chambre des députés, les candidats
ministériels ne l'emportèrent que péniblement. Non seulement M. Molé,
mais aussi M. Dupin et même M. de Montalivet se prononçaient hautement
contre le cabinet, et ne devait-on pas supposer que de tels
personnages entraîneraient avec eux une partie des conservateurs[434]?
Pour ébranler ces derniers, les meneurs exploitaient surtout
l'attitude de M. de Montalivet. Ils insinuaient que l'intendant de la
liste civile, que «l'homme du Roi» ne se fût pas ainsi déclaré, s'il
n'eût été autorisé d'en haut expressément ou tacitement; ils
ajoutaient qu'aux Tuileries on était fatigué de M. Guizot et qu'on y
sentait la nécessité d'un nouveau relais. Les journaux racontaient
tout haut que, mécontent de l'accueil assez froid fait à son discours,
Louis-Philippe avait dit, au sortir de la séance d'ouverture: «J'aime
bien mon ministère, mais je voudrais cependant avoir des ministres
dont la présence à mes côtés n'empêchât pas de crier: Vive le Roi!» Y
avait-il quelque chose de vrai dans ces récits et de fondé dans ces
insinuations? Qu'en prévision d'un vote qui eût mis M. Guizot et ses
collègues en minorité, le souverain se préoccupât d'empêcher que sa
politique intérieure et extérieure n'en fût trop altérée, le fait
n'aurait rien d'étonnant. Sous ce rapport, il pouvait ne pas lui
déplaire que M. de Montalivet se conduisit de façon à être le ministre
de l'intérieur de la future administration, tandis que M. Molé y
dirigerait la politique étrangère. Mais s'il croyait devoir prendre
des précautions en vue d'une crise possible, il était loin de la
désirer ou seulement d'y être résigné d'avance. Aussi voulut-il
démentir lui-même les bruits que les ennemis du cabinet cherchaient à
répandre: le jour où le bureau nouvellement élu de la Chambre lui fut
présenté, il dit à l'un des vice-présidents, M. Debelleyme, qui avait
failli être battu par M. Billault: «Monsieur, je suis enchanté que
vous ayez été nommé; j'aurais désiré que ce fût à une plus grande
majorité, et ceux qui ont cru le contraire ont joué le rôle de dupes.»
Le propos, aussitôt répété, produisit son effet. Est-ce pour cela que,
peu de jours après, lors de la nomination de la commission de
l'adresse, la majorité parut raffermie, et que les commissaires élus
par les bureaux furent tous, sauf un, des ministériels?

[Note 434: «À chaque instant, raconte l'un des chefs du centre gauche,
nous rencontrions à la salle des conférences, à la buvette, des
députés flottants qui, après s'être assurés d'un regard circulaire
qu'on ne les voyait pas, venaient à nous et nous serraient la main
avec une parole ou un geste fort significatif.» (_Notes inédites de M.
Duvergier de Hauranne._)]

Cette élection remonta le courage un peu ébranlé des amis de M.
Guizot[435], mais sans abattre la confiance de ses adversaires.
Ceux-ci paraissaient même considérer la succession du cabinet comme
déjà ouverte et s'inquiétaient de la partager. M. Thiers, ne se
croyant pas actuellement possible, déclara laisser la place à M. Molé,
auquel il promettait, pour un an, sinon l'appui, du moins la
neutralité bienveillante de l'opposition; il lui demanda seulement de
ne pas s'en tenir, comme les années précédentes, à des manoeuvres de
couloirs, mais de se compromettre en prononçant, à la Chambre des
pairs, un discours d'opposition. M. Molé entrait vivement dans ce
rôle de président du conseil en expectative; s'occupant dès lors de
choisir ses futurs collègues, il proposait des portefeuilles à divers
personnages, à M. de Rémusat qui refusait, à M. Billault qui acceptait
d'abord avec empressement, mais ensuite élevait des objections dès
qu'apparaissait l'intention de réserver le ministère de l'intérieur à
M. de Montalivet. Se heurtait-il à ces résistances, l'ancien ministre
du 15 avril allait aussitôt implorer le secours de M. Thiers, qui,
moitié sérieux, moitié goguenard, invitait ses amis à faciliter cette
nouvelle coalition[436]. Quelque chose de ces démarches transpira dans
le public, et ce fut une occasion pour le _Journal des Débats_ de
dénoncer, avec colère et non sans quelque alarme, ce qu'il appelait
«l'intrigue».

[Note 435: «La majorité conservatrice est ralliée, disait à ce propos
le _Journal des Débats_; la situation est rétablie.» (2 janvier
1845.)]

[Note 436: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs s'ouvrit le 13
janvier 1845. M. Molé prit le premier la parole. Tout,--l'importance
du personnage, le silence qu'il avait gardé depuis quatre ans, ce que
l'on entrevoyait des combinaisons ébauchées dans la coulisse,--faisait
de ce discours un événement. La tâche de l'orateur n'était pas aussi
simple que l'eût été celle d'un homme de gauche. Il avait trop le
respect de soi et le souci de demeurer, aux yeux du Roi et de
l'Europe, le ministre possible du lendemain, pour prendre à son compte
les déclamations des journaux contre l'entente cordiale. Aussi
reprocha-t-il à M. Guizot moins d'avoir eu une mauvaise politique que
de l'avoir maladroitement appliquée. «Si j'essayais, dit-il, de
caractériser par un seul mot la politique de M. le ministre des
affaires étrangères, je dirais qu'elle est _partout_ et _toujours_ une
politique _à outrance_, à outrance même dans ses faiblesses.... Ainsi
M. le ministre des affaires étrangères veut la paix, et toute la
France, toutes les opinions la veulent avec lui, autant que lui; et
cependant il en parle de telle manière, il montre tant d'ardeur,
d'entraînement à la maintenir, il donne à croire qu'il ferait dans ce
dessein de tels sacrifices, que les plus pacifiques ne croiraient pas
pouvoir se dire aussi pacifiques que lui. Il veut l'alliance anglaise,
et je ne pense pas qu'il y ait en France un ami de son pays, un homme
sensé, surtout un esprit politique, qui ne la veuille, n'en sente
l'importance autant que lui; mais, sans le vouloir et sans le savoir,
il en exagère les conséquences, et il en parle de façon à la
compromettre, à susciter contre elle la susceptibilité nationale, à
donner aux Français contre cette alliance, dont, en 1830, je crois
avoir jeté les fondements, des préventions qui, si elles ne cessaient,
pourraient devenir un sérieux embarras dans l'avenir.» M. Molé
justifiait ce reproche général, en invoquant l'affaire du droit de
visite et celle de Taïti: à l'entendre, dans la première. M. Guizot
avait provoqué lui-même, par la signature de la convention de 1841,
une réaction qu'il ne savait plus comment apaiser, et il se trouvait
acculé à une impasse; dans la seconde, les désagréments et les périls
de l'incident Pritchard étaient venus de ce que le gouvernement avait
ordonné étourdiment ces occupations océaniennes, qu'il se trouvait
maintenant aussi embarrassé de maintenir que d'abandonner. La
conclusion était que le ministre avait accumulé autour de lui des
difficultés dont il n'était pas en état de sortir.

Dans sa réponse, M. Guizot prit tout de suite avantage de ce que M.
Molé «admettait au fond toute la politique du cabinet», de ce qu'il
«n'indiquait même pas, pour les questions à traiter, de solutions
différentes», et de ce qu'il se bornait à critiquer certaines erreurs
de conduite. Ces erreurs auraient-elles été en effet commises, disait
le ministre, y avait-il là de quoi justifier un acte d'opposition
aussi grave? Puis, déchirant vivement les voiles dont le préopinant
avait enveloppé ses prétentions ministérielles, il lui demanda sans
ménagement ce qu'il serait au pouvoir. Aurait-il cette situation si
nette, si simple et si forte de l'administration actuelle, appelée aux
affaires pour raffermir la paix et soutenue par une majorité animée
des mêmes sentiments? «Il entrerait au pouvoir, continuait M. Guizot,
pour pratiquer, pour maintenir la bonne politique, en la dégageant de
ce qu'il appelle nos fautes; mais il y entrerait par l'impulsion et
avec l'appui de tous les hommes qui n'ont pas cessé de combattre cette
politique... Il ne faut pas beaucoup de réflexion ni beaucoup
d'expérience pour comprendre que c'est là une situation radicalement
fausse et impuissante... Vous vous trouveriez entre une portion
considérable, importante, du parti conservateur, mécontente, méfiante,
irritée, et des oppositions exigeantes qui auraient bien le droit de
vous demander quelque chose pour l'appui qu'elles auraient prêté à
votre avènement... Vous auriez beau faire, beau vouloir, à l'instant
même, la bonne politique serait, entre vos mains, énervée, abaissée,
compromise.» Le ministre terminait en se défendant d'avoir mis en
péril l'alliance anglaise. Ceux qui la mettent en péril, disait-il, ce
sont d'abord les opposants qui travaillent à grossir et à envenimer
toutes les difficultés; ce sont ensuite ceux qui «accueillent à moitié
ou ne repoussent qu'à moitié» ces opposants. «Nous les combattons les
uns et les autres, ajoutait M. Guizot.

  Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
  Et les autres, pour être aux méchants complaisants
  Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
  Que le vice fait naître aux âmes vertueuses.»

M. Molé, fort sensible à la rudesse de cette riposte, répliqua avec
amertume. «Cessez, dit-il au ministre, de parler des ambitions
personnelles qui vous attaquent, et dont vous ne pouvez prendre ici
l'idée que dans vos propres souvenirs. Si vous pouviez juger du fond
des coeurs autrement que par le vôtre, vous sauriez mieux les
intentions qui m'animent et les motifs qui m'ont décidé à signaler au
pays les embarras que vous lui avez donnés... Vous avez cru que je ne
vous dirais pas ce que je pensais de votre politique. Eh bien, je vous
l'ai dit en toute conscience... Les questions si graves que vous
croyez ou que vous dites terminées sont encore toutes vives... Elles
vous donneront de mauvais moments. Surmontez-les, c'est ce que je
demande, et permettez-moi de dire les gros mots: Ce n'est pas votre
place que j'ambitionne; ce que je voudrais, c'est que vous pussiez
tirer la France des difficultés qu'elle vous doit.»

Commencée par cette sorte de duel, la discussion devint, les jours
suivants, une mêlée plus générale. Divers orateurs insistèrent sur les
questions que M. Molé avait marquées comme les principaux points
d'attaque; ils y ajoutèrent celle du Maroc, dont l'ancien ministre du
15 avril n'avait presque rien dit, n'approuvant pas sans doute sur ce
point les critiques de l'opposition. Le ministère se défendit
habilement et fortement. Plusieurs orateurs lui vinrent au secours,
entre autres le duc de Broglie qui justifia le traité de Tanger dans
un très remarquable discours; rarement la raison politique avait parlé
un langage aussi net, aussi lumineux, aussi élevé, aussi convaincant.
D'ailleurs, bien que cette discussion eût une vivacité et une étendue
inaccoutumées dans la Chambre des pairs, l'issue n'en faisait doute
pour personne: au vote, la minorité opposante fut de 39 voix, la
majorité de 114.

C'était maintenant le tour de la Chambre des députés. Le projet
d'adresse, préparé par la commission, contenait une approbation très
nette de la politique ministérielle. Sur la tactique à suivre pour y
faire échec, une divergence se produisit entre les meneurs de
l'ancienne opposition et les amis de M. Molé. Les premiers désiraient
procéder, comme lors de la fameuse coalition de 1839, par une suite
d'amendements portant sur chacun des paragraphes de l'adresse. Les
seconds, afin de moins effaroucher les timides, demandaient au
contraire qu'on se bornât à exprimer un regret sur l'ensemble de la
politique suivie. On transigea: il fut convenu que M. de Carné
présenterait d'abord un amendement général qui serait appuyé par la
gauche; mais celle-ci se réserva de présenter ensuite, s'il y avait
lieu, des amendements successifs que les amis de M. Molé s'engageaient
aussi à soutenir[437].

[Note 437: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

À peine la discussion fut-elle ouverte, le 20 janvier 1845, qu'on vit
se précipiter à l'attaque les nouveaux coalisés, MM. Thiers, Billault,
de Tocqueville, de Beaumont, Marie, à côté de MM. Dupin, Saint-Marc
Girardin, de Carné. Le Maroc, Taïti et le droit de visite, tels
étaient d'ordinaire les trois points traités. Le cabinet était accusé
d'imprévoyance et de faiblesse, imprévoyance à laisser ou même à faire
naître les questions périlleuses entre la France et l'Angleterre,
faiblesse au milieu des complications qui en sortaient. Non cependant
que ces divers opposants fussent d'accord sur la politique à suivre.
Les uns attaquaient tout le «système» appliqué jusqu'alors, et c'était
pour y mettre fin qu'ils cherchaient à jeter bas le ministère; les
autres prétendaient ne vouloir changer ce ministère que pour sauver le
«système» compromis par lui. Les premiers se défendaient d'être les
adversaires de l'alliance britannique et se plaignaient qu'on l'eût
mise en péril; les seconds, dénonçant dans l'Angleterre l'ennemie
perfide et obstinée de la France, s'indignaient qu'on se fût rapproché
d'elle. Tous ne s'en trouvaient pas moins réunis pour irriter
l'amour-propre national et pour dénoncer avec véhémence le
gouvernement qui sacrifiait honteusement à l'étranger les droits, les
intérêts, la dignité du pays.

Secondé par plusieurs députés de la majorité, notamment MM. de
Peyramont et Hébert, et par deux de ses collègues du cabinet, MM.
Duchâtel et Dumon, M. Guizot fit tête avec vigueur à cette redoutable
attaque. Sa défense consista surtout à exposer les faits et les
négociations tels que nous les connaissons. Il se fit honneur de
l'entente cordiale: à elle seule, disait-il, on devait que les
incidents les plus délicats, les plus graves, n'eussent pas «abouti à
la rupture ni même au refroidissement des relations des deux pays».
Puis, après avoir rappelé comment la France, si inquiète au moment de
la crise, avait été satisfaite de la voir terminée et avait salué avec
joie les résultats du voyage du Roi en Angleterre: «Messieurs,
s'écria-t-il, il y a loin de cette région haute et vraie à l'arène
inférieure et confuse des prétentions, des agitations, des luttes de
partis, de coteries, de personnes, à travers lesquelles on nous traîne
depuis un mois. Dans laquelle de ces deux régions se placera la
Chambre?... Donnera-t-elle raison au premier jugement public qui a
éclaté, qui régnait il y a deux mois? Ou bien laissera-t-elle
obscurcir sa vue et fausser son jugement par les nuages que les
partis, les coteries, les intérêts personnels essayent d'élever autour
de nous? C'est la question que le débat actuel va décider.»

Dans cette première phase de la discussion, la Chambre se trouvait en
présence de l'amendement de M. de Carné, qui exprimait, d'une façon
générale, le regret qu'une «conduite prévoyante et ferme» n'eût pas
«prévenu ou terminé, d'une façon plus satisfaisante», les
complications récemment survenues dans la politique étrangère. Sur le
désir exprimé par les amis de M. Molé qui promettaient, à ce prix, des
défections nombreuses dans la majorité, le scrutin secret fut demandé.
L'amendement n'en fut pas moins repoussé, le 23 janvier, par 225 voix
contre 197; la majorité pour le cabinet était de 28 voix. Grand
désappointement parmi les adversaires de M. Guizot qui se
reprochaient, une fois de plus, d'avoir fait quelque fond sur
l'influence de M. Molé. Parmi les ministériels, joie d'autant plus
vive qu'on avait été plus inquiet. Toutefois la bataille n'était pas
finie. En dépit du préjugé défavorable résultant de ce premier vote,
la gauche et le centre gauche résolurent de recommencer la campagne
pour leur compte et de présenter les amendements qu'ils avaient
préparés sur chaque paragraphe de l'adresse.

Le 24 janvier, à l'appui du premier de ces amendements, relatif au
Maroc, divers orateurs renouvelèrent contre le gouvernement
l'accusation d'avoir conclu précipitamment un traité dérisoire, et de
l'avoir fait par faiblesse envers l'Angleterre. M. Guizot, estimant,
non sans raison, que justice avait été déjà faite de ces critiques par
ses discours antérieurs et par celui du duc de Broglie, ne remonta pas
à la tribune. Il y fut d'ailleurs suppléé par le maréchal Bugeaud.
L'intervention de ce dernier fit d'autant plus d'effet que, dans ses
conversations, il n'avait pas toujours bien parlé des négociations de
Tanger[438]. On rapportait de lui quelques boutades que les opposants
invoquaient à l'appui de leurs critiques. Mais, une fois à la tribune,
en face de ces opposants, le maréchal se retrouva homme de
gouvernement. Il confessa que, tout d'abord, plus préoccupé de
l'Algérie que des affaires générales, il n'avait pas été entièrement
satisfait du traité; mais il ajouta que, depuis, les événements et ses
propres réflexions l'avaient mis en doute sur sa première impression,
et porté à approuver la modération du gouvernement. Il semblait qu'un
tel témoignage dût être décisif. Néanmoins, l'amendement ne fut rejeté
par assis et levé qu'après une épreuve douteuse.

[Note 438: Le maréchal avait eu, sur ce sujet, un langage au moins
assez variable et assez incertain. Avant le traité, le 3 septembre
1844, il reprochait au prince de Joinville d'exiger trop du Maroc.
«Dans notre situation vis-à-vis de la jalouse Angleterre, écrivait-il,
nous devons nous montrer faciles.» (D'IDEVILLE, _le Maréchal Bugeaud_,
t. II, p. 543.) Le traité fait, il se plaint qu'on n'ait pas assez
obtenu. «Applaudissez, vous tout seul, écrit-il au général de La
Moricière, car moi, je n'applaudis pas le moins du monde.» (KELLER,
_le Général de La Moricière_, t. I, p. 365.) Il écrit dans le même
sens à M. Guizot. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 176.) Mais, le
29 décembre 1844, il mande du Périgord à M. de Corcelle: «Je me
contente de vous dire que les résultats généraux sont bons, et que
s'il eût été possible d'obtenir davantage, ce n'eût été qu'aux dépens
d'un retard dans la conclusion. Ce retard aurait pu compliquer en
Europe certaines questions.» (_Documents inédits._)]

À gauche, ce résultat parut de bon augure pour l'amendement suivant
qui portait sur l'affaire Pritchard. C'était le point où l'on croyait
avoir le plus de chance de faire brèche, les journaux étant parvenus à
faire un je ne sais quoi d'énorme et de scandaleux de l'indemnité
accordée au turbulent missionnaire. L'attaque fut soutenue à la
tribune, le 25 janvier, par M. Odilon Barrot, dont la véhémence
oratoire était particulièrement à l'aise au milieu de ces généralités
sur l'indépendance et la dignité nationales, et par M. Dufaure, tout
armé de sa puissante dialectique. «Vous avez dit, répétaient à l'envi
les orateurs en s'adressant au ministère, que M. Pritchard voulait
détruire notre établissement; il a fait massacrer nos soldats; et
vous, à la face de l'Europe, vous donnez une indemnité à M.
Pritchard!» M. Guizot ne crut pas pouvoir se taire, comme lors de
l'amendement précédent. Reprenant l'exposé des faits, il montra que,
s'il avait fait des concessions, l'Angleterre en avait fait également,
et que la transaction à laquelle on était ainsi arrivé était
préférable à la rupture qui n'eût pu sans cela être évitée. Sa
conclusion fut nette et fière: «Nous n'avons, dit-il, aucun regret de
ce que nous avons fait; nous n'avons pas hésité, nous n'hésiterions
pas davantage aujourd'hui... Nous sommes convaincus que nous faisons,
depuis quatre ans, de la bonne politique, de la politique honnête,
utile au pays et moralement grande... Mais cette politique est
difficile, très difficile; elle a bien des préventions, bien des
passions à surmonter sur ces bancs, hors de ces bancs. Elle a besoin,
pour réussir, du concours net et ferme des grands pouvoirs de l'État.
Si ce concours, je ne dis pas nous manquait complètement, mais s'il
n'était pas suffisamment ferme pour que cette politique pût être
continuée avec succès, nous ne consentirions pas à nous en charger.»
Au vote par assis et levé, cette fois encore, la première épreuve fut
douteuse; à la seconde, malgré les réclamations de la gauche, le
bureau déclara l'amendement rejeté.

L'opposition ne se tint pas pour battue. Elle n'avait pu obtenir le
blâme de l'arrangement conclu dans l'affaire Pritchard. Ne
pouvait-elle pas du moins empêcher l'approbation «satisfaite» contenue
dans le paragraphe de l'adresse? Ce fut ce qu'elle tenta dans la
séance du 27 janvier. D'un ton impérieux, menaçant, M. Billault montra
aux députés l'impopularité électorale qu'ils encourraient, en
s'associant à un tel acte par un éloge aussi précis. «Je supplie la
Chambre, s'écria-t-il, de prendre la seule attitude qui me semble
digne dans cette affaire, le silence et, puisque malheureusement elle
ne peut faire mieux, la résignation.»--«Savez-vous, répondit vivement
un des ministres, M. Dumon, ce que l'on propose à la Chambre? c'est de
n'avoir point de politique, point d'avis sur les grandes affaires du
pays, d'abdiquer... Je l'adjure solennellement de dire son avis avec
netteté, avec franchise, comme il convient à son indépendance et sans
s'inquiéter des influences extérieures dont on l'a menacée. Je lui
demande d'affermir ou de renverser la politique du gouvernement.» Le
vote eut lieu au milieu d'une grande agitation. 205 voix repoussèrent
le paragraphe, 213 l'adoptèrent: s'il y avait encore une majorité pour
le ministère, elle était singulièrement réduite; cela tenait à ce que
douze ou quinze membres du centre s'étaient abstenus. À la
proclamation du résultat, l'opposition éclata en applaudissements, en
cris de triomphe, en trépignements de joie. Feignant de croire qu'elle
avait entièrement gagné la bataille, elle retira aussitôt tous les
amendements présentés par elle sur les paragraphes suivants. Enfin, au
vote sur l'ensemble, elle s'abstint, dans l'espoir que l'on ne
réunirait pas les 230 votants nécessaires à la validité du scrutin;
cette tactique avait été conseillée par M. Thiers; mais toute la
gauche n'obéit pas à la consigne: 249 députés prirent part au vote, et
l'adresse se trouva adoptée par 216 voix contre 33.


III

Quand elle se prétendait victorieuse, l'opposition cherchait à en
imposer au public; après tout, elle n'avait pu faire passer un seul
amendement. Le ministère, cependant, ne pouvait se dissimuler qu'une
majorité aussi réduite était pour lui un échec: le _Journal des
Débats_ n'hésitait pas à prononcer ce mot. Dès lors, se posait une
question délicate: si le cabinet ne devait pas à l'opposition de lui
céder la place, ne se devait-il pas à lui-même de ne pas garder un
pouvoir affaibli? Plusieurs de ses amis, non des moins dévoués, la
princesse de Lieven entre autres[439], lui conseillaient de se
retirer. Leurs motifs étaient sans doute ceux que, peu auparavant, à
la veille de l'ouverture des Chambres, le duc de Broglie exposait dans
une lettre adressée à M. Guizot. «La session prochaine sera rude et
difficile, lui écrivait-il. La majorité de la Chambre veut bien haïr
vos ennemis; elle veut bien que vous les battiez; mais elle s'amuse à
ce jeu-là, et toutes les fois qu'ils reviennent à la charge, fût-ce
pour la dixième fois, non seulement elle les laisse faire, mais elle
s'y prête de très bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire.
C'est une habitude qu'il faut lui faire perdre, en lui en laissant, si
cela est nécessaire, supporter les conséquences; sans quoi, vous y
perdrez votre santé et votre réputation. Tout s'use à la longue, et
les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement.
Il y a quatre ans que vous êtes au ministère; vous avez réussi au delà
de toutes vos espérances; vous n'avez point de rivaux; le moment est
venu pour vous d'être le maître ou de quitter momentanément le
pouvoir. Pour vous, il vaudrait mieux quelque temps d'interruption;...
vous rentreriez promptement, avec des forces nouvelles et une
situation renouvelée. Pour le pays, s'il doit faire encore quelque
sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit
du vivant du Roi[440].» Cette idée des avantages d'une retraite
momentanée avait gagné jusqu'à certains membres du cabinet. À l'époque
où le duc de Broglie écrivait sa lettre, M. Duchâtel s'exprimait de
même dans une conversation intime avec son ami M. Vitet. «Remarquez
bien, lui disait-il, que si, chaque fois qu'on nous livre bataille,
nous la gagnons, le lendemain c'est à recommencer. Tantôt l'un, tantôt
l'autre attache le grelot; mais, pour le détacher, c'est toujours
notre tour. Ils ont des relais, nous n'en avons pas. Je reconnais que
la fortune nous a presque gâtés depuis quatre ans, à la condition
toutefois de ne jamais nous délivrer d'une difficulté sans nous en
mettre une autre aussitôt sur les bras... C'est un métier de Sisyphe
que nous faisons là. La vie publique n'est pas autre chose, je le
sais; seulement, il y faut du repos. Plus nous durons, plus la corde
se tend. Nos amis ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trois ans. Ils
ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de 1840, qui les
rendaient vigilants et dociles. Sans un peu de crainte, point de
sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos dépens des
airs d'indépendance, convaincus, quoi qu'ils fassent, que nous devons
durer toujours... Ce que les amis perdent en discipline, les
adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils
s'irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er mars, étaient nos
meilleurs amis; ils nous avaient prédit que nous en avions à peine
pour six mois; je comprends leur mécompte, et qui sait où il peut les
conduire?» Aussi M. Duchâtel en venait-il à se demander s'il ne
vaudrait pas mieux «saisir la première occasion d'un vote un peu
douteux et s'en faire honorablement une porte de sortie». Sa
conclusion était qu'il fallait «en finir, interrompre une lutte
irritante qui lasse le pays, se donner à soi-même un repos bien gagné,
amasser des forces nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la
situation[441]».

[Note 439: _The Greville Memoirs, second part_, vol. II, p. 270.]

[Note 440: Lettre du 30 octobre 1844, publiée par la _Revue
rétrospective_.]

[Note 441: _Le Comte Duchâtel_, par M. VITET.]

Nul doute qu'en présence du vote du 27 janvier, les considérations
exposées par le duc de Broglie ne fussent revenues à l'esprit de M.
Guizot; quant à M. Duchâtel, il avait dû reconnaître là «l'occasion»
appelée par lui quelques semaines auparavant. Et cependant, le
premier, après quarante-huit heures d'incertitude, renonça à donner sa
démission; quant au second, il fut, dit-on, dès le premier jour,
d'avis de rester[442]. Ne sourions pas et ne songeons pas au bûcheron
de la fable qui invoque la mort et n'en veut plus dès qu'elle se
montre. Sans nier la part qu'a pu avoir, dans la décision prise, cet
attachement au pouvoir, aussi naturel à l'homme, paraît-il, que
l'attachement à la vie, il est facile d'y discerner des motifs d'un
ordre plus élevé. Au dehors, les ministres se croyaient sur le point
de recueillir, dans d'importantes questions, celles du droit de visite
et du mariage de la reine d'Espagne, les fruits de cette entente
cordiale jusque-là si méconnue; il leur en coûtait d'y renoncer, pour
eux et pour leur pays. À l'intérieur, ils s'inquiétaient sincèrement
des aventures où un ministère, obligé de s'appuyer sur la gauche et
de faire procéder à des élections générales, pouvait jeter la
monarchie. Ils croyaient que le meilleur moyen de servir les vrais
intérêts de la nation était, non d'avoir égard à l'ennui que lui
causait la longue durée de leur administration, mais de lui assurer un
peu de cette stabilité dont au fond elle avait surtout besoin. Enfin,
ils connaissaient assez le tempérament de la majorité conservatrice,
formée et maintenue par eux avec tant de peine, pour douter qu'elle
fût en état de résister aux manoeuvres dissolvantes d'un cabinet
centre gauche, et qu'une fois décomposée et dispersée, il y eût chance
de la reformer; ils savaient bien qu'elle n'avait rien de pareil à ces
partis anglais aussi compacts dans l'opposition qu'au pouvoir. L'idée
médiocre qu'ils se faisaient ainsi de la solidité de leurs propres
troupes les rendait assez incrédules à l'espoir de rentrée prochaine
dont les flattaient les partisans de la démission, et ils écoutaient
plus volontiers les esprits «positifs» qui qualifiaient un tel espoir
de «rêverie» et qui conseillaient de garder la position tant qu'on
avait chance de s'y maintenir[443].

[Note 442: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

[Note 443: Ceux qui conseillaient de rester étaient appelés, dans
certains milieux ministériels, les amis _sérieux_, par opposition aux
amis _romanesques_ qui poussaient à la démission. (_Journal inédit du
baron de Viel-Castel._)]

Au premier rang de ces esprits positifs était le Roi. Une démission
lui eût presque fait l'effet d'une désertion. «On verra ce que c'est
qu'un ministre qui ne veut pas s'en aller», avait-il dit en appelant
M. Guizot à remplacer M. Thiers. Jusqu'alors, sa prévision n'avait pas
reçu de démenti; il s'en félicitait et comptait bien sur la même
ténacité dans l'avenir. Ses sentiments, en pareille matière,
apparaissent dans une lettre que, l'année suivante, il écrivait à son
gendre le roi des Belges, aux prises avec une crise ministérielle. «Ce
qui gâte toutes nos affaires, lui disait-il, c'est qu'en général nos
hommes politiques ont une surabondance de courage et d'audace quand
ils sont dans l'opposition, tandis que, dans le ministère, ils sont
_feigherzig_ et toujours prêts à tout lâcher, en disant au Roi:
Tire-t'en, Pierre, mon ami, comme dans la chanson. Il faut trouver un
Guizot pour obvier à ces maux, un homme qui sache tenir tête à ses
adversaires, et qui sache aussi secouer ses amis, lorsqu'ils
s'effrayent et qu'ils viennent le tirer par les basques de son habit
pour le faire tomber à la renverse, quand les adversaires n'ont pas
réussi à le faire tomber sur le nez; et c'est parce que Guizot a eu le
nerf de résister à tous ces ébranlements, qu'il a déjà six ans de
ministère passés et une jolie perspective d'avenir. Je conviens que la
denrée est rare[444].»

[Note 444: _Revue rétrospective._]

Le Roi n'était pas le seul à peser sur les ministres pour les
détourner d'abandonner la partie. La majorité même qui avait amené la
crise par son défaut de consistance, n'eut pas plutôt entendu parler
de démission, qu'elle en fut toute troublée. Dès le surlendemain du
fameux vote, les conservateurs les plus considérables, MM. Hartmann,
Delessert, de Salvandy, Bignon, Jacqueminot, les maréchaux Sébastiani
et Bugeaud provoquèrent une réunion à laquelle assistèrent ou
adhérèrent 217 députés, et qui, par suite, comprenait plusieurs des
défectionnaires du 27 janvier. Il y fut décidé à l'unanimité qu'une
démarche serait faite auprès du cabinet pour lui demander de rester
aux affaires et de maintenir sa politique. En conséquence, une
députation se rendit chez le maréchal Soult et chez M. Guizot. Les
ministres, dont le parti était déjà pris, ne firent pas difficulté de
se rendre au voeu de la majorité. Seulement, il fut entendu que la loi
des fonds secrets serait immédiatement présentée, et qu'à cette
occasion, la Chambre serait mise en demeure d'émettre un vote de
confiance qui ne laissât plus place à aucune équivoque.

Furieux de voir que le ministère, déclaré par eux bel et bien mort,
prétendait être encore vivant, les journaux de gauche redoublèrent de
violence. Ce n'est pas sans une sorte de stupéfaction qu'on relit
après coup les déclamations alors courantes sur cette affaire
Pritchard qui paraît aujourd'hui si insignifiante, et qu'on mesure
ainsi le grossissement de ce que M. Guizot a appelé justement le
microscope parlementaire. Dans cette violence, tout n'était pas
entraînement de passion; il y avait beaucoup de calcul; on se flattait
d'intimider par là une partie de la majorité. Dès le 29 janvier, les
journaux de gauche publièrent, sous ce titre: _Députés du parti
Pritchard_, la liste des 213 conservateurs qui avaient voté le
paragraphe de l'adresse; ils avaient reconstitué cette liste en dépit
du caractère secret du scrutin, et annonçaient l'intention de la
reproduire à des époques déterminées. «Notre but n'est pas un mystère,
disaient-ils; c'est une table de proscription que nous dressons en vue
des élections prochaines.» Peut-être était-ce dépasser le but. Ces
menaces, habilement soulignées et commentées par le _Journal des
Débats_, montraient aux 213 «proscrits» qu'ils n'avaient plus à
attendre aucun ménagement de la part de la gauche, et que leur sort
était irrévocablement lié à celui du ministère. La colère ou tout au
moins la peur redonna du courage à ceux qu'on s'était flatté de
terroriser. «L'irritation est grande entre les partis, notait un
observateur bien placé pour savoir ce qui se passait chez les
ministériels, plus grande qu'on ne l'avait vue depuis bien longtemps.
Les conservateurs, loin d'être effrayés par les menaces, en sont
devenus plus animés, je dirai presque plus violents[445].» Le
ministère d'ailleurs ne s'abandonnait pas, et, pour en imposer à ses
partisans, il révoquait deux fonctionnaires considérables, M. Drouyn
de Lhuys, directeur au ministère des affaires étrangères, et le comte
Alexis de Saint-Priest, ministre de France à Copenhague, qui avaient,
l'un comme député, l'autre comme pair, hautement pris parti pour
l'opposition.

[Note 445: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

Ce fut le 20 février 1845 que commença à la Chambre des députés le
débat attendu sur les fonds secrets. Bien que la question de confiance
y fût nettement et solennellement posée, il n'eut pas grande ampleur;
il ne prit que deux séances, encore la première fut-elle presque
entièrement occupée par des récriminations sur la révocation de MM.
Drouyn de Lhuys et de Saint-Priest. Évidemment chacun avait le
sentiment que, sur les grands sujets, tout avait été dit lors de
l'adresse. Entre M. Billault, le seul orateur important de
l'opposition qui prit la parole, et M. Guizot, la contestation porta
principalement sur la question parlementaire. Le premier soutint que
le cabinet n'avait plus une majorité suffisante pour gouverner. Le
ministre répondit que c'était, au contraire, l'opposition qui n'avait
pas de majorité du tout, et il en donna pour preuve que ses véritables
chefs, M. Odilon Barrot et M. Thiers, déclinaient, en ce moment, toute
prétention ministérielle. «Savez-vous, demandait-il, ce qui arrivera
si le cabinet succombe? C'est que vous n'aurez pas, à sa place, sur
ces bancs, un pouvoir vainqueur. Vous aurez deux pouvoirs, un pouvoir
protecteur et un pouvoir protégé. Vous aurez un pouvoir protégé,
cherchant sa force, mendiant son pain, tantôt à droite, tantôt à
gauche... Est-ce de là qu'on attend de la force et de la dignité pour
le pouvoir et pour la Chambre?» Il termina par ces paroles: «Quel que
soit le vote de la Chambre, nous garderons notre opinion. Seulement,
si ce vote nous est contraire, nous dirons: Qu'une nouvelle expérience
se fasse; que la France voie encore une fois ce que peut lui valoir,
pour sa dignité comme pour sa sécurité, pour son influence au dehors
comme pour sa prospérité au dedans, une politique incertaine, protégée
par l'opposition.» Le vote était attendu avec anxiété. En dehors des
discours prononcés à la tribune et des polémiques de presse, de grands
efforts avaient été faits, des deux côtés, pour travailler
individuellement chacun des cinquante ou soixante députés supposés
douteux. M. Molé, fort habile en ce genre de propagande, et M. de
Montalivet, qui s'affichait de plus en plus ouvertement contre M.
Guizot, s'y étaient employés activement. Ils se flattaient d'avoir
réussi, et, dans leur entourage, on annonçait que le cabinet serait en
minorité de 10 voix. Ce fut au contraire l'opposition qui se trouva en
minorité de 24 voix: elle ne réunit que 205 suffrages contre 229.

La loi des fonds secrets fut aussitôt portée à la Chambre des pairs,
où elle vint en discussion dans les premiers jours de mars. M. Molé
ne pouvait se flatter de trouver au Luxembourg la revanche de l'échec
subi par ses alliés au Palais-Bourbon. Toutefois, il intervint à
plusieurs reprises dans le débat, se posant plus ouvertement encore
que lors de l'adresse en compétiteur de M. Guizot. Rassurer le centre
tout en donnant des gages à la gauche, telle fut la double tâche à
laquelle il employa d'abord l'habileté de sa parole. Pour rassurer le
centre, il protesta n'avoir pas changé de principes, être toujours
conservateur, et se défendit même de faire en cette circonstance acte
d'opposition. Pour donner des gages à la gauche, il se proclama homme
de progrès, sans préciser, il est vrai, quel progrès il se chargerait
d'accomplir; il se défendit d'être de ces ministres qui cherchent leur
salut dans l'immobilité et s'imaginent que «durer, c'est gouverner»;
il déclara ne pas admettre qu'on divisât le pays et le Parlement en
deux partis absolus et tranchés, à la façon des whigs et des tories;
suivant lui, une telle division n'était pas conforme à l'état des
esprits, dans un siècle de tolérance et d'indifférence. Cela dit pour
justifier la situation qu'il avait prise, il passa à l'offensive
contre le cabinet en fonction. Il le montra «protégé, depuis quatre
ans, par une majorité qu'il ne conservait qu'à force de lui céder, ne
faisant autre chose que de courir après le nombre qui lui échappait,
réduit à n'avoir pas d'avis toutes les fois qu'il n'avait pas son
existence à défendre, laissant affaiblir, amoindrir de plus en plus
entre ses mains ce pouvoir qu'il mettait tant d'efforts à conserver».
Contre M. Guizot personnellement, les traits étaient nombreux et
parfois assez aiguisés; l'orateur se plaisait surtout à évoquer les
souvenirs de la coalition. Le ministre n'était pas homme à laisser une
telle attaque sans réponse. Au reproche de stérilité, il opposa la
comparaison de la situation extérieure et intérieure de 1840 avec
celle de 1845. Sur les dispositions du parti conservateur, il argua
contre son contradicteur de la démarche solennelle faite par ce parti
pour demander au cabinet de ne pas se retirer. Puis, revenant à sa
thèse favorite, il exposa comment M. Molé, au pouvoir, serait obligé
de gagner beaucoup de terrain à gauche pour compenser celui qu'il
perdrait au centre, et comment il ne pourrait le faire qu'au prix d'un
changement de politique: il en conclut que seul le cabinet actuel
était en état de maintenir l'intégrité de la politique conservatrice
et du parti conservateur. Lui aussi, il fit un retour sur la
coalition. «Plusieurs, dit-il, trouvaient que l'honorable préopinant
avait eu, en 1839, la bonne fortune d'une chute heureuse et honorable;
ils trouvent aujourd'hui qu'il gâte, qu'il perd cette bonne fortune;
ils s'en étonnent et s'en affligent.» Commencée par ce dialogue
singulièrement aigre entre les deux principaux adversaires, la
discussion se prolongea pendant trois jours, un jour de plus qu'à la
Chambre des députés. Plus elle avançait, plus le ton en devenait
irrité. D'autres ministres intervinrent, notamment M. de Salvandy qui
venait de remplacer M. Villemain au ministère de l'instruction
publique. M. Molé, fort piqué de se voir combattu par un de ses
anciens collègues du 15 avril, se laissa aller à prononcer sur lui ces
paroles blessantes: «Après la ligne de conduite que je lui ai vu
suivre depuis deux ans, après le langage que je lui ai entendu tenir,
je suis bien plus tenté de le plaindre que de le blâmer.» Le vote ne
faisait aucun doute: toutefois on remarqua que l'opposition réunit 44
voix, cinq de plus que lors de l'adresse; à la Chambre des pairs, ce
chiffre était relativement assez élevé.

Pour n'être pas considérable et éclatante, la victoire du ministère
n'en était pas moins réelle. Vainement les journaux opposants
affectaient-ils de le traiter toujours de moribond et déclaraient-ils
que «la majorité obtenue par lui sur les fonds secrets pouvait lui
servir de prétexte pour garder le pouvoir, mais ne lui donnait pas la
force suffisante pour l'exercer[446]»; vainement avaient-ils trop
souvent occasion de le montrer sans autorité efficace sur la Chambre,
réduit à laisser mutiler les lois d'affaires qu'il avait présentées,
il n'en était pas moins certain que cette même Chambre avait manifesté
la volonté très nette de lui conserver la direction des affaires, et
surtout de ne pas la laisser prendre à ses compétiteurs. M. Guizot
écrivait au duc de Broglie, le 18 mars 1845: «La situation devient non
pas plus facile, mais plus ferme. Le parti conservateur est de plus en
plus décidé, ce qui ne l'empêchera pas de faire encore je ne sais
quelles bévues; mais le fond est bon et restera bon. Quelle oeuvre
nous avons entreprise! Et pourtant il le faut, et j'espère toujours
que nous réussirons. Mais le fardeau est bien lourd. Plus je vais,
plus je sens le sacrifice que j'ai fait, en ne me retirant pas au
premier mauvais vote. J'y aurais gagné du repos et beaucoup de cet
honneur extérieur et superficiel qui a bien son prix. Mais j'aurais,
sans raison suffisante, livré ma cause à de très mauvaises chances et
mon parti à une désorganisation infaillible. Quoi qu'il m'en coûte,
j'ai encore assez de force et de vertu pour ne pas regretter d'être
resté sur la brèche.» Le ministre ajoutait, le 31 mars, dans une
lettre adressée au même correspondant: «Je crois toujours que j'irai
jusqu'au bout, tantôt laissant aller les petites choses, tantôt
livrant bataille sur les grandes[447].»

[Note 446: Veut-on un spécimen des déclamations de la presse de gauche
sur ce sujet? Le _Siècle_ disait du ministère, le 26 février 1845:
«C'est un gladiateur épuisé qui perd du sang à chaque pas, et dont la
main défaillante, cherchant à maintenir l'appareil qui couvre la plaie
sans la guérir, ajuste les plis de son manteau, souillé dans l'arène.
Il demande en vain la vie ou la mort; son imperceptible et
inconcevable majorité, qu'il salue tristement, le condamne à une lente
agonie.»]

[Note 447: _Documents inédits._]

Quant à M. Molé, il n'avait retiré de sa campagne ni réel profit, car
le ministère était toujours debout, ni grand honneur, car ses anciens
amis eux-mêmes étaient étonnés, attristés, scandalisés presque, de le
voir engagé dans une opposition si acharnée et si personnelle, avec
des alliances si suspectes. «Les conservateurs, écrivait un témoin,
sont maintenant presque aussi irrités contre lui qu'ils l'étaient
contre M. Guizot du temps de la coalition[448].» Le Roi ne cachait pas
son mécontentement[449]. La bonne impression que les cabinets
européens avaient gardée du ministère du 15 avril en était altérée, et
M. de Metternich entre autres s'exprimait très sévèrement[450].
Ajoutons que la façon dont M. Molé s'était mis en avant et avait fait
de la lutte politique du moment une sorte de duel entre lui et le
ministre des affaires étrangères, avait pour curieuse conséquence,
sinon de rapprocher M. Guizot de M. Thiers, du moins de détendre un
peu leurs rapports personnels. Peu après la discussion des fonds
secrets à la Chambre des pairs, M. Thiers, se trouvant en visite chez
madame de Lieven, qui avait désiré l'entretenir sur un passage de son
histoire, remarqua qu'après son entrée, la princesse donnait ordre de
tenir la porte fermée pour tout le monde. Il réclama aussitôt et
déclara avec insistance n'avoir aucune objection à rencontrer M.
Guizot. Juste à ce moment, le ministre arriva. À la vue de M. Thiers,
il fut d'abord stupéfait. Madame de Lieven se mit à rire. M. Thiers,
puis M. Guizot en firent autant. L'hilarité finie, la princesse
expliqua la cause de la visite, et la conversation porta, pendant
quelque temps, sur l'_Histoire du Consulat_. Après une pause, la
maîtresse de la maison s'adressa à M. Thiers: «J'avais, lui dit-elle,
un message à vous faire de la part de M. Guizot: c'était de vous faire
observer qu'il s'est mieux comporté avec vous que vous ne l'avez fait
avec lui. Vous lui aviez jeté Molé dans les jambes, et lui vous a
débarrassé de Molé. Maintenant, il n'y a plus que deux possibilités
politiques: vous et lui.»--«C'est vrai, confirma M. Guizot, je l'avais
chargée de vous dire cela.» M. Thiers répondit sur le même ton, et
alors s'engagea, entre les deux adversaires, sur toutes les questions
politiques, une conversation fort intéressante pour celle qui en était
l'unique témoin, conversation pleine de liberté, de franchise et de
bonne grâce; les interlocuteurs s'accordèrent sur tous les points,
sauf sur celui de la paix et de la guerre, M. Guizot maintenant que la
paix pouvait être conservée, M. Thiers insistant sur ce qu'un jour ou
l'autre elle serait nécessairement rompue. On se quitta en termes fort
courtois[451].

[Note 448: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

[Note 449: _Ibid._]

[Note 450: Lettre au comte Apponyi, du 15 mars 1845. (_Mémoires de M.
de Metternich_, t. VII, p. 91, 92.)]

[Note 451: Cet épisode est raconté par M. Greville, qui en tenait le
récit de la princesse de Lieven elle-même. (_The Greville Memoirs,
second part_, vol. II, p. 278 et p. 287, 288.)]

