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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
Author: Dufour, Pierre
Language: French
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  Note de transcription:

  Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
  corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.

  La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+.



    HISTOIRE
    DE LA
    PROSTITUTION
    CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
    DEPUIS
    L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

    PAR

    PIERRE DUFOUR,
    Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
    étrangères.

    ÉDITION ILLUSTRÉE
    Par 20 belles gravures sur acier,
    exécutées par les Artistes les plus éminents.

    TOME SECOND

    PARIS.--1851.

    SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
    ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4.

    TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
    RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.



    HISTOIRE
    DE LA
    PROSTITUTION
    CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
    DEPUIS
    L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

    PAR

    PIERRE DUFOUR,
    Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
    étrangères.

    TOME DEUXIÈME.

    PARIS--1851

    SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
    ET
    P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ.



    HISTOIRE
    DE
    LA PROSTITUTION.



CHAPITRE XVII.

  SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
  catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
  quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
  femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
  de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
  --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
  Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
  cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
  --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
  des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
  lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
  _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
  --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
  --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
  --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
  la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
  --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
  _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
  qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
  prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
  nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
  _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
  --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
  faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
  lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
  location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.


Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux
que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur
nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des
filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur
métier. Il y avait, comme nous l'avons dit, deux grandes catégories de
filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes;
il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles
qui n'étaient destinées qu'à l'exercice de la Prostitution légale, les
lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes,
donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les
moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc.
On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés,
n'étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la
Prostitution qui s'y glissait sournoisement ou qui s'y installait avec
effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus
ou moins animée, plus ou moins indécente.

Publius Victor, dans son livre des _Lieux et des Régions de Rome_,
constate l'existence de quarante-six lupanars; mais il n'entend parler
que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des
fondations d'utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance
directe des édiles. Il serait difficile d'expliquer autrement ce petit
nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices.
Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n'énumère pas
les lupanars qui s'y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en
comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte
Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains
qu'il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs
propriétaires. Il ne cite, d'ailleurs, nominativement qu'un seul
lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l'insolente
dénomination de _petit sénat des femmes_ (_senatulum mulierum_). Il n'y
a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar;
mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude,
d'après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon
leurs lecteurs dans ces endroits, qu'ils supposaient sans doute leur
être familiers. On doit penser que si l'organisation intérieure des
lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient
d'ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les
plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la
cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du
grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la
quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le
quartier de l'Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans
la deuxième région, dite du mont Coelius, elle réunissait autour du
grand marché (_macellum magnum_) et des casernes de troupes étrangères
(_castra peregrina_) une foule de maisons de Prostitution (_lupariæ_),
comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus
considérable encore de cabarets, d'hôtelleries, de boutiques de barbiers
(_tabernæ_) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n'étaient
point exemptes du fléau des _lupariæ_, puisqu'elles possédaient aussi
des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y
furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin,
d'ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions
éloignées du centre de la ville, d'autant plus que la clientèle
ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers
plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des
marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l'envi, pour
lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple.

Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (_cellæ_ et
_fornices_), qui ne servaient qu'à la Prostitution pour l'usage du bas
peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire
entrer ces asiles de débauche, accrédités par l'usage, dans la catégorie
des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en
racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes
voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du
grand Cirque, avaient été abandonnés à l'exercice public de la débauche;
et Panvinius, dans son traité _des Jeux_ du Cirque, conclut, de ce
passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme
annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui
assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre,
quittaient leur siége aussi souvent qu'elles étaient appelées, pour
contenter des désirs qui se multipliaient et s'échauffaient autour
d'elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité _du Cirque_,
n'hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque,
dans le théâtre même, et il cite ce vers d'un vieux poëte latin, en
l'honneur d'une courtisane bien connue au grand Cirque: _Deliciæ populi,
magno notissima Circo Quintilia_. En effet, sous les gradins que le
peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites,
favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de
raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination
aux ruines d'une immense construction souterraine, qu'on voit encore
près de l'ancien port de Misène, et qu'on appelle toujours les _Cent
Chambres_ (_centum cameræ_). Il est probable que ce singulier édifice,
dont l'usage est resté ignoré et incompréhensible, n'était qu'un vaste
lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine.

Mais habituellement les lupanars, loin d'être établis sur d'aussi
gigantesques proportions, ne contenaient qu'un nombre assez borné de
cellules très-étroites, sans fenêtres, n'ayant pas d'autre issue qu'une
porte, qui n'était fermée souvent que par un rideau. Le plan d'une des
maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu'était un
lupanar, quant à l'ordonnance des cellules, qui s'ouvraient sans doute
sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où
les chambres à coucher (_cubiculi_), généralement fort exiguës et
contenant à peine la place d'un lit, ne sont éclairées que par une
porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres
étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des
autres dans les lupanars. Pendant le jour, l'établissement étant fermé
n'avait pas besoin d'enseigne, et ce n'était qu'un luxe inutile lorsque
le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l'attribut obscène de
Priape: on en suspendait la figure à l'entrée du repaire qui lui était
dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe
en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s'y rendait
d'un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles
se rendaient chacune à son poste avant l'ouverture de la maison; chacune
avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un
écriteau sur lequel était inscrit le nom d'emprunt (_meretricium nomen_)
que portait la courtisane dans l'habitude de son métier. Souvent,
au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l'admission dans la
cellule, pour éviter des réclamations de part et d'autre. La cellule
était-elle occupée, on retournait l'écriteau, derrière lequel on lisait:
OCCUPATA. Quand la cellule n'avait pas d'occupant, on disait, dans le
langage de l'endroit, qu'elle était _nue_ (_nuda_). Plaute, dans son
_Asinaria_, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces
détails de moeurs. «Qu'elle écrive sur sa porte, dit Plaute: _Je suis
occupée_.» Ce qui prouve qu'en certaines circonstances, l'inscription
était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même.
«L'impudique _lena_, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d'amateur»
(_obscena nudam lena fornicem clausit_). Un passage de Sénèque, mal
interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les
mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l'écriteau
pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette
phrase: _Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus_, en
voyant cet écriteau suspendu devant la porte (_in fronte_), tandis que
les filles restaient assises à côté.

Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la
différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du
mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures
à la détrempe et à l'eau d'oeuf représentaient, soit en tableaux, soit
en ornements, les sujets les plus conformes à l'usage habituel du local:
c'étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la
Prostitution; dans les lupanars d'un ordre plus relevé, c'étaient des
images érotiques tirées de la mythologie; c'étaient des allégories aux
cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la
débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus
bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se
blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes
sous les eaux et les colombes dans les airs; il s'enroulait en
guirlandes, il se tressait en couronnes: l'imagination du peintre
semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour
en exagérer l'indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures
si bien appropriées à la place qu'elles occupaient, on ne voyait jamais
figurer isolément l'organe de la femme, comme si ce fût une convention
tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable.
Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent
dans l'ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur
des yeux n'existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié
la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se
recommandait pas, d'ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la
fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les
murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus.
Quant à l'ameublement, il se composait d'une natte, d'une couverture et
d'une lampe. La natte, d'ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en
roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la
remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit
lit en bois (_pulvinar_, _cubiculum_, _pavimentum_); la couverture,
hideusement tachée, n'était qu'un misérable assemblage de pièces, en
étoffes différentes, qu'on appelait, à cause de cela, _cento_ ou
rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté
indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui
empêchaient l'huile de brûler et la flamme de s'élever au-dessus de son
auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que
personne n'eût l'idée de se l'approprier: il n'y avait rien à voler dans
ces lieux-là.

Cependant il est certain, d'après les désignations mêmes des maisons de
débauche, qu'elles n'étaient pas toutes fréquentées par la vile
populace, et qu'elles offraient par conséquent de notables différences
en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une
fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, _impluvium_, autour de
laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, _cellæ_; ailleurs,
ces chambres se nommaient _sellæ_, siéges à s'asseoir, parce qu'elles
étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars
réservés exclusivement à la plèbe, et qui n'étaient autres que des caves
ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait _fornix_;
c'est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de _lupanar_, qu'on a fait
_fornication_, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des
_fornices_. L'odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui
y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde
dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l'huile: _Olenti
in fornice_, dit Horace, _redolet adhuc fuliginum fornicis_, dit
Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu'on appelait
_stabula_, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la
paille, comme dans une écurie. Les _pergulæ_ ou balcons devaient ce
surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le
long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles
étaient mises en montre sur cette espèce d'échafaud, et le lénon ou la
léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna
occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons
ou de filles. Quelquefois la _pergula_ n'était qu'une petite maison
basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l'un et de
l'autre sexe. Quand le _lupanar_ était surmonté d'une sorte de tour ou
de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on
l'appelait _turturilla_ ou colombier, parce que les tourterelles ou les
colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces
nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: _Ita dictus
locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est
peni_. Le _casaurium_ était le lupanar extra-muros, simple cabane
couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe
errante des filles en contravention avec la police de l'édile. Le mot
_casaurium_, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus
loin que _casa_, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants
retrouvaient dans ce mot-là l'étymologie grecque de +kassa+ ou de
+kasaura+, qui signifiait _meretrix_: +kasaura+ avait fait tout
naturellement _casaurium_. C'était dans ces bouges que se réfugiaient
quelquefois les _scrupedæ_ (_pierreuses_), que la Prostitution cachait
ordinairement au milieu des pierres et des décombres.

Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s'appliquaient à
tous sans distinction: «_Meritoria_, dit saint Isidore de Séville, ce
sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C'étaient
surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des
_meritorii_. «_Ganeæ_, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines,
où l'on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, +gas+, terre;»
«_Ganei_, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de
Prostitution, ainsi nommées par analogie avec +ganos+, volupté, et
+gynê+, femme.» On employait fréquemment l'expression de _lustrum_ dans
le sens de lupanar, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de mots
était devenu une locution usuelle où l'on ne cherchait plus malice.
_Lustrum_ signifiait à la fois _expiation_ et _bois sauvage_. Les
premiers errements de la Prostitution s'enfonçaient dans l'ombre épaisse
des forêts, et depuis, comme pour expier ces moeurs de bête fauve, les
prostituées payaient un impôt _lustral_ expiatoire: de là l'origine du
mot _lustrum_ pour _lupanar_. «Ceux qui, dans les lieux retirés et
honteux, s'abandonnent aux vices de la gourmandise et de l'oisiveté, dit
Festus, méritent qu'on les accuse de vivre en bêtes (_in lustris vitam
agere_).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la
véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce
fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (_in
lustris circum oppida lustrans_).» On appliquait avec raison le nom de
_desidiabula_ aux lupanars, pour représenter l'oisiveté de ses
malheureux habitants. S'il n'y avait que des femmes dans un
établissement de Prostitution, il prenait les noms de _sénat des
femmes_, de _conciliabule_, de _cour des mérétrices_ (_senatus
mulierum_, _conciliabulum_, _meretricia curia_, etc.); et selon que ces
noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu'on y
ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de _conciliabule
de malheur_ un de ces lieux infâmes. Quand l'une et l'autre Vénus,
suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces
repaires, on les qualifiait pompeusement de _réunion de tous les
plaisirs_ (_libidinum consistorium_).

Le personnel d'un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le
_leno_ ou la _lena_ n'avait dans son établissement que des esclaves
achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage
n'était que le propriétaire du local et servait seulement
d'intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les
bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis
suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés,
apportait de l'eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et
gardait les cellules _occupées_; là, ces spéculateurs dédaignaient de se
mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves
qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les _ancillæ ornatrices_
veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la
toilette et refardaient le visage; les _aquarii_ ou _aquarioli_
distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l'eau glacée, du vin et
du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la
fatigue; le _bacario_ était un petit esclave qui donnait à laver et
présentait l'eau dans un vase (_bacar_) à long manche et à long goulot;
enfin, le _villicus_ ou fermier avait pour mission de débattre les prix
avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l'écriteau
d'une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à
l'établissement, pour pratiquer en sous-ordre le _lenocinium_; pour
aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour
attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs
dénominations d'_adductores_, de _conductores_, et surtout
d'_admissarii_. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce
qu'ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se
prostituer eux-mêmes, si l'occasion s'offrait d'exciter à la débauche
pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des
paysans romains, _admissarius_ était tout simplement, tout naïvement,
l'étalon, le taureau, qu'on amène à la vache ou à la jument. Cicéron,
dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de
ces chasseurs d'hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet
admissaire, dès qu'il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de
la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts
voluptueux, à cette pensée qu'il avait trouvé non pas un maître de
vertu, mais un prodige de libertinage.»

Le costume des _meretrices_ dans les lupanars n'était caractérisé que
par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la
courtisane prouvait par là qu'elle n'avait aucune prétention au titre de
matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient
pour elles de leur naissance _ingénue_. Cette perruque blonde, faite
avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la
partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en
se rendant au lupanar; où elle n'entrait même qu'avec un nom de guerre
ou d'emprunt. Elle devait, d'ailleurs, sur d'autres points, éviter toute
ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la
bandelette (_vitta_), large ruban avec lequel les matrones tenaient
leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue
tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones:
«Ils appelaient _matrones_, dit Festus, celles qui avaient le droit
d'avoir des stoles.» Mais les règlements de l'édile relatifs à
l'habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu'elles
adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart,
étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d'un voile de soie
transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais
toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d'épingles d'or, ou
couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs
cellules, ou bien se promenant sous le portique (_nudasque meretrices
furtim conspatiantes_, dit Pétrone), mais encore, à l'entrée du lupanar,
dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire,
nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (_nudum
olido stans fornice_). Souvent, à l'instar des prostituées de Jérusalem
et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du
corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une
étoffe d'or (_tunc nuda papillis prostitit auratis_, dit Juvénal). Les
amateurs (_amatores_) n'avaient donc qu'à choisir d'après leurs goûts.
Le lieu n'était, d'ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou
par une lampe qui brûlait à la porte, et l'oeil le plus perçant ne
découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses
voluptueuses. Dans l'intérieur des cellules, on n'en voyait pas beaucoup
davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois
même, la lampe s'éteignant faute d'air ou d'huile, on ne savait pas
même, dit un poëte, si l'on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.»

Lorsqu'une malheureuse, lorsqu'une pauvre enfant se sacrifiait pour la
première fois, c'était fête au lupanar; on appendait à la porte une
lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce
mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de
l'horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique
pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l'auteur
de cette vilaine action, qu'il payait plus cher, sortait du bouge,
couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité
s'imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer
par des joueurs d'instruments qui appartenaient aussi au personnel de
la débauche. Un tel usage, toléré par l'édile, était un outrage d'autant
plus sanglant pour les moeurs, que les nouveaux mariés conservaient,
surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de
branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces.
«_Ornentur_, dit Juvénal, _postes et grandi janua lauro_.» Tertullien
dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu'elle ose sortir de cette
porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d'un nouveau
consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que
l'établissement et l'ouverture d'un nouveau lupanar donnaient lieu à ce
déploiement de lauriers et d'illuminations. En lisant Martial, Catulle
et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d'avouer que la
Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus
fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l'honneur de
défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu'il décréta pour
l'empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu'elle
arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à
l'empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des
historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune
garçon, mutilé autrefois par l'art infâme d'un avide trafiquant
d'esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et
la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné
à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit
conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.»
Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l'on
changeait ainsi en femmes pour l'usage de la Prostitution, et Nerva
confirma l'édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de
se faire, hors de l'empire romain, ou du moins hors de Rome, et des
marchands d'esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de
jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la
jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire
des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la
virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces
d'eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: _castrati_, ceux qui
n'avaient rien gardé de leur sexe; _spadones_, ceux qui n'en avaient que
le signe impuissant; et _thlibiæ_, ceux qui avaient subi, au lieu du
tranchant de l'acier, la compression d'une main cruelle.

Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de
l'intérieur d'un lupanar et de ce qui s'y passait. Une de ces
descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le
bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu'elle
croyait l'empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie,
que la prose est incapable de rendre, l'auguste courtisane, qui osait
préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la
cuculle de nuit destinée à s'y rendre, se levait, accompagnée d'une
seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle
entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau
rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge
couverte d'un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa
porte, elle étale le ventre qui t'a porté, noble Britannicus! Elle
accueille d'un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le
salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux
assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort
triste, et pourtant elle n'a fermé sa cellule que la dernière; elle
brûle encore de désirs qu'elle n'a fait qu'irriter, et, fatiguée
d'hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les
yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit
impérial l'odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans
ce tableau et en fait presque disparaître l'obscénité. Après Juvénal,
c'est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus,
qui a écrit sur l'_Histoire d'Apollonius de Tyr_ ce roman grec rempli de
fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et
popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit
Symphosianus; elle s'écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue
pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon
appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu'une servante vienne la
parer et qu'on mette sur l'écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera
une demi-livre d'argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite,
elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d'or (20 fr.)» Ce
passage serait encore plus précieux pour l'histoire des moeurs romaines,
si l'on était plus sûr du sens exact des mots _mediam libram_ et
_singulos solidos_, qui établissent, les uns, le prix particulier de la
virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution.

Pétrone, dans son _Satyricon_, nous a laissé un morceau trop curieux,
trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c'est la
peinture d'un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur,
j'aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes:
«Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j'habite?»
Charmée d'une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?»
reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que
ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un
lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C'est
ici, dit-elle, où vous devez habiter (_hic, inquit, debes habitare_).»
Comme j'affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se
promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris
tard, et même trop tard, que j'avais été amené dans un lieu de
Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me
couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar,
jusqu'à l'issue opposée (_ad alteram partem_).» Ce dernier trait du
récit sert à prouver qu'un lupanar avait d'ordinaire deux issues: l'une
par où l'on entrait, l'autre par où l'on sortait, sans doute sur deux
rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s'y
rendaient. On peut en conclure qu'il y avait pour un homme estimé une
sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des moeurs
romaines à cet égard. Il est certain, d'ailleurs, d'après diverses
autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu'on n'entrait pas
au lupanar et qu'on n'en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le
visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon
rabattu sur les yeux; les autres s'enveloppaient la tête avec leur robe
ou leur manteau. Sénèque, dans la _Vie heureuse_, parle d'un libertin
qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en
cachette, mais même à visage découvert (_inoperto capite_). Capitolinus,
dans l'_Histoire Auguste_, nous montre aussi un empereur débauché,
visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d'un cuculle
vulgaire (_obtecto capite cucullo vulgari_).

Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque
chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage
de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont
cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait
fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses
faveurs; car les savants ne sont pas d'accord sur la valeur de la livre
et du sou dans l'antiquité. Symphosianus ne dit pas, d'ailleurs, s'il
s'agissait de la livre d'or ou de la livre d'argent. Dans le premier
cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l'écriteau de Tarsia, à
titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne
serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d'une demi-livre
d'argent. Nous avons fait d'autres calculs et nous sommes arrivé à un
autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (_primæ
aggressionis pretium_, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant
au taux des _stuprations_ suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11
fr. 42 c. pour le sou d'or, et à 78 c. pour le sou d'argent. Nous avons
trouvé, dans nos chiffres, que c'étaient 20 fr. Au reste, ce salaire
n'avait rien d'uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun
contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation
de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant,
il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel
prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j'errais, dit
Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j'avais
laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l'air respectable, qui
me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des
ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses
propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait
touché un as pour la cellule (_jam pro cellâ meretrix assem exegerat_).»
Si le louage d'une cellule coûtait un as (un peu plus d'un sou), on doit
supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand
Messaline demande le salaire (_æra proposcit_), Juvénal nous fait
entendre clairement qu'elle se contente de quelque monnaie de cuivre.
Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu'à
deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer
_quadrantariæ_ et _diobolares_. Festus explique ainsi le nom de
celles-ci: _Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur._
C'était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la
Prostitution.

[Illustration:
  Alp. Cabasson del.
  Drouart imp.
  Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp.

  LUPANAR ROMAIN
]



CHAPITRE XVIII.

  SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
  légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
  du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
  réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
  retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
  prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
  courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
  matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
  compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
  --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
  l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
  grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
  la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
  où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
  --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
  bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
  de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
  la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
  peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
  la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
  --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
  fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
  cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
  _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
  _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
  caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
  --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
  Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
  l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
  l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
  mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
  des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
  --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
  l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
  souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
  carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
  femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
  entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
  pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
  débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
  d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
  --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
  --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
  --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
  courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
  prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
  cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
  prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
  --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
  nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
  mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
  inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
  _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.


On ne saurait dire à quelle époque s'établit régulièrement à Rome la
Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police,
sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces
magistrats, dès le commencement de l'édilité, qui remontait à l'an de
Rome 260, s'occupèrent d'imposer certaines limites à la Prostitution
des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l'intérêt du
peuple. Malheureusement, il n'est resté de cette jurisprudence que des
traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d'en
apprécier la sagesse et l'équité. On pourrait presque assurer qu'aucune
des dispositions prévoyantes de la police moderne à l'égard des femmes
de mauvaise vie n'avait été négligée par l'édilité romaine. Cette
magistrature populaire avait reconnu qu'elle devait, en laissant à ces
femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d'exercer
une sorte d'usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi
elle s'était attachée surtout à donner en quelque sorte à la
Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques
distinctives, à la noter d'infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter
l'envie et les moyens de s'approprier indûment les priviléges de la
vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu'une courtisane pût être
prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l'injure de pouvoir
être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de
forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession
infâme, en leur demandant le droit de s'y livrer ouvertement avec cette
autorisation légale qu'on appelait _licentia stupri_. Telle est
l'origine de l'inscription des filles publiques sur les registres de
l'édile.

On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette
inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son
corps (_sui quæstum facere_), était tenue de se présenter devant l'édile
et de lui déclarer ce honteux dessein, que l'édile essayait parfois de
combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se
faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle
indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d'emprunt
qu'elle choisissait dans son nouvel état, et même, s'il faut en croire
un commentateur, le prix qu'elle adoptait une fois pour toutes comme
tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses _Annales_,
que cette inscription chez l'édile était fort anciennement exigée des
femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne
pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à
prendre acte de leur déshonneur (_more inter veteres recepto, qui satis
poenarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant_).
Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république,
devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu'on vit alors
des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l'édile la _licentia
stupri_. On comprend, d'ailleurs, quelle était l'utilité judiciaire de
l'inscription. D'une part, on avait obtenu de la sorte une liste
authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l'État l'impôt de
la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux
trafic; d'une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait
au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les
différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute
nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on
n'avait qu'à consulter les registres de l'édile, pour trouver l'état
civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement
le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de
guerre, _luparium nomen_, sous lequel on la connaissait dans le monde de
la débauche. Plaute, dans son _Poenulus_, parle de ces créatures avilies
qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps
(_namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere
quæstum corpore_). Il n'était pas moins nécessaire de consigner sur les
registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant
Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu'il soit, dans son
_Glossarium eroticum_: qu'on allait devant l'édile débattre la valeur et
le payement d'une Prostitution, comme s'il se fût agi d'un pain ou d'un
fromage (_tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat
ædilis_). La tâche de l'édile était donc multiple et souvent bien
délicate, mais l'édile suffisait à tout.

L'inscription d'une courtisane sur les registres de la _licentia stupri_
était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne
pouvait s'en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à
sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d'amende
honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des
enfants semi-légitimes, il n'y avait pas de pouvoir social ou religieux
qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans
les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d'ailleurs, comme
nous l'avons déjà dit, stigmatisée par la note d'infamie, qu'elle avait
méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l'empire de la
nécessité, de la misère ou même de l'ignorance. Et pourtant, suivant
l'observation du savant Douza, aussitôt que les _meretrices_ quittaient
le métier, elles s'empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser
dans le lupanar le faux nom qu'elles avaient affiché sur leur écriteau.
Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute
courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains
de l'édile et jurait de n'abandonner jamais l'ignoble profession qu'elle
acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les
malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées,
lorsqu'une loi de Justinien (_Novella LI_) eut déclaré qu'un pareil
serment contre les bonnes moeurs n'engageait pas l'imprudente qui
l'aurait prêté. Ce voeu de Prostitution, que l'histoire offre plus d'une
fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les
filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs
pères remportaient la victoire sur l'ennemi, ce voeu de Prostitution
légale n'a rien d'invraisemblable et correspond même avec la note
d'infamie qui en était la conséquence immédiate.

On s'est demandé pourquoi l'inscription matriculaire des _meretrices_ se
faisait chez l'édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses
attributions la surveillance des moeurs. Juste-Lipse, dans ses
Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative,
en faisant remarquer que l'édile était chargé de la police intérieure
des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient
d'asile à la Prostitution. C'est au sujet de la juridiction édilitaire
sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le
temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la
volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les
ténèbres, à l'entour des bains et des étuves, dans des endroits où l'on
redoute l'édile (_ad loca ædilem metuentia_).» Juste-Lipse aurait dû
ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l'édile en matière de
Prostitution, que l'édile devait surtout comprendre, dans les
attributions de sa charge, la voie publique, _via publica_, qui
appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque
synonyme. «Personne ne défend d'aller et de venir sur la voie publique,»
dit Plaute, faisant allusion à l'usage que chacun peut faire d'une
femme publique, en la payant bien entendu. (_Quin quod, palam est
venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ_).
L'édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être
considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics
tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l'édile.

D'abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s'adonnaient à la
Prostitution sans s'être fait inscrire chez l'édile et sans avoir acheté
ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à
payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait
surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se
trouvaient en faute, pourvu qu'elles fussent encore jeunes et capables
de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon,
qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et
qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son
profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions
vagabondes, _erratica scorta_, n'étaient donc pas permises à Rome, mais
il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes
variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues
et les édifices, un sénat d'édiles pour juger les délits, et une foule
de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter
les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de
colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des
thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition
architecturale n'était que trop favorable aux actes de la Prostitution;
il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait
la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (_arcuarius_
ou _arquatus_) servait d'asile à la débauche errante, que personne
n'avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit
de dormir en plein air, _sub dio_. On pourrait même inférer de plusieurs
faits consignés dans l'histoire, que certains lieux écartés, dans le
voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le
théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C'est ainsi que Julie,
fille d'Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une
statue du satyre Marsyas, et la place où s'accomplissait cette espèce de
sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d'un
dais étoilé la couche de pierre qui servait d'autel au hideux sacrifice.
Il suffisait d'une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du
fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes
nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s'abriter sous
son ombre.

Ce n'était donc que rarement que l'édile usait de rigueur à l'égard des
contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait
quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui
dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes
continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans
ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il
s'assurait souvent par lui-même que tout s'y passait d'une manière
conforme aux règlements de l'édilité. Nous avons cité plus d'une fois
les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction
édilitaire: c'était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait
pour échapper à l'impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus
basses négociations. L'édile, précédé de ses licteurs, parcourait les
rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence
pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du
régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait
de loin l'approche d'un édile, les femmes de mauvaise vie, les
vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs
de tout genre s'empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets,
les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police
urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids
de l'édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise
curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur
étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs
attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de
rôles s'établit naturellement vers l'an de Rome 388, quand aux deux
édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles _curules_ ou patriciens.
Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe _prétexte_, en
laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n'étaient
reconnaissables qu'à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte
d'huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les
portes, en énonçant les noms et qualités de l'édile; car un édile ne
pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu'en vertu de sa charge
et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la
déconvenue d'un édile curule, à qui une courtisane eut l'audace de tenir
tête, et qui n'eut pas l'avantage devant les tribuns du peuple.
Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu'il l'avait trouvé dans un
livre d'Atteius Capito, intitulé _Conjectures_. A. Hostilius Mancinus,
édile curule, voulut s'introduire, pendant la nuit, chez une _meretrix_,
nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu'il déclinât son
nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs;
il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n'avait rien à faire
comme édile dans cette maison. Il s'irrita de rencontrer tant
d'obstacles de la part d'une fille publique; il menaça de briser les
portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne
déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l'édile, et lui
jeta des pierres du haut d'un balcon (_de tabulato_). L'édile fut blessé
à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l'insolente Mamilia,
et l'accusa d'avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les
choses s'étaient passées; comment l'édile, en effet, avait essayé
d'enfoncer la porte, et comment elle l'en avait empêché à coups de
pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d'un souper, s'était offert à
elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns
approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se
présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte
d'une courtisane, avait mérité d'être chassé honteusement. Ils lui
défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane
eut ainsi raison de l'édile.

[Illustration:
  Castelli, del.
  Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre
  Outhwaite, sc.

  A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA
]

Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison
particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux
de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n'eût pas osé
résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse
leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les
hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (_lanii_), de
rôtisseur (_macellarii_), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été
certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous
les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu'ils rencontraient
sur leur passage. C'était surtout dans les bains publics, que se
cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l'on peut dire que la
Prostitution s'augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu'on
y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que
petits, dans l'enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens
riches se faisaient un point d'honneur de fonder par testament une
piscine ou une étuve destinée à l'usage du peuple, on n'est pas étonné
de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne
contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps
austères de la République, le bain était entouré de toutes les
précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais
encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son
fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des
hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des
femmes ou des hommes. Ces établissements n'étaient pas encore
très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et
pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir
jamais s'y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum
en Campanie, sa femme dit qu'elle voulait se baigner dans les bains
destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous
ceux qui s'y trouvaient, et, après quelques moments d'attente, la femme
du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards
qu'elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains.
Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l'homme le plus
distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique,
comme s'il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable
que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave,
et ce qui le donne à penser, c'est que le même consul, passant à
Ferentinum, s'informa aussi de la situation des bains publics, et en fut
si mécontent, qu'il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où
les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner.

Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains
avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de
corruption, presque sous les yeux de l'édile, qui était chargé d'y faire
respecter les moeurs, et qui ne s'occupait que d'améliorations
matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage.
D'abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu'ils
eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir,
se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous
et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou
femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se
faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange
des sexes eut d'inévitables conséquences de Prostitution et de débauche.
Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte
de services, misérables agents d'impudicité, qui se louaient au public
pour différents usages. Dans l'origine, les bains étaient si sombres,
que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se
reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière
du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de
marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il
y avait d'étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à
peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant
on dit que les bains sont des caves, s'ils ne sont pas ouverts de
manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette
indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait
resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande
étuve (_sudatorium_), outre les grandes piscines d'eau froide, d'eau
tiède et d'eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et
autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves,
_balneatores_ et _aliptes_, l'établissement renfermait un grand nombre
de salles où l'on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre
de cellules où l'on trouvait des lits de repos, des filles et des
garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les
débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et
criant d'une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s'ils
apercevaient quelque _meretrix_ inconnue, quelque vieille prostituée,
rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par
la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la
traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: _Si apparuisse
subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis,
vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt_, etc. Les
édiles veillaient à ce que ces scandales n'eussent pas lieu dans les
bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à
tous les désordres de s'y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble.
La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux.

Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation
intérieure variait suivant l'espèce de public qui les fréquentait. Ici,
c'étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c'étaient des bains
à bon marché, puisque l'entrée ne coûtait qu'un quadrans, deux liards de
notre monnaie; ailleurs, c'étaient des bains magnifiques, où
l'aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se
rencontraient sur un pied d'égalité. Tous ces bains s'ouvraient à la
même heure, à la neuvième, c'est-à-dire vers trois heures après midi; à
cette heure-là, s'ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les
auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure
aussi, au coucher du soleil: _tempus lavandi_, lit-on dans Vitruve, _a
meridiano ad vesperam est constitutum_. Mais les lupanars seuls
restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale,
commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu'au lendemain matin. Quant
à la Prostitution des bains, elle n'était que tolérée, et l'édile
faisait semblant, autant que possible, de l'ignorer, pourvu qu'elle
n'affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à
l'édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous
les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit
rigoureusement ce honteux mélange d'hommes et de femmes; il ordonna que
leurs bains fussent tout à fait séparés: _Lavacra pro sexibus
separavit_, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent
ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l'intervalle de
ces deux règnes, l'exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à
se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient,
au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y
venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser,
oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa
fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui
attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades
et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions,
quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse,
quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses
doigts l'organe du plaisir (_callidus et cristæ digitos impressit
aliptes_) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de
Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces
_aliptes_, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement
du latin: _Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et
contrectatione gaudere_. Il se demande ensuite à lui-même, le plus
candidement du monde, si ce baigneur-là n'était pas un infâme sournois.

L'édile n'avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les
bains étaient des lieux d'asile pour les amours, comme pour les plus
sales voluptés: «Tandis qu'au dehors, dit l'_Art d'aimer_ d'Ovide, le
gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent
sûrement ses amours furtifs (_celent furtivos balnea tuta jocos_).» Les
femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces
priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c'était un terrain
neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger
satisfaire leurs sens; pour les autres, c'était un marché perpétuel où
la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les
bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette
pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout
éclairé à l'intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient
toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une
vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte
de se baigner, spéculer sur la virginité d'une jeune fille ou d'un
enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce
Prostitution. L'habitude des bains développait chez les personnes des
deux sexes, qui l'avaient prise avec une sorte de passion, les instincts
et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes
ces nudités qui s'étalaient dans les postures les plus obscènes, en se
sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils
contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus,
à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s'usaient
et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains
publics. C'était là que l'amour lesbien avait établi son sanctuaire, et
la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves
de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles
n'ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos;
mais elles prenaient le nom de _fellatrices_, quand elles réservaient à
des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se
souiller. Ce n'est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art
exécrable à des enfants, à des esclaves, qu'on appelait _fellatores_.
Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu'un satirique s'écriait
avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne
trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos
prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette
abomination, qui faisait vivre une foule d'infâmes et qui n'empêchait
pas l'édile de dormir: nous n'oserions traduire l'épigramme
flétrissante qu'il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais
il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui
regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n'est personne
dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d'avoir eu
les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la
pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C'est que sa
bouche ne l'est pas.» (_Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat._)
Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu'il trouve sur son
chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu
dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le
fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de
luxure s'était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que
Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des
fellateurs, semblaient n'en avoir rien dit, et que dans les _Attélanes_,
où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les
auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de
l'art fellatoire.

Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces
horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce
n'était pas même la Prostitution proprement dite; ce n'en étaient que
les préludes ou les accessoires; c'était surtout l'acte le plus
caractéristique de l'esclavage, que de _præbere os_, suivant
l'expression usuelle qui se rencontre jusque dans les _Adelphes_ de
Térence; les édiles n'avaient donc pas à se mêler de la conduite
individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les
_meretrices_. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces
débauches ne faisaient presque jamais partie du _collége_ des
courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les
lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l'on
allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces
lieux-là, fréquentés par des gens perdus d'honneur, se voyait confondu
avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu'il ne se fût point
abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d'un
homme ou d'une femme dans une taverne (_popina_), pour que cette femme
ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce
d'outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes
dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de
mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu
une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit
dans un cabaret, comme si on l'eût fait jouer à un jeu de hasard.»
L'injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis
le pied dans le cabaret, car il n'était jamais sûr d'en sortir aussi
pur, aussi chaste, qu'il y était entré. La police édilitaire surveillait
soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et
ne s'ouvrir qu'au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de
gens, sans s'inquiéter de leurs hôtes, mais ils n'étaient point
autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la
cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous
les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d'une
_popina_ romaine, qui se composait, en général, d'une petite salle basse
au rez-de-chaussée, toute garnie d'amphores et de grandes jarres pleines
de vin, sur le ventre desquelles on lisait l'année de la récolte et le
nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait
de jour que par la porte surmontée d'une couronne de laurier, une ou
deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s'y
attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de
lit, d'ailleurs, dans ces bouges infectés de l'odeur du vin et de celle
des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit
clairement la différence de la _popina_ et du _stabulum_, les auberges
sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne
trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des
tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire.

Il fallait aller dans les _cauponæ_ et les _diversoria_, pour y louer
une chambre et un lit. Le _diversorium_ n'était destiné qu'à recevoir
des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper;
la _caupona_ tenait, au contraire, de l'auberge et du cabaret: on y
logeait et l'on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de
compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l'usage
de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait
des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant
l'édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher
les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l'inscription
sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à
l'exercice de leur métier. Elles s'enfuyaient à moitié nues; elles se
cachaient dans le cellier derrière les amphores d'huile et de vin; elles
se blottissaient sous les lits, lorsque l'appariteur de l'édile frappait
à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux
devant la maison. L'objet de ces visites domiciliaires était surtout de
punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi,
comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice
de l'édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la
Prostitution. Sénèque, dans sa _Vie heureuse_, parle, avec dégoût, de ce
plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile
les voûtes sombres et les cabarets (_cui statio ac domicilium fornices
et popinæ sunt_). L'édile visitait aussi les boulangeries et les caves
qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de
la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé
dans d'énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire
tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules
souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures
où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les _meretrices_, dit Paul
Diacre, demeuraient d'ordinaire dans les moulins (_in molis meretrices
versabantur_). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et
les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la
boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n'y venaient
pas pour acheter du pain; la plupart ne s'y rendaient que dans un but de
débauche (_alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ
turpitudine ibi festinabant_). C'était une Prostitution déréglée, que
l'édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les
souterrains où l'on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il
y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes
attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces
bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans
l'ombre à sa propre ignominie.

Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des
édiles; mais ceux-ci n'avaient point à s'occuper de ce qui s'y passait,
pourvu qu'il n'y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au
dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure,
c'est-à-dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à
la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la
délégation d'une partie des devoirs de l'édile, dans le régime de
l'établissement. Comme ce lupanaire de l'un ou de l'autre sexe se
chargeait de faire l'écriteau de chacune de ses femmes, c'était à lui
que revenait naturellement le soin de vérifier l'inscription régulière
de chacune sur les registres de l'édilité; il devait être responsable du
délit, quand une _ingénue_ ou citoyenne libre, quand une femme mariée et
adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une
malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia
enveloppait dans la pénalité de l'adultère tous les complices qui
l'auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de
mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l'édile, d'autant plus
que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni
vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les
amendes de cette nature, que l'édile appliquait à sa volonté, étaient
exigibles à l'instant même. Un retard de payement amenait sur les
épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette
fustigation s'exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le
patient, après avoir payé l'amende, sortait tout meurtri des mains du
licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l'aide d'un nouveau
trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à
réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la
discrétion de l'édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque
appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs
débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de
choix. L'édile lui-même n'était pas incorruptible, et le lénon savait
par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre
favorable.

Il serait difficile d'établir l'état des contraventions et des délits
qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n'était pas sans doute
l'édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait
représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la
gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient
s'élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes
des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l'égard de
la débauche publique semble avoir été seulement d'empêcher la
Prostitution des femmes patriciennes et des filles _ingénues_, et de
poursuivre l'adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait
admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des
femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer.
Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar, se donnait pour
Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui
probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s'exposait donc,
sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d'usurpation de nom et
de qualité; les filles inscrites chez l'édile ayant seules le droit
d'exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de
ses _Controverses_, parle de l'installation d'une femme dans un mauvais
lieu, sans indiquer les diverses formalités qu'elle était forcée de
subir auparavant: «Tu t'es nommée _meretrix_, dit Sénèque; tu t'es
assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule;
tu t'es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t'es assise avec les
courtisanes; tu t'es aussi parée pour plaire aux passants, parée des
habits que le lénon t'a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as
reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des
habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le
service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur
qualité et de produire même un certificat de _meretrix_, appelé
_licentia stupri_. Un autre passage des _Controverses_ de Sénèque
laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même,
et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses
clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris
ta place; tu as fait ton prix: l'écriteau a été dressé en conséquence.
C'est là tout ce qu'on peut savoir de toi. D'ailleurs, je veux ignorer
ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués
de l'édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d'exiger de plus
grands détails et d'interroger les mérétrices elles-mêmes.

L'édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures
d'ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été
fixées pour que les jeunes gens n'allassent pas dès le matin se fatiguer
et s'énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices
gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui
composaient l'éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la
chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu'elle
accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et
de lassitude. Il n'y avait d'exception, pour les heures assignées à la
libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête
solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces
jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et
tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux
du Cirque s'ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où
se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des
cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession
continuelle de courtisanes et de libertins qu'elles avaient attirés à
leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces
mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les
gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l'assemblée ébranlait
l'immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains,
les _meretrices_, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par
leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert,
faisaient un appel permanent aux désirs du public et n'attendaient pas,
pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes
quittaient sans cesse leur place et se succédaient l'une à l'autre
pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque
ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les
cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On
comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que
les appariteurs de l'édile n'osaient pas s'enquérir de la qualité des
femmes qui faisaient acte de _meretrix_. Voilà pourquoi Salvien disait
de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les
gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu'il y a
d'impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu'il y a de
désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses
_Étymologies_, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de
Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les
_meretrices_ se prostituent publiquement. (_Idem vero theatrum, idem et
prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi
prosternerentur_). Les édiles n'avaient donc pas à s'occuper de la
Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie
nécessaire des jeux qu'on donnait au peuple. Généralement, d'ailleurs
(on peut du moins le supposer d'après plusieurs endroits de l'_Histoire
Auguste_), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui
logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces
édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du
théâtre, qu'on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la
représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à
lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les
jeux, de l'eau et des pois chiches: ils servaient principalement de
messagers et d'interprètes pour lier les parties de débauche. C'est donc
avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les
consistoires des débordements publics, _consistoria libidinum
publicarum_.

Il est probable que l'édile, malgré son autorité presque absolue sur la
voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit
nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre
abject de Prostitution, l'apparence d'une mesure répressive ou
préventive. L'édile se bornait sans doute à faire observer les
règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les
mérétrices inscrites qui s'aventuraient dans les rues avec la robe
longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller
de fort près les moeurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait
d'un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens;
chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en
se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile
d'empêcher un citoyen d'user de sa liberté individuelle en pleine rue.
Ainsi, l'édilité, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait aucune
action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les
murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans
l'intérêt de la salubrité de Rome, à l'intervention du dieu Esculape, et
elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l'habitude avait plus
particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des
urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas
abstenue devant l'édile en personne, et qui n'avait garde de commettre
une profanation, puisque le serpent était l'emblème du dieu de la
médecine. Il n'y avait malheureusement pas de serpent que la
Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins
obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins
fréquentée. Pitiscus, qui n'avance pas un fait sans l'entourer de
preuves tirées des écrits ou des monuments de l'antiquité, nous
représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce,
occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville,
appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de
pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: _Quos in triviis
venereis nodis cohærere scribit Lucretius_. L'édile ne pouvait que
reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes
gens ne pénétraient jamais et qui n'avaient pour habitants que des
voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise
vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il
fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de
l'édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans
les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le
théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C'est là que Catulle
rencontra un soir cette Lesbie, qu'il avait aimée plus que lui-même,
plus que tous les siens; mais s'il la reconnut, combien elle était
changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans
l'ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et
souhaitant n'avoir rien vu; puis, cette plainte s'exhala de son coeur de
poëte:

  Illa Lesbia quam Catullus unam
  Plus quam se atque suos amavit omnes,
  Nunc in quadriviis et angiportis
  Glubit magnanimos Remi nepotes!

Si l'édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de
l'immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs
complices ordinaires; il n'avait pas, d'ailleurs, de censure à exercer
sur les moeurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges
des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la
rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui
étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux
qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois
fort graves; par exemple, lorsqu'une mère de famille se plaignait
d'avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c'est-à-dire
suivie et appelée dans la rue. L'édile avait alors à examiner si, par
son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé
une méprise injurieuse, et si l'auteur de l'insulte pouvait arguer de
son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été
en droit de porter plainte au tribunal de l'édile préféraient s'épargner
le scandale d'un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en
public pour faire condamner l'insulteur, surtout si elles se sentaient
répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d'une
tunique un peu trop courte, d'une coiffure trop haute, et de la nudité
du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une
provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes,
dit Ulpien, au titre XV, _De injuriis et famosis libellis_; appeler,
c'est attenter à la pudeur d'autrui par des paroles insinuantes;
poursuivre, c'est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand
les libertins doutaient de la condition d'une femme qu'ils trouvaient
sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui
parlaient pas d'abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu'à ce
qu'elle eût témoigné par un signe ou par un coup d'oeil que la poursuite
ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors
autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n'accostait pas
en pleine rue une femme étrangère, si elle n'avait pas répondu, de la
voix, du geste ou du regard, à la première tentative d'appel, et cet
usage resta dans les moeurs des villes romaines longtemps après que la
corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette
fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains
moraux, il lui ordonne de s'arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices
seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque
passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander
une honteuse complaisance, comme si c'était une marchandise offerte à
quiconque voulait la payer au taux fixé.

Hormis les cas où le _sectateur_ (_sectator_), par libertinage ou par
erreur, se permettait de poursuivre ou d'appeler une _ingénue_ dont la
démarche et l'habillement ne justifiaient pas ces attentats, la
recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les
hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être
punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement
à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement
de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de
lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la
maison paternelle; secondement, s'il s'adonnait à des orgies infâmes,
et, en dernier lieu, s'il se plongeait dans de sales plaisirs. C'était
donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main
les pouvoirs de l'édile et du censeur contre son fils débauché. Le
tuteur avait également une partie de la même autorité, à l'égard de son
pupille. Mais les jeunes gens n'étaient pas les seuls provocateurs et
sectateurs de la Prostitution; les hommes d'un âge mûr, les plus graves,
les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure,
qui n'attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L'édile eût
souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu'il aurait pu
découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait
aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient
l'armée active de la Prostitution: les uns se nommaient _adventores_,
parce qu'ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur
semblaient d'un commerce facile; les autres se nommaient _venatores_,
parce qu'ils pourchassaient, sans avoir l'argent à la main comme les
précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait
_Alcinoi juventus_ (jeunesse d'Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se
promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés,
parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait
réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d'excès. Les _salaputii_
étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient
pas d'apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers
d'Hercule. Le poëte Horace se vantait d'être un des mieux partagés dans
la succession, et l'empereur Auguste l'avait surnommé, à cause de cela,
_putissimum penem_, qu'il traduisait lui-même par _homuncionem
lepidissimum_ (le plus drôle de petit bout d'homme)! Les _semitarii_
étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et
nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l'air sournois: ils
allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière
des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de
quelque misérable prostituée; ils s'emparaient d'elle, de vive force, et
malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché.
Comme ils ne s'adressaient qu'à des femmes réputées communes, la loi des
Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se
relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et
des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme
marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (_adulter_);
celui qui fréquentait les lieux de débauches était un _scortator_; celui
qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles
et qui se déshonorait dans leur compagnie, s'appelait _moechus_. Cicéron
accuse Catilina de s'être fait une cohorte prétorienne de
_scortateurs_; le poëte Lucilius dit qu'un homme marié qui commet une
infidélité à l'égard de sa femme porte aussi la peine de l'adultère,
puisqu'il est _adultère_ de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne
à entendre que le mot _adulter_ s'appliquait à un adultère par accident
ou par occasion, tandis que le mot _moechus_ exprimait surtout
l'habitude, l'état normal de l'adultère. La langue latine aimait les
diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le
substantif _moechus_ en créant _moechocinædus_, qui comprenait dans un
seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché
le diminutif du verbe _moechor_, en disant _moechisso_, qui signifiait à
peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue
grecque, d'où _moechus_ avait été tiré, possédait dix ou douze mots
différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les
variétés de +moicheuô+ et de +moichos+.

Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de
Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son
manteau. Personne n'avait, d'ailleurs, à lui demander compte du
déguisement qu'il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale
allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n'y entrait que
couvert d'une cape de muletier, pour n'être pas reconnu: _Tectus
cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus_, dit Lampridius.
L'édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût
montré l'empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout
pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui
défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l'usage de la stole
ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et
même, en divers temps, des broderies et des joyaux d'or. Ces ordonnances
du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et
leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le
pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les
contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les
grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d'or et de
pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou
tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements
fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d'affecter la pudeur
d'une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la
Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait
elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes
femmes: son inscription sur les registres de l'édile la rendait indigne
de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il,
à l'occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (_moecham_): «Vous
donnez des robes d'écarlate et de pourpre violette à une fameuse
courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu'elle a mérité?
Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l'origine des institutions
romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l'invasion des
femmes étrangères dans la République eut nécessité l'adoption d'un
vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui
tombait à longs plis jusqu'aux talons et qui cachait si pudiquement la
gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous
le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et
en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe
avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était
probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles
tenaient la main.

Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins
importantes concernant l'habillement des mérétrices, mais elles se
modifièrent tant de fois, qu'il serait difficile de les fixer d'une
manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure
et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement;
néanmoins, l'édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces
parties de leur toilette. Les matrones s'étant attribué l'usage du
brodequin (_soccus_), les courtisanes n'eurent plus la permission d'en
mettre, et elles furent obligées d'avoir toujours les pieds nus dans des
sandales ou des pantoufles (_crepida_ et _solea_), qu'elles attachaient
sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à
peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui
l'emprisonne: _Ansaque compressos colligat arcta pedes_. La nudité des
pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur
éclatante blancheur faisait de loin l'office du lénon, puisqu'elle
attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs
pantoufles étaient entièrement dorées: _Auro pedibus induto_, a dit
Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour
imiter la couleur de l'or, elles se contentaient de chaussure jaune,
quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés:
«Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit
Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des
sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n'eussent point osé
porter la couleur jaune en brodequins.

Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu'elles ne laissèrent
point usurper par les courtisanes: c'était une large bandelette blanche,
qui servait à la fois de lien et d'ornement à la chevelure. Cette
bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une
réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis
offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même,
en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le
culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en
offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes,
mais les femmes chastes qui s'arrogèrent le droit de ceindre de
bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la
bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double
resta exclusivement l'apanage des matrones: «Loin d'ici! s'écrie Ovide
dans l'_Art d'aimer_, loin, bandelettes minces (_vittæ tenues_), insigne
de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!»
Cette stole ou longue robe (_insista_), ordinairement bordée de pourpre
dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces
bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui
en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces
bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de
prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu'elles
s'enveloppaient la tête avec leur _palliolum_, demi-mantelet d'étoffe;
qu'elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones
se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire
entendre qu'elles n'avaient rien à se reprocher, et qu'elles ne
rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces
fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer
en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant
sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses
qui venaient s'enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que
pour se distinguer des jeunes filles non mariées (_innuptæ_), que leur
chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer _cirratæ_. Les
courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de
coiffures adoptées par les matrones et les _cirratæ_, mais elles en
changèrent l'aspect par les nuances variées qu'elles donnaient à leurs
cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en
rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel;
quelquefois elles affaiblissaient seulement l'éclat de leurs cheveux
d'ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les
empereurs se firent une espèce d'auréole divine en semant de la poudre
d'or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à
s'approprier une mode qu'elles regardaient comme leur appartenant, et
elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les
jeux solennels, le front ceint d'une chevelure dorée, comme les déesses
dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre
d'or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre,
faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était
plus douce à l'oeil. Celles que la couleur bleue avait séduites se
poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices
du Ténare punissent l'insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance
naturelle! s'écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi
souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours
assez belle à mes yeux. De ce qu'une folle se peint en bleu le visage et
la chevelure, s'ensuit-il que ce fard embellisse?» L'édile faisait la
guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les
empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les
y encourageait même, car c'étaient là leurs couleurs distinctives
(_cærulea_ et _lutea_): le bleu, par allusion à l'écume marine, qui
avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même
temps qu'elle; le jaune, par allusion à l'or, qui était le véritable
dieu de leur industrie malhonnête.

Les édiles auraient eu trop à faire, s'il leur eût fallu constater,
juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient
les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de
ce genre, qu'on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général,
les femmes inscrites n'avaient aucun intérêt à se faire passer pour des
matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur
étaient propres et qui les signalaient de loin à l'attention de leur
clientèle. C'est ainsi qu'elles portaient plus volontiers des vêtements
qui n'avaient pas même de nom dans la langue romaine: _babylonici
vestes_ et _sericæ vestes_. On appelait _babylonici vestes_ des espèces
de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en
étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs.
Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume
national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait _sericæ
vestes_ d'amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent,
que, selon l'expression d'un témoin oculaire, elles semblaient inventées
pour faire mieux voir ce qu'elles avaient l'air de cacher. Les
courtisanes de l'Inde ne s'habillaient pas autrement, et au milieu de la
gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec
indignation le chaste auteur du _Traité des bienfaits_, vêtements de
soie, si tant est qu'on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels
il n'est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec
lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu'elle n'est pas
nue; vêtements qu'on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent
en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu'elles ne
font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode
asiatique, car il y revient encore dans ses _Controverses_: «Un
misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette
adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu'un mari ne
connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de
sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus
de Tyr, qu'un poëte latin compare à une vapeur (_ventus textilis_),
étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait
être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre
aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n'avait
rien à craindre des réprimandes de l'édile, et les femmes inscrites ou
non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de
singer les matrones. Il en était de même de celles qui s'habillaient à
la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu'une personne honnête
eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives
couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées
par l'aiguille de Sémiramis.»

Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle
y ajoutaient l'_amiculum_, manteau court, fait de deux morceaux, cousus
par le bas et attachés sur l'épaule gauche avec un bouton ou une agrafe,
de sorte qu'il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras.
Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à _petit ami_, ne descendait
pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que
la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise
vie. Isidore de Séville, dans ses _Étymologies_, assure que ce vêtement
était si connu par sa destination, qu'on faisait prendre l'amiculum à
une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui
une partie de l'opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce
mantelet, qui se nommait +kyklas+ (_cyclas_) en grec, et qui n'avait
jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à
Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de
l'amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin.
Quant à la toge qu'on portait par-dessous, elle était presque toujours
verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les
commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l'ont
fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré,
ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu'il en fût, ce vert-là (_galbanus_)
avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu'on
les désignait par le surnom de _galbanati_, habillés de vert; on
appliquait l'épithète de _galbani_ aux moeurs dissolues; on appelait
_galbana_ une étoffe fine et rase d'un vert pâle. Vopiscus nous
représente un débauché, vêtu d'une chlamyde écarlate et d'une tunique
verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de
bleu et de vert (_cærulea indutus scutulata aut galbana rasa_). Enfin,
il s'était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui
la portait, que _galbanatus_ était devenu synonyme de giton ou mignon.

Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui
avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d'ailleurs, venaient la
plupart des pays étrangers. Leur coiffure d'apparat, car le capuce ou
cuculle (_cucullus_) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller
au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu'elles portaient de
préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur
présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps
particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en
Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait
trois sortes de coiffure ou d'habillements de tête spécialement réservés
aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît
égyptien; c'était une bande d'étoffe plus ou moins large, qu'on ceignait
autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l'exemple
des Grecs, n'admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et
celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus
proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal
était quelquefois chargé d'ornements en or, et ses deux bouts pendaient
de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les
mamelles d'un sphinx. La mitre venait évidemment de l'Asie-Mineure, de
la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu'elle était plus ou moins conique.
La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de
couleur éclatante, avait la forme d'un cylindre, et ressemblait aux
dômes pointus des temples de l'Inde; la mitre, au contraire, affectait
la forme d'un cône, et tantôt celle d'un casque ou d'une coquille. Telle
était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition
au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à
Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l'adoption de ce
bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir.
Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe,
avec une bordure autour du front; après avoir été l'insigne des anciens
rois de Perse et d'Assyrie, elle couronnait encore d'une royauté
impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées
(_nimbatæ_ et _mitratæ_) aux représentations du théâtre et aux jeux du
cirque, sans payer d'amende au censeur ni à l'édile. Plus tard, le nom
de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant.

Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues,
coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la
main pourtant à ce qu'elles n'eussent pas de litière ni aucune espèce de
voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des
véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort
jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se
servaient déjà d'une voiture grossière dont l'invention était attribuée
à Carmenta, mère d'Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette
fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses
incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider
aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même
chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l'usage des
voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient
enceintes, protestèrent contre l'arrêt trop rigoureux du sénat et
formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir
conjugal et de ne pas donner d'enfants à la patrie jusqu'à ce que cet
arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que
ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les
privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en
firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le
penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius
a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les
matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu
leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient
doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures
étaient de deux espèces, la basterne (_basterna_) et la litière
(_lectica_); la première, soutenue sur un brancard que deux mules
transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu,
fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit
cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les
rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière,
également couverte et fermée, était portée à bras d'hommes. Il y en eut
de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, _cella_, qui
ne pouvait servir qu'à une personne, jusqu'à l'octophore qui se
balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l'une, la femme était
assise; dans l'autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait
souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit
les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et
voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en
dedans de fourrures et d'étoffes de soie. C'est alors que les
courtisanes voulurent s'en emparer pour leur propre usage.

Elles y réussirent un moment, mais l'édile ne fit que se relâcher de sa
sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la
richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les _fameuses_ mérétrices en
litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée,
qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu'elle
contenait. On perfectionna ce mode de transport: l'intérieur devint une
véritable chambre à coucher, et, suivant l'expression d'un commentateur,
ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières
ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l'oeil du passant plongeait avec
convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d'étoffe étaient tirés, mais
la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement
des moeurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les
avantages qu'en retirait la Prostitution élégante. Les matrones
elles-mêmes ne s'étonnaient plus qu'on les confondit avec les
courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement
Sénèque, s'étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à
l'encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient
au rendez-vous. La litière s'arrêtait à l'angle d'une place ou dans une
rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à
l'entour; cependant la portière s'était entr'ouverte, et un bel
adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait
toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes,
d'ailleurs, donnaient l'exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas
seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte,
_in patente sella_, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve
d'imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se
prostituaient en voiture s'appelaient _sellariæ_, par opposition aux
_cellariæ_, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal
ne dit pas même qu'on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait
un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire
descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre
Schoeffer, dans son traité _De re vehiculari_, est d'avis qu'en
certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de
Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit
l'usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même
à toutes les femmes notées d'infamie (_probrosis feminis_).

[Illustration:
  H Cabasson del.
  Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris
  A. Garnier, sc.

  MESSALINE.
]

Les édiles eurent encore d'autres prohibitions à faire exécuter à
l'égard de ces femmes-là; car il est certain qu'à différentes époques la
pourpre et l'or leur furent interdits. Mais le règlement de police
s'usait bientôt contre la ténacité d'un sexe qui aime la toilette et qui
supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs
antiquaires veulent qu'il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l'usage
des ornements d'or et d'étoffes précieuses était absolument défendu aux
femmes de mauvaise vie, excepté dans l'intérieur des lieux de débauche
et pour l'exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle
ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes
atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes
vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le _Remède d'amour_,
n'a pas l'air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la
toilette d'une courtisane ou du moins d'une femme de plaisir: «Les
pierreries et l'or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est
la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met
en scène une mérétrice _dorée_, mais il semble dire que c'est chose
nouvelle à Rome: _Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne!
ut nove!_ Juvénal nous dépeint une courtisane d'hôtellerie, la tête nue
environnée d'un nimbe d'or (_quæ nudis longum ostendit cervicibus
aurum_); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége
qu'avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles
d'oreilles, dans ces vers où il dit qu'une femme qui a des émeraudes
au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien:

    Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil,
  Cum virides gemmas collo circumdedit et cum
  Auribus externis magnos commisit elenchos.

Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L'or de ses bijoux, l'or de
ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d'abord que
c'était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit
la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron
renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous
le règne d'Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les
courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l'opinion d'un
savant italien, Santinelli, qui n'a pas pris garde que les anciens
avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu'une seule, la plus éclatante,
était l'insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut
certainement pas comprise dans les lois d'interdiction, que les
empereurs d'Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre
impériale (_purpura_). Ferrarius, dans son traité _De re vestiaria_,
prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les
courtisanes avaient la permission de porter de l'or et de la pourpre sur
elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par
bandes à leurs vêtements, pourvu que l'or ne s'enroulât pas en
bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements
somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations,
dépendant tantôt du sénat, tantôt de l'empereur, tantôt de l'édile, et
qu'il suffisait de l'influence d'une de ces souveraines d'un jour ou
plutôt du crédit d'un de leurs amants pour faire abandonner d'anciens
usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus
honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut
soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique
tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui
ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour
objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les moeurs
publiques.



CHAPITRE XIX.

  SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
  --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
  hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
  _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
  courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
  que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
  le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
  --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
  permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
  --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
  les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
  _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
  parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
  --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
  érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
  courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
  Rome détruits par les Pères de l'Église.


Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des
édiles en aucune manière, pourvu qu'elle n'usurpât point les
prérogatives _vestiaires_ des matrones. C'était la Prostitution que l'on
pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine
qualifiait de _bonne_ (_bonum meretricium_). Les femmes qui la
desservaient se nommaient aussi _bonnes mérétrices_ (_bonæ mulieres_),
pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet,
pouvaient bien être inscrites sur les registres de l'édilité, comme
étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n'avaient
pas d'analogie avec les malheureuses esclaves de l'incontinence
publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la
tête enveloppée d'un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au
lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les
rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais
on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains
publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin,
quoiqu'elles fussent notées d'infamie comme les autres, on ne rougissait
pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car
elles avaient la plupart des amants privilégiés, _amasii_ ou _amici_, et
ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins
brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient
l'aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles
exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les moeurs, sur
les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie
patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n'avaient d'empire sur la
politique et sur les affaires de l'État; elles ne se mêlaient pas, ainsi
que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement;
elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se
contentaient de l'influence que leur donnaient leur beauté et leur
esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et
corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l'_Art d'aimer_,
et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule
d'écrivains érotiques, que l'antiquité semble avoir par pudeur condamnés
à l'oubli.

Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d'Athènes, autant
que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le
caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les
descendants d'Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop
pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des
femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu'elles fussent
d'ailleurs, un culte d'admiration et de respect. Une courtisane qui
aurait voulu prendre et qui aurait pris de l'autorité sur un sénateur
consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui
qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule
sujétion. Les hommes d'Etat les plus graves, les plus austères, ne se
privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler
aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris,
qui avait été esclave avant d'être affranchie par Eutrapelus, et qui
devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports
continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les
plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits
dans l'intérieur d'une maison de plaisance, d'une villa, où ne pénétrait
pas l'oeil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque,
au théâtre, si les courtisanes à la mode, les _précieuses_ et les
_fameuses_ (_famosæ_ et _preciosæ_) paraissaient entourées d'une troupe
d'amateurs (_amatores_) empressés, c'étaient de jeunes débauchés, qui
faisaient honte à leur famille, c'étaient des affranchis, que leur
richesse mal acquise n'avait pas lavés de la tache d'esclavage;
c'étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient
volontiers au-dessus de l'opinion; c'étaient des lénons déguisés, qui
recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de
lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne
voyait autour d'elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et
les _comessations_, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de
Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée.

Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien
du luxe, de la débauche et de l'orgueil, pour voir combien était
nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la
mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de
captifs et de victimes que n'en avaient fait les Gaulois de Brennus.
Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de
toilette et d'insolence, au milieu des matrones, qu'elles éclipsaient de
leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par
de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient
couchées indolemment, à demi nues, un miroir d'argent poli à la main,
les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée
sous le poids des boucles d'oreilles, du nimbe et des aiguilles d'or; à
leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l'air avec de grands
éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient
des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons,
qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers,
elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient
à se dépasser l'une l'autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la
carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu'elles
conduisaient avec autant d'adresse que d'audace; ou de belles mules
d'Espagne, qu'un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins
ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment
vêtues d'étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec
art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés,
entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de
cristal ou d'ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les
autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles
n'avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait
au moins une servante qui la suivait ou qui l'accompagnait comme un
émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n'étaient pas
toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se
ressemblaient par ce seul point, qu'elles ne figuraient pas sur les
registres de l'édile, et qu'elles se trouvaient ainsi exemptes des
règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n'avaient pas
un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit
d'exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien
de demander à l'édile la dégradante _licentia stupri_, mais elles ne se
faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en
avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard,
à moins qu'elles n'insultassent trop ouvertement à la juridiction
édilitaire, en se livrant sans choix (_sine delectu_), dans les lieux
publics, à des oeuvres de débauche vénale.

Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l'on en
croit Properce, elles ne s'en éloignaient pas beaucoup, pour donner
satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j'aime bien
mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe
entr'ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment
avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait
pas attendre si quelqu'un veut aller à elle! Jamais elle ne différera,
jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l'argent qu'un père
avare regrette souvent d'avoir donné à son fils; elle ne te dira pas:
J'ai peur, hâte-toi de te lever, je t'en prie!» (_Nec dicet: Timeo!
propera jam surgere, quæso!_) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le
voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l'édile et
des lois de police. Properce semble même indiquer qu'elle prenait à
peine la précaution de s'écarter de la voie Sacrée, qui commençait à
l'Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la
Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de
bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l'amour errant ne
rencontrait qu'un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient
pas. D'ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les
boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours
ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le
rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en
litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient
obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (_sellæ_ et
_lecticæ_); elles n'affectaient pas, dans ces temps de corruption
inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de
profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de
soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les
bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis
flottants, entourées d'esclaves et d'eunuques portant des éventails pour
chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones,
ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de
famille, devant lesquelles la loi s'inclinait avec vénération, s'étaient
bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de
leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y
étaler la pompe de leur toilette et l'attirail de leur cortége, avaient
souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux
auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit
M. Walkenaer dans sa belle _Histoire de la vie d'Horace_, s'écartaient
complaisamment à l'approche de jeunes gens efféminés (_effeminati_),
dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment
drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces
petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier,
cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait
aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir
les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs
forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste
complet avec l'air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes
jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées,
jetant de côté et d'autre des regards lascifs. Ces deux espèces de
promeneurs n'étaient le plus souvent que des gladiateurs et des
esclaves; mais certaines femmes d'un haut rang choisissaient leurs
amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies
suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur
condition, et ne cédaient qu'aux séductions des chevaliers et des
sénateurs.»

Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant
académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque
et Horace; mais nous regrettons l'absence de beaucoup de détails de
moeurs, que Juvénal, l'implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette
peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s'écrie Juvénal
dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également
dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la
matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux
jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin,
des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds,
chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d'imberbes
athlètes ce qui lui reste de l'argenterie de ses pères: elle donne
jusqu'aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques
impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car
elles n'ont pas d'avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de
Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines
se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient
d'infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d'atroces
gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori
d'Hippia, épouse d'un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à
se raser le menton (c'est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant
perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre,
sa figure était couverte de difformités; c'était une loupe énorme, qui,
affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c'étaient
de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur
corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent
des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa
soeur et à son époux. C'est donc une épée que les femmes aiment.» Il
faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le _gladiateur
obscène_; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les
mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs
Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne
s'éveillent qu'à la vue d'un esclave, d'un valet de pied à robe
retroussée. D'autres raffolent d'un gladiateur, d'un muletier poudreux,
d'un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce
nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de
chevaliers, et va chercher au plus haut de l'amphithéâtre l'objet de ses
feux plébéiens.»

La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de
promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la
Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de
moeurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus _Averse_ (_Aversa_),
autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs.
Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété
d'enfants et d'hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude,
les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles
n'étaient pas, d'ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces
impurs _chattemites_, que ces sales _gitons_, que ces impudiques
_spadones_, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés,
fardés comme des femmes, n'attendaient qu'un signe ou un appel pour se
prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne
manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles
aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des
tablettes et des lettres d'amour: ils servaient d'intermédiaires directs
pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever
les obstacles qui s'opposaient à une entrevue, pour fournir un
déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu'il
fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s'approchait d'un beau
patricien et lui remettait en cachette des tablettes d'ivoire, sur la
cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un voeu: c'était
une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et
des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l'épaule d'un mignon,
remarquable par ses grandes boucles d'oreilles et par ses longs cheveux:
c'était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme
métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d'eau, qui passait
là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l'avaient
remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première
le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit
Juvénal, qu'on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point,
on mandera le porteur d'eau (_veniet conductus aquarius_).» Un geste, un
regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne
reculait devant aucune espèce de service. Et l'édile, que faisait
l'édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les
vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que
faisait le censeur, pendant que les moeurs publiques perdaient jusqu'aux
apparences de la pudeur? Le censeur et l'édile ne pouvaient rien là où
la loi se taisait, comme si elle eût craint d'en avoir trop à dire. On
appelait _plaisirs permis_ ou _licites_, à Rome païenne, tout ce que le
christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C'est donc
en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son _Charençon_
(_Curculio_): «Pourvu que tu t'abstiennes de la femme mariée, de la
veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce
qu'il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius,
nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes:
«On prétend, dit le poëte de l'amour physique, que tu renonces à regret,
époux parfumé, à tes mignons (_glabris_); nous savons que tu n'as jamais
connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait
plus se les permettre (_scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed
marito ista non eadem licent_).» Il n'y avait donc que la philosophie
qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne
rencontrait pas de digue dans la législation romaine.

Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la
voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un
art très-raffiné et très-compliqué qui s'apprenait surtout au théâtre,
et qui se perfectionnait selon l'usage qu'on en faisait. De là le talent
merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du
_meretricium_. Il y avait aussi les différents dialectes de la
pantomime amoureuse. Souvent l'expression la plus éloquente de cette
langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se
parlaient d'autant mieux, qu'une excellente vue et une prodigieuse
spontanéité d'esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la
prunelle. Si l'oeil n'était pas compris par l'oeil, les mouvements des
lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais
moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire
usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les
sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans
l'érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la
main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de
Priape. Suétone, dans la _Vie de Caligula_, nous représente cet empereur
qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement
obscènes (_formatam commotamque in obscenum modum_). Lampridius, dans la
_Vie d'Héliogabale_, nous dit que ce monstrueux débauché ne se
permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses
doigts indiquait une infamie (_nec unquam verbis pepercit infamiam, quum
digitis infamiam ostentaret_). Ces gestes obscènes s'exécutaient avec
une étonnante rapidité qui échappait d'ordinaire au regard des
indifférents. On pourrait supposer, d'après plusieurs passages de
l'_Histoire d'Auguste_, que le _signum infame_ n'était pas toléré sous
tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres
avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa
au doigt du milieu le surnom de _doigt infâme_. Au reste, les Athéniens
ne se montraient pas plus indulgents à l'égard de ce doigt, qu'ils
nommaient _catapygon_, et qu'ils auraient eu honte de réhabiliter en lui
confiant un anneau. Le médius avait été voué à l'infamie, en Grèce,
parce que les villageois s'en servaient pour savoir si leurs poules
avaient des oeufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec
+skimalizein+, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces
villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui
qui t'appelle _cinæde_, et présente-lui le doigt du milieu.» La
présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse,
dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un
autre signe d'intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils
portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et
faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l'impudique, dit Sénèque
dans sa cinquante-deuxième lettre, c'est sa démarche, c'est sa main
qu'il remue, c'est son doigt qu'il porte à sa tête, c'est son clignement
d'yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête
avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l'élévation du
médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes
parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui
se grattent la tête d'un seul doigt (_qui digito scalpunt uno caput_).»
Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l'oeil que du doigt,
et rien n'égalait l'éloquence, la persuasion, l'attraction de leur
regard oblique (_oculus limus_). Le grave rhéteur Quintilien veut que
l'orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d'une douce
volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (_venerei_). Apulée,
dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d'oeil
obliques et mordants (_limis atque morsicantibus oculis_). C'était là ce
que les courtisanes nommaient _chasser à l'oeil_ (_oculis venari_): «La
vois-tu, dit le _Soldat_ de Plaute, faire la chasse au courre avec les
yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (_Viden' tu illam oculis
venaturam facere atque aucupium auribus?_)»

Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à
comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que
ces dernières n'en avaient pas d'autres pour les affaires de plaisir. Un
vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de
signes, entre une _précieuse_ et ses amants, à un jeu de balle, dans
lequel un bon joueur renvoie de l'un à l'autre la pelote qu'il reçoit de
toutes mains: «Elle tient l'un, dit-il, et fait signe à l'autre; sa main
est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle
met son anneau entre ses lèvres et le montre à l'un, pour appeler
l'autre; quand elle chante avec l'un, elle s'adresse aux autres en
remuant le doigt.» Le grand maître de l'art d'aimer, Ovide, dans son
poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée,
a mis dans la bouche d'une de ses muses ces leçons de la pantomime
amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile _gesticularia_, regarde mes
mouvements de tête, l'expression de mon visage, remarque et répète après
moi ces signes furtifs (_furtivas notas_). Je te dirai, par un
froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n'ont que faire de la
voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient
notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l'esprit,
touche doucement avec le pouce tes joues roses; s'il y a dans ton coeur
quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l'extrémité d'une
oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai
ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la
main, à la manière de ceux qui font un voeu, lorsque tu souhaiteras tous
les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces
dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l'habileté de sa
maîtresse à parler par signes en présence d'un témoin importun, et à
cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (_blandaque
compositis abdere verba notis_). Cette langue universelle était d'autant
plus nécessaire à Rome, que souvent on n'aurait pu s'entendre autrement,
car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne
trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette
population rassemblée de tous les pays de l'univers connu. Un grand
nombre de ces femmes de plaisir n'avaient d'ailleurs reçu aucune
éducation, et n'eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron
et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l'amour ou le plaisir ne
fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l'habitude du langage de
Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l'emploi d'un mot
ou d'une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les
plus graves, n'avaient garde de s'astreindre à cette chasteté
d'expression, comme si l'oreille seule était blessée de ce qui
n'offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus
libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de
mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes.
Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent
désagréablement l'ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant
le proverbe latin, n'est pas bon à dire (_tam bonum facere quam malum
dicere_).»

La langue érotique latine était pourtant très-riche et
très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu'elle put
s'approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et
s'animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses
de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et
elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de
sorte qu'elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de
la marine et de l'agriculture. Elle n'avait, d'ailleurs, qu'un petit
nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui
fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots
les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au
moyen d'un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là,
qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans
les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les
romans d'Apulée, n'était réellement parlée que dans les réunions de
débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les
courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs moeurs,
auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de
langage les empêchait de paraître souvent ce qu'elles étaient, et les
poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s'imaginer qu'ils
avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se
donnaient entre eux amants et maîtresses n'étaient pas moins
convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était
une courtisane, quand l'amant était un poëte érotique. Celui-ci la
nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre;
celle-ci répondait à ces douceurs, en l'appelant son bijou
(_bacciballum_), son miel, son moineau (_passer_), son ambroisie, la
prunelle de ses yeux (_oculissimus_), son aménité (_amoenitas_), et
jamais avec interjections licencieuses, mais seulement _j'aimerai!_
(_amabo_), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une
vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux
personnes de l'un et de l'autre sexe, dès que ces rapports commençaient
à s'établir, on se traitait réciproquement de _frère_ et _soeur_. Cette
qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus
humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une
soeur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c'est un homme qui
dit à un autre: «Je te donne mon _frère_.» Quelquefois, en désignant une
maîtresse qu'on avait eue, on la nommait _soeur du côté gauche_ (_læva
soror_, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de _petit
frère_ à quiconque faisait marché avec elle.

On ne saurait trop s'étonner de la décence, même de la pudibonderie du
langage parlé, contraste perpétuel avec l'immodestie des gestes et
l'audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans
le discours, en forme de conseil: _Respectez les oreilles_ (_parcite
auribus_). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se
scandalisaient pas de tout ce qu'on leur montrait. Ils n'avaient donc
pas de répugnance à s'arrêter sur les pages d'un de ces livres obscènes,
de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les
libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (_pagina nocturna_,
dit Martial). C'était un genre de littérature très-cultivé chez les
Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette
littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs
ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par
là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n'étaient
pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres
lubriques (_molles libri_); c'étaient parfois les poëtes, les écrivains
les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage
d'imagination et de talent; c'était ordinairement de leur part une sorte
d'offrande faite à Vénus; c'était, en certains cas, un simple jeu
littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement
estimé, dit Ausone (dans le _Centon Nuptial_), a fait des poésies
lascives, et jamais ses moeurs n'ont fourni matière à la censure. Le
recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se
déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d'un
sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne
dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Coerellia. Le
Symphosion de Platon contient des poëmes qu'on dirait composés dans les
mauvais lieux (_in ephebos_). Que dirai-je de l'Erotopægnion du vieux
poëte Lævius, des vers satiriques (_fescenninos_) d'Ænnius? Faut-il
citer Evenus, que Ménandre a surnommé _le sage_? Faut-il citer Ménandre
lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est
austère, leurs oeuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé
_Parthénie_, à cause de sa chasteté, n'a-t-il pas décrit dans le
huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une
indécente pudeur? N'a-t-il pas, dans le troisième livre de ses
Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en
bêtes?» Pline, pour s'excuser d'une débauche d'esprit qu'il n'avait pas
l'air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure
(_lasciva est nobis pagina, vita proba_).»

La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être
considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs
qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont
les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la
morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux;
vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des
doctes amateurs de l'antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche
en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le
christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs
de la tradition. Ils disparurent, ils s'effacèrent tous, à l'exception
de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l'heureux privilége de
leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu'à
déchirer bien des pages dans les oeuvres des meilleurs écrivains. Les
lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l'amour païen,
et cette destruction systématique fut l'oeuvre des Pères de l'Église.
Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait
marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et
Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de
Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (_Milesii libri_)
d'Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d'Ovide, ne
s'étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les
choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à
l'instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni
d'Eubius, ni de l'impudent Anser, ni de Porcius, ni d'Ædituus, ni de
tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des
bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas
davantage aux Grecs qu'ils comprenaient moins encore, ni à l'ignoble
Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l'amour contre la
nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient
mieux en amour que ceux d'Homère; ni à l'impure Hemiteon de Sybaris, qui
avait résumé l'expérience de ses débauches dans un poëme nommé
_Sybaritis_; ni à l'effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de
courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d'Orphée,
avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque
complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après
deux ou trois siècles de censure persévérante et d'implacable
proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que
les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et
courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs
livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle,
Martial et Pétrone.



CHAPITRE XX.

  SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
  Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
  --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
  attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
  --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
  refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
  enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
  _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
  --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
  et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
  vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
  constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
  --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
  affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
  --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
  --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
  Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
  siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
  --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
  --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
  sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
  _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
  à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Vettius Vales.
  --Themison. --Thessalus de Tralles. --Soranus d'Ephèse. --Les
  empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. --Ménécrate.
  --Servilius Damocrate. --Asclépiade Pharmacion. --Apollonius de
  Pergame. --Criton. --Andromachus et Dioscoride. --Les médecins
  pneumatistes. --Galien et Oribase. --Archigène. --Hérodote. --Léonidas
  d'Alexandrie. --Les _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et
  _archiatri populares_. --L'institution des archiatres régularisée et
  complétée par Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du
  matin_. --Les sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial
  contre Lesbie. --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome.
  --Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient
  pas soigner par les médecins romains. --Mort de Festus, ami de
  Domitien. --Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison
  des maladies vénériennes. --Superstitions religieuses. --Offrandes aux
  dieux et aux déesses. --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de
  Pétrone. --Abominable apophthegme des _pædicones_.


Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange
desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de
corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même
les médecins de l'antiquité se taisent sur ce sujet, qu'ils auraient
craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses
conséquences de ce qu'un écrivain du treizième siècle appelle l'amour
impur (_impura Venus_) aient laissé fort peu de traces dans les écrits
satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est
impossible de méconnaître que la dépravation des moeurs avait multiplié
chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces
maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et
souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins
rejetées dans l'ombre par les médecins et les naturalistes grecs et
romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur
les causes de cet oubli et de ce silence général. En l'absence de toute
indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à
supposer que des motifs religieux empêchaient d'admettre parmi les
maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération
et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne
voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le
bienfait de l'amour, en accusant ces mêmes dieux d'avoir mêlé un poison
éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas
qu'Esculape, l'inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte
ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux
châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels,
peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se
déguisaient, comme si elles frappaient d'infamie ceux qui en étaient
atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des
magiciennes et des vendeuses de philtres.

Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins
compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la
Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu'à Rome.
Il n'y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une
effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes
les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de
sentiment et d'amour idéal, n'avait pas ouvert les bras, comme le
libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait
toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de
délicatesse, tandis que le second s'était abandonné à ses plus grossiers
appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle.
On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n'aient
accompagné l'invasion de la _luxure asiatique_ dans Rome. Ce fut vers
l'an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure
asiatique, comme l'appelle saint Augustin dans son livre de la _Cité de
Dieu_, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait
soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius
Manlius, jaloux d'obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut
pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses
de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les
honteux auxiliaires d'une débauche inconnue jusqu'alors dans la
République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent
évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la
génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s'aggravant, en se
compliquant l'une par l'autre: «Alors, dit saint Augustin, alors
seulement, des lits incrustés d'or, des tapis précieux apparaissent;
alors, des joueuses d'instruments sont introduites dans les festins, et
avec elles beaucoup de perversités licencieuses (_tunc, inductæ in
convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ_).» Ces joueuses
d'instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie,
où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées
par d'horribles maladies nées de l'impudicité. Les livres de Moïse
témoignent de l'existence de ces maladies chez les Juifs, qui les
avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables
parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent
presque complétement ces populations ammonites, madianites,
chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient
légué, comme pour se venger, une foule d'impuretés qui altérèrent à la
fois leurs moeurs et leur sang. Il n'y eut bientôt pas au monde une race
d'hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples
voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée,
mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs
débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son
corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le
constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal
vénérien (_lues venerea_). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla
chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles.

Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n'est point un paradoxe et que
la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre
nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ,
avait frappé de réprobation, n'existait, ne pouvait exister à l'état de
tolérance dans toute l'antiquité, que par suite des périls fréquents,
continus, qui troublaient l'ordre régulier des plaisirs naturels. Les
femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines
circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison,
de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour
la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines,
les plus pures, cessaient de l'être tout à coup par des causes presque
inappréciables, qui échappaient aux précautions de l'hygiène comme aux
remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle,
l'indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette
indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et
d'autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui
variaient de symptômes et de caractères, selon l'âge, l'organisation, le
tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l'origine
restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort
longue, fort difficile et même impossible en différents cas,
entouraient d'une sorte de défiance les rapports les plus légitimes
entre les deux sexes. On regardait, d'ailleurs, comme une souillure
presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout
affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des
mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces
germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses
d'une femme aimée, et l'on en venait bientôt à redouter ces caresses
qu'on avait tant désirées avant de connaître ce qu'elles renfermaient de
perfide et d'hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût
éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l'expérience avait
éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce
commerce; voilà comment un honteux désordre d'imagination avait essayé
de changer les lois physiques de l'humanité et d'enlever aux femmes le
privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et
avilis, qui consentaient à n'être plus d'aucun sexe, en devenant les
instruments dociles d'une hideuse débauche. Il est vrai que d'autres
maladies d'un genre plus répugnant et non moins contagieux
s'enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait
fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies
étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait
mieux s'en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies
mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l'Orient, prenait figure et
se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus
inexplicables.

Les médecins de l'antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient
au traitement des maux de l'une et l'autre Vénus (_utraque Venus_),
puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un
air de malédiction divine, un sceau d'infamie. Les malheureux qui en
étaient atteints recouraient donc, pour s'en débarrasser, à des
pratiques religieuses, à des recettes d'empirisme vulgaire, à des
oeuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance
des sciences occultes et de l'art des philtres; ce fut là, pour les
prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit.
Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d'un commerce
impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme
une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre
et d'accuser l'auteur de son infortune, s'accusait elle-même et ne
cherchait qu'en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien
des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des
invocations magiques au fond des bois; de là, l'intervention officieuse
des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans
subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est
impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et
romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus
fréquentes et plus hideuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Ces
maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en
cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les
avouaient jamais, alors même qu'ils devaient en mourir. La lèpre,
d'ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à
l'infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus
multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies
vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les
augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l'apparence
d'une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies
vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s'avivant
réciproquement, avaient fini par s'emparer de l'économie et par laisser
un virus héréditaire dans tout le corps d'une nation; ainsi, la grande
lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou
le mal de Vénus (_lues venerea_), au peuple syrien.

Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait
transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir,
Rome, déjà victorieuse et maîtresse d'une partie du monde, Rome n'avait
pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l'intérieur de la ville,
que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et
d'épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les
médecins grecs qu'on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que
le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage
indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la
paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude,
laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d'autre maladie
que la mort, suivant l'expression d'un vieux poëte, et leur robuste
nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne
craignait d'infirmités que celles qui étaient causées par des blessures
reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait
donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de
quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les
mettaient alors à l'abri des maux qui sont produits par les excès de
table et par la débauche. Ceux qu'un vice odieux, familier aux Faunes et
aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse
maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que
d'en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces
temps d'innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui
s'attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d'ailleurs leurs
diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui
témoigne de l'horreur qu'elles inspiraient: _morbus indecens_. La pensée
et l'imagination évitaient de s'arrêter sur les particularités
distinctives de différentes affections qu'on désignait de la sorte. Il
est permis cependant d'indiquer, sinon de décrire et d'apprécier, celles
qui se montraient le plus fréquemment. C'était la _marisca_, tumeur
cancéreuse ayant la grosseur d'une grande figue dont elle portait le nom
et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se
propageant autour de l'anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on
l'appelait _ficus_ ou figue ordinaire; quand elle se composait de
plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait _chia_, qui
était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce
mal prenait souvent le caractère d'un écoulement plus ou moins âcre,
parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique _fluor_
demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire.
Mais le _morbus indecens_ présentait encore peu de variétés, et
lorsqu'il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l'un ou de
l'autre sexe, il n'allait pas se greffer ailleurs et engendrer d'autres
espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages
incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les
frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait
pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait
l'air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la
charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n'y
avait, au reste, que la magie et l'empirisme qui osassent lutter contre
les tristes effets du _morbus indecens_. Les seuls médecins, qui fussent
alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute
la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et
de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès
pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour
s'épargner la honte d'en avouer la cause, à la fatalité, à l'influence
malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la
volonté du destin.

Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s'établit à
Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de
l'an de la fondation 588; celle-là, de l'an 600 environ. Soixante-dix
ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se
fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre
lesquelles l'austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le
_morbus indecens_ était une de ces maladies chroniques et invétérées);
mais ils éprouvèrent tant d'avanies, tant de difficultés, tant de
répugnances, qu'ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne
revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses
habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l'espace de
quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de
maladies qu'on n'en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces
maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement
celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des
causes avouables, ou plutôt on évitait d'en déclarer les causes, et le
médecin avait soin de les couvrir d'un manteau décent, en les rangeant
dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies
honteuses, dans les ouvrages de médecine de l'antiquité, ne se montrent
nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient
l'infamie. C'est dans l'immense et dégoûtante famille de la lèpre que
nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne
faisaient pas faute à l'ancienne Prostitution plus qu'à la moderne. La
plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je
t'envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone
(_mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum_), et ce passage,
quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le
médecin n'était souvent qu'un simple esclave dans la maison d'un riche
patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu'il
l'achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d'un esclave
dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être
à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas
moins cher qu'un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le
médecin, n'ayant pas d'autre rôle que de soigner son maître et les gens
de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou
de plus rudes châtiments, environnait d'une prudente discrétion les
maladies domestiques qu'il avait charge de guérir, sous peine des plus
cruelles représailles. Les médecins affranchis n'étaient pas dans une
position beaucoup plus libre à l'égard de leurs malades; ils ne
craignaient pas d'être battus et mis aux fers, dans le cas où leur
traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et
leur faire payer une amende considérable, si le succès n'avait pas
répondu à leurs efforts et si l'art s'était reconnu impuissant contre la
maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne
s'adressait qu'à des maladies dont il était presque sûr de triompher.
Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d'avoir des
soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre
des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin,
dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout
nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup
défavorable ou hostile.

Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui
entourait les maladies vénériennes dans l'antiquité, mystère que
recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains
élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient
craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un
culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient
peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l'humanité, et ils ne
voulaient pas même que le _morbus indecens_ eût un nom dans les annales
de la médecine et de la république romaine. L'existence de ce mal, de la
véritable syphilis, ou du moins d'une affection analogue, n'est pourtant
que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement
n'ose pas l'attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à
son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d'Asclépiade
de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome,
Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du
mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet
admirable résumé des connaissances médicales du siècle d'Auguste,
plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment
vénériennes, que la science moderne s'est obstinée longtemps à ne pas
rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle.
Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l'ouvrage latin
pour qu'on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur
transmission vénéréique. C'est bien là le _morbus indecens_, la _lues
venerea_, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu'il
attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir,
aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le
long paragraphe qu'il consacre aux maladies des parties honteuses, dans
le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment
notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui
s'opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs,
dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus
convenables, et qui d'ailleurs sont acceptées par l'usage, puisqu'elles
reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des
médecins. Les mots latins nous blessent davantage (_apud nos foediora
verba_), et ils n'ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans
la bouche de ceux qui parlent avec décence. C'est donc une difficile
entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes
de l'art. Cette considération n'a pas dû cependant retenir ma plume,
parce que d'abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles
renseignements que j'ai reçus, et qu'ensuite il importe précisément de
répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement
de ces maladies, qu'on ne révèle jamais à d'autres que malgré soi.
(_Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ
invitissimus quisque alteri ostendit._)» Celse s'excuse ainsi de publier
un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la
portée de tout le monde (_in vulgus_) pour obvier aux terribles
accidents qui résultaient de l'ignorance des médecins et de la
négligence des malades.

Il passe en revue ces maladies, qu'on retrouverait avec tous leurs
signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d'abord
de l'inflammation de la verge (_inflammatio colis_), qui produit un tel
gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en
arrière; il ordonne d'abondantes fomentations d'eau chaude pour détacher
le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l'urètre;
il recommande de fixer la verge sur l'abdomen, afin d'obvier à la
souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se
découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d'ulcères,
dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d'eau chaude; on doit
aussi les couvrir et les soustraire à l'influence du froid. La verge, en
certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu'il en résulte la
chute du gland. Il devient alors nécessaire d'exciser en même temps le
prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation,
composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral
vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N'est-ce pas là une
gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d'ulcérations? Celse
mentionne ensuite des tubercules (_tubercula_), que les Grecs nomment
+phymata+, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et
qu'il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en
saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour
empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir
clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s'arrête à
certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d'un sang vicié,
sinon d'une disposition particulière du malade, produisent la gangrène,
qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des
incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et
cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de
chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération
souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l'immobilité jusqu'à
ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d'elles-mêmes.
L'hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d'abattre une
partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (_cancri genus_),
que les Grecs nomment +phagedaina+, chancre très-malfaisant, dont le
traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer
rouge, dès son apparition; autrement, ce _phagédénique_ s'empare de la
verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu'à la vessie;
il est accompagné, dans ce cas, d'une gangrène latente, sans douleur,
qui détermine la mort malgré tous les secours de l'art. Est-il possible
de prétendre que cette espèce de chancre n'était pas l'indice local de
la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une
sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s'étend sur toute
la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au
charbon (_carbunculus_) qui se montre au même endroit, il a besoin
d'être détergé par des injections, avant d'être cautérisé. On peut avoir
recours, après la chute de l'excroissance, aux médicaments liquides
qu'on prépare pour les ulcères de la bouche.

Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont
pas la suite d'un coup (_sine ictu orta_), et qui proviennent, par
conséquent, d'un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied,
la diète et l'application de topiques émollients. Il donne la recette de
plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et
passe à l'état d'induration chronique. Celse a grand soin de distinguer
le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui
qui résulte d'une violence extérieure, d'une pression ou d'un coup. Il
n'aborde qu'avec répugnance les maladies de l'anus, qui sont, dit-il,
très-nombreuses et très-importunes (_multa tædiique plena mala_)! Il
n'en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les
hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de
l'anus, que les Grecs nomment +rhagadia+, et dont Celse n'explique pas
la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la
préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d'argent et de
la térébenthine. Quelquefois les rhagades s'étendaient jusqu'à
l'intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même
solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une
alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et
l'usage fréquent des demi-bains d'eau tiède. Quant au condylome, cette
excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l'anus
(_tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet_), il faut le
traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les
demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à
la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l'antimoine, la
céruse, l'alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques
destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est
utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en
conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et
tuberculeuses, laisse entendre qu'il les attribuait souvent à une cause
semblable. Il ne parle qu'avec beaucoup de réserve d'un accident que la
débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement
et de la matrice (_si anus ipse vel os vulvæ procidit_). Il évite aussi
de s'occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez
les femmes, et c'est à peine si, en terminant, il indique sommairement
un ulcère pareil à un champignon (_fungo quoque simile_), qui affectait
l'anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l'eau
tiède en hiver et de l'eau froide en été, de le saupoudrer avec de la
limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d'employer ensuite la
cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on
voit que Celse n'ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le
présenter comme intéressé au même titre que l'autre sexe dans les
maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé
aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du
mal vénérien.

Et maintenant, que le savant auteur du _Manuel des maladies vénériennes_
vienne nier ce qui est dans l'ouvrage de Celse, et fasse preuve d'une
obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne
trouve rien qui puisse faire soupçonner l'existence du virus
syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus
souvent à des causes locales non virulentes;» qu'il ajoute, après avoir
résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il
est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces
maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des
maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement
contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins
romains avec celles que l'observation moderne nous offre comme plus
exactes et plus complètes dans l'histoire de la syphilis; après nous
être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la
médecine ancienne et moderne, nous n'avons pas eu de doute sur l'origine
et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par
la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des
pays où les moeurs étaient corrompues par le mélange des populations
étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins
plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a
découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections
des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents
que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au
coït impur; et cela, deux siècles avant l'époque qu'on veut assigner à
l'invasion de la maladie vénérienne.»

Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable
d'_elephantiasis_, vers l'an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et
l'éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l'Italie, donna des formes
étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait.
Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible
affection, qu'il nommait le Protée du mal, et qu'il excellait à guérir,
pour l'avoir longtemps observée dans l'Asie-Mineure. Aussi, selon le
témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie
bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la
médecine le système philosophique d'Épicure, voulait voir dans toutes
les maladies un défaut d'harmonie entre les atomes dont le corps humain
lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections
aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de
l'inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu'il avait
étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens
diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations
d'eau; il avait imaginé les douches (_balneæ pensiles_), et, à l'exemple
de son maître Épicure, il n'était pas ennemi des plaisirs sensuels,
pourvu qu'on s'y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir
auprès des Romains, parce qu'il ne gênait pas trop leurs penchants, et
qu'il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés
physiques; c'était, suivant lui, empêcher l'âme de s'endormir, puisqu'il
la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l'instar
d'Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l'usage des
frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et
toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes
la flagellation et les plaisirs de l'amour, qu'il jugeait souverains
contre la mélancolie.

La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie
chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et
de prodigieux éléments dans l'abus et le déréglement des jouissances
amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les
aspects les plus affligeants; elle était environnée d'un affreux
cortége d'ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous
l'action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour
reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe
plus vivace. Musa, le médecin d'Auguste, qu'il guérit d'une maladie que
les historiens n'ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et
locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît
s'être voué plus particulièrement à l'étude et au traitement des
maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave
avant d'être affranchi par Auguste, et il devait connaître les
affections secrètes, qu'on traitait d'ordinaire à la dérobée dans
l'intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s'attaquaient
à toutes les parties de l'organisme, après avoir pris naissance dans un
coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de
mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant
dans l'empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas
vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques
extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne,
en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce
traitement, inusité avant lui, démontre assez qu'il regardait le mal
vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les
enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous
les maux qu'il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les
ulcérations de la bouche, les écoulements de l'oreille, les affections
des yeux; infirmités si communes à Rome, qu'elles y étaient devenues
endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le
même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies
lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de
Themison, qui fonda l'École méthodique, et qui, pour parvenir à la
guérison de la lèpre, en avait d'abord recherché les causes, étudié les
caractères et défini le principe.

Ce principe était ou avait été vénérien dans l'origine. La lèpre, de
quelque pays qu'on la fasse venir, de l'Égypte ou de la Judée, de la
Syrie ou de la Phénicie, fut d'abord une affection locale, née d'un
commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux,
favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans
cesse, graduellement ou spontanément, selon l'âge, le tempérament, le
régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de
lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire
dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie
honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La
lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis
du quinzième siècle, et c'est dans l'éléphantiasis que nous croyons
reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine
de l'éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais
très-répandue dans certains pays.» Il ne l'avait pas observée sans
doute, ou du moins il ne voulait pas s'étendre sur une hideuse maladie
qu'il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire,
affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont
altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs
nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre.
La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme
écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des
jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (_ubi
vetus morbus est_), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en
quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare,
qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.»
Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que
nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec,
Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans
l'Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible.

Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en
supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n'ajoutent
rien à la vérité et à l'horreur du tableau. Nous remarquerons, à l'appui
de notre opinion, qu'Arétée confond dans l'éléphantiasis plusieurs
maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (_mentagra_), qui
n'auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières
de l'éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l'éléphant
maladie et l'éléphant bête fauve, et par l'apparence, et par la couleur,
et par la durée; mais ils sont l'un et l'autre uniques en leur espèce:
l'animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre
maladie. Cette maladie a été aussi appelée _lion_, parce qu'elle ride la
face du malade comme celle d'un lion; _satyriasis_, à cause de la
rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même
temps à cause de l'impudence des désirs amoureux qui le tourmentent;
enfin, _mal d'Hercule_, parce qu'il n'y en a pas de plus grand ni de
plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre
la vigueur de l'homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle
est également hideuse à voir, redoutable comme l'animal dont elle porte
le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de
la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son
principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune
souillure, n'attaquent d'abord l'organisme, ne se montrent sur
l'habitude du corps, ne révèlent l'existence d'un mal naissant; mais ce
feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères,
comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors
qu'après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps.

»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui
devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par
les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces
malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par
ignorance, n'ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu'il était encore
faible et mystérieux. Ce mal augmente; l'haleine du malade est infecte;
les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des
juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur
mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie
elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y
bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et
raboteuses; l'espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce
comme le cuir de l'éléphant; les veines grossissent, non par la
surabondance du sang, mais par l'épaisseur de la peau. La maladie ne
tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur
tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se
dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton
et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite
découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées.
La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à
leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en
forme de grains d'orge. Quand la maladie se déclare par une violente
éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton.
Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis
et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se
contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de
sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui
s'entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils,
cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et
de l'éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances
noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et
baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s'allongent,
mollasses et flasques comme celles de l'éléphant; des ulcères rayonnent
autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps
est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la
découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des
crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu'au
milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités
des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères
fétides et incurables; ils s'élèvent même les uns au-dessus des autres,
de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il
arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu'à se séparer
du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les
pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le
malade, pour le délivrer d'une vie horrible et de cruels tourments,
qu'après l'avoir démembré.»

Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du
quinzième siècle ont tracé, à l'apparition de la syphilis en Europe, on
ne doutera pas que cette même syphilis n'ait déjà sévi quinze siècles
auparavant sous le nom d'éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que
la lèpre, de quelque espèce qu'elle fût, n'ait puisé sa source dans une
cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant
historien de l'Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans
l'Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au
sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes
génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux,
étaient réellement vénériennes.» C'est à la lèpre, c'est aux maladies
syphilitiques, qu'il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs
qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les
Romains.

La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu'un, à force de se
combiner ensemble; rien n'était plus fréquent que leur invasion; mais
aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s'avouer
malade, quand tout le monde l'était ou l'avait été. La position des
médecins entre ces mystères et ces répugnances de l'opinion devait être
toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils
inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre
la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal
fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des
doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc
d'huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec
+pterygion+, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas
toujours à l'emploi des caustiques minéraux; de là cet _oscedo_ ou abcès
malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle,
décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l'entourant
de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche,
mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la
classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches
complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se
nommait _campanus morbus_, parce qu'on accusait Capoue, cette reine de
la luxure et de l'infamie, comme l'appelle Cicéron (_domicilium
superbiæ, luxuriæ et infamiæ_), de l'avoir enfantée. Il est certain que
la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates
honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes,
met en scène Sarmentus, affranchi d'Octave et un de ses mignons; il le
représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre
figure que ce mal avait déshonorée (_campanum in morbum, in faciem per
multa jocatus_). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible
cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (_at illi foeda
cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris_). Un des commentateurs
d'Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l'a
dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui
finissait par obstruer l'orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas
douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son _Trinummus_,
il proclame l'infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en
patience les Syriens eux-mêmes (_Campas genus multo Syrorum jam antidit
patientia_). Plaute avait appris de bien odieux mystères d'impudicité,
en tournant la meule chez un boulanger d'Ombrie.

Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances,
que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n'y voir
que les effets locaux d'un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient
ordinairement à l'état chronique, excepté dans les cas assez rares où
les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes
affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On
ne sortait jamais d'un traitement long et douloureux, sans en porter les
marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par
suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient
lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les
traits du visage, qu'on appelait _spinturnicium_ une femme que le mal
avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la
grimace d'une harpie (_spinturnix_). Les _fics_, les _marisques_ et les
_chies_, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l'anus,
résistaient au fer et au feu d'un traitement périodique; le malade
retombait bientôt entre les mains de l'opérateur: «De ton podex épilé,
dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux
(_podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ_).» Cette
honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le
peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer
de père en fils, qu'on avait fait une épithète et même un superlatif,
_ficosus_, _ficosissimus_, pour qualifier les personnes qu'on savait
affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des
_Priapées_, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui
soit entre les poëtes (_inter eruditos ficosissimus ambulet poetas_).
Martial, dans une de ses épigrammes intitulée _De familia ficosa_, nous
fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous
ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la
fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni
l'intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont
exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et,
chose étonnante, pas un de leurs champs n'a de figuiers.» Les
écoulements purulents et les gonorrhées n'étaient pas moins fréquents
que ces tumeurs, qu'ils précédaient ou accompagnaient; mais les
médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n'avaient
pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l'urètre et du
vagin, celles qui résultaient d'un commerce impur. On peut supposer que
ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment
par un ulcère qu'on appelait _rouille_ (_rubigo_). «La rubigo, dit un
ancien commentateur des _Géorgiques_ de Virgile, est proprement, comme
l'atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu'on appelle aussi ulcère.
Ce mal naît ordinairement d'une abondance et d'une superfluité d'humeur,
qui se nomme en grec +satyriasis+.» C'est le nom de cet ulcère, qu'on
avait appliqué à la rouille des blés altérés par l'humidité et la
moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s'appuie sur
l'autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait
inspirée l'examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune
chez eux, n'était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y
avait, d'ailleurs, une espèce de satyriasis causé d'ordinaire par les
excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu'on employait
pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Coelius Aurelianus, est une
violente ardeur des sens (_vehemens Veneris appetentia_); elle tire son
nom des propriétés d'une herbe que les Grecs appellent +satyrion+. Ceux
qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par
l'érection des parties génitales. Mais il existe des préparations
destinées à exciter les sens à l'acte vénérien. Ces préparations, qu'on
nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Coelius
Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d'après les leçons de son
maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la
traitait par des applications de sangsues, qu'on ne paraît pas avoir
employées avant lui.

Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les
flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome,
qu'elles invoquaient Junon sous le nom de _Fluonia_, pour que la déesse
les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n'étaient pas
toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe
impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient
_ancunnuentæ_, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène,
_cunnus_, plutôt que dérivé du verbe _cunire_, salir ses langes, comme
le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours
l'engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime,
la suppuration de ces glandes. On regardait l'aster comme un remède
efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante
_bubonium_, du grec +boubônion+. On appliqua bientôt à la maladie, ou du
moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l'on confondit sous
ce nom de _bubon_ tous les genres de pustules, d'abcès et d'ulcères qui
avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un
rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes
ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe
_imbubinare_ pour dire _souiller de sang impur_; ce verbe se rapportait
spécialement à l'état des femmes pendant leur indisposition menstruelle.
On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un
vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l'une à
l'autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double
fin: _Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille_. Cependant, Jules
César Scaliger proposait de lire _imbulbinat_ au lieu d'_imbulbitat_, et
par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu
de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend
des tubercules.»

Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d'allusions à
une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux
écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique.
Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le
traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a
consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on
avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements
analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne
saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas
contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l'accompagnaient
l'emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons
pas qu'on doive reconnaître la cristalline dans les _clazomènes_
(_clazomenæ_), que les savants ont rangés parmi les maladies de l'anus.
Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement
indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de
Clazomène en Ionie, où d'abominables moeurs avaient rendu presque
générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville
dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules
fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l'étymologie
proposée par Facciolati, +klazomenos+, brisé ou rompu. Voici d'ailleurs
la fameuse épigramme d'Ausone, où l'on découvre le véritable caractère
des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton
podex baigné dans l'eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les
clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause
de ton mal, si ce n'est que tu as eu le courage de prendre une double
maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.»
Telle est l'horrible épigramme que l'abbé Jaubert, traducteur de
Martial, n'a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent
pas avoir comprise:

  Sed quod et elixo plantaria podice velles
      Et teris incusas pumice clazomenas;
  Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum
          Appetit, et tergo foemina, pube vir es.

Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n'avait rien de
surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers,
qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs moeurs. «Je ne
puis souffrir, Romains, s'écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome
devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu'une faible
portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l'Oronte de Syrie s'est
déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses moeurs, ses
harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent
dans le Cirque. Allez à elles, vous qu'enflamme la vue d'une louve
barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins
n'ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu'ils
accusaient surtout d'avoir corrompu ses moeurs en lui apportant leurs
vices et leurs débauches nationales. C'était la Phrygie, c'était la
Sicile, c'était Lesbos, c'était la Grèce entière, qui avaient pollué la
vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les
turpitudes de l'amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés
(_Foemineus Phryx_, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux
flottants, aux grandes boucles d'oreilles, aux tuniques à larges
manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte,
envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de
la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat
plausible, l'imagination des scoliastes et des traducteurs: _Qui
Lacedæmonium pytismate lubricat orbem_; Martial cite les luttes
féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse
Lacédémone (_libidinosæ Lacedæmonis palæstras_). Et Sybaris, et Tarente,
et Marseille! «Sybaris s'est emparée des sept collines!» murmure
Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers
siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes.
Tarente (_molle Tarentum_, dit Horace) était là, en même temps, avec ses
beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous
des vêtements d'étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes.
Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la
débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la
Prostitution, témoin ce passage d'une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi
qui demandes à pratiquer les moeurs marseillaises? si tu veux me prêter
ta main (_si vis subigitare me_), l'occasion est bonne.» On ne finirait
pas d'énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus
servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les
Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie,
s'étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la
Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre
Eunus Syriscus, _inguinum liguritor_, maître passé en l'art des Opiciens
(_Opicus magister_). On est effrayé de la quantité de maladies
invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions
des plaisirs honteux.

Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces
médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d'un mépris qui
allait jusqu'à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures
radicales que de gagner de l'argent. Ils devenaient riches rapidement,
dès que leur réputation les désignait au traitement d'une affection
particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la
médecine méthodique, ne s'améliorait pas. Il est permis d'en juger par
la nature des maladies qui s'offraient de préférence aux études de la
science. C'était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque
praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque
manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes
les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d'yeux,
de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes,
d'emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou
moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l'infini. Après Musa,
le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son
talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec
Messaline. Il eut sans doute plus d'une occasion, grâce à sa maîtresse,
de connaître les maladies de l'amour. En même temps que lui, un autre
élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les
dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des
seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui
n'avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d'être le
vainqueur des médecins (+iatronikês+) anciens. Ce Thessalus, que Galien
qualifie de _fou_ et d'_âne_, avait l'audace de prétendre qu'il opérait
des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à
fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le
traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement
semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s'était
incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des
malades augmentant, Thessalus trouva bon d'augmenter aussi le nombre des
médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves
aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons:
cuisiniers, bouchers, tanneurs et d'autres artisans renoncèrent à leur
métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné
d'un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir
davantage en considération et en savoir. La grande affaire était
toujours la guérison de la lèpre. Soranus d'Éphèse vint à Rome, sous
Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l'alopécie
et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s'occupa
particulièrement des maladies de la femme et de l'étude de ses parties
sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui
les arrêtaient sur-le-champ.

A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les
antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés,
plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure,
en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les
parasites et les prostituées (_ambubajarum collegia_, _pharmacopolæ_).
Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui
offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on
distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs
ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l'inventeur du diachylon, composait
des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les
scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d'excellents emplâtres
émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais
caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre;
Andromachus, l'inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l'auteur d'un
grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir
attaché plus d'importance à la morsure des serpents qu'au venin
vénérien, qui faisait cependant plus de victimes.

La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage
l'école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second
siècle de l'ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et
Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les
affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour
diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne
dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait
éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un
autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé
des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu'il
pouvait contenir d'hétérogène: l'emploi des sudorifiques était sans
doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe
syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la
médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien,
Léonidas d'Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux
qu'habile, s'était fait distinguer dans le traitement des parties
génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties
sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet
le gonflement et l'inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt
Sprengel dans son _Histoire de la médecine_, il ne fait pas mention du
commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu'il indique
comme le caractère distinctif de ces sortes d'ulcères, tiennent
évidemment à la présence d'un virus interne.» Ce virus, qu'on le nomme
_lèpre_ ou _syphilis_, existait dans un grand nombre de maladies locales
que Galien et Oribase n'ont pas décrites avec des symptômes vénériens,
mais qu'ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques
qui venaient la plupart de l'Orient aussi bien que les maladies
elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau.

Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à
Rome, l'établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui
ait porté le titre d'_archiatre_ et qui en ait rempli les fonctions dans
l'intérieur du palais impérial, fut Andromachus l'ancien, qui vivait
sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de
l'empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge
était si compliquée, qu'un seul médecin ne pouvait y suffire, et le
nombre des archiatres palatins (_archiatri palatini_) alla toujours
s'accroissant jusqu'à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes
dignités, et l'empereur les qualifiait de _præsul spectabilis_,
honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les
villes de l'empire, des archiatres populaires (_archiatri populares_),
qui exerçaient gratuitement leur art dans l'intérêt du peuple et qui
présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d'abord un
de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c'étaient donc
quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce
nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de
Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution;
il décréta que l'on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes
villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus
petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical
qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le
choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance
d'un office d'archiatre. La municipalité s'assurait ainsi que la santé
et la vie des citoyens ne seraient confiées qu'à des hommes probes et
instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui
témoignent de la déférence et de la protection que l'autorité leur
accordait. Ils étaient payés aux frais de l'État, par les soins du
décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue.
L'État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu'ils
pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu'ils ne
fussent pas obligés, pour vivre, d'exiger la rémunération de leurs
soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu'un malade leur
offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que
le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des
troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d'accepter
la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de
guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque
osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé
à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces
médecins des pauvres n'étaient probablement pas de ces Grecs mal famés,
qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des
verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s'acquittaient pas
des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point
à de plus viles complaisances pour leurs malades.

Les archiatres populaires, il n'en faut pas douter, étaient placés sous
l'autorité immédiate de l'édile: la médecine légale résultait donc de
cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu'elle
embrassait et l'action qu'elle pouvait avoir dans la police des
prostituées. Nous n'avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse
nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas
pour nous faire supposer que ces médecins d'arrondissement ou de région
avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites.
Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la
visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque
les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le
Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux
inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque;
l'une de ces inscriptions nous donne le nom d'Eutychus, médecin des jeux
du matin (_medicus ludi matutini_). Il est donc tout naturel que les
mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus
savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant
aux courtisanes qui n'étaient pas sous la tutelle de l'édile, elles
avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu'on
nommait _medicæ_ et qui n'étaient pas seulement sages-femmes
(_obstetrices_), car elles s'adonnaient autant à la magie qu'à la
médecine empirique. La qualité de _medica_ qu'elles prenaient dans
l'exercice de leur art prouve qu'elles le pratiquaient souvent avec
l'autorisation de l'édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte
cette inscription: SECUNDA L. LIVILLÆ MEDICA, mais il ne l'explique pas.
Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes
dans l'art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d'onguents et
d'antidotes? ou bien ne s'agit-il que d'une seule _medica_, heureuse
dans ses cures, _secunda_? On comprend, d'ailleurs, que les femmes qui
dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d'un médecin, mais
ceux de l'_obstetrix_, ne voulaient pas davantage se confier aux regards
indiscrets d'un homme, lorsqu'elles étaient affligées de quelque maladie
secrète ou honteuse (_pudenda_). Il fallait donc des femmes médecins qui
traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez
riches pour entretenir un certain nombre d'esclaves et de servantes, il
y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger
et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement
des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la
chirurgie pour leur propre compte, et c'était à elles que s'adressaient
les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les
mains des médecins.

Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu
quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les
femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin
d'un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise,
j'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton
derrière (_pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ_), et que, pour la
détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d'effort que la
douleur t'arrache des larmes et des gémissements; car l'étoffe adhère à
tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux
rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je
t'apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t'assieds!» C'était pour
des affections locales du même genre, que les bains de siége sont
souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui
servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé
qu'en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou
ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le
nommait _solium_, comme si une femme, en l'occupant, siégeait sur un
trône, avant ou après l'acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien
commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou
courtisanes, à l'époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient
tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas
permis de se laver (_abluere_) dans un bidet d'argent. Ces ablutions
devinrent d'autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines
et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à
ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains
et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui
les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies
récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections
vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l'usage journalier
et presque continuel des bains sudorifiques.

Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle,
dédaignaient certainement de s'abaisser au traitement des maladies
secrètes; ils ne l'entreprenaient qu'avec répugnance, dans l'espoir
d'être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l'égard de ce genre
de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins
célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de
trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre
de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la
réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls
du malade et juger des diagnostics du mal. On n'a pas besoin de
démontrer qu'un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux
observations médicales et aux quolibets de la suite d'un médecin. Il y
avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s'appropriaient le
traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d'une
discrétion à l'épreuve ce traitement, que la médecine empirique se
voyait trop souvent forcée d'abandonner à la chirurgie. Un mal obscène,
longtemps négligé d'abord, puis largement traité par l'empirisme, se
terminait d'ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans
cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties
honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre
épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que
les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour
échapper à d'incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut
la fin de l'ami de l'empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint
d'un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage,
résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper
stoïquement d'un poignard, comme le grand Caton.

Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le
mal avait eu le temps de s'étendre et de s'enraciner. Les charlatans,
qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en
bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l'embarras où
se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la
superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle
n'arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en
temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des voeux.
Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux
votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus,
de Priape, d'Hercule ou d'Esculape. Il est permis de croire que la
décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on
suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les
représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite,
en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices
expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur
froment (_coliphia_), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui
affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains
dieux et déesses ne mangeaient pas d'autre pain que ces gâteaux
obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table:
_Illa silegineis pinguescit adultera cunnis_, dit Martial, qui attribue
à cette pâtisserie une action favorable à l'embonpoint. Les chapelles
et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d'offrandes
étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le
monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des
drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations
du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n'étaient pas
les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier
le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient
la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur
propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les
_unctores_, les _aliptes_ des deux sexes, connaissaient naturellement
tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir
fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de
guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si
ordinaires, que chacun s'était fait une hygiène à son usage, et pouvait
au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir
à craindre aucune indiscrétion.

Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez
les anciens, sont restées dans l'ombre, et les plus grands médecins de
l'antiquité semblent s'être entendus tacitement pour les tenir cachées
sous le manteau d'Esculape. Mais on peut aisément s'imaginer ce qu'elles
étaient, quand on songe à l'effroyable déréglement des moeurs dans la
Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au
sortir du berceau et s'en saisir avec une cruelle joie, avant qu'ils
aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde,
s'écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d'avoir jamais été
vierge! (_Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem
fuisse!_)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se
répandait partout avec elle. Si la santé d'un maître devenait suspecte,
celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain,
Acherius, contemporain d'Horace, n'avait-il pas osé dire hautement en
plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime
chez l'homme libre, une nécessité chez l'esclave, un devoir chez
l'affranchi (_Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in
servo necessitas, in libero officium_)!» C'est Coelius Rhodiginus qui
rapporte, dans ses _Antiquæ Lectiones_, cet abominable apophthegme des
_pædicones_.



CHAPITRE XXI.

  SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
  --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
  Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
  _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
  parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
  _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
  parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
  par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
  ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
  complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
  l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
  maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
  l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
  --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
  parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
  --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
  --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
  Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
  _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
  la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.


Nous ne savons rien des services que les _medicæ_ rendaient aux femmes,
dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait
l'oeil et la main d'une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à
des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de
l'art de guérir, que les écrivains de l'antiquité ont laissé couvert
d'un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d'après des
autorités bien établies, le rôle que les _medicæ_ remplissaient dans la
thérapeutique des maladies de l'amour, nous n'aurons pas de peine à
constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas
de grossesse et d'accouchement, mais encore dans la préparation
mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait
sans doute, à Rome et dans les principales villes de l'empire romain,
des _medicæ juratæ_, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au
Code théodosien: «Toutes les fois qu'il y a doute sur la grossesse d'une
femme, cinq sages-femmes jurées, c'est-à-dire ayant licence d'étudier la
médecine (_medicæ_), reçoivent l'ordre de visiter cette femme (_ventrem
jubentur inspicere_).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui
subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au
contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères
surtout, des affranchies ou même des esclaves, s'adonnaient à la
médecine occulte et mêlaient à cet art, qu'elles avaient étudié ou non,
le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la
magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte
ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la
première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c'étaient des
hommes qui assistaient les femmes en travail d'enfant, quoique la pudeur
eût à souffrir des secours qu'elle était obligée d'accepter. Mais une
jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d'affranchir son sexe d'une
sorte de servitude déshonorante, dont Junon s'indignait: elle coupe ses
cheveux, prend un habit d'homme, et va suivre les leçons d'un célèbre
médecin, qui l'instruit dans l'art des accouchements et qui fait d'elle
une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et
à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente
surtout, que les matrones en mal d'enfant ne veulent plus avoir d'autre
médecin. Il est probable qu'Agonodice leur déclarait son sexe sous le
sceau du secret; car bientôt aucune femme d'Athènes n'eut recours, pour
sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s'en étonnèrent d'abord;
ils s'irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur
enlevait leur clientèle. On ne voyait qu'Agonodice auprès du lit des
femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange
familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite
éveillèrent la calomnie: on prétendit qu'il savait l'art de changer en
jouissance les douleurs de l'enfantement; il fut dénoncé aux magistrats
comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à
ses accusateurs et comparut devant l'aréopage. Là, sans rien alléguer
pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le
fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda
l'abrogation d'une ancienne loi qui défendait aux femmes l'exercice de
l'art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours
exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que
celles-ci s'étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu'à
Athènes, le traitement des maladies de leur sexe.

Les femmes qui s'occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète,
étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les _medicæ_ les
plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute
à toutes les branches de l'art; les _obstetrices_ se bornaient au rôle
de sages-femmes; les _adsestrices_ n'étaient que des aides ou des élèves
de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple
et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque
toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C'était là
le refuge des vieilles courtisanes; c'était là l'emploi favori des
entremetteuses. On confondait sous le nom général de _sagæ_ les diverses
espèces de ces vendeuses d'onguents et de philtres, qu'elles
fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées
par la Thessalie. Mais les _sagæ_ n'étaient pas toutes magiciennes; la
plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les
plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la
composition des drogues qu'elles vendaient, et qui causaient trop
souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait
volontiers les yeux; quelques-unes n'étaient que des espèces de
sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d'opérer des avortements
et qui entouraient d'invocations et d'amulettes la naissance des enfants
illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable
à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des
maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les
cadavres des nouveau-nés, qu'on vouait à une mort certaine en les
exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C'était la
_saga_ qui remplissait l'affreuse mission de l'infanticide, et qui
étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs
cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère
avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire
exposer l'enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du
Velabre (_lacus Velabrensis_), soit sur la place aux légumes (_in Foro
olitorio_), au pied de la colonne du Lait (_Columna lactaria_); là, du
moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais
de l'État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le
stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles,
des _suppostrices_ (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les
enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n'avoir pas d'héritiers,
venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient
le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le
Velabre retentissait de vagissements dans l'ombre, et l'on voyait passer
comme des spectres les _sagæ_, les mères elles-mêmes, qui apportaient
leur tribut à ce hideux minotaure qu'on appelait l'exposition
(_expositio_) des enfants sur la voie publique. Il est évident que
l'origine du mot _sage-femme_ doit se rapporter à celui de _saga_, qui
ne se prenait qu'en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme
d'instigatrice à la débauche (_indagatrix ad libidinem_).

Ces _sagæ_ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se
pratiquaient au début de la grossesse (_aborsus_), ou dans les derniers
mois de la gestation (_abortus_). Ces avortements, que la loi était
censée punir et qu'elle évitait de rechercher, parce qu'elle aurait eu
trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes
les moins éhontées ne craignaient pas d'empêcher de la sorte
l'augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui
procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on
usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et
son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l'empoisonneuse
l'_obstetrix_ ou la _saga_, qui, par imprudence, par ignorance ou
autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était
condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces
potions abortives et qui n'agissaient pas à l'insu de la femme enceinte,
on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles,
parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus.
Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut
impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et
l'impératrice donnait souvent l'exemple, de l'aveu de l'empereur, sans
avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus
ordinaire des avortements continuels n'était que la crainte d'altérer la
pureté d'un ventre poli et d'une belle gorge, en les sacrifiant aux
atteintes plus ou moins fâcheuses d'une pénible grossesse et d'un
douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en
parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les
mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner
la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de
nos merveilleuses (_prodigiosæ mulieres_) s'efforcent de dessécher et de
tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent
de corrompre ou de détourner leur lait, comme s'il gâtait ces attributs
de la beauté. C'est la même folie qui les porte à se faire avorter, à
l'aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de
leur ventre ne se ride pas et ne s'affaisse point sous le poids de leur
faix et par le travail des couches.» L'avortement était souvent motivé
par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait
détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses
désirs et son ardeur amoureuse s'éteindre sous l'empire d'une grossesse,
employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu'elle préférait aux
joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation
n'était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la
débauche avait exalté l'imagination, ne se trouvaient jamais plus
ardentes en amour que dans le cours d'une grossesse, qui les rassurait,
d'ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille
d'Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du
fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune
interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu'elle répondit à ceux
qui s'étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements,
ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n'accepte des passagers
à mon bord, que quand le navire est chargé (_at enim nunquam nisi navi
plenâ tollo vectorem_).» Dès qu'une femme devenait enceinte, les
conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la
décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était
assaillie et circonvenue par les entremetteuses d'avortement: «Elle te
cachait sa grossesse, dit un personnage du _Truculentus_ de Plaute, car
elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement
(_ut abortioni operam daret_) et à la mort de l'enfant qu'elle portait.»

Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux
_sagæ_ de Rome; mais ce n'était là que le moindre des mystères de leur
art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs
parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices
ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout,
dès l'époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses
_Épodes_, d'une incantation magique, ne diffère presque pas de la
peinture que Théocrite avait faite d'une pareille scène trois siècles
auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d'ailleurs,
toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La
magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres
avaient surtout pour objet de raviver les feux de l'amour et de lui
créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres
devaient changer la haine en amour ou l'amour en haine, et vaincre
toutes les résistances de la pudeur ou de l'indifférence. Les sorts
servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances.
Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que
chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres
d'amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu'à Rome sous les
Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les
_sagæ_ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres
amoureux. Horace avait été l'amant d'une parfumeuse napolitaine, nommée
Gratidie, qu'il a vouée à l'exécration publique sous le nom de Canidie.
Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu'il finit par détester
autant qu'il l'avait aimée, s'était initié avec horreur aux plus noirs
secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec
les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente _Histoire de la
vie et des écrits d'Horace_; elles étaient de ce nombre et elles se
mêlaient de toutes sortes d'intrigues d'amour.» Gratidie fut une des
plus célèbres parmi les _sagæ_ de Rome, grâce à la colère poétique
d'Horace, qui ne lui pardonnait pas de s'être vendue à un vieux
libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez
belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d'être
l'objet des regrets d'un amant délaissé. Les scoliastes d'Horace ont
pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d'avoir exercé sur lui
le funeste pouvoir des breuvages d'amour, et de lui avoir ainsi enlevé
sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet,
fut sans cesse affligé d'un mal d'yeux, qu'on peut, sans faire injure à
Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus.

Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des
sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves,
qu'on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n'y
avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs
qui s'y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir
des oeuvres de ténèbres. A l'extrémité des Esquilies, près de la porte
Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des
suppliciés, le _carnifex_ ou bourreau avait sa demeure isolée, comme
pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait
aussi sur cet infect et hideux repaire des _sagæ_ et des voleurs. Là,
aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus,
les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d'un ample
manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait
vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire,
versant le sang de l'animal dans une fosse, dispersant autour d'elles
les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la
destinée. Les chiens et les serpents erraient à l'entour du sombre
sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet
affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu'on lui montrait,
et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image
était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux
magiciennes eurent peur et s'enfuirent, sans achever leur maléfice,
éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque
pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles
revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un
mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa
famille; elles l'avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la
tête seule de la victime s'élevait au-dessus du sol; elles lui
présentaient des viandes cuites, dont l'odeur irritait sa faim et son
agonie. L'enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants,
Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique
le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les
plumes et les oeufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les
herbes vénéneuses que produisent Colchos et l'Ibérie, et des os ravis à
la gueule d'une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse
devant le bûcher, en l'aspergeant d'eau lustrale: «O Varus, s'écrie
Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes
tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir
à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je
préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que
je t'inspire. Oui, les cieux s'abaisseront au-dessous des mers, la terre
s'élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume
dans ces feux sinistres.» Mais l'enfant qui se lamente est près
d'expirer; sa voix s'affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent
immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s'arme d'un
poignard et s'approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où
s'exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle
de ses os, elle doit composer un breuvage d'amour (_exsucta uti medulla
et aridum jecur amoris esset poculum_): «Je vous dévoue aux Furies,
s'écrie l'infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne
saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais,
spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le
visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je
pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en
vous glaçant d'effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à
coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des
Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!»

Tous les maléfices des _sagæ_ n'étaient pas aussi terribles, et
ordinairement, ces faiseuses de philtres n'allaient la nuit sur le mont
Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune,
pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la
graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir
d'elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain,
quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais
l'enfant qu'on immolait, après l'avoir enterré vivant, devait avoir été
volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle
n'auraient pas eu la même puissance pour donner de l'amour. Or, le rapt
d'un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice.
Les philtres magiques étaient préparés en vue d'un des trois résultats
suivants, que l'amour ou la haine sollicitait de l'art des _sagæ_: faire
aimer celui ou celle qui n'aimait pas; faire haïr celui ou celle qui
aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l'ardeur, toute l'énergie
de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant
redouté sous le nom de _noeud de l'aiguillette_ et que la jurisprudence
criminelle a constamment poursuivi presque jusqu'à nos jours, n'était
pas moins détesté par les Romains, qui s'indignaient de se voir en butte
à ses tristes effets. Les _sagæ_ excellaient dans ce genre de maléfice;
elles savaient frapper d'impuissance les natures les plus indomptables,
et il leur suffisait, pour cela, de faire des noeuds avec des cordes ou
des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines
invocations. C'était là ce qu'on appelait _præligare_, quand il
s'agissait d'empêcher les premiers rapports entre un amant et sa
maîtresse, entre une femme et son mari; _nodum religare_, quand on
voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le
noeud de l'aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n'a
jamais pris son origine que dans un fantôme de l'imagination; mais les
anciens, comme les modernes, en l'attribuant à une force invisible, se
faisaient au moins un refuge pour leur vanité d'homme. Les Romains
avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte
pour celui qu'il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient
comme si foudroyant et si tenace, qu'ils évitaient même d'en parler; ils
croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s'ils
avaient l'amour en tête, ils formaient des noeuds, qu'ils défaisaient
aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu'ils entortillaient
d'abord autour d'une statue d'Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que
les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l'autel du
foyer domestique, ces sacrifices n'avaient pas d'autre objet que de
rompre les noeuds magiques qu'une main ennemie pouvait faire pour lier
les sens et tromper l'espérance du plaisir. La moindre allusion à ce
fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un
génie malfaisant, dès qu'on l'avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si
vieux qu'ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui
d'un jour à l'autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à
leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d'autrui. C'est
avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s'associe à la
douleur d'un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même
dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants
magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l'amour, aurait-elle
jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer
dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du
serpent irrité; la magie essaie même d'arracher la lune de son char.
Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d'une sorcière? Pourquoi
accuser ses philtres? La beauté n'a pas besoin des secours de la magie;
mais ce qui t'a rendu impuissant, c'est d'avoir trop caressé ce beau
corps, c'est d'avoir trop prolongé tes baisers, c'est d'avoir trop
pressé sa cuisse contre la tienne.» (_Sed corpus tetigisse nocet, sed
longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur._) Tibulle a mis une
si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l'élégie
qu'il lui consacre est pleine de réticences et d'obscurités.

Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables
furent ceux que les _sagæ_ et les vieilles courtisanes fabriquaient,
d'après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L'unique
destination de ces philtres était d'échauffer les sens et d'accroître
les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage,
malgré les dangers d'une pareille surexcitation de la nature. Tous les
jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la
paralysie, ou l'épilepsie; mais ce fatal exemple n'arrêtait personne, et
la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres,
d'ailleurs, n'étaient pas tous également funestes, et d'ordinaire, les
accidents qu'on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de
l'abus plutôt que de l'usage modéré. D'abord, les libertins se
contentaient d'une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la
jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette
dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance,
et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui
s'exhalait dans un dernier effort d'amour en démence. C'est ainsi que
périrent avant l'âge, l'ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle
des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d'autres qui
passèrent de la folie à la mort. On appelait _aphrodisiaca_ tous ces
philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet
de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui
manquaient de sens, aux jeunes filles dont l'appétit amoureux ne s'était
pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient
hautement l'emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes
filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s'écrie Ovide dans son
_Remède d'amour_, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres
nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La
plupart de ces philtres étaient des potions qu'il fallait prendre de
confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou
l'empirisme avait combinés. Le malheureux qui s'exposait à un
empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel,
n'avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la
_saga_ chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai,
les potions n'étaient composées que de jus et de décoctions d'herbes:
«Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le
thym, la sarriette, l'hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et
l'ognon» (ou plutôt le champignon, _cepa_); mais souvent aussi, dans ces
breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même
animales, qui constituaient les _amatoria_ les plus terribles. Un
breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait
_poculum desiderii_, dit Horace, la _potion du désir_. Il y avait aussi
des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour
favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques.
C'étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des
parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, _aquæ amatrices_,
comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les
prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme:
«Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (_odit amatrices
Hermaphroditus aquas_);» dans une autre épigramme, il semble faire
entendre que ces sortes d'eaux étaient affermées ou possédées, par des
femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et
qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s'éloigne des ondes
pures de la fontaine d'Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade,
maîtresse de cette fontaine (_at fugit ad dominam Naiada_)? N'est-ce pas
Hylas? Trop heureux qu'Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré
dans le bois qui entoure la fontaine, et qu'il veille de si près sur ses
eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous
donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde
qu'Hercule ne s'empare de toi!» Ces _aquæ amatrices_ n'étaient donc pas,
ainsi que plusieurs savants l'ont cru, des breuvages composés et
préparés de la main d'une _saga_, mais tout simplement des eaux
minérales, qui, en ranimant la vigueur d'un tempérament fatigué, le
disposaient naturellement aux oeuvres de l'amour et semblaient évoquer
une nouvelle jeunesse.

Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent
nulle part dans les écrivains de l'antiquité. On comprend, au reste, le
mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent
coupable, mystère que la science n'essayait pas de pénétrer. On ne se
souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne
s'occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans
Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis
qui lui ont permis de reconstruire l'histoire des aphrodisiaques chez
les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux
et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou
narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et
spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans
lequel on reconnaît le népenthès d'Homère, causaient une ivresse
voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de
sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la
mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les
phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines
âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient
puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans
lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes,
développaient aussi chez les deux sexes l'activité sensuelle. Mais ces
excitants, empruntés au règne végétal, n'avaient bientôt plus d'empire
sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les
bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les
dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des
philtres redoutables, à l'aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits
entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l'Olympe
pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être
rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait
longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances
animales étaient tour à tour appelés à concourir à l'affreux mélange
qu'on désignait sous le nom caractéristique de _satyrion_. Cantharides,
grillons, araignées et bien d'autres coléoptères, broyés et réduits en
poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur
les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente
irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie.
On employait aussi avec le même succès les oeufs de muge, de sèche et de
tortue, en y mêlant de l'ambre gris; mais, après des prodiges de
virilité, après de longs et frénétiques emportements d'amour, la victime
de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se
terminait que par la mort: «De là, s'écrie Juvénal, ces atteintes de
folie, de là cet obscurcissement de l'intelligence, de là ce profond
oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu'une
épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial,
qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille
seulement aux amants fatigués ou refroidis l'usage des bulbes (ognons,
suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon
nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte
amoureuse, qu'il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si
ton ardeur languit (_languet anus_), ne cesse pas de manger de ces
bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!»

  Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit,
      Manducet bulbos, et bene fortis erit.
  Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset,
      Et tua ridebit prælia blanda Venus.

Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les _sagæ_, le plus
célèbre et le plus formidable était l'hippomane, sur la mixture duquel
les savants ne sont pas même d'accord. Les écrivains de l'antiquité
n'ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l'origine de
l'hippomane, puisqu'ils lui donnent deux sources totalement différentes.
Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle
de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille
de l'organe des juments; c'est l'hippomane que recueillent trop souvent
les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des
conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le
nom d'_hippomane_ à une excroissance de chair qui se montre quelquefois
sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses
dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette
excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois
s'empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre
aux _sagæ_, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable,
d'après ces témoignages si différents, que les _sagæ_ reconnaissaient
deux espèces d'hippomane; le second est représenté comme plus actif et
plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour
accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d'un
poulain naissant (_cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit_).
Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de
l'hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne
de Néron et les crimes de ce règne: _Tanti partus equæ!_ s'écrie-t-il.
«Et tout cela est le fruit d'une jument, tout cela est l'oeuvre d'une
empoisonneuse!»

C'étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces
femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche,
qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées
par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf,
le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des
femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles
mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient
pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges
désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs
préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature
humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d'un enfant
ou d'un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe
quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les
sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on
attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher
aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient
devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut
juger que le commerce des _sagæ_ était très-répandu et très-lucratif;
mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des
recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L'art des parfums
et des cosmétiques, que les _sagæ_ pratiquaient aussi avec d'incroyables
ressources de raffinement et d'invention, ne nous est pas plus connu.
Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur
ces parfums, sur ces cosmétiques (_unguenta_), qui accompagnaient
partout l'une ou l'autre Vénus; mais ils ne sortent guère des
généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables
secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du
temps d'Homère, qui en fait remonter l'origine aux dieux et aux déesses,
ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du
serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi
ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier
des parfumeuses et des _unguentaires_ avait fait des progrès
extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles,
des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients
cosmétiques et aromatiques, s'était augmentée encore à l'infini,
s'augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les
minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de
nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles
jouissances au profit de la sensualité et de l'amour.

Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l'amour sans
parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se
servaient à profusion dans l'habitude de la vie, les préparaient
merveilleusement à l'amour. On sait que le musc, la civette, l'ambre
gris et les autres odeurs animales qu'ils portaient avec eux dans leurs
vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps,
ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de
la génération. Ils ne se bornaient pas à l'emploi extérieur de ces
parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des
circonstances particulières, ils ne craignaient pas d'admettre les
aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière.
C'est sans doute à ces causes permanentes qu'il faut attribuer
l'appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et
qui la jetait dans tous les excès de l'amour physique. La luxure
asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit
une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu'on
put croire que l'Arabie, la Perse et tout l'Orient n'y suffiraient pas.
Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples,
des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi
dangereuse pour la santé que pour les moeurs; vainement, leurs conseils
sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et
jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu'à
leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt
aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y
recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les
parfumeuses; ce n'étaient que des courtisanes hors d'âge et des
entremetteuses; ce n'étaient que de vieux cinædes et d'infâmes lénons.
Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n'entraient
dans leur boutique qu'en se cachant le visage, le soir ou de grand
matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu'avec un profond dédain:
«Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité _de
Officiis_, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe
des joueurs d'osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (_auceps_)
et l'onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (_tusci turba
impia vici_). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande
injure qu'on pût adresser à une femme qui se piquait d'être née libre
(_ingenua_) et citoyenne. Les officines de parfumerie n'étaient que des
entrepôts de _lenocinium_ et des repaires de débauche; aussi, les
personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire,
dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage,
et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves
ou leurs affranchis.

Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de
loin la condition de la personne, son rang, ses moeurs et sa santé:
telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque
mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux
matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle
odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme
coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le
passage d'un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans
les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable
d'odeurs aromatiques qui absorbaient l'air. En effet, chaque homme,
chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le
bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps
avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on
imprégnait d'essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates,
on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les
boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette
pharmacomanie, feignait de s'étonner de ce que ses contemporains qui
prenaient tant de parfums n'en rendissent pas quelque chose. «Une femme
sent bon, disait Plaute dans la _Mostellaria_, quand elle ne sent rien,
car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui
couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s'est
mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier
qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C'était
principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous
servir de l'expression antique (_palestra venerea_), que les parfums
venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout
le corps avec des spiritueux embaumés, après s'être lavés dans des eaux
odoriférantes; l'encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice;
le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de
roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et
de cynnamome. Les ablutions d'eaux aromatisées se renouvelaient souvent
dans le cours de ces longues heures d'amour, au milieu d'une atmosphère
plus parfumée que celle de l'Olympe.

Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se
connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l'exciter, de le
prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des
deux sexes s'adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de
commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement,
les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque
cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le
parfumeur Nicérotas inventa la _nicérotiane_, dont Martial vante l'odeur
stupéfiante (_fragras plumbea nicerotiana_); Folia, la magicienne, amie
et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le
nard de Perse, qui fut depuis appelé _foliatum_. Mais ordinairement le
parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son
principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d'Égypte;
l'onguent de Chypre; le nard d'Achæmenium; l'huile d'Arabie, l'huile de
Syrie, le _malobathrum_ de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus
actifs du moins, venaient de l'Orient et spécialement de la péninsule
arabique; on s'était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous
les produits de la parfumerie sous la désignation générique de _parfum
arabe_ (_arabicum unguentum_): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les
parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!»
Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination,
_arabus_ ou _arabicus_, à une huile odorante dont les femmes et les
efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre
huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (_myrobolani_),
arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs
espèces de parfums très-recherchés, de l'arbre de Judée, dont la gomme
odoriférante s'appelait _opobalsamum_; de l'amome d'Assyrie, de la
myrrhe de l'Oronte, de la marjolaine de Chypre (_amaracus cyprinus_);
du cynnamome de l'Inde, etc. Mais, comme nous l'avons dit, on ignore à
peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se
rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse.

Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la
composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et
d'amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des
acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de
coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps,
ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la
poudre dépilatoire (_dropax unguentum_) avec laquelle on faisait tomber
tous les poils du corps, même la barbe; rien de l'onguent pour les dents
(_odontotrimma_), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du
_diapasmata_, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial,
contre la mauvaise haleine; rien du _malobathrum_, distillé en huile
pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle
de l'huile de coing (_melinum unguentum_), celle du _megalium_ et du
_telinum_, celle enfin de l'onguent royal, que les rois parthes avaient
appliqué à l'usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour
définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques
odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas
par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu'à un âge avancé,
se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait,
non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle
bouillies et salées, mais encore avec de l'urine; les femmes, après
leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec
des fermentations d'urine les rides et les taches qui altéraient la
pureté de leur ventre (_æquor ventris_). On avait aussi une confiance
absolue dans l'efficacité du lait d'ânesse, pour blanchir la peau. On se
rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui
fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours,
et qu'on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours
nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses
nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de
condenser le lait d'ânesse en onguent et de le vendre en tablettes
solides qu'on faisait fondre pour l'étendre sur la peau: «Cependant,
hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d'une riche coquette,
son visage est ridiculement couvert d'une sorte de pâte; il exhale
l'odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les
lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se
procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si
elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur
laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une
épaisse croûte de farine cuite et liquide, l'appelle-t-on un visage ou
un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes
n'empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se
couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir
aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles
se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions
que l'art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à
s'abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l'âge. Les
courtisanes à la mode, les _fameuses_ et les _précieuses_ surtout, ne
savaient pas vieillir, et la vieillesse d'une femme commençait à trente
ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l'extrême jeunesse et
même de l'enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée
de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son
teint, l'éclat de sa chevelure, l'émail de ses dents et les grâces de sa
taille, se flatta d'oublier sa propre métamorphose en ne se regardant
plus dans le miroir; mais un jour un amant qu'elle fatiguait de plaintes
et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa
décrépitude: à l'instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche
édentée demeura entr'ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se
remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son
enlaidissement; elle mourut de s'être revue telle que la décrépitude
l'avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour
déshabituer leurs enfants de s'écorcher le visage, de se tourmenter le
nez avec les doigts et de s'arracher les cils, les menaçaient de la
colère d'Acco, comme d'un épouvantail.

Les _sagæ_ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de
cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et
tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets,
les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes,
les phallus et une quantité d'affiquets de libertinage, que l'antiquité,
dans sa plus grande dépravation, n'a pas osé décrire. Si les Pères de
l'Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n'avaient
pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous
hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans
que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce
n'était pas seulement dans les lupanars qu'on employait le _fascinum_,
phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper
la nature; c'était dans les chambres à coucher des matrones que
délaissaient leurs maris et qui n'osaient pas s'exposer aux périls de
l'adultère; c'était dans les assemblées secrètes de l'amour lesbien;
c'était dans les bains publics, c'était dans le sanctuaire du foyer
domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les
progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu'il dit
en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a
livrés aux passions de l'ignominie; car les femmes ont changé l'usage
naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement
les hommes, abandonnant l'usage naturel de la femme, se sont embrasés
d'impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l'infamie du
mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le
châtiment de leur erreur.» (_Propterea tradidit illos Deus in passiones
ignominiæ. Nam foeminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui
est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu
foeminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos
turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in
semetipsis recipientes_). Nous ferons remarquer, à l'occasion de ce
passage célèbre de l'apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment
que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu'une de ces
affreuses maladies de l'anus, qui étaient si communes parmi les
_pædicones_ et les _cinædes_ de Rome. Enfin, les obscènes _fascina_, qui
se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs,
chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois
mis en oeuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards
débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de
Pétrone, même en le déguisant: _Profert Enothea scorteum fascinum, quod
ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim
coepit inserere ano meo_. Comment le libertinage avait-il pu imaginer
ce mélange irritant de poivre et de graine d'ortie réduits en poivre
et détrempés d'huile d'olive? On peut deviner tous les accidents
organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se
trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables
recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul.

Il est permis de supposer que les _sagæ_ et les parfumeuses se
chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur
nature et par leur objet, quoiqu'on eût essayé de les faire autoriser
par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes
et l'infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont
dans l'usage de soumettre les jeunes sujets à l'infibulation, et cela
dans l'intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se
pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué
d'encre les points opposés que l'on veut percer, on laisse les téguments
revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l'endroit
désigné, avec une aiguille chargée d'un fil dont on noue les deux bouts
et qu'on fait mouvoir chaque jour jusqu'à ce que le pourtour de ces
ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil
par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins
cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (_Sed hoc
quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est._) Celse n'ose
pas s'élever davantage contre cette détestable invention, que la
jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de
conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et
parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions
nocturnes. Cette boucle (_fibula_), qui empêchait le patient de faire
acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt
fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces
fibules, c'est qu'on les adaptait également à l'anus, par une opération
analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l'infibulation des femmes,
qui s'est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle
se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et
l'anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles,
traversait l'extrémité des grandes lèvres, et ne s'ouvrait qu'à l'aide
d'une clef. Rien n'était plus commun que l'infibulation chez les
esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l'autre sexe, on
se servait de préférence d'un vêtement particulier, nommé _subligar_ ou
_subligaculum_, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce
d'égide protectrice pour celles qu'on couvrait de cette ceinture de cuir
ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne
parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être
revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la
pudeur des matrones: _Scenicorum mos quidem tantam habet_, lisons-nous
dans le traité _de Officiis_, _vetere disciplinâ verecundiam, ut in
scenam sine subligaculo prodeat nemo_. Une épigramme de Martial nous
apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant
partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n'as
jamais connu d'homme, et que rien n'est plus pur que ta virginité.
Cependant tu la caches plus qu'il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as
de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle
ailleurs d'une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles
s'attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur
maître ou leur maîtresse (_inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ
stat_); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave
infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d'une capsule
d'airain, un esclave se baigne avec toi, Coelia. Pourquoi cela, je te
prie, puisque cet esclave n'est ni citharoede ni chanteur? Tu ne veux
pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le
monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Coelia, de
paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.»

Enfin, comme nous l'avons dit, c'était dans ces boutiques d'impuretés et
de maléfices, que s'opérait la castration des femmes. On n'a pas de
renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de
rendre stériles les malheureuses qu'on mutilait. On a même regardé comme
une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d'abord en usage
chez les Lydiens, si l'on en croit l'historien Xanthus de Lydie. Suivant
un ancien scoliaste, l'opération consistait dans l'enlèvement de petites
glandes placées à l'entrée du col de la matrice, glandes que les anciens
regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on
suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt.
Les filles qu'on soumettait à ce traitement barbare, comme si c'étaient
des poules qu'on voulût engraisser pour la table (_simili modo_, dit
Pierrugues, _Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant_), se
voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en
revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même
qu'elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration
était peu fréquente, excepté pour les filles qu'on destinait à la
Prostitution des lupanars et qu'on croyait mettre ainsi à l'abri des
grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de
l'opération mystérieuse qu'on faisait subir aux femmes de plaisir dès
leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle,
que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur
conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime
et faisait saillir hors de l'organe les parties qui y sont
ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (_eunuchata_)
avait l'apparence, sinon le sexe d'un homme. La castration des hommes et
des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle
devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la
défendre, à l'exception de certains cas privilégiés. Ce n'étaient pas
des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces
hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant
multipliées; c'étaient les barbiers, c'étaient les baigneurs, c'étaient
plus spécialement les _sagæ_ et leur horrible séquelle qui travaillaient
pour le compte des marchands d'esclaves, des lupanaires et des lénons.
On avait besoin d'une telle quantité d'eunuques à Rome pour satisfaire
aux exigences de la mode et du libertinage, que d'infâmes lènes
n'avaient pas d'autre industrie que de voler des enfants pour en faire
des _castrati_, des _spadones_ ou des _thlibiæ_. «Domitien, dit Martial,
ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l'impitoyable
libertinage fît une race d'hommes stériles (_ne faceret steriles sæva
libido viros_).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent
condamnés aux mines, à l'exil et souvent à la mort.

Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l'atroce
privilége que l'édit impérial refusait aux vendeurs d'esclaves et aux
agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement
à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils
exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient
entre leurs mains. Ces _galli_, la plupart vils débauchés perdus de
maladies honteuses, s'intitulaient _semiviri_, et prétendaient sacrifier
à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils
n'avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs
impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à
leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps
et qui témoigne de la farouche superstition des _galli_. Nous empruntons
cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par
M. Désiré Nisard, professeur à l'École normale: «Tandis que Misitius
gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une
troupe de ces hommes qui ne le sont qu'à moitié, des prêtres de Cybèle.
Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif,
d'une beauté et d'une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats
s'informent de la place qu'il doit occuper au lit; mais, soupçonnant
quelque ruse, l'enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va
dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila
le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon,
caché dans la ruelle, était à l'abri de leurs étreintes.» Ces
abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du
bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de
vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un
culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des
femmes par celle des eunuques. C'est ainsi que Juvénal nous représente
le grand spadon (_semivir_) entrant chez une matrone, à la tête d'un
choeur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce
personnage, dont la face vénérable s'est vouée à d'obscènes
complaisances (_obscoeno facies reverenda minori_) et qui, dès
longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties
génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de
rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux
sexes.

Les _sagæ_, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires
féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins
odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion
païenne.



CHAPITRE XXII.

  SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
  --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
  ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
  _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
  _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
  --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
  --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
  Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
  grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Reproches adressés à
  Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion
  l'Africain. --Le repas de Trimalcion. --Les histrions, les bouffons et
  les _arétalogues_. --Les baladins et les danseuses. --Danses obscènes
  qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe.
  --Comessations du libertin Zoïle. --Leur description par Martial.
  --Épisode du festin de Trimalcion. --Services de table et tableaux
  lubriques. --Ameublement et décoration de la salle des comessations.
  --Santés érotiques. --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du fameux
  bouffon de table Galba. --Présence d'esprit et cynisme de Galba à un
  souper où il avait été convié avec sa femme. --Rôles que jouaient les
  fleurs dans les comessations. --Dieux et déesses qui présidaient aux
  comessations. --Les lares _Industrie_, _Bonheur_ et _Profit_. --Le
  verbe _comissari_. --Théogonie des dieux lares de la débauche.
  --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.
  --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des
  femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. --Viriplaca,
  déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. --Suadela et
  Orbana. --Genita Mana. --Postversa et Prorsa. --Cuba Dea. --Thalassus.
  --Angerona. --Fauna, déesse favorite des matrones. --Jugatinus et ses
  attributions obscènes.


On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu'était la
débauche dans la société romaine, si l'on détourne la vue des scènes
lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l'auteur du
_Satyricon_. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les
jours, presque publiquement, dans la capitale de l'empire, quoiqu'il ait
placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et
pittoresque, consacré à l'histoire de la volupté et de la Prostitution
sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent
juge (d'où son surnom _arbiter_) en fait de choses de plaisir: il
raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l'on
doit croire qu'il écrivait d'après ses impressions et ses souvenirs
personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les
enseignements, tous les mystères de libertinage qu'on trouve accumulés
dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour
avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes
Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se
résumait dans cette sentence de Trimalcion: _Vivamus, dum licet esse!_
C'est-à-dire: «Menons joyeuse vie tant qu'il nous est donné de vivre!»
Le verbe _vivere_ avait pris une signification beaucoup plus large et
moins spéciale, qu'à l'époque où il s'entendait seulement du fait
matériel de l'existence, et où il ne s'appliquait pas encore à un genre
de vie plutôt qu'à un autre. Les _délicats_ de Rome (_delicati_)
n'eurent pas de peine à se persuader que ce n'était pas vivre que vivre
sans jouissances, et que jouir toujours, c'était vivre réellement,
_vivere_. Les femmes de moeurs faciles, dans la compagnie desquelles ils
vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage,
que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception.
Ce fut dans ce sens que Varron employa _vivere_, quand il dit:
«Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l'adolescence permet de
jouir, de manger, d'aimer et d'occuper le char de Vénus (_Venerisque
tenere bigas_).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens
de _vivere_, un voluptueux de l'école de Pétrone écrivit sur le tombeau
d'une compagne de plaisir: _Dum vivimus vivamus_, qu'il est presque
impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au
reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement
générale parmi la jeunesse patricienne, qu'on avait jugé nécessaire de
lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si
l'on s'en rapporte à l'étymologie que lui applique Festus, tira son nom
_Vitula_, du mot _vita_ ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait
présider. Vitula n'avait sans doute pas d'autre culte que celui qu'on
lui rendait, devant l'autel des dieux domestiques, dans le _cubiculum_
ou dans le _triclinium_, où l'on avait plus d'une occasion de
l'invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt _vitulari_ au lieu de
_vivere_, et nous penchons à supposer que _vitulari_ signifiait vivre
couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu'une génisse
(_vitula_) dans l'herbe des champs.

Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il
donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le
plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société
et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d'autres
à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font
un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile
voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives
aient pu mener de front les affaires, l'étude et la politique, avec ces
voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d'esprit et
d'action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le
jour, qui la nuit s'épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de
nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu'au lever du soleil et qui
ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s'appelaient
_comessationes_ ou _comissationes_. Ce mot essentiellement latin, qui ne
dérive pas du grec +komein+, nourrir, ni de +komê+, chevelure, ni de
+komidê+, nourriture, etc., avait été formé de _comes_, et voulait dire
proprement un compagnonnage, une réunion d'amis et de bons compagnons.
Nous aurions honte d'avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce
mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot
_missa_, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la
nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur
culte, et pour s'approcher de la sainte table de la communion. Il est
certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit,
et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de
jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l'horreur
qu'elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce
n'étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l'on se
gorgeait de viandes et de vins, où l'on ne cessait de manger et de boire
que pour tomber ivre mort; c'étaient trop souvent d'affreux
conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d'obscénité,
d'abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans
dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues
heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s'exalter au
milieu des concerts d'instruments, des chants lascifs, des danses
obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents.
Suétone, Tacite, les auteurs de l'_Histoire Auguste_, mettent en scène
à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du
palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Coelius, range sur
la même ligne les adultères et les comessations (_libidines_, _amores_,
_adulteria_, _convivia_, _comessationes_). Un honnête homme pouvait
s'oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas
d'y avoir pris part, et il rougissait souvent d'avoir été le spectateur,
quelquefois le complice de ces débordements.

La mode des comessations fut contemporaine de l'invasion de la luxure
asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l'instar des
peuples amollis de l'Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des
lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis,
et même le siége qu'on approchait de la table n'était pas trop moelleux;
les femmes elles-mêmes s'asseyaient sur des bancs ou des trépieds de
bois. «On les appela siéges (_sedes dictæ_), dit Isidore dans ses
Étymologies, parce que chez les anciens Romains l'usage n'était pas de
manger couché, mais de s'asseoir à table; mais bientôt les hommes
commencèrent à s'étendre sur des lits devant la table; les femmes seules
restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les moeurs
austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au
Capitole, lors du repas sacré qui s'y donne en l'honneur de Jupiter, que
dans l'intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d'imiter
les hommes en se couchant à table, faisaient acte d'impudicité et
témoignaient par là qu'elles ne s'arrêtaient pas à cet oubli des
convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre
place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle _précieuse_
ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d'ivoire, sans
prétendre à la tenue grave et décente d'une matrone qui se fût assise et
qui n'eût pas même osé s'appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi
d'autres courtisanes, Bacchides et ses soeurs, occupant un seul lit à
table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes
différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l'un contre
l'autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l'un avait la
tête appuyée sur la poitrine de l'autre; tantôt étendus face à face,
chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l'un de
l'autre, qu'ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait
ainsi l'amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à
côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi,
la femme ou l'adolescent était accroupi derrière l'homme qui occupait le
devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en
abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se
déshonorait en acceptant le partage d'un lit de festin, prenait donc
place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et
cela se nommait _accumbere interior_, c'est-à-dire se coucher dans
l'intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu'il
fallait lire _inferior_, et que ce mot faisait allusion à la position
inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête
sur le sein de son amant (_in gremio amatoris_): «Celui qui tous les
jours se parfume et s'ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement
Scipion l'Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse
efféminée de ses moeurs, celui qui se rase les sourcils, qui s'arrache
les poils de la barbe, qui s'épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse,
vêtu d'une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même
lit que son corrupteur; celui qui n'aime pas seulement le vin, mais
aussi les garçons, doutera-t-on qu'un pareil homme n'ait fait tout ce
que les cinædes ont l'habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces
paroles de Scipion l'Africain, nous apprend que la tunique à la
syrienne, _chiridota_, dont les manches couvraient tout le bras et
tombaient sur la main jusqu'au bout des doigts, était le vêtement
ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient
absolument tous les caractères de leur sexe.

Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se
représenter les épisodes multipliés d'une orgie qui durait une nuit
entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y
avait des intermèdes de plusieurs sortes: d'abord, les conversations
provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la
danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces
intermèdes, tous les désordres que l'ivresse ou la luxure pouvait
inventer. On était bientôt las des histrions (_mimi_), qui jouaient des
pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des _aretalogues_
(_aretalogi_), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n'écoutait
plus qu'avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de
Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les
danseuses venaient ranimer l'attention des convives fatigués, en
éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d'Asie ou
d'Égypte, n'étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l'Inde
la tradition de l'antique volupté; elles se présentaient nues, sinon
couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme
d'un voile diaphane; c'est ce que Pétrone appelait se vêtir d'air tissu
(_induere ventum textilem_) et se montrer nue sous des nuages de lin
(_prostare nudam in nebula linea_). Les baladins n'étaient pas vêtus
plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d'huile
odorante, tout chargés d'anneaux et de grelots dorés. Ces baladins
représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des
grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n'oubliaient jamais,
dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles
de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus
indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu'ils
complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (_micatio digitum_) à la
manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui
avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l'acte
honteux (_turpitudo_), et quelquefois enflammés de luxure, excités par
les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et
se livraient d'impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes,
qu'on voit sur les vases peints de l'Étrurie. Quant aux danseuses, elles
exécutaient des danses qu'un Père de l'Église chrétienne, Arnobe, a
décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait
des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en
dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins,
donnait à ses _nates_ et à ses lombes un mouvement de rotation qui
aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint
pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins
communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (_modo
nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus
conciliabant_).

Martial nous a laissé une esquisse des comessations d'un libertin qu'il
nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction
classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard,
est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions
charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de
Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summoenium et boire de
sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu'il serait
chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d'une robe verte, il
est étendu sur le lit dont il s'est emparé le premier: il foule des
coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les
coudes, ses voisins de table. Dès qu'il est repu, un de ses gitons,
averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des
cure-dents de lentisque. S'il a chaud, une concubine, couchée
nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l'aide d'un éventail
vert, tandis qu'un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de
myrte. Une masseuse (_tractatrix_) lui passe avec rapidité la main sur
le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer
ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter
avec adresse l'émission des urines, dirige la mentule ivre de son
maître, qui ne cesse de boire (_domini bibentis ebrium regit penem_).
Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses
pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d'oie,
partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne
des croupions de tourterelles à son camarade de lit (_concubino_). Et
tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé
de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des
fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des
essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille
d'or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant
enfin à ses libations multipliées, il s'endort. Quant à nous, nous
restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu'il
ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son
festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres
des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de
Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de
manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en
torsades d'or et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir
qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas,
Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse..... Ces deux femmes ne
font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame
son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et
de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte,
Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu'elle
tient étendus, et la culbute sur le lit (_pedesque Fortunatæ porrectos
super lectum immisit_). Ah! ah! s'écrie-t-elle en sentant sa tunique
glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans
le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent
encore.»

Les comessations empruntaient, d'ailleurs, les caractères les plus
variés à l'imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles
reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis.
Mais elles avaient toujours pour objet principal d'exciter au plus haut
degré les sens des convives et de les entraîner à d'incroyables excès.
Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation
effrontée à l'acte de nature, et de quelque côté que les yeux se
fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes.
Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l'artiste
avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le
premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s'écrie le tendre
Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison
honnête, celui-là corrompit l'innocence des regards de la jeunesse et ne
voulut pas qu'elle restât novice aux désordres qu'il lui apprenait
ainsi: qu'il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux
yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces
peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de
la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et
l'aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d'or. Dans ces sujets
consacrés, l'artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux
et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes
de l'amour s'étaient plu à décrire: c'était ordinairement le poëme
infâme d'Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces
épisodes mythologiques. L'ameublement de la salle et sa décoration se
trouvaient souvent d'accord avec les peintures: des danses de satyres,
des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour
des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux
prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de
l'incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges
avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par
allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: _tuentibus hircis_.
Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du
souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante
et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c'est un Amour
chevauchant (_equitans_) sur un phallus énorme pourvu d'ailes ou de
pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape;
ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la
génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des
papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes,
aux amphores, aux ustensiles de table, qu'ils soient en verre, en terre
cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et
ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de
l'emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal
nous montre un _comissator_ buvant dans un priape de verre (_vitreo
bibit ille priapo_). C'est là ce que Pline appelle gravement: boire en
commettant des obscénités, _bibere per obscenitates_. Le pain qu'on
mangeait dans ces repas libidineux n'avait garde d'adopter une figure
plus honnête que celle des vases à boire: les _coliphia_ et les _cunni
siliginei_, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des
convives, qui n'avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la
fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l'hôte de la comessation en se
servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que
la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (_Sciatis Priapi
genio pervigilium deberi._)

On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à
son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à
l'heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait
autant de coupes qu'il y avait de lettres dans le nom de la personne
aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies
épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas,
quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu'il y a
de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune
d'elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux
Galba, qui se chargeait d'égayer tous les soupers auxquels on
l'invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il,
avait de quoi enivrer tous les dieux de l'Olympe; en effet, il eût fallu
boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori
le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare:
_Thesaurochrysonicochrysides_. On ne pourrait dire si ce fut dans le
même souper, que Galba fit preuve d'une présence d'esprit et d'un
cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort
belle et de moeurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait
placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les
convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se
rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour
l'éveiller. Elle ne s'éveilla pourtant pas et se livra sans résistance.
Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu'il fît semblant, et il laissait
le champ libre à son Mécène, lorsqu'un esclave, se fiant à ce sommeil
simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre:
«Je ne dors pas pour tout le monde!» s'écrie le bouffon en arrachant
l'oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte
à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent
les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la
veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de
fleurs qu'on déposait devant une statuette d'Hercule, de Priape ou de
Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les
circonstances où l'ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois
d'un aiguillon et d'un préservatif: l'odeur des fleurs tempérait les
fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les
inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se
couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des
pesanteurs de tête. Il n'y avait donc pas d'orgie sans couronnes sur les
têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la
beauté et à l'abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du
_comissator_. Le lendemain d'un souper, les courtisanes et les enfants
_meritorii_, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries
et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu'ils avaient bien fait leur
devoir (_in signum paratæ Veneris_, dit un vieux commentateur d'Apulée).

Enfin, ces comessations et les actes honteux qu'elles favorisaient, se
plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines
déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs
attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d'une débauche
d'imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus
de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les
lares du logis, tandis qu'un troisième esclave, tenant une patère de
vin, fait le tour de la table en criant: _Soyez nos dieux propices_. Ces
lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous
silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes
et qui y prenaient part à différents titres. C'était d'abord, et avant
tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations
joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté
jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été
formé du mot _comes_, compagnon, qui eut naturellement son verbe
_comissari_, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine,
qui s'en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les
portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de
s'enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente,
que l'édile condamnait à l'amende et même au fouet, ne trouvait pas
d'excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu'elle avait pris pour
chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les
dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l'Amour,
fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le
titre de _Deus copulationis_, était fils du Chaos et de la Terre, selon
Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l'Éther,
suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il
régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et
l'immortalité aux convives de l'Olympe, devait avoir quelque indulgence
pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée
la déesse (_præfecta_) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait
pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule
aidaient Isis dans la protection qu'elle octroyait aux amants. C'était
Vénus _Volupia_, _Pandemos_ et _Lubentia_; c'était Hercule _Bibax_,
_Buphagus_, _Pamphagus_, _Rusticus_; c'était Priape, le dieu de
Lampsaque, _Pantheus_, l'âme de l'univers.

A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du
paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y
avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n'avaient pas de temple au
soleil et qui n'eussent pas osé figurer ailleurs que sur l'autel des
lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive
qu'à une boutade d'ivrogne, à une fantaisie d'amant. Quant à leur
figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant,
qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de
ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il
faudrait d'immenses recherches archéologiques pour recomposer la
théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s'offre à nous,
c'est Conisalus d'origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant
à la sueur (+Konisalos+) que provoquent les luttes amoureuses. On le
représentait sous la forme d'un phallus monté sur des pieds de bouc et
ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l'on
s'adressait dans les entreprises difficiles, n'était qu'un petit bout
d'homme qui portait un _penis_ aussi haut que son bonnet, et qui avait
l'air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens
des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le
premier, dont le nom dérivait de _pilum_, pilon, suivant saint Augustin,
personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom
et la figure d'un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs
d'arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna
et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes,
n'étaient pas indifférentes dans les mystères de l'amour: Intercidona
tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca,
déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains
pour qu'on lui accordât les honneurs d'une chapelle à Rome; mais elle
était adorée surtout dans l'intérieur du ménage, et c'était devant sa
statue que se terminaient les querelles d'époux et d'amants, sans qu'ils
eussent besoin d'aller sur le mont Palatin chercher la protection de
cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure
allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la
demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux
mignons. On croit qu'il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une
petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d'une cape
à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape
mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse
Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait
les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher
que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses
Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du foetus dans le
ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s'intéressait à quiconque
était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine
le lit et tout ce qu'il comprenait; une foule d'autres dieux et déesses
recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux
croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de
Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche;
et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d'un
voile discret tout ce qui devait n'être pas vu par des profanes. Enfin,
s'il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois
naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus:
«_Quum mas et foemina conjunguntur_, dit Flavius Blondus dans son livre
de _Rome triomphante_, _adhibetur deus Jugatinus_.» Saint Augustin, dans
sa _Cité de Dieu_, restreint les attributions de Jugatinus à
l'assistance des époux dans l'oeuvre du mariage.



CHAPITRE XXIII.

  SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
  peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
  des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
  présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
  réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
  chambre_. --Périphrase décente que les Romains employaient pour le
  désigner. --Signe adopté pour demander l'urinal dans les comessations.
  --Présages que les Romains tiraient du son que rendait l'urine en
  tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_, usage
  respectif de chacun de ces vases urinatoires. --Double sens obscène du
  mot _pot de chambre_. --Étymologie de _matula_. --Périphrases honnêtes
  employées par Sénèque pour désigner l'urine. --Sens figuré et obscène
  que prenait le mot _urina_. --Présages urinatoires dans les
  comessations. --Hercule _Urinator_. --Présages des ructations. --Rots
  de bon et de mauvais augure. --_Crepitus_, dieu des vents malhonnêtes.
  --Esclave chargé d'interpréter les rots des convives. --Le petit dieu
  Pet. --Son origine égyptienne. --Honneurs décernés par les Romains au
  dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule. --Présages tirés du son du pet.
  --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
  langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --L'oiseau de
  Jupiter Conservateur. --Le démon de Socrate. --Jupiter et Cybèle,
  dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux éternuments
  dans les affaires d'amour. --Acmé et Septimius. --Les tintements
  d'oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages
  malheureux. --La droite et la gauche du corps. --Présages résultant de
  l'inspection des parties honteuses. --Présages tirés des bruits
  extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus adversus_ et _lectus
  genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le pétillement de lampe.
  --Habileté des courtisanes à expliquer les présages. --Présages
  divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou malheureux, propres
  aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.
  --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. --Superstitions
  singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence de plaisir que
  s'imposaient les matrones en l'honneur des solennités religieuses.
  --Privations du même genre que s'imposaient les débauchés et les
  courtisanes. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé par les
  Romains pour constater la virginité des filles. --Offrande à la
  Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette
  occasion. --Offrande des linges maculés et des noix. --La noix,
  allégorie du mariage.


Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et,
chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui,
par goût, par habitude ou par profession, s'amollissaient le corps et
l'âme dans les arts de la débauche (_stupri artes_) et dans tous les
égarements des moeurs. On comprend que la crainte des dieux et la
préoccupation de l'avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces
libertins, dont la conscience ne s'éveillait que de loin en loin et
comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui
trafiquaient honteusement d'eux-mêmes, et qui attendaient de cet
horrible trafic un lucre quotidien, s'inquiétaient de savoir si le jour
ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque
chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir
dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se
forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se
créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner
satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette
continuelle observation des présages, cette constante recherche des
moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique
pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu'on peut nommer
le monde de l'amour, à Rome, n'avait qu'une religion, la superstition la
plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde
de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des
caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne
rapportait pas à l'amour et au libertinage les auspices, les horoscopes,
les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants
jusqu'aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages
comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et
subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de
leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande
affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces
prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et
l'appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses
règles et ses principes; on le nommait _clédonistique_
(_cledonistica_), et, dans cette science, pleine de nuances
imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé
que tous les autres.

C'était fâcheux présage que de prononcer ou d'entendre des paroles
obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions
de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu'on retrouverait
dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est
mauvais.» On n'avait donc garde d'être scrupuleux sur les actes; mais on
évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas,
on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la _Servante_
(_Casina_): «Proférer des discours obscènes, c'est porter malheur à
celui qui les écoute.» (_Obscenare, omen alicui vituperare_). Lucius
Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d'_OEnomaüs_: «Allez sur le
champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les
citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par
d'heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène
(_ore obscena segregent_).» Il est donc bien certain que les plus viles
_pierreuses_, que les plus infâmes _mascarpiones_, que les plus
effrontés libertins s'abstenaient des obscénités orales; mais ils se
dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d'éloquence, et
qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle
horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu'on ne
prononçait jamais le mot _urinal_ ou _pot de chambre_ (_vas urinarium_),
et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour
parler de l'urine (_urina_), qui ose pourtant se glisser dans les
épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait
un rôle obligé, les convives, qui s'en servaient à table et sous les
yeux de tous, le demandaient à l'esclave par un claquement de doigts
(_digiti crepitantis signa_). Quelquefois, on faisait craquer un doigt,
dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne
voulait pas attirer l'attention des voisins, et que l'esclave pouvait
voir ce signe, qui ne produisait qu'un très-léger bruit. Puis, en
satisfaisant ce besoin naturel (_urinam solvere_, dit Pline), on prenait
garde de donner un présage par le bruit de l'urine frappant les parois
du vase: ce présage, suivant le son, qu'elle rendait en tombant, pouvait
être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec
mépris un riche gourmand qui se réjouit d'entendre résonner le vase d'or
sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer
souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se
nommait _matula_, _matella_ et _scaphium_. Ce dernier était surtout
destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs
amants: on n'est pas d'accord sur la forme du _scaphium_, qui fut sans
doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la _matula_, c'était un
énorme bassin de métal, sur l'orifice duquel on pouvait s'asseoir et qui
tenait lieu de garde-robe. La _matella_, au contraire, ne servait qu'à
des usages portatifs, et n'offrait qu'une médiocre capacité, qu'un bon
buveur (_compotator_) remplissait plusieurs fois dans le cours d'un
souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois
sortes de vases, lorsqu'ils disent pour toute définition: «Le vase dans
lequel nous nous soulageons la vessie, s'appelle tantôt _matella_ et
tantôt _scaphium_.» Le nom de ce vase s'employait au figuré, avec un
sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues
modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand
il dit dans sa _Mostellaria_: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le
pot, je me servirai de toi (_tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi
matulam datis_).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré
le mot _matula_ dans le sens de _stupide_, parce que le pot de chambre
reçoit tout et se plaint à peine: _Numquam ego tam esse matulam credidi_
(«Je n'ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire
littéralement avec l'esprit de notre langue). Pour ce qui est de
l'étymologie de _matula_, il faudrait sans doute la chercher dans
_mentula_. L'urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes
(_aqua immunda_, _humor obscenus_), était aussi matière à présages,
selon qu'elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par
saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce
_liquide obscène_, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l'heureux
accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot _urina_ prenait un
nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui
donner ce sens, lorsqu'il dit qu'à la vue des danses lascives de
l'Espagne, la volupté s'insinue par les yeux et les oreilles, et met en
ébullition l'urine que renferme la vessie: _Et mox auribus atque oculis
concepta urina movetur_.

Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations,
où retentissait à chaque instant le claquement d'un doigt impatient, et
où l'on apportait parfois sur la table une statuette d'Hercule
_urinator_, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On
n'attachait pas moins d'importance aux présages des ructations, que nous
nommons des _rots_ dans la langue triviale où cette incongruité a été
reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme
nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives
applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et
déranger un repas. Nous serions en peine aujourd'hui de définir quels
étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le
_ructus_ ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n'imposait
nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d'un orage
de l'estomac, puisqu'on avait divinisé, sous le nom de _crepitus_, ces
vapeurs, ces vents intérieurs, qui s'échappaient avec éclat par la
bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne
rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les
plaintes du ventre et de l'estomac ne doivent pas être comprimées
(_stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere_). Les
anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils
jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des
augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne
pas s'enfuir à ce vers d'une comédie de Plaute: _Quid lubet? Pergin'
ructare in os mihi?_ «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la
bouche!» L'interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble
très-doux, ainsi et toujours.» (_Suavis ructus mihi est, sic et sine
modo._) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de
boisson, se renvoyaient de l'un à l'autre les rots, et un esclave se
trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque _ructator_ savait
à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s'il n'aurait
pas quelques contrariétés dans ses affaires d'amour: «Il y a là sans
cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si
l'amphitryon a bien roté (_si bene ructavit_), s'il a pissé droit (_si
rectum minxit_), si le bassin d'or a résonné en recevant son offrande.»

On attachait bien d'autres présages, généralement propices, à l'émission
des _flatus_ qui se révélaient à l'ouïe ou à l'odorat; non-seulement on
était plein d'indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou
l'odeur trahissait d'ordinaire, mais encore on s'applaudissait
mutuellement de n'avoir pas mis d'obstacle aux volontés de la nature et
de ce dieu omnipotent qu'on appelait _Gaster_. Chaque fois qu'un
_crepitus_ se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le
midi ou l'auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient
mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n'était que
dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l'on devait imposer
silence à son derrière et tenir closes les outres de l'Éole indécent.
Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence
absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des
servantes, disait Caton, si quelqu'un d'entre eux a peté sous sa
tunique, il ne me fait aucun tort; s'il arrive qu'un esclave ou une
servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu'on ne fait pas
en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans
toutes les comessations sous la figure d'un enfant accroupi, qui se
presse les flancs et qui paraît être dans l'exercice de ses fonctions
divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble,
avaient grand besoin de l'invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément
d'Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités»
(_Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent_); mais, suivant un
commentateur, il s'agirait plutôt ici des murmures d'intestins, que
l'on nomme _borborygmes_ dans le langage technique. Saint Jérôme est
plus explicite, en disant qu'il ne parlera pas du pet, qui est un culte
chez les Égyptiens (_taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca
religio est_). Saint Césaire, dans ses _Dialogues_, ajoute même que ce
culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient:
_Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine
furore quodam inter deos retulerunt_. Enfin, Minutius Félix ne veut
certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent
moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps
(_crepitus per pudenda corporis emissos_). Tout Égyptien qu'il fût, le
dieu Pet s'était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une
place honorable sur l'autel des dieux lares. Ils lui avaient même
décerné les honneurs d'une chapelle, hors des murs, près de la source
d'Égérie; mais ils l'adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et
sous la forme d'un petit monstre malin, représenté dans la posture qui
convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le
son du pet (_peditum_, comme l'appelle Catulle) plutôt que dans son
odeur; car la clédonistique s'attachait de préférence aux bruits. Il
paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de
liberté, et qu'elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur
cru; car Apulée parle d'une figue dont les femmes s'abstenaient, parce
qu'elle cause des flatuosités (_quia pedita excitat_). Les femmes
évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur
ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du
plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par
aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait
un enfant mâle, l'odeur, une fille. Telle est probablement l'énigme de
cette qualification malhonnête qu'on applique aux filles dans le langage
populaire, où on les traite de _vesses_. Au reste, la vesse (_visium_)
n'était jamais prise en aussi bonne part que le pet (_crepitus_) chez
les Romains. «Le mot _divisio_ est honnête, dit Cicéron; mais il devient
obscène dès qu'on réplique: _intercapedo_.» Ces présages, dont la foi la
plus candide n'excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne
directe; car Aristophane nous montre dans ses _Chevaliers_ un personnage
que tire de sa rêverie l'incongruité d'un impudique, et qui remercie les
dieux d'un si heureux présage.

Il y avait encore d'autres bruits humains, qui se prêtaient aux
capricieuses interprétations de la clédonistique: l'éternument, par
exemple, était compris de bien des manières, selon qu'il se présentait
retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer
le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c'étaient trois
significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C'était bien
plus significatif encore, si l'éternument arrivait tout à coup au
milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une
bienveillante protection à l'égard du sternutateur qui avait eu soin de
se tourner à droite pour éternuer. L'éternument, dans un repas, mettait
en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui
que le dieu avait visité; car, d'après une antique croyance qui reparaît
sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au
passage invisible d'un dieu tutélaire: on l'avait surnommé l'oiseau de
Jupiter conservateur; Socrate disait que c'était un démon, et il se
vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier.
L'éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et
elles le craignaient, d'ailleurs, au point de recourir, lorsqu'elles y
étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de
suite ou en nombre impair, c'était le meilleur des présages. «Les dieux
fassent que j'éternue sept fois, disait Opimius, avant d'entrer dans la
couche de ma déesse!» On expliquait toujours l'éternument par des causes
surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits
animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de
l'éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front
de Jupiter, avait d'abord voulu se faire jour à la faveur d'un
éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l'univers naissant.
La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques,
supposait que Vénus n'avait jamais éternué de peur de se faire des
rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l'on
regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le
plus de bruit possible. Ces éternuments n'étaient pas chose indifférente
en amour, et on leur attribuait une foule d'heureux pronostics. Lorsque
Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l'un de l'autre, se
jurant un éternel amour: «Ne servons qu'un dieu, s'écrie Acmé en délire,
s'il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que
le tien!» Et le poëte ajoute: «L'Amour, qui avait jusque-là éternué à
gauche, marque son approbation en éternuant à droite (_Amor, sinistram
ut ante, dextram sternuit approbationem_).» Properce ne peut mieux
rendre les bienfaits d'un pareil éternument, qu'en supposant que
l'Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le
berceau de cette belle:

  Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus,
      Candidus argutum sternuit omen Amor.

On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d'oreilles, des
tressaillements subits du corps (_sallisationes_) et des mouvements
incohérents d'un membre. Ces présages, du moins généralement, n'étaient
pas heureux; on les regardait comme les indices d'une infidélité ou de
tout autre délit qui outrageait l'amour. Pline n'était pas si crédule
que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements
d'oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La
jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les
oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en
péril. C'était aussi quelquefois un symptôme de l'amour qui se parlait
et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle:

  Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris
      Nescio quem dicis nunc meminisse mei?

On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique.
Il suffisait d'un tintement d'oreilles pour troubler le tête-à-tête des
amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à
la passion la plus vive. Le tintement d'oreilles invitait à la défiance
et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en
était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les
membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de
tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins
défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l'avait
éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane
grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de
l'économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu'ils affectaient la
partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout
ce qui s'opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien
étranges présages que signalait l'inspection des parties honteuses et
que l'on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces
présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les
laisser sous le voile du latin: _Mentula torta, bonum omen; infaustum,
si pendula_, etc.

Outre les bruits du corps humain, on s'intéressait à tous les bruits
extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient
de diverses natures, en raison des personnes qui s'en préoccupaient.
Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels
attachaient le plus d'importance, c'était, ce devait être le craquement
du lit (_argutatio lecti_). Il y avait dans les murmures si variés de ce
meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait
là un langage mystérieux, plein de présages et d'oracles amoureux.
Catulle ne peint pas les transports d'une courtisane en délire
(_febriculosi scorti_), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et
qui se déplace (_tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque_).
Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à
un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une
menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait
un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus
tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements
du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se
taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l'avenir
et suspecter l'amour. La place qu'occupait le lit n'était pas non plus
indifférente. On le nommait _lectus adversus_, quand on le dressait
devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités
malfaisantes. On le nommait _lectus genialis_, quand on le consacrait au
Génie (_Genius_), père de la Volupté. Ce Génie, c'était lui qui donnait
une âme et une voix à l'ivoire, à l'ébène, au cèdre, à l'argent, qui
composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil
complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d'un mari,
en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t'ai
réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J'en prends
à témoin et le lit où s'est faite la réconciliation, et toi-même aux
oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents
entrecoupés de la dame.» (_Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti
sonus et dominæ vox..._) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en
mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures
employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive
et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable
augure, et les amants n'avaient rien à craindre, lorsque la flamme
jetait tout à coup une clarté plus vive en s'élevant plus haut. Ovide,
dans ses _Héroïdes_, dit que la lumière éternue (_sternuit et lumen_),
et que cet éternument promet tout le bonheur, qu'on peut souhaiter en
amour.

Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui
devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu'elles ne
donnaient pas à l'amour, elles le passaient à interroger les sorts et
les augures; l'amour était, d'ailleurs, le but unique de leurs
inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne
leur fournissait pas des auspices naturels qu'elles pussent interpréter
dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de
prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets
par certains bruits qu'elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer
des feuilles d'arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient
le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents;
ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme
ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à
toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la
main gauche des pétales de roses, qu'elles avaient façonnées, de l'autre
main, en forme de bulle; d'autres fois, elles comptaient les feuilles
d'une tige de pavot ou les rayons de la corolle d'une marguerite; enfin,
elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de
Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de
l'amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le coeur
des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient
également sensibles aux présages qui s'adressaient à tout le monde. Une
mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un
faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la
promenade, s'empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le
jour et s'abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se
levant le matin, elle s'était choquée au bois de son châlit, elle se
recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les _amasii_ et
les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout
autre, à l'observation des présages qui s'offraient sur leur chemin, au
vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l'air, aux formes des nuages,
à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé;
mais, en outre, elles s'attachaient à certains présages qui n'avaient de
valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau,
une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se
trouvaient pas sans raison sur le passage d'une personne, qui ne rêvait
qu'amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès.
L'empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le
fronton d'un temple de Junon deux passereaux qui s'ébattaient: il eut la
patience de compter leurs cris et leurs coups d'ailes; puis, il ordonna
qu'on lui amenât cent filles sarmates qui n'eussent jamais connu
d'homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses
oeuvres. Lorsqu'un coupable zélateur de la débauche masculine entendait
crier une oie, il se sentait rempli d'ardeur et de force; si une femme
d'amour (_amasia_) voyait une tortue, en se promenant dans les champs,
elle faisait voeu de céder au premier homme qui lui demanderait d'adorer
Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un
chien, pour être assuré d'avance que tout réussirait au gré de vos
désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c'était
sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous
étiez proposée et qui n'eût tourné qu'à votre confusion.

Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient
exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque
et bizarre, n'observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir,
que les matrones s'imposaient en l'honneur de plusieurs solennités
religieuses; mais elles ne s'épargnaient pas des privations du même
genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne
se fussent point avisées d'avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane
qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (_recutitus_),
se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui
voulait obtenir d'un garçon ou d'une fille la faveur de l'une ou l'autre
Vénus, n'avait qu'à formuler sa requête sous forme de voeu adressé à la
déesse, et il avait plus de chances d'être exaucé. «O ma souveraine, ô
Vénus! s'écrie un personnage du roman d'Athénée, tandis qu'il partageait
la couche d'un bel adolescent; si j'obtiens de cet enfant ce que j'en
désire, et cela sans qu'il le sente, demain je lui ferai présent d'une
paire de tourterelles.» L'adolescent fit semblant de ronfler, et le
lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n'était pas seulement
en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile
et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la
première fleur des vierges, et c'était là le commerce lucratif des
lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l'âge de
sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d'une
marchandise si fragile et si rare. L'acheteur demandait souvent des
preuves, qu'on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition
n'avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les
mariages du peuple pour authentiquer l'état d'une vierge. Voici comment
la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour
_intacta_, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l'être, on
lui mesurait le col avec un fil que l'on conservait précieusement
jusqu'au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si
le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil
l'entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la
virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne
pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l'attribuer;
mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus
incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le
fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C'est à
ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son
épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au
point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l'épouse avec le fil de
la veille.»

