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Title: L'Illustration, No. 0054, 9 Mars 1844
Author: Various, L'Illustration-
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0054, 9 Mars 1844" ***


L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de
chaque No. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour
l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40

Nº 54. Vol. III.--SAMEDI 9 MARS 1844. Bureaux, rue de Seine, 33.



Sommaire.

Courrier de Paris. Vue du Pont de Beaucaire, emporté par un coup de
vent; Perte du navire l'Elberfeldt.--Fragments d'un Voyage en Afrique.
(Suite et fin.)--Paris souterrain. (2e art.) Plan indicatif de l'Entrée
des Catacombes et des Carrières de Paris; Éboulement de la galerie du
Port-Mahon; Coupe géologique du sol sous Paris; Trois vues intérieures
des Catacombes.--Histoire de la Semaine.--Intérieur de la Chambre des
Députés. Tribunes des deux Chambres; Tribune des Orateurs de la Chambre
des Pairs; Tribune des Journalistes à la Chambre des députés; Sonnette
du Président; La Tribune des Orateurs et le banc des Ministres à la
Chambre des Députés; Pupitre du banc des Ministres.--Académie des
Sciences. (Suite.)--Don Graviel l'Alferez. Fantaisie maritime par M. G.
de la Landelle. (Suite et fin.) Une Gravure. Théâtres. Une Scène de
Carla et Carlin.--Chinoiseries. Deux Gravures.--Bulletin
bibliographique.--Bronze. Une Gravure.--Amusements des Sciences. Deux
Gravures.--Rébus.



Courrier de Paris.

Mais où sommes-nous, bon Dieu? tout est sombre et sinistre: les bruits
de la ville, les nouvelles du dehors n'apportent à la curiosité publique
que des faits déplorables ou sanglants!--Vous sortez de votre lit le
matin, enveloppé de votre robe de chambre ouatée, les pieds dans vos
pantoufles, le teint frais, la bouche souriante, l'oeil calme et doux,
comme un honnête homme qui a dormi la grasse matinée, avec un coeur
léger et une conscience en repos; vous voici dans votre fauteuil à bras,
au coin d'un feu joyeux, remuant dans votre cerveau les idées les plus
aimables et les plus sereines, et aimant toute la nature, comme dit la
chanson de Lantara.--Cependant vous prenez votre journal du matin, vous
en brisez l'enveloppe légère, et d'un oeil curieux vous y cherchez les
nouvelles récentes de ce monde charmant, de ce délicieux univers dont
vous êtes amoureux; tout à coup votre regard s'attriste, votre visage
s'assombrit, vous pâlissez, vous rougissez tout à la fois; une
invincible tristesse s'empare de toute votre personne, et au lieu d'un
air de fête, comme tout à l'heure, vous avez un air d'enterrement.

[Illustration: Vue du Pont de Beaucaire, emporté par un coup de vent.]

[Illustration: Perte du navire l'Elberfeldt.]

C'est qu'en effet, depuis quelque temps, tout journal est une véritable
nécropole, un champ de meurtres et de ruines, une forêt de Bondi, où il
n'est pas sain de passer seul et sans armes. Le lecteur qui s'aventure
imprudemment dans la contrée des Nouvelles diverses, tressaille à
chaque pas et court risque de la vie; ici un bandit s'introduit dans la
maison d'un millionnaire, et laisse après lui un coffre-fort brisé et un
cadavre étendu sur les dalles; là deux pauvres vieilles femmes tombent
sous les coups d'un assassin; tous les jours du sang, tous les jours des
crimes hideux, tous les jours des crânes fendus, et le vol se glissant
dans les demeures et y introduisant le meurtre à l'oeil hagard.--Hier
c'était la veuve Sénepart, aujourd'hui le banquier Donon-Cadet, demain
l'Anglais Ward; chaque semaine a son forfait, son bourreau, sa victime;
et les journaux ne manquent pas de vous donner, avec une exactitude qui
fait dresser les cheveux sur la tête, les plus minutieux et les plus
horribles détails de ces effroyables aventures.--En vérité, en lisant
les feuilles du matin, on se tâte pour s'assurer si on n'a pas reçu
quelque coup de couteau ou de poignard, et peu s'en faut qu'on ne crie:
«A la garde!» La main de la justice saisissant le crime, la loi le
frappant de son glaive, ne semblent plus même inquiéter le criminel.
L'infortuné sculpteur P... a été frappé de dix coups de stylet par son
apprenti, qui venait d'assister au supplice de Poulmann: et peut-être
quelque assassin en expectative se prépare à suivre assidûment les
débats de l'affaire Ducros, le meurtrier de madame Sénepart, qui
commenceront la semaine prochaine. Ne sont-ce pas là des faits
épouvantables et qui attestent malheureusement qu'il y a, à côté de
notre monde de moeurs si faciles et si douces, je ne sais quelle race
féroce de damnés toujours armée et toujours menaçante? Quel est le moyen
d'apporter la lumière à ces âmes ténébreuses et perdues? N'y en a-t-il
aucun, et la société aura-t-elle toujours ses tigres, ses hyènes et ses
chacals?

C'est peu des hommes; les choses se mettent de la partie et jouent, à
leur tour, des jeux effrayants et terribles; tantôt--et nous en avons eu
tout récemment de douloureux exemples--c'est l'incendie qui allume ses
flammes dévorantes et détruit de riches manufactures; le pâle ouvrier,
sans travail et sans pain, erre sur les décombres fumants; tantôt c'est
l'inondation,--les récits publics l'attestent,--qui promène sur les
campagnes et sur les villes ses irrésistibles fureurs; les hameaux
disparaissent, la campagne est dévastée; des cadavres d'hommes et de
maisons flottent à la surface des vagues déchaînées; l'inondation, fléau
cent fois plus avide et plus insatiable que le dévorant incendie! En
vain la prévoyance humaine s'efforce d'opposer un obstacle à cet ennemi
sans frein; il rugit, il s'agite avec rage, et brisant, comme une paille
fragile, la digue la plus solide, répand la peur, la mort, le désastre
de tous côtés.--Plus loin, c'est l'ouragan qui gronde; l'ouragan, à qui
rien ne résiste; l'ouragan, monstre aux effroyables tourbillons, qui
déracine les arbres dans sa course haletante, abat les hautes tours et
les hauts clochers, emporte les toits et les murailles, fait crouler les
arches des ponts et les engloutit, dans les fleuves.--Qui n'a tressailli
d'épouvante en entendant la récente nouvelle de la ruine du pont de
Beaucaire, qu'une trombe furieuse a fait voler dans les airs et dispersé
par débris, laissant des cadavres sur la rive.

Voilà les faits sinistres qui occupent la ville depuis quinze jours, et
se mêlent au bruit de ses fêtes; l'élégant Paris ne s'en amuse pas moins
et continue de courir le bal.--Des pauvres gens inondés, noyés, ruinés,
assassinés, incendiés, mais savez-vous une c'est affreux, ma chère!--A
propos, dansez-vous la polka?

Rien n'est plus intéressant, en effet, que la polka; rien ne cause en ce
moment des émotions plus profondes, rien, pas même l'aventure du navire
hollandais l'Elberfeldt.--Le navire était en route pour l'Angleterre,
sous le commandement du capitaine Stranach; il avait à son bord M.
Busch. En approchant des côtes, M. Busch fit observer au capitaine
Stranach que, depuis quelques instants, le navire tressaillait en
marchant. Pour M. Busch, navigateur habile, ce tressaillement était le
signal d'une prochaine catastrophe; M. Burch prévoyait que le bâtiment,
construit en fer, ne tarderait pas à s'entr'ouvrir: «Alerte! capitaine;
faites préparer les embarcations! alerte! alerte!»

A peine l'alarme était-elle donnée qu'on entendit un craquement
épouvantable; M. Busch avait dit vrai: l'Elberfeldt venait de se
rompre par le milieu, en deux parts égales. «Nous sommes perdus! s'écria
l'équipage.--Arrêtez les machines! hors les embarcations!» répliqua M.
Busch; et en même temps il se jeta dans le canot avec deux hommes et le
fit amener. Le vent soufflait avec violence; cependant M. Busch, avec un
rare sang-froid et une grande habileté, maintint le canot le plus près
possible de l'arrière du navire; en même temps il criait au capitaine
Stranach de se jeter à la mer avec un aviron, afin d'éviter d'être écrasé
entre l'arrière et l'avant, qui se rejoignaient en s'abîmant.

Ce fut alors un moment suprême et terrible; le navire sombra; les
chaudières, écrasées par le choc des deux parties du bâtiment,
lancèrent, dans les airs d'immenses nuages de vapeur et des jets d'eau
bouillante; enfin, au milieu de ce vaste tourbillon de flamme et de
fumée, l'Elberfeldt disparut dans l'abîme béant, après une horrible
explosion; spectacle effrayant et grandiose!

Aussitôt M. Busch s'avança sur le champ du désastre, pour sauver les
victimes; la première qu'il recueillit fut le capitaine Stranach, qui se
tenait sur l'eau, soutenu sur un débris flottant de l'Elberfeldt;
après le capitaine, M. Busch sauva les matelots: l'équipage se
composait, de treize hommes, trois seulement périrent dans cette fatale
journée. Pendant quatre heures, le canot portant M. Busch, le capitaine
Stranach et leurs compagnons, flotta au caprice des vents sur une mer
agitée et sombre; la Providence envoya enfin à leur rencontre le navire,
la Charlotte, qui les prit à son bord et les mit à l'abri de tout
danger.

J'ai entendu raconter cette catastrophe de l'Elberfeldt, beaucoup
mieux que je ne le fais, dans un bal charmant, par une femme fine et
blanche, au doux regard, aux lèvres roses, aux dents d'ivoire, à la
taille de guêpe, à la jambe de biche, au petit pied de fée, qui se leva
en souriant, après le récit terrible qu'elle venait de faire, pour se
livrer aux bras d'un valseur acharné; je pensais, en la voyant si
ardente au plaisir, que toutes ces frêles et intrépides petites
Parisiennes valseraient encore, valseraient toujours, alors même qu'une
voix leur crierait, comme M. Busch au capitaine Stranach: «Prenez garde,
la mort est sous vos pieds; le sol tressaille, et la salle de bal va
s'entr'ouvrir, s'écrouler et vous engloutir!»

Il y a aujourd'hui à Paris un homme dont on parle certainement beaucoup
plus que de tous les hommes de génie ou de talent de notre époque; cet
homme a un crédit immense, une réputation prodigieuse; son nom est dans
toutes les bouches; il n'est question que de lui du matin au soir: «Eh
bien! l'avez-vous vu? Vous êtes-vous entendu avec ce personnage
merveilleux? Veut-il, ou ne veut-il? irez-vous le trouver, ou
daignera-t-il venir chez vous?» Telles sont les questions qu'on échange
de tous côtés; ni Mirabeau ni Napoléon n'ont excité une pareille rumeur
et obtenu un tel crédit.--Le nom de ce prodige, s'il vous plaît?--Ce
prodige se nomme Cellarius. Vous me regardez d'un air ébahi; quoi! vous
ne connaissez pas Cellarius? Mais qui êtes-vous? mais que faites vous?
mais d'où sortez-vous? Quand on vous parle de Cellarius, faire cette
mine d'ignorant et de débarqué de Pontoise! en vérité, c'est à ne plus
oser dire qu'on est de vos amis! c'est à vous tourner le dos! c'est à
vous mettre à la porte! c'est à vous fuir d'une lieue à la ronde!

Apprenez donc, et ne l'oubliez pas, que Cellarius est un homme... ah!...
un homme dont... un homme que... un homme... c'est un homme enfin... qui
donne des leçons de polka! Il n'y a guère qu'un mois que la polka fait
tourner la tête ou plutôt la jambe à nos lionnes, depuis la jeune lionne
aux crins noirs et blonds, aux reins souples et cambrés, jusqu'à la
lionne émérite pourvue d'une fausse crinière, jusqu'à la lionne
efflanquée et édentée. Ce mois a suffi pour élever Cellarius au-dessus
de la colonne; Musard n'est plus qu'un drôle; Cellarius va mettre
l'empereur Musard à bas de son piédestal! Cellarius n'était rien hier,
il est tout aujourd'hui.

Vous jugez de l'air de Cellarius et des allures qu'il se donne; mais,
après tout, comme le grand Cellarius n'a pas le don d'ubiquité, et qu'il
ne saurait être en même temps partout où on le demande, il se partage le
plus qu'il peut, et se loue, au quart d'heure, à la demi-heure, à
l'heure, je ne dirai pas à la course, un personnage de l'importance de
Cellarius ne prend pas la peine de se déranger; on vient chez le grand
homme. Baronnes, duchesses, comtesses, marquises, femmes de banquier,
femmes de notaire, femmes d'agents de change y abondent, et heureuses
celles qu'il veut bien recevoir! Cellarius a répondu hier au valet de
chambre d'une comtesse! «Dites-lui que je n'ai pas le temps, et qu'elle
me laisse tranquille!» au groom d'une marquise: «Peut-être;» au chasseur
d'une princesse: «J'y songerai;» au premier gentilhomme d'une
impératrice: «Qu'elle attende.»

Quant au prix de ses leçons, le grand homme est modeste; il y a six
semaines, il demandait vingt francs par heure; c'était le commencement
de sa célébrité, le tarif s'est accru depuis, en proportion de sa
renommée; et avant un mois, si la mode du Cellarius ne se ralentit pas,
nous vous apprendrons probablement qu'un quart d'heure de polka du
danseur Cellarius est une denrée hors de prix que l'on n'obtient plus
qu'en déposant un cautionnement de 100,000 francs chez le concierge.

Je demande pardon à Jeanne d'Arc de la faire intervenir dans ces
passe-temps mondains; la chaste, simple et pieuse Jeanne va se trouver
bien déplacée au milieu de ces têtes légères et folles de polka; mais
elle m'absoudra en faveur de ma bonne intention, qui est de rendre
justice au talent d'un poète et à une oeuvre distinguée: le poète
s'appelle Porchat, et il est de Lausanne; l'oeuvre, qui a pour titre:
la Mission de Jeanne d'Arc, vient de paraître à la librairie Dubochet,
rue de Seine. Sous ce litre, la Mission de Jeanne d'Arc, on pourrait
soupçonner quelque épopée en vingt-quatre chants; il n'en est rien, et
nous ne prenons pas notre lecteur en traître; c'est d'une tragédie qu'il
s'agit, d'une tragédie en cinq actes, tragédie accueillie avec honneur
au comité du Second-Théâtre-Français, et qui devait tenter les chances
de la représentation publique. M. Porchat a préféré céder à des
considérations qui font l'éloge de sa modestie et de sa délicatesse, et
retirer sa tragédie pour ne pas faire concurrence à des oeuvres
présentées sous le même nom et le même sujet, et ne pas nuire à des
droits antérieurs. Après quoi, M. Porchat s'est heureusement décidé à
livrer sa Jeanne d'Arc à l'impression.

Nous venons de lire cet ouvrage intéressant et consciencieux, et c'est
en toute sincérité que nous regrettons que la Jeanne de M. Porchat n'ait
pas jusqu'au bout poussé l'aventure et récité sa poésie en face de la
rampe, au lieu de la faire brocher ou relier pour toute fortune; sans
nul doute, Jeanne aurait réussi. Des caractères bien étudiés, un style
clair et élégant, de nobles idées, des sentiments vraiment français, un
drame émouvant et varié, n'est-ce donc rien? Nos auteurs, même ceux en
crédit, nous font-ils souvent de tels présents? et sommes-nous si fort
gâtés par eux qu'il faille ne pas tenir compte à M. Porchat des
honorables qualités de sa tragédie? Eh bien! si on ne peut pas entendre
cette Jeanne au théâtre, du moins peut-on la lire au coin de son feu.
Qu'on lise donc la Jeanne de M. Porchat, on verra que certains de nos
poètes, qui donnent aussi dans le tragique, feraient sagement
d'entreprendre un petit voyage à Lausanne.

Nous avons entre les mains une lettre de madame Cinti-Damoreau datée de
La Havane; elle annonce son retour à Paris pour les premiers temps de
1845. Pour revenir, il faudra que madame Damoreau s'arrache aux ovations
que l'Amérique multiplie sous ses pas. Il ne s'est rien vu de tel depuis
le passage de Fanny Ellsler. La voie de madame Damoreau produit là-bas
le même enthousiasme que le pied de l'adorable Fanny avait partout
soulevé. De Philadelphie à Baltimore, de Washington à Richmond, de
Richmond à Charlestown, la voix mélodieuse a séduit les plus rebelles.
Artot, comme on sait, accompagne madame Damoreau et partage sa course
triomphale. Les villes envoient des députations; les sociétés offrent
des fêtes. A Charlestown, après le concert, la foule, s'échappant
bruyamment par toutes les issues du théâtre, reconduisit les artistes
jusqu'à leur hôtel, au milieu des vivat, et à la lueur de mille
flambeaux.--A La Havane, où ils arrivèrent le 13 janvier, après une
traversée périlleuse, ils étaient attendus avec une telle impatience,
que le port se trouva tout à coup couvert d'une immense multitude pour
les recevoir. Le 17 janvier eut lieu leur premier concert. On se battait
aux portes; on se ruait dans la salle par flots précipités. Le journal
havanais, voulant peindre le succès obtenu par la cantatrice à cette
première soirée, dit: «Ce n'était pas un torrent, mais un Niagara
d'applaudissements.» Un feuilleton de Paris transporté à la Havane
n'aurait pas trouvé mieux.

--Du reste, après les bruits d'inondations, d'incendies, de meurtres et
de polka, il n'a été question ici, depuis huit jours, que de
fortifications, de patentes et de Pomaré. Décidément la semaine a été
mauvaise.

--Le Théâtre-Italien de Saint-Pétersbourg a fait sa clôture le dimanche
(6) 18 février dernier, le dernier jour du carnaval des Russes. Jamais
plus magnifique représentation n'avait eu lieu à Paris ou à Londres
durant les plus belles années des directions Severini ou Laporte. On
jouait quelques scènes des Puritani pour Tamburini, et la Sonnanbula
pour Rubini et madame Viardot-Garcia... «La salle était plus que pleine,
nous écrit notre correspondant, on s'y était amoncelé; quant à vous
raconter tout ce qui s'est fait à cette représentation vraiment
étonnante, et mémorable, je ne sais comment m'y prendre. Il y avait,
entre le public et les artistes, cet échange du besoin d'être regretté
qui fait que chacun se surpasse; jamais madame Viardot et Rubini
n'avaient chanté et joué avec autant de verve et de pathétique; on
pleurait dans la salle et sur le théâtre. Pour vous donner une idée de
l'enthousiasme général, et de la manière dont on cherchait à le
témoigner, il me suffira de vous dire qu'ici, et dans cette saison, la
scène a été littéralement couverte, à plusieurs reprises, de bouquets et
de couronnes. Un seul fleuriste en a vendu pour 1,400 roubles. Il y a eu
au moins 50 rappels. A la fin du spectacle toute la salle se tenait
debout, les femmes agitant leurs mouchoirs, les hommes leurs chapeaux,
c'étaient non des bravi et des battements de mains, mais des hurras
et des trépignements universels. Cette scène étrange n'a fini que
lorsqu'on a pris le parti de relever le lustre et d'éteindre la rampe;
il n'y a que l'obscurité qui a fait partir enfin le public. Une
demi-heure après, quand les artistes sont sortis, ils ont trouvé une
foule immense qui les attendait à la porte pour les applaudir une
dernière fois... et cependant il faisait un froid dont on n'avait pas eu
d'exemple depuis dix ans (30 degrés Réaumur). Pendant cette nuit même,
vingt-deux personnes sont mortes gelées dans les rues, n'ayant pas été
relevées à temps par les rondes de police, qui en ont sauvé bien
d'autres.» La saison prochaine promet d'être encore plus brillante que
celle de cette année. Rubini. Tamburini et madame Viardot ont renouvelé
leurs engagement. Madame Viardot, qui a obtenu de si éclatants succès,
et qui a joué quarante fois en trois mois et demi, aura, nous
assure-t-on, près de 30,000 fr. par mois.--On espère que Lablache se
décidera A signer à Londres le brillant engagement qui lui a été
proposé.



Fragments d'un Voyage en Afrique (l).