La vie si rude que M. Guizot menait depuis plus de quatre ans, sans
un moment de répit, épuisait ses forces. Déjà, l'été précédent, il
avait souffert de crises hépathiques assez violentes. Le voyage à
Windsor lui avait été une distraction salutaire. «C'est un bon cordial
que le succès», écrivait-il à ce propos, le 21 octobre 1844. Mais,
vers la fin d'avril 1845, à la suite des fatigues de la session, sous
le coup d'irritations et d'anxiétés que son sang-froid apparent ne
l'avait pas empêché de ressentir, la maladie revint si forte, qu'il
fut, cette fois, obligé de prendre un congé et de se retirer au
Val-Richer. L'intérim de son ministère fut confié à M. Duchâtel.
Beaucoup se flattaient que M. Guizot était définitivement hors de
combat, ou qu'en tout cas on allait s'habituer à marcher sans lui. Ce
dernier sentiment n'était pas étranger à certains conservateurs et
même peut-être à tel ou tel membre du cabinet qui s'imaginait grandir
personnellement par la disparition d'un collègue si éclatant et si
absorbant. L'épreuve, au contraire, se trouva tourner à la confusion
de ceux qui croyaient pouvoir se passer facilement de M. Guizot.
Celui-ci n'était pas éloigné depuis quelques jours que M. de
Viel-Castel notait, le 1er mai, sur son journal intime: «Les dernières
séances de la Chambre des députés ont déjà suffi pour démontrer tout
ce que le ministère perd de force et de dignité par le fait de
l'absence de M. Guizot. Les journaux de l'opposition en triomphent.
Ils accablent M. Duchâtel de sarcasmes méprisants, et, pour rabaisser
plus complètement les ministres restants, ils ne craignent pas
d'exalter déjà celui qui s'est retiré momentanément. Le
_Constitutionnel_ dit qu'on va voir ce que c'est qu'une plate
politique platement défendue. Le _National_ prétend que M. Duchâtel
reproduit les idées de M. Guizot, comme Scarron reproduit Virgile. Le
_Courrier_, ce mortel ennemi de M. Guizot, dit qu'il n'a jamais paru
plus grand que depuis qu'on voit à l'oeuvre ceux qui essayent de
prendre sa place[452].» Le jeune prince Albert de Broglie écrivait au
duc son père, alors en mission à Londres: «La Chambre est fort
désorganisée en ce moment. L'amiral de Mackau (ministre de la marine)
a été très malheureux hier dans une réponse à M. Barrot... Le vaisseau
du ministère a l'air tout désemparé; mais les batteries de
l'opposition ne sont pas bien servies non plus.» Il ajoutait dans une
autre lettre, peu de temps après: «Vous voyez la situation trop en
noir. M. Guizot se remet très rapidement. Cette retraite, d'où il
conduit tout, comme le dieu dans les nuages, et qui fait sentir son
absence à la Chambre, le grandit plutôt dans l'opinion.» Quand donc,
après environ cinq semaines de congé, dans les premiers jours de juin,
le ministre des affaires étrangères revint à son poste, son prestige
parut en quelque sorte renouvelé et rajeuni. Au dehors, d'ailleurs,
des événements heureux lui venaient au secours, apportant enfin la
justification de l'entente cordiale et en faisant recueillir les
profits. Par un juste retour, cette politique étrangère, dont les
accidents avaient tant de fois ébranlé la situation du ministre,
servait maintenant à la raffermir. Nous ne faisons pas seulement
allusion à ce qui se passait en Espagne et en Grèce, où, comme nous le
verrons plus tard, notre influence se trouvait, depuis quelque temps,
avoir repris le dessus et où le pouvoir était passé aux chefs des
«partis français[453]». Mais à ce moment précis, notre diplomatie
remportait à Londres un succès plus remarquable et plus décisif
encore; elle résolvait, d'une façon pleinement satisfaisante, ce
problème du droit de visite, dont l'opposition avait tant de fois
annoncé que M. Guizot ne pourrait jamais se tirer.

[Note 452: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]

[Note 453: Je remets à plus tard l'exposé de ces affaires d'Espagne et
de Grèce, afin de ne pas le morceler.]


IV

On se rappelle les faits qui avaient donné naissance à la question du
droit de visite: le soulèvement inattendu d'opinion provoqué par la
signature de la convention du 20 décembre 1841; le ministère surpris,
reculant peu à peu devant ce soulèvement, ajournant d'abord la
ratification de la convention, puis y renonçant définitivement et
faisant agréer ce refus à l'Angleterre et aux autres puissances;
l'opposition non désarmée, mais, au contraire, encouragée par cette
satisfaction, et, dans la session de 1843, une nouvelle poussée
dirigée, non plus contre le traité de 1841, qui avait disparu, mais
contre ceux de 1831 et de 1833, c'est-à-dire contre le principe même
du droit de visite tel qu'il était appliqué depuis plus de dix ans; le
gouvernement essayant d'abord de résister, déclarant toute revision
des anciens traités dangereuse à demander, impossible à obtenir,
ensuite contraint de céder et acceptant le mandat de poursuivre cette
revision, sous la condition toutefois, expressément stipulée par lui
devant la Chambre, qu'il choisirait son heure et attendrait pour
ouvrir les négociations qu'elles fussent sans péril et eussent chance
de réussir. Cette position prise ou subie, M. Guizot avait usé du
droit qu'il s'était réservé, d'attendre; il s'était gardé de faire à
l'Angleterre des propositions prématurées, mais, en même temps,
n'avait pas perdu de vue l'oeuvre à accomplir, ne manquant pas une
occasion d'en appeler au bon sens et à la bonne foi de lord Aberdeen,
de lui faire comprendre la force des préventions éveillées en France
et la nécessité d'en tenir compte. Tel avait été notamment l'esprit
des conversations que, lors de la visite de la Reine à Eu, il avait
eues avec le chef du _Foreign Office_; il l'avait amené, non sans
doute à accepter telle ou telle solution, mais à reconnaître plus ou
moins explicitement qu'il fallait en chercher une[454].

[Note 454: Voir plus haut, ch. I, § V à VIII, et ch. II, § I, IV, VI
et IX.]

Le terrain ainsi préparé, M. Guizot se hasarda à y faire un pas de
plus; le 6 décembre 1843, il invita son ambassadeur à Londres à
reprendre avec le ministre anglais la conversation commencée à Eu, et
à lui faire savoir notre désir de ne pas tarder davantage à ouvrir
les négociations sur la revision des traités de 1831 et de 1833[455].
Lord Aberdeen, s'inspirant de l'entente cordiale qui venait d'être
inaugurée, répondit: «Vous pouvez écrire à M. Guizot que, plein de
confiance dans la sincérité de sa résolution de travailler à la
suppression de la traite, j'accueillerai toute proposition qui viendra
de lui avec beaucoup de... _prévenance_, et que je l'examinerai avec
la plus grande attention... Mais prenez bien garde de rien ajouter qui
implique une adhésion de ma part à telle ou telle mesure; il s'est
agi, à Eu, entre M. Guizot et moi, de commencer une négociation, non
d'en préjuger l'issue. Je comprends la situation de votre ministère
devant ses Chambres; il doit aussi comprendre la mienne.» Le
secrétaire d'État avait en effet à compter non seulement avec
l'opposition, mais avec ses propres collègues. Le premier mouvement de
sir Robert Peel avait été de refuser tous pourparlers sur ce sujet.
«M. Guizot, disait-il avec humeur, pose des principes très justes,
pour en faire ensuite une application partiale; il parle de
l'amour-propre et de la susceptibilité des assemblées; il sait bien
que l'Angleterre aussi n'est pas un pouvoir absolu, et que son
gouvernement ne peut pas ne pas tenir compte de la fierté et des
passions nationales. Jamais la Chambre des communes ne consentira à
faire des concessions aux exigences de la Chambre des députés.» Lord
Aberdeen parvint cependant à l'amadouer; il lui fit comprendre
l'impossibilité de repousser _à priori_ des propositions qui n'étaient
pas connues, et obtint qu'on ne se refuserait pas à la négociation.

[Note 455: Pour le récit des négociations qui vont suivre, je me suis
principalement servi des documents cités par M. Guizot au tome VI de
ses _Mémoires_, p. 198 et suiv.]

M. Guizot, fidèle à sa tactique expectante, ne se hâta pas de faire
des propositions. «Nous ne sommes pas autrement pressés de pousser
l'affaire, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, le 29 janvier 1844. Il
vaut mieux attendre, je crois, pour le cabinet anglais et pour nous,
que le premier feu des parlements respectifs soit épuisé sur la
question des ouvertures générales, et que les préoccupations
parlementaires se dirigent vers d'autres voies[456].» Les difficultés
qui éclatèrent bientôt après sur les affaires de Taïti et du Maroc
furent une raison de plus de retarder l'ouverture de la négociation.
En attendant, notre gouvernement s'occupait de former son dossier; il
faisait faire une enquête par la marine sur les moyens nouveaux qui
pourraient être proposés pour la répression de la traite. À l'automne
de 1844, après l'arrangement de l'incident Pritchard et le traité de
Tanger, les circonstances parurent plus favorables. M. Guizot profita
donc de son voyage à Windsor, au mois d'octobre, pour causer du droit
de visite, non seulement avec lord Aberdeen, mais aussi, sur le
conseil de ce dernier, avec les autres ministres et même avec les
chefs de l'opposition. «Il se peut, leur disait-il, qu'en soi le droit
de visite soit, comme on le pense en Angleterre, le moyen le plus
efficace de réprimer la traite; mais, pour être efficace, il faut
qu'il soit praticable; or, dans l'état des esprits en France, Chambres
et pays, il n'est plus praticable, car, s'il est sérieusement
pratiqué, il suscitera infailliblement des incidents qui amèneront la
rupture entre les deux pays. Faut-il sacrifier à cette question
particulière notre politique générale? Nous croyons, nous, qu'il y a,
pour assurer la répression de la traite, d'autres moyens que le droit
de visite, et des moyens qui, dans la situation actuelle, seront plus
efficaces. Nous vous les proposerons. Refuserez-vous de les examiner
avec nous et de les adopter, si, après examen, ils paraissent plus
efficaces que le droit de visite, qui aujourd'hui ne peut plus
l'être?» Habilement développées, ces considérations avaient une
autorité particulière dans la bouche du ministre qui avait commencé
par risquer sa popularité pour défendre le droit de visite en France.
Aussi firent-elles généralement une sérieuse impression, et M. Guizot
quitta Windsor, convaincu que le moment était enfin venu d'engager
officiellement la négociation préparée avec une si habile patience.

[Note 456: _Documents inédits._]

Le 26 décembre 1844, notre ministre adressa à M. de Sainte-Aulaire
une dépêche qui devait être communiquée au cabinet de Londres;
toujours préoccupé d'amener l'autre partie à la négociation sans lui
faire voir trop tôt quelle en devait être l'issue, il n'entrait pas
dans le détail des moyens de répression à substituer au droit de
visite réciproque; il indiquait seulement, en termes généraux, le but
à atteindre, et proposait que les deux gouvernements nommassent des
commissaires qui se réuniraient à Londres pour rechercher les moyens.
Lord Aberdeen, toujours notre auxiliaire, fit agréer la proposition à
ses collègues. Le résultat dépendait pour beaucoup de la désignation
des commissaires. M. Guizot eut une idée fort heureuse, il s'adressa
au duc de Broglie, et obtint de lui qu'il acceptât cette mission. La
haute considération du personnage, la notoriété de ses convictions
abolitionnistes lui assuraient un crédit particulier auprès du
gouvernement et du public anglais; lord Aberdeen, sir Robert Peel, la
Reine, le prince Albert témoignèrent aussitôt leur satisfaction d'un
tel choix et l'espoir qu'ils en concevaient[457]. De son côté, le
gouvernement britannique nomma pour son commissaire le docteur
Lushington, membre du conseil privé et juge de la Haute Cour
d'amirauté, fort estimé pour sa science et son caractère, à la fois
whig et abolitionniste ardent, et dont l'opinion devait avoir, par
suite, une importance particulière aux yeux des adversaires de la
traite.

[Note 457: M. de Sainte-Aulaire écrivait de Londres à M. de Barante,
le 14 février 1845: «Nous attendons Broglie. L'accueil qui a été fait
ici à son nom est une des plus flatteuses récompenses que puisse
recevoir un homme public.» (Documents inédits.)]

Au moment même où ces désignations préliminaires s'accomplissaient
heureusement dans le huis clos des chancelleries, la session
parlementaire de 1845 s'ouvrait à Paris et à Londres. Les oppositions,
ayant eu vent qu'il se préparait quelque chose, portèrent la question
du droit de visite aux deux tribunes. En France, les ennemis de M.
Guizot partaient toujours de cette idée qu'il ne se tirerait pas de la
négociation où on l'avait forcé à s'engager. À la Chambre des pairs,
M. Molé se complut à montrer le ministre acculé dans une impasse,
aussi incapable de faire céder l'Angleterre que de faire reculer la
Chambre des députés; il se refusa à prendre au sérieux l'expédient des
commissaires, déclara ne rien attendre de leur intervention, et
invoqua «son habitude des affaires», pour prédire leur insuccès. À la
Chambre des députés, M. Thiers le prit sur le même ton, et affecta de
ne voir dans ce qui se faisait qu'une apparence destinée à amuser le
public. «Quand on est embarrassé, disait-il ironiquement, on choisit
des commissaires.» La meilleure défense pour M. Guizot eût été de
révéler l'état exact de la négociation. Mais il eût risqué ainsi d'en
compromettre le résultat; dès le premier jour, lord Aberdeen,
préoccupé des susceptibilités anglaises, l'avait averti d'être très
réservé dans ses explications devant les Chambres. Plus soucieux donc
d'assurer son succès final que de se procurer sur le moment un
avantage de tribune, il se borna à répondre par quelques généralités
et à affirmer qu'un «grand pas» avait été fait en «décidant le
gouvernement anglais à chercher, de concert avec nous, de nouveaux
moyens de réprimer la traite». «On dit, ajouta-t-il, que nous
poursuivons un but impossible. J'espère fermement qu'on se trompe, et
que deux grands gouvernements, pleins d'un bon vouloir réciproque et
fermement décidés à persévérer dans la grande oeuvre qu'ils ont
entreprise en commun, réussiront, en tout cas, à l'accomplir.» Pendant
ce temps, au Parlement anglais, lord Palmerston cherchait, sans
beaucoup de succès, il est vrai, à ameuter les esprits contre toute
idée de toucher aux traités de 1831 et de 1833, déclarant que ce
serait sacrifier l'honneur britannique à M. Guizot. «Instituer une
commission, disait-il, en vue d'examiner si le droit de visite est
essentiel pour la suppression de la traite, est juste aussi
raisonnable que si l'on instituait une commission pour rechercher si
deux et deux font quatre ou s'ils font quelque chose autre.»

Arrivé en Angleterre le 15 mars 1845, le duc de Broglie y fut très
bien accueilli par la cour, les ministres, et même par plusieurs des
principaux whigs, depuis longtemps ses amis[458]. Cette faveur
personnelle pouvait l'aider à surmonter les obstacles; mais elle ne
les supprimait pas. Dans la première audience qu'elle avait donnée à
notre commissaire, la Reine lui avait dit, en faisant allusion à
l'affaire qu'il venait traiter: «Ce sera bien difficile.» Lord
Aberdeen se montra, dès le début, plein de bonne volonté, «plutôt
notre complice que notre adversaire», écrivait le duc de Broglie à M.
Guizot. Mais il était visible que le secrétaire d'État, suspect d'être
trop favorable à la France, ne se croyait pas en mesure, soit
vis-à-vis de l'opposition, soit même vis-à-vis des autres membres du
cabinet, de prendre seul la responsabilité d'une solution. Était-il
pressé par nous, il se retranchait derrière le docteur Lushington. «Je
m'en remets à lui, disait-il, du soin de chercher les expédients, et
j'accepterai tout de lui avec confiance.» C'était donc le docteur
qu'il fallait convaincre. Tant qu'il ne le serait pas, les plus
conciliants n'oseraient pas se dire de notre avis. Lui gagné, les plus
revêches seraient sinon convertis, du moins désarmés. Le duc de
Broglie le comprit, et manoeuvra en conséquence, avec une adresse
souple qu'on ne lui connaissait pas. Il avait affaire, en la personne
du commissaire anglais, à un esprit droit, probe, sensible aux bonnes
raisons, mais un peu entêté, pointilleux, préoccupé de son propre sens
et de son succès personnel. Il ne négligea rien pour ménager ses
préventions, gagner sa confiance et aussi flatter son amour-propre,
car l'honnête docteur n'était pas invulnérable sur ce dernier point.
Ce ne devait pas être sans succès, et le duc pourra bientôt écrire à
M. Guizot: «Le docteur et moi vivons comme deux frères; comme on
l'invite partout à dîner avec moi, il se trouve tout à coup être du
grand monde et fêté dans des salons où il n'avait pas eu jusqu'ici un
accès habituel.»

[Note 458: J'ai eu sous les yeux tous les papiers relatifs à cette
mission du duc de Broglie, dépêches officielles et correspondance
confidentielle. C'est sur ces documents, dont du reste M. Guizot avait
déjà cité plusieurs extraits dans ses _Mémoires_, que j'ai rédigé le
récit qui va suivre.]

La première semaine fut employée à entendre les dépositions de
plusieurs officiers de marine anglais et français sur la traite et sur
les moyens de la réprimer autrement que par le droit de visite. Après
cette enquête, vint le moment vraiment critique, celui où les deux
commissaires se communiquèrent leurs vues. Ces vues parurent d'abord
assez divergentes. Le système proposé par le duc de Broglie consistait
à supprimer définitivement tout droit de visite et à y substituer
l'envoi, sur la côte occidentale d'Afrique, de deux escadres française
et anglaise, composées d'un nombre déterminé de croiseurs et
manoeuvrant de concert; de plus, des traités devaient être conclus
avec les chefs indigènes, afin de pouvoir au besoin agir sur terre. Le
docteur Lushington acceptait l'idée des deux escadres; seulement, il y
mettait une double condition: 1º au lieu d'abolir les conventions de
1831 et de 1833, il se bornait à les suspendre pendant cinq ans, pour
permettre l'essai du nouveau système; au terme du délai, ces
conventions devaient rentrer en vigueur _ipso facto_, si elles
n'étaient pas expressément abrogées du consentement des deux
gouvernements; 2º il établissait formellement le droit de vérifier la
nationalité des bâtiments soupçonnés d'arborer un pavillon qui n'était
pas le leur, droit réclamé depuis longtemps par l'Angleterre, mais
contesté par d'autres puissances, notamment par les États-Unis. Notre
gouvernement jugea ces deux conditions inacceptables. Sur le premier
point, il avait le sentiment que nos Chambres ne seraient satisfaites
que par une abolition définitive du droit de visite. Sur le second
point, sans prétendre poser en principe qu'un négrier ou un pirate
pouvait échapper à toute surveillance en arborant un drapeau autre que
le sien, il ne voulait pas reconnaître expressément à des navires de
guerre étrangers le droit d'arrêter et de visiter, en temps de paix,
nos bâtiments de commerce, sous prétexte de vérifier leur nationalité;
il se rendait compte que ce genre de visite ne paraîtrait pas moins
insupportable que l'autre à l'opinion française, et ne donnerait pas
lieu, dans l'exécution, à de moindres difficultés. Un mois entier
s'écoula en conférences sur ces deux questions, entre le duc de
Broglie d'une part, le docteur Lushington et lord Aberdeen d'autre
part. Inutile de raconter les péripéties diverses par lesquelles on
passa. Il semblait, à certains moments, que la préoccupation où était
forcément chaque partie des préventions de l'esprit public dans son
pays, rendrait l'accord impossible. Mais la bonne foi et la bonne
volonté apportées par les négociateurs finirent par triompher de
toutes les difficultés. On aboutit à une transaction qui était en
réalité tout à notre avantage. Le traité, qui fut signé, le 29 mai
1845, par les plénipotentiaires, organisait d'abord le système des
deux escadres de croiseurs et prévoyait les traités à conclure avec
les chefs indigènes, conformément aux propositions de notre
commissaire; sur les conventions de 1831 et de 1833, il stipulait
qu'elles seraient suspendues pendant dix ans, terme assigné à la durée
du nouveau traité, et qu'au bout de ce temps elles seraient, non pas
remises en vigueur si elles n'étaient abrogées d'un commun accord,
mais, au contraire, considérées comme définitivement abrogées si elles
n'étaient pas, d'un commun accord, remises en vigueur; quant au droit
de vérification de la nationalité des bâtiments, aucune maxime
générale et absolue n'était établie; on s'en référait aux instructions
«fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique
constante des nations maritimes», qui seraient adressées aux
commandants des escadres et dont le texte serait annexé au nouveau
traité.

«La convention est excellente, écrivit aussitôt M. Guizot au duc de
Broglie. On n'est jamais mieux arrivé à son but et de plus loin.» Et
il ajoutait avec une légitime fierté: «À coup sûr, sans lord Aberdeen,
vous et moi, si l'un des trois avait manqué, rien ne se serait fait.»
Il avait raison. Peu d'oeuvres diplomatiques ont été plus sagement
conduites, plus heureuses pour le pays et plus honorables pour ceux
qui y ont pris part. Est-ce à dire que le système imaginé fût
parfaitement efficace contre la traite? À l'épreuve, il ne devait pas
donner grand résultat, d'autant que les stipulations dont on attendait
le plus d'effet, celles qui prévoyaient les traités à faire avec les
chefs indigènes pour atteindre sur terre le commerce des esclaves,
n'ont pu être sérieusement appliquées, par suite du mauvais vouloir du
commandant de la station anglaise. Mais, à vrai dire, ce n'était pas
là le côté principal du problème. Ce qu'on avait voulu résoudre,
c'était moins une question africaine qu'une question européenne. Il
s'agissait avant tout d'écarter la grosse difficulté qui, depuis
plusieurs années, pesait si lourdement sur les rapports de la France
et de l'Angleterre, embarrassait notre politique générale, et pouvait
même un jour mettre la paix en péril. À ce point de vue du moins, le
succès était complet, et la difficulté se trouvait supprimée.


V

Le traité du 29 mai fut connu à Paris dans les premiers jours de juin
1845, au moment même où M. Guizot, relevant de maladie, faisait sa
rentrée dans les Chambres. L'effet parlementaire fut considérable,
d'autant plus considérable que l'opposition avait proclamé à l'avance
ce succès impossible. Tout ce qu'elle avait dit à ce sujet se
retournait maintenant contre elle et faisait davantage ressortir
l'heureuse habileté du cabinet. À gauche et au centre gauche, où,
depuis le commencement de la session, on avait eu le verbe si haut, on
portait maintenant la tête basse et l'on ne savait plus que dire.
Lorsqu'il fallut nommer, dans les bureaux, la commission chargée
d'examiner les crédits demandés pour l'exécution du traité, aucune
contradiction sérieuse n'osa se produire, et les ministériels
l'emportèrent à de grandes majorités. Même embarras et même silence
lors du débat en séance, le 27 juin; le projet fut voté par 243 voix
contre une; les adversaires de parti pris avaient été réduits à
s'abstenir. «Je suis content, écrivait peu après M. Guizot. La session
de nos Chambres finit bien; mes amis sont confiants, mes adversaires
sont découragés[459].» Et M. de Barante confirmait ainsi ce jugement:
«Jamais session ne s'est terminée dans des circonstances plus
heureuses pour un ministère, plus défavorables à l'opposition[460].»

[Note 459: Lettre du 22 juillet 1845. (_Lettres de M. Guizot à sa
famille et à ses amis_, p. 230.)]

[Note 460: Lettre du 1er août 1845. (_Documents inédits._)]

Il fallait s'attendre que le traité ne fît pas une moindre impression
à Londres; seulement cette impression serait-elle aussi favorable au
cabinet anglais qu'elle l'avait été au cabinet français? Ne pouvait-on
pas craindre que les concessions faites à la France ne fournissent aux
adversaires de lord Aberdeen des armes pour attaquer sa politique de
loyale conciliation? En effet, dès le 2 juin, à la première nouvelle
du traité, le _Morning Chronicle_ disait: «M. Guizot ne pouvait
remporter un plus grand triomphe, et quelque amertume que nous inspire
la pusillanimité avec laquelle les ministres anglais se sont laissé
duper, nous sommes forcés de complimenter les Français sur l'habileté
avec laquelle ils ont satisfait les désirs de leurs partis extrêmes.»
Peu de semaines après, le 8 juillet, lord Palmerston soulevait la
question à la Chambre des communes; il constatait avec douleur qu'il
ne restait plus rien du droit de visite, et déplorait la timidité avec
laquelle le gouvernement s'était soumis aux exigences du cabinet de
Paris. Ces attaques cependant n'eurent pas grand écho dans le public
et même parmi les whigs. Le temps, dont M. Guizot s'était fait
habilement un auxiliaire, avait amorti les préventions de l'opinion
anglaise; on y sentait la nécessité d'une solution, dans l'intérêt
même de la répression de la traite, et, quant au choix de cette
solution, on s'en rapportait volontiers à un abolitionniste aussi
notoire que le docteur Lushington. Aussi sir Robert Peel eut-il
facilement raison des critiques de lord Palmerston. Il renvoya à ce
dernier et à sa politique de 1840 la responsabilité du soulèvement qui
s'était produit en France contre le droit de visite, et s'attacha à
démontrer l'efficacité de la nouvelle convention, s'abritant du reste,
sur ce point, derrière les commissaires dont il fit un magnifique
éloge. Il n'y eut pas de vote. Lord Palmerston, reconnaissant
lui-même que le ministère était assuré d'une forte majorité, avait
renoncé à proposer aucune résolution.

La politique de l'entente cordiale qui triomphait ainsi à Paris et à
Londres allait trouver une confirmation nouvelle dans une démarche
personnelle de la reine Victoria. Louis-Philippe, enchanté de ses deux
premières entrevues avec la Reine, en 1843 à Eu, en 1844 à Windsor,
eût vivement désiré qu'une telle rencontre se renouvelât tous les ans,
tantôt d'un côté du canal, tantôt de l'autre[461]. Il n'avait pas
semblé d'abord que ce désir eût chance d'être réalisé en 1845. La
Reine avait résolu d'employer le mois d'août à faire une sorte de
pèlerinage de famille en Saxe, dans le pays de son cher Albert; sur la
route, elle devait rendre au roi de Prusse la visite que celui-ci lui
avait faite à Londres, en janvier 1842. À ces déplacements, on ne
jugeait pas possible d'ajouter un voyage en France qui eût d'ailleurs
témoigné trop clairement la volonté d'ôter toute portée politique aux
politesses faites en Allemagne. Louis-Philippe avait été informé de
cette impossibilité et s'y était résigné, non sans regret. «Je vois
bien, écrivait-il à la reine des Belges, le 12 mai, que, pour cette
année, _we are completely out of the question_[462].» La reine
Victoria se mit en route le 8 août. Après être passée par la Belgique,
et avoir accepté, à Brühl, près de Cologne, l'hospitalité de
Frédéric-Guillaume, qui profita de la circonstance pour évoquer dans
un toast le souvenir de Waterloo[463], elle séjourna quelques
semaines en Saxe, se prenant d'une vive affection pour cette «chère
petite Allemagne[464]» sur laquelle rejaillissait quelque chose de sa
tendresse conjugale. Durant ce temps, l'adroite insistance de la reine
des Belges qui avait accompagné, pendant plusieurs jours, la royale
voyageuse, et aussi le désir de plaire à la France, d'y
contre-balancer l'effet que pouvaient y produire des incidents tels
que le toast à Waterloo, déterminèrent la reine Victoria à modifier
ses projets et à terminer sa tournée par une courte visite au château
d'Eu. Elle y arriva en effet le 8 septembre. Suivant son désir, la
réception garda un caractère absolument intime[465]. Tout s'y passa à
merveille. La Reine fut charmée. Louis-Philippe était radieux. Après
vingt-quatre heures, les deux familles royales se séparèrent plus
attachées que jamais l'une à l'autre. Cette visite, à laquelle on ne
s'attendait pas en Europe, y fut fort remarquée. Au delà du Rhin, on
en ressentit une vive mortification dont la trace se trouve dans la
correspondance de M. de Metternich[466]. En France, au contraire, la
satisfaction fut générale. Venant au lendemain d'un succès de notre
diplomatie, cette démarche ne pouvait avoir, même pour les esprits les
moins bien disposés, qu'une interprétation flatteuse à l'amour-propre
national.

[Note 461: Le Roi s'en était souvent expliqué avec le roi et la reine
des Belges, qui étaient ses intermédiaires habituels avec la cour
d'Angleterre. Il écrivait notamment à la reine des Belges, le 12 mai
1845: «Ce que je désire, c'est que tout s'arrange de manière que nous
puissions nous donner des _cals_ réciproques, _on both sides of the
channel_.» (_Revue rétrospective._)--Lord Palmerston écrivait à son
frère, le 16 mars de la même année: «Louis-Philippe désire que la
Reine vienne le voir à Paris, l'été prochain, et offre de lui rendre
sa visite l'année d'après. Il dit que, dans l'état présent des
relations entre les deux pays, les souverains devraient se rencontrer
tous les ans.» (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 151.)]

[Note 462: _Revue rétrospective._]

[Note 463: Voici ce toast, qui ne manquait pas d'une certaine
éloquence: «Messieurs, remplissez vos verres! Il y a un mot d'une
inexprimable douceur pour les coeurs britanniques et allemands. Il y a
trente ans, on l'entendit proférer sur les hauteurs de Waterloo par
des voix anglaises et allemandes, après des jours de combat terribles,
pour marquer le glorieux triomphe de nos frères d'armes. Aujourd'hui,
il résonne sur les rives de notre Rhin bien-aimé, au milieu des
bénédictions de la paix qui est le fruit sacré du grand combat: ce
mot, c'est «_Victoria!_» Messieurs, buvez à la santé de S. M. la reine
Victoria et à celle de son auguste consort.»]

[Note 464: Journal de la Reine, cité par sir Théodore MARTIN. (_The
Life of the Prince Consort._)]

[Note 465: Ce fut au cours de cette visite que furent échangées, au
sujet du mariage du duc de Montpensier avec l'infante, soeur de la
reine d'Espagne, des explications importantes sur lesquelles j'aurai à
revenir quand je raconterai les négociations relatives aux mariages
espagnols.]

[Note 466: «Le voyage de la reine d'Angleterre en Allemagne, écrivait
M. de Metternich au comte Apponyi, n'a point eu de succès. Des
circonstances peu dignes d'égards dans d'autres temps que les nôtres
ont contribué à ce fait. Ce qui a fini par effacer les bonnes
impressions,--car, parmi de regrettables, il y en a eu aussi de
bonnes,--c'est la visite à Eu. Cette visite, qui de tout temps avait
été méditée par le roi Louis-Philippe, a été habilement amenée par
l'intermédiaire de la reine des Belges... Sous l'influence de la
famille de Cobourg, les raisons contraires au projet du roi des
Français ont été étouffées..... La visite à Eu n'a été qu'une scène de
la pièce qui se joue et dans laquelle tout le monde, auteur, acteurs
et spectateurs, est mystifié ou mystificateur.» (_Mémoires de M. de
Metternich_, t. VII, p. 102.)--M. de Metternich s'était rencontré avec
la reine Victoria au château de Stolzenfels, sur le Rhin. «J'ai trouvé
le prince, écrit la Reine dans son Journal, notablement plus âgé que
je ne m'y attendais, _dogmatisant beaucoup_, parlant lentement, mais
du reste très aimable.»]

Tous ces événements profitaient au cabinet, dont ils justifiaient la
politique. Sa situation, naguère ébranlée, était maintenant tout à
fait raffermie. Aucune menace à l'intérieur, aucune difficulté
pressante au dehors. Depuis longtemps, M. Guizot n'avait pas connu
semblable tranquillité et sécurité. Après la vie si rude qu'il venait
de mener, après tant de contretemps accumulés, de luttes continues, de
fatigues sans répit, d'angoisses sans cesse renouvelées, le ministre,
qui, aussitôt la session finie, était parti pour sa chère résidence du
Val-Richer, jouissait de ce repos dans le succès. Parfois, cependant,
il consentait à sortir de sa retraite. Ainsi avait-il eu, peu avant la
visite de la reine d'Angleterre, l'occasion de prononcer, à un banquet
offert par ses électeurs normands, un discours qui, dans le silence
relatif des vacances parlementaires, eut un grand retentissement. Ce
qui distinguait ce discours, c'était l'accent particulier de sérénité
victorieuse avec lequel l'orateur parlait des luttes qu'il venait de
soutenir: «Ces luttes si vives, disait-il, quelquefois si rudes, je ne
m'en suis jamais plaint, je ne m'en plaindrai jamais. C'est la
condition de la vie publique dans un pays libre. Des hommes que le
monde honore et à côté desquels je tiendrais à grand honneur que mon
nom fût un jour placé, ont été tout aussi attaqués, tout aussi
injuriés, tout aussi calomniés que moi. Ils n'en ont pas moins
continué à servir leur pays; ils n'en sont pas moins restés entourés
de son regret... Le dirai-je, messieurs? je trouve qu'on est envers
l'opposition, envers les journaux, à la fois trop exigeant et trop
timide. On leur demande une impartialité, une modération, une justice
que ne comportent guère nos situations réciproques et la nature de
notre gouvernement. Ils ont leurs passions, nous avons les nôtres.
Acceptons, tolérons notre liberté mutuelle, au lieu de nous en
plaindre... C'est là une part du mouvement, de l'activité de la vie
politique, et il en résulte, à tout prendre, beaucoup plus de bien que
de mal. Mais, en même temps que j'accepte franchement et sans me
plaindre la liberté de la presse politique, ses écarts, ses
injustices, ses rigueurs, je regarde comme une nécessité et comme un
devoir de conserver avec elle la plus complète indépendance, de ne me
laisser conduire ni par ses avis, ni par le besoin de ses éloges, ni
par la crainte de ses attaques. Je m'applique, en toute occasion, à ne
tenir compte que des choses mêmes, des vrais intérêts de mon pays...
Permettez-moi, messieurs, de vous engager à en faire autant. Vous, mes
amis politiques, lisez les journaux, sans vous irriter ni vous
plaindre de leur rudesse, de leur violence; mais gardez avec eux la
pleine indépendance de votre pensée; jugez les hommes politiques non
d'après ce que ces journaux en disent, mais d'après la connaissance
personnelle que vous en avez.» Pour «faire un essai de cette méthode»,
M. Guizot invitait ses auditeurs à considérer ce qu'il appelait «les
résultats généraux, acquis, évidents» de la politique conservatrice.
Il montrait, au dedans, «le régime constitutionnel se déployant tous
les jours librement et grandement»; au dehors, le gouvernement de la
France non seulement «parfaitement indépendant en Europe», mais
recevant partout les témoignages d'une «grande considération», et
voyant des États constitutionnels se former à son image et sous son
influence, en Belgique, en Espagne, en Grèce. «Tout cela,
s'écriait-il, s'est accompli, tout cela s'accomplit chaque jour, sans
violence, sans guerre. Nous avons réussi à consommer une révolution, à
fonder un gouvernement nouveau, au dedans par la légalité, au dehors
par la paix.» Et alors, se redressant, pour ainsi dire, en face de
cette opinion par laquelle il avait été naguère méconnu, mais à
laquelle, en ce moment, il en imposait par son succès: «Je n'hésite
pas à le dire, messieurs, et je le dis avec un orgueil juste et
permis, car c'est de notre pays lui-même et de notre gouvernement tout
entier que je parle, il y a là de quoi être satisfait et fier.»



CHAPITRE VIII

LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT.

     I. La paix religieuse sous le ministère du 1er mars et au
     commencement du ministère du 29 octobre.--II. Le projet déposé en
     1841 sur la liberté d'enseignement. Les évêques, menacés dans
     leurs petits séminaires, élèvent la voix. C'est la lutte qui
     commence.--III. L'irréligion dans les collèges. M. Cousin et la
     philosophie d'État. Attaques des évêques contre cette
     philosophie. Livres et brochures contre l'enseignement
     universitaire. L'_Univers_ et M. Veuillot. Parmi les catholiques,
     certains blâment les excès de la polémique.--IV. M. Cousin et ses
     disciples en face de ces attaques. Renaissance du
     voltairianisme.--V. M. de Montalembert et le parti catholique. Il
     ne veut agir qu'avec les évêques. Difficulté de les amener à ses
     idées et à sa tactique. Mgr Parisis. M. de Montalembert secoue la
     torpeur des laïques. Il manque parfois un peu de mesure. L'armée
     catholique fait bonne figure au commencement de 1844.--VI.
     L'Université et ses défenseurs repoussent la liberté. Diversions
     tentées par les partisans du monopole. Les «Cas de conscience».
     Les Jésuites. Les cours de M. Quinet et de M. Michelet au Collège
     de France. Le livre du P. de Ravignan, _De l'existence et de
     l'Institut des Jésuites_.--VII. Dispositions du gouvernement. M.
     Guizot, M. Martin du Nord et M. Villemain. La majorité. Le Roi.
     Ses relations avec Mgr Affre.--VIII. Les bons rapports du
     gouvernement avec le clergé sont altérés. Difficultés avec les
     évêques. Mécontentement des universitaires. Attitude effacée du
     ministère dans les débats soulevés à la Chambre. M. Dupin et M.
     de Montalembert.--IX. Le projet de loi déposé en 1844 sur
     l'enseignement secondaire. Le rapport du duc de Broglie. La
     discussion. Échecs infligés aux universitaires et aux
     catholiques.--X. Le rapport de M. Thiers. M. Villemain remplacé
     par M. de Salvandy.--XI. L'affaire du _Manuel_ de M. Dupin.
     Nouvelles attaques contre les Jésuites.--XII. M. Thiers s'apprête
     à interpeller le ministère sur les Jésuites. Le gouvernement
     embarrassé recourt à Rome. Mission de M. Rossi. La discussion de
     l'interpellation. Les catholiques se préparent à la résistance.
     Note du _Moniteur_ annonçant le succès de M. Rossi.--XIII. M.
     Rossi à Rome. Le Pape conseille aux Jésuites de faire des
     concessions. Équivoque et malentendu.--XIV. Effet produit en
     France. Les mesures d'exécution. Tristesse des catholiques.
     Était-elle fondée? Apaisement à la fin de 1845. Un discours de M.
     Guizot. Les catholiques et la monarchie de Juillet.


I

Tandis que dans la région plus particulièrement politique et
parlementaire se succédaient les événements divers que nous venons de
raconter, des faits graves s'étaient produits dans une autre sphère
qui, depuis 1830, a plus d'une fois déjà attiré notre attention, celle
des questions religieuses. Ces faits peuvent d'autant moins être
négligés qu'à raison même de leur importance, ils finirent par envahir
la scène politique et par devenir l'une des principales préoccupations
de l'opinion, des Chambres et du gouvernement. J'ai dit comment, après
l'explosion antichrétienne qui avait accompagné et suivi la révolution
de 1830, la paix religieuse s'était peu à peu rétablie, et comment,
malgré quelques incertitudes, quelques fausses démarches, quelques
restes de prévention, les relations de l'État avec l'Église s'étaient
rétablies sur un bon pied et tendaient chaque jour à s'améliorer[467].
On eût pu craindre que l'avènement du ministère du 1er mars 1840 ne
marquât un arrêt dans ce progrès si honorable pour la monarchie de
Juillet. Ce ministère n'était-il pas en coquetterie avec la gauche?
L'une des thèses de la coalition dont il prétendait consommer le
triomphe, n'avait-elle pas été de reprocher à M. Molé et à la royauté
leurs faiblesses envers le clergé, et n'était-ce pas l'un des
collègues de M. Thiers, M. Cousin, qui, le 26 décembre 1838, à la
Chambre des pairs, avait dénoncé, avec une solennité tragique, la
«renaissance de la domination ecclésiastique»[468]? Cependant, du 1er
mars au 29 octobre 1840, aucun acte du cabinet ne témoigna d'une
hostilité contre le clergé[469]. Le prélat d'esprit très fin et très
modéré qui représentait la cour de Rome à Paris, Mgr Garibaldi,
écrivait alors à l'un des membres de l'épiscopat français: «Le nouveau
cabinet est assez bien disposé envers la religion. M. Thiers, en qui
se résume tout le ministère, laisse sans doute à désirer sous le
rapport pratique, tout le monde le sait, et, dans le temps où nous
vivons, la plupart des hommes publics sont dans le même cas. Mais M.
Thiers est en admiration devant la religion catholique, considérée
même philosophiquement. Il ne veut pas entendre parler du
protestantisme; il l'appelle une absurdité et une religion bâtarde, et
il ne connaît d'autre christianisme que celui qu'enseigne le
catéchisme. Il professe une grande vénération pour le pape Grégoire
XVI, par qui il a été reçu deux fois avec bienveillance et dont il
parle dans les termes les plus respectueux, disant que, dans sa vie,
il n'a rien éprouvé de pareil, rien de plus saisissant que
l'impression qu'il a reçue en paraissant devant le Pape et en
s'entretenant avec lui.» Ce n'est pas que le diplomate romain fût
pleinement rassuré par ces déclarations. «Il y a dans M. Thiers,
ajoutait-il, beaucoup de talent et une étonnante promptitude
d'intelligence; mais il y a aussi de la témérité, et son esprit est
fort mobile. Il y a de l'élévation et du bon sens; mais l'ambition
gâte tout. Il y a le catholicisme en théorie, mais je ne sais trop
quoi en pratique. Enfin, à un grand sentiment du pouvoir, il joint
beaucoup d'idées révolutionnaires.» Mgr Garibaldi passait ensuite en
revue les autres membres du cabinet, et il concluait en ces termes:
«Je n'ai donc pas d'inquiétude pour les personnes qui composent le
ministère. En les voyant souvent et en cherchant à gagner leur
confiance, on peut continuer, je crois, avec elles, le peu de bien
qu'on a fait jusqu'ici.[470]»

[Note 467: Cf. t. I, liv. I, ch. VII; t. II, ch. VI, § III; ch. XIII;
t. III, ch. IX.]

[Note 468: Cf. t. III, ch. IX, § VI.]

[Note 469: Tout au plus la presse religieuse eut-elle à relever la
décision par laquelle M. Cousin avait mis les _Provinciales_ de Pascal
sur le programme du baccalauréat.]

[Note 470: _Vie du cardinal Mathieu_, par Mgr BESSON, t. I, p. 244 à
247.]

Le changement de ministère qui s'opéra le 29 octobre 1840 n'était pas
de nature à détruire les espérances de l'internonce. Le principal
ministre, M. Guizot, était, entre tous les hommes d'État de cette
époque, celui qui comprenait le mieux l'importance sociale du
christianisme et en parlait avec le plus d'élévation. C'était lui qui
naguère, au nom de la société en péril, de la philosophie désorientée,
de la politique impuissante, avait jeté à la religion un appel d'une
éloquence désespérée[471]. Il semblait d'ailleurs n'avoir qu'à laisser
faire. Le mouvement de retour vers le catholicisme, qui n'avait pas
été l'une des conséquences les moins inattendues de la révolution de
Juillet, continuait, comme par sa propre impulsion, dans les âmes et
dans la société. En 1841, le succès des conférences du carême, à
Notre-Dame, encourageait le Père de Ravignan à y ajouter une retraite
pendant la semaine sainte, et, l'année suivante, il couronnait ces
exercices en instituant la grande communion des hommes. Dans ce même
temps, le premier fondateur de ces prédications, Lacordaire, menait à
fin une autre oeuvre non moins extraordinaire, la rentrée des moines
sur la terre de France[472]. Dans les premières semaines de 1841, il
put, sous le costume de Dominicain, traverser la France étonnée, mais
généralement sympathique et respectueuse, intéressée par ce que cette
hardiesse avait de vaillant, flattée de la confiance témoignée en sa
tolérance et en sa justice. Arrivé à Paris, il fit plus encore pour
prendre solennellement possession de la liberté qu'il venait de
reconquérir: violentant quelques timidités amies, il parut dans la
chaire de Notre-Dame, avec sa robe blanche et sa tête rasée, ayant
devant lui dix mille hommes, parmi lesquels tous les chefs du
gouvernement et de l'opinion; et alors, sous ce froc du moyen âge, il
prononça, par un contraste voulu, le plus moderne de ses discours,
celui sur «la vocation de la nation française». Après cela, n'était-il
pas fondé à dire, en montrant sa robe: «Je suis une liberté»? Il
venait en effet, par ce coup d'éclat, d'arracher au pays lui-même ce
que les pouvoirs publics n'eussent voulu ni osé accorder du premier
coup; il avait gagné devant l'opinion le procès, non seulement des
Dominicains, mais de tous les Ordres religieux. Les Jésuites, qui
jusqu'alors ne s'étaient établis en France que d'une façon équivoque
et en se prêtant à une sorte de dissimulation convenue, ne furent pas
les derniers à profiter de ce changement: dès l'année suivante, pour
la première fois, en annonçant les conférences du carême, on dit «le
Père de Ravignan» et non plus «l'abbé de Ravignan». Lacordaire,
invité à dîner chez le ministre des cultes, y vint en froc; l'un des
convives, ancien ministre de Charles X, M. Bourdeau, se penchant vers
son voisin, lui dit: «Quel étrange retour des choses de ce monde! Si,
quand j'étais garde des sceaux, j'avais invité un Dominicain à ma
table, le lendemain, la chancellerie eût été brûlée.» M. Isambert
ayant cherché à faire tapage, à la Chambre, de la présence de M.
Martin du Nord, ministre des cultes, au discours du nouveau moine, le
ministre put se borner à répondre en souriant: «Je suis catholique, et
il m'arrive, autant que je le puis, d'en remplir les devoirs; oui, je
l'avoue, je vais à la messe, je vais au sermon; si c'est un crime,
j'en suis coupable.»

[Note 471: Cf. t. III, ch. IX, § VI.]

[Note 472: Sur les débuts de cette oeuvre, voy. t. III, ch. IX, § II.]