  Non illam nutrix orienti luce revisens,
  Hesterno collum poterit circumdare collo.

Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la
complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge
devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale,
bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux
fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi _Virginensis Dea_, les autres
témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges
de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés
des jeunes filles!» s'écrie Arnobe, avec une indignation que partage
saint Augustin dans la _Cité de Dieu_. Cette Fortune Virginale n'était
autre que Vénus, à qui l'on offrait aussi des noix, pour rappeler que,
durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s'accomplissait
au bruit des _nuces_, que les enfants répandaient à grand bruit sur le
seuil de la chambre des époux, afin d'étouffer les cris de la virginité
expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (_Concubine,
nuces da_), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius.
«Mari, n'épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques:
_Sparge, marite, nuces!_ Aux yeux des Romains, pour qui tout était
allégorie, la noix représentait l'énigme du mariage, la noix, dont il
faut briser la coquille avant de savoir ce qu'elle renferme.



CHAPITRE XXIV.

  SOMMAIRE. --Les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens ni de
  panégyristes comme celles de la Grèce. --Pourquoi. --Les poëtes
  commensaux et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est
  dans les poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des
  courtisanes romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur
  vieillesse misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace
  pour les galanteries matronales. --Cupiennus. --Serment de Salluste.
  --Marsæus et la danseuse Origo. --Philosophie épicurienne d'Horace.
  --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des matrones. --Comparaison
  qu'il fait de cet amour avec celui des courtisanes. --Nééra, première
  maîtresse d'Horace. --Serment de Nééra. --Son infidélité. --Bon
  souvenir qu'Horace conserva de son premier amour. --Origo, Lycoris et
  Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
  --Liaison d'Horace avec une vieille matrone qu'il abandonna pour
  Inachia. --Horribles épigrammes qu'il fit contre cette vieille
  débauchée. --On ne sait rien d'Inachia. --La _bonne_ Cinara.
  --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
  publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
  Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --Bathylle. --Lysiscus.
  --Amour d'Horace pour la courtisane étrangère Lycé. --Ode à Lycé.
  --Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle. --Pyrrha.
  --Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode
  d'adieu à cette courtisane. --Lalagé. --Partage que fait Horace de
  cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus. --Barine. --Tyndaris et
  sa mère. --Déclaration d'amour que fait Horace à Tyndaris. --La mère
  de Tyndaris, amie de Gratidie, s'oppose à la liaison de sa fille avec
  Horace. --Amende honorable d'Horace en faveur de Gratidie, pour
  obtenir les faveurs de Tyndaris. --Tyndaris se laisse toucher et
  réconcilie Horace avec Gratidie. --Lydie. --Cette courtisane trompe
  Horace pour Télèphe. --Ode d'Horace à Lydie sur son infidélité.
  --Myrtale. --Lydie quitte Télèphe pour Calaïs. --Réconciliation
  d'Horace et de Lydie. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A
  quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté
  de cette esclave. --Ode à Xanthias. --Phyllis, affranchie par
  Xanthias, prend Télèphe pour amant. --Horace succède à Télèphe. --Ode
  à Phyllis. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses
  faveurs à Horace. --Amour passionné d'Horace pour cette courtisane.
  --Ode d'Horace à Télèphe devenu son ami. --Horace, à l'instigation de
  Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes
  maîtresses. --Publication que fait Horace de ses odes. --Glycère
  congédie Horace. --Tentative d'Horace pour se rapprocher de Chloé et
  faire oublier à cette courtisane Gygès son amant. --Dédains de Chloé
  pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale. --Adieux
  d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d'Horace.
  --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.


Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les
délices des voluptueux de Rome, n'ont pas eu d'historien ni de
panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l'ascendant
politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de
culte d'enthousiasme et d'admiration. Les Romains, nous l'avons déjà
dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que
les Grecs du siècle de Périclès et d'Aspasie; ce qu'ils demandaient aux
femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue,
ce n'était pas une conversation brillante, solide, profonde,
spirituelle, un écho des leçons de l'académie d'Athènes, une
réminiscence de l'âge d'or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils
n'appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient
seulement, au rang des auxiliaires de l'amour physique, la bonne chère,
les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils
n'accordaient, d'ailleurs, aucune influence hors du _triclinium_ et du
_cubile_ (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires
de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n'était
donc jamais publique, et tout ce qu'elle avait d'intime transpirait à
peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société,
tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui
auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des
courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais
ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si
chacun d'eux consentait à chanter la maîtresse qu'il avait prise, en la
réhabilitant, pour ainsi dire, par l'amour, aucun, du moins parmi les
auteurs qui se respectaient, aucun n'eût osé se faire le poëte des
courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de
faire le portrait de ces _précieuses_ et _fameuses_, eussent rougi de
s'intituler, à l'instar de certains artistes de la Grèce, _peintres de
courtisanes_. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l'histoire
et à l'usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés
sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on
peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n'émanaient
pas de plumes distinguées et qu'ils doivent avoir été détruits avec les
_molles libri_ et tous ces écrits obscènes que le paganisme n'essaya pas
de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique.

Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps,
les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort
empressés de leur accorder en particulier les hommages qu'ils auraient
eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux
celle qui en était l'objet: ce n'était plus dès lors une femme perdue,
notée d'infamie par les lois et stigmatisée du nom de _meretrix_;
c'était une femme aimée et, comme telle, digne d'égards et de soins
délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait
parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l'amour qu'elle
avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule
réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi,
dit M. Walkenaer dans son _Histoire d'Horace_, que nous ne nous
lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources
originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles
destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient
pour cette profession, elles n'étaient pas moins susceptibles d'un
véritable amour.» C'est donc dans les recueils des poëtes classiques,
c'est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu'il
faut retrouver les éléments de l'histoire de ces coryphées de la
Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous
fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un
inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent
les honneurs de la vogue depuis l'élévation d'Auguste à l'empire
jusqu'au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.--100 ans après J.-C.) Ces
courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques,
appartenaient la plupart à la classe des _famosæ_ où leur esprit, leur
beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en
vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des
mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls,
des préteurs, des généraux d'armée s'asseoir à leur table et se disputer
des faveurs qu'ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été
entourées de clients, d'esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir
habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre,
l'or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel
abandon, à une telle misère, qu'on les retrouvait le soir, couvertes
d'un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du
Summoenium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur
main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des
courtisanes n'excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs,
et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur,
comme nous l'apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l'opprobre
de la Prostitution, une des maîtresses qu'il avait chantées au milieu
des splendeurs de la vie galante.

Nous passerons d'abord en revue les amours d'Horace, pour connaître les
grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque
dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans
lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia
contre les adultères n'existait pas encore; mais la jurisprudence
romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait
pas moins des armes terribles dans les mains d'un mari trompé, ou d'un
père, ou d'un frère, outragés par la conduite dissolue d'une fille ou
d'une soeur. Horace savait qu'on n'était pas impunément amoureux d'une
matrone, et qu'un amant surpris en adultère courait risque d'être puni
sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de
couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît
son caractère d'homme et fût privé des attributs de la virilité, soit
enfin qu'il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la
satire 2e du livre I, à l'occasion de Cupiennius, qui était fort curieux
de l'amour des matrones (_mirator cunni Cupiennius albi_), énumère les
victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement
interrompu (_multo corrupta dolore voluptas_): «L'un s'est précipité du
haut d'un toit, l'autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant,
est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec
ses écus; tel autre a été souillé de l'urine de vils esclaves; bien
plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d'un de ces
paillards (_quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem
demeteret ferrum_).» Horace répète donc le serment que faisait souvent
Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (_matronam nullam ego
tango_);» mais il n'imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait
pour des affranchies; il n'imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa
son patrimoine et vendit jusqu'à sa maison pour entretenir une danseuse
nommée Origo: «Je n'ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait
Marsæus à Horace. --Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire
aux baladines, aux prostituées (_meretricibus_) qui ruinent la
réputation encore plus que la bourse.»

Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les
courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et
sa santé. Il conservait l'usage de sa raison dans tous les déréglements
de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas
se livrer à la merci d'une femme, en fût-il passionnément épris. Dans
ses passions les plus vives, partisan qu'il était de la philosophie
épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il
évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un
ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les
moeurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la
nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il
la partageait d'ordinaire entre plusieurs amies qui étaient
successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à
examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la
dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille
possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s'en repentir,
disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de
pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à
gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez,
Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n'a pas d'ailleurs la
cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre
mieux chez une courtisane (_atque etiam melius persæpe togatæ est_).
Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n'est point fardée: tout ce
qu'elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu'elle a de beau,
elle ne s'en vante point, elle l'étale; elle avoue d'avance ce qu'elle
cache de défectueux. C'est l'usage des cochers qui achètent des chevaux,
de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le
visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n'est chez Catia, est
caché jusqu'à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu
qu'environnent tant de retranchements (et c'est là ce qui vous rend
fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière,
coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu'aux talons, et ce
manteau qui l'enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne
laissent point approcher du but.»

Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses
habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane
qui se livre elle-même avant qu'on l'attaque: «Avec elle, dit-il, rien
n'est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue;
vous pouvez presque la mesurer de l'oeil dans ses parties les plus
secrètes; elle n'a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble?
Aimeriez-vous mieux qu'on vous tendît un piége et qu'on vous arrachât le
prix de la marchandise, avant de vous l'avoir montrée?» Puis, Horace
avoue qu'il n'a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses
veines (_tument tibi quum inguina_), et qu'il s'adresse alors à la
première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide:
«J'aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (_namque
parabilem amo Venerem facilemque_). Celle qui nous dit: «Tout à
l'heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit
sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il
prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point
attendre lorsqu'on lui ordonne de venir. Qu'elle soit belle, bien faite,
soignée, mais non pas jusqu'à vouloir paraître plus blanche ou plus
grande que la nature ne l'a faite. Celle-là, quand mon flanc droit
presse son flanc gauche, c'est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le
nom qu'il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l'amour (_dum
futuo_), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en
éclats, que le chien aboie, que la maison s'ébranle du haut en bas, que
la femme toute pâle saute hors du lit, qu'elle s'accuse d'être bien
malheureuse, qu'elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que
moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut
fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus,
à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m'en
rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le
plaisir plutôt que l'amour.

Sa première maîtresse, celle du moins qu'il célébra la première dans ses
poésies, se nommait Nééra. Il l'aimait, ou plutôt il l'entretint pendant
plus d'une année, sous le consulat de Plancus, l'an de Rome 714. Il
avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s'était pas encore fait
un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher
les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n'avait pas la vogue
qu'elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça
dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut
le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l'agneau; tant qu'Orion, la
terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant
que le zéphyr caressera la longue chevelure d'Apollon, je te rendrai
amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua
ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait
cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec
elle, en se disant: «Oui, s'il y a quelque chose d'un homme dans Flaccus
(_si quid in Flacco viri est_), je chercherai un amour qui réponde au
mien!» Il se détacha donc de l'infidèle Néère, et il prédit à son
heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de
nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et
fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis
dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies
l'amitié de Mécène et les bienfaits d'Auguste, il se souvint de Néère,
et il l'envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu'il
donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le
retour de l'empereur après la guerre d'Espagne, apporte-nous des
parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des
Marses, s'il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la
chanteuse Néère, qu'elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de
myrrhe. Si son maudit portier tarde à t'ouvrir la porte, reviens sans
elle. L'âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère
redoutaient peu les querelles et les luttes; j'aurais été moins patient
dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé
Néère plus qu'il n'aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger
d'elle, en lui montrant ce qu'elle avait perdu par son infidélité.

«A l'époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans
l'Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes
renommées parmi toutes celles de leur profession; c'étaient Origo,
Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous
en apprennent pas davantage à l'égard de ces trois _famosæ_, qu'ils se
contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports
particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit
à la pauvreté l'opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette
courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par
ses débauches et par l'affectation qu'elle mettait à relever indécemment
le bas de sa robe, lorsqu'elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette
Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les
courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus
Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à
coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait
de l'ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à
Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (_Valerio ac siculo
colono_); d'autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu'un seul
complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à
confirmer les idées d'Horace sur la préférence qu'il accordait à l'amour
des courtisanes. Il ne dérogea qu'une seule fois à ses principes, et il
se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une
famille illustre, et qui l'avait charmé par de faux airs de philosophe
et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne
à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps
aux exigences amoureuses qu'il ne se sentait pas le courage de
satisfaire. Il s'était d'ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée
Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale.
Celle-ci s'irrita de se voir négligée d'abord, bientôt délaissée, puis
détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d'Horace, en
chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à
laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l'odieuse libertine qui
le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu'il avait
faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt
par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans
la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les
dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux
anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d'une vache qui a la
diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux
mamelles d'une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses
grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes
désirs!... Mais qu'il te suffise d'être opulente; qu'on porte à tes
funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu'il n'y ait pas une
femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes...
Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins
de soie, crois-tu que c'est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes
nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours
(_fascinum_)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (_ut superbe
provoces ab inguine_); il faut que ta bouche me vienne en aide (_ore ad
laborandum est tibi_).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau
encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne
d'être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m'envoies-tu des
présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont
l'odorat n'est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc
immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j'ai le nez plus fin que
celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et
quels miasmes infects s'exhalent de tous ses membres flétris,
lorsqu'elle s'efforce d'assouvir une fureur insatiable que trahit son
amant épuisé (_pene soluto_), lorsque sa face est dégoûtante de craie
humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque,
dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines
de son lit!» Il n'en fallut pas moins, pour qu'Horace se délivrât des
jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (_mulier nigris
dignissima barris_).

Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu'Horace
proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (_Inachiam ter
nocte potes!_ s'écriait avec envie l'indigne rivale d'Inachia); mais,
presque dans le même temps, Horace s'était lié avec une autre courtisane
qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait
gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la
_bonne_ Cinara. Ce n'était pas le moyen de la garder longtemps, et
bientôt Cinara se mit en quête d'un amant plus prodigue. Elle n'eut pas
de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l'oublier qu'en
se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut
la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès
d'elle pendant les douleurs de l'enfantement, lui conseilla de faire un
voeu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse
compatissante, Cinara fut délivrée. Ce voeu, fait à Junon, semble
motiver l'opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en
couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui
succédèrent à celui qu'il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne
Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d'Horace, à ses
plus douces illusions; Cinara l'avait aimé pour lui-même, sans intérêt
et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j'étais sous le règne de la
bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine.
Gratidie, qui remplaça Cinara, n'était pas faite pour la condamner à
l'oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les
années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé
de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins
changeante. Gratidie était parfumeuse et _saga_, ou magicienne: elle
vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs
d'Horace ont prétendu qu'elle avait essayé le pouvoir de ses
aphrodisiaques sur cet amant, qu'elle croyait par là s'attacher
davantage et d'une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire,
ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de
la magicienne n'avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le
poëte eut horreur des oeuvres ténébreuses dont son commerce avec une
_saga_ l'avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des
stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara
violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le
retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des
relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un
vieux débauché nommé Varus, s'autorisa de ce prétexte pour rompre avec
éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l'accusa d'ingratitude, et
le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était
capable; il n'attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par
un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses
vers, à l'opinion publique, les pratiques criminelles de l'art des
_sagæ_, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie.
Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au
sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de
s'expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint
d'Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de
rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et
injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art,
disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet
des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l'implacable Diane,
je t'en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j'ai
subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des
marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont
fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que
j'ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le coeur... Ma
lyre que tu taxes d'imposture, veux-tu qu'elle résonne pour toi? Eh
bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n'a rien
d'abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser,
neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est
généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond
par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife,
lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de
mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites
secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage
prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des _sagæ_, se
prêtait à d'incroyables débauches et ne restait pas étrangère à
certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des
sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de
Thrace, l'antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra
trop lente à ton gré! s'écriait l'infernale Canidie; tu traîneras une
vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances
toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d'un sombre désespoir, tu
voudras te précipiter du haut d'une tour ou t'enfoncer un poignard dans
le coeur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste.
Triomphante, je m'élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes
épaules.»

Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des
potions érotiques et sous l'empire des invocations magiques: il ne
pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d'un
trait acéré contre elle, et il put se réjouir d'avoir fait du surnom
qu'il lui donnait le pseudonyme d'empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc
préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la
critique de l'ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises
odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion
une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n'en était
pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence
les nombreuses distractions qu'Horace allait chercher dans les domaines
de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation
romaine les continuelles infidélités qu'il faisait à son Bathylle, en se
couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n'était
pas plus moral que son siècle, et s'il aima prodigieusement les femmes,
il n'aima pas moins les garçons, qu'il leur préférait même souvent: «La
beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer,
faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses
pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait
toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des
scrupules et des considérations qui n'avaient aucune force dans les
moeurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il
reconnaît que l'amour s'acharne sans cesse après lui et l'enflamme pour
les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c'est Lysiscus que
j'aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux
qu'une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet
adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n'est un autre
amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue
chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse,
l'hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode,
depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d'Inachia. Ce fut à
cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu'il devint
éperdument amoureux de Lycé: c'était une courtisane étrangère, qui
exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut
l'adresse de résister d'abord aux pressantes sollicitations du poëte.

Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les
personnages nommés dans les poésies d'Horace, ne nous font pas connaître
le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses
maîtresses; ils nous apprennent seulement qu'elle était d'origine
tyrrhénienne, c'est-à-dire qu'elle avait pris naissance dans l'Étrurie,
où la population entière, si l'on s'en rapporte au témoignage de
l'historien Théopompe, s'adonnait avec fureur à la débauche la plus
effrénée. Plaute fait entendre que les moeurs de ce pays n'avaient pas
beaucoup changé de son temps, lorsqu'il met ces paroles dans la bouche
d'un personnage de sa _Cistellaria_: «Vous ne serez point contrainte
d'amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant
indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa
patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses,
honteusement acquises, lui permettaient de s'entourer des dehors d'une
femme honnête, de simuler un mariage et d'augmenter par là le prix de
ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut
avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l'égard de
l'adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu'à venir la nuit
suspendre des couronnes à la porte de l'astucieuse courtisane, qui ferma
d'abord les yeux et les oreilles. Il s'enhardit par degrés et alla
heurter à cette porte inexorable, qui s'ouvrait pour d'autres que pour
lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible.
Ce fut par une ode qu'il se fit recommander à la sévérité feinte de la
belle Étrurienne, qui n'était pas en puissance de mari, mais qui avait
auprès d'elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les
Grecs nommaient _paraclausithyron_, était un chant qu'on exécutait en
musique devant la porte close d'une cruelle: «Quand tu vivrais sous les
lois d'un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte
amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu
devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents,
comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta
maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel
pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas
toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries
des saisons.»

Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui
montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d'une concubine
thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire
de Tyrrhène, n'avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l'amour; quand
il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l'inutilité
de ses dons. Mais bientôt on n'eut plus rien à lui refuser, dès qu'il
accorda ce qu'on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux
qu'on pouvait le faire, et il resta quelque temps l'amant en titre de
Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à
un plus riche. Il ne se consola pas aisément d'avoir été quitté, et il
chercha en vain à renouer une liaison qu'il avait rompue à contre-coeur.
Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de
cette courtisane se ressentit de l'usage immodéré que la libertine en
avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes voeux! s'écria-t-il avec
une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé,
mes voeux s'accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître
jeune, et d'une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon,
qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui
sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il
s'éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux
blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses
ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans
l'histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces
décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que
les arts avaient cent fois reproduit, qu'en reste-t-il maintenant? Que
reste-t-il de celle en qui tout respirait l'amour et qui m'avait ravi à
moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils
te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que
l'ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en
cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d'un amant
délaissé, et l'on ne peut trop taxer d'hyperbole un portrait si
différent de celui qu'Horace avait peint avec enthousiasme peu d'années
auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez
les Romains, n'étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains
multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les
excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d'un
printemps qui touchait à l'hiver et qui emportait avec lui les plaisirs
de l'amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le
feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le
fard, il fallait recourir, pour l'apaiser, aux eunuques, aux _spadones_,
aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses
compensations du _fascinum_.

Dans le temps même qu'Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne
se défendit pas des séductions d'une autre enchanteresse, et il donna
l'exemple de l'inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour
ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l'aimait pas, il n'en était pas
jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée
sur les roses, dans les bras d'un bel adolescent à la chevelure
parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne
soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux
enivrés d'amour et pétulants d'ardeur. Il se délecta à ce spectacle
voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l'heureux couple fût
en état de le voir et de l'entendre. Mais, le lendemain, il envoya une
ode d'adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et
ce qui l'avait guéri d'un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui
tu brilles comme une mer qu'ils n'ont pas affrontée! Quant à moi, le
tableau votif que j'attache aux parois du temple de l'Amour témoignera
que j'ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les
naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif
rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion
à cet usage, lorsqu'il remerciait le dieu des amants de l'avoir sauvé au
milieu d'une tourmente de jalousie et d'infidélité. Il est remarquable
que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre
compte, ne souffrait pas de la part d'une maîtresse la moindre perfidie,
et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit
attribuer à une vanité excessive plutôt qu'à une délicatesse de moeurs
cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La
seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un
partage, c'est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une
affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de
Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé
sortait à peine de l'enfance, et, ne sachant comment résister aux
poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui
céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l'amour à l'amitié, prit
lui-même les intérêts de son ami, en l'invitant à patienter quelque
temps, jusqu'à ce qu'il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille
pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l'automne va la
mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé
te cherchera d'elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte
les années qu'il te ravit dans sa fuite; bientôt, d'un oeil moins
timide, elle provoquera l'amour, plus chérie que ne furent jamais
Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et
rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait
dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il
parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les
échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut
presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et
aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait
Julia Varina, parce qu'elle était une des affranchies de la famille
Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une
amante fidèle, et il s'aperçut presque aussitôt que les serments dont
elle l'avait bercé n'étaient qu'un moyen de tirer de lui plus de
présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes
parjures eût été suivi d'un châtiment; si une seule de tes dents en fût
devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé;
mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de
nouveau ta foi, que tu n'en parais que plus belle, que tu te montres
avec encore plus d'orgueil à cette jeunesse qui t'adore! Oui, Barine,
tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la
mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid
de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le
cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il
n'est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour
t'assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te
reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s'éloigner du foyer
d'une maîtresse impie!»

Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se
livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse
fidèle et il n'en trouvait pas, faute de la prêcher d'exemple; il se
retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Proeneste ou à
Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle
affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui
le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica,
son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune
femme, portant la toge et coiffée d'une perruque blonde: elle était
d'une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec
admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d'une
compagne plus âgée qu'elle, quoique non moins resplendissante
d'attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient
que par l'âge, prouvait suffisamment que l'une était la fille de
l'autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de
toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie
cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste
célébrité, il résolut de ne s'occuper que de la fille, nommée Tyndaris,
chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et
colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d'amour à Tyndaris:
«Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens
auprès de moi, et l'Abondance te versera de sa corne féconde tous les
trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l'abri des feux de
la canicule, tu chanteras sur la lyre d'Anacréon la fidèle Pénélope, la
trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous
l'ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de
Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n'auras plus à craindre,
qu'un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur
toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer
ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter
sa mère, qui lui raconta l'indigne conduite du poëte à l'égard de
Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s'exposer à de pareils
traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu'elle ne pouvait, sans
offenser sa mère, accepter les hommages de l'injurieux accusateur de
Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son
parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d'une mère si
belle, fille plus belle encore, je t'abandonne mes coupables ïambes;
ordonne, et qu'ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les
flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma
jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon
délire, à de sanglants ïambes. Aujourd'hui je veux faire succéder la
paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi
ton coeur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et
réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les
frais du raccommodement.

C'est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions
les plus vives qu'il eût encore ressenties. Lydie était éprise d'un tout
jeune homme, qu'elle détournait des exercices gymnastiques et des
laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de
perdre ainsi l'avenir de ce jeune homme, qu'il parvint à remplacer, en
se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet
imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu'il pouvait l'être
jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s'était emparé
d'elle et qui la captivait par les sens. Horace n'était pas homme à
soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya,
par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste
rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la
plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce
copieux amant: «Ah! Lydie! s'écrie-t-il dans une ode charmante, qui
n'émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le
teint de rose, les bras d'ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon coeur
s'enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je
rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et
trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand
je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les
fureurs de l'ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle
imprime ses morsures! Non, si tu veux m'écouter, ne te fie pas au
barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a
répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu'unit
un lien indissoluble, que de tristes querelles n'arrachent pas l'un à
l'autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna
les prières et les conseils d'Horace: elle ne congédia point l'amant qui
la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à
l'importun conseiller.

Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu'il aimât
avec plus de frénésie l'infidèle qui le chassait, il voulut, par le
nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n'en était
que plus vivace dans son coeur; il fit parade de ses nouvelles
maîtresses: «Lorsqu'un plus digne amour m'appelait, dit-il dans une ode,
j'étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l'affranchie Myrtale,
plus emportée que les flots de l'Adriatique quand ils creusent avec rage
les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d'avoir perdu
Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe
avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils
d'Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de
rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils
tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le poëte a chanté sa
réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j'ai su te plaire
et que nul amant préféré n'entourait de ses bras ton cou d'ivoire, je
vivais plus heureux que le grand roi. --Tant que tu n'as pas brûlé pour
une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus
fière, plus glorieuse que la mère de Romulus. --Chloé règne aujourd'hui
sur moi; j'aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle,
je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie.
--Je partage les feux de Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium; pour lui,
je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie.
--Quoi! s'il revenait, le premier amour? s'il ramenait sous le joug nos
coeurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s'ouvrît
encore à Lydie? --Bien qu'il soit beau comme le jour, et toi plus léger
que la feuille, plus irritable que les flots, c'est avec toi que
j'aimerais vivre, avec toi que j'aimerais mourir!»

Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à
Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en
s'affligeant de n'avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore
enfant, lorsqu'elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt
pour s'attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes,
à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l'ancienne amante de
Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu'il eut révélation
des beautés cachées de Phyllis et qu'il se sentit jaloux de les
posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune
Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas
qu'on avertît de sa présence l'hôte aimable qu'il venait voir et qu'on
lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des
bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l'idée de le surprendre
et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur
un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul
avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le
seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les
épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias
s'aperçut qu'il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu'il eut la
conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa
brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et
qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait
chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui
représentait comme déshonorant le commerce intime d'un homme libre avec
une esclave. Xanthias ne se consolait pas d'avoir dévoilé son secret
malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d'Horace, qui
cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu'il
eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l'éloge le moins
équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous
l'impression d'une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D'après
le conseil d'Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave,
pour n'avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait
envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus
délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d'Achille, à
Tecmesse aimée d'Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon
fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d'aimer ton esclave, ô
Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n'a pas de nobles
parents qui seraient l'orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure
une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu
as aimée n'est pas d'un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle
n'a pu naître d'une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses
bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon coeur n'y est pour rien.
Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s'est hâté de clore le
huitième lustre.» Horace à quarante ans n'était pas moins curieux qu'à
vingt, et ce qu'il avait vu de Phyllis le tourmentait d'une secrète
impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu'il
prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise,
semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut
gré d'avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la
délivra de Xanthias qu'elle n'aimait pas, et une fois maîtresse
d'elle-même, elle s'amouracha de Télèphe, qu'Horace avait eu déjà pour
rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place
à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour
l'inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides
d'avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n'est
pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s'est emparée de
lui et le retient dans un doux esclavage, à l'exemple de Phaéton
foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d'un mortel,
rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop
ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d'élever trop
haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours,
car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que
me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.»
Phyllis était devenue courtisane, et son talent d'aulétride la faisait
distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins;
quoique Horace l'appelât ses dernières amours (_meorum finis amorum_),
il lui donna encore plus d'une rivale préférée.

Glycère fut celle qu'il aima davantage; il savait par Tibulle, qui
l'avait aimée avant lui, ce qu'elle valait comme amante; il n'eut pas de
répit qu'il ne remplaçât auprès d'elle Tibulle ou plutôt le jeune
adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius,
au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle.
Faut-il soupirer d'éternelles élégies, parce qu'un plus jeune t'a
éclipsé aux yeux de l'infidèle?» Horace était assez riche et assez
aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui
cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte
d'Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle
avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce
billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses
_ancillæ_ et de ses _ornatrices_, pour recevoir son nouvel amant: «O
Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre;
viens dans la brillante demeure de Glycère qui t'appelle avec des flots
d'encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures
dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n'a
plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d'une
courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les
sens d'Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant
d'emportement, que sa santé en fut altérée, et qu'il augmenta par ces
excès l'irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises
spasmodiques qui l'épuisaient encore plus que ses transports amoureux,
et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s'abandonnait aux
sombres rêveries d'une espèce de maladie noire, que la jalousie avait
produite et qu'elle menaçait d'aggraver tous les jours. Mais cette
jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu'il se
faisait violence pour la cacher et qu'il s'étourdissait au milieu des
festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival
Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de
Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je
hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies
éveille l'insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil
époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme
l'étoile du soir, attirent l'amoureuse Rhodé, et moi je languis, je
brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de
Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa
chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de
rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane
adroite, évitait pourtant d'évoquer ces fâcheuses pensées, et
quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait
croire qu'il n'avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors
sa verve de poëte s'échauffait, et il redevenait jeune en chantant
Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur
mère cruelle m'ordonnent de rendre mon coeur aux amours que je croyais
finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j'aime son teint éblouissant et
pur comme un marbre de Paros; j'aime ses charmants caprices et la
vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s'attache à moi
tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le
cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n'a plus que des
chants d'amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la
verveine, l'encens et une coupe de vin: le sang d'une victime désarmera
la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice,
et ils n'ont eu garde de se mettre d'accord sur la déesse à qui Horace
voulait l'offrir. C'était Vénus, selon les uns; c'était Glycère
divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi
difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait
d'immoler (_mactata hostia_)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs
et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à
Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien
d'Horace a cité un passage de Tacite, d'après lequel on ne saurait
contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des
autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu'on
immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le
sacrifice dont il est question dans l'ode d'Horace à Glycère, pourrait
bien être d'une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les
maléfices et qui voulait surtout se garantir du noeud d'impuissance,
brûlait de l'encens et de la verveine sur l'autel de ses dieux lares,
versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa
maîtresse en victime qu'il immolait à Vénus.

Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec
plusieurs maîtresses qu'il avait eues et qui comptaient rester ses
amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l'instigation de
Glycère, qu'il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni
même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu'il avait
chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas
reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse:
«Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés
tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil,
elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins
en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues
nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d'une rue
solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants.
Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les
cavales, s'allumeront dans ton coeur ulcéré, tu gémiras de voir cette
joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et
qui dédie à l'Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu
le courage d'insulter Lydie et de la représenter _meretrix_ de
carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n'eut pas le
moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la
vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des _fameuses_ à
la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes
débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort,
cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces
blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô
Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des
cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour
pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille,
ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent,
et non la rose aux couleurs purpurines: d'un tonneau de vin, on ne boit
pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres
d'odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n'effaçaient
pas les chants d'amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il
était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes,
il les mêla de telle sorte, qu'on ne pouvait plus retrouver la suite
chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers
qu'il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas
encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce
recueil: elle s'irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi
qu'il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses
torts imaginaires.

Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui
prouver qu'il pouvait se passer d'elle: il se tourna vers une ancienne
maîtresse, qu'il n'avait pas du moins injuriée, et il n'épargna rien
pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle
esclave de Thrace, qu'il avait possédée le premier et qui n'avait pas su
le retenir sous le prestige d'une naïve tendresse d'enfant. La blonde
Chloé avait acquis de l'expérience, en devenant une courtisane en vogue;
elle se trouvait, à cette époque, dans tout l'éclat de ses grâces, de
ses talents et de sa réputation: elle avait autour d'elle une brillante
cour d'adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la
promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de
ses rivales, et elle n'était entretenue néanmoins que par un jeune
marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l'aimait sans doute parce qu'il
n'avait pas d'égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à
cause de l'immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble
comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane,
appelée Astérie: il l'aima aussitôt et il ne songea plus qu'à se séparer
de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un
voyage en Bithynie, où, disait-il, l'appelaient ses affaires de
commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès
qu'il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la
dénoncèrent à l'inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait
des lettres du voyageur; Chloé n'en recevait aucune; elle ignorait même
en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à
Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d'elle,
furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de
Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres
suppliantes et passionnées.

Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l'absence de
Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna
pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme
contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour
Astérie, dont il se fit l'ami et le protecteur. Il lui adressa une ode,
dans laquelle il l'encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et
à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie,
prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu'il ne faut?
Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus
d'adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir,
ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux
dans la rue, et quand il t'appellerait cent fois cruelle, reste
inflexible!» Il lui apprenait que l'émissaire de Chloé avait tenté
vainement d'émouvoir le coeur de Gygès, ce coeur qui appartenait
désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais
le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette
courtisane avait laissé dans son propre coeur un amer découragement; il
crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui
avait été si souvent favorable: «J'ai joui naguère de mes triomphes sur
les jeunes filles, et j'ai servi non sans gloire sous les drapeaux de
l'Amour. Aujourd'hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre,
qui n'est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la
déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les
leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui
règnes dans l'île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l'on ne connut
jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement
de ton fouet divin l'arrogante Chloé!»

Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu'il
pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être
il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins;
il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il
emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction.
Il mit d'abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des
poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des
courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l'oreille de la
sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine
et fuit l'approche du coursier, Lydé me fuit et l'amour l'effarouche
encore.» Mais elle ne tarda pas à s'apprivoiser, et elle venait souvent
chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles
amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu'il adresse
à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour
consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du
cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons
tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi,
sur ta lyre d'ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos
derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux
brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes.
Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode
à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les
couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le
repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir
promptement l'ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et
toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu'elle y a recueilli au
passage (_quis devium scortum eliciet domo Lyden_)? Dis-lui de se hâter.
Qu'elle vienne avec sa lyre d'ivoire, les cheveux négligemment noués à
la manière des femmes de Sparte!»

C'en est fait, la carrière amoureuse d'Horace se ferme des mains de
Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n'aime plus
les femmes; il sait qu'il n'a plus rien de ce qu'il faut pour leur
plaire, il ne s'exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus;
mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me
déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j'étais sous le
règne de l'aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n'essaie plus,
mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si
doux, un coeur devenu rebelle! Va où t'appellent les voeux passionnés de
la jeunesse; transporte, sur l'aile de tes cygnes éblouissants, les
plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un
coeur fait pour l'amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le
crédule espoir d'un tendre retour! adieu les combats du vin et les
fleurs nouvelles dont j'aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi,
Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi
au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de
l'embarras? La nuit, dans mes songes, c'est toi que je tiens embrassé;
toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les
eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse
passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le
poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et
s'abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine.



CHAPITRE XXV.

  SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Le
  _patient_ Aurélius et le cinæde Furius. --Épigramme contre ses
  détracteurs. --Ses maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille
  du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de
  Lesbie. --Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie. --Ce
  que c'était que le moineau de Lesbie. --Mort de ce moineau chantée par
  Catulle. --Désespoir de Lesbie. --Passion violente de Catulle pour
  Lesbie. --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --La
  maîtresse de Mamurra. --Mariage concubinaire de Lesbie. --Catulle
  revoit Lesbie en présence de son mari. --Subterfuges employés par
  Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari. --La courtisane
  Quintia au théâtre. --Vers de Catulle contre Quintia. --Catulle n'a
  pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie. --La courtisane
  grecque Ipsithilla. --Billet galant qu'adressa Catulle à cette
  courtisane. --Épigramme de Catulle aux habitués d'une maison de
  débauche où s'était réfugiée une de ses maîtresses. --Il ne faut pas
  reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ce mauvais lieu. --Colère de
  Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. --Vieillesse prématurée
  de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son amant. --Properce.
  --Cynthie ou Hostilia, fille d'Hostilius. --Son amour pour Properce.
  --Statilius Taurus, riche préteur d'Illyrie, entreteneur de Cynthie.
  --Résignation de Properce à l'endroit des amours de sa maîtresse avec
  Statilius Taurus. --Les oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à
  sa maîtresse. --La _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les
  attraits de sa maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec
  Cynthie. --Les galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon.
  --Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de
  Baïes. --Les amours de Gallus. --Properce se jette dans la débauche
  pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation de Properce avec Cynthie.
  --Changement de rôles. --Acanthis l'entremetteuse. --Jalousie de
  Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge qu'employa Cynthie pour s'assurer de
  la fidélité de son amant. --Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa.
  --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. --L'empoisonneuse
  Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort de Properce. --Ses
  cendres réunies à celles de Cynthie.


Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l'amour ou
plutôt de la volupté, venait de mourir, à l'âge de trente-six ans,
victime de l'abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais,
selon les autres, n'ayant succombé qu'à la faiblesse de sa nature
délicate et maladive, malgré les précautions d'une vie calme et chaste.
Cette vie-là, dans tous les cas, n'avait pas toujours été telle, puisque
les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites
la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la
licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de
Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des
libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans
ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais
devant le mot obscène, qu'il fait sonner avec effronterie dans une
phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères
de la débauche la plus hardie, mais il a l'excuse d'être naïf dans ce
qu'il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en
Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce
qui devait servir à composer l'impure mosaïque de la Prostitution
romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le
_patient_ Aurélius et le cinæde Furius (_pathice_), qui, d'après ses
vers voluptueux (_molliculi_), ne le supposaient pas trop pudique, il
n'hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être
chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de
sel et d'agrément, tout voluptueux et peu décents qu'ils sont, quand ils
peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore
de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle
était trop instruit des secrets de Vénus, pour n'avoir pas acquis ce
savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé.

Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n'est pas venue
jusqu'à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses
maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60
ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d'esprit, de talents
et de grâces, si éclatante qu'elle ait été dans la période de leurs
amours, n'a pas duré assez longtemps pour qu'on en trouve un reflet dans
les oeuvres d'Horace. Il n'y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par
Catulle, ait survécu au moineau qu'elle avait tant pleuré; et encore,
suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d'un sénateur, Métellus
Céler, s'appelait Clodia, et n'appartenait pas à la classe des
courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers
adressés à Lesbie ou à son moineau, d'admettre un détail qui aurait pu
la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle;
il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à
des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il
embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les
compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers,
pour que j'en eusse assez et trop? Autant qu'il y a de grains de sable
amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de
Jupiter Ammon jusqu'au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu'il y a
d'étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours
furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée
ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu'il a comparée à Sapho en
traduisant pour elle l'ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus
connue par son moineau que par ses moeurs galantes. Ce moineau, délices
de Lesbie, qui jouait avec elle, qu'elle cachait dans son sein, qu'elle
agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures,
lorsqu'elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l'ennui
de l'attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n'était pas un
oiseau, si l'on s'en rapporte à la tradition conservée par les
scoliastes; c'était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l'aimait à
l'égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes
beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau
qui faisait ses délices et qu'elle aimait plus que la prunelle de ses
yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges
de l'interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l'ode de
Sapho, que le poëte n'a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne
soutiendrons pas contre eux que Catulle n'a entendu pleurer qu'un
moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma
maîtresse sont enflés et rouges d'avoir pleuré.»

Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu'il ne prévoyait pas
la fin de cette passion qu'elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie!
s'écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée
que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d'un tel amour, et
congédia son amant. Celui-ci n'essaya pas de regagner un coeur, dont il
était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu'il regardait
comme inévitable; il résolut seulement d'oublier Lesbie, et de ne plus
aimer à l'avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il
tristement; déjà Catulle s'est endurci le coeur; il ne te poursuivra
plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand
tes nuits se passeront sans qu'on t'adresse de prières. Maintenant quel
sort t'est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui
aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres
mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c'est la destinée, endurcis-toi!»
Catulle s'aperçut bientôt qu'il avait trop compté sur sa force d'âme, et
qu'il ne se consolerait pas de l'inconstance de Lesbie; il l'aimait
absente; il l'aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux!
murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet
la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les
angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d'une vie qui a été
pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur
dans la moelle de mes os, a chassé de mon coeur toutes mes joies!»
Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et
celle qui le lui avait inspiré; il s'indigna un jour de voir comparer à
Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n'avait ni le nez petit, ni le pied
bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni
la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et
grossier!» répétait-il en soupirant.

Lesbie s'était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons
concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages
par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu'on appelait son mari
(_maritus_) et qui n'était peut-être qu'un maître jaloux. Elle ne
laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari,
qu'elle n'osait tromper, bien qu'elle en eût belle envie. Pour mieux
feindre l'oubli du passé et pour tranquilliser l'esprit de l'époux
qu'elle regrettait secrètement d'avoir préféré à l'amant, elle adressait
tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C'est une grande
joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une
épigramme contre le mari. Ane, tu n'y entends rien! Si elle se taisait
et qu'elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde
et m'invective, c'est non-seulement qu'elle se souvient, mais encore, ce
qui est bien plus sérieux, qu'elle est irritée; c'est qu'elle brûle
encore et ne s'en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies
de Catulle, qu'il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la
passion qu'elle conservait pour lui. Si c'était une illusion, il ne fit
rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en
puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au
théâtre, un murmure d'admiration accompagna l'arrivée d'une courtisane,
nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie,
comme pour l'éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet,
se fixèrent sur la nouvelle venue, et l'on ne regarda plus Lesbie,
excepté Catulle, qui n'avait des yeux que pour elle. Indigné de
l'injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses
tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu'il fit circuler parmi les
spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand
nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J'avouerai
volontiers qu'elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu'elle
soit belle; car, dans ce grand corps, il n'y a nulle grâce, nul attrait.
Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds,
qu'elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.»

  Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est,
  Tum omnibus una omnes surripuit veneres.

On peut dire que Catulle n'a pas donné de rivale dans ses poésies, à
cette Lesbie, qu'il ne cessa d'aimer, lorsqu'il eut cessé de la
posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d'une
autre maîtresse. On ne trouve qu'un seul nom, celui d'Ipsithilla, qui
brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore
après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger
par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre
langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas
moins que la traduction discrète d'un professeur de l'Université: «Au
nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie,
accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour; et, si
tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à
tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et
prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux
(_paresque nobis novem continuas futationes_). Mais, si tu dis oui,
dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule
dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui
nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où
il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre
épigramme qu'il adresse aux habitués d'un mauvais lieu, il se plaint
amèrement de la perte d'une maîtresse qu'il ne nomme pas, qu'il avait
aimée comme on n'aimera jamais, et pour laquelle il s'était battu bien
des fois. Cette femme l'avait quitté pour se réfugier dans une maison de
débauche, la neuvième qu'on rencontrait en sortant du temple de Castor
et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de
ce lupanar (_omnes pusilli, et semitarii moechi_), qui s'entendaient
pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d'entrer
dans la maison, où ils étaient au nombre d'une centaine: «Pensez-vous
être seuls des hommes? leur criait-il en colère (_solis putatis esse
mentulas vobis?_). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les
filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?»
Il les défie, il les menace d'écrire la violence qu'on lui fait, sur les
murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu'on y obtient
toujours à prix d'argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents
adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix
de son amante qui se livre aux _contubernales_, il se morfond toute la
nuit à la porte.

Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ces
débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le
mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la
vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l'avait pas laissée tomber
à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu'il
l'estimait moins, il était forcé d'avouer en gémissant qu'il l'aimait
davantage: _Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle
minus_. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des
courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le
voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui
à l'avance le prix des faveurs qu'elle lui avait ensuite refusées:
«L'honneur veut, Aufilena, qu'on tienne sa parole, comme la pudeur
voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c'est pis
encore que le fait d'une courtisane avare qui se prostitue à tout
venant.» Ailleurs, il s'indigne contre une honteuse prostituée qui lui
avait dérobé ses tablettes; il l'appelle _catin pourrie_ (_putida
moecha_); il l'accable d'injures, sans obtenir la restitution des
tablettes. Elle ne s'émeut pas, et ne fait qu'en rire; il finit par rire
lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il,
rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces
physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la
décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l'avait conduit, en si peu
d'années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie.
Ce n'était plus qu'un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances
de son ardente jeunesse; c'était encore de l'amour qu'il épanchait en
vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait
jusqu'à l'outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il
l'admirait, il l'exaltait, il l'invoquait à l'instar d'une divinité:
«Nulle femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi,
ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n'a été plus religieusement
gardée que nos serments d'amour le furent par moi! Mais vois où tu m'as
conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car
je ne pourrai jamais t'estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse
des femmes, ni cesser de t'aimer, quand tu serais la plus débauchée!»
Les sens faisaient silence chez Catulle; le coeur parlait seul, et cette
voix suprême retentit dans l'âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien
amant n'avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin
était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui,
les bras ouverts; Catulle s'y précipita, en oubliant tout le reste.
Lesbie l'avait revu mourant; Catulle s'était ranimé pour écrire d'une
main tremblante ces admirables vers:

  Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te
      Nobis. O lucem candidiore notâ!
  Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid
      Optandum vita, dicere quis poterit!

«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t'espérais sans
cesse! O jour qu'il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est
plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu'il y a dans
la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n'avait que
des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son oeil éteint
s'était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses
sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse
chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans
des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me
promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera
toujours? Grands dieux! faites qu'elle puisse promettre et tenir, et que
ce soit sincèrement, et du coeur, qu'elle me le dise! Ainsi, nous
pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d'une
amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient
se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement
presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d'avoir
retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu'on puisse
faire de cette Lesbie, c'est de rappeler l'amour si tendre et si
constant qu'elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte
toujours dans les vers qu'il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs
de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution
romaine.

Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être
aussi, suivant l'expression bizarre d'un rhéteur, «un des triumvirs de
l'amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle
de Mévanie, l'an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les
poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant
Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses
flatteurs prétendirent même qu'elle descendait de Tullus Hostilius,
troisième roi de Rome; mais, quoi qu'il en fût, elle pouvait se vanter,
avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père
Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre
d'Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents
avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps,
n'était pourtant qu'une courtisane. Elle aimait véritablement Properce,
mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de
rivaux qu'elle en pouvait satisfaire. Elle n'avait garde de lui
permettre d'en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la
fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un
riche préteur d'Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses
frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d'argent pour elle que
pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie
n'enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités
de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu
redoutable que lui faisait le préteur d'Illyrie dans les bonnes grâces
d'Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque
fois qu'il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n'en
souffrait pas d'autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux
qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi,
en revenant un soir, à l'improviste, de Mévanie, impatient de se
retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte,
il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec
inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect;
aucun n'ose l'arrêter, et tous voudraient l'empêcher d'avancer. On est
en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des
aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par
les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s'enfuir; il demande
d'une voix impérieuse quel est l'hôte magnifique qui reçoit chez
Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce
un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se
laissera, plutôt que d'ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles;
mais Properce n'a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au
triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la
salle, où l'odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s'y
passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit
d'ivoire, de pourpre et d'argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia
et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l'un à l'autre.
A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se
retire d'un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore
pour ses oreilles, pourquoi ne m'avertissais-tu pas tout de suite que le
préteur était arrivé d'Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit,
qu'il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses,
seule infidélité qu'il se permît à l'égard de son infidèle. Le lendemain
il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu
d'Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand
désespoir! Que n'a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens?
Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t'eusse présentées!...
Aujourd'hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit,
excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne
quitte pas un moment cette moisson qui t'est offerte, et dépouille de
toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses
dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile
vers d'autres Illyries.» Ces conseils, de la part d'un amant, ne
témoignaient pas de son extrême délicatesse.

Cynthie n'était pas seulement belle; son amant l'appelle _docte_, et
parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses
talents; on sait aussi qu'elle était poëte, et son goût pour la poésie
devait être le principal lien qui l'attachait à Properce. Celui-ci, en
effet, ne pouvait la payer qu'en vers. Dans ses élégies, il esquisse
souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend
qu'elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main
admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment
de ma flamme! O Bassus! elle a bien d'autres perfections, pour
lesquelles je donnerais jusqu'à ma vie: c'est sa rougeur ingénue; c'est
l'éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous
sa robe discrète (_gaudia sub tacitâ ducere veste libet_).» Il trouvait
sa Cynthie assez parfaite pour qu'elle se passât de toilette et même de
voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la
nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler
tant d'ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l'Oronte
que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis
de cette robe déliée, tissue dans l'île de Cos? Pourquoi te vendre à ce
luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée,
étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes
briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir
à de tels artifices. L'Amour est nu: il n'aime point le prestige des
ajustements.» L'axiome de Properce était toujours celui d'un amant
tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais
Cynthie s'obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le
gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous
initiant aux mystères d'une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette
habitude de pudeur ou de pruderie, qu'il aurait pu expliquer par la
découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il
nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein,
quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à
s'ébattre dans les ténèbres? Si tu l'ignores, les yeux sont nos guides
en amour. C'est nue, et lorsqu'elle sortait de la couche de Ménélas,
qu'Hélène, à Sparte, alluma au coeur de Pâris le feu qui le consuma;
c'est nu, qu'Endymion captiva la soeur d'Apollon; c'est nue aussi que la
déesse dormit avec lui (_nudæ concubuisse deæ_). Si donc tu persistes à
coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces
une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le
lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante
t'empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais
honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte
de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter
de ce qu'on lui offrait: «Qu'elle veuille bien m'accorder quelques nuits
semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une
seule année; qu'elle m'en donne beaucoup d'autres, et dans ces nuits-là
je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!»

Cet amour n'était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait
journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur
d'Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la
maison. Elle n'accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu'il
réclamait à titre d'amant déclaré; elle le tenait souvent à l'écart,
elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours
mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes
honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le coeur du poëte; elle
mettait sur le compte des fêtes d'Isis, de Junon ou de quelque déesse,
la continence qu'elle s'imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont
encore revenues ces tristes solennités d'Isis! écrivait un jour
Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille
d'Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux
matrones de l'Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides
de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale
à l'amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu'Isis fût seule coupable
des scrupules et des refus de Cynthie, qu'il essayait en vain
d'attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n'entre avec plaisir
dans son lit solitaire; il est quelque chose que l'amour vous force à y
souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents;
une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le
laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement
elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu'elle prétendait
donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire,
à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d'ailleurs ce
qui faisait l'opulence de sa maîtresse, et, comme il n'avait pas les
trésors d'Attale pour payer ce luxe dont il savait l'origine impure, il
en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe
vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque
toute la Grèce soupirait à sa porte! s'écrie-t-il, en avouant que sa
Cynthie n'était qu'une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus
nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui
égaya si longtemps les loisirs du peuple d'Érichtée! Cette Phryné, qui
aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter
plus d'admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de
plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des
baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs,
signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des
parents qu'elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste,
Properce était si jaloux d'elle, qu'il la soupçonnait parfois de cacher
un amant dans sa robe (_et miser in tunicâ suspicor esse virum_).

Ce n'était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d'elle
cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins
généreux; c'était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour
pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs
voyaient affluer alors l'élite de la richesse, de la corruption et du
plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme
déchues, si elles n'eussent étalé leur luxe insolent au milieu des
orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles
intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes,
comme il l'eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque
souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se
nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l'avenir. Te
rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle
est la place qui me reste en ton coeur? Peut-être, en ce moment, un
rival ennemi veut-il que j'efface ton nom de mes vers.» Properce, qui
n'avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes,
s'indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de
tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des
femmes: «Ah! périssent à jamais, s'écriait-il, périssent Baïes et ses
eaux, qui engendrent tous les crimes de l'amour!» Au reste, il ne
pouvait guère se faire illusion sur l'objet du voyage de Baïes; il
n'ignorait pas, d'ailleurs, que Cynthie n'avait pas d'autre revenu que
celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l'avoir vue à
l'oeuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un
moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c'est toujours la
bourse des amateurs qu'elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de
l'amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s'avilissent par ce trafic!
Ma maîtresse m'envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle
me commande d'aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que
personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à
cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son
vilain préteur, avait interdit sa couche à l'amant de coeur, pendant
sept nuits consécutives.

Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait
qu'elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu'il lui donna
longtemps et vainement l'exemple de la constance. Il déclare, en
plusieurs endroits de ses élégies, qu'il était resté fidèle à cette
charmante infidèle, et l'on voit qu'il lui pardonnait tout, dès qu'elle
lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre
régnait à sa place; il se faisait si peu d'illusion à cet égard, qu'il
lui disait, tout en l'embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule
nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux
cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à
un raccommodement et à un redoublement d'amour. Dans une de ces
querelles d'amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier
Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les
courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire,
depuis le jour où son ami Gallus, dans l'intention de le distraire et de
faire trêve à ses chagrins de coeur, l'avait rendu témoin, pendant une
nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit
dont il m'est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par
ce spectacle: ô nuit que j'évoquerai souvent dans mes voeux ardents,
nuit voluptueuse où je t'ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune
maîtresse, mourir d'amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au
sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il
ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il
était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des
plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les
sentiers battus par le vulgaire et à s'abreuver à longs traits aux
sources impures de la prostitution publique (_ipsa petita lacu nunc mihi
dulcis aqua est_); il adopta une maxime bien contraire à celle de
l'amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!»
Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que
toutes les filles que l'Oronte et l'Euphrate semblent avoir envoyées
pour moi à Rome, que ces sirènes s'emparent de moi!» Et pourtant il ne
se consolait pas d'avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter,
en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour,
murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il
apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle:
il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu'il
crut l'avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O
lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes
offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui
fut changée en génisse (Io): dix nuits d'abstinence pour cette déesse et
dix d'amour pour moi!»

A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les
amants; la jalousie se calma dans le coeur de Properce, pour s'allumer
dans celui de Cynthie. Il venait d'être délivré enfin de l'odieuse
malveillance qui s'acharnait à troubler ses amours: Acanthis,
l'entremetteuse, qui avait tant d'empire sur Cynthie, qui lui procurait
des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses
messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et
l'ennemie implacable d'un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible
mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n'était
plus là, l'infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier
veille pour ceux qui apportent; si l'on frappe les mains vides, qu'il
dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse
pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d'or, ni les rudes
caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares,
qui, l'écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde
l'or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu'on te
chante? Sois sourde à ces vers que n'accompagne pas un présent d'étoffes
splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de
l'or.» Properce assista aux derniers moments d'Acanthis et à ses
honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses
rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si
bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu'une vieille
amphore au col tronqué soit l'urne cinéraire de cette abominable
sorcière, s'écria Properce, et qu'un figuier sauvage l'étreigne dans ses
racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de
pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!»
Cynthie, qui n'écoutait plus la voix empoisonnée d'Acanthis, donna libre
cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle
le fit épier, elle l'épia elle-même; elle l'accusa de torts qu'il
n'avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu'elle
avait eu d'amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle
l'accablait de reproches et d'injures; elle le mordait, le battait,
l'égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se
punir de n'être plus assez belle ni assez aimée.

Cette jalousie vague s'était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna,
dont Properce avait été l'amant, avant de devenir le sien. Cynthie se
porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce
fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui
n'avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu'il avait eu dans sa
jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu'il se souvenait à
peine de l'avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces
nuits d'amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton
amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de
tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna,
qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s'est
donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix
si nécessaire aux travaux de l'esprit, évitait de rien faire, que
Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il
avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l'air indifférent,
et sa maîtresse n'en était que plus empressée à découvrir les causes de
cette indifférence. Un jour, elle prétexta un voeu qu'elle avait fait,
d'offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce
temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs
de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre
profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges
apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu'elles lui
présentaient, les yeux couverts d'un bandeau; quand elles étaient pures,
le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec
d'effroyables sifflements. Cynthie n'avait rien à porter à ce dragon:
elle ne pouvait avoir affaire qu'à la déesse. Son voyage n'était,
d'ailleurs, qu'une manière de s'absenter, en laissant le champ libre à
son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la
longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par
des molosses aux riches colliers. «Après tant d'outrages faits à ma
couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant
aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir
deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais
charmante dès qu'elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont
l'ivresse ne se contentait pas d'un seul amant. La première demeurait
sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les
bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des
Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été
préparé pour les recevoir d'une manière digne d'elles. Properce se
promettait d'adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des
voluptés qui lui étaient inconnues (_et venere ignotâ furta novare
mea_).

Le festin était servi sur l'herbe, au fond du jardin; rien n'y manquait,
ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les
roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n'y avait qu'un
lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se
plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis
jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de
buis. Mais cette musique ne faisait qu'accroître la distraction du
poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et
Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on
renversa la table pour jouer aux dés. Properce n'amenait que des nombres
funestes, tels que celui qu'on nommait _les chiens_; la chance ne
daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c'est-à-dire le numéro un.
Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique,
Properce était aveugle et sourd (_cantabant surdo, nudabant pectora
cæco_). Tout à coup, la porte d'entrée a crié sur ses gonds, et des pas
légers retentissent dans le vestibule. C'est Cynthie qui accourt, pâle,
les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d'éclairs:
c'est la colère d'une femme, et l'on dirait une ville prise d'assaut
(_spectaculum captâ nec minus urbe fuit_). D'une main forcenée, elle
jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu
et demande de l'eau; Cynthie les poursuit l'une et l'autre, déchire
leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui
échappent à grand' peine et se réfugient dans la première taverne
qu'elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on
accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante
en fureur, qui s'acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord
jusqu'au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent
coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les
genoux de Cynthie, il la conjure de s'apaiser, il réclame son pardon;
elle le lui accorde, à condition qu'il ne se promènera plus, richement
paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu'il ne tournera
plus ses regards vers les derniers gradins de l'amphithéâtre, où siégent
les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave
infidèle, les pieds chargés d'une double chaîne. Properce consent à
tout, pour expier son impuissante tentative d'infidélité; il baise les
mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite,
elle brûle des parfums, et lave avec de l'eau pure tout ce que le
contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d'une souillure à ses
yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de
chemise, et d'exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre.
Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se
couche avec son amant: c'est là que la paix s'achève entre eux (_et toto
solvimus arma toro_).

Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane,
nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique,
versa le poison, qu'un de ses amants avait fait apprêter par une
magicienne, pour se venger d'un affront qu'il avait reçu de cette fière
maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les
funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas
de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la
cendre fumante de la victime d'un si noir attentat: on avait l'air de
vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome,
Cynthie avait été inhumée au bord de l'Anio, sur la route de Tibur, dans
l'endroit même qu'elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta
foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les
auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui
lui demandait vengeance; mais il n'osa pas se faire l'accusateur de
l'empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui
avait été l'instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya
la poussière avec sa robe brochée d'or; en revanche, les amies de
Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre,
furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel
pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille
Pétalé fut attachée à la chaîne de l'infâme billot; la belle Lalagé,
suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le
nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les
fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une
épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les
dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la
vieille nourrice et l'esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des
avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne
brûla pas les vers qu'il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l'ombre
mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d'autres
maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os
confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l'ombre
plaintive s'évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la
saisir et l'enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas
longtemps à celle qu'il ne cessait de pleurer: il mourut à l'âge de
quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu'il lui avait
élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie,
qui partage l'immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu'une
courtisane fameuse.



CHAPITRE XXVI.

  SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
  Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
  amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
  --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
  enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
  porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
  --Némésis. --L'amant de cette courtisane. --Amour de Tibulle pour
  Némésis. --Prix des faveurs de cette prostituée. --Cerinthe empêche
  Tibulle de se ruiner pour Némésis. --Tibulle amoureux de Néère.
  --Refus de Néère d'épouser Tibulle. --Néère prend un amant.
  --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour à Sulpicie, fille de
  Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle. --Infidélités de
  Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane
  grecque. --Dédains de Glycère. --Ode consolatrice d'Horace à Tibulle.
  --Mort de Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Citheris.
  --Cornelius Gallus. --Citheris. --Lycoris. --Gallus à la guerre des
  Parthes. --Son poëme à Lycoris. --Retour de Gallus. --Infidélités de
  Lycoris. --Gentia et Chloé. --Lydie. --La Lycoris de Maximianus,
  ambassadeur de Théodoric. --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le
  vrai nom de cette courtisane. --Le mari de Corinne. --On n'a jamais su
  positivement ce que c'était que cette courtisane. --Manéges amoureux
  que conseille Ovide à Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et
  brutalité d'Ovide. --Son désespoir d'avoir frappé Corinne.
  --L'entremetteuse Dipsas. --Insinuations de cette horrible vieille.
  --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
  --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
  --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
  --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
  d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
  --Plaintes et insistances d'Ovide pour obtenir le pardon de sa
  conduite. --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide.
  --Ovide se retire dans le pays des Falisques. --Son retour à Rome.
  --Corinne devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à
  Corinne. --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux
  et d'après les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète
  supposée avec la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du
  Pont-Euxin. --Son exil attribué à sa passion adultère supposée.
  --Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la
  Prostitution. --Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour
  Corinne.


L'amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d'un
contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses.
Tibulle, ami de Virgile, d'Horace et d'Ovide, fut comme eux un grand
poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant
l'ère chrétienne, le même jour qu'Ovide. Son goût pour la poésie se
révéla de bonne heure, et, dès l'âge de dix-sept ans, il reconnut qu'il
n'était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son
tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C'est là que
je suis bon chef et bon soldat!» s'écrie-t-il dans une de ses élégies.
En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à
épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il
ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps
à l'abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si
monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il
partageait les orgies, il s'attristait tous les jours de son infériorité
matérielle et il s'aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il
résolut de retrouver par le coeur les jouissances que sa nature délabrée
n'était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé
entre cent maîtresses toute l'activité de ses passions vagabondes; il
les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être
qu'une courtisane, car, à Rome, la loi et les moeurs s'opposaient à tout
amour illégitime, qui s'adressait à une femme de condition libre, et qui
n'aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier,
et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu'il eût
été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il
voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations
amoureuses.

Il arrêta d'abord son choix sur une courtisane, qu'il nomme Délie dans
le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre
nom. Suivant l'opinion la plus probable, c'était une affranchie, nommée
Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la
coquetterie. Tibulle n'était point assez riche pour être accepté ou
même toléré par cet avare mari, qui n'avait de jalousie qu'à l'égard
d'une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des
honteuses servitudes qu'on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle
auprès de celle-ci qu'il aimait et qu'il ne payait pas. Ce fut elle, qui
amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et
silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui
présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l'amant à la porte et
qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous
n'étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la
femme et pour l'honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu'avant
d'avoir touché le coeur de Délie, il n'était déjà plus homme: «Plus
d'une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais,
quand j'allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et
trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que
j'étais sous le pouvoir d'un maléfice, et publiait, hélas! ma triste
impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n'avait pas changé, en
devenant l'amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de
lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère
de Délie, «qu'elle lui apprenne la chasteté (_sit modo casta doce_),
bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe
traînante ne cache pas ses pieds.» C'était donc de la part du poëte un
amour plus idéal que matériel, et le coeur en faisait presque tous les
frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à
l'insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique,
attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent
muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux
était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid
engourdissant d'une nuit d'hiver, disait-il après avoir maudit la porte
inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes
épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous
et que le tacite signal de son doigt m'appelle à ses côtés.»

Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies,
les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le
poëte avait bien de la peine à s'accoutumer au métier que faisait sa
maîtresse. Il sentait bien pourtant qu'il ne pouvait pas lui donner le
prix de ses caresses et qu'il devait fermer les yeux ou rompre avec
elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l'amour, s'écriait-il
avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes
os!» Il n'avait pas d'or, pour satisfaire la vénalité de l'infâme époux
de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans
l'espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être
fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J'ai
tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c'est un autre qui possède ton
amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes
incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu'elle
savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne
s'ouvre point, disait-il avec amertume, c'est la main pleine d'or, qu'il
faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu'à dénoncer ses
propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de
l'aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué.
Délie, que l'habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire
des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu'elle ne lui
avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et
imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité
de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus
circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent,
raconta-t-il au mari narquois, en feignant d'admirer ses perles et son
anneau, j'ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un
vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre,
une eau furtive m'assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et
souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!»
Tibulle, tourmenté par la jalousie, s'avisait de donner des conseils à
ce mari trompé et heureux de l'être: «Prends garde, lui disait-il,
qu'elle n'accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens;
qu'une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein
découvert; que ses signes d'intelligence ne t'échappent, et qu'avec son
doigt mouillé elle ne trace sur la table d'amoureux caractères!» Tibulle
oubliait que c'était de lui-même que Délie avait appris l'art de tromper
son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui
effaçaient l'empreinte livide que fait la dent d'un amant dans les
combats de Vénus (_livor quem facit impresso mutua dente Venus_).

Tibulle avait trop offensé Délie pour qu'elle pût lui pardonner ses
outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait
son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d'autres amours
plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l'impossibilité d'une
réconciliation, il ne s'obstina pas à la poursuivre en vain; il aima
ailleurs. C'était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible
que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta
d'arriver à ce coeur avare, par les séductions de la vanité: il fit
fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu'il
adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un
riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des
esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne
faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé;
mais elle n'avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient
rien: «Hélas! s'écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le
vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m'enrichisse,
puisque Vénus aime l'opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe,
et s'avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis!
qu'elle porte ces tissus transparents où la main d'une femme de Cos
entrelaça des fils d'or! qu'elle attache à ses pas ces noirs esclaves
que l'Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de
la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l'envi leurs plus
belles couleurs, l'Afrique lui donne l'écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce
n'était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir
pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à
exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette
Némésis, qui sans doute les lui fit payer d'une manière ou d'autre, mais
qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une
seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste
héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa
nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l'empêcha de faire cette folie, et
il essaya de ne payer qu'en monnaie de poëte: il fut congédié
dédaigneusement. «C'est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis
Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne.
C'est l'infâme Phryné qui m'écarte sans pitié; elle porte et rapporte
en secret, dans son sein, de furtifs messages d'amour. Souvent, lorsque,
du seuil où je l'implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse,
elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit
qui me fut promise, elle m'annonce que ma belle est souffrante et tout
épouvantée d'un présage menaçant. Alors je meurs d'inquiétude; alors mon
imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de
combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te
voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre
que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d'être
aimées et chantées par un poëte comme lui.

Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui
n'était probablement pas celle d'Horace. Tibulle, dans le troisième
livre de ses Élégies, qu'il lui a consacré, la représente comme une
innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus
aimable des pères. C'était, ce ne pouvait être qu'une fille
d'affranchis, et cependant Tibulle offrit de l'épouser, ou, du moins, de
la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n'eussent
point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la
vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour
lui, il se sentait près de sa fin: c'était une lampe épuisée d'huile,
qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l'appelle sans
cesse, refusa d'unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse
refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle
était l'objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses
soupirs; elle n'exigeait pas d'autres présents que le recueil des
Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d'une reliure
dorée. Mais elle était dans l'âge de l'amour; elle se donna donc un
amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux:
«Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!»
Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu'il se résigna enfin à
n'être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il
voulait qu'on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir
de s'être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses
anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l'amour et des
courtisanes, l'entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs
joyeuses réunions; ils l'invitèrent à chanter les louanges de Bacchus,
qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu'il me serait doux,
murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la
longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des
jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l'a donné à qui n'en est
pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m'est chère encore!»
Bacchus, qui s'emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme
de Néère: «Allons, esclave, allons! s'écriait Tibulle en tendant sa
coupe à l'échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a
longtemps que j'aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie
et ceindre mon front de couronnes de fleurs!»

Tibulle savait bien qu'il ne devait plus attendre d'une maîtresse ce
doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le
bonheur: «La jeunesse et l'amour, disait-il naguère en regrettant d'être
encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l'amour, ce
sont les véritables enchanteurs!» Il n'avait plus recours à la magie et
à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé
sa maladie d'épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère
qu'il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il
fit une déclaration d'amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa
le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret
chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s'attache à tous ses
pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses
vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa
beauté. Elle nous enflamme, quand elle s'avance enveloppée d'un manteau
de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue
d'une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant;
elle lui accorda plus qu'il ne demandait, et elle recueillit les
dernières lueurs de ce coeur qui s'éteignait: «Nulle autre femme, lui
disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C'est la
première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me
plaire, et après toi, il n'est plus dans Rome une femme qui soit belle à
mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui
enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à
l'heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était
infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui
fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d'immortalité
dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d'une bonne fortune qu'il
n'avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu'un de ses mérites
personnels, et il se mit en devoir d'aimer sérieusement Glycère, qui
n'aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie,
s'avisa d'aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa
pas un seul vers pour Glycère, qui n'eut pas la patience d'attendre une
velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté
affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au
point que ses amis comprirent qu'il avait reçu le coup de la mort.
Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d'oublier la
cruelle Glycère (_ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ_) et
Tibulle apprit presqu'aussitôt, qu'Horace lui avait succédé dans les
bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s'en releva pas; il
succomba enfin, à l'âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa soeur lui
avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit
apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d'habits de
deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales
suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur
le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d'avoir été la
plus aimée.

Cette époque du règne d'Auguste fut le triomphe des poëtes et des
courtisanes, qui s'entendaient si bien entre eux, qu'ils semblaient
inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte
amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la
vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane
grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait
aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n'osons
reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier,
ami de Tibulle, d'Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux
très-recherché dans la société des courtisanes, s'était attaché à
Citheris, qu'il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours
dans un poëme en quatre chants, dont nous n'avons plus que quelques
fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s'écriait-il
indigné, lorsqu'elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte
de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui
envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais
visage que nul duvet n'ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se
répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de
la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit
infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on
ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de
Rome, et la guerre l'avait entraîné avec les aigles romaines chez des
peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir
de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s'écriait-il, ne sera pas séduite par un
frais visage de jeune homme ni par des présents; l'autorité d'un père et
les ordres rigoureux d'une mère la solliciteront en vain de m'oublier:
son coeur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition
amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire
remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de
sa maîtresse: «Que m'importe à moi la guerre! disait-il en gémissant:
qu'ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des
richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec
d'autres armes: c'est l'amour qui sonne le clairon et qui donne le
signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du
soleil jusqu'à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en
m'arrachant mes armes! mais, si mes voeux s'accomplissent et si les
choses tournent à mon honneur, que la femme qui m'est chère soit le prix
de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de
baisers, tant que je me sens la force d'aimer et que je n'en ai pas
honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent
enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit
arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras
de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu'au milieu du jour!»

Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures
et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle
qu'il l'avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l'espérait,
un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez
embarrassée de se représenter, dans ce travail d'aiguille, les yeux en
larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait
même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s'aperçut qu'il ne vivait
plus au temps de l'âge d'or, où, comme il l'avait dit lui-même, «la
femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses
faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu'il avait faits pour Lycoris, et
qui étaient, d'ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il
répondit à l'infidélité par l'infidélité, et il trouva de quoi se
consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le
regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d'amour, plusieurs
jeunes filles que leur beauté n'avait pas encore rendues fameuses. Ce
furent d'abord deux soeurs, Gentia et Chloé, qu'il possédait à la fois:
«Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d'accord,
ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche
ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase
davantage son amant, l'une par ses yeux, l'autre par ses cheveux?» Les
cheveux de Gentia étaient blonds comme de l'or; les yeux de Chloé
lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant,
nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune
fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui
brillent comme de l'or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui
s'élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes
yeux étoilés sous l'arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces
joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres,
tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces
une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du
coeur! N'aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d'amour,
cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge
découverte exhale une odeur de myrrhe: il n'y a que délices en toute ta
personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et
par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à
moitié mort, et tu m'abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas
de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu'il avait si amoureusement
chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus
de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse
d'un poëte, Maximianus, qui mérita d'être confondu avec Cornelius
Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus
aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu'il
ait été, ne fut qu'un vieillard impuissant, qui se plaignait d'être le
jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains
de sa jeunesse, pour se réchauffer le coeur, et pour être moins ridicule
à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j'ai trop aimée,
disait le poëte en se lamentant, celle à qui j'avais livré mon coeur et
ma fortune! Après tant d'années que nous avons passées ensemble, elle
repousse mes caresses! Elle s'en étonne, hélas! Déjà, elle recherche
d'autres jeunes gens et d'autres amours; elle m'appelle vieillard faible
et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se
dire que c'est elle-même qui a fait de moi un vieillard!»

Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable
Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l'amour les premières
inspirations de sa muse: on peut dire qu'Ovide, le chantre, le
législateur de l'art d'aimer, avait appris son métier dans le commerce
des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des
nez était le caractère distinctif et l'attribut érotique des mâles de
cette famille. Le nom de _Naso_ leur resta de père en fils, avec ce
terrible nez qui avait fait la célébrité d'un de leurs aïeux. Sous ce
rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n'avait pas
dégénéré. C'était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre
selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l'origine de
son surnom poétique, mes jours s'écoulaient dans la paresse; le lit et
l'oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une
jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune
beauté n'était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions
gratuites, la fille d'Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de
Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu'il a chantée
sous le nom de Corinne. Corinne, c'est Ovide lui-même qui nous
l'apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (_lenone marito_); ce mari,
ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête
avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n'était pas plus riche que
les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme,
mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne
était donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis;
seulement, sa réputation de poëte l'avait mis au-dessus des autres, et
par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses,
le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu'il donna de
nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les voeux d'aucune
d'elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu'elle
n'avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier,
toutefois, pour expliquer cette singularité, qu'Ovide avait composé cinq
livres d'élégies, et qu'il en brûla deux en corrigeant les pièces qu'il
laissait subsister. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais su positivement
quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé
du temps d'Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation
et que plus d'une courtisane, profitant de la discrétion de l'amant de
Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait
passer publiquement pour l'héroïne des chants du poëte. Suivant une
opinion qui n'est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la
personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu'Ovide avait
aimées à la fois ou successivement.

Si l'on s'en tient au récit d'Ovide, l'amour l'avait merveilleusement
disposé à recevoir l'impression qui lui alla au coeur, quand il
rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma
couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon
lit? pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans
goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en
tous sens, sous l'aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il
l'aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces
comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les
danses favorisaient les intelligences des coeurs et les faiblesses des
sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l'accompagner, et
la jalousie s'éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante
lui eût donné le droit d'être jaloux d'elle. Il lui écrivit donc pour
lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu'elle aurait à
tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges
amoureux, qu'elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari
sera couché sur le lit de table, tu iras d'un air modeste te placer à
côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie
de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu'il applique ses
lèvres à l'endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas,
lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa
poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main
dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de
lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne
pourrais plus dissimuler que je t'aime. Ces baisers sont à moi!
m'écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je
puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (_quæ bene
pallia celant_), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N'approche
pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle
pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui
se crée autant de tourments que de prévisions, s'attriste, s'indigne des
libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence
et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m'épargner
tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait
complice de ce que j'appréhende pour l'avoir vingt fois expérimenté
moi-même avec mes maîtresses.»

  Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas
      Veste sub injectâ dulce peregit opus.
  Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris,
      Conscia de gremio pallia deme tuo.

Ovide espère profiter, dans l'intérêt de son amour, et de l'ivresse et
du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience
de l'inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari
emmènera sa femme et sera maître de disposer d'elle sans contrainte et
sans témoin! «Ne te donne au moins qu'à regret, tu le peux, s'écrie-t-il
douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient
muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne
crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le
trouver chez lui, à l'heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la
chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la
chevelure flottante sur son cou d'albâtre. Telle la belle Sémiramis
marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre
par ses nombreux amants. J'arrachai un vêtement, qui pourtant ne me
cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa
tunique; mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut
pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue.
Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas
dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras
ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser!
Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels
larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m'arrêter sur chaque
détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge, et je la tenais nue
serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes
tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!»

Il possède sa maîtresse, mais il n'est pas encore heureux: il est
jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye
pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l'a frappée!
«La fureur m'a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se
détestant, elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon
délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J'ai eu l'affreux
courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même,
et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l'ai vue
pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau
dérobe aux montagnes de Paros; j'ai vu ses traits inanimés et ses
membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent,
que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du zéphyr, que
l'onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps
retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l'eau à la fonte des
neiges!» C'est que Corinne avait souvent auprès d'elle une vieille
entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d'artifices
pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour
vendre à des amants plus riches les moments qu'elle lui volait:
«Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce
n'est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des
vers lui-même, couvert d'un splendide manteau d'or, pince les cordes
harmonieuses d'une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l'or soit à
tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c'est chose assez
ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de
cette hideuse vieille, et il eut peine à s'empêcher de s'en prendre à
ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues
sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que
les dieux te refusent un asile, t'envoient une vieillesse malheureuse,
des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de
toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la
détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la
naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa
fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu'il avait laissée pensive; un
amant ne peut donner que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les
belles que j'en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j'aurai
choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer
les étoffes, l'or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée
que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n'était
pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans
les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d'Ovide.

Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui
l'accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir
consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il
avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses
lettres, et Cypassis, qui l'introduisait en cachette. Cette dernière
était jolie et bien faite; un jour, Ovide s'en aperçut, tandis qu'il
attendait sa maîtresse, et il abrégea l'attente en se permettant tout ce
que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua
quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de
Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la
contenance d'Ovide: «Tu la soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de
sa maîtresse! s'écria-t-il en s'efforçant de reprendre son assurance.
Que les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, que les dieux
me préservent de l'être avec une femme d'une condition méprisable! Quel
est l'homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses
bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n'eut pas de peine à
persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui
demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas
davantage de son côté, et plus d'une fois son amant jugea qu'elle en
savait plus qu'il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se
donnent qu'au lit (_illa nisi in lecto nusquam potuere doceri_), se
disait-il tout bas en savourant un baiser qu'il trouvait étranger à ses
habitudes: je ne sais quel maître a reçu l'inestimable prix de ces
leçons-là!»

Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de
santé et d'humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause
de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs
chambrières qui n'étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec
qui le coeur n'était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que
Corinne s'était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours
en péril; Ovide s'indigna de l'odieux attentat qu'elle avait exercé sur
elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le
tendre fruit qu'ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait
de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne
soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes
amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et
de tendresse pour son poëte; elle n'était jamais assez souvent ni assez
longtemps avec lui; l'eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la
tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n'aboyaient plus: on
envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui
laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d'être
ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours
me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon coeur ce
qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais renfermé
Danaé, Jupiter ne l'aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée
de ce langage capricieux et brutal; elle n'eut pas la force d'y
répondre; elle pleura en silence: «Qu'ai-je besoin, lui dit Ovide avec
plus de dureté encore, qu'ai-je besoin d'un mari complaisant, d'un mari
lénon?» Corinne comprit qu'on ne l'aimait plus.

En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement
d'Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les
baisers qu'elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de
cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui,
j'acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec
la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux
exigences de Corinne, j'ai pu, il m'en souvient, livrer neuf assauts
dans l'espace d'une courte nuit (_me memini numeros sustinuisse
novem_).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était
capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s'écria Corinne
rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir
malgré toi t'étendre sur ma couche? Il faut qu'une magicienne d'Éa t'ait
ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d'une
autre (_aut alio lassus amore venis_)!» A ces mots, elle s'élança hors
du lit en rattachant sa tunique, et s'enfuit pieds nus; pour cacher à
ses femmes l'affront qu'elle avait subi de son amant, elle n'en fit pas
moins ses ablutions (_dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ_), et elle se
retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se
sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans
oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu'il fut sorti, Corinne
ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut
fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à
l'invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers,
on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la
maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le
matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des
guerres d'Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il
n'en fallut pas davantage pour qu'Ovide, piqué de se voir éconduit pour
faire place à un nouveau venu, s'obstinât davantage à heurter à la porte
qu'on lui fermait. L'eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d'appeler
le chien qui gardait le logis. Ovide s'en prit aux soldats enrichis qui
ont de l'or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des
poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats;
il comparait alors le véritable âge d'or, où l'amour ne se vendait pas,
à cet âge de fer où l'on achetait tout, même l'amour, avec de l'or:
«Aujourd'hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l'orgueil
farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner
beaucoup. Son gardien me défend d'approcher; elle craint pour moi la
colère de son mari: mais, si je veux donner de l'or, époux et eunuque me
livreront toute la maison. Ah! s'il est un dieu vengeur des amants
dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!»

Ovide n'était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au
contraire, ne faisait que l'accroître. Il passait les nuits, couché sur
le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes,
des soupirs et des prières. Il fut plus d'une fois consolé par la belle
Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n'était
pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir
devant cette porte inflexible. Un matin, avant l'aube, elle s'ouvrit
doucement, et un homme sortit. «Quoi! s'écria l'amant déconvenu, quoi!
j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j'ai pu,
comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée! Je
l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d'un pas traînant,
comme celui d'un artisan usé par le service; mais j'ai encore moins
souffert de le voir, que d'en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre
d'un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait
oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses
vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour!

Il quitta Rome pour chercher l'oubli dans l'absence; il se retira dans
le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les
échos de son coeur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait
à travers tous les bruits, de l'air et de la nature champêtre. Il revint
à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de
Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils
l'entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une
courtisane éhontée, et qu'elle descendait tous les jours la pente du
vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants;
elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle
donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les
yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son
cou portait l'empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été
meurtris; on racontait d'elle une foule de traits d'impudicité,
d'avarice et d'effronterie. Ovide refusait d'ajouter foi à ce qu'il
entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse
était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas,
censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce
que je te demande, c'est de chercher du moins à me tromper sur la
vérité. Elle n'est pas coupable celle qui peut nier la faute qu'on lui
impute; c'est l'aveu qu'elle en fait, qui seul peut la rendre infâme.
Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire
ouvertement ce que l'on fait en secret! Avant de se livrer au premier
venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et,
toi, tu divulgues partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces
toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même
comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus
bas de la Prostitution.

Ovide n'effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu'il lui
avait dédiés; sous ce nom il l'avait aimée, sous ce nom il l'avait
chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s'écria-t-il en
mettant la dernière main à ses livres d'élégies. En effet, s'il eut
encore des maîtresses, il n'en chanta aucune, parce qu'aucune ne lui
inspira de l'amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l'intimité
des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu'elles lui
avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d'après leurs
inspirations, son poëme de l'_Art d'aimer_, ce code de l'amour et de la
volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place
à ses réminiscences amoureuses, mais il n'avoua pas une seule de ses
maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit
supposer qu'il avait une liaison secrète, avec la fille de l'empereur,
et qu'il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son
exil à cette passion adultère, qu'Auguste n'osait pas punir autrement;
selon d'autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris
Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu'il en fût,
Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares,
mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages,
même les élégies de ses _Amours_: il venait d'apprendre, par des
lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d'une toge
déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du
Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu'elle se fît
magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l'âme, en
collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de
Corinne.



CHAPITRE XXVII.

  SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
  libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
  qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
  critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
  --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
  --Moeurs déréglées de ce poëte. --Abominable épigramme que Martial eut
  l'impudeur d'adresser à sa femme Clodia Marcella. --Quels étaient les
  lecteurs habituels des oeuvres de Martial. --Le libraire Secundus.
  --Portraits de courtisanes. --Lesbie. --Libertinage éhonté de cette
  prostituée. --Les louves errantes Chioné et Hélide. --Vieillesse
  ignoble de Lesbie. --Épigramme que fit Martial contre Lesbie. --Chloé.
  --Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane. --La _pleureuse des
  sept maris_. --Thaïs. --Injures qu'adressa Martial à cette courtisane
  qui l'avait dédaigné. --Hideux portrait qu'il en publia pour se venger
  de ses mépris. --Philenis et son concubinaire Diodore. --Horrible
  dépravation de Philenis. --Épitaphe que fit Martial pour cette infâme
  prostituée. --Galla. --Injustice de Martial à l'égard de cette
  courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre elle. --D'où lui venait la
  haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles amoureuses. --Effrayant
  cynisme de Phyllis. --Épigrammes contradictoires de Martial contre
  cette courtisane. --Lydie. --Comment Martial se conduisit envers
  Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca. --Aversion et
  dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. --Fabulla. --Lila.
  --Vetustilla. --Gallia. --Saufeia. --Marulla. --Thelesilla. --Pontia.
  --Lecanie. --Ligella. --Lyris. --Fescennia. --Senia. --Galla. --Eglé.
  --Les fausses courtisanes grecques. --Celia. --Épigramme de Martial
  contre cette prétendue fille de la Grèce. --Lycoris. --Glycère.
  --Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une
  gracieuse invitation à l'amour que lui avait envoyée Polla. --Honteuse
  profession de foi qu'il eut le triste courage d'adresser à sa femme
  Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Par quels moyens Clodia
  Marcella décida Martial à abandonner Rome. --Épigramme expiatoire de
  Martial. --Sa fin champêtre. --Honorable sortie de Martial contre
  Lupus. --Pétrone. --Son _Satyricon_, tableau des moeurs impures de
  Rome impériale. --Ascylte et Giton. --La prêtresse du dieu Ænothée et
  sa compagne Proselenos. --L'entremetteuse Philomène. --Eumolpe. --Les
  Épigrammes de Pétrone. --Sestoria. --Martia. --Délie. --Aréthuse.
  --Bassilissa. --Suicide de Pétrone.


Après Ovide, il faut aller jusqu'à Martial pour retrouver en quelque
sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus
d'un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut
présumer qu'elles n'attendirent pas Martial pour faire parler d'elles,
et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits
et gestes de ces _fameuses_, la faute n'en est pas à un temps d'arrêt
dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs
d'Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la
société romaine, et ils offraient avec impudeur l'exemple de tous les
raffinements de la débauche. Les moeurs publiques s'étaient alors si
profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n'en eût pas trouvé un
qui se donnât le ridicule de chanter l'épopée de ses amours, comme
l'avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n'eût pas trouvé
une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d'élégies à
un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l'amour, semblait passée
de mode, et l'on vivait trop vite pour consacrer des années entières à
une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui
participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus
Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l'an 43 de l'ère
chrétienne, vint à Rome, à l'âge de dix-sept ans, pour y chercher
fortune, il n'eut garde d'imiter les poëtes de l'amour, qui avaient
rencontré un Mécène au siècle d'Auguste: il se fit, au contraire, le
poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs
qui se succédèrent si rapidement jusqu'à Trajan. Martial dut ses succès
littéraires à l'obscénité même de ses épigrammes.

Il a l'air d'avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de
Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière
naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour
impériale, s'exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies
les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche
monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des
expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu'il
recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement;
chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience
par tous les lecteurs qui savaient par coeur les livres précédents, se
multipliaient à l'infini dans les mains des libraires, et les scribes,
qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne
pouvaient suffire à l'empressement des acheteurs. Cet accueil
enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n'était pas fait sans doute
pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un
censeur austère lui conseillait de s'imposer quelques réserves dans les
mots, sinon dans les idées, il n'acceptait pas plus un conseil qu'un
reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses
critiques, qu'il avait bien fait de composer justement les vers
malhonnêtes qu'on voulait retrancher de ses oeuvres: «Tu te plains,
Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point
assez sévères et qu'un magister ne les voudrait pas lire dans son école;
mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes,
s'ils n'ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies
joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens.
Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés,
je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n'est plus méprisable que
Priape devenu prêtre de Cybèle.»

Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il
se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la
vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en
passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées
graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette
renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que
n'excusaient pas l'esprit et la malice qu'il savait y jeter à pleines
mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d'Horace, et
qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la
chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une
multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans
ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes
transparents, les noms des personnages qu'il tournait en ridicule ou
qu'il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu'il n'abusait pas
des noms véritables et qu'il respectait toujours les personnes dans ses
plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu'il
se permettait à l'égard d'une foule de gens, que tout le monde
reconnaissait dans des portraits, où ils n'étaient pas nommés, mais
peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à
diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la
vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes
étaient toujours de méchants poëtes, d'insolentes courtisanes, de viles
prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des
hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des
ignobles personnages qu'il met en scène et comme au pilori; il a soin de
prévenir ses lecteurs qu'ils ne trouveront chez lui ni réserve ni
pruderie dans l'expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour
les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n'entre donc pas dans notre
théâtre, ou, s'il y vient, qu'il regarde!»

Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu'il a dépeinte
avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois
passages, que ses moeurs n'étaient pas beaucoup plus réglées que celles
qu'il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses
amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres,
que n'excusait pas la corruption générale de son temps, et qu'il s'est
même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme
Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre
nature, il affecte, dans plus d'une épigramme, de faire sonner bien haut
l'honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la
comparaison qu'il faisait, à son avantage, de ses moeurs privées avec
celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il
dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma
vie est irréprochable: (_Lasciva est nobis pagina, vita proba est_).»
Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de
dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si
bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à
son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son
recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu'il passa,
presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait
vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses
protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d'être
témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans
les derniers livres de ses épigrammes, il ne s'avise plus de prétendre à
la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait
perdre depuis longtemps. C'est dans le onzième livre, qu'il a eu
l'impudeur d'insérer l'abominable épigramme adressée à sa femme, qui
l'avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même
pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon
a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant,
et il s'autorisait de l'exemple des dieux et des héros pour persister
dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades
complaisances de sa femme:

  Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus;
      Teque, puta cunnos, uxor, habere duos.

Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de
son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des
poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre
n'est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui
me lisent; ce sont les filles de moeurs faciles, c'est le vieillard qui
lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui
faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu'on n'y voyait
jamais un nuage impudique (_inque suis nulla est mentula carminibus_);
il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si
pudibonds ne peuvent être destinés qu'à des enfants et à des vierges. Il
ne se pique donc pas d'imiter Cosconius, et il se moque des vénérables
matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l'accusaient de
n'avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J'ai écrit pour moi, leur
dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce
côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir
des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore
abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit:
elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit
dans son temple au mois d'août, ce que le villageois place en sentinelle
au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu'en
mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme,
que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices
ordinaires, et qu'il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d'idées
et d'expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs
aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations
figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était
d'un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le
lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui
le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte
Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de
Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de
Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n'étaient pas moins
recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les
courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de
Tibulle, de Properce et d'Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même
les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l'amour tendre et
délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d'à-propos,
que nul poëte n'avait su donner à ses vers: c'était, pour ainsi dire,
une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n'avaient qu'à
se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés,
que le vice ou le ridicule de l'original passait en proverbe avec le nom
que le poëte avait attaché à l'épigramme. Nous allons, parmi ces
portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial
s'est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques
différentes, comme pour mieux juger des changements que l'âge et le sort
apportaient dans l'existence ou dans la personne de ces créatures; nous
laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et
de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les
femmes de plaisir, et que Martial ne s'est pas fait scrupule de mettre
en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique.

Voici Lesbie; ce n'est pas celle de Catulle; elle n'a point de moineau
apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le
monde le sait, parce qu'elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand
elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont
pour elle sans saveur (_nec sunt tibi grata gaudia si qua latent_);
aussi, sa porte n'est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu'elle
s'abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur
elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si
quelqu'un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de
jouissance que ne fait son amant; elle n'a pas de plus grand bonheur que
d'être prise sur le fait (_deprehendi veto te, Lesbia, non futui_).
«Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d'Hélide!» lui crie
Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui
cachaient leurs infamies à l'ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en
vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua
plus particulièrement aux turpitudes de l'art fellatoire (liv. II,
épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s'étonnait, en dépit des
avertissements de son miroir, que ses amants d'autrefois n'eussent pas
conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce
sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour
excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi»
(_contra te facies imperiosa tua est_). Longtemps après, réduite à des
souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie
se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu'elle avait eus;
elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs
caractères et leurs figures, devant l'aréopage des vieilles
entremetteuses, qui l'écoutaient en ricanant: «Je n'ai jamais accordé
mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (_Lesbia sejurat gratis
nunquam esse fututam_), et, pendant qu'elle parlait ainsi du passé, les
portefaix, qu'elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à
sa porte pour savoir lequel d'entre eux serait payé cette nuit-là.