(Suite et fin.--Voir t. II, p. 358, 374, 390 et 410; t. III, p. 6.)

Note 1: La reproduction de ces fragments est interdite.

Nous ne suivrons pas l'auteur de ces fragments dans le récit des causes
qui avaient amené la sanglante catastrophe de son malheureux ami. Le
lecteur est pressé sans doute de savoir de quelle manière l'auteur a pu
lui-même échapper aux périls que sa téméraire entreprise attirait sur sa
tête au moment où les hostilités venaient de recommencer contre l'émir.
.........................................................................................................

A tout prix je voulus quitter Tazza, où je me sentais mourir peu à peu.
Tandis que je rêvais aux moyens de m'éloigner, le ciel, touché de mes
peines, fit passer dans la ville une caravane qui s'en retournait au
Maroc. Ni les dangers que j'allais courir en m'enfuyant du pays sans y
être autorisé par l'émir, ni les fatigues du voyage ne purent m'arrêter!
Pour moi il n'y avait que deux partis à prendre: mourir ou reconquérir
ma liberté. Le moment propice, le camp en désordre, la population
effrayée, secondèrent mon dessein. Je me procurai deux chameaux, et je
me fis associer, avec Ben-Oulil, à la caravane.

Je ne puis dire ici ce que je ressentis dès que nous eûmes dépassé les
portes de Tazza; il est des impressions qu'aucune langue ne rend bien.
La souffrance et la sombre atonie de mon âme s'effacèrent peu à peu pour
la laisser s'ouvrir à l'espérance. J'étais presque heureux, et je ne
songeais plus guère au meurtre commis sous mes yeux (tant l'homme est
égoïste!), lorsqu'un nouvel accident faillit me replonger dans toutes
mes terreurs. On sait qu'il faut traverser sept fois la Mina (la Blonde)
avant d'atteindre Mascara. Les eaux de cette rivière sont très-basses en
été, mais l'hiver les rend dangereuses; son sein, gonflé de tous les
torrents qui se précipitent des montagnes, s'élève et franchit souvent
les limites que lui imposa la nature. La Mina rappelle assez exactement
notre Rhône, dont les flots couvrirent tant de fois les belles plaines
du Midi. Quoique nous fussions alors au mois de juin, le passage de la
rivière présentait de graves difficultés; il avait plu beaucoup les
jours précédents, et la Mina mêlait ses eaux débordées aux mille petits
ruisseaux qui sillonnent le bassin du Chélif. Au troisième bras la
caravane s'élancait au galop des chameaux, lorsque Ben-Oulil perdit
l'équilibre et disparut dans le gouffre. Nous ne nous aperçûmes de
l'accident qu'en voyant son chameau débarquer seul sur le bord opposé.

J'appris en passant à quelques lieues de Tekedempt, qu'une cinquantaine
de prisonniers français étaient détenus dans la forteresse; on les
employait, dit-on, aux travaux les plus rudes et les plus abjects; aucun
outrage ne leur était épargné. Quelques-uns travaillaient à la
manufacture d'armes. Il y avait, en outre, en ville deux femmes et
quatre enfants qui partageaient le logement de la famille
d'Abd-el-Kader, ainsi que deux Alsaciennes qui avaient été laissées par
un Européen en garantie de quelques fonds qu'il devait à l'émir. Ces
otages n'ont pas été réclamés depuis.

Sur la ligne qui conduit à Mascara, on trouve plusieurs villes, entre
autres Mysouna, Tyliouan et Callah. La première est perchée sur la crête
d'une montagne; elle compte un millier d'habitants, presque tous hommes
lettrés, c'est-à-dire lecteurs du Koran (on est lettré chez les Arabes
lorsqu'on explique le livre du Prophète). Les Mysouniens ne s'inquiètent
point de ce qui se passe autour d'eux. Tyliouan, petite cité en ruines,
occupe le fond d'un vallon. Des monts élevés la couronnent; elle a de
six à sept cents habitants lettrés et fanatiques qui abhorrent,
non-seulement les Français, mais tous les Européens en général. Callah
n'est qu'un petit douair auquel on a généreusement donné le nom de
ville; quelques cabanes couvertes de chaume éparpillées sans ordre dans
une plaine resserrée entre deux chaînes de montagne, quelques jardins,
une forteresse ou, pour être plus exact, une tour délabrée, tel est
Callah. Il est à remarquer cependant que les quatre cents Arabes qui
l'habitent sont assez industrieux. Il s'y fabrique de beaux tapis de
pied, dont les Marocains et les citoyens de Fez font le principal objet
de leurs spéculations. On obtient ces objets à vil prix sur les lieux,
tant la misère y est grande! Les populations de Mysouna. Tyliouan et
Callah sont administrées par Hadji-Mustapha. Elles ne fournissent que
des cavaliers à la guerre sainte. On peut recruter dans ces villes
environ huit mille combattants qui suivent la bannière de
Mouloud-ben-Aratch. On conçoit aisément les motifs de la haine qu'elles
nous portent, car elles appartiennent à la tribu d'Abd-el-Kader.
L'égoïsme, l'amour-propre et l'intérêt lui ont fait parmi elles des
serviteurs dévoués.

Juillet dardait sur nous ses rayons dévorants lorsque nous traversâmes
Mascara. Cette ville n'avait alors que fort peu d'habitants; on
désertait ses marchés; c'est à peine si on y rencontrait quelques
citoyens venus de Fez pour vendre des objets dont le pays était privé
depuis que l'émir avait, par un édit, prononcé la peine capitale contre
quiconque achèterait ces objets dans nos ports. Les habitants de
Mascara, réduits à la misère, s'étaient jetés dans les montagnes ou
retirés à Tekedempt. Ceux qui étaient restés les derniers expédiaient
déjà leur bagage et n'attendaient qu'un ordre du sultan pour abandonner
leurs foyers: on s'attendait à voir paraître d'un instant à l'autre les
colonnes françaises. Le kalifat était sorti de la ville il avait posé
son camp sur la rive droite de la Mina, à une journée de marche vers
l'est. Tout ce qui, dans la ville, appartenait au gouvernement venait
d'être dirigé sur Tekedempt. La contrée était en un mot sur un qui vive
continuel; de toutes parts on voyait surgir des cohortes arabes. D'après
nos calculs, nous avons vu défiler devant nous plus de quatre mille
cavaliers marchant au secours de l'émir. La canonnade retentissait du
côté de Milianah, et les vieux échos de l'Atlas apportaient jusqu'à nous
ces bruits formidables. Nous marchions épouvantés par des détonations
pareilles au bruit du tonnerre. Nous apprîmes ensuite que les Français
s'étaient emparés de Milianah sans avoir été inquiétés par les Arabes.
Ceux-ci perdirent encore beaucoup de monde dans l'affaire de la vallée
du Chélif, qui eut lieu immédiatement après.

De Mascara à Tlemcen, la route est pittoresque et très-accidentée; on
parcourt de longues chaussées formées par les pentes des chaînes, puis
on traverse l'Hamman et le Sigg, fleuves qui se jettent dans la mer, au
golfe d'Arzew, après avoir réuni leurs eaux à celles de l'Habra. Le Sigg
coule aux pieds des Dj. Karkar, monts boisés que le voyageur traverse et
d'où il découvre Tlemcen et toute la province. A notre droite, dans la
direction du désert d'Angad, est Saïda, fort bâti par Bou-Hamidy,
d'après l'ordre d'Abd-el-Kader. On met deux jours pour se rendre du
Tlemcen à Saïda. Ce dernier point est, au dire des indigènes, l'un des
plus importants et des plus inaccessibles de l'armée arabe; il sert de
dépôt à Tlemcen; on y compte de deux à trois cents cabanes. Les
prisonniers indigènes y sont en grand nombre, et Bou-Hamidy ne les rend
à la liberté que sur rançon. Les déserteurs français qui, fatigués du
service de l'émir, essaient de pénétrer dans le Maroc, sont arrêtés
souvent à la frontière et conduits à Saïda. Là, on les asservit aux
travaux les plus rebutants, et on commence par les gratifier de trois
cents coups de bâton; ils en reçoivent mille après une seconde tentative
d'évasion; à la troisième, ils sont décapités.

Tlemcen offrait alors le même vide que Mascara; des spéculateurs de Fez
y tenaient la bourse et le marché. La ville était triste; un morne
silence pesait sur ses murs abandonnés; les denrées et le pain surtout,
qui s'y vendait autrefois à vil prix, étaient cotés à un taux
exorbitant; tout y était, du reste, de mauvaise qualité. Abd-el-Kader
avait chassé les juifs de la ville sous prétexte qu'ils entretenaient
des relations avec les Français, et qu'ils les appelaient à eux. C'est
dans la province de Beni-Smie, à trois journées de marche au sud de
Tlemcen, qu'ont été envoyés ces malheureux parias. La plupart auront
succombé dans l'exil, les riches par le poignard, les pauvres par la
faim.

Après deux mois d'une marche pénible, et qu'une énergie surhumaine a pu
seule me faire supporter, j'arrivai à Fez. J'avais traversé tour à tour
Tetouan, Ouched et Tezas. Je passai dix-huit jours dans la capitale du
royaume de Fez. C'est à juste titre qu'on l'a surnommée le Paris de
l'Afrique septentrionale; elle renferme environ cent mille, habitants
dans ses larges murailles. Les maisons sont assez bien bâties et le
commerce y a pris, depuis quelques années, un grand développement. Le
panorama que présente la ville, sa vaste étendue et son aspect
éminemment militaire, tout concourt à en faire une cité magnifique si on
la compare aux autres villes africaines. Dès que je fus remis de mes
fatigues, je me remis en route pour Tanger, où j'entrai après six jours
de marche, en passant par Alcassar. Alors seulement je pus me dire tout
à fait sauvé, car, de là, je défiais les cavaliers d'Abd-el-Kader et la
haine de ses tourmenteurs. Je faillis m'évanouir en voyant le pavillon
national qui étendait ses couleurs protectrices sur une des maisons de
Tanger. Le drapeau, c'est la patrie! le nôtre flottait sur la demeure du
consul. Je reçus de ce fonctionnaire l'accueil le plus distingué, et,
vers le milieu de septembre, je pris passage sur un navire qui faisait
voile pour Marseille. Quelques jours plus tard, je mis le pied sur une
terre que je ne comptais plus revoir, et, cédant aux transports de mon
âme, je me jetai à genoux et je remerciai le ciel de ma délivrance.



Paris Souterrain.

(Suite et fin.--Voir tome II, page 405.)


II.

En pénétrant de plus en plus profondément dans les entrailles de la
terre, nous devons nous attendre, dans le cours de notre voyage
sous-parisien, à rencontrer bien des objets étranges et nouveaux pour
nous. Au reste, il n'est pas de Colomb aventureux, à la recherche de
terres inconnues, qui ait été plus surpris de ses propres découvertes,
que ne le fut mon jardinier quand il eut pour la première fois
connaissance de ces régions ignorées. Mon jardin était situé près du
Luxembourg, et il s'y trouvait un puits excessivement profond. Je ne
sais par quel hasard l'un des seaux s'accrocha si bien à un crampon de
fer qui se trouvait fiché dans le revêtement, à une trentaine de pieds
de profondeur, que toute la journée se consuma en vains efforts pour
l'arracher de cette position périlleuse. Désespéré, le brave jardinier,
à demi penché dans le puits, s'écria, à bout de patience: «C'est le
diable qui l'a mis là! Pardieu, que le diable l'en ôte!

--Voilà! voilà! brave homme!» répondit une voix caverneuse résonnant
dans le puits. Et en même temps une main sortant du mur décrocha le
seau, tandis qu'une tête à forme humaine regardait l'imprudent jardinier
en tirant la langue avec un ricanement effroyable. Le pauvre homme,
stupéfait, pensa perdre connaissance. Heureusement que la terreur le fit
tomber à la renverse; sans cela il eût été rejoindre le seau au fond du
puits.--Et il resta persuadé fort longtemps qu'il avait vu le diable en
personne.

Son aventure n'avait pourtant rien de diabolique; c'était un charitable
gnome, ou habitant de la deuxième ville souterraine, qui lui avait rendu
en passant ce petit service.--Et, en parcourant à notre tour ces
nouvelles régions, nous allons voir que rien n'était plus
facile.--Auparavant, pour bien comprendre notre itinéraire, il faut
jeter un coup d'oeil sur la composition géologique du monde que nous
allons visiter.

Le sol sur lequel Paris est bâti se compose de couches superposées de
nature et d'épaisseur différentes. Bien qu'elles varient un peu de
distance en distance; que les brouillages, forages, ciblages, selon le
langage de carriers, et autres accidents causés par l'action des eaux en
interrompent partiellement les lignes, cependant l'ordre général est le
même, et les grandes masses subsistent toujours dans la même
distribution. Aussi ce sont elles que nous allons indiquer, telles
qu'elles se trouvent sous Paris et vers la plaine de Montrouge.

A la surface existe une couche de terre végétale, de sable
d'atterrissement et de terres de transport dont l'épaisseur varie de 2 à
5 mètres; au-dessous, et sur une épaisseur un peu plus faible, des
marnes coquillières très-fréquemment gypseuses; plus bas, des marnes,
calcaires, spathiques, quartzeuses, gypseuses, qui ont plus de 8 mètres
de profondeur, et qui reposent sur du calcaire marin (pierre à bâtir)
dont l'épaisseur, beaucoup plus considérable, dépasse souvent 16 mètres.
Le calcaire est divisé lui-même en près de 45 couches de diverses
natures dénommées différemment par les carriers, et dont les unes sont
exploitées de préférence aux autres. Au-dessous de ces couches de
calcaire se trouvent onze à douze couches d'argile plastique, séparées
par de petits lits de sable, dans chacun desquels existe un niveau d'eau
plus ou moins abondant. Les argiles atteignent la masse de craie dont
l'épaisseur a été longtemps inconnue, et qui n'a été percée que par le
forage du fameux puits artésien de Grenelle. Or, sous la presque
totalité des quartiers situés sous la rive gauche de la Seine, la masse
de pierre à bâtir n'existe plus. Elle a été exploitée et enlevée; en
sorte qu'il ne reste plus à la place qu'une immense excavation. Nos
ancêtres, ayant besoin de pierre, ont tant et si bien creusé sous leurs
pieds, que ce qui était dessous est monté dessus peu à peu, au risque
d'y descendre pêle-mêle en un seul jour.

Il faut cependant être de bonne foi. Lorsque Paris était renfermé dans
la moitié de l'île de la Cité, ou même plus tard, lorsque ses maigres
faubourgs atteignaient à peine la forteresse du Louvre, ses habitants
pouvaient aller en toute sécurité chercher des pierres au milieu des
bois et des marais, sans présumer que la bonne ville, après avoir brisé
quatre enceintes crénelées, bâtirait sur le sol d'où ses matériaux
étaient sortis. Mais nous, témoins de cet agrandissement continuel, nous
continuons avec insouciance à creuser à nos portes. Nous exploitons les
carrières d'Issy, de Passy, de Clarenton, etc., etc.--Et puis nous
viendrions blâmer nos ancêtres!--Il est vrai, pour rendre à chacun la
justice qui lui est due, que les carrières exploitées aujourd'hui le
sont avec plus d'art et de prudence, et ne doivent plus faire craindre
les accidents que représentent souvent celles qui remontent aux premiers
temps de la ville de Paris.

En effet elles existaient déjà certainement lors de l'occupation
romaine. Sur le clos Saint-Victor se trouvait l'emplacement des arènes,
de l'ancien amphithéâtre, et il avait été probablement établi dans une
grande carrière exploitée primitivement à ciel ouvert, dont les
excavations avaient préparé favorablement le sol. On a reconnu en outre
d'une manière positive que les pierres du palais des Thermes, habité par
l'empereur Julien, sont en cliquart, selon le terme employé par les
carriers pour désigner une sorte de liais dur qui se trouve dans les
carrières du faubourg Saint-Marceau.

Les premières carrières avaient été exploitées à ciel ouvert; et c'est
ainsi qu'a été formée l'excavation qui porte le nom de Fosse-aux-lions,
près de la barrière Saint-Jacques. Du moment que ce système devint trop
pénible par l'épaisseur croissante de la couche supérieure, les travaux
furent continués à l'aide de galeries souterraines conduisant à de
grandes excavations, le plus souvent irrégulières, et soutenues par des
piliers réservés dans la masse. Les excavations varient nécessairement
de hauteur, suivant l'épaisseur des bancs. Habituellement elles ont de 5
à 6 mètres; quelquefois, cependant, elles s'élèvent fort au-dessus.

Ces travaux se continuèrent ainsi pendant plusieurs siècles sans
surveillance, sans méthode, au gré du caprice des travailleurs. Souvent
même les carriers, dans leur insouciance, creusèrent au-dessous des
premières excavations, formant ainsi plusieurs étages de carrières
suspendues les unes au-dessus des autres. Le danger devenait d'autant
plus grand, que ces travaux étant successivement abandonnés, la mémoire
s'en perdait, les galeries s'obstruaient; et le sol, ainsi miné de
toutes parts, se couvrait de lourdes constructions. Cependant l'état de
ces carrières oubliées depuis des siècles, s'aggravait de jour en jour:
la faiblesse des piliers établis provisoirement pour la sécurité des
ouvriers pendant la durée des exploitations, leur écrasement,
l'affaissement du ciel des carrières dans beaucoup d'endroits, et, plus
que cela encore, l'enlacement funeste des galeries chevauchant les unes
sur les autres; de sorte que les piliers des étages supérieurs portant
souvent à faux dans les vides des étages inférieurs, tout devait amener
de grandes et inévitables catastrophes. Les nombreux accidents qui se
succédaient à des intervalles de plus en plus rapproches, n'éveillaient
toutefois l'attention de l'autorité que vers la fin de l'année 1776.
Alors on ordonna la visite générale et la levée des plans de toutes les
carrières.

On reconnut alors toute l'étendue du péril; et aussitôt que ce travail
fut terminé (1777), on créa une compagnie d'ingénieurs spécialement
chargée de la consolidation des voûtes. Les mesures étaient devenues
tellement urgentes, que le jour même de l'installation du premier
inspecteur général, une maison de la rue d'Enfer fut engloutie à 90
pieds au-dessous du sol.

Les ingénieurs entreprirent leurs travaux avec promptitude, et les
continuèrent avec persévérance et habileté. La plus grande partie des
carrières fut consolidée, et ce résultat fut dû au zèle et à l'habileté
déployés par M. Héricart de Thury, chargé de la direction de ce travail.
Chaque galerie souterraine correspond à une rue de la surface du sol,
formant ainsi, dans ces profondeurs, une représentation déserte et
silencieuse de la ville peuplée et bruyante qui s'élève au-dessus. Rien
ne manque à cette représentation, à cette contre-épreuve de la capitale,
pas même les murs d'enceinte et le service de l'octroi. Des murs
d'enceinte ont été élevés à l'aplomb de ceux qui existent à la
superficie; car de hardis fraudeurs s'étaient fait dans les carrières
des passages à couvert de l'inquisition municipale. Il a fallu y
remédier; et une ligne de murs, baptisés murs de la fraude, sépare les
carrières intra-muros de celles de la banlieue.

Les carrières présentent en effet une étendue considérable. Tous les
coteaux, depuis les hauteurs de Châtillon et de Gentilly, sont excavés;
et elles s'avancent sous Montrouge, Vaugirard et Paris, à l'est et à
l'ouest, presque jusqu'à la rive méridionale de la Seine. Celles du nord
sont plus circonscrites, et ne minent guère que les hauteurs de Passy et
de Chaillot dans Paris, au moins on ne connaît positivement que
celles-ci; mais on doit présumer qu'il en existe sous les plateaux de
Clichy, de la Nouvelle-Athènes et du quartier Notre-Dame-de-Lorette, se
reliant à celles de Montmartre, de même que sous les hauteurs de
Ménilmontant et de Belleville.

Au reste, malgré les soins et la vigilance de l'administration, on est
encore loin de connaître limites ces anciennes excavations. Dernièrement
encore, les constructions d'une maison, rue Mézières, défoncèrent, en
creusant les caves, le ciel d'une exploitation ignorée, et cet accident
risqua d'entraîner la ruine des maisons riveraines; quelque temps
auparavant, lors de la construction de l'église du Luxembourg, un fontis
avait menacé la solidité d'une maison rue Madame.--Toutefois on peut
être assuré que la plus grande partie est reconnue et consolidée. On a
pratiqué, de distance en distance, des puits de descente, qui permettent
de les visiter à chaque instant et de les parcourir dans tous les
sens.--Le plan indicatif ci-joint donne la situation de tous ces puits.