En même temps, les bonnes relations du gouvernement et des évêques
apparaissaient à plus d'un signe. À Paris, notamment, Mgr Affre,
appelé en 1840 à la succession de Mgr de Quélen, rétablissait
aussitôt, entre l'archevêché et les Tuileries, les rapports à peu près
interrompus depuis dix ans, et, le 1er janvier 1841, le Roi, tout
heureux de recevoir enfin les félicitations d'un archevêque de Paris,
lui répondait: «Plus la tâche de mon gouvernement est difficile, plus
il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent
le maintien de l'ordre et le règne des lois... C'est cet appui moral
et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon
gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il
est appelé à remplir. Et je mets au premier rang de ces devoirs celui
de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer
au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le
respect de la religion, de la morale et de la vertu est encore parmi
nous le sentiment de l'immense majorité.» Que de chemin fait depuis ce
lendemain de 1830, où le souverain n'osait même plus prononcer le mot
de «Providence»! Mêmes bons rapports entre le gouvernement de Juillet
et le Pape. Grégoire XVI ne manquait pas une occasion de blâmer ceux
des membres du clergé français qui gardaient encore, à l'égard de la
monarchie nouvelle, une attitude hostile ou boudeuse[473]. Au
commencement de 1842, Mgr de Forbin-Janson, évêque de Nancy, qui
s'était retiré à Rome depuis 1830, avait chez lui, pour quelques
semaines, un de ses parents, M. le marquis de Raigecourt. Un jour,
celui-ci trouva l'évêque très troublé, se promenant de long en large
dans son salon et agitant les bras.--«Qu'avez-vous, monseigneur?--Ah!
si vous saviez, mon ami, ce que le Pape vient de me dire!--Comment
donc?--Il m'a dit, d'un ton très sévère, que j'avais grand tort de ne
pas aller voir Louis-Philippe, et il a ajouté: _È un'ingiuria per la
Santa Sede!_ Son gouvernement a pour nous les meilleurs procédés, et
les évêques de France doivent lui en savoir gré[474].»

[Note 473: Nous avons déjà noté, en 1836 et 1837, le blâme porté par
le Souverain Pontife sur l'attitude de Mgr de Quélen. (Cf. t. III, ch.
IX, § VII.)]

[Note 474: Je tiens le récit de cette anecdote de M. le marquis de
Raigecourt.]


II

À l'heure où la paix religieuse semblait ainsi définitivement acquise,
où des deux côtés on en voulait sincèrement le maintien, un conflit
s'éleva tout à coup, conflit grave qui devait, pendant plusieurs
années, mettre aux prises les catholiques et le gouvernement de
Juillet. La liberté de l'enseignement en fut l'occasion[475]. Promise
par la Charte, elle avait été établie en 1833 pour l'instruction
primaire. Une tentative avait été faite, en 1836, pour l'instruction
secondaire, tentative loyale, mais qui n'avait malheureusement pas
réussi[476]. Cet échec, bien qu'imputable uniquement aux adversaires
du clergé, n'avait pas cependant fait sortir ce dernier de son
attitude pacifique. À cette époque, d'ailleurs, l'idée de la liberté
d'enseignement n'était encore dans le monde religieux qu'une thèse
d'avant-garde, suspecte à plusieurs pour avoir figuré sur le programme
du journal _l'Avenir_. Pendant les deux ou trois années qui suivirent,
les ministères, absorbés par des crises parlementaires incessantes, ne
songèrent guère à exécuter la promesse de la Charte. Ce fut seulement
en 1839 que l'on commença, du côté des catholiques, à parler un peu de
cette liberté, si longtemps ajournée. Encore ceux d'entre eux qui s'en
occupaient le plus ne pensaient-ils pas à entreprendre une campagne
d'opposition; ils tâchaient d'arriver, par des négociations
pacifiques, à une transaction entre le clergé et l'Université. M. de
Montalembert fut mêlé assez activement aux pourparlers engagés, en
1839 et en 1840, avec MM. Villemain et Cousin qui s'étaient succédé au
ministère de l'instruction publique. L'esprit de conciliation, qui
paraissait régner de part et d'autre, avait fait un moment espérer le
succès; mais, chaque fois, les ministres tombèrent avant que rien fût
conclu. Ces négociations furent reprises lorsque le cabinet du 29
octobre 1840 fut constitué et sorti de ses premières difficultés. Les
réclamations des catholiques, sans avoir pris encore de caractère
hostile, devenaient plus pressantes. Enfin, en 1841, un nouveau projet
de loi fut déposé.

[Note 475: En 1880, certains incidents de la politique contemporaine
m'avaient amené à détacher par avance, des notes réunies pour
l'histoire de la monarchie de Juillet, une étude particulière sur les
luttes de la liberté d'enseignement de 1841 à 1848. (Cf. _L'Église et
l'État sous la monarchie de Juillet_, 1 vol. in-12, Librairie Plon.)
Je ne puis aujourd'hui, sous le prétexte que je l'ai déjà traitée
ailleurs, omettre une question aussi importante. On ne s'étonnera donc
pas de retrouver ici une partie de ce qu'on a pu déjà lire dans cette
première étude: on le retrouvera, d'ailleurs, concentré, complété et
surtout mis au point d'une histoire générale.]

[Note 476: Cf. t. III, ch. IX, § IV.]

Ne fallait-il pas s'attendre à quelque chose d'aussi satisfaisant pour
le moins que le projet de 1836? N'était-on pas plus loin encore des
préjugés et des passions de 1830? L'auteur de ce projet de 1836, M.
Guizot, n'était-il pas le principal membre du cabinet du 29 octobre?
Et cependant ces espérances, qui semblaient si fondées, furent
trompées. L'exposé des motifs contestait jusqu'au principe de la
liberté promise par la Charte. Quant à la loi elle-même, par les
exigences de grades et par les autres conditions compliquées,
gênantes, parfois blessantes, imposées aux concurrents de
l'Université, elle rendait à peu près illusoire la liberté
nominalement concédée. Il semblait que ce projet fût marqué du vice le
plus propre à détruire l'effet d'une réforme libérale, le manque de
sincérité. Comment expliquer une pareille déception? M. Guizot,
absorbé par la direction des affaires extérieures alors si graves,
avait eu le tort de laisser tout faire par le ministre de
l'instruction publique, M. Villemain. Celui-ci, moins homme d'État que
professeur, d'un esprit plus vif que large, partageait les préventions
de l'Université contre l'enseignement libre, et c'était sous
l'influence d'un esprit de corps fort étroit qu'il avait rédigé son
projet; non qu'il songeât à ouvrir les hostilités contre le clergé;
mais, connaissant imparfaitement les choses et les hommes du monde
ecclésiastique, il ne s'était pas rendu compte à l'avance de l'effet
qu'il allait produire. Dans cet acte qui devait avoir de fâcheuses et
lointaines conséquences, qui commençait la guerre là où la paix était
si désirable et semblait si désirée, il y eut, non seulement chez M.
Guizot, mais même chez M. Villemain, plus d'inadvertance que de
malveillance.

Et encore, si le projet n'avait fait que soumettre l'enseignement
libre à des conditions trop rigoureuses, l'opposition n'eût peut-être
pas été bien bruyante, tant on était alors, du côté des catholiques,
peu disposé à livrer bataille. Mais le ministre avait commis la faute
de toucher aux petits séminaires, dont j'ai déjà eu occasion
d'indiquer la situation particulière[477]: son projet leur enlevait
l'espèce de privilège, chèrement acheté, qui les avait laissés
jusqu'ici sous la direction exclusive de l'épiscopat; il les
soumettait au droit commun fort peu libéral de la loi nouvelle et les
plaçait sous la juridiction de l'Université. Les évêques estimèrent,
non sans raison, que ce régime compromettait l'existence des écoles
ecclésiastiques et leur rendait notamment à peu près impossible de
trouver des professeurs. Ils se voyaient ainsi attaqués sur le
terrain étroit, modeste, strictement enclos, qu'on leur avait réservé
en dehors du large domaine de l'Université. Jusqu'alors ils s'étaient
tenus à l'écart des polémiques relatives à la liberté d'enseignement;
d'ailleurs, par un reste de cette intimidation qui, au lendemain de
1830, avait empêché qu'aucune soutane se montrât dans les rues, ils
répugnaient à toute démarche qui les eût fait sortir du sanctuaire.
Mais, cette fois, se voyant menacés dans ce sanctuaire même, ils ne
purent se contenir. Spontanément, sans y être poussés par aucun homme
politique, par aucun journal, la plupart laissèrent échapper un cri
public d'alarme et de protestation. Les feuilles religieuses se
trouvèrent remplies, pendant plusieurs mois, des lettres que plus de
cinquante prélats adressèrent, l'un après l'autre, au gouvernement,
presque toutes d'un ton grave et triste, quelques-unes d'un accent
plus vif et presque comminatoire. Ébranlé par cette plainte générale
de l'épiscopat, mal accueilli d'ailleurs par la commission de la
Chambre plus libérale que le ministre, non soutenu par le gouvernement
qu'un tel orage surprenait et désappointait, le projet fut retiré,
avant d'avoir été même l'objet d'un rapport.

[Note 477: Cf. t. III, ch. IX, § IV.]

Les conséquences de cette tentative maladroite et malheureuse devaient
survivre au retrait de la loi; sans le vouloir et sans s'en douter, on
avait fait sortir l'Église de France de l'expectative muette,
patiente, presque confiante, où, malgré le rejet du projet de 1836,
elle s'était renfermée depuis dix ans; on avait fait naître
l'agitation dans une région naguère calme et silencieuse. Qui peut
dire où elle s'arrêtera? Pour apprendre à combattre en faveur des
intérêts généraux, il faut, d'ordinaire, avoir été frappé dans ses
intérêts particuliers. C'est un peu ce qui est arrivé aux évêques.
Pour le moment, leurs protestations contre le projet de 1841 portent
presque exclusivement sur les dispositions relatives à leurs petits
séminaires; à peine, sous forme de prétérition timide, indiquent-elles
les défauts du projet en ce qui concerne les établissements libres;
quelques prélats même déclarent, comme l'archevêque de Tours, que
cette dernière question n'est pas de leur ressort. Mais attendez: le
champ de bataille ne tardera pas à s'élargir.


III

Ceux des évêques qui, subissant l'entraînement d'une polémique une
fois engagée, se hasardèrent bientôt à regarder au delà de leurs
petits séminaires, furent tout d'abord amenés à examiner la valeur
morale et religieuse de cette éducation universitaire à laquelle on
paraissait ne vouloir permettre aucune concurrence, et surtout aucune
concurrence ecclésiastique. Telle fut la première forme du débat: ce
n'était pas la moins délicate ni la moins irritante. Mais fallait-il
s'étonner que des prélats, préoccupés par état du soin des âmes,
envisageassent la question à ce point de vue? On ne peut nier que plus
d'un fait ne fût de nature à émouvoir leur sollicitude. «L'éducation
religieuse n'existe réellement pas dans les collèges, écrivait alors
un protestant. Je me souviens avec terreur de ce que j'étais au sortir
de cette éducation nationale. Je me souviens de ce qu'étaient tous
ceux de mes camarades avec lesquels j'avais des relations... Nous
n'avions pas même les plus faibles commencements de la foi et de la
vie évangélique[478].» M. Sainte-Beuve s'exprimait ainsi, en 1843: «En
masse, les professeurs de l'Université, sans être hostiles à la
religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et de toute
cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais
indifférents... Quoi qu'on puisse dire pour ou contre, en louant ou en
blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université[479].»

[Note 478: A. DE GASPARIN, _les Intérêts généraux du protestantisme en
France_.]

[Note 479: _Chroniques parisiennes_, p. 100 et 122.]

Sans doute c'était le mal du temps, plus encore que la faute de tels
ou tels hommes et surtout de tel ou tel gouvernement. L'Université
était l'image de la société, telle que l'avaient faite le dix-huitième
siècle et la Révolution. L'état des collèges n'avait pas été meilleur
sous la Restauration, au temps de Mgr Frayssinous; peut-être même
avait-il été pire, et la religion s'y était-elle trouvée plus
impopulaire, à raison même des efforts tentés par les Bourbons pour la
protéger[480]. Mais, en dehors de ce mal général du temps sur lequel
il était plus naturel de gémir qu'il n'était aisé d'y remédier, un
fait nouveau, survenu depuis 1830, donnait particulièrement prise aux
critiques de l'épiscopat. L'enseignement philosophique de
l'Université, par lequel devaient passer tous les aspirants au
baccalauréat, s'était émancipé de la religion, à laquelle il avait été
jusque-là plus ou moins subordonné, et était passé sous l'autorité
d'une école, ou pour mieux dire d'un homme: cet homme était M. Cousin.
À défaut de la religion d'État supprimée par la Charte de 1830, on
avait une philosophie d'État. Un régime politique ne vit pas seulement
de lois constitutionnelles, administratives ou économiques; il lui
faut une doctrine. Le choix de cette doctrine est chose grave pour
lui, pour sa force morale, pour l'action qu'il exercera sur les
esprits, pour la trace qu'il laissera dans la vie de la nation. Si la
monarchie de Juillet apparaît liée à la philosophie «éclectique»,
c'est moins par une préférence voulue et réfléchie de sa part, que par
l'effet des circonstances. Bien que M. Cousin n'eût été
personnellement pour rien dans le soulèvement de juillet 1830,
l'importance acquise par lui dans le mouvement libéral de la
Restauration, l'habitude où l'on était, depuis quinze ans, de le voir
marcher à la tête des générations nouvelles[481], l'avaient placé
naturellement au premier rang des vainqueurs, de ceux qui devaient
avoir part aux dépouilles. Avide de «paraître» et de «faire du
bruit», de nature absorbante, encombrante et dominante, d'une
personnalité presque naïve, il n'était pas homme à se laisser oublier
et eût plutôt joué des coudes pour se pousser en avant et se faire une
place plus large. Il n'imita pas tant d'autres professeurs ou
écrivains qui cherchèrent alors fortune dans la région banale de la
politique proprement dite; loin de songer à quitter la philosophie, il
persista plus que jamais à en faire «sa carrière[482]»; seulement, il
voulut y jouer un rôle nouveau. Ce n'est plus le professeur éloquent,
hardi, parfois téméraire, «promoteur et agitateur dans l'ordre des
idées». Maintenant, la conquête est accomplie; M. Cousin prétend
l'organiser et s'y établir en maître. Dans ce dessein, il s'installe à
tous les hauts postes lui donnant pouvoir sur les hommes et les
choses: il est à la fois l'un des huit du conseil royal de
l'instruction publique où il représente seul la philosophie, directeur
de l'École normale, président perpétuel du jury d'agrégation de
philosophie, membre très agissant de l'Académie française et de
l'Académie des sciences morales, pair de France. De ces postes, il
rédige, entièrement à sa guise, les programmes de l'enseignement
philosophique auxquels il fait subir une sorte de laïcisation[483], et
surtout il règne sur les maîtres qui sont sous sa main, à sa merci,
dans toutes les phases de leur carrière, comme élèves de l'École
normale, candidats à l'agrégation, professeurs, aspirants aux
distinctions académiques. Les ministres passent, M. Cousin reste,
exerçant ce gouvernement doctrinal, cette dictature spirituelle, dont
on eût cherché vainement l'analogue sous un autre régime. Il avait
fini par se considérer comme le chef d'une sorte de «religion
philosophique officielle», d'une «église laïque» ayant reçu du
gouvernement et de la société de 1830, pour former les jeunes âmes,
une autorité et une mission semblables à celles qui étaient contenues
dans la parole du Christ aux apôtres: _Ite et docete_. Naturelle de la
part d'une Église qui se croit en possession de la vérité absolue,
cette prétention se comprend plus difficilement de la part d'un homme
qui, après avoir remué beaucoup d'idées, était loin d'être arrivé, sur
tous les points, à quelque chose de fixe[484]. Mais s'il y avait
hésitation dans la doctrine, il n'y en avait pas dans le commandement.
Ces professeurs que M. Cousin dirigeait, il les appelait son
«régiment». Il les surveillait tous dans leurs moindres actes,
connaissait le dossier de chacun. Admirable pour secouer, soutenir,
pousser ceux qui avaient du talent, mais à condition qu'ils fussent
dociles et se laissassent tyranniser, il était impitoyable jusqu'à la
cruauté pour les médiocres, les maladroits ou les indépendants[485].
Il ne comprenait pas qu'on se plaignît. La philosophie n'était-elle
pas libre, puisqu'il l'avait émancipée de l'Église? Il fallait, à la
vérité, obéir à M. Cousin. Mais celui-ci n'était-il pas un philosophe?
ou, pour mieux dire, n'était-il pas la philosophie elle-même?

[Note 480: On peut voir, dans un mémoire rédigé, peu avant la
révolution de Juillet, par les aumôniers des collèges de Paris, des
détails navrants sur ce sujet et, pour ainsi dire, la statistique des
naufrages dans lesquels périssaient les âmes des jeunes collégiens. M.
Foisset a donné des extraits de ce mémoire, dans la _Vie du P.
Lacordaire_ (t. I, p. 86 à 91).]

[Note 481: Sur M. Cousin avant 1830, voir ce que j'en ai dit dans le
_Parti libéral sous la Restauration_, p. 233.]

[Note 482: Dès 1828, à l'époque où l'avènement du ministère Martignac
eût pu lui donner l'occasion d'un rôle politique, il avait écrit à M.
Hegel: «J'ai pris mon parti. Non, je ne veux pas entrer dans les
affaires: ma carrière est la philosophie, l'enseignement,
l'instruction publique. Je l'ai déclaré une fois pour toutes à mes
amis, et je soutiendrai ma résolution. J'ai commencé, dans mon pays,
un mouvement philosophique qui n'est pas sans importance; j'y veux,
avec le temps, attacher mon nom; voilà toute mon ambition; j'ai
celle-là, je n'en ai pas d'autre. Je désire, avec le temps, affermir,
élargir, améliorer ma situation dans l'instruction publique, mais
seulement dans l'instruction publique.»]

[Note 483: Voir l'étude curieuse où M. Janet fait honneur à M. Cousin
d'avoir été, en cette circonstance, le précurseur des laïcisateurs de
nos jours, et où il compare son oeuvre à celle qui a fait établir dans
les écoles primaires un enseignement moral indépendant de toute
doctrine religieuse.]

[Note 484: M. Cousin avait conscience de la mobilité de son esprit.
Plus tard, quand on donna son nom à une rue: «J'accepte, dit-il
spirituellement, parce que c'est une rue et non une place.»]

[Note 485: Pour se faire une idée de ce régime, il n'est même pas
besoin d'écouter les plaintes des victimes; il suffit de prêter
l'oreille aux confidences de ceux qui passaient pour être les
protégés. Voir, à ce sujet, le très piquant volume de M. Jules Simon
sur _Victor Cousin_.]

Cette domination, si rude pour ceux qui y étaient soumis, était-elle
du moins rassurante pour les catholiques? Sans doute c'est l'honneur
de M. Cousin d'avoir été le promoteur d'une réaction contre le
sensualisme du dix-huitième siècle et d'avoir répudié l'impiété
haineuse ou ricanante du voltairianisme. Aussi exigeait-il de ses
professeurs qu'ils enseignassent, sur l'immortalité de l'âme, sur la
liberté humaine, sur la morale, sur la création, les doctrines
spiritualistes; il leur recommandait d'être respectueux pour la
religion, de ne pas se «faire d'affaires» avec le clergé, et leur
donnait volontiers des leçons de diplomatie pratique sur la façon de
se conduire avec les évêques et les aumôniers, de leur échapper sans
les offusquer. Mais, si étroitement surveillés qu'ils fussent, ces
jeunes maîtres, presque tous incroyants et sachant que leur chef ne
l'était pas moins qu'eux, laissaient parfois percer dans leur
enseignement ou en tout cas ne cachaient pas dans leurs travaux
personnels l'irréligion qui était le fond de leur âme. Les livres
mêmes de M. Cousin contenaient, à côté de ce spiritualisme que le
christianisme pouvait reconnaître comme un allié, plus d'une doctrine
inquiétante. Il était facile d'y discerner des velléités de panthéisme
et surtout un rationalisme qui n'acceptait ni le surnaturel ni la
révélation divine. Si le catholicisme n'y était plus raillé ou
insulté, la politesse qu'on lui témoignait était assez dédaigneuse. On
affectait de voir en lui «la plus belle», mais «la dernière des
religions», une institution utile pour la partie de l'humanité qui ne
sait pas encore réfléchir, mais inférieure à la philosophie et
destinée à être remplacée par elle à mesure que les intelligences se
développeraient: idée que trahissait cette phrase souvent citée de M.
Cousin: «La philosophie est patiente... Heureuse de voir les masses,
le peuple, c'est-à-dire à peu près le genre humain tout entier, entre
les bras du christianisme, elle se contente de leur tendre doucement
la main et de les aider à s'élever plus haut encore.»

Il eût fallu n'avoir aucune notion de ce qu'est une Église convaincue
de la divinité de son institution et de l'infaillibilité de sa
doctrine, pour croire qu'elle pouvait reconnaître à la philosophie la
suprématie que celle-ci réclamait, et se contenter, à côté d'elle,
au-dessous d'elle, du domaine abaissé et rétréci où on la tolérait
avec une bienveillance hautaine et transitoire. Du moment donc où l'on
avait provoqué les évêques à la lutte, rien de surprenant de les voir
s'en prendre surtout à cette philosophie d'État, lui demander compte
de son enseignement dans les collèges, et imputer à ses lacunes ou à
ses erreurs l'irréligion des jeunes générations élevées par elle.
L'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montals, prélat de la vieille
école, gallican et royaliste, dont l'âge n'avait pas attiédi l'ardeur,
fut l'un des premiers à élever ces plaintes; il multiplia les lettres
et les réponses, les accusations et les apologies, s'attaquant, avec
une véhémence croissante, à MM. Cousin, Jouffroy, Damiron ou autres
chefs de l'école éclectique. La discussion ainsi engagée, beaucoup
d'autres prélats y intervinrent: pour ne citer que les principaux,
c'étaient l'archevêque de Paris, Mgr Affre, qui combattait le
rationalisme universitaire d'un ton posé, faisant largement la part de
la raison, et parlant des personnes avec une courtoisie parfaite;
l'évêque de Belley, Mgr Devie, qui, indigné de faits graves signalés
dans plusieurs collèges, employait le langage singulièrement énergique
des Écritures, pour détourner «les fidèles d'envoyer leurs enfants
dans ces _écoles de pestilence_»; l'archevêque de Toulouse, Mgr
d'Astros, qui dénonçait et réfutait, dans un mandement, les doctrines
manifestement antichrétiennes d'un professeur à la faculté de cette
ville, M. Gatien Arnould; le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon,
qui en venait à menacer publiquement de retirer les aumôniers des
collèges, et les évêques de Châlons, de Langres et de Perpignan, qui
s'associaient à cette démarche.

En dénonçant d'aussi haut les dangers de l'enseignement universitaire au
point de vue religieux, les évêques donnaient à la polémique catholique
une direction qui ne pouvait manquer d'être suivie. Prêtres et laïques
se jetèrent avec ardeur dans cette controverse, qui devint chaque jour
plus passionnée. Pour quelques ouvrages de doctrine, écrits avec une
convenance parfaite, tels que l'_Essai sur le panthéisme_, de l'abbé
Maret, il y en eut beaucoup d'autres qui tenaient davantage du pamphlet.
Tel fut _le Monopole universitaire, destructeur de la religion et des
lois_, livre d'abord anonyme, très violent de forme et de fond, et qui
fit alors grand tapage; plus tard, l'abbé des Garets y apposa son nom;
mais il n'en était pas le véritable, ou tout au moins l'unique auteur.
Quelques écrits du même goût suivirent, entre autres le _Simple coup
d'oeil_ de l'abbé Védrine et le _Miroir des collèges_. On ne saurait
mettre tout à fait sur le même rang le _Mémoire à consulter_ de l'abbé
Combalot, bien qu'il ressemblât plus à l'imprécation d'un prophète de
l'ancienne loi, qu'à la discussion d'un prêtre de la nouvelle. Beaucoup
de catholiques considérables n'étaient pas les derniers à déplorer le
ton que prenait ainsi la polémique; de ce nombre était le P. de
Ravignan, approuvé en ce point par le général de son Ordre, le P.
Roothaan[486]. Mgr Affre estima même nécessaire de blâmer publiquement
plusieurs de ces écrits, notamment le _Monopole universitaire_; il se
plaignit que l'auteur «eût confondu des hommes dont il aurait dû séparer
la cause, fait des citations dont l'exactitude matérielle ne
garantissait pas toujours l'exactitude quant au sens, et pris un ton
injurieux, ce qui était une manière fort peu chrétienne de défendre le
christianisme[487]». Mais, peu de jours après, un journal qui, quoique
encore contesté, commençait à prendre une réelle importance dans le
monde religieux, l'_Univers_, publiait deux documents: le premier était
une protestation dans laquelle l'abbé des Garets déclarait «ne pouvoir
accepter le blâme» de l'archevêque de Paris; le second, une lettre par
laquelle l'évêque de Chartres louait le pamphlet en question, critiquait
la démarche de son métropolitain et croyait devoir informer le public
que ce titre de métropolitain n'était qu'une «prééminence honorifique,
n'entraînant point de supériorité quant à l'enseignement». Mgr Affre fut
fort ému de cet incident: il en demeura, dit un de ses biographes, «pâle
et défait pendant plusieurs jours».

[Note 486: _Vie du P. de Ravignan_, par le P. DE PONTLEVOY, t. II, p.
272 à 274.]

[Note 487: _Observations sur la controverse élevée au sujet de la
liberté d'enseignement_, par Mgr AFFRE (1843).]

Nous venons de nommer l'_Univers_. Ce journal jouait en effet un rôle
considérable dans l'attaque dirigée contre l'enseignement
universitaire; nul n'a porté à cet enseignement des coups plus rudes;
nul aussi n'a plus contribué à donner à la polémique un tour violent,
amer et personnel. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait
eu successivement plusieurs rédacteurs en chef, sans obtenir grand
succès; mais, au moment même où la lutte s'échauffait contre
l'Université, il lui arriva un collaborateur, ancien journaliste
ministériel, converti de la veille au catholicisme; ce nouveau venu,
malgré la résistance de certains patrons du journal, en devint
aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur: désormais on
put dire que l'_Univers_ était M. Louis Veuillot. Son entrée en scène
donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus dans la presse
quotidienne, depuis l'_Avenir_: un polémiste, alerte, vigoureux, tel
qu'aucun autre journal n'en possédait à cette époque; un écrivain-né,
dont la langue pleine de trait et de nerf et dont la verve de franc
jet avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque chose du parler des
servantes de Molière; un satirique habile, implacable à saisir et, au
besoin, à créer les ridicules, se servant, au nom de la religion, de
cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir; un batailleur
courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais
écouter et craindre, donnant à un parti jusqu'alors humilié le plaisir
de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et
quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse.
L'avantage était grand, et nous ne prétendons certes pas en rabaisser
le prix. Mais, si brillante qu'elle fût, la médaille n'avait-elle pas
un revers?

Déjà sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique
religieuse des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage[488].
M. Veuillot fut, sous ce rapport, son héritier direct. La nature même
de son talent le portait à cette violence. Ces esprits de race
gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains
du seizième siècle et en qui l'on croit reconnaître parfois la
descendance littéraire de Rabelais, ont peine à sacrifier aux
convenances mondaines ou même à la charité chrétienne la tentation et
le plaisir d'un mot bien trouvé, d'une mordante raillerie, d'une
caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée.
Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament
l'emporter: chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte
d'enivrement d'artiste; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se
complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. M. Veuillot
était ainsi conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux
jouissances batailleuses dont il avait acquis naguère l'habitude dans
le journalisme profane, trouvant dans l'ardeur très sincère de sa foi
nouvelle, non une leçon de douceur, mais une raison de se livrer à ces
polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne
connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde et rude, de ces
convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à
l'Église par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les
infidèles, ou même parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur
guise? Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait
que le premier devoir de «l'homme converti» était «d'avoir pitié»;
autrement, ajoutait-il, «ce serait comme si le centurion du Calvaire,
en reconnaissant Jésus-Christ, se fût fait bourreau, au lieu de se
frapper la poitrine».

[Note 488: Voir, sur l'influence de Lamennais à ce point de vue, ce
que j'en ai dit dans mon étude sur l'Extrême droite sous la
Restauration (_Royalistes et Républicains_).]

Ce genre de polémique n'était pas sans éveiller plus d'une alarme et
d'une répugnance dans les parties élevées du public religieux,
principalement chez les évêques. Mgr Affre surtout en était fort
mécontent; conseils, menaces de désaveu, essais de comité de
direction, il avait recours à tout pour tâcher d'obtenir de
l'_Univers_ un peu plus de modération[489]. Le nonce, dans ses
conversations avec M. Guizot, exprimait aussi ses regrets et sa
désapprobation[490]. Mais rien de tout cela n'arrêtait M. Veuillot;
qui parlait avec une impatience dédaigneuse de ceux qui
«s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir[491]». Il avait
compris d'ailleurs que, derrière cette élite de délicats, était une
foule au goût moins fin et à la passion plus violente, qu'au-dessous
de l'aristocratie épiscopale, il y avait la grande démocratie
cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occupent et
honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos
villes. Cette race forte, saine et féconde, dans laquelle on est
heureux de voir l'Église se recruter, n'est raffinée ni par nature ni
par éducation; elle préférait la verve agressive du nouveau journal à
la sagesse somnolente du vieil et respectable _Ami de la religion_ ou
à l'impartialité un peu terne du _Journal des villes et campagnes_, et
trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la
revanche d'humiliations injustement subies, la consolation de
déchéances douloureusement senties. C'est à ces masses profondes du
clergé populaire que M. Veuillot s'adressait directement, en quelque
sorte par-dessus la tête des évêques; c'est sur elles qu'il
s'appuyait. Entre elles et lui, s'établit bientôt une étroite
communication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la
presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de
France; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne
voyait pas bien la place dans la hiérarchie de la société catholique,
et dont le danger n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, surtout
aux évêques[492].

[Note 489: FOISSET, _Vie du P. Lacordaire_, t. II, p. 95 et suiv.]

[Note 490: _Journal inédit de M. de Viel-Castel._]

[Note 491: _Univers_, 25 mai 1843.]

[Note 492: Telle a été, pendant plusieurs années, la préoccupation des
prélats les plus éclairés. Le désordre qui pouvait en résulter a été
signalé, quelques années plus tard, en 1853, dans un écrit fameux de
Mgr Guibert, depuis archevêque de Paris. (_Oeuvres pastorales_, t. I,
p. 356 et suiv.)]

C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté
révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion
que de sincérité, combattu et maudit la révolution. Cette
contradiction apparente ne tenait-elle pas en partie à l'origine même
de l'écrivain? Question plus personnelle, plus intime, mais que M.
Veuillot nous a, en quelque sorte, invités à aborder, en publiant sur
soi un livre dont l'accent rappelle parfois les confessions des
grands convertis[493]. Il nous a raconté, avec une franchise qui ne
lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire
de ses premières années. Il nous a fait connaître comment, fils
d'ouvriers honorables, mais sans instruction et sans religion, il
avait reçu ses premières impressions, enfant, dans les pauvres leçons
et les exemples détestables de l'école mutuelle, «l'infâme école
mutuelle», a-t-il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une
étude d'avoué où il était petit clerc; jeune homme, dans les
polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans
préparation, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre «foi» que
celle de ses «besoins» et de ses «intérêts». Il n'avait pas gardé de
ce qu'il appelait ces «mauvais chemins» un seul souvenir pur, tendre
et consolant, fût-ce celui de sa première communion, et n'en avait
remporté, au contraire, que des sentiments de mépris amer pour les
hommes, de révolte irritée contre la société: sentiments d'autant plus
profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une âme d'enfant.
On en peut juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet
produit sur lui par cette «société sans entrailles et sans
intelligence» à laquelle «il ne devait rien», par le spectacle «des
oppressions, des distances iniques et injurieuses du hasard de la
naissance, heureux pour d'autres, insupportable pour lui». Si radicale
qu'eût été sa conversion, si renversant qu'eût été le coup de la grâce
sur ce nouveau chemin de Damas, si entier que fût son dévouement à sa
foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le
vieil homme avait-il été détruit chez lui? Le pli imprimé à cette
intelligence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé? Qui
sait s'il ne faudrait pas remonter jusque-là pour trouver l'origine de
certaines notes qui rendaient, par exemple, les âpretés de M. Veuillot
fort différentes des vivacités de M. de Montalembert? Quand le
rédacteur de l'_Univers_ maltraitait si fort les hommes de 1830 et les
lettrés de l'Université, on était parfois tenté de se demander si, à
côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler
les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait pas aussi, à son
insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien
révolutionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à
frapper sur les bourgeois. Il était équitable, croyons-nous,
d'indiquer cette explication: elle est, dans une certaine mesure, une
excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier
âge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire
connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent
qu'adoucir le jugement porté sur l'homme.

[Note 493: _Rome et Lorette._ Voir notamment l'Introduction.]


IV

En présence de l'accusation, parfois grave, souvent violente, portée
contre eux au nom de la religion, quelle fut l'attitude des
représentants de l'enseignement officiel? Ils témoignèrent une grande
surprise et se posèrent presque en persécutés, tout au moins en
pacifiques que des voisins contraignaient à la lutte par leur esprit
d'empiétement et de querelle. Ils oubliaient que le conflit était
principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans,
obstinément entravé l'exécution de la promesse de la Charte. M. Cousin
surtout affecta des airs d'innocence méconnue et indignée. On
l'entendit affirmer, à la tribune du Luxembourg, avec la solennité
émue de sa parole, qu'il «ne s'enseignait aucune proposition qui pût
directement ou indirectement porter atteinte à la religion
catholique». En même temps, sentant bien quelles armes ses anciens
écrits fournissaient à ses adversaires, il commença à leur faire subir
une sorte de revision et multiplia les éditions nouvelles, les
préfaces, pour effacer, voiler ou expliquer d'une façon anodine ce
qu'il avait pu dire de compromettant, notamment sur le panthéisme.
Peut-être, dans ce travail, obéissait-il non seulement à une
préoccupation de tactique, aux nécessités de sa situation officielle,
mais aussi à cet attrait qui devait, dans la dernière partie de sa
vie, le rapprocher de la vérité religieuse, sans, il est vrai, l'y
faire jamais entrer complètement. Mais, sur le moment, les spectateurs
les moins suspects de partialité catholique ne considéraient pas sans
sourire cette évolution qui leur paraissait plus prudente que sérieuse
et sincère. M. Sainte-Beuve déclarait «un peu impatientantes» ces
pieuses «inclinaisons de tête» du philosophe, et voyait là du
«charlatanisme[494]»; Henri Heine lui reprochait son «hypocrisie» et
son «jésuitisme[495]»; quant à Proudhon, plus brutal, il trouvait
cette conduite «indigne» et «ignoble[496]». M. Cousin d'ailleurs avait
du malheur: tandis qu'il tâchait de convaincre les autres et peut-être
lui-même de l'orthodoxie de sa doctrine, ses plus chers disciples,
soit dans leur enseignement, soit dans leurs écrits et jusque dans
leurs réponses aux critiques des écrivains religieux, laissaient voir
le scepticisme qui était au fond et surtout au terme de cette
doctrine, et trahissaient leur hostilité dédaigneuse à l'égard de
cette Église si savamment caressée par leur maître. Chaque jour, les
catholiques aux aguets pouvaient relever quelque fait de ce genre.

[Note 494: _Chroniques parisiennes_, p. 53.]

[Note 495: Lettre du 8 juillet 1843, adressée à la _Gazette
d'Augsbourg_. (_Lutèce_, p. 386.)]

[Note 496: Lettre du 9 mai 1842. (_Correspondance de Proudhon._)]

Si la tactique de M. Cousin était ainsi dérangée par ses disciples,
qu'était-ce quand la parole était prise par les indépendants de
l'Université! M. Génin, professeur de faculté, polémiste dur et
passionné,--des écrits duquel M. Sainte-Beuve disait alors: «C'est
âcre, violent et du pur dix-huitième siècle»,--raillait «les hommages
d'une sincérité suspecte» rendus par l'éclectisme à la religion, et
avouait, proclamait l'antinomie de la philosophie et du catholicisme.
M. Quinet, professeur au Collège de France, parlait de même et
«félicitait l'Église de s'être lassée la première de la trêve menteuse
qu'on avait achetée si chèrement de part et d'autre». M. Libri,
réfugié italien, de vive intelligence et de petite moralité, alors en
grande faveur dans le monde universitaire, et devenu, presque coup sur
coup, membre de l'Institut, professeur à la Faculté des sciences et
au Collège de France, membre du conseil académique de Paris, officier
de la Légion d'honneur, publiait des lettres sur le _Clergé et la
liberté d'enseignement_, qui étaient le plus perfide et le plus
haineux des pamphlets contre le catholicisme. Dans toutes ces
publications, c'était le vieux voltairianisme qui relevait la tête. À
tort ou à raison, on prêtait à M. Thiers ce mot: «Il est temps de
mettre la main de Voltaire sur ces gens-là.» Il n'était pas jusqu'à
l'Académie française qu'on ne mêlât aussi, un peu par surprise, à
cette mise en scène voltairienne. En juin 1842, sur la proposition de
M. Dupaty, elle mettait, au concours «l'éloge» de Voltaire; cette
résolution, combattue par M. Molé et M. de Salvandy, avait été appuyée
par M. Mignet et même par M. Cousin, oublieux, en cette circonstance,
des prudences de sa tactique. L'émotion fut vive, et chacun y vit une
manifestation. Pour en atténuer le caractère, l'Académie substitua
après coup, dans le programme du concours, le mot de «discours» à
celui d'«éloge».

Le plus grand nombre des journaux, dont les rédacteurs étaient souvent
d'anciens professeurs ou même des professeurs en fonction, prenaient
la défense de l'Université, et ils le faisaient en partant en guerre
contre le catholicisme. Ce n'était pas seulement le langage de la
presse de gauche ou du centre gauche, du _National_, où écrivait M.
Génin, du _Courrier français_, qui déclarait que «le clergé était un
ennemi devant lequel il ne fallait jamais poser les armes», du
_Constitutionnel_, rédigé encore à cette époque par les survivants du
dix-huitième siècle; c'était aussi celui de la principale feuille
conservatrice, de l'organe attitré du ministère et de la cour:
obéissant moins aux inspirations de ses patrons politiques qu'aux
ressentiments propres de plusieurs de ses rédacteurs, universitaires
personnellement atteints par les plaintes des catholiques, le _Journal
des Débats_ faisait chorus sur ce sujet avec les feuilles contre
lesquelles il défendait chaque jour la monarchie; il se distinguait
même, entre toutes, par la vivacité de sa polémique antireligieuse,
notamment par une sorte d'aptitude à reproduire le vieil accent
voltairien. «Voltaire, s'écriait-il, désormais, c'est notre épée,
c'est notre bouclier!» Seul de toute la presse, il obtint cet honneur
qu'un évêque crut devoir ordonner des prières en réparation d'un de
ses articles[497].

[Note 497: Un observateur qui n'était pas favorable aux réclamations
du clergé, M. de Viel-Castel, notait alors sur son journal intime: «Le
_Journal des Débats_ se distingue par l'ardeur, la passion
voltairienne avec laquelle il attaque le clergé. C'est tout au plus
s'il a la précaution de mêler à ses arguments et à ses épigrammes
quelques protestations banales et vagues en faveur de la religion. Il
ramasse avec soin tout ce qui lui paraît propre à discréditer, à
ridiculiser le catholicisme.» (_Documents inédits._) Aussi M. de
Tocqueville, après avoir constaté que tous les journaux étaient «dans
un paroxysme de vraie fureur contre le clergé et contre la religion
elle-même», ajoutait que, sur ce point, «les journaux du gouvernement
étaient peut-être pires que ceux de l'opposition». (Lettre du 6
décembre 1843.)]

Nous voilà bien au delà des limites prudentes dans lesquelles M.
Cousin aurait voulu d'abord renfermer la justification de
l'Université. Aussi l'un de ses disciples les plus autorisés, M.
Saisset, finissait-il par pousser un cri d'alarme sur ce qu'il
appelait la _Renaissance du voltairianisme_[498]. Il prenait sans
doute beaucoup de précautions oratoires, déclarait absoudre pleinement
le voltairianisme dans le passé et «ne sentir pour lui qu'une juste
reconnaissance»; il «n'admettait aucune vérité surnaturelle» et ne
reconnaissait «d'autre source de vérité, parmi les hommes, que la
raison»; mais il s'effrayait de voir que des alliés plus logiques et
plus impatients concluaient à la destruction immédiate des
institutions religieuses; il confessait, d'une façon assez naïve, la
terreur ressentie par la philosophie officielle, à la vue des
responsabilités qui, dans ce cas, pèseraient sur elle, et il finissait
par proclamer qu'elle serait «incapable de se charger à elle seule du
ministère spirituel dans les sociétés modernes». Les indépendants
avaient beau jeu contre M. Saisset. Après l'avoir traité de «jésuite»,
M. Génin montrait comment, au fond, le défenseur de l'éclectisme
n'était pas plus chrétien que ceux qu'il blâmait; comment il voyait,
ainsi qu'eux, dans le christianisme, une religion fausse; comment
enfin sa thèse aboutissait à «écraser la vérité dangereuse, pour
prêter la main à une imposture utile». Une telle polémique n'était pas
faite pour déplaire aux catholiques: ceux-ci y trouvaient la
confirmation de ce qu'ils avaient toujours dit sur la négation
religieuse qui faisait le fond de la philosophie officielle. Et
n'étaient-ils pas fondés à demander de quel droit cette philosophie,
si épouvantée à la pensée de recueillir la succession de la religion
détruite, prétendait, après un tel aveu d'impuissance, former seule
les jeunes intelligences et refuser aux ministres de cette religion la
liberté de prendre part à l'enseignement? Entre leurs adversaires de
droite et leurs alliés de gauche, la situation des doctrinaires de
l'Université devenait de moins en moins tenable.

[Note 498: _Revue des Deux Mondes_ du 1er février 1845.]


V

Jusqu'à présent, nous n'avons vu dans la polémique provoquée par le
projet de 1841 que le procès fait par l'Église de France à
l'enseignement universitaire. Peut-être, pour réveiller les
consciences de leur torpeur, était-il nécessaire que la lutte
commençât ainsi. Des dissertations d'un caractère plus politique ou
plus savant sur la liberté pour tous ou sur les vertus de la
concurrence, n'eussent probablement pas produit, à ce moment, les
mêmes résultats. Toutefois, ce genre de débat n'était pas sans
inconvénient: il semblait conclure à une accusation d'indignité,
portée par le clergé contre l'Université. On blessait et l'on
soulevait ainsi un redoutable esprit de corps. La lutte courait risque
de s'irriter et de se rapetisser dans des querelles de personnes qui
ont d'ordinaire assez mauvaise apparence et sont peu propres à gagner
la sympathie des spectateurs. Il importait donc que la discussion ne
demeurât pas renfermée sur ce terrain un peu étroit et dangereux.

Ici apparaît l'action du jeune pair qui avait, dès 1830, à vingt ans,
prononcé le serment d'Annibal contre le monopole universitaire, et
qui, depuis 1835, attendait l'occasion de faire reprendre aux
catholiques position dans la vie publique: on a nommé M. de
Montalembert[499]. Il n'a été pour rien dans l'émotion ressentie par
les évêques, à la vue des dispositions du projet de 1841, relatives
aux petits séminaires; mais il s'en empare aussitôt, afin d'amener le
clergé et les fidèles sur le terrain, nouveau pour eux, où il veut les
voir se placer. Quelle conclusion doit-on tirer de l'insuffisance
religieuse de l'enseignement universitaire? Faut-il s'attacher à
modifier et à améliorer cet enseignement? M. de Montalembert met les
catholiques en garde contre une telle illusion. Il ne croit pas que
l'Université puisse «représenter autre chose que l'indifférence en
matière de religion»: il «ne lui en fait pas crime; c'est le résultat
de l'état social». Seulement, il n'admet pas qu'une telle éducation
soit imposée à ceux qui se préoccupent de conserver la foi de leurs
enfants. Sa conclusion, c'est la liberté d'enseignement, la même,
déclare-t-il, dont on jouit pour l'instruction primaire, la liberté
pour tous; il désavoue hautement, devant ses adversaires, la moindre
arrière-pensée de monopole pour le clergé, et il montre à ses amis
combien il serait «impossible» de «vouloir refaire de la France un
État catholique, telle qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis
XIV[500]». S'il parle donc, lui aussi, du caractère antichrétien de
l'enseignement universitaire, ce n'est pas pour se perdre en
controverses sur les doctrines philosophiques, ni en récriminations
irritées ou plaintives contre les personnes, c'est uniquement pour y
trouver la raison qui doit pousser les catholiques à invoquer la
liberté.

[Note 499: Sur les débuts de M. de Montalembert, cf. liv. I, ch. IX,
et liv. III, ch. IX, § III et VII.]

[Note 500: Voir les discours prononcés par M. de Montalembert à la
Chambre des pairs, le 1er mars et le 6 juin 1842.]