Voici Chloé; ce n'est pas celle d'Horace; elle ne se soucie même pas de
rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n'est plus jeune, mais
elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n'être plus
recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n'en faut pas
moins, pour qu'elle s'accoutume aux dédains qui l'accueillent partout,
quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit
avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes
mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes _nates_; enfin,
pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé,
je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à
son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en
faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses
pareilles. Elle s'était éprise d'un jeune garçon qui n'avait pas d'autre
fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par
allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de
Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes
toutes les femmes qu'ils touchaient avec des lanières de peau de bouc.
Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu'un luperque, et
Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné
en présent des étoffes de Tyr et d'Espagne, un manteau d'écarlate, une
toge en laine de Tarente, des sardoines de l'Inde, des émeraudes de
Scythie et cent pièces d'or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien
refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse.
«Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre
fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa
pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants
une partie de l'or qu'elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux;
mais, depuis qu'elle les payait au lieu de se faire payer, elle était
plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse
et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l'un
après l'autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des
tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement:
«C'est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l'appela plus que la
_Pleureuse des sept maris_.

Martial, il faut l'avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses
épigrammes; ainsi, les injures qu'il adresse à la courtisane Thaïs ne
partent que d'un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de
ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la
chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les
refus de Thaïs, qui lui a dit qu'il était trop vieux pour elle (Liv. IV,
ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve
ignominieuse qu'il proposait de fournir en témoignage de virilité, car
il se vengea d'elle par le plus hideux portrait qu'on ait jamais fait
d'une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d'un foulon
avare, qui s'est brisé dans la rue; qu'un bouc qui vient de faire
l'amour; que la gueule d'un lion; qu'une peau de chien écorché dans le
faubourg au delà du Tibre; qu'un foetus qui s'est putréfié dans un oeuf
pondu avant terme; qu'une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de
neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses
vêtements pour se mettre au bain, elle s'enduit de psilothrum, ou se
couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre
fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu'elle se croit
délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a
tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (_Thaïda Thaïs olet_).» Cette
horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne
Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d'autres griefs plus
réels et plus graves. Philénis, d'ailleurs, n'était pas d'un âge à
inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi
vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un
concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque
expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l'attendaient les
honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se
sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un voeu
indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son
Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les
aiment les chastes Sabines (_quam castæ quoque diligunt Sabinæ_). Cette
Philénis, espèce de virago qui se targuait d'être à moitié homme, avait
une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements,
dit Martial, jusqu'à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans
compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume,
et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes
masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et,
toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître
de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à
table, avant d'avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en
droit d'en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques.
Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire
l'homme jusqu'au bout (_Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane
medias vorat puellas_). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était
à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et
elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en
vente et qu'un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue
est réduite au silence!» s'écriait Martial, lorsqu'elle fut enlevée par
la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme
métier. «Que la terre te soit légère! dit l'épitaphe que le poëte lui
décerna: qu'une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens
puissent déterrer tes os!»

Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d'après
le portrait qu'il fait d'elle, on ne saurait supposer qu'il l'eût jamais
vue de meilleur oeil; mais on peut assurer qu'il n'avait pas été
toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu'il ne ménage pourtant pas
davantage; après l'avoir injuriée avec acharnement, après s'être moqué
de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu
qui témoigne de son injustice à l'égard de cette courtisane. Il raconte
qu'autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour
une nuit, «et ce n'était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître.
Au bout d'un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C'est
plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le
marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial
n'en offrit que mille, qu'elle n'accepta pas; mais, à quelques mois de
là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d'or. Martial
refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va
donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l'envie se passe tout
à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui
tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une
sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette
sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000
sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à
son mignon et s'en va. Galla n'a pas de rancune; elle a retrouvé Martial
et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond
le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que
Galla était devenue si méprisable et si différente d'elle-même, en si
peu d'années? Martial la représente d'abord comme ayant épousé six ou
sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l'avaient
séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse:

  Deindè experta latus, madidoque simillima loro
      Inguina, nec lassâ stare coacta manu,
  Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum.

Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces
rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il
l'avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu'il y a
aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier
avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les
impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette
de Galla, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été: «Tandis
que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans
une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents,
ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent
pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (_nec facies tua tecum
dormiat_).» Elle regrettait toujours d'avoir fait la sourde oreille aux
propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec
lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille
agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (_mentula surda est_)
et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face
ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables
d'inspirer le respect que l'amour (_cani reverentia cunni_).

Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il
n'épargne pas celles qui ne l'avaient pas épargné. Ainsi, après nous
avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s'efforce de
satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas
que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui
donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les
caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa
torpeur (Liv. XI, ép. 29). C'est par ironie sans doute qu'il lui indique
une manière plus sûre d'agir sur un jeune homme, toute vieille qu'elle
soit; il lui souffle ce qu'elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent
mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia,
du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d'or, des meubles!»
Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s'est pas servi d'une
plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles
faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu'il
en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50),
et Martial, qui ne l'outrage plus, mais qui a l'air de la supplier, se
plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c'est ta rusée
soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou
de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on
peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta
cassolette; puis, c'est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour
faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de
mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l'opulente amie à
qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste
en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?»
Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à
l'heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu'on désire et qu'on
s'efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et
Martial est au comble de ses voeux: «La belle Phyllis, pendant toute une
nuit, s'était prêtée à toutes mes fantaisies (_se præstitisset omnibus
modis largam_), et je songeais le matin au présent que je lui ferais,
soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge
de laine d'Espagne, soit dix pièces d'or à l'effigie de César. Phyllis
me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes
dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis
subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial
reconnaissait-il qu'il s'était trop pressé de rétracter tout le mal
qu'il avait dit d'elle, avant de la posséder. Tout s'expliquerait mieux
si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes,
que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le
dédain, en passant par l'amour et en arrivant à l'insouciance.

Les autres courtisanes qu'on rencontre çà et là dans les douze livres
des épigrammes de Martial n'y figurent pas plus de deux fois chacune; et
souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d'assurer
qu'elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur
l'esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la
lettre les duretés qu'il leur adresse, et qui n'étaient peut-être qu'une
menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la
première fois qu'il s'attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la
dépeint comme incapable d'inspirer de l'amour et de donner du plaisir
(_Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni_); il pousse son
imagination libertine jusqu'aux plus monstrueuses folies, et l'on
pourrait rester bien convaincu qu'il ne pense pas à revenir sur ses
jugements téméraires; mais ce n'était là qu'une entrée en matière un peu
brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu'il aura vu Lydie
de près, dès qu'il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent
d'autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il
continue la guerre, pour n'avoir pas l'air de mettre bas les armes trop
tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint,
sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et
muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu
parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne
plus qu'à toi.» C'était une façon adroite de faire entendre à Lydie,
qu'il ne demandait qu'à lui apprendre à parler, et qu'au besoin il
parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l'égard
de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre,
disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai
bien d'une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la
préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une
fille de condition libre.» On voit que Martial n'était pas difficile sur
la question de l'origine de ses maîtresses, et qu'elles n'avaient pas
besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu'il ne partageait
pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le
commerce d'un homme libre avec une esclave. Il ne s'érige pas en
défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées
et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent
d'un manteau d'indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le
prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle
soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne
la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était
peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire
admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A
l'époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus
que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors
de mode et sans emploi.

Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial,
qu'on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se
heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui
pratiquaient le même métier. Le poëte a l'air de les flétrir les uns et
les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation
qui eût été un anachronisme dans les moeurs romaines. Il s'indigne
davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas
disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la
jeunesse voluptueuse: «Tu n'as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou
des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t'en fais suivre, tu
les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux
spectacles. C'est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A
trente ans, chez les Romains, une femme n'était plus jeune; elle était
vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater
partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé
l'âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre
elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d'autre
alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que
d'épouvantail. Sila veut l'épouser à tout prix, Sila qui possède en dot
un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux
yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les
plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il
aura des maîtresses et des mignons, sans qu'elle puisse s'en formaliser;
il les embrassera devant elle, sans qu'elle y trouve à redire; à table,
elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes
ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui
rendra que des baisers de grand'mère: si elle consent à tout cela, il
consent à l'épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la
vieillesse est une monomanie chez Martial, qu'elle poursuit et qu'elle
attriste sans cesse: il voudrait n'être entouré que de frais visages de
femmes et d'enfants; l'idée seule d'une amoureuse surannée lui ôte à
l'instant la faculté d'aimer, et, s'il fait l'épitaphe d'une vieille qui
va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant
le mort à lui payer sa bienvenue (_hoc tandem sita prurit in sepulchro
calvo Plotia, cum Melanthione_), et cette odieuse image le glace
lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur
pour tout ce qui n'est plus jeune, il semble se complaire à peindre la
vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des
couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un
portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres
et qui en parlent sans cesse, comme pour s'aguerrir contre eux. Jamais
poëte n'a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses,
plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d'oeuvre de
Martial, en ce genre, est l'épigramme suivante, dont nous désespérons de
rendre l'effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls,
Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents;
quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus
plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d'araignées; quand
le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires;
quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le
moucheron de l'Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas
plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les
mâles des chèvres, quand tu as le croupion d'une oie maigre; quand le
baigneur, sa lanterne éteinte, t'admet parmi les prostituées de
cimetière; quand le mois d'août est pour toi l'hiver et que la fièvre
pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te
remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un
mari qui s'enflamme sur tes cendres! N'est-ce pas vouloir labourer un
rocher? Qui t'appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que
Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu'on dissèque
ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul
appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera
devant toi les torches de la nouvelle mariée (_intrare in ipsum sola fax
potest cunnum_).»

Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les
courtisanes; il n'était bien inspiré que par les mauvais compliments
qu'il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de
son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient
brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial,
qu'à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép.
55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle
refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à
Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n'a pas la
gorge pendante, le ventre ridé, et le reste:

  Aut infinito lacerum patet inguen iatu;
      Aut aliquid cunni prominet ore tui.

Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à
penser que Saufeia est bégueule (_fatua es_), et il la laisse là (Liv.
III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n'accueille les gens qu'après s'être
assurée de ce qu'ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s'arrête à
Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a
fait ses preuves en amour, et pourtant il n'est pas sûr de pouvoir en
quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu'il est homme (Liv. XI,
ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant
qu'elle s'ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces
morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se
rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai
pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave,
dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et
cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que
ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?»
(Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a
l'âge de la mère d'Hector et qui se croit encore dans l'âge des amours:
«S'il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d'arracher la
barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une
fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que
Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les
vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait
que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal
par des voleurs qui ne s'étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis,
Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27).
Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et
savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir
lui parler d'amour comme il faut (_sæpe solecismum mentula nostra
facit_). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend
aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que
les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et
donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut
que vous vous donniez gratis, jeune fille, s'écrie Martial, celui-là est
le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis,
excepté des baisers!»

La plupart de ces courtisanes, comme l'indiquent leurs noms, n'étaient
pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient
des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la
Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la
vieille Rome, qui autrefois n'eût pas souffert que ses enfants la
déshonorassent en se mettant à l'encan. On recherchait encore les
courtisanes grecques, en les payant plus cher que d'autres; mais on en
trouvait d'autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce,
que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même
en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot
de grec; les autres n'avaient rien de la beauté grecque; celles qui
parlaient grec pour l'avoir appris, faisaient des fautes à chaque
phrase; celles qui portaient le costume grec pour l'avoir adopté, lui
attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles
de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de
frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial,
qu'elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes
aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien;
il t'arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de
la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l'Alain,
sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s'y arrêter.
Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec
les Romains?»

  Quâ ratione facis, quum sis romana puella,
      Quod romana tibi mentula nulla placet?

Cette même Celia, qu'une mauvaise leçon appelle _Lelia_ dans une autre
épigramme (Liv. X, ép. 68), s'était gravé dans la mémoire quelques mots
grecs qu'elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu
ne sois ni d'Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d'un
faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la
race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes
d'Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: +zôê+ et +psychê+. O pudeur!
toi, concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie! Ces mots ne se disent qu'au
lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c'est
affaire au lit qu'une amante a dressé elle-même pour son tendre amant.
Tu désires savoir quel est le langage d'une chaste matrone en pareille
occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du
plaisir (_numquid, quum, crissas blandior esse potes_)? Va, tu peux
apprendre et retenir par coeur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne
seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et
Martial ne dissimule pas qu'il eût souhaité être aimé à la grecque par
cette Laïs romaine. Quand il n'accuse pas une courtisane d'être
décrépite, de sentir le vin, d'être trop rapace, de dévorer trop
d'amants, de n'avoir plus d'amateurs, on peut dire, avec quelque
certitude, qu'il a quelques projets sur elle et qu'il est bien près de
réussir; mais il est, d'ordinaire, sans égard et sans pitié pour la
maîtresse qu'il quitte. C'est donc de sa part une extrême délicatesse
que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d'elle pour
aller à Glycère. «Il n'était pas de femme qu'on pût te préférer,
Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n'est pas de femme qu'on puisse préférer
à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce
qu'elle est; ainsi fait le temps: je t'ai voulue, je la veux.» Il ne dit
pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour
le blanchir, allait s'établir à Tibur, dont l'air vif passait pour
favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la
campagne, il remarqua qu'elle n'était pas plus blanche et il s'aperçut
aussi qu'elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du
poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial
semble éviter d'avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il
les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande
laquelle des deux est la mieux faite pour l'amour (Liv. XI, ép. 60).
Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui
redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun
voudrait rencontrer chez sa maîtresse (_ulcus habet, quod habere suam
vult quisque puellam_). Chioné, au contraire, n'éprouve rien (_at Chione
non sentit opus_), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O
dieux! s'écrie Martial, s'il m'est permis de vous faire une grande
prière et si vous voulez m'accorder le plus précieux des biens, faites
que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de
Phlogis!»

Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le voeu de
leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité
dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte
à ces fantaisies spéculatives du libertinage s'entourait d'horizons
voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre
toutes les maîtresses qu'il avait, celle qu'il n'avait pas excitait
toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate
que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre
qu'il n'a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce
sentiment; elle s'y abandonne avec passion; elle n'hésite pas à le
déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des
couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les
couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l'usage des amoureux:
«Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il;
j'aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (_à te malo vexatas
tenere rosas_).» Martial, en échange d'une gracieuse invitation à
l'amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n'adressait à Polla
qu'une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui
faire connaître, par l'envoi des couronnes qu'elle avait portées dans
les festins, le nombre d'assauts qu'elle avait eus à y soutenir.
Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans
du coeur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un
écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d'Auguste. Veut-il,
dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu'il
souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée
parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans
rougir de ses goûts, c'est celle qui, facile en amour, erre çà et là,
voilée du palliolum; celle que je veux, c'est celle qui s'est donnée à
son mignon, avant d'être à moi; celle que je veux, c'est celle qui se
vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c'est celle qui
suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d'or et
qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques
citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments,
sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la
débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons
qui l'entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter
le coeur.

Il en était venu jusqu'à ne plus respecter sa femme, cette Clodia
Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis
trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur
pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse
profession de foi, bien digne d'un libertin consommé et incorrigible:
«Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes moeurs! Je ne
suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider
de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table,
après avoir bu de l'eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi
j'aime qu'une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s'ébatte au grand
jour; tu t'enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour
moi, une femme couchée à mes côtés n'est jamais assez nue; les baisers à
la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes
ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand'mère chaque matin. Tu ne
daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni
avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin
et l'encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient
derrière la porte, chaque fois qu'Andromaque était dans les bras
d'Hector...»

  Masturbabantur Phrygii post ostia servi,
  Hectoreo quoties sederat uxor equo.
  Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat
  Illic Penelope semper habere manum.
  Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho;
  Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi!
  Dulcia dardanio nondum miscente ministro
  Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.

Martial ne rougit pas d'invoquer l'exemple de ces infamies, que les
grands noms qu'il cite devaient absoudre aux yeux de l'antiquité; mais
sa femme ne se soucie pas plus d'imiter Junon que Porcie ou Cornélie.
Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit
conjugal, s'écrie avec dureté: «S'il vous convient d'être une Lucrèce
tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda
pas à reprendre son empire, celui qu'une honnête femme ne demande jamais
aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l'influence
salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne;
elle y avait des biens qu'elle tenait de sa famille: ces biens, elle en
fit abandon à son mari, et elle parvint à l'entraîner hors de l'abîme
des dépravations romaines, au milieu desquelles il s'oubliait depuis
trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu'il ne respira
plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses,
ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de
débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne
brûla pas ses livres d'épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi
dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs;
mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il
reconnaissait implicitement qu'il avait mal vécu jusque-là et que le
bonheur était dans la vie champêtre, auprès d'une épouse estimable et
bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à
l'ombre, ce ruisseau d'eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses
qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu'on voit fleurir deux fois
l'an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces
viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de
blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept
lustres d'absence. Marcella m'a donné ce domaine, ce petit royaume. Si
Nausicaa m'abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à
Alcinoüs: --J'aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme
repose l'esprit et le coeur, après toutes les impuretés que Martial
semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l'on est tout
étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte.

Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices
impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre
à l'égard des amis, Lupus? tu ne l'es pas avec ta maîtresse; il n'y a
que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s'engraisse,
l'adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton
convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la
neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons
la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une
nuit ou une partie de nuit avec l'héritage de tes pères, et ton
compagnon d'enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les
siens. Ta prostituée brille chargée de perles d'Érythrée, et, pendant
que tu t'enivres d'amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à
cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu
dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la
mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!»

Nous n'avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la
Prostitution masculine, qui a l'air de l'occuper beaucoup plus que celle
des femmes. On a peine à se rendre compte de l'état de démoralisation où
l'ancienne Rome était tombée à l'égard des monstrueux égarements de la
débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces
moeurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe
féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe
nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour
comprendre que l'époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses
contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux
désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce
recueil d'épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l'empereur
Domitien suivre ou précéder l'éloge des mignons; quand on rencontre dans
la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité,
et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu
que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les
Grecs, du moins, s'il n'y avait pas plus de retenue dans les faits, il y
avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans
doute on n'attachait pas plus de répugnance à certains actes
répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois
naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le
prestige du dévouement, de l'amitié et de la passion idéale. Chez les
Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s'était
matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles
n'étaient pas plus respectées que les yeux, et le coeur semblait avoir
perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui
lui donnait l'habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas
pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous
offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence
desquels notre imagination s'arrêterait épouvantée. Nous préférons
renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle,
Juvénal et Pétrone. Le premier n'a rien dit de moins que Martial, mais
il s'est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par
cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses
réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes:
on y pénètre d'un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a
rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la
forme d'un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de
son temps; ce roman est comme un long hymne en l'honneur de Giton, son
horrible héros.

Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus
raffinés; Tacite l'appelle l'arbitre du bon goût, et ce surnom lui est
resté (_arbiter_), sans impliquer une approbation de ses moeurs, que la
cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se
piquait pas, comme Juvénal, d'être un sage incorruptible: il ne nombrait
pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n'y
trempaient pas encore; il ne s'indignait nullement des scandales que
chacun étalait avec cynisme; il s'en amusait, au contraire; il en riait
le premier, et il avait l'air de regretter de n'en pas dire davantage.
Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on
songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman
d'aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les
épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les
saletés les plus caractérisées, puisque l'oeuvre de Pétrone a été
mutilée par la censure chrétienne, qui n'a pas réussi à l'anéantir
entièrement. Il reste assez d'impuretés de tout genre dans les fragments
que nous avons conservés, pour juger à la fois l'ouvrage qui faisait les
délices de la jeunesse romaine, l'auteur qui avait exécuté cet ouvrage
d'après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions
personnelles, enfin l'époque elle-même qui formait de tels auteurs et
qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le _Satyricon_
qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve,
l'entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l'excitation qu'il
avait cherchée dans les bras de l'amour, avant de prendre sa plume. Nous
ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et
sotadique, ni l'orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de
Circé; car, en cet étrange roman, l'orgie succède à l'orgie avec une
terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une
atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s'est plu
à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des
types de bassesse et de perversité. L'un, suivant les expressions mêmes
de l'auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont
souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (_stupro liber,
stupro ingenuus_), dont le sort des dés disposait comme d'un enjeu et
qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l'autre,
l'exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit
Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n'être point de son sexe, fit
oeuvre de prostituée dans un bouge d'esclaves (_opus muliebre in
ergastulo fecit_). Après de semblables portraits, on ne peut que
s'étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce
qu'ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans
Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires,
qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l'Église, et
que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à
l'originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui
manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le
sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu
l'imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la
merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le
latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles
horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les
enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes
représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d'oies:
«_Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere,
atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo.
Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi
succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ
fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum coepit lenta manu._» C'est
peut-être le seul passage d'un auteur ancien dans lequel il soit
question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties
vertes. On ne s'explique pas que les moines des premiers siècles, qui
faisaient une si aveugle guerre aux oeuvres profanes de l'antiquité,
aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable.

Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans
le _Satyricon_, où l'on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers
d'amour, tout ce qu'il y a d'impur dans le trafic de la femme et de
l'homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus
respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse,
avait escroqué plus d'un testament; qui, après que l'âge eut flétri ses
charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité,
et soutenait par ces successeurs l'honneur de son premier métier. Cette
Philumène envoya les deux enfants dans la maison d'Eumolpe, grave
personnage plein d'ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés
avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères
de Vénus Callipyge (_non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra_).
Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les
détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore.
Eumolpe avait dit à tout le monde, qu'il était goutteux et perclus des
reins: «_Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit,
ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut
lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus,
dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque
artificium pari motu remunerabat._» Tel est, en quelque sorte, le
tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu'on a recueillies
à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose
supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées
évidemment à des courtisanes, qu'elles nous font connaître par des
éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone
était trop ami des choses douces et agréables pour s'envenimer l'esprit
à l'endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son
plaisir. Sertoria est la seule qu'il maltraite un peu, et peut-être dans
une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin:
«C'est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand
Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges
parfumées, il lui écrit d'apporter elle-même ses présents ou de joindre
un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble
(_vorabo lubens_),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre
est à ses côtés, une autre qu'il ne nomme pas; elle porte une rose sur
sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée
d'ambroisie, et c'est alors qu'elle sentira vraiment la rose.» La nuit,
il s'éveille à demi, sous le charme d'un songe charmant; il entend la
voix de Délie, qui lui parle d'amour et qui lui laisse un baiser imprimé
sur le front; il l'appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne
trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas!
murmure-t-il, c'était un écho de mon coeur et de mon oreille!» Mais à
Délie succède Aréthuse, l'ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui
pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà
frémissante auprès de lui; elle ne s'endormira pas, la folle maîtresse!
elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu'elle
a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui
l'accompagnent (_dulces imitata tabellas_): «Ne rougis de rien, lui dit
Pétrone, qui l'encourage, sois plus libertine que moi!» (_Nec pudeat
quidquam, sed me quoque nequior ipsa._) Bassilissa ne lui en offrait pas
autant: elle n'accordait ses faveurs, qu'ayant été prévenue à l'avance
(_et nisi præmonui, te dare posse negas_). Pétrone lui vante les
délices de l'imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec
humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce
fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa,
qu'il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de
pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement,
n'est pas se fier à l'amour (_fingere te semper non est confidere
amori_).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de
jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les
jours de maîtresse. Il serait mort d'épuisement et de débauche, si la
colère de Néron ne l'avait contraint à se faire ouvrir les veines pour
échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût
préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de
répéter cet axiome, qu'il mettait si largement en pratique: «Les bains,
les vins, l'amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le
bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l'amour.»

  Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana;
      Et vitam faciunt balnea, vina, Venus.



CHAPITRE XXVIII.

  SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
  moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
  avant l'avénement des empereurs. --L'édile Quintus Fabius Gurgès.
  --Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius. --Le consul Postumius.
  --Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia.
  --Jules César. --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées
  qu'il séduisit. --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses
  adultères. --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats
  romains contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
  singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
  pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
  immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
  Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
  divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
  pour l'ivrognerie. --Sévérité de ses lois contre l'adultère.
  --Étranges contradictions qu'offrirent la vie publique et la vie
  privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Abominable vie que
  menait ce monstre dans son repaire de l'île de Caprée. --Le tableau de
  Parrhasius. --Portrait physique de Tibère. --Caligula, empereur. --Ses
  amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa
  passion pour la courtisane Pyrallis. --Comment cet empereur agissait
  envers les femmes de distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution.
  --Ouverture d'un lupanar dans le palais impérial. --Le préfet des
  voluptés. --Claude, empereur. --Honteuses débauches de ses femmes
  Urgulanilla et Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses
  soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries
  du golfe de Baïes. --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables
  impudicités de Néron. --Son mariage avec Sporus. --Sa passion
  incestueuse pour sa mère Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_.
  --Acté, concubine de Néron. --Galba, empereur. --Infamie de ses
  habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs corrompues. --Vitellius,
  empereur. --Ses débordements. --Son amour pour l'affranchi Asiaticus.
  --Son insatiable gloutonnerie. --Vespasien, empereur. --Retenue de ses
  moeurs. --Cénis, sa maîtresse. --Titus, empereur. --Sa jeunesse
  impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et l'histrion Pâris.
  --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Peines terribles contre
  l'inceste des Vestales. --Nerva, Trajan et Adrien, empereurs.
  --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.


Ce fut sous les empereurs, ce fut par l'influence perverse de leurs
moeurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation
malfaisante, que la société romaine fit d'effrayants progrès dans la
corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au
triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien
jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais
ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu'ils n'émanaient
pas encore de l'autorité religieuse, parce qu'ils ne découlaient pas du
dogme lui-même, parce qu'ils restaient étrangers au culte. La religion
des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux
doctrines philosophiques, qui tendaient à rendre l'homme meilleur, en
lui apprenant à se laisser diriger par l'estime de soi et à mériter
aussi l'estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute
sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles coeurs,
que l'Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais
il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les
approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les
excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches
du plaisir furent le résultat d'une extrême civilisation qui n'avait pas
de frein religieux et qui n'aspirait pas à un autre but qu'à la
satisfaction de l'égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut
poussé si loin qu'à l'époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi
dire, la monstrueuse personnification.

«Le vice est à son comble!» s'écriait tristement Juvénal effrayé des
infamies qu'il dénonçait dans ses satires: _Omne in præcipiti vitium
stetit_. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit
les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains
de la République: «Voilà, malheureux, à quel point de décadence nous
sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté
nos armes aux confins de l'Hibernie, nous avons tout récemment soumis
les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que
fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples vaincus
ne le font pas!» L'histoire de Rome, en effet, avant la dépravation
impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des
moeurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité
publique. L'an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils
du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple
certaines matrones qui se livraient à la débauche (_matronas stupri
damnatas_), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut
employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L'an 539,
les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une
accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et
les envoyèrent en exil. L'an 568, le consul Postumius, ayant été averti
des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des
Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa
racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans
l'ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune
chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu'on
avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n'était
pourtant qu'une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa
jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier,
au-dessus duquel la plaçait l'élévation de ses sentiments. Elle avait
contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation
du jeune homme, quoiqu'il vécût aux dépens de cette affranchie
(_meretriculæ munificentiâ continebatur_). Hispala demeurait sur le mont
Aventin, où elle était bien connue (_non ignotam viciniæ_). Le consul
pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas
peu étonnée d'être introduite chez une matrone respectable. Là,
Postumius l'interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la
révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les
assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et
il demanda les moyens d'exterminer une secte infâme qui comptait déjà
sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea
l'indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les
abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne,
ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la
belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser
un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en
rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et
prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs,
qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et
proscrites par arrêt du sénat, n'osèrent reparaître à Rome que sous le
règne des empereurs.

Les moeurs publiques furent perdues, dans tout l'empire romain, du jour
où le chef de l'État cessa de les respecter lui-même, et donna le
signal des vices qu'il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand
homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes,
la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux
Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu'il
voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque
chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion
Cassius, s'accordent à reconnaître qu'il était très-porté aux plaisirs
de l'amour, et qu'il n'y épargnait pas la dépense: _pronum et sumptuosum
una in libidines fuisse_, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de
femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius;
Lollia, femme d'Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et
Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n'aima aucune femme plus que
Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat,
une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et,
à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la
combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu'on
vendait alors aux enchères. Comme on s'étonnait du bon marché de ces
acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est
d'autant plus avantageux, qu'on a fait déduction du tiers.» Le jeu de
mots signifiait aussi: «_On a livré Tertia._» On soupçonnait, en effet,
Servilie de favoriser elle-même un commerce scandaleux entre sa fille
Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit
conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la
conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en
choeur:

  Urbani, servate uxores, moechum calvum adducimus!
  Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum.

«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin
chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l'or que tu
as pris à Rome!» Jules César fut l'amant de plusieurs reines étrangères,
entre autres d'Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec
passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d'Égypte, qui lui donna un fils
qu'il eût voulu choisir pour héritier.

Ses ardeurs vénériennes s'étaient tellement accrues, au lieu de diminuer
avec les années, qu'il convoitait toutes les femmes de l'empire romain,
et qu'il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé
un singulier projet de loi, qu'il eut honte pourtant de présenter à la
sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d'épouser
autant de femmes qu'il voudrait, pour avoir autant d'enfants qu'il était
capable d'en produire. L'infamie de ses adultères était si notoire,
raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l'avait
qualifié _mari de toutes les femmes_ et _femme de tous les maris_. La
seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant
l'histoire, César ne pécha qu'une seule fois dans sa vie par
_impudicité_, c'est-à-dire en s'adonnant au vice contre nature (ce vice
seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux
égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu'un opprobre ineffaçable
en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s'empara sans
doute d'un fait, qui n'avait été qu'un accident de débauche, et qui
aurait passé inaperçu, si les deux coupables n'eussent pas été Jules
César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César
fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu'il s'y
coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de
Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (_floremque ætatis à Venere orti
in Bithynia contaminatum_). Depuis cette infâme complaisance, César se
vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment,
sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l'appelait en
plein sénat: la _concubine d'un roi_, la _paillasse de la couche
royale_; tantôt le vieux Curion le traitait de _lupanar de Nicomède_ et
de _prostituée bithynienne_. Un jour, comme César s'était fait le
défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l'interrompit, avec un
geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on
sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui avez
donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout
impunément, parce qu'il passait pour fou, salua César du titre de
_reine_, et Pompée, du titre de _roi_. C. Memmius racontait à qui
voulait l'entendre, qu'il avait vu le jeune César servant Nicomède à
table et lui versant à boire, confondu qu'il était avec les eunuques du
roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des
Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe:
«César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César
triomphe aujourd'hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe
pourtant pas, lui qui a soumis César.»

Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d'impudicité: «Sa
réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d'un opprobre,» lit-on
dans Suétone. Sextus Pompée le traita d'efféminé; Marc-Antoine lui
reprocha d'avoir acheté, au prix de son déshonneur, l'adoption de son
oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu'Octave, après avoir
livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en
Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait
qu'Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des
coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout
le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé
sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin:
_Viden, ut cinædus orbem digito temperat?_ L'équivoque roulait sur le
mot _orbem_, qui pouvait s'entendre à la fois du tambourin, de l'univers
et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d'un vil
cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être
calomnieuses, par la chasteté de ses moeurs à l'égard d'un vice qu'on
n'eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu'il eut atteint l'âge
d'homme. Quant à ses moeurs, sous un autre rapport, elles étaient loin
d'être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur
amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois
contre l'adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu'il
l'était pour les autres, et il n'épargna pas, pour son propre compte,
l'honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été
témoin d'un épisode singulier des amours tyranniques de l'empereur: au
milieu d'un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une
chambre voisine, la femme d'un consulaire, quoique le mari de celle-ci
fût au nombre des invités; et, lorsqu'elle revint avec Auguste, après
avoir donné aux convives le temps de vider plus d'une coupe à la gloire
de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre.
Le mari seul n'y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré
son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t'a
donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est
ma femme, et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Mais tu ne te
contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras
cette lettre, je te crois capable d'avoir pris Tertulla, ou Térentilla,
ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t'importe en
quel lieu et pourquoi tes désirs s'éveillent?» (_Anne refert ubi et in
quam arrigas?_)

Quelle que fût néanmoins l'incontinence d'Auguste, il avait certaine
répugnance pour l'adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu'il
essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se
permettait d'enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il
n'épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il
rougissait, et qu'il n'avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi,
le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d'avoir été
témoin des amours incestueux de l'empereur avec sa fille Julie. Auguste
n'avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce
fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l'être; mais
il ne voulait pas s'exposer à voir en face, à tout moment, un homme
devant lequel il s'était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne
le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s'occupaient
qu'à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu'ils
faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves
en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure
impériale devaient, avant d'être choisis et approuvés, remplir
certaines conditions requises par les caprices d'Auguste, qui se
montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C'est ainsi
que les commentateurs ont interprété ces mots _conditiones quæsitas_,
que l'historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent.
L'ardeur d'Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec
l'âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de
famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta
exclusivement sur les vierges (_ad vitiandas virgines promtior_); on lui
en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire
auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la
vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu'à la passion des femmes
succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que
l'autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus
(trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre
à Tibère.

Le goût immodéré qu'il avait pour les vierges, dans la dernière partie
de sa vie, ne lui était venu qu'au déclin de sa virilité. Lorsqu'il se
sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme
Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l'usage de ses droits
de mari; car elle n'était pas moins vierge que la veille de son mariage,
quand il se sépara d'elle pour épouser Scribonia, veuve de deux
consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause de la perversité
des moeurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces
avec Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était
enceinte; il l'aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles
qu'il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d'être
aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes
ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si
énormes que fussent les excès d'Auguste en cheveux gris, ils étaient
toujours effacés, dans l'opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On
avait beaucoup parlé surtout d'un souper mystérieux, qu'on appelait
vulgairement le _Festin des douze divinités_, souper où les convives,
habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la
poésie antique a placées dans l'Olympe, sous l'influence de l'ambroisie
qu'Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave
avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le
souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César
osa prendre le masque d'Apollon et célébrer dans un festin les adultères
des dieux, ces dieux indignés s'éloignèrent du séjour des mortels et
Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les
particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette
à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!»
dirent les Romains, en apprenant que l'Olympe avait soupé dans le
palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient
les plus hardis, c'est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le
nom de _Tortor_, dans un quartier de la ville où l'on vendait les
instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste,
cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au
rôle qu'il avait joué dans cette fête nocturne.

Les orgies d'Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui
faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant
pour l'ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus
hideux, se piquait pourtant de réformer les moeurs des Romains; il
renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites
contre l'adultère; il rétablit l'ancien usage de faire prononcer, par
une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des
femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui
fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il
les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles
désertes des patriciennes qui s'étaient fait inscrire sur les listes de
la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il
bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour
obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène, avaient
volontairement requis d'un tribunal la note d'infamie. Mais il ne
tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa
jurisprudence, et il avait l'air de chercher à commettre des crimes ou
des turpitudes que nul avant lui n'eût osé imaginer. Ses actes de
magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus
étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement
Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri
par Auguste, et peu d'instants après, en sortant, il s'invita lui-même à
souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux
habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l'ordinaire
par de jeunes filles nues (_nudis puellis ministrantibus_). Une autre
fois, pendant qu'il travaillait à la réformation des moeurs, il passa
deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu'il
récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l'un gouverneur de
Syrie et l'autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres
patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait
de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses
sales désirs. C'est pour se venger d'un refus de cette espèce, qu'il fit
accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la
honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais
elle se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut de «vieillard à
la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers
jeux qui furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les
spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d'une
atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (_hircum vetulum
capreis naturam ligurire_).» Le peuple avait surnommé l'empereur
_Caprineus_, en faisant allusion en même temps à ses moeurs de bouc et à
son séjour habituel dans l'île de Caprée.

Voici comment Suétone a raconté l'abominable vie que menait ce monstre
au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le
siége de ses plus secrètes débauches. Là, des troupes choisies de jeunes
filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d'une
monstrueuse Prostitution, qu'il appelait _spinthries_ (étincelles),
formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant
lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi
plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna
de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs;
il y rassembla les livres d'Éléphantis, afin que le modèle ne manquât
pas à la circonstance (_ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ
deesset_). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles
consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers
offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de
nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et
jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter:
il avait dressé des enfants de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses
_petits poissons_, --_ut natanti sibi inter femina versarentur ac
luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes
firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret_;
--genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le
plus. Ainsi, quelqu'un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où
Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la
faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui
déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau
et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On
dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, il s'éprit de la beauté d'un
jeune garçon qui portait l'encens; il attendit à peine que la cérémonie
fût achevée, pour assouvir à l'écart son ignoble passion, à laquelle dut
se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu'il avait remarqué jouant
de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l'un à l'autre leur
opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait
physique de Tibère achèvera de caractériser ses moeurs: «Il était gros
et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et
de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et
plus fort de la main gauche, que de l'autre main: les articulations en
étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte,
et que d'une chiquenaude il blessait la tête d'un enfant ou même d'un
jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement
de boutons...»

Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu'il s'étudiait à imiter,
afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien
Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce
réciproque (_commercio mutui stupri_). Valérius Catullus, fils d'un
consulaire, lui reprocha un jour d'avoir abusé de sa jeunesse
(_stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam
vociferatus est_); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les
variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que
la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha
l'extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même
un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses
soeurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte
Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (_non
temere ullâ illustriore feminâ abstinuit_). Ordinairement il invitait à
souper ces dames avec leurs maris, et là, les faisant passer devant lui,
il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands
d'esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin
avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les
souillures récentes de sa débauche, et louait ou critiquait tout haut
cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections
corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes
au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les
actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses
désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par
ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu'il
établit à Rome, il faut citer le _vectigal_ de la Prostitution: chaque
prostituée était taxée au prix qu'elle exigeait elle-même en vendant son
corps (_ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu
mereret_). L'empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu'un
pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient
vécu du _lenocinium_ et du _meretricium_. On comprend que la fixation de
cet impôt ne pouvait être qu'arbitraire et facultative.

Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c'est la
fondation et l'ouverture d'un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait
monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si
peu vraisemblable à quelques critiques, qu'ils ont voulu voir une
altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié
de confiance, d'après Suétone, en l'amplifiant et en le poétisant. Selon
ces critiques, il s'agirait d'un tripot et non d'un lupanar. Dion ajoute
seulement au récit de l'historien latin, que Caligula avait pris dans
les Gaules l'idée de son lupanar impérial. «Afin qu'il n'y eût aucun
genre d'exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans
le palais: là, un grand nombre de cellules furent construites et ornées
suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent
ces cellules. L'empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et
des basiliques, pour inviter à la débauche (_in libidinem_) jeunes gens
et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l'argent à usure,
et l'on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme
s'ils souscrivaient ainsi pour l'accroissement des revenus de César.»
Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les
appliquerait plutôt à un tripot qu'à un lupanar, et l'on ne se rend pas
compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les
nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il
faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la
garantie de l'empereur, était si considérable que nul n'avait assez
d'argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce
prétendu lupanar n'était qu'une maison de jeu, dirigée par des matrones
et des fils de famille (_ingenui_), c'est que Suétone ajoute
immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu'aux jeux
de hasard (_alea_), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure
pour être toujours maître de la chance.

Quoi qu'il en soit, si l'emploi de préfet des voluptés (_à
voluptatibus_), créé par Tibère, subsista jusqu'au règne de Néron, il
est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui
l'avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur
Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n'en
arriva pas à de semblables excès d'impudeur. Il eut trop de femmes
légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu'il se donna,
par caprice plutôt que par amour, n'eurent point assez de notoriété et
d'éclat pour que l'histoire ait parlé d'elles. Suétone, qui a soin
d'enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les
honteuses débauches (_libidinum probra_) de sa première femme,
Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline,
Suétone formule un jugement général à l'égard des moeurs de cet
empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n'eut aucun
commerce avec les hommes (_libidinis in feminas profusissimæ, marium
omnino expers_).» Quels que fussent d'ailleurs les désordres de Claude,
ils étaient loin d'égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée
par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent
volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme
de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le
récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui
avait osé, du vivant de l'empereur, se marier publiquement avec Silius
et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de
bacchante. Malgré l'identité d'une courtisane nommée Lysirca, qui
ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans
l'exercice de son métier de prostituée, nous n'entreprendrons pas de
prouver que Messaline a été calomniée par l'histoire, et qu'une fatale
ressemblance a fait seule son infâme célébrité.

L'exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses
prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu'il
eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans
tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il
donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il
s'imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la
luxure et à ses passions pétulantes, qu'on pouvait faire passer pour des
erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du
bonnet des affranchis ou d'une cape de muletier pour courir les cabarets
et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les
femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il
se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus
indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois.
C'était, suivant lui, une manière adroite d'étudier le peuple sur le
fait, et d'apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires,
les maîtres d'esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de
lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par
des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il
dédaigna bientôt de cacher ses moeurs, et il se plut, au contraire, à
les afficher devant tout le monde, sans s'inquiéter du scandale et du
blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit
au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de
Rome et par des joueuses de flûte étrangères (_inter scortorum totius
urbis ambubaiarumque ministeria_).

Ce n'est pas tout; toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre
ou qu'il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le
long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des
matrones, jouant le rôle des maîtresses d'auberge, avec mille
cajoleries, l'invitaient à s'arrêter. Il s'arrêtait fréquemment, et son
voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés
ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et
ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au
contentement de Néron. Il était non-seulement l'arbitre du plaisir, mais
encore de l'élégance (_elegantiæ arbiter_, dit Tacite), et Tigellin ne
lui pardonna pas d'être si habile dans la science des voluptés
(_scientiâ voluptatum potiorem_). On ne saurait croire néanmoins que
Pétrone _arbiter_ ait approuvé les abominables impudicités que
l'empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l'idée lui
en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces
infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire
comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui
partageaient l'orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes.
Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des
ingénus (_ingenuorum pædagogia_) et ses adultères avec des femmes
mariées, l'accuse simplement d'avoir violé la Vestale Rubria. Il est
plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste
avec sa mère.

Sporus était un jeune garçon, d'une beauté incomparable; Néron en devint
éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya,
par un détestable égarement d'imagination, de changer le sexe du jeune
homme, qu'il fit mutiler (_ex sectis testibus etiam in muliebrem
transfigurare conatus_). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant
du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la
cérémonie d'un mariage, où il épousa son Sporus (_celeberrimo officio
deductum ad se pro uxore habuit_), sous les regards d'une nombreuse
assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu'un qui
assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher:
«Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le père de Néron,
Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de
Sporus, qu'il avait revêtu du costume des impératrices et qu'il n'avait
pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce
avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui
pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant
s'embrasser (_identidem exosculans_). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut
elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se
faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en
s'abandonnant à ces criminelles amours, n'accorda pas à sa complice le
pouvoir qu'elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des
importunités qu'il s'était attirées comme un châtiment de son inceste.
Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à
l'accomplissement de ses désirs coupables, soit qu'Agrippine eût
l'adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu'il en eût
été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de
se mettre ainsi sous la sujétion d'une femme impérieuse. Il conserva
toutefois à l'égard de sa mère une intention libertine, qui se
traduisait par des actes impurs, lorsqu'il se promenait en litière avec
elle. (_Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum
inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant._) Bien plus, pour que
l'illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au
nombre de ses concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement
à Agrippine.

Néron se piquait d'être poëte, et il était entraîné par les fictions de
la poésie à d'incroyables caprices de fureur érotique: ainsi,
essayait-il d'imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux
de bêtes et en s'élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne,
tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu'il
mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (_suam quidem pudicitiam
usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime
quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e
cavea, virorumque ac foeminarum ad stipitem deligatorum inguina
invaderet_). Il renouvelait de la sorte la fable d'Andromède, de Léda,
d'Io, et de tant d'autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté
par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables
l'avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en
contrefaisant les cris d'une jeune vierge éperdue. (_Et quum affatim
desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi
Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium
virginum imitatus._) Un pareil monstre n'était arrivé à ce comble de
turpitude, qu'en faisant rejaillir sur l'humanité tout entière le mépris
qu'il avait pour lui-même; il était convaincu qu'aucun homme n'est
absolument chaste ni exempt de quelque souillure corporelle (_neminem
hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse_), mais il pensait
que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement:
«Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à
quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était
bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l'infâme Sporus, qui
ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu'il
détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d'ulcères
qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses oeuvres.
Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les
arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius.

Galba, quoiqu'il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau,
n'avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes
débordements de Néron. Il était d'une maigreur excessive, malgré les
promesses de son nom, qui signifiait _gros_ en langage gaulois, et cette
maigreur étique accusait l'infamie de ses habitudes: il préférait aux
jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (_libidinis in mares
pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque_). Quand Icilus, un
de ses anciens concubins (_veteribus concubinis_), vint lui annoncer en
Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l'embrasser
indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l'emmena coucher
avec lui (_non modo artissimis osculis palam exceptum ab eo, sed, ut
sine morâ velleretur, oratum atque seductum_).

Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de _jouir de sa jeunesse_,
comme disaient les goujats de l'armée en promenant sa tête au bout d'une
lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il
avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à
tous les excès. Dans l'âge de l'ambition, il s'attacha, pour se mettre
en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il
feignit même d'être amoureux d'elle, quoiqu'elle fut vieille et
décrépite. Ce fut par ce canal qu'il s'insinua dans les bonnes grâces de
Néron, auquel il rendit d'ignominieux services. Mais il se brouilla
pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu'ils se disputaient
l'un à l'autre et qu'Othon fut obligé d'abandonner au droit du plus
fort. On doit supposer que ses moeurs ne firent que se corrompre
davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié
d'après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts
efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à
peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art, que
personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec
beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude
qu'il avait contractée dès que son menton se couvrit d'un léger duvet,
afin de ne jamais avoir de barbe.»

Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d'ordonner
quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint
de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer
l'empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites
successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne
répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son
successeur, s'était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une
affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède
souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été
d'ailleurs élevé à l'école de la Prostitution; car il passa son enfance
à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de
_Spinthria_, parce qu'il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il
continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu'il eut pris l'âge
d'un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour
à tour l'impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès
lors il était violemment épris d'un affranchi, nommé Asiaticus, qui
avait été son compagnon obscène à Caprée (_mutua libidine
constupratum_), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir,
à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la
piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès
qu'il l'avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de
jeunesse; il s'emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il
cherchait à se l'attacher par des présents et des honneurs: il fit de
son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l'âge
l'avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en
déclarant que l'estomac était la partie du corps la plus complaisante et
la plus forte; contrairement aux autres, qui s'affaiblissent par l'usage
qu'on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu'il
mangeait presque sans interruption, lorsqu'il ne dormait pas, et son
insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l'habitude
qu'il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la
digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre
repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens
s'alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu
de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des
coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse
corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses
jambes grêles témoignaient qu'il avait passé à table tout le temps de
son règne et qu'il ne s'était pas fatigué à courir après les jouissances
fugitives de l'amour.

Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui
s'abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point
dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens,
ne laissa pas que de subir malgré lui l'influence du christianisme: il
comprit que la dignité de l'homme exigeait une certaine retenue dans les
moeurs, et que le chef de l'empire devait jusqu'à un certain point
donner l'exemple du respect que chacun est tenu d'avoir à l'égard de
l'opinion publique. La raison d'État fut le principe de cette
philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son
tempérament froid et austère lui permit d'être conséquent avec la
morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et
surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en
concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une
ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, à
qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était
devenue avec le temps aussi respectable qu'un mariage sanctionné par la
loi, et Cénis tenait auprès de l'empereur le rang d'une véritable
épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu'il
l'aimait, mais encore parce qu'il n'en aimait pas d'autre. Cependant
Suétone raconte qu'une femme feignit pour lui une violente passion, et
finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu'elle mourrait
inévitablement si elle n'obtenait de sa part une preuve de tendresse.
Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au
point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela
en l'honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé
comment il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense
impériale: «Mettez, dit Vespasien: _Pour une passion inspirée par
l'empereur_ (_Vespasiano, ait, adamato_).» Tout chaste qu'il fût dans
ses moeurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries
et ne s'abstenait pas même des plus sales expressions (_prætextatis
verbis_).

Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s'était fait la plus
mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui
avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu'au milieu
de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses
familiers; on le voyait toujours entouré d'un troupeau d'eunuques ou de
gitons (_exoletorum et spadonum greges_); on l'accusait aussi de
rapacité, et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais
il changea tout à coup dès qu'il fut monté sur le trône, et il régna
comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de
l'Évangile de Jésus-Christ: à l'instar de son père, il ne persécutait
pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus
chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut
prématurément, en déclarant qu'il n'avait fait dans toute sa vie qu'une
seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c'était une
liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que
celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à
témoin: «Elle n'était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il,
s'il eût existé, elle s'en serait plutôt vantée la première, comme de
toutes ses infamies.»

Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l'histrion
Pâris, qu'elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit
obligé de la répudier ou du moins de l'éloigner quelque temps, pour
satisfaire à l'indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant
que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait
pas se passer d'elle, et qu'elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il
avait donné cependant une rivale à Domitia: c'était la propre fille de
son frère Titus; il l'avait séduite et enlevée à son mari, du vivant
même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il
fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le
doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n'était que trop porté
d'ailleurs aux plaisirs de l'amour, qu'il appelait la _gymnastique du
lit_ (_libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis
genus_, +klinopalên+ _vocabat_). On assure qu'il s'amusait à épiler
lui-même ses concubines, lorsqu'il n'enfilait pas des mouches avec un
poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles
prostituées (_nataretque inter vulgatissimas meretrices_). Toutefois, en
dépit de ces libertinages, Domitien s'occupa de réformer les moeurs, et
réclama l'application de plusieurs anciennes lois de police tombées en
désuétude: ainsi pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne,
faisait circuler la copie d'un billet autographe, dans lequel Domitien,
alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit
(_noctem sibi pollicentis_), l'empereur faisait condamner, en vertu de
la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de
pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l'usage de la
litière (_probosis feminis lecticæ usum ademit_), et qui établit des
peines terribles contre l'inceste des Vestales; il fit enterrer vive la
grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d'un complice, et ceux-ci
furent battus de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivît; d'autres
vestales, les soeurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir
leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin,
Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du
tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après
l'avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère.

Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme
semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l'histoire des faux
dieux. La philosophie chrétienne s'infiltre dans la doctrine de Platon,
et les empereurs, qui tiennent à honneur d'être philosophes,
s'appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs
passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu
la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait les jeunes garçons, ce que
Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l'empire à son favori
Antinoüs, qu'il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins
(_quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse
dicitur, asserunt_); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et
travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases
d'honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la
foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des
empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que
l'Évangile allait devenir le code universel de l'humanité. Mais le
paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa
dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et
sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières
saturnales de la Prostitution.



CHAPITRE XXIX.

  SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Sa jeunesse impudique. --Son mignon
  Anterus. --Comment Commode employait ses jours et ses nuits. --Anterus
  assassiné à l'instigation des préfets du prétoire. --Ses trois cents
  concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies monstrueuses.
  --Incestes qu'il commit. --Hideuses complaisances auxquelles il
  soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
  décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
  ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
  projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
  des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
  Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
  par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du soleil. --Luxe
  macédonien des vêtements d'Héliogabale. --Semiamire _clarissima_.
  --Petit sénat fondé par l'empereur, pour complaire à sa mère. --Ce que
  c'était que le _petit sénat_ et de quoi l'on s'y occupait. --Goûts
  infâmes d'Héliogabale. --Pantomimes indécentes qu'il faisait
  représenter et rôle qu'il jouait lui-même. --Quelle sorte de gens il
  choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. --Comment
  il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir qu'il
  trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire.
  --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. --Convocation
  qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les
  entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant cette
  tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des assistants.
  --L'empereur _courtisane_. --Comment Héliogabale célébrait les
  vendanges. --Femmes légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La
  veuve de Pomponius Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta.
  --Maris d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
  Zoticus, dit le _cuisinier_. --Mariage des dieux et des déesses.
  --Festins féeriques d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait
  tirer à ces festins. --Droits qu'avaient les courtisanes dans le
  palais impérial. --Mort d'Héliogabale. --Alexandre Sévère, empereur.
  --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
  débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
  --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
  de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
  --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
  l'histoire de la Prostitution romaine.


La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux
grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la
morale, devait produire l'infâme Commode et s'éteindre avec Héliogabale.
Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste
attristant avec les belles vertus d'Antonin et de Marc-Aurèle, qui
avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien.
Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à
Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n'être pas mort, avant
d'avoir vu cette prévision fatale s'accomplir. Si Commode n'avait eu
que de mauvaises moeurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n'était
qu'un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle
tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu'il
avait associé à l'empire et qu'il savait pourtant adonné à tous les
plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec
des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se
renfermer dans l'intérieur de son palais, et n'apportait au dehors
qu'une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa
vie privée n'influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se
montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux
empereur le scandale de ses propres vices.

Mais Commode, au contraire, n'eût pas été satisfait, si ses turpitudes
n'avaient eu mille témoins et mille échos: c'était pour lui un plaisir
et un besoin que de s'avilir aux yeux de tous. De plus, l'abus de la
luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il
eut recours à l'effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez
lui la cruauté se développa jusqu'à devenir une passion brutale qui se
mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus
tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d'après des historiens
grecs et latins aujourd'hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel,
libidineux, et il souilla même sa bouche.» (_Turpis, improbus, crudelis,
libidinosus, ore quoque pollutus, constupratus fuit._) Cependant, peu
de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l'expédition
d'Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du
triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes
précepteurs qu'on lui avait donnés et il s'entoura des hommes les plus
corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne
plus les voir l'avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis
lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une
taverne et un lieu de débauche (_popinas et ganeas in palatinis semper
ædibus fecit_); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus
remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars,
pour les faire servir à tous ses impurs caprices (_mulierculas formæ
scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ
contraxit_). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il
hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait
dans les cellules pour y porter de l'eau ou des rafraîchissements
(_aquam gessit ut lenonum magister_).

Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux
Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les
délices de l'Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui
l'avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les
Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le
voyant si beau et si bien fait: «Son air n'avait rien d'efféminé, dit
Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés
et fort blonds: lorsqu'il marchait au soleil, sa chevelure jetait un
éclat si éblouissant, qu'il semblait qu'on l'eût poudré avec de la
poudre d'or.» Mais cette beauté radieuse, qui n'avait pas d'égale, si
l'on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où
Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa
constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se
trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint
bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par
suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux
aines, qu'elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de
son entrée à Rome, pendant que l'enthousiasme du peuple s'adressait
surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter
derrière lui, sur son char, son mignon (_subactore suo_) Antérus, et,
pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque
instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles
caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des
spectateurs.

Commode reprit d'abord le train de vie qu'il menait du vivant de son
père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (_vespera
etiam per tabernas ac lupanaria volitavit_); la nuit, il buvait jusqu'au
jour, en compagnie de son Antérus et de ses autres favoris. Quant aux
affaires de l'empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l'engageait
à ne s'occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son
gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode
perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour
échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de
cette perte, qu'en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore:
il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le
palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté
désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies
indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines,
il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis
également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables
que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six
cents convives étaient assis à sa table et s'offraient tour à tour à ses
impures fantaisies (_in palatio per convivia et balneas bacchatur_).
Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute
la puissance de l'imagination: il obligeait ses concubines à se livrer
sous ses yeux aux plaisirs qu'il n'était plus capable de partager avec
elles (_ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat_). Ces
tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et
il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes bacchanales, où
les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus
horribles artifices (_nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni
parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus_).

Ce n'était plus, comme chez Tibère et Néron, l'ardeur d'assouvir
d'énormes passions matérielles; c'était plutôt l'infatigable recherche
d'une imagination dépravée qui n'aspirait qu'à rendre la vie à des sens
défaillants. Ainsi, Commode se mettait l'esprit à la torture pour
inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons
d'obscénités. Après avoir violé ses soeurs et ses parentes, il donna le
nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu'il
commettait un inceste avec elle. Il n'épargna aucun des affidés qui
l'entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans
refuser de s'y prêter lui-même (_omne genus hominum infamavit quod erat
secum et ab ominibus est infamatus_). Malheur à qui se permettait alors
de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé.
«Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des
parties honteuses de l'un ou de l'autre sexe, et il les embrassait de
préférence.» (_Habuit in deliciis homines appellatos nominibus
verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat_).
Une variante du texte latin, _oculis_ au lieu d'_osculis_, atténue ce
passage, en donnant à entendre qu'il se contentait de les regarder avec
plus d'intérêt et de curiosité que les porteurs de noms honnêtes. Parmi
ses familiers, il avait distingué un affranchi qu'il appelait Onon
(+onos+, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il
l'enrichit et il le fit grand-prêtre d'Hercule des Champs, pour le
récompenser de ses mérites. (_Habuit et hominem pene prominente ultra
modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum_). Lui-même
s'était fait appeler _Hercule_ par le sénat, qui lui avait décerné déjà
les surnoms de _pieux_ et d'_heureux_.

On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de
sang humain, que ce monstre déifié mettait en oeuvre avec une sorte de
génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (_deorum
templa stupris polluit et humano sanguine_). Il aimait à porter des
vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il
s'habillait en Hercule, avec une veste brochée d'or et une peau de lion:
«C'était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir
faire parade en même temps de l'afféterie des femmes et de la force des
héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les
plus délicats, et il n'hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le
plaisir d'en faire manger aux autres (_dicitur sæpe pretiosissimis
cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut
putabat, irrisis_). Les grimaces que faisaient les convives en l'imitant
lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un
jour, il ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses
habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales,
devant les concubines et les gitons, qui l'applaudissaient; ensuite, il
le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne
manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de
Rome tout ce qu'il faisait de honteux, d'impur, de cruel, en un mot
toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (_omnia quæ turpiter,
quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret_).

Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs
conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l'instigation de
Marcia, celle de ses concubines qu'il aimait le plus. Marcia l'aimait
aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère
attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l'idée
de célébrer le premier jour de l'année par une fête dans laquelle il
irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs.
Marcia le conjura de n'en rien faire, et tous les officiers de la maison
impériale le supplièrent aussi de ne pas s'exposer de la sorte aux
poignards des assassins. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il
rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se
débarrasser d'eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des
condamnés sur une écorce de tilleul, qu'il oublia sous son chevet. «Il
avait à sa cour, rapporte Hérodien, un de ces petits enfants qui
servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu'on tient à demi nus et
dont on relève la beauté par l'éclat des pierreries. Il aimait celui-ci
éperdûment et le faisait appeler _Philocommode_.» L'enfant entra dans la
chambre, trouva par terre la liste de proscription et l'emporta comme un
jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l'enfant et la lui
enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point,
s'écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la
récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j'ai
supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit
qu'un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et
qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux
qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans
la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave,
nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de
s'abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que
Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un
croc, au spoliaire, où l'on entassait les corps morts des gladiateurs.

On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales
de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé
dans l'histoire une souillure ineffaçable et une célébrité unique
d'infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (_impurissimam_) de ce
monstre d'après les contemporains grecs et latins qui l'avaient écrite
avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu'il ait passé sous
silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de
recueillir (_quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine
maximo pudore possunt_), et quoiqu'il ait voilé sous des termes honnêtes
(_prætextu verborum adhibito_) ceux qu'il osait conserver dans son récit
adressé à l'empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu
seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent
quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d'autres
disent Spartien) n'a pas voulu reproduire. «On s'étonne, répéterons-nous
avec Lampride, qu'un pareil monstre ait été élevé à l'empire, et qu'il
l'ait gouverné près de trois ans, sans qu'il se soit trouvé personne qui
en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n'a
manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de
cette espèce.» Le règne d'Héliogabale est vraiment la dernière
convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec
désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique.

Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui
désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta
celui d'Antonin, parce qu'il prétendait descendre de cette famille
antonine, à laquelle l'empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle,
mais que l'exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale,
sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des
empereurs toutes sortes de turpitudes (_quum ipsa meretricio more
vivens, in aulâ omnia turpia exerceret_), avait eu avec Antonin
Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut
cependant contestée par ceux qui l'avaient surnommé _Varius_ ou bigarré,
à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs
de sa mère. Quoi qu'il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait
assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d'être compris dans le
meurtre de l'empereur qu'il se donnait pour père, et il chercha un asile
inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu'il sortit,
l'année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui
le surnommèrent l'Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits
très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d'or et de pourpre, avec des
bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de
perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des
prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine:
il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n'était que de laine,
et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l'idée, pour
accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées,
de se faire peindre en costume de prêtre du soleil et d'envoyer ce
portrait à Rome, avant d'y venir lui-même. Mais ce n'était rien que sa
figure auprès de ses moeurs, qui inspirèrent de l'effroi aux Romains les
plus débauchés: _Quis enim ferre posset principem per cuncta cava
corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam
ferat?_ Héliogabale n'était pas arrivé par l'enivrement du pouvoir à cet
excès de dépravation sensuelle: l'empire l'avait trouvé ainsi corrompu
et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire
qu'en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme,
sinon plus cruel. Qu'attendre d'un misérable insensé, qui n'avait aucune
notion de l'honnête, et qui faisait consister le principal avantage de
la vie à être digne et capable de satisfaire l'ignoble passion de
plusieurs (_cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus
libidini plurimorum videretur_)? On comprend que les chrétiens aient
représenté cet empereur comme une incarnation du diable.

Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette
vieille courtisane que plus d'un sénateur se rappelait avoir connue dans
l'exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des
consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce
fut la seule femme qui siégea, en qualité de _clarissima_, dans le sénat
romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit sénat
(_senaculus_), composé de matrones qui s'assemblaient, à certains jours,
sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux
femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui
aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au
baiser d'usage; qui d'elles se servirait de voitures suspendues; qui, de
chevaux de selle; qui, d'ânes; qui, d'un chariot traîné par des boeufs
ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies
de peau et ornées d'or, d'ivoire ou d'argent; on régla, par
sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque
classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait
s'être réservé l'autorité suprême sur son sexe exclusivement;
Héliogabale, sur le sien, comme s'il bornait son rôle d'empereur à
commander aux hommes. Pendant l'hiver qu'il passa à Nicomédie, avant de
s'établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes;
tellement que les soldats qui l'avaient élu rougirent de leur ouvrage,
en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (_omnia sordide
ageret, inireturque à viris et subaret_). Il n'eut garde de changer de
genre de vie, lorsqu'il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit
Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher
partout et d'amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines
conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient
ces conditions que la nature avait départies plus libéralement à un
petit nombre de privilégiés. Ceux qu'on jugeait dignes d'être présentés
à l'empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu'il faisait
représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de
la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et
pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait
tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le
déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à
coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main
devant son sein et l'autre devant le signe de la virilité qu'il cachait
entièrement, _posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et
oppositis_.

Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de
ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs
les plus membrus. C'est là qu'il distingua les cochers Protogène,
Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait
une telle passion pour Hiéroclès qu'il lui donnait publiquement les
baisers les plus hideux (_Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur
inguina_); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait
construire des bains publics dans le palais, et il n'avait pas honte de
se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les
qualités particulières qu'il aimait dans les hommes (_ut ex eo
conditiones bene vasatorum hominum colligeret_). Il parcourait aussi
les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu'il appelait
des _monobèles_, c'est-à-dire des hommes complets (_viriliores_). Il n'y
avait de crédit et d'honneurs, que pour ces sortes de gens (_homines ad
exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii_). Héliogabale
éleva aussi aux premières dignités de l'empire certains personnages qui
n'avaient pas d'autres titres à ses préférences, que leurs énormes
attributs virils (_commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum_).
Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il
se délectait à leur contact et à leurs attouchements (_eorumque
attrectatione et tactu præcipue gaudebat_); c'était de leurs mains qu'il
voulait prendre la coupe où il buvait en l'honneur de leurs hauts faits
et des siens.

A l'exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se
mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert
d'un bonnet de muletier, afin de n'être pas reconnu, raconte Lampride,
il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du
Théâtre, de l'Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s'il ne se
livra pas à la débauche avec toutes ces filles (_sine effectu
libidinis_), il leur distribua pourtant des pièces d'or, en disant:
--Que personne ne sache qu'Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait
plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices
de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans une basilique de la
ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police
édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans
laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés
connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (_lenones,
exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes_).
D'abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux
imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de
circonstance, commençant par ce mot: _Camarades_ (_commilitones_), qui
revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il
ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de
libertinage (_disputavitque de generibus schematum et voluptatum_). Son
immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations,
chaque fois qu'il rencontrait quelque effroyable imagination de
débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé
en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes,
découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les
allures, les gestes, les agaceries et les paroles d'une prostituée de
carrefour. Sous ce costume, il s'approcha de celles à qui son caprice
avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu'il savait
leur métier aussi bien qu'elles. Puis, se débarrassant de sa gorge
d'emprunt (_papillâ ejectâ_), il prit les airs et l'habit des enfants
qu'on vendait à la Prostitution (_habitu puerorum qui prostituuntur_),
et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu'il n'était
pas moins expert qu'eux dans leur art honteux. Enfin il termina la
séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la
première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces
d'or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux
lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin
jusqu'à sa mort.

Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu'il accorda,
par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent
racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir
des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu'elles pussent continuer à
leur profit l'odieux trafic qu'elles avaient appris à exercer. On
raconte même, à ce sujet, qu'ayant racheté ainsi au prix de cent mille
sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne
la toucha pas et la respecta comme une vierge (_velut virginem
coluisse_). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents
chariots, remplis de lénons, d'appareilleuses, de mérétrices et de
cinædes bien pourvus (_causa vehiculorum erat lenonum, lenarum,
meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo_). Il
avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c'était lui-même
qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d'une pâte
épilatoire (_psilothro_), et il employait de préférence à cet usage
celle qui avait déjà servi à l'épilation de ses femmes. Il employait
également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé
le poil des parties honteuses de ses gitons (_rasit et virilia
subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit_). «Il n'y
a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des
abominables saletés qu'il fit ou qu'il souffrit en son corps.» Xiphilin
répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement
recueillis et que la langue grecque couvrait d'une sorte de voile qui
les rendait plus tolérables; mais l'histoire originale de Dion Cassius
n'a pas conservé le règne d'Héliogabale, comme si les pages consacrées à
ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride
dit aussi qu'on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un
grand nombre d'obscénités, qu'il a cru devoir passer sous silence, parce
qu'elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (_digna
memoratu non sunt_): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de
débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il
connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère
(_libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum
vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat_).»

On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant
ce curieux passage de l'Abrégé de Xiphilin, prudemment affaibli dans la
traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de
Prostitution, en chassait les courtisanes, et s'y plongeait dans les
plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l'incontinence un appartement
de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la
façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d'or et
appelant les passants d'un ton mou et efféminé. Il avait d'autres
personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller
chercher des gens dont l'impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait
de l'argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d'un gain
aussi infâme que celui-là. Quand il était avec les compagnons de ses
débordements, il se vantait d'avoir un plus grand nombre d'amants qu'eux
et d'amasser plus d'argent; il est vrai qu'il en exigeait indifféremment
de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres,
d'une taille fort avantageuse, et qu'il avait dessein, pour ce sujet, de
désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a
évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n'avait pas à
ménager la susceptibilité des beaux-esprits français.

Si les appétits sensuels d'Héliogabale étaient immodérés, son
imagination dépravée avait encore plus de puissance et d'activité.
Ainsi, ce qu'il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité,
c'étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, ses oreilles et
son âme, en souillant aussi la pudeur d'autrui. Les prodigieux festins
qu'il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs
mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux
des amphores et des vases d'argent surchargés d'images érotiques
(_schematibus libidinosissimis inquinata_). Toute cette argenterie
effrontée brillait surtout dans les soupers d'apparat, qu'il donnait à
l'occasion des vendanges, et dans lesquels il s'amusait à déshonorer les
citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux.
Il leur demandait, pour les embarrasser, s'ils avaient fait preuve dans
leur jeunesse d'autant de vigueur qu'il en déployait lui-même, et ces
questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe
(_impudentissime_), car jamais il ne s'abstint des expressions les plus
infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes
encore (_neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis
impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo,
esset pudor_). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des
vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au
maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (_an promptus esset
in Venerem_)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente
question: «Il a rougi! s'écriait-il, la chose va bien (_salva res
est_).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il
s'autorisait alors à parler de ses propres actes, et si tous les
vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses
jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet
qu'il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir
encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les
entendre et qui leur portait d'ignobles défis. La flatterie déliait
souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de
commettre les mêmes ignominies et d'avoir des maris (_qui improba
quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent_). L'empereur,
à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s'apercevait point
que ces misérables feignaient des vices qu'ils n'avaient pas, pour lui
complaire et le divertir.

Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et
plusieurs maris. Il épousa d'abord la veuve de Pomponius Bassus, qu'il
avait fait condamner à mort en l'accusant de s'être fait le censeur de
la conduite privée de l'empereur. Cette femme, aussi belle que noble,
était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui
eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la
délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour
aucun besoin qu'il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d'imiter les
débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans
l'espoir, disait-il, d'être plus tôt père, «lui qui n'était pas homme,»
ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. Ce
mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il
répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu'elle avait une tache sur le
corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage
qu'il souhaitait contracter avec plus d'éclat que les précédents. Il
avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s'en fallut qu'il ne
laissât s'éteindre le feu sacré (_ignem perpetuum extinguere voluit_),
pendant qu'il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la
vestale Aquila Sévéra et l'épousa insolemment à la face du ciel, en
disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la
prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de
divin. Mais Héliogabale n'eut pas plus d'enfants de ce mariage sacrilége
que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu'il remplaça
par deux ou trois femmes successivement jusqu'à ce qu'il eût repris
Aquila Sévéra.

Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c'est à peine si nous
oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président
Cousin n'a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse.
Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler
_madame_ et _impératrice_. «Il travaillait en laine, portait quelquefois
un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en
fit une fête, prit soin qu'il ne lui parût aucun poil, pour être plus
semblable à une femme, et reçut, étant couché, les sénateurs qui
l'allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé
Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour
que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux
bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure
blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard
chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de
géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert
de sueur et de poussière; puis, il l'installa dans sa chambre à coucher,
au sortir du bain, et le lendemain il l'épousa solennellement. «Il se
faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président
Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu'il
avait quelquefois au visage des marques des coups qu'il avait reçus. Il
ne l'aimait point d'une ardeur faible et passagère, mais d'une passion
forte et constante, tellement qu'au lieu de se fâcher des mauvais
traitements qu'il recevait de lui, il l'en chérissait plus tendrement.
Il l'eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s'étaient pas
opposées à cet acte de démence impudique.»

Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il
jouissait auprès de l'empereur. C'était Aurélius Zoticus, dit le
_Cuisinier_, parce que son père l'avait élevé dans les cuisines, où tout
enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne heure au métier
paternel pour embrasser l'état de lutteur: il l'emportait en bonne mine
et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se
mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d'Héliogabale
reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste
champion et s'emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe
triomphale. Sur l'éloge qu'on avait fait de lui à Héliogabale, qui
brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (_cubicularius_) de
l'empereur. Celui-ci l'attendait avec une impatience qui éclata de la
façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans
le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince
l'aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de
Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage;
et, parce que Zotique en le saluant l'avait appelé _seigneur_ et
_empereur_ selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d'un
air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards
lascifs: --Ne m'appelez point _seigneur_, puisque je suis une _dame_!»
Il l'emmena baigner à l'heure même avec lui; et l'ayant trouvé tel qu'on
le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.»
Jérocle, jaloux de ce rival, eut l'adresse de lui faire verser par les
échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui
le frappa d'impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont
Zoticus était victime, le regarda dès lors avec autant de colère et de
mépris qu'il lui avait témoigné d'estime et d'affection auparavant. Peu
s'en fallut qu'il l'envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut
encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et
chassé du palais, de Rome et de l'Italie.

Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l'institution du
mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée
bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner
une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de
femme et d'enfant, dit Xiphilin. La femme qu'il lui avait choisie était
Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa
chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains
considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n'avait pas été
changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au
temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et
ridicule, qu'il avait poussée aussi loin que possible en couchant les
deux statues dans le même lit, il déclara qu'une déesse si guerrière ne
convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour
ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois.
Uranie, qui présidait à l'incubation des êtres dans le travail
mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de
la nuit, devait naturellement être l'épouse d'Héliogabale, dieu du
soleil et de la génération. L'empereur célébra donc leurs noces avec
splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l'empire aux présents
magnifiques qu'il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé,
il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à
côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l'une à l'autre avec des
bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de
grandes réjouissances à Rome et dans toute l'Italie. Héliogabale
s'identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se
faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les
dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses
impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil:
c'était là qu'il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches,
remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de
prendre part au culte des autres divinités, surtout s'il avait un rôle à
jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête
échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les
parties génitales (_genitalia sibi devinxit_), et il fit tout ce que ces
impurs fanatiques avaient l'habitude de faire. Il s'associa également
aux rites bizarres et obscènes d'Isis, de Priape, de Flore et de
Cotytto.

Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins
féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la
prodigalité, la gourmandise et le caprice pouvaient inventer, pour
satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne
vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles
(_exquirere novas voluptates_). Lampride a énuméré quelques-unes des
folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des
fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d'étoffes
d'or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait
succomber de plaisir (_quum gravari se diceret onere voluptatis_), et la
tête coiffée d'un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient
des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les
intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à
l'estomac, qui ne se lassait pas plus que l'ardeur des sens. Les
convives alors n'étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils
s'efforçaient à l'envi d'imiter leur empereur, sans espoir de l'égaler.
Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses
vêtements, se couronnait de rayons d'or, suspendait un carquois sur ses
épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d'huile
aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses
et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le
traînaient autour de la salle du banquet. (_Junxit et quaternas mulieres
pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic
vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent._) Sa
générosité à l'égard de ses compagnons de table se traduisait en
présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au
hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait
tomber dans les mains d'un vieux débauché une coquille portant ces mots
qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l'empereur»; il riait
davantage, si, par une de ces chances qu'il aimait à provoquer, une
vieille décrépite devenait la maîtresse d'un beau jeune garçon. Souvent
les billets cachetés, que ses convives tiraient de l'urne, leur
ordonnaient les douze travaux d'Hercule ou les condamnaient à des
services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où
il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles
l'exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n'avait
pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix
oeufs, dix toiles d'araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes,
quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à
ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient
ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de
lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en
lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue,
que sa bonne étoile avait amenée à la table de l'empereur, pouvait se
vanter d'avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale
prenait son plaisir partout, pourvu qu'il n'eût pas affaire deux fois à
la même femme (_idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem_). Enfin,
les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au
lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l'intérieur du
palais (_lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit_).
Courtisanes et gitons se recommandaient d'eux-mêmes à sa sollicitude
paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des
approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans
les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de
disette.

Ce monstre à face humaine déshonora l'Empire pendant un règne de quatre
ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes
les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature.
Il se glorifiait d'imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône,
Néron, Othon et Vitellius. Il n'avait pourtant que dix-huit ans,
lorsqu'il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s'était
caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde
d'un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent
endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et
empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur
vie (_ut mors esset vitæ consentiens_). Le _traîné_, l'_impur_, comme le
surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville,
ne devait pas avoir d'égal dans l'histoire des empereurs, et, après lui,
l'humanité sembla se reposer, sous la bienfaisante influence
d'Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale
évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes
parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et
constitué la police des moeurs dans les gouvernements, on vit encore les
empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un
théâtre, donner au peuple l'exemple contagieux de tous les écarts de la
Prostitution. Presque tous s'adonnèrent à la débauche, presque tous se
laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien,
qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (_natus abdomini et
voluptatibus_), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand
nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les
plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à
ses convives. Si le _divin_ Claude, comme pour faire oublier aux Romains
l'impur Gallien (_prodigiosum_), régna en philosophe chaste et modeste;
si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit
rigoureusement l'adultère, même parmi les esclaves; si l'empereur Tacite
défendit d'établir des mauvais lieux dans l'intérieur de Rome, défense
qui ne put être maintenue (_meritoria intra urbem, stare vetuit, quod
quidem diu tenere non potuit_); s'il fit fermer les bains publics
pendant la nuit; s'il interdit les habits de soie et les profusions du
luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne de son nom; Carin,
prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de
Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté
des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l'infamie
jusqu'à se prostituer lui-même (_homo omnium contaminatissimus, adulter,
frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui_).»
Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien;
pour secrétaire, un impur (_impurum_), avec lequel il faisait toujours
sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des
vices les plus infects (_enormibus se vitiis et ingenti foeditate
maculavit_), et il ne respecta rien (_moribus absolutus_). Mais
Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des
empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté
de ses moeurs et par la moralité de ses lois, quoiqu'il ait cruellement
persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l'austère, le philosophe,
eut pourtant l'odieux courage de faire de la Prostitution un des
supplices qu'on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes!
C'est pourtant sous Dioclétien que semble s'arrêter l'histoire de la
Prostitution romaine.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME.



    TABLE DES MATIÈRES
    DU DEUXIÈME VOLUME.


    _PREMIÈRE PARTIE._

    ANTIQUITÉ. --Grèce. --Rome.

    (SUITE ET FIN.)


  CHAPITRE XVII.                                                Page 5

  SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
  catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
  quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
  femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
  de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
  --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
  Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
  cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
  --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
  des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
  lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
  _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
  --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
  --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
  --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
  la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
  --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
  _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
  qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
  prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
  nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
  _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
  --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
  faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
  lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
  location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.


  CHAPITRE XVIII.                                              Page 29

  SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
  légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
  du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
  réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
  retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
  prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
  courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
  matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
  compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
  --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
  l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
  grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
  la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
  où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
  --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
  bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
  de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
  la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
  peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
  la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
  --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
  fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
  cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
  _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
  _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
  caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
  --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
  Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
  l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
  l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
  mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
  des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
  --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
  l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
  souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
  carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
  femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
  entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
  pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
  débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
  d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
  --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
  --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
  --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
  courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
  prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
  cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
  prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
  --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
  nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
  mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
  inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
  _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.


  CHAPITRE XIX.                                                Page 83

  SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
  --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
  hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
  _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
  courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
  que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
  le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
  --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
  permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
  --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
  les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
  _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
  parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
  --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
  érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
  courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
  Rome détruits par les Pères de l'Église.


  CHAPITRE XX.                                                Page 107

  SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
  Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
  --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
  attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
  --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
  refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
  enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
  _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
  --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
  et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
  vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
  constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
  --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
  affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
  --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
  --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
  Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
  siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
  --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
  --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
  sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
  _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
  à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Les empiriques, les
  antidotaires et les pharmacopoles. --Les médecins pneumatistes. --Les
  _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et _archiatri populares_.
  --L'institution des archiatres régularisée et complétée par
  Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du matin_. --Les
  sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial contre Lesbie.
  --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. --Pourquoi les malades
  atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les
  médecins romains. --Mort de Festus, ami de Domitien. --Des drogues que
  vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.
  --Superstitions religieuses. --Offrandes aux dieux et aux déesses.
  --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de Pétrone. --Abominable
  apophthegme des _pædicones_.


  CHAPITRE XXI.                                               Page 161

  SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
  --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
  Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
  _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
  parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
  _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
  parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
  par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
  ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
  complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
  l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
  maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
  l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
  --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
  parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
  --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
  --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
  Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
  _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
  la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.


  CHAPITRE XXII.                                              Page 203

  SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
  --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
  ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
  _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
  _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
  --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
  --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
  Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
  grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Le repas de Trimalcion.
  --Les histrions, les bouffons et les _arétalogues_. --Les baladins et
  les danseuses. --Danses obscènes qui avaient lieu dans les
  comessations. --Comessations de Zoïle. --Épisode du festin de
  Trimalcion. --Services de table et tableaux lubriques. --Ameublement
  et décoration de la salle des comessations. --Santés érotiques.
  --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du bouffon de table Galba.
  --Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations. --Dieux et
  déesses qui présidaient aux comessations. --Les lares _Industrie_,
  _Bonheur_ et _Profit_. --Le verbe _comissari_. --Théogonie des dieux
  lares de la débauche. --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les
  luttes amoureuses. --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux
  gardiens des femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona.
  --Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus.
  --Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc. --Fauna, déesse favorite
  des matrones. --Jugatinus et ses attributions.


  CHAPITRE XXIII.                                             Page 225

  SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
  peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
  des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
  présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
  réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
  chambre_. --Présages que les Romains tiraient du son que rendait
  l'urine en tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_.
  --Double sens obscène du mot _pot de chambre_. --Étymologie de
  _matula_. --Présages urinatoires dans les comessations. --Hercule
  _Urinator_. --Présages des ructations. --_Crepitus_, dieu des vents
  malhonnêtes. --Le petit dieu Pet. --Présages tirés du son du pet.
  --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
  langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --Jupiter et
  Cybèle, dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux
  éternuments dans les affaires d'amour. --Les tintements d'oreilles et
  les tressaillements subits. --La droite et la gauche du corps.
  --Présages résultant de l'inspection des parties honteuses. --Présages
  tirés des bruits extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus
  adversus_ et _lectus genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le
  pétillement de lampe. --Habileté des courtisanes à expliquer les
  présages. --Présages divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou
  malheureux, propres aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent
  vierges Sarmates. --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat.
  --Superstitions singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence
  que s'imposaient les débauchés et les courtisanes en l'honneur des
  solennités religieuses. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé
  par les Romains pour constater la virginité des filles. --La noix,
  allégorie du mariage.


  CHAPITRE XXIV.                                              Page 247

  SOMMAIRE. --Pourquoi les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens
  ni de panégyristes comme celles de la Grèce. --Les poëtes commensaux
  et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est dans les
  poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des courtisanes
  romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur vieillesse
  misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace pour les
  galanteries matronales. --Serment de Salluste. --Philosophie
  épicurienne d'Horace. --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des
  matrones. --Comparaison qu'il fait de cet amour avec celui des
  courtisanes. --Nééra, première maîtresse d'Horace. --Origo, Lycoris et
  Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
  --Liaison d'Horace avec une vieille matrone. --La _bonne_ Cinara.
  --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
  publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
  Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --La courtisane Lycé.
  --Pyrrha. --Lalagé. --Barine. --Tyndaris et sa mère. --Lydie.
  --Myrtale. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A quelle
  singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette
  esclave. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs
  à Horace. Adieux d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière
  maîtresse d'Horace. --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.


  CHAPITRE XXV.                                               Page 293

  SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Ses
  maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille du sénateur
  Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de Lesbie. --Ce que
  c'était que ce moineau. --Passion violente de Catulle pour Lesbie.
  --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --Mariage
  concubinaire de Lesbie. --Catulle revoit Lesbie en présence de son
  mari. --Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la
  jalousie de son mari. --La courtisane Quintia au théâtre. --Vers de
  Catulle contre Quintia. --La courtisane grecque Ipsithilla. --Billet
  galant qu'adressa Catulle à cette courtisane. --Épigramme de Catulle
  aux habitués d'une maison de débauche où s'était réfugiée une de ses
  maîtresses. --Colère de Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_.
  --Vieillesse prématurée de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son
  amant. --Properce. --Cynthie ou Hostilia. --Son amour pour Properce.
  --Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie. --Résignation de Properce
  à l'endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus. --Les
  oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à sa maîtresse. --La
  _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les attraits de sa
  maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec Cynthie. --Les
  galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. --Gémissements de
  Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de Baïes. --Properce
  se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation
  de Properce avec Cynthie. --Changement de rôles. --Acanthis
  l'entremetteuse. --Jalousie de Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge
  qu'employa Cynthie pour s'assurer de la fidélité de son amant.
  --Phyllis et Téïa. --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie.
  --L'empoisonneuse Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort
  de Properce. --Ses cendres réunies à celles de Cynthie.


  CHAPITRE XXVI.                                              Page 325

  SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
  Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
  amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
  --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
  enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
  porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
  --Amour de Tibulle pour Némésis. --Prix des faveurs de cette
  prostituée. --Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.
  --Tibulle amoureux de Néère. --Refus de Néère d'épouser Tibulle.
  --Néère prend un amant. --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour
  à Sulpicie, fille de Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à
  Tibulle. --Infidélités de Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de
  Tibulle pour cette courtisane grecque. --Dédains de Glycère. --Mort de
  Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Cornelius Gallus.
  --Lycoris. --Gallus à la guerre des Parthes. --Son poëme à Lycoris.
  --Retour de Gallus. --Infidélités de Lycoris. --Gentia et Chloé.
  --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.
  --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.
  --Le mari de Corinne. --Manéges amoureux que conseille Ovide à
  Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et brutalité d'Ovide. --Son
  désespoir d'avoir frappé Corinne. --L'entremetteuse Dipsas.
  --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
  --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
  --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
  --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
  d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
  --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. --Corinne
  devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à Corinne.
  --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux et d'après
  les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète supposée avec
  la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin. --Mort
  d'Ovide.


  CHAPITRE XXVII.                                             Page 357

  SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
  libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
  qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
  critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
  --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
  --Moeurs déréglées de ce poëte. --Quels étaient les lecteurs habituels
  des oeuvres de Martial. --Portraits de courtisanes. --Lesbie.
  --Libertinage éhonté de cette prostituée. --Chloé et son amant
  Lupercus. --La _pleureuse des sept maris_. --Thaïs. --Philenis et son
  concubinaire Diodore. --Horrible dépravation de Philenis. --Épitaphe
  que fit Martial pour cette infâme prostituée. --Galla. --Injustice de
  Martial à l'égard de cette courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre
  elle. --D'où lui venait la haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles
  amoureuses. --Effrayant cynisme de Phyllis. --Épigrammes
  contradictoires de Martial contre cette courtisane. --Lydie.
  --Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.
  --Fabulla, Lila, Vetustilla, etc. --Les fausses courtisanes grecques.
  --Celia. --Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la
  Grèce. --Lycoris. --Glycère. --Chioné et Phlogis. De quelle façon
  grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l'amour que
  lui avait envoyée Polla. --Honteuse profession de foi qu'il adressa à
  sa femme Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Épigramme
  expiatoire de Martial. --Sa fin champêtre. --Pétrone. --Son
  _Satyricon_, tableau des moeurs impures de Rome impériale. --Les
  Épigrammes de Pétrone. --Suicide de Pétrone.


  CHAPITRE XXVIII.                                            Page 401

  SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
  moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
  avant l'avénement des empereurs. --Le chevalier Ebutius et sa
  maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. --Jules César.
  --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées qu'il séduisit.
  --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses adultères.
  --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats romains
  contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
  singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
  pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
  immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
  Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
  divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
  pour l'ivrognerie. --Étranges contradictions qu'offrirent la vie
  publique et la vie privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Le
  tableau de Parrhasius. --Caligula, empereur. --Ses amours infâmes avec
  Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa passion pour la courtisane
  Pyrallis. --Comment cet empereur agissait envers les femmes de
  distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. --Ouverture d'un
  lupanar dans le palais impérial. --Le _préfet des voluptés_. --Claude,
  empereur. --Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et
  Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses soupers publics au
  Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries du golfe de Baïes.
  --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables impudicités de Néron.
  --Son mariage avec Sporus. --Sa passion incestueuse pour sa mère
  Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. --Galba, empereur.
  --Infamie de ses habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs
  corrompues. --Vitellius, empereur. --Ses débordements. --Son amour
  pour l'affranchi Asiaticus. --Son insatiable gloutonnerie.
  --Vespasien, empereur. --Retenue de ses moeurs. --Titus, empereur.
  --Sa jeunesse impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et
  l'histrion Pâris. --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Nerva,
  Trajan et Adrien, empereurs. --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.


  CHAPITRE XXIX.                                              Page 437

  SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Ses turpitudes et ses cruautés. --Ses
  impurs caprices. --Son mignon Anterus. --Comment Commode employait ses
  jours et ses nuits. --Mort d'Anterus. --Douleur de Commode. --Ses
  trois cents concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies
  monstrueuses. --Ses incestes. --Hideuses complaisances auxquelles il
  soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
  décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
  ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
  projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
  des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
  Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
  par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du Soleil. --Sa
  mère Semiamire. --Luxe macédonien des vêtements d'Héliogabale.
  --Semiamire _clarissima_. --Petit sénat fondé par l'empereur pour
  complaire à sa mère. --Ce que c'était que le _petit sénat_ et de quoi
  l'on s'y occupait. --Goûts infâmes d'Héliogabale. --Quelle sorte de
  gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches.
  --Comment il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir
  qu'il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution
  populaire. --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées.
  --Convocation qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous
  les entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant
  cette tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des
  assistants. --L'empereur _courtisane_. --Argenterie érotique de ses
  festins. --Comment Héliogabale célébrait les vendanges. --Femmes
  légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La veuve de Pomponius
  Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. --Maris
  d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
  Zoticus, dit le _cuisinier_. --Comment Jérocle se débarrassa de ce
  rival. --Mariage des dieux et des déesses. --Festins féeriques
  d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait tirer à ces festins.
  --Droits qu'avaient les courtisanes dans le palais impérial. --Meurtre
  d'Héliogabale par les soldats. --Alexandre Sévère, empereur.
  --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
  débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
  --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
  de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
  --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
  l'histoire de la Prostitution romaine.


  FIN DE LA TABLE.


Note de transcription détaillée:

En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le
typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:

  p. 14: «appellait» corrigé en «appelait» («qu'on appelait stabula»),
  p. 16: fermeture des guillemets avant «On appliquait avec raison»,
  p. 20: fermeture des guillemets après «aïeule»,
  p. 26: «Pierruges» corrigé en «Pierrugues» («le docte Pierrugues»),
  p. 30 et 471, «moechocinoedus» corrigé en «moechocinædus»,
  p. 75: «proéminant» corrigé en «proéminent» («et plus proéminent»),
  p. 86: «commessations» corrigé en «comessations»
          («excepté dans les soupers et les _comessations_,»),
  p. 98: fermeture des guillemets après «aucupium auribus?»,
  p. 100: fermeture des guillemets après «quam malum dicere).»,
  p. 104: «éclairé» corrigé en «éclairée» («la protection éclairée»),
  p. 104: fermeture des guillemets après «pagina, vita proba_).»,
  p. 126: «ingrédiens» corrigé en «ingrédients»
          («les ingrédients ordinaires»),
  p. 155: «tout» corrigé en «tous» («en tous les cas»),
  p. 186: remplace «?» par «.» («des joueurs d'osselets.»),
  p. 186 et 366: «cinoedes» corrigé en «cinædes»
          («des portraits de cinædes»),
  p. 195, «uticæ» corrigé en «urticæ»,
  p. 230: fermeture des guillemets après «matulam datis).»,
  p. 234: «pelusiciaca» corrigé en «pelusiaca»,
  p. 237: fermeture des guillemets après «sternuit approbationem).»,
  p. 308: fermeture des guillemets après «ducere veste libet_).»,
  p. 351: fermeture des guillemets après «numeros sustinuisse novem_).»,
  p. 358: «Alcylle» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton.»),
  p. 362: fermeture des guillemets après «vita proba est_).»,
  p. 363: «Parace» corrigé en «Parce» («Parce tuis igitur»),
  p. 394: «Alcylte» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton,»),
  p. 396: «testamenat» corrigé en «testament»
          («escroqué plus d'un testament»),
  p. 406: «sumpluosum» corrigé en «sumptuosum»,
  p. 409: fermeture des guillemets après «par plus d'un opprobre,»,
  p. 409: «sexterces» corrigé en «sesterces», comme dans l'édition Belge
          de la même année,
  p. 426: «deliagtorum» corrigé en «deligatorum».

Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de
typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n'ont pas été
corrigées:

  p. 237: «sallisationes» pour «salisationes»,
  p. 301: «futationes» pour «fututiones»,
  p. 345: «dominiæque» pour «dominæque»,
  p. 367: «sejurat» pour «se jurat»,
  p. 381: «iatu» pour «hiatu»,
  p. 383: «solecismum» pour «soloecismum»,
  p. 464: «plerunque» pour «plerumque».

En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment.
La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot
«pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea».

Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs. Celles
n'affectant pas la translittération ne sont pas notées ici:

  p. 65: «moichenô» corrigé en «moicheuô»,
  p. 207: «komisê» corrigé en «komidê»,
  p. 433: «klyêopalen» corrigé en «klinopalên».





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