Outre ces escaliers et ces cheminées de descente, il existe encore
d'autres moyens de communication entre les carrières et la surface du
sol. Comme nous l'avons dit un peu plus haut, les premiers niveaux d'eau
constants sur la rive gauche de la Seine sont dans les couches d'argile
plastique au delà de la masse de pierre à bâtir. Aussi, partout où cette
masse a été exploitée anciennement, des puits traversent les carrières
pour chercher plus bas les sources qui les alimentent. Leur enveloppe de
maçonnerie forme donc, dans les souterrains, autant de tours isolées
dans lesquelles on a pratiqué des ouvertures, espèces de fenêtres qui
servent à renouveler l'air des carrières et à faciliter les travaux.
Idée fort ingénieuse, et qui est due, je crois, à M. le vicomte Héricart
de Thury, auquel les carrières sont redevables de presque toutes les
améliorations. C'est par une de ces ouvertures qu'un surveillant en
tournée avait passé le bras secourable qui causa tant de frayeur à mon
jardinier.

Au reste, cette sorte de frayeur surnaturelle et peu raisonnée est
partagée avec moins de motifs encore par une foule de personnes. C'est
dans les carrières que sont établies les Catacombes, et, à ce nom de
Catacombes, une foule d'idées lugubres, un sentiment vague d'effroi ne
se réveillent-ils pas dans l'esprit?

Beaucoup de personnes parlent des Catacombes sans les connaître,
absolument comme les enfants parlent de Croque-mitaine et s'en effraient
sans l'avoir jamais vu. Il y a dans leur nom une agglomération de
syllabes si sombres, si retentissantes; leur son sourd et prolongé peint
d'une manière si pittoresque ce qu'il veut exprimer, qu'en l'entendant
seulement prononcer, l'imagination se forme l'idée de quelque chose de
triste et de grand. Pour nous en assurer, nous allons y
descendre.--N'oubliez pas la petite bougie de sûreté, les allumettes
chimiques, ou le prudent briquet phosphorique: double précaution fort
innocente, mais dont le principal défaut est d'être parfaitement
inutile... et partons!

Nous suivons la longue rue d'Enfer: nous arrivons à la barrière
d'Enfer. Touchante perspective pour des gens qui vont descendre aux
Catacombes, et allusion pleine de délicatesse et de charité chrétienne
pour les milliers d'individus que y sont ensevelis. Passons la barrière,
et prenons à gauche. Nous sommes dans la voie creuse. En effet, nous
marchons sur des abîmes. Cette petite maison, plus loin, s'appelle la
Tombe-Isoire ou d'Isoard. Arrêtons-nous: c'est là l'entrée des
Catacombes.--En vérité, dans tous ces noms, il y a un parfum de
souterrains et de sépulcres qui surprend agréablement. C'est un à-propos
charmant: et le hasard a bien heureusement ménagé cette accumulation de
mots d'enfer et de tombeau. On ne saurait douter de l'endroit où l'on
va.

Il existe une autre entrée dans le pavillon même de la barrière d'Enfer:
mais elle est plus rapprochée et moins pittoresque. Entrons donc à la
tombe d'Isoard.--Mais, d'abord, il serait peut-être curieux d'apprendre
ce que pouvait être cette Tombe-Isoire ou d'Isoard. La tradition en est
assez confuse. Selon les uns, cet Isoard était un fameux brigand qui
désolait la campagne, et qui finit par être tué dans son repaire; mais
cette légende semble passablement fabuleuse.

        PLAN
        INDIQUANT
        LES ENTRÉES DES CATACOMBES
        ET DES CARRIÈRES DE PARIS.
        [Illustration.]

Il paraîtrait, toutefois, qu'il y a eu en cet endroit un ancien
cimetière. Il est certain que ce domaine appartenait autrefois aux
Templiers, et dépendait de la commanderie de Saint-Jean-de-Latran. Cette
propriété fut acquise par l'État en 1760. On y découvrit, lors des
premiers travaux des Catacombes, un escalier communiquant à des cryptes
et souterrains qui avaient servi autrefois de sépultures, et peut-être
de cachots, aux chevaliers de Saint-Jean et du Temple. On y voyait
encore la trace des gonds et des ferrures de portes.--Vendue comme
domaine national pendant la révolution, on en avait fait une guinguette
avec bal champêtre. Aujourd'hui, elle est redevenue l'entrée d'une
tombe.--Entrons-y.

Une petite cour sablée, une porte cintrée, large et basse comme
l'orifice d'une caverne... c'est là. Rassemblez vos esprits; écoutez
l'allocution du gardien qui vous exhorte à descendre jusqu'en bas sans
vous écarter, ni à droite ni à gauche, et de l'attendre sans faire un
pas au bas de l'escalier, dans le salon. Plaisanterie inoffensive,
qu'il accompagne d'un sourire aimable. Maintenant, comptons-nous bien
avant de franchir le redoutable portique, et recevons, de trois en
trois, une petite bougie allumée des mains du conducteur.--Nous
commençons à descendre.

L'escalier est étroit et tournant. On ne peut y passer qu'un seul à la
fois; et fussiez-vous quarante à descendre, vous pourriez toujours vous
croire seul. Votre regard ne saurait atteindre ni celui qui vous précède
ni celui qui vous suit. L'escalier achève en trois marches sa révolution
sur lui-même. Ajoutez à cela l'air humide et froid du souterrain,
l'obscurité profonde, le retentissement étouffé de la moindre parole
entre ces deux murs de pierre, qui vous enferment et vous touchent, ce
vertige de tourner sans cesse en descendant sans fin dans l'obscurité
sur des marches rapides, et vous aurez une idée du passage le plus
pénible et le plus curieux à la fois des Catacombes. Il y a là quelque
chose de grand, d'effrayant, qui ne se retrouve plus. L'imagination est
frappée de cette ombre, de cette profondeur qui semble immense, de ce
peu d'espace que vous remplissez tout entier. De temps en temps s'ouvre
à votre droite un arceau sombre et haut, qui semble se perdre dans les
entrailles de la terre.--On descend ainsi à une profondeur de près de
cent pieds.

[Illustration: Vue de l'Éboulement de la Galerie du Port-Mahon.]

Nous sommes arrivés dans le salon, assez vaste caveau irrégulier, dont
la voûte écrasée est sillonnée de larges et profondes cicatrices. L'eau
suinte de toutes ces pierres raboteuses, et le clapotement uniforme des
gouttes qui tombent retentit dans les mares formées çà et là sur le sol.
Ici, la caravane fait halte, et rassemble les traînards qui achèvent de
descendre l'escalier. Le guide, qui fermait la marche, passe en tête de
la colonne, et l'on s'enfonce à sa suite dans la galerie de face.

La galerie est assez large pour que l'on puisse marcher deux ou trois de
front. Elle tourne et se prolonge dans la plaine de Montrouge, recevant
à droite et à gauche d'autres galeries, qui s'étendent au loin sous la
plaine, ou sous les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau.--Au milieu
de ce dédale, une main prévoyante a tracé le fil d'Ariane. Une large
ligne noire, peinte sur la voûte, désigne au voyageur la véritable
route, conduisant des Catacombes à la porte de sortie. Ainsi,
fussiez-vous séparé du conducteur, vous n'avez rien à craindre; l'oeil
et la lumière fixés sur ce guide infaillible, vous n'avez qu'à le
suivre, il vous conduira au port. De plus, de larges inscriptions
gravées dans la pierre vous apprennent, à chaque détour de la galerie,
sous quel point de la surface habitée votre curiosité vous a
conduit.--Au reste, prenez patience; nous avons pour une demi-heure de
route.

Il est certain que si vous avez pénétré dans les cavernes majestueuses
des Cévennes, dont la voûte enveloppée de son obscurité séculaire se
dérobe à tout oeil humain, dont les parois, revêtues d'énormes
stalactites, descendent comme de gigantesques draperies de pierre; si
vous vous êtes arrêté sous ces arches colossales qui contiendraient la
plus haute cathédrale de France, et dont l'éternel et majestueux aspect
n'est interrompu que par le mugissement uniforme du torrent, qui sort un
instant du gouffre obscur pour y rentrer brillant de blanche écume et
d'étincelles phosphoriques; si vous avez passé sous les effrayants
piliers de ces immenses galeries--oh! alors vous rirez en entrant dans
ces carrières de Paris, vous rirez de leurs voûtes basses et plates que
vous pensez toucher avec la main; vous rirez de leurs piliers faits de
plâtre et de moellon, de leur sol battu de main d'homme, de leurs
éboulements de quelques pieds de largeur. Mais pour les vrais Parisiens,
qui depuis leur enfance ont toujours respiré l'air de la ville ou de la
fraîche campagne qui l'entoure, qui n'ont vu d'autres montagnes que
Montmartre, ni d'autres souterrains que ceux de leur cave, il leur est
permis de passer, non sans terreur, dans les galeries écrasées des
carrières, marchant dans cette obscurité que dissipe à peine autour de
lui la lumière scintillante de son petit flambeau, respirant pour la
première fois l'air épais du souterrain, et sentant tomber sur sa tête
l'eau froide qui suinte de la pierre.

[Illustration.]

Certes, dans l'état où elles se trouvent aujourd'hui, il n'y a rien de
majestueux ni de grand dans les carrières sous Paris, rien qui frappe
les yeux ou l'imagination. Tout est bas et petit. On s'avance enfermé
entre deux murs de moellons crépis, comme dans un corridor. On y trouve,
il est vrai, de bons et beaux travaux de consolidation qu'entreprend
chaque jour la prévoyance de l'administration municipale, et cela est
fort rassurant, sans doute, mais fort peu curieux, et on suit rapidement
le guide, sans avoir l'envie de s'arrêter ou de tourner la tête.

Il n'y a qu'aux endroits plus négligés, lorsque la prudence
administrative, faute de temps ou d'argent, n'a pas encore masqué de ses
travaux récents les anciennes excavations, lorsque les tas de pierres
qui encaissent la voûte viennent à s'abaisser, alors s'offre à vous un
coup d'oeil imposant et pittoresque; votre regard se prolonge au loin
dans l'obscurité de la carrière, dont les piliers inégaux se détachent
çà et là, à la lueur des flambeaux, comme des fantômes blancs sur un
fond noir.

L'ombre et l'étendue qui se développent autour de vous, et dont vous ne
pouvez distinguer les limites, donnent à la scène ce caractère de
grandeur qui lui manquait jusque-là. Le peu d'élévation de la voûte
semble accroître encore l'espace. Cette masse effraie, et fait baisser
involontairement la tête. On dirait que le peu d'intervalle rend la
chute plus à craindre, et on comprend mieux le danger parce qu'on le
voit de plus près.

[Illustration: Les Catacombes.--Vue de l'entrée.]

[Les Catacombes.--Place des Blancs-Manteaux et de
Saint-Nicolas-des-Champs.]

En effet, bientôt après, se présente, dans la galerie dite du
Port-Mahon, un spectacle qui le révèle tout entier. Là se trouvaient
deux étages de carrières superposées. Le ciel de la carrière inférieure,
trop faible, s'est écroulé tout à coup et l'a comblée de ses ruines.

Ce fontis a été causé par le poids d'un gros pilier isolé dans la
carrière de Mont-Souris, au-dessus d'une très-grande excavation
jusqu'alors ignorée, et qui reposait sur le banc de faux liais, ou banc
de verre, selon le terme des carriers. Cette pierre n'a aucune
solidité; elle a cédé sous le poids, et a entraîné toute la masse du
pilier dans son éboulement. Cet amas confus de rochers brisés présente
un aspect pittoresque.

[Illustration: Les Catacombes.--Place du Mémento.]

La galerie du Port-Mahon, à laquelle nous sommes parvenus, doit son nom
à un singulier ouvrage de patience. Un ouvrier nommé Décure, qui avait
découvert cette carrière, y a sculpté dans la pierre un relief du
Port-Mahon, où il avait été prisonnier de guerre. Ce relief, quoique
défiguré, présente encore de l'intérêt, d'autant plus que l'on raconte
que le laborieux ouvrier qui l'avait exécuté dans ses heures de loisir
périt accablé sous un éboulement, au moment où il venait de le terminer.

Après le Port-Mahon et l'escalier que Décure avait taillé lui-même pour
arriver à la carrière souterraine qui renferme son ouvrage, le guide
montre encore, comme objet de curiosité, un puits géologique qui descend
jusqu'aux bancs d'argile et de craie; l'emplacement de ancien aqueduc
d'Arcueil, qui, ébranlé par les éboulements, fut reporté dans une autre
direction; ensuite un pilier de pierre, qui, tout rongé par les eaux,
offre un exemple de l'action des courants souterrains; un autre pilier
entièrement revêtu de stalactites d'albâtre calcaire; et enfin, après
ces objets plus ou moins curieux, nous arrivons au vestibule des
Catacombes, vestibule étroit, d'un dessin assez mesquin, et sur lequel
sont gravées deux inscriptions, l'une en latin, pour les érudits, sans
doute, l'autre en français, pour les ignorants.

HAS ULTRA METAS REQUIESCUNT, BEATAM SPEM EXPECTANTES.

ARRÊTE! C'EST ICI L'EMPIRE DE LA MORT.

J'en suis fâché pour les ignorants, mais l'alexandrin français, qui est
de Delille, je crois, me parait bien vide et bien emphatique, et son
expression demi-païenne bien creuse et passablement déplacée auprès de
la simplicité majestueuse, de la naïveté poétique, de la pensée sublime
et chrétienne de l'inscription latine. Elle rappelle celle du grand
réformateur, de Luther, s'écriant, non sans quelque amertume peut-être:
Beati, quia quiescunt!--Heureux les morts, car ils reposent!--Les orages
de la vie ne lui laissaient entrevoir de paix que dans la
tombe.--L'inscription des Catacombes est empruntée, je crois, à la porte
de l'ancien cimetière Saint-Sulpice. Son auteur est inconnu, et j'en
suis fâché.--Si j'osais en hasarder une pâle traduction pour les dames
qui m'accompagnent dans notre voyage, je dirais:

«Au delà de ces bornes funèbres, ils reposent, dans l'espoir et
l'attente de la béatitude éternelle.»

Mais je suis bien loin d'avoir rendu dans toute leur élégante et simple
précision, d'abord, le sens mystique de melas, qui rappelle à la fois
les bornes du chemin et celles de la vie, ni surtout ce mot poétique de
beatam spem, qui montre que le doute du chrétien mourant est encore
une espérance, ni cette magnifique onomatopée expectantes, ce mot long
et sonore rejeté à la fin, peignant si bien la longueur, et cependant la
confiance calme de cette attente si désirée J'avoue que je trouve cette
inscription sublime, et, dût-on m'accuser de pédantisme classique, je
crois qu'il serait difficile de la refaire en français. Je crois aussi,
sans amour-propre national, qu'il serait facile de mettre en regard
quelque chose qui valut mieux que le vers de cet estimable Delille.

Avant d'aller plus loin, et de décrire la plus importante partie du
séjour où nous entrons, nous commencerons par dire qu'on y trouve, dans
une salle séparée, une collection minéralogique assez curieuse,
comprenant tous les échantillons des bancs de pierre qui composent le
sol souterrain depuis la superficie de la Tombe-Isoire jusqu'à la
formation crayeuse; de plus, des coquilles fossiles, des bois, des
végétaux transformés, etc.; ensuite une collection pathologique
renfermant, dans une autre salle, les os difformes ou singuliers qu'on a
trouvés dans les exhumations des cimetières. On y voit des tibias géants
de trois pieds de haut, des mains colossales, des os déviés, contournés,
tortus, criblés de toutes les façons, des ruptures, des fractures, des
soudures, des ankyloses, des nécroses, des exostoses, etc. Étude
curieuse, mais qui, sauf meilleur avis, ne me paraîtrait pas tout à fait
conforme à la belle inscription du frontispice.

Après avoir terminé cette courte excursion scientifique, il est
nécessaire de faire une courte digression historique sur l'origine et la
fondation des Catacombes.

Le premier cimetière de Paris avait été placé hors de l'enceinte de la
ville, entre le bourg de Saint-Germain-le-Neuf, le Beau-Bourg et le
bourg l'Abbé, au carrefour des voies de Saint-Dénis et de Montmartre. Ce
carrefour devint plus tard le marché des halles, et le cimetière enclos
de murs par Philippe-Auguste devint le charnier des Innocents. Ce
charnier, justement, célèbre, avait reçu dans son étroite enceinte
environ 2,000,000 de cadavres qui, entassés et putréfiés les uns sur les
autres avaient exhaussé le sol du cimetière de huit pieds au-dessus du
sol des rues voisines, lorsque le cri de l'opinion publique, venant en
aide aux représentations longtemps impuissantes de la philosophie et de
la science, en fit ordonner la suppression par un arrêt du conseil
d'État, en date du 9 mars 1785. L'archevêque de Paris n'y donna son
consentement que l'année suivante, par mandement qui permit le transport
des ossements dans les carrières de Montrouge. On se mit alors à
l'oeuvre pour détruite ce foyer pestilentiel, et le dépôt des ossements
aux Catacombes fut terminé en janvier 1788.

L'administration, encouragée par ce premier succès, résolut de
poursuivre son oeuvre, en supprimant successivement tous les cimetières
et charniers qui infectaient Paris. Ainsi les ossements du cimetière
Saint-Eustache et ceux de Saint-Etienne-des-Grès furent transportés dans
les carrières en mai 1787; ceux de Saint-Landry et de Saint-Julien en
juin 1792; ceux de Sainte-Croix-de-la-Betonnerie et des Bernardins en
1793; ceux de Saint-André-des-Arts en 1794; de Saint-Jean-en-Grève, des
Capucins-Saint-Honoré, des Blancs-Manteaux, du Petit-Saint-Antoine, de
Saint-Nicolas-des-Champs, du Saint-Esprit-en-Grève et de Saint-Laurent
en 1804; de l'île Saint-Louis en 1814, de Saint-Benoit en 1813, etc. Des
inscriptions placées sur les parois des ossuaires aux Catacombes
rappellent toutes ces dates.

C'est à ces transport! et à ces inhumations successives que l'ossuaire
des Catacombes a dû sa formation. Les ossements y furent d'abord jetés
en tas avec précipitation, et ils restèrent en cet état pendant la
révolution. Ce fut sous le régime impérial qu'eurent lieu les
dispositions et l'arrangement définitif. Ce travail fut commencé en 1810
et continué les années suivantes. Il était déjà presque achevé en 1812,
et dans l'état où nous le voyons aujourd'hui.

Nous devons dès l'abord faire notre profession de foi. Sous le rapport
du l'utilité, de la salubrité, de la convenance, il n'y a que des éloges
à donner à ceux qui ont conçu le projet, et à ceux qui l'ont exécuté. Il
y avait de grandes difficultés à vaincre, elles ont été surmontées.
L'ordre le plus parfait, le plus convenable a été établi; on ne saurait
trouver rien de mieux rangé, de plus salubre, de mieux entretenu. Mais
si l'on oublie un moment ce point de vue de l'utilité pratique, si l'on
espère y rencontrer des émotions profondes, dramatiques... je crois
qu'on y trouvera une grande déception.

C'est là précisément ce qui nous est arrivé. Plein de nos souvenirs et
de nos lectures, nous nous attendions à frémir à ressentir ce
saisissement, involontaire d'un grand et sombre spectacle dont notre
imagination avait fait à l'avance tous les apprêts... hélas!