Cette liberté d'enseignement, si nécessaire, M. de Montalembert estime
qu'il ne faut pas l'attendre humblement de la bienveillance du
gouvernement. «Depuis trop longtemps, dit-il, les catholiques
français ont l'habitude de compter sur tout, excepté sur eux-mêmes...
La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert.» Il sait quelles
ressources on peut trouver dans les institutions dont la France est en
possession; il connaît la vertu de cette atmosphère dans laquelle un
monopole et une injustice ne peuvent longtemps se maintenir, la
sonorité qu'ont à cette époque toute protestation et toute plainte
publiques, cette logique qui s'impose aux plus réfractaires et par
laquelle la liberté appelle nécessairement la liberté. Aussi
engage-t-il ses coreligionnaires à se servir de ces institutions, au
lieu de conserver à leur égard «une défiance absurde ou une
indifférence coupable». Avec la presse, la tribune et le
pétitionnement, que ne peuvent-ils pas faire? Les catholiques
d'Irlande et de Belgique, voilà l'exemple qu'il ne se lasse pas de
leur proposer. Il leur rappelle comment, par les seules armes de la
liberté, O'Connell et Félix de Mérode ont donné à la cause religieuse
des succès et une popularité jusque-là inconnus. Ou bien il leur offre
encore comme modèle la ligue formidable qui vient d'être fondée par
Cobden, contre les _corn laws_, et qui, à ce moment même, remue toute
l'Angleterre. Lui aussi, il veut créer une «ligue» et soulever une
«agitation». Trop souvent, dit-il, les catholiques français ont été «à
la queue d'autres partis»; qu'ils constituent eux-mêmes un parti;
qu'au lieu de continuer à être «catholiques _après tout_», ils soient
«catholiques _avant tout_», ayant pour programme exclusif auquel tout
serait subordonné, la liberté de l'enseignement. Si, à eux seuls, ils
ne sont qu'une minorité, ils forment du moins presque partout
l'appoint d'où dépend la majorité; qu'ils se portent du côté où l'on
donnera un gage à leur cause. C'est sans doute se séparer du
gouvernement et des partis existants; mais, ajoute M. de Montalembert,
on ne comptera avec les catholiques que du jour où ils seront pour
tous «ce qu'on appelle, en style parlementaire, un embarras
sérieux[501]».

[Note 501: Voir notamment la brochure sur le _Devoir des catholiques
dans la question de la liberté d'enseignement_. 1843.]

Cette idée d'un «parti catholique» était nouvelle en France, et il
eût fallu remonter jusqu'à la Ligue pour trouver un précédent. Elle a
été fort discutée depuis lors, surtout quand on a pu craindre qu'elle
n'eût des applications de nature à lui faire quelque tort.
Interprétée, en effet, comme certains semblaient disposés à le faire,
elle n'eût tendu à rien moins qu'à fausser complètement le rôle des
catholiques dans la vie publique, en les réduisant à un état permanent
de minorité étroite, exclusive, étrangère en quelque sorte aux
préoccupations du reste du pays, et elle eût produit ainsi un résultat
diamétralement opposé à celui-là même qu'avait poursuivi M. de
Montalembert. Dans la pensée de son fondateur, l'existence de ce parti
était un fait accidentel, passager, anormal, qui tenait aux conditions
de la société politique de 1830, et particulièrement à cette
circonstance qu'aucun des deux grands partis qui se disputaient le
pouvoir et l'influence, ne paraissait alors disposé à appuyer, ou
seulement à écouter les revendications des croyants; on se trouvait en
face de conservateurs qui se méfiaient de la religion, au lieu d'y
chercher le fondement de toute politique conservatrice; de libéraux
qui ne comprenaient pas que la liberté religieuse était la plus sacrée
de toutes les libertés. Les catholiques se croyaient autorisés à
profiter de l'isolement où on les laissait, pour s'organiser à part,
avec une sorte d'égoïsme que justifiait l'indifférence ou l'hostilité
des autres. Mais n'était-il pas évident que cette conduite ne devait
point survivre aux conditions exceptionnelles qui l'avaient motivée?
M. de Montalembert l'a compris lui-même, quand, après 1848, il s'est
trouvé en face d'un parti conservateur que des désenchantements et des
terreurs salutaires avaient guéri de ses préventions antireligieuses,
et quand il a vu engager sous ses yeux une bataille où était en jeu
l'existence de la société. Il ne s'est plus posé alors en chef d'un
parti distinct et isolé, presque indifférent à ce qui n'était pas son
programme particulier: il s'est mêlé à ceux-là mêmes qu'il combattait
la veille, pour former avec eux «le grand parti de l'ordre», ne
réclamant que l'honneur de combattre à l'avant-garde, de donner et de
recevoir les premiers coups. En faisant ainsi largement son devoir de
citoyen, il a rencontré d'ailleurs, comme par surcroît, le succès de
sa cause spéciale. En effet, si l'existence du parti catholique avait
été nécessaire pour poser la question de la liberté d'enseignement,
l'attitude différente prise après la révolution de Février a permis
seule de la résoudre, en rapprochant ceux qui pouvaient former une
majorité, et en les amenant à ces transactions qui doivent, à leur
heure, remplacer les revendications exclusives et les aveugles
résistances.

Lorsqu'il appelait les catholiques à combattre par la liberté et pour
la liberté, M. de Montalembert reprenait une des idées de l'_Avenir_.
Seulement, l'_Avenir_ avait procédé comme les entreprises
révolutionnaires, agitant toutes les questions à la fois, proposant
des solutions extrêmes, prodiguant, comme à plaisir, les formules
inquiétantes ou irritantes, faisant table rase du passé, pour
réorganiser, d'un seul coup et sur des bases absolument nouvelles, les
rapports de l'Église et de l'État. Cette fois, M. de Montalembert s'en
tient à une question précise, soulevée par les événements eux-mêmes,
admirablement choisie pour intéresser toutes les consciences et faire
faire aux catholiques, sans trop d'alarme, l'expérience d'une tactique
libérale; il ne touche au problème plus large de la situation de
l'Église en face de la société moderne, que dans la mesure où les
faits l'imposent, sans l'étendre témérairement et sans sortir des
conclusions pratiques, simples et limitées.

Il était un point surtout par lequel la nouvelle campagne entendait se
distinguer de celle de Lamennais: ce dernier avait échoué, pour avoir
agi en dehors des évêques; M. de Montalembert était résolu à ne rien
tenter qu'avec leur concours. L'obtenir n'était pas une petite
affaire; il ne s'agissait de rien moins que d'opérer une véritable
révolution dans les idées et les habitudes du haut clergé. Nous avons
déjà eu occasion de noter à quel point le principe même de la liberté
de l'enseignement était d'abord étranger aux chefs de l'Église de
France. En 1841, bien que leurs idées commençassent dès lors à
s'élargir, bien peu nombreux avaient été ceux qui, en protestant
contre le projet de M. Villemain, étaient sortis de la question
particulière des petits séminaires, pour exprimer le voeu d'une
liberté générale, et encore ne l'avaient-ils fait que d'une façon
accessoire et en laissant voir qu'ils seraient prêts à transiger si
l'on améliorait la situation de leurs écoles ecclésiastiques. De
l'autre camp, on était tout disposé à leur offrir quelque marché de ce
genre. M. de Montalembert devait donc les mettre en garde contre ce
piège, intéresser leur conscience et leur honneur à ne pas accepter le
partage humiliant et funeste par lequel, pour assurer tant bien que
mal l'éducation des prêtres, ils sacrifieraient celle des laïques. Le
jeune fondateur du parti catholique demandait plus encore aux évêques:
il les poussait à en appeler directement, ouvertement à l'opinion, des
hésitations ou des résistances du gouvernement, à prendre part à
l'agitation légale qu'il voulait provoquer. C'était un rôle auquel
l'épiscopat ne semblait guère préparé par ses antécédents. Sous
l'Empire, l'Église de France, encore meurtrie de la persécution
révolutionnaire, éblouie par les bienfaits du Concordat, «n'avait eu
que juste le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la
toute-puissance du maître du monde la majesté et la liberté du
Souverain Pontife[502]». Sous la Restauration, elle n'avait pas songé
à s'adresser à d'autres qu'aux princes qu'elle aimait et dans lesquels
seuls elle espérait. Après 1830, l'embarras de son impopularité,
l'instinct des périls auxquels l'aurait exposée, en un pareil moment,
la moindre apparence d'intrusion dans la politique, lui avaient
inspiré une sorte de timidité patiente, attristée plus souvent
qu'irritée. Ces habitudes gênaient l'ardeur de M. de Montalembert, qui
parfois était disposé à les qualifier sévèrement. Il y avait bien là
quelque faiblesse, tout au moins un défaut d'éducation: il faudrait se
garder cependant de trop blâmer l'hésitation des évêques avant de se
jeter ouvertement dans des agitations qui, pour avoir un motif
religieux, n'en risquaient pas moins de devenir ou de paraître des
luttes de parti; elle était après tout conforme à l'esprit de
l'Église, et il valait mieux, en pareil cas, pécher par excès, que par
défaut de prudence. Tel était notamment le sentiment très prononcé de
Mgr Affre. Si le nouvel archevêque de Paris était dégagé des attaches
politiques du vieux clergé, il partageait ses répugnances pour les
éclats de la vie publique moderne; il avait gardé, de Saint-Sulpice,
cette maxime que «le bien ne fait pas de bruit, et que le bruit ne
fait pas de bien». Son esprit plus solide et plus sensé que brillant,
sa nature froide, tout, jusqu'à son défaut d'extérieur et sa gaucherie
de manières, semblait peu fait pour lui donner le goût d'agir à la
façon du P. Lacordaire ou de M. de Montalembert. Aussi le voit-on, au
début des luttes pour la liberté d'enseignement, recommander à ses
collègues non l'abstention, mais le secret. «On ne pense
pas,--écrivait-il en 1843, dans une note confidentielle, communiquée à
tous les évêques de France,--qu'il soit à propos de publier aucune
critique de l'Université par la voie des mandements ou même de la
presse. On croit que des lettres, dans le sens de ces observations,
seraient le seul moyen à employer, du moins en commençant, peut-être
toujours[503].» Détail piquant, bien fait pour montrer ce qu'avait
d'un peu puéril une telle recherche du secret sous un régime de presse
libre, cette note «confidentielle» tombait, peu de temps après, aux
mains des adversaires de la cause religieuse et était imprimée dans
les pamphlets de MM. Libri et Génin. Une autre fois, l'archevêque,
mettant en pratique ses propres conseils, adressait, de concert avec
ses suffragants, un mémoire secret au Roi[504]; quelques jours ne
s'étaient pas écoulés, qu'à son grand déplaisir il retrouvait le
mémoire en tête des colonnes de l'_Univers_. Une autre nouveauté, non
moins que la publicité, troublait les habitudes, inquiétait la
prudence de plusieurs évêques et de Mgr Affre en particulier: pour la
première fois, il était question que des laïques partageassent en
quelque sorte avec l'épiscopat la direction de la défense religieuse,
et y eussent même le rôle le plus en vue, l'initiative prépondérante;
c'étaient eux notamment qui devaient composer le comité, aux mains
duquel serait concentrée toute l'action. Certains prélats étaient
tentés de voir là une atteinte à l'organisation de l'Église, et l'un
des plus respectés, l'archevêque de Rouen, Mgr Blanquart de Bailleul,
allait jusqu'à écrire que «les laïques n'avaient pas mission de
défendre la religion». Du côté du gouvernement, on n'ignorait pas ces
répugnances d'une partie du clergé pour la campagne publique et laïque
entreprise par M. de Montalembert. Le ministre des cultes, dans sa
correspondance avec les évêques, touchait volontiers cette corde: il
leur donnait à entendre que les choses iraient bien mieux, que les
solutions satisfaisantes seraient plus vite trouvées, si l'on n'avait
affaire qu'à la «sagesse» et à la «prudence» de l'épiscopat; tout
était compromis, ajoutait-il, par l'action tapageuse, irritante, du
«parti religieux».

[Note 502: _Testament_ du P. LACORDAIRE.]

[Note 503: Voir le texte complet de cette note, dans la _Vie de Mgr
Devie_, par l'abbé COGNAT, t. II, p. 405 et suiv.]

[Note 504: _Actes épiscopaux_, t. I, p. 9 et suiv.]

M. de Montalembert n'avait donc pas peu à faire pour amener les
évêques à ses idées et à ses procédés. Il s'y employa, avec une ardeur
extrême, par ses démarches et ses écrits. À lui seul, toutefois,
serait-il parvenu à opérer cette conversion? Il eut la fortune de
rencontrer dans les rangs mêmes de l'épiscopat un très utile et très
puissant allié. Rien n'avait fait pressentir le rôle qu'allait jouer
Mgr Parisis. Nommé évêque de Langres à quarante ans, en 1834, il
s'était d'abord renfermé dans son ministère pastoral; il passait
plutôt pour être peu favorable aux idées nouvelles, et, lors des
premières prédications de Lacordaire, il s'était montré «l'un de ses
plus chauds adversaires[505]». Mais, en 1843, un voyage en Belgique,
où il entre en rapport avec l'évêque de Liège[506], lui fait
comprendre, par une sorte de révélation, le rôle qui convient à
l'Église dans la société moderne. À peine de retour en France, il
commence la publication de brochures qui vont se succéder sans
interruption et avec un retentissement croissant, à chaque incident, à
chaque phase de la lutte. L'attitude qu'il y prend est, sur tous les
points, celle que conseillait M. de Montalembert. Tout d'abord, il
s'attache à enlever au débat ce caractère de querelle entre le clergé
et l'Université, que les premières protestations des évêques tendaient
trop à lui donner. «On s'obstine, dit-il dès son premier écrit, à
répéter que nous ne défendons que la cause du clergé; il faut bien
faire voir que nous défendons la cause de tous, même la cause de ceux
contre qui nous réclamons.» Il n'invoque pas le droit divin des
successeurs des apôtres, mais la liberté promise à tous les Français:
c'est comme citoyen qu'il réclame ce qu'on a refusé à ceux qui se
présentaient comme prêtres. Conduit à examiner l'attitude du clergé
dans la France nouvelle, il désavoue toute arrière-pensée légitimiste.
La société telle que les siècles l'ont faite, il l'accepte, la mettant
seulement en demeure d'appliquer les principes qu'elle a posés en
dehors de l'Église et quelquefois contre elle, cherchant et trouvant
dans les libertés qu'elle a établies le moyen de défendre la cause
religieuse. Il estime que, dans les circonstances actuelles, «tout
bien pesé, nos institutions libérales, malgré leurs abus, sont les
meilleures et pour l'État et pour l'Église», que «la publicité et la
liberté sont plus favorables à la vérité et à la vertu que le régime
contraire», et que, dès lors, «les catholiques doivent accepter, bénir
et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui
règnent aujourd'hui sur la France[507]». Bien loin d'hésiter à prendre
part à l'agitation légale que recommande M. de Montalembert, l'évêque
de Langres répond, avec force, dans son _Second Examen_, à ceux qui,
du dedans ou du dehors, blâment une telle conduite comme inconvenante
et téméraire: c'est dans le même dessein qu'il publiera plus tard une
brochure spéciale, sous ce titre: _Du silence et de la publicité_. Il
se charge aussi de rassurer ceux des évêques qui s'effarouchent de
l'intervention des laïques; en 1844, il écrit, sur ce sujet, deux
lettres publiques à M. de Montalembert[508]; il l'engage
solennellement à «persévérer dans la voie où il est courageusement
entré», et lui déclare qu'il est «tout ensemble le centre et l'âme de
l'action catholique dans toute la France».

[Note 505: _Correspondance du P. Lacordaire avec Mme Swetchine_, p.
392.]

[Note 506: Ce prélat avait publié, en 1840, sous ce titre: _Exposé des
vrais principes sur l'instruction publique_, un livre qui avait exercé
une influence considérable en Belgique.]

[Note 507: C'est la thèse que Mgr Parisis devait développer _ex
professo_, dans un livre paru en 1847 et intitulé: _Cas de conscience
à propos des libertés exercées ou réclamées par les catholiques, ou
accord de la doctrine catholique avec la forme des gouvernements
modernes_. Ce livre a été depuis retiré du commerce.]

[Note 508: Lettres du 25 mai et du 15 août 1844.]

À si peu de distance de la Restauration, presque au lendemain de la
condamnation de l'_Avenir_, une telle attitude et un tel langage sont,
de la part d'un évêque français, choses singulièrement nouvelles.
L'effet est considérable. Au début des controverses, en 1841 et 1842,
le vieil évêque de Chartres, par l'ardeur et la fréquence de ses
écrits sur la question philosophique, avait paru être à la tête du
clergé militant. Mais on sent bientôt que la note si différente de
l'évêque de Langres est la vraie, la mieux appropriée à l'état des
esprits et des institutions; que sa parole plus froide, aussi ferme,
mais moins désolée, plus politique et pour ainsi dire moins cléricale,
est bien autrement efficace. À sa suite, les autres prélats n'hésitent
plus à s'engager sur le terrain où les appelle M. de Montalembert.
Leurs manifestations publiques sont chaque année plus nombreuses, plus
résolues, plus hardiment libérales[509]. Quel changement dans leur
langage, depuis les protestations contre le projet de 1841! «Nous ne
parlerons même pas, Sire, de nos petits séminaires,--lisons-nous dans
un mémoire adressé au Roi, en 1844, par les évêques de la province de
Paris,--parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était
encore il y a trois ans; elle n'était même presque que là pour nous.
Moins éclairés sur le véritable état des choses, nous ne pensions
guère qu'à stipuler les intérêts de nos écoles cléricales. Maintenant,
nous demandons davantage, parce que l'expérience s'est accrue, parce
que la lumière s'est faite[510].»

[Note 509: Voir, à la fin du tome II des _Actes épiscopaux relatifs au
projet de loi sur l'instruction secondaire_, la liste des écrits
d'évêques publiés de la fin de 1841 au commencement de 1844. Or,
tandis qu'en 1842 il y en avait 8, dont 5 de l'évêque de Chartres, on
en compte 24 en 1843, et 5 dans le seul mois de janvier 1844. Ce sera
bien autre chose quand le projet de 1844 aura été déposé.]

[Note 510: _Recueil des actes épiscopaux relatifs au projet sur
l'instruction secondaire_, t. I, p. 29 (1845).]

Il est d'autant plus précieux à M. de Montalembert d'avoir gagné le
plein concours des évêques, qu'il lui faut d'autre part lutter contre
la mollesse des catholiques laïques. Eux non plus n'ont pas pris dans
le passé l'habitude des résistances publiques. Un esprit de
conservation mal comprise les a plutôt accoutumés à une sorte de
docilité, ou, tout au moins, de résignation silencieuse. Par une
humilité bizarre, que l'Évangile ne commandait pas, ils semblent avoir
accepté que l'activité, la parole bruyante, l'influence, le pouvoir
soient généralement du côté de leurs adversaires. Combien d'entre eux,
d'ailleurs, sont empêchés par le respect humain de se poser
ouvertement en chrétiens! «Les catholiques en France, écrit alors M.
de Montalembert, sont nombreux, riches, estimés; il ne leur manque
qu'une seule chose, c'est le courage.» Et ailleurs: «Jusqu'à présent,
dans la vie sociale et politique, _être catholique_ a voulu dire
rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se
confier à Dieu pour le reste.» Pour secouer cette torpeur des laïques,
comme tout à l'heure pour écarter les scrupules des évêques, M. de
Montalembert déploie une activité et une énergie passionnées. Ses
colères contre les pusillanimes sont terribles. Il a de ces cris, on
dirait presque de ces gestes comme en trouvent les capitaines-nés pour
enlever en pleine bataille les soldats hésitants. Pas un instant il ne
laisse languir le combat. À la fin de 1842, une maladie de madame de
Montalembert l'oblige à quitter la France et même l'Europe, pendant
deux années. Ni la préoccupation d'une santé si chère ni la distance
ne refroidissent un moment son zèle. Il stimule, dirige de loin ses
amis. De Madère, il lance, vers la fin de 1843, cette fameuse
brochure sur le _Devoir des catholiques dans la question de la liberté
d'enseignement_, qui est vraiment le manifeste et contient tout le
programme du nouveau parti.

M. de Montalembert était un incomparable agitateur. Mais, dans son
horreur des tièdes et des timides, prenait-il toujours garde de ne pas
aller trop vite et trop loin? En donnant aux catholiques militants une
vie propre, une organisation à part, l'habitude de se sentir les
coudes et de ne plus être mêlés aux indifférents ou aux ennemis, ne
risquait-il pas de les séparer trop du reste de la société et de leur
donner un peu l'apparence d'une secte excentrique et batailleuse? Ce
qui lui paraissait nécessaire pour entraîner ses troupes, ne
pouvait-il pas quelquefois irriter ses adversaires, ou, ce qui était
plus fâcheux, effaroucher les spectateurs des régions moyennes? Pour
relever ses coreligionnaires de leur attitude trop humiliée,
n'était-il pas tenté de pousser la fierté jusqu'à la provocation, le
mépris du respect humain jusqu'à la bravade? S'il avait répudié les
erreurs de l'_Avenir_, n'en conservait-il pas certaines habitudes
d'esprit, un goût de véhémence dans la forme et des exigences trop
absolues dans le fond? «Je ne suis qu'un soldat, écrivait-il, tout au
plus un chef d'avant-garde[511].» Lui-même pressentait qu'un jour
viendrait où il faudrait d'autres qualités. «Dans toutes les grandes
affaires de ce bas monde, disait-il, il y a deux espèces d'hommes: les
hommes de bataille et les hommes de transaction, les soldats qui
gagnent les victoires et les diplomates qui concluent les traités, qui
reviennent chargés de décorations et d'honneurs, pour voir passer les
soldats aux Invalides[512].» Les meilleurs amis de M. de Montalembert
avaient parfois le sentiment qu'il manquait un peu de mesure.
Lacordaire, par exemple, ne lui cachait pas dans ses lettres qu'il
trouvait la guerre contre l'Université conduite d'une façon «un peu
âpre et égoïste»; il se préoccupait beaucoup «des tièdes, des
indifférents, des politiques et de la masse flottante». N'allait-on
pas les effrayer, les aliéner? Ne faudrait-il pas leur montrer
davantage «le désir de la paix et l'esprit de conciliation»? Il
craignait aussi qu'on ne prît une attitude trop hostile envers le
pouvoir, et il souhaitait qu'à cet égard on «rentrât dans la voie de
conciliation suivie depuis 1830[513]». M. Ozanam, dont la position
était assez délicate entre l'Université, à laquelle il appartenait, et
les amis dont il partageait la foi et les aspirations, était également
disposé à trouver qu'on avait commencé la bataille un peu vite et
qu'on la menait un peu rudement. Seulement, hâtons-nous d'ajouter que,
jusque dans ses exagérations, la polémique de M. de Montalembert
conservait un caractère particulier de dignité aristocratique, de
sincérité vaillante, pure et désintéressée. Les coups qu'il portait,
si violents fussent-ils, étaient comme les coups de lance que les
chevaliers se donnaient dans les tournois: pour coûter parfois la vie
à l'adversaire, ils ne révélaient aucune passion basse chez les
champions. Aussi, ceux-là mêmes qu'il attaquait, pour peu qu'ils
eussent l'âme haute, ne se défendaient pas d'éprouver à son égard
estime et sympathie. Tel était notamment M. Guizot. En pleine
bataille, il remerciait l'orateur catholique de ce que «son opposition
était une opposition qui avait le sentiment de l'honneur et pour ses
adversaires et pour elle-même»; il ajoutait, non sans mélancolie:
«Nous n'y sommes pas accoutumés, depuis quelque temps.»

[Note 511: Lettre du 7 juillet 1844.]

[Note 512: _Du devoir des catholiques dans les élections_ (1846).--M.
Thiers, causant un jour avec Mgr Dupanloup, lui disait: «M. de
Montalembert est un grand guerrier; M. de Falloux est un grand homme
d'État.»]

[Note 513: Lettres diverses, citées par M. de Montalembert et par M.
Foisset, dans leurs ouvrages sur le P. Lacordaire.]

Quoi qu'il en soit d'ailleurs des défauts qui pouvaient se mêler à de
si belles et si grandes qualités, les résultats obtenus étaient
considérables. À voir le nouveau parti catholique tel qu'il se
présentait au commencement de 1844, force est de reconnaître que,
depuis 1841, il y a eu transformation complète. L'armée réunie et mise
en mouvement par M. de Montalembert faisait vraiment bonne figure.
Les spectateurs peu bienveillants, M. Sainte-Beuve par exemple, en
étaient frappés[514]. Presque tout l'épiscopat combattait décidément à
côté du leader laïque, sur son terrain et avec ses armes. Le clergé
paroissial protestait publiquement contre ceux qui cherchaient à le
séparer des évêques. De nombreuses brochures, des écrits de divers
genres révélaient l'activité et l'élan des esprits: tous, grâce à
Dieu, ne ressemblaient pas à ceux qu'il nous a fallu blâmer; bientôt
même les publications du P. de Ravignan et de l'abbé Dupanloup
allaient donner à la polémique catholique un accent dont la dignité
s'imposerait aux adversaires eux-mêmes. Les journaux religieux étaient
tous d'accord, à commencer par l'_Univers_, pour servir, suivant la
parole de Lacordaire, «la liberté religieuse sous les drapeaux de la
liberté civile». On commençait à faire circuler et signer des
pétitions. Un conseil de jurisconsultes était constitué. La direction
du mouvement se concentrait aux mains d'un comité composé de laïques
et présidé par le comte de Montalembert. Derrière ce comité se
groupaient tous les catholiques agissants. Les légitimistes, qui
avaient été d'abord en méfiance à l'égard de la nouvelle école
religieuse, venaient presque tous, avec un intelligent et généreux
oubli des ressentiments passés, prendre rang dans l'armée catholique,
et l'un des signataires des ordonnances de 1828, M. de Vatimesnil,
acceptait noblement, à côté et au-dessous de M. de Montalembert, la
vice-présidence du «comité pour la liberté religieuse». Au même
moment, comme pour augmenter encore l'éclat et la popularité de la
cause catholique, les prédications de Notre-Dame, qui avaient été le
point de départ du mouvement, recevaient un nouveau développement:
vers la fin de 1843, le P. Lacordaire remontait, à côté du P. de
Ravignan, dans cette chaire qu'il avait quittée en 1836 et où, cinq
ans après, il n'avait paru qu'en passant; les hommes de ce temps
avaient ainsi cette fortune d'entendre le Dominicain pendant l'Avent
et le Jésuite pendant le Carême, tous deux attirant des foules chaque
jour plus nombreuses, plus émues, plus conquises. Les stations de
Paris ne suffisaient pas au zèle des deux apôtres; ils allaient
remuer, par leur parole, les grandes villes de province, et
l'enthousiasme public y prenait parfois des proportions et un
caractère plus extraordinaires encore. N'y avait-il pas de quoi
frapper ceux qui se rappelaient quelles étaient en France, peu
d'années auparavant, les humiliations du catholicisme? Aussi
comprend-on que l'un des hommes qui avaient le plus contribué à ce
changement, Lacordaire, s'écriât alors avec une émotion
reconnaissante: «Quelle différence entre 1834 et 1844!... Ce que nous
avons gagné, dans cette dernière campagne, en vérité, en force, en
avenir, est à peine croyable... Je ne crois pas que l'histoire
ecclésiastique présente nulle part une aussi surprenante péripétie. Où
allons-nous donc, et qu'est-ce que Dieu prépare[515]?» Les catholiques
se sentaient à l'une de ces heures de grands espoirs, pendant
lesquelles on est heureux d'avoir vécu, dussent-elles être suivies
plus tard de douloureuses déceptions.

[Note 514: _Chroniques parisiennes_, p. 117, 118.]

[Note 515: Lettres de mai et juin 1844.]


VI

Que l'Université se soit défendue et ait tâché de rendre coup sur
coup, quand on a d'abord semblé poursuivre sa déchéance pour cause
d'indignité morale et religieuse, rien là qui doive surprendre. Mais
voici qu'elle se trouve en présence d'une campagne beaucoup moins
blessante pour elle; les catholiques demandent la liberté pour tous.
Ne prendrait-elle pas le beau rôle et ne servirait-elle pas ses vrais
intérêts, en déclarant qu'elle ne combat ni ne craint cette liberté?
Elle n'en fait rien; les nuits du 4 août sont rares dans l'histoire
des privilégiés. Bien au contraire, elle paraît se cramponner à son
monopole avec un égoïsme craintif, à ce point que M. Sainte-Beuve ne
peut s'empêcher de relever le caractère «mesquin» de ce qu'il appelle
ces «anxiétés de pot-au-feu[516]». Une attitude moins justifiable
encore est celle des «libéraux». Ils ne doivent pas ignorer que ce
sont eux qui, sous la Restauration, ont lancé l'idée de la liberté
d'enseignement et qui en ont ensuite inscrit le principe dans la
Charte de 1830. Et cependant, il leur suffit de l'entendre réclamer
par des catholiques, pour la renier. Tous les journaux de gauche ou de
centre gauche, sauf le _Commerce_, organe peu répandu du petit groupe
Tocqueville, et, par intermittence, une feuille radicale, la
_Réforme_, se font, par haine du clergé, les champions du monopole
universitaire dont naguère encore ils se plaisaient à dire du mal.
Quant au _Journal des Débats_, qui persiste en cette question à
marcher avec ses adversaires politiques, il répond allègrement à ceux
qui lui opposent la promesse de la Charte, que les catholiques n'ont
pas qualité pour invoquer cette Charte, faite «non pour eux et par
eux, mais contre eux».

[Note 516: _Chroniques parisiennes_, p. 148, 149.]

Si résolus que fussent les avocats du monopole à braver toute pudeur
libérale, la défensive leur paraissait embarrassante sur ce terrain
constitutionnel. Aussi les voyons-nous tout de suite tâcher d'en
sortir et chercher à prendre l'offensive sur quelque autre sujet. Dans
les séminaires, quand les jeunes clercs sont sur le point de recevoir
le sacerdoce, pour les mettre à même d'exercer le ministère de la
confession, on leur fait étudier une certaine partie de la théologie
morale, celle qui traite des cas de conscience les plus délicats. Là,
comme dans les thèses de droit criminel, il faut, pour définir les
degrés de culpabilité et la gravité des peines, recourir à des
distinctions que l'ignorant superficiel peut être tenté de regarder
comme subtiles. Là, surtout quand il s'agit des péchés contre le
sixième et le neuvième commandement, on est réduit à approfondir les
plaies les plus honteuses de l'âme, ainsi qu'il est fait, dans les
livres de médecine, pour celles du corps: répugnante, mais nécessaire
dissection, qui n'est pas plus immorale dans un cas que dans l'autre.
Les règles de cette science, s'appliquant non à des faits créés par
une imagination dépravée, mais à ceux que fournit l'expérience des
confesseurs, sont exposées dans des ouvrages spéciaux, écrits en latin
pour les mieux soustraire aux mauvaises curiosités. L'un de ces
ouvrages tomba, en 1843, sous les yeux d'un protestant de Strasbourg,
qui y vit prétexte à un petit pamphlet, publié sous ce titre:
_Découvertes d'un bibliophile_. Accusant les professeurs des
séminaires d'excuser le vol, le parjure, l'adultère et jusqu'aux
débauches contre nature, de pervertir la conscience et de corrompre
l'imagination de leurs élèves, il affectait l'effroi d'une pudeur
indignée, à la vue des ignominies où se complaisait l'enseignement
ecclésiastique. Il était facile de se rendre compte que cette
accusation s'appuyait sur des citations audacieusement tronquées et
dénaturées, ou sur des contresens comme on en commet toujours, quand
on veut traiter au pied levé d'une science quelconque dont on ignore
l'ensemble, les principes, la méthode et même la langue. Mais les
champions du monopole universitaire n'y regardaient pas de si près:
voyant là une arme, ils s'en saisirent avec empressement et s'en
servirent avec une passion sans scrupule. Le _Journal des Débats_ ne
fut pas des derniers à exprimer le dégoût que lui inspiraient «les
honteux écarts de l'enseignement ecclésiastique» et la «boue de la
casuistique». Notons en passant que l'un des plus âpres à flétrir ces
distinctions où il prétendait découvrir l'excuse de tous les crimes,
et en particulier du vol, était M. Libri; probablement avait-il déjà
commencé dans nos bibliothèques les soustractions qui devaient lui
attirer peu après une condamnation infamante. Le tapage fut un moment
si fort, qu'on put se demander si la vérité parviendrait jamais à se
faire entendre. Au bout de quelques mois cependant, devant la réaction
du bon sens et du dégoût, nul n'osa plus prolonger cette calomnie. M.
Isambert ayant tenté d'en porter l'écho à la tribune de la Chambre, il
suffit de quelques mots émus du garde des sceaux pour en faire
justice.

La diversion des «cas de conscience» avait donc échoué, et les
adversaires de la liberté d'enseignement eussent risqué de se trouver
à court, sans la ressource d'une autre manoeuvre, moins nouvelle, mais
d'un effet plus sûr. Benjamin Constant disait un jour à M. de
Corcelle: «On a vraiment bien tort de s'embarrasser pour l'opposition;
quand on n'a rien,... eh bien, il reste les Jésuites; je les sonne
comme un valet de chambre, ils arrivent toujours.» Après avoir tenu
tant de place dans les polémiques de la Restauration, ces religieux
avaient fait peu parler d'eux depuis 1830. S'ils continuaient et même
développaient leurs oeuvres de confession et de prédication, c'était
sans bruit. Ils n'enseignaient plus en France, depuis 1828, et leurs
collèges de Brugelette, de Fribourg et du Passage étaient hors
frontières. Ils se défendaient de tout lien avec les partis politiques
et de toute hostilité contre la monarchie de Juillet[517]. Un moment,
en 1838 et 1839, quelques-uns des fauteurs de la coalition essayèrent
de réveiller contre eux les vieilles préventions; la tentative échoua,
et le _Journal des Débats_ railla ceux qui avaient «peur des
Jésuites[518]». Plus tard, quand, à la suite du projet de 1841, la
question de la liberté d'enseignement se trouva soulevée, la Compagnie
de Jésus ne sortit pas de sa prudente réserve, et ne se mêla pas, au
moins ostensiblement, aux polémiques engagées à ce sujet. Et
cependant, voici que, tout à coup, vers 1842, on se remettait, dans la
presse «libérale», à crier: Au Jésuite! comme sous M. de Villèle. Le
_Journal des Débats_ n'était pas le moins ardent à agiter le fantôme
dont il se moquait naguère avec tant de verve. Le pamphlet principal
de M. Génin avait pour titre: _les Jésuites et l'Université_, et, dans
ses _Lettres_, M. Libri se posait cette question: _Y a-t-il encore des
Jésuites?_ Il n'était pas jusqu'aux écoliers qu'on n'eût
l'inconvenance de mêler à ces querelles; dans plusieurs collèges de
Paris, en 1842, on donnait pour sujet de discours français, Arnauld
demandant, devant le Parlement, l'expulsion des Jésuites, les
accablant des accusations les plus violentes et les plus injurieuses,
et faisant, par contre, un éloge enthousiaste de l'Université. Il
semblait que toute la controverse ne portât plus que sur la Compagnie
de Jésus; ce qui faisait dire spirituellement à M. Rossi: «Je ne sais
si l'humilité chrétienne est parmi les vertus de cette congrégation,
mais elle aura quelque peine à ne pas céder aux séductions de
l'orgueil, tellement est grande la place qu'elle a occupée dans nos
débats.» La polémique, du reste, n'est pas plus sérieuse que sous la
Restauration: même façon de transformer les actes les plus simples de
dévotion ou de charité en noirs complots, les humbles demeures des
religieux en redoutables et mystérieuses forteresses. L'archiconfrérie
de Notre-Dame des Victoires, fondée par M. Desgenettes, en dehors des
Jésuites, est présentée comme une terrible société secrète dont les
50,000 affiliés sont les agents de la puissante compagnie. «Rien ne se
fait, dit gravement M. Libri, sans que les Jésuites y prennent part.»
Et il les montre ayant pied dans toutes les classes de la société,
particulièrement dans «le boudoir des jolies femmes», détournant le
produit des quêtes pour former «_les fonds secrets de la
congrégation_»; guerres, révolutions, tout ce qui s'accomplissait dans
le monde est l'oeuvre des Jésuites; ils ont dans leur maison mère, à
Rome, «un immense livre de police qui embrasse le monde entier», et où
est admirablement racontée la biographie de tous les hommes auxquels
ils ont eu affaire. «Un de mes amis a vu le livre», affirme M. Libri.
Ces sottises finissaient par impatienter Henri Heine lui-même: il
raillait ceux qui attribuaient tout aux intrigues des Jésuites et
s'imaginaient sérieusement que, de Rome, le général de la compagnie
dirigeait, par ses sbires déguisés, la réaction dans le monde entier.
«Ce sont, ajoutait-il, des contes pour de grands marmots, de vains
épouvantails, une superstition moderne.» Mais M. Libri n'en était pas
moins tout entier à l'épouvante irritée que lui causait
l'envahissement croissant de cette congrégation. Sa perspicacité ne
laissait échapper aucun signe de cet envahissement; quelques églises
commençaient alors à être chauffées: n'était-ce pas la preuve,
demandait le savant professeur, que la morale relâchée des Jésuites
gagnait et dominait tout le clergé? On a le regret de constater que le
signal de cette triste et souvent bien sotte campagne était parti
d'assez haut. N'était-ce pas le grand maître de l'Université, M.
Villemain, qui, le 30 juin 1842, en pleine Académie, à propos d'un
concours sur Pascal, avait semblé inviter à reprendre les vieilles
polémiques «contre cette société remuante et impérieuse que l'esprit
de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent également»?
L'exemple de M. Villemain était suivi, à l'Académie, par M. Mignet,
dans la séance du 8 décembre 1842; à la Sorbonne, l'année suivante,
par M. Lacretelle, ouvrant son cours d'histoire. Les vieilles
préventions parlementaires venaient au secours des rivalités
universitaires, et, en 1843, deux procureurs généraux, M. Dupin, à la
Cour de cassation, M. Borely, à la cour d'Aix, attaquaient les
Jésuites dans leurs discours de rentrée. Enfin, un pair de France,
homme du monde et homme d'esprit, le comte Alexis de Saint-Priest,
publiait un volume d'histoire sur la suppression de l'Ordre au
dix-huitième siècle.

[Note 517: Voir, à ce propos, la note que le P. Guidée, provincial à
Paris, avait fait parvenir au Roi, en 1838, t. III, ch. IX, § VI.]

[Note 518: _Ibid._]

Qu'il y ait eu dans ces attaques une part de préjugés sincères, on ne
peut le contester; toutefois, la façon dont elles ont éclaté de toutes
parts, si subitement et sans prétexte apparent, révèle une tactique
raisonnée ou instinctive. C'est une «ruse de guerre», disait alors
Henri Heine. On avait compris l'avantage de ce mot de «Jésuite», pour
soulever les passions et pour rendre impopulaire la liberté elle-même.
Suivant la parole de M. de Montalembert, «les défenseurs du monopole
faisaient ce qu'on fait dans une place assiégée; ils faisaient une
diversion habile, une sortie vigoureuse». L'arme paraissait si commode
et à elle seule si efficace, qu'on s'en servait contre tous ceux que
l'on voulait combattre. À propos des cas de conscience, avait-on à
parler des ouvrages des abbés Moullet, Soettler, etc., on avait bien
soin de les appeler le «Père» Moullet ou le «Père» Soettler, pour
faire croire qu'ils appartenaient à la Compagnie de Jésus. Tout ce
qu'on reprochait au clergé, dans le présent ou dans le passé, on
l'attribuait à cette compagnie, qui eût pu souvent répondre:

  Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né?

Contrairement aux vues premières de quelques-uns de ceux qui avaient
étourdiment engagé ce combat, ce qu'on s'était trouvé bientôt
attaquer, sous le nom de jésuitisme, c'était le catholicisme lui-même.
Le masque gallican ou janséniste, derrière lequel on cherchait à
dissimuler l'hostilité antichrétienne, était déjà bien usé sous la
Restauration, en dépit de M. de Montlosier ou de M. Cottu, et quoique
la société de cette époque se rattachât encore, par quelques points,
aux traditions d'ancien régime. Mais, après 1830, il ne pouvait plus
tromper personne. Aussi, répondant au _Journal des Débats_, qui
s'était un jour défendu d'avoir attaqué «la religion du pays» et
prétendait n'en vouloir qu'à «la superfétation honteuse du
jésuitisme», une autre feuille ministérielle, le _Globe_, lui disait:
«Soyez donc plus francs et plus hardis; ne lancez plus vos attaques
obliquement; laissez là les épithètes de Jésuites et de casuistes.
Allez droit au but; ayez la hardiesse de votre inconsidération. Osez
dire aux évêques de France: Nos injures sont pour vous.» «Le
jésuitisme, lisons-nous dans la _Revue indépendante_, à la date du 25
mai 1843, n'est ici qu'une vieille formule qui a le mérite de résumer
toutes les haines populaires contre ce qu'il y a de rétrograde et
d'odieux dans les tendances d'une religion dégénérée... Tout le monde
voit bien ce qui est au fond de cette querelle: il s'agit en réalité
de savoir qui l'emportera du catholicisme exclusif ou de la liberté.»
D'ailleurs, qui eût pu conserver quelque doute sur le caractère que
prenait de plus en plus cette lutte, en voyant ce qui se passait alors
dans l'une des principales écoles de l'État?

À la même heure, en 1843, deux professeurs au Collège de France, non
des premiers venus, M. Quinet et M. Michelet, transformaient leurs
cours en une sorte de diatribe haineuse contre les Jésuites. La
surprise fut grande. Le passé de ces deux hommes ne semblait pas les
avoir préparés à ce rôle de pamphlétaire. Les accès de fièvre
révolutionnaire et belliqueuse ressentis par M. Quinet en 1830 et en
1840 avaient été considérés comme des accidents passagers dans une vie
qui paraissait d'ailleurs absorbée par des travaux d'érudition et de
poésie. S'il n'était pas chrétien, il n'avait pas apporté jusqu'ici,
dans les choses religieuses, de passion agressive, et l'on croyait
voir en lui un penseur cherchant le Dieu qu'il souffrait d'avoir
perdu. Du reste, aussi éloigné que possible de toute question pratique
et contemporaine, il vivait plutôt dans les nuages, si peu en quête
des applaudissements vulgaires qu'un de ses amis pouvait dire: «Que
voulez-vous? Quinet a toujours eu un talent particulier pour cacher ce
qu'il fait.» Quant à M. Michelet, bien que n'ayant jamais eu
d'habitudes ni même de convictions religieuses, et n'ayant été baptisé
qu'à dix-huit ans, il avait été quelque temps considéré par les
catholiques, sinon comme un des leurs, du moins comme un allié.
C'était Mgr Frayssinous qui l'avait nommé à l'École normale, comptant
qu'il y contre-balancerait l'influence voltairienne de professeurs
plus «libéraux». On l'avait choisi pour enseigner l'histoire à la
fille du duc de Berry, en attendant qu'on lui donnât pour élève, après
1830, la princesse Clémentine. Nul n'avait semblé goûter plus vivement
cette poésie du christianisme que Chateaubriand venait de révéler à
son siècle; nul n'avait mieux senti le moyen âge, rendu un plus tendre
hommage au rôle maternel de l'Église envers la jeune Europe; nul
n'avait baisé d'une lèvre plus émue la croix du Colisée ou les pierres
de nos cathédrales gothiques. «Toucher au christianisme! s'écriait-il;
ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas.» Et,
pour exprimer la nature des sentiments que la vieille religion lui
inspirait, il rappelait ce qu'il avait éprouvé auprès du lit de sa
mère malade. Aussi pouvait-il écrire, en 1843: «Les choses les plus
filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi
peut-être qui les ai dites.» Du reste, étranger aux passions et aux
intrigues du dehors, tout entier à ses vieux documents ou à ses élèves
qu'il aimait également, sorte de Bénédictin soucieux de ce qu'il
appelait «sa virginité sauvage», il donnait à tous, par sa personne
comme par ses écrits, l'idée d'un talent dont la note dominante était
une naïveté tendre et enthousiaste; Henri Heine l'appelait alors «le
doux et paisible Michelet, cet homme au caractère placide comme le
clair de lune». Et cependant, à peine ces deux professeurs sont-ils
atteints, avec tant d'autres, par le livre du _Monopole
universitaire_, qu'ils bondissent furieux et deviennent, à
l'étonnement de tous et au regret de leurs amis, les adversaires les
plus vulgairement passionnés du clergé et du catholicisme. Comment
expliquer cette transformation? Peut-être y avait-il eu, dès
l'origine, chez M. Quinet, un fanatisme révolutionnaire et
antichrétien plus profond qu'on ne le croyait; ses lettres, publiées
après sa mort, révèlent en effet, de 1830 à 1843, une sorte de
misanthropie irritée contre le gouvernement et la société, qui
rappelle parfois la correspondance de Lamennais. Quant à M. Michelet,
à côté des tendresses de sa nature littéraire, il avait une
sensibilité douloureuse, venant en partie de la misère et des
blessures d'amour-propre dont il avait souffert pendant son enfance et
souvent même dans son âge mûr; la longue et laborieuse solitude où il
avait vécu sur lui-même, accumulant dans le silence bien des
amertumes, avait ajouté à cette susceptibilité quelque chose de
concentré et une sorte d'exaltation intérieure qui n'attendait qu'une
circonstance pour faire explosion. Il y avait en outre chez lui un
grand orgueil et une vanité plus grande encore. N'est-ce même pas
surtout par là qu'il est tombé? Ne semble-t-il pas qu'à cette époque
le démon l'ait transporté sur la montagne de la tentation, qu'il lui
ait montré à ses pieds et offert, s'il voulait servir des passions
mauvaises, le royaume de la basse popularité? M. Michelet crut trouver
là une revanche des humiliations mondaines dont il avait souffert; il
se laissa séduire, et aussitôt le vertige s'empara de lui.

Ce fut à propos des littératures méridionales de l'Europe, sujet
officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire six leçons
sur les Jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant analyser et définir
le jésuitisme, il s'attaqua, avec une violence extrême, aux _Exercices
spirituels_ de saint Ignace; par des citations mal traduites ou
inexactes, il chercha à rendre odieuse et ridicule cette grande
méthode de vie intérieure, et dénonça, dans l'esprit qui en émanait,
une influence mortelle à toute civilisation: «Ou le jésuitisme doit
abolir l'esprit de la France, concluait-il, ou la France doit abolir
l'esprit du jésuitisme.» Cette dernière oeuvre était, à ses yeux, la
mission propre de l'Université et la raison d'être de son monopole.
Estimant que le catholicisme--à cette date il l'appelait encore le
jésuitisme--était incompatible avec la révolution, il voulait que
l'État fondât une religion nouvelle, destinée à rétablir, au-dessus
des divisions actuelles de sectes, l'unité morale de la nation;
l'enseignement public lui paraissait le moyen d'imposer ce nouvel
Évangile aux jeunes générations. M. Quinet devait bientôt laisser voir
que cette religion se confondait, dans sa pensée, avec l'idée
révolutionnaire. Le scandale fut grand de voir de pareilles thèses
professées par un personnage qui se plaisait lui-même à dire: «Je suis
un homme qui enseigne ici publiquement, au nom de l'État.» Fallait-il
s'étonner que l'amphithéâtre du Collège de France ressemblât parfois
plus à la salle d'un club qu'à celle d'un cours? Chaque leçon était
«une bataille», dit un disciple de M. Quinet, M. Chassin. La partie
ardente de la jeunesse catholique, ainsi provoquée, venait protester
contre les outrages que le professeur jetait à ses croyances. «Plus
d'une fois, raconte encore M. Chassin, entendant des cris formidables,
l'administrateur accourut, par les couloirs intérieurs, jusqu'à la
chaire du professeur, et, pâle d'effroi, lui conseilla de lever
immédiatement la séance:--Je ne sais pas, disait-il, si, ce soir, il
subsistera une pierre du Collège de France.» Mais après quelques
scènes de ce genre, les étudiants catholiques, obéissant aux conseils
des chefs de leur parti, notamment du P. de Ravignan, renoncèrent à
ces manifestations. Quant à M. Quinet, au milieu des passions qu'il
soulevait, il apportait une sorte de fanatisme mystique dont on trouve
la trace dans sa correspondance, se croyant un apôtre et presque un
martyr, alors qu'il faisait oeuvre de détestable pamphlétaire.

Encore chez M. Quinet y avait-il une apparence d'enseignement, une
certaine gravité, un plan suivi. Rien de tout cela chez M. Michelet.
Chargé d'un cours d'histoire et de morale, les sujets traités par lui
jusqu'alors ne le conduisaient pas à s'occuper des Jésuites; mais sa
passion fantaisiste dédaigne même la feinte d'une transition. Il
suffit de jeter un regard sur son auditoire pour voir ce qu'est
devenu, avec cet étrange professeur, le vieux Collège de France. Une
foule tapageuse fait queue aux portes et se bouscule pour entrer. Dans
la salle comble, en attendant le maître, on s'interpelle, on crie, on
échange de grossiers lazzi, on chante la _Marseillaise_, _Jamais
l'Anglais ne régnera_, ou des couplets de Béranger dont chaque refrain
est accueilli par un hurlement: À bas les Jésuites! quelquefois des
chants pires encore. Un jeune homme profite d'un intermède pour
déclamer des vers patriotiques; un autre quête pour la Pologne. Enfin,
M. Michelet fait son entrée: tête couverte de grands cheveux déjà
presque blancs, figure longue et fine, bouche un peu contractée,
regard ardent, et, dans toute sa physionomie, quelque chose de fébrile
et de troublé. Il s'assied. Les bras pendants sous la table, il
s'agite, se balance, et commence d'un ton saccadé, en style haché. Il
n'est pas orateur: les mots lui viennent rares et pénibles; souvent il
se gratte le menton, en paraissant attendre l'idée. Sur quoi va porter
la leçon? On ne s'en doute pas. Le sait-il lui-même? Son début est
parfois des plus étranges: tel jour, il parle d'un incident vulgaire
qui a frappé un moment son regard, en venant au Collège de France. Il
veut charmer et amuser ses auditeurs; il veut surtout les flatter et
obtenir leur applaudissement, en faisant écho à leur passion du
moment[519]. Nul moyen d'analyser ces leçons. Il y règne une animosité
violente, une colère furieuse, une sorte de terreur grotesque que tout
révèle, jusqu'au trouble inouï du style et de la composition. Le plus
souvent, le professeur s'attaque aux hypothèses que crée son
imagination, aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il
suppose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur lesquels
il fonde sa satire et son réquisitoire. Du reste, dans cette vision
maladive, tout défile et se mêle en désordre, passé, avenir et
présent, philosophie, politique, peinture, Pologne, bals du quartier
latin, architecture, façon dont les babies mangent de la bouillie, et
presque toujours il aboutit à parler de soi. «Je suis sûr de ne pas
rester court, disait-il, parce que ce que je raconte, c'est moi.»
C'est lui qui a tout fait, qui a tout vu; il est la personnification
de l'humanité; il est le précurseur d'un nouveau Messie, s'il n'est ce
Messie lui-même. Aussi M. Sainte-Beuve écrit-il, à ce propos, le 28
juillet 1843: «Jamais le _je_ et le _moi_ ne s'est guindé à ce degré.
C'est menaçant.» M. Michelet a la plus haute idée de son oeuvre; à
l'entendre, «chacune de ses leçons est un poème»; il déclare «n'avoir
jamais eu un sentiment plus religieux de sa mission, n'avoir jamais
mieux compris le sacerdoce, le pontificat de l'histoire». Triste
décadence d'un brillant esprit, que rien désormais n'arrêtera plus. Le
cours de 1843 a été une époque décisive et fatale dans la vie de M.
Michelet. L'une des extravagances de sa dernière manière sera de
prétendre distinguer deux François 1er, l'un _avant_, l'autre _après
l'abcès_; deux Louis XIV, l'un _avant_, l'autre _après la fistule_;
comme on l'a dit spirituellement, on serait mieux fondé à distinguer
deux Michelet, l'un _avant_, l'autre _après les Jésuites_. Le second
n'a rien du premier, et prend en quelque sorte plaisir à le
contredire. Le talent même s'est altéré; les défauts sont aggravés, et
les qualités se sont voilées. L'écrivain paraît de plus en plus sous
l'empire d'une folie malsaine dans laquelle un sentiment domine: la
haine satanique du christianisme. Ce fut une des ruines morales et
intellectuelles de ce siècle qui en a tant connu.

[Note 519: Cette recherche lui attire parfois quelque mésaventure. Un
jour, les jeunes gens, en l'attendant, s'étaient mis à chanter une
chanson obscène qui avait pour refrain un mot ignoble, hurlé en
choeur. Sur ce mot, qui a depuis fait son entrée dans la langue
parlementaire, la porte s'ouvre, le silence se fait, et M. Michelet
paraît. N'ayant entendu de loin que le vacarme, il s'imagine qu'on
chantait la _Marseillaise_. Empressé, suivant son usage, de s'unir aux
sentiments des assistants, il commence: «Messieurs, dit-il, au milieu
de ces chants patriotiques...» Un immense éclat de rire couvre sa
voix, et le professeur est obligé de chercher un autre exorde, en face
d'un auditoire rendu, par cet incident, plus tumultueux et plus
inconvenant encore que de coutume.]

Ces cours qui étaient le plus grand désordre des luttes religieuses de
ce temps, eurent du moins un avantage. Désormais, il ne fut plus
possible de soutenir qu'en attaquant les Jésuites, on ne s'en prenait
pas au clergé tout entier et à la religion elle-même. Les deux
professeurs dédaignaient de dissimuler la vraie portée de leurs coups.
M. Michelet en vint bientôt à soutenir que le christianisme était un
obstacle aux progrès de l'humanité, une décadence par rapport non
seulement au paganisme, mais au fétichisme, la «cité du mal», par
opposition à la révolution qui était la «cité du bien», et il
proclamait sa résolution de «détrôner le Christ». Quant à M. Quinet,
un de ses apologistes, M. Chassin, nous le montre, dans son cours,
poursuivant le catholicisme à travers tous les siècles, «se rangeant
du côté de ses grands ennemis du dix-huitième siècle, détrônant
l'Église, et décernant à la révolution française la papauté
universelle et le gouvernement des âmes». Cette franchise brutale
dérangeait bien des tactiques. Au premier moment, tous les partisans
du monopole, depuis le _Journal des Débats_ et la _Revue des Deux
Mondes_ jusqu'au _National_ et à la _Revue indépendante_, avaient
applaudi à la sortie des deux professeurs; mais les habiles et les
prudents ne tardèrent pas à y trouver plus d'embarras que de secours.
Dès l'apparition du livre des _Jésuites_, dans lequel les deux
professeurs avaient réuni leurs leçons de 1843, la _Revue des Deux
Mondes_ disait: «La publication a réussi, le coup a porté, _trop bien
peut-être_.» Un autre fait se dégageait des scandales du Collège de
France, c'est que les passions soulevées s'attaquaient en réalité à la
monarchie de Juillet aussi bien qu'à l'Église catholique. À chaque
incident, à chaque parole des maîtres, à chaque manifestation des
élèves, ce caractère révolutionnaire apparaissait plus marqué et plus
agressif. M. Chassin a loué depuis M. Quinet de ce que, après deux ans
de son enseignement, «la jeunesse des écoles avait cessé d'être
catholique et était devenue républicaine»; il a déclaré, en parlant
des événements de 1848, que «les cours du Collège de France pouvaient
être considérés comme une des causes les plus directes de ce réveil
national et universel»; et il a ajouté, à propos du rôle de M. Quinet,
le 24 février: «Au jour de l'action, il fut à son poste. Il avait, si
j'ose dire, armé les âmes; il devait donc se jeter en personne dans la
bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la
main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang.»
N'y a-t-il pas là une leçon pour les politiques à courte vue qui
s'imaginent que le cri: À bas les Jésuites! ne menace pas l'État, ou
qui même croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes
ou redoutables?

La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée
contre la Compagnie de Jésus, obligea les catholiques qui avaient pris
d'abord l'offensive contre le monopole universitaire, à se défendre, à
leur tour, sur le terrain où on les attaquait et qui, à raison des
préjugés encore régnants, pouvait paraître peu favorable. M. de
Montalembert avouait plus tard, à la tribune, «l'embarras» que, dans
le premier moment, cette évocation d'un Ordre si impopulaire avait
causé aux catholiques. Toutefois, ils firent vaillamment face à
l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Un
écrit effaça tous les autres: ce fut celui que le P. de Ravignan
publia en janvier 1844, sous ce titre: _De l'existence et de
l'institut des Jésuites_. Rare fortune pour cet institut, de posséder
alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous
les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, dont le
chancelier Pasquier faisait l'éloge en pleine Académie; un religieux
dont la vertu en imposait à ce point que personne n'osait l'attaquer.
Qu'un tel homme prît en main la cause des Jésuites et les
personnifiât en quelque sorte devant le monde, au jour du péril,
c'était déjà beaucoup, car son nom, à lui seul, était une force et une
protection; mais de plus son petit livre était, en lui-même,
excellent. Traitant successivement des _Exercices spirituels_ de saint
Ignace, des constitutions, des missions et des doctrines de la
compagnie, il contenait une réfutation brève, simple et forte, de
toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable
avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni
d'irritant, où l'auteur se défendait sans s'abaisser au rang d'accusé:
mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux qui parle
par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche
personnellement, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de
l'honneur de son drapeau! Et quelle sérénité dans une oeuvre de
polémique! À peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon
sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais aucune pensée
petite, amère, aucune animosité contre les hommes; toujours cette
politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque
de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité
chrétienne; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion
où l'on ne sait ce qui domine, de l'amour de la cause que l'auteur
défend, ou de celui des âmes qu'il veut toucher; par places, des cris
du coeur d'une admirable éloquence. Le contraste était grand avec les
oeuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le dire,
avec quelques-unes de celles par lesquelles avait été défendue
jusqu'alors la cause catholique[520].

[Note 520: De courts extraits donneront l'idée de ce petit livre. Il
débutait ainsi: «La prudence a ses lois, elle a ses bornes. Dans la
vie des hommes, il est des circonstances où les explications les plus
précises deviennent une haute obligation qu'il faut remplir. Je
l'avouerai: depuis surtout que le pouvoir du faux semble reprendre
parmi nous un empire qui paraissait aboli, depuis que des haines
vieillies et des fictions surannées viennent de nouveau corrompre la
sincérité du langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve
le besoin de le déclarer: je suis Jésuite, c'est-à-dire religieux de
la Compagnie de Jésus... Il y a d'ailleurs, en ce moment, trop
d'ignominies et trop d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je
ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage. Ce nom est
mon nom; je le dis avec simplicité: les souvenirs de l'Évangile
pourront faire comprendre à plusieurs que je le dise avec joie.» La
fin n'était ni moins noble ni moins touchante: «Que si je devais
succomber dans la lutte, avant de secouer, sur le sol qui m'a vu
naître, la poussière de mes pas, j'irais m'asseoir une dernière fois
au pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-même
l'impérissable témoignage de l'équité méconnue, je plaindrais ma
patrie, et je dirais avec tristesse: Il y eut un jour où la vérité lui
fut dite; une voix la proclama, et justice ne fut pas faite; le coeur
manqua pour la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la
liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une grande
iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux; mais il y aura un
jour meilleur, et, j'en lis dans mon âme l'infaillible assurance, ce
jour ne se fera pas longtemps attendre. L'histoire ne taira pas la
démarche que je viens de faire; elle laissera tomber sur un siècle
injuste tout le poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne
permettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour ici-bas,
et vous ordonnerez à la justice du temps de précéder la justice de
l'éternité.»]

Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle
parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les Jésuites ne
s'étaient défendus que par la vieille méthode, attendant tout de la
tolérance du gouvernement, sollicitée sans bruit, faisant parler d'eux
le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple,
ils avaient été menacés: nous avons vu alors le provincial de Paris,
le P. Guidée, faire parvenir au Roi un mémoire secret où il trouvait
moyen de justifier son Ordre sans en prononcer une seule fois le nom;
il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation. Tout
autre avait été la tactique inaugurée par Lacordaire avec son _Mémoire
pour le rétablissement des Frères Prêcheurs_, et suivie par M. de
Montalembert, Mgr Parisis et les autres chefs du mouvement catholique,
tactique qui consistait à se défendre par la publicité, par toutes les
armes que fournissaient les libertés modernes, et à s'adresser à
l'opinion plus qu'au gouvernement. Par sa brochure, le P. de Ravignan
s'engage et engage avec lui résolument sa compagnie dans cette voie
libérale. Tout d'abord il se nomme, avec une hardiesse dont la
nouveauté stupéfie ses adversaires[521]. Il n'invoque pas le droit
divin de l'Église; mais le droit public de la France; il s'appuie,
non sur les bulles des papes, mais sur la Charte. «La Charte a-t-elle
proclamé la liberté de conscience, oui ou non?» tel est le fond de son
argumentation. Il se défend d'être hostile aux principes auxquels il
fait appel. «On nous transforme, dit-il, en ennemis des libertés et
des institutions de la France: pourquoi le serions-nous?» Afin de
compléter sa démarche, il publie, en même temps, une lettre et une
consultation de M. de Vatimesnil, qui établissent la situation légale
des congrégations, notamment des Jésuites, et qui déterminent ainsi le
terrain de la résistance judiciaire.

[Note 521: M. Libri écrivait alors: «M. l'abbé de Ravignan s'intitule
publiquement membre de la Compagnie de Jésus, ce qu'on n'avait jamais
osé faire sous la Restauration.» Et M. Cuvillier-Fleury disait dans le
_Journal des Débats_: «Ils ont osé, quatorze ans après la révolution
de Juillet, ce qu'ils n'avaient jamais tenté, même sous la
Restauration; ils se sont nommés.»]

L'effet de ce livre fut immense. Il s'en vendit, dans la seule année
1844, plus de vingt-cinq mille exemplaires: chiffre considérable pour
l'époque. Les adversaires n'osaient l'attaquer directement. Pendant
que Lacordaire proposait, au cercle catholique, «trois salves en
l'honneur du P. de Ravignan», celui-ci recevait l'avis que, dans les
Chambres, «sa brochure avait produit très bon effet, qu'on en avait
beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pasquier, Molé, de Barante,
Sauzet, Portalis et autres l'approuvaient hautement», que les
ministres eux-mêmes, M. Guizot et M. Martin du Nord, la jugeaient
favorablement[522]. Le premier président, M. Séguier, venait voir
l'auteur pour le féliciter. Il n'était pas jusqu'à M. Royer-Collard,
si imbu de préventions jansénistes, qui ne lui exprimât son
admiration. M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la _Revue suisse_:
«C'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute
cette querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Il est
de nature à produire beaucoup d'effet; il s'en vend prodigieusement.»
Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général: «Dieu
a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de
l'instrument; pas un blâme encore, que je sache, pas un inconvénient
signalé, au contraire.» Un succès si complet contient une leçon. Il
est dû à deux causes: d'abord la modération et la dignité du ton,
l'esprit large, juste et charitable qui anime l'auteur, sa
préoccupation, non de flatter les passions de ses amis ou de meurtrir
ses adversaires, mais de convaincre et d'attirer tous les hommes
d'entre-deux; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé,
de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est
fondé. Il a pris, pour une défensive devenue nécessaire, les armes
dont les chefs du parti catholique s'étaient servis naguère pour
l'offensive; il l'a fait avec un avantage égal, et il a empêché ainsi
que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre
le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la
question même de la liberté d'enseignement.

[Note 522: Lettres inédites du R. P. de Ravignan.]


VII

Jusqu'à présent nous avons assisté au combat des deux armées opposées,
évêques contre philosophes, champions de la liberté d'enseignement
contre tenants du monopole universitaire. Du gouvernement, sauf ce qui
a été dit, à l'origine, de son malheureux projet de 1841, il n'a pas
encore été parlé. C'est l'ordre logique. Dans ces premières années, en
effet, le ministère n'a eu qu'un rôle secondaire et effacé; il n'a pas
exercé d'action sur la lutte dont il a, sans le vouloir et sans le
savoir, donné le signal; on se battait en dehors de lui et par-dessus
sa tête. Pendant ce temps, son attention et ses efforts étaient
absorbés par les questions extérieures ou intérieures dont la
politique parlementaire faisait, à chaque session, des questions de
cabinet; nous avons vu quelles elles étaient: la liberté
d'enseignement n'y avait pas figuré. Et cependant, à voir les choses
de plus haut, bien des raisons n'eussent-elles pas dû déterminer le
gouvernement à s'emparer du problème ainsi soulevé et à briguer
l'honneur de lui donner une solution sagement libérale? Il souffrait,
nous l'avons vu, du vide de la scène politique et ne savait comment le
remplir, ne voulant pas, à l'intérieur, d'innovations dangereuses
pour un pays ébranlé partant de secousses, et ne pouvant rien
entreprendre au dehors, en face de la coalition toujours prête à se
reformer contre la France de 1830. Avec la liberté d'enseignement, une
occasion s'offrait à lui de faire quelque chose de grand, de sain et
de fécond, qui eût remplacé avec avantage les questions factices et
les querelles de personne où se dépensait toute la vie politique. Ne
serait-ce pas jeter une semence féconde dans ce champ parlementaire
qui paraissait stérilisé à force d'avoir été moissonné, rajeunir le
formulaire un peu vieilli et usé de la politique conservatrice,
agrandir et élever ce qu'il y avait d'étroit et d'abaissé dans une
société bourgeoise, apporter le meilleur contrepoids à la
prépondérance des préoccupations matérielles, donner aux hommes d'État
d'alors cette moralité, cette grandeur, ce prestige qu'ils ne peuvent
avoir quand rien n'indique chez eux le souci des principes supérieurs,
et dont M. Guizot, dès 1832, sentait le besoin pour la monarchie de
Juillet[523]? La liberté religieuse était celle à laquelle les
gouvernements pouvaient faire la part la plus large, se confier avec
le plus de sécurité, «la moins redoutable de toutes les libertés,
disait le comte Beugnot, puisqu'elle n'est réclamée que par des hommes
de paix et de bonne volonté». Loin d'augmenter ainsi l'instabilité,
qui était comme le mal constitutionnel de ce régime issu d'une
révolution, on la diminuerait. En assurant à la royauté de 1830
l'adhésion et la reconnaissance des catholiques satisfaits, on
corrigerait cette faiblesse morale qui résultait de l'hostilité des
hautes classes, demeurées fidèles au parti légitimiste. En enlevant
aux royalistes la possibilité de se poser, contre le gouvernement, en
champions de la liberté religieuse, on leur retirerait le moyen le
plus efficace qu'ils pussent trouver de rafraîchir leur programme et
de recruter, dans la meilleure partie des générations nouvelles, leur
armée affaiblie. Et pour atteindre ce but, il n'était pas besoin de
souscrire à toutes les exigences du parti religieux. Sauf quelques
esprits ardents et absolus, les catholiques se contenteraient à moins.
Que le ministère, se portant médiateur, prît avec autorité
l'initiative d'une sorte de transaction, ils seraient heureux de
l'accepter, s'ils y discernaient la bonne volonté de faire tout ce que
permettaient les circonstances. Ne seraient-ils pas pleinement et
définitivement satisfaits, que du moins ils désarmeraient et, suivant
la fine distinction de Mgr Parisis, à défaut d'un _acquit_,
donneraient un _reçu_. Il suffirait probablement de reprendre le
projet de 1836.

[Note 523: Discours du 16 février 1832.]

C'est certainement ce qu'eût fait M. Guizot, s'il s'était cru libre de
suivre son sentiment personnel. On peut le croire, quand il affirme
après coup, dans ses _Mémoires_, que «personne n'était plus engagé et
plus décidé que lui à sérieusement acquitter, quant à la liberté
d'enseignement, la promesse de la Charte». S'il avait professé à côté
de M. Villemain et de M. Cousin, il n'était pas resté comme eux un
dévot de l'Université: «Vous voulez, disait-il alors à un professeur
fort mêlé aux polémiques, vous voulez, avec votre question
universitaire, être un parti, et vous ne serez jamais qu'une coterie.»
La lutte qui avait éclaté n'était pas de nature à le faire changer
d'avis. Ce n'est pas ce haut esprit qui s'effrayait ou s'effarouchait
de voir les catholiques et même les évêques user des armes de la
liberté. À la différence de la plupart de ses contemporains, il
comprenait les griefs du clergé, la gravité des questions soulevées;
il se plaisait à considérer et à saluer, dans ces débats, quelque
chose de plus vrai, de plus profond, de plus élevé que ce qui agitait
les partis politiques au milieu desquels il était condamné chaque jour
à manoeuvrer. Aussi rendait-il hommage à la «sincérité» de
l'opposition des catholiques, et déclarait-il leur émotion «digne d'un
grand respect», alors même qu'elle conduisait à des démarches, selon
lui, excessives. Bien plus, comme il l'avouera plus tard, ses
sympathies étaient au fond avec eux, et, au plus fort de la lutte, il
éprouvait à leur égard comme un sentiment d'envie. On lui attribuait
l'inspiration du _Globe_ qui blâmait alors sévèrement l'attitude du
_Journal des Débats_ en matière religieuse. Même sur les Jésuites, il
avait l'esprit libre et large; il était allé souvent entendre, à
Notre-Dame, le P. de Ravignan, pour lequel il ressentait estime et
sympathie; plus d'une fois, il eut avec lui des entretiens où il
aimait à se montrer supérieur aux préjugés régnants[524].

[Note 524: _Vie du P. de Ravignan_, par le P. DE PONTLEVOY, t. I, p.
265 à 269.]

M. Guizot trouvait-il les mêmes dispositions chez ses collègues, entre
autres chez le ministre des cultes et chez celui de l'instruction
publique que leurs attributions appelaient à s'occuper plus
spécialement des questions discutées? M. Martin du Nord eût été, en
temps ordinaire, le plus aimable des ministres: bien intentionné,
déférent envers ceux qu'il appelait _ses_ évêques, _son_ clergé,
gracieux même pour les Jésuites, désirant sincèrement le bien de la
religion et proclamant sa foi à la tribune. Mais cet avocat disert,
ancienne célébrité d'un barreau de province, manquait un peu des vues
hautes et du caractère ferme qui font l'homme d'État. Surpris et
troublé des graves problèmes qu'on soulevait devant lui, il eût
volontiers étouffé l'attaque comme la défense. On ne savait ce qui
agissait le plus sur lui, de la crainte d'attrister les évêques ou de
celle de braver leurs adversaires. Il n'eût pas fait obstacle à une
politique largement libérale, mais il n'était pas homme à en prendre
l'initiative. Néanmoins les prélats rendaient volontiers hommage à ses
bonnes intentions. Ils se plaignaient plus vivement de M. Villemain
qui leur paraissait être, dans le cabinet, le principal obstacle à la
politique de conciliation désirée par M. Guizot. Ce n'était pas que le
ministre de l'instruction publique fût animé de passions
antireligieuses. Dans une note confidentielle adressée à ses
collègues, Mgr Affre faisait, au contraire, remarquer que M. Villemain
se distinguait, entre les hommes politiques de l'époque, par ses
habitudes privées de vie chrétienne, et que, comme ministre, il avait
fait, dans le choix des livres ou des professeurs, des efforts
sincères pour rendre l'enseignement officiel plus religieux[525].
Mais l'esprit de corps universitaire qu'il avait apporté au pouvoir
s'était encore échauffé depuis au feu de tant de polémiques. Lui et M.
Cousin, tout en se jalousant et se détestant, l'un chatouilleux,
ombrageux, inquiet, l'autre violent, impétueux, passionné, se
disputaient l'honneur de personnifier la corporation enseignante. «M.
Villemain, disait une feuille de gauche, est bien plutôt le grand
maître de l'Université qu'il n'est le ministre de l'instruction
publique. Au lieu de se considérer comme le grand pontife de
l'enseignement universel, il est resté le général du corps enseignant
laïque, le supérieur du couvent universitaire. Ainsi l'ont fait ses
antécédents, ses habitudes d'esprit, la situation actuelle des choses
et la difficulté de s'élever à la hauteur de son personnage[526].»
Nous avons déjà eu, du reste, l'occasion de remarquer que M.
Villemain, tout en étant le plus ingénieux des littérateurs, avait
moins encore que M. Martin du Nord les qualités de l'homme
d'État[527]. Joignez à cela cette susceptibilité craintive et
irritable qui est souvent le mal des hommes de lettres, et que les
polémistes catholiques ne ménageaient pas toujours assez. Très
sensible à la louange, encore plus aux critiques, le ministre de
l'instruction publique avait été fort ému de l'accueil, pour lui
inattendu, qui avait été fait à son projet de 1841. De là ce je ne
sais quoi d'aigri et d'agité avec lequel il se mêlait à la lutte.
Quant aux autres membres du cabinet, ils ne paraissaient pas s'occuper
de cette question d'enseignement dont ils ne comprenaient pas encore
l'importance.

[Note 525: _Vie de Mgr Devie_, par M. l'abbé COGNAT, t. II, p.
416.--M. Villemain écrivait à Mgr Mathieu, le 14 janvier 1844: «Je
connais la douceur du nom de Jésus-Christ et je le fais aimer à mes
petits-enfants. Les âpretés de la vie publique, loin de détourner de
Celui qui console, y ramènent le coeur.» (_Vie du cardinal Mathieu_,
par Mgr BESSON, t. I, p. 317.)]

[Note 526: _Courrier français_ du 12 février 1844.]

[Note 527: Voir t. III, ch. I, § III.]

Cet état d'esprit des ministres n'était pas le seul obstacle auquel se
heurtait la bonne volonté de M. Guizot: il y en avait un plus
embarrassant encore, c'était le sentiment régnant dans le Parlement,
non seulement à gauche, où, sauf de rares exceptions, tout le monde
repoussait une liberté qui pouvait profiter à la religion, mais aussi
dans la majorité conservatrice, où le plus grand nombre, par fidélité
à la mauvaise tradition de 1830, répugnait à laisser prendre au
clergé plus d'action sur la société. Parmi ceux qui naguère s'étaient
montrés bienveillants pour l'Église, plusieurs l'avaient crue vaincue
et réduite pour toujours à l'état d'une cliente affaiblie, timide,
qu'ils étaient alors flattés d'avoir sous leur protection. Mais la
voir relever la tête, l'entendre parler un langage fier, mâle, hardi,
cela les surprenait, les choquait et réveillait leurs vieilles
préventions. Ils ne parvenaient pas d'ailleurs à comprendre les
sentiments et les besoins au nom desquels parlaient les évêques.
«Voilà de singulières querelles pour notre temps», écrivait l'un
d'eux. Arborer le drapeau religieux, dix ans après la révolution de
Juillet, leur paraissait une sorte de bizarrerie inexplicable, un
éclat de mauvais goût, absolument comme si, dans un salon, ceux-là
venaient tout à coup à parler bruyamment que leur situation obligeait
à garder un silence modeste. On ne s'expliquait pas le rôle de M. de
Montalembert. «Que veut-il? disait-on. Où cela peut-il le mener? Il ne
tiendrait qu'à lui d'être ambassadeur en Belgique, et il se rend
impossible de gaieté de coeur.» Aussi, en 1843, lorsque les bureaux de
la Chambre des députés furent saisis d'une très modeste proposition,
déposée par M. de Carné et tendant seulement à supprimer le certificat
d'études, ne se trouva-t-il que deux bureaux sur neuf qui autorisèrent
la lecture du projet; des ministériels s'étaient unis aux hommes de
gauche, pour refuser même de l'examiner.

M. Guizot ne croyait pas possible d'aller à l'encontre de ces
préventions. Aux catholiques qui se plaignaient, il répondait avec
mélancolie: «Mais mettez-vous donc à ma place!» Attristé de ne pouvoir
faire ce qu'il eût voulu, il gardait en ces questions une réserve qui
ne convenait guère à son rôle de ministre dirigeant. Du 29 octobre
1840 au mois d'avril 1844, il ne prit pas une seule fois la parole
dans les débats qui s'engagèrent sur la liberté d'enseignement ou
autre sujet religieux. Il laissa au ministre des cultes et à celui de
l'instruction publique le soin d'y représenter le gouvernement, ce
qu'ils firent avec des différences d'accent qui à elles seules
eussent suffi pour révéler qu'il n'y avait eu, sur ce point, ni
attitude concertée ni impulsion donnée. Y aurait-il eu moyen, avec un
peu de décision et de volonté, de dominer, de redresser une opinion
qui n'était pas possédée par des passions bien profondes? Question
délicate, qu'on doit se garder de trancher légèrement. En tout cas, M.
Guizot ne paraît pas l'avoir essayé. Il n'avait pas l'habitude, on le
sait, de violenter cette majorité dont il craignait toujours le
démembrement, et plus d'une fois déjà, nous l'avons vu ainsi amené à
suivre une politique qui n'était pas vraiment la sienne.

L'état d'esprit de M. Guizot et de ses collègues n'est pas le seul
qu'il soit intéressant de connaître. Au-dessus du ministère était le
Roi, qui, par son activité d'esprit, son sens politique si aiguisé,
méritait d'exercer et exerçait en effet une action considérable sur la
marche des affaires. Quelle était son opinion sur les questions
soulevées par les réclamations des catholiques? Louis-Philippe était
personnellement un homme du dix-huitième siècle: il en avait à la fois
le scepticisme et la sensibilité. Mais, chez lui, le politique, par
instinct et par expérience, sentait très vivement l'intérêt du
gouvernement à vivre en paix avec le clergé. De concert avec ses
ministères successifs, il s'était appliqué à remettre sur un bon pied
les rapports des deux pouvoirs. Nous l'avons entendu, dès 1830, dire
cette parole si juste dans sa vive familiarité: «Il ne faut jamais
mettre le doigt dans les affaires de l'Église; il y reste.» N'eût-il
pas eu cette raison politique de craindre les conflits, qu'il les eût
évités pour ne pas attrister la reine Marie-Amélie. «Ne me faites pas
d'affaires avec cette bonne reine», répétait-il souvent à M. Cousin
quand celui-ci était son ministre. Seulement, s'il avait l'esprit trop
fin pour ne pas voir les embarras et les périls d'une lutte avec le
catholicisme, il ne se rendait peut-être pas aussi bien compte de
l'efficacité et de la nécessité sociale de la religion; et surtout, il
ne savait pas toujours discerner à quelles conditions on pouvait
satisfaire les consciences. Il y avait là des idées et des sentiments
qui lui étaient étrangers. Pas plus que certains députés de la
majorité, il ne comprenait l'attitude de M. de Montalembert, et il
avait coutume de demander quand le jeune pair entrerait dans les
Ordres. La vraie portée de la lutte pour la liberté d'enseignement lui
échappait, et il l'appelait parfois «une querelle de cuistres et de
bedeaux». Ce n'est pas qu'il fût porté à prendre parti pour les
«cuistres» contre les «bedeaux». Les prétentions de la philosophie
inquiétaient son bon sens, et, dans le monde universitaire, on se
plaignait généralement que «le parti prêtre fût soutenu par le
château». D'autre part cependant, le Roi se méfiait de l'enseignement
du clergé: il craignait que, des collèges ecclésiastiques, les enfants
ne sortissent «carlistes». En somme, pour le moment, sa pensée ne se
dégageait pas nettement. On sait d'ailleurs qu'il était dans la nature
de cet esprit pourtant si brillant et si étendu, dans les habitudes de
ce politique par certains côtés si consommé, de ne pas prendre
volontiers parti sur les questions de principes, mais de louvoyer au
milieu des faits avec une souplesse patiente et avisée, multipliant au
besoin les inconséquences pour éviter les conflits. Rien chez lui de
cette jeunesse chevaleresque, parfois un peu naïve et téméraire, qui
se plaît à poser les grandes questions. Il aimait mieux tourner une
difficulté que de l'aborder de front, ajourner un problème que de
tenter de le résoudre. D'ailleurs, il croyait peu à la puissance du
bien et beaucoup à celle du mal; il pensait qu'à combattre le mal de
front, on risquait de se faire briser, et que le meilleur moyen de lui
échapper était de ruser avec lui, en le cajolant. Ainsi l'avons-nous
vu, au début, en user avec l'esprit révolutionnaire. Peut-être
était-il disposé à traiter de même la passion antireligieuse, si
celle-ci se montrait trop menaçante; non pas sans doute qu'il la
partageât ou voulût lui céder; mais il estimait que c'était la seule
manière, sinon de détruire, au moins de limiter son action
malfaisante. Était-ce une tactique heureuse ou nécessaire dans les
matières purement politiques? En tout cas, s'il était des questions où
les expédients fussent insuffisants, où les courtes habiletés ne
pussent prévenir les conflits, ni les petites caresses faire oublier
les légitimes griefs, c'étaient celles qui intéressaient la conscience
religieuse. Le Roi devait en faire l'expérience, parfois non sans
surprise ni déplaisir; à ce point de vue, ses rapports avec Mgr Affre
sont assez curieux à étudier.

Louis-Philippe avait été très ennuyé de l'opposition de Mgr de Quélen.
Quand il fut question de lui trouver un successeur, fidèle à sa
pratique constante dans les choix d'évêques, il voulut avant tout un
prêtre justement considéré; mais il ne lui déplut pas d'appeler à ce
siège élevé un personnage sans patronage et sans clientèle, que ne
désignaient ni un grand nom, ni un talent hors ligne, ni une haute
situation. Jugeant des choses ecclésiastiques par ce qui se passait
dans la politique, il comptait ainsi, non pas pouvoir exercer sur le
nouveau prélat une pression qui n'était pas dans ses desseins, mais
lui en imposer, l'avoir dans sa main. Mgr Affre fut tout de suite fort
attiré aux Tuileries, où il était aimablement accueilli. Le Roi se
plaisait à ces bons rapports auxquels ne l'avait pas habitué la
bouderie hautaine de Mgr de Quélen. Tel soir, par exemple, pendant une
grande réception, il tenait le prélat assis à ses côtés sur un canapé,
et répétait à tous ceux qui venaient le saluer: «Je cause avec mon
cher archevêque.» Il se livrait avec lui à toute l'abondance de sa
conversation, s'étendant sur le bien qu'il voulait au catholicisme:
«Ah! si je n'étais pas là, s'écriait-il, tout serait bouleversé. Que
deviendriez-vous? Que deviendrait la religion?» Il le consultait sur
les choix épiscopaux. «Il est délicieux, disait-il, notre cher
archevêque: comme il juge bien les hommes[528]!» Mgr Affre se prêtait
à ces effusions avec une gravité peu souple. Nullement hostile à
l'établissement de Juillet, fort mal vu pour cette raison du parti
légitimiste, opposé par goût à toute démarche téméraire, plus que
personne il désirait un accord entre le clergé et la monarchie de
1830. Mais il ne se payait pas de caresses auxquelles sa nature droite
et un peu fruste était moins sensible qu'une autre; nul n'était plus
éloigné de se réduire au rôle d'un prélat de cour qui éviterait avant
tout de paraître gênant. Aussi, quand, après le projet de 1841, la
question d'enseignement fut mise à l'ordre du jour, voulut-il user des
relations que lui avait permises la faveur royale, pour aborder ce
sujet. Ce n'était pas l'affaire du souverain, qui croyait pouvoir
passer à côté de la question sans prendre parti. Aux premiers mots de
l'archevêque, il changea la conversation. Plusieurs fois, le prélat
revint au sujet loin duquel l'entraînaient les digressions calculées
de son interlocuteur. Tout à coup Louis-Philippe lui dit: «Monsieur
l'archevêque, vous allez prononcer entre ma femme et moi. Combien
faut-il de cierges à un mariage? Je soutiens que six cierges
suffisent; ma femme prétend qu'on en doit mettre douze. Je me rappelle
fort bien qu'à mon mariage, c'était dans la chambre de mon beau-père,
il n'y avait que six cierges.» Ces mots étaient dits avec cette
bonhomie caressante, légèrement narquoise, qui était un des grands
artifices du prince. «Il importe peu, répondit Mgr Affre d'un ton à la
fois courtois et sérieux, que l'on allume six cierges ou douze cierges
à un mariage, mais veuillez m'entendre sur une question plus
grave.»--«Comment, monsieur l'archevêque! ceci est très grave, reprit
en souriant le Roi; il y a division dans mon ménage: ma femme prétend
avoir raison, je soutiens qu'elle a tort.» Sans répliquer, le prélat
poursuivit sa défense de la liberté d'enseignement. Louis-Philippe
l'interrompit: «Mais mes cierges, monsieur l'archevêque, mes cierges?»
Son accent commençait à témoigner d'une certaine impatience. Mgr Affre
ne se troubla pas et continua comme s'il ne se fût aperçu de rien. Le
Roi alors, s'emportant: «Tenez, s'écria-t-il, je ne veux pas de votre
liberté d'enseignement; je n'aime pas les collèges ecclésiastiques; on
y apprend trop aux enfants le verset du _Magnificat: Deposuit potentes
de sede_.» L'archevêque se leva et, après avoir salué, se retira. La
dernière parole du Roi était moins l'expression réfléchie de sa pensée
qu'une boutade comme il lui en échappait souvent dans l'intempérance
de sa conversation: seulement, ce qui était vrai, c'est qu'il désirait
gagner du temps et retarder le moment de se prononcer. L'archevêque
revint, d'autres jours, à la charge; il ne fut pas plus heureux;
Louis-Philippe ripostait en lui demandant «quelle différence il y
avait entre _Dominus vobiscum_ et _pax tecum_»; il se mettait à lui
raconter l'histoire de sa première communion, des anecdotes de son
exil, ou bien parlait sur tout autre sujet avec une imperturbable
volubilité; puis il terminait ainsi son monologue: «Allons, bonjour,
monsieur l'archevêque, bonjour.» Du reste, il était toujours fort
gracieux avec le prélat, qu'il pensait avoir à la fois séduit et
éconduit, comme il avait fait de tant d'hommes politiques. C'était là
où il se trompait: quand on traite avec des hommes de foi, on peut les
contredire; on ne leur fait pas, par de pareils moyens, perdre de vue
ce qu'ils considèrent comme un devoir. Puisqu'on ne voulait pas
l'entendre dans des conversations secrètes, Mgr Affre se résolut à
parler publiquement. Le 1er mai 1842, présentant ses hommages au
souverain, à l'occasion de sa fête, il exprima, d'ailleurs en termes
réservés et convenables, le voeu du clergé de pouvoir «travailler plus
librement à former le coeur et l'esprit de la jeunesse». Le Roi fut
mécontent. «Où ai-je été prendre ce M. Affre? dit-il. C'est une pierre
brute des montagnes. Je la briserais, si je n'en craignais les
éclats.» De cette date commencèrent, entre le souverain et le prélat,
des rapports assez tendus. Un jour, Mgr Affre terminait ainsi
l'entretien auquel avait donné lieu l'un des incidents de la lutte:
«Permettez-moi d'ajouter, Sire, que le gouvernement gagnerait beaucoup
dans l'estime de tous, en laissant à l'Église son indépendance.» Le
Roi se leva, croisa les bras et s'écria: «Ainsi je suis un persécuteur
de l'Église!»--«Non, Sire, reprit l'archevêque; mais je maintiens que
le gouvernement serait plus aimé, s'il ne contrariait pas notre action
par de fréquentes et inutiles tracasseries.»--«Allons, bonjour,
monsieur l'archevêque, bonjour.» Plus tard même, Louis-Philippe, que
l'âge rendait plus irritable et plus impérieux, devait se laisser
aller à des paroles véhémentes et comminatoires, où il y avait du
reste plus de calcul que de colère et surtout que d'animosité
efficace: «Je lui ai fait une peur de chien», disait-il après une
scène de ce genre; mais, pour rien au monde, il n'eût mis la moindre
de ses menaces à exécution. Il se trompait sur l'effet d'une telle
attitude: son interlocuteur sortait des Tuileries moins intimidé
qu'attristé. «Ces gens-là, disait-il, ne voient dans la religion
qu'une machine gouvernementale; ils ne se doutent pas que nous avons
une conscience.» Le résultat le plus clair fut que Mgr Affre, d'abord
si bien disposé pour le régime de Juillet, s'en éloigna peu à peu.
Malgré toute son habileté, le vieux roi se trouvait n'avoir contenté
ni les universitaires ni le clergé.

[Note 528: Ces détails et ceux que nous ajoutons plus loin sont
rapportés dans la _Vie de Mgr Affre_, par M. CRUICE, mort depuis
évêque de Marseille.]


VIII

Quand les gouvernements ne donnent pas l'impulsion, ils la reçoivent:
c'est ce qui arrivait au ministère dans la question religieuse. Il ne
voulait sans doute pas aller aux extrémités où le poussaient les
adversaires du clergé; mais il se croyait obligé de céder à
quelques-unes de leurs exigences. Sur plus d'un point, les bons
rapports qui avaient commencé à s'établir entre l'Église et l'État se
trouvaient ainsi un peu altérés. Jusqu'alors, les ministères
successifs avaient gardé, en face de la restauration monastique
entreprise par Lacordaire, une neutralité bienveillante, quoique un
peu inquiète. Une fois les luttes de la liberté d'enseignement
engagées, la bienveillance demeura au fond, mais elle n'osa plus se
manifester, et l'inquiétude augmenta. Ainsi vit-on le ministre des
cultes s'agiter pour empêcher que le nouveau Dominicain ne prêchât en
froc: campagne aussi malheureuse que puérile; la liberté finit par
l'emporter. La victoire dépassa même cette petite question de costume;
en effet, Lacordaire, hardi avec prudence et finesse, fondait à cette
époque les deux premières maisons de son Ordre, à Nancy d'abord, près
de Grenoble ensuite. Le ministre protesta, mais en vain; il s'en
consolait d'ailleurs, n'ayant eu d'autre dessein que de prendre ses
sûretés, pour le cas où il serait harcelé par M. Isambert. Ces petites
gênes n'entravaient donc pas sérieusement les progrès de la liberté
religieuse; seulement, elles suffisaient pour que le gouvernement
n'eût ni l'honneur ni le profit de ces progrès, pour que tout parût se
faire malgré lui et presque contre lui. Même attitude à l'égard de la
Compagnie de Jésus; le ministère n'avait contre elle aucun parti pris;
M. Guizot et M. Martin du Nord étaient heureux, quand, dans les
entretiens assez fréquents qu'ils avaient avec ses membres, ils
pouvaient les rassurer; mais s'ils n'avaient pas peur des Jésuites,
ils avaient peur de ceux qui cherchaient à leur en faire peur; ils ne
voulaient pas frapper ces religieux, mais tâchaient, sans succès, il
est vrai, de faire prendre des mesures contre eux par les évêques, ou
essayaient d'obtenir de la compagnie elle-même quelque concession qui
pût désarmer ses adversaires.

Le gouvernement n'avait pas seulement affaire aux congrégations;
c'était avec les évêques, réclamant la liberté d'enseignement, que le
conflit était le plus directement engagé et aussi le plus
embarrassant. Le ministre des cultes répugnait aux mesures
répressives, qui, en pareil cas, sont d'ordinaire odieuses ou
inefficaces, quelquefois l'un et l'autre. Aussi essaya-t-il d'abord
d'agir par des lettres non publiques, adressées à tel prélat ou à
l'épiscopat tout entier; mais, qu'il usât de caresses ou de
remontrances, l'effet était à peu près nul, et le ton sur lequel
répondaient les évêques montrait combien peu ils étaient séduits ou
effrayés. Il se laissa alors entraîner à frapper plus fort. L'évêque
de Châlons, en novembre 1843, fut déféré pour abus au conseil d'État,
à raison d'une lettre où il avait menacé éventuellement de retirer les
aumôniers des collèges; la sentence, raillée par les catholiques, ne
fut guère prise au sérieux que par M. Dupin. Au commencement de 1844,
deux prêtres, auteurs de publications véhémentes contre le monopole
universitaire, l'abbé Moutonnet à Nîmes, l'abbé Combalot à Paris,
étaient poursuivis devant le jury; le premier fut acquitté, le second
condamné à quinze jours de prison et à 4,000 francs d'amende;
l'émotion produite fit plus de tort au gouvernement accusé de
persécution, qu'au condamné qui refusa sa grâce et qui, passé aussitôt
martyr, reçut de partout, même de certains évêchés, d'enthousiastes et
publiques félicitations.