Figurez-vous des galeries bien propres, bien alignées, bien blanches,
qu'interrompent à des intervalles réguliers de petits piliers grecs ou
romains d'une architecture régulière et froide. Entre ces piliers... que
dirai-je? des ossements ou des bûchettes? Ce sont des ossements rangés
comme des bûchettes dans un chantier, et à leur forme on s'y tromperait,
car on ne voit que les extrémités uniformes des tibias ou des fémurs,
droits, longs, minces et noircis, soigneusement superposés; en sorte
qu'il faut, le savoir, ou bien qu'on vous le dise, pour deviner ce que
c'est. Tout cela est aligné de manière qu'il n'y en a pas un seul qui
dépasse l'autre. Au sommet règne un cordon bien rangé de crânes à peu
près entiers, seule partie du corps humain que l'oeil puisse reconnaître
dans ce chantier, et qui puisse par conséquent faire quelque impression.
Mais encore cette impression est-elle bientôt affaiblie, écrasée,
anéantie par cet apprêt, cette symétrie terrible qui vous poursuit
partout dans ces malheureuses catacombes, qui semble prendre à tâche de
tout affaiblir, de tout déguiser sous prétexte de décor. Il y a même
deux ou trois endroits, entre autres la crypte dite de Saint-Laurent
parce qu'on y a déposé les os tirés de ce cimetière, et la galerie dite
des Obélisques, où les constructeurs ont cru bien faire sans doute en
arrangeant ces ossements en forme de piédestaux d'une architecture
grecque quelconque, dorique, je crois. Les moulures, exactement copiées
sur l'antique, sont exécutées en tibias de belle dimension et bien
conservés. Vous pouvez juger de l'effet d'une semblable architecture,
parfaitement identique à celle des chantiers où les débardeurs facétieux
figurent des étoiles et des soleils en bois flotté.--Cherchez donc
ensuite, après avoir considéré de pareils amusements architectoniques,
les sentiments religieux et la salutaire horreur qu'on attendait à
l'aspect de cet immense ossuaire!

Ce qui frappe, ce qui impressionne dans la mort, c'est le squelette. Eh
bien! vous en chercheriez vainement un seul aux Catacombes; rien n'est
reconnaissable; et vous n'avez plus rien à voir dès que vous avez fait
dix pas dans les galeries. C'est partout le même arrangement de
fragments d'os alignés contre les parois, partout le même et monotone
chantier. Quant aux décorations en pierre, elles n'ont pas une grande
apparence. Le défaut de hauteur de la voûte devait nécessairement en
réduire les proportions à une échelle insignifiante, et la bonne volonté
des architectes est venue échouer contre cette malheureuse disposition
du terrain. Le pilier du mémento, le sarcophage du lacrymatoire, l'autel
des obélisques, la lampe sépulcrale, le tombeau de Gilbert, etc.,
présentent tous le même incurable défaut. Nous citerons encore la
fontaine de la Samaritaine, espèce de puits alimenté par une source
souterraine, et l'escalier de communication entre les hautes et basses
catacombes, ainsi nommées parce quelles sont divisées entre deux étages
différents de carrières.

En terminant ainsi l'itinéraire des Catacombes, nous devons dire un mot
des inscriptions gravées sur les piliers. C'était, je le crois, une
bonne idée; mais on pourrait peut-être en blâmer la profusion. Quant aux
inscriptions en elles-mêmes, il y en a pour tous les goûts; elles sont
prises partout: les unes dans les livres sacrés, les autres dans les
profanes; les unes dans les anciens, les autres dans les modernes; les
unes en latin, les autres en français, en italien, en grec, etc.
Malheureusement la comparaison n'est avantageuse ni pour les modernes ni
pour le français.

Nous ne citerons pas ici toutes ces inscriptions dont la seule
reproduction ferait un volume plus considérable que cet article. Nous
ferons seulement une observation générale qui frappe les moins prévenus:
c'est l'immense supériorité des livres chrétiens et de la Bible, comme
pensée et comme poésie, quand il s'agit de l'âme, de l'homme, de la mort
et de la vie. L'antiquité peut à peine leur opposer quelques auteurs
d'élite, Virgile, Caton, Lucrèce, Marc Aurèle et Cicéron. Quant aux
modernes, c'est pitié; pitié surtout pour le français, presque
uniquement représenté par le vers académiquement pâteux de l'abbé
Delille. Nous en excepterions peut-être Malherbe et Gilbert, mais c'est
petite chose auprès des pensées évangéliques ou des magnificences de la
Bible. Le Dante seul et son terrible vers de l'espérance peut lutter
contre l'énergie des prophètes. Mais, je le demande, fallait-il mettre
sur la porte des Catacombes l'infernale inscription qu'il a gravée sur
le portique de son Enfer?

C'est ici que se terminera notre voyage sous Paris. Peut-être un jour,
en nous glissant dans quelque forage artésien miraculeux, pourrons-nous
trouver à 1,500 pieds sons ferre, comme le Gulliver suédois, des mondes
nouveaux et pittoresques. Mais, jusqu'à ce jour, le tube du puits de
Grenelle est, trop étroit pour que nous puissions nous y glisser.

Un mot encore cependant, pour réparer un oubli incroyable. Dans un
voyage aussi consciencieux, nous avons donné la géographie scientifique,
historique et pittoresque du Paris souterrain, nous avons parlé de ses
habitants, vivants et morts, et nous n'avons décrit ni le commerce ni la
Flore des carrières! Grand Dieu! que diraient les économistes et les
botanistes?--Eh bien! la Flore des carrières se compose... de
champignons! C'est dans les excavations de Montrouge que de soigneux
jardiniers cultivent en grand, et font éclore à l'aise ce précieux
comestible.--Et c'est le seul produit commercial indigène que les
habitants des Catacombes exportent sur les marchés de Paris.



Histoire de la Semaine.

La chambre des députés prouve bien, dans les lois qu'elle discute,
qu'elle est fatiguée, mais néanmoins elle ne se repose pas. Nous
suspendions, il y a huit jours, la mise sous presse de notre bulletin
pour annoncer le résultat de la séance du vendredi, où elle avait fini
par se prononcer, après deux journées orageuses, sur la proposition
d'ordre du jour motivé de M. Ducos, à l'occasion des affaires d'O'Taïti.
Le lendemain s'ouvrait la discussion sur les conclusions du rapport de
M. Allard, relatif aux pétitions sur les fortifications de Paris. La
commission, on le sait, proposait, par l'organe de son rapporteur, de
passer à l'ordre du jour. Si les orateurs qui ont combattu ces
conclusions se fussent placés sur le même terrain que la plupart des
pétitionnaires, et fussent venus demander la destruction de tous les
ouvrages de fortifications élevés autour de Paris, le débat n'eût pas
été long et son issue un instant incertaine; mais aucun d'eux n'a voulu
accepter la responsabilité d'un pareil système, et MM. Lherbette, de
Tocqueville et de Lamartine se sont bornés à demander le renvoi à M. le
ministre de la guerre des pétitions qui protestent contre les travaux
entrepris et exécutés en dehors des prescriptions de la loi de 1841, et
contre l'armement des forts et de l'enceinte. Dans ces termes, la
réclamation devenait sérieuse, et la chambre, qui n'avait entendu que
MM. Chabaud-Latour. Paixhaus et le ministre de la guerre, dont les
discours répondaient plutôt aux pétitions les moins raisonnables qu'aux
arguments des précédents orateurs, n'a pas voulu clore la discussion.
Elle l'a ajournée à la séance du 9, à l'ordre du jour de laquelle se
trouvait déjà la discussion sur la prise en considération de la
proposition de M. Lombard de Leyval, sur le vote par division. C'est ce
même samedi encore que viendra probablement aussi la vérification des
pouvoirs de M. Charles Laffitte nommé à Louviers. Voilà bien des
questions excitantes accumulées. Évidemment cet ordre du jour ne pourra
être épuisé dans cette même séance.

La discussion de la loi des patentes a été reprise, et elle se poursuit
dans un esprit de fiscalité que nous avons déjà signalé et qui, nous le
croyons, n'assurera pas au trésor un surcroît de produits en rapport
avec les justes plaintes auxquelles il donnera lieu, et que le mode de
répartition, si on l'eût adopté, lui aurait épargnées. Du reste, les
articles les plus importants, les dispositions les plus graves, passent
presque inaperçus et comme si nos représentants qui les votent en
ignoraient complètement la portée. Un député, cependant, se fait
remarquer par ses efforts persévérants et par l'étude qu'il a faite du
projet de loi et de ses inconvénients; mais M. Taillandier, seul sur la
brèche, n'a pu, malgré les excellente considérations qu'il a fait
valoir, empêcher l'introduction dans la loi du premier paragraphe de
l'article 9, qui stipule que le droit proportionnel est établi sur la
valeur locative, tant de la maison d'habitation que des magasins,
boutiques, usines, etc., servant à l'exercice des professions imposées.
La législation était demeurée fort obscure quant à la question de savoir
si le droit proportionnel devait atteindre la maison d'habitation,
jusqu'à la fin du 21 mars 1831, qui avait tranché cette question dans
l'intérêt du fisc. D'excellentes raisons ont été données contre le
maintien de cette disposition; on a fort bien fait observer qu'établir,
dans tous les cas, le droit proportionnel sur la maison d'habitation,
qui paie déjà l'impôt mobilier, c'est, contrairement au principe,
imposer deux fois le même objet. Les patentés de Paris, dans une
pétition que nous avons déjà mentionné, disaient fort judicieusement;
«Soyez capitaliste oisif, habitez un palais, et vous n'aurez à payer que
l'impôt mobilier; mais gardez-vous d'appliquer vos capitaux à un travail
productif, car des lors il vous faudra payer, d'abord l'impôt mobilier
comme citoyen, et ensuite le droit proportionnel comme commerçant.» Les
objections, fort justes à nos yeux, n'ont pas prévalu, et le premier
paragraphe de l'article 11 a été adopté par la majorité du très-petit
nombre de députés, qui assistent à cette discussion.

Le projet de loi pour le complément de fonds secrets à accorder à M. le
ministre de l'intérieur a été prescrit par lui, et renvoyé à l'examen
préalable des bureaux. Sur neuf commissaires, l'opposition n'a pu faire
passer qu'un seul de ses membres. M. Duchatel a annoncé que c'était à la
fois un voie de nécessité et de confiance qu'il venait demander à la
Chambre. Les questions de cabinet ne sont donc pas encore épuisées.

Les cinq députés légitimistes qui avaient donné leur démission par suite
de la flétrissure prononcée dans l'adresse, ont tous été réélus par
leurs commettants, au jugement desquels ils avaient appelé de la
décision de la majorité de la Chambre.--On a dit que M. de Villele avait
de grandes chances d'y être également envoyé par le collège de
Villefranche (Haute-Garonne), qui a à pourvoir au remplacement de son
député décédé; mais il parait qu'une grande partie des électeurs des
oppositions ont adopté une autre candidature; c'est celle de M. le
contre-amiral Dupetit-Thouars.

Les gouvernements des Deux-Siciles et de Belgique se mettent en mesure
d'opérer une réduction dans l'intérêt de leur dette. Le roi de Naples a
décrété le remboursement des obligations 5 pour cent. Ce remboursement
sera effectué par tirage au sort deux fois l'an. Ceux qui, après le
tirage, voudraient se soumettre à une réduction d'intérêt de 1 pour 100,
sont garantis contre tout remboursement pendant dix ans. A Bruxelles, le
ministre des finances a proposé une loi pour convertir en 4 1/2
l'emprunt 5 pour 100 de 1831. Ces modifications, dans le taux de
l'intérêt de l'argent à l'extérieur ont paru à nos capitalistes et à nos
joueurs pouvoir déterminer chez nous la réalisation d'une mesure
analogue. On a colporté une pétition adressée au ministère pour
l'engager à intervenir auprès du gouvernement belge afin d'empêcher
qu'une mesure qu'on présente comme contraire aux intérêts français ne
soit prise trop brusquement. D'un autre côté, on a annoncé le prochain
dépôt sur le bureau de la Chambre des Députés, par un ancien ministre
des finances, M. Gouin, d'une proposition tendant de nouveau à faire
réduire ou rembourser la rente 5 pour 100 au choix des porteurs. Le
cours de cette valeur s'en est vivement ressenti.

M. le ministre des travaux publics a présenté à la Chambre des Députés
un projet de loi relatif aux chemins de fer de Paris à la frontière du
nord, et d'Orléans à Vierzon. Les lignes de Paris à Lyon et d'Orléans à
Tours étant aujourd'hui demandées, en concurrence avec les compagnies
qui s'étaient déjà présentées, par d'autres compagnies qui proposent de
les pousser plus loin, seront postérieurement l'objet de deux autres
projets. Pour le tracé du chemin du Nord, le ministre adopte
simultanément les trois ponts de Boulogne, Calais et Dunkerque, comme
points extrêmes de la ligne de Paris au littoral de la Manche. Quant au
mode d'exécution, le projet modifie essentiellement les dispositions de
la loi de juin 1842. Il dispose que la voie de fer posée par la
compagnie concessionnaire du chemin du Nord sera acquise gratuitement à
l'État à la fin du bail, et qu'après un prélèvement de 8 pour 100 au
profit des actionnaires, l'excédant des bénéfices sera partagé entre
l'État et la compagnie. La durée du bail ne pourra être de plus de
vingt-huit ans. On stipule une diminution de deux centimes sur les
droits à payer par les trois classes de marchandises. Il y aura trois
classes de voitures à dix, sept et demi, et cinq et demi centimes par
kilomètre. C'est une augmentation d'un demi-centime pour la troisième
classe; mais les wagons devront être couverts, et fermés au moyen de
rideaux. Enfin, l'État conserve la faculté de racheter le chemin au bout
de douze ans, aux conditions fixées précédemment pour le chemin de Paris
à Orléans, mais avec réduction de moitié sur la prime à ajouter au
dividende net. Les conditions du bail sont analogues pour le chemin de
Vierzon, si ce n'est que la durée de la concession est portée à
trente-cinq ans, et que le partage des bénéfices ne doit commencer qu'à
la sixième année de l'exploitation. Un des derniers articles de la loi
renferme une disposition qui confie l'exécution complète des deux
chemins à l'État, au cas où, dans les deux mois de la promulgation de la
loi, il ne se serait pas présenté de compagnie pour en accepter les
charges. L'exploitation serait alors confiée, pour une durée de douze
ans, à des compagnies fermières qui se borneraient à fournir le
matériel.

Un acte de violence commis dans le port de Marseille par des marins
anglais contre l'équipage d'un navire français, est venu y causer une
émotion que n'aideraient malheureusement point à calmer, chez notre
population des ports et à bord de nos vaisseaux, certaines paroles
prononcées à la tribune anglaise, le ton de quelques feuilles de Londres
et la situation faite à un de nos amiraux. Nous devons toutefois
reconnaître que, dans la chambre des communes, le 1er mars, précisément
au moment même où la cause de cet officier général se débattait dans
notre parlement, l'amiral Napier et le capitaine Hous ont parlé de notre
personnel maritime comme des hommes qui, se respectant eux-mêmes, savent
respecter leurs rivaux.

Les nouvelles d'Espagne se suivent et se ressemblent. On est toujours au
moment de s'emparer d'Alicante et de soumettre Carthagène, mais
néanmoins les deux villes rebelles tiennent toujours. A Bilbao il y a
eu, a-t-on dit, conspiration découverte, et par suite arrestations
nombreuses. Des ecclésiastiques ont été incarcérés; on parle de
tentatives, sur plusieurs points, d'anciens partisans de don Carlos qui
voudraient aujourd'hui unir et proclamer Charles VI et Isabelle. La
reine Christine poursuit en Espagne la série d'entrées royales, de
réceptions, de revues et de défilés auxquels elle s'était déjà livrée en
France. On songe à expédier dans le Maroc, sous le commandement du
général Prim, toutes les troupes peu sûres, et à demander compte à
l'empereur de quelques griefs plus ou moins sérieux.

--En Portugal, on ne se dit pas moins près d'en finir avec
l'insurrection; mais jusqu'ici néanmoins on n'est pas parvenu à
soumettra le comte de Boudin, et la seule vengeance qu'on ait pu tirer
de lui a été de le destituer de son grade de maréchal de camp. On a de
nouveau prorogé les cortès, dans l'espoir qu'à la fin de mars on
pourrait se présenter devant elles avec quelques résultats obtenus, et
être par conséquent en meilleure position pour se faire pardonner les
moyens employés à les obtenir.

Les événements qui se passent à Montevideo deviennent de plus en plus
graves. Les vexations et la cruauté de Rosas ont forcé presque tous les
Français résidant à Buénos-Ayres de transporter leur domicile et leur
industrie sur l'autre rive de la Plata. Montevideo en compte donc
aujourd'hui 18,000 réunis. Presque tous ces Français sont Basques; ils
sont catholiques, et par conséquent en position de se bien entendre avec
une population d'origine espagnole. Montevideo semblait donc devoir
devenir, dans un avenir très-prochain, une ville toute française. Pour
protéger leurs propriétés et leur vie menacées par les attaques des
troupes de Rosas contre la ville où ils s'étaient réfugiés, nos
nationaux ont dû songer à s'armer. Un ordre du jour publié au nom du roi
des Français par le vice-amiral Massieu, qui commande nos forces navales
dans ces eaux, à la date du 17 décembre dernier, leur enjoint à quitter
les armes immédiatement en raison de garanties qu'il vient d'obtenir de
Rosas pour leur inviolabilité. Nos nationaux ne paraissent croire ni à
l'inviolabilité qu'on leur fait espérer, ni à l'efficacité des garanties
qu'on leur en donne, ni enfin à la parole et à la signature de Rosas,
qui s'est montré ouvertement infidèle au traité qu'il avait signé avec
l'amiral de Machan. Ils se montrent, et on le comprend, peu disposés à
se laisser aller à la confiance qu'il leur est ordonné d'avoir. Cette
situation commande toute l'attention et tout l'intérêt de notre
gouvernement et des chambres.

On ne dit point encore quand pourra venir à la chambre des pairs la
discussion de la loi sur l'instruction secondaire. En attendant, les
prélats font des publications, et la cour d'assises vient de rendre un
arrêt qui pourra servir à l'appréciation que la chambre du Luxembourg
aura à faire du projet de M. Villemain.--L'Univers vient de nous faire
connaître une adresse au roi signée de monseigneur l'archevêque de
Paris, et de plusieurs évêques de la Province de Paris qui ne
s'étaient pas encore engagés ostensiblement dans la lutte contre
l'Université. Quant au jury de la Seine, il vient de déclarer coupable
un écrit sur le même sujet de M. l'abbé Combalot. L'auteur a été
condamné à quinze jours de prison et à 4,000 fr. d'amende.

On continue les travaux d'embellissement de Paris et de ses abords; mais
le conseil municipal a été divisé par une proposition qui a paru étrange
à un certain nombre de ses membres. On a demandé que la principale voie
de la commune de Neuilly, celle qui va de l'arc de triomphe de l'Étoile
au pont de Neuilly fût éclairée au gaz comme l'avenue des Champs-Elysées
à laquelle elle fait suite, et cela aux frais du budget de la ville de
Paris. Plusieurs conseillers municipaux ont cru ne pas bien entendre et
ont demandé comment on comprenait que Paris dût s'imposer pour éclairer
ses voisins. Malgré cette question, l'éclairage de l'avenue de Neuilly,
aux frais de la ville de Paris, a été voté à une majorité de deux voix.
M. le maire de cette commune, que ce premier vote a alléché, demande
aujourd'hui que Paris lui éclaire également le chemin de la révolte. Au
fait, M. le maire de Neuilly est logique.--M. le préfet de police, de
son côté, poursuit les améliorations qui relèvent de la petite voirie.
Il fait disparaître de nos boulevards intérieurs les rares perrons qui
s'élevaient encore comme des monticules à la porte de quelques magasins
et de quelque» cafés. Il fait combler le fossé qui se trouvait devant le
café Anglais. Tout cela est fort bien: ces trottoirs déjà si larges
deviendront ainsi plus vastes encore. Mais il serait plus pressant de
prendre des mesures analogues pour faire disparaître les marches de
magasins qui avaient sur des trottoirs très-étroits et occasionnent, le
soir, de fréquents accidents. Pour notre part nous en avons vu arriver
un rue de Choiseul, par suite de cette tolérance; et tout récemment un
hussard s'est grièvement blessé à une porte de la rue Caumartin. Il est
fort bon de travailler à rendre nos spacieux boulevards d'un aspect
symétrique et irréprochable; mais rendre nos rues viables et sûres est
certainement plus urgent encore.