En même temps qu'il n'intimidait et ne contenait personne, le
gouvernement se trouvait élargir lui-même le débat qu'il eût tant voulu
étouffer. Dans les premiers jours de 1844, les évêques de la province de
Paris ayant adressé au Roi un mémoire collectif sur la liberté
d'enseignement, M. Martin du Nord crut devoir signifier à Mgr Affre que
ce mémoire «blessait gravement les convenances» et constituait une
infraction à celui des articles organiques qui interdisait toute
délibération dans une réunion d'évêques non autorisée. «Il serait
étrange, disait le ministre, qu'une telle prohibition pût être éludée au
moyen d'une correspondance établissant le concert et opérant la
délibération, sans qu'il y ait eu assemblée.» Qui aurait voulu fournir
une occasion d'attaquer les articles organiques, en en faisant
l'application la plus excessive et la plus ridicule, n'aurait pas agi
autrement. Il n'y eut pas assez de sarcasmes, dans toute la presse
catholique, sur «le concert par écrit» de M. Martin du Nord.
L'archevêque de Paris répondit par une lettre légèrement ironique et
fortement raisonnée, où il ne se contenta pas de démontrer ce qu'avait
d'insoutenable cette extension donnée aux interdictions portées par les
articles organiques; il protesta contre ces interdictions elles-mêmes,
et demanda, au nom de la liberté religieuse, la revision de cette
législation. Ce ne fut pas tout: la plupart des évêques de France
(cinquante-cinq environ) écrivirent à l'archevêque de Paris pour
approuver sa conduite et s'associer à ses protestations. Le ministre des
cultes fut réduit à subir en silence la manifestation qu'il avait
provoquée; ce pacifique, ce timide, si désireux d'éviter les conflits et
d'écarter les grosses questions, se trouvait s'être mis tout l'épiscopat
sur les bras et avoir soulevé le redoutable problème des articles
organiques. Le P. de Ravignan disait alors dans une de ses lettres: «La
question vraie est la liberté de l'Église. C'est une nouvelle voie qu'il
faut ouvrir, une nouvelle ère à commencer; c'est, comme je le conçois,
l'action ferme et prudente de l'autorité spirituelle, réclamant, par
tous les moyens constitutionnels et légaux, le libre exercice de ses
droits et sa place au soleil des institutions du pays.»

Somme toute, le gouvernement n'avait pas d'intentions méchantes: il
n'avait même qu'une résolution bien arrêtée, celle de ne pas être
persécuteur; et quand, dans l'émotion de la lutte, des journalistes ou
même de vénérables prélats parlaient comme ils l'eussent fait en face
de quelque Dioclétien, M. Martin du Nord était assez fondé à leur
répondre: «Vous pouvez parler des persécutions sans crainte; il n'y a
pas grand courage à braver des dangers imaginaires. Plus tard, les
catholiques jugeront ce gouvernement avec plus de sang-froid et
d'équité.» Mais, vers 1844, sous le coup de l'irritation causée par de
petites vexations, le clergé était conduit à s'éloigner de la
monarchie de Juillet dont naguère il se rapprochait, et l'un des plus
modérés entre les polémistes catholiques, l'abbé Dupanloup, écrivait:
«N'est-il pas évident qu'on nous méconnaît, et que, nous
méconnaissant, on tend à nous pousser dans une opposition où nous ne
sommes pas?... Il y a péril à nous accoutumer à ne rien attendre du
présent, et à nous faire, las et déçus, porter nos regards vers
l'avenir[529].»

[Note 529: _Première Lettre à M. le duc de Broglie_ (1844).]

Si les catholiques étaient mécontents, leurs adversaires ne l'étaient
pas moins. C'est la condition des politiques indécises et faibles, que
tout le monde s'en plaint. Les universitaires se déclaraient mal
défendus, presque trahis, et accusaient couramment le ministère et le
Roi de complaisance envers le clergé; MM. Libri et Génin le disaient
avec amertume, MM. Quinet et Michelet, avec menaces. On en voulait
surtout à M. Martin du Nord, auquel on opposait M. Villemain. Ces
plaintes n'étaient pas sans écho à la Chambre des députés; toutefois,
jusqu'en 1844, ce ne fut qu'un écho peu retentissant; l'opposition
parlementaire n'avait pas encore trouvé intérêt à s'emparer de la
question et à la mettre au premier rang. M. Isambert fut à peu près
seul, en 1842 et 1843, à dénoncer les défaillances du gouvernement
dans les questions religieuses; il n'épargnait rien cependant pour
inquiéter les esprits, proclamant que «c'était pire que sous le
ministère Villèle», demandant gravement si l'on voulait ramener le
pays «au moyen âge», et s'il y avait, «comme sous la Restauration, un
gouvernement occulte, allié au parti jésuitique». M. Martin du Nord
trahissait, dans ses réponses, l'embarras de sa situation; d'une part,
il ne pouvait entendre tant d'attaques odieuses et absurdes, sans
tâcher d'en effacer l'effet par quelques paroles douces et polies à
l'adresse des évêques, parfois même sans élever quelques protestations
chaleureuses. «On craint que la religion ne nous envahisse,
s'écriait-il un jour; je suis loin de partager cette crainte, et je me
félicite au contraire du développement des idées religieuses... Je ne
cherche pas à obtenir l'assentiment d'hommes qui voient toujours dans
la religion un péril pour le gouvernement.» Mais, aussitôt après, il
croyait nécessaire de se faire pardonner cette bienveillance, en se
vantant de toutes les mesures qu'il avait prises contre le clergé, en
adressant des remontrances aux prélats, du haut de la tribune, et en
donnant aux néo-gallicans la satisfaction d'adhérer à leurs
prétentions. Ce qui apparaissait de plus clair au milieu de ces
contradictions hésitantes, c'était le désir qu'avait le ministre, non
de rien résoudre, mais de tout assoupir. Son idéal eût été que les
évêques parlassent tout bas, et que M. Isambert ne parlât pas du tout;
il semblait que cette double et un peu naïve supplication, adressée
aux partis opposés, fût le dernier mot de chacun de ses discours.

On comprend sans doute qu'entre deux opinions extrêmes, un gouvernement
veuille tenir une conduite intermédiaire: c'est souvent son devoir; mais
la modération n'est pas l'incertitude et le laisser-aller; nulle
politique au contraire n'exige une volonté plus résolue et plus précise,
une ligne de conduite plus nettement arrêtée et plus fermement suivie.
Le ministère ne le comprenait pas. Aussi ne gouvernait-il ni les
esprits ni les événements, et, au lieu d'obtenir cette pacification
qu'il croyait faciliter en éludant les questions, voyait-il les ardents
des deux camps s'échauffer davantage, saisir l'opinion, donner le ton,
échanger leurs défis et leurs coups par-dessus sa tête, sans presque
s'inquiéter de ce qu'il pouvait penser et dire. C'est ce qui se
produisit surtout dans la session de 1844, quand la question religieuse
commença à occuper plus de place dans les débats parlementaires. À la
tête de ceux qui prétendaient défendre, à la tribune, les droits de
l'État contre le clergé, M. Dupin s'empara avec éclat du premier rôle.
Prenant des mains de M. Isambert le drapeau que celui-ci avait tenu
jusqu'alors d'une façon un peu ridicule, il fit une charge à fond contre
le «parti prêtre», réprimanda les faiblesses ou les hésitations du
gouvernement et lui dicta le programme d'une politique de combat[530].
Ce légiste, qui avait recueilli de l'ancien régime toutes les
prétentions, tous les préjugés, tous les ressentiments du gallicanisme
et du jansénisme parlementaires, n'avait pas l'esprit assez large et
assez haut pour voir combien ces thèses étaient déplacées dans la
société nouvelle; il se plaisait à ces luttes qu'il réduisait à une
sorte de querelle de basoche et de sacristie. «Elles vont juste,
écrivait alors M. Sainte-Beuve, à cette nature avocassière et bourgeoise
de Dupin, le remettent en verve et le ravigotent.» D'ailleurs, sous son
masque de paysan du Danube, se cachaient une finesse subalterne et une
courtisanerie vulgaire: en flattant les passions anticléricales, il
cherchait à retrouver quelque chose de la popularité qu'il avait perdue
après 1830, et un peu de l'importance parlementaire que les mésaventures
de son tiers parti et sa descente du fauteuil de la présidence avaient
singulièrement diminuée[531]. Il lança son réquisitoire avec une verve
un peu grossière, mais rapide et vigoureuse. Rien de neuf, de haut, de
profond; c'était plein de ce que le duc de Broglie appelait «ces
arguments à la Dupin, ces raisons de coin de rue». Un tel langage
n'allait que mieux aux étroites rancunes, aux jalousies mesquines d'une
partie de l'auditoire. Quel plaisir de voir maltraiter les évêques avec
une sorte de familiarité rude, comme on ferait d'un employé mutin! Et
puis, l'une des habiletés de cet orateur qu'on a appelé «le plus
spirituel des esprits communs» était de donner aux préjugés terre à
terre la tournure d'une saillie de bon sens. Sa parole fut
singulièrement âpre. «Rappelons-nous, s'écria-t-il, que nous sommes sous
un gouvernement qu'on ne confesse pas.» Et il termina par cette
injonction fameuse: «Je vous y exhorte, gouvernement, soyez implacable!»
Après coup, le mot «inflexible» fut substitué à celui d' «implacable».
L'effet, fut considérable. «Jamais je n'avais vu l'assemblée plus
unanime, écrivait le lendemain un spectateur... On eût dit que le clergé
avait touché à toutes les libertés de la France, qu'il avait déchiré la
Charte d'une main violente, et que nous allions revenir au temps de
Grégoire VII!... M. Dupin est redevenu un homme populaire. Il a parlé en
maître à tous les instincts révolutionnaires de la France. Plus il est
brutal, et plus on l'écoute; plus il est incisif, et plus on
l'applaudit; il a la verve et la passion de certains discours de Saurin,
le protestant, et, à cette verve, à cette passion, il conserve la
couleur catholique[532].»

[Note 530: Discours du 19 mars 1844. M. Dupin avait du reste déjà
commencé, le 25 janvier précédent.]

[Note 531: Sur M. Dupin, voir t. II, ch. V, § I.]

[Note 532: _Correspondance de Jules Janin._]

Vivement troublé de cette déclaration de guerre contre le clergé, que
la majorité avait semblé faire sienne par ses applaudissements, le
ministère n'osa ni la contredire ni l'approuver. Il lui fallut bientôt
assister à la contre-partie. M. de Montalembert, arrivé récemment de
Madère où il venait de passer deux ans, avait entendu, d'une des
tribunes publiques, la harangue de M. Dupin. Quelques jours après, il
y répondait à la Chambre des pairs: et certes il apparut que, si le
gouvernement avait été embarrassé, les catholiques n'avaient pas été
intimidés. La parole du jeune pair fut plus fière, plus provocante
même que jamais. À peine s'arrêta-t-il à railler les vexations
impuissantes du gouvernement: il prit à partie le réquisitoire
prononcé à la Chambre des députés et le mit en pièces. «Arrière ces
prétendues libertés!» s'écria-t-il en parlant des «libertés
gallicanes». Puis il continua ainsi: «On vous dit d'être implacables
ou inflexibles; mais savez-vous ce qu'il y a de plus inflexible au
monde? Ce n'est ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des
politiques, ni la vertu des légistes; c'est la conscience des
chrétiens convaincus. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, il
s'est levé parmi vous une génération d'hommes que vous ne connaissez
pas. Nous ne sommes ni des conspirateurs, ni des complaisants; on ne
nous trouve ni dans les émeutes, ni dans les antichambres; nous sommes
étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vos récriminations, à
toutes vos luttes de cabinet, de partis; nous n'avons été ni à Gand,
ni à Belgrave-Square; nous n'avons été en pèlerinage qu'au tombeau des
apôtres, des pontifes et des martyrs; nous y avons appris, avec le
respect chrétien et légitime des pouvoirs établis, comment on leur
résiste quand ils manquent à leurs devoirs, et comment on leur
survit.» Il termina par ces paroles devenues aussitôt fameuses: «Quoi!
parce que nous sommes de ceux _qu'on confesse_, croit-on que nous nous
relevions des pieds de nos prêtres, tout disposés à tendre les mains
aux menottes d'une légalité anticonstitutionnelle? Ah! qu'on se
détrompe. Au milieu d'un peuple libre, nous ne voulons pas être des
ilotes; nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne
tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat; nous
sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils
de Voltaire[533].» Pendant que ce dialogue enflammé s'échangeait d'une
tribune à l'autre et occupait l'attention publique, quelle pâle figure
faisait le ministère! «Le cabinet s'est abstenu, écrivait alors M. de
Tocqueville; il a laissé arriver les événements, il a laissé les
passions grandir, il s'est tenu coi en face de toutes choses; c'est
son habitude.»

[Note 533: Ces derniers mots furent gravés sur la médaille d'honneur
offerte par les catholiques de Lyon à M. de Montalembert.]


IX

Si désireux qu'il fût de s'effacer, le gouvernement ne pouvait oublier
que la promesse de la liberté d'enseignement, inscrite dans la Charte,
lui imposait une mission à laquelle il ne lui était pas permis de se
dérober indéfiniment. Force lui était de recommencer la tentative,
déjà faite sans succès, en 1836 et en 1841, pour organiser cette
liberté dans l'instruction secondaire. Il se décida donc, le 2 février
1844, à déposer un nouveau projet. Donnait-il cette fois satisfaction
aux catholiques? Tout d'abord, il s'était gardé de répéter la
maladresse commise en 1841, au sujet des petits séminaires; ceux-ci
conservaient leurs privilèges et même recevaient quelques avantages.
Par contre, les conditions du droit commun étaient singulièrement
étroites. Les établissements libres se trouvaient placés sous
l'autorité et la juridiction, non de l'État, juge impartial, mais du
corps universitaire, leur concurrent. On leur imposait des formalités,
des exigences de brevets, de grades, si multipliées et si gênantes
que, dans beaucoup de cas, elles devaient équivaloir à une
interdiction: n'allait-on pas jusqu'à stipuler que tous les
surveillants seraient bacheliers? Le certificat d'études était
maintenu: pour se présenter au baccalauréat, il fallait justifier
qu'on avait fait sa rhétorique et sa philosophie, soit dans sa
famille, soit dans les collèges de l'État, soit dans les institutions
de plein exercice, ce dernier caractère n'étant acquis aux
établissements libres que moyennant des conditions à peu près
impossibles à réaliser. Enfin un article, visant spécialement les
Jésuites, obligeait tous ceux qui voulaient enseigner à affirmer, par
une déclaration écrite et signée, qu'ils «n'appartenaient à aucune
association ou congrégation religieuse»: rien de plus contraire aux
principes que cette interrogation inquisitoriale, obligeant un
citoyen à se frapper par sa propre déclaration; c'était comme la
violation du plus sacré des domiciles, celui de la conscience, et les
catholiques étaient fondés à demander si les auteurs du projet avaient
voulu recueillir, dans le naufrage de l'intolérance anglaise,
l'odieuse formalité du Test. On était donc, cette fois encore, bien
loin du grand acte de gouvernement et de justice qu'il eût été dans
l'intérêt du ministère et dans le goût de M. Guizot d'entreprendre.
Celui-ci cependant avait dit, quelques semaines auparavant, au P. de
Ravignan: «On va s'occuper de la liberté d'enseignement. Il n'y aura
pas de concessions, parce qu'un gouvernement n'en fait pas. Mais, sous
certaines conditions, tous seront admis. Vous ne devez pas être
exclus, pourvu que vous vous conformiez à ce qui sera exigé[534].»
Depuis lors, que s'était-il donc passé? Le ministre des affaires
étrangères avait-il, une fois de plus, laissé carte blanche à son
collègue de l'instruction publique? Divers indices tendent à faire
croire qu'il avait été question un moment de présenter un projet plus
libéral, mais que les partisans de l'Université l'avaient fait
écarter, en exploitant l'émotion produite, à la fin de 1843, par
certaines polémiques épiscopales.

[Note 534: _Vie du P. de Ravignan_, par le P. DE PONTLEVOY, t. I, p.
268.]

Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas disposés à laisser
passer sans résistance un tel projet. Précisément, à cette époque, le
parti catholique en avait fini avec les tâtonnements du début; il
était organisé; il avait arrêté son programme et sa tactique. Ce
furent les chefs du clergé qui donnèrent le signal. De presque tous
les évêchés, partirent des protestations émues, fermes, quelques-unes
presque menaçantes, toutes n'invoquant que la liberté. Jamais on
n'avait vu une manifestation aussi générale et aussi prompte de
l'épiscopat. Si les critiques étaient parfois assez vives, les
conclusions qui s'en dégageaient étaient, après tout, modérées et
raisonnables; on pouvait les résumer ainsi: soustraire les
établissements libres, non à la surveillance de l'État qu'on
acceptait, mais à l'autorité de l'Université; diminuer les exigences
de grades; supprimer le certificat d'études; n'exiger aucune
déclaration relative aux congrégations religieuses, en s'en référant à
la législation existante pour la situation de ces congrégations[535].

[Note 535: Ces protestations ont été réunies dans les deux premiers
volumes des _Actes épiscopaux_.]

Le projet avait été déposé d'abord à la Chambre des pairs. Le rapport,
rédigé au nom de la commission, par le duc de Broglie, fut une oeuvre
considérable, dont les doctrines, les tendances et le ton tranchaient
avec l'exposé des motifs de M. Villemain. Répudiant les sophismes sur
l'État enseignant, il posait tout d'abord, avec une netteté
supérieure, le principe même de la liberté d'enseignement qu'il
déclarait être la conséquence nécessaire de la liberté de conscience.
«Si l'État intervient, disait-il, ce n'est point à titre de souverain;
c'est à titre de protecteur et de guide; il n'intervient qu'à défaut
des familles..., et pour suppléer à l'insuffisance des établissements
particuliers.» N'était-ce pas beaucoup, à cette époque, que de
proclamer cette doctrine, dût-on n'en pas tirer immédiatement toutes
les conséquences? «Le principe de la concurrence, à côté et en face de
l'Université, a été posé par M. de Broglie, écrivait M. Sainte-Beuve;
il est difficile que ce principe, dans de certaines limites, n'arrive
pas à triompher.» Le rapporteur, préoccupé de satisfaire, sur un autre
point, les consciences catholiques, reconnaissait hautement la
nécessité de l'instruction religieuse. «Il ne suffit pas, disait-il,
d'un enseignement vague et général, fondé sur les principes du
christianisme, mais étranger au dogme et à l'histoire de la
religion... Un tel enseignement aurait pour résultat d'ébranler dans
l'esprit de la jeunesse les fondements de la foi, de donner aux
enfants lieu de penser que la religion tout entière se réduit à la
morale. Mieux vaudrait un silence absolu.» Et il ajoutait: «La loi,
telle que nous la proposons, place au premier rang des études
l'instruction morale et religieuse; elle veut que la morale trouve
dans le dogme son autorité, sa vie, sa sanction; elle lui veut pour
appui des pratiques régulières.» Son insistance même trahissait une
certaine méfiance de l'enseignement universitaire, principalement de
l'enseignement philosophique, et, sur ce point, sa parole prenait
presque parfois le caractère d'une admonestation non dissimulée. Sans
doute la commission était loin de faire une application complète des
principes qu'elle avait si bien posés. Il eût fallu pour cela
bouleverser radicalement le projet du gouvernement, ce qui n'était pas
dans les habitudes circonspectes de la pairie. D'ailleurs, si, par
logique comme par sentiment, l'éminent rapporteur était porté vers les
solutions libérales, il paraissait retenu par une double crainte à
laquelle les événements ne devaient pas donner raison: la crainte
d'abord que cette liberté, qui n'avait pas encore été expérimentée,
n'amenât un abaissement et une désorganisation des études: de là,
l'adhésion donnée aux exigences de grades, la crainte ensuite qu'en
heurtant les préjugés existants, on ne provoquât un soulèvement
d'opinion plus nuisible à la religion qu'une loi temporairement
restrictive; de là, l'exclusion des congrégations. Sur ce dernier
point, le rapporteur passait rapidement, avec une gêne visible, ne
présentant cet article que comme une concession momentanée à de
fâcheuses préventions, comme l'application forcée d'une législation
préexistante qu'il ne cherchait guère à justifier et qu'il se gardait
surtout de présenter comme définitive[536]. La réserve et la timidité
regrettables de la commission dans les questions d'application ne
l'empêchaient pas cependant d'apporter au projet des améliorations
notables. Les principales étaient fondées sur cette idée que, pour la
constitution, la surveillance, la discipline des établissements
libres, il n'était pas juste de donner toute l'autorité à
l'Université, mais qu'il convenait de faire intervenir des personnages
plus indépendants et plus impartiaux, appartenant à la magistrature,
aux corps électifs, à la haute administration, au clergé, et
représentant l'État, ou mieux encore la société. Plusieurs
amendements étaient proposés dans cet esprit. La commission
introduisait ainsi dans la législation un principe nouveau, fécond,
essentiel à la liberté d'enseignement, et qui devait se retrouver dans
les innovations les plus importantes de la loi de 1850. Les partisans
du monopole se montrèrent fort mécontents du rapport. «Cousin est
furieux, écrivait le duc de Broglie à son fils, le 19 avril 1844; il
dit que l'Université est trahie, vendue, livrée à ses ennemis[537].»
Quant aux catholiques, dans l'excitation de la lutte, ils étaient
naturellement plus frappés de ce que l'on continuait à leur refuser
que de ce qu'on commençait à leur accorder; néanmoins l'évêque de
Langres et surtout l'abbé Dupanloup adressèrent alors à M. le duc de
Broglie des lettres publiques où, tout en combattant sur plusieurs
points ses conclusions, ils rendaient, sur d'autres, hommage à
l'oeuvre de la commission et surtout au langage du rapporteur.

[Note 536: Dans son beau livre des _Vues sur le gouvernement de la
France_, le duc de Broglie a exprimé sur ces questions son opinion
dernière: il s'y prononce pour la liberté la plus large.]

[Note 537: _Documents inédits._]

Le débat s'ouvrit, à la Chambre des pairs, le 22 avril 1844, et se
prolongea jusqu'au 24 mai, avec une gravité, un éclat qui en font l'un
des épisodes parlementaires les plus remarquables de la monarchie de
Juillet. La cause du monopole universitaire fut prise en main par M.
Cousin, qui se prononça hautement contre toute liberté d'enseignement.
Au grand étonnement de ceux qui se rappelaient son renom d'éloquence,
l'ancien professeur n'avait guère réussi jusqu'alors, comme orateur
parlementaire; cette fois, une passion profonde et le besoin de
défendre sa propre situation le rendirent vraiment éloquent: ce furent
ses grands jours de tribune. À tout propos, il parlait deux ou trois
heures de suite, vraiment infatigable et intarissable, tantôt
ironique, tantôt véhément, ou bien encore se posant en victime et,
comme l'écrivait un spectateur, «faisant paraître l'Université devant
la Chambre, en robe presque de suppliante ou d'accusée[538]». Malgré
tout, sa parole eut plus de retentissement qu'elle n'exerça d'action.
Les pairs demeuraient froids ou même étaient tentés de sourire à ses
adjurations les plus solennelles, à ses plus pathétiques lamentations;
la préoccupation trop visiblement personnelle de l'orateur les mettait
en défiance; dans ses effets tragiques, ils étaient choqués d'une
sorte d'exagération factice, et devinaient le comédien qui se
trahissait jusque par l'accent, le geste, la mimique du visage. Sans
doute ce comédien existait déjà chez M. Cousin, lors de ses grands
succès de Sorbonne; mais alors, dans la jeunesse de tous, jeunesse du
professeur, jeunesse de l'auditoire, jeunesse du siècle lui-même,
l'admiration n'y avait pas regardé de si près; et puis, quand il ne
s'agissait de rien moins que de renouveler l'esprit humain, était-il
étonnant d'avoir des allures de prophète et d'hiérophante? Rien de
pareil, en 1844, quand M. Cousin, ayant dépassé la cinquantaine et
devenu un haut fonctionnaire, défendait son gouvernement philosophique
devant des vieillards trop froids, trop sceptiques, trop expérimentés,
pour être dupes de certains procédés.

[Note 538: L'expression est de M. Sainte-Beuve, qui disait aussi: «M.
Cousin a l'air véritablement, depuis toute cette discussion, d'être
condamné à la ciguë, et il varie l'_Apologie de Socrate_ sur tous les
tons.» (_Chroniques parisiennes_, p. 203 et 214.)]

À l'autre extrémité de la lice, était M. de Montalembert, assisté des
rares champions de la liberté d'enseignement. Parmi ces derniers, il
en était qu'on ne se fût pas attendu à voir là, entre autres le
premier président Séguier, principal auteur de l'arrêt de 1826 contre
les Jésuites, et le comte Arthur Beugnot, que ni ses antécédents ni
ses relations n'avaient paru préparer à devenir un champion du clergé.
Le jeune fondateur du parti catholique était dans la fleur de son
talent, dans l'ardeur de ses généreuses convictions. Bien qu'il fût
loin d'obtenir pour toutes ses idées l'adhésion de l'auditoire, il se
faisait écouter avec une surprise attentive et sympathique. Sa parole
hardiment accusatrice, prompte à porter les défis, avait un accent de
confiance dans l'avenir que faisait encore ressortir l'attitude
souvent gémissante de M. Cousin. Avec le philosophe, on eût cru
entendre les adieux attristés d'une cause naguère triomphante, qui
sentait approcher l'heure de la défaite; avec le catholique, c'était
le fier salut d'une cause hier méconnue, mais assurée de vaincre
demain.

Entre ces deux petits groupes extrêmes, flottait la masse de
l'assemblée, disposée à les taxer l'un et l'autre d'exagération et
résolue à leur imposer une transaction plus ou moins hétérogène;
habituée à soutenir l'Université, mais agacée par ses prétentions,
effarouchée par ses doctrines et surtout par ses défenseurs;
bienveillante pour le catholicisme, par convenance politique plus que
par foi religieuse, mais inquiète, dans sa sagesse timide, de ce que
la thèse de la liberté d'enseignement avait de jeune, d'audacieux,
d'inconnu; en ce qui touche les Jésuites, dégagée peut-être des
passions, non des préjugés de son temps; portée, suivant l'expression
de M. Beugnot, «à prendre un principe à droite, un principe à gauche,
à les rapprocher malgré eux, et à faire ainsi adopter un projet qui ne
fût ni complètement bon, ni tout à fait mauvais». Ce fut la commission
qui exerça le plus d'influence sur cette masse flottante; elle eut
pour principaux interprètes deux orateurs, l'un de grande autorité, le
duc de Broglie, l'autre de rare habileté, M. Rossi. Le ministère, au
contraire, ne sut pas prendre dans le débat le rôle directeur qui eût
dû lui appartenir. M. Villemain, au lieu de se porter médiateur entre
les deux opinions extrêmes, fut uniquement préoccupé de ne pas se
laisser dépasser par M. Cousin en zèle universitaire; dans ses
discours, beaucoup d'épigrammes aigres-douces à l'adresse de son
rival, mais pas une vue d'homme d'État; son talent de parole lui-même
était voilé; l'orateur sentait son insuccès et en souffrait beaucoup.
D'ailleurs, comme pour diminuer encore l'action du cabinet, l'attitude
du ministre de l'instruction publique se trouvait souvent contredite
par celle du ministre des cultes, M. Martin du Nord, qui saisissait
toutes les occasions de se poser presque en avocat et en protecteur du
clergé. Quant à M. Guizot, qui, dans une discussion si importante, ne
pouvait persister à se tenir à l'écart, sa parole, d'ordinaire si
ferme, ne laissa pas que de paraître un peu embarrassée. Il sentait
visiblement la faiblesse de la cause qu'il soutenait par nécessité
parlementaire et la grandeur de celle qu'il combattait à regret.
Aussi, évitant autant que possible de parler de la loi elle-même, il
s'échappait à côté ou planait au-dessus. Comme pour s'excuser et se
consoler des mesures restrictives qu'il se croyait obligé d'imposer au
clergé, il faisait de la religion l'un des plus magnifiques éloges qui
eussent été prononcés à la tribune française, rendait hommage à la
sincérité et à la légitimité de l'opposition catholique, avertissait
la société nouvelle qu'elle devait s'accoutumer à l'influence de
l'Église, laissait voir que, dans sa pensée, la loi proposée n'était
pas une solution définitive, et faisait espérer, pour l'avenir, la
pleine liberté qu'il repoussait à contre-coeur dans le présent.

Les universitaires furent les premiers auxquels la Chambre des pairs
infligea un échec. Voulant apporter une conclusion pratique aux
défiances manifestées dans le rapport, M. de Ségur-Lamoignon avait
proposé de restreindre le cours de philosophie. M. Cousin,
personnellement visé, se défendit avec vivacité. On vit alors, non sans
surprise ni sans émotion, M. de Montalivet appuyer la proposition: la
situation de l'orateur auprès du Roi était telle, que chacun devina dans
sa démarche la pensée du «château». L'intendant de la liste civile
soutint qu'il convenait de donner à la fois un avertissement à certaines
témérités de l'enseignement universitaire et une satisfaction aux griefs
du clergé; il protesta, avec une grande énergie, contre cette
philosophie officielle qu'on prétendait rendre indifférente à toutes les
religions, par respect pour la liberté des cultes. L'effet fut
considérable. Dès le lendemain, le _Constitutionnel_ raillait avec
amertume les conversions opérées par la parole du «favori» et dénonçait
le «gouvernement occulte». Au nom de la commission, le rapporteur
proposa un amendement inspiré par le même esprit, mais autrement
libellé: il ne laissait plus au seul conseil royal de l'Université,
c'est-à-dire à M. Cousin en ce qui concernait la philosophie, le droit
d'arrêter le programme du baccalauréat, mais soumettait ce programme au
conseil d'État. C'était l'application de ce que le duc de Broglie
appelait «le principe de la loi»: principe en vertu duquel l'autorité
sur l'enseignement libre devait appartenir à un pouvoir impartial,
représentant l'État, ou mieux la société entière. L'amendement se
trouvait atteindre M. Villemain, qui, intimidé par les universitaires,
n'avait pu se décider à donner les satisfactions demandées par la
commission sur la question des programmes. Toutefois, les sentiments du
ministre à l'égard de M. Cousin lui apportaient quelque consolation dans
cette mésaventure: il était, écrivait-on alors, «partagé entre la
douleur de voir sa loi modifiée, l'Université un peu réduite, et le
plaisir de voir la philosophie de son rival recevoir une chiquenaude».
Aussi combattit-il mollement l'amendement, exprimant son regret qu'on
voulût donner ce soufflet à la philosophie, mais indiquant que, si l'on
tenait à le faire, il se résignait à présenter la joue de M. Cousin.
Seul, celui-ci, stupéfait et désolé de l'abandon où il était réduit, se
débattit avec une énergie désespérée, violent d'abord, suppliant
ensuite, et humiliant l'orgueil de cette philosophie, naguère si
hautaine, jusqu'à l'abriter derrière des noms catholiques. Rien n'y fit.
L'amendement fut voté à une grande majorité. L'opinion considéra avec
raison cet incident comme une leçon à l'adresse de M. Cousin, un échec
pour l'Université, une marque solennelle de défiance à l'égard de ses
doctrines, la négation de la prétention qu'elle avait d'être l'État et
de dominer à ce titre les établissements particuliers[539]. «Le coup
moral est porté», écrivait alors M. Sainte-Beuve, et l'_Univers_ était
fondé à dire: «N'est-ce pas la justification de toutes les réclamations
de l'épiscopat et de toute notre polémique?» On avait voulu, en effet,
comme le disaient M. de Montalivet et le duc de Broglie, tenir compte,
dans une certaine mesure, des réclamations des évêques; mais n'était-il
pas surprenant qu'on eût mieux aimé donner raison à leurs griefs
religieux que satisfaction à leurs revendications libérales, qu'on eût
trouvé plus facile de faire quelque chose contre l'Université que pour
la liberté? Certaines personnes crurent deviner dans un tel choix
l'action personnelle du Roi.

[Note 539: Le duc de Broglie écrivait, le 11 mai 1844, à son fils, au
sujet de ce débat: «J'avais prévenu plus d'une fois Cousin qu'il se
tînt très tranquille, sous peine de voir passer un amendement dirigé
spécialement contre lui; il n'a tenu compte de mon avertissement; il a
bien fallu alors lui administrer une correction sévère; je l'ai fait,
en substituant à un amendement saugrenu qui n'avait de sens que d'être
dirigé contre Cousin, un amendement général qui affranchit le ministre
et le conseil royal de l'instruction publique de la petite tyrannie de
chaque membre de ce conseil, lequel se regarde comme souverain dans sa
sphère et ne prend la peine de communiquer ce qu'il fait à ses
collègues que pour la forme. En faisant du programme du baccalauréat
ès lettres une affaire de gouvernement, ce qui est l'exacte vérité,
nous avons mis ordre à tout envahissement de l'esprit de coterie dans
l'instruction publique. Il avait fallu assister à la discussion, pour
voir apparaître au grand jour le fond des choses et pour bien
reconnaître qu'il y a, en ce moment, en France, un petit pape de la
philosophie, avec un petit clergé philosophique, qui prétend disposer
de l'enseignement philosophique sans que personne y regarde, et qu'on
ne puisse devenir avocat, médecin, pharmacien, fonctionnaire public,
professeur ou autre chose sans avoir souscrit le formulaire de la
raison impersonnelle. J'ai fait passer l'amendement aux neuf dixièmes
des voix.» (_Documents inédits._)]

Ce vote émis, la haute assemblée se jugea quitte envers les
catholiques. MM. Beugnot, de Barthélemy, Séguier et de Gabriac avaient
présenté un contre-projet dont les principales dispositions étaient:
le droit d'enseigner pour tout bachelier muni d'un certificat de
moralité; la suppression du certificat d'études; des jurys d'examen
composés mi-partie de professeurs de faculté, mi-partie de notables; à
côté du conseil royal de l'Université, l'institution d'un conseil
supérieur pour l'enseignement libre, composé de magistrats, de membres
de l'Institut, de chefs d'institution et de l'archevêque de Paris.
Tous les articles de ce contre-projet furent rejetés. La majorité se
borna à accepter les améliorations réelles, quoique insuffisantes, par
lesquelles la commission, appliquant «le principe de la loi»,
substituait ou associait d'autres autorités à l'Université, lorsqu'il
s'agissait de l'enseignement libre. Quant à l'article excluant les
membres des congrégations, elle l'adopta, mais tristement, d'un air un
peu honteux, et sans prétendre faire ainsi une oeuvre durable. Au vote
sur l'ensemble de la loi, 85 voix se prononcèrent pour, 51 contre.
C'était une très forte minorité pour la Chambre des pairs: un projet
qui, dès le début, rencontrait tant d'adversaires sur un tel terrain,
n'avait guère chance de réussir. Le rapporteur, M. de Broglie, était
le premier à s'en rendre compte. «C'est une loi qui ne se fera pas»,
écrivait-il à son fils[540].

[Note 540: Lettre du 1er juin 1844. (_Documents inédits._)]

La discussion qui venait d'avoir lieu n'en était pas moins un fait
considérable et plein de promesses. N'était-ce pas beaucoup que
d'avoir vu le public oublier presque les luttes de portefeuille ou les
spéculations de chemins de fer, pour s'intéresser à ces questions
d'enseignement? Et de quel ton elles avaient été discutées! «Jamais,
écrivait l'abbé Dupanloup, la grande et sainte Église catholique,
l'épiscopat français, l'autorité pontificale, les congrégations, les
Jésuites eux-mêmes n'ont été traités avec plus de gravité et de
convenance.» Ajoutons que ce long débat avait servi à l'éducation du
public; il lui avait révélé les diverses faces d'un problème pour lui
tout nouveau, et la lumière ainsi faite profitait à la bonne cause.
Aussi, du côté des catholiques, les coeurs étaient-ils à l'espérance.
On y avait conscience que la petite armée, de formation si récente,
venait de déployer et de planter noblement son drapeau. La direction
était prise, l'élan donné, et chacun sentait que la victoire
définitive n'était plus qu'une question de temps. «Il est très
certain, écrivait M. Sainte-Beuve, qu'on ne conclura pas cette année;
mais les idées germeront.» Et un autre spectateur, M. de Viel-Castel,
ajoutait: «Cette cause gagne et gagnera chaque jour du terrain. Ce qui
suffisait il y a trois ans ne suffira plus aujourd'hui; ce qui
suffirait aujourd'hui ne suffira plus dans trois ans.»


X

Battus au Luxembourg, les universitaires cherchèrent une revanche au
Palais-Bourbon. «Ils ont réussi, écrivait alors le duc de Broglie, à
ameuter contre nous la Chambre des députés presque tout
entière[541].» Ce fut ainsi, «sous le vent d'une réaction violente
contre le clergé[542]», que fut nommée la commission chargée
d'examiner le projet voté par l'autre assemblée. M. Thiers était parmi
les élus, et se montrait l'un des plus zélés pour l'Université. D'où
venait cette attitude, nouvelle chez lui? Il n'avait en ces matières
aucune passion personnelle; fort étranger jusqu'à présent aux
controverses de la liberté d'enseignement, il avait semblé d'abord n'y
voir, lui aussi, qu'une «querelle de cuistres et de bedeaux». Mais
l'émotion qui s'empara de la Chambre des députés à la suite de la
discussion de la Chambre des pairs, les préventions hostiles au clergé
qui s'y manifestèrent jusque dans les rangs des conservateurs, lui
parurent fournir l'occasion d'une manoeuvre d'opposition; en se
faisant l'interprète de ces préventions, il entrevit la chance
d'embarrasser le cabinet, peut-être de lui infliger un échec: il ne se
plaça pas à un autre point de vue. Quant au mécontentement qu'en
ressentiraient les catholiques, il ne s'en inquiétait pas: il n'avait
pas encore reconnu dans la religion la puissance sociale dont il
devait, après 1848, implorer le secours contre l'anarchie menaçante;
la force à ménager lui paraissait ailleurs, du côté de la révolution;
comme Louis-Philippe lui disait, à cette époque, qu'il fallait faire
quelque concession au clergé, «que c'était encore quelque chose de
très fort qu'un prêtre»: «Sire, répondit M. Thiers, il y a quelque
chose de plus fort que le prêtre, je vous assure, c'est le
jacobin[543].»

[Note 541: _Ibid._]

[Note 542: Lettre du 1er juin 1844. (_Documents inédits._)]

[Note 543: _Chroniques parisiennes_ de M. SAINTE-BEUVE, p. 228.]

Une fois dans la commission, M. Thiers se fit nommer rapporteur. Peu
de semaines lui suffirent pour improviser sa petite enquête en causant
avec quelques professeurs, et il fut aussitôt en mesure d'écrire un
volumineux rapport, du reste assez superficiel. Son intention avait
été de faire la contre-partie du rapport présenté à la Chambre des
pairs. Le duc de Broglie avait proclamé les théories les plus
libérales sur les droits respectifs de la famille et de l'État, et
c'était visiblement à regret qu'il n'avait pas immédiatement tiré
toutes les conséquences de ces théories. M. Thiers revendiquait au
contraire, avec insistance, pour la puissance publique, le droit de
former l'esprit de l'enfant; il ne dissimulait pas ses préférences
pour le système en vertu duquel «la jeunesse serait jetée dans un
moule et frappée à l'effigie de l'État»; il n'y renonçait que par
l'obligation où il était «de se tenir dans la vérité de son temps et
de son pays»; au moins, pour s'en rapprocher, cherchait-il à
restreindre et à entraver, autant que possible, la liberté qu'il
n'osait entièrement refuser. Aux méfiances témoignées par la Chambre
des pairs sur l'enseignement philosophique, il opposait une apologie
sans réserve de l'éducation intellectuelle, morale et même religieuse
des collèges. Le duc de Broglie s'était appliqué à soustraire en
partie les établissements libres à la domination de l'Université; M.
Thiers déclarait que ces établissements devaient être «compris dans la
grande institution de l'Université» qui avait mission de «les
surveiller, contenir et ramener sans cesse à l'unité nationale». Il
prétendait tout subordonner, dans l'éducation publique, à la
préoccupation de conserver «l'esprit national» qui, selon lui, n'était
autre que «l'esprit de la révolution»; l'Université lui paraissait
seule propre à cette oeuvre, et l'enseignement ecclésiastique lui
inspirait une défiance qu'il ne dissimulait pas. Sans doute, il
parlait du clergé avec politesse, trompant ainsi l'attente des
sectaires qui s'étaient flattés de le voir se confondre dans leurs
rangs; mais, derrière ces ménagements de forme, la malveillance et la
menace étaient visibles. C'était, en tous points, le contraire des
idées que M. Thiers devait, quelques années plus tard, faire prévaloir
dans la loi de 1850.

Déposé et lu à la Chambre le 13 juillet 1844, ce rapport fit un moment
quelque bruit; les journaux de gauche et de centre gauche le portèrent
aux nues; des universitaires vinrent en députation remercier leur
avocat. Puis le silence se fit assez vite. Plusieurs causes y
contribuèrent: la clôture de la session qui suivit de près; les
préoccupations soulevées dans le public par la guerre du Maroc et par
les complications un moment menaçantes de l'affaire Pritchard; la
réserve des évêques qui, bien que fort prompts alors à prendre la
parole, ne jugèrent pas nécessaire de réfuter M. Thiers. Il semblait
du reste qu'il y eût, vers la seconde moitié de 1844, un moment de
halte dans l'armée catholique; prélats et laïques avaient pris
position avec éclat, et dit très haut ce qu'ils avaient à dire; ils
comprenaient qu'un résultat immédiat n'était pas possible, et qu'il
fallait laisser mûrir les idées nouvelles. Le gouvernement se
félicitait naturellement de cette sorte d'accalmie, et, de son côté,
il témoignait, par quelques-uns de ses actes, un certain désir de se
rapprocher des catholiques; telle fut notamment l'interprétation
donnée au changement qui se fit alors à la tête du ministère de
l'instruction publique.

Dans les derniers jours de décembre 1844, une nouvelle sinistre
s'était répandue dans Paris: M. Villemain, fléchissant sous le poids
des chagrins de famille et des déboires politiques, avait eu un
violent accès de folie. Quelques instants auparavant, il avait fait
appeler ses jeunes enfants dont il s'occupait beaucoup depuis qu'il
avait dû placer leur mère dans une maison de santé, et on l'avait
entendu murmurer: «Pauvres enfants! le père et la mère!» Son mal
s'était manifesté surtout par deux idées fixes: la crainte qu'on ne le
soupçonnât d'avoir fait enfermer sa femme arbitrairement; la croyance
qu'il était persécuté par les Jésuites[544]. La consternation fut
générale. «On est tenté d'en vouloir à la politique, écrivait alors M.
Sainte-Beuve, d'avoir ainsi détourné de sa voie, abreuvé et noyé dans
ses amertumes une nature si fine, si délicate, si faite pour goûter
elle-même les pures jouissances qu'elle prodiguait.» Quant au
_Constitutionnel_, il montrait tout simplement dans cette maladie une
trame des Jésuites. Ce fut pour M. Guizot l'occasion d'un acte
significatif: il ne se contenta pas de désigner un intérimaire; avec
une promptitude que M. Villemain devait, une fois rétabli, lui
reprocher non sans aigreur, il remplaça définitivement le ministre
dont il avait eu tant de fois à subir et à regretter le zèle
universitaire. Son choix se porta sur M. de Salvandy, l'un des hommes
politiques du régime de Juillet qui montraient le plus de
bienveillance pour les personnes et les idées du monde religieux,
étranger à l'Université, membre de la minorité dans la commission qui
avait nommé naguère M. Thiers rapporteur de la loi d'instruction
secondaire; nature un peu vaine et pompeuse, mais généreuse et
sincère, manquant parfois de tact et de mesure, non d'esprit ni de
coeur. Nul, parmi les catholiques, ne pouvait douter des bonnes
intentions du nouveau ministre; la seule question était de savoir s'il
aurait l'habileté et la force de les réaliser. L'un de ses premiers
actes fut d'écrire à l'administrateur du Collège de France des
remontrances sévères, mais impuissantes, au sujet des cours de MM.
Quinet et Michelet, dont les «désordres», disait-il, «étonnaient et
blessaient le sentiment public».

[Note 544: Depuis quelque temps, M. Villemain était, sur ce sujet, en
proie à de véritables hallucinations. Il s'imaginait toujours voir
auprès de lui des Jésuites, le guettant et le menaçant. Un jour, il
sortait, avec un de ses amis, de la Chambre des pairs où il avait
prononcé un brillant discours, et causait très librement, quand, arrivé
sur la place de la Concorde, il s'arrête effrayé.--«Qu'avez-vous?» lui
demande son ami, médecin fort distingué.--«Comment! vous ne voyez
pas?»--«Non.»--Montrant alors un tas de pavés: «Tenez, il y a là des
Jésuites; allons-nous-en.» M. Sainte-Beuve a raconté, à ce propos,
l'anecdote suivante: «Un jour que Villemain avait été repris de ses
lubies et de ses papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le
vieux Lurat, un de ces rapports annuels qu'il fait si bien. Il se
promenait à grands pas, dictait à Lurat une phrase; puis, s'arrêtant
tout à coup, il regardait au plafond et s'écriait: _À l'homme noir! Au
Jésuite!_ Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait une autre
phrase qu'il interrompait de même par une apostrophe folâtre, et le
rapport se trouva ainsi fait, aussi bien qu'à l'ordinaire. Des deux
écheveaux de la pensée, l'un était sain, l'autre était en lambeaux.
Quelle leçon d'humilité! Ô vanité du talent littéraire!» (_Cahiers de
Sainte-Beuve_, p. 30.)]

M. Villemain éloigné, personne parmi les ministres ne s'intéressait
plus au sort de sa loi sur l'instruction secondaire et n'était pressé
de la mener à fin. Louis-Philippe l'était moins encore que ses
ministres; déjà, au lendemain de la discussion de la Chambre des
pairs, il eût été disposé à en rester là, sans porter le projet à la
Chambre des députés. «Le Roi est décidément contre la loi, écrivait
alors le duc de Broglie; il la trouve trop libérale et trop
défavorable au clergé[545].» Les catholiques ne pouvaient regretter
l'abandon d'un projet qui les blessait par beaucoup de côtés. Mais ne
fallait-il pas s'attendre que l'opposition fît obstacle à cette
tactique d'ajournement, et que l'auteur du rapport notamment s'agitât
pour le faire discuter? Il n'en fut rien. Le mobile esprit de M.
Thiers se portait alors d'un autre côté: il avait cru découvrir dans
l'affaire Pritchard une arme plus efficace contre le ministère.
Personne ne se trouva donc, dans la session de 1845, pour demander la
mise à l'ordre du jour de ce projet. Comme on disait en style de
couloirs, c'était une affaire «enterrée».

[Note 545: _Documents inédits._--Le 30 septembre 1844, causant avec
Mgr Mathieu que lui avait amené l'amiral de Mackau, Louis-Philippe
laissait voir clairement sa volonté de «laisser tomber dans l'eau» le
projet de loi. (_Vie du cardinal Mathieu_, par Mgr BESSON, t. I, p.
329.)]


XI

L'accalmie qui s'était produite chez les catholiques à la suite de la
session de 1844 dura peu. Comment en effet pouvaient-ils désarmer,
alors que non seulement on ne donnait pas satisfaction à leurs griefs,
mais qu'ils étaient attaqués chaque jour plus violemment dans la
presse ou au Collège de France? Dès le mois de janvier 1845, dans la
discussion de l'adresse de la Chambre des pairs, le ministre des
cultes eut à essuyer de nouveau le feu de M. de Montalembert. Peu
après, il se trouvait, une fois de plus, aux prises avec tout
l'épiscopat. Ce fut à propos d'un mandement, en date du 4 février
1845, dans lequel le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, avait
condamné solennellement, «comme contenant des doctrines fausses et
hérétiques, propres à ruiner les véritables libertés de l'Église», le
_Manuel du droit public ecclésiastique_, récemment réédité par M.
Dupin. Ce livre, publié pour la première fois sous la Restauration,
était la collection des textes dans lesquels, depuis Pithou jusqu'à
Napoléon Ier, s'était formulé le gallicanisme des légistes, répudié
de tout temps par le clergé, même le moins ultramontain; compilation
terne, lourde et fastidieuse, recouverte en quelque sorte d'une
poussière d'ancien régime et imprégnée d'une odeur de basoche. La
démarche du cardinal pouvait être diversement appréciée; pendant que
les ardents y applaudissaient, d'autres, parmi lesquels l'archevêque
de Paris, se demandaient si, pour atteindre un livre vieux de
plusieurs années et dont la réédition n'avait eu aucun succès, c'était
la peine de faire un acte aussi insolite, et que la situation de
l'auteur condamné devait rendre aussi retentissant. Le gouvernement,
ému des criailleries de M. Dupin, déféra le mandement au conseil
d'État, qui déclara, le 9 mars, qu'il y avait abus. Les ministres ne
tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils venaient de faire une maladresse.
M. Beugnot eut beau jeu à dénoncer, devant la Chambre des pairs, la
bizarre contradiction de cet État qui tenait à se proclamer «laïque»
et qui voulait en même temps faire le «théologien». Dès le 11 mars, le
cardinal de Bonald écrivit au garde des sceaux une lettre publique,
plus railleuse et dédaigneuse encore qu'irritée, où, après avoir
malmené le corps politique et laïque qui prétendait lui «enseigner la
religion», il déclarait ne reconnaître qu'au Pape le droit de juger
son jugement. «Jusque-là, ajoutait-il, un appel comme d'abus ne peut
pas même effleurer mon âme... J'ai pour moi la religion et la Charte:
je dois me consoler. Et quand, sur des points de doctrine catholique,
le conseil d'État _a parlé, la cause n'est pas finie_.» C'était l'un
des caractères de cette lutte, que le gouvernement ne pouvait toucher
un évêque, sans que tous les autres prissent fait et cause pour lui;
on revit ce qui s'était déjà vu à propos de la réprimande adressée par
M. Martin du Nord à l'archevêque de Paris et à ses suffragants: en
quelques jours, plus de soixante évêques déclarèrent adhérer aux
doctrines proclamées par le cardinal de Bonald et blâmées par le
conseil d'État. Bientôt aussi, les journaux religieux purent annoncer
que, le 5 avril, la congrégation de l'Index avait condamné le
_Manuel_. Pour l'amour de la théologie de M. Dupin, le gouvernement
s'était donc mis en conflit avec l'Église tout entière, et il n'avait
même pas pour soi l'opinion des indifférents et des frivoles. Cette
fois, en effet, la cause religieuse avait, ce qui ne lui arrive pas
toujours, les rieurs de son côté. Dans deux de ses pamphlets les plus
vivement enlevés, _Oui et non_ et _Feu, feu_, Timon s'était chargé, à
la grande surprise et au grand déplaisir de ses amis politiques, de
montrer à la partie du public qui ne lisait pas les mandements, où
étaient non seulement la justice et la liberté, mais le bon sens. Son
succès fut considérable; on en put juger au chiffre des éditions qui
s'éleva, en un an, à près de vingt. La gauche, déconcertée et
furieuse, essaya vainement d'écraser sous une espèce de charivari de
presse l'écrivain que naguère elle applaudissait si fort quand il
faisait une vilaine besogne[546]. Ce tapage ne profita pas à la cause
des appels comme d'abus. En tout cas, c'était une singulière façon de
réaliser le rêve de silence caressé par M. Martin du Nord; aussi
n'est-on pas étonné d'entendre alors celui-ci déclarer, à la tribune,
que «c'était une des époques les plus pénibles de sa vie». Le
gouvernement eut au moins la sagesse de comprendre qu'il s'était
engagé dans une sotte campagne, et de ne s'y pas obstiner: bravé,
raillé, il se tint coi, avec une prudence tardive, mais méritoire. «Le
mandement est et demeure supprimé», disait solennellement
l'ordonnance. Singulière «suppression» dont le seul résultat fut
d'augmenter la publicité du document. Le «comité pour la défense de la
liberté religieuse» n'en fit pas moins réimprimer le mandement, y
joignit toutes les lettres d'adhésion des évêques, et répandit ce
volume par toute la France. S'il y avait quelque chose de «supprimé»,
c'était l'appel comme d'abus, surtout en matière doctrinale. Le
gouvernement de Juillet le comprit: de 1845 à 1848, il ne devait plus
recourir à ce moyen de répression.

[Note 546: On publia contre Timon: _Feu Timon_, _Saint Cormenin_, _le
R. P. Timon_, _Feu contre feu_, _Eau sur feu_, etc.]

Se sentant sur un mauvais terrain dans l'affaire du _Manuel_, les
adversaires des catholiques recoururent à leur tactique habituelle;
ils se mirent à crier plus fort que jamais: Au Jésuite! Depuis quelque
temps, le journal de M. Thiers, le _Constitutionnel_, publiait, sous
la forme alors nouvelle et fort en vogue du roman feuilleton, le _Juif
errant_ de M. Eugène Sue. Toutes les infamies débitées depuis deux ou
trois ans contre les Jésuites, le romancier les mettait en action, les
faisait vivre, les incarnait dans des personnages tels que nous en
rencontrons tous les jours, et les jetait ainsi aux passions de la
foule: forme particulièrement meurtrière et irréfutable de la
calomnie. La Compagnie de Jésus était représentée dominant le monde
par les moyens les plus vils et les plus criminels, fomentant et
exploitant la luxure, organisant le vol et l'assassinat, ayant pour
agents les «étrangleurs» de l'Inde, le tout assaisonné d'excitations
socialistes et imprégné d'une sensualité malsaine. Cela pénétrait
partout, dans les salons, les ateliers, les cabarets. Le peu
scrupuleux _imprésario_ du _Constitutionnel_, M. Véron, calculait avec
satisfaction les 15 à 20,000 abonnés que lui rapportaient les 100,000
francs payés à l'auteur. Quant à M. Sue, il se vantait à bon droit de
n'avoir pas fait une oeuvre moins moralisatrice que MM. Libri, Génin,
Quinet et Michelet; il leur faisait l'honneur de les saluer comme ses
inspirateurs, et affirmait avoir été «déterminé» par leurs «hardis et
consciencieux travaux» sur les «funestes théories de la Compagnie de
Jésus», à «apporter aussi sa pierre à la digue puissante élevée contre
un flot impur et toujours menaçant». Les défenseurs de l'Université se
gardaient de répudier ce concours. Le _Journal des Débats_ lui-même
déclarait que ce roman «appartenait, par le sujet et l'intention, à la
croisade antijésuitique», et il ajoutait: «Laissons toute liberté au
pinceau de M. Eugène Sue.»

Quel moyen, du reste, n'était bon, du moment où il s'agissait de
combattre ces religieux? Tout servait de prétexte: témoin le procès
Affnaer. Cet Affnaer était un fripon vulgaire qui, employé à
l'économat des Jésuites, leur avait escroqué 200,000 francs. Dénoncé
et arrêté, il tâcha d'exploiter en sa faveur les passions régnantes
et se mit à calomnier ceux qu'il venait de voler. La presse accueillit
ce concours déshonorant et, sur la foi du misérable, prétendit
dévoiler les mystères de la fortune et de l'organisation intérieure de
la compagnie. Cette fantasmagorie dut s'évanouir au plein jour des
débats publics. Mais la condamnation, prononcée le 9 avril 1845, n'en
fut pas moins l'occasion d'un redoublement d'attaques: s'être laissé
escroquer et surtout s'être plaint, c'était, disait-on, braver
insolemment une législation qui ne permettait aux Jésuites ni de
posséder ni même d'exister. Un cri s'éleva, demandant qu'il fût mis un
terme à ce scandale. Quelques jours après le jugement, à propos d'une
pétition des catholiques marseillais contre les cours de MM. Quinet et
Michelet, M. Cousin déclara, à la Chambre des pairs, que le vrai
désordre n'était pas ce qui se passait au Collège de France, mais
l'existence des Jésuites en violation des lois: il demanda l'exécution
de ces lois; puis, après avoir accompli un tel acte de courage, il
s'écria d'un ton tragique qui fit sourire l'assemblée: «Je n'hésite
pas à me déclarer l'adversaire de cette corporation: il m'en arrivera
ce qui pourra!» M. Martin du Nord se borna à répondre vaguement qu'il
y avait bien d'autres associations non autorisées, qu'il convenait
d'apprécier les faits et de ne pas céder à des impatiences
irréfléchies. La Chambre haute, peu disposée à suivre le véhément
philosophe, se contenta de cette défaite. Mais ce n'était qu'une
escarmouche préliminaire: une plus grosse bataille se préparait dans
l'autre Chambre.


XII

L'opposition n'avait pas retiré de l'affaire Pritchard les avantages
espérés; le ministère, un moment ébranlé au début de la session de
1845, s'était encore une fois raffermi. Ce fut sous l'impression de ce
désappointement et par besoin de chercher un autre terrain d'attaque,
que les adversaires de M. Guizot se trouvèrent ramenés à ces questions
religieuses où ils avaient déjà fait une première excursion, à la fin
de la session précédente, lors du rapport de M. Thiers. De ce rapport,
il n'était plus parlé, et personne ne songea à en demander la
discussion. Le bruit grandissant qui se faisait autour des Jésuites
parut une indication du point où l'on pouvait utilement porter
l'effort. Dans une conférence à laquelle prirent part MM. Thiers,
Odilon Barrot, Dupin, de Rémusat, de Beaumont, de Malleville,
Billault, Duvergier de Hauranne et quelques autres, il fut décidé
d'interpeller le gouvernement sur la situation de la Compagnie de
Jésus. Toutefois, quand il s'agit de décider qui porterait la parole,
chacun, trouvant au fond la besogne peu glorieuse, invoqua quelque
raison pour s'en dispenser: peu s'en fallut que l'affaire ne tombât à
l'eau, faute d'interpellateur. M. Thiers alors se proposa: il n'est
pas besoin de dire que son offre fut acceptée avec enthousiasme[547].
Ce n'était pas sans hésitation et sans répugnance qu'il s'engageait
dans cette voie. Les Jésuites en eux-mêmes lui étaient absolument
indifférents. «Je ne pense pas d'eux tout le mal qu'on en dit,
déclarait-il, en 1844, dans un des bureaux de la Chambre; il y a
là-dessus beaucoup d'exagération.» Et, dans son rapport, il avait
affirmé «n'être pas animé, à l'égard de ces religieux, d'un petit
esprit de calomnie et de persécution». Au pouvoir, il leur avait été
plutôt bienveillant. Mais, en sommant le ministère d'agir contre eux,
il croyait le placer dans l'alternative embarrassante et périlleuse,
soit de se poser en protecteur des Jésuites devant l'opinion ameutée,
soit de commencer une persécution moralement et peut-être
juridiquement impraticable. C'était assez pour triompher de ses
scrupules.

[Note 547: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]

M. Guizot n'avait consenti qu'à regret, dans le projet de 1844, à
interdire l'enseignement aux congrégations; au moins s'était-il flatté
que, moyennant cette sorte de rançon, la Compagnie de Jésus ne serait
pas inquiétée dans son existence. Il l'avait dit alors, et d'autres
défenseurs du projet, M. Portalis par exemple, l'avaient répété. Or
voilà que les ennemis des Jésuites, encouragés et non désarmés par
cette concession, manifestaient des exigences plus grandes. Quelque
temps, le ministre avait espéré pouvoir les éluder: «Il y a une forte
tempête, disait-il au P. de Ravignan; je m'y opposerai. J'ai parlé au
Roi, au conseil. Il ne faut pas commettre une grande injustice. Aucune
mesure n'a été prise. Laissons passer le flot.» Mais ce flot
grossissait chaque jour davantage. Quand il fut connu que M. Thiers
était décidé à parler, le ministère fut bien obligé de s'avouer qu'il
n'y avait plus moyen de faire la sourde oreille. Quel parti prendre?
Défendre, sinon les Jésuites, du moins leur liberté, se mettre
hardiment en travers du préjugé et de la passion, c'eût été une noble
et peut-être habile politique; elle était en tout cas conforme aux
sympathies personnelles de M. Guizot. Mais, après ce qui s'était passé
depuis quatre ans, pouvait-on s'attendre à voir le gouvernement la
pratiquer? Il croyait les esprits si montés, il craignait tant d'être,
sur cette question, abandonné par ses propres amis, qu'il jugeait
toute résistance de front impossible, périlleuse pour la religion,
mortelle peut-être pour la dynastie; il lui semblait que la monarchie
de Juillet serait compromise, comme l'avait été celle de Charles X, si
elle s'associait ainsi à une cause impopulaire, et Louis-Philippe
déclarait ne pas vouloir «risquer sa couronne pour les Jésuites». Ô
brièveté de la sagesse politique, quand elle prétend discerner ce qui
perd et ce qui sauve les pouvoirs! On jetait des religieux par-dessus
bord pour alléger le navire qui portait la fortune de la monarchie; et
quand, peu après, soufflera la tourmente, ce sera ce grand et beau
navire qui sombrera, tandis que la petite barque des Jésuites arrivera
au port; la révolution qui jettera la famille d'Orléans en exil fera
disparaître, au moins pour quelque temps, les derniers vestiges de
proscription pesant sur la Compagnie de Jésus, et M. Thiers lui-même
proclamera, devant le pays, cette sorte d'émancipation.

Si le gouvernement ne croyait pas pouvoir défendre les Jésuites, il
était, cependant bien résolu à ne pas s'engager dans une de «ces
luttes du pouvoir civil contre les influences religieuses», qui,
suivant la parole de M. Guizot, «prennent aisément l'apparence et
aboutissent souvent à la réalité de la persécution». Sur ce point, sa
prudence ne parlait pas moins haut que sa justice. Rien de plus aisé
que de pérorer sur les «lois du royaume» frappant la Compagnie de
Jésus; rien de plus incertain, de plus difficile et de plus périlleux
que de les appliquer, pour un gouvernement dont l'honneur était de ne
pouvoir et de ne vouloir jamais faire acte d'arbitraire. D'ailleurs,
M. Guizot savait bien que, si M. Thiers le poussait dans cette
aventure, ce n'était pas avec l'espérance de l'en voir sortir; il
comprenait que l'opposition lui tendait un piège où elle comptait
enlever au ministère la vie et l'honneur. Ne trouverait-on donc pas
quelque moyen détourné et pacifique de supprimer en quelque sorte la
matière du conflit? Déjà plusieurs fois, pendant les dernières années,
on avait demandé, en vain, il est vrai, aux évêques de sacrifier
eux-mêmes les Jésuites. Ce que les évêques refusaient, n'y aurait-il
pas chance de l'obtenir du Pape? Le gouvernement résolut de l'essayer,
imitant l'exemple de la Restauration qui, lors des ordonnances de
1828, dans une situation analogue, s'était adressée à Rome pour sortir
de peine[548]. Nous ne blâmons ni le procédé, ni l'intention; M.
Guizot a déclaré plus tard n'avoir agi que «dans l'intérêt de la
liberté d'association et d'enseignement» qui eût souffert d'une
intervention directe de l'autorité civile, tandis que «porter la
question devant le pouvoir spirituel, supérieur religieux des
Jésuites, c'était faire appel à la liberté même et aux concessions
volontaires[549]». Seulement, quand on voit tous les gouvernements, à
tour de rôle, provoquer ainsi eux-mêmes la papauté à régler la
conduite du clergé et des catholiques dans les affaires françaises,
peut-on ensuite leur reconnaître grand droit à se plaindre de ce
qu'ils appellent les progrès de l'ultramontanisme?

[Note 548: On pourrait noter, du reste, entre les deux époques, des
analogies curieuses. En 1828, le négociateur français fut, comme en
1845, un personnage d'origine italienne, M. Lasagni, jurisconsulte
éminent qui a laissé les meilleurs souvenirs dans la magistrature
française. Les résultats de la négociation, la conduite de la cour
romaine et du gouvernement français, l'imbroglio qui en résulta,
furent à peu près les mêmes dans les deux cas.]

[Note 549: Lettre au R. P. Daniel (_Études religieuses_, septembre
1867).]

Dès que l'idée de ce recours à Rome s'était présentée à l'esprit de M.
Guizot, il avait choisi _in petto_ son négociateur: c'était M. Rossi.
Ce personnage s'était distingué, à la Chambre des pairs, dans la
discussion de 1844, où il avait pris adroitement position entre M. de
Montalembert et M. Cousin, visant évidemment à la succession de M.
Villemain, compromis et usé. Il n'eut pas le portefeuille: l'ambassade
de Rome lui échut à la place. La Providence, qui se joue des calculs
les plus habiles, le conduisait ainsi à une destinée qu'il eût été
alors le dernier à prévoir: envoyé à Rome pour y arracher, au nom des
préjugés voltairiens et de la timidité ministérielle, le sacrifice des
Jésuites, il devait y rester pour succomber martyr de l'indépendance
pontificale et dire en allant au-devant des assassins: «Qu'importe, la
cause du Pape est la cause de Dieu!» Existence singulière entre toutes
que celle de cet Italien au pâle visage, au regard de lynx, au profil
d'aigle, si souvent transplanté et déraciné, poussé par les hasards de
la vie dans les pays les plus divers, les sociétés les plus
dissemblables, chaque fois y reconstruisant à nouveau l'édifice de sa
fortune, et partout, en dépit de difficultés souvent immenses,
s'élevant au premier rang! Jeune homme, à Bologne, il est à la tête du
barreau. Émigré en 1815, il se réfugie à Genève; professeur, député,
il devient l'homme le plus important de la république. 1830 l'appelle
en France: accueilli d'abord par les sifflets des étudiants, il est,
au bout de peu d'années, pair de France, membre de l'Institut, doyen
de la Faculté de droit, ambassadeur et comte. En 1848, il perd tout;
il reçoit ce coup avec le sang-froid d'un joueur pour lequel la
fortune n'a plus de surprises; ce sexagénaire change une fois de plus
de patrie et recommence une nouvelle carrière; ministre de Pie IX, il
rencontre, pour couronner et ennoblir une existence où l'ambition
avait paru parfois tenir plus de place que le sacrifice, l'héroïsme
tragique de sa mort. Vie plus agitée et plus remplie que féconde, où
les événements semblent n'avoir jamais permis à M. Rossi de donner sa
mesure: il n'en a pas moins laissé à ceux qui l'ont approché,
l'impression d'un homme d'État qui eût été égal aux plus grands rôles,
et l'histoire doit reconnaître en lui le dernier descendant de ces
politiques que jadis l'Italie donnait ou plutôt prêtait aux autres
nations.

Ce fut le 2 mars 1845 que le gouvernement accrédita M. Rossi auprès du
Pape, avec mission d'obtenir la dissolution et la dispersion des
Jésuites en France. Ce choix, qui surprit à Paris, déplut à Rome, où
l'on fit tout d'abord très froid accueil à l'envoyé français. Son
passé, sa qualité d'émigré, son mariage avec une protestante, son
indifférence notoire dans les questions religieuses, tout en lui était
fait pour éveiller les ombrages de la cour et de la société
pontificales. Mais il n'était pas de ceux qu'une telle réception
pouvait démonter. Que de fois n'avait-il pas dû se pousser dans des
milieux hostiles! Il avait l'art de plaire avec souplesse et dignité,
la hardiesse sensée, la sagacité froide et prompte, et, dans la
volonté comme dans l'action, une persévérance impassible qui donnait
bientôt aux autres le sentiment qu'il finirait par l'emporter. Il
avait aussi cette patience qui est peut-être la qualité la plus
nécessaire pour traiter avec Rome; deux mois durant, il resta dans une
sorte d'inaction, laissant les mauvaises volontés s'émousser, les
curiosités ou les prudences s'étonner, puis s'inquiéter de son
silence, travaillant seulement à se faire sous main des amis dans la
prélature et la curie.

Pendant ce temps, les événements se précipitaient à Paris.
L'interpellation était annoncée pour le 2 mai, et l'approche de ce
jour avivait encore la polémique. M. Thiers avait cette fortune
étrange de voir la campagne qu'il dirigeait en réalité contre le
ministère, secondée passionnément par le principal organe de ce
ministère. Le _Journal des Débats_, en effet, dépassait en violence
toutes les feuilles de gauche, traitant les Jésuites «d'hypocrites
patentés, de marchands d'indulgences, de pourvoyeurs d'absolutions,
de colporteurs de pieuses calomnies». «Vous êtes, leur criait-il, un
monument vivant du mépris de la loi; rien qu'à ce titre, je vous
repousse; car vous n'êtes pas des proscrits honteux qui cachent leur
nom et qui implorent la générosité d'un adversaire.» Ces excitations
n'étaient pas sans produire quelque émotion dans le populaire: des
placards injurieux et menaçants étaient collés sur la porte des
Jésuites; des bruits d'émeute circulaient dans certains quartiers; la
police avait dû se mettre sur ses gardes.

Enfin, au jour fixé, M. Thiers monta à la tribune, pour demander
«l'exécution des lois de l'État à l'égard des congrégations
religieuses». Il fut courtois et relativement modéré dans la forme,
par souci évident de se distinguer de ceux avec qui il faisait
campagne. Remontant jusqu'à l'ancien régime, il prétendit rechercher
quelles lois étaient applicables contre les Jésuites. Malgré la clarté
habituelle de son talent, il ne resta de sa longue dissertation qu'une
impression confuse et incertaine. Sa gêne fut plus grande encore,
quand il fallut donner la raison de fait qui justifiait l'application
de la loi. Il n'en indiqua pas d'autre que la lutte soutenue par les
évêques contre l'Université. Mais pourquoi frapper les Jésuites, non
les évêques? C'est, disait l'orateur, que les Jésuites «étaient
_probablement_ les auteurs du trouble». À l'égard du gouvernement, il
affecta de vouloir uniquement lui venir en aide; il n'ignorait pas
qu'il est aussi fatal à un cabinet de se laisser protéger que de se
laisser vaincre par l'opposition; de telles protestations lui
paraissaient d'ailleurs le meilleur moyen de cacher le piège qu'il
tendait. Deux procureurs généraux appuyèrent M. Thiers: celui de la
Cour de cassation, M. Dupin, et celui de la cour royale de Paris, M.
Hébert. Le premier, tout meurtri encore de la condamnation récente du
_Manuel_, soutenait presque une cause personnelle: on le vit à
l'amertume vulgaire de son langage. La gauche, par l'organe de son
chef, n'exprima qu'un regret: c'est qu'on voulût encore garder des
ménagements et qu'on s'en prît seulement aux Jésuites. La cause de la
liberté était perdue d'avance: toutefois elle fut défendue par M. de
Lamartine avec quelque incohérence, par M. de Carné avec une vaillante
droiture, par M. Berryer avec une puissance éloquente. C'était la
première fois que le grand orateur légitimiste intervenait dans la
campagne de la liberté religieuse. Il sentait combien ce débat était
supérieur à la plupart de ceux auxquels il se mêlait d'ordinaire, et
il en était ému. Le P. de Ravignan, qui était allé le voir le matin,
l'avait trouvé se promenant dans sa chambre. «Ah! sans doute, s'écria
Berryer, la cause est perdue, et cependant elle sera gagnée. Pour le
présent, je suis désespéré; je vois d'ici tous ces hommes au parti
pris d'avance, comme un mur de marbre devant moi. Seulement, je suis
indigne d'être l'avocat d'une pareille cause; ne me remerciez pas,
mais priez pour moi.» Dans le parti catholique, certains ne voyaient
pas sans quelque inquiétude l'intervention de M. Berryer: on craignait
qu'il ne cherchât à rattacher la cause de la liberté religieuse à
celle de son parti politique. Il n'en fit rien; il parla en libéral,
en jurisconsulte, en chrétien, s'appliquant à montrer, avec une
vigueur lumineuse, quelle était la situation des congrégations d'après
les lois et d'après notre droit public: réfutation souveraine, et l'on
peut dire définitive, de tous ceux qui, alors ou depuis, ont prétendu
évoquer, contre les Ordres religieux, les vieilles lois de
proscription. Pour dissimuler ce que la politique du gouvernement
avait, en cette circonstance, de timide et d'un peu subalterne, il eût
fallu la grande et haute parole de M. Guizot: mais celui-ci était
alors malade au Val-Richer. M. Martin du Nord le remplaça. On sentait
que son honnêteté eût désiré résister, mais qu'il se croyait obligé de
céder du moment où l'exigence devenait trop vive. Il accepta
pleinement la thèse juridique de M. Thiers. À peine essaya-t-il
quelques atténuations, en ce qui touchait les reproches faits au
clergé. En fin de compte, il se borna à prier qu'on ne le forçât pas à
aller trop vite et qu'on lui laissât le choix des moyens; il indiqua
d'ailleurs lequel il emploierait d'abord: «Je crois, disait-il, que,
s'il est possible d'arriver à une mesure quelconque de concert avec
l'autorité spirituelle, ce concours offrira des avantages
incontestables.» M. Thiers, convaincu qu'on échouerait à Rome, n'éleva
pas d'objection: seulement il précisa impérieusement que, «quel que
fût le résultat des négociations, les lois seraient appliquées», et le
ministre, toujours docile, adhéra à cette déclaration.

Le cabinet aurait désiré que la discussion se terminât par l'ordre du
jour pur et simple: il n'osa le demander et subit un ordre du jour
imposé par M. Thiers et ainsi motivé: «La Chambre, se reposant sur le
gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État, passe à
l'ordre du jour.» Une trentaine de députés furent seuls à protester.
Les conservateurs votèrent en masse avec la gauche. Plusieurs en
souffraient. «Je rougis, disait l'un d'eux à M. Beugnot, du rôle que
le ministère nous a fait jouer.» Quant au gouvernement, il s'était
fait une idée telle du péril, qu'il se déclara satisfait du résultat.
«Vous appelez cela une défaite, disait le Roi au nonce. En effet, dans
d'autres temps, c'en eût été une peut-être; aujourd'hui, c'est un
succès, grâce aux fautes du clergé et de votre cour. Nous sommes
heureux de nous en être tirés à si bon marché[550].» L'opposition ne
s'employait pas pourtant à diminuer, pour le ministère, les
humiliations de la capitulation. Dès le lendemain, le journal de M.
Thiers, le _Constitutionnel_, notait que «l'opposition avait fait une
fois de plus l'office de gouvernement». Le cabinet, ajoutait-il, «a
trouvé la Chambre plus redoutable encore que les Jésuites; il aura
contre les Jésuites le courage du poltron acculé à l'abîme». M. Thiers
trouvait-il le plaisir de sa victoire sans mélange? Certaines paroles
un peu inquiètes de la fin de son discours laissaient entrevoir chez
lui comme une impression tardive de ce que cette campagne avait de peu
honorable et de dangereux. En somme, triste discussion; les témoins
observèrent que, pendant ces deux jours, la Chambre avait été
visiblement «mal à l'aise, indécise, étonnée de sa froideur et de sa
gêne», et l'abbé Dupanloup put écrire: «On voulait du bruit, du
scandale, une manifestation; on a eu tout cela; mais on en a été
médiocrement satisfait; c'est un spectacle curieux aujourd'hui
d'étudier l'embarras où cette discussion laisse tout le monde[551].»

[Note 550: GUIZOT, _Mémoires_, t. VII, p. 413.]

[Note 551: _Des associations religieuses_ (1845).]

Ceux qui souffraient le moins de cet embarras étaient les catholiques.
Ils croyaient entrer dans «l'ère de la persécution»; mais leur courage
ne s'en troublait pas. Ils n'en étaient plus à ces époques de timidité
plaintive où, devant une menace, ils ne savaient guère que gémir aux
portes d'un palais. C'était sur la place publique qu'ils étaient
résolus à porter leurs réclamations et leur résistance. En dépit de
leur petit nombre, de l'impopularité trop réelle attachée à ce nom de
Jésuite sur lequel ils étaient réduits à livrer la bataille, ils
semblaient éprouver un frémissement joyeux à la pensée de paraître,
devant l'opinion et devant la justice, comme les confesseurs de la
liberté religieuse; ils espéraient même, à la faveur de ce rôle,
rompre cette tradition d'impopularité. Du reste, pas de divergence
parmi eux. Laïques, évêques, congréganistes de tous les Ordres,
étaient d'accord pour se défendre par les armes du droit commun. Mgr
Parisis «conjurait» publiquement les religieux menacés de ne «faire
aucune concession» et de «subir tous les genres de persécution, plutôt
que de sacrifier le principe de liberté qui est humainement
aujourd'hui le boulevard de l'Église»; et il ajoutait: «Plutôt cent
ans de guerre que la paix à ce prix[552].» Les Jésuites de France
étaient pleinement entrés dans ces sentiments. Appuyés sur une
consultation qui établissait leur droit et la manière de le faire
sauvegarder par les tribunaux, ils avaient envoyé à toutes leurs
maisons, pour le cas où le pouvoir voudrait y porter la main, un
programme de résistance légale et des formulaires de protestation où
ils tenaient ce viril et libéral langage: «Français, jouissant des
droits de la cité, nous invoquons l'appui protecteur des lois communes
à tous, et nous protestons, avec toute l'énergie de notre conscience,
contre une violation inexplicable des droits religieux et des
garanties constitutionnelles les plus avérées. Nous ne pouvons croire
que des clameurs aveugles et un nom calomnié, sans coupables désignés,
sans délit imputé, sans un fait articulé, suffisent, dans un pays
libre, pour faire expulser et proscrire des religieux, des prêtres,
des Français, égaux devant la loi à tous les autres Français.» Les
catholiques ne se contentaient pas de préparer la défensive, ils
prenaient hardiment l'offensive. En même temps que plusieurs évêques
protestaient publiquement, MM. de Montalembert, Beugnot et de
Barthélemy soulevaient la question devant la Chambre des pairs (11 et
12 juin 1845). Tous trois, le premier avec un éclat de passion
dédaigneuse et vengeresse, le second avec un grand sens politique, le
troisième avec une connaissance étendue du problème juridique, mirent
en vive lumière l'inanité des griefs allégués contre la Compagnie de
Jésus, l'illégalité et le péril des mesures qu'on voulait prendre
contre elle. Ils flétrirent la conduite de l'opposition libérale,
donnant un démenti à tous ses principes, et aussi la faiblesse du
ministère, livrant la liberté religieuse à des passions qui n'étaient
ni les siennes ni même celles de ses amis, mais celles de ses ennemis.
Le ministre des cultes, obligé de dire pourquoi il s'en prenait aux
Jésuites, ne sut guère leur reprocher que «d'être venus hautement, à
la face du pays, déclarer ce qu'ils étaient[553]». Singulier grief, en
vérité, dans un temps de publicité, et tout au moins fort différent du
reproche de dissimulation qu'on adressait d'ordinaire à ces religieux.

[Note 552: _Un mot sur les interpellations de M. Thiers_ (juin 1845).]

[Note 553: À la même époque, dans un mémorandum adressé à la cour
romaine, M. Rossi reprochait aux Jésuites «la confiance inexplicable
avec laquelle ils avaient déchiré le voile qui les couvrait et avaient
voulu que leur nom vînt se mêler à la discussion des affaires du
pays».]

L'attitude prise par les catholiques faisait désirer plus vivement
encore au gouvernement que la cour de Rome le tirât de l'impasse où il
s'était fourvoyé. De ce côté, étaient son unique ressource et son
espoir. «Je compte beaucoup sur le Pape, disait M. Martin du Nord à un
évêque vers le milieu de juin; je parierais trois contre un qu'il
tranchera la difficulté.» Au contraire, ni les catholiques ni les
opposants de gauche ne croyaient au succès de M. Rossi. De temps à
autre, le _Constitutionnel_ annonçait, avec une satisfaction non
dissimulée, que la négociation ne marchait pas. Le 2 juillet 1845,
l'_Univers_ recevait une lettre de Rome, en date du 20 juin, faisant
savoir que la congrégation des affaires ecclésiastiques avait repoussé
la demande du gouvernement français et que, «dès ce moment, la mission
de M. Rossi était terminée». La plupart des journaux acceptèrent cette
nouvelle comme officielle, et le _Constitutionnel_ publia, le 5
juillet, un grand article où il triomphait, contre le ministère, de
l'échec des négociations, et le menaçait, s'il n'agissait pas
directement contre les Jésuites, d'une injonction explicite dans la
prochaine adresse. Telle était la situation quand, le lendemain, 6
juillet, le _Moniteur_ publia la note suivante: «Le gouvernement du
Roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé
M. Rossi a atteint son but. La congrégation des Jésuites cessera
d'exister en France et va se disperser d'elle-même; ses maisons seront
fermées, et ses noviciats seront dissous.» La surprise et l'émotion
furent vives, les catholiques consternés, les opposants déroutés, les
ministériels triomphants. On n'y comprenait rien. Que s'était-il donc
passé à Rome?


XIII

M. Rossi était sorti de sa réserve après l'interpellation de M.
Thiers[554]. La discussion et le vote de la Chambre lui avaient servi
d'argument auprès du Pape. Tracer un tableau plus menaçant qu'exact
des passions soulevées contre les Jésuites, sans prendre du reste à
son compte les reproches adressés à cet Ordre; faire entrevoir les
plus grands périls pour la religion, notamment la dissolution légale
de toutes les congrégations et même le schisme, si l'on ne faisait pas
quelque sacrifice aux préjugés régnants; insinuer que ce sacrifice ne
serait que temporaire, et qu'on se contenterait d'une «sécularisation
de six mois»; faire miroiter, comme compensation, toutes sortes de
faveurs pour le clergé, la solution de la question d'enseignement et
la modification des articles organiques,--tels furent les moyens par
lesquels le négociateur chercha à agir sur Grégoire XVI et sur son
entourage. D'abord insinuant, il prit peu à peu un ton plus raide. De
Paris, le Roi le secondait: «Savez-vous ce qui arrivera, disait
Louis-Philippe au nonce, si vous continuez de laisser marcher et de
marcher vous-même dans la voie où l'on est? Vous vous rappelez
Saint-Germain l'Auxerrois, l'archevêché saccagé, l'église fermée
pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus d'un archevêché
et d'une église. Il y a, me dit-on, un archevêque qui a annoncé qu'il
recevrait les Jésuites dans son palais, si l'on fermait leur maison.
C'est par celui-là que recommencera l'émeute. J'en serai désolé; ce
sera un grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon
gouvernement. Mais, ne vous y trompez pas, je ne risquerai pas ma
couronne pour les Jésuites; elle couvre de plus grands intérêts que
les leurs. Votre cour ne comprend rien à ce pays-ci, ni aux vrais
moyens de servir la religion[555].» Au fond, le Roi ne croyait
probablement pas la situation aussi mauvaise, et surtout il n'était
nullement disposé à laisser faire l'émeute, comme en 1831; mais il
jugeait utile d'effrayer.

[Note 554: Sur les faits assez obscurs de cette négociation, on peut
consulter d'une part les _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, qui
renferment des extraits précieux de la correspondance diplomatique, et
d'autre part: _La liberté d'enseignement, les Jésuites et la cour de
Rome en 1845, lettre à M. Guizot sur un chapitre de ses Mémoires_, par
le P. Ch. DANIEL, qui contient comme annexe une _Note_ importante du
P. RUBILLON; la _Vie du P. de Ravignan_, par le P. DE PONTLEVOY; la
_Vie du P. Guidée_, par le P. GRANDIDIER; l'_Histoire de la Compagnie
de Jésus_, par M. CRÉTINEAU-JOLY, t. VI; la _Vie du cardinal de
Bonnechose_, par Mgr BESSON. C'est en rapprochant ces renseignements,
venus en quelque sorte des deux partis en présence, qu'on se fait une
idée un peu exacte de ce qui s'est passé. Les documents qui vont être
cités ou analysés se trouvent dans ces diverses publications. J'y ai
ajouté quelques pièces inédites dont communication m'a été donnée.]

[Note 555: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 413.]

Blessé de la pression qu'on prétendait exercer sur lui, Grégoire XVI
était en même temps troublé des éventualités dont on le menaçait. Le
vieux pontife et ses conseillers, tous hommes d'un autre temps, ne se
sentaient pas sur un terrain connu et sûr, quand il leur fallait
prendre un parti au sujet de la France de 1830. Leur finesse italienne
pressentait une exagération dans les paroles de M. Rossi; mais comment
discerner l'exacte vérité, au milieu de ces batailles de presse et de
parlement si étrangères à leurs moeurs? Comment mesurer la force
réelle de cette opinion publique avec laquelle leur chancellerie
n'était pas accoutumée à traiter? Ils entendaient bien les catholiques
de France les conjurer de tout refuser, et n'auraient pas voulu les
contrister; mais ils ne pouvaient s'empêcher de trouver un peu étrange
et inquiétante leur manière de défendre la religion. On avait remarqué
que, malgré certaines sollicitations, le Pape n'avait jamais voulu
approuver ni encourager la conduite du nouveau parti religieux[556],
et M. Rossi savait bien toucher la corde sensible, quand il répétait à
tout propos que ce parti était «_la coda di Lamennais_». De plus, le
gouvernement pontifical, sachant gré à la monarchie de Juillet du mal
qu'elle n'avait pas fait et de celui qu'elle avait empêché après 1830,
désirait la ménager par prudence autant que par justice, par
prévoyance autant que par gratitude. Pour tous ces motifs, il était,
en face de la demande qui lui était adressée, indécis et anxieux; il
usait alors de sa ressource habituelle en pareil cas: il ne disait
rien et attendait.

[Note 556: À plusieurs reprises, les évêques français avaient consulté
Rome sur la façon dont ils prenaient part aux débats sur la liberté
religieuse. Rome avait refusé de répondre. Mgr Parisis s'est plaint
avec vivacité de ce silence, dans une lettre considérable, adressée à
un prélat romain, le 1er novembre 1845. Cette lettre n'a pas été
publiée, mais nous en avons eu le texte sous les yeux.]

Le ministère français, qui ne pouvait s'accommoder de ce silence,
devint plus pressant. La congrégation des affaires ecclésiastiques fut
alors convoquée; à l'unanimité, elle décida que le Pape ne pouvait
accorder ce qui lui était demandé. C'est la délibération que, quelque
temps après, faisait connaître l'_Univers_. Était-ce donc un échec
complet pour M. Rossi? Une mesure aussi extrême et aussi absolue n'eût
pas été dans les traditions de la diplomatie pontificale. En même
temps qu'on sauvegardait le principe par la décision de la
congrégation, on donnait à entendre au négociateur français que, si le
Pape ne devait rien ordonner, il serait probablement possible
d'obtenir des Jésuites eux-mêmes quelques concessions volontaires.
C'était inviter ceux qui faisaient un crime aux religieux d'avoir un
supérieur étranger, à invoquer l'autorité de ce supérieur. Mais M.
Rossi était tenu de réussir à tout prix: il savait que son
gouvernement, sans passion propre en cette affaire, serait heureux de
tout expédient qui, à défaut d'un succès réel, en donnerait
l'apparence, permettrait de déjouer la tactique de M. Thiers, et
tirerait tant bien que mal les ministres d'embarras. Il accepta donc
avec empressement l'ouverture qui lui était faite. Ses demandes, bien
moins absolues qu'au début, finirent par se réduire à ceci: «que les
Jésuites se missent dans un état qui permît au gouvernement de ne pas
les voir, et qui les fît rester inaperçus, comme ils l'avaient été
jusqu'à ces dernières années.» Le cardinal Lambruschini, secrétaire
d'État, estima un accord possible sur ce terrain: «Les maisons peu
nombreuses, disait-il, pourraient très facilement être inaperçues; les
grandes et celles qui sont placées dans les localités où les passions
sont trop violentes, seraient réduites à un petit nombre d'individus.»
De son côté, le P. Roothaan, général de la congrégation, déjà
travaillé par plusieurs intermédiaires, notamment par l'abbé de
Bonnechose, depuis cardinal, était préparé à entrer dans cette voie.
Seulement, tandis que le Pape désirait que les concessions parussent
un acte volontaire du général, celui-ci se préoccupait de dégager sa
responsabilité, en ayant sinon un ordre, du moins un conseil du
pontife. Il reçut ce conseil[557]. Dès le 13 juin, au lendemain de la
réunion de la congrégation des affaires ecclésiastiques, deux
cardinaux s'étaient rendus chez le P. Roothaan et l'avaient engagé, de
la part de Grégoire XVI, à faire quelques sacrifices pour avoir la
paix et pour laisser passer la tourmente. Le général invita aussitôt
les supérieurs français à disperser les maisons de Paris, Lyon et
Avignon. À la suite d'une nouvelle démarche faite par d'autres
cardinaux, le 21 juin, il ajouta la maison de Saint-Acheul et les
noviciats trop nombreux. «Nous devons, écrivait-il, tâcher de nous
effacer un peu, et expier ainsi la trop grande confiance que nous
avons eue à la belle promesse de liberté qui se trouve dans la Charte
et qui ne se trouve que là.» Il n'était du reste question que de
déplacer des religieux, nullement de fermer des maisons: l'existence
de la compagnie en France ne recevait aucune atteinte. À ceux qui lui
demandaient davantage, le général répondit que des mesures plus
radicales dépassaient son pouvoir, et qu'il faudrait un ordre du Pape.
Cet ordre ne vint pas.

[Note 557: M. Crétineau-Joly a prétendu que le Pape n'avait pas voulu
donner un conseil aux Jésuites. Nous ne voulons pour preuve du
contraire que ce passage d'une lettre écrite par le Père général au P.
de Ravignan: «Le Seigneur ne permettra pas qu'un parti _conseillé et
suggéré par le Souverain Pontife_ tourne contre nous.» (_Vie du P. de
Ravignan_, par le P. DE PONTLEVOY, t. Ier, p. 332.)]

Tel fut le dernier mot des concessions faites par les Jésuites, fort
différent, on le voit, de la note du _Moniteur_. Cette note avait été
rédigée sur une dépêche de M. Rossi, qui disait seulement: «Le but de
la négociation est atteint... La congrégation va se disperser
d'elle-même, les noviciats seront dissous, et il ne restera dans les
maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant
d'ailleurs comme des prêtres ordinaires.» Dans sa préoccupation de
frapper plus vivement le monde parlementaire, le rédacteur de la note
officielle n'avait pas voulu voir que, si M. Rossi parlait de
«congrégation dispersée» et de «noviciats dissous», il ne parlait pas
de «congrégation cessant d'exister» et de «maisons fermées». La
dépêche elle-même, bien que moins brutalement inexacte, dépassait
cependant, sur certains points, les concessions consenties par le P.
Roothaan. Ce dernier malentendu tenait sans doute à ce que M. Rossi
n'avait voulu traiter avec les Jésuites que par intermédiaires.
L'envoyé français n'en était pas du reste seul responsable, car il
avait lu, à deux reprises, sa dépêche au cardinal Lambruschini qui
l'avait approuvée, après discussion. Le secrétaire d'État ne devait
pas ignorer que le Père général n'avait pas autant concédé. Pourquoi
donc n'avait-il pas signalé l'erreur? Était-ce de sa part timidité ou
finesse? Avait-il craint le conflit qu'aurait pu provoquer une trop
pleine lumière? Avait-il considéré que cet éclaircissement ne rentrait
pas dans son rôle qui était celui d'un témoin, non d'un acteur direct?
Avait-il cru deviner qu'après tout notre négociateur aimait mieux un
malentendu dont on verrait plus tard à se tirer, qu'un échec immédiat?
Avait-il pressenti que les religieux menacés gagneraient plus qu'ils
ne perdraient dans la confusion de cet imbroglio? On ne saurait le
dire. Interrogé ultérieurement par les Jésuites français, il tenta de
justifier sa conduite, dans une dépêche au nonce du Pape à Paris[558]:
il y prouva facilement qu'il n'avait jamais connu ni accepté la note
du _Moniteur_; mais, sur l'approbation donnée par lui à la dépêche du
négociateur français, ses explications n'éclaircirent rien. M. Rossi
était bien Italien, et il l'avait montré dans cette affaire. Peut-être
le cardinal Lambruschini ne l'était-il pas moins.