Le cardinal de Richelieu avait donné à l'Académie française un règlement
dont l'article premier portait: «Nul ne sera reçu à l'Académie qui ne
soit agréable à Monseigneur.» Mais aujourd'hui il n'y a plus d'autre
seigneurie que l'opinion publique; l'Institut ne peut le méconnaître.
Nous aurions donc de la peine à croire au bruit répandu que, depuis le
dernier scrutin, M. Sainte-Beuve aurait vu diminuer ses chances au
profit d'une candidature qui n'a rien de littéraire. L'auteur des
Messéniennes n'était entre à l'Académie que par l'ascendant de son
talent et l'éclat de ses succès: c'est donc un littérateur qui doit lui
succéder. Quant à la succession de Charles Nodier, M. Mérimée paraît
appelé à la recueillir, et un semblable choix sera sanctionné par tout
le monde.

L'Illustration a dit au commencement de ce numéro quels malheurs avait
causés le débordement de la plupart de nos fleuves et de nos rivières.
Cite avalanche de terre et de glace vient d'amener un désastre également
épouvantable à Ferdrupt, près de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin). Une
maison a été engloutie par une masse qui s'est détachée de la montagne
contre laquelle elle était adossée. Huit personnes qui se trouvaient
réunies à table, le père, ses six enfants, et un domestique, et la mère,
qui se trouvait dans la cuisine, ont été étouffées. La grand'mère,
couchée à un étage supérieur, a été blessée et a succombé. Un septième
enfant, qui venait de sortir, a seul échappé à la mort. Malgré les
secours que les voisins ont immédiatement portés, personne n'a pu être
sauvé; l'aînée des filles seule respirait encore et a pu proférer
quelques paroles, puis elle a expiré.

M. Saubat, député de la Haute-Garonne, vient de mourir très-subitement à
Paris, dans un âge peu avancé.--A Carolles (Saône-et-Loire) un homme
instruit et estimé a fait attendre la mort plus longtemps pour lui payer
sa dette. M. V. M. Ducercle, membre correspondant de plusieurs sociétés
savantes, a été frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante à l'àge de
cent quatorze ans. Il laisse plusieurs enfants, dont l'aîné, âgé de
quatre-vingt-sept ans, n'a pas, disent les journaux du département, un
seul cheveu blanc.



Intérieur de la Chambre des Députés.

TRIBUNES DES DEUX CHAMBRES.

Depuis quelque temps les séances de la chambre des députés ont surexcité
la curiosité publique, et les billets d'entrée au palais Bourbon sont
plus vivement recherchés encore que ceux des concerts du Conservatoire.
C'est en effet une tout autre harmonie. Les questeurs, les députés, sont
accablés de demandes de leurs amis parisiens et de leurs commettants
provinciaux, et parmi tant de solliciteurs il y a peu d'élus, car les
tribunes réservées aux billet» sont en petit nombre et assez resserrées.
Les artistes de l'Illustration ont pensé que te serait rendre service
aux curieux qui n'ont pu satisfaire leur curiosité et dépasser la salle
d'attente, que de leur montrer en gravure ce qu'ils n'ont pu voir en
réalité.

Ils ont cru superflu de reproduire la salle des Pas-Perdus, que tout le
monde connaît, cette salle que traverse, entre deux haies de gardes
nationaux et tambours battants, M. le président Sauzel, précédé des
huissiers et suivi du bureau de la chambre, pour se rendre de l'hôtel de
la présidence à ce fauteuil, qu'il remplit, mais qu'il n'occupe pas,
disent les mauvais plaisants. La salle des Pas-Perdus est l'unique
théâtre où brillent bon nombre de députés. Il y en a plus d'un qui est à
peine arrivé à se faire connaître de ses collègues, et qui, pour
acquérir au moins au-dehors la notoriété qu'il n'a pas pu obtenir, nous
ne dirons pas à la tribune, mais même dans les bureaux, dans les
couloirs de la Chambre, se donne le plaisir, chaque jour, de venir
plusieurs fois dans cette salle extérieure faire crier à haute voix par
un garçon de service: Qui a demandé M. ***?

Les artistes, un autre jour, vous montreront le salon du Roi, qu'Eugène
Delacroix a illustré de si admirables peintures; vaste et beau travail,
le plus beau peut-être de ce maître et le moins connu, précisément à
cause de la place qu'il occupe.

Ils ont ajourné aussi la reproduction de la salle des Conférences, que
M. Heim vient d'orner de compositions remarquables, bien conçues dans
leur ensemble, bien exécutées dans leurs détails, pour laquelle
également M. Moine a sculpté deux statues accroupies, d'un fini
irréprochable sans doute, mais dont les formes prononcées, nues et
éclatantes de blancheur, produisent un singulier effet et forment une
bizarre saillie sur la vaste cheminée vert de mer, où elles sont
assises.

Un autre jour peut-être, et quand Delacroix en aura terminé le plafond,
ils vous montreront l'élégante bibliothèque de la chambre. Ils pourront
vous faire voir aussi la Buvette, qui n'a ni la recherche ni les
déjeuners à la fourchette de la Buvette de la chambre des pairs, mais
qui est un local convenable, offrant aux ambitieux, aux incorruptibles,
aux mécontents, aux optimistes, aux orateurs et aux muets des
consommations, des petits pains, des sirops et de la limonade gazeuse.
Le rhum y a pénétré et y a amené à sa suite un diplomate, un inspecteur
des haras et un magistrat, pour lesquels les produits de Taurade
paraissent avoir peu de charmes. Potier disait, dans le Bénéficiaire,
que le vin de Bordeaux convient parfaitement aux chanteurs et même aux
personnes qui ne chantent pas. Le rhum peut avoir la même vertu pour les
orateurs; jusqu'ici l'expérience n'a été faite que sur ceux qui ne le
sont pas.

Nos dessinateurs pourront aussi, avec le crayon, promener nos lecteurs
dans ce long vestiaire où chaque armoire porte le nom de deux députés
auxquels elle est consacrée. Bien peu d'entre nos représentants font
servir ces armoires à leur véritable destination. Presque tous y
amoncellent ces distributions quotidiennes d'imprimés que font les
ministères aux membres des deux chambres, et qui passent intacts, non
coupés, de l'armoire du vestiaire à la boutique de l'épicier.

Aujourd'hui l'Illustration se borne à faire voir la salle des séances.
Mais, pour suivre l'ordre constitutionnel, nous commençons par
reproduire la tribune du Luxembourg et l'aspect de son bureau, où
préside M. le chancelier Pasquier.

[Illustration: Tribune des Orateurs, à la Chambre des Pairs.]

Au palais Bourbon, où la foule est grande, où il faut arriver de bonne
heure pour trouver place, en attendant que la séance s'ouvre, on cherche
des distractions. La tribune des journalistes, non pas des sténographes
qui viennent écrire les discours à la dictée, mais des rédacteurs en
chef qui viennent pour apprécier l'effet de la séance, est un des
spectacles qui attirent le plus l'attention avant le lever du rideau
parlementaire. Le provincial demande qu'on lui montre dans cette
tribune, qui est placée au second rang et à l'angle extrême de la
gauche, le rédacteur en chef de la Gazette de France, et de la
Nation, M. l'abbé de Genoude, assis, au grand étonnement du curieux,
auprès des rédacteurs en chef des journaux ministériels.

[Illustration: Tribune des Journalistes, à la Chambre des Députés.]

Mais bientôt la séance est ouverte et la tribune est occupée,
quelquefois par un orateur, le plus souvent par un député. Il tourne le
dos au président, qui le domine pour le rappeler à l'ordre ou le
protéger contre les interruptions, aux secrétaires de la chambre et aux
secrétaires rédacteurs, qui sont placés ainsi au milieu et en face de
l'assemblée pour prononcer sur les votes par assis et levé, et faire
l'analyse des discours, qui doit entrer dans leur rédaction du
procès-verbal de chaque jour.

[Illustration: Sonnette du président de la Chambre des Députés.]

[Illustration: Tribune des Orateurs, à la Chambre des Députés.]

La banquette inférieure de chacune des trois sections du centre, placées
vis-à-vis de la tribune et du bureau, porte écrit en lettres de drap
blanc, appliquées sur le casimir rouge qui recouvre tous les dossiers
des banquettes: Banc des ministres. L'attention se porte
particulièrement sur celui qu'occupent M. le maréchal Soult et M.
Guizot, à côté desquels M. Villemain prend place. Une cause nouvelle
d'étonnement pour le provincial, qui doit, en entrant à la chambre, se
préparer à marcher de surprise en surprise, c'est de voir un des
orateurs les plus redoutables pour les ministres, M. Berryer, occuper la
place la plus rapprochée de leur banc, et donner quelquefois asile, à
l'extrémité du sien, à son voisin M. le ministre de l'instruction
publique. Toutefois, comme il arrive apparemment que l'illustre orateur
ne se trouve pas toujours inspiré par le voisinage, et qu'il sent
intérieurement que, pour ne pas vivre en trop mauvaise intelligence, il
fera mieux de se livrer au culte des beaux arts qu'à la conversation, M.
Berryer sculpte avec un canif le pupitre en bois qui est placé devant
lui. Nous sommes assez heureux pour avoir été mis à même de reproduire
ce travail auquel l'élu de Marseille va pouvoir venir mettre la dernière
main.

[Illustration: Pupitre de M. Berryer, à la Chambre des Députés.]

Nous ne pouvions oublier un instrument qui joue un grand rôle dans les
séances de la chambre. On a bien pour réclamer de l'assemblée du calme
et de l'attention la voix des huissiers, assis et adossés à la base de
la tribune, et criant: Silence, messieurs. Mais leur recommandation
est parfois vaine et leur prière méconnue. C'est pour ces trop
fréquentes occasions qu'a été inventée la sonnette du président. C'est
un instrument assez lourd et fort assourdissant. M. Sauzel croit à coup
sûr en bien jouer, car il en joue souvent, et au grand détriment du
tympan de l'orateur qui est à la tribune et sous le coup par conséquent
de cette détonation. Aussi, dans la séance si agitée de la discussion de
l'adresse, où M. Guizot eut à faire tête à un si grand orage, se
retournant vers le président qui sonnait comme un sourd, il lui dit:
«Vous m'achevez, monsieur.» On peut dire que M. Sauzel s'écoute sonner,
car il se livre parfois à cet exercice au milieu d'un calme parfait,
comme cet huissier somnolent qui, se réveillant pendant que M.
Royer-Colard prononçait à la tribune un discours religieusement écouté,
s'écria, par habitude en entendant cette voix unique qui retentissait:
Silence, messieurs.

[Illustration: Banc des Ministres, à la Chambre des Députés.]



Académie des Sciences.

COMPTE RENDU DES SECOND ET TROISIÈME TRIMESTRES DE 1843.

(Voir t. I, p. 217, 234, 258; t. II, p. 182, 198, 346 et 391.)


V.--Technologie, mécanique appliquée et arts économiques.

Machines à vapeur.--M. Combes, ingénieur en chef des mines, auquel on
doit la première publication des dessins des célèbres machines à détente
de Cornouailles, en 1834, a discuté de nouveau des observations
relatives au mode suivant lequel la vapeur y agit, et il a déduit des
faits observés par lui les conséquences suivantes: 1° dans la plupart
des machines à vapeur, et probablement dans toutes, une partie de la
vapeur admise dans le cylindre se liquéfie immédiatement par l'action
refroidissante des parois du cylindre; il y a en outre de l'eau qui est
entraînée à l'état liquide; 2º l'eau liquéfiée se vaporise de nouveau
pendant, la détente de la vapeur, et cet effet se produit le mieux
possible, quand les cylindres sont baignés par la vapeur de la
chaudière, circulant dans une enveloppe, et que l'espace occupé par la
vapeur, après la détente, est deux ou trois fois égal à son volume
primitif; 3º dans les machines d'épuisement à simple effet de
Cornouailles, convenablement disposées et chargées, le travail utile
réalisé par kilogr. d'eau vaporisé dans les chaudières, est de 32 tonnes
(poids de 1 000 kilogr.), élevées à 1 mètre de hauteur. Dans les
machines de Boulton et Watt, le travail utile n'est guère que de 13 à 14
tonnes élevées à 1 mètre par la même quantité d'eau vaporisée; 4° aucune
des formules proposées jusqu'ici pour le calcul de l'effet d'une machine
à vapeur ne tient compte de la liquéfaction et de la vaporisation
successives dans le cylindre.

Les causes des explosions des chaudières à vapeur sont encore
enveloppées d'une obscurité qui ne sera probablement pas complètement
dissipée de longtemps. Cependant la plus active dans ce genre
d'explosion subite, que l'on appelle fulminante, paraît être le
phénomène désigné aujourd'hui sons le nom de caléfaction, et qui
consiste en ce que la vaporisation de l'eau sur une surface métallique
chauffée au delà d'un certain degré, décroît rapidement au lieu
d'augmenter. Tout le monde peut répéter une expérience curieuse à ce
sujet. Ou prend une cuiller à café, on la chauffe fortement à la flamme
d'une lampe ou d'une bougie, et on y projette quelques gouttes d'eau
avec le doigt. Cette eau formera une grosse goutte arrondie qui ne se
vaporisera que très-lentement. Si on retire la cuiller du feu, et qu'on
la laisse un peu se refroidir, il arrivera un moment où l'eau se
vaporisera tout à coup en faisant une petite explosion, quoique non
renfermée.

M. Sorel, dans un mémoire où il a rappelé ce phénomène déjà connu, a
indiqué comme les meilleurs moyens pour éviter la caléfaction, et par
conséquent, les explosions fulminantes, l'emploi: 1° d'un métal fusible
appliqué au fond du générateur; 2º de l'argile, ou mieux encore de
l'alun, ou du borax dans la chaudière; 3° de bons appareils alimentaires
pour que l'eau ne manque pas dans la chaudière, et d'appareils
d'avertissement pour donner l'éveil lorsque le niveau y descend trop
bas.

Travaux de sondage.--Pour donner une idée de l'importance de cette
industrie, il suffira de rapporter les résultats que M. Degousée a
communiqués à l'Académie. Du 1er octobre 1828 au 1er juillet 1843, cet
ingénieur a exécuté 208 sondages formant un total de 17 266 mètres,
ayant coûté la somme tolale de 1 123 745 fr., ce qui établit un moyen de
65 fr. 09 c. par mètre, dans lequel la fourniture des tuyaux de retenue
et d'ascension entre pour 25 fr., ce qui réduit le prix moyen de forage
à 40 fr. 9 c.

Les résultats suivants ont été obtenus dans les vingt-sept départements
où les travaux ont été exécutés. 68 forages donnant des eaux
jaillissantes au-dessus du sol, 66 forages donnant des eaux ascendantes,
3 forages donnant de l'huile de pétrole jaillissante au-dessus du sol, 1
forage donnant de l'eau salée jaillissante au-dessus du sol, 13 forages
ayant amené la découverte de houille ou d'anthracite, 9 forages ayant
amené la découverte d'asphalte ou de sables bitumineux, 12 forages ayant
amené la découverte de kaolin ou de gisements de plâtre, 20 forages
exécutés pour puits d'amarres de ponts suspendus, 12 forages exécutés
pour absorption d'eau, 16 forages pour exploration de terrains propres à
la construction; 220 soudages ont donné les résultats cherchés, 48
sondages n'ont rien produit. Sur ce nombre, 8 sont encore en cours
d'exécution. Le nombre moyen des forages exécutes par aimée est de 18.
La profondeur; moyenne par année, de 1 151 mètres; la profondeur moyenne
des forages, de 64 mètres 42 centimètres; la dépense moyenne de chaque
forage, de 4,193 fr. 07 c. L'eau coulant au-dessus du sol par les 68
puits jaillissants, donne un produit de 27 971 litres par minute, ou
40,278 mètres cubes par jour. Celle qu'on extrait au moyen des pompes et
des machines à vapeur alimentées par les 66 puits à eaux ascendantes,
donne au moins un produit égal, ce qui fait par jour un volume total de
80 556 mètres cubes. Cette eau est utilisée soit comme force motrice,
soit pour l'irrigation de prairies, de jardins, pour l'alimentation de
villes, d'usines, pour l'approvisionnement de bains, l'entretien
d'étangs, l'embellissement de propriétés particulières, les usages
variés d'établissements publics et les nombreux besoins de l'agriculture
et de l'industrie.

Appareils de sûreté contre les explosions du gaz.--L'Académie, (sur le
rapport de M. Régnault), a donné son approbation à un appareil
extrêmement ingénieux, imaginé par M. Chuard, pour indiquer, soit dans
les mines de houille, soit dans les appartements éclairés par le gaz, la
présence, dans l'air, d'une certaine quantité de ce gaz, avant qu'elle
soit devenue assez considérable pour donner des craintes d'explosion.
Malheureusement, cet appareil est fragile et d'une construction
délicate; et il est à craindre que la routine aussi bien que cette cause
ne soient des obstacles très-grands à son adoption dans la pratique.

Métallurgie.--L'attention depuis quelques années, s'est portée sur les
produits gazeux qui se dégagent dans diverses grandes opérations
relatives à la métallurgie, à la carbonisation, etc. On doit citer au
premier rang, parmi les travaux faits à ce sujet, ceux de M. Ebelmen,
ingénieur des mines, qui, non content d'étudier la question au point de
vue théorique, en a tiré des applications utiles, des perfectionnements
réalisables dans le domaine de la pratique. Son idée fondamentale
consiste à opérer sur les gaz extraits de divers combustibles par voie
de distillation, au lieu de brûler immédiatement ces combustibles
eux-mêmes. Il obtient ainsi, dans beaucoup de cas, une chaleur beaucoup
plus intense que celle qui résulte de l'ancien mode de combustion. MM.
Laurens et Thomas, ingénieurs civils, ont aussi communiqué à l'Académie
quelques faits intéressants relatifs à l'usage des gaz sur une grande
échelle. Le plus important peut-être consiste en ce que la vapeur
agissant seule, à une température qui ne surpasse pas 300 degrés, suffit
pour carboniser complètement la houille, le bois et la tourbe; il se
dégage des gaz combustibles applicables à divers usages après leur
passage dans un conducteur. Le résidu en charbon est considérable, et ce
charbon présente une assez grande dureté, lors même qu'il provient de la
tourbe.

Emploi des mortiers hydrauliques.--On sait que, grâce aux travaux de
M. Vical, il est possible aujourd'hui de bâtir partout, sous l'eau comme
en plein air, avec des mortiers hydrauliques, c'est-à-dire jouissant de
la propriété de durcir dans un temps plus ou moins rapide. Les
convenances réciproques des chaux et des ciments, et les proportions
suivant lesquelles les mélanges doivent être opérés, ont été déterminées
d'avance pour tous les cas possibles par cet illustre ingénieur, de
manière à ne rien laisser à désirer. Seulement, lorsque la chaux
hydraulique naturelle vient à manquer, on y supplée de plusieurs
manières; soit par la confection de toutes pièces d'une chaux
hydraulique artificielle, comme celle que l'on fabrique à Meudon, près
Paris, et dans une foule d'autres localités; suit par le mélange d'une
chaux grasse avec une pouzzolane. Les substances de ce genre sont fort
nombreuses; tantôt on les trouve dans la nature, notamment à Puzzuolo,
en Italie, d'où vient leur nom; tantôt on les forme artificiellement par
la cuisson de certains argiles.

On employait depuis quelques années la pouzzolane naturelle d'Italie aux
travaux du port d'Alger, lorsque l'extension considérable projetée pour
ces travaux fit émettre l'idée de la remplacer par une pouzzolane
artificielle beaucoup moins coûteuse. Des expériences récemment faites à
Toulon par M. Noël, ingénieur en chef des ponts et chaussées, ont prouvé
qu'il était fort heureux qu'aucune suite n'eût été donnée à cette idée.
Des briques fabriquées dans ce port avec une pouzzolane artificielle,
tombaient en miettes après quelques jours d'immersion dans l'eau de mer,
en se brisant des surfaces au centre graduellement. Placées dans l'eau
douce, elles s'y maintenaient très-bien. Apprenant que dans la Manche,
et notamment à Cherbourg, où l'on fait une assez grande consommation de
pouzzolanes artificielles, rien de pareil ne s'était jamais manifesté,
M. Vicat a été conduit à comparer la composition chimique des eaux de
L'Océan avec celles de la Méditerranée, et il a vu que sur 1 000 parties
celles-ci contiennent 7.02 de sulfate de magnésie, tandis que les eaux
de la Manche n'en contiennent que 2,29. C'est en se substituant à la
chaux dans les bétons immergés, que la magnésie joue un rôle si fâcheux.