[Note 558: Voir le texte complet de cette dépêche, dans la _Vie du P.
Guidée_, par le P. GRANDIDIER, p. 254 à 257.]


XIV

Dès le lendemain de la note du _Moniteur_, les journaux catholiques
recevaient de Rome des nouvelles qui leur permettaient d'en contester
l'exactitude. Seulement, ils ne savaient, au sujet de la négociation,
que ce que les Jésuites pouvaient leur en apprendre; ils ignoraient
quel avait été au juste le rôle de la cour romaine; celle-ci gardait
le silence; ce qu'elle avait voulu, c'était la pacification, et elle
redoutait sans doute de la voir compromise, si l'on arrivait trop tôt
à préciser le malentendu. Les autres journaux pressentaient bien qu'il
y avait là quelque équivoque, peut-être une sorte de mystification:
mais qui en était victime? Le ministère lui-même aurait été bien gêné
de faire pleine lumière et surtout de justifier la rédaction de sa
note. Interrogé, à la Chambre des pairs, par M. de Boissy, le 16
juillet 1845, M. Guizot resta dans les généralités, rendant hommage à
la sagesse du Pape, même à celle des Jésuites, et M. de Montalembert,
tout frémissant et irrité qu'il fût, déclara n'avoir pas de données
assez certaines pour contredire les assertions ministérielles. Du
reste, la fin de la session vint bientôt dispenser le gouvernement de
toute explication. En somme, malgré l'embarras que pouvait éprouver le
cabinet, l'impression générale fut qu'il avait remporté un succès: il
avait réussi là où l'on croyait qu'il échouerait. L'opposition en
était toute désappointée. Comme naguère, lors du traité supprimant le
droit de visite, ses prévisions étaient dérangées, ses manoeuvres
déjouées. M. Thiers, qui, au lendemain de son interpellation, croyait
M. Guizot pris au piège, fut réduit à battre en retraite. Le terrain
religieux ne lui était décidément pas propice; il se hâta de le
quitter; du moment que les Jésuites ne lui servaient plus contre le
cabinet, il n'avait aucun goût à s'en occuper davantage; il ne devait
plus prononcer leur nom jusqu'au jour où, en 1850, il le fera pour les
défendre. Quant à M. Guizot, il triomphait. «L'issue de l'affaire des
Jésuites, écrivait-il à M. de Barante le 18 juillet, est une des
choses qui, dans le cours de ma vie politique, m'ont donné le plus de
sérieuse et profonde satisfaction, non seulement à cause de son
importance parlementaire et momentanée, mais encore et surtout comme
preuve que le bon pacte d'intelligence et d'alliance entre l'Église
catholique et l'État constitutionnel peut être fondé et que la bonne
politique peut réussir à se faire comprendre et accepter. L'oeuvre
sera difficile et longue; mais enfin la voilà commencée[559].» Le
ministre ajoutait, le 22 juillet, dans une lettre adressée à une de
ses amies d'outre-Manche: «Londres et Rome, les deux capitales des
deux grandes fois modernes, m'ont témoigné de la considération et de
la confiance. J'en jouis beaucoup[560].»

[Note 559: _Documents inédits._]

[Note 560: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 230.]

Toutes les difficultés cependant n'étaient pas résolues. Restait
l'exécution matérielle des mesures annoncées par la note du
_Moniteur_. Les Jésuites de France étaient prêts à obéir à leur
supérieur, avec cet esprit de discipline qui est l'honneur et la force
de leur compagnie; mais ils avaient la mort dans l'âme, presque la
rougeur au front. Jamais la soumission n'avait été si dure à l'âme du
P. de Ravignan; il disait «ne pouvoir plus se montrer à aucun des
pairs de France, des députés et des avocats qui avaient préparé et
approuvé la consultation de M. de Vatimesnil». Dès le 10 juillet, ces
religieux chargèrent le comte Beugnot de faire savoir au gouvernement
que, «par un motif de paix» et en réservant leurs droits, ils étaient
disposés à exécuter les instructions de leur général, mais rien de
plus; au cas d'exigences plus grandes, «on serait, déclaraient-ils,
nécessairement replacé sur le terrain des discussions et des
résistances légales». Le ministre ne fut pas satisfait: il lui
fallait, conformément à la note du _Moniteur_, toutes les maisons
fermées, ou du moins gardées chacune par trois religieux au plus, les
noviciats dissous, sauf un pour les missions, les Jésuites n'existant
plus à l'état de congrégation. Il ajouta cependant «qu'il ne voulait
pas user de violence, et que, si les Jésuites ne s'exécutaient pas
d'eux-mêmes, il adresserait ses plaintes au Pape, assuré d'en obtenir
tout ce qu'il demanderait[561]».

[Note 561: Lettre du P. de Ravignan au Père général, 11 juillet 1843.
(_Documents inédits._)]

La difficulté se trouvait donc de nouveau reportée à Rome. M. Guizot
sentait où était son point faible: il ne possédait aucune pièce écrite
du gouvernement pontifical, à l'appui des affirmations de M. Rossi;
aussi avait-il chargé ce dernier de tâcher d'en obtenir une, et
avait-il suggéré, dans ce dessein, les procédés les plus ingénieux.
Mais la cour romaine était sur ses gardes; elle répondit adroitement
et poliment, sans se laisser surprendre la déclaration désirée, et en
renvoyant soigneusement aux Jésuites eux-mêmes les remerciements qu'on
lui adressait. D'ailleurs, elle témoignait alors un vif mécontentement
des inexactitudes de la note du _Moniteur_. M. Rossi, interpellé, dut
la désavouer et même faire savoir indirectement au couvent du _Gesù_
qu'il ne fallait pas prendre à la lettre les termes de cette note.
Interrogé d'un autre côté par les Jésuites de France, le cardinal
Lambruschini leur faisait dire par le nonce qu'il n'avait jamais été
question, à Rome, de consentir aux mesures indiquées par le
_Moniteur_, et qu'à toute demande de ce genre, le Pape ferait une
réponse négative. Sa dépêche se terminait par ces paroles: «Votre
Excellence pourra dire aux Jésuites, sous forme de conseil, de s'en
tenir à ce que le Père général leur écrira de faire; car ils ne sont
pas obligés d'outrepasser les instructions de leur chef.» Or le P.
Roothaan déclarait au P. de Ravignan que les sacrifices faits «étaient
le _nec plus ultra_», et il ajoutait: «Si le gouvernement ne s'en
contente pas, nous ferons valoir nos droits constitutionnels.» L'un de
ses assistants, le P. Rozaven, écrivait à M. de Montalembert: «Nous
imiterons M. Martin du Nord, qui se croise les bras et nous laisse
agir. Nous croiserons aussi les bras et le laisserons venir. Quand on
veut assassiner quelqu'un, il faut qu'on ait le courage d'immoler la
victime; la prier de s'immoler elle-même, pour s'en épargner la peine,
c'est pousser la prétention trop loin.»

Le gouvernement rencontrait donc une certaine résistance à Rome aussi
bien qu'en France. Il essaya quelque temps d'en triompher, mais avec
une mollesse dont il faut faire honneur à sa bienveillante prudence.
D'ailleurs, pendant ce temps, les Chambres s'étaient séparées: les
journaux parlaient d'autre chose. Le ministère, plus libre de suivre
ses propres inspirations, renonça sans bruit aux mesures annoncées
avec tant d'éclat dans le _Moniteur_, et finit par se contenter de
celles qu'avait consenties le Père général. L'exécution, commencée en
août, était terminée au 1er novembre: elle ne toucha que les maisons
de Paris, Lyon, Avignon et les noviciats de Saint-Acheul et de Laval.
Il y eut des déplacements, des disséminations, des morcellements
gênants, pénibles et coûteux pour la compagnie; mais pas un Jésuite ne
quitta la France, pas une maison ne fut fermée: il s'en ouvrit au
contraire de nouvelles[562]. M. Guizot laissa faire et n'exigea pas
davantage. On ne devait revenir sur cette affaire, dans le Parlement,
que deux ans plus tard. Le 10 février 1847, un député, M. de la
Plesse, appuyé par M. Dupin, demanda où en étaient les «négociations
commencées avec la cour de Rome, relativement à l'existence de
certaine corporation religieuse». M. Guizot se borna à répondre, en
termes vagues, que les négociations continuaient, mais que le
changement de pontificat les avait retardées. Aucune suite ne fut
donnée à cet incident, dont le seul résultat fut de faire constater
que la question n'intéressait plus personne. Il convient de louer la
modération par laquelle le ministère avait effacé en partie les effets
de sa faiblesse. M. Guizot s'en est plus tard fait honneur; parlant de
cette exécution si restreinte et si peu en rapport avec ce qui avait
été d'abord annoncé: «J'ai fait en sorte, en 1845, dit-il, que le
gouvernement et le public français s'en contentassent, et j'y ai
réussi. Je demeure convaincu que, par là, j'ai bien compris et bien
servi, dans un moment très critique, la cause de la liberté
d'association et d'enseignement[563].»

[Note 562: C'est ainsi que la division du personnel de la maison de la
rue des Postes amena, à Paris, la fondation de la maison de la rue du
Roule, supprimée en 1850, et de celle de la rue de Sèvres, devenue
l'une des résidences importantes de la Compagnie.]

[Note 563: Lettre de M. Guizot au R. P. Daniel (_Études religieuses_,
septembre 1867).]

Les catholiques n'étaient pas, sur le moment, disposés à se laisser
convaincre qu'ils devaient être satisfaits. Ils avaient pris position,
préparé leurs armes, échauffé leurs troupes, défié leurs adversaires,
et à l'heure où, devant le public attentif à l'éclat de ces
préliminaires, la bataille allait s'engager, voilà que, suivant la
parole de Montalembert, «leur avant-garde était obligée tout d'un
coup, par l'ordre de son chef, de poser les armes et de défiler, sans
mot dire, sous le feu de l'ennemi». Que leur importait que le mal
matériel fût peu de chose? Il y avait là une mortification plus
sensible que bien des défaites, parce qu'elle paraissait toucher à
l'honneur. D'ailleurs, ne pouvait-on pas craindre que l'armée tout
entière ne fût dissoute, ou que du moins elle ne perdît pour toujours
l'élan et la confiance? Ne semblait-il pas que Rome donnait raison
ainsi à ceux qui traitaient les chefs du parti catholique
d'irréguliers compromettants? «Ce fut un moment terrible», a écrit
plus tard M. de Montalembert. Le respect seul empêchait que cette
émotion ne se traduisît en plaintes publiques contre la papauté. Mgr
Parisis écrivit à un prélat romain une longue lettre, destinée à être
montrée, où il exposait, avec une fermeté triste et parfois un peu
âpre, comment la conduite suivie risquait de blesser, de décourager
les catholiques, de les rendre défiants envers Rome[564]. Il
s'étonnait que l'autorité suprême, qui jusqu'alors n'avait cru devoir
donner aucun encouragement aux défenseurs de la liberté religieuse en
France, ne fût sortie de sa réserve que pour les frapper, sur la
demande de leurs ennemis. «Ma raison en est confondue, s'écriait-il,
autant que mon coeur en est broyé.» Il insistait principalement sur ce
qu'il y avait «d'offensant pour l'épiscopat français» dans la façon
d'agir du Pape, qui ne l'avait même pas consulté, dans une question le
touchant de si près. Parmi les catholiques, il en était un cependant
qui trouvait qu'après tout, étant donnée la situation, il n'y avait
pas à regretter les résultats de la négociation: ce n'était ni un
timide ni un tiède, c'était Lacordaire. Il ne niait pas que la
«résistance extrême» n'eût pu avoir «plus de grandeur et de fierté»;
mais n'eût-on pas risqué d'y perdre tout ce qu'on avait gagné pour
l'existence des Ordres religieux? «Au contraire, ajoutait-il, en
cédant quelque chose, on consacrait ce qui n'était pas touché, on
apaisait les esprits, on donnait au gouvernement la force de se
séparer de nos ennemis, on lui ôtait les chances terribles d'une
persécution, on rentrait dans la voie de conciliation suivie depuis
1830... Il fallait au gouvernement, aux Chambres, une porte pour
sortir du mauvais pas où tous s'étaient jetés: cette porte leur est
ouverte.» Lacordaire constatait qu'en fait les Jésuites eux-mêmes
n'étaient pas sérieusement atteints. «Nous sommes battus en apparence,
victorieux en réalité... Je crois qu'en matière religieuse, le succès
sans le triomphe est ce qu'il y a de mieux[565].» Qui oserait affirmer
que, sur plus d'un point, les faits n'aient pas donné raison à
Lacordaire? Grâce aux résultats quelque peu équivoques de la
négociation de M. Rossi et des demi-concessions consenties par Rome,
la question des Jésuites disparaissait, sans que les Jésuites
disparussent eux-mêmes. Presque aussitôt, il se faisait sur eux un
silence complet qui révèle d'ailleurs combien le tapage de tout à
l'heure avait été factice et superficiel. Désormais la question de la
liberté d'enseignement se posait, mieux dégagée des passions et des
mots par lesquels on avait cherché et trop souvent réussi à
l'obscurcir et à l'irriter[566]. Enfin, si la tactique du parti
catholique était un moment désorientée, si l'élan de ses troupes se
trouvait ralenti, si la continuation de la guerre était rendue plus
difficile, la paix, qui après tout était le but, ne devenait-elle pas
plus facile?

[Note 564: Lettre inédite du 1er novembre 1845.]

[Note 565: Voyez _Correspondance avec Mme Swetchine_, p. 420, et
FOISSET, _Vie du P. Lacordaire_, t. II, p. 104 à 107.]

[Note 566: M. de Montalembert lui-même le reconnaissait, quand il
disait, à la Chambre des pairs, le 16 juillet 1845, en s'adressant aux
ministres: «La question de l'enseignement et celle de la liberté
religieuse restent entières. Elles couraient grand risque d'être
absorbées toutes deux dans la question des Jésuites, et peut-être d'y
périr. Eh bien, on ne le pourra plus; vous les avez dégagées.»]

En effet, il semble y avoir, à la fin de 1845, une sorte de détente
dans les luttes religieuses naguère si ardentes, comme une trêve
acceptée tacitement par les deux partis. La presse éteint son feu.
D'autres sujets occupent le Parlement. Les évêques se sont retirés de
la place publique où, à plusieurs reprises, dans ces dernières années,
ils sont descendus en masse, mais où ils comprennent sans doute que
leur présence est anormale et doit être passagère. À peine Mgr
Parisis et le cardinal de Bonald continuent-ils à publier, l'un des
écrits de polémique, l'autre des mandements sur la liberté de
l'Église. Et puis, voici qu'au nom de la cause religieuse, des hommes
prennent la parole qui «croient à la possibilité d'une transaction, au
pouvoir du temps et de la modération pour mener à bonne fin les
questions difficiles[567]». L'abbé Dupanloup fait paraître son bel
écrit de la _Pacification religieuse_, dont le titre seul est un
programme. «Ce livre, déclare-t-il en commençant, est une invitation
faite à la paix, au nom de la justice. J'ai cru les circonstances
favorables. Les jours de trêve qui nous sont donnés permettent la
réflexion dont ce livre a besoin pour être bien compris.» Loin de
vouloir «jeter de nouvelles causes d'irritation dans une controverse
qui, peut-être, dit-il, n'a déjà été que trop vive», il demande qu'à
la guerre succède enfin la paix fondée sur la justice et la liberté.
Il l'appelle avec des accents singulièrement émus: «N'y aura-t-il donc
pas en France, s'écrie-t-il, un homme d'État qui veuille attacher son
nom à ce nouveau et glorieux concordat?» Pour son compte, il
s'applique à rendre la conciliation facile; sans rien abandonner des
droits des catholiques, il leur recommande la patience et la
modération, évite tout ce qui pourrait blesser, cherche ce qui
rapproche, et, par les déclarations les plus libérales, s'efforce de
dissiper les préventions que la société politique conserve encore
contre le clergé. À la même époque, le _Correspondant_ publie un
article remarqué de M. Beugnot. L'auteur rend hommage à l'ardeur qui a
été déployée jusqu'alors par le parti catholique et qui était
nécessaire pour lancer la question. Mais, à son avis, cette première
partie de l'oeuvre est accomplie. Il met en garde contre les mécomptes
auxquels l'analogie expose souvent en politique; le mirage de la
révolution de 1688 avait trompé les hommes de 1830; suivant M. Bougot,
les chefs du mouvement religieux en France ne commettraient pas une
moindre erreur s'ils s'imaginaient être dans une situation pareille à
celle des agitateurs catholiques d'Irlande et de Belgique qui
pouvaient mettre en branle des nations entières. Quant à lui, il n'a
pas de ces illusions. Sa prudence un peu sceptique se ferait plutôt
une trop petite idée de la force de son parti. S'il croit au succès
final, c'est dans un temps éloigné. En attendant, les catholiques
doivent se préparer des alliés, et, malgré les préjugés régnants, M.
Beugnot ne l'estime pas impossible, au moins à la Chambre des pairs;
mais, pour cela, ils doivent se montrer plus modérés, plus prudents
qu'ils ne l'ont été jusqu'alors, éviter de «rallumer le feu des
passions religieuses», et surtout ne pas reproduire contre
l'enseignement de l'Université des accusations qui «ont pris, dans la
discussion, une place beaucoup trop grande», et qui, «quoique fondées,
ne serviraient aujourd'hui qu'à irriter les esprits, sans profit pour
la liberté». «Les temps sont changés, dit M. Beugnot, la
circonspection est aujourd'hui un devoir[568].» Sans doute, ces idées
pacifiques et modératrices n'étaient pas acceptées par tous. M. de
Montalembert, par exemple, se montrait plus préoccupé du péril des
défaillances que de celui des imprudences, et ne croyait pas que
l'heure de traiter fût encore venue. L'_Univers_ reprochait à M.
Dupanloup d'être trop conciliant. M. Lenormant, dans le
_Correspondant_, désavouait à demi l'article de M. Beugnot[569]. Mais
ces dissidences n'ôtaient pas leur valeur aux manifestations si
considérables faites par les hommes de transaction. D'ailleurs, il
était visible que, parmi les catholiques, on ne retrouverait plus,
après cette interruption, l'élan des premiers assauts. Une époque
était finie dans l'histoire du parti religieux, celle qu'on pourrait
appeler l'époque des luttes héroïques.

[Note 567: Expressions de M. Ozanam dans une lettre du 17 juin 1845.]

[Note 568: _De la liberté d'enseignement à la prochaine session_ (10
novembre 1845).]

[Note 569: _Quelques mots de réserve_ (10 décembre 1845).]

Le ministère comprenait-il pleinement le devoir que lui imposaient ces
dispositions d'une partie des catholiques? Tout au moins, il
paraissait désireux de faire durer la trêve, en accordant à ceux-ci
quelques satisfactions. M. de Salvandy, au concours général de 1845,
parlait, en termes très chrétiens, des limites dans lesquelles les
cours de philosophie devaient se renfermer, et protestait
énergiquement contre «l'impiété dans l'enseignement», qui serait,
disait-il, «un crime public». Après de nouveaux efforts, il parvenait,
malgré la résistance des professeurs du Collège de France, à empêcher
la continuation du cours de M. Quinet, ce qui valait au ministre
l'honneur d'une petite émeute d'étudiants, venant crier: À bas les
Jésuites! sous ses fenêtres, comme naguère sous celles de M. de
Villèle. Une autre mesure eut alors un plus grand retentissement. À
l'ancien conseil royal de l'Université, omnipotent à raison de son
petit nombre, de sa permanence et de son inamovibilité, une ordonnance
du 7 décembre 1845 substitua hardiment et subitement un conseil de
trente membres, dont vingt étaient nommés chaque année. Par cette
modification d'organisation intérieure, le ministre n'accordait sans
doute aux catholiques aucun des droits qu'ils réclamaient; mais il
frappait un corps qui s'était montré fort hostile à leurs
revendications; il démantelait la forteresse du monopole où commandait
M. Cousin, et dégageait le pouvoir ministériel d'une subordination qui
ne lui eût jamais permis le moindre pas vers la liberté. Le «coup
d'État» de M. de Salvandy, comme on disait alors, fut vivement attaqué
par les amis de l'Université. Le _Constitutionnel_ le dénonça comme
une concession au clergé et une clause secrète du marché passé à Rome
par M. Rossi. Des débats furent soulevés à ce sujet, dans les deux
Chambres; mais le public s'intéressait médiocrement aux ressentiments
personnels des membres de l'ancien conseil; l'attaque fut sans
résultat, ou du moins elle n'en eut pas d'autre que de faire prononcer
par M. Guizot un discours qui fut un événement.

Au cours de la discussion, M. Thiers et M. Dupin avaient essayé de
réveiller les préventions antireligieuses sous l'empire desquelles
avait été voté, huit mois auparavant, l'ordre du jour contre les
Jésuites. M. de Salvandy, intimidé et embarrassé, crut nécessaire de
protester de son zèle universitaire et de répudier toute intention de
faire des concessions aux catholiques. Mais M. Guizot, plus fier,
s'impatienta de cette attitude subalterne: il n'admit pas qu'une fois
encore son cabinet suivît docilement M. Thiers, pour ne pas être battu
par lui; il voulut lui échapper et le dominer, en s'élevant dans les
hautes régions. Dès ses premières paroles, on vit combien il se
dégageait des idées étroites ou timides dont s'étaient trop souvent
inspirés en ces matières les orateurs du ministère. Il avoua les
«vices» de l'organisation universitaire: «Tous les droits en matière
d'instruction publique n'appartiennent pas à l'État, dit-il; il y en a
qui sont, je ne veux pas dire supérieurs aux siens, mais antérieurs,
et qui coexistent avec les siens. Les premiers sont les droits des
familles; les enfants appartiennent aux familles avant d'appartenir à
l'État... Le régime de l'Université n'admettait pas ce droit primitif
et inviolable des familles. Il n'admettait pas non plus, du moins à un
degré suffisant, un autre ordre de droits, et je me sers à dessein de
ce mot, les droits des croyances religieuses... Napoléon ne comprit
pas toujours que les croyances religieuses et les hommes chargés de
les maintenir dans la société ont le droit de les transmettre, de
génération en génération, par l'enseignement, telles qu'ils les ont
reçues de leurs pères... Le pouvoir civil doit laisser le soin de
cette transmission des croyances entre les mains du corps et des
hommes qui ont le dépôt des croyances.» Aussi, loin de vouloir éluder
la promesse de la liberté d'enseignement, le ministre proclamait très
haut qu'il importait à l'État, à la monarchie, de la remplir. Parlant
de la lutte engagée entre l'Église et l'Université, il déclara que le
rôle du gouvernement était non de prendre parti pour l'Université,
comme avaient fait souvent les ministres, mais de s'élever «au-dessus»
de cette lutte, afin de «la pacifier». C'était pour faciliter cette
pacification, ajoutait-il, qu'on avait supprimé l'ancien conseil royal
directement engagé dans le conflit avec le clergé. Il terminait en
proclamant une fois de plus sa volonté de sauvegarder la liberté et la
paix religieuses[570].

[Note 570: Discours du 31 janvier 1846.]

L'effet fut immense. L'opposition, interdite, avait écouté dans un
morne silence. La majorité, qui naguère, dans ces mêmes questions,
suivait M. Thiers, était conquise, émue, ravie qu'on lui proposât pour
programme ces hautes pensées. «J'ai rarement vu un enthousiasme aussi
général», écrivait un contemporain. L'un des députés s'approchant de
M. Guizot comme il descendait de la tribune: «Monsieur, lui dit-il,
votre haute raison a fait taire mes mauvais instincts.» Devant ce
grand succès, M. Thiers ne reprit la parole que pour constater sa
déroute et en appeler à l'avenir. Vainement M. Dupin tenta un retour
offensif, et jeta à la Chambre le mot de «moines», du même accent dont
un musulman prononce le mot «chiens» en parlant des chrétiens; il dut,
devant les murmures d'impatience, battre en retraite comme M. Thiers.
L'impression s'étendit hors du Parlement. L'acte parut si
«considérable» aux journaux de la gauche, qu'ils y dénoncèrent un
changement de «la politique du règne». Les amis de la liberté
religieuse applaudissaient. «M. Guizot, disait le _Correspondant_, a
dû voir par l'unanimité de la presse religieuse quel est le fond des
coeurs catholiques. Quand des paroles de paix et d'impartialité se
font entendre, ils s'émeuvent et oublient facilement le passé.»
L'auteur de l'article allait jusqu'à comparer l'effet produit par les
paroles du ministre à l'enthousiasme ressenti lorsque le premier
Consul avait rouvert les églises.

Ces belles espérances ne devaient pas entièrement se réaliser. Sans
doute, dans les dernières années de la monarchie, on ne reverra plus
rien de pareil aux luttes passionnées qui, de la présentation du
projet de 1841 à la fin de la mission de M. Rossi en juillet 1845, ont
tant agité les catholiques. Mais ce ne sera pas encore le règne de la
pleine paix religieuse, fondée sur la satisfaction des droits. Le
gouvernement de Juillet tombera sans avoir réalisé l'intention sincère
qu'il avait de résoudre le problème de la liberté de l'enseignement
secondaire. Ce sera son malheur et peut-être le châtiment de ses
timidités et de ses préventions, que les nobles idées qui avaient été
semées et avaient germé sous son règne, ne mûriront et ne seront
moissonnées qu'après sa chute. Toutefois, si sévère que l'on soit dans
l'appréciation de la politique religieuse alors suivie, il ne serait
pas juste de confondre, dans une mesure quelconque, la monarchie
constitutionnelle avec les gouvernements qui se sont faits les
persécuteurs de l'Église. Rien de commun entre des hommes politiques
qui voulaient sincèrement résister à la perversion intellectuelle,
mais qui croyaient à tort pouvoir le faire avec la seule doctrine du
«juste milieu», qui, en déclinant, pour cette résistance, le concours
des catholiques militants, s'imaginaient seulement écarter une
exagération en sens contraire,--et les sectaires qui, à d'autres
époques, ont poursuivi plus ou moins ouvertement une oeuvre de
destruction religieuse et sociale. Rien de commun entre les
conservateurs qui, en face de questions toutes nouvelles, ont craint
de s'engager dans des chemins alors inconnus, qui n'ont pas su
devancer les préjugés régnants, pour inaugurer une réforme légitime,
et les révolutionnaires qui prétendraient aujourd'hui revenir en
arrière et supprimer les droits acquis. Ajoutons que, si le
gouvernement du roi Louis-Philippe a eu le tort d'hésiter à accorder
aux catholiques une liberté nouvelle, il leur a du moins toujours
assuré, même quand il pouvait en être gêné, l'usage des libertés
publiques au moyen desquelles leur cause devait finir par triompher.
Fait bien rare, la lutte, loin de l'échauffer et de le porter à la
violence, ne faisait qu'augmenter son désir de pacification.
Semblait-il parfois poussé par les circonstances à prendre des mesures
vexatoires, il ne tardait pas à s'arrêter, par un sentiment naturel de
modération, de bienveillance et d'honnêteté politique. En somme, ces
années ont été, pour l'Église, des années de combats, non des années
de souffrances. Bien au contraire, on aurait peine à trouver, dans ce
siècle, une époque où les catholiques aient davantage ressenti cette
confiance intime, cette impulsion victorieuse d'une cause en progrès,
où surtout ils aient pu se croire aussi près de dissiper les
malentendus qui éloignent l'esprit moderne de la vieille foi, et de
résoudre ainsi le plus difficile et le plus important des problèmes
qui pèsent sur notre temps. Que ce gouvernement ait eu tout le mérite,
et le mérite voulu, des avantages recueillis par le catholicisme sous
son règne, nous ne le prétendons pas; mais on ne peut nier qu'il n'y
ait été pour quelque chose, ne serait-ce que par le bienfait de ces
lois et de ces moeurs sous l'empire desquelles le monopole et
l'oppression ne pouvaient longtemps résister aux réclamations des
intérêts et aux protestations des consciences.

Cette mesure et cette équité dans l'appréciation de la politique
religieuse de la monarchie de 1830, les catholiques ne pouvaient pas
l'avoir sur le moment, en pleine bataille. Ne voyant que ce qu'on
tardait à leur accorder, ils s'éloignèrent chaque jour davantage de
cette monarchie, à ce point que plusieurs la virent tomber sans regret
ou même saluèrent la révolution de Février comme une délivrance. La
justice n'est venue que plus tard, sous la leçon des événements et par
l'effet des comparaisons. Quelques-uns cependant, et non des moins
illustres, ne l'ont pas fait longtemps attendre. Dès juillet 1849, M.
de Montalembert, qui avait été l'un des plus passionnés dans la lutte,
mais dont l'âme généreuse ne supportait pas un moment la pensée d'être
injuste envers des vaincus, se reprochait publiquement d'avoir poussé
trop loin et trop vivement son opposition contre le gouvernement du
roi Louis-Philippe, de n'avoir pas bien «apprécié toutes ses
intentions», et de n'avoir pas assez «pris compassion de ses
difficultés[571]». Un peu plus tard, il faisait remonter jusqu'à
l'époque de la monarchie de Juillet l'origine et l'honneur de tous les
succès remportés depuis par la cause catholique; il rappelait à ses
coreligionnaires tout ce qu'ils avaient alors gagné, grâce aux
libertés publiques, «grâce à ce culte du droit, à cette horreur de
l'arbitraire qu'inspirait le régime parlementaire[572]». Et, dans le
même temps, tandis que M. de Montalembert s'honorait par cet aveu,
les conservateurs qui lui avaient, avant 1848, marchandé la liberté
d'enseignement, éclairés par des événements redoutables, confessaient
eux aussi leur erreur passée et la réparaient en faisant avec les
catholiques la grande loi de 1850. Ne convenait-il pas de terminer par
le spectacle de cette réconciliation l'histoire des luttes qui,
pendant quelques années, avaient malheureusement séparé des causes et
des hommes faits pour être unis? Aussi bien le rapprochement ainsi
opéré entre le parti de la liberté religieuse et celui de la monarchie
constitutionnelle a-t-il été définitif: rien depuis n'est venu le
troubler, et tout au contraire a contribué à le rendre plus étroit.

[Note 571: Discours sur la loi de la presse, du 21 juillet 1849, et
lettre à l'_Univers_ du 23 juillet.]

[Note 572: _Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle._ (1852.)]


FIN DU TOME CINQUIÈME.



TABLE DES MATIÈRES



LIVRE V

LA POLITIQUE DE PAIX.

(1841-1845)


                                                                Pages.
  CHAPITRE PREMIER.--L'AFFAIRE DU DROIT DE VISITE ET LES
    ÉLECTIONS GÉNÉRALES DE 1842 (juillet 1841-juillet 1842).         1

     I. Que faire? M. Guizot comprenait bien le besoin que le
       pays avait de paix et de stabilité, mais cette sagesse
       négative ne pouvait suffire.                                  2

    II. Les troubles du recensement. L'attentat de Quénisset.        7

   III. Les acquittements du jury. Affaire Dupoty. Élection et
       procès de M. Ledru-Rollin.                                   11

    IV. Ouverture de la session de 1842. Débat sur la convention
       des Détroits.                                                17

     V. Convention du 20 décembre 1841 sur le droit de visite.
       Agitation imprévue contre cette convention. Discussion à la
       Chambre et vote de l'amendement de M. Jacques Lefebvre.      22

    VI. M. Guizot est devenu un habile diplomate. Ses rapports
       avec la princesse de Lieven. Lord Aberdeen.                  32

   VII. Mécontentement des puissances à la suite du vote de la
       Chambre française sur le droit de visite. La France ne
       ratifie pas la convention. Les autres puissances la
       ratifient, en laissant le protocole ouvert.                  36

  VIII. Situation difficile de M. Guizot en présence de
       l'agitation croissante de l'opinion française contre le
       droit de visite, des irritations de l'Angleterre et des
       mauvaises dispositions des cours continentales. Comment il
       s'en tire.                                                   40

    IX. Débats sur la réforme parlementaire et sur la réforme
       électorale. Victoire du cabinet. Mort de M. Humann, remplacé
       au ministère des finances par M. Lacave-Laplagne.            50

     X. Les chemins de fer. Tâtonnements jusqu'en 1842. Projet
       d'ensemble déposé le 7 février 1842. Discussion et vote.
       Importance de cette loi.                                     59

    XI. Élections du 9 juillet 1842. Leur résultat incertain.
       Joie de l'opposition et déception du ministère.              74


  CHAPITRE II.--LA MORT DU DUC D'ORLÉANS (juillet-septembre 1842).  79

     I. La catastrophe du chemin de la Révolte. L'agonie du
       prince royal. La duchesse d'Orléans.                         79

    II. Douleur générale. Le duc d'Orléans était très aimé et
       méritait de l'être. Inquiétude en France et au dehors.       85

   III. Nécessité d'une loi de régence. Attitude de l'opposition.
       Projet préparé par le gouvernement. M. Thiers presse
       l'opposition de l'accepter.                                  91

    IV. Ouverture de la session. Discussion de la loi de
       régence. M. de Lamartine et M. Guizot. M. Odilon Barrot
       attaque la loi. M. Thiers lui répond et se sépare de lui
       avec éclat. Vote de la loi.                                  99

     V. Scission du centre gauche et de la gauche. Le pays est
       calme et rassuré.                                           113


  CHAPITRE III.--LE MINISTÈRE DURE ET S'AFFERMIT (septembre
    1842-septembre 1843).                                          119

     I. Le ministère s'occupe de compléter sa majorité. Il
       obtient à Londres la clôture du protocole relatif à la
       ratification de la convention du 20 décembre 1841.          119

    II. Négociations pour l'union douanière avec la Belgique.
       Résistances des industriels français. Opposition des
       puissances. Susceptibilités des Belges. Devant ces
       difficultés, le gouvernement renonce à ce projet.           124

   III. Ouverture de la session de 1843. Silence de M. Thiers.
       M. de Lamartine passe à l'opposition. Son rôle politique
       depuis 1830, et comment il a été amené à se déclarer
       l'adversaire du gouvernement.                               135

    IV. Avantages que l'opposition trouve à porter le débat sur
       les affaires étrangères. Le droit de visite à la Chambre des
       pairs. À la Chambre des députés, le projet d'adresse demande
       la revision des conventions de 1831 et de 1833. M. Guizot
       n'ose le combattre, mais se réserve de choisir le moment
       d'ouvrir les négociations. Vote dont chaque parti prétend
       s'attribuer l'avantage.                                     150

     V. La loi des fonds secrets. Intrigues du tiers parti.
       Succès du ministère.                                        161

    VI. La difficulté diplomatique de la question du droit de
       visite. Débats du parlement anglais. Dispositions de M. de
       Metternich.                                                 167

   VII. Les affaires d'Espagne. Espartero régent. L'Angleterre
       n'accepte pas nos offres d'entente. L'ambassade de M. de
       Salvandy.                                                   172

  VIII. La question du mariage de la reine Isabelle. Le
       gouvernement du roi Louis-Philippe renonce à toute
       candidature d'un prince français, mais veut un Bourbon. La
       candidature du prince de Cobourg. Le cabinet français fait
       connaître ses vues aux autres puissances. Accueil qui leur
       est fait. Chute d'Espartero. Son contre-coup sur l'attitude
       du gouvernement anglais.                                    178

    IX. La reine Victoria se décide à venir à Eu. Le débarquement
       et le séjour. Conversations politiques sur le droit de visite
       et sur le mariage espagnol. Satisfaction de la reine Victoria
       et du roi Louis-Philippe. Effet en France et à l'étranger.
       Bonne situation du ministère du 29 octobre.                 190


  CHAPITRE IV.--L'ENTENTE CORDIALE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE
    (septembre 1843-février 1844).                                 206

     I. Lord Aberdeen et ses rapports avec le cabinet français.
       Les voyages du duc de Bordeaux en Europe. Sur la demande du
       gouvernement du Roi, la reine Victoria décide de ne pas
       recevoir le prétendant. Les démonstrations de Belgrave
       square. Leur effet sur le roi Louis-Philippe. Cet incident
       manifeste les bons rapports des deux cabinets.              206

    II. Le discours du trône en France proclame l'entente
       cordiale. Discussion sur ce sujet dans la Chambre des
       députés. M. Thiers rompt le silence qu'il gardait depuis
       dix-huit mois. L'entente cordiale ratifiée par la Chambre.  219

   III. Débats du parlement anglais. Discours de sir Robert
       Peel.                                                       226

    IV. La dotation du duc de Nemours. Une manifestation des
       bureaux empêche la présentation du projet désiré par le Roi.
       Article inséré dans le _Moniteur_. Mauvais effet produit.   229

     V. L'incident de Belgrave square devant les Chambres. Le
       projet d'adresse «flétrit» les députés légitimistes. Premier
       débat entre M. Berryer et M. Guizot. Faut-il maintenir le
       mot: _flétrit_? Nouveau débat. M. Berryer rappelle le voyage
       de M. Guizot à Gand. Réponse du ministre. Scène de violence
       inouïe. Le vote. Réélection des «flétris». Reproches faits
       par le Roi à M. de Salvandy. Conséquences fâcheuses que
       devait avoir pour la monarchie de Juillet l'affaire de la
       «flétrissure».                                              233


  CHAPITRE V.--BUGEAUD ET ABD EL-KADER (1840-1844).                251

     I. Abd el-Kader recommence la guerre à la fin de 1839. Le
       maréchal Valée reçoit des renforts. La campagne de 1840. Ses
       médiocres résultats.                                        251

    II. Débats à la Chambre des députés. Idées exprimées par le
       général Bugeaud. M. Thiers songe à le nommer gouverneur de
       l'Algérie, mais n'ose pas. Cette nomination est faite par le
       ministère du 29 octobre.                                    262

   III. Antécédents et portrait du général Bugeaud.                268

    IV. Système de guerre que le nouveau gouverneur veut
       appliquer en Afrique et qu'il a proclamé à l'avance.        274

     V. Les lieutenants qu'il va trouver en Algérie. Changarnier.
       La Moricière. Ce dernier, comme commandant de la division
       d'Oran, a été le précurseur du général Bugeaud.             279

    VI. Le gouverneur entre tout de suite en campagne, au
       printemps de 1841. Occupation de Mascara et destruction des
       établissements d'Abd el-Kader.                              287

   VII. L'armée apprend à vivre sur le pays. Campagne de
       l'automne de 1841.                                          292

  VIII. La Moricière s'installe à Mascara. Sa campagne d'hiver
       autour de cette ville. Les résultats obtenus. Bugeaud défend
       La Moricière contre les bureaux du ministère de la guerre.
       Bedeau à Tlemcen.                                           299

    IX. Le sergent Blandan. Expédition du Chélif au printemps de
       1842 et soumission des montagnes entourant la Métidja. La
       Moricière continue ses opérations autour de Mascara.        309

     X. Campagne de l'automne 1842. Changarnier et l'Oued-Fodda.
       Grands résultats de l'année 1842.                           316

    XI. Retour offensif d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis au
       commencement de 1843. Fondation d'Orléansville.             320

   XII. La smala. Le duc d'Aumale. Surprise et dispersion de la
       smala. Effet produit.                                       323

  XIII. Bugeaud est nommé maréchal. Ses difficultés avec le
       général Changarnier.                                        334

   XIV. Abd el-Kader est rejeté sur la frontière du Maroc.         338

    XV. Le gouvernement du peuple conquis. Les bureaux arabes.
       La colonisation.                                            341

   XVI. L'Algérie et le Parlement. Rapports du gouverneur avec
       M. Guizot et avec le maréchal Soult. Bugeaud et la presse.  346

  XVII. Bugeaud a eu le premier rôle dans la conquête. Ses
       lieutenants. L'armée d'Afrique. La guerre d'Algérie a-t-elle
       été profitable à notre éducation militaire?                 355


  CHAPITRE VI.--TAÏTI ET LE MAROC (février-septembre 1844).        364

     I. Le protectorat de la France sur les îles de la Société.
       Le protectorat est changé en prise de possession. Le
       gouvernement français ne ratifie pas cette prise de
       possession. Il est violemment critiqué dans la Chambre et
       dans la presse.                                             364

    II. Impression produite en Angleterre. Voyage du Czar à
       Londres.                                                    373

   III. Abd el-Kader sur la frontière du Maroc. Attaque des
       Marocains. Envoi d'une escadre sous les ordres du prince de
       Joinville. Instructions adressées au prince et au maréchal
       Bugeaud. Attitude de l'Angleterre. Impatience du maréchal et
       réserve du prince.                                          381

    IV. Incident Pritchard. Grande émotion en Angleterre et en
       France. Négociations entre les deux cabinets. Excitation
       croissante de l'opinion des deux côtés du détroit.          389

     V. Bombardement de Tanger. Bataille d'Isly. Bombardement de
       Mogador et occupation de l'île qui ferme le port de cette
       ville.                                                      396

    VI. Effet produit par ces faits d'armes en Angleterre. Un
       conflit avec la France paraît menaçant. Attitude de
       l'Europe.                                                   401

   VII. Le gouvernement français comprend la nécessité d'en
       finir. Arrangement de l'affaire Pritchard et traité avec le
       Maroc. Attaques des oppositions en France et en Angleterre.
       Injustice de ces attaques.                                  407


  CHAPITRE VII.--L'ÉPILOGUE DE L'AFFAIRE PRITCHARD (septembre
    1844-septembre 1845).                                          417

     I. La visite de Louis-Philippe à Windsor.                     417

    II. Ouverture de la session de 1845. Les menées de
       l'opposition. M. Molé et M. Guizot à la Chambre des pairs.
       Le débat de l'adresse à la Chambre des députés. Le
       paragraphe relatif à l'affaire Pritchard n'est voté qu'à
       huit voix de majorité.                                      421

   III. Le ministère doit-il se retirer? Il se décide à rester.
       Polémiques de la presse de gauche. La loi des fonds secrets
       au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Le ministère est
       vainqueur. Rencontre de M. Guizot et de M. Thiers. Maladie
       de M. Guizot.                                               432

    IV. Les premiers pourparlers sur l'affaire du droit de
       visite. Nomination de deux commissaires, le duc de Broglie
       et le docteur Lushington. L'opposition prédit l'insuccès. Le
       duc de Broglie à Londres. Les négociations. Le traité du 29
       mai 1845.                                                   444

     V. Effet du traité à Paris et à Londres. Seconde visite de
       la reine Victoria à Eu. Succès du cabinet. Discours prononcé
       par M. Guizot devant ses électeurs.                         453


  CHAPITRE VIII.--LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT.                       459

     I. La paix religieuse sous le ministère du 1er mars et au
       commencement du ministère du 29 octobre.                    459

    II. Le projet déposé en 1841 sur la liberté d'enseignement.
       Les évêques, menacés dans leurs petits séminaires, élèvent
       la voix. C'est la lutte qui commence.                       464

   III. L'irréligion dans les collèges. M. Cousin et la
       philosophie d'État. Attaques des évêques contre cette
       philosophie. Livres et brochures contre l'enseignement
       universitaire. L'_Univers_ et M. Veuillot. Dans le sein même
       du catholicisme, on blâme certains excès de la polémique.   468

    IV. M. Cousin et ses disciples en face de ces attaques.
       Renaissance du voltairianisme.                              479

     V. M. de Montalembert et le parti catholique. Il ne veut
       agir qu'avec les évêques. Difficulté de les amener à ses
       idées et à sa tactique. Mgr Parisis. M. de Montalembert
       secoue la torpeur des laïques. Il manque parfois un peu de
       mesure. L'armée catholique fait bonne figure au commencement
       de 1844.                                                    483

    VI. L'Université et ses défenseurs repoussent la liberté.
       Diversions tentées par les partisans du monopole. Les «Cas
       de conscience». Les Jésuites. Les cours de M. Quinet et de
       M. Michelet au Collège de France. Le livre du P. de Ravignan
       _De l'existence et de l'Institut des Jésuites_.             497

   VII. Les dispositions du gouvernement. M. Guizot, M. Martin
       du Nord et M. Villemain. La majorité. Le Roi. Ses relations
       avec Mgr Affre.                                             514

  VIII. Les bons rapports du gouvernement avec le clergé sont
       altérés. Difficultés avec les évêques. Mécontentement des
       universitaires. Attitude effacée du ministère dans les
       débats soulevés à la Chambre. M. Dupin et M. de
       Montalembert.                                               525

    IX. Le projet de loi déposé en 1844 sur l'enseignement
       secondaire. Le rapport du duc de Broglie. La discussion.
       Échecs infligés aux universitaires et aux catholiques.      533

     X. Le rapport de M. Thiers. M. Villemain remplacé par M. de
       Salvandy.                                                   543

    XI. L'affaire du _Manuel_ de M. Dupin. Nouvelles attaques
       contre les Jésuites.                                        548

   XII. M. Thiers s'apprête à interpeller le gouvernement sur
       les Jésuites. Le gouvernement embarrassé recourt à Rome.
       Mission de M. Rossi. La discussion de l'interpellation. Les
       catholiques se préparent à la résistance. Note du _Moniteur_
       annonçant le succès de M. Rossi.                            552

  XIII. M. Rossi à Rome. Le Pape conseille aux Jésuites de
       faire des concessions. Équivoque et malentendu.             563

   XIV. Effet produit en France. Les mesures d'exécution.
       Tristesse des catholiques. Était-elle fondée? Apaisement à
       la fin de 1845. Un discours de M. Guizot. Les catholiques et
       la monarchie de Juillet.                                    568


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.





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