Nouvel éclairage.--Les essences de schiste, de houille, de
térébenthine, renferment une proportion de carbone telle que jusqu'à
présent on n'avait pu en brûler la fumée avec les cheminées de tirage
les plus énergiques, à moins d'y ajouter une certaine quantité d'alcool
qui constitue, avec l'essence de térébenthine, le mélange employé depuis
quelques années dans certaines lampes sous le nom impropre d'hydrogène
liquide. MM. Busson-Dumourier et Rouen annoncent qu'ils sont parvenus à
obtenir une combustion parfaite de ces essences, en projetant dans
l'atmosphère un jet de vapeur d'une d'entre elles, sous une pression de
4 à 5 centimètres de mercure; l'inflammation n'a lieu qu'à quelques
centimètres de l'orifice d'émission. Suivant les inventeurs, le prix de
leur éclairage serait, pour la même quantité de lumière, quatre fois
moindre que celui du gaz, et six fois moindre que celui de l'huile.

Désinfection des latrines.--Une commission dont M. Boussingault était
le rapporteur, a rendu le compte le plus satisfaisant des effets d'une
poudre désinfectante proposée par M. Siret, pharmacien à Meaux. Après de
longues et laborieuses recherches, puisqu'elles ont été commencées en
1834, M. Siret a reconnu qu'un mélange de charbon et de sulfate
métalliques, dans lesquels domine le sulfate de fer, agit dans toutes
les circonstances comme un désinfectant des plus efficaces. 15 grammes
de la poudre Siret délayée dans 5 ou 6 décilitres d'eau, ont
complètement et subitement fait disparaître l'odeur de la matière fécule
rendue par un individu. Cette expérience a été répétée à plusieurs
reprises; elle a été faite en grand sur une fosse servant à trente-cinq
locataires, et elle a complètement réussi. Aussi les conclusions du
rapport de M. Boussingault ont-elles été très-favorables à M. Siret. Il
est vivement à désirer, dans l'intérêt de la salubrité publique, que
cette heureuse découverte soit connue et propagée surtout dans les
grandes villes. M. Siret estime la dépense de désinfection par son
procédé à deux centimes par ménage composé de trois à quatre personnes.

Communications diverses.--M. Reech, ingénieur des constructions
navales, a adressé à l'Académie, sur les principes de la mécanique
industrielle, un travail remarquable à tous égards, mais dont il ne nous
sera possible de rendre compte que lorsque l'auteur abordera les
applications qu'il a annoncées. M. Sarrut a annoncé qu'il était parvenu,
de son côté, à plusieurs des résultats obtenus par RI. Reech, et à
quelques autres qui lui sont propres.


VI.--Géologie et Minéralogie.

Dépôts métallifères de la Suède et de la Norvège.--Tel est le titre
d'un mémoire de M. Daubrée, ingénieur des mines, professeur à la faculté
des sciences de Strasbourg, auquel on doit déjà plusieurs autres études
importantes sur la Scandinavie, bien que l'excellent ouvrage de M.
Hausman et la géographie minéralogique de M. Hisinger renferment de
précieux documents sur beaucoup de districts de mines, M. Daubrée a eu
occasion d'y faire un assez grand nombre d'observations nouvelles.

Gîtes métallifères de l'Italie.--M. Amédée Burat, professeur à l'École
Centrale, a fait connaître les résultats de ses nombreuses explorations
du sol de l'Italie. Il a reconnu les restes des exploitations de
l'antiquité et du moyen âge, et il signale les gisements nouveaux qui
offrent aujourd'hui plus d'avantages à l'industrie, bien que les anciens
gisements n'aient pas été épuisés en beaucoup de points.

Géologie de l'Amérique méridionale.--Deux longs et intéressants
rapports nous ont donné les détails les plus circonstanciés et les plus
curieux sur la constitution géologique de cette moitié du continent
américain. Le premier, relatif à un mémoire de M. Pissis sur la position
géologique des terrains de la partie australe du Brésil et les
soulèvements qui, à diverses époques, ont changé le relief de cette
contrée, est du à M. Dufrenoy. M. Élie de Beaumont est l'auteur du
second, qui se rapporte à un mémoire de M. Alcide d'Orbigny, intitulé;
Considérations générales sur la géologie de l'Amérique méridionale. Il
nous est malheureusement impossible de donner une analyse de ces travaux
consciencieux, sans suivre les savants rapporteurs dans une véritable
description géologique de l'Amérique méridionale entière, et par
conséquent sans sortir des bornes que nous devons nous imposer. Disons
seulement que les conclusions des deux rapports ont été extrêmement
favorables à MM. Pissis et Alcide d'Orbigny. Le mémoire de ce dernier
est destiné à paraître prochainement dans le grand ouvrage qu'il publie
sur les contrées visitées par lui.

Changements du niveau dans les rivages des anciennes mers.--Il y a
déjà dix-huit mois environ que M. Élie de Beaumont avait lu à l'
Académie un rapport très-approbatif sur un mémoire extrêmement
remarquable où M. Bravais, membre de la commission scientifique du Nord,
et professeur d'astronomie à la faculté de Lyon, avait mis en évidence,
avec une précision que l'on n'avait pas encore introduite dans les
mesures géologiques, la mobilité des niveaux relatifs des continents et
de la mer sur les rivages de la Scandinavie. Ces changements remontent à
une période déjà reculée, et continuent encore de nos jours. La
péninsule Scandinave n'est pas la seule confiée où l'on remarque
d'anciens niveaux de la mer; divers savants en ont signalé en Morée et
en Sicile.

Ces faits intéressants, qui se sont accomplis depuis les dernières
révolutions du globe, ont-ils eu lieu dans les temps géologiques
anciens'? Telle est la question que la publicité donnée au travail de M.
Bravais a suggérée à M. Coquand, professeur de géologie à Aix, question
à laquelle il a trouvé une solution affirmative dans les études
géologiques auxquelles il s'est livré en Provence. Plusieurs faits
très-curieux signalés par ce professeur sont de nature à prouver que les
terrains secondaires du midi de la France fournissent un exemple
d'émersion analogue à cette qui a lieu encore actuellement sur les
rivages de la Scandinavie.

Géologie du département de la Somme.--M. Buteux est l'auteur d'un
mémoire accompagné d'un essai de carte géologique sur ce sujet. Nous
enregistrons ici les conclusions favorables du rapport lu par M. Élie de
Beaumont: «Le mémoire de M. Buteux présente une statistique fort étendue
des faits géologiques et minéralogiques que le sol du département de la
Somme offre à l'observation. On sera surpris, en le lisant, de voir le
grand nombre de remarques intéressantes que peut fournir un pays presque
plat et d'une apparence monotone. Nous pensons que la recherche de cette
multitude de faits locaux dont le sol de la France fourmille est d'une
grande utilité pour la géologie, lorsqu'elle est faite avec conscience
et résumée avec méthode. Le travail de M. Buteux, nous ayant présenté ce
double caractère, nous paraît digne des encouragements de l'Académie.»

Formation crétacée des versants sud-ouest et nord-ouest du plateau
central de la France. «Le travail dont nous rendons compte à l'Académie,
a dit M. Dufrenoy dans un rapport approbatif, est le fruit de longues et
consciencieuses explorations. M. le vicomte d'Archiac s'est, depuis plus
de huit ans, livré à l'étude des formations crétacées, l'un des groupes
les plus importants des terrains secondaires, par l'étendue qu'il
recouvre, par la diversité des caractères qu'il présente, et par la
variété des corps organiques qu'il renferme. Ce travail est l'histoire
complète d'une des formations les plus importantes du midi de la France.
En effet, il comprend à la fois la position des différentes couches qui
composent les formations crétacées de cette contrée, la manière dont ces
couches se groupent ensemble pour former des étages, enfin la
distribution et la nature des fossiles qui caractérisent chacun d'eux.
Il sera un guide précieux pour les personnes qui désireront étudier le
terrain de craie du midi de la France; il le sera également pour ceux
qui voudront en faire la géologie détaillée en leur indiquant la marche
à suivre dans une pareille étude.»

Mercure natif en France.--Une des plus curieuses communications que
nous ayons à mentionner est celle qui a été faite par M. Leymerie sur un
gisement de mercure natif qui existerait dans le département de
l'Aveyron, vers l'escarpement occidental du plateau de Larzac. On
appelle ainsi le plateau jurassique étendu qui termine les Cévennes du
côté de l'occident. Il résulte d'une espèce d'enquête faite par M.
Leymerie et M. Boulomié, ancien substitut à Rodez, et le premier qui ait
été mis sur la voie de ces recherches, qu'à diverses époques des
traînées, des amas ou des globules de mercure coulant ont été observés
par les habitants de Saint-Paul. Le petit ruisseau qui traverse cette
commune paraît être le réceptacle général de tous les suintements
mercuriels qui proviennent de bancs maffieux appartenant à l'étage
inférieur du système éolithique.

Plusieurs autres faits relatés par M. Leymerie viennent ajouter un
nouveau degré de probabilité à celui qu'il signale. Ainsi à Montpellier,
de l'autre côté du Larzac, le mercure et le calomel natifs ont été
trouvés dans les marnes subapennines. La présence de ces minerais dans
les terrains tertiaires les plus modernes, signalée en 1760 par l'abbé
de Sauvages, et constatée en 1830 et en 1834, a paru
très-extraordinaire; pendant longtemps on n'a pas voulu y croire.
Cependant ce fait n'est pas unique; car, d'après M. Daniel Sharpe, on a
exploité dans le siècle dernier, au milieu des sables tertiaires
supérieurs de Lisbonne, une mine de mercure qui s'est trouvée épuisée
seulement en 1801.

Si de plus on compare le gisement du Larzac à ceux de Montpellier, de
Peyrot (Haute-Vienne) et de Métaldot près Saint-Lô (Manche), on remarque
que ces quatre gisements, les seuls qui jusqu'à ce jour aient été
signalés dans le sol français, se trouvent exactement distribués sur une
même ligne droite qui traverse toute la France diagonalement et dans la
direction nord 32 degrés ouest, qui est très-voisine de celle que M.
Élie de Beaumont a assignée au soulèvement principal du Mont-Viso (Alpes
françaises). M. Leymerie pense que cette relation si frappante n'est pas
due au hasard; qu'à l'époque du soulèvement du Viso un fendillement
s'est opéré dans la direction signalée, et que les vapeurs mercurielles
ont, plus tard, probablement à l'époque du dernier soulèvement des
Alpes, profité de cette zone de facile pénétration pour venir se
répandre et ensuite se condenser en différents points assignés suivant
sa direction.



Don Graviel l'Alferez.

NOUVELLE MARITIME

(Suite et fin.--Voir t. II, p. 393 et 406, t. III, p. 9.)


IV.

La mer était dure et plus, contraire à la marche du léger brick qu'à
celle de la vaillante frégate qui le poursuivait; mais don Graviel ne
parut pas inquiet un seul instant. Il changea la route pour se
rapprocher des brisants qui bordent au nord de l'île de Cuba entre la
Havane et le cap San-Antonio. Les bas-fonds sur lesquels il naviguait
avec une incroyable confiance lui servaient de rempart contre la
frégate, dont l'équipage avait été remis au complet. Nous n'ajouterons
pas que le capitaine Bertuzzi et ses négriers avaient obtenu du
gouverneur l'ordre de monter à son bord.

Le lendemain au point du jour, le cap San-Antonio était doublé; la
Santa-Fé apparaissait encore à l'horizon. Don Graviel essaya de
plusieurs allures et vit qu'en serrant le vent, il avait un avantage
marqué sur son chasseur; mais au moment où il prenait cette direction,
qui le menait à l'île des Pins, un grand navire se dressa sur l'avant
tout à coup.

Les corsaires l'examinaient attentivement.

«Frégate anglaise!, dit en toussant le lieutenant Fernando.

--Que diable! répondit don Graviel, nous sommes en force.

--En force? murmura le garde-marine.

--Oui, tu vas voir. Hissez le pavillon anglais! et gouvernons droit.»

Sans dévier de sa route, et seulement en ralentissant sa course, le
brick-goélette naviguait entre les lieux frégates, et ménageait son élan
de manière à les mettre en vue l'une de l'autre, ce qui ne tarda point.
Les Anglais furent persuades que le brick chassé par un navire espagnol
était un compatriote; don Graviel compléta cette erreur en virant de
bord, comme s'il eût voulu les seconder au feu; il fit voiles aussi vers
la Santa-Fé. Celle-ci prit la fuite mais trop tard; à la hauteur du
cap San-Antonio, l'Anglais engagea l'action.

Dona Juana, respectée à bord comme si elle eût été la femme du
capitaine, se tenait à côté de don Graviel.

«Pour l'amour de Dieu! capitaine, dit maître Brimbollio en s'avançant,
pourriez-vous m'apprendre ce que nous fabriquons ici; laissons les se
hacher à leur aise, et gagnons le large.

--Qui t'a demandé ton avis, maître hâbleur? répondit sèchement Graviel.
Tu prophétise le malheur depuis le commencement; je suis las de tes
observations.»

Prenant alors sa voix de commandement:

«Branle-bas général de combat!» ajouta-t-il.

Fernando, sans demander d'explications, se rendit à la pièce à pivot;
force fut au contre-maître de distribuer des armes et de la poudre à
tous les corsaires.

«Vous voyez, tendre idole de mon coeur, que je n'hésite point, dit alors
don Graviel. Quand le combat sera bien en train, je vais amener le yacht
britannique et arborer la noble bannière de Castille. Aussitôt après
vous descendrez, je vous prie.

--Oh! non, répliqua la jeune fille d'une voix émue; permettez-moi de
rester auprès de vous.»

Après un moment de réflexion, don Gravie! y consentit d'un signe de
tête.

«Eh bien! mon ange, dit-il, pardonnez-vous enfin au pauvre alferez de
vous avoir enlevé à l'abordage, ou bien auriez-vous oublié ce
peut-être du bal?»

Dona Joana, devenue écarlate, ne put s'empêcher de sourire.

Les deux frégates étaient maintenant bord à bord et le brick-goélette
derrière elles à petite portée de fusil.

«Canonniers, commanda le capitaine, ne nous trompons pas! c'est sur
l'anglaise qu'il faut pointer. Fernando, je te recommande son
gouvernail. Vive l'Espagne! Amenez le pavillon anglais; hissez nos
couleurs! Feu!»

La bordée à boulets et à mitraille du Caprichoso balaya de long en
long les gaillards et la batterie de la frégate anglaise, dont le
gouvernail volait en éclats par l'effet de la pièce à pivot. Quand la
fumée se dissipa, don Graviel vit son ancien commandant de la Santa-Fé
lui faire de la main un geste de remercîment; mais à coté du vieil
officier se tenait le capitaine Bertuzzi, furieux d'être si près de son
cher brick sans pouvoir s'en emparer. Le forban grinçait des dents, il
était violet de colère; enfin, transporté, hors de lui, sans attendre
davantage, il mit don Graviel en joue avec un monstrueux tromblon
mauresque. Dona Juana s'en aperçut, poussa un cri déchirant et
s'évanouit.

Que Zampa le pirate a bien raison de chanter:

Son coeur est sourd Le premier jour, Mais, dès le second, la pauvrette
Ne pleure plus autant...

Une digression serait intolérable dans une situation si tragique. Le
jeune capitaine vole d'un bond au secours de sa bien-aimée Juanita; ce
mouvement l'a sauvé, car au même instant, la charge entière du tromblon
se plante dans la muraille du brick à la place qu'il vient de quitter.
La jeune fille est transportée dans la cabine. Alors, pour éviter un
salut du même genre, don Graviel fait le tour de la frégate anglaise en
continuant un feu nourri, va se poster dans sa joue du côté opposé à la
frégate espagnole et canonne si bien que les ennemis, exaspérés,
braquent enfin sur lui une partie de leurs pièces.

Le Caprichoso était trop faible d'échantillon pour supporter la
riposte; il prit la fuite en se faisant un abri de la Santa-Fé, mais
auparavant la pièce à pivot accomplit un dernier exploit: elle acheva de
couper le beaupré déjà mutilé de l'ennemi. La chute de cette clef de la
mature entraîna celle des autres mâts; l'incendie se déclara presque
aussitôt dans les voiles déchirées; la Santa-Fé poussa au large; le
brick-goélette prit chasse devant elle.

«Eh bien! demanda Fernando, à quoi servent, s'il te plaît, tous ces
beaux faits d'armes que je donnerais volontiers pour un goujon? Selon
moi, nous venons de brûler notre poudre aux goélands.

--Comment! s'écria Graviel, enthousiasmé, regarde donc cette frégate
embrasée; sans nous, peut-être la Santa-Fé succombait!

--Possible! mais elle ne nous chasserait plus;» murmura le garde-marine.

Don Graviel haussa les épaules et se contenta de dire:

«Tu vois bien qu'elle ne saurait nous rejoindre.»

En effet, la Santa-Fé avait perdu une partie de sa mâture; bientôt
elle mit en panne pour se réparer plus à son aise et pour envoyer sauver
le petit nombre d'Anglais qui s'étaient jetés à la mer afin d'échapper à
l'incendie.

Au coucher du soleil, aucune voile n'était en vue et le Caprichoso
voguait sans craintes dans le canal rocailleux qui sépare Cuba de l'île
des Pins. Maître Brimbollio était de quart; Fernando fumait un cigare en
pêchant à la ligne; don Graviel, assis à côté de Juana sur la riche
ottomane, lui parlait avec feu, non plus de ce ton moqueur que l'on
connaît, mais d'un style plus discret et plus relevé. Depuis
l'évanouissement de la jeune fille, il n'affectait plus des airs de
capitan, il s'exprimait en amant soumis et tournait au langoureux;--à
d'autres d'expliquer ce phénomène.

«Juanita, de grâce, disait-il, avouez que ce n'était pas seulement un
vulgaire mouvement de crainte. Vous n'étiez pas effrayée par le combat,
vous étiez calme et sereine au milieu du tonnerre de l'artillerie des
trois navires, vous ne faiblissiez pas, je vous contemplais avec
admiration. Dites, ma Juana, ma divine, dites que vous avez tremblé pour
les jours de celui qui n'implore de vous qu'un mot d'espoir, un seul, ô
mon ange aux longs cheveux noirs.»

Longtemps le jeune capitaine supplia, longtemps la Castillane se
défendit avec fermeté; puis elle fut moins sévère, puis elle ne répliqua
que d'un ton timide; enfin, enfin elle consentit au plus doux des aveux.

«Tu m'aimes! s'écria don Graviel triomphant. Tu m'aimes, fleur de mon
âme; je l'ai donc obtenue, cette parole qui fera le bonheur de ma vie!»

L'alferez avait pris avec transport la main de la jeune fille; attiré
par un charme invincible, il tenta de lui donner un premier baiser
d'amour.

«Non! non! reprit vivement dona Juana en le repoussant; vous manquez à
votre promesse! arrêtez! J'ai permis à mon trop hardi protecteur de
prendre cette main que je lui retire; c'en était trop peut-être!

--Grâce, senorita, dit Graviel, confus et tremblant à son tour; j'ai
péché contre vous, mais pardonnez, pardonnez à nom humble repentir, la
clémence sied bien aux âmes candides. Ne me bannissez pas hors de votre
présence. Soyez toujours mon amie, soyez ma fiancée devant Dieu.»

Juana garda le silence, son coeur bondissait, son extrême émotion se
trahissait par tous ses mouvements. Elle s'était réfugiée auprès de la
barre du gouvernail, à l'arrière de la chambre, et là, pale, défaite,
doutant d'elle-même, elle finit par rester immobile, les yeux fixes, les
cheveux épars, les mains croisées sur sa poitrine.

Graviel n'osait plus dire une seule parole; sa vie semblait suspendue
aux lèvres de dona Juana, qui, la première, reprit ses sens et sa
dignité, lui tendit la main et dit solennellement:

«Eh bien! oui! j'y consens, je le veux, je serai votre fiancée, votre
fiancée, entendez-vous?»

Don Graviel incliné devant la jeune fille, fondit en larmes; elle les
essuyait avec délices confiante désormais et tranquille sur le sort qui
lui était réservé. Cependant la hardiesse et la timidité successives de
l'alferez avaient fait place à une impatience croissante.

«Sur mon âme! Juanita, dit-il, je hâterai cette union, qui seule est
l'objet de tous mes voeux.»

Juana rougit encore, mais elle accéda du regard au brûlant désir de son
fiancé; don Graviel se précipita sur le pont.

«Droit à terre, Brimbollio gouverne sur la première crique habitée de
l'île des Pins.»

Cet ordre fut exécuté. Avant le jour le Caprichoso était à l'ancre
devant une bourgade populeuse bien connue des caboteurs du pays.
Fernando fut envoyé en corvée avec mission de ramener un prêtre à bord;
si bien que le soleil levant éclaira la cérémonie du mariage de don
Graviel Badajoz et de Juana de las Ermaduras. Un révérend père
franciscain, encore tout effrayé d'avoir été emporté de vive force à
bord du Caprichoso, leur donna bénédiction nuptiale, sans penser
seulement à faire la moindre difficulté. Le coffre-fort du capitaine
Bertuzzi servit fort heureusement à couvrir les frais de tous genres, à
monter la garde-robe de dona Juana et à se procurer des vivres de
campagne.

Vers midi, le brick-goélette appareilla.

«Jusqu'à présent, capitaine, nous n'avons sué que pour vous, disait en
jurant maître Brimbollio, l'équipage commence à murmurer; il est temps,
voyez-vous, de leur donner de la pâture à ces agneaux, et à moi aussi!
voilà!

--Vous en aurez! repartit don Graviel, trop heureux pour rappeler à
l'ordre le farouche contre-maître.»

Fernando s'accoutumait à la présence de dona Juana; il avait des cigares
à discrétion, faisait bonne chère à la table du capitaine, et commençait
à croire que tout irait bien.


V.

Deux mois plus tard, un convoi de douze bâtiments marchands de diverses
grandeurs, sous l'escorte d'un brick-goélette fut signalé dans les
passes de la Havane. Bientôt on reconnut le Caprichoso; la nouvelle en
fut portée au gouverneur-général, qui bondit dans son hamac, et revêtit
aussitôt son grand uniforme.

Le convoi restait sagement hors de portée de canon; le brick faisait le
signal qui appelle un canot à bord.

«Par la potence que je te destine, maître bandit, s'écria don Antonio
Barzon, il faut avouer que c'est être par trop insolent que de venir me
braver jusqu'ici!...»

Il est bon de dire qu'on avait envoyé chasser le Caprichoso dans
toutes les directions, qu'il avait été rencontré plusieurs fois, mais
que tantôt par une ruse, tantôt par une autre, il avait toujours mis les
chasseurs en défaut.--Le capitaine Bertuzzi était mort à la peine d'un
accès de rage aigüe.

Après avoir fait une étrange consommation de jurons gutturaux, don
Antonio Barzon dut se résigner à expédier à bord du brick-goélette un
canot qui rapport la lettre suivante;

«Illustrissime seigneur, don Antonio Barzon, marquis de Las Ermaduras y
Famaroles, grand d'Espagne, brigadier des armées de sa majesté,
commandeur de ses ordres, gouverneur-général de l'île de Cuba et
dépendances, etc.... etc....

Le très-humble serviteur de votre excellence, don Graviel Badajoz y
Serrano y Lopez, enseigne de frégate commandant le Caprichoso, a
l'insigne honneur de la prévenir qu'il n'attend que son bon plaisir pour
entrer dans le port de la Havane avec douze prises faites sur les
ennemis de sa majesté catholique.»

«Mon bon plaisir! le maraud!» interrompit le gouverneur.

«Ces douze prises valent ensemble 3 millions de piastres, sur
lesquelles, en sa qualité de gouverneur, votre grandesse aura droit à un
quart, et en sa qualité d'armateur à un autre quart, ce qui fait juste
la moitié.»

«Peste!» murmura don Antonio Barzon.

«Votre excellence est prévenue, du reste, que trois jours après la
sainte fête de Noël, son très-humble serviteur a légitimement épousé, en
rade de l'île des Pins, sa fille bien-aimée dona Juana de Las Ermaduras,
laquelle joint avec empressement et soumission ses prières aux miennes
pour entrer en grâce auprès de votre grandesse.»

On ne sait ce que pensa don Antonio Barzon en lisant ce paragraphe, mais
à diverses reprises les mots de corde, potence et bourreau passèrent
entre ses dents.

«Toutefois, si votre excellence ne voulait pas accorder à tout
l'équipage du Caprichoso la vie sauve, les parts de prise et les
positions et grades suivants, savoir:--1º A don Graviel Badajoz, etc....
le grade de lieutenant de vaisseau (ce qui lui fera franchir d'un bond
ceux d'enseigne de vaisseau, de lieutenant de corvette et de lieutenant
de frégate) et le commandement du Caprichoso, que la couronne
achèterait avec son droit sur la vente des prises;--2º à don Fernando,
le grade d'enseigne de vaisseau (ce qui lui fera franchir d'un bond ceux
d'enseigne de corvette et d'enseigne de frégate) et l'embarquement comme
second sur ledit brick-goélette;--3º à maître Brimbollio, le grade
effectif de maître d'équipage;

«En ce cas, son très-humble serviteur se verrait dans la nécessité de
profiter du vent de travers qui souffle bon frais, et d'aller chercher
ailleurs ce qu'il réclame de la magnificence de votre grandesse.

«A bord du Caprichoso, ce 1er mars 17...

«P.-S. Il n'est peut-être pas hors de propos d'informer votre excellence
des principaux faits et gestes du Caprichoso durant sa dernière
croisière. Indépendamment des douze marchands qu'il ramène, il a coulé
ou brûlé trois bricks de guerre anglais, et causé la perte totale d'une
frégate qui le chassait le long de la Mona; il a coopéré antérieurement
à la victoire de la Santa-Fé, il a pénétré dans la baie de Kingston
(Jamaïque) et mis le feu à bord de tous les bâtiments qui s'y
trouvaient; ensuite de quoi il a relâché à San-Juan de Porto-Rico, dont
le gouverneur l'a fort bien accueilli, et a fait connaître les résultats
de la campagne à sa majesté catholique le roi de toutes les Espagnes.»

«Que le Vomito-Negro étouffe mon diable de gendre! s'écria enfin don
Antonio Barzon, marquis de Las Ermaduras y Famarotes; mais il faut
parbleu bien que j'encoffre mon million et demi de piastres et que je
lui laisse ma fille!»

[Illustration.]

Or, comme personne ne fut pendu, et que la présence de dona Juana sur le
brick avait singulièrement contribué, d'abord à en rendre le séjour
agréable, et puis à faciliter la rentrée en grâce de chacun avec son
excellence le gouverneur, il s'ensuivit que maître Brimbollio fit une
exception en faveur de la femme de son capitaine, et dit qu'entre toutes
les créatures de son sexe, celle-là était bonne à quelque chose.

Quant à Fernando, touché du bonheur de son ami, il en vint une fois
jusqu'à songer à se marier, projet qu'il ne réalisa jamais, considérant
que les émotions et tracas du ménage ne peuvent s'allier avec la
tranquillité d'esprit qu'exige la passion de la pêche à la ligne, et
attendu que nul ne peut servir deux maîtres.

                                                             G. de LA LANDELLE.



Théâtres.


Carlo et Carlin, vaudeville de MM. Mélesville et Dumanoir
(Palais-Royal).--Pierre le Millionnaire, vaudeville en trois actes, de
madame Ancelot (Vaudeville).

En vérité, nous aurions droit de chercher querelle aux théâtres de la
bonne ville de Paris: depuis longtemps ils traitent le public avec un
sans-façon par trop cavalier; il semble que cet honnête public soit un
niais, un pauvre hère sans intelligence et sans goût, pour qui toutes
les sottises imaginables sont encore trop bonnes, et les oeuvres
insipides suffisamment assaisonnées. Il y a eu, en effet, depuis deux ou
trois mois, une inondation de pièces tellement incolores et
nauséabondes, qu'à peine avons-nous pu y toucher du bout de la plume
pour en constater seulement la naissance et le décès; après tout, si le
public est mystifié à ce point, si les auteurs et les directions
théâtrales lui servent quotidiennement de si méchantes denrées, à qui
doit-il s'en prendre? A lui-même. Pour être respectable, il faut savoir
se faire respecter; or, le public est d'une bonhomie sans exemple; il
accepte tout ce qu'on lui donne, avec une patience et une résignation
héroïques; qu'il se mette un beau jour à châtier un peu sévèrement tous
ces fabricants de drames absurdes et de plats vaudevilles, qui abusent
impudemment de sa magnanimité, et il finira par les faire rentrer dans
l'ordre.

Carlo et Carlin ne méritent cependant pas tout ce grand courroux de
notre exorde; et c'est à d'autres que s'adresse l'anathème. Carlo, en
effet, est un garçon assez fin, assez gai, assez aimable; et qui dit
Carlo dit Carlin, car Carlin et Carlo sont, à eux deux, une seule et
même personne.

Ce petit Carlo était page de son altesse sérénissime le duc de Parme;
une amourette lui vint en tête: Carlo se prit de belle passion pour une
danseuse; le duc de Parme se fâcha; et, pour éviter le courroux de son
altesse, Carlo s'enfuit à Venise avec son ami Camerani.

[Illustration: Théâtre du Palais-Royal: Carlo et Carlin. IIe
acte.--Camerani, Alcide Tousez; Armantine, mademoiselle Scrivaneck;
Carlo, mademoiselle Déjazet; le duc de Friola, Sainville.]

A Venise, il retrouve sa danseuse adorée; che gusto! Vous croyez que
mon Carlo n'a plus qu'à s'abandonner doucement au flot de ses amours;
point du tout: il faut qu'il dispute la belle aux prétentions d'un vieil
ambassadeur ridicule. Aussi Carlo se met-il en garde; d'une part, il
défend sa maîtresse contre les tentatives du diplomate en perruque; de
l'autre, il se venge de lui, en attirant l'attention et la bienveillance
de madame l'ambassadrice, jeune personne un peu vive et sentimentale,
qui soupire à droite et à gauche, sans trop de diplomatie.

Il arrive cependant un moment où l'ambassadeur monte sur ses ergots et
prend un parti décisif: pour terminer la guerre par un coup d'autorité,
il fait enlever Carlo avec Camerani, son Pylade, et, par ses ordres,
tous deux enfermés dans une chaise de poste, courent bride abattue vers
une prison quelconque. Mais Carlo n'est-il pas un rosé matois? Il
s'échappe donc, et tandis que le sot ambassadeur le croit bien loin, mon
gaillard est de retour et renoue ses trames, C'est sous l'habit
d'arlequin que Carlo se cache, et ici Carlo devient Carlin; il s'agit de
la représentation d'une arlequinade italienne que M. l'ambassadeur doit
honorer de sa stupide présence. Personne ne soupçonne Carlo sous cette
veste bariolée d'arlequin et avec cette batte; personne, excepté sa
chère danseuse, pour laquelle il vient de soulever son masque. Arlequin
danse, arlequin saute, arlequin mystifie de plus belle M. l'ambassadeur,
tout en continuant de se faire adorer de madame l'ambassadrice; si bien
que de mystification en mystification, d'adoration en adoration, de
danse en coups de batte, Carlo-Carlin reste définitivement maître du
champ de bataille; l'ambassadeur s'avoue vaincu, l'ambassadrice bat en
retraite, et la danseuse reste à Carlin-Carlo pour trophée de victoire.
Camerani, le loustic de l'aventure, se réjouit fort du bonheur de son
ami Carlo.

Camerani, c'est Alcide Tousez, le lazzi, la bouffonnerie et le gros
rire.--Carlo est représenté par mademoiselle Déjazet, la vive saillie,
l'oeil émerillonné, le pied, la jambe et le propos lestes; l'un et
l'autre ont réussi.

Le vaudeville de madame Ancelot est du genre honnête; de méchantes
langues disent que ce genre-là est proche parent du genre ennuyeux. Or,
tout est radicalement honnête dans Pierre le millionnaire, la prose,
les couplets, les personnages et l'ouvrage.

Ce Pierre partit un beau matin pour les Indes, emportant avec lui une
bourse très-légère et une grosse passion pour la fille de M. le comte de
Jonville, dont Pierre était le secrétaire. Au bout de vingt ans, Pierre
revint avec la même grosse passion et une énorme quantité de millions
dans sa bourse. Cela vous indique suffisamment que cette bourse, légère
au départ, a un certain poids au retour. Devenir millionnaire en vingt
ans, cela se voit; mais rester amoureux, la chose est plus rare.

Quoiqu'il en soit, Pierre met ses millions et son amour aux pieds de
mademoiselle de Jonville, qui est maintenant madame veuve de Valcour,
mère d'une charmante fille de dix-huit ans. Madame de Valcour refuse
l'amour et les millions; elle est entichée de noblesse, pour sa fille du
moins, et craint, en lui donnant un roturier pour beau-père, d'éloigner
un certain prétendant gentilhomme qui se présente et en veut à
mademoiselle de Valcour.

Pierre est furieux de ce refus, et, pour se venger, il entreprend une
lutte d'argent contre cette vanité nobiliaire. Ses écus lui servent de
boulets et d'obus. Avec cette artillerie dorée, il mitraille les
Valcour, et attire dans son camp le gentilhomme prétendant; Pierre lui
offre sa propre fille à lui, Pierre le millionnaire; peut s'en faut que
le transfuge n'aille jusqu'au bout et n'épouse mademoiselle Pierre tout
court. Mais on pleure et l'on se repent si fort chez les Valcour, que
Pierre le millionnaire, bonhomme au fond de l'âme, n'a pas le coeur de
pousser plus loin son ressentiment. Il rend donc le gentilhomme à
mademoiselle de Valcour, et lui donne deux cent mille francs par-dessus
le marché pour l'aider à payer ses dettes. A la bonne heure! ceci est
une belle vengeance.

Tout cela est d'une fadeur, d'une langueur, d'une candeur et d'une
lenteur qui m'a passablement agacé les nerfs pendant plus de deux heures
qu'a duré la représentation de cette oeuvre mêlée d'une décoction de
pavots; cependant on a applaudi, je dois le dire; on a pleuré, je
l'avoue; on s'est mouché, je le confesse. Il y a évidemment des
amateurs, et plus d'un, qui se divertissent et s'attendrissent de ces
sortes de choses; pour moi, ce n'est pas mon goût; j'en demande à Pierre
le millionnaire un million de pardons.



Chinoiseries.

[Illustration: Cloche chinoise exposée à Londres, dans la bibliothèque
du palais de Buckingham.]

Parmi les chinoiseries que les Anglais ont volées aux habitants du
Céleste Empire pendant la dernière guerre, ou qu'ils en ont reçues à
titre de présent, après la conclusion du traité de paix, les plus
belles, offertes à sa Majesté la reine Victoria, ont été exposées la
semaine dernière à la curiosité publique dans la bibliothèque du palais
Buckingham. Nous nous empressons d'en donner deux dessins: ce sont une
grosse cloche et deux vases qui ornaient autrefois le temple de Ning-po.

[Illustration: Vases chinois.]

La cloche a environ 1 mètre 70 centimètres de hauteur et 3 mètres de
diamètre. Sa forme élégante rappelle celle de la campanula tremuloïde,
le pied de lièvre de Shakspere. Le métal dont elle se compose est un
mélange d'étain, de cuivre et d'argent, mais l'argent domine dans une
très-grande proportion. Ses sons sont éclatants et doux et se font
entendre à de très-grandes distances. La surface extérieure est
entièrement couverte d'inscriptions, de bas-reliefs et de figures dont
l'exécution ne laisse rien à désirer. Les figures représentent des
personnages distingués de la secte de Boudha; les inscriptions sont en
diverses langues; les chinoises consistent pour la plupart en listes de
fidèles des deux sexes; les sanscrites, que M. Samuel Birch s'occupe de
traduire en ce moment, jetteront, à ce qu'on assure, un jour nouveau sur
l'histoire ancienne de la péninsule de l'Indoustan. D'après une
inscription chinoise, cette cloche a été fondue au temple de
Peen-ling-pe-sze (près de la ville de Shaou-ching), la huitième lune de
la dix-neuvième année du règne de Taou-Kwang, l'empereur actuel de la
Chine, c'est-à-dire en 1839.

Les vases sont, comme la cloche, composés d'un alliage fondu et comme
elle ils se font remarquer par la beauté de leur forme et de leurs
ornements.



Bulletin bibliographique.


Théorie, des Lois politiques de la Monarchie française; par
mademoiselle de Lezardière. Nouvelle édition considérablement augmentée
et publiée sous les auspices de MM. les ministres des affaires
étrangères et de l'instruction publique par le vicomte de Lezardière. 4
gros vol. in-8.--Paris, 1844. Imprimeurs-Unis. 30 fr.

L'auteur de cet ouvrage, mademoiselle de Lezardière, naquit en 1754,
dans un château du fond du Poitou. A peine eut-elle atteint l'âge de
raison, elle étudia l'histoire de son pays. «Témoin des malheurs de la
France à cette honteuse époque (la fin du règne de Louis XV), dit M. le
vicomte de Lezardière, elle en attribua une grande partie à l'ignorance
générale de ses institutions et de son droit public; elle entreprit de
découvrir et de démontrer quelles furent ces institutions à l'origine de
la monarchie, et les variations qu'elles subirent d'âge en âge. Mais ce
ne fut pas sans contradiction que l'auteur de la Théorie des Lois
Politiques poursuivit son travail. L'esprit positif du baron de
Lezardière, son père, s'effraya de colle vocation; il chercha longtemps
à détourner sa fille de la voie extraordinaire dans laquelle elle
s'engageait. Frappé à la lin de sa persistance et du caractère de son
travail, il communiqua ses premiers essais à M de Malesherbes, son plus
intime ami. Celui-ci les fit connaître à M. de Brecquigny, à M. le duc
de Nivernais, à dom Poirier, nommé plus tard censeur de l'ouvrage, et à
d'autres hommes éclairés. Tous attachèrent à ce travail une grande
importance, encouragèrent l'auteur à le poursuivre, et mirent à sa
disposition tous les monuments historiques dont ils étaient
possesseurs.»

La Théorie des Lois politiques parut pour la première fois, sans nom
d'auteur, en 1792. Mais, à cette époque, on n'avait guère le temps de
lire ou de discuter des théories. Si avancées, si hardies qu'elles
parussent à M. de Malesherbes, les idées de mademoiselle de Lezardière
étaient beaucoup trop arriérées et beaucoup trop timides pour les
députés de la convention.--Son livre ne se vendit pas. A peine eut-il
été publié, les magasins du libraire furent pillés dans une émeute; on
n'en sauva qu'un très-petit nombre d'exemplaires qui n'ont jamais été
dans le commerce, et qui, conservés avec soin dans quelques
bibliothèques d'élite, rendirent plus d'un service ignoré aux historiens
du dix-neuvième siècle.

Noble et Vendéenne, mademoiselle de Lezardière avait été obligée de
quitter la France pendant la république; elle ne rentra dans sa patrie
qu'en 1801, sous le consulat. Mais malheureusement, durant cet exil, la
belle bibliothèque de son père avait été brûlée avec le château qu'il
habitait. Ses manuscrits étaient perdus ou dispersés; les immenses
matériaux qu'elle avait amassés pour la suite de son ouvrage, elle ne
les retrouvait plus. Comment réparer tant de pertes? La fortune de sa
famille, était détruite. «Elle dut donc, dit M. le vicomte de
Lezardière, dans toute la force de l'âge et de l'intelligence,
abandonner les travaux auxquels elle avait consacré sa vie. La
résignation avec laquelle elle accepta ce sacrifice donna la mesure de
son caractère. Sa tendresse pour sa famille, les soins qu'elle lui
prodigua, son active charité envers les pauvres, remplirent son
existence. Personne ne surprit jamais chez, elle un murmure, un retour
amer vers le passé; la vie commune sembla lui suffire. Sa mémoire est
honorée par tous ceux qui l'ont connue; elle est restée bien chère à
ceux des siens qui lui ont survécu.»

Mademoiselle de Lezardière est morte en Vendée en 1835, à l'âge de
quatre-vingts ans. Elle était si peu connue, que M. Barbier, dans son
Dictionnaire des auteurs anonymes, l'avait fait mourir en 1814. Elle ne
réclama pas contre cette erreur; elle ne se plaignit jamais de l'oubli
auquel le monde condamnait si injustement ses remarquables travaux; et
cependant les principaux historiens de la France et de l'Allemagne
continuaient de faire de nombreux emprunts à la Théorie des Lois
politiques. Comme l'ouvrage n'était pas dans le commerce, ils se
croyaient dispensés d'avouer les larcins dont le public ne pouvait pas
s'apercevoir. M. Guizot, qui lui devait beaucoup, oublia de nommer
mademoiselle de Lezardière, si ce n'est dans des notes. M. Augustin
Thierry se montra plus juste: «La renommée de Mably, dit-il, héritage de
ce siècle, continua de dominer toutes les autres; seulement l'ouvrage de
mademoiselle de Lezardière, peu répandu dans le public, mais recherché
des personnes studieuses, se plaçait dans leur opinion à côté et même
au-dessus du sien. La forme sévère de cet ouvrage, qui, sous un de ses
aspects, n'est qu'un seaton de fragments orignaux, ramena, en
histoire, à la religion des textes, quelques penseurs que le règne
absolu de la philosophie avait habitués à n'avoir de foi que dans les
idées.»

La nouvelle édition de la Théorie des Lois politiques forme quatre
volumes. Un tiers de l'ouvrage ne faisait point partie de la première
édition, et n'avait jamais été publié. M. Guizot et M. Villemain,
ministres des affaires étrangères et de l'instruction publique, ont
souscrit, sur les fonds de leurs ministères, à un nombre d'exemplaires
suffisant pour décider cette publication. Qu'ils en reçoivent ici nos
remerciements sincères; ils ne pouvaient pas encourager un ouvrage plus
digne de leur protection.

Mademoiselle de Lezardière a divisé son travail en trois époques.

La première époque a pour titre: Lois politiques des Gaulois avant
l'établissement de la monarchie.

La seconde époque renferme les siècles qui s'écoulèrent, depuis
l'élévation de Clovis sur le trône, jusqu'à la fin du règne de Charles
le Chauve. Elle se divise en quatre parties principales, Intitulées:

1º De l'étendue du domaine de la monarchie, de l'état civil des sujets,
du l'institution de la royauté, des armées et des assemblées générales,
de la puissance législative sous les deux premières races;

2º De l'état politique et civil de l'Église dans la monarchie franque,
fixé par les dispositions du droit canonique et des lois constitutives
de l'État;

3º De l'état des propriétés et des personnes, de la puissance militaire,
des lois civiles et criminelles, de l'origine, de la composition, des
fonctions et des pouvoirs des tribunaux dans la monarchie française;

4º Des charges onéreuses des citoyens et des revenus du prince, de la
succession à la couronne; observations sur les différentes infractions
faites aux lois constitutives, soit de la part du prince, soit de la
part du peuple.

La troisième époque, publiée pour la première fois, s'étend depuis la
fin du règne de Charles le Chauve jusqu'au quatorzième siècle. Elle est
presque entièrement consacrée au régime féodal.--Une table analytique
des matières termine le quatrième et dernier volume.

L'auteur de la Théorie des Lois politiques, attaquant des erreurs
accréditées, crut devoir donner à ses assertions l'appui d'autorités
irrécusables. Le texte, ou discours, est suivi d'un sommaire analytique
des preuves, et enfin ces preuves elles-mêmes sont rapportées avec
étendue.--Cette masse de preuves peut sembler superflue aujourd'hui;
mais les éditeurs ont cru devoir respecter le travail primitif de
mademoiselle de Lezardière; et les deux premières époques sont, dans
cette seconde édition, ce qu'elles furent dans celle de 1792, sauf
quelques changements de distribution, et la suppression de la traduction
des textes latins. Quant à la troisième époque, il n'a été possible de
publier que le discours et les sommaires des preuves; les cahiers
contenant les preuves ont été perdus en 1793. A. D. J.


Fables; par M. Léon Halévy.--Un volume grand in-18, papier
jesus-vélin; prix 3 fr. 50 cent. Chez Gide, rue des Petits-Augustins,
n° 5.

Il a des esprits exclusifs et dédaigneux qui condamnent d'avance toutes
les fables nouvelles comme des témérités coupables et inutiles, comme un
véritable sacrilège envers le grand maître de l'art, envers La Fontaine.
Quoi! il ne sera plus permis de toucher à ce poème aimable, instructif,
si naturel au génie de l'homme, que les moeurs, les travers de chaque
siècle peuvent modifier et rajeunir? On ne pourra le tenter sans manquer
de respect à la gloire du grand fabuliste! Le riant et vaste domaine
sera à jamais interdit à l'imagination des poètes! En vérité, c'est
pousser l'admiration jusqu'à la tyrannie. Molière règne et régnera
toujours sans rival dans la comédie, comme La Fontaine dans l'apologue.
Dépendant depuis Molière on a osé faire des comédies, et on a même
réussi à en faire d'ingénieuses, de plaisantes, de bien écrites,
quoiqu'elles n'égalent pas le Tartufe ni le Misanthrope. Sans parler
de Fénelon, qui a laissé des fables pleines de charme et de philosophie.
Lamothe, dans le dernier siècle, a composé un recueil d'apologues dont
l'invention spirituelle, la moralité fine et juste méritent l'estime des
connaisseurs. Plus récemment encore, Florian, bien supérieur par le
choix des sujets et l'agrément du style, n'a-t-il pas conquis une place
dans toutes les bibliothèques, non pas à côte de La Fontaine, mais après
lui? Quel admirateur fanatique de l'inimitable fablier voudrait
supprimer le Singe qui montre la lanterne magique, l'Aveugle et le
Paralytique, et tant d'autres charmantes compositions?

De nos jours Arnault, M. Viennet et quelques autres ont imprimé à la
fable un caractère nouveau. Ils lui ont donné la couleur de la satire,
une portée politique que les moeurs et les événements autorisaient.
Cette innovation a été souvent heureuse. Tout le monde sait par coeur
la Feuille morte d'Arnault, un des plus délicieux morceaux de la
poésie, moderne.

A l'exemple de ces honorables écrivains, M. Léon Halévy n'a pas cru
devoir résister aux charmes de ce poème ingénieux et philosophique. On
l'absoudra comme eux en lisant ce recueil. Tous les amis de la bonne
littérature, de la poésie appliquée à la morale le remercieront. Il a
victorieusement prouvé que le secret de l'apologue gracieux, vif,
parlant en vers piquants et naturels, et s'élevant parfois jusqu'aux
inspirations les plus touchantes, n'était pas perdu dans la patrie de La
Fontaine.

Les sujets que M. Halévy a traités se distinguent par la variété.
C'était la devise de La Fontaine. M. Halévy ne l'oublie point: c'est
toujours une pensée philosophique qu'il met en action, et que le
dénouement fait éclater aux yeux du lecteur. Il prend tous les tons;
mais, fidèle à la loi, au genie de la fable, il sait toujours faire
tourner au profit de la morale le plaisir ou l'émotion qu'il excite. Son
recueil ne s'adresse pas seulement à l'imagination, aux loisirs de la
jeunesse; mais les salutaires enseignements, les observations vraies
qu'il renferme, s'appliquent à toutes les époques, à toutes les
conditions de la vie. Tous les lecteurs y trouveront du charme, tous les
âges des leçons.

Dans les Deux Chevaux, le travers que le poète veut corriger est celui
du siècle; aussi dit-il avec une haute raison:

        Aller vite est notre devise;
        De dévorer l'espace on se fait une loi.
        Au profit du devoir l'heure est conquise?...
        Le temps dont on fait son emploi,
        Est le seul qu'on économise.

La couleur mélancolique et vive répandue dans le petit drame intitule
le Tableau, frappera tous les yeux. Le récit a une forme saisissante
et animée, qui donne un nouveau relief à une idée vraie en tout temps,
et si bien exprimée par ces beaux vers;

        Au talent qui languit dans l'ombre et le sommeil,
        Et que poursuit du sort l'injustice commune,
        Que manque-t-il souvent, pour trouver le réveil?
                   Un sourire de la fortune,
                   Un simple rayon du soleil!

Nos moeurs politiques ont sans doute inspiré le Babillard. Nos hommes
d'État, nos grands orateurs pourraient y trouver une leçon.

Après avoir frondé la faconde, l'abus des mots, l'auteur joint l'exemple
au précepte dans la fable suivante, qui est elle-même un modèle de
concision:

                      La Canne à Épée.

        Une lame vaillante, autrefois glorieuse.
        Sous un bambou flexible (instrument déloyal),
              Devint une arme dangereuse.
        Qui souvent change en meurtre un combat inégal.
        «Hélas! de quel malheur le destin m'a frappée!
        Dit-elle; on me déguise, et je fuis le regard!
              Autrefois j'étais une épée,
        Et je ne suis plus qu'un poignard!»
        Tout dépend ici-bas de la place où nous sommes!
        Sous l'or est le fumier; sous la fange, un joyau!
              Et Bien souvent parmi les hommes
                  Qui marque les rangs!...
                      Le fourreau.

Nous regrettons que l'espace ne nous permette pas de transcrire le Pain
du Moineau, touchante leçon à l'adresse des ingrats; les Deux Fumées,
celle du riche hôtel de la Monnaie et celle de la pauvre échoppe du
forgeron; fumées qui vont se confondre et se perdre dans l'air, comme
les destinées humaines dans la tombe. Nous recommandons surtout les
Cuisines, charmante instruction donnée à ceux qui envient l'éclat, la
réputation, parce qu'ils ne sont pas entrés dans les officines où
l'intrigue et le charlatanisme préparent les grandeurs du jour et les
succès du moment.

Quant au livre de M. Léon Halévy, il a déjà réussi sans le secours de
ces moyens artificiels et faux, souvent nécessaires au mérite même. Un
pareil succès est rare aujourd'hui. Nous devons un dernier éloge à
l'ouvrage: le style répond au charme, à la variété du sujet; il est tour
à tour grave et enjoué, simple et noble. L'auteur sait faire parler tous
les êtres qui sont du domaine de la fable, suivant leur nature et leur
situation: l'ouvrier, le bourgeois, l'homme d'État, les bêtes et les
choses même, qu'il personnifie et qu'il anime avec un rare bonheur. Ses
vers sont faits comme on n'en fait plus: ils respectent les règles de
langue et du goût; ils sont pleins d'élégance et surtout d'harmonie;
mais c'est un don de famille qu'on ne s'étonnera pas de trouver dans un
ouvrage de M. Léon Halévy. Le succès de cette oeuvre, les suffrages
éclairés qu'elle a reçus, prouvent que le sentiment de la vraie poésie
française n'a pas encore été étouffé sons le fatras des productions
extravagantes et des vers barbares qui nous inondent.

                                                                                      A. F.


Monachologia, figuris ligno incisis illustrata (avec la traduction en
français).--Chez tous les libraires. 1 volume in-24. 1 fr.

Pourquoi a-t-on réimprimé ce petit volume? On comprend, sans la louer ni
la blâmer, sa première publication vers la fin du siècle dernier.
C'était en Italie, dans les États de la domination autrichienne, et le
souverain régnant était Joseph II. Le comte de Born, naturaliste
distingué, ami de l'empereur, s'amusa à faire l'histoire naturelle du
genre monachus, suivant la méthode de Linné. Ses descriptions étaient
accompagnées de figures, comme on en voit dans tous les livres
d'histoire naturelle; c'était avec les termes les plus savants et les
plus choisis de la science, qui parlait latin dans ce temps-là, un
pamphlet contre les moines, contre une puissance que les princes
catholiques eux-mêmes ne protégeaient plus. Mais, aujourd'hui, à qui
s'attaque la Monachologia? La puissance, qu'est-elle devenue? A quoi
répond ce joli petit livre avec sa traduction française, avec ses
figuris ligno incisis? L'éditeur aurait dû garder son papier pour un
autre usage, et son bois pour se chauffer.--Il nous dira peut-être que
c'est une curiosité bibliographique. Mais les curiosités qui coûtent 1
franc ne sont plus des curiosités. Les bibliophiles veulent payer cher,
parce que le prix est le signe de la rareté de l'objet.


Annuaire des Voyages et de la Géographie pour l'année 1844; par une
réunion de géographes et de voyageurs, sous la direction de M. Frédéric
Lacroix. Première année.--Paris, 1844. Guillaumin. 1 fr. 50.

Présenter tous les ans au public un résumé des voyages et des travaux
géographiques accomplis dans le courant de l'année, telle est l'heureuse
idée que M. Frédéric Lacroix vient de réaliser. Cet utile et intéressant
petit volume s'ouvre par une introduction dans laquelle M. Frédéric
Lacroix passe successivement en revue les explorations entreprises ou
terminées en 1843, et celles qui sont encore en voie d'exécution.
Viennent ensuite divers articles inédits, rédigés tout exprès pour
l'Annuaire, ou communiqués par Dumont d'Urville, M. et madame Hommaire
du Bell, le vicomte de Santarem, MM. Alcide d'Orbigny, Marinier,
Vincendon-Dumoulin, V. Schoelcher, Desgraz, Ferdinand Denis, Sebastien
Albin, le major G. Poussin, etc. A une analyse consciencieuse des
principaux livres de géographie ou de voyages publiés en 1843, succèdent
enfin les résumés des communications relatives à la géographie faites à
l'Académie des sciences, plusieurs tables de hauteur, le tableau
chronologique des principales découvertes géographiques, et la liste des
principales cartes publiées par le ministère de la marine. Malgré
quelques lacunes faciles à combler, l'Annuaire des Voyages et de la
Géographie de 1845 est digne du succès qu'il a obtenu. M. Frédéric
Lacroix possède toutes les qualités nécessaires, pour que la critique la
plus sévère n'ait rien à reprocher à l'Annuaire de 1844.


Chefs-d'Oeuvre du Théâtre espagnol. Traduction nouvelle, avec une
Introduction et des Notes; par M. Damas-Hinard. Calderon, troisième
série. 1 vol. in-18.--Paris, 1844. Gosselin. 3 fr. 50.

M. Damas-Hinard continue, avec le même bonheur et le même succès,
l'élégante et fidèle traduction qu'il a entreprise des chefs-d'oeuvre du
théâtre espagnol. Le troisième volume de Calderon, qui vient de paraître
(le cinquième volume de cette importante publication), renferme, six
drames ou comédies: Louis Perez de Galice, le Secret à haute voie,
l'Esprit follet, les Trois Châtiments en un seul, le Prince constant et
le Schisme d'Angleterre. Chacune de ces pièces est précédée d'une
Introduction historique et critique, et des notes intéressantes
expliquent aux lecteurs français tous les passages obscurs.--La
traduction de M. Damas-Hinard est une de ces oeuvres consciencieuses, si
rares de nos jours, qui assurent à leur auteur une place distinguée
parmi les écrivains de leur époque.


Visnelda, ou la Druidesse des Gaules, tragédie en trois actes et en
vers; par mademoiselle S. B., auteur de la Fille de Jephté, in-8. 1
fr. 50.--La Rochelle, Frédéric Boulet,--Paris, Paulin.

Un de nos abonnés nous adresse des exemplaires de cette tragédie, avec
cette note que nous copions: «Ce phénomène littéraire est dû à une jeune
personne qui, sans avoir jamais étudié les premières règles de la
grammaire et de la prosodie, a trouvé dans un admirable instinct
poétique et dans les seules forces d'un génie nourri par d'abondantes
lectures, les moyens de faire presque simultanément deux tragédies: la
Fille de Jephté et Visnelda, où tout respire la plus tendre piété et
les plus beaux sentiments.»

Les exemples de cette faculté, qui révèle à quelques natures
privilégiées les formes de la poésie, ne sont pas rares de nos jours. La
tragédie de mademoiselle S. B. remplit toutes les conditions d'un
ouvrage dramatique intéressant, quoique l'expression n'y soutienne pas
toujours la dignité de la pensée. Le sujet de la pièce est la lutte des
vieilles croyances gauloises contre le christianisme naissant. La
druidesse Visnelda est la personnification de cette lutte, et sa
conversion, une image du triomphe de la loi chrétienne.



[Illustration.]

Le Minotaure,

BRONZE, PAR BARYE.

Ce dessin représente un nouveau bronze, Thésée domptant le Minotaure,
que notre célèbre et fécond sculpteur, M. Barye, vient d'ajouter à son
riche musée de la rue de Choiseul. On sait que M. Barye, indigné de voir
ses plus charmants chefs-d'oeuvre grossièrement mutilés ou défigurés par
des ouvriers ignorants et maladroits, s'est décidé à se faire fabricant
dans le double intérêt du public et de sa réputation. Le bel
établissement récemment fondé au centre même de la capitale, offrira à
tous les véritables amateurs une magnifique collection d'objets d'arts
en bronze, exécutés sous les ordres et sous la surveillance de M. Barye,
d'après des modèles de M. Barye et de nos principaux sculpteurs.--Tous
les bronzes du Musée-Choiseul peuvent être mis en vente tels qu'ils
sortent du moule où ils ont été fondus. Aucun ouvrier n'en a altéré, par
des retouches inhabiles, la forme primitive. Les résultats qu'il a
obtenus assurent à M. Barye la reconnaissance des artistes et des
amateurs.



Amusements des Sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE CINQUANTE-DEUXIÈME NUMERO.

I. Pour résoudre ce problème, il sera commode de prendre différentes
cartes d'un jeu entier, en commençant par l'as et en choisissant à la
suite. Supposons qu'il y ait dix nombres parmi lesquels s'en trouve un à
deviner. On disposera en rond dix cartes dont les nombres de points,
depuis l'as, qui correspond à 1, jusqu'au dix, seront ceux parmi
lesquels on doit deviner le nombre que quelqu'un aura pensé.

[Illustration.]

Supposons maintenant que votre partner ait pensé le nombre 3; faites-lui
toucher une carte quelconque, celle dont les points sont au nombre de 7,
par exemple; ajoutez mentalement à 7 le nombre total des cartes 10, puis
invitez votre partner à compter tout bas jusqu'à ce nombre 17, à partir
du nombre 3 qu'il a pensé et qu'il ne vous fait pas connaître, en
commençant par la carte 7 qu'il a touchée, et en suivant un ordre
rétrograde; seulement qu'il vous montre la carte où il s'arrête,
lorsqu'il est arrivé à 17. Cette carte sera précisément le 3 qu'il a
pensé.

On pourrait prendre un nombre de cartes plus grand ou plus petit que 10;
s'il y en avait 15 ou 8 au lieu de 10, on ajouterait 15 ou 8 au nombre
de la carte touchée, pour savoir jusqu'où l'on doit faire compter.

Pour mieux dissimuler l'artifice, on pourra retourner les cartes de
manière à cacher les points, en ayant soin, toutefois, de bien remarquer
où est l'as, afin de savoir à vue le nombre de la carte touchée, pour
déterminer celui jusqu'auquel on devra compter.

II. Les deux principes suivants sont employés pour résoudre la question
proposée, et toutes celles du même genre qui se présentent dans le jeu
de billard:

1° L'angle que fait la direction de la bille avec la bande, lorsqu'elle
vient frapper celle-ci, est égal à l'angle que fait la direction de
cette même bille avec la bande après le choc.

2° Lorsqu'une bille en rencontre une autre, si on tire entre leurs
centres une ligne droite qui passera nécessairement par le point de
contact, cette ligne sera la direction de la bille frappée après le
coup.

Cela posé, voici comment on résoudra la question: par le centre de la
blouse donnée B et par celui de la bille M de l'adversaire, concevez une
ligne droite, prolongée en dehors de la bille M, d'une quantité égale au
rayon de cette bille jusqu'en O, puis frappez votre bille N suivant la
direction NO. Lorsque son centre F arrivera en O, elle devra pousser
l'autre bille M suivant la direction MB.

[Illustration.]

Nous devons ajouter que cette solution est purement géométrique, et que,
dans la pratique, elle est modifiée par l'influence du roulement et du
frottement des billes sur le tapis.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Deux personnes conviennent de prendre alternativement des nombres
moindres qu'un nombre donné, et de les ajouter ensemble jusqu'à ce que
l'un des deux puisse atteindre un autre nombre donné. Comment doit-on
faire pour arriver infailliblement le premier.

II. Faire bouillir de l'eau froide sans feu, mais avec de la glace.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
L'habit ne fait pas le moine.


[Illustration: nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0054, 9 Mars 1844" ***

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